Revue de l’histoire des religions

3 | 2016 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhr/8560 DOI : 10.4000/rhr.8560 ISSN : 2105-2573

Éditeur Armand Colin

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2016 ISBN : 978-2-200-93061-5 ISSN : 0035-1423

Référence électronique Revue de l’histoire des religions, 3 | 2016 [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 09 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhr/8560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.8560

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SOMMAIRE

Les sciences religieuses au défi du comparatisme : notes critiques Viviane Comerro de Prémare et Alain Rauwel

Le bien et le mal dans les psychostasies égyptienne et chrétienne Hanane Gaber

L’énigme d’inversion dans la littérature médiévale scandinave Pierre-Brice Stahl

Les « petits carnets » de Madame de Maintenon : grandeur de la direction spirituelle (1688‑1709) Lars Nørgaard et Hugues Pasquier

Le mythe du déluge de l’Inde ancienne et les théories des origines entre 1829 et 1872 Guillaume Ducœur

Comptes rendus

Torah. Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble (La Bibliothèque de Qumrân 3a), édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs sous la direction de Katell BERTHELOT, Michaël LANGLOIS et Thierry LEGRAND Les Éditions du Cerf, 2013 Kristin De Troyer

Vision que vit Isaïe. Traduction du texte du prophète Isaïe selon la Septante de Alain LE BOULLUEC et Philippe LE MOIGNE, Index littéraire des noms propres et glossaire de Philippe LE MOIGNE Paris, Les Éditions du Cerf (« La Bible d’Alexandrie »), 2014 Anne-Catherine Baudoin

Bernard ECK, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne Paris, Les Belles Lettres (« Collection d’Études Anciennes – Série grecque », 145), 2012 Philippe Borgeaud

José FERNÁNDEZ UBIÑA, Alberto J. QUIROGA PUERTAS, Purificación UBRIC RABANEDA (coords.), La Iglesia como sistema de dominación en la Antigüedad Tardía Granada, Editorial Universidad de Granada, (« Historia »), 2015 Sylvain Destephen

Pierre-Henry DE BRUYN, Le taoïsme. Chemins de découverte Paris, CNRS Éditions (« Biblis »), 2014 Kyong-Kon Kim

Le Coran, nouvelles approches, sous la direction de Mehdi AZAIEZ, avec la collaboration de Sabrina MERVIN Paris, CNRS Éditions, 2013 Mathieu Terrier

Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, o.p., sous la direction de Mohammad Ali AMIR-MOEZZI Turnhout, Brepols (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études – Sciences Religieuses », 165), 2013 Guillaume Dye

José MARTÍNEZ GÁZQUEZ & John Victor TOLAN (éd.), Ritus infidelium. Miradas interconfesionales sobre las prácticas religiosas en la Edad Media Madrid, Casa de Velázquez (« Colección de la Casa de Velázquez », 138), 2013 Patrick Henriet

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Christophe GRELLARD, De la certitude volontaire. Débats nominalistes sur la foi à la fin du Moyen Âge Paris, Publications de la Sorbonne (« La Philosophie à l’œuvre »), 2014 Bénédicte Sère

Heliand, L’évangile de la mer du Nord, préface de Michel ROUCHE, texte présenté et traduit par Eric VANNEUFVILLE Turnhout, Brepols (« Miroir du Moyen Âge »), 2009 Jens Schneider

Bernard FORTHOMME, La Pensée franciscaine. Un seuil de la modernité Paris, Les Belles Lettres (« L’âne d’or »), 2014 Antoine Calvet

Nicolas BALZAMO, Les Miracles dans la France du XVIe siècle. Métamorphoses du surnaturel Paris, Les Belles Lettres (« Le miroir des humanistes », 14), 2014 Marie Lezowski

Véronique FERRER, Exercices de l’âme fidèle. La littérature de piété en prose dans le milieu réformé francophone (1524‑1685) Genève, Droz, (« Travaux d’Humanisme et de Renaissance », 524), 2014 Audrey Duru

Pierre DE BÉRULLE, Œuvres complètes, t. 12. Correspondance [IV]. Lettres (616‑848), texte établi et annoté par Blandine DELAHAYE Paris, Les Éditions du Cerf (« Oratoire de Jésus »), 2015 Mariel Mazzocco

Jan ASSMANN, Religio Duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens, traduit de l’allemand par Jean-Marc TÉTAZ Paris, Aubier (« Collection Historique »), 2013 Laurent Coulon

Chantal VERDEIL (dir.), Missions chrétiennes en terre d’islam. Moyen-Orient, Afrique du Nord (XVIIe-XXe siècle). Anthologie de textes missionnaires Turnhout, Brepols, (« Anthologies missionnaires »), 2013 Catherine Mayeur-Jaouen

Tine VAN OSSELAER, The Pious Sex. Catholic Constructions of Masculinity and Feminity in Belgium, c. 1800‑1940 Leuven, Leuven University Press, 2013 Matthieu Brejon de Lavergnée

Guillaume CUCHET, Les voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Paris, Éditions du Seuil (« L’univers historique »), 2012 Xavier Kieft

Jean-Robert ARMOGATHE, Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École Pratique des Hautes Études Turnhout, Brepols, (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études »), 2012 Xavier Kieft

Alberto GUASCO, Cattolici e fascisti. La Santa Sede e la politica italiana all’alba del regime (1919‑1925) Bologna, Società Editrice Il Mulino (« Testi e ricerche di scienze religiose », 50), 2013 Laura Pettinaroli

Anastáz OPASEK OSB, Dvanáct zastavení. Vzpomínky opata břevnovského kláštera. K vydání připravila Marie JIRÁSKOVÁ [Douze stations. Souvenirs de l’Abbé du monastère de Břevnov, édition préparée par Marie JIRÁSKOVÁ, 1re éd. 1992] Praha, Torst, 2013 Nicolas Richard

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Les sciences religieuses au défi du comparatisme : notes critiques Religious Science and the Challenge of the Comparative Approach : Critical Notes

Viviane Comerro de Prémare et Alain Rauwel

NOTE DE L’ÉDITEUR

À propos de : Dionigi ALBERA et Katell BERTHELOT (dir.), Dieu, une enquête. Judaïsme, christianisme, islam, ce qui les distingue, ce qui les rapproche, Paris, Flammarion, 2013, 1036 p.-[32 p. de pl.], ISBN : 978‑2-08‑121448‑4. – Cyrille MICHON et Denis MOREAU (dir.), Dictionnaire des monothéismes, Paris, Seuil, 2013, 701 p., ISBN : 978‑2-02‑087147‑1. – Guy G. STROUMSA, The Making of the Abrahamic Religions in Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2015 (« Oxford Studies in the Abrahamic Religions »), 225 p., ISBN : 978‑0-19‑873886‑2. Les observations portant sur l’Enquête reviennent pour l’essentiel à Viviane Comerro de Prémare, celles relatives au Dictionnaire étant d’Alain Rauwel.

1 Mener l’enquête sur Dieu : on conçoit qu’il n’ait pas fallu moins de mille pages pour une telle entreprise, qui décrit et compare les pratiques et les représentations religieuses des juifs, des chrétiens et des musulmans. Elle a été confiée à des historiens et à des anthropologues des religions, sous la direction d’une historienne du judaïsme antique et d’un ethnologue des religions monothéistes. Dans le même temps, un groupe de savants a eu l’idée d’offrir au grand public cultivé, sous un format commode, non un énième catalogue de notules factuelles sur les grandes figures et les hauts faits de l’histoire dite religieuse, mais un dictionnaire au sens noble, composé d’articles point trop contraints et consacrés à des concepts fondamentaux. Cela ne signifie d’ailleurs pas que les noms propres soient absents de la liste des entrées, mais le petit nombre de ceux qui ont été retenus, à l’exception d’un lieu (Jérusalem), correspond à ce que les auteurs désignent heureusement comme des « personnages conceptuels » : Abraham, Moïse, Jésus, Paul, Muhammad ne sont pas des acteurs éphémères apparus un moment sur le théâtre sacré, ils sont des fantômes qui hantent sans trêve les sanctuaires.

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Comme tels, ils sont aussi essentiels que les mots dieu, révélation, foi, dogme ou église à la compréhension de l’institutionnalisation des faits de croyance.

Le comparatisme : nécessité et apories

2 Les deux volumes ont été confrontés d’emblée à la question capitale du comparatisme. Dieu : une enquête en adopte résolument la perspective, la revendique même, pour dépasser méthodologiquement l’étroitesse d’une démarche historiciste jugée trop contextualisante, mais aussi, sans le dire explicitement, l’exclusivisme théologique de chacun des monothéismes. Le principe retenu est donc le pari audacieux de confier à chaque auteur le traitement commun des trois religions, revenant à chacun de trouver le point d’équilibre entre continuité et rupture, ressemblances et spécificités. Dans le Dictionnaire des monothéismes, au contraire, les rédacteurs ont démissionné face au défi du comparatisme. « Judaïsme, christianisme, islam », lit-on en sous-titre. Et chaque article de présenter, quand le thème s’y prête, son paragraphe « judaïsme », son paragraphe « christianisme » et son paragraphe « islam »… Alors que les différences structurelles comme les points de convergence sautent aux yeux du lecteur, même non spécialiste, aucune présentation véritablement comparée n’a été tentée, nulle part. Il en allait pourtant de la qualification de l’ouvrage. Dumézil l’a dit, « le comparatisme est la méthode expérimentale des sciences humaines ». Une somme qui envisage des mondes et des milieux divers mais se contente d’en juxtaposer les analyses honore- t‑elle pleinement le contrat de scientificité ? Que penser de trois articles « Bible » successifs ? Que penser, plus encore, d’un Dictionnaire des monothéismes qui écarte l’indispensable article « Monothéisme » et, à l’entrée « Unicité de Dieu », n’examine la question que pour l’islam ?

3 Sur ce point, c’est le choix inverse qui a prévalu dans le chapitre de Dieu : une enquête écrit par Christian Boudignon et centré sur la difficulté de penser le Dieu un, qui constitue sans aucun doute le cœur de l’ouvrage autant par sa problématique que par la densité de sa réflexion à la fois historique et théologique. Le chapitre est divisé en deux parties : une longue histoire de l’idée monothéiste dont la source est située dans le judaïsme d’époque perse et hellénistique, puis une étude de sa « mécanique » traitant des rapports entre politique et monothéisme, de la logique de l’anathème et enfin de la nécessaire présence de figures intermédiaires entre le Dieu unique et l’homme, renvoyant à ce que Henry Corbin appelait le « paradoxe du monothéisme ».

4 S’adressant à un large public, les animateurs des deux entreprises ont dû affronter aussi la question du rapport entre discours assertif et discours critique. A priori, les choix de l’Enquête sont clairs : est affirmé, comme il se doit, le refus de tout essentialisme ; l’objet religion est envisagé dans sa diversité interne, dans ses transformations au cours de l’histoire, dans son extension géographique et culturelle. On évoque cependant, mais comme en passant, les « tendances lourdes » qui traversent les époques et les continents. L’expression, qui n’ose atteindre le seuil du concept, révèle une gêne à l’égard de la théologie dont les aperçus doctrinaux trouvent pourtant une large place dans l’ouvrage. Pourquoi éviter de dire qu’il y a des structures constantes dans l’expérience et dans l’interprétation et que ce sont elles qui fondent ce qu’on appelle une religion ? Pourquoi ne pas reconnaître que l’on ne change pas de religion chaque fois que l’on change de siècle, de pays ou de milieu social ? Une gêne en partie comparable marque le Dictionnaire. Si ses directeurs se réclament d’une

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« perspective non apologétique », le lecteur n’est jamais vraiment au clair quant à la dimension confessante de l’entreprise. Le monde musulman est celui pour lequel la Wissenschaftlichkeit est la plus indiscutable. Les notices les plus importantes sont l’œuvre du regretté Alfred de Prémare, et elles comptent parmi les meilleures réussites de l’ensemble, offrant d’une recherche foisonnante, dont les occidentalistes sont moins familiers, des aperçus lumineux. Les rédacteurs voués au judaïsme ou au christianisme, en revanche, donnent parfois l’impression d’exposer les principes des systèmes qu’ils ont à analyser davantage selon un ordre catéchétique qu’en fonction d’un examen rationnel, ne s’astreignant pas toujours à la règle du « pas de côté » qui dénaturalise les discours reçus et les pratiques familières. Pour le monde chrétien, on appréciera cependant la présence de Job Getcha et de Vassa Kontouma qui, tout en faisant leur place aux réalités latines, rééquilibrent du côté de l’Orient une approche trop souvent exclusivement romaine. Cela étant, il est bien dommage que l’entrée « Orthodoxie » donne prétexte à une description de l’Église orthodoxe, ce qui relève du lieu commun, au lieu de s’engager dans une réflexion sur la place de la notion d’orthodoxie en christianisme qui eût été bien plus conforme au projet de l’ouvrage, tout comme « Réforme » est entendu comme Église réformée, non comme Ecclesia semper reformanda : concession à une approche de « culture générale » qui décevra les lecteurs un peu chevronnés.

Les structures et l’histoire : un dialogue délicat

5 Les présentations moins satisfaisantes pèchent souvent par défaut d’historicisation. On prendra l’exemple des notices « Mariage » et « Famille », car elles portent sur des objets que les formes modernes des grands monothéismes ont investis de valeurs étrangères aux élaborations initiales. Dans la première, on se contentera de sourire en voyant les « penseurs chrétiens » ramenés à l’improbable triade Chrysostome, Luther, Wojtyla ! Dans la seconde, nonobstant de louables réticences au glissement du social au théologique, est esquissée malgré tout une « doctrine chrétienne de la famille » dont il eût fallu dire qu’elle n’a tout simplement pas existé avant le virage biopolitique de la papauté contemporaine. Et, quelques lignes plus haut, on ne lit pas avec moins de perplexité que « la famille est le lieu de l’avenir du peuple juif ». Où est, ici, l’apport scientifique ? Il semble bien que la question de la différence des sexes et de la reproduction biologique soit particulièrement difficile, car l’Enquête ne s’en sort pas mieux. Le chapitre VI, « La religion à l’épreuve du genre », laissait espérer une fructueuse intégration des questions les plus récentes ; les auteurs ne donnent hélas qu’un catalogue de remarques très peu hiérarchisées où circoncision, excision, menstruation, homosexualité, voile… sont traités successivement sans que leur rapprochement produise vraiment de cohérence.

6 Le principe éditorial, a priori intéressant, de confier à un unique auteur le traitement des trois religions du Livre amène ainsi l’Enquête à flirter parfois avec l’imprécision, comme le montre le premier chapitre, centré sur la notion de Révélation. Gilles Dorival, fidèle à la représentation théologique, choisit de placer l’oralité à l’origine du parcours qu’il propose. Il examine ensuite la mise par écrit de la Parole et s’interroge sur la notion de canon ou plus largement de corpus. Un certain nombre des problèmes critiques que la philologie pose à la théologie sont soulevés : que faire des variantes du texte révélé ? Ou du texte révélé de l’autre ? Peut-on corriger le texte révélé ou le

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traduire ? La dernière partie du chapitre, consacrée à l’actualisation de la parole de Dieu, est intitulée « Retour de l’oralité », un titre qui se justifie pour traiter de la lecture liturgique et du sermon, moins ou pas du tout lorsque sont examinés les exigences de l’interprétation et les littéralismes contemporains. L’auteur remarque de façon fort pertinente à quel point « chez les anciens commentateurs juifs, chrétiens et musulmans, l’établissement du sens littéral nécessite un long et patient travail philologique, grammatical, sémantique, voire historique et anthropologique ». Mais quelques confusions apparaissent dans le traitement de l’islam. Ainsi la version définitive du Coran au Xe siècle n’est-elle pas une hypothèse de la recherche (p. 40), mais l’amorce d’un processus de canonisation de ses différentes « lectures » autorisées. L’idée que l’on pourrait accroître le nombre des variantes non-canoniques par le dépouillement systématique des corans de toutes périodes (p. 50) doit être confrontée au fait que la tradition manuscrite reste pauvre jusqu’à nos jours et que, par ailleurs, des variantes non-canoniques ont été préservées par dizaines dans des ouvrages spécialisés de la tradition islamique. Du point de vue de l’auteur, l’islam se distinguerait du christianisme et du judaïsme sur un point fondamental : la sunna ne serait qu’une deuxième source de loi canonique et non une norme d’interprétation du texte révélé (p. 65). Il est pourtant avéré que la sunna ou tradition prophétique a constamment fourni au cours des siècles des clés d’interprétation orthodoxes à de grands commentateurs du Coran parmi lesquels Tabarî (m. 923), Baghawî (m. 1117) ou Ibn Kathîr (m. 1373) ; quant à Suyûtî (m. 1505), il a rédigé un commentaire tout entier spécialisé dans la relation entre le texte révélé et la tradition prophétique. D’autres points sont discutables. Sur quels fondements repose l’affirmation selon laquelle, dans les débuts de l’islam, l’idée que seul « le Coran explique le Coran » aurait été poussée à l’extrême (p. 70) ? L’auteur est-il assez familier du texte pour dire que « la thématique de la transmission comme épreuve serait absente du Coran » (p. 28) quand il suffit de regarder plusieurs passages et leurs commentaires pour affirmer le contraire (Q 15, 6 ; 37, 36 et passim, ou sur une autre épreuve liée à la proclamation orale Q 20, 114 ; 75, 16) ? D’où vient l’idée que les musulmans auraient plus d’estime pour les juifs qui ont une loi, la Torah, que pour les chrétiens qui n’ont pas de loi dans l’Évangile (p. 51) ?

7 Il faut souligner, en revanche, la réussite du pari éditorial dans l’étude magistrale d’Eric Chaumont intitulée « Qu’est-ce qu’obéir à la loi de Dieu », où le comparatisme tient pleinement ses promesses dans l’ordre de la réflexion. Les remarquables chapitres écrits par Dionigi Albera constituent, eux aussi, un point fort du volume. Ils traitent de l’inscription du croire dans le corps à travers les rites et le comportement humain culturellement réglé dans les préceptes de pureté touchant à l’alimentation, aux excrétions corporelles et à la sexualité. Le chapitre VII est sous-tendu par un problème de fond : comment concilier la transcendance absolue de Dieu et l’efficacité de la matérialité des rites ? Sont successivement évoqués les rites structurants du sacrifice, de la prière1, du jeûne et de l’ascèse ; puis l’institutionnalisation du croyant (selon l’acception de Bourdieu) par ces actes que sont la circoncision juive ou musulmane, le baptême chrétien (avec son statut particulier de sacrement), et le sacrifice animal dans l’islam ; enfin dans une dernière partie, le retour du refoulé, qui désigne pour l’auteur « la contiguïté avec le divin à travers la médiation d’objets sensibles » propres aux cosmothéismes de l’Antiquité : utilisation controversée des images ; investissement rituel des lieux naturels ; démarche votive qui repose sur un échange avec les puissances invisibles – tout cela dans une dynamique d’interdiction et de transformation, de répression ou d’acceptation résignée. L’auteur conclut sur la tension

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qui caractérise les trois religions monothéistes entre le souci de l’observance rituelle et son dépassement par une rationalisation éthique et une spiritualisation.

8 Le chapitre suivant (peut-être un peu long dans l’économie générale du volume) part du constat de l’abandon apparent de la pureté rituelle dans le christianisme, contrairement au judaïsme et à l’islam, pour rétablir une dynamique historique plus complexe. Sont évoquées les diverses théories tentant d’expliquer les interdits alimentaires bibliques, la dissolution de l’ensemble des interdits alimentaires dans l’Église d’Occident alors que ceux-ci restent présents en Orient, la parenté entre le décret apostolique et les interdits alimentaires du Coran, les tabous alimentaires concernant le porc dans les mondes hittites, sumériens et égyptiens dont vont hériter le judaïsme et l’islam. Une dernière partie concerne les ablutions et le contrôle de la sexualité. L’auteur en conclut que l’expérience de la pureté propre au monothéisme, qui implique une dissociation entre Dieu et le monde et un certain désenchantement de la nature et du monde animal, attribue à l’homme un rôle central dans le contrôle de son corps et l’éviction de la souillure.

9 Un peu plus loin, l’interrogation de Katell Berthelot sur « le rapport à autrui » part d’une problématique intéressante : définir « autrui » comme le membre de la communauté religieuse à laquelle on appartient, ou comme celui qui est à l’extérieur de cette communauté, voire comme tout être humain, change considérablement la donne. Dans chacune des divisions de son article, l’auteur ne manque pas de revenir sur la violence inhérente à toute appartenance communautaire. Ainsi dans sa première partie observe-t‑elle que « la responsabilité vis-à-vis d’autrui » peut se transformer en coercition et en violence à son égard si l’intégrité de la communauté est en danger ; il y va alors de la responsabilité de chacun devant Dieu de la préserver. L’auteur note de même la distinction importante entre la bienveillance recommandée à l’égard de l’ennemi personnel et la détestation de l’ennemi de Dieu (impie, hérétique, apostat, etc.) qui doit être, lui, combattu. Enfin, dans la dernière partie, les conséquences de l’exclusivisme religieux sont évidemment rappelées ainsi que ses manifestations connues contre la déviance ou l’hétérodoxie. Il reste cependant que le ton général de l’article est irénique. Celui-ci s’achève sur l’émergence d’une nouvelle forme d’éthique religieuse qui déborderait les frontières de la communauté d’appartenance pour rejoindre l’humanité entière « à condition de dépasser le littéralisme, le fondamentalisme et l’intégrisme ». Dépasser ? On peut s’interroger sur la mise en œuvre pratique de cette dialectique. Le tempo de l’article s’inscrit dans le rythme binaire d’une thèse (les aspects positifs de l’appartenance communautaire) et d’une antithèse (les aspects négatifs) dont on attendrait le dépassement dialectique dans un « élargissement nouveau de l’éthique de responsabilité » posé en conclusion. Il semble pourtant que la logique de la violence religieuse ne peut être conjurée ni par une pirouette en forme de citation (un hadith dit que… Philon dit que…), ni par un souhait ou même une espérance. Comme le reconnaît l’auteur elle-même, c’est la philosophie des Lumières dont est issue l’idéologie universaliste des droits de l’homme qui a influencé les religions monothéistes pour les conduire à une condamnation de l’esclavage. La confrontation mériterait d’être élargie à d’autres questions. Cette « responsabilité à l’échelle de l’humanité tout entière » ne vient-elle pas de la philosophie plutôt que de la religion ? Ou à l’intérieur de la religion, de la mystique plutôt que de l’institution communautaire ? On touche là au socle dur de la religion :

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celui-ci est le bien de tous, non celui d’une élite savante. La question est de savoir si l’homme ordinaire est fait pour absorber l’universel.

10 Le fil rouge de la violence religieuse court ainsi, au moins implicitement, à travers toute l’Enquête. La perspective adoptée étant historique et anthropologique – et non théologique (vrai/faux) – les « préjugés » et « stéréotypes » que les directeurs dénoncent dans leur introduction comme obstacles à la recherche auraient pu et sans doute dû être pris en compte en tant que représentations et sources constantes de tensions et de violence. Une violence que Jan Assmann décrit comme inhérente au monothéisme de l’alliance et de la fidélité qui sépare les hommes entre amis et ennemis. L’ouvrage paie ici le prix de ses choix : s’il repose sur un savoir universitaire solidement constitué autant en matière d’histoire et de théologie que d’anthropologie, s’il tombe rarement dans un catalogue des ressemblances et des différences qui aurait pu être le fruit de la perspective adoptée, la distanciation des auteurs ne s’autorise pas toujours à nous donner des clés pour comprendre la violence inhérente à une certaine appartenance religieuse aussi bien dans le passé que dans le monde contemporain.

11 Le Dictionnaire des monothéismes ouvre lui aussi une vaste carrière de matériaux, dont beaucoup sont solides. Mais le lecteur est laissé dans l’obligation de construire lui- même l’édifice dont les blocs ont été soigneusement taillés. Qu’on en juge d’après un cas : à l’article « Rabbin », l’idée de Yeridat ha-Dorot évoque inévitablement la notion chrétienne de tradition. Mais à l’entrée « Tradition » l’optique juive est différente, et il n’y a pas de partie chrétienne, qu’il faut aller chercher sous « Révélation » ! Comment, dans ces conditions, vérifier la validité d’une intuition ? De même, l’excellent article « Islam » note l’évolution du concept vers un sens géographique, le dar al-Islam. Il y a donc exactement le même type de territorialisation que pour christianitas. Mais il n’y a pas d’article « Chrétienté », l’entrée « Christianisme » ne porte que sur le regard musulman, et « Chrétiens » n’est gratifié que d’une trentaine de lignes insuffisantes à tous points de vue… Les difficultés soulignées ici sont peut-être simplement celles dont les auteurs sont bien conscients lorsqu’ils terminent l’article « Théologie » par ce juste constat : le débat qui opposa longtemps théologie et philosophie a changé de nature, et ce sont désormais les sciences religieuses qui demandent aux théologies de se dire selon l’ordre des raisons.

Un essai ambitieux

12 Bien différent est le projet littéraire de Guy Stroumsa dans son Making of the Abrahamic religions : il s’agit ici d’un véritable essai, qui vise plus à rapprocher des données éparses comme on frappe deux silex pour en faire jaillir la flamme qu’à donner un panorama encyclopédique d’un monde géographiquement et chronologiquement fort étendu, soit le Proche et Moyen-Orient tardo-antique, du triomphe du christianisme à l’expansion de l’islam, selon une chronologie à laquelle les travaux de l’école historique anglo- saxonne nous ont familiarisés. L’origine des chapitres va d’ailleurs en ce sens, puisqu’ils reprennent dans une perspective nouvelle des textes précédemment publiés dans divers recueils, parfois dirigés par l’auteur lui-même. Fidèle à une méthode déjà brillamment illustrée, G. Stroumsa ne considère jamais tel ou tel groupe religieux isolément, selon une approche monographique – sauf à attirer l’attention sur telle communauté marginalisée par l’histoire. Il concentre plutôt son intérêt sur les relations qui, inévitablement, se nouent en tous sens dans le religious commonwealth

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oriental. Si la situation initiale amène à prendre acte d’une « révolution religieuse de l’Antiquité tardive », commune en bien des aspects à toutes les traditions du monde méditerranéen et dont l’auteur rassemble les principaux traits autour de la formule désormais classique de « fin du sacrifice2 », le tableau du VIIe siècle est bien différent : le christianisme, secte interdite puis acceptée par Rome, est redevenu en Méditerranée orientale une secte tolérée par les califes, désormais à jeu égal avec le judaïsme dans la condition de dhimmi. « Surprenante continuité de la forme-secte ! »

13 Dans ce cadre, G. Stroumsa souligne la force de plusieurs modèles agrégateurs, à commencer par le prophétisme. De manière très efficace, il l’aborde par la question récurrente des « faux prophètes ». L’âge des prophéties serait-il clos ? Il est de l’intérêt des institutions de le soutenir. Mais de nombreux « charismatiques ambulants » (Gerd Theissen) entendent bien, génération après génération, démentir ce verdict. Leur influence ne dessine pas une courbe décroissante, au contraire : le VIIe siècle connaît une « nouvelle vague d’attente eschatologique », dans laquelle s’inscrit pleinement la révélation de Mahomet. Du point de vue de l’islam, bien que le texte coranique soit peu explicite à ce sujet, il vient sceller les prophéties. De celui des autres monothéismes, il est le faux prophète par excellence, selon une typologie qui puise aussi bien à l’Ancien qu’au Nouveau Testament : histoire connectée des prophétismes, pourrait-on dire.

14 Une autre structure se renforce entre IVe et VIIe siècle : c’est celle de la communauté – qu’elle se présente comme force d’affirmation ou cadre de repli et de résistance. L’auteur suggère ainsi qu’amenés à faire front par leur marginalisation même, les juifs du Proche-Orient ancien en ont retiré une identité collective plus solide, après le flottement qui avait suivi la destruction du Temple. Et la tolérance de l’islam envers les chrétiens au nom de la Loi écrite est-elle d’une autre nature que celle qu’avaient cultivée ces mêmes chrétiens face aux juifs en considération de l’ancienne alliance ? On voit que la dimension politique est ici centrale. Dans son important chapitre VII, G. Stroumsa se livre à une brillante enquête autour de la notion de théocratie, forgée par Josèphe pour rendre compte de l’ordre entièrement nouveau instauré par Moïse le législateur. Or c’est aussi autour de la figure de Moïse que s’articule la démonstration mimétique d’Eusèbe dans sa Vie de Constantin : l’empereur est nouveau Moïse plutôt que nouveau David dans la mesure où il est avant tout nomothetes. Rebondissant sur une remarque de Polymnia Athanassiadi, Stroumsa défend alors l’idée d’une certaine similitude entre modèle eusèbien et système califal. Plus que du Prophète, c’est de Dieu lui-même que le calife est représentant et vicaire. Par-delà les différences considérables entre milieux se laissent donc discerner des lignes de force qui unissent l’univers de pensée hébraïque au premier islam, par le biais des élaborations théologico-politiques de l’âge constantinien.

15 Comment en serait-il autrement quand l’arrière-plan culturel des contacts religieux est largement commun, fondé sur une tradition herméneutique partagée, au moins entre juifs et chrétiens ? Par-delà la question des langues, G. Stroumsa envisage la possibilité de typologies textuelles croisées. Le Midrash et les catenae scripturaires, dont le développement est à peu près concomitant, lui semblent mériter d’être rapprochés, comme l’avait proposé Nicholas de Lange, tout comme, peut-être, les formes de poésie synagogale et les kontakia byzantins. Et au terme du parcours, ne faut-il pas envisager l’islam primitif comme fruit d’une séculaire preparatio coranica, à laquelle ont collaboré à leur insu les Pères de l’Église et les rabbins à travers le renouveau éthique du « moment abrahamique » ? G. Stroumsa en est convaincu. Rassemblant les nombreuses

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observations relatives aux similitudes entre prédication du Prophète et substrat biblique, il souligne que le monde arabique était beaucoup moins marginal qu’on ne l’a dit parfois, que des « flux d’idées » circulaient abondamment entre groupes et communautés, y compris sous des formes plus ou moins mixtes, de type judéo-chrétien, qui ont pu longtemps survivre dans ces régions. Sans nécessairement aller jusqu’à voir dans l’islam, avec Theodor Nöldeke, une « forme arabe du christianisme », il convient d’en interpréter l’émergence à l’aune de rapports répétés qui prennent tout leur sens lorsque, comme G. Stroumsa, on les inscrit dans une polyphonie religieuse de longue durée. Jean Damascène, un personnage particulièrement important de ce grand récit, n’hésitait pas, tout hostile qu’il fût, à considérer la nouvelle religion d’Arabie comme une hérésie, non comme un produit idéologique extérieur à son système dogmatique.

16 Le paradigme vetus Israel / verus Israel apparaît particulièrement apte à exprimer le noyau unitaire du système. La polémique chrétienne s’est nourrie de l’argument selon lequel, la synagogue étant aveugle invétérée, c’est l’Église qui est le nouveau peuple élu, avant que Mahomet et ses disciples ne stigmatisent comme déviants et juifs et chrétiens, se proclamant, eux, vrais fils d’Abraham. Abraham : tel est bien le point de référence. La vraie koinè, selon G. Stroumsa, est la filiation abrahamique, et il invite dans sa conclusion à considérer judaïsme rabbinique, christianisme patristique et islam primitif comme autant de visages ou, mieux, d’« hérésies », en un sens purement descriptif, de l’unique mouvement abrahamique. On pourra penser qu’il y a une bonne pointe d’utopie dans ce grand élan œcuménique, bien dans la ligne de la chaire qu’occupa l’auteur à Oxford, sous le vocable de « Religions abrahamiques3 », et de la collection qui en est issue. Abraham est aussi, il faut l’avouer, une figure beaucoup plus consensuelle que Moïse, surinvesti par la tradition occidentale en toutes ses dimensions4.

17 Reste que la vraie question à soulever, au-delà des querelles de mots, est celle de la force heuristique du modèle construit par G. Stroumsa. Incontestablement, elle est grande. C’est par le recours à des propositions englobantes, avec tout ce que cela suppose d’audace, que l’on peut dépasser la vanité des monographies juxtaposées. En choisissant d’ouvrir une percée à travers une matière immense selon un axe dont on est bien conscient qu’il n’est jamais le seul possible, on se donne les moyens de faire surgir un peu d’intelligibilité par-delà le foisonnement des faits – sans d’ailleurs que cette riche et savoureuse diversité soit jamais amoindrie ou nivelée. À suivre sur cette route de crête un maître comme Guy Stroumsa, le lecteur recueillera un trésor d’intuitions et d’idées inconnu aux manuels ad usum delphini, fussent-ils les mieux pensés.

NOTES

1. Mais la prière, ainsi que l’étude et la méditation qui lui sont associées, relève-t‑elle vraiment et entièrement de la ritualité ? N’obscurcit-on pas la question en mêlant le cultuel et, pour le dire vite, le « spirituel » ? 2. Guy G. Stroumsa, La fin du sacrifice : les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005.

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3. Paraît en même temps que l’essai de G. Stroumsa un ouvrage de synthèse qu’il co-dirige avec A. Silverstein, The Oxford handbook of the Abrahamic religions. 4. Ne rappelons ici que Bruno Karsenti, Moïse et l’idée de peuple, Paris, Cerf, 2012.

RÉSUMÉS

Plusieurs ouvrages sont venus récemment proposer au public francophone des instruments pratiques en vue d’une compréhension globale du phénomène monothéiste. Deux d’entre eux sont examinés ici. Il apparaît que la pierre de touche de telles entreprises est la démarche comparatiste. La simple juxtaposition de notices informatives ne saurait en tenir lieu, mais la rédaction de synthèses plus ambitieuses court aussi le risque de s’appuyer sur une connaissance inégale des univers culturels et de leurs substrats philologiques. Rien de plus fructueux, alors, que de se tourner vers le travail d’un historien chevronné comme Guy Stroumsa qui, à travers le concept de « religions abrahamiques », affronte le défi de l’analyse comparée du judaïsme rabbinique, du christianisme patristique et du premier islam, éclairant d’un jour nouveau l’effervescence religieuse de l’Antiquité tardive.

Several recent publications have offered French readers some practical tools for a global understanding of the monotheistic phenomenon. Two of them are examined in this article. It is clear that the major criterion of success in such matters is the comparative approach. The mere juxtaposition of informative notes is inadequate, but more ambitious syntheses can also fail because of an uneven knowledge of the different cultures and their philological bases. Nothing can be more useful, then, than the work of an experienced historian such as Guy Stroumsa. Using the concept of “Abrahamic religions”, he truly confronts the challenges of comparative analysis and, through the study of rabbinic Judaism, patristic Christianity and the beginnings of Islam, sheds new light on the religious effervescence of Late Antiquity.

AUTEURS

VIVIANE COMERRO DE PRÉMARE Institut national des langues et civilisations orientales, Paris [email protected]

ALAIN RAUWEL Université de Bourgogne [email protected]

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Le bien et le mal dans les psychostasies égyptienne et chrétienne Good and Evil in the Egyptian and Christian Psychostasias

Hanane Gaber

1 Une contribution au catalogue de l’exposition Dieux, génies et démons d’Égypte1, portant sur la classification des acteurs divins dans la psychostasie, m’a incitée à comparer cette scène avec son pendant chrétien du Jugement dernier afin d’évaluer les différences et les similitudes des fonctions de leurs intervenants. Dépassant largement le cadre de l’exposition, cette étude fait l’objet du présent article2.

2 La psychostasie consiste en la pesée du cœur ou de l’âme du défunt devant Osiris ou devant le Christ, procédure dont le résultat positif ou négatif détermine le sort réservé à la personne jugée dans l’au-delà. L’identification de certains acteurs de la psychostasie égyptienne3 en tant que « génie » ou « démon » n’est pas aisée. Au contraire du substantif et de l’adjectif « dieu, divin (nṯr, nṯry) », ces deux termes, qui puisent leurs racines respectivement dans le latin genius4 et le grec daimôn5, font défaut dans les textes égyptiens6. Par conséquent, leur usage dans la classification des êtres divins relève, en égyptologie, de la subjectivité7. Chacun de ces deux mots recouvre alors des significations variées. « Génie » est employé pour décrire les rôles spécifiques de quelques êtres ou leurs fonctions bénéfiques8. Certains égyptologues ont recours à daimôn pour désigner un être divin qui ne bénéficie pas d’un culte9, alors que d’autres se réfèrent au démon judéo-chrétien pour qualifier les êtres divins maléfiques, perçus comme les représentants du chaos10.

3 Il s’agit donc d’examiner l’interaction des protagonistes dans les deux psychostasies et de définir les liens des « dieux / génies / anges » avec le bien, ceux des « démons » avec le mal. Dans la psychostasie égyptienne telle qu’elle est représentée dans le chapitre 125 du Livre des Morts, il sera question d’établir si l’aspect terrifiant d’un dieu, sa dénomination dangereuse ou sa double nature, qui consiste à protéger une personne et

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à punir ses ennemis dans le monde inférieur11, sont suffisants pour témoigner de sa nature diabolique.

4 L’étude de la scène égyptienne du jugement se fondera sur les documents les plus anciens remontant au Nouvel Empire, comme le papyrus d’Ani (fig. 1), tout en signalant ses mutations majeures. La comparaison avec les acteurs du Jugement dernier chrétien reposera sur les passages des écritures saintes qui évoquent ce thème ainsi que sur les représentations figurées de la psychostasie en Occident à partir du Xe siècle12. Quant aux influences de la représentation égyptienne de la pesée du cœur sur le Jugement dernier, déjà très étudiées13, elles dépassent le cadre de la présente étude.

Fig. 1 : Papyrus d'Ani, chapitre 125 du Livre des Morts. Ernest Alfred Wallis Budge, The Book of the Dead : the Chapters of Coming Forth by Day. [II] An English Translation with Introduction, Notes, etc., Londres, 1898, frontispiece.

1. Le juge et les assesseurs

1.1. Le juge suprême : un dieu / Dieu

5 La présidence du tribunal n’a pas toujours été l’apanage d’Osiris. La primauté de Rê, que reflètent les textes les plus anciens et, par la suite, la figure dominante d’Osiris dans la pesée du cœur, ont été expliqués par l’expansion du mythe de ce dernier14. Or, cette situation peut être éclairée par la présidence du dieu solaire au premier tribunal15 qui a condamné Seth pour le meurtre de son frère, ce dernier ne pouvant donc pas figurer dans l’assemblée judiciaire. À la différence du modèle mythique précédent, la version classique du jugement tend à concilier les deux juges qui voient leurs personnalités liées sous la forme de Rê-Osiris ou dans une théologie développant leur complémentarité : le processus de la pesée se déroule sous l’égide d’Osiris et le défunt justifié est ensuite introduit auprès de Rê16. Dans quelques cas, des concepts anciens ou

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locaux du jugement ont pu régir le choix d’un autre juge suprême, comme, par exemple, le roi divinisé Amenhotep I à Deir el-Médina17.

6 Dans la psychostasie chrétienne, la place du juge suprême est naturellement réservée au Christ, dont l’effigie surplombe la scène18 (fig. 2 : registre supérieur).

Fig. 2 : Portail de Bourges, Jugement dernier.

© Leroy CRMH.

1.2. L’entourage familial du juge suprême : des dieux à la fonction de génies protecteurs / la Vierge et Jean-Baptiste

7 Osiris est souvent suivi d’Isis, sa femme, et de Nephthys, sa soeur, qui lui garantissent protection et renaissance19. Se substituant à elles, d’autres déesses, investies des mêmes fonctions, font dès lors partie de la « Sphère des Siens »20.

8 Surgissant d’un lotus, les quatre enfants d’Horus peuvent se dresser juste devant le dieu des morts. Cette proximité iconographique souligne leur lien étroit avec lui. Enfantés d’une forme d’Osiris, Horus l’Ancien21, et d’Isis, ils veillent à l’intégrité physique du dieu et à sa résurrection22 par la quête et la reconstitution des morceaux dispersés du corps osirien massacré par Seth23 et par la restitution de ses organes lors de l’embaumement.

9 L’action d’Isis, de Nephthys ainsi que des quatre enfants d’Horus se borne à la sauvegarde d’Osiris. Le rapport de l’entourage osirien avec tout autre défunt est donc « indirect ». Ce n’est qu’au terme de la psychostasie, lorsque le mort est proclamé juste, qu’il bénéficiera, à l’instar d’Osiris, des soins prodigués par ces divinités. Aux côtés du dieu des morts, ces divinités revêtent donc le rôle de génies protecteurs.

10 Dans la psychostasie chrétienne, l’entourage familial de Jésus, à savoir la Vierge et Jean-Baptiste, joue, par contre, un rôle « direct » comme intercesseurs24 (fig. 2 : registre supérieur).

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1.3. Les assesseurs

11 Les assesseurs se répartissent en deux groupes, l’ennéade et les quarante-deux dieux, qui dépendent chacun d’un juge présidant le tribunal.

1.3.1. L’ennéade : des dieux / des saints

12 Les membres de l’ennéade d’Héliopolis, qui constituent la descendance de Rê, sont souvent figurés momiformes devant ou à proximité d’Osiris25. Après avoir procédé à la pesée du cœur du défunt, Thot soumet un rapport favorable à l’ennéade qui entérine cet avis, après quoi le verdict est remis à Osiris en même temps que le défunt lui est présenté26. La soumission du résultat de la pesée à ce collège divin reflète la prédominance du dieu solaire27 et de son entourage dans le précédent mythique du jugement28. L’ordre et le nombre des membres de l’ennéade varient, pouvant comprendre d’autres divinités comme Hou, Sia, Hathor ou des rois ancêtres divinisés, afin d’intégrer le panthéon du pays tout entier dans la sentence et de lui conférer un caractère universel29.

13 Excepté le caractère agressif de quelques membres de l’ennéade30 (infra 1.3.2), celle-ci peut être mise en parallèle avec les assesseurs correspondant aux saints31 qui encadrent le Christ et assistent à la psychostasie (Matthieu 19, 28 ; 1 Corinthiens 6, 2‑3).

1.3.2. Les quarante-deux assesseurs : des démons ou des génies exécuteurs ? / des anges exécuteurs

14 Le deuxième groupe d’assesseurs est constitué de quarante-deux divinités que préside « le grand dieu, le seigneur des deux Maât »32, siégeant dans la Salle de ces deux déesses qui incarnent la norme d’équité. Cette partie du jugement, connue sous le nom de la « confession négative », se déroule « devant Ounenenefer »33, ce qui indique l’identité osirienne du président. Pendant la séance, le mort est censé connaître les noms des quarante-deux divinités et nier des péchés concernant les paroles et les actes34. La comparution du défunt devant cette assemblée vise à déployer son innocence dans les quarante-deux nomes du territoire égyptien, représentés chacun par un dieu35.

15 La situation des deux collèges divins et les textes qui accompagnent leurs effigies peuvent expliquer la différence de leurs interventions dans le jugement et les catégories du divin auxquelles ils appartiennent. Sujette à controverse, la fonction judiciaire des quarante-deux divinités a été perçue comme contournable magiquement par les énoncés du défunt36, idée réfutée par d’autres chercheurs qui plaident en faveur d’une application de la justice en vigueur37. Jan Assmann reconnaît dans l’introduction du mort devant les quarante-deux assesseurs et dans la pesée du cœur devant l’ennéade deux examens distincts, le premier « extérieur » de ce que dit la bouche, le second « intérieur » du cœur de l’homme38. Cette interprétation, qui met en valeur le principe de l’équité, peut être appuyée par la situation du collège des quarante-deux dans la scène ainsi que par les légendes accolées à leurs effigies. Situés à proximité des portes de la Salle des deux Maât au Nouvel Empire, les quarante-deux assesseurs autorisent le défunt à y pénétrer s’il connaît leurs noms et s’il nie avoir commis des péchés. Ces conditions d’entrée, en particulier la récitation de leurs dénominations et l’interrogatoire final du chapitre 125 que subit le mort39, font de ces dieux des gardiens de portes analogues à ceux qui sauvegardent les accès au monde inférieur.

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L’intervention de ce collège divin dans le jugement précède la pesée de son cœur et ne lui est donc pas simultanée, au contraire de ce que l’on a suggéré auparavant40.

16 Toutefois, la représentation des déclarations d’innocence et de la pesée du cœur subit une modification majeure à l’époque tardive : les deux événements apparaissent dans une seule et même scène, dans laquelle les quarante-deux assesseurs prennent la place de l’ennéade41. Ce changement figuratif témoigne-t‑il de la simultanéité des deux actions ? Deux arguments plaident en faveur d’une réponse négative. Le premier réside dans les conventions de l’art égyptien, selon lesquelles deux moments différents de la vie peuvent être figurés dans une seule scène. Par exemple, dans une même procession funéraire, une épouse peut être dessinée vivante, près du corps de son époux, et momiforme derrière la dépouille de son mari42. Le second argument se trouve dans la scène même : une petite figure du défunt se présente devant les quarante-deux divinités, alors qu’une grande effigie du même personnage se trouve debout devant la balance43, ce qui prouve l’indépendance et la succession des deux actions, comme dans les représentations les plus anciennes de la psychostasie. L’introduction du mort devant les quarante-deux assesseurs n’est guère un moyen « magique ». Elle constitue plutôt une phase liminaire pour franchir le premier seuil du jugement. Cette étape s’avère « théorique » et cruciale car il serait inconcevable d’évaluer, au moyen de la balance, la conformité d’un homme avec Maât, si celui-ci ignore ses règles. Cette phase de connaissance « théorique » des lois de la justice, que contrôlent les quarante-deux dieux, est suivie d’une phase « pragmatique », durant laquelle l’ennéade vérifie la mise en pratique des principes de Maât.

17 Les figures hybrides des quarante-deux divinités armées de couteaux ainsi que leurs noms redoutables, comme « celui qui avale les ombres »44, leur ont valu la qualification de démons45. Ce même caractère terrifiant se rencontre chez certains dieux pouvant s’ajouter à l’ennéade ou au collège des quarante-deux, comme les quatre enfants d’Horus46. Un passage du chapitre XVII du Livre des Morts précise que ceux-ci, qui constituent le tribunal d’Osiris, font « carnage aux malfaiteurs »47. Le caractère dangereux des quarante-deux assesseurs ne permet pas de déterminer leur nature démoniaque. En effet, ils n’accomplissent aucun acte contraire à la justice et agissent en conformité avec Maât, dont l’emblème, la plume, peut surmonter leur tête48. Ils sont plutôt des gardiens de portes, des « bourreaux »49 ou des génies qui exécutent les coupables comme le fait la dévoreuse (infra 2.3).

18 La fonction des quarante-deux dieux, de même que celle de la dévoreuse, rappelle le rôle des anges qui châtient le diable et ses troupes dans la psychostasie chrétienne (infra 2.3).

2. Les auxiliaires de la pesée

19 Quand il se dirige vers la balance, le défunt peut être accompagné de son ba (fig. 1) et de son ombre illustrée par une silhouette noire. Ces composantes du corps de la personne semblent prendre part à sa récompense ou à sa condamnation. Le ba du mort justifié survit en se déplaçant d’un monde vers un autre50. Dans le cas contraire, il est voué à la seconde mort, de même que les autres éléments de la personnalité51. Leur récompense ou leur condamnation semble indiquer que ceux-ci attendent un sort associé au résultat du jugement.

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20 La scène traditionnelle de la psychostasie évoque la pesée du cœur du mort devant la plume de Maât qui sert d’étalon, mais il existe plusieurs variantes dans lesquelles d’autres figures occupent les deux plateaux de la balance52. Si, pendant sa vie, le défunt a suivi les consignes de son cœur juste, ce dernier n’est pas censé témoigner contre lui pendant le jugement53. La justification de la personne réside alors dans l’équilibre des deux plateaux de la balance, témoignant de la soumission du défunt aux principes de Maât pendant son existence terrestre. Par ailleurs, l’image conventionnelle de la psychostasie, opposant le cœur à la plume de Maât, ne précise rien de « concret » quant à la pesée des actions54 que mentionne l’enseignement de Mérikarê : « quand l’homme sera de reste après la mort (litt. “le débarquement”), ses actions seront déposées à côté de lui comme une somme (spp s m-ḫt mny.t rdi.w sp.f r-gs.f m ʿḥʿ.w) »55. La divergence entre cette dernière source littéraire et l’iconographie du jugement a été interprétée comme témoignant d’un affinement du sentiment éthique56. Toutefois, l’évaluation du cœur, agissant comme la conscience57, correspond à l’examen des actions58. La pesée du coeur présente donc une version figurative et métaphorique de celle des bons et des mauvais actes.

2.1. Les peseurs : les dieux juges Thot, Horus, Anubis et Maât / des anges tenant la balance ou préparant le Jugement dernier

21 Thot, Horus, Anubis et Maât peuvent conduire le mort devant la balance, contrôler sa pesée ou l’introduire devant Osiris. Le choix de l’un ou l’autre d’entre eux varie selon les périodes et les lieux59. Par exemple, Maât tient le peson pour vérifier la stabilité de la balance à Deir el-Médina au Nouvel Empire, alors qu’ailleurs, elle assiste passivement au déroulement du jugement60. Malgré leur interaction, Thot, Horus et Anubis se chargent de tâches spécifiques pendant la psychostasie. L’intervention de Thot, qui a jugé Horus et Seth dans le tribunal mythique, le prédispose à exercer l’autorité de juge61, de même que son association étroite aux mathématiques et à l’écriture l’amène à procéder à l’enregistrement écrit du jugement et à remettre celui-ci à l’ennéade62. Lorsque le défunt est introduit par Horus auprès d’Osiris, il aspire à la même justification dont s’est targué Horus contre Seth63. Quant à Anubis, il rend au mort son cœur une fois le verdict positif promulgué, acte qui s’explique par ses soins d’embaumeur64.

22 L’idée selon laquelle la fonction du juge et sa connaissance du passé et des fautes du défunt suscitent la crainte de celui-ci65 transparaît principalement dans deux sources. La première, un extrait des Textes des Sarcophages, décrit une confrontation entre le mort et le juge : « Salut à toi Thot… Tu sièges contre moi à leur tête (ḥms.k r.i m-ḫnt.sn) (c.-à-d. à la tête du grand tribunal) »66. La seconde, extraite de l’enseignement de Mérikarê, met en garde la destinataire contre la sévérité du juge à cause de son savoir : « Funeste est l’accusateur, étant quelqu’un qui sait (qsn pw srḫ.y m sȝȝ) »67. Se basant sur ce dernier passage, J. Assmann estime que « le mort n’est confronté ni à Seth ni à des ennemis potentiels, mais à un accusateur divin et omniscient, devant lequel il doit prouver son innocence »68, ce qui induirait en confusion tout à la fois ses adversaires éventuels, Seth et le juge. Or, seul ce dernier représente l’instance judiciaire que le défunt doit convaincre.

23 Une divinité qui surveille la pesée conduit à penser au rôle de l’Archange Michel comme, par exemple, dans le portail de la cathédrale de Bourges (XIIIe siècle)69 (fig. 2 :

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registre médian) ou le panneau central du triptyque du Jugement dernier de Hans Memling (XVe siècle), conservé au Musée de Gdansk70. Cette image bien connue de « l’ange à la balance » est ancrée dans des traditions antiques puisant leur origine dans la psychostasie égyptienne71. Le rôle des anges chargeant les plateaux de la balance est immortalisé tant dans l’iconographie que dans l’hagiographie occidentale72, alors qu’en Orient il ne se rencontre que dans les sources écrites, comme par exemple dans la vie de Saint Pierre l’Ascète, honoré dans l’église égyptienne73. D’une façon générale, la fonction de Thot, qui soumet par écrit le résultat de la pesée, est plus déterminante que celle des anges dans les écritures saintes. Ceux-ci protègent le trépassé74 et assistent à Dieu pendant le Jugement dernier (Matthieu 24, 31 ; 25, 31)75.

2.2. Meskhenet, Chaï, Renoutet : des dieux qui agissent comme témoins ou qui récompensent ?

24 Meskhenet, Chaï et Renoutet personnifient la naissance, le destin et la durée de vie de l’homme ainsi que sa croissance vitale76 (fig. 1). Étroitement liées à la venue au monde de tout individu, les trois divinités peuvent être évoquées dans la psychostasie sous la forme de briques de naissance à tête humaine77. L’identification de leur rôle dans le jugement soulève encore des questions car très peu de textes l’abordent. Cet ensemble divin peut intégrer la personnalité de l’individu dans une procession d’offrandes accordées « … pour son Chaï, pour son temps de vie, pour sa Meskhenet, pour sa Renoutet, … (n Šȝ.f n ʿḥʿ.f n Msḫn.(t).f n Rnn.t.f) »78. Certains voient en ces composantes de la personne des témoins à décharge qui accréditent le défunt face à la norme de Maât, en faisant prendre en compte les joies, les peines et d’autres circonstances de son existence terrestre79. Dans la psychostasie, les noms des trois divinités sont cependant reproduits sans le pronom possessif qui les associe au défunt80, ce qui laisse supposer qu’elles exercent sans doute leur fonction divine en accomplissant la renaissance ainsi que le renouvellement du maintien en vie et de la durée de vie. L’association de briques de naissance à ces dieux, exprimant le désir du mort de renaître81, semble renforcer cette hypothèse. Les trois divinités marqueraient alors la récompense en opposition au châtiment que concrétise la dévoreuse, nommée parfois Chayt82, ce qui est précisément l’équivalent féminin de Chaï.

25 Incarnant la renaissance et le maintien de la vie du défunt, ces divinités de nature particulière ne peuvent être rapprochées d’aucun intervenant dans le jugement chrétien.

2.3. Les exécuteurs du châtiment : la dévoreuse, un démon ou un génie exécuteur ? / des anges exécuteurs

26 Près de la balance se trouve la dévoreuse Âmmout, dont le nom est dérivé du verbe « avaler (ʿm) »83. Elle est censée engloutir le cœur du mort condamné par le tribunal. Son aspect monstrueux, hybride du crocodile, de l’hippopotame et du lion, a incité à reconnaître en elle une figure démoniaque, à l’instar d’Apophis84. Bien au contraire de ce dernier, l’ennemi par excellence du soleil, la dévoreuse, de même que les quarante- deux assesseurs (supra 1.3.2), n’évoque pas le mal en soi. Elle assume plutôt les directives de Maât85, telle un bourreau86. Son appartenance à la justice est pleinement confirmée par la plume de Maât dont elle est coiffée à partir de la 22e dynastie87. La

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figure du monstre en action se livrant à l’anéantissement des ombres des malfaiteurs, et non pas à celle du défunt, n’est attestée qu’à l’époque gréco-romaine88. Représenté sur un socle auprès d’Osiris à l’époque saïte, l’animal hybride, outre sa dimension punitive, acquiert le statut de gardienne des portes du monde inférieur89. Ce rôle positif de la déesse remonte sans doute au Nouvel Empire puisque Toutânkhamon est qualifié, sur un de ses lits funéraires, de « l’aimé d’Âmmout (ʿmr(y) ʿ{ȝ}mm.t) »90.

27 Dans le pendant chrétien de la psychostasie, à quelle catégorie d’êtres pourrait-on comparer la dévoreuse, ainsi que les quarante-deux assesseurs (supra 1.3.2) ? Si, au premier abord, le démon paraît être une réponse évidente, la question s’avère plus difficile à cerner au regard des sources iconographiques et textuelles. L’iconographie du Moyen Âge occidental a réservé une place prépondérante au diable et à ses alliés comme tortionnaires et exécuteurs des malfaiteurs dans le but d’inciter à la crainte91 (fig. 2 : registre médian, côté gauche). Or, les écritures soulignent le sort passif du diable, châtié par les anges, comme dans la parabole du bon grain et de l’ivraie : « De même que l’on ramasse l’ivraie pour la brûler au feu, ainsi en sera-t‑il à la fin du monde : le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu » (Matthieu, 13, 40‑42)92. Ce passage atteste du rôle des anges comme serviteurs de la justice divine, qui assument le châtiment du diable et de ses alliés en les enflammant. La mise en parallèle des psychostasies égyptienne et chrétienne révèle que les fonctions des anges, de la dévoreuse et des quarante-deux assesseurs s’équivalent : défendant la justice, ils œuvrent tous pour le châtiment des ennemis.

3. Les ennemis : Seth et ses alliés / le démon

28 Lorsque l’innocence du défunt est proclamée, celui-ci est justifié contre ses ennemis, idée majeure qui s’exprime dans le discours des divinités au terme de la psychostasie93. L’identité et la classification des ennemis du défunt et des dieux ont fait l’objet de quelques études94. Selon le modèle mythique sur lequel se calque la psychostasie classique, Seth est « l’ennemi existentiel » d’Osiris95. En outre, d’autres adversaires peuvent intenter un procès contre le défunt au moment de l’examen de son cœur96. Ces opposants du mort sont associés aux acolytes de Seth, comme, par exemple, dans le chapitre 18 du Livre des Morts qui est centré sur la parution du défunt en justice : « Ô Thot qui as fait triompher Osiris de ses ennemis (ḫfty.w), fais triompher NN (= le défunt) de ses ennemis (ḫfty.w) comme tu as fait triompher Osiris de ses ennemis (ḫfty.w) en présence du tribunal dans lequel est Rê et dans lequel est Osiris à Héliopolis, en cette nuit du souper, en cette nuit du combat et de la mise en garde des rebelles (sby.w), en ce jour où les ennemis (ḫfty.w) du maître de l’univers furent anéantis. (Gloses) En ce qui concerne le grand tribunal qui est à Héliopolis, c’est Atoum, c’est Chou, c’est Tefnout. En ce qui concerne la mise en garde des rebelles (sby.w) – c’est la destruction de la bande de Seth lorsqu’il a (voulu) répéter son crime »97. Les deux termes « adversaires / ennemis (ḫfty.w) » et « rebelles (sby.w) » se présentent comme synonymes des alliés de Seth98.

29 Peut-on considérer Seth, le meurtrier d’Osiris, et les autres ennemis du défunt comme des démons ? Selon J. Assmann, Seth n’incarne pas le mal absolu car il vient à être inséré dans le mythe de Rê en tant que son défenseur contre le serpent Apophis99. En

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effet, les actions de Seth, qui s’inscrivent dans le cadre de deux mythes fondateurs, issus de régions différentes, ont entraîné une confusion quant à l’interprétation de ses rôles : d’une part, Seth l’héliopolitain assassine son frère Osiris, d’autre part, Seth de Noubet subit une défaite lors de son conflit avec Horus de Nékhen100. Vaincu par Horus, Seth devient alors son assistant, notamment dans le combat solaire contre Apophis101. Le caractère « démoniaque » de Seth est particulièrement mis en exergue dans le Livre de la Nuit et dans celui de l’Amdouat par l’alternance de son nom avec celui d’Apophis, l’ennemi de Rê102. L’opposition de ces dieux à Osiris et Rê relève d’un contraste plus large entre un dieu (nṯr) et son adversaire (ḫfty) reconnu comme démoniaque pour ses actes mauvais103.

