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ENRICO MATTEI

Au mois de juin 1926, , au début de sa course et au meilleur de sa forme, fondait Y Azienda Generale Italiana Petroli (A. G. I. P.) dont l'objet était le développement de toutes les activités concernant l'industrie et le commerce des produits pétrolifères. Il ne s'agissait pas d'un monopole présent ou futur : l'Etat fournissait son capital initial à l'A. G. I. P. qui reçut par la suite des crédits pour ses recherches minières, mais son rôle devait se limiter à celui d'une industrie-pilote. Selon les spécialistes, elle le remplit fort convenablement. Vint la guerre, au cours de laquelle l'A. G. I. P. vécut en som• meil, mais ce sommeil fut évidemment tourmenté. A la libération, elle se réveilla et eut beaucoup de peine à retrouver ses esprits. On dit même que les nouveaux pouvoirs publics, pressés par la nécessité, envisagèrent sa liquidation. Finalement, on ne liquida que le personnel dirigeant. En 1948, l'A. G. I. P. se vit désigner un nouveau président en la personne du Dottore Enrico Mattei dont nul jusqu'à ce jour, tout au moins dans le public, n'avait entendu parler. Ceux qui voulurent en savoir davantage éprouvèrent quelques difficultés à satisfaire leur curiosité : d'origine modeste, le nouveau venu paraissait avoir exercé, sans doute pour poursuivre ses études, divers métiers sans s'arrêter à aucun. Plus précis furent les rensei• gnements qu'on put obtenir sur son rôle dans la résistance italienne, rôle qui fut très actif, surtout après le débarquement allié. Enrico Mattei acquit là des mérites et aussi des relations, singulièrement parmi les démocrates chrétiens qui, dès 1945, prirent, pour la conserver avec des vicissitudes diverses, la direction politique de l'Italie. On peut dès lors penser que la présidence de l'A. G. I. P. ne consacra pas exclusivement les connaissances chimiques de son titulaire, mais procéda de la redistribution des « places » qui, en tous temps et en tous pays, accompagne l'avènement d'un régime nouveau. Il arrive sous toutes les latitudes que cette opé• ration se fasse un peu au hasard et que le camarade ainsi nanti ait de la peine à s'acclimater là où on l'a mis. Ce ne fut certes pas 466 LA REVUE le cas pour Enrico Mattei, dont l'avènement industriel avait coïncidé avec son élection au Parlement comme député démocrate chrétien : la coïncidence n'était d'ailleurs pas fortuite.

* * * L'A. G. I. P. opéra incontinent un démarrage spectaculaire : elle étendit ses recherches en Italie centrale, en Sicile. Dans la vallée du Pô, elle a très vite trouvé ou retrouvé des quantités importantes de gaz naturel. Un réseau de pipe-lines distribua bientôt du gaz dans toute l'Italie du Nord à l'usage, dit-on, de quelques, 2.000 usines et de 2.500.000 foyers domestiques. Des statistiques triomphales apprirent aux populations que l'Italie avait commencé à se libérer de la servitude énergétique. « J'ai jeté une première pierre qui deviendra bientôt une avalanche », a coutume de dire et de répéter Enrico. L'avalanche commença à gronder avec l'apparition en 1953 de-Y Ente Nationale Idrocarburi (E. N. I.), nouvel organisme de droit public, dont il va de soi qu'Enrico Mattei assuma la présidence, et dont l'objet était de prendre toutes les initiatives d'intérêt natio• nal dans le domaine des hydrocarbures et des vapeurs naturelles, de poursuivre la recherche et l'exploitation des gisements de la vallée du Pô, de traiter, transformer, utiliser, commercialiser les mêmes produits, et d'exercer « les fonctions de caractère public » attribuées précédemment à Y Ente Nazionale Metano, qui disparut du même coup. Il était enfin prévu que l'È. N. I. pourrait créer pour accomplir ce programme autant de filiales qu'il serait néces• saire. Cette nécessité s'imposa comme il fallait s'y attendre et 1' « organigramme » de l'E. N. I. est un document impressionnant. L'A. G. I. P., incorporée dans le nouvel ensemble, continu* à s'occuper de la recherche et de l'exploitation des gisements d'hydro• carbures et aussi du commerce et du transport maritime des pro• duits pétroliers. Elle contrôle à Porto-Marghera une raffinerie qui peut débiter 2 millions de tonnes ; d'autres sociétés, dont la principale est la Metano Citta se consacrent à la distribution des hydrocarbures gazeux pour les usages domestiques et le chauffage urbain. Le groupe est intéressé dans d'autres raffinages à Bari et à Livourne : une certaine A. N. I. C. possède ou contrôle de multiples activités dans le domaine chimique, et une mystérieuse R. O. M. S. A. a construit une installation de fabrication de lubréfiants finis ENRICO MATTEI 467 et gère un réseau de distribution d'huiles spéciales, d'asphaltes et de bitumes. Enfin, on a vu apparaître sur les rputeS italiennes des stations d'essence et deB « motels » sur lesquels flotte le pavillon personnel d'Enrico Mattei, ou tout au moins de l'A. G. I. P., orné d'un chien symbolique du nom de Cerbère. Tout cela c