30 Bien que le châtiment des ennemis et des pécheurs soit bien illustré dans les livres du monde inférieur, datant du Nouvel Empire104, Seth s’est évadé dans le désert suite à la sentence énoncée contre lui ; de même, Apophis est battu, brulé et coupé en pièces, mais à chaque nuit il réapparaît à nouveau105. Leur défaite n’est donc pas définitive, mais elle est, à l’image du monde égyptien, cyclique, se renouvelant à chaque passage nocturne de Rê dans le monde inférieur, comme à chaque justification d’une personne identifiée à Osiris.

31 Le principe selon lequel le moteur du mal, qu’il s’agisse de Seth ou d’Apophis, demeure au monde, se rencontre dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, qui développe la cohabitation du bien et du mal dans le monde jusqu’au Jugement dernier, moment de l’épuisement définitif de la puissance de nuisance du démon (Matthieu, 13, 24‑30, 36‑43)106 : « Il leur proposa une autre parabole : “Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de l’ivraie en plein milieu du blé et il s’en est allé. Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi l’ivraie. Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire : ‘Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ?’ Il leur dit : ‘C’est un ennemi qui a fait cela.’ Les serviteurs lui disent : ‘Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ?’ – ‘Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.’ ” “Alors, laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et dirent : ‘Explique-nous la parabole de l’ivraie dans le champ’. Il leur répondit : ‘Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; l’ivraie, ce sont les sujets du Malin ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on ramasse l’ivraie pour la brûler au feu, ainsi en sera-t‑il à la fin du monde : le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !’ ” ».

32 Dans cet extrait, « l’ennemi » correspond au démon, de même que dans la psychostasie égyptienne il désigne les adversaires d’Osiris et de Rê, reconnus pour leurs actions démoniaques.

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Conclusion

33 L’étude comparative de l’interaction des intervenants dans les psychostasies égyptienne et chrétienne permet de classer ceux qui interviennent au tribunal comme « anges / génies » ou « démons », d’évaluer les différences et les similitudes entre les protagonistes et d’éclairer leurs rapports avec le bien et le mal. Le jugement se déroule sous la présidence d’Osiris, de Rê, ou du Christ. À la différence de l’entourage proche du Christ qui joue un rôle « direct » d’intercesseur, la famille d’Osiris, à savoir Isis, Nephthys et les quatre enfants d’Horus, veille sur le dieu osirien et « indirectement » sur le défunt justifié et identifié au dieu des morts. Thot, Anubis, Horus et Maât, qui examinent le cœur du mort à l’aide de la balance, sont investis de tâches avoisinant celles des anges, mais se distinguent d’eux par leur pouvoir décisif. Les quarante-deux assesseurs, qui écoutent la déclaration d’innocence du défunt, mettent à l’épreuve sa connaissance « théorique » des normes de la justice. Par la suite, l’ennéade procède à l’examen « pragmatique » de son cœur, témoin de l’application vertueuse des préceptes de Maât. Ce collège divin, qui siège dans la Salle des deux Maât, est analogue aux saints agissant comme assesseurs dans le Jugement dernier. Meskhenet, Chaï et Renoutet personnifient la récompense du défunt, s’opposant ainsi à la dévoreuse qui exécute le châtiment. Les quarante-deux assesseurs et la dévoreuse, souvent considérés comme figures démoniaques en raison de leur aspect terrifiant, de leur double fonction protectrice du juste et répressive de ses ennemis, et de leurs dénominations menaçantes, s’avèrent donc être des bourreaux ou des génies exécuteurs de la justice qui éliminent les malfaiteurs. Les fonctions de ce collège divin et du monstre correspondent à celles des anges qui, au au terme du Jugement dernier, punissent le diable et ses alliés. Ces derniers correspondent à Seth et à ses acolytes qui sont les vrais démons dans la psychostasie égyptienne. Les deux conceptions du jugement conservent le principe du mal au monde, qu’il s’agisse de Seth, d’Apohis ou du diable. Au contraire des instigateurs égyptiens du mal, qui sont châtiés de façon cyclique, c’est définitivement que le démon est contenu dans le jugement chrétien.

NOTES

1. Arnaud Quertinmont (éd.), Dieux, génies et démons d’Égypte. À la rencontre d’Osiris, Anubis, Isis, Hathor, Rê et les autres… [Exposition du 21 mai au 20 novembre 2016 au Musée royal de Mariemont, Morlanwelz], Prais, 2016, p. 285-289. 2. Mes vifs remerciements à Françoise Labrique, l’higoumène Elias-Patrick Leroy, Jérôme Rizzo et Thierry Van Compernolle pour la lecture de cet article et leurs remarques avisées. Ma reconnaissance va également à Arnaud Delhove pour la discussion enrichissante que nous avons eue sur ce thème. 3. Joachim Spiegel, Die Idee des Totengerichts in der ägyptischen Religion, Leipziger Ägyptologische Studien 2, 1935 ; Jean Yoyotte, « Le jugement des morts dans l’Égypte ancienne », dans Le jugement des morts, Sources Orientales 4, Paris, 1961, p. 15‑80 ; Reinhard Grieshammer, Das Jenseitsgericht in den Sargtexten, Ägyptologische Abhandlungen 20, 1970 ; Christine Seeber, Untersuchungen zur

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Darstellung des Totengerichts im Alten Ägypten, Münchner ägyptologische Studien 35, 1976 ; Jan Assmann, Maât. L’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, [Paris], 1989, p. 70‑84 ; John Gwyn Griffiths, The Divine Verdict : a Study of Divine Judgement in the Ancient Religions, Studies in the History of Religions 52, Leiden, 1991, p. 224‑236 ; Miriam Lichtheim, Maat in Egyptian Autobiographies and Related Studies, Orbis biblicus et orientalis 120, 1992, p. 103‑144 ; Jan Assmann, Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne, Paris, 2003, p. 114‑140 ; Hanane Gaber, « Deux variantes de la scène de la psychostasie (chapitres 30 et 125 du Livre des Morts) », Revue d'Égyptologie 60, 2009, p. 1‑16 ; Hanane Gaber, « L’interaction des dieux, des génies et des démons dans la scène de la psychostasie », dans A. Quertinmont (éd.), op. cit., p. 285-289.. 4. Le genius personnifiait la puissance d’un être ou d’une chose ou d’un lieu, telle qu’elle se formait au moment de sa naissance ou de sa constitution : John Scheid, La religion des Romains, Paris, 1998, p. 137. 5. Homère a recours à daimôn pour qualifier une puissance divine que l’on ne peut ou ne veut pas nommer, d’où le sens de divinité ou de destin : Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1999. p. 246 ; selon Empédocle, daimôn désigne de façon indéterminée une divinité, masculine ou féminine, qu’elle soit identifiée ou non : Jean-François Balaudé, Le vocabulaire des Présocratiques, Paris, 2002, p. 15. Pour un exposé plus détaillé sur la signification et l’évolution de daimôn, voir Panagiotis Kousoulis, « The Demonic Lore of Ancient Egypt : Questions on Definitions », dans Panagiotis Kousoulis (éd.), Ancient Egyptian Demonology : Studies on the Boundaries between the Demonic and the Divine in Egyptian Magic, Orientalia Lovaniensia Analecta 175, 2011, p. X-XI. 6. Herman te Velde, « Dämonen », dans Wolfgang Helck, Eberhard Otto, Lexikon der Ägyptologie I, Wiesbaden, 1975, col. 980 ; Dimitri Meeks, « Demons », dans The Oxford Encyclopedia of Ancient Egypt I, Oxford, New York, 2001, p. 375 ; Rita Lucarelli, « Demons in the Book of the Dead », dans Burkhard Backes, Irmtraut Munro, Simone Stöhr (éd.), Totenbuch-Forschungen. Gesammelte Beiträge des 2. Internationalen Totenbuch-Symposiums 2005, Studien zum altägyptischen Totenbuch 11, 2006, p. 203, nº 1 ; Kasia Szpakowska, « Demons in Ancient Egypt », dans Religion Compass 3, 2009, p. 799 ; P. Kousoulis, op. cit., p. XI-XIV. 7. Dimitri Meeks, « Génies, anges, démons en Égypte », Sources orientales 8, 1971, p. 19‑21 ; id., « Demons », op. cit., p. 375. 8. D. Meeks, « Génies,… », op. cit., p. 18‑84 ; D. Meeks, « Demons », op. cit., p. 375 ; R. Lucarelli, op. cit., p. 210 ; K. Szpakowska, op. cit., p. 799. 9. D. Meeks, « Génies,… », op. cit., p. 20 ; D. Meeks, « Demons », op. cit., p. 375 ; Rita Lucarelli, « Towards a Comparative Approach to Demonology in Antiquity : The Case of Ancient Egypt and Mesopotamia », Archiv für Religionsgeschichte 14, 1, 2013, p. 16, nº 26. Sur cette acception du terme daimôn : P. Chantraine, op. cit., p. 246. 10. R. Lucarelli, « Towards… », op. cit., p. 12 ; Rita Lucarelli, « Demons (Benevolent and Malevolent) », dans UCLA Encyclopedia of Egyptology, 2010, p. 2 : ; K. Szpakowska, op. cit., p. 799. Sur les classifications des catégories d’êtres repertoriées comme démons : R. Lucarelli, « Demons in the Book of the Dead », op. cit., p. 204‑207 ; D. Meeks, « Génies, … », op. cit., p. 21 ; Paul John Frandsen, « Faeces of Creator or the Temptations of the Dead », dans P. Kousoulis (éd.), op. cit., p. 25‑26 ; H. te Velde, op. cit., col. 980 ; K. Szpakowska, op. cit., p. 799. 11. D. Meeks, « Demons », op. cit., p. 375 ; D. Meeks, « Génies, … », op. cit., p. 47‑48 ; R. Lucarelli, « Demons in the Book of the Dead », op. cit., p. 208‑211 ; P. Kousoulis, op. cit., p. XI-XII, XIV. 12. André Vanrie, « L’ange à la balance », dans Mina Martens, André Vanrie, Michel de Waha (éd.), Saint Michel et sa symbolique. Ouvrage publié par la Ville de Bruxelles dans le cadre de son millénaire, à l’occasion de l’exposition « Saint Michel et sa symbolique », Bruxelles, 1979, p. 30. 13. Alfred Maury, « Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Deuxième article », Revue

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d’Archéologie 1, 1844, p. 291‑307 ; Siegfried Morenz, « Rechts und Links im Totengericht », Zeitschrift für Ägyptische Sprache und Altertumskunde 82, 1957, p. 70, nº 6 ; Bengt Julius Peterson, « Der Totenfresser in den Darstellung der Psychostasie des altägyptischen Totenbuches », Orientalia Suecana 10, 1961, p. 39 ; Pierre Du Bourguet, « Origines lointaines d’images de saint Michel », dans Marcel Baudot (éd.), Millénaire monastique du Mont Saint Michel, Tome 3. Culte de Saint Michel et pèlerinages au Mont, Paris, 1971, p. 37‑38 ; Jean Fournée, « L’Archange de la mort et du jugement », dans Marcel Baudot (éd.), op. cit., p. 67, 72, 76‑77 ; A. Vanrie, op. cit., p. 18, 23 ; Erich Winter, « Der Zielpunkt bedingt die Darstellung : altägyptische und mittelalterliche Typisierung der Wäge-Szene beim Totengericht », dans Renate Brandscheidt, Theresia Mende (éd.), Schöpfungsplan und Heilsgeschichte : Festschrift für Ernst Haag zum 70. Geburtstag, Trier, 2002, p. 332‑335 ; Jan Assmann, L’Égypte ancienne : entre mémoire et science, Paris, 2009, p. 72, 79, 81. 14. J. Yoyotte, op. cit., p. 41‑42, 61. 15. Sur ce tribunal originel, R. Grieshammer, op. cit., p. 43‑45 ; Jan Assmann, Images et rites de la mort dans l’Égypte ancienne. L’apport des liturgies funéraires, Paris, 2000, p. 63‑64 ; Bernard Mathieu, « Un épisode du procès de Seth au tribunal d’Héliopolis (Spruch 477, Pyr. § 957a-959e) », Göttinger Miszellen 164, 1998, p. 71‑78 ; Susanne Bickel, « Héliopolis et le tribunal des dieux », dans Catherine Berger, Bernard Mathieu (éd.), Études sur l’Ancien Empire et la nécropole de Saqqâra dédiées à Jean-Philippe Lauer, Orientalia Monspeliensia 9, 1997, p. 113‑122. 16. C. Seeber, op. cit., p. 121‑123, nº 497 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 41‑42 ; Jan Zandee, Death as an Enemy, Studies in the History of Religions V, Leiden, 1960, p. 32, no 7 ; S. Bickel, op. cit., p. 114. 17. C. Seeber, op. cit., p. 131‑132, nº 580 ; Bernard Bruyère, « Rapport sur les fouilles de Deir el Médineh (1927) », Fouilles de l’Institut français d’archéologie orientale V, 1928, p. 71‑72, fig. 49. 18. A. Vanrie, op. cit., p. 28 ; Michel Berger, André Jacob, La Chiesa di S. Stefano a Soleto : tradizioni bizantine e cultura tardogotica, Lecce, 2007, p. 69‑70, fig. 40. 19. Herman te Velde, « Some Remarks on the Structure of Egyptian Divine Triads », Journal of Egyptian Archaeology 57, 1971, p. 84‑86 ; Claude Traunecker, Les dieux de l’Égypte, Que sais-je ? 1194, Paris, 1992, p. 62‑63. 20. Jan Assmann, Liturgische Lieder an den Sonnengott, Münchner ägyptologische Studien 19, 1969, p. 341, 342, 347‑352. 21. Bernard Mathieu, « Horus : polysémie et métamorphoses », Égypte nilotique et méditerranéenne 6, 2013, p. 10, nº 84 ; Bernard Mathieu, « Les Enfants d’Horus, théologie et astronomie (Enquêtes dans les Textes des Pyramides, 1) », Égypte nilotique et méditerranéenne 1, 2008, p. 9, nº 4. 22. Matthieu Heerma van Voss, « Horuskinder », dans Wolfgang Helck, Eberhard Otto, Lexikon der Ägyptologie III, Wiesbaden, 1980, col. 53. 23. Frédéric Servajean, « Le lotus émergeant et les quatre Enfants d’Horus : analyse d’une métaphore physiologique », dans Sydney Aufrère (éd.), Encyclopédie religieuse de l’univers végétal II, Orientalia Monspeliensia XI, 2001, p. 265‑269, p. 264, nº 22, 271‑272 ; B. Mathieu, « Les Enfants d’Horus… », op. cit., p. 10‑11, nº 9. 24. A. Vanrie, op. cit., p. 29 ; J. Fournée, op. cit., p. 83. 25. C. Seeber, op. cit., p. 135. 26. Ibid., p. 135 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 47‑48. 27. C. Seeber, op. cit., p. 133 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 49. 28. Sur le précédent mythique, supra n. 15. 29. S. Bickel, op. cit., p. 115, nº 14 ; Erik Hornung, Conceptions of God in Ancienl Egypt, Londres, 1982, p. 222‑223 ; C. Seeber, op. cit., p. 135. 30. J. Spiegel, op. cit., p. 47 ; chapitre 17 du Livre des Morts, C. Seeber, op. cit., p. 130‑131, n. 569‑571. 31. A. Vanrie, op. cit., p. 29.

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32. J. Yoyotte, op. cit., p. 51‑52 (trad.), 59 ; C. Maystre, Les déclarations d’innocence (Livre des Morts, chapitre 125), Recherches d’Archéologie, de Philologie et d’Histoire 8, 1937, p. 13 (texte hiéroglyphique), 17 (traduction). 33. J. Yoyotte, op. cit., p. 51‑52 (trad.), 59 ; C. Maystre, op. cit., p. 16 (texte hiéroglyphique), 17 (traduction). ; C. Seeber, op. cit., p. 137. 34. Sur la traduction et l’analyse de l’ensemble des péchés : J. Yoyotte, op. cit., p. 52‑54, 59‑60 ; J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 132‑133 ; J. Assmann, Maât, op. cit., p. 76‑79 ; Charles Maystre, op. cit., p. 23‑55, 65‑103 ; James Henry Breasted, Development of Religion and Thought in Ancient Egypt, New York, 1959, p. 299‑304 ; M. Lichtheim, op. cit., p. 103‑144. 35. J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 136 ; J. H. Breasted, op. cit., p. 302. 36. J. Yoyotte, op. cit., p. 19 ; J. H. Breasted, op. cit., p. 307. 37. J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 133‑134. 38. Jan Assmann, « Zur Geschichte des Herzens im Alten Ägypten », dans Jan Assmann, Theo Sundermeier (éd.), Die Erfindung des inneren Menschen. Studien zur religiösen Anthropologie, Gütersloh, 1993, p. 89‑90. 39. J. Yoyotte, op. cit., p. 56 (trad.) ; Edouard Naville, Das aegyptische Todtenbuch der XVIII. bis XX. Dynastie aus verschiedenen Urkunden, Band I, Berlin, 1886, pl. 137‑138 (texte hiéroglyphique). 40. J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 167. 41. C. Seeber, op. cit., p. 138, fig. 23‑26. 42. Petra Barthelmess, Der Übergang ins Jenseits in den thebanischen Beamtengräbern der Ramessidenzeit, Studien zur Archäologie und Geschichte Altägyptens 2, 1992, p. 99 ; Heinrich Schäfer, Emma Brunner-Traut (éd.), Principles of Egyptian Art, translated and edited, with an introduction, by John Baines, Oxford, 1974, p. 160‑162, 227‑230. 43. C. Seeber, op. cit., fig. 23‑26. 44. J. Yoyotte, op. cit., p. 53 (trad.) ; C. Maystre, op. cit., p. 68 (texte hiéroglyphique). 45. C. Seeber, op. cit., p. 135‑137 ; J. Spiegel, op. cit., p. 47. 46. C. Seeber, op. cit., p. 130‑131, no 569‑570 ; J. Spiegel, op. cit., p. 47. 47. C. Seeber, op. cit., p. 130‑131, no 571 ; Hermann Grapow, Religiöse Urkunden. Ausgewählte Texte des Totenbuches (Heft 1‑3), Urkunden des ägyptischen Altertums V, 1915‑1917, p. 42, l. 4 (texte hiéroglyphique) ; Erik Hornung, Das Totenbuch der Ägypter, Zürich, München, 1979, p. 66, l. 149‑153 (trad.). 48. C. Seeber, op. cit., p. 130‑131, no 136, no 601. 49. Terme emprunté à J. Yoyotte, op. cit., p. 59‑60. 50. J. Assmann, Maât, op. cit., p. 72‑73. 51. J. Zandee, op. cit., p. 14, 188, no 8 ; Joseph Vergote, « Immortalité conditionnée de l’âme ou survie inconditionelle dans l’Égypte ancienne », dans Aristide Théodoridès, Paul Naster, Julien Ries, Vie et survie dans les civilisations orientales, Acta Orientalia Belgica 3, Louvain, 1983, p. 65‑69, p. 66‑68. 52. Sur les différentes versions de la psychostasie : C. Seeber, op. cit., p. 74‑83 ; Philippe Derchain, « L’Œil, Gardien de la Justice », Zeitschrift für Ägyptische Sprache und Altertumskunde 83, 1958, p. 75‑76 ; H. Gaber, « Deux variantes… », op. cit., p. 1‑16. 53. J. Assmann, « Zur Geschichte des Herzens… », op. cit., p. 100 ; J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 167 ; C. Seeber, op. cit., p. 76. 54. C. Seeber, op. cit., p. 77, 81. 55. Traduction de J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 62 ; Wladimir Golénischeff, Les papyrus hiératiques No 1115, 1116 A et 1116 B de l’Ermitage impérial à St-Pétersbourg, St. Pétersbourg, 1913, pl. 10, X (l. 55) (textes hiéroglyphique et hiératique) ; Joachim Friedrich Quack, Studien zur Lehre für Merikare, Göttinger Orientforschungen 4, 23, 1992, p. 175 (55) (M) (texte hiéroglyphique), p. 34‑35 ; Dieter Müller, « Grabausstattung und Totengericht in der Lehre für König Merikare », Zeitschrift

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für Ägyptische Sprache und Altertumskunde 94, 1967, p. 117 (l. 54‑56 : texte hiéroglyphique), p. 118, 123 (traduction). 56. Hans Bonnet, Reallexikon der ägyptischen Religionsgeschichte, Berlin, 1952, p. 341 ; Erich Lüddeckens, « Alter und Einheitlichkeit der ägyptischen Vorstellung vom Totengericht », dans Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Wiesbaden, 1953, p. 199, n’est pas d’accord avec cette idée. 57. Michel Malaise, Les scarabées de cœur dans l’Égypte ancienne, Monographies Reine Elisabeth 4, Bruxelles, 1978, p. 11 ; Alexandre Piankoff, Le « cœur » dans les textes égyptiens depuis l’Ancien jusqu’à la fin du Nouvel Empire, Paris, 1930, p. 82 ; J. Assmann, « Zur Geschichte des Herzens… », op. cit., p. 99 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 41. 58. M. Lichtheim, op. cit., p. 125. 59. C. Seeber, op. cit., p. 139‑162 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 45 ; J. G. Griffiths, op. cit., p. 227 ; J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 130. 60. C. Seeber, op. cit., p. 140, fig. 51. 61. S. Bickel, op. cit., p. 115 ; J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 63‑64. 62. C. Seeber, op. cit., p. 147‑148, 151 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 45. 63. C. Seeber, op. cit., p. 159. 64. Ibid., p. 154‑156. 65. J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 65. 66. Adriaan de Buck, The Egyptian coffin texts VI, Oriental Institute Publications 81, 1956, p. 209, g, formule 587 ; traduction de S. Bickel, op. cit., p. 115, no 19 ; Raymond Oliver Faulkner, The Ancient Egyptian Coffin Texts. Volume II, Warminster, 1973, p. 190 (trad.). 67. Traduction de J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 62 ; W. Golénischeff, op. cit., pl. 10, X (l. 54) (textes hiéroglyphique et hiératique) ; J. F. Quack, op. cit., p. 174 (54) (E) (texte hiéroglyphique), p. 34‑35 (translittération et traduction). 68. J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 62. 69. Béatrice de Chancel-Bardelot, Dictionnaire de la cathédrale de Bourges, suivi d’un répertoire des saints dans la cathédrale, Dijon, 2008, p. 158‑159 ; Laurence Brugger, Yves Christe, Bourges : la cathédrale, [Saint-Léger-Vauban], 2000, p. 284‑312, fig. 110, 113. 70. Jacques Le Goff, Un Moyen Âge en images, Paris, 2007, p. 173, fig. 101. 71. A. Maury, op. cit., p. 300‑307 ; Alfred Maury, « Des divinités et des génies psychopompes dans l’antiquité et au moyen âge », Revue d’Archéologie 2, 1845, p. 501, 503, 506 ; J. Fournée, op. cit., p. 72, 76‑78 ; P. Du Bourguet, op. cit., p. 37‑38 ; A. Vanrie, op. cit., p. 30‑31 ; E. Winter, op. cit., p. 332‑335. 72. < http://coptica.free.fr/michel__l_archange_chevalier_1040.htm> ; Alfred Maury, « Recherches sur l’origine des représentations figurées de la psychostasie ou pèsement des âmes et sur les croyances qui s’y rattachaient. Premier article », Revue d’Archéologie 1, 1844, p. 235‑249 ; voir supra n. 13, 70. 73. Synaxaire copte du 25 Touba : De Lacy O’Leary, The Saints of Egypt : an Alphabetical Compendium of Martyrs, Patriarchs and Sainted Ascetes in the Coptic Calendar, Commemorated in the Jacobite Synaxarium, Amsterdam, 1974, p. 227 ; traduction française d’une version arabe plus détaillée de cette vie : http://www.eglise-copte-orthodoxe-de-france.fr/pdf/synaxaire/25_05.pdf 74. A. Maury, « Des divinités et des génies… », op. cit., p. 507‑520 ; J. Fournée, op. cit., p. 66‑67, 70‑72 ; A. Vanrie, op. cit., p. 22. 75. J. Fournée, op. cit., p. 74 ; Henri Cazelles, « Le jugement des morts en Israël », dans Le jugement des morts, Sources Orientales 4, Paris, 1961, p. 135‑136 ; A. Vanrie, op. cit., p. 28‑29 : transposition en images de la préparation du trône divin (Apocalypse 20, 11‑12) et de la participation des anges. 76. C. Seeber, op. cit., p. 85‑86 ; J. G. Griffiths, op. cit., p. 226‑227. 77. C. Seeber, op. cit., p. 85‑86, 134, fig. 49 ; Jan Quaegebeur, Le dieu égyptien Shaï dans la religion et l’onomastique, Orientalia Lovaniensia Analecta 2, 1975, p. 153.

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78. Wolfgang Helck, Urkunden der 18. Dynastie IV, Leipzig, 1909, p. 1060, l. 12‑13 (texte hiéroglyphique) ; J. Quaegebeur, op. cit., p. 133, no 1 (trad.), 119, 146 ; C. Seeber, op. cit., p. 86, no 320 ; Jan Assmann, « Die Inschrift auf dem äußeren Sarkophagdeckel des Merenptah », Mitteilungen des Deutschen Archâologischen Instituts Abteilung Kairo 28, 1, 1972, p. 50‑51, l. 35‑37, p. 61 (19). 79. C. Seeber, op. cit., p. 86 ; J. Yoyotte, op. cit., p. 46 ; J. Quaegebeur, op. cit., p. 147‑149 ; John Baines, Fecundity Figures : Egyptian Personification and the Iconology of a Genre, Warminster, 1985, p. 63‑64 ; J. Assmann, « Die Inschrift », op. cit., p. 61 (19), no 40 ; Marc Gabolde, « Une interprétation alternative de la “pesée du cœur” du Livre des Morts », Égypte, Afrique & Orient 43, octobre 2006, p. 18‑19. 80. Voir, par exemple, C. Seeber, op. cit., p. 134, fig. 49, p. 85, fig. 26. 81. C. Seeber, op. cit., p. 88 ; J. Assmann, « Die Inschrift », op. cit., p. 50‑51, l. 35‑37, p. 61 (19) ; J. G. Griffiths, op. cit., p. 226‑227, no 97‑98 ; J. Baines, op. cit., p. 64. 82. C. Seeber, op. cit., p. 170‑171. 83. Sur les différentes écritures de son nom, voir C. Seeber, op. cit., p. 167‑171. 84. Ibid., p. 164, 172‑173 ; Henry George Fischer, « The Ancient Egyptian Attitude Towards the Monstrous », dans Ann Elizabeth Farkas, Prudence Oliver Harper, Evelyn Byrd Harrison (éd.), Monsters and Demons in the Ancient and Medieval Worlds. Papers Presented in Honor of Edith Porada, Mainz, 1987, p. 20 ; R. Lucarelli, « Demons (Benevolent…) », op. cit., p. 1‑10 : ; R. Lucarelli, « Demons in the Book of the Dead », op. cit., p. 207 ; H. te Velde, op. cit., col. 980. 85. C. Seeber, op. cit., p. 167‑175 ; J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 128‑129. 86. E. Winter, op. cit., p. 329‑330. 87. C. Seeber, op. cit., p. 165, fig. 67, pl. 26, 28. 88. Voir, à titre d’exemple, E. Winter, op. cit., p. 334, fig. 3 ; C. Seeber, op. cit., p. 171‑175, 172, fig. 70, 186, fig. 79 ; Dieter Kurth, Der Sarg der Teüris. Eine Studie zum Totenglauben im römerzeitlichen Ägypten, Aegyptiaca Traverensia 6, 1990, p. 66‑67, fig. 24‑25. 89. B. J. Peterson, op. cit., p. 35‑39 ; C. Seeber, op. cit., p. 175‑184, 188, fig. 77. 90. M. Gabolde, op. cit., p. 17 (texts hiéroglyphique et traduction). 91. J. Le Goff, op. cit., p. 172‑175 ; A. Vanrie, op. cit., p. 26, 28‑29. 92. Camille Focant, Daniel Marguerat, Le Nouveau Testament commenté : Texte intégral. Traduction œcuménique de la Bible, Montrouge, Genève, 2012, p. 78‑81 ; J. Fournée, op. cit., p. 87‑88 ; A. Vanrie, op. cit., p. 22. 93. Voir, à titre d’exemples, C. Seeber, op. cit., p. 143, no 636 ; J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 417 ; S. Bickel, op. cit., p. 116. 94. J. Zandee, op. cit., p. 217‑224 ; J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 60‑62. 95. J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 121‑122 ; Georg Meurer, « Die Verfemung des Seth und seines Gefolges in den Pyramidentexten und in späterer Zeit », dans Heinz Felber (éd.), Feinde und Aufrührer : Konzepte von Gegnerschaft in ägyptischen Texten besonders des Mittleren Reiches, Abhandlungen der Sächsischen Akademie der Wissenschaften zu Leipzig, philologisch-historische Klasse 78, Heft 5, Leipzig, 2005, p. 175, no 8 ; J. Zandee, op. cit., p. 219, 221‑222 ; Herman te Velde, Seth, God of Confusion. A Study of his Role in Egyptian Mythology and Religion, Leiden, 1967, p. 81‑82 ; Bernard Mathieu, « Seth polymorphe : le rival, le vaincu, l’auxiliaire », Égypte nilotique et méditerranéenne 4, 2011, p. 150 ; R. Grieshammer, op. cit., p. 44. 96. J. Zandee, op. cit., p. 32, 219‑220 ; J. Assmann, Images et rites, op. cit., p. 60‑62. 97. Traduction du S. Bickel, op. cit., p. 117, no 30 ; E. Naville, op. cit. , pl. 31, col. 1‑6 (texte hiéroglyphique). 98. G. Meurer, op. cit., p. 180, 184. 99. J. Assmann, Mort et au-delà, op. cit., p. 123.

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100. B. Mathieu, « Seth polymorphe », op. cit., p. 137‑158, particulièrement p. 149, 154 ; H. te Velde, Seth, op. cit., p. 81‑84, 99‑100, 71, no 2‑3. 101. B. Mathieu, « Seth polymorphe », op. cit., p. 149 ; H. te Velde, Seth, op. cit., p. 71, no 2‑3. 102. Erik Hornung, Das Amduat. Die Schrift des verborgenen Raumes. Übersetzung und Kommentar, Ägyptologische Abhandlungen 7, 1963, Teil 1. Text, p. 8, Teil II, p. 15‑16, no 37 ; Gilles Roulin, Le Livre de la Nuit. Une composition égyptienne de l’au-delà, Orbis biblicus et orientalis 147, 1‑2, 1996, Partie 2, p. 76, Partie 1, p. 206‑208 ; Dietrich Wildung, « Feindsymbolik », dans Wolfgang Helck, Eberhard Otto, Lexikon der Ägyptologie II, Wiesbaden, 1977, col. 147 ; G. Meurer, op. cit., p. 173. 103. H. te Velde, Seth, op. cit. p. 91‑94 ; J. Zandee, op. cit., p. 224, no 4‑5. 104. Par exemple, J. Zandee, op. cit., p. 18‑19, 36‑38. 105. Erik Hornung, Der Eine und die Vielen. Ägyptische Götterwelt, Darmstadt, 1973, p. 150‑151. 106. C. Focant, D. Marguerat, op. cit., p. 78‑81.

RÉSUMÉS

L’objet de cette étude est de classer les acteurs divins dans les psychostasies égyptienne et chrétienne, d’y examiner l’interaction des protagonistes et d’établir les liens des « dieux / génies / anges » avec le bien, ceux des « démons » avec le mal. Cette comparaison permet, par exemple, de déterminer le rôle des quarante-deux assesseurs et de la dévoreuse, souvent considérés comme figures démoniaques. Les quarante-deux dieux et le monstre dévoreur agissent en fait comme des bourreaux ou des génies exécuteurs, dont la fonction est analogue à celle des anges qui, au terme du Jugement dernier, punissent le diable et ses alliés. Quant à ces derniers, ils correspondent à Seth et à ses acolytes qui sont les vrais démons de la psychostasie égyptienne.

This study aims to classify the divine participants in the Egyptian and Christian psychostasias, to examine the interaction of its protagonists, to establish the connection between “gods / genies / angels” and good, and the connection of “demons” with evil. This comparison enables us to determine, for example, the function of the forty-two assessors and the devourer, which are often regarded as demonic figures. The forty-two gods and the monster in fact act as executioner genies, whose function is similar to the angels at the Last Judgement, when they punish the Devil and his associates. The latter are equivalent to Seth and his acolytes, who are the real demons in the Egyptian psychostasia.

AUTEUR

HANANE GABER Collège de France, Paris Chaire de Civilisation pharaonique [email protected]

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L’énigme d’inversion dans la littérature médiévale scandinave Neck Riddles in Medieval Scandinavian Literature

Pierre-Brice Stahl

« De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. » Juges 14.14

1 Cette énigme proposée par Samson lors de la cérémonie de son mariage se révèle des plus difficiles si l’on ne connaît pas le récit auquel elle appartient. Or, il s’agit d’une histoire personnelle, qui n’est connue que de Samson. D’aucuns auront déjà fait le parallèle avec l’énigme de la strophe 54 du poème eddique Vafþrúðnismál ( Dits de Vafþrúðnir)1 : « hvat mælti óðinn áþr á bál stigi siálfr í eyra syni » [Qu’a dit Óðinn avant qu’il monte sur le bûcher funéraire à l’oreille de son fils ?]2. Un terme anglais, issu de l’allemand, existe pour désigner un tel type d’énigme, on parle de neck-riddle. La locution fait référence au récit du prisonnier qui parvient à sauver sa tête en soumettant une énigme à ses juges. À partir de la strophe 19, la tête est également en jeu dans le Vafþrúðnismál. Le but est de déterminer qui du dieu ou du géant est le plus sage. Or, la dernière question d’Óðinn fait appel à un savoir personnel. La strophe 54 serait-elle une simple fourberie du dieu ou son emploi relève-t‑il d’une intention précise ?

L’énigme d’inversion

2 Aucun article ou ouvrage spécialisé sur le Vafþrúðnismál n’utilise les termes neck-riddle ou Halslösungsrätsel au regard de la strophe 54 du poème. Anne Holtsmark parle, par exemple, de « uløselige gåten » [l’énigme insoluble]3, Ármann Jakobsson de « dishonnest last question » [dernière question malhonnête]4, Nicolas Meylan de « question atypique »5, Maria Ruggerini de « foul play » [jeu déloyal]6, Carolyne Larrington de « trick question » [question piège]7. La locution neck-riddle ne se retrouve pas également dans les introductions ou commentaires des traductions ; les auteurs

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anglophones emploient à la place les termes « unanswerable question »8. Aucune étude sur le Vafþrúðnismál ne s’est penchée sur l’analyse de ce type d’énigme. A contrario, le Vafþrúðnismál et plus particulièrement la Hervarar saga ok Heiðreks (Saga de Hervor et du roi Heidrekr) ne sont pas inconnus des ouvrages et des articles théoriques sur l’énigme ou sur les neck-riddles. Toutefois, il ne s’agit là que de mentions qui ne dépassent généralement pas les deux ou trois lignes et se contentent de résumer lesdites énigmes.

3 Mais quel est le sens de l’expression neck-riddle et à quoi fait-elle référence ? Comme le présente Roger Abrahams, la locution est en lien direct avec le récit du prisonnier qui parvient à sauver sa vie en proposant une énigme à ses bourreaux9. Cependant, à l’inverse d’autres types d’énigmes, seul le détenu est en mesure d’y répondre, ce qui lui permet d’avoir la vie sauve10. Archer Taylor est crédité pour avoir traduit et répandu l’expression dans la recherche anglophone11. Il se fonde sur les termes allemands Halslösungsrätsel et Halsrätsel qui étaient déjà en usage12. Bien que la notion soit souvent traitée dans les articles et ouvrages généraux sur les énigmes13, seuls quelques chercheurs l’ont analysée (moins de dix études existent sur le sujet). À l’heure actuelle, les deux études de référence sont celles de Roger Abrahams et de John Dorst14. En français, l’usage veut que l’on utilise le terme d’énigme sans y ajouter une quelconque spécification. Plusieurs possibilités se présentent dès lors, il serait ainsi possible de reprendre l’expression anglaise ou encore de la traduire. Mais si le privilège est donné de pouvoir proposer à cette locution un équivalent français qui lui est propre, je pense que les termes choisis doivent refléter au mieux le concept. Parler d’« énigme insoluble » serait une erreur, le terme renvoie effectivement à quelque chose qui ne peut être résolu, qui reste sans solution. Or la solution existe, elle est connue de l’énigmeur et elle donne souvent lieu à un récit qui la développe, dans certains cas l’énigmé parvient même à la soustraire15. À l’instar, si « énigme au cou sauf » sied à la strophe 54 du Vafþrúðnismál, elle ne prend pas en compte l’ensemble du corpus des neck-riddles. Effectivement, la mort ne fait pas partie des caractéristiques centrales du genre. Même si ce thème est récurrent et se retrouve soit dans le récit, soit dans la question ou la réponse, il n’en est pas pour autant indissociable. La mise en jeu de la vie se retrouve dans d’autres récits dont l’énigme finale n’appartient pas pour autant au genre des neck-riddles. Ainsi, l’énigme de la sphynge n’a pas trait à l’expérience personnelle, quand bien même la vie est en jeu. De plus, il n’y a aucune menace de mise à mort en cas d’échec dans l’énigme soumise par Samson aux Philistins, mais une promesse de récompense (des vêtements)16. Dans d’autres récits, l’énigme permet au protagoniste de devenir riche sans que le contexte de la mort ne soit mentionné ou n’intervienne par la suite17. Plutôt que de parler « d’énigme au cou sauf », je propose donc l’expression « énigme d’inversion ». La notion permet de rendre compte de la tension qui atteint son paroxysme et le soulagement qui suit la victoire de l’énigmeur, elle permet également de souligner l’événement décisif qui a lieu.

4 À l’inverse de l’énigme où l’on trouve une profusion de définitions, il n’existe à proprement parler aucune définition pour cette catégorie. Cela est notamment dû à la rareté des études sur le sujet ; deux traits constitutifs sont toutefois généralement mis en avant, j’en présenterai un troisième. Ces caractéristiques permettent de déterminer les énigmes qui appartiennent au genre et d’éviter toute confusion avec un autre type d’énigme. En effet, comme le présente Abrahams, certains auteurs en sont venus à qualifier de neck-riddles, des énigmes dont la résolution est difficile18. 1. Le premier élément, qui est essentiel, est l’expérience personnelle, idiosyncratique. Sans la connaissance de l’événement, il est impossible de résoudre ce type d’énigme. Dans la

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dernière énigme du Vafþrúðnismál, l’énigmeur est l’auteur de l’action qu’il relate : « hvat mælti óðinn áþr á bál stigi siálfr í eyra syni » [Qu’a dit Óðinn avant qu’il monte sur le bûcher funéraire à l’oreille de son fils]. La réponse n’est connue que d’Óðinn et se fonde sur un événement intime. 2. Le deuxième élément est le parallèle avec le cadre narratif : l’énigmeur parvient à sortir d’une situation donnée dans laquelle il s’est généralement mis de son propre gré et qui est rapportée19. L’énigme d’inversion est ainsi enchâssée dans le récit et occupe une place centrale, elle en vient même dans certains cas à former le récit, dont elle constitue le cœur de l’intrigue. Cette observation a amené Dorst à voir dans ce type d’énigme un point de dialogue entre les genres : l’énigme d’inversion pouvant aussi bien appartenir au conte qu’à l’énigme20 ; l’auteur applique la théorie développée par Mikhail Bakhtin dans son étude sur le folklore21. La strophe 54 du Vafþrúðnismál, permet ainsi à Óðinn de se sortir d’une situation dans laquelle il s’est mis et apporte une conclusion au poème. 3. Le troisième élément est le renversement de situation. L’usage de ce type d’énigme fait penser au deus ex machina. Ainsi, une situation qui paraissait jusqu’à présent sans solution est soudainement résolue grâce à l’intervention d’un nouvel élément. L’autre point de conjecture entre ce type d’énigme et le deus ex machina est le dénouement qui conduit, du moins pour un des protagonistes, à une fin heureuse. En effet, comme le souligne Susan Stewart : « Ce type d’énigme a le pouvoir d’inverser son propre contexte, le contexte de la mort, à son opposé, le contexte de la vie »22 . Mis à part chez Anniki Kaivola-Bregenhøj qui reprend Stewart, cet aspect n’est jamais souligné23. Les remarques de ces deux auteurs doivent cependant être nuancées, le renversement d’un contexte de mort à celui de vie n’est pas valable pour l’ensemble des énigmes d’inversion ; celles-ci ne mettent pas toutes en scène un condamné et n’ont pas nécessairement la mort pour enjeu. C’est pourquoi je parle de renversement de situation ou d’inversion. Cet aspect se retrouve dans le poème Vafþrúðnismál : à partir de la strophe 19, la session d’énigmes s’accompagne de la mise en jeu de la tête24, la strophe 54 permet à Óðinn de conserver sa vie, toutefois pour Vafþrúðnir elle le conduit à sa mort.

5 Ces trois caractéristiques délimitent le champ de l’énigme d’inversion et permettent de garder la notion ouverte. Prises indépendamment l’une de l’autre, elles ne permettent pas de déterminer ce qu’est une énigme d’inversion. En effet, la formule d’introduction d’une énigme peut être le résultat d’une expérience personnelle : tel est le cas de certaines énigmes Swahili25, ou encore des trois premières énigmes de Gestumblindi au roi Heidrek26. De même, le cadre narratif se retrouve également dans d’autres énigmes littéraires comme l’illustre la rencontre entre Œdipe et la sphynge. Enfin, le renversement de contexte est présent dans toute énigme qui permet à l’énigmeur de remporter une joute. C’est donc, à mon sens, la combinaison des trois éléments qui distingue l’énigme d’inversion des autres catégories d’énigmes.

Reconnaissance(s) de l’adversaire

6 Dans son analyse du Vafþrúðnismál, John McKinnell note que le géant pourrait remporter la joute s’il parvenait à démasquer l’identité de son visiteur27. Il précise, ensuite, que les allusions à la véritable identité de l’hôte sont fortes et que le géant a eu finalement une chance de survivre à la joute qu’il avait insisté à avoir28. Cette idée qui se retrouve chez d’autres auteurs ne me semble pas appropriée dans le cadre du Vafþrúðnismál. On ne se trouve pas dans une rencontre comme celle du poème Baldrs draumar (Les rêves de Baldr). Óðinn n’exerce pas une emprise sur le géant à laquelle ce dernier pourrait se soustraire en découvrant le nom de son adversaire. De plus,

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Vafþrúðnir parvient à reconnaître son adversaire à la strophe 55, sans pour autant remporter la joute. Que cette reconnaissance ait lieu à la première ou à la dernière strophe ne change rien, la condition de la victoire se fonde sur « celui qui ne parvient pas à répondre à l’une des questions », et l’enjeu consiste à déterminer le plus sage des deux protagonistes.

7 Ce n’est qu’après l’énigme de la strophe 54 que Vafþrúðnir reconnaît son adversaire. Cette dernière énigme fait appel à une expérience idiosyncratique du dieu. L’énigmeur détient ainsi la réponse à la question qu’il soumet à l’énigmé. Il s’agit d’une des caractéristiques fondamentales du genre de l’énigme, qui permet notamment de le dissocier de la simple requête d’information. C’est la raison pour laquelle Vafþrúðnir réalise qu’il affronte Óðinn et non Gagnráðr. De même, dans la Hervarar saga ok Heiðreks, c’est suite à cette question que le roi Heidrek comprend qu’il n’a pas Gestumblindi en face de lui, mais Óðinn. En effet, aucun des adversaires ne conteste la question ou ne rétorque que seul le dieu possède la réponse. Le fait que le géant et le roi identifient leur adversaire témoigne des règles intrinsèques de ces deux joutes, à partir desquelles les protagonistes interagissent.

8 Dans le Vafþrúðnismál, la reconnaissance de la nature de l’adversaire s’accompagne d’une autre reconnaissance : celle de la toute-puissance d’Óðinn. En effet, le géant ne note pas simplement qu’Óðinn est le plus sage des deux, mais qu’il est l’être le plus sage : « Nú ec við óðin deildac mína orþspeci þú ert e vísastr vera » [Maintenant j’ai partagé avec Óðinn ma sagesse en mots, tu es toujours l’être le plus sage]. Il est d’ailleurs intéressant de noter la réception médiévale du poème. Les abréviations O.q. et V.q. se situent dans les marges des deux manuscrits principaux du Vafþrúðnismál : le Codex Regius (GKS 2365 4to) et l’AM 748 I a 4to. Elles correspondent au français « Óðinn déclara » et « Vafþrúðnir déclara » et permettent au lecteur de se situer plus facilement dans le manuscrit qui ne propose pas de système de numérotation des strophes ou de retour à la ligne pour chaque vers. Ces abréviations correspondent donc aux changements d’interlocuteur, qui concordent ainsi avec les passages d’une strophe à une autre. Or, il est intéressant de noter que, pour la dernière strophe, le Codex Regius présente deux fois de suite les abréviations V.q. en marge du poème. La première correspond au passage de la strophe 54 à la strophe 55, la seconde coïncide avec les deux derniers vers. Le scribe à l’origine de ces notes marginales a donc mis en avant ces vers ; je pense qu’il les a perçus comme l’élément central, comme s’il ne s’agissait pas simplement des dernières paroles de Vafþrúðnir, mais de l’essence du poème : sa thèse. Le poème chercherait à montrer avant tout une chose : Óðinn est l’être le plus sage.

Une injustice ?

9 La vision de l’énigme d’inversion comme une tromperie se retrouve aussi bien dans la recherche que dans la littérature populaire29. Dans le chapitre « Riddles in the Dark » de The Hobbit, la session d’énigmes entre Gollum et Bilbo conduit à une énigme d’inversion30. Ce dernier soumet la question suivante : « what do I have in my pocket ? » [qu’ai-je dans ma poche ?]. Gollum, bien qu’il accepte ensuite sa défaite, trouve cette énigme injuste. À l’instar de la réaction du personnage de Tolkien, les commentateurs ont traditionnellement décrit l’énigme d’Óðinn comme injuste. En référence à la strophe 52 du Vafþrúðnismál, Ármann Jakobsson observe qu’il s’agit de la dernière question sincère du dieu au géant31, de même l’auteur emploie à plusieurs reprises le

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verbe to cheat [tricher] au regard de la dernière énigme32 et la qualifie dans le résumé de « dernière question malhonnête »33. Maria Ruggerini, quant à elle, souligne que le dieu a « traîtreusement utilisé cette question »34.

10 Toutefois, à aucun moment Vafþrúðnir ne qualifie cette énigme d’injuste ou semble y voir une fourberie. Il n’y a aucune contestation, ni le moindre reproche, il s’agit là de la limite de son savoir qu’il accepte de la même manière que l’énigme d’inversion est acceptée. Le géant reconnaît la victoire d’Óðinn, et conclut la joute par ces termes : « þú ert e vísastr vera » [tu es toujours l’être le plus sage]. Dans le Vafþrúðnismál, le contexte est celui d’une joute d’énigmes dans laquelle les deux protagonistes souhaitent déterminer la personne la plus sage. Cette dernière énigme permet justement de montrer la prééminence d’Óðinn, qui est bel et bien reconnue par Vafþrúðnir.

11 La réponse du roi Heidrek est quelque peu différente de celle de Vafþrúðnir : « Þat veiztu einn, rǫg vættr » [seul toi sais cela, créature monstrueuse]. Le récit poursuit et décrit Heidrek qui saisit Tyrfingr et tente de frapper Óðinn. Ce dernier se transforme en faucon et réussit à s’échapper35. Selon Maria Ruggerini, Roger Caillois ou Hilda Davidson, la réaction du roi montre que cette question lui paraît injuste36. Mais si l’on reprend le contexte de la joute de la Hervarar saga ok Heiðreks, la colère du roi Heidrek prend un autre sens. Le texte nous dit que le roi fit chercher Gestumblindi, afin de se réconcilier avec lui. La suite du récit nous fait savoir que Gestumblindi n’était pas en mesure de rivaliser avec le roi et que ses fautes étaient trop grandes pour recourir à un autre type de jugement. Il décide donc d’offrir un sacrifice à Óðinn afin qu’il lui vienne en aide. Le soir même un homme se présente à la porte ; il dit s’appeler Gestumblindi. Le récit souligne la ressemblance entre les deux Gestumblindis, que même ceux de la demeure confondent. Quand Óðinn vient chez le roi, il se présente comme Gestumblindi, qui chercherait à se réconcilier. Dans la réponse du roi Heidrek, il n’y a aucune mention du caractère injuste de l’énigme, son courroux provient du fait qu’il a été trompé : alors qu’il pensait affronter Gestumblindi (un homme en disgrâce), il réalise à travers la dernière énigme qu’il s’agit d’Óðinn. Les propos qu’il adresse au dieu font référence non pas à l’énigme d’inversion, mais à la fourberie dont il a été victime. Les dernières paroles du dieu au roi vont d’ailleurs dans ce sens « Fyrir þat, Heiðrekr konungr, er þú rétt til mín ok vildir drepa mik saklausan, skulu þér inir verstu þrælar at bana verða. » [Parce que, roi Heidrek, tu m’as attaqué et que tu souhaitais me tuer alors que je suis innocent, tu seras tué par les plus vils esclaves]. Le dieu se décrit, bel et bien, comme quelqu’un d’innocent et c’est le geste d’Heidrek qui est perçu comme injuste.

12 Ainsi, ni le Vafþrúðnismál, ni la Hervarar saga ok Heiðreks ne témoignent d’un caractère injuste de l’énigme. Les récits folkloriques et littéraires anciens ne portent d’ailleurs jamais de jugement négatif sur l’emploi de ce type d’énigme. Dans le récit du prisonnier, le protagoniste réussit à sauver sa vie après avoir soumis une telle question à ses juges37. Il n’y a pas de remise en question de l’énigme ; il en est de même pour le récit « The Princess Who Cannot Solve the Riddle »38 : le héros obtient la main de la princesse ou dans certains récits une récompense. De même, il n’y a aucun contentieux dans les contes-devinettes de Catalogne où l’énigme d’inversion permet de faire fortune39. L’énigme d’inversion permet ainsi au condamné de sauver sa vie, au héros d’obtenir la main de la princesse et à l’homme pauvre de faire fortune.

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L’être le plus sage

13 L’énigme d’inversion donne parfois lieu à un récit qui développe la réponse. Celui-ci peut, par exemple, être présenté avant l’énigme, tel est le cas de l’épisode où Samson tue le lion et revient quelques jours plus tard sur les lieux en question. L’explication peut également être donnée à la suite de l’énigme. Or, on ne trouve aucun développement de l’énigme dans le Vafþrúðnismál ou dans la Hervarar saga ok Heiðreks ; à aucun moment il n’est expliqué ce qu’Óðinn a dit à l’oreille de son fils. Même si la réponse n’est pas donnée dans ces deux textes, elle existe tout de même dans la logique du récit.

14 Plusieurs chercheurs ont cherché à trouver cette réponse. Sophus Bugge, qui traite des mythes de Baldr en relation avec le Christ, y voit une influence chrétienne. Il rapproche la question de deux passages bibliques40 : l’Évangile selon Jean 12, 28 avec la figure du père qui parle à son fils avant que celui-ci ne meure et Matthieu 24, 36. Parmi les autres interprétations, la plus commune consiste à voir dans les paroles du dieu la promesse d’une résurrection ; Óðinn annoncerait à son fils que Váli le vengera et qu’il reviendra après le Ragnarök. On retrouve notamment cette explication chez Hugo Gering41, Alv Kragerud42 et Carolyne Larrington 43. Hollander44, Régis Boyer45 et Annette Lassen 46 pensent, quant à eux, qu’il s’agit d’une référence à une formule d’Óðinn qui est mentionnée à la strophe 16447 du Hávamál (Dits du Très-Haut)48 : « Þat kann ek it átjánda, er ek æva kennik mey né manns konu – alt er betra er einn um kann ; þat fylgir lioða lokum – nema þeirri einni er mik armi verr eða mín systir sé. » [J’en sais un dix- huitième, que je n’enseignerai jamais à aucune jeune fille ou femme d’un homme – il est mieux qu’un seul le sache ; ce qui suit à la fin du charme – à l’exception de celle-là seule que mes bras enlacent ou de ma sœur.]. Le passage se situe à la sixième partie du poème, également connu sous le nom de ljóðatal, qui propose une liste de formules magiques (ou charmes) maitrisée par Óðinn. Il est intéressant de noter qu’aucune de ces formules n’apparaît ; Óðinn indique seulement à qui elles sont utiles et pourquoi. C’est le secret qui entoure ce charme qui a amené les chercheurs à le rapprocher de la strophe du Vafþrúðnismál49. Albert Morey Sturtevant, quant à lui, se joint à ces deux dernières interprétations50. Selon l’auteur, le dix-huitième charme fait référence à la question sur Baldr et est un indice que donne le dieu à Loddfáfnir afin que ce dernier réalise qu’il est Óðinn, celui qui sait tout51. Quant au contenu des paroles du dieu à son fils, il reprend l’idée qu’il pourrait s’agir de son retour sur terre52.

15 Toutefois, si l’on tient compte de la logique interne du poème, il n’y a aucune raison de vouloir chercher la réponse. À ce propos, Anne Holtsmark note à juste titre : « Ce qu’Óðinn murmura à son fils mort était une telle question que personne ne sera jamais en mesure de le savoir, nous non plus, car l’écrivain n’a pas voulu dire qu’il le savait »53. L’auteur précise également qu’il n’était pas attendu de l’auditoire qu’il cherche la réponse, mais simplement qu’il réalise qu’Óðinn est tout sage54. De même, ni Vafþrúðnir, ni Heidrek ne tentent de répondre à la question soumise par Óðinn ; ils admettent directement leur défaite. Cet aspect est intéressant et est à mettre en parallèle avec les observations ethnographiques qui montrent que l’énigme est issue d’un apprentissage préalable55. Les joutes oratoires avec le motif de test corroborent les analyses de terrain. Deviner n’est pas un des moyens de parvenir à la solution ; il n’y a aucune attente à ce que l’énigmé s’aventure dans une réponse. Vafþrúðnir et Heidrek reconnaissent ainsi directement les limites de leurs savoirs.

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16 La réponse reste voilée, inconnue et c’est justement son but. En effet, je ne pense pas que la réponse ait été un jour connue ou qu’elle ait donné lieu à un récit qui l’aurait développée. Bien au contraire, sa fonction est d’être inconnue de tous à l’exception d’Óðinn et le terme « tous » inclut l’auditoire. Dans la majorité des récits qui comprennent une énigme d’inversion, le lecteur connaît le secret. Ce dernier peut être dévoilé par avance, alors qu’il restera généralement inconnu des personnages du récit. Cette mise en confidence permet au lecteur d’entrer dans l’intimité du protagoniste. Or, l’auditoire ne partage pas ce lien avec Óðinn dans le Vafþrúðnismál ou dans la Hervarar saga ok Heiðreks ; le dieu doit être perçu comme omniscient non seulement au niveau intratextuel, mais également extratextuel. Inclure l’auditoire trahirait le message religieux, d’un dieu qui est l’être le plus sage. Chercher la réponse consiste à oublier qu’il s’agit avant tout d’une œuvre religieuse. Il ne s’agit pas d’un joker que le dieu sortirait ; l’énigme fait partie d’une évolution logique des deux textes. À travers cette dernière question, le dieu parvient à montrer qu’il est le plus sage : un aspect échappe au géant et au roi, l’expérience personnelle de leur adversaire. Óðinn connaît tout sur tout, mais ni Heidrek, ni Vafþrúðnir n’est en mesure de connaître ce qu’il a décidé de ne partager avec personne : les paroles à son fils. Les deux joutes transmettent ainsi le même message, celui de la toute-puissance du savoir d’Óðinn.

NOTES

1. Une variante de l’énigme soumise par Óðinn à Vafþrúðnir, se retrouve dans la Hervarar saga ok Heiðreks ; la formulation y est quasiment identique : « Hvat mællti Óðinn í eyra Baldri, áðr hann væri á bál hafðr ? » [Qu’a dit Óðinn à l’oreille de Baldr avant qu’il fût placé sur le bûcher ?]. L’analyse de la dernière énigme du Vafþrúðnismál qui suit prend en compte cette variante. 2. Le texte en vieux norrois reprend l’édition du Vafþrúðnismál effectuée pour ma thèse. Pierre- Brice Stahl, Étude sur le Vafþrúðnismál et le genre de l’énigme, thèse en histoire des religions soutenue à l’Université de Strasbourg, le 9 décembre 2014. Traduction personnelle. 3. Anne Holtsmark, « Den uløselige gåten », Maal og Minne, 1964, p. 101‑105. 4. Ármann Jakobsson, « A Contest of Cosmic Fathers : God and Giant in Vafþrúðnismál », Neophilologus, vol. 92, 2008, p. 263‑277, p. 263. 5. Nicolas Meylan, « Mettons en jeu nos têtes sur nos intelligences », Ethnographie.org, no 7, 2005 : http://www.ethnographiques.org/2005/Meylan. 6. Maria Elena Ruggerini, « A Stylistic and Typological Approach to Vafþrúðnismál », dans Both One and Many, John McKinnell, Rome, 1994, p. 139‑187, p. 142 et p. 178. 7. Carolyne Larrington, The Poetic Edda, Oxford, 1996, p. 39. 8. Ibidem, p. 39 ; Henry Adams Bellows (trad.), The Poetic Edda, The Mythological Poems, Mineola, 2004, p. 68. 9. Roger D. Abrahams, Between the Living and the Dead. FF Communications, no 225, Helsinki, 1980, p. 8. 10. Ella Mary Leather présente un bon exemple de ce type d’énigme qu’elle tient du Herefordshire (ancien comté anglais qui se situe dans les Midlands de l’Ouest). À l’instar du modèle « The Princess who Cannot Solve the Riddle », le récit contient tous les éléments caractéristiques de la neck-riddle. « There was a man convicted of having stolen a sheep; he was

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sentenced to death, but the magistrates said he could go free if he could ask a riddle they could not answer, and he was liberated for three days so that he might invent one. As he went out of prison he saw a horse’s skull by the roadside. Returning to prison on the third day in despair he noticed that in it was a bird’s nest with six young ones, and he thought of the following riddle : “As I walked out, as I walked out, from the dead I saw the living spring. Blessed may Christ Jesu [sic] be, for the six have set the seventh free” » Ella Mary Leather, The Folk-lore of Herefordshire, Hereford, 1912, p. 178‑179. 11. Archer Taylor, « The Riddle », California Folklore Quaterly, 2/2, 1943, p. 129‑147. 12. On retrouve également les termes halslösningsgåta (suédois), halsløysingsgåte (norvégien) et halsløsningsgåde (danois) qui sont une traduction de l’allemand Halslösungsrätsel. Les langues scandinaves fournissent d’autres termes plus spécifiques comme fangegåde [énigme du prisonnier], qui fait référence au récit du prisonnier qui retrouve sa liberté en proposant une énigme aux juges, ou encore dödsgåta [énigme de la mort] dans le contexte d’un condamné. Voir : Lauritz Bødker, avec les participations de Brynjulf Alver, Bengt Holbek, Leea Virtanen, The Nordic Riddle. Terminology and Bibliography, Copenhague, 1964. 13. Annikki Kaivola-Bregenhøj, Riddles, Perspective on the Use, Function and Change in a Folklore Genre, Tampere, 2001; Taylor, Archer, English Riddles from Oral Tradition, Berkeley, 1951. 14. Roger D. Abrahams, Between the Living and the Dead, FF Communications, no 225, Helsinki, 1980 ; John D. Dorst, « Neck-riddles as a Dialogue of Genres. Applying Bakhtin’s Genre Theory », The Journal of American Folklore, vol. 96, 1983, p. 413‑433. 15. Cf. certains récits de la catégorie « The Princess Who Cannot Solve the Riddle » d’Aarne et Thompson, ou encore l’énigme de Samson lors de son mariage dans Juges 14. Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale : a Classification and Bibliography, deuxième édition, FF Communications, no 184, Helsinki, 1961. 16. Ceux-ci sont toutefois tués par Samson, mais pas parce qu’ils ne sont pas parvenus à trouver la réponse, mais parce qu’ils l’ont soutirée à sa femme. 17. Joan Amades, « Les contes-devinettes de Catalogne », Fabula, 3/2, Berlin, 1960, p. 199‑223. Voir notamment « le médecin, le pharmacien et sa fille », p. 210. 18. Abrahams, Between the Living and the Dead, p. 12. 19. Cette caractéristique ne me parait toutefois pas essentielle. En effet, pris hors de tout cadre narratif, les énigmes de la catégorie « ILO » présentée par Abrahams, conservent le qualificatif de neck-riddle ; Abrahams, Between the Living and the Dead. 20. Dorst voit dans la neck-riddle une sorte d’exploration folklorique du grotesque qui est à mettre en parallèle avec l’aspect carnavalesque. Il n’est d’ailleurs pas le premier à avoir associé les neck- riddles avec le grotesque, Robert Petsch parlait déjà, en 1898, de grausig. Dorst, « Neck-riddles as a Dialogue of Genres », p. 416‑418 ; Robert Petsch, Neue Beiträge zu Kenntnis des Volksrätsels, Berlin, 1899, p. 16. 21. Mikhail Mikhailovich Bakhtin, « Discourse in the Novel », The Dialogic Imagination : Four Essays by M. M. Bakhtin, Michael Holquist (éd.), Austin, 1981, p. 259‑422. 22. « This type of riddle has the power to reverse its own context, the context of death, to its inverse, the context of life » Stewart, Susan, Nonsense : Aspects of Intertextuality in Folklore and Literature, Baltimore, 1979, p. 65. 23. Kaivola-Bregenhøj, Riddles, p. 69. 24. Une fois que Vafþrúðnir réalise que son visiteur est sage, il l’invite à le rejoindre sur le banc et à mettre chacun leur tête en jeu. À partir de ce moment, il y a un effacement des statuts, Óðinn et Vafþrúðnir sont sur un pied d’égalité, puisque au-delà de toute distinction sociale, la vie est ce qui est propre à chaque individu, qu’il soit dieu ou géant. 25. Jeffrey L. Kallen & Carol M. Eastman, « I Went to Mombasa, There I Met an Old Woman… Structure and Meaning in Swahili Riddles », The Journal of American Folklore, vol. 92, 1979, p. 418‑444.

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26. Ainsi, la première énigme de Gestumblindi, qui a pour réponse la bière, est introduite par la formule suivante : « Hafa vildak þat er hafða í gær, vittu, hvat þat var : » [Je voudrais avoir ce qu’hier j’avais ; sais-tu ce que c’était ?]. 27. « He would, however, win if he unmasked the true identity of his visitor : Óðinn would be alone in the hall of a strong and implacable enemy who shows no respect for the sanctity of a guest (since he threatens it as soon as Óðinn enters, 7, 4‑6), and could expect no mercy. » John McKinnell, Both One and Many : Essays on Change and Variety in Late Norse Heathenism, Rome, 1994, p. 101. 28. Ibidem, p. 101. La remarque de McKinnell est curieuse, Óðinn est l’initiateur de la joute et à aucun moment on ne peut noter une insistance particulière du géant pour avoir la joute. De plus, Vafþrúðnir ne montre aucune trace de non-respect particulière, il propose même de s’affronter directement en tant qu’égaux. L’auteur prête des intentions pernicieuses au géant que l’on ne retrouve pas dans le récit. 29. Dan Pagis note la volonté de commentateurs et de chercheurs à justifier l’énigme de Samson. Dan Pagis, « Toward a Theory of the Literary Riddle », dans Untying the Knot. On Riddles and Other Enigmatic Modes, Galit Hasan-Rokem et David Shulman (éd.), Oxford, 1996, p. 81‑108, p. 95. 30. J. R. R. Tolkien, The Hobbit, or There and Back Again, Londres, 1937, chapitre V, « Riddles in the Dark ». 31. Ármann Jakobsson, « A Contest of Cosmic Fathers », p. 273. 32. Ibidem, p. 274. 33. « dishonest last question », ibidem, p. 263. 34. « […] treacherously used this question », Ruggerini, « A Stylistic and Typological Approach to Vafþrúðnismál », p. 142. 35. Il est noté dans le texte que le roi parvient à enlever des plumes de la queue, et que c’est la raison pour laquelle le faucon a, à cet endroit, des plumes courtes. 36. Ruggerini, « A Stylistic and Typological Approach to Vafþrúðnismál », p. 178 ; Roger Caillois, Art poétique, Paris, 1958, p. 159 ; Hilda Ellis Davidson, « Insults and Riddles in the Edda Poems », dans Edda : a Collection of Essays, Robert J. Glendinning et Haraldur Bessason (éd.), Manitoba, 1983, p. 25‑46, p. 31. 37. Cf. la note 10. 38. Le récit est sûrement un des contes-énigmes les plus répandus. Il est également connu sous la classification AT 851 et fait partie de la catégorie « The Princess’s Hand is Won ». Voir : Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale, FF Comunication, no 184, Helsinki, 1964. 39. Joan Amades, « Les contes-devinettes de Catalogne », Fabula, 3/2, Berlin, 1960, p. 199‑223. 40. Sophus Bugge, Studier över de Nordiske Gude- og Heltesagns Oprindelse, Oslo, 1881‑9, p. 64‑65. 41. Hugo Gering, Die Lieder : Kommentar, Halle, 1931, p. 179. 42. Alv Kragerud, « De mytologiske spørsmål i Fåvnesmål », Arkiv för nordisk filologi, vol. 96, 1981, p. 9‑48, p. 35. 43. Larrington, The Poetic Edda, p. 269. 44. Hollander, The Poetic Edda, Austin, 2006, note du Hávamál, p. 40. 45. Régis Boyer, L’Edda poétique, Paris : Fayard, 1992, note du Hávamál, p. 201. 46. Annette Lassen, Odin på kristent pergament. En teksthistorisk studie, Copenhague, 2011, p. 351. 47. Strophe 163, selon les éditions et traductions. 48. David A. H. Evans (éd.), Hávamál, Viking Society For Northern Research, vol. VII, Kendal, 1996, p. 74. Traduction personnelle. 49. Le rapprochement est également effectué par Larrington dans : A Store of Common Sense : Gnomic Theme and Style in Old Icelandic and Old English Wisdom Poetry, Oxford, 1993, p. 64. 50. Albert Morey Sturtevant, « The Relation of Loddfáfnir to Odin in the Hávamál », The Journal of English and Germanic Philology, 10/1, 1911, p. 42‑55, p. 47‑49. 51. Ibidem, p. 48.

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52. Ibidem, p. 49. 53. « Hva Odin hvisket til sin døde sønn var et slikt spørsmål – ingen kan noensinne få vite det, ikke vi heller, av den grunn at dikteren ikke har ment at han heller visste det. » Holtsmark, « Den uløselige gåten », p. 102. 54. Ibidem, p. 105 55. Cf. notamment les études d’Annikki Kaivola-Bregenhøj, John Blacking, Martha Beckwith et Lee Harring.

RÉSUMÉS

L’article propose une analyse de la dernière énigme du Vafþrúðnismál et de la Hervarar saga ok Heiðreks. Dans ces deux textes, Óðinn met fin au face-à-face en demandant à son adversaire ce qu’il a murmuré à l’oreille de son fils avant que ce dernier ne soit placé sur le bûcher funéraire. Cette question, dont lui seul détient la réponse, est une énigme d’inversion. Cette énigme a traditionnellement été décrite comme malhonnête et injuste par les chercheurs. À travers une analyse du genre de l’énigme d’inversion, l’article propose une nouvelle lecture de ces deux textes et montre qu’il n’y a aucune injustice, mais que l’énigme occupe une fonction bien précise : souligner la toute-puissance du savoir d’Óðinn.

This article analyses the last riddle of Vafþrúðnismál and the Hervarar saga ok Heiðreks. In those two texts, Óðinn ends the verbal duel by asking his opponent what he whispered into the ear of his son before he was laid on the funeral pyre. This question, to which only the god knows the answer, is a neck-riddle. This riddle has traditionally been described as dishonest and unfair by researchers. Through an analysis of the genre of the neck riddle, the article offers a new understanding of these two texts and shows that there is no injustice but that this riddle has a precise function : demonstrating Óðinn’s almighty knowledge.

AUTEUR

PIERRE-BRICE STAHL Université Paris-Sorbonne [email protected]

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Les « petits carnets » de Madame de Maintenon : grandeur de la direction spirituelle (1688‑1709) Madame de Maintenon’s small notebooks : the grandeur of spiritual direction (1688‑1709)

Lars Nørgaard et Hugues Pasquier

NOTE DE L'AUTEUR

Research for this article has been made possible by a research project at the Department of Church History, Faculty of Theology – University of Copenhagen : SOLITUDES, Withdrawal and Engagement in the Long 17th-Century (ERC), under the direction of Pr. Mette Birkedal Bruun. We are also grateful to the kind assistance of Pr. Jean-Louis Quantin, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (section des Sciences historiques et philologiques), Pr. Philippe Cocatre-Zilgien, Institut d’histoire du droit, Université Panthéon-Assas, the always helpful team at the Bibliothèque municipale de Versailles and Mr. Jean Raindre. Instruction Je demeure d’acord avec vous, qu’une devotion qui ne concisteroit que dans un certain arrangement avoit quelque chose de bien superficiel et dont vous ne devriez estre nullement contente, car quoy que l’arrangement soit bon, sur tout jusqu’a un certain point et qu’il ne faille pas le négliger, il doit pourtant suposer un certain fond plus solide […]1.

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Introduction

1 Connus depuis longtemps2, les petits carnets de Mme de Maintenon réclament aussi bien une analyse approfondie de leur description matérielle qu’une étude de ce que nous pouvons appeler la pratique religieuse quotidienne de Mme de Maintenon et, au fond, de son expérience religieuse intime. Cependant, ceci ne saurait être confondu avec la réalité d’une telle expérience. La direction des âmes chrétiennes était devenue, au début de l’époque moderne, un mode de communication hautement stratifié. Bien souvent, ce que nous trouvons préservé dans les carnets, ce ne sont pas les propres mots de Mme de Maintenon, mais plutôt ceux de son directeur spirituel, Paul de Godet des Marais (1647‑1709), évêque de Chartres3. La plus grande partie des lettres de Godet des Marais se trouve dans la publication en cours des Lettres de Madame de Maintenon4, dans laquelle les éditeurs Hans Bots, Eugénie Bots-Estourgie et Catherine Hémon-Fabre viennent de basculer de la correspondance active à la correspondance passive. Au terme du projet éditorial5, le nombre d’envois de l’évêque de Chartres pourrait se porter à trois cents. Pourtant, nous sommes bien loin du compte.

2 En 1892, Louis Guerrier avait eu entre ses mains un volume intitulé Lettres spirituelles de M. l’abé des Marais, évesque de Chartres, à Mme de M. Tome Second6. Ce recueil de copies manuscrites du XVIIIe siècle, que nous avons retrouvé, n’a pas été consulté par les éditeurs d’Honoré Champion, pas plus que le Tome Premier : or, ces deux tomes forment ensemble la plus grande collection connue de lettres spirituelles7. En termes de chiffres, l’édition en question touche à ses limites. De plus, l’établissement du texte des Lettres Édifiantes8, sa source privilégiée, est trop souvent fautif. Hans Bots et Christine Mongenot ont pourtant fait part d’une certaine prudence à l’égard des copies des lettres de Mme de Maintenon aux Dames de Saint-Louis, dans leur introduction générale, pour finalement aboutir à l’avis qu’« une comparaison avec d’autres copies nous apprend que ce ne sont pas de véritables retouches et que de telles omissions semblent résulter, dans la plupart des cas, d’une inadvertance de la copiste »9. Ceci peut certes avoir été le cas, mais les choses sont sensiblement différentes en ce qui concerne les lettres de Godet des Marais. Publier des copies de lettres (en les plaçant sur le même plan que les autographes – tant de Godet des Marais que de Mme de Maintenon) est toujours un choix éditorial difficile : à plus forte raison si, comme dans le cas présent, il aboutit presque irrémédiablement à faire passer des morceaux choisis pour des œuvres complètes (voir l’annexe à la fin de cet article).

3 Ceci dit, au-delà de l’« arrangement » de l’édition inachevée10, nous voudrions soulever le problème concret du statut de la copie autographe. Les lettres de Godet des Marais appartiennent à un genre particulier de pratique religieuse et scripturaire : la « direction spirituelle », qui permettait notamment d’accéder au champ intime de l’expérience pour le mettre en conformité avec l’espace orthodoxe de l’Église. Ce que nous avons sous les yeux, quand nous feuilletons les carnets, est sans conteste la seule vraie source permettant de se faire la bonne image de la dévotion de Mme de Maintenon. À travers les carnets, nous espérons surtout nous confronter à l’acte même de la direction spirituelle, tel qu’il découle, avant tout, de copies autographes – et ceci revêt la plus grande importance quant à la méthode de diriger. Mme de Maintenon est au cœur de cette triple démarche active, cognitive et introspective. Classer ses copies autographes parmi sa correspondance passive restera non pertinent.

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4 En fin de compte, nous reconnaissons volontiers que les pages qui suivent ne constitueront en aucune façon une analyse intégrale et critique des lettres et de la pratique de direction exercée par Godet des Marais à l’égard de Mme de Maintenon11. Elles esquisseront plutôt une première tentative d’essai et n’accorderont qu’un intérêt très limité aux qualités littéraires (ou non) des lettres de direction, qui n’ont pas lieu d’être ici un critère primordial.

Madame de Maintenon et ses petits carnets

5 « Il semble que personne n’ait prêté une attention suffisante au recueil, en quarante- trois petits volumes, des Livres secrets de M me de Maintenon »12, s’offusquait Marcel Langlois il y a déjà quatre-vingt-deux ans ! « Que nous apprennent ces carnets ? Leur analyse matérielle est instructive »13, renchérissait à son tour Élisabeth Maisonnier, sans y répondre – ou trop hâtivement – ni revenir sur les travaux du premier. Nous nous proposons cette tâche dans la mesure où l’un comme l’autre n’ont pas su embrasser les caractères propres à ce tout formé par les écrits de la main de Mme de Maintenon dans le cadre de sa direction spirituelle et de la pratique de sa foi. Néanmoins, il faut dissocier le contenu des petits carnets14 de leur matérialité. L’intérêt des textes est totalement indépendant ici du support d’écriture ; l’Instruction générale du 30 octobre 1688, recopiée par Mme de Maintenon, commence expressément par l’énoncer : J’ay reçeu la lettre que l’on m’a apportée de Fontainebleau, et puisque vous voulés qu’en y répondant, non seulement i’entre avec vous dans le détail, mais que ie décide et que i’ordonne suivant le détail méme que vous me faittes, ie m’en vais ordonner et décider. J’approuve tout a fait l’idée que vous avés conçeu de la dévotion solide, et pourveu que vous la remplissiés dans tous ses chefs, comme elle est exprimée dans vostre lettre. […] Mais ie voudrois que vous eussiés cette idée de devotion solide tous jours presente, que vous la releussiés souvent, que vous vous y attachassiés exactement, et c’est pour quoy ie vous la garderay pour vous la renvoyer ou pour vous la rendre moy méme, affin qu’elle vous serve de regle et que vous puissiés y avoir recours dans tous les estats de relâchement ou il vous arriveroit de tomber15.

6 Nous ne connaissons pas la lettre écrite de Fontainebleau par Mme de Maintenon, mais elle semblait arrêter une vision personnelle a priori très engagée de la « vie dévote », qui la poussait naturellement vers Godet des Marais. D’emblée, le rôle réservé à l’écrit apparaît tout autre que rhétorique et esthétique. Il relève d’un registre plus informel et intime, exclusivement destiné – du moins dans un premier temps16 – au directeur et à la copiste elle-même : informatif pour le premier, formateur pour la seconde. Le format étriqué des pages ne se prête d’ailleurs pas aux grandes envolées d’une plume ample, généreuse, délicatement inclinée, si caractéristique et inimitable, provoquant le recours aux « abréviations fantaisistes, qui en rendent parfois la lecture difficile pour un œil non exercé »17.

7 Les carnets n’y sont jamais explicitement mentionnés ou décrits, mais nous devinons que Mme de Maintenon y avait été initiée depuis quelques années auparavant par l’abbé Gobelin, son premier directeur : Je vous rends mille grâces de votre souvenir et de votre livre, quoique j’aie été un peu surprise de voir que c’est à moi à le remplir. Je ne m’en trouve point du tout capable, et j’avoue à ma confusion que mon esprit me fournit peu sur ses matières-

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là. J’ai fait de mon mieux à ma fête, et beaucoup moins que ce que vous me prescriviez18.

8 Mais dans quelle proportion ? Car les petits carnets dont nous disposons aujourd’hui sont d’abord la plus ancienne source connue des lettres de Godet des Marais à Mme de Maintenon, et la plus digne de foi. Ils ne peuvent être réduits à une simple compilation ou à un aide-mémoire : ils sont la quintessence même de la direction spirituelle entre les deux protagonistes. Au fil de leurs pages, ils dévoilent autant de séquences du processus fragmenté et fragmentaire de direction s’accomplissant à divers moments de la vie de Mme de Maintenon et de Godet des Marais, pendant un plus ou moins grand laps de temps. Le dépouillement des carnets montre trois lacunes chronologiques : 1689, 1700‑1701 et surtout 1694, année cruciale dans la querelle du quiétisme. Quant à la fragmentation, elle est nette lorsqu’en cours de paragraphe l’encre et l’épaisseur du trait changent brusquement : par exemple en avril 169519 ou en avril 1699 20. Déjà, un peu plus haut dans ce même dernier texte, la copiste a sauté un feuillet21 sans doute par inadvertance, à moins que ça ne soit à cause de la fatigue ou de quelque autre contingence de ce monde, accaparée par ses obligations à la cour de son royal époux. Toutefois, ces interruptions quotidiennes ne doivent pas faire perdre de vue qu’il s’agit d’une continuelle pratique, évolutive à long terme. La rédaction des carnets est le fruit subséquent d’un nécessaire investissement de temps, de même que leur lecture et relecture : Lorsqu’il sera donc question de ces devoirs vous vous ferés un point de religion de vous y assujettir. Et quoy que vostre naturel vif et actif vous persuadast alors q’une bonne œuvre seroit quelque chose de meilleur que de vous forcer a attendre, avec un esprit distrait et un corps paresseux, que l’heure de vostre sable soit écoulée, vous attendrés qu’elle s’écoule mortifiant cependant vostre esprit et vostre corps, taschant a surmonter par vostre ferveur l’inaplication de l’un, et la paresse de l’autre, vous humiliant devant dieu22.

9 L’allusion au sablier renvoie sans équivoque à une pratique monastique imposant de consacrer une part suffisante de son temps à la prière ou à la méditation. Le portrait de Mme de Maintenon en Sainte Françoise Romaine (1694), peint par Pierre Mignard (1612‑1695), figure celle-ci saisie en pleine action de grâce, un livre d’oraison ouvert à la main et un sablier ostensiblement posé sur la table au second plan. Tous ces détails nous indiquent qu’elle était résignée à vivre intensément ce type d’expériences, telle une religieuse ; et très tôt, Godet des Marais l’avait parfaitement compris, il connaissait ses gestes et y adhérait en grande partie. La composante de temps est bien inhérente à toute expérience et au processus engagé avec le directeur. L’efficacité et l’efficience de la direction spirituelle en dépendaient : la narration était comptable de ce temps envers Dieu et son directeur, heure par heure, jour après jour, de mois en mois. Chaque rupture apparente, à travers les mots ou l’acte graphique, est susceptible d’indiquer le cheminement individuel emprunté, parcouru et attendu de la dirigée. Vu sous cet angle, le mouvement est permanent entre Mme de Maintenon, Godet des Marais, leur rapport au monde qui les entoure et leur parcours dans l’époque qui les façonne en arrière-plan.

10 Rompue à l’exercice, Mme de Maintenon est éprouvée dans tous les sens du terme, et endosse quasiment seule sa propre édification devant la postérité : elle a régulièrement signé23 les copies de lettres de direction (voir fig. 1) dont elle était destinataire, leur faisant acquérir un statut ambigu et condamnant à l’oubli le souvenir de son directeur, Godet des Marais24. Il est donc étonnant que personne ne se soit emparé de cette

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question : quelle place accorder à la copie autographe signée dans ce corpus ? Nous pouvons avancer deux pistes : la première autour de la nature épistolaire des échanges de direction, la seconde autour de l’authenticité de la pratique dévotionnelle. Dans les deux cas, une preuve de sincérité est attendue par le correspondant ou l’interlocuteur qui représente l’orthodoxie et l’autorité (sociale et ecclésiale). La direction spirituelle peut parfaitement s’entendre comme une communauté spirituelle et religieuse contractuelle entre le directeur et sa dirigée, dont il faut garder note tel un acte passé devant notaire. Mais ici le notaire serait Dieu, Godet des Marais le clerc, et il ne pourrait y avoir qu’un seul exemplaire écrit25, eu égard aux parties en présence.

11 L’articulation finale des carnets découle forcément de toutes ces variables technico- temporelles et de tous ces aspects liés à la personnalité. Toutefois, bien que nous disposions de près de quatre cents écrits, nous peinons encore à expliquer la logique de ce système, propre ou non à cette direction. L’ordre au sein des carnets n’obéit pas à une hiérarchisation (verticale, chronologique) ou à une organisation de type linéaire (horizontale, thématique) : nous rencontrons parfois des dates, ou non, des feuillets laissés sciemment vierges au milieu d’un volume26, des sauts d’un carnet à un autre à la même période27, la reprise d’un carnet resté incomplet auparavant28, pour s’interrompre de nouveau avant à la fin, etc. (voir infra le tableau synoptique). S’il y a une typologie comme le suggérait M. Langlois29, il faudrait savoir de quoi il en retourne exactement. Une mauvaise lecture des pièces du testament olographe, daté du 11 décembre 1718, et du procès-verbal de levée des scellés et de délivrance des legs, le 17 avril 1719, est à l’origine d’une grossière méprise sur le nombre exact de volumes à considérer. À aucun moment, leur autrice ne les a comptés de son vivant : « je desire que tous mes petits livres secrets soient mis entre les mains de ma Sr du Perou, et ie prie M. l’evesque de Chartres de luy permettre de les garder toute sa vie, il y verra les instrvctions de son predesseceur »30. Et les « quarante trois volumes in seize ecrits31 de la main de madite deffunte Dame prisées ensemble a huit liures, leguez a lad. dame Dupérou a laquélle en consequence […] ils ont esté deliurez au moyen de quoy La succession de Maditte Dame en demeurera dechargée »32 ne signifient ni qu’ils avaient été numérotés par Mme de Maintenon ni qu’ils se trouvaient alors tous au même endroit. D’ailleurs l’inventaire des meubles poursuit « Item, vingt quatre volumes delivrez de differentes grandeurs y compris douze33 petits in seize en papier blanc prisez et estimez ensemble douze livres cy. XII lt »34, qui font en l’espèce référence à douze d’entre eux n’ayant pas encore servi. Les assertions de M. Langlois à l’encontre de Mme de Glapion, qui a rapporté que vingt-quatre petits livres se trouvaient à Saint- Cyr35, paraissent dès lors bien moins fondées. De même, la longue litanie de petits livres secrets perdus qu’il a énumérée ne tient plus. D’une part, il a reconnu qu’il n’a pas eu accès à l’un de ceux qui se trouvaient alors en mains privées36, d’autre part, il n’a pas mis en perspective les principes de cohérence qui sous-tendent ces volumes « réglés » dans leurs exceptionnelles particularités (voir notre tableau synoptique). L’Instruction générale, le 30 octobre 1688 de Godet des Marais, ne lui donnait-elle pas libre cours de se livrer ? Hors de ces exercices que i’appelle privilégiés et qui tiennent comme i’ay dit le premier rang dans la vie chretienne pour tous les autres qui seroient de votre choix ou de vostre dévotion c’est la prudence accompagnée de la charité qui vous doit conduire et qui doit par conséquent dans l’usage que vous en feres faire cesser vos scrupules et vos inquiettudes ?37

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12 Par conséquent, nous sommes incapables de déterminer la quantité d’écrits produits dans le cadre de la direction spirituelle particulière de Mme de Maintenon et de l’exercice de sa dévotion privée. Mais les quatorze petits carnets encore conservés sont bien peu de chose, au bout du compte : douze localisés en collections publiques – dont le « noyau dur » se trouve réuni à la Bibliothèque municipale de Versailles (ms. P 36 à P 42, P 98 et P 150) ; un à la Bibliothèque nationale de France, au Département des manuscrits (ms. fr. 13249) ; un à Niort, à la Médiathèque Pierre-Moinot (Res P7F) ; un à la Houghton Library de l’université d’Harvard (ms. fr. 162) – et deux non localisés (voir le carnet de l’ancienne coll. du Dr Lucien-Graux, fig. 2). Quant à leur contenu d’au moins cent trois lettres, nous en dressons également ici le sommaire dans un tableau synoptique qui suit, afin que le lecteur se fasse sa propre idée de ce que pouvait représenter le corpus initial, que nous pouvons estimer de soixante à quatre-vingt-dix volumes, en recoupant les différentes sources précitées.

La direction spirituelle

13 En s’épanouissant au cours de la première moitié du XVIIe siècle, la pratique de direction des individus au spirituel devint une science à part entière. Il faut souligner que cette science était expérimentale et qu’elle n’était pas fondée sur des affirmations abstraites quant à leur objet : les états de l’âme chrétienne38. La science de la direction était donc « une communication triple : communication du directeur avec Dieu, qui rejaillissait sur la communication du directeur avec le dirigé, qui devait provoquer en retour la communication du dirigé avec Dieu »39. Dans cette communication en vase clos, les mystiques et les spirituels catholiques de l’époque moderne constituaient avec ceux qui les dirigeaient des sortes de « couples » aux fonctions différenciées : la femme mystique vivrait une expérience que son directeur spirituel, un clerc, un homme possédant un statut officiel dans l’institution ecclésiastique, jugerait selon les principes de la théologie et les règles de la discipline de l’Église […] deux discours s’élaboreraient ainsi, celui de la mystique autorisé par une expérience irréductible, celui du maître ou du docteur autorisé par la science théologique et les enseignements de la tradition40.

14 L’imbrication de deux discours – la parole masculine de l’autorité et le langage féminin de l’expérience – se trouve placée au cœur de la direction spirituelle telle qu’elle se développa au XVIIe siècle : « Elle articule le privé dans le langage ecclésial »41. À la longue liste des couples célèbres de ce siècle – François de Sales et Jeanne de Chantal, Jean-Jacques Olier et Agnès de Langeac, Jean-Joseph Surin et Jeanne des Anges, Gaston de Renty et Élisabeth de La Trinité, Jean Eudes et Marie des Vallées, Armand-Jean de Rancé et Élisabeth d’Orléans, duchesse d’Alençon et de Guise, François de Fénelon et Jeanne Guyon – nous proposons, grâce aux carnets, d’ajouter Paul de Godet des Marais et Mme de Maintenon. En tenant compte des expériences individuelles (féminines42), il faut cependant se garder de reconstruire un système abstrait à partir de ces rencontres fameuses. Dans des circonstances et par des voies radicalement différentes, elles rendent compte du même défi de replacer la vie de la personne dirigée dans l’espace orthodoxe de l’Église.

15 La relation difficile entre les expériences et l’espace d’autorité de la doctrine est aussi ancienne que le christianisme lui-même. Elle a traversé l’histoire ancienne du christianisme. Cette difficulté lui est même antérieure43. On pourrait dire que les Pères de l’Église ancienne ont, dans les eaux limoneuses du stoïcisme tardif, capté la vague en

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réorientant le courant qui la sous-tendait : les Pères ont construit un cadre essentiellement nouveau pour prendre soin de « soi » et en rendre les états conformes à l’ordre social. Dans le contexte du XVIIe siècle, les œuvres des Pères sont souvent évoquées. Sont particulièrement importants : Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Grégoire le Grand, Augustin, Jean Cassien et « le dernier des Pères de l’Église », Bernard de Clairvaux. En général, les citations bibliques et patristiques, en plus de conférer une légitimité au directeur et à sa parole, servent d’instrument pour « fabriquer un futur dans le respect de la tradition », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau. Il s’agit d’opérer la fusion toujours fragile entre des événements passés et l’espace actuel des expériences.

16 Il faut ajouter que la direction d’individus vivant dans une communauté religieuse est quelque chose de sensiblement différent de la direction d’individus vivant dans le monde. Certes, les deux types de direction ont été pratiqués au XVIIe siècle, mais la direction religieuse des individus qui se trouvaient dans le monde avait été fondamentalement changée à la suite de l’émergence du laïcat dans l’Église. D’après André Vauchez, elle a eu lieu au XIe siècle44, lorsque la Réforme grégorienne (vers 1050‑1080) s’est épanouie et a porté une attention nouvelle aux croyances religieuses des individus qui vivaient dans le monde. Cet intérêt nouveau doit être considéré comme la toile de fond du naufrage de l’empire carolingien à la fin du IXe siècle et de la consolidation du système féodal aux Xe-XIe siècles. Confronté à la nouvelle réalité politique de la décentralisation féodale, le pape Grégoire VII avait pris la tête d’un programme de réforme culturelle et politique qui visa à mettre sur pied une « chrétienté animée par les clercs et sacralisée dans sa structure hiérarchique »45. Elle fit subir au paysage social de l’Europe un profond remodelage, notamment par sa volonté de faire de la distinction entre célibat et mariage la ligne de démarcation entre le monde laïque et le monde ecclésiastique. De même, les évolutions ultérieures des XIIIe-XIVe siècles ont radicalement changé la position des laïcs au regard de la religion46. Lorsque la direction spirituelle se développa et connut un si grand succès au XVIIe siècle, elle présupposait implicitement l’existence d’une spiritualité laïque dotée de sa propre nature.

17 En plus de ces deux points de départ historiques – les Pères de l’Église et l’émergence du laïcat dans l’Église médiévale – un troisième événement a fondamentalement affecté le cadre de la direction spirituelle : la différenciation des confessions au XVIe siècle. À la suite du concile de Trente (1545‑1563), une réforme de l’Église sur une large échelle se développa dans toute l’Europe. À cause de l’impact des guerres de religion (1562‑1598) et de la signature subséquente de l’Édit de Nantes, il demeure difficile de mesurer l’influence spécifique des idéaux tridentins dans le paysage gallican du XVIIe siècle. Toujours jaloux de leur autonomie et de leurs traditions, un certain nombre de mouvements de réforme peuvent cependant être identifiés dans la sphère gallicane. Groupées en sociétés secrètes, les dévotes ont été reconnues depuis longtemps comme ayant donné une impulsion décisive aux réformes ecclésiastiques qui se développèrent en France47. Dans ces sociétés, dont la plus connue est la Compagnie du Saint- Sacrement, fut élaboré un certain type de spiritualité : la retraite hors du monde, dans une société religieuse, équivalait à adopter une attitude active et à s’engager à réformer le monde. Dans les différents territoires confessionnels, on trouve des intersections similaires entre retraite et engagement, où l’individu, d’une manière jusque-là inconnue, était mis en scène pour intérioriser les normes collectives48. Point n’est

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besoin d’un grand effort pour mettre en rapport le cadre de plus en plus spécialisé et institutionnalisé de la direction spirituelle avec ce contexte général. À l’instar du développement d’une approche plus psychologique du sacrement de pénitence49, la direction des âmes témoigne d’un appel croissant à l’espace intérieur. En s’écartant du domaine public, le discours sur la direction spirituelle a eu comme but paradoxal de mettre en lumière ce qui ne peut jamais être complètement communiqué, les états intimes d’un individu.

18 L’idéal du directeur, l’idée même d’avoir un directeur, étaient véhiculés par les « miroirs du directeur » et incarnés par les héros de la spiritualité du Grand Siècle tels François de Sales, Pierre de Bérulle, Charles de Condren, Jean Eudes ou Jean-Jacques Olier. Jean-Pierre Camus s’attacha à retravailler et à raffiner sur des points importants le cadre salésien, tandis que des auteurs jésuites comme Jean-Joseph Surin insufflèrent une vie nouvelle à la méthode ignacienne. Les œuvres de Charles Borromée devinrent une importante source d’inspiration pour la formation du langage et des méthodes de direction, qui soulignaient la tension entre l’acte de confession et la pratique de la direction. Louis Tronson, le supérieur de Saint-Sulpice, où Godet des Marais fut formé, considérait la direction spirituelle comme la pierre angulaire de la réforme de l’Église. En somme, le discours sur la direction spirituelle qui s’est développé à partir de 1620 environ, joua un rôle central dans la spiritualité du XVIIe siècle. Notre propos n’est pas d’expliquer les tenants et les aboutissants de ce discours, mais plutôt de mettre en lumière un exemple presque inconnu d’une telle direction : la direction « godétienne ».

Les Débuts de la direction de Godet des Marais

19 Nous devons d’emblée préciser les relations complexes entre Mme de Maintenon, Godet des Marais et François de Salignac de la Mothe-Fénelon (1651‑1715). On sait qu’ils ont été impliqués dans le débat sur le quiétisme lorsque celui-ci connut une résurgence autour de 1693. Ce qui demeure peu élucidé jusqu’à présent est le rôle que joua Godet des Marais vis-à-vis de Fénelon dans la direction de Mme de Maintenon. À ce propos, nous devons évoquer encore un autre nom, celui de François Gobelin († mai 1691) : il avait été le premier directeur de conscience de Mme de Maintenon, mais, quand sa santé déclina en 1689, Godet des Marais semble avoir assumé cette direction50. De même, après sa nomination comme évêque de Chartres en 1690, Godet des Marais prit la relève de Gobelin comme supérieur spirituel de Saint-Louis à Saint-Cyr. Il découle clairement de la correspondance de Mme de Maintenon que sa confiance en Gobelin avait diminué dès 1687, année à laquelle nous trouvons dans ses lettres la première mention de Godet des Marais : « Je viens de recevoir la réponse de M. l’abbé des Marais, qui est tout prêt à venir, quand vous l’ordonnerez quoiqu’il soit à Vaugirard pour faire des remèdes »51. À partir de l’automne, et pendant l’année 1688, d’autres mentions apparaissent : il est clair que Godet des Marais exerçait la fonction de directeur spirituel des Dames de Saint-Louis52. À l’automne 1688, quand un conflit s’éleva à propos de la supérieure de Saint-Cyr, Mme de Maintenon consulta un certain nombre d’ecclésiastiques sur cette affaire : Je vous ai consulté, vous l’avez condamnée. J’ai consulté M. Jolly, par vous, il m’a fortifiée ; j’ai consulté le Père de La Chaise, il ne la croit pas religieuse ; j’ai consulté M. l’abbé des Marais, qui trouve qu’elle a tort. Fortifiée par tous ces bons avis-là, j’ai été plus ferme à faire observer ce que ces Messieurs ont cru bon et voilà ce que

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Mme de B[rinon] n’a pu souffrir. Tout s’est passé à merveille pendant ses voyages et pendant sa maladie, mais, à son retour de Bourbon, tous les troubles sont revenus53.

20 Après que Mme de Brinon eut été écartée (novembre/décembre 1688), Godet des Marais continua à être le directeur des Dames de Saint-Louis ; pendant la première moitié de 1689, il fut spécialement impliqué dans la direction de Mme de Montfort. Mais, si sa présence à Saint-Cyr est attestée, elle n’alla pas sans complications, même tardivement, en septembre 1689 : Il faudra, Madame, que sur ces filles-là, vous ayez quelque rapport avec M. l’abbé des Marais, et que ce soit lui, puisqu’il a commencé, qui continue à examiner les autres qui voudront être religieuses, mais je vous prie de cacher cet endroit-là, le plus qu’il vous sera possible, de peur de fâcher M. l’abbé Gobelin54.

21 Nous pensons qu’il est improbable que Godet des Marais, à ce moment, ait assumé officiellement la charge de diriger la conscience de Mme de Maintenon. En vérité, les lettres qu’il écrivit à partir de 1689 ne sont pas à proprement parler des lettres de direction : beaucoup de ces lettres mentionnent « la personne que vous m’avez recommandée », c’est- à-dire, une dame de Saint-Louis55. Nous devons donc bien distinguer les lettres écrites au début de 1689 et celles qui furent écrites pendant l’hiver de 1689. Les secondes sont clairement des lettres de direction spirituelle adressées à Mme de Maintenon. Quant aux lettres antérieures, elles sont plus composites : elles ont certes un contenu clairement directionnel, mais elles contiennent aussi des informations sur la direction pratiquée à Saint-Cyr. Il ne fait pas de doute que la direction de Mme de Maintenon par Godet des Marais fut « parallèle » à celle de Gobelin, mais ceci n’est pas absolument évident avant les lettres de la fin de l’année 1689 et du début de 1690.

22 D’après la reconstruction soignée faite par Jean Orcibal56, Fénelon s’affilia personnellement à Mme de Maintenon à peu près à la même époque. Avant cela, il agit aussi comme directeur des Dames de Saint-Louis. Et pendant le printemps de 1689, nous savons qu’il a dirigé Mme de Montfort en même temps que Godet des Marais57. Depuis environ l’automne de 1689 jusqu’à la fin de 1694, Fénelon a aussi écrit des lettres de direction à Mme de Maintenon, la plus connue étant celle qu’on appelle la Lettre sur ses défauts58. Il a aussi composé quelques écrits pour la troupe dévote qui entourait la femme du roi à la cour. Au grand regret de Fénelon, ses écrits tombèrent dans les mains des Dames de Saint-Louis : [Fénelon] écrit présentement quelque chose pour moi, et par conséquent pour vous. Mais, en attendant, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’il me semble qu’il y a bien des choses, dans la lettre que j’ai donnée à Mme la chanoinesse [Mme de la Maisonfort], qui répondent à ce que vous me demandez. […] Lisez les lettres de M. de Fénelon, je vous prie ; elles sont d’une pratique continuelle, on les retrouve mille fois le jour. Mme la chanoinesse les a toutes ; il faut qu’elle vous montre à les écrire par articles, elles en seront plus intelligibles et plus utiles, et je n’ai rien vu de plus solide, elles inspirent une dévotion libre, douce, paisible, droite et il est impossible que ce ne soit pas la véritable59.

23 Toutes ces activités trouvèrent une fin dramatique à l’automne de 1694, quand Godet des Marais, entre autres accusations, jeta la suspicion sur Fénelon et, spécifiquement sur certaines phrases des lettres adressées à Mme de Maintenon60.

24 Nous ne voulons pas, ici, nous occuper de l’accusation portée contre Fénelon et du rôle de Godet des Marais dans le débat sur le quiétisme qui s’ensuivit. Nous voudrions seulement indiquer que, lorsqu’on parle de l’influence de Fénelon sur Mme de

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Maintenon, il faut se garder de forcer le trait. Il faut en particulier se souvenir qu’il n’a jamais été le directeur en titre de Mme de Maintenon. Le futur archevêque de Cambrai joua un rôle important, quoique bref, à l’égard des choix dévotionnels de Mme de Maintenon, un rôle qui remontait aux controverses entourant Mme Guyon (au printemps de 1693). Si l’on considère attentivement les sources, toute insistance unilatérale sur Fénelon paraît aboutir à une surestimation évidente des faits. En outre, cela entraîne une regrettable sous-estimation de l’influence de Godet des Marais sur Mme de Maintenon.

Les redditions de compte

25 Comme Pauline Chaduc61 l’a noté, Fénelon et Godet des Marais semblent avoir été sur le même plan quand il s’agit de la direction de Mme de Maintenon : Je vous renvoie l’écrit de M. l’abé de Fénelon, il est pour vous servir de pratiques pendant ce mois, vous ne pouvez mieux commencer cette année, son bon esprit et sa pieté lui a fait écrire choses admirables pour vous sur le renoncement que Dieu vous met si fort dans le cœur62.

26 Mais à ce stade précoce (1690), c’est-à-dire avant la mort de Gobelin, les attributions des deux hommes n’étaient pas encore précisément définies. Quand [Fénelon] vous connoitrait aussi bien que moi il n’aurait pas mieux traité certains endroits, et quoique je vous connaisse plus a fond que lui, je n’aurais jamais pu vous écrire si bien et si nettement tant de choses utiles ; jugez par là du secours que vous en pouvez tirer quand il vous connaistra un peu davantage, je ne lui ai point dit ce dont nous sommes convenus, vous ne m’en aviez point chargé, faites le vous mesme en toute confiance, il n’y a rien a craindre, je vous répons de lui comme de moi63.

27 La louange de Fénelon est affectée d’une subtile nuance rhétorique : Godet des Marais affirme qu’il n’aurait pas pu écrire « si bien et si nettement tant de choses utiles », même s’il connaît la femme du roi « plus a fond ». La louange du style est donc accompagnée d’une réserve substantielle : Fénelon peut être prolifique dans son style, mais il ne connaît pas Mme de Maintenon aussi bien que Godet des Marais.

28 Le directeur et sa charge d’âmes ont été institutionnalisés et structurés par l’Église au moyen de la théologie du sacerdoce qui se développa au XVIIe siècle. Face à la montée en puissance d’autres confessions et à leurs interprétations divergentes de la relation de l’individu avec Dieu, le corpus pseudo-dionysien devint source d’autorité : « la médiation qui fondait la conception dionysienne du monde offrait un soutien opportun aux défenseurs des cultes des saints et de la Vierge, et à la promotion catholique d’une transmission de l’Écriture par la double médiation de la tradition et des institutions ecclésiastiques »64. En ce qui concerne la direction de Mme de Maintenon par Godet des Marais, c’est l’épiscopat qui reste la source primordiale de son autorité. Ainsi, si Godet des Marais connaît Mme de Maintenon « plus a fond », c’est simplement parce que, d’après la triade dionysienne, il est habilité à se charger de son âme. Cela dit, un élément plus particulier explique pourquoi l’évêque peut en plus revendiquer une connaissance spéciale : J’ai lu, M[adame], votre reddition, et je l’ai brûlée ; je suis bien content, et vous devez être pleine de reconnaissance des grâces que Dieu vous fait65. Vos redditions, Mme, m’assure que Dieu est avec vous, que vos imperfections et la langueur de votre corps ne vous séparerons pas de lui […]66. J’ai lu, M[adame], vos deux dernières redditions afin de connaître votre état présent

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et de me hâter à vous relever de l’appréhension où vous êtes qui ne convient pas à la grande fête de demain ni à vos besoins67. Je commence par votre reddition, Mme, j’en suis content, vous faites connaitre le plus que vous pouvez, les dispositions particulières de chaque journée et de vos fautes68. Vos redditions sont bien, ne négligés pas, Mme, cette pratique, vous préparez par là le compte de votre vie et si vous continuez la mort ne vous surprendra pas69. J’approuve le changement des petites mortifications que vous me marquez dans votre dernière reddition, puisque ce n’est pas par mollesse, mais par besoin que vous n’en usez plus70. J’ai lu votre reddition d’avril et celle de mai. Je veux vous encourager et ranimer avec le secours de la grâce sur la fidélité […]71. Pourquoi croyez-vous, Mme que vos redditions de compte me donnent une idée de vous bien différente de vous-même ? Elles sont, je vous assure, très bien, je vous y vois suffisamment, vous y marquez sincèrement les différents états de votre âme et d’ailleurs ne m’avez-vous pas dit assez de choses pour connaître le fond de votre cœur ?72 J’ai lu, Mme, vos redditions, j’en suis bien consolé voyant que vous ne vous endormez pas et que vous avancez à mesure que votre salut approche73.

29 Voilà quelques exemples parmi bien d’autres disséminés dans le corpus des lettres de Godet des Marais : au total, nous en comptons plus de quarante. Nous ne pouvons pas savoir avec certitude si « reddition » et « reddition de compte » sont deux actes différents. Nous pouvons cependant affirmer que les deux expressions se rapportent au récit que faisait Mme de Maintenon de ses expériences. D’après la lecture que nous en faisons, ces comptes rendus personnels constituaient la base de la direction de Godet des Marais74. De plus, nous pensons pouvoir suggérer une interprétation spécifiquement monastique de l’expression reddition de compte75. Tous les mois les Sœurs découvriront leur cœur, sommairement et brièvement à la Supérieure, et en toute simplicité et fidèle confiance lui en feront voir tous les replis, avec la même sincérité et candeur qu’un enfant montrerait à sa mère ses égratigneurs, ses furoncles, ou les piqueurs que les guêpes lui auraient faites : et par ce moyen rendront compte tant de leur avancement et progrès, que de leurs pertes et défauts ès exercices de l’oraison, des vertus, et de la vie spirituelle : manifestant encore leurs tentations et peines intérieures, et non-seulement pour se consoler, mais aussi pour se fortifier et humilier. Bienheureuses seront celles qui pratiqueront naïvement, et dévotement cet article, qui enseigne une partie de la sacrée enfance spirituelle que nôtre-Seigneur a tant recommandée, de laquelle provient, et par laquelle est conservée la vraie tranquillité de l’Esprit. Le premier jour de Communion de chaque mois, une chacune fera à part le renouvellement de sa profession, à la fin de l’oraison du matin : et à cet effet chaque sœur aura en écrit la forme de sa profession, signée de sa main, qu’elle lira alors. La veille du renouvellement de chaque mois, l’on avertira les Sœurs en donnant l’obédience à midi, de se préparer pour faire cette action avec le plus de soin et de dévotion que faire se pourra, comme aussi une chacune lira les Constitutions et Directoires particuliers qui regardent son office ou condition tous les mois, avec pareille dévotion que si alors ils leur étaient donnez nouvellement. Et Dieu leur donnera toujours des nouvelles lumières par la lecture d’icelles76.

30 À la différence d’autres communautés religieuses, où le renouvellement des vœux était célébré en un jour particulier, les religieuses de la Visitation renouvelaient les leurs non seulement le jour de la Présentation, mais encore tous les mois. Nous voudrions suggérer qu’un acte similaire d’écriture personnelle, fait chaque mois, permettait à Godet des Marais, dans le cadre de sa mission de directeur, de s’informer de Mme de Maintenon77. Ces comptes rendus servaient de toile de fond à ce qui se trouve traité

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dans les lettres de l’évêque. Ainsi, quand Godet des Marais écrivit qu’il connaissait Mme de Maintenon « plus a fond », ceci pouvait se rapporter non seulement à son rôle épiscopal de directeur, mais aussi à ces comptes rendus personnels. Parce qu’ils étaient modelés sur une pratique essentiellement monastique, nous pouvons aussi considérer les comptes rendus de Mme de Maintenon comme un renouvellement d’obédience envers son directeur : comme une religieuse se soumettra à l’autorité de la supérieure, la dirigée doit se soumettre au directeur78. Mais comment devons-nous imaginer le contenu de ces comptes rendus ? À l’heure actuelle, nous n’en avons qu’un aperçu. Ils nous livrent néanmoins une documentation cruciale sur la façon dont la direction de Mme de Maintenon était organisée. Les lettres compilées dans les carnets sont le reflet des comptes rendus que Mme de Maintenon écrivait tous les mois (voir fig. 3). De plus, il semble que Godet des Marais lui-même ait dressé des instructions sur un rythme mensuel. Il est vrai que des textes de ce genre, plus longs, se trouvent dans les carnets79, alors que la Série Guerrier en ajoute douze. Dans la citation ci-dessus, nous avons déjà vu Godet des Marais faire mention de « l’écrit de M. l’abé de Fénelon, il est pour vous servir de pratiques pendant ce mois », et il n’est donc pas étonnant que les carnets contiennent les textes de Fénelon (voir infra le tableau synoptique).

31 Les lettres recueillies dans les carnets abordent des sujets individuels et ne s’occupent pas de façon clairement perceptible de thèmes communs. Elles semblent être plus sensibles à des événements particuliers et aux expériences de Mme de Maintenon. En revanche, les instructions plus longues données par Godet des Marais et par d’autres aussi, apparemment, sont mensuelles et sont organisées – quand elles sont écrites par l’évêque – en motifs et pratiques. À ces instructions plus longues et aux lettres sont aussi attachées des citations de la Bible, de saint Augustin et de saint François de Sales, alors que les carnets n’en comportent pas, sauf quand elles font partie intégrante des lettres copiées. Les instructions sont directement connectées aux redditions. L’acte de copier et de signer les lettres de direction de Godet des Marais – le fait d’écrire – peut très bien être vu comme la pratique quotidienne personnelle de la direction de Mme de Maintenon. La correspondance entre directeur et dirigée est un échange de lettres, qui sont centrées sur des situations individuelles, et d’instructions, axées, elles, sur les redditions de compte mensuelles de Mme de Maintenon. Deux discours s’élaboraient ainsi, une écriture de soi, qui rendait compte de l’expérience de Mme de Maintenon, et la direction de Godet des Marais en lettres et instructions. Alors que les premières semblent avoir été régulièrement jetées au feu, les dernières ont survécu en copie : au lieu de l’incertitude individuelle, les réponses ont subsisté.

Les carnets et la direction spirituelle

32 Les lettres dans les carnets révèlent le long temps que Mme de Maintenon passait à les copier ; sa signature signifie la fin de la copie. Cette perspective individuelle est aussi indiquée au début des carnets : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » 80. Cette citation renvoie à l’évangile selon Matthieu 11,29, où Jésus dit : « Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ». Cela nous renseigne sur la finalité de la direction de Mme de Maintenon : le contenu des carnets révèle sa propre vie intérieure, écrite noir sur blanc. Pour ce faire, elle écrit par la voix du directeur au lieu de construire ses propres œuvres spirituelles. Son champ intérieur est exprimé, en ses propres termes,

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par les redditions, tandis que les carnets copient la main d’une autorité extérieure. Résumant la finalité de base de la direction spirituelle, le fait de signer marque la transition de l’espace du lecteur implicite – créé par la figure masculine de l’autorité – à l’espace du lecteur actuel. La signature relie ces deux espaces ; ainsi le fait de signer ne se réfère pas seulement au temps passé à copier, mais aussi à l’appropriation de la parole du directeur. Mais cette appropriation elle-même est complexe et n’est pas qu’une simple répétition : Souvenés vous qu’il y faut tendre sans discontinuer et n’oubliés iamais, M[adame], cette instruction importante de saint Bernard : « Le juste ne croit iamais estre arrivé au terme de la perfection où il tend. Il ne dit iamais : c’est assez ! Il est tousjours affamé et alteré de la justice et s’il vivoit éternellement, il s’efforceroit éternellement de devenir plus juste qu’il n’a esté et travailleroit tousjours de tout son pouvoir à s’avancer de bien en mieux, car il ne se loüe pas au service de D[ieu] pour un an ou pour un certain temps comme un mercenaire, mais il s’i conte pour iamais à discretion et sans retenue ». Ainsy, dit ce pere, le continuel desir de s’avancer et l’assiduité avec laquelle on tasche de parvenir à la perfection, tient lieu de la perfection mesme. […] J’espère un grand progrés du goust que vous trouvés dans le Nouveau Testament ; quand les autres secours vous manqueront, celuy-là vous soustiendra. Lisés quand vous le voudrés les 3 premiers chapitres de l’Apocalipse, imaginés vous voir et entendre N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist] revestu de cette blancheur esclatante avec laquelle il paroist à saint Jean et devant lequel ceux qui se croyent justes ne sont pas innocens. Si vous avés des oreilles, prestés les pour bien escouter les avis qu’il vous donne en s’adressant aux sept des premieres eglises du cristianisme. Lisés en suitte la fin de l’Apocalipse depuis le dix- septiesme chapitre, vous y verrés la condemnation affreuse de Babilone, figure des meschans, et la gloire de la celeste Jerusalem, figure de l’assemblée des Justes, et vous concevrés par ces vives figures du Saint-Esprit quelque chose de ce qui doit arriver aux uns et aux autres à la consommation des siecles. [paraphe :] D81.

33 Dans cet extrait, la direction est d’abord placée en relation avec un but qui ne peut jamais être atteint : la conversion du moi n’est pas un événement qui arrive une fois pour toutes, mais plutôt un processus qui ne s’achève jamais. Et sur la route de la perfection, les fins du monde ne sont pas perdues de vue. Mme de Maintenon imagine comment l’injustice du monde sera justifiée dans le futur royaume céleste : cette eschatologie occupe une place centrale dans la direction de Godet des Marais. Comme on le voit aussi, le directeur de Mme de Maintenon ne parle pas dans sa propre langue, mais il s’enveloppe d’un riche tissu de citations82. Le directeur constitue ainsi la dirigée comme lecteur. Elles visent à relier le passé au présent. La migration du lecteur implicite vers le lecteur actuel se trouve figurée par le processus de copie de la lettre : ainsi, la distance entre ce qui est arrivé dans le passé et ce qui arrive aujourd’hui est abolie en perspective d’événements futurs.

34 Cela dit, le glissement du lecteur implicite au lecteur actuel, là où le temps biblique touche au monde du destinataire, n’est pas tout. Un examen plus minutieux des carnets révèle que des lettres pourtant datées de plusieurs années d’intervalle se suivent au sein d’un volume (voir infra le tableau synoptique). L’organisation mensuelle, qui correspond sûrement aux redditions de compte, se combine avec l’année liturgique, c’est- à-dire avec le temps cyclique de l’Église83. Le domaine intime de la dévotion, qui est le sujet des lettres individuelles, se trouve ainsi subordonné non seulement à la parole masculine, mais encore aux formes communautaires de la vie dévotionnelle. Le langage du directeur n’est pas en lui-même le vecteur d’expériences religieuses ; les copies des lettres de Godet des Marais sont greffées sur l’année liturgique et sa ritualisation. Ce

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déplacement, en réalité, est opéré à l’intérieur même des lettres de Godet des Marais : les références aux jours de fêtes liturgiques et aux fonctions liturgiques de l’évêque lui- même y abondent. De plus, les figures bibliques et les saints évoqués le sont souvent en connexion avec les célébrations de l’Église. Doublement retranchée du champ individuel, chaque expérience religieuse est subordonnée, d’abord au langage ecclésiastique du directeur et, ensuite, au cadre liturgique de célébrations communautaires. En définitive, les carnets servent de médiateurs à ce double déplacement : dans leur matérialité, ils incarnent la fin et les moyens de la direction spirituelle. Ils articulent le privé dans le langage et la pratique de l’Église.

Conclusion

35 À l’évidence, les petits carnets de Mme de Maintenon doivent faire l’objet d’une étude analytique et critique des textes qu’ils contiennent. Dans cette double perspective, une étude littéraire classique n’est pas suffisante, elle pourrait même se révéler non pertinente : les limites et les défauts des nombreuses éditions de ces textes en sont la preuve. Une approche interdisciplinaire ayant recours aux méthodes de l’histoire, de l’histoire de l’art, de l’histoire des textes, de la sociologie, de la théologie, peut éclairer la pratique continuelle exigeante de la direction spirituelle féminine au XVIIe siècle, entre retrait du monde (vie contemplative/Withdrawal) et engagement dans le monde (vie active/Engagement).

36 Monument par sa longévité – plus de trente années (1688‑1709) – et par la situation sociale exceptionnelle de la dirigée, Mme de Maintenon, l’« art des arts » atteint ici sans doute un paradigme « désuet ». La relation confidentielle, proche de la connivence, entre Mme de Maintenon et Paul de Godet des Marais a potentiellement voué à son propre « échec » le système ainsi élaboré. Peu de temps après le décès de l’évêque de Chartres (26 septembre 1709), Mme de Maintenon, le 14 décembre 1709, semblait très vite prendre conscience de la fin d’un règne en souhaitant transmettre ses « petits livres secrets » à Mme du Pérou. Elle attribue alors l’entière « paternité » de sa conduite spirituelle à Godet des Marais en ces mots adressés à Charles-François des Monstiers de Mérinville (1682‑1746) : « il y verra les instructions de son predesseceur ». Pourtant, Paul de Godet des Marais reste un grand inconnu devant l’Éternel, réduit à l’anonymat dans les carnets eux-mêmes, et éclipsé par Bossuet, ou Fénelon – dont Saint-Simon souligne, dans ses Mémoires, qu’« il fallait [faire] effort pour cesser de le regarder ». Il serait temps de réhabiliter Godet des Marais grâce à l’édition critique de ses lettres spirituelles et à une biographie documentée.

ANNEXES

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Copie autographe : BmV, ms. P 36, f. 81‑90 ; copies : Série Guerrier, t. I, no 26, p 100‑104 ; BmV, ms. P 63, p. 234‑238 ; édition : Madame de Maintenon, Lettres à Mme de Maintenon, vol. VIII, no 154, p. 233‑234.

Je louë Dieu Madame de la grace qu’il vous fait de pencer de vous-mesme a vos charités sans qu’il soit nécessaire de vous en faire souvenir. C’est ainsy que pour vous enrichir dans l’eternité, Dieu prend soin de vous advertir de faire de bonnes œuvres84 dans le temps. On est bien heureux quand on a un pareil admoniteur qui en nous inspirant de faire du bien au prochain, nous le fait faire dans cet esprit de grâce qui y donne le merite. Craignés, Madame, votre génerosité naturelle, élevés la jusqu’au degré d’une charité vrayment chretienne et donnés a vos aumosnes toute la perfection dont elles sont capables devant Dieu. Il m’est, ce me semble permis, de vous souhaiter ce grand bien, par l’interest sincere que ie prends a votre bonheur eternel. Je ne puis en verité vous exprimer ce que ie sens a cet égard-là ni combien ie desire que vous soyés grande dans le ciel. C’est là seulement que se trouve la veritable grandeur et toute celle de cette vie cessera de l’estre dès qu’elle ne nous y conduira pas. Le zele obeissant que vous exercés auprès des personnes dont vous cognoissés les grands besoins spirituels est un des moyens les plus efficaces pour les gagner. Enfin, si vous ne vous rebutés pas, et quand vous ne seriés pas assez heureuse pour les gagner tout à fait avec le temps, vous empescherés du moins de plus grands maux qu’elles seroient en danger de commettre si on les abandonnoit. Apres tout, supposé que votre perseverance fust innutile pour elles, elle ne le seroit pas pour vous, elle vous sanctifiera vous-mesme d’autant plus eminenment que vous aurés eü moins de consolation dans le succès de vos soins. Nostre seigneur n’a pas converti tous ceux qu’il a instruits de sa propre bouche, lorsqu’il estoit sur la terre. Il ne se lasse point encore aujourd’hui de fraper par sa grace à la porte d’une infinité de cœurs qui luy résistent. Il justifie sa misericorde en souffrant leurs faites et leurs revoltes et il arrive souvent que par une longue patience il emporte des places qui paressoient imprenables. Ne desesperons de rien, Madame, compatissons à la froideur des uns, à la dureté des autres et aux foiblesses de tout le monde. Nous avons peut-être resisté nous-mesmes plusieurs années aux bontés de Dieu et aux avis que l’on nous donnoit de sa part. On nous a soufferts, souffrons à notre tour en nous humiliant par le souvenir du passé et en gemissant sur85 les ames qui ne gemissent pas pour elles-mesmes86. [paraphe] D Car s’il y a quelque merite en nous que nous puissions mettre en compte, que sont-ils autre chose que des bienfaits de votre liberalité. Ô si les hommes sçavoient recognoistre qu’ils sont hommes, et si ceux qui se glorifient, ne se glorifioient que dans le seigneur. St Augustin87 Que ie vous cognoisse ô mon Dieu qui me cognoissés, a fonds, que ie vous cognoisse comme vous me cognoissés St Augustin88

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Entrés dans mon ame vous qui en estes toute la force, faittes qu’il n’y ait rien en elle que de conforme a votre souveraine rectitude, et qu’elle soit sans ride et sans tache devant vos yeux. Voila l’unique but de mes desirs et de mon esperence, c’est ce qui fait toute ma ioye, et ie n’en saurois avoir de raisonnable que celle-la. St Augustin89 Il faut hair nos deffauts, mais d’une haine tranquile, et qui soit sans trouble et sans depit, il faut les voir avec patience, et en tirer le profit d’un saint abaissement de nous-memes90. Ceux qui aspirent au pur amour de Dieu n’ont pas tant besoin de patience avec les autres, comme avec eux-mesmes. Pour avoir la perfection il faut souffrir avec patience notre imperfection, l’humilité se nourit en cette souffrance91. Il faut faire provision de manne pour chaque iour et non plus92. N’epiés pas si particulierement les sentimens de votre ame, meprisés les, ne les craignés point, et relevés souvent votre cœur par la confience en celuy qui vous apelle93. Vous voudriés savoir quelles sont les meilleures abjections, ie vous dis que les plus utiles a l’ame et les plus agréables a Dieu sont celles qu’il nous envoye, car son choix est tousjours meilleur que le notre. Les meïlleures encore sont celles qui sont plus contraires a nos inclinations, pourveu qu’elles soient conformes a nostre vocation, et pour le dire une fois pour toutes, nostre choix gaste et diminüe presque toutes nos vertus94. L’humilité nous perfectione envers Dieu et la douceur envers le prochain. St F. de Salles95.

Fig. 1 : Sigle-paraphe de Mme de Maintenon : initiale « D » de D’Aubigny.

© Bibliothèque municipale de Versailles, ms. P 36, f. 64v.

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Fig. 2 : Notice du catalogue et planche reproduisant l’ex-libris de Mme de Glapion et l’incipit de la prière de Mme de Maintenon (f. 23v). Paris, Galerie Charpentier, Vente Bibliothèque Dr Lucien- Graux, 2e partie, 26 janvier 1957, no 76.

Cliché L. Nørgaard – H. Pasquier

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Fig. 3 : Dos de la reliure d’un petit carnet de Mme de Maintenon titré « Mars ».

© Bibliothèque municipale de Versailles, ms. P 39.

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Tableau synoptique des contenus des petits carnets de Mme de Maintenon

Abréviations : Nb ff. = nombre total de feuillets – f. déb = folio de début – f. fin : folio de fin – No ord. = numéro d’ordre – BmN = Bibliothèque municipale de Niort - Médiathèque Pierre-Moinot – BmV = Bibliothèque municipale de Versailles.

Les copies autographes de Mme de Maintenon sont indiquées en caractères romains, les autres mains en caractères gras. Nous précisons la signature qu’elle a adoptée par « D » pour son sigle-paraphe et « DA » pour les initiales entrelacées de son nom, d’Aubigny, les croix « + » et les autres mentions marginales là où elles se trouvent. Nous restituons entre crochets caractères et dates non présents mais certains. Par défaut, Godet des Marais est l’auteur des textes. Dans le cas contraire les cases sont grisées et nous indiquons devant l’incipit, entre crochets, le nom ou « ? » quand un doute subsiste. Nota : Les contenus des carnets de la Houghton Library (qui montrent que la pratique a existé pour la duchesse de Bourgogne, bien qu’ils puissent ne pas contenir d’autographe de Mme de Maintenon), de l’ancienne collection Dr Lucien-Graux et de l’ancienne collection Marquis de Biencourt sont présentés d’après les descriptifs des catalogues des fonds et des catalogues de ventes. Un « ? » signale un point non vérifié sur l’original. Nous n’avons volontairement pas modernisé la transcription des incipit de chaque unité textuelle. Le soulignement indique le développement des abréviations.

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NOTES

1. Bibliothèque municipale de Versailles (désormais BmV), ms. P 150, f. 29. Nous avons respecté les particularités orthographiques des manuscrits cités. 2. Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon et du siècle passé. Lettres de messire Paul Godet des Marais, évêque de Chartres, à madame de Maintenon, t. IX, éd. Laurent Angliviel de La Beaumelle [M. l’Abbé Berthier], 2 éd., Bruxelles, A. Bruyn, 1755 ; Lettres de piété et de direction à madame de Maintenon, par M. Godet Desmarais, Évêque de Chartres, t. VII, 3e éd. rev., corr. et augm., Glasgow, aux dépens des libraires associés, 1756 ; Mémoires et lettres de madame de Maintenon, t. XV, 4e éd., Maestricht, J.‑E. Dufour & P. Roux, 1778 ; Honoré Bonhomme, « Sixième série. Vade-mecum de madame de Maintenon, recueil renfermant les instructions spirituelles à elle données par ses directeurs de conscience », Madame de Maintenon et sa famille, Paris, Didier, 1863, p. 237‑320 ; Jean-Joseph Languet de Gergy, « Mémoires inédits… », La famille d’Aubigné et l’enfance de Mme de Maintenon. Suivi de…, éd. Théophile Lavallée, Paris, H. Plon, 1863, p. 91‑492 ; Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, Correspondance générale, t. III-IV, éd. T. Lavallée, Paris, Charpentier, 1866, ; Maurice Masson, « La correspondance spirituelle de Fénelon avec Mme de Maintenon », Revue d’histoire littéraire de la France, t. 13, 1906, p. 51‑72 ; Marcel Langlois, « Les “Petits livres secrets” de Mme de Maintenon. Mme de Maintenon découvre le Quiétisme (mai 1694) », Revue d’histoire littéraire de la France, t. 35, fasc. 3, 1928, p. 354‑368 et Fénelon. Pages nouvelles pour servir à l’étude des origines du quiétisme avant 1694, Paris, Desclée De Brouwer et Cie, 1934 ; François de Fénelon, Correspondance, t. II-III, éd. Jean Orcibal, Paris, Klincksieck, 1972 ; Élisabeth Maisonnier, « Les “Petits livres secrets” de Mme de Maintenon. Huit manuscrits de la bibliothèque municipale de Versailles », Versalia, no 16, 2013, p. 117‑128 ; Madame de Maintenon, Correspondance. Lettres à Madame de Maintenon, vol. VIII : 1651‑1706, éd. H. Bots, E. Bots-Estourgie et C. Hémon-Fabre, Paris, Honoré Champion (« Bibliothèque des correspondances » [désormais BC], t. 78), 2016, 856 p. 3. Tenu à un rôle de second plan autour de cette direction spirituelle et de la querelle du quiétisme, seul un bref portrait a été esquissé : voir Jacques Le Brun, « Paul Godet des Marais, évêque de Chartres (1648‑1709) », Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, t. XXIII, 1965, p. 47‑78 et « Godet des Marais », Dictionnaire de spiritualité, t. VI, Paris, Beauchesne, 1967, col. 556‑562 ; Hugues Pasquier, Paul de Godet des Marais (1647‑1709), évêque de Chartres. La lettre avant le Verbe, à paraître. 4. Voir supra n. 2. 5. « Cette dernière entreprise serait trop gigantesque pour l’équipe qui s’est chargée de l’édition de la correspondance active […]. Celle-ci entend constituer au moins un point de départ fiable pour une édition de l’autre volet », Madame de Maintenon, Lettres de Madame de Maintenon, vol. I : 1650‑1689 (BC, 52), 2009, p. 21. Trois volumes de correspondance passive vont paraître, dont le prochain inclura sans doute la période de 1707 à la mort de l’évêque, le 26 septembre 1709, ajoutant – à en juger par les sources utilisées – une trentaine de lettres en sus. 6. Louis Guerrier, « Correspondance spirituelle de Godet des Marais, évêque de Chartres, avec Mme de Maintenon », Mémoires de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, t. 23, 1892, p. 1‑39 ; article référencé par J. Orcibal : F. de Fénelon, Correspondance, t. II, p. 290. 7. Nous emploierons Série Guerrier pour y faire référence par la suite. 8. BmV, mss. P 62 à P 68 : recueil de copies contre lequel T. Lavallée – rédacteur des petits papillons collés dans les carnets autographes – et M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 12, 34, mettaient en garde. Composés à Saint-Cyr, ces sept volumes ont été rédigés à l’instigation de J.- J. Languet de Gergy (1677‑1753) qui, devenu évêque de Soissons (1715), s’attacha à soutenir l’offensive contre le jansénisme – ces actions étant étroitement concertées avec Mme de Maintenon, voir : Marie-Christine Floquet, La lutte anti-janséniste dans le diocèse de Soissons sous l’épiscopat de Languet de Gergy, thèse de l’École des chartes, 1956 ; Nelson-Martin Dawson, Fidélités

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ecclésiastiques et crise janséniste : Mgr Jean Joseph Languet de Gergy et la bulle Unigenitus, Québec, Les fous du roi, 2001 ; Bernard Moreau, « Les relations de Jean-Joseph Languet de Gergy et de Charles de Caylus de 1691 à 1753 », Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, t. 124, 1992, p. 77‑100. 9. Madame de Maintenon, Lettres de Madame de Maintenon, vol. I, p. 64. 10. « Chaque fois qu’une œuvre spirituelle a été publiée après la mort de son auteur, on peut être sûr qu’elle a été “arrangée” de façon à la faire échapper aux censures et à l’accommoder aux dispositions des lecteurs qui, bien loin de manifester nos scrupules, s’en montraient reconnaissants. » J. Orcibal, Études d’histoire et de littérature religieuses (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Klincksieck, 1997, p. 28 ; C. Mongenot et H. Bots, « Madame de Maintenon au miroir de sa correspondance : réhabilitation du personnage et redécouverte d’une écriture féminine », Women writing back / Writing women back. Transnational perspectives from the Late Middle Ages to the dawn of the Modern Era, dir. Anke Gillair, Alicia C. Montoya et Susan van Dijk, Leyde, Brill (« Intersections », 16), 2010, p. 206‑207, 212. 11. Lars Nørgaard, Au lieu de la couronne. Figures of withdrawal and engagement in Paul de Godet des Marais’ direction of Madame de Maintenon, thèse de doctorat, Faculté de Théologie, Université de Copenhague, sous la dir. de Mette Birkedal Bruun, en cours (soutenance en novembre 2016). 12. M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 11. 13. É. Maisonnier, « Les “Petits livres secrets”… », 2013, p. 122, omettant le dernier acquis en 1981 (ms. P 150). 14. Petits livres de comptes portatifs, pour recueillir des notes. Ce mot paraît dérivé d’un diminutif quaternetum, qui se rattache à quaternio, cahier de quatre feuilles, et, en général cahier : Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. I, Paris, Hachette, 1873, p. 490-491. 15. BmV, ms. P 150, f. 1‑3v ; publ. M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 40‑42, qui y reconnaît « le rythme de la pensée et du style de Fénelon, sa psychologie […] », tandis que tous se rangent derrière la mention manuscrite anonyme au bas du f. 30 : « Tout ce qui est dans ce livre est du pere Bourdaloüe a Madame de M. », à la suite de La Beaumelle, Mémoires et lettres…, 4e éd., Maestricht, 1778, t IX, no VII-VIII, p. 272‑285. Sur les mêmes critères « stylistiques », nous pensons pouvoir rendre ces textes à leur véritable auteur : Godet des Marais ; ce qui modifierait grandement la donne (voir infra Les débuts de la direction de Godet des Marais). 16. Après la mort de Louis XIV (1er septembre 1715), « Madame de Maintenon me faisoit lire de temps en temps dans ses petits livres » rapporte Mlle d’Aumale, voir Mémoire sur Mme de Maintenon (BmV, ms. F 728 ; non consulté car en cours de numérisation), publ. par le comte d’Haussonville et Gabriel Hanoteaux, Souvenirs sur Madame de Maintenon, 1. Mémoires et lettres inédites de Mademoiselle d’Aumale, 5e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1905, p. 91. 17. Pour reprendre M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 12. Les pages des carnets sont des in-12 massicotés (en moyenne : 119 sur 75 mm). 18. Copie de la lettre à M. l’abbé Gobelin, datée de Versailles, entre le 1 er septembre et le 22 octobre 1674, suivant les éditeurs cf. Madame de Maintenon, Lettres de Madame de Maintenon, vol. I, no 56, p. 159‑160, qui omet la datation du 12 octobre donnée par T. Lavallée, F. d’Aubigné, Correspondance générale, t. I, 1865, no XLVII, p 229. 19. BmV, ms. P 98, entre la dernière ligne f. 74 et la première du verso. 20. Ibid., f. 92‑92v. 21. Ibid., entre le f. 83v et f. 85, le f. 84 manquant aujourd’hui sans discontinuité du discours. 22. BmV, ms. P 150, f. 4v-6 ; publ. M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 42‑43. 23. Du sigle « D » ou de ses initiales entrelacées « DA » pour D’Aubigny, qui, au moins dans leur forme, pourraient être mis en corrélation avec les deux lettres « A » et « M » entrelacées du monogramme de la vierge (Ave Maria) et de celui de la reine Anne d’Autriche. 24. Nous ne connaissons pas ses lettres autographes de direction spirituelle.

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25. La « grosse », les envois de Godet des Marais et de Mme de Maintenon pouvant être assimilés à des « minutes », instantanément brûlées (voir infra Les redditions de compte). 26. BmV, ms. P 36, f. 80v ; ms. P 40, f. 42v et 49v. ; Houghton Library, Harvard University (désormais Houghton Library), ms. fr. 162, f. 7v-12 et 15‑31v (d’après la fiche de catalogage, en attente de sa reproduction). 27. En octobre 1688 : BmV, ms. P 150 et ms. ancienne coll. Mis de Biencourt. 28. BmV, ms. P 41, rédigé de 1692 à 1704, couvre la plus grande tranche chronologique et recoupe tous les autres, sauf les mss. P 37, P 38, P 39 et BnF, ms. fr. 13249. 29. « Les “Petits livres secrets”… », 1928, p. 357 : « quelques divergences dans la reliure (fers, couleur, signet et tranche) montrent qu’ils appartiennent à des séries distinctes ». 30. Première annexe au testament datée et signée le 14 décembre 1709 : pièce originale reproduite, M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 114‑115, ill. h.-t. ; incipit et explicit mentionnés : coll. part., Expédition du procès-verbal d’apposition de scellés après son décès, 15 avril 1719, f. 3 ; publiée par Émile Coüard, « Le testament de Mme de Maintenon », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise (désormais abrégé RHV), t. 5, fasc. 1, 1903, p. 47‑80, ici p. 52. Pour l’historique, voir Jean-Joseph Milhiet, « Le testament de Mme de Maintenon a disparu », Les demoiselles de Saint-Cyr : maison royale d’éducation, 1686‑1793, dir. Arnaud Ramière de Fortanier, Paris, Somogy, 1999, p. 97‑100. M. Langlois l’avait signalé comme par inadvertance : « Les “Petits livres secrets”… », 1928, p. 368. 31. En surcharge sur « manucrits » raturé. É. Coüard a transcrit « inventoriez », ibid., p. 73 ; repris par M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p 14. 32. Coll. part., Expédition du procès-verbal de levée de scellés, 17 avril 1719, f. 28. 33. É. Coüard a transcrit « deux », p. 74. 34. Coll. part., Expédition…, 17 avril 1719, f. 28v. 35. BmV, ms. anc. coll. Morel-Fatio, p. 583 ; voir M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, n. 1 p. 41. 36. Qui plus est, en dénonçant une pratique qu’il va lui-même employer : « Tous déforment l’orthographe habituelle de Mme de Maintenon, et transcrivent plus ou moins en graphie moderne ; j’essaie ici de restituer, autant qu’on peut le tenter, sans avoir vu la pièce, en me basant sur les formes connues ; en tout cas, on sera ainsi moins loin du texte original », Fénelon. Pages nouvelles…, n. 1 p. 40. Aujourd’hui BmV, ms. P 150. 37. BmV, ms. P 150, f. 7‑8. 38. Voir Pauline Chaduc, Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Honoré Champion (« Lumière classique », 100), 2015, p. 151‑232. 39. Ibid. p. 157. 40. Jacques Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002, p. 131. 41. Michel de Certeau, La Fable mystique : XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 119. 42. Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion (« Champion classiques. Essais », 1), 2005, p. 435‑497. 43. Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, 4e éd., Paris, Albin Michel, 2002. On doit mentionner ici les derniers textes de Michel Foucault, qui, tout en suivant ces brisées, apportent leurs propres conclusions : L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981‑1982, Paris, Gallimard – Le Seuil (« Hautes Études »), 2001, et Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982‑1983, Paris, Gallimard – Le Seuil (« Hautes Études »), 2008. 44. André Vauchez, Les laïcs au Moyen Âge : pratiques et expériences religieuses, Paris, Le Cerf (« Histoire »), 1987, p. 15‑94. 45. A. Vauchez, « Les laïcs au Moyen-Âge entre ecclésiologie et histoire », Études, t. 402, 2005‑1, p. 59. 46. Évoquons la devotio moderna et, sous son impulsion, l’expansion de l’idéal de perfection de l’espace confiné des clercs et des moines au domaine de tous les humains. La continuité entre la spiritualité médiévale et la direction spirituelle des premiers temps modernes contredit quelque

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peu le jugement de Michelet selon lequel le directeur était une « chose nouvelle, peu connue au Moyen Âge qui n’eut que le confesseur ». Jules Michelet, Du prêtre, de la femme, de la famille, Paris, Hachette, 1845, p. 61. D’après Pauline Chaduc, il y a quelque vérité dans les mots de Michelet : la lourde attention portée au directeur fut propre à la première époque moderne ; cette époque fut en tout cas l’âge d’or de la direction spirituelle (Dictionnaire de spiritualité, t. V, col. 1119). Ceci ne doit cependant pas obscurcir notre jugement : quelque chose comme la direction religieuse des laïcs était déjà apparu aux XIIe-XIIIe siècles. 47. Elizabeth Rapley, The dévotes. Women & Church in Seventeenth-Century France, London, McGill Queen’s University Press, 1990 ; Alain Tallon, « Prière et charité dans la Compagnie du Saint- Sacrement (1629‑1667) », Histoire, économie et société, vol. 10‑3, 1991, p. 331‑343 ; Barbara B. Diefendorf, From Penitence to Charity. Pious Women and the Catholic Reformation in Paris, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; P. Chaduc, Fénelon, direction spirituelle…, p. 35. 48. Dans la tradition allemande de la recherche historique ceci a été étudié sous le nom de Konfessionaliserung : pour une remarquable étude sur ce sujet, voir Jean-Louis Quantin, « La rêve de la communauté pure : sur le rigorisme comme phénomène européen », Francia, t. XXXI/2, 2004, p. 1‑24 et Le rigorisme chrétien, Paris, Le Cerf, 2001. Sur l’intersection entre retraite et engagement à l’époque moderne, voir Mette Birkedal Bruun, Sven Rune Havsteen, Kristian Mejrup, Eelco Nagelsmit et Lars Nørgaard, « Withdrawal and Engagement in the long Seventeenth Century : Four Case Studies », Journal of Early Modern Christianity, vol. 1/2, 2014, p. 249‑343, ici p. 254‑76. 49. Jean Delumeau, L’aveu et le pardon : les difficultés de la confession, XIIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1990 ; Wietse de Boer, The Conquest of the soul : Confession, Discipline, and Public Order in Counter- Reformation Milan, Leyde, Brill (« Studies in medieval and Reformation thought », 84), 2001. 50. Voir la copie d’une lettre de Godet des Marais à Gobelin : BmV, ms. P 63, p. 34‑37. 51. Mme de Maintenon à Mme de Brinon, à Saint-Cyr (v. le 28 septembre 1687), BnF, ms. n.a.f. 1992, f. 160v-161v (original) ; publiée dans Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. I : 1650‑1689, no 525, p. 725. 52. Une collection de copies de lettres de Godet des Marais aux Dames de Saint-Louis est conservée aux Archives départementales des Yvelines. Voir aussi celle signalée par J. Orcibal, F. de Fénelon, Correspondance, t. I, Paris, Klincksieck, 1972, p. 233‑234, n. 30, cf. BnF, ms. n.a.f. 1438. 53. Mme de Maintenon à M. Jassault, missionnaire, à Versailles (Fontainebleau, ce 27 octobre 1688), Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. I : 1650‑1689, no 578, p. 782. 54. Mme de Maintenon à Mme de Fontaines, inspectrice des classes (Marly, ce 15 septembre 1689), Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. I : 1650‑1689, no 646, p. 844. 55. BmV, ms. P 63, p. 2, 38, 73, 93, 105, 120 et 130 ; Série Guerrier, t. II, 117, p. 777‑780. 56. F. de Fénelon, Correspondance, t. I, p. 229‑239. 57. Voir F. de Fénelon, Correspondance, t. I, p. 233‑234 n. 30. 58. Ibid., p. 141‑148. Comme l’a noté J. Orcibal, il s’agit de fragments de lettres différentes, et non pas d’une seule lettre (ibid., t. III, p. 227‑237) ; les éditeurs récents de Mme de Maintenon ont néanmoins procédé à leur publication sans mentionner ce fait, voir Mme de Maintenon, Correspondance. Lettres à Mme de Maintenon, vol. VIII : 1651‑1706, p. 165‑174. 59. Mme de Maintenon à Mme de Fontaines, inspectrice des classes (1689), Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. I : 1650‑1689, no 613, p. 814. 60. Fénelon à M. Tronson, F. de Fénelon, Correspondance, t. II, p. 301‑302. Pour s’exonérer de la suspicion, Fénelon composa un écrit qu’il joignit à sa lettre au supérieur de Saint-Sulpice, voir : « Explication de quelques expressions tirées des lettres de Fénelon à Mme de Maintenon », ibid., t. II, p. 302‑312 ; ibid., t. III, p. 457‑458. Sur l’hypothèse selon laquelle les lettres de Fénelon auraient été transmises à Godet des Marais par l’intermédiaire des petits carnets, voir M. Langlois, « Les “Petits livres secrets”… », p. 360‑361. 61. P. Chaduc, Fénelon, direction spirituelle…, p. 641 et suiv.

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62. BmV, ms. P 36, f. 2‑2v. Fénelon avait écrit à Mme de Maintenon un plus long exposé, intitulé dans la copie « Sur le renoncement à soi-même » (Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 613‑623) ; mais ceci n’est probablement pas le texte en question. Voir F. de Fénelon, Correspondance, t. III, 227, où J. Orcibal réfère cet écrit de Fénelon aux morceaux de la « lettre sur ses défauts » (voir aussi P. Chaduc, Fénelon, direction spirituelle…, ibid.). 63. BmV, ms. P 36, f. 2v-3v. 64. Anne Régent-Susini, « Dionysisme et gallicanisme : la figure de l’évêque selon Bossuet. », Revue de l’histoire des religions, vol. 226, 2009‑3, p. 413‑428, ici p. 417. L’affirmation de François de Sales « qu’il appartient principalement aux évêques de perfectionner les âmes » a causé beaucoup de discussions, notamment à cause de l’interprétation étroite du mot « principalement » donnée par Jean-Pierre Camus, voir P. Chaduc, Fénelon, direction spirituelle…, p. 92‑98. 65. BmV, ms. P 36, f. 38, ms. P 63, p. 241 : « reddition de compte » ; Série Guerrier, t. I, no 23, p. 83. 66. BmV, ms. P 40, f. 3, Série Guerrier, t. II, no 38, p. 198. 67. BmV, ms. P 40, f. 8v ; ms. P 66, p. 161 ; Série Guerrier, t. II, no 39, p. 200 (14 août 1704). 68. Série Guerrier, t. I, no 32, p. 119 (septembre 1690). 69. Série Guerrier, t. I, no 120, p. 556. 70. BmV, ms. P 65, p. 463 ; Série Guerrier, t. II, no 101, p. 695 (février 1697). 71. Série Guerrier, t. II, no 61, p. 459 (4 juin 1697). 72. BmV, ms. P 63, p. 265 ; Série Guerrier, t. II, no 100, p. 688 (février 1690). 73. BmV, ms. P 66, p. 86 ; Série Guerrier, t. I, no 94, p. 434. 74. Ce terme a bien été évoqué – mais sans explication – par André Blanc, « Mme de Maintenon et les hommes d’Église, à travers sa correspondance », Albineana, Cahiers d’Aubigné, vol. 10‑11, 1999, p. 339‑356 ; ici p. 356 ; et Madeleine Daniélou, Mme de Maintenon éducatrice, Paris, Bloud & Gay, 1946, p. 42. À propos du terme « reddition », on peut se demander si l’emploi non spécifique du mot se réfère à la copie des lettres par Mme de Maintenon dans ses carnets : ceci est certainement possible et, dans ce cas, la croix que l’on trouve dans les carnets (voir le tableau) pourrait être interprétée comme la « contre-signature » de Godet des Marais, qui approuverait ainsi la reddition de sa lettre. 75. Comme on l’a déjà dit, cette pratique était aussi ancienne que le christianisme, voire plus ancienne : M. Foucault, « L’écriture de soi », Corps écrit, 5, 1983, p. 3‑23 ; M. Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 349‑350. 76. « Constit. XXIV Du compte de tous les mois », Règles de saint Augustin et constitutions pour les sœurs religieuses de la visitation, Paris, Chez Thomas Lozet, 1643, p. 179‑181. L’expression « reddition de compte de conscience » apparaît dans l’avant-propos aux lettres de sainte Jeanne de Chantal : Les Epistres spirituelles de la Mere Jeanne Françoise Fremiot, Lyon, 1644, p. 3. Sur cette pratique, voir aussi : Jeanne-Françoise de Chantal, « Response sur la Constitution vingt- quatrième, Du compte de tous les mois », Responses de nostre tres-honoree et digne mere Jeanne Françoise Fremiot, sur les Regles, Constitutions et Coustumier de nostre Ordre de la Visitation Sainte Marie, Paris, 1632, p. 393‑406 ; voir aussi les mentions dans Les Epistres spirituelles de la Mere Jeanne Françoise Fremiot, Lyon, 1644, p. 518 ; François de Sales, Les vrays entretiens spirituels du Bienheureux François de Sales, Évesque & Prince de Geneve, Institutuer, & Fondateur de l’Ordre des Religieuses de la Visitation St Marie, Lyon, Vincent de Coeurssillys, 1629, Entretien XIV, p. 539‑541. Dans la même perspective, mentionnons le jugement suivant sur la Mère Vernant : « Elle n’avoit pas un moindre talent pour nous faire connoître dans les redditions des contes, Chapitre & entretien general, et particulier, nos passions mal mortifiées, et portoit admirablement bien le flambeau dans tous les coins, et recoins de nôtre ame […] », Recit de la vie de la venerable mere, Catherine Vernant. Decedée dans le Monastere de la Visitation des Chaines, le dixiéme May 1689, Lyon, chez Antoine et Horace Molin, 1690, p. 49. Dans la collection de Chaugy des vies de Visitandines célèbres, on lit à propos de la Mère Anne-Thérèse de Préchonnet : « Pour donner à connoître combien a été

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relevé le don d’oraison de cette grande servante de Dieu, il faut seulement copier de mot à mot ses lettres de reddition de compte à nôtre digne Mere, et les resolutions, et remarques de ses solitudes », Françoise-Madeleine de Chaugy, Les vies de VIII. venerables veuves religieuses de l’ordre de la Visitation, Annecy, Jacques Clerc, 1659, p. 309. Dans les pages qui suivent, Chaugy insère une de ces lettres – pour d’autres références aux redditions de compte dans cette œuvre (ibid., p. 240, 316). Nous savons gré à Mme le professeur Mette Birkedal Bruun d’avoir attiré notre attention sur ce point. Sur les biographies spirituelles féminines du XVIIe siècle, voir Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVIIe siècle, Paris, Droz, 2013. 77. Dans le processus de la réforme de Saint-Cyr, trois religieuses de la Visitation de Chaillot furent chargées de préparer les dames à la profession de leurs vœux solennels, le 11 décembre 1693. Les références à la reddition de compte, cependant, sont antérieures à l’arrivée des religieuses, à l’automne de 1692. Mme de Maintenon se réfère aussi à cette pratique : « Les Filles de la Visitation et qui ont établi ici l’esprit religieux et la confiance dans la Supérieure nous ont appris ces entretiens particuliers dont on se trouve très bien, je sais que ce n’est pas la plupart des maisons religieuses où on regarde même cette reddition de comptes des Filles de Sainte- Marie très contraignant. Ce n’est point de ces sortes d’entretiens, par méthode, dont j’ai voulu vous parler quand j’ai conseillé de voir vos Filles en particulier. Je ne voudrais aucune contrainte, mais je me contenterais de ce qu’elles voudraient me dire. Vous ne les conduirez à Dieu que par la confiance qu’elles auront pour vous. Comment les connaîtrez-vous si vous ne les voyez jamais seules ? Comment vous aimeront-elles si vous ne les persuadez que vous les aimez ? Comment les-en persuaderez-vous si vous ne consolez l’affligée, si vous n’entrez dans les maux de la malade, si vous instruisez les scrupuleuses, si vous ne réjouissez la mélancolique ? » Mme de Maintenon à Mme de La Viefville, abbesse de Gomerfontaine (Ce 3 janvier [1707]), Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. IV : 1707‑1710, no 2, p. 56‑57. 78. Dans ce contexte de l’emploi d’un vocabulaire monastique, nous pouvons aussi nous référer à Rancé, qui, dans sa direction de Mme de Guise, avait écrit pour elle un Reglement de la journée et avait parlé de sa « profession d’être à J.C. ». Sur la direction de Mme de Guise, voir M. Bruun, L. Nørgaard, S. Havsteen and E. Nagelsmit, « Withdrawn amidst the World : Rancé’s Conduite chrétienne to Mme de Guise (1697) », Journal of Early Modern French Studies, vol. 38/1, 2016 (à paraître). 79. BmV, ms. P 36, f. 11‑37 ; ms. P 37, f. 4‑44v ; ms. P 37, f. 76v-89 ; ms. P 38, f. 4‑53v ; ms. P 39, f. 2‑21 ; ms. P 42, f. 1‑66v ; ms. P 42, f. 66‑81v ; BnF, ms. fr. 13249, f. 4v-30, 30‑52 et 57‑78. 80. Voir infra le tableau synoptique. 81. BmV, ms. P 36, f. 51v-53 et f. 62v-64v. 82. Nous revenons ici vers l’interprétation donnée par Pauline Chaduc du discours de direction comme une communication triple : « Communication du directeur avec Dieu qui rejaillit sur la communication du directeur avec le dirigé qui provoquera comme en retour la communication du dirigé avec Dieu. L’expérience spirituelle du directeur est à l’origine du discours, et c’est cette expérience qui permettra au discours d’être efficace et de produire la conversion du destinataire », P. Chaduc, Fénelon, direction spirituelle…, p. 157‑158 (cf. supra note 39). Si ceci convient peut-être à la direction de Fénelon, il est difficile de l’appliquer à Godet des Marais. Ou plutôt : si l’expérience du directeur est ce qui garantit l’efficacité du discours de Godet des Marais, son expérience ne s’exprime pas elle-même ; elle se présente comme expérience dans la lecture des textes bibliques et des œuvres des Pères. Dans cette perspective, on devrait simplement, d’un point de vue historique, ignorer le jugement suivant : « Dans de longues lettres Godet multiplie les instructions morales et les conseils ; ses lettres sont toutefois dépourvues de l’allure et de la profondeur des lettres de Fénelon. Elles sont souvent ennuyeuses, peu originales et se caractérisent par une lassante accumulation de citations scripturaires et d’autres dévots », Mme de Maintenon, Lettres de Mme de Maintenon, vol. VIII : 1650‑1689, p. 11. 83. Comme l’a déjà remarqué M. Langlois, Fénelon. Pages nouvelles…, p. 13.

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84. « ouvres » BmV, ms. P 63. 85. « pour » BmV, ms. P 63. 86. L’édition Madame de Maintenon, Lettres à Madame de Maintenon, vol. VIII, no 154 arrête la transcription là, omettant la signature et les citations des Pères. 87. Augustin, Confessions, IX, XIII, 34 : « Quisquis autem tibi enumerat vera merita sua, quid tibi enumerat nisi munera tua ? O si cognoscant se homines homines et qui gloriatur, in domino glorietur ! » 88. Ibid., X, I, 1 : « Cognoscam te, cognitor meus, cognoscam, sicut et cognitus sum ». 89. Ibid., X, I, 1 : « Virtus animae meae, intra in eam et coapta tibi, ut habeas et possideas sine macula et ruga. haec est mea spes, ideo loquor et in ea spe gaudeo, quando sanum gaudeo ». 90. Lettre de François de Sales, À une dame mariée [20 janvier 1609]. 91. Lettre de François de Sales à une Demoiselle : « Ceux qui aspirent au pur amour de Dieu n’ont pas tant besoin de patience avec les autres comme avec eux-mêmes. Il faut souffrir nostre propre imperfection pour avoir la perfection. Je dis souffrir avec patience, et non pas l’aimer ou la caresser : l’humilité se nourrit en cette souffrance ». 92. Lettre de François de Sales à une Demoiselle : « il faut faire provision de manne pour chaque jour, et non plus, et ne doutons point, Dieu en pleuvera demain d’autre, et passé demain, et tous les jours de notre pèlerinage ». 93. Lettre de François de Sales à la supérieure de Grenoble : « Demeurez en paix, ma très-chére fille, et n’épiez pas si particulièrement les sentiments de votre ame ; méprisez-les, ne les craignez point, et relevez souvent votre cœur en une absolue confiance en celui qui vous a appelée dans le sein de sa dilection ». 94. François de Sales, Introduction à la vie dévote, III, VI : « Mais vous voudriez savoir, Philothée, quelles sont les meilleurs abjections ; et je vous dis clairement que les plus profitables à l’âme et agréables à Dieu sont celles que nous avons par accident, ou par la condition de notre vie, parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons reçues telles que Dieu nous les a envoyées, duquel l’élection est toujours meilleure que la nôtre. Que s’il en fallait choisir, les plus grandes sont les meilleures ; et celles-là sont estimées les plus grandes qui sont plus contraires à nos inclinations, pourvu qu’elles soient conformes à notre vocation ; car, pour le dire une fois pour toutes, notre choix et élection gâte et amoindrit presque toutes nos vertus ». 95. François de Sales, Introduction à la vie dévote, III, VIII : « Le saint chresme, duquel par tradition apostolique on use en l’Eglise de Dieu pour les confirmations et benedictions, est composé d’huyle d’olive meslé avec le baume, qui represente, entre autre choses, les deux cheres et bien aymées vertus qui reluisoint en la sacrée personne de nostre Seigneur, lesquelles il nous a singulierement recommandées, comme si par icelles nostre coeur devoit estre specialement consacré à son service et appliqué à son imitation : “Apprenés de moy, dit il, que je suis doux et humble de cœur.” L’humilité nous perfectione envers Dieu. Et la douceur envers le prochain ».

RÉSUMÉS

Les « petits carnets » de Madame de Maintenon tiennent une place importante dans l’historiographie. Nous proposons ici de les appréhender selon une double approche matérielle et fonctionnelle. La place accordée à l’écrit y paraît essentielle dans la direction spirituelle de Paul de Godet des Marais à l’égard de Mme de Maintenon : les carnets résultent de la copie des lettres

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du directeur par la dirigée elle-même. Évoquant la relation mal connue entre l’évêque de Chartres et la seconde épouse de Louis XIV, les carnets sont avant tout à replacer dans ce contexte de la direction spirituelle des âmes chrétiennes féminines, qui permettait notamment d’accéder au champ intime de l’expérience et de le mettre en conformité avec l’espace orthodoxe de l’Église et la parole masculine de l’autorité.

Mme de Maintenon’s small notebooks hold a place of prominence within historiography. In this contribution we investigate these notebooks with a view both to their materiality and functionality. The books testify to the emphasis on writing that was central in Paul de Godet des Marais’ spiritual direction of Mme de Maintenon. Specifically, the notebooks resulted from her copying down her director’s letters. The notebooks, which evoke this little known relationship between the bishop of Chartres and the king’s last wife, are here situated within the context of the spiritual direction of female Christian souls, which was a means of gaining access to the intimate realm of experience and moulding the individual into conformity with the orthodox space of the Church and its masculine voice of authority.

AUTEURS

LARS NØRGAARD Institut d’histoire ecclésiastique – Université de Copenhague [email protected]

HUGUES PASQUIER Ancien conservateur du Château de Maintenon [email protected]

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Le mythe du déluge de l’Inde ancienne et les théories des origines entre 1829 et 1872 The flood myth of Ancient India and theories concerning the origins of humanity between 1829 and 1872

Guillaume Ducœur

Introduction

1 Tout au long des siècles, la pluralité des mythes du déluge a eu la particularité d’avoir donné à repenser continuellement l’histoire de l’humanité. En son temps déjà, Platon affirmait par la bouche de Critias comment les prêtres d’Égypte auraient reproché à Solon d’avoir oublié ses plus anciennes traditions et de ne plus connaître qu’un seul déluge : « D’abord, vous ne faites mémoire que d’un seul cataclysme de la terre, alors qu’il s’en produisit plusieurs auparavant »1. Platon exposa alors par l’intermédiaire de Timée, le plus savant des astronomes et le plus versé dans la science de la nature, quelles avaient été la naissance de l’univers (τῆς τοῦ κόσμου γενέσεως) et la nature des hommes (ἀνθρώπων φύσιν)2. Cette préoccupation de l’origine des choses et plus encore de l’origine des hommes, à savoir, en l’occurrence, des Athéniens, montre combien les Grecs eurent à cœur d’établir les circonstances de leurs propres apparitions et organisation sociale. Or, ceci ne fut nullement une spécificité grecque, mais valut pour un grand nombre de sociétés. Ce qui demeure, en effet, le plus notoire dans les récits d’origine des sociétés humaines est la récurrence du thème du cataclysme ou du déluge. En 1987, l’anthropologue Jacques Lemoine étudia les mythes du déluge en Chine ancienne et les traditions diluviennes de l’Asie du Sud-Est3. Il montra comment ces mythes avaient pour finalité de définir le contrat social par excellence – formation des clans, règles d’exogamie – ou de justifier la fondation de lignées dynastiques et la hiérarchie des classes sociales. Il en conclut que « le type de mythe du déluge véhiculé par chaque société constitue un enseignement précieux sur

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sa structure présente, et permet une classification rapide des sociétés qui s’y réfèrent. Il serait intéressant de savoir si cette corrélation établie en Asie orientale et sud-orientale se confirme dans les sociétés des autres parties du monde »4. En cela, la portée de ces récits diluviens de la Chine et du Sud-Est asiatique rejoint celle des mythes du déluge de la tradition indo-ārya ancienne ainsi que des différents peuples de l’Inde centrale. Mais ce qui retient également l’attention est l’importance qu’a jouée la tradition orale dans l’actualisation continue de ces mythes en fonction des événements nouveaux qui s’imposèrent ou s’imposent encore à ces sociétés. Ainsi, par exemple, les Hmong de l’ancienne Indochine française n’avaient pas manqué d’introduire les colonisateurs français dans leur propre récit de déluge afin de justifier leur présence parmi leurs clans5. Or, c’est bien la dichotomie entre présent historique des traditions orales et temps historique des traditions écrites qui tend à une double représentation temporelle difficilement comparable des mythes du déluge. Si l’anthropologue Jack Goody (1919‑2015) écrivait que « l’opposition entre mythos et historia, en prenant les termes dans leur sens le plus littéral, est apparue à une époque où l’écriture alphabétique permettait de mettre côte à côte les diverses visions du monde et des dieux et par là d’en percevoir les contradictions »6, il ne fait aucun doute que Platon avait déjà entrepris ce difficile travail de confrontation – de comparatisme – entre les différentes traditions grecques anciennes à la lumière des avancées des écoles philosophiques de son temps. Dans son Timée, le récit du déluge et des origines de l’humanité était, dès ce temps, considéré non plus comme une fable imaginée (πλασθέντα μῦθον) mais bel et bien comme une histoire véritable (ἀληθινὸν λόγον)7, un fait historique qui advint à un moment précis de l’histoire des anciens Grecs et qu’il était donc possible de situer dans le temps.

2 Il convient donc de différencier les traditions rédactionnelles – mésopotamienne, hébraïque, indienne, grecque, chinoise, etc. – relevant de civilisations ayant basculé de l’oralité à l’écriture et ayant fixé leur récit diluvien à un moment de leur histoire, des traditions orales qui ont continué à transmettre et à actualiser leur mythe du déluge. Bien que tous ces mythes eussent pour finalité de justifier l’identité ethnique ou clanique de leur propre société, lesdites sociétés n’entretinrent pas le même rapport avec leur tradition diluvienne. Alors que les tenants des traditions orales demeurent dans un présent historique et continuent à rapporter l’histoire du déluge, par exemple, lors de rites de mariage, les traditions diluviennes écrites servirent progressivement à déterminer la réalité historique d’un cataclysme, puis, par leur confrontation, un point de rencontre entre différentes civilisations afin de calculer la date du début de l’histoire de l’humanité se déployant dans un temps linéaire. De fait, en retranscrivant les traditions orales des mythes du déluge, les ethnologues de la période contemporaine les inscrivirent également dans la chronologie des temps, sans pouvoir pourtant en préciser l’ancienneté historique. À l’inverse, les récits diluviens appartenant aux traditions rédactionnelles furent tout autant le résultat d’un processus identique de transcription et de réécriture. Car si la plus ancienne version sumérienne du mythe du déluge, dont Ziusudra (« Vie de jours prolongés ») fut le principal protagoniste, date archéologiquement du XVIIe siècle av. J.-C. et relate un fait qui serait survenu vers 2900 av. J.-C., il est fort probable que ce récit, tout comme sa variante paléo-babylonienne, fut une mise par écrit d’une version orale encore plus ancienne ayant eu un autre protagoniste pour héros. Comme toute société, la civilisation sumérienne a rendu compte de son propre passé8, pour reprendre les termes de l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872‑1945), en édifiant sa propre histoire ou

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chronologie des temps. Ceci induit que les mythes du déluge, les plus nombreux parmi l’ensemble des civilisations, plus de six cents répertoriés, ont toujours relevé d’une construction identitaire, et qu’il est donc mal aisé de vouloir rechercher derrière tel ou tel mythe une quelconque réalité historique due à quelque phénomène atmosphérique ou géologique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de catastrophes meurtrières dues à des pluies torrentielles, des raz-de-marée, des cyclones, etc. à l’origine de certains mythes diluviens ou d’inondation. Mais, dans l’histoire de l’humanité, tous les cataclysmes de ce genre n’ont pas donné naissance à des mythes de déluge dont la visée première fut d’établir l’identité d’un clan ou d’un peuple, voire d’une dynastie étatique, et de justifier des conventions sociétales. En d’autres termes, là où des inondations meurtrières furent et sont toujours récurrentes ou cycliques – saison des pluies en Inde, tsunami au Japon, cyclones aux Amériques – chacune d’entre elles n’a pas donné lieu à un récit diluvien.

3 Par ailleurs, si les auteurs des mythes du déluge eurent pour visée rédactionnelle ou compositionnelle d’inscrire dans le temps, qu’il soit mythique ou pas, les origines de leur propre peuple afin de légitimer sa descendance ou sa postérité, ces mêmes mythes ont également été utilisés par d’autres auteurs pour construire d’autres histoires universelles également motivées par des raisons de légitimité ethnique. Les mythes du déluge seraient-ils alors indissociables de cette recherche incessante des origines des peuples ou plus généralement des origines de l’Homme ? De fait, si ces récits abordent l’origine d’un clan ou d’un peuple, ils coupent court, en réalité, à toute autre spéculation sur les origines prédiluviennes de l’Univers et de l’Homme dont ils ne s’occupent pas. En d’autres termes, malgré la théorie selon laquelle les mythes du déluge seraient des récits de re-création, ils sont en fait bien moins cosmogoniques et anthropogoniques qu’ethnogoniques.

4 Le comparatisme joua un rôle essentiel dans la construction des histoires universelles successives élaborées au cours des siècles par les savants indiens, iraniens puis européens. À ce jeu, les mythes du déluge de langue sanskrite tinrent durant plusieurs siècles, depuis la période médiévale (Abū Ma’Shar [787‑886], Bīrūnī [973‑1051]) jusqu’à décembre 1872, date du déchiffrement de la XIe tablette de l’épopée de Gilgameš par Georg Smith (1840‑1876), une place fondamentale dans ces constructions identitaires. Que les approches comparatives aient été analogiques, différentielles, linguistiques, structurales, elles aboutirent toujours au final à l’énonciation d’une origine biblique, mésopotamienne, sémitico-aryenne, indo-européenne ou encore indigène. Quant à l’étude historico-critique de la version la plus ancienne conservée dans le Śatapatha Brāhmaṇa, connue des Européens qu’à partir de 1849, si elle ne put éluder la question de l’originalité ou de la recomposition ritualiste à partir d’un récit plus ancien et donc emprunté, elle ne parvint pourtant pas, après plus d’un siècle et demi d’indianisme, à trancher définitivement en faveur de l’une ou de l’autre de ces hypothèses. C’est peut- être là toute la force d’une tradition orale ritualiste qui fut, certes, un jour mise par écrit, mais dont le présent historique, malgré sa fixation, ne s’est jamais laissé réinscrire dans la chronologie des temps. À la différence de Ziusudra, roi de Šuruppak, qui régna vers 2900 av. J.-C. selon les listes royales sumériennes, de Noé qui survécut à un déluge en 2348 av. J.-C. et mourut à l’âge de 950 ans, selon les traditions juive et chrétienne, de l’empereur Yáo (堯) qui vint à bout d’un déluge survenu en 2298 av. J.-C., d’après les chroniques chinoises, le Manu de la tradition diluvienne brāhmanique n’a pas d’âge9.

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5 Ainsi, les mythes indiens du déluge ont servi de comparés afin d’étayer de nombreuses théories des origines. À partir d’un comparatisme analogique, dont le comparant fut pour l’essentiel le récit génésiaque du déluge, la plupart des savants européens des XVIe- XVIIIe siècles, notamment de Henry Lord (XVIIe siècle) à William Jones (1746‑1794), essayèrent de montrer que la tradition diluvienne des Purāṇa avait été le résultat d’une diffusion de l’histoire de Noé jusqu’en Inde. L’indianisme naissant européen du XIXe siècle, sous le haut patronage scientifique d’ (1786‑1860), de Franz Bopp (1791‑1867) et d’Eugène Burnouf (1801‑1852), aboutit, pour sa part, dès 1847, à une origine chaldéenne, bien avant le déchiffrement de Georg Smith en 1872. La théorie de l’origine mésopotamienne des versions diluviennes sanskrites fut, tout au long des siècles et jusqu’à aujourd’hui encore (Y. Vassilkov, 1943-), l’une des hypothèses les plus récurrentes et les plus défendues. À l’inverse, Max Müller (1823‑1900) et Edward W. Hopkins (1857‑1932), en vinrent progressivement, par un comparatisme différentiel, à sortir les mythes indiens du déluge, notamment la variante védique, du panbabylonisme dans lequel ils avaient été rapidement rattachés dans le dernier tiers du XIXe siècle. Ces indianistes plaidèrent donc pour la reconnaissance du caractère indigène des versions brāhmaniques. Mais, ces dernières furent également sujettes à nourrir d’autres théories qui traversèrent les XIXe et XXe siècles et dont on retrouve, aujourd’hui encore, certains prolongements : du fonds commun sémitico-aryen de Heinrich Ewald (1803‑1875) et de Christian Lassen (1800‑1876) aux origines indusienne d’Anantrao Karmarkar (XXe siècle), indo-européenne d’Adolphe Pictet (1799‑1875) puis de Christophe Vielle (1967-) et de Nicholas Allen (1939-) ou bien pangéenne de Michael Witzel (1943-), en passant par le solarisme de Hermann Usener (1834‑1905), le boréalisme de Bāl Tilak (1856‑1920), les théories géologiques d’Eduard Suess (1831‑1914) ou de Johannes Riem (1868‑1945), ethnologiques de Richard Andree (1835‑1912) ou de James Frazer (1854‑1941), hörbigerienne de Raymond de Girard (1862‑1944), voire même psychologiques de Georg Gerland (1833‑1919) ou de François Berge (XXe siècle).

6 Toutes ces théories qui prirent à témoin l’une ou l’autre des versions diluviennes de langue sanskrite et qui résultèrent des avancées de la linguistique comparée, de la mythologie comparée, de l’indianisme, de l’histoire comparée des religions, de la géologie, de l’archéologie et du structuralisme, aboutirent elles-mêmes à l’édification d’histoires universelles pour lesquelles le berceau de l’humanité fut déplacé tantôt au Proche-Orient, en Inde, en Asie Centrale, tantôt au pôle Nord ou en Afrique subsaharienne. Au-delà du fantasme des cultures d’avoir voulu ou de vouloir encore remonter mythologiquement ou scientifiquement jusqu’aux origines de l’Homme et de ses croyances, la récurrence du mythe du déluge dans un grand nombre de civilisations pose nécessairement le problème historique de l’originalité, de l’héritage et de l’emprunt, trois facteurs que les savants essayèrent de délimiter et de déterminer à partir de la méthode comparative.

7 Le présent article propose donc de revenir sur l’histoire de la découverte des versions diluviennes du Mahābhārata et du Śatapatha Brāhmaṇa par les indianistes européens au cours de la première moitié du XIXe siècle et sur quelques-unes des théories qui en découlèrent, notamment celle du chemin migratoire des Indo-ārya restitué par John Muir (1810‑1882). Ces deux nouvelles versions entraînèrent un grand nombre de commentaires tout autant de la part d’historiens comme, par exemple, Alfred Maury (1817‑1892), Ernest Renan (1823‑1892), Jean-Baptiste-François Obry (1793‑1871) que de théologiens chrétiens qui essayèrent encore de sauver la chronologie biblique et

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l’histoire divine jusqu’au soir du mardi 3 décembre 1872 où l’assyriologue Georg Smith présenta devant les membres de la Society of Biblical Archaeology, en présence du premier ministre William Ewart Gladstone (1809‑1898), une version akkadienne du déluge, conservée sur la XIe tablette de l’épopée de Gilgameš mise au jour en 1853, lors des fouilles archéologiques de la bibliothèque de Ninive sous la direction de l’assyrien Hormuzd Rassam (1826‑1910). À partir de cette date, la version védique du Śatapatha Brāhmaṇa perdit rapidement de son attrait premier face au texte génésiaque et les récits du déluge de langue sanskrite rejoignirent la longue liste des mythes diluviens qu’établirent progressivement les ethnologues de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle tels Richard Andree, Moriz Winternitz (1863‑1937) ou encore James Frazer.

Les indianistes européens et la tradition diluvienne sanskrite

8 Si les versions purāṇiques, en langue tamoule et sanskrite, de la première descente de Viṣṇu pisciforme (matsyāvatāra) ayant sauvé Manu d’un déluge, étaient connues des missionnaires chrétiens dès le XVIe siècle, il fallut néanmoins attendre le début du XVIIIe siècle pour voir apparaître les prémices d’un comparatisme biblico-purāṇique des récits du déluge, notamment dans les travaux du missionnaire jésuite Jean-Venant Bouchet (1654‑1734) sous l’impulsion des études comparées de Pierre-Daniel Huet (1630‑1721)10. Les savants européens ne connurent donc que les seules versions diluviennes des Purāṇa – textes s’étendant de la période Gupta ( IIIe s. ap. J.-C.) à la période médiévale –, jusqu’en 1829, date à laquelle l’indianiste allemand Franz Bopp (1791‑1867), professeur de sanskrit et de grammaire comparée à l’université de Berlin, découvrit, dans l’épopée du Mahābhārata, une version plus ancienne dont il publia la première traduction en langue européenne11 accompagnée d’une introduction à son histoire rédactionnelle.

9 Si les différents récits des Purāṇa pouvaient, en effet, laisser supposer un Ur-Text purāṇique, la découverte d’une nouvelle version conservée dans le Mahābhārata ouvrait la perspective d’une tradition diluvienne indienne plus ancienne et remontant, de ce fait, bien avant l’ère chrétienne. Bopp fut, dès lors, convaincu que la tradition indienne devait avoir, elle aussi, conservé, à l’égal d’autres civilisations antiques, le souvenir d’une inondation universelle à travers la transmission d’un Ur-Mythos puisque le récit épique sanskrit, tout comme les versions purāṇiques, concordait assez bien avec le texte génésiaque. L’indianiste allemand s’occupa donc de présenter la spécificité du récit du Mahābhārata mis en regard avec celui du Bhāgavata Purāṇa. En reprenant la traduction du texte purāṇique proposée par W. Jones, Bopp arriva à l’évidence que, bien que la tradition indienne attribuât la paternité du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa au célèbre Vyāsa, le texte épique devait être antérieur à celui du Purāṇa. Le récit-cadre, relatant les raisons de l’intervention de Viṣṇu et les considérations cosmologiques, montrait assez, selon l’indianiste allemand, que le texte purāṇique fut l’œuvre d’une école sectaire, alors que la version épique, moins ornementée, relevait du domaine plus ancien du brāhmanisme. La figure de Manu, fils du Soleil (Vaivasvata), progéniteur unique de la nouvelle race humaine après le déluge, à l’égal d’un dieu, et dont le patronyme fut à l’origine de tous les dérivés signifiant l’homme (manu > manuja, manuṣya, mānava, mānuṣa, etc.) ne pouvait remonter qu’à un archaïque souvenir d’un ancêtre commun, plus ancien que la figure historique du roi Satyavrata

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des Purāṇa. La preuve de son ancienneté résidait également, selon Bopp, dans le fait que le sens même du mythe brāhmanique échappa aux commentateurs indiens du Mahābhārata tel Nīlakaṇṭha Caturdhara qui, au XVIIe siècle, en fit une lecture allégorique tout empreinte de la doctrine de l’advaita vedānta. Dans son Bhāratabhāvadīpa, ce dernier identifia, en effet, Manu à l’ipséité (ahaṃkāra), le poisson à la vie, le navire et les eaux aux organes sensoriels et les semences embarquées aux actes passés. Bopp considéra donc que la grande épopée devait représenter, après les Veda, le vestige littéraire indien le plus ancien, dépositaire d’un grand nombre de légendes probablement encore plus anciennes. En 1849, la découverte du mythe du déluge, dans le Śatapatha Brāhmaṇa, confirmerait parfaitement l’intuition de l’érudit allemand. Comme Bopp l’écrivit dans son introduction, sans toutefois réinvestir le problème de ses origines, cette nouvelle version épique du déluge demeurait d’une importance capitale, assez en tout cas à ses yeux pour la faire connaître au monde savant. Et le philologue de Berlin le fit d’une manière remarquable. Sa traduction du mythe du déluge fut la première à respecter grammaticalement la langue sanskrite et à ne pas surinterpréter sémantiquement son vocabulaire dans le but de faire écho au texte génésiaque comme l’avait fait avant lui, par exemple, W. Jones pour la version du Bhāgavata Purāṇa12.

10 Dès lors, une étude comparative entre les récits diluviens du Mahābhārata et des Purāṇa était rendue possible. De 1840 à 1847, parurent les premiers volumes de la traduction des livres un à neuf du Bhāgavata Purāṇa13 réalisée par le savant indianiste Eugène Burnouf (1801‑1852), professeur de langue et littérature sanskrites au Collège de France. Pour réaliser ce travail, il eut recours à quatre manuscrits indiens d’inégale valeur. Parmi ceux-ci, le manuscrit de la Société asiatique de Paris, copie datée de 1823 et achetée par le naturaliste français Alfred Duvaucel (1793‑1824), mort à trente et un ans à Madras, fut regardé par Burnouf comme « probablement le plus beau manuscrit indien qui existe en France »14.

11 Mais Burnouf ne fit pas qu’offrir aux lettrés une traduction de ce Purāṇa, il donna également, dans la préface du volume troisième, son sentiment sur l’origine du mythe du déluge épico-purāṇique. Tout comme F. Bopp et H. H. Wilson, le savant français reconnaissait l’antériorité de l’épopée indienne sur les Purāṇa. Le récit diluvien épique était tout à fait brāhmanique et n’avait pas encore été viṣṇuisé, comme le montraient, dans le Bhāgavata Purāṇa, les substitutions de l’avatāra de Viṣṇu pisciforme à Brahmā, le serpent mythique Vāsuki à la simple amarre ou encore la figure du roi Satyavrata à Manu vaivasvata. Pour lui, la preuve la plus concluante de la postériorité du récit purāṇique, qui avait échappé à Bopp, reposait sur les lieux où les auteurs respectifs avaient situé l’action. Dans le Mahābhārata, la scène se déroulait en Inde du Nord, alors que, dans le Bhāgavata Purāṇa, elle avait lieu en Inde du Sud. Burnouf avait, en effet, acquis la conviction, au fur et à mesure de ses lectures de la littérature indienne, que l’histoire de cette dernière avait suivi l’histoire politique de l’Inde, et que la brāhmanisation se fit du Nord-Ouest indien vers l’Inde du Sud en passant par la plaine gangétique et le Dekkan. Une scène se déroulant dans le sud de l’Inde pouvait donc n’avoir été, à un moment de l’histoire rédactionnelle du mythe, qu’une réécriture géographique postérieure. Bien qu’il acceptât l’hypothèse de Bopp sur l’ancienneté du mythe qui devait être bien antérieur à la période de composition du Mahābhārata, il demeura cependant assez rétissant à le reporter au temps des Brāhmaṇa : « Le récit du déluge, selon ce grand poème, repose sans doute sur une tradition ancienne ; mais il n’a rien de ces vieux Itihâsas racontés dans les Brâhmanas vêdiques, et je ne sache pas

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qu’on l’y ait encore rencontré »15. prouverait le contraire deux ans plus tard à la lecture du Śatapatha Brāhmaṇa.

12 Burnouf retint de l’étude comparée des deux versions une structure narrative commune composée de six éléments fondamentaux, à savoir [1] Manu vaivasvata est sauvé des eaux qui submergent la terre entière ; [2] Manu doit d’être sauvé par un dieu ; [3] Ce dieu lui apparaît sous l’apparence d’un poisson ; [4] Un bateau lui permet de traverser les eaux jusqu’à un pic montagneux ; [5] Manu sauve avec lui les sept ṛṣi et les semences de toutes les plantes ; [6] Une fois sauf, Manu procède à la régénération de toutes choses. Ces six éléments lui permirent d’accepter ce récit comme un mythe de déluge et d’entreprendre des rapprochements éventuels avec des mythes diluviens d’autres civilisations.

13 Deux éventualités lui parurent envisageables. Soit les éléments étaient si généraux qu’ils pouvaient avoir été produits par n’importe quel peuple, soit ils étaient si spécifiques qu’ils résultaient d’un unique événement vécu par un seul peuple. Toutefois, Burnouf demeura critique vis-à-vis de l’hypothèse de W. Jones qui voulait que le mythe du déluge purāṇique ne fût qu’une simple réécriture indienne du récit biblique. Selon le savant français, en effet, les avancées des dernières décennies dans l’étude des textes sanskrits demandaient une approche plus scientifique : Nous ne pouvons donc plus procéder comme W. Jones, qui affirme du premier coup, et presque sans examen, que la tradition du déluge indien n’est qu’une forme embellie de la tradition du déluge mosaïque, et que le roi Satyavrata est le même que Noé.16

14 Comme il le souligna également, W. Jones, prisonnier du carcan de sa propre religion chrétienne, ne se sentait pas autorisé à établir des ressemblances entre la tradition judéo-chrétienne et les religions indiennes sans immédiatement proclamer que les Indiens avaient emprunté aux Hébreux. Or, Burnouf suivait également les avancées de ses collègues dans le domaine de l’exégèse biblique et constatait que leurs incertitudes s’avéraient de plus en plus importantes quant à l’histoire rédactionnelle des livres du Pentateuque. Au temps de Burnouf, d’autres hypothèses avaient déjà été émises au sujet du mythe du déluge universel : selon l’indo-iranologue allemand Othmar Frank (1770‑1840), il aurait été originaire de l’Inde ; d’après l’exégète biblique allemand Heinrich Ewald (1803‑1875) et l’indianiste norvégien Christian Lassen (1800‑1876), il aurait appartenu à un fonds commun des peuples de l’Asie antéhistoriques avant leur séparation aux temps historiques. Loin de vouloir et de pouvoir trancher la question des origines du mythe du déluge indien, le savant français eut plutôt comme objectif de démontrer ce qui relevait spécifiquement des doctrines indiennes. Évitant ainsi l’écueil des analogies trop évidentes, il eut le souci d’entreprendre un comparatisme différentiel qui rendrait déjà à l’Inde ce qui lui appartenait en propre.

15 Le premier fait qu’il nota fut l’incohérence évidente entre ce récit diluvien et les théories indiennes des ères cosmiques (kalpa) et âges du monde (yuga). Si le Mahābhārata présentait Manu vaivasvata, fils du soleil, premier homme et roi de l’âge actuel, comme le progéniteur de la nouvelle race humaine, le Bhāgavata Purāṇa mettait en avant le roi Satyavrata qui, parce qu’il survécut au déluge, deviendrait, dans un futur kalpa, Manu vaivasvata. Burnouf montra avec beaucoup de pertinence comment le compilateur du texte purāṇique s’efforça d’intégrer ce mythe du déluge dans la théorie des kalpa et des quatorze manvantara, chacun gouverné par un Manu différent. L’indianiste français prit soin de faire appel aux commentaires de Śrīdhara Svāmin qui

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vécut au XIVe-XVe siècle. Pour le pandit, le déluge dont il était question dans le Bhāgavata Purāṇa posait deux problèmes. D’une part, il ne pouvait s’agir du cataclysme final surgissant à la fin de la vie de Brahmā puisque le navire put encore accoster sur une hauteur. D’autre part, l’auteur avait stipulé que cet événement avait eu lieu lors du sommeil de Brahmā, c’est-à-dire à la fin d’une de ses cent journées cosmiques d’existence. Devait-on voir alors dans ce déluge, un cataclysme s’étant produit durant l’une des nuits de Brahmā ? Pas plus, rétorquait le savant brāhmane, car le poisson avait révélé à Satyavrata qu’au septième jour, les trois mondes seraient entièrement et subitement submergés, sans mentionner aucunement les signes avant-coureurs récurrents comme la sécheresse, la famine, la mort des êtres humains, etc. Tenu de donner une explication à ces incohérences narratives, Śrīdhara Svāmin en déduisit qu’il ne pouvait s’agir ni d’un cataclysme cosmique, ni d’un déluge réel, mais d’une vision que Viṣṇu accorda à Satyavrata pour lui inspirer le détachement du monde. Ainsi, avait déjà été pointée, à la période médiévale, cette incompatibilité notoire entre le récit du déluge et la théorie temporelle des manvantara. Pour Burnouf, ce relevé qui recoupait ses propres analyses historico-critiques l’amena à ôter toute « couleur indienne »17 au mythe du déluge tel qu’il apparaissait dans le Bhāgavata Purāṇa. Par conséquent, le mythe du déluge ne pouvait avoir été à l’origine de la théorie cosmique des manvantara. Il y avait été plutôt enchâssé. Qu’en était-il de la version du Mahābhārata ?

16 Burnouf admit que la théorie des âges du monde devait être antérieure à celle des manvantara, puisqu’elle était connue du brāhmanisme et du bouddhisme. Mais force était de reconnaître que, dans les yuga successifs (kṛta, tretā, dvāpara, kali), s’opérait une dépravation graduelle de la morale. Or, à aucun moment, le déluge était présenté comme un châtiment dû à la perversité humaine. Cela induisait, pour Burnouf, que non seulement le mythe ne répondait pas aux critères cosmologiques des yuga, mais encore qu’il différait de la tradition biblique. Ce qui, par contre, s’avérait, à ses yeux, tout à fait indien, était la figure de Brahmā sous l’apparence d’un poisson. C’est pourquoi, en conclut-il, les viṣṇuites n’hésitèrent pas à réécrire l’histoire et à l’insérer dans leurs ouvrages en faisant de cette intervention divine l’un des avatāra de leur dieu Viṣṇu. Cependant, ils eurent bien des difficultés à unifier l’ensemble du récit à leurs propres conceptions cosmologique et temporelle. Ils n’y arrivèrent d’ailleurs jamais tout à fait. Enfin, la fonction procréative de Manu, qui donna naissance ou plutôt éjacula (√sṛj-) par son échauffement ascétique (tapas) tous les êtres vivants, lui apparaissait également toute indienne. Néanmoins, cette fonction faisait double emploi avec les semences des plantes embarquées dont Manu n’eut, au final, aucune utilité. Ceci tendait à confirmer à nouveau un ensemble de réécritures successives maladroites.

17 Écartant l’hypothèse du souvenir d’une inondation locale survenue au Kaśmīr, conservée dans La rivière des rois ( Rājataraṅgiṇī) du kaśmīrien Kalhaṇa (XIIe siècle), Burnouf envisagea alors la difficile question d’un héritage commun asiatique avant la séparation « des peuples ariens et sémites »18 tel qu’il avait été supposé par le bibliste H. Ewald. Mais là encore, il la réfuta, car si tel avait été le cas, cette tradition diluvienne asiatique aurait dû être présente dans les Veda eux-mêmes, « où il ne me semble pas qu’on l’ait encore trouvé[e], et où il n’y a pas beaucoup d’apparence qu’on la trouve »19. Bien qu’elle fût trouvée deux ans plus tard dans le Śatapatha Brāhmaṇa, E. Burnouf avait eu la précaution de relever le fait suivant : si elle était découverte dans les Veda, une interrogation devrait alors s’imposer. Au vu de l’importance du principe générateur qu’est l’élément eau dans les Veda, pourquoi n’avait-elle pas joué, par la suite, un rôle

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aussi fondamental dans la cosmologie indienne qu’elle eut dans le monde biblique ? L’indianiste français en vint donc à la conclusion que l’Inde assimila ce mythe après la séparation des peuples asiatiques en deux grandes branches, aryenne et sémite. Mais à la différence de W. Jones, il conçut plutôt que les Indiens empruntèrent le mythe, non pas aux Hébreux, mais aux Chaldéens à travers le récit diluvien de Xisuthros. D’ailleurs, pour lui, Brahmā sous l’apparence d’un poisson rappelait le dieu Oannès des Assyriens. Le verdict du grand savant français, qui pesa lourd20, était donc tombé en faveur d’une origine non-indienne du mythe du déluge. Restait à établir, avoua-t‑il, l’époque et les voies de communication qui favorisèrent cet emprunt. Toutefois, en l’absence d’une datation fiable du Mahābhārata, ceci se révélait bien trop conjectural pour aboutir.

18 Mais, en 1846, le jeune indianiste allemand Albrecht Weber (1825‑1901) profita d’un voyage d’étude à Londres, subventionné par l’Académie des Sciences de Berlin, pour suivre les enseignements de H. H. Wilson et travailler sur des manuscrits sanskrits inédits. Lors de son retour par Paris, il eut également l’occasion de rencontrer Burnouf et d’étudier quelques manuscrits indiens. En 1849, il put ainsi éditer le texte du Śatapatha Brāhmaṇa de l’école (śākhā) mādhyandina du Yajur veda blanc 21 à partir des manuscrits alors conservés dans les bibliothèques d’Oxford, de Londres, de Paris et de Berlin. Il y avait notamment découvert une nouvelle version indienne du mythe du déluge dont il donna une traduction et un bref commentaire dans ses Indische Studien22.

19 Ce récit védique offrit à l’indianiste allemand l’opportunité d’une approche comparative renouvelée eu égard aux versions épico-purāṇiques, car cette dernière variante s’avérait bien plus courte et bien moins ornementée que celles du Mahābhārata et des Purāṇa. Les éléments narratifs les plus significatifs qui avaient été mis en parallèle avec ceux du texte biblique et qui avaient, de ce fait, amené à supposer un emprunt de la tradition diluvienne sémitique par l’Inde, étaient littéralement absents. Cette version plus archaïque tant par sa langue sanskrite que par sa brièveté ne laissa pas d’interroger A. Weber sur ses origines.

20 La première remarque qu’il fit porta sur les toponymes. À la différence du Mahābhārata qui citait l’Himālaya comme lieu de relâche de Manu durant le déluge, le texte védique affirmait, quant à lui, que Manu « dé-passa » (ati dudrāva) avec sa barque la montagne du Nord (uttara giri). Cela posait un problème de compréhension, car s’il était convenu que le Manu épique partit de la plaine du Gange, noyée par les eaux du déluge, vers l’Himālaya, le Manu védique semblait avoir vogué de nulle part pour aboutir au-delà de la montagne du Nord. Le représentant de la race humaine indo-ārya n’était donc pas venu, en conclut-il, du Nord-Ouest indien, à travers le Kaśmīr et le Pañjāb, comme le soutenait Ch. Lassen, mais des régions d’au-delà du Nord, et se serait alors installé dans la région connue sous le nom de Kuru. Bien que l’hypothèse ne tînt qu’à la seule valeur d’un affixe verbal, cette précision géographique pouvait être considérée, selon A. Weber, comme un « souvenir historique » (« historischen Erinnerung »23). À cette constatation s’en ajoutait une autre tout aussi importante. Après avoir élevé le poisson dans une fosse, le Manu védique le porta directement à l’océan, sans l’avoir jeté entre- temps dans une quelconque rivière. Le fait est, constata-t‑il, que le mythe du Śatapatha Brāhmaṇa, à la différence du Mahābhārata, ne faisait aucunement mention de la Gaṅgā. Il fit d’ailleurs remarquer que, d’après les études de R. von Roth, la Gaṅgā était rarement citée dans le Ṛgveda et que, si ce potamonyme était attesté dans le Śatapatha Brāhmaṇa, ce n’était qu’à travers une ancienne chanson populaire. Weber en conclut donc que ce mythe du déluge qui ne se référait nullement à la Gaṅgā et dans lequel

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cette dernière ne jouait donc aucun rôle de premier ordre, devait remonter à une date bien antérieure à celle de la composition de ce traité ritualiste brāhmanique. À ces remarques s’ensuit la constatation de l’absence de toute allusion [1] à de quelconques semences embarquées, [2] à la présence à bord des sept ṛṣi et [3] à la révélation de l’identité du merveilleux poisson. Seule était commune au Śatapatha Brāhmaṇa et au Mahābhārata l’idée d’un Manu créateur de toute chose y compris d’une race humaine renouvelée. Néanmoins les moyens de médiation pour y parvenir diffèrent grandement, le texte védique mettant en avant le rite efficient grâce à la « Lobgebet »24 ou « prière de louange » (ilā ou iḍā), fille de Manu qui naquit de son sacrifice de matières laitières au bout d’un an, le poème épique exaltant les austérités ascétiques et la puissance yogique. Laissant ouverte la discussion sur les différents points qu’il releva dans son approche comparée des deux textes indiens et bien conscient que trop de textes védiques demeuraient encore pour l’heure inconnus, A. Weber se garda bien de spéculer trop hâtivement sur les origines possibles de cette nouvelle version diluvienne, car ce qui s’imposait assurément à la lecture de cette dernière version védique fut que la tradition diluvienne indo-ārya s’éloignait d’autant plus de celle sémitique que les indianistes découvraient des variantes de plus en plus anciennes.

À la recherche de l’antique chemin migratoire des Indo-ārya

21 Les années 1860 furent la dernière décennie – avant la découverte de George Smith en 1872 –, durant laquelle le déluge indien fut encore comparé au déluge biblique ou étudié pour établir l’origine des Ārya. Mais elles furent également des années fondamentales dans le domaine de la biologie, de la géologie et de la paléontologie. La publication, en novembre 1859, de On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life25 par Charles Darwin (1809‑1882), les travaux de ses confrères Alfred Russel Wallace (1823‑1913), Joseph Dalton Hooker (1817‑1911) et Thomas Henry Huxley (1825‑1895) entraînèrent un renouveau sans précédent en biologie et par extension dans la connaissance de l’évolution des espèces animales et végétales. L’éminent géologue Charles Lyell (1797‑1875), qui, par sa théorie de l’uniformitarisme, avait infirmé la thèse du catastrophisme de Georges Cuvier (1769‑1832) et qui s’intéressa de près aux recherches de Ch. Darwin et d’A. R. Wallace publia, en 1863, son nouvel ouvrage The Geological Evidences of the Antiquity of Man with Remarks of Theories of the Origin of Species by Variation26. Les théories du déluge universel ou de déluges locaux et la représentation catastrophiste développée par G. Cuvier, laissèrent place à la théorie sur l’extension des glaciers initiée par les savants suisses Ignaz Venetz (1788‑1859), Jean de Charpentier (1786‑1855) dans les années 1830 et confirmée par les géologues William Buckland (1784‑1856), Louis Agassiz (1807‑1873), et Charles Lyell entre 1840 et 1860. Dès lors, dans les années 1860, la dissociation sémantique entre le mythe du déluge biblique et le terme géologique dilivium utilisé pour la première fois par W. Buckland, en 1823, pour désigner une couche géologique qu’il pensait avoir été formée au temps du déluge noachique, fut définitivement acquise27. La théorie des glaciers et des ères glaciaires ainsi que la naissance de la discipline de la préhistoire, notamment grâce aux découvertes de fossiles d’hominidés dits antédiluviens par Jacques Boucher de Perthes28 (1788‑1868) et Alfred Gaudry (1827‑1908), eurent définitivement raison de la vieille conception des temps anté et

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postdiluviens bibliques, du moins dans les milieux scientifiques de la géologie et de la paléontologie29. Ces avancées furent assez rapidement livrées au grand public comme en témoigne l’ouvrage du vulgarisateur scientifique Louis Figuier (1819‑1894), La Terre avant le Déluge, publié en 1863. Mais pour les philologues et les indo-européanistes, les études des sources textuelles anciennes, encore trop peu étayées par l’archéologie, qui avaient pour objectif premier de déterminer soit l’origine du peuple Ārya, soit les voies historiques de diffusions possibles du mythe du déluge, tâtonnaient encore.

22 À son retour des Indes britanniques, en 1853, où il avait servi dans l’Indian Civil Service dès 1829, l’indianiste écossais John Muir (1810‑1882) commença la rédaction de son œuvre majeure en cinq volumes, Original Sanskrit Texts, publiée de 1858 à 1870, revue et augmentée lors d’une seconde édition. L’indianiste écossais s’était essentiellement intéressé à la société indienne, qu’il avait côtoyée durant près d’un quart de siècle, et notamment aux varṇa ou castes dont il tenta de restituer les origines (vol. 1, Mythical and legendary Accounts of the Origin of Caste, with an Enquiry into its Existence in the Vedic Age.). Ainsi, l’histoire rédactionnelle du mythe du déluge qu’il fut assurément le premier à avoir présenté à travers la traduction des principales versions védique, épique et purāṇiques, eut pour finalité de saisir la fonction de Manu en tant que progéniteur des Indo-ārya. En 1860, dans son deuxième volume, J. Muir s’attacha à déterminer les origines indo-européennes des Indo-ārya et leur point de départ migratoire : « L’objet général du présent volet est de prouver que les Hindous n’étaient pas originaires de l’Inde, mais avaient migré dans ce pays depuis l’Asie centrale, où leurs ancêtres avaient formé à un certain moment une communauté avec les aïeuls des Perses, Grecs, Romains, Allemands, etc. »30. C’est donc ce travail sur l’origine des Indo- ārya qui obligea J. Muir à s’intéresser à la tradition sanskrite du mythe du déluge.

23 La question à laquelle il tenta de répondre fut de savoir si les sources textuelles védiques pouvaient renfermer quelque indice sur le lieu d’origine d’où seraient venus les Indo-ārya. Car le constat des indianistes était décevant. Le Ṛgveda ne fournissait aucune indication historique voire mythologisée sur les premiers temps des clans indo- ārya, dont la langue appartenait pourtant bien à la famille des langues indo- européennes et assurait ainsi qu’aux origines, les Indo-ārya avaient dû être des allogènes venus par la suite s’installer dans les territoires du Nord-Ouest indien. Ce que recherchait J. Muir dans le Veda fut donc des détails qui, bien qu’ils aient pu subir ce qu’il appelait un « processus d’obscurcissement » (« process of obscuration »), dû à la distorsion de la mémoire collective au cours des siècles, pouvaient encore sous- entendre une lointaine tradition d’origine étrangère. Le premier indice qu’il tira du Ṛgveda – l’expression « cent hivers » (śataṃ himāḥ) – renvoyait, pensait-il, aux temps anciens durant lesquels les clans indo-ārya habitaient encore des régions froides : « Ceci est peut-être une forme plus récente de la phrase, datant d’une période où le souvenir des régions plus froides d’où ils proviennent, échappait peu à peu aux Aryens »31. Le repérage, effectué par J. Muir et ses collègues indianistes, d’éléments narratifs se rapportant à d’anciens souvenirs d’un pays froid d’où les Indo-ārya auraient migré, participa à renforcer la théorie boréaliste de l’origine des peuples ārya, énoncée dès 1780 par l’astronome et académicien Jean Sylvain Bailly (1736‑1793) puis amplement développée à la fin du XIXe siècle par le savant indien Bāl Gangādhar Tilak32.

24 Mais encore fallait-il retracer le chemin par lequel les Indo-ārya étaient arrivés de ces lointaines contrées froides pour s’installer progressivement dans la vallée indo- gangétique. Le mythe du déluge du Śatapatha Brāhmaṇa était à même de fournir un

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renseignement non négligeable sur ce supposé trajet migratoire. À ce sujet, J. Muir reprit les observations qu’A. Weber avait déjà formulées dès 1849. Après avoir donné le texte en nāgarī non accentué et une traduction du mythe diluvien conservé dans la littérature la plus ancienne après le Ṛgveda, précisa-t‑il, – ce qui dénote assurément avec la datation du Śatapatha Brāhmaṇa que M. Müller avait proposée en 185933 –, J. Muir revint sur le fait que Manu était dit avoir traversé la montagne du nord pour ensuite en descendre. L’idée était donc de supposer que l’ancêtre des Indo-ārya aurait été porté par les flots du déluge des territoires centrasiatiques vers la face nord de la montagne septentrionale – l’Himālaya selon une glose d’un commentateur indien34 –, qu’il aurait alors traversée. Lorsque les eaux se retirèrent, il serait descendu par la face sud pour poursuivre vers le midi. Ainsi Manu serait-il venu d’une région située au nord de la chaîne himālayenne pour s’installer finalement en Inde : Manu therefore is overtaken by the flood in northern India; and after being carried about in the ship for many years, is landed on the highest peak of the Himālaya. As no mention is made of his having crossed to the northern, we must suppose that he continued on the southern side. If, therefore, the legend, as narrated in the Brāhmaṇa, contains any reminiscence of the immigration of the Aryas from the north into India, it is clear that this feature of it has been lost in the epic poem.35

25 Pour J. Muir, comme pour A. Weber avant lui, l’absence de tout potamonyme dans la version du Śatapatha Brāhmaṇa, à la différence du texte du Mahābhārata, mentionnant la Gaṅgā, et le fait que Manu ne jeta pas le poisson dans une rivière, mais directement dans la mer, attestaient que le récit védique aurait eu pour cadre géographique un lieu fort éloigné de la vallée indo-gangétique. Cette région ancestrale se devait donc d’être située bien plus au nord et au-delà de l’Himālaya.

26 L’indianiste écossais continua ses investigations sur l’histoire rédactionnelle du mythe du déluge dans un article36 de 1863 qu’il reprit en substance dans la seconde édition du premier volume de ses Original Sanskrit Texts. L’ensemble visait à démontrer que Manu avait été considéré par la tradition védique comme le progéniteur des Indo-ārya et, plus encore, que son patronyme pouvait être rapproché d’autres noms ancestraux conservés dans la sphère indo-germanique. Les remarques que J. Muir fit dans son article de 1863 touchent donc aux mêmes problématiques que celles de 1860. L’idée principale était de prouver à travers les récits diluviens du Śatapatha Brāhmaṇa et du Mahābhārata que la tradition brāhmanique avait bien vu en la personne de Manu un ancêtre commun qui procréa la génération indo-ārya postdiluvienne dénuée de toute distinction de varṇa ou castes. Les divergences entre les versions védique et épique donnaient à penser que deux hypothèses de rédaction avaient pu être à l’œuvre. Dans le Śatapatha Brāhmaṇa, nota- t‑il, Manu fit un sacrifice après le déluge et engendra avec Iḍā une nouvelle race indo- ārya alors que, dans le Mahābhārata, il engendra toute chose par l’échauffement ascétique. Par ailleurs, la version épique demeurait plus proche du texte génésiaque avec la mention de huit personnes (Manu + 7 ṛṣi = Noé + épouse + 3 fils + 3 brus) et de toutes les semences embarquées. Néanmoins, l’immédiateté de la mise en branle d’un sacrifice après la baisse des eaux demeurait propre aux récits brāhmanique et génésiaque, la variante épique y ayant substitué la pratique des austérités. J. Muir en vint donc à supposer que l’absence des sept ṛṣi et des semences dans le texte du Śatapatha Brāhmaṇa ne signifiait pas forcément que ces éléments narratifs aient été ajoutés par l’auteur du Mahābhārata, mais qu’ils avaient pu tout aussi bien avoir été omis par le rédacteur du traité ritualiste. Muir en déduisit que l’auteur de l’épopée

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indienne aurait puisé à une source aujourd’hui perdue. Sur cette possibilité, il était ouvertement en accord avec A. Pictet et plutôt, de ce fait, partisan d’une influence sémitique. Pour étayer cette difficile conjecture, il rappela la remarque que H. H. Wilson avait faite, en 1854, au sujet d’une strophe du Ṛgveda (2.33.13) que l’indianiste britannique avait alors traduite comme suit : Maruts, I solicit of you those medicaments which are pure; those, showerers (of benefits), which give great pleasure; those which confer felicity; those which (our) sire, Manu, selected; and those (medicaments) of Rudra which are the alleviation (of disease), and defence (against danger).37

27 H. H. Wilson avait donc rendu la forme verbale du temps du passé avṛṇītā dans le pāda « yāni manur avṛṇītā pitā nas » par « selected », voyant alors dans ces remèdes (bheṣajā) sélectionnés par Manu, les plantes que ce dernier aurait également emportées avec lui sur le navire au moment de la montée des eaux diluviennes : This alludes, no doubt, to the vegetable seeds which Manu, according to the Mahábhárata, was directed to take with him into the vessel in which he was preserved at the time of the deluge : the allusion is the more worthy of notice, that this particular incident is not mentioned in the narrative that is given of the event in the Śatapatha Bráhmana.38

28 Pour l’avoir annoncée dans l’introduction de son ouvrage39, cette occurrence ṛgvédique revêtait à ses yeux une certaine importance. Cette corrélation assurait ainsi une plus grande ancienneté à la tradition du déluge védique que ne pouvaient offrir le récent traité ritualiste du Śatapatha Brāhmaṇa et l’épopée du Mahābhārata. Mais les bheṣajā de Rudra, le médecin des médecins, sont-ils les semences ou les graines (bījāni) de Mbh 3.185.30 ? Car si bheṣaja (< √bhiṣaj- ; bhiṣajyati, guérir) désigne avant tout, dans le Ṛgveda, le remède grâce auquel on recouvre la santé, il n’a jamais le sens de semence en tant que germe végétal. Quant au substantif, bīja, celui-ci n’est attesté qu’à quatre reprises seulement, dans le Ṛgveda, et encore, pour trois d’entre elles, dans le dixième maṇḍala plus spéculatif et plus récent. Le terme renvoie tantôt aux germes végétaux consistant en céréales (« dhānyam bījaṃ », ṚV 5.53.13), aux graines ensemencées (« vapanto bījam iva dhānyākṛtaḥ », « comme des faiseurs de moisson semant la graine », ṚV 10.94.13 ; « kṛte yonau vapateha bījam », « dans le sillon préparé semez ici la graine », ṚV 10.101.3), tantôt à la semence que les descendants de Manu sèment dans le ventre de la femme (« yasyām bījam manuṣyā vapanti », ṚV 10.85.37). Quoi qu’il en soit, les poètes faisaient la nette distinction entre ce qui relevait du remède médicinal, des semences céréalières et du liquide séminal. Par ailleurs, si ávṛṇītā qui dérive de la racine vṛ2- (« choisir », « obtenir quelque chose de son choix ») montre que Manu a voulu comme faveur des Marut leurs remèdes bénéfiques et réconfortants pour son bonheur, dans le Mahābhārata, Manu n’a eu aucun choix à faire, pas une seule sélection, puisqu’« il embarqua toutes les semences » (« bījāny ādāya sarvāṇi », Mbh 3.185.34). La corrélation opérée par H. H. Wilson et reprise par J. Muir entre les strophes ṛgvédique et épique n’emporte nullement la conviction, d’autant moins que les bhīja de l’épopée doivent être mis en rapport avec la notion fondamentale du Reste (śeṣa) nécessaire à toute re-création dans la doctrine cosmologique épico-purāṇique.

29 En dehors de cette comparaison biblico-védique, J. Muir poursuivit ses recherches sur le Manu indien en s’interrogeant sur d’éventuels souvenirs dans la sphère indo- germanique. Là encore, il rappela les études comparatives qui avaient déjà été réalisées. Il commença par citer le constat négatif de Rudolf von Roth, dans un article40 de 1850. Pour ce dernier, l’absence d’occurrence de la figure de Manu dans l’Avesta montrait à

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elle seule que le personnage n’appartenait en rien à un fonds commun indo-iranien et qu’il fallait donc y voir une invention védique récente. Mais, Muir suivit les avis d’A. Weber et d’Adalbert Kuhn (1812‑1881) qui voyaient dans Mánu ou Mánus (< √man : « penser ») le pendant du roi Minos et de Mannus, ancêtre des Teutons selon Tacite, ainsi qu’un possible rapprochement avec les formes anglaise « man » et allemandes « Mann » et « Mensch ».

30 En 1868, J. Muir fit paraître la seconde édition de son premier volume41 avec une étude comparative des mythes du déluge védique et épico-purāṇique bien plus détaillée. Il fut le premier à donner le texte sanskrit accompagné de la traduction de la plupart des versions du récit diluvien indien : Śatapatha Brāhmaṇa, Mahābhārata avec le commentaire de Nīlakanṭha (XVIIe siècle), Matsya Purāṇa, Bhāgavata Purāṇa avec le commentaire de Śrīdhara Svāmin (XIVe-XVe siècle), Agni Purāṇa. Néanmoins, cette énumération n’avait pas pour objectif d’étudier le mythe pour lui-même, mais de toujours déceler quelque renseignement sur la naissance des varṇa ou castes. J. Muir a donc montré que l’auteur du récit du Śatapatha Brāhmaṇa, la plus archaïque des versions, n’avait pas présenté Manu sous les traits du fondateur de la division sociale des castes (brāhmaṇa, kṣatriya, vaiśya et śūdra) comme cela était relaté dans l’Ādiparvan du Mahābhārata42, mais sous ceux d’un être tout à fait humain, appartenant à la génération antédiluvienne, qui, après le déluge, donna naissance, grâce à Iḍā, à une nouvelle génération. Si humain, nota-t‑il, qu’une force surnaturelle incarnée en un poisson fut nécessaire pour le sauver des eaux dévastatrices. L’auteur n’avait pas même indiqué la raison pour laquelle Manu fut choisi parmi l’ensemble des êtres humains. Fut-ce pour sa sagesse supérieure, sa sainteté ou sa position sociale, s’interrogea J. Muir. Il lui apparaissait donc évident à la lecture de cette variante que « we are consequently entitled to regard this legend of the S’atapatha Brāhmaṉa as at variance with the common fable regarding the separate origin of the Brāhmans, Kshattriyas, Vaiśyas, and S’ūdras »43. La version du Mahābhārata était là pour confirmer cette conclusion, car si Manu, fils de Vivasvat, créa bien toutes les créatures à l’aide de sa puissance ascétique, remarqua-t‑il, l’auteur ne dit rien sur la création des quatre varṇa.

31 La plupart des hypothèses sur le déluge indien ne tenaient souvent qu’à l’interprétation philologique de telle ou telle forme verbale ou nominale. Ce fut le cas de la lecture difficile de la phrase « tena etam uttaram girim atidudrāva » du Śatapatha Brāhmaṇa qui déterminait à elle seule toute la théorie de l’origine des Indo-ārya ou du moins de son représentant Manu dont les flots du déluge l’auraient fait passer de la face nord à la face sud de l’Himālaya. Alors que la lecture du manuscrit [M] de J. Mill donnait « atidudrāva », telle qu’A. Weber l’avait publiée dans son édition de 1855, l’indianiste allemand eut l’occasion, lors d’un nouveau séjour en Angleterre, de compulser les deux manuscrits [B et C] de H. H. Wilson et d’y lire la forme « adhidudrāva » qu’il publia en 1859 dans un addendum : « 76,3 BC lesen girimadhidudrāva (Sāy. adhijagāma), M aber wie Edit »44. En octobre 1866, J. Muir examina à son tour le texte du Śatapatha Brāhmaṇa dans sa recension de l’école Kāṇva et découvrit une autre variante : « abhidudrāva »45. Les trois affixes ati-, adhi-, et abhi- posaient dès lors un problème d’interprétation du verbe dru- (« courir »). En 1850, A. Weber traduisit cette phrase ainsi : « Damit setzte er (der Fisch) über diesen nördlichen Berg »46 ; en 1851, F. Nève : « [le vaisseau] avec lequel le (poisson) dépassa cette montagne du Nord »47 ; en 1859, M. Müller : « The fish carried him by it over the northern mountain »48 ; en 1860, J. Muir : « By this means he passed over this northern mountain »49 ; en 1863, M. Monier-Williams : « By its means he

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passed beyond this northern mountain »50 et A. Pictet : « Par ce moyen, celui-ci le fit passer par-dessus la montagne du nord »51. En 1868, J. Muir pouvait dès lors indiquer en note les variantes des manuscrits compulsés. La forme verbale adhidudrāva devait donc être traduite, selon lui, par « He hastened to »52. La même année, A. Weber fit également remarquer que la lecture de l’école Kāṇva relevée par J. Muir, « abhidudrāva », obligeait de traduire par : « Damit eilte er zum nördlichen Berge hin » 53. Ces dernières versions attestaient bien que la tradition manuscrite ne s’accordait nullement sur l’affixe verbal et que la lecture de « dé-passer » n’était assurément pas la plus sûre. Par conséquent, la théorie du chemin migratoire de Manu, qui serait venu des régions situées bien au-delà du nord de l’Himālaya, devenait difficilement défendable. Les affixes ati- marquant l’intensité, abhi- indiquant la direction ou l’intensité et adhi- ajoutant la notion d’intensité ou de supériorité, accolés au verbe dru-, tendaient finalement vers l’idée de se mouvoir avec vélocité, de « se hâter vers la montagne du nord ». En 1871, dans sa nouvelle édition de son deuxième volume, J. Muir n’hésita plus à émettre quelques doutes sur le sens à donner à cette forme verbale : « It is doubtful whether the correct reading in the passage of the Śatapatha Brāhmaṇa i. 8,1,5, is atidudrāva “he passed over”, or adhidudrāva, which would not so distinctly convey the same sense ; and would leave it doubtful whether the writer intended to represent Manu as having crossed the Himālaya from the northward »54.

32 Les recherches que J. Muir effectua sur les éléments narratifs des différentes versions du mythe du déluge eurent pour mérite de compléter les études comparatives initiées par E. Burnouf entre les récits diluviens du Mahābhārata et du Bhāgavata Purāṇa. Les avancées dans l’édition et la connaissance des traités ritualistes brāhmaniques permirent à l’indianiste écossais de mettre en parallèle quatre des variantes les plus importantes du mythe diluvien. Cependant, il ne tira aucune conclusion sur son origine à partir de cette mise en perspective comparative des éléments narratifs. À l’inverse, ce qui lui paraissait dès lors tout à fait certain à la lecture de cette tradition diluvienne indo-ārya était l’inexistence du système des castes à la période védique la plus ancienne.

33 Les incertitudes des indianistes n’étaient pas partagées par tous les savants et le mythe du déluge indien à la fin des années 1860 tenait toujours sa place dans le schéma historique des origines communes des peuples sémites et ārya. En 1868, l’assyriologue François Lenormant (1837‑1883), alors sous-bibliothécaire de l’Institut de France, publia son Manuel d’histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques dans lequel il présenta en premier lieu la période antédiluvienne d’après la géologie et les monuments littéraires de l’Orient, spécialement la Torah. Il partit du constat des géologues et paléontologues qui avaient mis au jour des restes d’hominidés antédiluviens ainsi que des ossements de mammouths, rhinocéros laineux et tigres à dents de sabre, monstres qui avaient été anéantis par le déluge. Ce grand cataclysme, auquel réchappèrent Noé et les siens, fut donc le dernier des flots diluviens que la terre avait connus. Reprenant la théorie de J.-B.-F. Obry55, Lenormant dressa le tableau du juste Noé sauvé des eaux sur la montagne Ararat, qui n’était plus à localiser en Arménie, mais bien sur l’Airyaratha de la tradition indo-iranienne situé en Asie centrale : Au huitième mois, l’arche s’arrêta sur le mont Ararat, non pas sur la montagne de ce nom située en Arménie, mais sur l’Airyaratha des tribus japhétiques primitives, le Mérou des Indiens et l’Albordj des Perses, c’est-à-dire sur le Belourtagh ou le plateau alpestre de Pamir dans la Petite-Boukharie. Là, en effet, les traditions de

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tous les peuples qui ont conservé des souvenirs de quelque netteté et conformes aux données bibliques sur les âges primitifs, comme les Indiens et les Perses, convergent pour placer le berceau de l’humanité postdiluvienne.56

34 Pour l’assyriologue français, les études sur le lieu géographique où l’arche s’était arrêtée avaient donc démontré que Noé avait échoué quelque part sur l’une des hautes montagnes centrasiatiques et que par la suite, lorsque les eaux se retirèrent, accompagné de sa famille, il avait marché vers l’ouest, selon Genèse 11.2, en direction de localisée entre le Tigre et l’Euphrate. Aussi, en 1872, la ( רענש ) la plaine de Šin’ar découverte d’une version akkadienne du mythe du déluge par G. Smith fut assurément un événement sans précédent, car celle-ci offrit enfin aux orientalistes la possibilité d’un nouveau départ dans l’étude de la tradition rédactionnelle diluvienne biblique et plus généralement sémitique57, sans plus être dans la nécessité de recourir aux versions indo-ārya.

35 Ainsi, dès l’époque moderne, les découvertes successives des mythes du déluge de l’Inde médiévale, classique, ancienne puis védique firent l’objet de comparatismes orientés. Ils contribuèrent à l’édification d’histoires universelles, pour la plupart occidentées, cherchant à restituer une histoire globale d’un passé historique différent du devenir de leurs auteurs afin d’éclairer et de guider leurs compatriotes dans la construction de leur présent et de leur avenir. Il est remarquable que les mythes du déluge tout comme leurs analyses ont toujours conservé à travers le temps, et quelles que fussent les démarches idéologiques des comparatistes, une fonction ethnogonique. Aujourd’hui même, l’étude comparée des mythes du déluge, couplée aux derniers résultats de la phylogenèse du génome mitochondrial humain, par Michael Witzel58, professeur de sanskrit à l’Université de Harvard, propose d’y voir l’un des motifèmes de la pensée religieuse archaïque d’Homo sapiens sapiens qui devint autant d’allomotifs au cours de sa lente avancée sur l’ensemble des continents après son Out of Africa. À partir de la comparaison de structures séquentielles communes aux mythologies de différentes cultures, M. Witzel a tenté de reconstruire la strate mythologique la plus ancienne qu’il a nommée « pangéenne » et qui remonterait à la période précédant le premier Out of Africa durant le paléolithique moyen, c’est-à-dire entre 150 000 et 65 000 ans avant le présent. Cette mythologie commune archaïque aurait tourné autour d’un dieu suprême, d’êtres humains nés de la terre ou des arbres, d’une divinité qui aurait apporté la culture à l’homme, d’une faute commise et de l’arrivée d’un cataclysme de type diluvien, puis de l’émergence d’une nouvelle humanité. Un schéma historique globalisant qui ne laisse cependant aucune place à d’autres représentations historiques, telle la théorie paléoanthropologique du Out of nowhere59, et, par là même, à la créativité, à l’opportunité et à l’accidentel chez le genre Homo. Aussi, la théorie généralisante proposée aujourd’hui par M. Witzel induirait que, d’un point de vue ethnogonique, et comme nous avons pu en partie le constater à travers la recherche continue des origines de l’Homme par des savants de tout temps, Homo sapiens sapiens se serait toujours pensé, depuis le paléolithique moyen, comme un Homo religiosus diluvialis !

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NOTES

1. « Oἳ πρῶτον μὲν ἕνα γῆς κατακλυσμὸν μέμνησθε πολλῶν ἔμπροσθεν γεγονότων », Platon, Timée 23b. 2. Platon, Timée 27a. 3. Depuis, Dang Ngheim Van a répertorié 307 récits de déluge en Asie du Sud-Est. Dang Ngheim Van, « The Flood Myth and the Origin of Ethnic Groups in Southeast Asia », Journal of American Folklore 106, 1993, p. 304‑337. 4. Jacques Lemoine, « Mythes d’origine, mythes d’identification », L’Homme 27/101, 1987, p. 58‑85., p. 81. 5. Ibid., p. 61. 6. Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, traduction et présentation de J. Bazin et A. Bensa, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 55. 7. Platon, Timée 26e. 8. L’histoire, « c’est la forme intellectuelle dans laquelle une civilisation se rend compte à elle- même de son propre passé ». Johan Huizinga, « A Definition of the Concept of History », in Raymond Klibansky and Herbert James Paton, Philosophy and History : Essays, Oxford, Clarendon, 1936, p. 9. 9. Seuls les auteurs des Purāṇa, à partir de la période Gupta (IIIe s. ap. J.-C.), tentèrent d’inscrire Manu sauvé du déluge dans leur système temporel des kalpa (unité de temps cosmique) et des yuga (âges du monde). 10. En 1687, J.-V. Bouchet avait accompagné la seconde ambassade française dépêchée à la cour royale du Siam par Louis XIV et J.-B. Colbert. Après l’échec de cette dernière, dû à des bouleversements politiques et à de vives controverses entre les Églises chrétiennes elles-mêmes, J.-V. Bouchet dut reprendre la mer et se réfugier à Pondichéry. Il rejoignit par la suite la mission de Madurai (dans l’actuel État du Tamil Nadu). Ce fut durant les années 1690 qu’il se familiarisa avec les langues indiennes et étudia la mythologie et les croyances de l’Inde, telles qu’elles lui furent accessibles dans les Purāṇa d’obédience viṣṇuïte, kṛṣṇaïte et śivaïte. Tributaire de sa lecture de la Demonstratio evangelica de P.-D. Huet, il rechercha alors les mythes purāṇiques qui pouvaient être rapprochés des récits bibliques. Les deux hommes devisèrent ensemble sur ces questions lors de leur rencontre à Paris le 14 mars 1704. Voir Guillaume Ducœur, « Les religions indiennes comme argumentatio dans les Alnetanae quaestiones de Pierre-Daniel Huet », XVIIe siècle 259/2, 2013, p. 281‑299. 11. Franz Bopp, Diluvium cum tribus aliis Mahâ-bhârati praestantissimis episodiis. Faseiculus prior, quo continetur textus sanscritus, Berolini, F. Dümmler, 1829 ; Die Sündflut nebst drei anderen der wichtigsten Episoden des Mahâ-Bhârata, Berlin, Bei F. Dümmler, 1829. 12. Voir son article « On the Gods of Greece, Italy and India » publié en 1788 dans le premier volume des Asiatick Researches, or, Transactions of the Society instituted in Bengal, for inquiring into the history and antiquities, the arts, sciences, and literature of Asia (= William Jones, « Sur les dieux de la Grèce, de l’Italie et de l’Inde », in Recherches asiatiques ou Mémoires de la Société établie au Bengale, pour faire des recherches sur l’histoire et les antiquités, les arts, les sciences et la littérature de l’Asie, traduits de l’anglais par A. Labaume, revus et augmentés de notes, tome premier, Paris, Imprimerie Impériale, 1805, p. 170‑174). 13. Le Bhāgavata-Purāṇa ou histoire poétique de krĭchṇa, traduit et publié par Eugène Burnouf, 3 vol., Paris, Imprimerie Royale, 1840‑1847. 14. Le Bhāgavata-Purāṇa, vol. 1, p. CLXI. 15. Le Bhāgavata-Purāṇa, vol. 3, p. XXVII. 16. Ibid., p. XXXIII.

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17. Ibid., p. XLIII. 18. Ibid., p. LII. 19. Ibid., p. LII. 20. Le dernier à avoir travaillé sur cette hypothèse d’emprunt est Yaroslav Vassilkov (1943-), chercheur au Musée d’ethnographie et d’anthropologie de l’Académie des Sciences de Russie. Yaroslav Vassilkov, « Some observations on the Indian and the Mesopotamian flood myths », Aramazd, Armenian Journal of Near Eastern Studies, vol. III, issues 1‑2, 2013‑2014, p. 262‑281. 21. Albrecht Weber, The White Yajurveda. Part III : The Çatapatha-Brâhmaṇa in the Mâdhyandina- çâkhâ with extracts from the commentaries of Sâyaṇa, Harisvâmin and Dvivedaganga, Berlin, 1849. 22. Albrecht Weber, Indische Studien. Zeitschrift für die Kunde des indischen Alterthums, Erster Band, Berlin, F. Dümmler’s Buchhandlung, 1850. 23. Ibid., p. 165. 24. Ibid., p. 169. 25. Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, London, John Murray, 1859. 26. Charles Lyell, The Geological Evidences of the Antiquity of Man with Remarks of Theories of the Origin of Species by Variation, London, John Murray, 1863. 27. Voir Martin Rudwick, « Biblical Flood and geological deluge : the amicable dissociation of geology and Genesis », in M. Kölbl-Ebert (dir.), Geology and Religion : a History of Harmony and Hostility, London, Geological Society, 2009, p. 103‑110. 28. L’intuition de J. Boucher de Perthes, formulée au début des années 1830 et supposant l’existence de l’homme à l’époque du pléistocène (à partir de 12000 av. J.-C.), bien antérieure au déluge de Noé daté de 2348 av. J.-C. par J. Ussher et plus encore de la Création remontant à 4004 av. J.-C. selon la tradition chrétienne, fut confirmée par ses découvertes comme il le rappela en 1860 : « Près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis qu’ici même je vous entretenais de l’ancienneté de l’homme et de sa contemporanéité probable avec ces mammifères gigantesques, dont les espèces, anéanties lors de la grande catastrophe diluvienne, n’ont pas reparu sur la terre. Ce système que je soumettais à votre examen était nouveau : cet homme antérieur au déluge, cet homme qui vivait, au milieu de ces colosses ses aînés dans la création, n’était pas reconnu par la science. », Jacques Boucher de Perthes, De l’homme antédiluvien et de ses œuvres, Paris, Jung-Treuttel, 1860, p. 1. 29. Sur les débats autour du déluge universel et les découvertes géologiques et paléontologiques au XIXe siècle, voir en dernier lieu Nadia Pizanias, Les débats sur le déluge au XIXe siècle : géologie et religion en France, Italie, Allemagne et Grande-Bretagne, thèse de doctorat de l’université Paris 1, sous la direction de P. Corsi, 2012. 30. John Muir, Original Sanskrit Texts on the Origin and History of the People of India, their Religion and Institutions. Part Second. The Trans-Himalayan Origin of the Hindus, and their Affinity with the Western Branches of the Arian Race, Second edition rewritten and greatly enlarged, London, Trübner & Co. 1860, p. vi-vii. 31. Ibid., p. 324. 32. Guillaume Ducœur, « Le boréalisme dans la quête des origines des Indo-ārya ( XIXe-XXe siècles) », in Sylvain Briens (éd), « Boréalisme », Études germaniques 71/2, 2016, p. 43‑59. 33. Pour Max Müller, le Śatapatha Brāhmaṇa, texte récent parmi les Brāhmaṇa, ne pouvait guère remonter plus haut que le IXe siècle av. J.-C. et devait donc être situé plutôt entre le VIIIe et le VIIe siècle av. J.-C. Max Müller, A History of Ancient Sanskrit Literature so far as it illustrates the Primitive Religion of the Brahmans, London, Williams and Norgate, 1859, p. 445. 34. John Muir, Original Sanskrit Texts, 1860, p. 331. 35. Ibid., p. 332.

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36. John Muir, « Manu, the progenitor of the Aryan Indians, as represented in the hymns of the », in Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, vol. 20, 1863, p. 406‑430. 37. Horace Hayman Wilson, Ṛig-Veda Sanhitá. A Collection of Ancient Hindu Hymns, constituting the Second Ashṭaka, or Book, of the Ṛig-Veda; the Oldest Authority for the Religious and Social Institutions of the Hindus. Translated from the Original Sanskrit, London, Wm. H. Allen and Co., 1854, p. 292. Yā vo bheṣajā marutaḥ śucīni yā śaṃtamā vṛṣaṇo yā mayobhu | yāni manur avṛṇītā pitā nas tā śaṃ ca yoś ca rudrasya vaśmi || ṚV 2.33.13. 38. Ibid., p. 292, note b. 39. « With respect also to his presiding over medicinal plants, there occurs a passage worthy of note, as among the herbs are those, it is said, which Manu selected, alluding, most probably, to the seeds of the plants which Manu, according to the legend as related in the Mahábhárata, took with him into his vessel at the time of the deluge. », Ibid., p. ix-x. 40. Rudolf von Roth, « Die Sage von Dschemschid », in Zeitschrift der Deutschen morgenländischen Gesellschaft 4, 1850, p. 430. 41. John Muir, Original Sanskrit Texts, Volume first, Second edition, 1868, p. 181‑220. 42. Manor vaṃśo mānavānāṃ tato ‘yaṃ prathito ‘bhavat | brahmakṣatrādayas tasmān manor jātās tu mānavāḥ || Mbh 1.70.11. « Hence this (family) of men became known as the race of Manu. Brahmans, Kshattriyas, and other men sprang from this Manu ». Ibid., p. 126. 43. Ibid., p. 185. 44. Albrecht Weber, « Hr. Weber gab Nachträge zu einer Ausgabe (1849) des ersten Buches des Çatapatha Brâhmaṇa », in Monatsberichte der Königlichen Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, Aus dem Jahre 1859, Berlin, Gedruckt in der Druckerei der Königlichen Akademie der Wissenschaften, 1860, p. 63. 45. Albrecht Weber, Indische Streifen. Eine Sammlung von Bisher in Zeitschriften zerstreuten kleineren Abhandlungen, Berlin, Nicolaische Verlagsbuchhandlung, 1868, p. 10‑11, note 1. 46. Albrecht Weber, Indische Studien, p. 163. 47. Félix Nève, La tradition indienne du déluge, dans sa forme la plus ancienne, Paris, Chez Benjamin Duprat, 1851, p. 12. 48. Max Müller, A History of Ancient Sanskrit, p. 426. 49. John Muir, Original Sanskrit Texts, 1860, p. 326. 50. Monier Monier-Williams, Indian Epic Poetry being the Substance of Lectures recently given at Oxford with a full Analysis of the Rámáyaṇa and of the leading Story of the Mahá-Bhárata, London, Williams and Norgate, 1863, p. 35. 51. Adolphe Pictet, Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs. Essai de paléontologie linguistique, seconde partie, Paris, J. Cherbuliez, 1863, p. 615. 52. John Muir, Original Sanskrit Texts, 1868, p. 183, note 38. 53. Albrecht Weber, Indische Streifen, p. 11, note 1. 54. John Muir, Original Sanskrit Texts, Volume Second, Second Edition Revised, 1871, p. 323‑324, note 96. 55. Pour J.-B.-F. Obry, si les traditions puisaient dans un fonds commun, alors il fallait de Genèse 8.4, une altération du mot indo-iranien ( טררא ) certainement voir, dans le terme Ararat « Aryāratha », « Char des Aryas », désignant une haute montagne autour de laquelle tourne « le char des sept Mahârchis Brâhmaniques, des sept Amschaspands persans et des sept Kôkabim chaldéens, c’est-à-dire le char des sept astres de la grande Ourse ». Jean-Baptiste-François Obry, « Du berceau de l’espèce humaine, selon les Indiens, les Perses et les Hébreux », Mémoires de l’Académie des Sciences, Agriculture, Commerce, Belles-Lettres et Arts du département de la Somme, deuxième série, tome premier, Amiens, V. Herment, 1858, p. 5‑6. 56. François Lenormant , Manuel d’histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, tome premier : Israélites, Égyptiens, Assyriens, Paris, A. Lévy fils, 1868, p. 8.

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57. Voir en dernier lieu Viviane Comerro et Youssef Taharraoui (sous la dir.), « Figures de Noé de Gilgamesh au Coran », Revue de l’Histoire des Religions 4/2015. 58. Michael Witzel, The Origins of the World’s Mythologies, Oxford, Oxford University Press, 2012. 59. Certains paléoanthropologues, comme Yves Coppens, défendent la théorie plus complexe de l’origine multirégionale d’Homo sapiens sapiens : « Pour la majorité des auteurs, Homo sapiens serait apparu en Afrique et se serait répandu ensuite à travers le monde par la route d’Homo habilis, deux millions d’années après lui. Pour quelques autres, dont je suis, Homo erectus se serait sapientisé là où il était. La première hypothèse s’appelle Out of Africa, la mienne Out of nowhere. […] en tout cas une chose est certaine, entre quelques centaines et quelques dizaines de milliers d’années, quatre humanités, conscientes, intelligentes, cultivées, coexistaient sur notre planète : Homo sapiens, Homo neandertalensis, Homo soloensis, Homo floresiensis ». Yves Coppens, Histoire de l’homme et changements climatiques, Paris, Collège de France/Fayard, 2006, p. 60‑62.

RÉSUMÉS

Si le mythe du déluge de langue sanskrite fut connu des savants européens dès le XVIIe siècle, il fallut attendre 1829 puis 1849 pour en connaître respectivement les versions épique et védique. Ces nouvelles lectures publiées par F. Bopp et A. Weber donnèrent à repenser l’histoire de la tradition rédactionnelle indo-ārya du mythe du déluge mise en regard avec les récits diluviens génésiaque et chaldéen, telle que l’avait initiée E. Burnouf. Mais elles offrirent également l’opportunité de déceler quelque indice de l’origine des Indo-ārya, voire même de leur antique chemin migratoire comme le supposèrent un temps A. Weber et J. Muir. Cet article se propose de revenir sur les premières analyses des indianistes et plus largement sur les re-constructions de l’histoire de l’humanité à partir des traditions diluviennes indiennes.

While the Sanskrit flood myth was known to European scholars as early as the 17th century, it was only in 1829 and 1849 respectively that they discovered the epic and Vedic versions of the myth. These new readings published by F. Bopp and A. Weber stimulated the rethinking of the history of Indo-Aryan redactional tradition of the flood myth; E. Burnouf was the first to set this version in relation to the Hebrew Genesis and Chaldean flood narratives. But they also provided the opportunity to discover hints of the origins of the Indo-Aryans, and even of their ancient migratory journey, as was argued by A. Weber and J. Muir for a while. The aim of this article is to examine the first analyses of these Indianists and to consider in broader terms how the history of humanity was reconstructed based on Indian flood traditions.

AUTEUR

GUILLAUME DUCŒUR Université de Strasbourg [email protected]

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Comptes rendus

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Torah. Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble (La Bibliothèque de Qumrân 3a), édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs sous la direction de Katell BERTHELOT, Michaël LANGLOIS et Thierry LEGRAND Paris Les Éditions du Cerf, 2013

Kristin De Troyer

REFERENCES

Torah. Deutéronome et Pentateuque dans son ensemble (La Bibliothèque de Qumrân 3a), édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs sous la direction de Katell BERTHELOT, Michaël LANGLOIS et Thierry LEGRAND, Paris Les Éditions du Cerf, 2013, 24 cm, 1013p., 90 €, ISBN 978‑2-204‑10136‑3.

1 There are two parts in this XXXIV + 1013 pages volume : a part numbered with Roman numerals and one with Arabic numbers. In the first part, an introduction, acknowledgments, a survey of translated manuscripts, a list of references, sigla, and abbreviations, and a list of transcriptions is offered (transcriptions of Hebrew and Aramaic as well as of Greek). This first part follows the grid of the earlier published volume (Torah : Genèse. Édition bilingue des manuscrits…, 2008). In the introduction, the three main characteristics of the Bibliothèque de Qumran, which is the title of the series, is given : 1. The series is the first bilingual (Hebrew/Aramaic/Greek vs French) edition;

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2. It offers both Biblical and non-Biblical texts together in the same volume (putting these two sorts of texts together is argued on the basis of the fact that “jusqu’à la fin du Ier siècle de notre ère au moins, le texte biblique n’était pas définitivement fixé” [p. VI] – an observation which is generally accepted by Qumran and Septuagint scholars, but often forgotten by general Hebrew Bible scholars); 3. Most importantly and most characteristic for the series is the way how the texts are classified. So far, the Dead Sea Scrolls have been classified by cave and manuscript or by literary genre – this series prefers to organize the texts thematically or on the basis of their formal links with the Biblical books under consideration. For instance, in the current volume on Deuteronomy and the Pentateuch in its entirety, the editors have edited the Deuteronomy texts, the Pentateuch in its entirety texts, and added texts that are non- Biblical, but which belong thematically together with Pentateuch and the Pentateuch in its entirety (Reworked Pentateuch; Temple Scroll; 4QMMT, etc.). The editors write that all these texts are the results of repetitive selection, re-writing, improvements and additions; all these texts are thus based on the same redactional processes as can be found in (and have created the books of) for instance, Deuteronomy and Chronicles. The latter section is a jewel of a section; it reflects the high level of scholarship of the editors and their team. The editions used in the volume are the DJD volumes, taking however into account corrections made later, and in case where there is no publication in the DJD series, an editio princeps, has been followed.

2 The second and main part of the volume offers the texts and their translation. Every section starts with a list of all the extant manuscripts. For instance, all the Deuteronomy manuscripts (of “Qumran”) are listed on p. 1‑3. Most of these manuscripts are then edited and translated – it would be helpful if in the next volumes, it would be indicated which of these texts are actually in the volume and which ones are not. Similarly, on p. 161‑162 all manuscripts are listed that have in one or another way a link with Deuteronomy or the Pentateuch in its entirety, such as the 4QReworked Pentateuch A-E, the Temple Scroll, 4QMMT, but also calendrical texts, such as 4QCalendrical Doc. A, 4QMishmarot A-I, and the apocryphal Words of Moses, Ascension of Moses, etc. On p. 585 there is a list of all the halachic manuscripts which have a relation with Deuteronomy or the Pentateuch in its entirety, such as 4QHalakha A or 4QpapCryptA, Midrash Sefer Moshe. In this section, again texts from 4QMMT are given. Again, it would be useful if the editors had managed to indicate somehow that 4QMMT was printed in multiple sections of the book.

3 For those who have not yet consulted the first published volume in this series : all the texts are presented in Hebrew/Aramaic on the left page and in French on the right page, with footnotes numbered “alphabetically” for issues on the left page and footnotes numbered arabically for issues related to the right page.

4 The volume concludes with an exhaustive index of texts, a very helpful glossary, an index of all manuscript edited and translated, more lists to make it easy to identify texts (by their number, title in general scholarship, title in the current volume) and a list of contributors.

5 This volume can be characterized with four words : impeccable edition, superb translations. The list of contributors is impressive, not just because most of the scholars are well-known Qumran scholars, but especially because they have delivered impressive pieces of work! The contributors ought to be congratulated with the

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preciseness of their work and the editors ought to receive at least a Magnum champagne!

AUTHORS

KRISTIN DE TROYER Universität Salzburg.

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Vision que vit Isaïe. Traduction du texte du prophète Isaïe selon la Septante de Alain LE BOULLUEC et Philippe LE MOIGNE, Index littéraire des noms propres et glossaire de Philippe LE MOIGNE Paris, Les Éditions du Cerf (« La Bible d’Alexandrie »), 2014

Anne-Catherine Baudoin

RÉFÉRENCE

Vision que vit Isaïe. Traduction du texte du prophète Isaïe selon la Septante de Alain LE BOULLUEC et Philippe LE MOIGNE, Index littéraire des noms propres et glossaire de Philippe LE MOIGNE, Paris, Les Éditions du Cerf (« La Bible d’Alexandrie »), 2014, 368 p., 20 cm, 30 €, ISBN 978‑2-204‑10308‑4.

1 À la découverte de ce nouveau volume de la collection de la « Bible d’Alexandrie », deux éléments surprennent d’emblée, en bien. La couverture est blanche, et non bleue comme d’habitude. Il ne s’agit pas en effet du volume traditionnel comprenant l’introduction présentant le livre biblique, la traduction et l’annotation continue mêlant remarques philologiques, écarts avec le texte massorétique et interprétations anciennes du texte, mais de la traduction du texte grec d’Isaïe, préparée pour ce projet (p. 170). Autre surprise, le titre, à la fois explicite et inhabituel, reprend les premiers mots du texte, dans une tradition plus juive que grecque ; peut-être ce choix souligne- t‑il d’une manière à la fois poétique et pédagogique que c’est bien à l’intention des Juifs que le texte d’Isaïe a été traduit en grec.

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2 Le lecteur est ainsi invité à découvrir en français la traduction grecque d’un texte hébreu, produite par le judaïsme alexandrin au IIe siècle avant notre ère. Le souci de donner un accès immédiat au texte est marqué par la structure du volume, qui s’ouvre sur la traduction des soixante-six chapitres d’Isaïe (p. 9‑145), et se poursuit avec une étude présentant le texte et la traduction proposée (p. 149‑175), puis avec différents instruments éclairant la compréhension du texte (p. 178‑360, soit la moitié du volume) et permettant le maniement de l’ouvrage (p. 361‑367).

3 La langue de la traduction est belle et précise, sauf à faire usage de mots relativement rares, et rend la lecture tout à fait agréable ; l’obscurité de certains passages n’est pas à imputer aux traducteurs français. La présentation avec deux niveaux de sous-titres prodigue le minimum d’apparat pour la fréquentation d’un texte à la fois familier et inconnu sous cette lumière. Qu’il me soit permis de poser juste quelques questions. Is 33, 17 : certes le passage est peu clair et bathusphônos est un hapax (signalé par Lee p. 142, cf. infra), mais pourquoi choisir de rendre bathus par « confus » ? Is 60, 4 : puisque le grec utilise le pluriel, pourquoi ne pas traduire de manière peut-être plus habituelle « tes filles seront portées sur les épaules » plutôt que « sur l’épaule » ? Enfin, j’ai beaucoup apprécié la traduction « le dessein qu’il a décidé » (7, 5 ; 8, 10 [avec « dont » comme relatif] ; 14, 26 ; 19, 17) qui rend d’une certaine manière le jeu étymologique hè boulè hèn ebouleusato. Pourquoi ne pas l’avoir adoptée aussi en 3, 9 ? Quant à la traduction de la formule en 31, 6, qui met l’accent sur l’épithète batheian accolée à boulèn, « vous qui enfouissez votre dessein transgresseur » (littéralement : « vous qui décidez un dessein profond et transgresseur »), elle est belle mais lointaine.

4 L’étude qui suit, œuvre commune là encore d’Alain Le Boulluec et de Philippe Le Moigne, donne un avant-goût de ce que pourra être l’introduction au « volume bleu » d’Isaïe. Les quelques termes cités en grec pour les besoins de la démonstration sont translittérés, dans un souci de faciliter la lecture. L’étude s’ouvre avec la comparaison de quatre versets du texte LXX d’Isaïe et du texte hébreu qui montrent des divergences profondes ; celles-ci ne reposeraient pas sur un écart entre le texte-source de l’Isaïe grec et le texte massorétique auquel nous avons accès aujourd’hui mais seraient dues à la théologie de l’auteur juif hellénophone, soucieux d’actualiser le message biblique – ce qui fait de lui un témoin de l’interprétation du texte. Grâce à différents indices, on pourrait dater la traduction de la fin de la décennie 140 avant notre ère, par un juif égyptien. Pour préciser de quel milieu serait issu ce traducteur, deux hypothèses, peut- être compatibles, sont présentées : Léontopolis et ses prêtres fidèles à Onias III, ou les philologues d’Alexandrie. Les auteurs proposent ensuite quelques remarques sur leur traduction qu’ils ont voulue à la fois fluide à la lecture et fidèle à la coloration particulière du texte grec. Soulignons par exemple deux remarques : le choix de la traduction de doulos, « esclave », par la périphrase « qui est à », explicitant à la fois la supériorité essentielle de Dieu sur son peuple choisi, mais aussi l’intimité du contact entre les deux (p. 167‑168) ; et le souci de refléter le texte dans son contexte juif hellénistique sans que la traduction se fasse déjà témoin de la réception chrétienne – à la différence du Commentaire sur Isaïe de Théodoret de Cyr, ou simplement de Mt 1, 23, où parthenos est compris comme « vierge » dans la citation d’Is 7, 14 (« jeune femme » dans le texte proposé ici). On peut simplement regretter, par habitude philologique, que la mention de l’édition utilisée (Ziegler, dans la collection de Göttingen) n’apparaisse qu’à la page 169, ce qui est sans doute dû, là encore, au désir de ne pas effaroucher le lecteur.

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5 Philippe Le Moigne a composé les deux répertoires qui suivent l’étude, un index littéraire des noms propres (p. 177‑312) et un glossaire (p. 313‑353). Le premier est constitué de notes utiles qui éclairent l’histoire, la géographie et la prosopographie. Le rassemblement des occurrences des termes dans le livre d’Isaïe ou dans le texte biblique et la synthèse proposée font de cet index un outil précieux, au-delà du support de lecture. Il est fait pour la lecture autant que pour la consultation : on n’aurait peut- être pas pensé à y chercher les mots « Grèce », « Israël » ou « Étrangers ». Ce dernier mot pose la question des « noms propres », repérés par leur majuscule en français : ainsi, petra pourra-t‑il être lu comme le nom commun « roche » ou comme le nom d’une ville édomite. Pour l’explication sur le nom grec d’Abraam sans aspiration en milieu de mot, il faudrait préciser « pas le moyen de noter dans la graphie une aspiration suivant une voyelle à l’intérieur d’un mot ». La graphie du nom de son épouse Sarra aurait pu aussi être expliquée : elle reflète l’orthographe grecque, alors que le nom de Saül traduit plutôt qu’il ne translittère Saoul. Il ne s’agit là que de détails – de brimborions, selon le terme de Le Moigne (p. 324).

6 Le glossaire français donne le sens des mots rares – dans mon ignorance j’y ai appris qu’un artabe (il aurait été utile de préciser le genre) est une unité de capacité et le hallier un domaine boisé – ou précise leur sens dans le contexte (catin, fleuve, îles – qui ne sont pas toujours des étendues de terre entourées d’eau). Là encore, on comprend que le terme grec, voire le mot hébreu, ne soient pas mentionnés même en translittération, mais certains lecteurs auraient pu trouver cela utile ; de même, le désir de ne pas entraver la lecture a conduit à ne pas signaler dans le texte les mots qui apparaissaient dans l’index.

7 À la bibliographie présentée avec un grand souci de clarté (ouvrages utilisés, renvoi aux répertoires contenant des informations détaillées sur Isaïe selon la Septante, complétés par les références les plus récentes) pourra être ajouté l’article récent de John A.L. Lee, « The literary Greek of Septuagint Isaiah », Semitica et Classica 7 (2014), p. 135‑146, qui reprend notamment un exposé donné à Paris dans le cadre des conférences sur la Bible grecque des Septante en avril 2013 et étudie le niveau de langue du texte d’Isaïe par rapport à d’autres textes de la Septante et de la littérature grecque.

8 Cet ouvrage à couverture blanche rejoindra utilement les ouvrages à couverture bleue, même après la parution à venir de l’Isaïe à couverture bleue : le travail présenté ici s’inscrit dans une perspective originale, où sont mis en avant le confort de lecture et la fluidité sans que cela porte préjudice à l’acribie et à la science. L’historien des religions peut être soulagé de disposer enfin de la traduction française d’un texte grec certes beau mais souvent difficile et obscur, et de trouver dans la brève étude et dans les riches index un soutien utile à l’exploration du texte.

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AUTEURS

ANNE-CATHERINE BAUDOIN École normale supérieure, Paris.

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Bernard ECK, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne Paris, Les Belles Lettres (« Collection d’Études Anciennes – Série grecque », 145), 2012

Philippe Borgeaud

RÉFÉRENCE

Bernard ECK, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne. Paris, Les Belles Lettres (« Collection d’Études Anciennes – Série grecque », 145), 2012, 24 cm, 447 p., 35 € , ISBN 978‑2251‑32682‑5.

1 Voici une étude originale qui sort, intentionnellement, des sentiers battus. Le titre aurait pu tout aussi bien en être : « phénoménologie du meurtre en Grèce ancienne ». L’objet est en effet le phonos, l’acte de tuer, et ses conséquences. Le tueur, qu’il soit guerrier ou assassin, est sujet à la souillure. La souillure déclenchée par l’acte, conçue comme métaphore de la culpabilité et du poids de la faute, est le fil rouge de cette étude qui se veut critique de plusieurs études classiques, incluant celles de Jean-Pierre Vernant sur la « belle mort » du jeune guerrier et de Robert Parker sur le miasma.

2 La perception de la souillure entraîne le besoin d’une purification. On ne s’étonnera donc pas de trouver ici de longs développements sur les Érinyes, qui sont considérées d’abord chez Eschyle, puis chez Homère. On sera surpris de certaines prises de position de l’auteur qui semble parfois recourir à des conceptions un peu désuètes, par exemple p. 33 quand il affirme péremptoirement que la légende arcadienne de Déméter Érinys est totalement étrangère, « avec son fonds indigène archaïque », aux démons hargneux de la tragédie eschyléenne. C’est oublier que l’Arcadie, on la connaît à travers Pausanias, qui écrit au IIe s. de notre ère et dont les sources hellénistiques sont elles- mêmes travaillées par des références classiques.

3 La question est posée du statut de la souillure dans le cadre de la guerre. Mais qu’en est- il chez Homère, et plus précisément encore dans l’Iliade, ce poème de la guerre et de la

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force (Simone Weil) ? Bernard Eck insiste sur le fait que la guerre peut devenir un rite cathartique, où l’on tue pour oublier qu’on a tué. On aurait ici la marque du caractère irrationnel et proprement mystique de la mécanique sacrificielle qui fait croire que le sang se rachète par le sang (p. 41). Contrairement à ce qu’ont affirmé des savants comme Raoul Lonis, Robert Parker ou Marcel Detienne, la souillure s’attache aussi au sang versé dans la guerre (p. 55). Référence est faite aux travaux de René Girard (p. 59), et un riche et curieux développement sur les rituels de lustration de l’armée nous entraîne jusque chez les Hittites, et enfin en direction du bouc émissaire de Sir James Frazer (p. 71).

4 La considération de la guerre civile, la stasis où le sang noir des citoyens exige comme rançon des folies meurtrières en retour (selon Eschyle), dicte à l’auteur des considérations qui se font en ignorance certainement intentionnelle des travaux de Nicole Loraux. L’auteur accuse (p. 105) James Redfield d’avoir un intérêt obsessionnel, et probablement d’inspiration judéo-chrétienne (p. 106) pour la thématique pureté/ impureté dans son livre sur l’Iliade ( La tragédie d’Hector), ce qui ne l’empêche pas d’affirmer qu’il y a « des indices probants pour soutenir que la guerre (dans l’Iliade) laisse des traces au fond de soi et que ce mal-être s’exprime parfois par un désir de se purifier, comme si l’activité guerrière était porteuse de souillures » (p. 116). La conclusion sur le prétendu silence d’Homère concernant la souillure, en voulant séparer la souillure de toute coloration de culpabilité, est peu claire (p. 125‑129).

5 Au centre de l’enquête de Bernard Eck, plus de cent pages sont consacrées à montrer comment l’exercice de la force qui tue transforme le guerrier, le rend fou, au point peut-être de l’identifier au dieu meurtrier lui-même, Arès miaiphonos (« souillé par le meurtre »). À ce sujet, l’auteur évoque le dossier des bersekir de la tradition nordique, qui avaient fasciné les historiens des religions allemands de l’époque hitlérienne, et sur lesquels Georges Dumézil avait écrit quelques lignes remarquables dans son Horace et les Curiaces (Paris, Gallimard, 1942), dans un chapitre consacré, précisément, au furor guerrier, et où il est question, aussi, de l’Iliade (en particulier p. 16‑23). Bernard Eck, curieusement, ne cite pas Dumézil.

6 Les pages consacrées à l’Iliade ont aussi pour intention de montrer que le guerrier meurtrier de la plaine de Troie est bel et bien porteur de souillure, alors qu’Homère semble ignorer la souillure déclenchée par l’homicide. La démonstration, ici, repose en partie sur les sentiments personnels du chercheur, qui n’hésite pas à recourir à des comparaisons modernes pour étayer sa thèse, et à extrapoler de l’Iliade à la Grèce classique… « Il me semble donc, écrit-il (en conclusion, p. 390), qu’il faut reconnaître, sur la foi de sources, que les Grecs ressentaient, en tuant à la guerre, non pas peut-être une culpabilité, mais un mal-être ébranlant leur for intérieur et exprimé sous la forme de la souillure ».

7 L’image du guerrier cannibale, et la pratique de la mutilation du cadavre de l’ennemi, sont analysées en balayant d’un revers de la main (p. 158) les belles réflexions de Jean- Pierre Vernant. La clé, selon Bernard Eck qui se réfère à Jacqueline de Romilly (p. 167), c’est ce que symbolise Arès, un dysfonctionnement général, un instinct de mort, inavouable et enfoui, ponctué par des intervalles de paix. Arès, dieu de l’immanence et de cette part maudite en nous, serait finalement un faux dieu (p. 173). La mort rouge, qui donne son titre à l’ouvrage, intervient p. 187 comme une instance d’effroi, d’horreur face au destin qui force le guerrier homérique à plonger dans « la bouche de la guerre sanglante » (p. 207).

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8 Après ses considérations sur l’Iliade, et autour de l’Iliade, l’auteur aborde le droit et les rituels liés à la souillure. Il commence (p. 211) avec Dracon. Le silence du texte de Dracon tel que nous le connaissons, et du commentaire qu’en donne Démosthène, sur le concept de souillure nous confronte à « un fait opaque » (p. 221) qui renverrait à une attitude mentale caractéristique des peuples premiers étudiés par Lucien Lévy-Bruhl. Les Tétralogies attribuées à Antiphon, où l’on voit le fantôme de la victime répandre la souillure en attendant la vengeance, représentent un exemple rare d’obsession d’une puissance mystique analogue « à celle qui anime en permanence la conduite de ces peuples » (p. 239). Malheureusement, comme le relève l’auteur (p. 242) on ne saura jamais si cette conception de la vengeance par des fantômes relève d’une foi authentique ou d’un jeu de l’esprit.

9 La loi sacrée de Sélinonte fait elle aussi l’objet d’une analyse, où l’auteur aborde l’épineux problème de la souillure apparemment rétroactive dont il faut laver les arrière grands-pères (les Tritopatores). Ceux-ci ne seraient pas à proprement parler des ancêtres, mais « l’esprit des ancêtres », et, à ce titre, « dans la logique de la foi », ils appartiendraient non pas au passé, mais au présent de la famille. Bernard Eck aborde enfin la loi sacrée de Cyrène (p. 274), avant de revenir à Athènes, aux Lois de Platon (p. 310) et à la thématique du tyrannoctone (p. 323).

10 Les conclusions de l’auteur sont suivies d’une annexe sur l’expression de la culpabilité dans quelques récits de guerre contemporains (p. 393‑410). Une bibliographie générale, un index des textes cités et un index général accompagnent cette étude. Il s’agit donc d’un ouvrage intéressant, de réflexion très personnelle, étayé d’une érudition solide mais sélective.

11 Les travaux de Jean-Pierre Vernant sur la guerre sont évidemment pris en compte, mais pas ses analyses de la personne, où sont abordées les thématiques de la honte, de la gloire et de la culpabilité (L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, spécialement p. 173‑232). Il faut dire que la posture herméneutique de Bernard Eck est passablement éloignée d’une anthropologie historique héritée de l’école de Gernet.

AUTEURS

PHILIPPE BORGEAUD Université de Genève.

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José FERNÁNDEZ UBIÑA, Alberto J. QUIROGA PUERTAS, Purificación UBRIC RABANEDA (coords.), La Iglesia como sistema de dominación en la Antigüedad Tardía Granada, Editorial Universidad de Granada, (« Historia »), 2015

Sylvain Destephen

RÉFÉRENCE

José FERNÁNDEZ UBIÑA, Alberto J. QUIROGA PUERTAS, Purificación UBRIC RABANEDA (coords.), La Iglesia como sistema de dominación en la Antigüedad Tardía, Granada, Editorial Universidad de Granada, (« Historia »), 2015, 24 cm, 358 p., 23 €, ISBN 978‑84‑338‑5763‑7.

1 Ce volume rassemble une quinzaine de communications prononcées lors d’un colloque international organisé par l’Université de Grenade en mai 2014. On appréciera la rapidité et la qualité de publication des actes de cette rencontre, d’autant que les trois éditeurs scientifiques ont fait le choix de présenter toutes les contributions en langue espagnole, ce qui les a obligés à en traduire un tiers environ. Néanmoins le titre, qui reprend celui d’un projet de recherche dont le livre constitue à la fois la finalité intellectuelle et l’aboutissement matériel, semble mettre en accusation l’Église, une fois encore vilipendée pour ses abus de pouvoir et dénoncée pour ses excès d’autorité. Les éditeurs s’en expliquent brièvement dans la préface en renvoyant au concept de système de domination théorisé par Max Weber.

2 Le livre se divise en trois parties de taille et parfois de valeur quelque peu inégales : la première partie, avec quatre contributions, entend étudier l’Église de la basse Antiquité comme système de domination en parallèle avec d’autres institutions non religieuses,

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en particulier l’État romain tardif. La deuxième partie, qui comptabilise un nombre équivalent d’articles, examine le rôle joué par les évêques et les moines vus autant comme des artisans que des agents de la domination ecclésiastique. La dernière partie, forte de six contributions, passe en revue divers « instruments » de domination, comme la transformation de l’espace public ou la fondation de lieux de culte, la prédication ou la répression par le discours et la loi.

3 Le premier article, de Gonzalo Bravo, revient sur l’idée wébérienne de l’institution ecclésiastique comme « système de domination » soutenu par l’État romain. Avec la disparition de l’Empire, l’Église devient un « système de pouvoir alternatif ». Le passage de l’un à l’autre aurait nécessité l’acquisition de nouvelles compétences, en particulier l’exercice de la violence publique pour imposer sa volonté : l’Église serait devenue un « système autoritaire » (p. 25 et 40). Si cette lecture orientée de l’histoire ecclésiastique eût plu aux historiographes chrétiens de l’Antiquité tardive en raison de son caractère téléologique plus qu’idéologique, elle offre néanmoins une interprétation trop univoque par volonté de généralisation ou d’abstraction. Le doute est également permis devant les conclusions d’Andrew Fear qui défend l’adhésion de l’empereur Constantin à l’arianisme parce que cette doctrine aurait affaibli l’autorité et l’opposition de l’épiscopat (p. 47). L’auteur oublie l’existence du nombreux clergé arianisant de la moitié orientale de l’Empire. L’arianisme et l’épiscopat sont ensuite examinés par Pedro Castillo Maldonaldo dans le cadre de l’Espagne wisigothique et de la conversion de ses souverains au catholicisme. Cette conversion aurait marqué la fin d’une période de tolérance, sans doute un peu idéalisée, et l’établissement d’une théocratie autoritaire (p. 56 et 70). Cette partie consacrée à l’Église, structure dominante ou dominée, se termine par un article de Luis García Moreno sur les chrétiens d’Al-Andalus confrontés à la dislocation des structures ecclésiastiques, préambule à leur islamisation à partir du Xe siècle (p. 98‑99).

4 La deuxième partie examine la montée en puissance des évêques et, dans une moindre mesure, des milieux monastiques durant l’Antiquité tardive, en Orient puis en Occident. Les grandes étapes de constitution d’une autorité religieuse monarchique au sein puis au-dessus de chaque communauté chrétienne durant les trois premiers siècles d’existence de la nouvelle religion sont retracées par José Fernández Ubiña. Ce dernier rappelle comment la sacerdotalisation de l’évêque aboutit à sa progressive sacralisation aux dépens des prêtres, tandis que son association au sacrifice aboutit au monopole eucharistique (p. 108 et 112). Le parallélisme qui est ensuite établi entre l’autorité monarchique de l’évêque et le pouvoir autocratique du souverain au Bas-Empire semble en revanche excessif, comme l’auteur le reconnaît (p. 129). La fonction épiscopale s’affirme dans un cadre territorial déterminé, mais s’affaisse quand elle se multiplie dans un même ressort. Alberto Quiroga Puertas illustre cette situation par l’exemple, certes extrême, de coexistence à Antioche entre 330 et 415 de plusieurs évêques (et communautés) se réclamant de la doctrine du concile de Nicée. Loin de se borner à des événements connus, l’auteur montre comment, à la suite de Peter Van Nuffelen, la réinterprétation du schisme antiochien par l’historiographie ecclésiastique du Ve siècle traduit la persistance d’un débat sur l’héritage nicéen déposé entre les mains de l’épiscopat et son actualisation comme source de légitimation de l’épiscopat (p. 140 et suivantes). Passant du côté occidental, Purificación Ubric Rabaneda montre la rapide adaptation des évêques aux rois barbares avec qui ils auraient entretenu une relation « cordiale » (p. 159). L’alliance de la francisque et du goupillon aurait permis d’exercer de conserve une domination politique assurant la stabilité sociale par l’incorporation

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des élites romaines dans l’épiscopat et l’acceptation par les évêques d’une relative diversité des confessions chrétiennes (p. 163‑167). Dans ce cas, l’Église nicéenne est-elle dépourvue d’autorité, coupable d’opportunisme ou dotée d’un surprenant esprit de tolérance ? La réponse fait défaut. La volonté de dominer semble contrebalancée, du moins dans les monastères ibériques, par le devoir de secourir les nécessiteux, mais certaines règles monastiques de l’Espagne wisigothique ne permettent pas toujours de savoir si les personnes soulagées sont étrangères ou intégrées à la communauté (p. 180).

5 La dernière partie examine divers moyens dont dispose l’Église pour exercer sa domination sur la population laïque. À l’échelle des diocèses, Immacolata Aulisa livre une étude de géographie historique et ecclésiastique sur les similitudes et les dissemblances observées dans plusieurs régions (Italie annonaire et suburbicaire surtout, Maurétanie césarienne) entre la cité et l’évêché, entre le territoire municipal et le ressort épiscopal. L’auteur met en garde contre les interprétations trop mécaniques du principe d’accommodement observé par l’Église depuis la conversion de l’Empire au christianisme (voir en particulier p. 197‑205). La question de la polarisation et de l’expansion de l’autorité épiscopale est également examinée par Chantal Gabrielli à travers le cas particulier du culte des martyrs en Afrique du Nord, une région confrontée au dédoublement des hiérarchies, aux dévotions concurrentes et à la construction de mémoires saintes exclusives en raison du schisme donatiste (voir p. 224‑225). Sur ce point, il est possible de compléter l’article par la lecture de la récente étude de Bruno Pottier, « Cultes civiques, régionaux et locaux en Afrique du Nord durant la crise donatiste (IVe-Ve siècles) », dans Des dieux civiques aux saints patrons, Paris, 2015, p. 139‑166. L’autorité ecclésiastique exercée sur le quotidien sacré des individus se manifeste non seulement par l’orientation de leur piété, mais également par l’exercice d’un ministère du discours sacré qui impose aux prédicateurs de l’Église de maîtriser les techniques oratoires nécessaires pour obtenir la conviction, l’adhésion ou la soumission de l’auditoire. Jamie Wood étudie deux traités, deux manuels catéchétiques rédigés par les évêques Augustin d’Hippone vers 400 et Martin de Braga vers 575 à la demande de confrères encore mal formés pour inculquer les rudiments de la doctrine chrétienne aux simples ou aux récalcitrants. La place du discours dans l’autorité ecclésiastique prend un sens particulier dans le cas des femmes qui, à travers la figure de la martyre, de la sainte, de la vierge consacrée, enfin de la mère de famille, se voient proposer des exemples de perfection successifs qui ont en commun, selon Amparo Pedregal, d’entretenir une image de soumission et de faiblesse de la femme placée sous tutelle masculine. Le souci d’organiser, d’ordonner, de réprimer si nécessaire, apparaît dans la législation civile et surtout conciliaire de l’Espagne wisigothique examinée par Céline Martin qui, dans le cas de la lutte contre le paganisme, montre comment l’ancienne religion devient progressivement un ensemble de croyances disjointes puis une création théologico-juridique qui légitime l’autorité de l’Église (p. 275). Il revient à Raúl González Salinaro le soin de conclure ce livre consacré à l’avènement dans l’Antiquité tardive de l’Église comme système de domination par une étude de la dépréciation du judaïsme consécutive à l’officialisation du christianisme et préalable à des poussées de violence et d’intolérance dont l’épiscopat est jugé collectivement responsable (p. 306).

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AUTEURS

SYLVAIN DESTEPHEN Université Paris Ouest Nanterre.

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Pierre-Henry DE BRUYN, Le taoïsme. Chemins de découverte Paris, CNRS Éditions (« Biblis »), 2014

Kyong-Kon Kim

RÉFÉRENCE

Pierre-Henry DE BRUYN, Le taoïsme. Chemins de découverte, Paris, CNRS Éditions (« Biblis »), 2014, 18 cm, 282 p., 10 €, ISBN 978‑2-271‑08258‑9.

1 Bien que le taoïsme reflète de manière authentique la religiosité chinoise autochtone, la recherche académique, à cet égard, demeure jusqu’à présent, contrairement à l’attention portée sur le confucianisme et le bouddhisme chinois et à l’exception de lectures philosophiques et herméneutiques du Daode jing et du Zhuangzi, plutôt réservée à un nombre restreint de spécialistes tant en Orient qu’en Occident. Quant au grand public occidental, s’il prend connaissance fortuitement de certains aspects cosmo- anthropologiques taoïques par l’intermédiaire de pratiques thérapeutiques telles que le taiji quan, le qigong, le daoyin et le zhenjiu (acupuncture et moxibustion), l’accès aux rites religieux taoïstes, lui, s’avère encore moins aisé.

2 Le présent ouvrage, issu des conférences universitaires données en 2006 par P.-H. de Bruyn, sinologue à l’Université de La Rochelle, publié initialement en 2009 et intégré dans la collection « Biblis » (no 94) en tant que deuxième opus relatif au taoïsme, suite à celui d’Isabelle Robinet intitulé Histoire du taoïsme. Des origines au XIVe siècle (no 23, 2012 ; éd. orig. 1991), vise, en effet, tout en contribuant à la compréhension de l’histoire du taoïsme dans sa dimension polymorphe, à susciter un intérêt plus large pour l’étude daologique, notamment à travers un exposé des visions du corps humain, considéré par l’ensemble des taoïstes comme le lieu privilégié de la réalisation ultime de l’homme.

3 Tout d’abord, l’auteur identifie dans les deux livres antiques placés au commencement du taoïsme, le Daode jing et le Zhuangzi (ch. I), des éléments fondamentaux taoïques pour la compréhension du corps. Si, dans le premier, le corps, une fois libéré de toute

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agitation psychique et sociétale, se révélait comme le lieu privilégié d’expérience de la puissance du Dao, il ne serait, d’après le deuxième, autre qu’un lieu privilégié pour cultiver la vie et retrouver l’unité avec le Dao, l’origine même de toute réalité, car l’homme parviendrait, par la pratique de la méditation assise 坐忘, du jeûne du cœur 心齊 et des régimes alimentaires spécifiques, à l’état d’homme véritable 眞人 ou immortel 仙人. Puis, le sinologue relève deux événements majeurs survenus au IIe siècle de l’ère chrétienne, quelques siècles après cette phase initiale : dans le cadre de l’exorcisme pratiqué au sein du mouvement des maîtres célestes, Tianshi dao 天師道 (ch. II), une des premières communautés taoïstes religieuses, le corps fut considéré comme un corps familial, c’est-à-dire porteur des mémoires transgénérationnelles ; le livre dit de la grande paix, Taiping jing 太平經 (ch. III), contenant une vision du monde harmonieux basée sur la théorie des cinq mouvements, wuxing shuo 五行說, atteste, à l’intérieur du corps humain, la présence de plusieurs divinités qui assurent son bon fonctionnement ainsi que de trois parasites, porteurs de la mort. Quant à l’ouvrage de Ge Hong (ch. IV), intitulé Baopuzi 抱樸子 (vers 320), il aurait marqué un tournant dans la recherche d’immortalité : l’union avec le Dao matérialisée par l’immortalité devint dès lors un but scientifiquement accessible, une conséquence du procédé alchimique accompagné d’une persévérance spirituelle, et non un don inné. La particularité de la vision somatique de l’école Shangqing 上淸派 (ch. V), un courant religieux fondé au IVe siècle et marqué par l’individualisation des pratiques physiques, l’intériorisation de la méditation et la spiritualisation de la quête de l’immortalité, consisterait à identifier le corps individuel à un temple habité d’innombrables divinités, dont des personnes devenues immortelles. Or, au sein de l’école Lingba 靈寶派 (ch. VI) fondée au Ve siècle, le prêtre devint la figure centrale de pratiques religieuses, son corps étant qualifié d’ axis mundi entre le monde céleste des dieux et le monde terrestre des humains.

4 La période de la dynastie des Tang (618‑907) fut non seulement l’âge d’or du taoïsme en général mais aussi celui du waidan 外丹, l’alchimie externe (ch. VII). Cet art de la confection d’élixirs spécifiques censés permettre d’inverser le processus cosmogonique et d’atteindre ainsi l’état originel atemporel, l’immortalité, aurait dû toutefois laisser place, en raison des décès causés par l’ingurgitation d’élixirs, à l’alchimie interne ou neidan 內丹 (ch. VIII), dès la dynastie des Song (960‑1279). Désormais, pour atteindre ce même but, les partisans du neidan se focalisèrent sur le raffinage intérieur du corps matériel et spirituel. L’auteur semble alors reconnaître une de ces voies internes dans l’art dit de la chambre à coucher 房中術 (ch. IX), dont l’essentiel consisterait à puiser le souffle, qi 氣, dans l’énergie sexuelle du partenaire de sexe opposé afin de prolonger au maximum la vie corporelle et de parvenir à l’immortalité. Une autre voie interne, ascétique, vit pourtant le jour au XIIe siècle. Ce fut grâce à l’école Quanzhen 全眞教 (ch. X), le premier courant monacal taoïque, qui prôna le célibat, la meilleure façon de préserver l’essence vitale nécessaire pour atteindre le Dao. En outre, les arts martiaux taoïstes (ch. XI), tels que le taiji quan, créés indépendamment et devenus progressivement une composante du taoïsme, préconiseraient aussi le travail interne du souffle 內功. Quant à la médecine chinoise, zhongyi 中醫 (ch. XII), fondée éminemment sur le yinyang wuxing shuo, elle se préoccuperait de la circulation équilibrée des différents qi dans le corps pour une vie saine.

5 Ainsi, l’auteur présente l’évolution épistémologique et/ou herméneutique du corps humain, ainsi que des techniques conjointes de transformation corporelle et spirituelle, amorcées au sein de divers courants taoïstes. L’ouvrage permet alors au lecteur non

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seulement de parcourir plus de deux mille ans d’histoire du taoïsme, en prenant connaissance des questionnements actuels des milieux spécialistes et en percevant des liens causaux ou des influences réciproques entre divers courants taoïstes, mais aussi de découvrir des textes sources majeurs disciplinaires, accompagnés de leur version originelle. L’approche comparatiste, bien que parcellaire, des trois enseignements 三教, à savoir le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme, est également méritoire.

6 Néanmoins, les concepts somatiques du Liezi 列子, des wu 巫 et des fangshi 方士 auraient pu être intégrés dans la description de la période initiale du taoïsme afin d’éclaircir davantage l’évolution conceptuelle postérieure. En ce qui concerne les fondations du Tianshi dao, du Taiping dao et du Lingbao pai, une observation du contexte politique aurait élucidé leurs circonstances. Par ailleurs, l’historien des religions s’attendrait à une approche historico-critique des figures fondatrices des écoles taoïstes, au-delà de leurs hagiographies traditionnelles. Vis-à-vis de l’impact supposé du taoïsme sur la médecine chinoise (p. 232), il faudrait rappeler que le yinyang wuxing shuo et la numérologie chinoise, dont l’origine respective n’est pas exposée dans l’ouvrage, formèrent un fonds commun pour le daojiao et le zhongyi. Du point de vue de l’histoire comparée des religions, la pratique de médiation du prêtre du Lingbao pai (p. 133) et celle d’un chaman 巫 mériteraient une comparaison morphologique. La traduction du mot chinois « 緣 » (lien, attachement, cause ; skt. nidāna, pratyaya) par le terme bouddhique sanskrit « karma » (p. 126) signifiant principalement « acte 業 » s’avère inadéquate. Quant à la phrase citée (p. 204), le sinologue aurait pu proposer une traduction littérale plus conforme : « mieux vaut se sortir soi-même du cycle de la vie et de la mort 亦不如救自己 » > « mieux vaut se sauver ». Plus de précision sur l’école Jingming dao 淨明道 (p. 97), le rituel bouddhique (p. 130), le Guoyu 國語 (p. 230) et le (Huangdi neijing 黃帝內經) Suwen 素問 (p. 232) aurait également facilité la lecture.

7 En outre, il reste quelques imprécisions éditoriales à rectifier. Avant tout, le sous-titre même de l’ouvrage doit être unifié entre « Chemins de découverte » (couverture et p. 285) et « Chemins de découvertes » (p. 5, 277). Deux patronymes et le titre d’un ouvrage sont à corriger : Mircea Iliade (p. 14) > Mircea Eliade ; Zhong Liquan (p. 116) > Zhongli Quan 鐘離權 (cf. p. 103, 160) ; Xuxian zhuan 續仙傳播 (p. 95) > 續仙傳. Certaines dates proposées sont inexactes : Zhou (1122‑256) (p. 211) > Zhou (env. 1045‑256 av. J.- C.) ; Han (206 av. J.-C.-220 av. J.-C.) (p. 215) > Han (207 av. J.-C.-220 apr. J.-C.) (cf. p. 43) ; Liu Guizhen (1920‑1943) (p. 225) > Liu Guizhen (1920‑1983), etc.

8 Si le présent ouvrage, eu égard à l’absence de lecture historico-critique, ne peut être qualifié de recherche historique, il mérite cependant de figurer parmi les opera d’introduction disciplinaire thématique. Il offrira ainsi au lecteur une perspective chronologique et panoramique du taoïsme ainsi qu’une riche présentation de sources textuelles relatives à la perception somatique taoïque qui lui donneront assurément « le goût de les connaître et les lire davantage » (p. 15).

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AUTEURS

KYONG-KON KIM Université de Strasbourg.

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Le Coran, nouvelles approches, sous la direction de Mehdi AZAIEZ, avec la collaboration de Sabrina MERVIN Paris, CNRS Éditions, 2013

Mathieu Terrier

RÉFÉRENCE

Le Coran, nouvelles approches, sous la direction de Mehdi AZAIEZ, avec la collaboration de Sabrina MERVIN, Paris, CNRS Éditions, 2013, 339 p., 22,5 cm, 25 €, ISBN 978‑2-271‑07918‑3.

1 Les études coraniques se trouvent à un moment charnière de leur histoire, l’islamologie s’étant émancipée de la tradition musulmane dominante pour procéder à la critique historique du texte. Les diverses théories sur l’élaboration et les significations du Coran se sont multipliées, mais elles n’ont pas encore été soumises à la nécessaire « lutte pour la vie » que prônait Karl Popper en épistémologie. D’aucuns pourraient regretter que ce livre ne propose aucun paradigme réunissant tout ou partie des études présentées, et que certaines se contredisent dans leurs présupposés ou leurs conclusions : mais il s’agit précisément de « nouvelles approches », ou plus souvent d’approches anciennes oubliées et renouvelées, devant encore être développées pour se voir réfutées ou harmonisées. Ces approches sont essentiellement de deux types présentés par M. Azaiez dans son introduction : diachronique et « externaliste » d’une part, s’intéressant, en amont de la prédication de Muhammad, aux sources du Coran, et en aval de celle-ci, au processus de constitution de la Vulgate ; synchronique et « internaliste » de l’autre, analysant le texte dans son état final selon les méthodes modernes d’analyse littéraire. Pour en rendre compte, l’ouvrage se compose de trois parties : l’histoire du texte, la reconstitution de son contexte d’émergence et son analyse littéraire.

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2 Trois nouvelles approches viennent d’abord remettre en cause l’histoire officielle du Coran, celle d’une mise à l’écrit rapide et consensuelle. La première, menée par François Déroche, est codicologique. L’article décrit les innovations techniques apparues dans la composition des manuscrits coraniques sous la dynastie des Omeyyades, un processus de normalisation traduisant une volonté de contrôle officiel du texte écrit. La deuxième démarche, en apparence plus classique, est celle de l’histoire des textes shi’ites de Mohammad Ali Amir-Moezzi. Partant du fait que la Vulgate coranique ne fut établie que plusieurs décennies après la mort du Prophète, des décennies marquées par des guerres fratricides, il propose d’ouvrir les « archives de l’opposition », la minorité vaincue des shi’ites, dont le témoignage sur l’histoire du Coran, plus ancien que celui des sunnites, a longtemps été ignoré par une islamologie fondée sur le discours des vainqueurs. Or, les premiers shi’ites soutenaient que le Coran avait été censuré et falsifié dans l’intérêt de ceux qui s’étaient emparés du pouvoir, un témoignage congruent avec les résultats de certaines recherches. La troisième approche est épigraphique : l’étude de Frédéric Imbert nous fait découvrir le « Coran des pierres », celui des graffitis inscrits sur les roches d’Arabie et de Syrie au cours du premier siècle de l’islam, révélant un état du texte indépendant du contrôle officiel, qui remet en question certaines interprétations de l’orthodoxie majoritaire.

3 La deuxième partie de l’ouvrage propose des interprétations très différentes du « contexte d’émergence » du Coran. Angelica Neuwirth et Claude Gilliot, dans leurs contributions respectives, plaident tous deux pour une approche du Coran comme texte de l’Antiquité tardive, empreint de la riche culture religieuse de l’époque, une approche que la première présente en rupture avec les études précédentes quand le second montre plutôt la continuité avec celles-ci. A. Neuwirth, qui se fonde sur la chronologie reçue des sourates coraniques, entend montrer que les communications les plus anciennes représentent un « dialogue avec les Psaumes », du point de vue rhétorique et formel comme du point de vue théologique, tandis que les communications médinoises négocient avec les croyances chrétiennes et juives, à l’exemple de la première sourate lue comme un méta-commentaire du Credo juif (Deutéronome 6,4) et du symbole de Nicée. C. Gilliot, insistant plus encore sur le syncrétisme religieux de l’Arabie de Muhammad, souligne pour sa part la double influence du manichéisme et du christianisme syrien, jacobite ou nestorien, sur le Coran mecquois. Il revient particulièrement sur l’expression de « sceau des prophètes » attribuée à Muhammad dans le Coran, une expression d’origine manichéenne dont la signification ne serait pas celle, fixée par la tradition musulmane majoritaire, du « dernier des prophètes ». À contre-courant de ces analyses portant sur le message religieux du Coran et son fonds « multiculturel », l’article de Jacqueline Chabbi soutient « l’indigénisme » du texte fondateur de l’islam et en fait un « document anthropologique » dont le principal intérêt serait de nous renseigner sur son milieu humain d’origine (p. 197). Le berceau de l’islam, La Mecque, n’était pas selon elle un creuset de cultures et un carrefour d’échanges, mais un « bout du monde » où l’on ignorait presque tout des autres traditions religieuses. Si cette approche conduit à une réinterprétation cohérente de certains versets, elle présuppose que « le Coran [est] effectivement issu du milieu humain dont la tradition musulmane nous dit qu’il est » (p. 190‑191), alors même que les assertions de cette tradition sont jugées ailleurs sans valeur et que l’édition du Coran, selon toute vraisemblance, fut le fruit d’un tout autre contexte. L’article de Geneviève Gobillot, revenant à une approche comparatiste et interreligieuse du Coran, porte sur les versets dits de l’abrogation (II, 106 ; XVI, 101 ; XXII,

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52) consacrant le fait, pour la théologie dominante de l’islam, que certains versets du Coran sont venus en abroger d’autres plus anciens – une théorie permettant aujourd’hui aux extrémistes de considérer les versets les plus tolérants comme abrogés par de plus intransigeants. G. Gobillot réfute cette théorie en montrant que la substitution concerne l’héritage scripturaire des Gens du Livre et non le Coran : l’abrogation viserait surtout à défendre l’innocence des prophètes et des justes de la Bible contre les soupçons entraînés par une transmission fautive des Écritures due aux démons. Une théorie et une pratique analogues de correction des textes bibliques se retrouvent dans les Homélies pseudo-clémentines, texte plus ancien de l’Antiquité tardive à côté duquel le Coran se montre nuancé dans sa critique des Écritures bibliques. Fait remarquable, c’est à la même conclusion qu’arrive le dernier article du volume, celui de Michel Cuypers, suivant une approche non plus comparative mais internaliste. Appliquant au verset II, 106 sa méthode d’analyse fondée sur les principes de la rhétorique sémitique, il montre que l’abrogation attestée dans le Coran ne concerne que certains versets des révélations antérieures. Il souligne finalement, à juste titre, que « le contexte littéraire des versets coraniques contredit le contexte pseudo- historique des “occasions de la révélation” invoquées par les commentateurs traditionnels » (p. 328). Mais à son tour, le contexte d’élaboration et d’édition du Coran officiel ne remet-il pas en question une approche purement structuraliste du texte dans son état final ?

4 C’est cette approche littéraire, structurelle et synchronique du Coran que proposent les articles de la dernière partie de l’ouvrage. Celui de Pierre Larcher part des variations méconnues de certaines graphies dans le texte écrit. À côté de la primauté supposée de l’oral sur l’écrit, il met à jour une autonomie de l’écrit par rapport à l’oral et un conflit lisible entre deux formes d’oralité : celle, disparue, des premiers récitants, et celle constituée par le tajwîd, l’« oralisation du texte écrit » (p. 253). Mise en regard des recherches sur l’histoire du texte esquissées dans la première partie, cette analyse s’avère fort suggestive. L’article de Mehdi Azaiez fait état d’une recherche en cours sur le « contre-discours coranique », soit la parole de l’opposant mise en scène dans de nombreux versets. Après un état des lieux des recherches historiques et structurelles menées sur le discours polémique dans le Coran, l’auteur propose un recensement et une taxinomie des versets relevant d’un contre-discours rapporté directement. Enfin, Anne-Sylvie Boisliveau étudie l’évolution du discours autoréférentiel du Coran dans une recherche fondée « sur l’hypothèse d’un développement du texte sans trop de modifications ultérieures, et selon les deux ordres chronologiques d’al-Azhar et de T. Nöldeke, malgré leurs limites » (p. 303‑304). Ici apparaît l’ambiguïté de ces « nouvelles recherches », qui n’enlève rien à leur intérêt : elles entretiennent encore un rapport ambivalent avec la tradition musulmane, étant souvent moins critiques et plus tributaires d’elle qu’elles ne veulent bien le dire. Une clarification des positions à cet égard permettrait de répondre à l’interrogation grave, formulée par A. Neuwirth (p. 142), sur la possibilité d’un dialogue entre les traditions académiques occidentale et orientale autour du Coran conçu comme un bien culturel commun.

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AUTEURS

MATHIEU TERRIER Laboratoire d’études sur les monothéismes, Paris.

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Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, o.p., sous la direction de Mohammad Ali AMIR-MOEZZI Turnhout, Brepols (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études – Sciences Religieuses », 165), 2013

Guillaume Dye

RÉFÉRENCE

Islam : identité et altérité. Hommage à Guy Monnot, o.p., sous la direction de Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Turnhout, Brepols (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études – Sciences Religieuses », 165), 2013, 24 cm, 420 p., 55 €, ISBN 978‑2-503‑55026‑8.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le père Monnot o.p. est décédé le 4 avril 2016 au couvent dominicain de la rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris

1 Titulaire durant quinze ans de la chaire d’Exégèse coranique à l’École Pratique des Hautes Études, le Père Guy Monnot est une figure majeure, bien que remarquablement discrète, de l’islamologie francophone. Son œuvre reste un modèle de rigueur et d’érudition. Le très bel ouvrage dirigé par Mohammad Ali Amir-Moezzi constitue donc un hommage mérité. Outre un bref entretien dans lequel Guy Monnot retrace son parcours intellectuel (p. 7‑16), le livre contient dix-neuf contributions (en français et en anglais) qui s’organisent harmonieusement autour des domaines de recherche favoris du Père Monnot.

2 L’ismaélisme et l’hérésiographie se taillent la part du lion. Seyyed Jalal Badakhchani (p. 27‑55) étudie le thème du ta‘līm (enseignement ésotérique) dans une épître attribuée (à juste titre, selon l’auteur) à Hasan-i Sabbāh (le texte persan et une traduction

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anglaise sont donnés en appendice), qu’il compare à la discussion du même sujet dans le Livre des religions et des sectes d’al-Shahrastānī et chez al-Ghazzālī : sans surprise, la présentation d’al-Shahrastānī apparaît fidèle à la doctrine ismaélienne, alors qu’al- Ghazzālī en donne une version caricaturale, pour en faciliter la réfutation. Dans un article remarquable (p. 141‑161), Daniel de Smet examine la prédication ismaélienne dans l’Égypte fatimide, comparant les sermons ésotériques de Mu’ayyad fi l-Dīn al- Shīrāzī et une khutba, forcément exotérique, de l’imam-calife al-Āmir. Le contenu de cette khutba est fort intéressant : certes, aucun élément proprement ismaélien ne s’y trouve (comme on pouvait s’y attendre), mais le sermon est résolument chiite, alors que l’audience à laquelle il s’adresse est très majoritairement sunnite. Wilferd Madelung (p. 331‑341) reprend à nouveaux frais la question de la biographie de Abū Hanīfa al-Nu‘mān : il conclut que son père était un juriste malikite converti à l’ismaélisme, et que Abū Hanīfa lui-même s’est d’abord converti au chiisme imamite, des années avant le règne fatimide, avant de se convertir plus tard à l’ismaélisme. Diane Steigerwald propose quant à elle un survol de textes ismaéliens sur Socrate (p. 383‑392).

3 L’ismaélisme est également abordé à travers les épîtres des Frères de la pureté (Ikhwān al-Safā’). Ehud Krinis étudie la Risāla al-jāmi‘a dans un manuscrit judéo-arabe (p. 311‑329) – preuve de l’intérêt des lettrés juifs pour la pensée des Ikhwān, et plus généralement de la remarquable circulation des idées entre les différentes communautés religieuses à l’époque médiévale. Geneviève Gobillot souligne les affinités entre la lecture que les Ikhwān font du Coran et sa propre approche intertextuelle (p. 197‑245). Cet article est une belle contribution aussi bien aux études sur les Ikhwān al-Safā’, qui se révèlent de fins penseurs et exégètes, à l’approche universaliste très séduisante, qu’aux études coraniques proprement dites. L’auteur propose en effet plusieurs aperçus stimulants, par exemple sur la lecture des livres divins (Coran 3 :6‑7) ou sur quelques péricopes relatives à David (Coran 21 : 80 ; 34:10‑11). J’exprimerais cependant quelques réserves sur un des fondements de son approche, à savoir « le dogme de l’intentionnalité de chaque choix d’Écriture » (p. 211, note 37). Il s’agit bel et bien d’un dogme, et donc d’une lecture théologique, qui va bien au-delà de ce que la méthode historique et philologique peut légitimer. Certes, il convient de prendre au sérieux les différents choix lexicaux à l’œuvre dans le corpus coranique, mais partir du principe selon lequel le Coran ne contient aucun véritable synonyme est une thèse beaucoup plus hardie, et qui relève d’une approche circulaire : « La présence d’un tel doublet ne peut manquer d’attirer l’attention dans un texte dont la lecture s’appuie sur le postulat selon lequel il ne contient aucun véritable synonyme, comme nous venons de le vérifier » (p. 212). Si l’on part du postulat qu’il n’y a pas de véritable synonyme, et que l’usage d’un mot différent trahit forcément la volonté d’attirer l’attention sur un point particulier (p. 218), on trouvera toujours un élément, implicite si nécessaire, pour confirmer le postulat de départ. Cela conduit l’auteur à des analyses à mon sens spéculatives sur les expressions ub‘athu hayyan (« je [Jésus] serai ressuscité vivant », Coran 19 :33) et yub‘athu hayyan (« il [Jean-Baptiste] sera ressuscité vivant », Coran 19 : 15) : la présence du terme hayyan, dont Geneviève Gobillot fait grand cas, s’explique ici très prosaïquement par les contraintes de la rime – nul besoin de faire porter sur ce terme des enjeux théologiques profonds.

4 Deux autres articles, eux aussi fort substantiels, sont consacrés à l’exégèse coranique. Mohammed Hocine Benkheira examine l’histoire de l’interprétation du terme hasūr, appliqué à Yahyā (Jean-Baptiste) en Coran 3 :39 (p. 83‑111). Il montre comment

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l’exégèse a évolué au cours du temps, et souligne le rôle joué par diverses considérations doctrinales : alors que pour les exégèses les plus anciennes, dans leur immense majorité, hasūr signifie que Yahyā était tout simplement incapable d’avoir des relations sexuelles (parce qu’il était impuissant, ou avait un micro-pénis), l’exégèse plus tardive, notamment à partir de Tabarī, comprend par là qu’il était simplement chaste et continent. Christian Jambet présente l’exégèse du verset du Trône (Coran 2 :255) de Mullā Sadrā et montre comment les différentes doctrines théologiques et philosophiques du penseur de Shīrāz s’y trouvent mobilisées (p. 263‑310). Signalons également l’article de Dominique Urvoy sur les versets coraniques relatifs à l’aide ou au secours de Dieu dans le combat, et à diverses interprétations qui en ont été proposées dans la tradition musulmane (p. 405‑410).

5 Le chiisme duodécimain n’est pas oublié. Meir Bar-Asher étudie la place qu’y occupe le judaïsme (p. 57‑82). Il montre qu’on trouve dans le chiisme des positions très nuancées et variables sur le judaïsme et les juifs ; sur le plan juridique, la position la plus répandue affirme l’impureté du peuple juif ; en revanche, sur le plan doctrinal, on rencontre de multiples traditions où les chiites sont identifiés au peuple d’Israël. Ce sujet fascinant, tout comme celui des vestiges des traditions juives dans les écrits chiites anciens (p. 76‑78), mérite de faire l’objet d’études plus approfondies. Sabine Schmidtke analyse les théories théologiques et philosophiques d’Ibn Abī Jumhūr al- Ahsā’ī dans ce qui est sans doute sa dernière œuvre, à savoir son commentaire du Bāb al-hādī ‘ashar (« Le onzième chapitre ») de ‘Allāma al-Hillī (p. 367‑382).

6 L’intérêt de Guy Monnot pour les mondes iranien et indien est salué par plusieurs articles (dont certains déjà mentionnés). Frantz Grenet montre comment la légende noire d’al-Muqanna‘ pourrait bien avoir été façonnée, au moins en partie, dans les milieux zoroastriens (p. 247‑261). Denis Matringe examine les interprétations et réinterprétations, par trois textes sikhs, de la bataille de Pānīpāt (1526), qui voit la victoire de Bābur, le fondateur de la dynastie moghole, sur le sultan de Delhi Ibrāhīm Lodī (p. 343‑365). Charles-Henri de Fouchécour étudie quelques textes relatifs à la rencontre entre Shams al-dīn Tabrīzī et Rūmī (p. 163‑167). Michel Tardieu revient sur l’un des témoins matériels les plus anciens de la poésie persane, à savoir une qasīda, en écriture manichéenne, retrouvée dans les collections manichéennes de Turfan et éditée par Henning en 1962 (p. 393‑404). Après une analyse fouillée, il conclut, de manière très plausible, que l’épisode mentionné dans ce fragment fait partie d’un poème beaucoup plus vaste, qui a de grandes chances de concerner l’apologue de Jésus et du crâne, célèbre légende de la prédication et de la mystique musulmanes (dont les origines peuvent être repérées dans le monachisme égyptien). Plus précisément, le fragment appartiendrait à une version autonome du Jomjomenāme, due à des auteurs manichéens polémiquant contre l’islam (et reprenant donc une légende musulmane pour la retourner contre leurs adversaires). Le texte aurait circulé dans l’oasis de Turfan au cours de la période prémongole.

7 D’autres thèmes sont encore abordés : Maurice Borrmans présente les positions de Louis Massignon sur l’Algérie (p. 113‑139) – l’impression qui se dégage est celle d’un mélange paradoxal d’une profonde lucidité et d’une certaine naïveté (p. 138) ; Claude Gilliot discute la biographie et l’enseignement du savant coufien Sufyān al-Thawrī (p. 169‑189) ; Daniel Gimaret repère un plagiat de Rummānī dans un manuscrit attribué à Ibn Fūrak (p. 191‑195) ; enfin, Marie-Thérèse Urvoy présente les positions sur les dhimmi-s que développe Ibn Qayyim al-Jawziyyā dans ses Ahkām ahl al-dhimma

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(p. 411‑418) : la « violence morale » (pour reprendre l’expression, très pertinente, de M.-Th. Urvoy) qui s’y manifeste invite à nuancer très sérieusement « la générosité bienveillante de l’islam dans son traitement des dhimmîs » que loue, dans un élan apologétique discutable, l’éditeur scientifique du texte arabe (p. 412).

8 Dans sa préface (p. 5), Mohammad Ali Amir-Moezzi rappelle que Guy Monnot a renouvelé le champ de l’exégèse coranique en la considérant comme le centre de gravité d’autres domaines de recherche, notamment la théologie, la littérature, la spiritualité, l’hérésiographie et l’histoire comparée des religions. Ce livre stimulant, varié, d’une grande richesse, fort justement ouvert aux approches pluridisciplinaires, témoigne parfaitement de la fécondité de l’approche de Guy Monnot.

AUTEURS

GUILLAUME DYE Université libre de Bruxelles (ULB).

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José MARTÍNEZ GÁZQUEZ & John Victor TOLAN (éd.), Ritus infidelium. Miradas interconfesionales sobre las prácticas religiosas en la Edad Media Madrid, Casa de Velázquez (« Colección de la Casa de Velázquez », 138), 2013

Patrick Henriet

RÉFÉRENCE

José MARTÍNEZ GÁZQUEZ & John Victor TOLAN (éd.), Ritus infidelium. Miradas interconfesionales sobre las prácticas religiosas en la Edad Media, Madrid, Casa de Velázquez (« Colección de la Casa de Velázquez », 138), 2013, 24 cm, 321 p., 33 €, ISBN 978‑84‑96820‑94‑4.

1 Comment décrivait-on au Moyen Âge les rites propres à la religion de l’Autre ? Tel est le sujet de ce livre collectif qui, par accumulation d’études de détail et de cas concrets, nous propose une mosaïque souvent fascinante. Les regards portés au Moyen Âge sur l’exotisme cultuel sont le plus souvent difficiles à démêler de la pure apologétique. Ce n’est pas une surprise. L’ouvrage le rappelle en dix-huit communications qu’il n’est pas possible de discuter ici. En voici la liste, accompagnée de quelques notes éparses qui donneront sans doute envie au lecteur de se plonger dans telle ou telle d’entre elles. Nous reviendrons pour finir sur celle d’Alexander Fidora, qui permet de poser quelques questions fondamentales.

2 La première partie de l’ouvrage a pour titre « Réinterpréter les rites ». François Déroche (« Présenter la parole de Dieu : pratiques et ornements », p. 7‑15) montre comment une traduction arabe chrétienne du Pentateuque datée de 1353 (BnF, ms. Arabe 12), peut-être effectuée à Damas, reprend nombre de formes et de pratiques

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propres aux manuscrits du Coran. Maravillas Aguiar Aguilar (« los precedentes no árabes del calendario islámico y de los momentos para la oración selon al-Bīrūnī », titre simplifié, p. 17‑27) s’intéresse à un traité des environs de l’an Mil qui propose une étude comparative de tous les calendriers connus par l’auteur. Celui-ci travaille généralement de façon objective. Antoni Biosca i Bas (« Sine aqua salvari non valemus. El agua como purificación de creyentes y de infieles en las polémicas antiislámicas », p. 29‑44) s’intéresse aux rites d’ablution chez les polémistes chrétiens de la fin du Moyen Âge. Le titre renvoie à des paroles que, selon le dominicain Alfonso Buenhombre (XIVe s.), Mahomet aurait prononcées avant de mourir. Nous reviendrons sur la communication d’Alexander Fidora (p. 45‑53).

3 La deuxième partie est consacrée aux récits de voyage. Juliette Sibon (« Itineraria juifs du XIIe siècle. La pratique religieuse de l’“Autre” dans les Sifrei Massa’ot », p. 57‑72) s’intéresse aux grands récits juifs de la seconde moitié du XIIe siècle, soit ceux de Benjamin de Tudèle, de Jacob ben Natanaël ha-Cohen et de Petahiah de Ratisbonne. Il s’agit toujours de proclamer la supériorité du judaïsme. Christine Gadrat (« La description des religions orientales par les voyageurs occidentaux et son impact sur les débats théologiques », p. 73‑83) montre comment à partir du XVe siècle pour l’essentiel, des théologiens tels que Nicolas de Cuse ou Henri de Dissen (dans le traité inédit intitulé Oculus fidei) ont intégré les informations livrées par les voyageurs dans leurs traités. Rita George Tvrtković (« Riccioldo da Montecroce on Bismillā and Ṣalawāt », p. 85‑98) décèle chez Riccoldo une certaine ambivalence face à l’islam. La bismillā (premier verset du Coran) et la ṣalawāt (louange du Prophète) sont en effet présentées de façon positive dans le Liber peregrinationis. Roser Salicrú i Lluch (« Entre la praxis y el estereotipo. Vivencias y percepciones de lo islámico ibérico en fuentes archivísticas y narrativas bajomedievales », p. 99‑111) montre bien que pour les chrétiens, le fait de vivre au contact quotidien des musulmans ne nuisait pas à l’existence de puissants stéréotypes.

4 La troisième partie traite de la représentation de l’islam. Inés Monteira Arias (« El Islam como paganismo en la escultura románica », p. 115‑132) aborde la question très complexe de la représentation des musulmans dans la sculpture romane. Toute la difficulté est évidemment de savoir si l’on représente bien des musulmans sur et dans les églises. Óscar de la Cruz Palma (« Las cinco oraciones islámicas diarias [Ṣalawāt] en la fuentes latinas medievales », p. 133‑149) montre que les cinq prières de l’islam étaient généralement vues positivement par les chrétiens, au même titre que le devoir de charité. Pedro Bádenas de la Peña (« El diálogo cristiano-musulmán del arzobispo Gregorio Palamás durante su cautiverio en la Nicea otomana », p. 151‑161) explore le dossier des textes écrits par Grégoire Palamas, évêque de Salonique, durant sa captivité à Nicée en 1354‑1355. La lettre pastorale de Grégoire pose les bases de relations pacifiques entre chrétiens orthodoxes et musulmans dans une société dominée par ces derniers.

5 La quatrième partie du livre est consacrée aux polémiques entre juifs et chrétiens. John Tolan (« The Rites of Purim as seen by the Christian Legislator : Codex Theodosianus 16.8.18 », p. 165‑173) montre comment le judaïsme antique s’est en partie construit sous le regard du législateur chrétien qui souhaitait en marquer les frontières, par exemple en interdisant de représenter le supplice d’Haman (Est 7, 9‑10) sous la forme d’une crucifixion. Claire Soussen (« La nouvelle polémique juive au XIIIe siècle. La dénonciation des rites chrétiens par les sages de Languedoc et des territoires

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aragonais », p. 175‑189) étudie la façon dont les « sages juifs » (Jacob ben Reuben, David Kimhi, Meir ben Simon de Narbonne, Naḥmanide et Salomon ben Adret) passent au XIIIe siècle de la défensive à l’offensive. Sean Eisen Murphy (« On the enduring impurity of menstrual blood and semen. Leviticus 15 in William of Auvergne’s De legibus », p. 191‑208) attire l’attention sur le cas particulier que représente Guillaume d’Auvergne, selon qui les juifs, indûment séduits par la philosophie arabe, privilégieraient exagérément les interprétations allégoriques au détriment du sens littéral de la Bible. D’ordinaire en effet, les juifs étaient plutôt accusés de littéralisme. Dans la conclusion générale de l’ouvrage, John Tolan met d’ailleurs très justement l’accent sur la perception par les chrétiens des rites juifs et musulmans comme essentiellement « charnels ». Harvey J. James (« Urinating on the cross. Christianity as seen in the Sefer Yoseph Ha-Mekaneh [ca. 1260] and in light of Paris 1240 », p. 209‑220) s’intéresse à un épisode imaginaire rapporté dans une œuvre de Joseph ben Nathan Official : un rabbin urine sur un crucifix au prétexte que l’évêque de Sens a de son côté uriné sur un buisson, ce qui n’était pas moins blasphématoire puisque selon le juif c’est le buisson ardent qui avait été ainsi souillé.

6 La cinquième partie du livre a pour titre « Assimilation et négation ». José Martínez Gázquez (« Utrum infidelium ritus sint tolerandi », p. 223‑246) analyse les questions 10 (De infidelitate in communi) et 11 (De haeresi) de la Somme théologique, II-IIae : pour Thomas, « même si l’on doit concéder aux hérétiques un délai avant le châtiment du Jugement dernier afin de faciliter leur repentir, les rites des infidèles ne doivent pas être tolérés ». Nora Berend (« “The villainous deeds of Ishmaelites”. Muslim rites in Christian Hungary », p. 247‑259) montre que la connaissance des rites de la communauté musulmane n’apparaît dans les sources hongroises que lorsque les autorités chrétiennes cherchent à convertir les musulmans. Enfin, Cándida Ferrero Hernández (« De habitu et lingua relegandis. Los ritos de los Moriscos según Pedro Guerra de Lorca », p. 261‑273) présente un traité de Pedro Guerra de Lorca, chanoine de la cathédrale et chancelier de l’université de Grenade, les Catecheses mystagogicae pro aduenis ex secta Mahometana (1586). Cette œuvre avait pour but de former le clergé à l’instruction des morisques, étant entendu que pour l’auteur, il n’y avait aucune différence entre culture et religion.

7 La communication d’Alexander Fidora (« Ramon Llull aproximándose a la mirada del ‘Otro’. Saraceni et iudaei credunt quod nos credamus… », p. 45‑53) permet d’envisager pour le Moyen Âge la possibilité même de ce que l’on appelle aujourd’hui « dialogue interreligieux ». Chacun pourra s’il le souhaite étendre le raisonnement à d’autres périodes. L’auteur compare d’abord les positions très différentes de Thomas d’Aquin et de Ramon Llull. Pour le premier (De rationibus fidei), les sarrasins ridiculisent la foi chrétienne afin de la dégrader. C’est l’irrisio infidelium. Il convient de leur retourner l’insulte puisqu’en réalité c’est la tentative de ridiculiser les chrétiens qui est ridicule. Pour Ramon Llull, en revanche, les erreurs des sarrasins ne proviennent pas d’une volonté de ridiculiser les chrétiens mais d’un défaut de connaissance. La « Puissance rationnelle » pouvant seule remédier à cette situation, les chrétiens devront expliquer clairement leur foi aux infidèles. Mais la tâche devient impossible lorsque deux raisons s’affrontent (possibilité que n’envisage pas Llull). Pour qu’un véritable dialogue ait lieu, il est par conséquent nécessaire de réduire ou de supprimer l’écart entre autoperception de la religion et description exogène. Cette question avait été abordée par Raimon Panikkar dans les années 1970, le théologien catalo-indien concluant que la première condition de validité d’une interprétation réside dans son acceptation par

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l’interprété. Cependant, ainsi que le fait remarquer Fidora, une telle proposition pose un insurmontable problème épistémologique puisqu’elle fait de l’autoperception le critère ultime de la vérité. Le dialogue interreligieux et les « regards interconfessionnels » semblent donc confrontés, au moins dans les cas les plus problématiques, à une aveuglante aporie.

AUTEURS

PATRICK HENRIET École Pratique des Hautes Études, Paris.

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Christophe GRELLARD, De la certitude volontaire. Débats nominalistes sur la foi à la fin du Moyen Âge Paris, Publications de la Sorbonne (« La Philosophie à l’œuvre »), 2014

Bénédicte Sère

RÉFÉRENCE

Christophe GRELLARD, De la certitude volontaire. Débats nominalistes sur la foi à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne (« La Philosophie à l’œuvre »), 2014, 24 cm,160 p., 19 €, ISBN 978‑2-85944‑777‑9.

1 Qu’est-ce que croire ? Peut-on décider de croire ? Comment décider de croire ? Doit-on croire avec la raison ou avec la volonté ? Lorsque Christophe Grellard écrit une histoire des débats nominalistes sur la foi ou « certitude volontaire », il s’inscrit dans le décor historiographique de ces dernières années, le sien et celui d’autres jeunes chercheurs. En 2005, en effet, il réfléchissait déjà sur Nicolas d’Autrécourt, nominaliste du XIVe siècle, et sur son articulation entre croire et savoir. Récemment, il publie une étude sur le scepticisme, notamment chez Jean de Salisbury. Pascale Bermon avait, quant à elle, en 2006, centré sa réflexion sur les mêmes questions chez Grégoire de Rimini. L’année dernière, en 2013, c’est Monica Brînzei qui, en éditant les Principia du commentaire des Sentences de Pierre d’Ailly, donne à méditer sur la doctrine de l’assentiment et de la certitude de la foi. En cette même année 2013, paraît chez Vrin le volume collectif dirigé par Laurent Jaffro et intitulé Croit-on comme on veut ? Histoire d’une controverse. C’est dire l’actualité du thème dont les pionniers en leur temps – Lucien Febvre sur Le problème de l’incroyance et Michel de Certeau sur La faiblesse de croire – avaient déjà brossé les enjeux.

2 L’objet des investigations de Christophe Grellard reste circonscrit : il s’agit pour lui d’étudier la perception doctrinale de l’acte de foi chez les penseurs nominalistes,

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quatre précisément : Guillaume d’Ockham, Robert Holcot, Pierre d’Ailly et Jean Mair. En amont (chapitre premier), l’auteur esquisse une sorte de généalogie des doctrines autour de l’acte de foi, d’Augustin à saint Thomas et à Buridan. L’idée est de rappeler la place centrale accordée à la volonté dans le système augustinien et sa relecture par Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, lequel, fort d’une théorie aristotélicienne des vertus, insiste sur l’acte de foi comme résultat d’une coopération entre l’intellect et la volonté. À l’occasion de ces débats, la foi est distinguée du savoir, de l’opinion et de la crédulité, mettant en jeu les notions de vérité, fermeté, certitude et évidence. De même, la place des autorités et des témoignages qui fondent l’assentiment de foi est centrale.

3 Suit le cœur de la démonstration en trois temps et en trois chapitres. Au premier temps (chapitre 2), Guillaume d’Ockham se pose en faveur d’un fondement volontaire de la foi. Plus précisément, il travaille, en amont de la décision de foi, sur l’autorité épistémique qui garantit le témoignage dont dépend l’acte de foi et induit une première adhésion décisive pour la suite : c’est le primum creditum, cette décision initiale de la volonté libre qui donne un assentiment sans évidence et sur témoignage. Pour le dire autrement, le premier acte de foi est un acte de la pure volonté libre qui se décide sans motif face à une proposition indécidable. Cet acte de volonté libre se prononce, non pas sur le contenu – ni évident ni décidable – mais sur la confiance accordée à une autorité ou à un témoignage : « C’est au magistère de l’Église ou au témoignage des apôtres que je décide de croire plus qu’au dogme de l’Incarnation ou à la Trinité, la croyance en ces dogmes étant, en quelque sorte, seconde » (p. 73). Et l’auteur de parler ainsi d’un « volontarisme doxastique » (p. 74), limité certes mais intransigeant, surtout exclusif de tout motif rationnel de crédibilité, enfin atypique voire exceptionnel dans le système naturaliste du nominalisme. Or, précisément, de la théorie ockhamienne sur la foi, les nominalistes ultérieurs ne retiendront que cette exception au naturalisme du système, exception qu’ils rejetteront (R. Holcot) ou nuanceront (P. d’Ailly). Robert Holcot, en effet, dominicain, oxonien, nominaliste et ockhamiste, se sépare du Venerabilis inceptor, son contemporain, sur cette exception volontariste de l’acte de foi (chapitre 3). Sa critique radicalise l’opposition entre naturalisme et volontarisme. Clairement, la volonté n’a pas de pouvoir causal sur l’assentiment au vrai. Pour lui, toute croyance dépend de raisons motrices sur lesquelles l’esprit n’a pas directement prise et qui inscrivent l’acte d’assentiment dans un processus naturel. D’un mot, l’esprit est agi. La volonté n’intervient que pour orienter l’intellect en vue de chercher des motifs de croire. De cause première, la volonté a été détrônée au statut de cause concourante (concausa). Troisième temps, celui des synthèses (chapitre 4). Pierre d’Ailly introduit la notion-clé de pia affectio pour articuler le volontarisme d’Ockham au naturalisme d’Holcot. C’est la volonté pieusement affectée (voluntas pie affectata ou pia affectio voluntatis) qui peut commander l’intellect. Ainsi, il rejette le volontarisme strict d’Ockham et le fait que la volonté soit cause exclusive de l’assentiment de foi. Pour lui, l’assentiment de foi est dû à deux causes concourantes : un argument probable (le témoignage ou l’autorité) et l’affection pieuse (ou commandement de la volonté). Ce proche de Jean Gerson redirait à sa manière la dimension affective et non pas seulement intellectuelle de la foi. Le premier mouvement de l’intellect serait achevé dans la volonté en tant qu’elle est affectée pieusement : il s’agit d’un volontarisme modéré. Quant à Jean Mair, nominaliste parisien du début du XVIe siècle, il recentre, plus encore que ne l’a fait Pierre d’Ailly, la solution en élaborant une authentique voie moyenne : la foi ne peut ni relever d’un assentiment contraint par des arguments naturellement évidents, ni avoir pour cause évidente la volonté. Sa synthèse réside en

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deux mots : la volonté libre est nécessaire pour que l’acte de foi soit en notre pouvoir mais insuffisante pour lever par elle-même le doute sur une proposition. Le premier acte de foi est donc à la fois libre et motivé. Ce volontarisme mitigé, appuyé sur l’affection pieuse de Pierre d’Ailly, s’inscrit dans la filiation ockhamienne pour qui l’acte de volonté libre était au fondement de la foi, en lui ôtant son exclusivité : la volonté n’est que cause concourante qui accompagne le témoignage ou l’argument topique. La synthèse hérite donc des limites posées par Holcot au volontarisme ockhamien.

4 De cette démonstration, Christophe Grellard tire des interprétations historiques, et c’est ici que s’ouvre pour nous la discussion. Comment à partir de cette reconstitution des débats, l’auteur peut-il inférer que l’on est passé d’une conception médiévale à une conception moderne de la foi ? En réalité, son intuition part du fondamental article sur la « formalité des pratiques » de Certeau, dont, visiblement, la conclusion l’a séduit. Or, il entend étayer cette conclusion par les changements théoriques et doctrinaux de la fin du Moyen Âge, sous-évalués et sous-utilisés selon lui dans le projet certalien. L’ambition était claire : Christophe Grellard entendait éclairer et renforcer le fameux passage d’un système de croyance médiéval à un vécu religieux moderne, le passage d’une foi comme phénomène objectif à la foi comme phénomène subjectif, écrit-il. Autrement dit, il reprend le dossier sous l’angle d’une histoire des doctrines : « La thèse de Certeau me semble fondamentalement correcte, […] et l’un des moyens d’évaluer les évolutions qu’il décrit, c’est de prendre en compte avant tout les doctrines. […] Le débat nominaliste auquel on va s’intéresser est ici une partie de cette histoire doctrinale qui examine les changements théoriques rendant possibles les évolutions identifiées par Certeau » (p. 15). Ceci posé, le souci chez Christophe Grellard, d’une méthodologie historique, dûment réfléchie, appliquée aux textes philosophiques et aux constructions doctrinales, est louable. Mieux, il est prescriptif voire directif. Pour autant, l’on ne voit pas, dans sa mise en œuvre, que cette manière d’écrire l’histoire des doctrines soit adossée à une authentique anthropologie du croire, laquelle seule aurait pu inférer la perception d’une modernité à l’échelle d’une société. L’auteur soupçonne la difficulté de son projet (p. 15‑16) mais ne s’y arrête pas. Ce saut, pourtant véritable décrochement interprétatif, entre les discours normatifs des doctrines et le monde de la pratique ne pouvait s’opérer dans le seul cadre d’une enquête doxographique. Car, disons-le, les doctrines ne peuvent à elles seules induire les mutations sociales et l’historien ne peut, par la seule étude des doctrines, rendre compte des changements de paradigme d’une société. Là est le leurre. Sinon à risquer le schématisme, non, le nominalisme n’est pas le symptôme d’une individualisation de la vie religieuse (p. 16). Pour prétendre, en effet, discerner le passage d’une foi médiévale à une foi moderne, il eût fallu plus largement capter la circulation des doctrines dans les milieux de la pratique, dans les sources pastorales, dans les mises en œuvres vernaculaires, dans les réceptions des différents lectorats, pour ne donner que quelques exemples. Il eût fallu cerner les indices de l’acculturation des doctrines aux pratiques, les formes de cet évidement, dont parle si bien Michel de Certeau, cet évidement de sens des pratiques qui deviennent formalités, en contraste avec le vécu profond qui s’en est imperceptiblement détaché. Encore une fois, Certeau aura fasciné mais n’en est pas disciple qui veut. Si, en effet, la rupture que pose Certeau entre Moyen Âge et modernité se situe aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est parce qu’il observe ce moment où le rapport se défait entre les conduites et les convictions, entre les comportements religieux et la foi intime, entre le conformisme et l’intériorité. Au sens strict, il y a loin de ce divorce à la « sécularisation » (p. 14), terme anachronique et téléologique,

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réducteur sans conteste. Il eût fallu encore, pour mieux cerner la « modernité » dont parle Certeau, s’interroger sur l’acception, au cœur du titre et du livre, de la foi comme certitude volontaire. Or, tous les écrits du jésuite ne disent rien d’autre que la faiblesse du croire (1987), cette suspension de la foi au-dessus du vide. Dans l’acception centralienne, la croyance religieuse s’avère tout le contraire d’une certitude. Et si le vrai passage à la modernité résidait dans cette authentique mutation ? La foi non plus entendue comme une obédience mais comme un cheminement, non plus un refuge mais une aventure, non pas une certitude mais un risque. Une « itinérance », disait Certeau. Précisément, à l’époque moderne, la foi se définit par cette confiance qui n’a pas la garantie de ce qui la fonde, et qui ne se confond plus avec la solidité des institutions. De l’avènement de la modernité, les débats nominalistes ne pouvaient rendre compte, du moins, à eux seuls.

AUTEURS

BÉNÉDICTE SÈRE Université Paris Ouest – Nanterre La Défense.

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Heliand, L’évangile de la mer du Nord, préface de Michel ROUCHE, texte présenté et traduit par Eric VANNEUFVILLE Turnhout, Brepols (« Miroir du Moyen Âge »), 2009

Jens Schneider

RÉFÉRENCE

Heliand, L’évangile de la mer du Nord, préface de Michel ROUCHE, texte présenté et traduit par Eric VANNEUFVILLE, Turnhout, Brepols (« Miroir du Moyen Âge »), 2009, 488 p., 21 cm, 50 €, ISBN 978‑2-503‑52866‑3.

1 Ce livre semble issu d’une entreprise de valorisation d’un texte numérisé dans le cadre du projet « Wulfila » à l’université d’Anvers. On a réimprimé une paraphrase des évangiles en vieux-saxon dans l’édition proposée par Eduard Sievers en 1878, fondée sur le manuscrit de Munich, avec une traduction française qui paraît être la première du poème dans son intégralité, conservé en fragment, et comprenant 5 983 vers dans ce manuscrit. Entreprise ambitieuse à résultat douteux : Éric Vanneufville est sans doute un historien accompli dans le domaine des Flandres mais ses compétences ne s’étendent visiblement pas à la littérature et aux langues germaniques du IXe siècle, sans compter que les coquilles abondent et que de manière générale, le volume est peu soigné. L’« aperçu bibliographique » (p. 485‑487) fournit des références incomplètes et privilégie les études et les éditions de la première moitié du XXe siècle ; parmi les quelques sources indiquées (9 titres) et les ouvrages de synthèse et catalogues d’exposition, on cherchera en vain l’édition de référence (Heliand und Genesis, éd. O. Behaghel, 10e éd. par B. Taeger, Tübingen, 1996) ou bien une publication scientifique consacrée à l’Heliand (dernier état de la recherche par W. Haubrichs dans

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Althochdeutsche und altsächsische Literatur, sous la dir. de R. Bergmann, Berlin-New York, 2013, p. 154‑163).

2 L’introduction n’est pas dépourvue d’aperçus anachroniques qu’il est aisé de critiquer mais qui étonnent tout de même. La langue bas-allemande du Haut Moyen Âge n’est pas le plattdeutsch d’aujourd’hui mais le niederdeutsch, nuance importante car elle ne comprend pas seulement le vieux saxon mais aussi le bas francique, le frison et, dans la logique d’une linguistique diachronique, l’anglo-saxon ou vieil anglais ; s’interroger sur la « nationalité de l’auteur » de l’Heliand (p. 8) donne une mauvaise impression des représentations identitaires au Haut Moyen Âge, de même l’emploi du terme « gentilhomme germain » dont on se demande ce qu’il signifie au juste (p. 12).

3 Le lecteur de l’introduction aurait apprécié quelques remarques au sujet des manuscrits conservés de ce texte. Pas un mot sur la découverte du fragment de Leipzig qui a fait l’objet de plusieurs articles, certes parus peu de temps avant la présente traduction. Précisons donc qu’il faut supposer l’existence d’un manuscrit copié au milieu du IXe siècle dont faisaient partie les fragments P (anciennement à Prague, aujourd’hui à Berlin, DHM, R 56/2537) et L (Leipzig, UB, ms. Thomas 4073). Les informations assemblées par le traducteur à propos de la langue du texte et de son auteur supposé restent superficielles et semblent surtout avoir profité du Manuel de l’Allemand du Moyen Âge, des origines au XIVe siècle, publié par Alfred Jolivet et Fernand Mossé en 1942. Cette question a pourtant été l’objet d’études importantes, à commencer par une étude de Thomas Klein publiée en 1977. Tenant compte de ces travaux, l’hypothèse d’un arrière- fond frison avancée par E. Vanneufville semble difficilement soutenable. Le lecteur découvrira aussi diverses observations, dont la plus importante semble être la reprise de l’analyse linguistique de J. J. van Weringh, mal référencée (il s’agit probablement d’une contribution au cahier Liudger, Bernlef, Heliand …, sous la dir. de K. Sierksma, Muiderberg, 1984), pour qui quelques fragments du texte de l’Heliand, nommés d’après le lieu de leur découverte en 1977 à Straubing en Bavière, seraient « tout à fait proches du “Vieux-Frison” » (p. 21). Cette mise en contexte frisonne de l’œuvre vieux-saxonne qu’est le Heliand se fait sur une base très mince, pratiquement dépourvue de textes qui permettraient la comparaison linguistique. Elle s’inscrit dans les réflexions d’E. Vanneufville à propos d’une langue commune partagée par les locuteurs le long de la mer du Nord qui aurait donné lieu à une « aire anglo-frisonne » (p. 20), réflexions qui rappellent fatalement les hypothèses d’un espace culturel celtique, voire d’un royaume des deux côtés de la Manche, émises par quelques auteurs bretons du XXe siècle. E. Vanneufville fait bien de rapprocher le Heliand des quelques textes conservés en vieil-anglais de la même période mais il ne renvoie pas aux éditions de ces textes et cite comme seule référence un autre manuel de 1927. Il oublie notamment de mentionner la « Génèse vieil-anglaise », texte en lien étroit avec la poésie vieux-saxonne, qui a d’ailleurs également fait l’objet d’un projet de numérisation (The Junius Manuscript, éd. G. Ph. Krapp, New York-Londres, 1931; A Digital Facsimile of Oxford, Bodleian Library, MS. Junius 11, éd. B. J. Muir et N. Kennedy, Oxford, Bodleian digital texts 1 2004 [CD-ROM]).

4 En ce qui concerne la terminologie, le lecteur n’est pas sûr que les mots « anglo-saxon » et « vieil-anglais », qui ne sont que deux termes pour désigner la même chose, soient utilisés ici de manière vraiment synonyme. En outre, peu d’informations sont données sur la structure du poème organisé en 71 parties (Fitten) et sur les traits stylistiques de ce texte qui représente le témoin le plus important de l’allitération germanique (Stabreim) en langue vieil-allemande. La technique recherchée employée par l’auteur

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inconnu qui consiste à lier deux vers par des « crochets » (Hakenreim) semble quand même démontrer qu’il s’agit d’un poète expérimenté en la matière. L’auteur du commentaire nous propose, en note de lecture, des observations intéressantes qui mettent en relation la description des répressions romaines en Israël dans le Heliand avec celles imposées par les Francs en pays saxon, y compris l’installation de représentants du pouvoir central. Plus précisément, E. Vanneufville rapproche le massacre des innocents attribué à Hérode aux grandes pertes qu’ont dû subir les Saxons pendant les trente ans de guerre de conquête franque. Ajoutons les importantes mesures de déplacement de grandes parties de la population saxonne, qualifiées de déportation par l’historien Matthias Springer (M. Springer, Die Sachsen, , 2004). Dans ce contexte, on s’étonne également de l’« attitude désormais apaisante à l’égard des nouveaux convertis » (p. 14) qu’aurait pris Charlemagne. En revanche, il est intéressant de suivre l’auteur dans ses observations sur le cadre naturel, le climat, et l’ambiance de la vie quotidienne qui sont remplacés dans le Heliand par les conditions de vie d’une Europe marquée par la mer du Nord (p. 15‑16).

5 Prenons enfin quelques passages pour vérifier la traduction. Le début souffre du maintien du texte proposé par l’édition de Sievers, contre les éditions parues depuis 1878. La situation textuelle n’est pas très claire pour ces premières lignes, ce qui ne peut toutefois excuser la faute classique du traducteur qui est d’adopter des « faux amis » : on peut difficilement traduire mod (v. 1) par « courage » même si le terme de l’allemand actuel Mut semble s’y prêter ; en revanche gibodscip (v. 8) et gibod (v. 14) sont traduits par « précepte », en dépit de l’entrée du lexique proposé en annexe où l’on trouvera gebod, traduit convenablement par « ordre » (p. 463). La présentation des quatre évangélistes qui, selon le texte vieux-saxon, furent les seuls à être choisis pour rédiger l’évangile dans un livre, n’est pas très réussie : « Ils étaient ainsi choisis, ceux qui allaient mettre par écrit en un livre l’évangile et aussi les nombreux préceptes de Dieu, la sainte parole céleste » (p. 33). Notons que « les nombreux préceptes de Dieu » ne rend pas très bien so manag gibod godes (v. 14). Autre exemple, le récit du Sermon sur la montagne. Pourquoi avoir choisi « Maître » pour traduire le participe uualdand, celui qui exerce le pouvoir (v. 1281), de même « le Christ Maître » pour uualdand Crist (v. 1325) ? La traduction ne distingue pas iro rikia (v. 1308), « leur royaume » (celui des fidèles, plus précisément le royaume de « ceux qui se lamentaient de leurs mauvaises actions », p. 121), du royaume du Seigneur (rikia drohtines, v. 1309, ou sinum rikea, « son royaume », v. 1316). Salige sind oc undar thesaro managon thiodu / thie hebbiad iro herta gihrenod (v. 1314‑1315) est traduit comme suit : « Bienheureuses aussi les nombreuses personnes qui ont purifié leur cœur » (p. 121). Rappelons ici l’existence du verbe sind « sont » et précisons surtout que sont bienheureux « parmi ce peuple nombreux / ceux qui… ». L’historien linguiste, comme l’historien tout court, sera sensible à la mention de thioda (peuple) au deuxième quart du IXe siècle.

6 Arrêtons-nous pour évoquer la citation donnée en amont de la traduction (p. 31). E. Vanneufville met en exergue huit lignes de texte en français actuel qu’il présente dans une note de bas de page comme « emprunté aux huit premières lignes relatées par l’éminent historien belge Lodewyck De Baecker ». Ce n’est pas l’absence d’une référence qui est regrettable, mais plutôt le fait que l’auteur n’a pas conscience de citer deux passages séparés (ici unifiés) d’un texte qui est parmi les plus connus de la période vieux-haut-allemande, à savoir la dédicace d’une autre célèbre paraphrase des évangiles par Otfrid de Wissembourg au roi Louis le Pieux (Otfrid von Weißenburg,

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Evangelienbuch, éd. W. Kleiber et E. Hellgardt, t. I.1 : Edition nach dem Wiener Codex 2687, Tübingen, 2004, fol. 1r-3r, v. 1‑2 et 89‑90).

7 Pour finir, la traduction est peu précise et on y rencontre souvent de vraies erreurs. Le texte original en vieux-saxon ne correspond pas aux critères d’une édition critique. L’introduction n’est pas une présentation scientifique du document primordial que représente le Heliand ; elle ne renseigne pas sur la situation des cinq manuscrits conservés en partie ou en totalité. Les informations concernant le contexte historique, les hypothèses avancées par rapport au public et l’auteur de ce texte mettent en évidence qu’E. Vanneufville ne tient pas compte de la bibliographie importante qui existe à propos de ce texte poétique. Le livre a le mérite de rendre accessible une traduction française du Heliand et il a l’honnêteté de la présenter avec le texte original. Quant à la valorisation du travail de numérisation du texte médiéval achevé à l’université d’Anvers, on ne peut que recommander d’adopter « une résignation germanique face au destin » (p. 14).

AUTEURS

JENS SCHNEIDER Université Paris-Est Marne-la-Vallée.

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Bernard FORTHOMME, La Pensée franciscaine. Un seuil de la modernité Paris, Les Belles Lettres (« L’âne d’or »), 2014

Antoine Calvet

RÉFÉRENCE

Bernard FORTHOMME, La Pensée franciscaine. Un seuil de la modernité, Paris, Les Belles Lettres (« L’âne d’or »), 2014, 21,5 cm, 462 p., 35 €, ISBN 978‑2-251‑42052‑3.

1 Depuis longtemps déjà, des personnalités aussi illustres qu’Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart ont définitivement inscrit dans la mémoire collective l’idée que la pensée au Moyen Âge se réduisait essentiellement aux intellectuels de l’ordre mendiant fondé par le prédicateur Domingo de Guzmán (saint Dominique, ca 1170‑1221). D’où l’immense intérêt du livre de B. F., lequel, dans le sillage de travaux récents d’Alain Boureau, de Jacques Dalarun, de Giacomo Todeschini ou de Sylvain Piron, essaie de montrer en quoi la pensée franciscaine amorce le saut dans l’ère moderne de manière plus nette, peut-être, que l’école dominicaine. Son projet initial le conduit à regrouper sous la bannière de l’ordre mineur des idées et des concepts d’une grande diversité, et c’est à ses yeux cette diversité qui caractérise la famille franciscaine. L’auteur évoque une « convergence apostolique » des quatre grands docteurs franciscains symbolisée par les quatre évangélistes, comme on peut le voir sur la page de titre gravée des Rerum Metaphysicarum libri tres. Ad mentem Doctoris Subtilis (Paris, 1623) du frère Martin Meurisse : « Marc (Ockham), l’évangéliste le plus critique ; Matthieu (Bonaventure), l’évangéliste le plus ecclésial ; Luc (Alexandre de Halès), l’évangéliste sapientiel de la métanoïa ; et Jean (Duns Scot), l’évangéliste le plus métahistorique » (p. 31).

2 Tout au long de son livre, B. F. s’efforce de synthétiser une pensée certes inscrite dans un contexte médiéval, mais dont la conception de la rationalité participerait de l’émergence de la modernité. Son discours s’articule autour des deux figures notables

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du franciscanisme intellectuel, Jean Duns Scot (ca 1265‑1308) et Guillaume d’Ockham (ca 1300-ca 1350) ; le premier en tant que penseur de la liberté, le second en tant qu’il renouvelle les rapports entre l’être et le langage. Si ce dernier annonce la philosophie analytique, et si, à ce titre, il continue d’irriguer les spéculations les plus hardies sur le langage, Duns Scot, lui, reste pour beaucoup de nos contemporains un philosophe assez obscur, en France tout au moins, et cela en dépit des travaux et des traductions d’Olivier Boulnois qui a labouré en profondeur cette terre rarement explorée (voir son dernier ouvrage, Lire le Principe d’individuation de Duns Scot, Paris, Vrin, 2014). Des notions éminemment scotistes telles que « contingence », « liberté » et surtout « volonté ou volition » auraient demandé de plus amples explications, d’autant que le train de la philosophie moderne (Descartes, Spinoza) et, plus particulièrement, celui de la philosophie allemande (Kant, Hegel, Nietszche) en ont changé l’énoncé et approfondi la portée depuis l’époque scolastique. Sur le plan des définitions et des éclaircissements attendus, B. F. laisse trop souvent notre soif de comprendre inassouvie. Rappelons que Duns Scot fait de la volition un concept central de sa réflexion. Prenant le contre-pied de Thomas d’Aquin, il la définit comme « causa subserviens » de l’Intellect, de sorte que, comme l’explique dans des pages lumineuses Hannah Arendt (La Vie de l’Esprit, t. 2, Le Vouloir, Paris, 1983, p. 147‑171), dans l’optique du Docteur subtil, l’Intellect devient simple faculté servante de la volonté. Arendt jugeait cette philosophie de la liberté intrinsèquement liée à la capacité humaine de vouloir ou de ne pas vouloir comme la plus audacieuse et la plus inventive avant celle de Kant.

3 Le plan de B. F. revient donc à suivre le fil directeur de ces idées associées aux noms des deux phares de la pensée franciscaine. Volonté, liberté, logique, ontologie, vie, anthropologie, jouissance intellectuelle sont les charnières de son exposé. Cependant, selon l’auteur, on ne peut saisir l’ampleur et la vérité de la pensée franciscaine que si l’on part de la Règle écrite par le fondateur de l’ordre : « la pensée franciscaine, c’est la compréhension de la règle » (p. 32). Voilà le dénominateur commun, que l’on prenne en compte la nature, ou le royaume des idées et celui des axiomes mathématiques. En tant qu’il est un « homo novus », appelant ses frères à vivre selon l’évangile, c’est-à-dire, insiste B. F., à vivre en faisant un « usage simple » de la vie, un usage simple et joyeux de la vie, saint François ouvre toutes grandes les portes d’une nouvelle perception des choses et des êtres. « La pensée spirituelle de François, c’est la Règle comme forme de vie des frères mineurs reçue librement : la sienne et celle de ses frères » (p. 31). La Règle, c’est la substance de la pensée franciscaine ; s’en détacher, c’est affaiblir cette pensée ; s’y attacher, c’est projeter l’ordre mineur dans le monde, au-delà des frontières du christianisme ; c’est faire de l’Évangile un évangile-monde, comme le théorise la théologie de la libération.

4 Nous atteignons ici la limite de l’exercice auquel se livre B. F., lui-même frère mineur. Il court dans tout son livre une veine apologétique qui en compromet l’équilibre. Ses engagements, sa foi l’emportent vers des sommets et un lecteur plus circonspect a du mal à le suivre dans tous ses cheminements. Pour ne prendre qu’un exemple de cette tendance générale, ramener Rabelais à son état de franciscain – ce qu’indéniablement il fut quelque temps – alors que d’aucuns voient son œuvre plutôt comme une des premières manifestations de la libre-pensée, a un je-ne-sais-quoi de gênant et de polémique. Certes, jeune encore, Rabelais s’est formé au grec chez les Cordeliers ; mais il ne resta guère dans l’ordre mineur, obtenant en 1524 d’un indult pontifical l’autorisation de passer des Franciscains aux Bénédictins de Maillezais ; plus tard, c’est en habit de prêtre séculier qu’il étudia la médecine et prit ses premiers grades. De le

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citer comme frère mineur (p. 76‑78, p. 113) nous paraît dès lors une sorte d’extrapolation tout à fait contestable. Plus préoccupant encore est le quasi-silence de B. F. sur le sujet du prophétisme et de l’eschatologie de lignée joachimite, fortement représentée chez les Franciscains de la fin du Moyen Âge (cf. Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Latter Middle Ages, A Study of Joachimism, Londres – Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1993). D’autre part, en concentrant sa recherche sur Duns Scot et Ockham, B. F. élude quelque peu la querelle de la Pauvreté, ne mentionnant Pierre de Jean Olivi (1248/1249‑1298) que dans le cadre de sa relation intellectuelle avec le Docteur subtil et le Docteur invincible (cf. l’index nominum, plus de trente-quatre citations). Enfin, puisqu’Ockham est l’objet de longues digressions, peut-on vraiment parler de « bévue » philosophique à propos de ces penseurs profanes qui écartent de leur réflexion son rapport à Dieu ? N’est-il pas logique et plutôt bienvenu qu’en bonne philosophie, on s’arrête là où commence la mystique ?

5 Les critiques que soulève ce livre et l’agacement suscité par ses partis pris ne doivent pas masquer la somme de travail accompli, que révèle la partie consacrée aux notes : abandonnant le ton de prêcheur qui ponctue plusieurs de ses envolées, F. B. s’y montre un érudit souvent précis et bien renseigné. L’ouvrage s’achève par une chronologie intellectuelle (p. 323‑435) qui, de 1215 à 2014, marque les étapes de l’activité spirituelle des frères et des sœurs de l’ordre mineur. Toutefois, pour une approche historique du franciscanisme, qu’il nous soit permis de préférer des travaux moins entachés d’a priori.

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Nicolas BALZAMO, Les Miracles dans la France du XVIe siècle. Métamorphoses du surnaturel Paris, Les Belles Lettres (« Le miroir des humanistes », 14), 2014

Marie Lezowski

RÉFÉRENCE

Nicolas BALZAMO, Les Miracles dans la France du XVIe siècle. Métamorphoses du surnaturel, Paris, Les Belles Lettres (« Le miroir des humanistes », 14), 2014, 22,5 cm, 528 p., 12 ill., 35,50 €, ISBN 978‑2-251‑34608‑3.

1 Issu d’une thèse de doctorat en histoire, ce livre offre la première vue d’ensemble sur les miracles dans la France du XVIe siècle. Par miracle, il faut entendre récit du miracle. Très rarement vécu directement par les fidèles, le prodige est en revanche prêché en chaire au quotidien, rapporté par la rumeur, divulgué par l’imprimé sous des formes qui évoluent très peu et qui enseignent la justice divine. Que deviennent ces récits rassurants et immuables dans une situation politique et confessionnelle particulièrement précaire ? La recherche de N. Balzamo a eu pour but d’apprécier « les changements induits dans le domaine du surnaturel par la Réforme » dans le contexte français (p. 20). Cette hypothèse commande l’organisation du livre et la construction de ses douze chapitres, qui balancent entre permanences et changements. Sans précipiter ses conclusions, l’auteur analyse avec beaucoup de finesse de nombreux récits, puisés dans un large éventail de sources, imprimées surtout (vies de saints, livres liturgiques, catéchismes, sermons, compilations de sanctuaires, occasionnels), mais aussi dans des chroniques et journaux, et dans quelques attestations manuscrites. Ce faisant, il approfondit peu à peu les analyses de Keith Thomas et de Robert Scribner sur la persistance des formes et des usages du miracle, malgré la Réforme et au sein même de la Réforme. Le plan de l’ouvrage souligne ce parti herméneutique : présentés dans les première et troisième parties, les invariants et les facteurs de stabilité encadrent les

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bouleversements, étudiés dans un deuxième temps. L’auteur refuse de plier ses observations à l’idée d’une rationalisation continue de la foi chrétienne.

2 La longue durée du miracle est explorée sous la forme de tableaux et de nombreuses typologies. Deux vastes panoramas présentent « l’héritage », vers 1500, et « le réenchantement du monde », autour de 1600. N. Balzamo insiste sur l’élaboration collective du miracle à partir de lieux communs. Événement en trompe-l’œil, le miracle est en réalité la reconnaissance et la réactualisation d’archétypes, tel le fameux motif du « pendu dépendu ». Le contexte flou de la plupart des récits les prête à un remploi constant. Ces canevas prédisposent à croire aux miracles contemporains. Selon la définition augustinienne, le miracle y est conçu comme un signe de la justice divine, qui restaure un ordre troublé, par opposition au prodige, qui ne présage rien de bon ni de clair (p. 48‑61). Cette « culture du miracle » repose sur la confiance partagée dans la capacité de Dieu à intervenir pour punir les méchants et récompenser les bons, et surtout pour guérir (p. 63‑82). Si instabilité il y a dans l’univers des miracles, c’est en raison de la très forte concurrence des intercessions pour parvenir à la grâce divine. Le paysage bigarré des sanctuaires français dépend d’un concours populaire variable, en fonction de la rumeur, de découvertes de reliques et de statues. Ce constat vaut en 1500 comme en 1600. Le même stock de récits apprend aux fidèles à reconnaître et à attendre le miracle : c’est, par exemple, le fonds de commerce de la bibliothèque bleue de Troyes. Les rites accomplis dans l’espoir d’une intervention divine restent, eux aussi, sensiblement les mêmes. Tout au long du siècle, le miracle est associé avant tout à la guérison. Précédé ou non de la formulation d’un vœu, le pèlerinage continue à reposer sur la confiance dans la source du surnaturel, relique ou image (p. 231‑262). Le temps n’est pas à l’examen de la nature du fait miraculeux, qui reste un signe, enseigné pour ses effets sur la vie des hommes. Il n’est pas encore à l’offensive de l’Église contre les « superstitions ». Or cette culture inchangée est celle de l’immense majorité des chrétiens. Elle est partagée entre les milieux et les états. À plusieurs reprises, N. Balzamo s’inscrit en faux contre les qualifications de « populaires » ou de « magiques » pour les rituels thérapeutiques chrétiens : cette « zone grise » entre licite et illicite est l’affaire de tous (p. 257 e. g.).

3 Dans ce monde en apparence immuable, la deuxième partie du livre introduit le « trouble ». Sous l’effet des conflits entre confessions, l’appréciation du surnaturel change en profondeur au cours du siècle. La lecture des signes miraculeux devient indissociable de la défense de la foi. Le point de départ est la « révolution théorique » des écrits de Luther et de Calvin (p. 109‑128). Quand la critique traditionnelle introduit le doute à la marge, les deux hommes martèlent que les miracles ont pris fin avec les temps apostoliques. Ruses de Satan pour l’un, expression d’un travers de l’homme (l’idolâtrie), pour le second, les miracles contemporains sont des supercheries fabriquées par l’Église de Rome. Luther et Calvin appellent ainsi à la destruction des supports de ces artifices et à la fin des sanctuaires. Or les troubles du royaume de France semblent soudain leur donner raison. À partir des années 1520, les progrès locaux de la Réforme donnent lieu à une montée des voix discordantes et aux premières destructions de statues. Vient surtout le grand événement du siècle, qui est le pivot du livre : une éclipse de miracles (p. 129‑154). En 1562, l’onde iconoclaste qui parcourt le royaume met Dieu en demeure d’intervenir, pour punir les contempteurs des images et des reliques. Mais rien de tel ne se produit. Pendant quelques mois, une suspension des miracles, inouïe dans un monde de signes évidents, plonge les fidèles dans le désarroi et

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suscite l’embarras des théologiens. Elle reste une énigme pour l’historien, car, dans les sources, l’absence du miracle vaut celle du sens. Cet ébranlement imprime une marque puissante aux prodiges du second XVIe siècle. La nouvelle fonction herméneutique du miracle est de distinguer entre la vraie et la fausse Église. Le miracle punit les hérétiques, récompense les catholiques et défend les vérités essentielles de la foi (eucharistie, culte des saints et des reliques, dévotion à la Vierge). Le miracle, qui était auparavant flou, ni daté ni situé, se singularise de plus en plus, il entre dans l’histoire. Pour les besoins de la polémique, sa publication s’accélère, sous la forme d’occasionnels qui privilégient les faits les plus récents (p. 183‑187). Le Diable lui-même est enrôlé dans les conflits : il est le véritable auteur des faux miracles catholiques pour les réformés, le porte-voix des idées hérétiques, pour les catholiques (p. 155‑178). Comme le montre N. Balzamo dans plusieurs études de cas – telle l’étude des prodiges du sanctuaire des Ardilliers, près de Saumur, une citadelle réformée (p. 203‑218) –, le miracle contribue à définir localement les rapports de force entre communautés.

4 L’embrigadement du surnaturel dans les luttes confessionnelles rend l’exercice de la critique impossible. Il n’est qu’à lire les pages remarquables consacrées au contrôle des miracles pour le comprendre (p. 263‑281) : très rares, les enquêtes sont motivées par des enjeux de pouvoir pour la gestion des sanctuaires, ou par la lutte confessionnelle. Les clercs ou les laïcs chargés de l’examen sont convaincus a priori du caractère surnaturel des faits. Ils entendent seulement le manifester avec le plus d’éclat possible. Tout au plus peut-on remarquer le développement d’une hagiographie où le miracle est plus discret, mais le modèle du saint thaumaturge reste prédominant. Quant aux protestants, agents supposés de la rationalisation, ils n’échappent pas au miracle, réintroduit par le providentialisme et appliqué à tous types d’événements (p. 193‑199). En outre, la négation radicale du miracle thérapeutique ne laisse aux calvinistes d’autre alternative que l’« idolâtrie » catholique pour soulager leurs peines et ce, malgré la dureté des condamnations des consistoires (p. 301‑309).

5 À rebours du « désenchantement du monde », selon la fameuse formule de Max Weber, N. Balzamo met donc en évidence une surenchère de surnaturel dans le XVIe siècle français, commune aux catholiques et aux protestants. Le progrès de l’esprit critique ne se vérifie nulle part, pas même sous la plume d’un Montaigne ou d’un Pierre de l’Estoile (p. 293‑300). La question reste ainsi ouverte à la fin du livre : comment bascule-t‑on d’une culture partagée du miracle à la stigmatisation des « superstitions », et de sa conception apologétique à son auscultation métaphysique ? Pourrait-on envisager un lien entre la saturation herméneutique du XVIe siècle et le vacillement de la croyance observé à partir de la fin du XVIIe ? En conclusion, N. Balzamo reste prudent et met plutôt en avant la perte progressive du rôle thérapeutique de l’Église. Car la généalogie de cette déprise n’est pas son propos. Son enquête dans les récits dresse un monde empli de signes, c’est-à-dire de confiance, un monde qui s’arc-boute farouchement sur la certitude de la justice divine, après le vide angoissant de 1562. Le « voyage au pays des miracles » a désormais son guide de référence.

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AUTEURS

MARIE LEZOWSKI Centre Roland-Mousnier (Université de Paris-Sorbonne), École française de Rome, Milan.

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Véronique FERRER, Exercices de l’âme fidèle. La littérature de piété en prose dans le milieu réformé francophone (1524‑1685) Genève, Droz, (« Travaux d’Humanisme et de Renaissance », 524), 2014

Audrey Duru

RÉFÉRENCE

Véronique FERRER, Exercices de l’âme fidèle. La littérature de piété en prose dans le milieu réformé francophone (1524‑1685), Genève, Droz, (« Travaux d’Humanisme et de Renaissance », 524), 2014, 24,5 cm, 376 p., 65 €, ISBN 978‑2-600‑01746‑6.

1 L’ouvrage de Véronique Ferrer partage avec son objet le souci de transmettre un savoir tout en s’adressant aussi à la sensibilité du lecteur. L’instrument permet de s’orienter dans un massif de textes de piété réformée écrits en français, sur deux siècles, de la diffusion du luthéranisme en milieu francophone à la révocation de l’édit de Nantes. Écrite dans une langue élégante, l’étude est d’une lecture fluide et agréable, qui la rend accessible aux spécialistes des divers domaines que son objet intéresse : historiens du christianisme, en particulier de la naissance et du développement de la Réforme en Europe, spécialistes de littérature française humaniste, historiens du livre. Les érudits chevronnés tout comme les étudiants novices trouveront matière à actualiser, compléter et préciser leurs connaissances. Neuf chapitres de trois cents pages sont complétés par la table des matières de deux amples traités de préparation à la mort (Goulart, 1606 ; Drelincourt, 1651), une bibliographie générale, une utile bibliographie chronologique des éditions originales identifiées et un index des principaux auteurs commentés.

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2 Sous l’angle documentaire, cette étude des livres de piété en prose, en français et en milieu réformé, pour les XVIe et XVIIe siècles approximativement, établit des perspectives synthétiques inédites. Elle identifie au sein du livre religieux un ensemble d’ouvrages en langue vernaculaire défini par son ambition pratique séculière – livrer une interprétation surnaturelle des affects et christianiser les comportements – plutôt que par une ambition spéculative ou contemplative servant un projet ecclésial. Les choix qui régissent l’établissement du corpus tendent à concentrer l’étude sur une pratique d’écriture, de laquelle résulte un genre de texte instable : la méditation biblique, adaptée aux circonstances historiques communautaires et individuelles (chap. 1‑5). La paraphrase en prose des psaumes, à laquelle deux chapitres sont consacrés (3 et 4), en serait l’accomplissement littéraire exemplaire. Différentes séries de livres en lisière du projet sont exclues : les ouvrages de piété en latin (parfois mentionnés lorsqu’ils sont ensuite traduits), les traductions, en général, à partir d’autres langues vernaculaires, les commentaires bibliques à dominante exégétique, les nombreux livres de piété en vers. De fait, il apparaît souvent dans les notes infrapaginales qu’aucun écrit religieux à cette date ne saurait être dépourvu de valeur pratique et de fonction pieuse, notamment si le public visé n’est pas celui des professionnels de la foi. Certains textes sont donc plus représentatifs que d’autres du « livre de piété réformé », en fonction de ce qui reste une étiquette commode par provision. Pour certaines périodes, il existe des instruments bibliographiques identifiant les livres étudiés, notamment pour les débuts de la Réforme jusqu’à l’installation des Églises réformées à la fin du XVIe siècle (Chaix, Dufour, Moeckli, 1966 ; Higman, 1996 ; Gilmont, 2006). L’étude de V. Ferrer augmente nos connaissances d’une lecture synthétique de ces ouvrages, d’un cadrage générique et de précisions sur les relations intertextuelles qu’ils entretiennent entre eux. Au fil des deux siècles, nous voyons ainsi un corpus dévot rédigé le plus souvent par des pasteurs se constituer de manière cumulative. Le dépouillement mené par V. Ferrer est concomitant de la réémission sous forme numérique d’un grand nombre des textes étudiés. Son positivisme sans pesanteur érudite permet au lecteur de s’orienter parmi cette somme de textes récemment rendus plus accessibles.

3 L’approche retenue est celle d’une « histoire littéraire du livre de piété en prose dans le milieu réformé européen francophone ». Un essai de périodisation met en évidence des dominantes éditoriales au cours des deux siècles (p. 16‑19) : les années 1524‑1566 sont celles de la naissance d’une pastorale réformée par le livre de piété et de la création d’un public ; les années 1574‑1630 voient l’affirmation du livre de piété parmi d’autres livres de la librairie protestante à dominante plus doctrinale et didactique ; entre 1630 et 1685, la pastorale par le livre double, voire complète la prédication homilétique et le rite liturgique. Certains aspects du programme annoncé par l’auteur laissent attendre des développements sur l’histoire de la fabrication du livre, sa diffusion et sa réception. Si le travail de composition et de mise en recueil est pris en considération, l’approche matérielle reste limitée : le travail dans l’atelier de l’imprimeur, la médiation des éditeurs, la notion de marché éditorial, le réseau de diffusion en Europe et au-delà, la chronologie des rééditions et de la rémanence des livres dans les lectures du public, la circulation en milieu catholique, ainsi que les occurrences repérables de la réception effective ne sont pas traités de façon systématique. Sur ces points, le chapitre 8 offre des aperçus suggestifs à partir de la figure du pasteur auteur. Sur la question de la réception, la construction rhétorique de la figure du lecteur ainsi que l’étude des destinataires des livres (chap. 9) suscitent la curiosité sur le public d’élite identifié et la

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lecture effective des volumes. Ils pourraient être cernés en première approximation à partir des inventaires après décès, ainsi que par d’autres traces de réception sous la forme d’imitations ou de textes d’éloge (poèmes brefs encomiastiques, par exemple).

4 L’approche d’histoire littéraire mise en œuvre s’efforce en fait de situer dans un contexte historique (politique, religieux, social, littéraire) non pas le livre, mais des pratiques d’écriture. Les choix rhétoriques et poétiques font l’objet d’un examen destiné à mettre à l’épreuve la validité du concept d’identité confessionnelle en matière littéraire (p. 25). Ce sont donc les formes de la prose méditative en milieu réformé qui sont scrutées avec une attention inédite. Le paradoxe apparent de la piété calviniste est rappelé dès l’introduction : à quoi bon des exercices dévots si aucun acte de vertu naturelle ne saurait permettre le salut du fidèle ? La piété participe en fait elle-même de la grâce obtenue sans mérite, par miséricorde. La foi vécue est déchiffrée comme un signe de la justification et de l’élection individuelle, manifestant ainsi une communauté d’élus. Dans ce cadre anthropologique calviniste, l’ensemble des écrits de piété participe d’une lecture actualisante de la Bible, livrant une herméneutique tant du texte que du méditant, dans une « démarche exhortative » pastorale de portée individuelle et communautaire.

5 Cet essai de critique confessionnelle examine globalement la pratique de la « langue de Canaan » (chap. 7), « artefact stylistique servant d’identifiant confessionnel » (p. 245). Au long des manuels et des sommes livresques, on note que la lecture morale de l’histoire contemporaine se fait au filtre des épîtres de l’apôtre Paul : elles donnent aux persécutions la valeur de tribulations pédagogiques façonnant les vertus de patience et d’espérance, et de signes d’élection. Au croisement du genre antique et patristique de la consolation d’une part et des traités de préparation à la mort d’autre part apparaît l’ampleur d’une pastorale réformée de la compassion : voir notamment les écrits de L’Espine, Goulart, Taffin, Merlin, Du Moulin, Comble, Durant, Drelincourt dans le chapitre 2. Les morceaux de bravoure que sont les études réunies dans les chapitres 3 et 4 sur les méditations psalmiques en prose (publiées de 1583 à 1630) interrogent la littérarisation du discours religieux. Depuis la fin du siècle dernier, le lecteur redécouvre ces méditations sur les psaumes à travers leur réédition critique et seules manquent encore provisoirement celles de La Roche-Chandieu et de Pellisson. Le parcours des textes de La Roche-Chandieu, Bèze, Duplessis-Mornay, Sponde et Aubigné offre un panorama contrastif et nuancé de leurs pratiques d’écriture : choix des modèles rhétoriques, variété de l’expression pathétique, actes de langage religieux sont scrutés pour chaque texte. Les pages consacrées aux textes de Sponde (p. 151‑162) soulignent ainsi la singularité de sa « fureur méditative », de laquelle il résulte que le psaume « donne le branle à la parole méditative sans pour autant l’habiter ». Il apparaît que Sponde ne médite pas en pasteur, ce qu’il n’est pas, mais en homme de Lettres. Poéticien commentateur d’Homère, modifiant de la sorte « le contrat spirituel et pastoral du méditant, sans pour autant dénaturer sa foi », il fait de sa personnalité littéraire un signe d’élection.

6 L’entreprise éditoriale réformée des XVIe et XVIIe siècles paraît compenser la récusation des médiations traditionnelles en donnant au fidèle le modèle d’une langue qui soit centrée autant sur Dieu que sur l’individu. Les analyses fouillées de V. Ferrer rendent justice à la dimension tant anthropologique que spirituelle de cet usage religieux des Lettres.

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AUTEURS

AUDREY DURU Université de Picardie – Jules Verne, Amiens.

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Pierre DE BÉRULLE, Œuvres complètes, t. 12. Correspondance [IV]. Lettres (616‑848), texte établi et annoté par Blandine DELAHAYE Paris, Les Éditions du Cerf (« Oratoire de Jésus »), 2015

Mariel Mazzocco

RÉFÉRENCE

Pierre DE BÉRULLE, Œuvres complètes, t. 12. Correspondance [IV]. Lettres (616‑848), texte établi et annoté par Blandine DELAHAYE, Paris, Les Éditions du Cerf (« Oratoire de Jésus »), 2015, 19,5 cm, 524 p., 35 €, ISBN 978‑2-204‑10587‑3.

1 Au début du XVIIe siècle, en citant Pierre de Bérulle parmi les hommes « bien spirituels » de son temps, François de Sales soulignait : « Il est tout tel que je saurais désirer être moi-même, […] mais il y a ce mal, c’est qu’il est extrêmement occupé ». Ces quelques mots, qui résument à merveille la personnalité de cet homme contemplatif tourné vers l’action qu’était Pierre de Bérulle, peuvent nous introduire dans l’atmosphère du quatrième volume de la Correspondance du fondateur de l’Oratoire de France qui regroupe 232 lettres (de la lettre 616 à la lettre 848) couvrant la période qui va de mi- juin 1625 à fin décembre 1627.

2 Ce sont des années cruciales qui, comme le témoignent ces lettres, voient Pierre de Bérulle engagé sur plusieurs fronts : organisateur de l’expansion des maisons de l’Oratoire qu’il avait fondé en 1611, il est également visiteur des carmélites qu’il avait introduites en France en 1604 ; partisan actif de la Contre-Réforme, homme d’État jouant un rôle de premier plan dans l’entourage de Marie de Médicis, il est le chef de file du parti dévot opposé à la politique du cardinal de Richelieu. En effet, en parcourant ces lettres qui nous font découvrir un Bérulle diplomate on oublie presque

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que cet homme habile, mais prudent et discret, qui avait négocié une dispense papale pour le mariage d’Henriette de France avec le dauphin anglican Charles Ier et qui avait suivi avec attention les préparatifs du siège de La Rochelle ou encore les événements liés à la guerre en Valteline, était aussi – et surtout – l’auteur d’une œuvre théologique et spirituelle monumentale parcourue d’un souffle mystique.

3 Ces lettres sont également l’occasion de saisir l’acception ambivalente de la notion d’« état » sous la plume de Bérulle, véritable leitmotiv de toute son œuvre tant spirituelle que diplomatique. Employé pour décrire l’adhésion aux mystères de Jésus- Christ, dans les écrits spirituels du fondateur de l’Oratoire le mot « état » perd l’acception juridique que l’on retrouve dans les lettres qu’il rédige en tant que conseiller d’État.

4 Ce quatrième volume de la nouvelle édition de la Correspondance de Pierre de Bérulle ne manquera donc pas de susciter l’attention des historiens de l’Église et de la spiritualité de l’époque moderne, car en plus de viser à se substituer à l’édition, désormais introuvable, de Jean Dagens (Paris, Desclée de Brouwer/Louvain, Bureaux de la Revue, 1937‑1939, 3 tomes), elle offre plusieurs lettres inédites remarquables en raison de leur intérêt historique. C’est le cas notamment d’une bonne partie de la correspondance passive contenue dans ce tome (voir par exemple les lettres 740‑753, 756‑775 parmi lesquelles figurent les noms du pape Urbain VIII et des cardinaux Francesco Barberini et Bernardino Spada) qui témoigne des qualités de diplomate et de négociateur de Pierre de Bérulle ainsi que de l’estime et de la considération dont il jouissait auprès des Grands de son temps.

5 Soulignons néanmoins que si d’une part elles nous font découvrir le talent de diplomate du cardinal Pierre de Bérulle, d’autre part ces lettres nous font aussi saisir toutes les limites et la fragilité de sa position politique anti-protestante. Comme l’a remarqué Robert Descimon dans sa préface à l’ouvrage de Stéphane-Marie Morgain, La théologie politique de Pierre de Bérulle (Paris, Publisud, 2001), l’action de Bérulle était guidée par « une obsession théologico-politique », à savoir « la réduction de “l’hérésie” protestante ». Il nous semble par ailleurs intéressant d’évoquer qu’environ soixante ans plus tard Madame Guyon, à l’origine d’un mouvement politique et religieux utopique né au cœur de la Cour de Versailles, avait su rassembler catholiques et protestants d’horizons et de lieux différents sous l’égide d’un seul « Maître », à savoir le « Pur Amour ». Peut-être Bérulle lui-même avait-il compris que la caritas était le seul moyen pour atteindre la paix et l’unité au sein des différences. Aumônier d’Henriette de France, désormais épouse du roi Charles Ier, c’est en 1625, durant son séjour en Angleterre, que Bérulle, malgré ses occupations diplomatiques, se sent poussé à rédiger « quelque chose de la Madeleine » (L 626, p. 35), à savoir un texte d’une rare beauté, l’ Élévation sur sainte Madeleine, où il était question de « cet amour » qui « fait vivre dans la mort et mourir dans la vie, et au lieu que la mort sépare et n’unit pas et la vie unit et ne sépare pas, cet amour unit et sépare tout ensemble » (OC vol. 8, Cerf, 1996, p. 470).

6 En conclusion, rappelons que le texte de ces nombreuses lettres a été établi et annoté par l’historienne Blandine Delahaye, qui avait déjà co-édité avec le Père Michel Dupuy († 2011) les trois premiers volumes de la Correspondance (t. 9 : 2006 ; t. 10 : 2010 ; t. 11 : 2011). Sur l’édition à proprement parler et l’apparat critique la Revue de l’histoire des religions se réserve de revenir dans une livraison ultérieure. Comme dans les tomes précédents ce quatrième volume est enrichi d’une table de correspondance entre l’édition « Dagens » [D] et cette « Nouvelle Édition » [NE]. Nous regrettons néanmoins

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l’absence d’un index des noms (c’est d’ailleurs un défaut qui caractérise aussi les trois premiers tomes) qui aurait sans doute permis au lecteur de mieux se repérer. Afin d’explorer en profondeur la richesse de ce corpus, il serait donc très souhaitable que le dernier volume (vol. 13) qui clôturera la quatrième série des Œuvres complètes soit accompagné d’un index rerum et nominum concernant l’ensemble des cinq tomes de la Correspondance du fondateur de l’Oratoire de France. Il faut également souhaiter que cette publication encourage de nouvelles études autant sur le rôle politique joué par Pierre de Bérulle dans l’histoire du catholicisme post-tridentin que sur le rapport de la spiritualité (et de la mystique) au corps social et politique.

AUTEURS

MARIEL MAZZOCCO Université de Genève.

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Jan ASSMANN, Religio Duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens, traduit de l’allemand par Jean-Marc TÉTAZ Paris, Aubier (« Collection Historique »), 2013

Laurent Coulon

RÉFÉRENCE

Jan ASSMANN, Religio Duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens, traduit de l’allemand par Jean-Marc TÉTAZ, Paris, Aubier (« Collection Historique »), 2013, 24 cm, 412 p., 32 €, ISBN 978‑2-7007‑0427‑3.

1 Après Moïse l’Égyptien (2001) et La Flûte Enchantée (2005), cet ouvrage, qui constitue la version remaniée d’un livre paru en allemand en 2010, s’inscrit dans le prolongement des travaux de l’auteur sur la réception de l’Égypte ancienne aux XVIIe-XVIIIe siècles, particulièrement dans le contexte culturel de la franc-maçonnerie viennoise. Ses théoriciens se sont en effet appuyés sur une tradition selon laquelle l’Égypte aurait fondé la « religion double », séparant les cultes accessibles à tous d’une vérité divine réservée à une élite. En enquêtant sur cette filiation idéologique, l’auteur élargit la perspective pour déterminer l’usage qui a pu être fait de cette dualité dans l’histoire des idées depuis l’Antiquité. La notion de religio duplex, empruntée à Th. L. Lau, sert à l’auteur de concept central pour étudier les différentes étapes d’élaboration d’une distinction fondamentale, ou plus exactement d’une série de distinctions : celles qui séparent, selon des lignes de partage variées, religion naturelle, fondée sur la raison, et religion révélée, fondée sur la foi ; religion élitaire et religion populaire ; religion ésotérique, réservée à des initiés, et religion exotérique, accessible au commun. L’ouvrage est divisé en deux grandes parties : la première retrace chronologiquement

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comment la notion de « religion double » a été appliquée au polythéisme (ou cosmothéisme) antique depuis l’Antiquité jusqu’aux Lumières ; la seconde est un recueil de « Matériaux sur la recherche maçonnique à propos des Mystères », dans lequel l’auteur analyse de nombreux écrits francs-maçons sur les religions antiques, en partie publiés par le Journal für Freymaurer dans les dernières décennies du XVIIIe siècle.

2 Le dualisme que les penseurs des XVIIe-XVIIIe siècles croient être constitutif de la religion égyptienne est en premier lieu mis en regard des sources égyptiennes elles-mêmes. L’auteur peut aborder cet aspect de première main en s’appuyant sur ses travaux antérieurs sur la théologie et l’idéologie pharaoniques. Pour lui, si la religion égyptienne ne peut être caractérisée comme une religion double (sauf à considérer la distinction établie entre le cultuel et l’extra-cultuel, le visible et l’invisible, comme cela est précisé dans la conclusion), l’évolution qu’elle connaît tardivement, à partir de la domination ptolémaïque, crée les conditions d’une telle interprétation de la part des penseurs grecs s’appuyant sur certains écrits des prêtres égyptiens eux-mêmes. L’un des artisans d’une telle « confabulation » gréco-égyptienne est Jamblique qui, dans ses Mystères Égyptiens, expose fidèlement le principe de la théurgie des ritualistes égyptiens, fondée sur le secret et les pouvoirs d’une écriture et d’une langue hiéroglyphiques issues des dieux. Le fonctionnement des liturgies égyptiennes s’appuyait en effet sur l’« interprétation sacramentelle » du sens littéral des éléments du rite en un sens mystique, le niveau sémantique du monde des dieux présupposant un savoir et une initiation. La spécialisation tardive des écritures hiéroglyphique et hiératique dans le domaine religieux (alors que le démotique servait principalement à l’administration) ainsi que l’exploitation des possibilités iconiques des hiéroglyphes dans leur évolution « ptolémaïque » ont poussé les Grecs à les associer trop exclusivement à une forme de communication ésotérique. Les néoplatoniciens se réfèrent ainsi aux mystères égyptiens comme à un processus d’initiation à une vérité voilée, accessible seulement par une « allégorèse » du monde et une connaissance du secret des hiéroglyphes. Pour eux, la nature figurative de ceux-ci permettait une « communication iconique compacte » avec le divin en déchiffrant les images (et non un message linguistique). Leur interprétation comme des images de la nature a été largement diffusée à travers les écrits d’Horapollon, auteur grec du Ve siècle après J.-C. redécouvert par la grammatologie occidentale au XVe siècle.

3 J. Assmann montre bien que la question du « double sens des signes » est au cœur de la notion de « religion double » telle qu’elle s’élabore dans la pensée occidentale à partir du XVIIe siècle. Mais il fait aussi remonter les prémices de cette réflexion aux écrits de Moïse Maïmonide, qui, dès le XIIe siècle, présente une image de la religion juive « à double fond », la ruse divine masquant provisoirement à la masse la vérité d’un dieu incorporel seulement accessible à l’élite. Cette notion de « voile » jeté sur la révélation divine pour des raisons historiques et sociales (l’homme du commun a besoin de rites et d’images) a été développée à partir du XVIIe siècle par J. Spencer, qui voit dans la religion égyptienne le premier modèle de religion double. Cette perspective est prolongée à la même époque par R. Cudworth qui s’appuie sur sa lecture des textes néoplatoniciens, et notamment ceux de Jamblique, pour faire de l’Égypte le lieu de naissance d’un cosmothéisme, qui se serait ensuite répandu comme une « arcane theology » du christianisme. Parallèlement, certains penseurs, tels J. Toland, dénoncent la « théologie politique » (qui recouvre l’ensemble des institutions cultuelles) et ses prophètes comme des falsifications de la religion naturelle. Au XVIIIe siècle,

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W. Warburton réhabilite néanmoins la religion double comme système politique, en montrant qu’à côté de la fiction de la religion populaire, utile pour guider les masses, l’initiation, fondée sur le secret, doit guider vers la doctrine de l’unité les futurs dirigeants. Fr. Schelling a poursuivi cette réhabilitation en montrant la complémentarité de la vérité symbolique transmise par la mythologie et de l’idée abstraite rendue accessible par les mystères. La religion double est vue comme une phase transitoire entre l’unité originelle et la réunification future de la religion et de la philosophie.

4 Sur cet arrière-plan intellectuel, l’auteur voit dans le développement des sociétés secrètes au XVIIIe siècle le prolongement de la dichotomie ressentie entre la société et le pouvoir d’une part et la quête d’une vérité fondée sur la raison et la justice d’autre part. Pour les différentes loges de la franc-maçonnerie viennoise, l’initiation à la vérité ne peut se faire qu’à travers un savoir ésotérique, dont les « mystères d’Isis » sont le paradigme. L’Égypte est ainsi considérée comme la patrie de la franc-maçonnerie scientifique, et les études sur les mystères égyptiens publiées dans le Journal für Freymaurer montrent à quel point est poussé le souci d’identification, « à la recherche d’une origine à laquelle se rattacher, d’un paradis perdu à retrouver, d’un projet à poursuivre » (p. 214). C’est la Flûte enchantée de W.A. Mozart et E. Schikaneder qui reste l’expression la plus fameuse de cette conception égyptisante du « mystère franc- maçon ». Les travaux de C. de Pauw ont par ailleurs conduit les francs-maçons à voir l’Égypte comme une civilisation où les installations souterraines secrètes jouent un rôle majeur. Selon J. Assmann, ils auraient pris à tort les hypogées funéraires pour des lieux cultuels où se déroulaient les mystères ; mais, si ce que ces auteurs nomment « syringes » recouvre effectivement aussi des tombes, il existait bien néanmoins en Égypte des installations cultuelles souterraines (telles les catacombes osiriennes), et l’exemple d’Abydos montre que certaines tombes royales avaient été déjà, à l’époque pharaonique tardive, considérées comme des tombeaux d’Osiris. L’importance qu’avaient ces lieux de culte souterrains pour les Égyptiens a pu être transmise par la tradition grecque. Ainsi, dans un passage de l’Éloge de la calvitie de Synésios de Cyrène (cité p. 71), celui-ci décrit des prêtres égyptiens qui « descendent dans les grottes sacrées où ils pratiquent en secret leur affaire ». Cette remarque corrobore en définitive l’idée défendue ailleurs par J. Assmann selon laquelle les penseurs grecs ont servi de relais entre les réalités égyptiennes et leur interprétation par l’Aufklärung.

5 L’essai se conclut sur le cosmopolitisme défendu par les francs-maçons, pour qui une même vérité sous-tend toutes les religions, idée qu’ils trouvaient déjà incarnée dans l’Antiquité par la figure de l’Isis universelle. En dépassant le thème des mystères et en mobilisant les idées de G.E. Lessing, de M. Mendelssohn et de J.G. Herder, selon lesquels chaque religion doit reconnaître le droit d’accès des autres au divin, J. Assmann voit dans la religio duplex un concept d’actualité, impliquant tolérance et reconnaissance réciproque des croyances.

6 Au-delà donc du propos initial centré sur la franc-maçonnerie, ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage d’une très grande densité, à la fois érudit et limpide, que d’être parvenu à tracer depuis l’Antiquité une des voies du débat intellectuel autour d’une tension constitutive des religions, celle entre institutions visibles, contingentes, et prétentions à une vérité invisible, universelle. Un autre est d’avoir souligné à quel point la religion de l’Égypte ancienne a occupé une place majeure dans le discours des penseurs modernes sur cette question.

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AUTEURS

LAURENT COULON École Pratique des Hautes Études.

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Chantal VERDEIL (dir.), Missions chrétiennes en terre d’islam. Moyen- Orient, Afrique du Nord (XVIIe-XXe siècle). Anthologie de textes missionnaires Turnhout, Brepols, (« Anthologies missionnaires »), 2013

Catherine Mayeur-Jaouen

RÉFÉRENCE

Chantal VERDEIL (dir.), Missions chrétiennes en terre d’islam. Moyen-Orient, Afrique du Nord (XVIIe-XXe siècle). Anthologie de textes missionnaires, Turnhout, Brepols, (« Anthologies missionnaires »), 2013, 24 cm, 407 p., 50 €, ISBN 978‑2-503‑52649‑2.

1 Le titre ambitieux de cette anthologie, publiée dans une collection d’anthologies missionnaires, est nuancé par le sous-titre. Il ne s’agit pas de tout l’Islam, mais du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord : territoires déjà vastes, auxquels une anthologie complémentaire pourrait adjoindre l’Inde, dont on voit l’importance par allusion p. 125, l’Indonésie et l’Asie centrale labourée de longue date par des missionnaires russes orthodoxes. L’originalité du présent volume est de joindre à l’Empire ottoman et à ses États successeurs l’Iran (plus exactement l’Azerbaïdjan iranien) et le Maghreb : ces missions moins étudiées que celles du Proche-Orient présentent des traits spécifiques, dont les missionnaires sont d’ailleurs conscients. Quant à la période signalée par le sous-titre (XVIIe-XXe siècle), elle se concentre en fait sur l’âge d’or des missions au Moyen-Orient, soit des années 1880 aux années 1930. Le livre ne comprend pas de textes postérieurs à la Seconde Guerre mondiale : sont ainsi laissées de côté la pensée et l’action de certains missionnaires ou figures du christianisme oriental à Vatican II –

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leur importance dans la réflexion sur l’islam n’est évoquée, rapidement, que dans l’introduction. Le passage d’Henri Lammens à Louis Massignon, de Jaussen à Anawati est pourtant un des grands moments du XXe siècle dans le rapport des missions à l’islam, et plus généralement de l’Église catholique à l’islam. Des communications évoquent des scansions similaires dans l’histoire des missions protestantes.

2 Les missions ici étudiées sont en effet toutes protestantes et catholiques, et plusieurs communications (Hellot-Bellier, Summerer-Sanchez) s’appliquent à évoquer les deux : notable effort par rapport au cloisonnement caractéristique des études du passé, souvent cantonnées dans un seul camp confessionnel. Un regret toutefois : aucune place n’a été réservée aux missions russes orthodoxes qui jouèrent un rôle décisif à l’heure où leurs pèlerins déferlaient en Palestine, tandis que leurs missionnaires servaient de modèle en même temps que de repoussoir à la reconquête islamique par les réformistes de l’Asie centrale.

3 Le livre est d’une présentation et d’une lecture constamment agréables, en dépit de coquilles assez nombreuses, dont certaines sont choquantes (beaucoup de « s » indus, comme à quatre reprises à la fin du pronom personnel « leur », p. 299‑302 et p. 334). Sur le fond, le volume sera un excellent compagnon pour le spécialiste des missions peu au fait du Moyen-Orient, pour le spécialiste des missions dans une région donnée, mais désireux de comparatisme, enfin pour le spécialiste du Moyen-Orient peu au fait de l’histoire des missions : grâce à ce volume, ce dernier ne pourra qu’apprécier l’exceptionnelle richesse des sources en question. Chacun des sept auteurs propose une présentation synthétique (notamment chez Kieser et Verdeil) ou analytique (parfois abusivement comme chez Florence Hellot-Bellier), mais qui veille toujours à unir mise en situation politique, histoire générale des missions et commentaire – groupé ou filé – des textes proposés.

4 Le sujet est sensible, il l’a toujours été : ainsi, signale Christian Chanel, l’accès aux archives de la société des missionnaires suédoises (KMA), ayant trait à la Tunisie, s’est restreint. Ainsi s’explique l’absence de l’Égypte dans le volume, due aux circonstances politiques actuelles : le caractère délicat des sources missionnaires dans une Égypte dominée par les Frères musulmans lors de la publication de l’anthologie a dissuadé les jésuites d’Égypte d’autoriser la publication de leurs archives. On aurait peut-être pu recourir à d’autres sources soit publiées (ce qui aurait contrevenu à la logique éditoriale du volume, attentif à présenter des sources inédites), soit situées dans des dépôts d’archives moins compromettants, par exemple à la Congrégation pour les Églises orientales, soit encore en passant hardiment à la présence actuelle de missionnaires en Égypte.

5 L’ensemble est déjà très riche : on y mesurera aussi bien l’importance des missionnaires pour l’histoire des sociétés locales avec Chantal Verdeil citant de passionnantes descriptions ethnographiques au pays alaouite, que pour l’histoire des chrétiens d’Orient : les chrétiens de Syrie-Liban avec les jeux d’influence entre patriarches, évêchés, recours à Istanbul, consuls français sont présentés par Bernard Heyberger pour les XVIIe et XVIIIe siècles, en puisant dans sa thèse parue voici vingt ans et rééditée cette année par l’École française de Rome. Sources missionnaires décisives pour l’histoire des Arméniens : Hans-Lukas Kieser reprend brillamment ses travaux sur les missionnaires protestants en Anatolie et au Kurdistan, dont les espoirs furent si amèrement déçus par les massacres des Arméniens en 1894‑1896, puis par le génocide. L’école et le dispensaire sont les principaux lieux où agissent les missionnaires en terre

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d’islam : on croise ici l’histoire de l’enseignement (Florence Hellot-Bellier sur les méthodes pédagogiques des missions en Iran) et l’histoire de la médecine (Claire Fredj qui croise ici, et élargit, le travail pionnier de Karima Dirèche sur les chrétiens de Kabylie), mais souvent les deux vont de pair, comme à Naplouse dont Karène Summerer-Sanchez évoque le cas. Dans la plupart des communications, on sent à quel point les missionnaires sont particulièrement attentifs aux femmes dont ils déplorent le sort dans des sociétés patriarcales et dans des familles souvent misérables. Sources essentielles sur l’histoire des femmes et des enfants en terre d’islam, les textes des missionnaires évoquent mariages, femmes battues, veuvage et divorces, orphelines, mères-courage, mais aussi sortie progressive des femmes dans l’espace public, même à Bizerte en Tunisie, et parfois des figures singulières et attachantes réussissant à construire leur vie dans des circonstances difficiles. Les textes extraordinaires de la mission suédoise à Bizerte, repris ici par Christian Chanel, sont aux confins de la micro- histoire : histoire d’une poignée de femmes dont les missionnaires suédoises retracent minutieusement, avec sentimentalisme mais aussi lucidité, les états d’âme sur plusieurs décennies. Histoire d’un jeune couple de convertis, Azzedine et Aïcha, dont les lettres des missionnaires retracent toutes les étapes – une histoire dont il n’y a aucune conclusion à tirer.

6 Le volume – c’est là sa réussite principale – est attentif à ne pas laisser une de ces nombreuses pistes de recherche empiéter à l’excès sur la question qui reste centrale, celle de la mission : était-il possible de convertir des musulmans ? Pourquoi et comment nos missionnaires y ont-ils renoncé (cas le plus fréquent) ou non (mission jésuite chez les Alaouites et surtout mission protestante en Tunisie) ? L’attention particulière des missionnaires aux marginaux de l’islam (nusayrîs et alaouites) avait fait l’objet d’un précédent volume auquel plusieurs auteurs de notre anthologie ont également contribué : L’islam des marges. Mission chrétienne et espaces périphériques du monde musulman (XVIe-XXe siècles), dirigé par Bernard Heyberger et Rémy Madinier, paru en 2011. Comme dans ce précédent volume, on devine l’importance de l’action et du discours des missionnaires pour l’histoire de l’islam lui-même : le rôle fondamental des grandes traductions (catholiques et protestantes) de la Bible en arabe, comme la première traduction en persan de l’Ancien Testament par Henry Martyn ont été des moments marquants de l’histoire du XIXe siècle ; l’insistance des protestants sur la Bible partout distribuée et dans toutes sortes de langues fut bientôt, et involontairement, incitation indirecte à l’impression et à la diffusion à grande échelle, finalement à la traduction, du Coran, un des grands phénomènes du XXe siècle.

7 On voit les pistes ouvertes par ce recueil comme par les auteurs qui l’ont composé. L’introduction solide et énergique qui l’inaugure, écrite par Chantal Verdeil, servira de base utile pour des croisements ultérieurs avec d’autres sources possibles (histoire de l’architecture et du paysage urbain avec la construction d’églises et de bâtiments à une échelle tout à fait inédite depuis le haut Moyen Âge ; documents iconographiques), et enfin pour le grand effort déjà entamé et qui reste à accomplir dans les décennies qui viendront : lorsque la chose est possible, croiser « à parts égales » sources missionnaires et documentation vernaculaire.

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AUTEURS

CATHERINE MAYEUR-JAOUEN Institut national des langues et civilisations orientales.

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Tine VAN OSSELAER, The Pious Sex. Catholic Constructions of Masculinity and Feminity in Belgium, c. 1800‑1940 Leuven, Leuven University Press, 2013

Matthieu Brejon de Lavergnée

RÉFÉRENCE

Tine VAN OSSELAER, The Pious Sex. Catholic Constructions of Masculinity and Feminity in Belgium, c. 1800‑1940, Leuven, Leuven University Press, 2013, 272 p., 23,5 cm, 45,50 €, ISBN 978‑90‑5867‑950‑5.

1 Issu d’un PhD soutenu à l’université de Leuven (Belgique), cet ouvrage offre une remarquable démonstration de l’intérêt du genre comme catégorie d’analyse pour le religieux. Mais plutôt que de traiter séparément de l’histoire des femmes et des hommes, l’auteur s’emploie à étudier conjointement les constructions catholiques de la féminité et de la masculinité.

2 Tine Van Osselaer entreprend tout d’abord une déconstruction de la thèse de la féminisation du catholicisme, bien connue du lecteur français depuis la grande thèse de Claude Langlois sur Le Catholicisme au féminin (1984) selon laquelle le XIXe siècle aurait connu une féminisation de la pratique, des dévotions et du personnel religieux. En réalité, cette thèse fonctionne de pair avec celle de la sécularisation, qui suppose non seulement une déperdition du religieux mais un rapatriement de ce qu’il en reste dans la sphère privée/féminine opposée à la sphère publique/masculine. Bien qu’elle ait eu le mérite d’introduire une réflexion genrée en histoire religieuse, cette double thèse est désormais détricotée de tous côtés par les travaux qui s’intéressent d’une part à l’engagement des femmes dans la sphère publique, au nom de leur foi, contribuant à la définition d’une citoyenneté avant le vote (Bruno Dumons, Magali Della Sudda), mais aussi par les recherches qui témoignent du réinvestissement de rôles religieux

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domestiques par les hommes, objet d’un ouvrage collectif récemment dirigé par Tine Van Osselaer et Patrick Pasture (Christian homes, Leuven University Press, 2014).

3 Mais la déconstruction va plus loin encore car l’auteur montre que les termes même de « féminisation » et son pendant « masculinisation », ainsi que leurs dérivés piété/ dévotion/ pratique « féminine » et « masculine » sont sujets à caution. Empruntés au vocabulaire indigène, ils sont en fait saturés de sens et contaminent le vocabulaire scientifique, ainsi de la dévotion au Sacré-Cœur sur laquelle s’appuie l’essentiel de l’ouvrage tour à tour perçue par les acteurs eux-mêmes comme féminine (une religion du sentiment) ou virile (le Christ, figure masculine) par opposition au culte marial, ou encore l’expression « prêtre de la famille » associée au pater familias dans les sermons mais aussi bien à la mère, voire au couple.

4 Les significations religieuses associées aux sexes ne cessent en fait d’évoluer. La caricature anticléricale mais aussi les manuels destinés au clergé définissent au XIXe siècle les femmes comme le « sexe pieux », cette naturalisation du sentiment religieux étant renforcée à la fin du siècle par la littérature médicale. Les manuels étudiés par l’auteur révèlent toutefois un rapport ambivalent aux femmes (piété mal réglée, prudence nécessaire face à leurs envahissements) tandis qu’ils appellent au contraire à prendre particulièrement soin des hommes tenus à distance de l’Église par le respect humain (le regard de leurs pairs). Cette construction des hommes comme « sexe pieux » connaît une inflation fin XIXe-début XXe siècle, renforcée dans l’entre-deux-guerres par un appel à la virilité du prêtre. Le contexte belge – des comparaisons sont avancées avec d’autres pays et d’autres confessions (cf. Muscular christianity, Männerapostolat) – expliquerait cette attention soutenue aux hommes. À l’heure des tensions entre catholiques et libéraux, en particulier la guerre scolaire (1879‑1884), mais aussi face à la séduction du socialisme sur les ouvriers, l’Église a besoin de renforcer ses bastions en s’assurant du soutien des hommes : vote pour les candidats catholiques, envoi des enfants dans les écoles catholiques. Dans le même temps, le clergé valorise la piété domestique masculine, voyant dans une paternité bien assumée la condition d’une société stable. Le règne privé du père favorise le règne public de Dieu. Les sphères apparaissent ainsi comme poreuses dans les représentations du clergé.

5 On pourrait reprocher à l’auteur de ne s’appuyer que sur des sources narratives et normatives (manuels, sermons, périodiques) qui auraient gagné à être complétées par des ego-documents (journal intime, correspondance). Ceux-ci permettent d’entrer dans les représentations des laïcs et non des seuls clercs et d’envisager leur consentement ou la négociation face à ces rôles imposés, approche qui a fait ses preuves dans ce qui relève de l’intime, ainsi de la sexualité (Martine Sevregand) ou de la direction de conscience (Caroline Muller). C’est ce que corrigent les deux études de cas qui, après un chapitre sur le regard clérical porté sur l’ensemble des fidèles (« Good catholics »), s’attachent aux élites ferventes (« Devoted catholics »). Celles-ci sont appréhendées à travers les ligues du Sacré-Cœur et les mouvements d’Action catholique dont les archives sont conservées par les diocèses belges ou celles du KADOC à Leuven où les archives jésuites ont été versées.

6 L’Apostolat de la prière, association de laïcs fondée par un jésuite français dans les années 1840, est importé en Belgique vingt ans plus tard. Le mouvement demeure mixte mais le bureau central devient exclusivement féminin sous la houlette du P. Toussaint Dufau. C’est peut-être une des raisons des difficultés de l’association à s’implanter dans les paroisses – outre l’opposition traditionnelle mouvements/

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paroisses – bien que le clergé apprécie ses vertus sur les hommes. On le perçoit mieux encore à partir des années 1890 quand la revue du mouvement (Le Messager du Sacré- Cœur de Jésus) tente de masculiniser ses troupes et crée, pour les ouvriers initialement qu’il faut arracher au socialisme, pour tous ensuite, des retraites pour hommes prolongées par les ligues du Sacré-Cœur. Le clergé diocésain, qui partage les mêmes préoccupations, fait alors un excellent accueil aux ligues d’autant que la répartition des rôles fait une place à chacun : l’organisation centrale aux jésuites, l’administration locale aux curés, les activités du mouvement aux hommes laïcs. Le ton se masculinise. D’individuelle, la dévotion au Sacré-Cœur devient plus collective à travers les communions mensuelles. Dans les années 1930, à l’unisson de tous les mouvements, confesssionnels ou non, les ligues privilégient démonstrations de masse, consécration publique des drapeaux, campagnes d’opinion (« Back to the Sunday mass »). Les femmes ne sont pas en reste, encourageant leur mari à rejoindre les ligues mais créant aussi les leurs car les hommes supportent mal leur présence au sein de leurs nouveaux espaces de sociabilité religieuse. C’est ainsi qu’un mouvement mixte s’est progressivement divisé en branches féminine et masculine. Toutefois, ces pratiques genrées ne se retrouvent pas dans le discours où l’appel à l’héroïsme chrétien use souvent de figures ambiguës : la femme forte, voire martiale comme Jeanne d’Arc ; les souffrances et les larmes du martyr, telles celles des zouaves pontificaux. Les modèles de sainteté paraissent ainsi peu genrés (le courage est proposé aux femmes comme aux hommes) par rapport aux pratiques (séparation nette des mouvements) révélant, au sein d’une Église saturée de genre, une « zone grise » où les frontières de genre sont aisément franchies.

7 Ainsi, au couple trop convenu femme pieuse/mari anticlérical, à tout le moins détaché, Tine Van Osselaer substitue une réalité plus complexe où le « sexe pieux » est aussi, nullement par nature mais bien par construction, de genre masculin. Il resterait à emprunter cette piste jusqu’à observer des fronts renversés, comme Paul Chopelin qui pointe le couple militantes constitutionnelles/militants réfractaires sous la Révolution française, là où l’on associe trop souvent les femmes à la seule Église réfractaire (in Genre et Christianisme. Plaidoyers pour une histoire croisée, Beauchesne, 2014). Cette dernière perspective, partagée par le clergé du début du XIXe siècle, a pu susciter en retour une féminisation du catholicisme, les femmes paraissant de plus sûrs soutiens pour rebâtir l’Église par les tâches éducatives, soignantes et charitables. Où l’on retrouve la « feminisation thesis » dont on n’a pas fini de discuter.

AUTEURS

MATTHIEU BREJON DE LAVERGNÉE Université Paris-Sorbonne.

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Guillaume CUCHET, Les voix d’outre- tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle Paris, Éditions du Seuil (« L’univers historique »), 2012

Xavier Kieft

RÉFÉRENCE

Guillaume CUCHET, Les voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle , Paris, Éditions du Seuil (« L’univers historique »), 2012, 24 cm, 458 p., 25 €, ISBN 978‑2-02‑102128‑8.

1 Avec cet ouvrage, Guillaume Cuchet propose une étude d’histoire culturelle globale appréhendée par ses marges, en l’occurrence celles de l’implantation et de l’essor du spiritisme en France au XIXe siècle. Remarquablement précise et détaillée, elle s’appuie sur l’historiographie préexistante, mais développe une mise en perspective originale au moyen de laquelle ce qui passe d’abord pour une simple vogue prend rapidement la forme d’un mouvement révélateur d’une mutation s’opérant au sein de la société française entre les années 1850 et 1870. La prépondérance du « catholicisme culturel » (p. 426) se trouve en effet mise en cause par l’apparition de ce phénomène parareligieux, qui suscite l’engouement d’une frange anticléricale ou des populations déchristianisées tout en touchant également un plus large public qui considère de prime abord le spiritisme comme une pratique qui n’est guère incompatible avec la religion. C’est ainsi qu’un « phénomène de mode », se change en « phénomène de société » (p. 435) jusqu’à constituer pour l’Église un problème qui pourrait sembler révélateur de la montée progressive d’une tendance favorable à la libre-pensée qui ne s’est épanouie pour de bon qu’à la fin de la décennie 1870.

2 Les circonstances favorables à l’implantation du spiritisme français sont doubles. Il y a d’abord, évidemment, les manifestations de l’au-delà perçues aux États-Unis, après

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l’affaire de la maison hantée d’Hydesville (qui s’avérera finalement n’être qu’un canular orchestré en 1848 par les sœurs Fox). La première partie du livre décrit ainsi la « source américaine » du mouvement. La deuxième partie s’intéresse à la « question des tables » en France, d’abord tournantes, puis parlantes, ainsi qu’aux premiers rapports médiumniques, et s’arrête sur les cadres dans lesquels ces curiosités sont appréhendées (chapitre VI, p. 93‑104). Il s’agit de l’expansion industrielle et des découvertes technologiques comme celle du télégraphe électrique, ainsi que des bouleversements politiques liés à l’institution de la seconde République puis au coup d’État de Louis- Napoléon Bonaparte et aux inquiétudes qu’ils ont générées, en regard desquelles le spiritisme assume un rôle d’échappatoire.

3 L’étude présente ensuite le mouvement en lui-même et son extension. La première étape de la mutation du spiritisme en phénomène de société suppose l’établissement d’une doctrine : celle d’Allan Kardec, auquel est consacré l’essentiel de la troisième partie du livre, après la présentation de la figure populaire de Daniel Home (p. 125‑130). Le spiritisme kardécien est une « révélation » à la portée philosophique et religieuse, qui vise à apaiser une société inquiète en tirant les conséquences de la doctrine de la réincarnation (p. 155‑158), tant au point de vue moral de l’espérance en une autre vie meilleure qu’au point de vue scientifique de la légitimation de l’évolutionnisme darwinien (p. 167). Il s’agit également de favoriser « le progrès individuel et social », selon un mot de Kardec cité p. 156, notamment en dévoilant de nouvelles possibilités de communication, telles la télépathie. À ce titre, on constate que le spiritisme qui prend son véritable essor en 1860 au moment de la seconde édition augmentée du Livre des esprits, se distingue assez nettement de la simple mode des tables de 1853, mais aussi des doctrines spirites anglo-saxonnes (p. 158), et prend même la forme d’une croyance nationale (p. 155).

4 Le mouvement ainsi fondé va progressivement s’institutionnaliser, comme le décrit la quatrième partie de l’ouvrage, mais aussi connaître des dissensions internes importantes. Il touche progressivement, par-delà les notables matérialistes ou libres- penseurs, quelques intellectuels comme Camille Flammarion, puis une part de plus en plus importante de la population, dont un nombre considérable de militaires ou d’instituteurs (p. 233 et 235), qui prendront le relais des discours diffusés aux moyens des revues spécialisées, comme la Revue spirite de Kardec ou le Journal du magnétisme de Du Potet. Au demeurant, plusieurs courants indépendants (sous-entendu : de Kardec, p. 193) connaissent une fortune variable, notamment celui de Piérart, diffusé par la Revue spiritualiste, le spiritisme américain, anticatholique et non-réincarnationiste, diffusé par différentes revues s’immisçant dans la voie ouverte par Le spiritualiste, ou encore d’autres tendances, dont certaines se veulent œcuméniques (p. 198). Tous ces courants composent ce qu’on appelle d’un terme générique le « mouvement spirite » et voient leur importance croître proportionnellement à une certaine intransigeance catholique, même s’il existe également un courant spirite catholique (p. 200 sqq.).

5 À partir de cette implantation globale, G. Cuchet parle d’un « spiritisme culturel » auquel la cinquième partie du livre est consacrée. On s’y demande dans quelle mesure celui-ci peut constituer « une philosophie religieuse pour le peuple » (p. 281) pour laquelle la pratique prime sur la doctrine. On retrouve ensuite des accents spirites dans « la piété catholique », la science populaire et la littérature romantique (chapitres XIV à XVI). C’est ainsi une véritable culture spirite qui se diffuse dans la société tout entière, avant et pour une part indépendamment de la répression décrite dans la sixième partie,

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d’abord sous sa forme catholique (p. 353‑387), puis laïque (p. 388‑403). Cette culture hétérodoxe sera accusée de favoriser la folie, voire d’encourager le suicide. Le décret de mise à l’Index des principales œuvres de Kardec et de plusieurs revues en 1864, ainsi que le fiasco des frères Davenport, spirites new yorkais confondus en 1865 pour charlatanerie dans les revues populaires, avant même l’affaire Buguet, du nom du photographe spirite condamné pour escroquerie en 1875, marqueront le déclin d’un mouvement dont l’empreinte culturelle a néanmoins perduré – il s’agit selon l’auteur de l’un des tout premiers américanismes de la culture européenne (p. 436).

6 La conclusion revient sur la « signification religieuse du mouvement » : le spiritisme est, selon les lectures contemporaines du phénomène, assimilé soit à « une religion moderne […] adaptée aux exigences scientifiques », soit à un « mysticisme sauvage », témoins du recul de l’honnête religion et de l’inaccessibilité aux masses du rationalisme intégral. On y voit même une « régression temporaire » contrariant le progrès continu de la scientificité rationnelle, ou un « dernier soupir » de la religiosité – l’expression est de Proudhon (p. 438‑439). G. Cuchet ajoute qu’il pourrait bien aussi être perçu comme un « mouvement religieux ou parareligieux à l’intérieur de l’incrédulité moderne, susceptible, comme tel, de réintroduire dans le circuit de la religion des gens qui en étaient sortis », en ouvrant un « espace » favorable aux « transferts de croyances, de la religion vers la science et vice versa » (p. 440‑441). C’est ainsi l’histoire d’une attitude religieuse apparemment marginale dont la signification détient une portée globale que proposent Les voix d’outre-tombe, qui constituent à ce titre une étude d’anthropologie historique remarquable et novatrice.

AUTEURS

XAVIER KIEFT Université de Paris-Sorbonne.

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Jean-Robert ARMOGATHE, Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École Pratique des Hautes Études Turnhout, Brepols, (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études »), 2012

Xavier Kieft

RÉFÉRENCE

Jean-Robert ARMOGATHE, Histoire des idées religieuses et scientifiques dans l’Europe moderne. Quarante ans d’enseignement à l’École Pratique des Hautes Études, Turnhout, Brepols, (« Bibliothèque de l’École Pratique des Hautes Études »), 2012, 23,4 cm, 219 p., 50 €, ISBN 978‑2-503‑54488‑5.

1 Le présent ouvrage porte le nom de la chaire occupée à partir de 1991, à la section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, par Jean-Robert Armogathe. Il fut d’abord chargé de conférences, puis maître de conférences dans ce même établissement où il effectua l’essentiel de sa carrière universitaire principale depuis 1970 – il a également assuré des enseignements dans plusieurs autres universités (p. 11). Ce volume réunit les comptes rendus de quarante années de séminaires, une vaste bibliographie raisonnée (p. 181‑195) et un indispensable index permettant de se repérer de manière transversale dans le volume, faisant de celui-ci un véritable outil de travail et non le simple témoin d’une carrière doublement exceptionnelle : par sa longévité, bien sûr, mais aussi par l’exemplaire fécondité de la recherche qui y fut mise en œuvre. Les comptes rendus originellement parus dans l’Annuaire de la section des

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sciences religieuses sont augmentés de quelques notes et d’utiles renvois aux parutions figurant dans la bibliographie auxquelles les travaux menés ont pu donner lieu.

2 Le lecteur curieux découvre ainsi un impressionnant réseau de recherches constitué par les entrecroisements d’axes distincts, mais jamais exclusifs les uns des autres, dont les principaux sont l’histoire du cartésianisme, l’histoire religieuse, notamment celle des controverses, de Port Royal et du jansénisme, des explications eucharistiques, de l’exégèse, mais aussi des idées scientifiques, sans oublier la lexicographie et l’histoire des concepts philosophiques, théologiques et scientifiques, principalement aux XVIIe- XVIIIe siècles. Le chercheur prendra la mesure d’une méthode de travail remarquable en histoire des idées, qui s’inscrit, comme l’indique le titre donné par J.-R. Armogathe à ses recherches, dans le prolongement des intuitions d’Alexandre Koyré dont la chaire à l’EPHE s’intitulait « Histoire des idées religieuses dans l’Europe moderne ». En reprenant ce titre, mais en ajoutant « et scientifiques », J.-R. Armogathe a souligné l’articulation, indiquée par Koyré, des concepts théologiques et scientifiques, les uns ne trouvant pas leur signification indépendamment des autres. Son travail consiste dès lors à montrer que leur importance s’éprouve dans les controverses, dans les échanges savants et les correspondances, dans la réception et la stimulation des découvertes en physiques, mais également dans les théories politiques et les perspectives morales qu’elles appellent ou rendent possibles.

3 Appuyée sur une appréhension souvent exhaustive des textes (l’influence de la méthode quantitative en histoire est perceptible dans les premiers comptes rendus), la recherche a impliqué le développement d’une érudition remarquable, jusque dans la lecture et la redécouverte d’auteurs réputés si mineurs que J.-R. Armogathe les a souvent lui-même tirés de l’oubli des archives et des bibliothèques. Une rapide consultation de l’index permettra à chacun de prendre la mesure de sa propre ignorance d’un grand nombre des figures auxquelles le chercheur a su accorder l’importance qui leur revenait. C’est qu’en matière d’histoire des idées, il n’existe pas réellement d’auteur mineur, et la juste interprétation des positions et des apports de chacun ne peut s’établir qu’en étant rapportée au contexte réel dans lequel ils sont apparus : contexte pour lequel l’histoire des grands mouvements de pensée n’a pas encore opéré la sélection des quelques jalons que l’on estime, de manière commode mais souvent bien grossière et inexacte, particulièrement révélateurs.

4 C’est pourquoi le lecteur du présent livre sera bien en peine de retracer un cheminement linéaire à la progression marquée. La recherche s’est au contraire établie comme l’exploration attentive, continue et répétée du vaste domaine des idées modernes et la reconstitution de leur circulation et de leur évolution. L’attention prêtée aux renvois bibliographiques sera à ce titre éclairante : on remarque que si les travaux de J.-R. Armogathe font parfois l’objet d’une maturation de nombreuses années avant de prendre la forme d’un texte publié, ses articles et ses ouvrages peuvent également faire l’objet d’approfondissements bien des années après leur parution sous une première forme. En effet, la quantité des pistes dégagées s’avère saisissante. Si la bibliographie scientifique présentée est imposante, elle ne recouvre qu’une partie des recherches menées au sein de l’EPHE. Au reste, ceux qui ont assisté à ces conférences savent à quel point les comptes rendus de l’Annuaire sont lacunaires par rapport au travail effectivement mené lors des séances du vendredi matin. Et si l’on considère le nombre de cours et de séminaires dispensés par ailleurs, sur des thèmes souvent différents de ceux de la chaire en question, on s’aperçoit que le présent ouvrage n’offre

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encore qu’un reflet parcellaire des apports de J.-R. Armogathe à la culture et à l’érudition contemporaines.

5 Quoi qu’il en soit, en indiquant quelques-unes des pistes déjà empruntées et en renvoyant aux textes scientifiques – toujours d’une grande concision – dans lesquels certains parcours ont pu être consignés, ce livre se donne comme l’outil indispensable de celui qui veut entreprendre ou prolonger des études relatives à cette histoire des idées religieuses et scientifiques. Rappelons pour finir, à l’attention de celui qui voudrait prendre connaissance d’un itinéraire personnel et intellectuel auquel la retraite de l’EPHE n’a nullement mis un terme, la parution chez Calmann-Lévy en 1991 d’un livre d’entretiens avec Jean Lebrun, intitulé Raison d’Église. De la rue d’Ulm à Notre- Dame.

AUTEURS

XAVIER KIEFT Université Paris-Sorbonne.

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Alberto GUASCO, Cattolici e fascisti. La Santa Sede e la politica italiana all’alba del regime (1919‑1925) Bologna, Società Editrice Il Mulino (« Testi e ricerche di scienze religiose », 50), 2013

Laura Pettinaroli

RÉFÉRENCE

Alberto GUASCO, Cattolici e fascisti. La Santa Sede e la politica italiana all’alba del regime (1919‑ 1925), Bologna, Società Editrice Il Mulino (« Testi e ricerche di scienze religiose », 50), 2013, 21 cm, 575 p., 40 €, ISBN 978‑88‑15‑24520‑5

1 Alberto Guasco, enseignant à la Link Campus University de Rome, livre ici le résultat de plusieurs années de recherche, menées au sein de la Fondation pour les sciences religieuses de Bologne et qui portent sur l’attitude du Saint-Siège face à la situation italienne entre 1919 et 1925. Cette périodisation relève d’une volonté délibérée de mettre l’accent sur la phase initiale des relations entre Saint-Siège et fascisme, c’est-à- dire sur les années du « fascisme-mouvement » et de l’installation au pouvoir de Mussolini, les lois fascistissimes de 1926 marquant l’avènement proprement dit du régime fasciste. La focalisation sur ces années permet de prendre à rebours les lectures tant démocrate-chrétiennes que totalitariennes, qui se sont plutôt intéressées au concordat de 1929 et aux crises de 1931 et 1938, pour d’évidentes raisons mémorielles et théoriques. Cette phase est également caractérisée par la présence d’un tiers – fort gênant pour le Saint-Siège – : le Parti populaire (PPI), acteur clé que le titre de l’ouvrage aurait pu mentionner. Après 1925, le Saint-Siège redevient l’unique interlocuteur de l’État sur la question religieuse et peut ouvrir le dossier de la conciliation.

2 Si l’historiographie sur les relations entre le fascisme et le Saint-Siège est extrêmement riche, l’auteur (dorénavant l’a.) justifie la nécessité de reprendre l’étude à la fois par

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des raisons historiographiques (avènement d’une histoire religieuse plus diversifiée) et archivistiques. En effet, l’ouverture des archives vaticanes pour la période Benoît XV (1914‑1922, en 1985) et Pie XI (1922‑1939, en 2006) permet de saisir de l’intérieur la position du Saint-Siège. De plus, l’ouverture des archives vaticanes a incité d’autres acteurs religieux à donner accès à leurs fonds, comme la Curie généralice des jésuites (ARSI – dont l’a. utilise le fonds Tacchi Venturi) et la Civiltà cattolica, revue des jésuites romains souvent considérée comme la voix officieuse du pape. Si Guasco avait déjà fait connaître certains de ses résultats dans des articles (signalés p. 9‑10), le présent ouvrage synthétise sa réflexion et publie 150 documents originaux (p. 299‑547). L’a. reprend donc le style « documentaire » de nombreux ouvrages sur le Saint-Siège et l’Italie, dans la tradition de Francesco Margiotta Broglio (Italia e Santa Sede, dalla grande guerra alla conciliazione : aspetti politici e giuridici, 1966), Pietro Scoppola (La Chiesa e il fascismo : documenti e interpretazioni, 1971) ou, plus récemment, de Giovanni Sale (Fascismo e Vaticano prima della conciliazione, 2007).

3 Le premier chapitre (p. 15‑81) présente la riche historiographie sur les relations entre l’Italie et le fascisme de façon synthétique et complète, en intégrant les recherches classiques et récentes menées en italien, anglais, allemand et français (le lecteur francophone regrettera toutefois ici les coquilles). L’a. rappelle les étapes de cette historiographie, marquée par une approche juridique (Jemolo, Margiotta Broglio) qui se diversifie progressivement vers l’étude de l’antisémitisme (Miccoli) ou de la vie religieuse (De Rosa).

4 Les trois chapitres suivants proposent une approche chronologique des relations entre le Saint-Siège et l’Italie durant la première moitié des années 1920, en identifiant deux tournants : la marche sur Rome de 1922 et la campagne électorale de 1924.

5 Le chapitre II (p. 83‑154) est ainsi consacré à la crise italienne de l’après-guerre (1919‑1922). Après avoir rappelé la conciliation ratée de juin 1919 du fait de l’opposition du roi, l’a. montre comment Mussolini, de formation anticléricale, décide d’intégrer dès 1919 la Rome catholique à sa vision du monde. Alors que le Saint-Siège est surtout préoccupé par le PPI, le fascisme passe plutôt inaperçu dans les sources vaticanes jusqu’en octobre 1922. L’analyse fine de la presse vaticane permet toutefois de montrer qu’à partir des événements du Palazzo d’Accursio à Bologne (21 novembre 1920), la violence fasciste est rejetée mais aussi distinguée de la violence socialiste, jugée directement attentatoire à l’ordre.

6 Le chapitre III (p. 155‑231) analyse une période bien différente car le Saint-Siège doit prendre position à l’égard du gouvernement dirigé par Mussolini (1922‑23). Le coup d’État lui-même, malgré son inconstitutionnalité, n’est pas rejeté et, surtout, les mesures favorables à l’Église (crucifix dans les écoles, enseignement religieux) séduisent. La realpolitik menée par Gasparri (qui rencontre secrètement Mussolini en janvier 1923) est cependant mâtinée d’attentisme nourri de scepticisme quant à la pérennité du nouveau gouvernement. L’attitude du PPI, qui refuse en avril 1923 toute collaboration avec les fascistes, au grand dam du Saint-Siège qui aurait préféré le maintien de Populaires au gouvernement pour en modérer les tendances laïcistes, précipite la démission de don Sturzo en juillet, directement provoquée par le Saint- Siège. Les violences contre les organisations religieuses atteignent cependant leur apogée avec le meurtre de don Giovanni Minzoni, le 23 août 1923 à Argenta.

7 Le chapitre IV est consacré à l’année 1924‑1925 (p. 233‑296). Après la dissolution de la Chambre en janvier 1924 s’ouvre une période électorale durant laquelle se multiplient

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les violences contre les opposants à la liste fasciste. Pie XI dénonce ces violences en consistoire (24 mars 1924) et Gasparri écrit à Mussolini le 31 mars pour se plaindre des exactions contre les opposants, y compris non catholiques. Cependant, la voie choisie par le PPI sous la direction de De Gasperi – celle du rapprochement avec les socialistes – est fermement combattue par le Saint-Siège, notamment par le biais d’articles de l’ Osservatore romano et de la Civiltà cattolica, auxquels Gasparri contribue directement. La peur d’une guerre civile après l’enlèvement de Matteotti (10 juin) confirme le Saint- Siège dans une recherche d’ordre. Si le Saint-Siège utilise la presse à Rome, il met également à contribution son réseau diplomatique pour agir à l’étranger. Ainsi, alors que Mussolini laisse sans réponse la lettre du 31 mars 1924, Gasparri la transmet aux nonces en France et en Allemagne, ainsi qu’au cardinal Bourne en Angleterre, pour faire connaître la « terreur » fasciste dans la presse au-delà des Alpes (p. 245). Cette approche globale, propre à l’administration vaticane, est malgré tout tardive : ce n’est qu’en septembre 1924 que Gasparri lance une enquête auprès des nonces en Belgique, Autriche et Allemagne sur les alliances entre socialistes et catholiques dans ces pays (p. 275).

8 L’ample partie documentaire du volume donne essentiellement accès à des sources d’archives vaticanes, en particulier de l’Archivio segreto vaticano (Nonciature d’Italie, Secrétairerie d’État) et des archives historiques de la Secrétairerie d’État (Congrégation pour les Affaires ecclésiastiques extraordinaires, fonds Italia et Stati ecclesiastici). De nombreux documents émanent de Pietro Gasparri, secrétaire d’État, mais aussi d’autres cardinaux et diplomates vaticans ou encore de personnalités comme le jésuite Pietro Tacchi Venturi ou don Luigi Sturzo. Les interventions personnelles des papes – certes rares – sont frappantes comme la lettre de Benoît XV à l’évêque de Trieste du 2 août 1921, dans laquelle le pape réagit aux violences dont sont victimes les prêtres slaves (doc. 34) ou encore la note manuscrite dans laquelle Pie XI demande de « consoler » un évêque confronté aux violences fin 1922 (doc. 55). Les documents choisis donnent un aperçu complet sur cette période, même si on pourrait discuter le choix de republier des articles de presse ou des documents déjà édités par d’autres chercheurs. Les documents vraiment inédits et qui semblent les plus neufs sont les rapports des évêques italiens au Saint-Siège sur les violences fascistes, dont l’auteur aurait pu proposer une analyse plus précise et une cartographie.

9 En définitive, l’ouvrage offre une synthèse, à jour d’une historiographie renouvelée, sur les relations entre le Saint-Siège et l’Italie au début des années 1920, ainsi que de précieuses ressources documentaires. De plus, en mettant à profit de nouvelles archives, l’a. contribue au renouvellement d’une historiographie qui datait des années 1960‑1970. On pourra toutefois regretter qu’au sein d’une approche très politique, l’a. n’ait pas utilisé de façon plus systématique des sources émanant de l’État italien, du parti fasciste ou même du parti socialiste. Enfin, malgré l’intérêt pour la communication politique par la presse écrite, l’a. n’ouvre pas l’analyse vers l’investissement symbolique du politique (cas des bénédictions de drapeaux) ou vers la dimension théologico-politique, notamment les enjeux italiens de la fête du Christ-Roi instituée en 1925. La période choisie permet cependant d’ouvrir la réflexion sur des thèmes qui ont été importants dans les années 1930 et au-delà, à savoir la question du « bon » nationalisme ou encore la possibilité d’une collaboration avec les socialistes. En ce sens, cet ouvrage intéressera non seulement les spécialistes de l’Italie et des

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totalitarismes mais aussi tous ceux qui s’interrogent sur le christianisme en politique et la problématique de la violence.

AUTEURS

LAURA PETTINAROLI Institut Catholique de Paris.

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Anastáz OPASEK OSB, Dvanáct zastavení. Vzpomínky opata břevnovského kláštera. K vydání připravila Marie JIRÁSKOVÁ [Douze stations. Souvenirs de l’Abbé du monastère de Břevnov, édition préparée par Marie JIRÁSKOVÁ, 1re éd. 1992] Praha, Torst, 2013

Nicolas Richard

RÉFÉRENCE

Anastáz OPASEK OSB, Dvanáct zastavení. Vzpomínky opata břevnovského kláštera. K vydání připravila Marie JIRÁSKOVÁ [Douze stations. Souvenirs de l’Abbé du monastère de Břevnov, édition préparée par Marie JIRÁSKOVÁ, 1re éd. 1992], Praha, Torst, 2013,19 cm, 322 p., 12 € (328 Kc), ISBN 978‑807‑2154‑548.

1 Né dans la communauté des Tchèques de Vienne où son père était gardien de musée, A. Opasek (1913‑1999) en connut le rapatriement massif en 1919, par une jeune république tchécoslovaque incapable de tenir les promesses faites aux déplacés. Sa famille s’installe alors à Kolín, en Bohême centrale, qu’il ne quitte que le baccalauréat en poche, en 1932. L’ambiance politique, mais surtout intellectuelle et religieuse de cette ville provinciale est soigneusement décrite au début de l’édition de ses précieux

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Souvenirs. La société en est encore marquée par les traditions austro-hongroises dont le nouveau régime cherche non sans succès à la détacher, en particulier par le schisme tchécoslovaque. Le jeune garçon, lui, fréquente très tôt l’intelligentsia catholique (notamment Josef Florian), avant de se diriger vers le séminaire puis le noviciat de l’abbaye bénédictine de Břevnov. L’époque y est celle d’une crise et d’une profonde réforme, liée à la sortie du système monastique austro-hongrois pour se rapprocher, en particulier grâce à l’envoi de bénédictins belges (notamment le fameux Dom De Vooght, sur les études historiques duquel Dom Opasek formule quelques réserves), de l’esprit des bénédictins français de la congrégation de Solesmes. A. Opasek part finir ses études à Rome, non pas au collège national Nepomucenum qui vient d’être mis en place par Pie XI, mais à Saint-Anselme, où il rencontre une véritable internationale bénédictine.

2 Son ordination, en 1938, à Břevnov, le jette dans l’action : le monastère, depuis plusieurs siècles, était uni à la grosse abbaye de Broumov (Braunau) dans les Sudètes, où se trouvait une majorité de moines germanophones. L’abbé de Broumov gouvernait les deux maisons. Après les accords de Munich, son apostolat tout neuf de vicaire d’une paroisse incorporée doit être abandonné : il se retrouve prieur de Břevnov, parce qu’il est un des seuls moines formés et réformés, donc susceptible de gouverner. Aux difficultés de communication avec son abbé, désormais sujet du Reich, à l’occupation d’une partie des bâtiments conventuels par l’armée tchécoslovaque (qui y cache d’ailleurs des armes en se retirant), s’ajoutent les problèmes de réorganisation du clergé selon des critères ethnolinguistiques, et des négociations à Rome pour la constitution d’une congrégation bénédictine tchèque, séparée des monastères germaniques. Le chapitre suivant, très substantiel, décrit la situation pendant la guerre. Břevnov est en partie occupé par les hôpitaux de la Wehrmacht, et son prieur doit faire face en outre aux obstacles qu’oppose le régime nazi à l’action catholique. Une partie du clergé et des fidèles disparaissent dans les camps, le bénédictin n’étant qu’inquiété par la Gestapo. C’est lors des années d’après-guerre que le rôle d’A. Opasek est cependant le plus intéressant, à bien des aspects. Il joue un rôle clé dans la conception et la réalisation des gigantesques cérémonies du jubilé de saint Adalbert qui (comme des célébrations similaires en Pologne ou en Hongrie) sont pour l’Église un moyen de lutter contre le communisme qui s’installe peu à peu. Devenu à 34 ans le plus jeune abbé bénédictin au monde, entouré d’artistes et d’écrivains (on le surnomme « l’Abbé hooligan »), il côtoie le monde politique de la première république tchécoslovaque qui essaie de réorganiser la vie politique sur les bases d’avant-guerre, sans beaucoup de succès et dans une ambiance particulièrement délétère. Il part pour Rome, en Pologne aussi, jouant un rôle diplomatique mineur dans une double loyauté à Rome et à la république tchécoslovaque ; il décrit particulièrement bien toute cette ambiance, ainsi que les problèmes que pose la réorganisation de l’Église après l’expulsion des Allemands de Bohême.

3 Les trois chapitres sur ces matières, riches de portraits et de nuances, montrent aussi la cécité d’une partie du monde politique et religieux, et aussi de l’auteur lui-même, face aux progrès du communisme dans l’État. Finalement, l’auteur est arrêté en 1949, avant la fameuse « action K » de liquidation en une nuit de toutes les maisons religieuses de Tchécoslovaquie ; il est l’un des principaux accusés du procès monstre contre les espions du Vatican. Son témoignage sur le fonctionnement de la machine judiciaire communiste et sur les prisons du régime, s’il n’est pas hélas original, ne manque pas pour autant d’intérêt. En revanche, lorsqu’après son temps d’isolement le bénédictin

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est emprisonné avec les principaux dignitaires ecclésiastiques, il se mêle alors à des discussions fort éclairantes sur la manière dont les prélats tchèques évoluent dans leur analyse de la situation politico-religieuse. Relâché en 1960, A. Opasek loge à Prague (1960‑1968), chez sa vieille mère, sans pouvoir reprendre un quelconque apostolat. Forcé à travailler dans un monde ouvrier sur lequel il pose un regard intéressé, et où il rencontre des sympathies insoupçonnées, il assiste de loin à l’évolution de l’esprit public qui précède le printemps de Prague. Son témoignage sur ce dernier, et sur l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie, est un peu celui de Fabrice à Waterloo. C’est probablement aussi de la pudeur de sa part, car il quitte le pays à la fin de la même année 1968, et peut reprendre la vie religieuse en Bavière. Là, il joue un rôle important de fédérateur de l’exil tchécoslovaque, avant de reconstruire après 1990 l’abbaye de Břevnov. Mais ses mémoires n’en disent pas un mot et s’arrêtent après son départ de Tchécoslovaquie.

4 L’intérêt du témoignage de l’Abbé Opasek tient avant tout aux événements auxquels il a été mêlé. Il n’a pas souvent joué un rôle direct (voir par exemple son témoignage sur Beneš après le coup de Prague et sa démission, mettant en sûreté une protestation dans des archives ecclésiastiques) ; mais il a toujours disposé de contacts et d’informateurs de grande qualité. De toute façon, la valeur historique de ce livre tient aussi à la méthode du bénédictin : il procède plus par tableau que par analyse, accorde une importance capitale aux différents portraits qu’il introduit, et cherche à reconstituer les raisons des positions prises à un instant donné, notamment par les autorités ecclésiastiques. La plume vivante de Dom Opasek laisse transparaître une personnalité pleine d’humilité, d’humour et de charité – bref, la figure de l’intelligentsia catholique tchèque du siècle dernier qu’il fut. Il serait donc fort à souhaiter, tant pour le public lettré que pour les historiens, qu’une telle publication, concise et lumineuse, trouve son traducteur français et son éditeur.

AUTEURS

NICOLAS RICHARD Fondation Thiers, Paris.

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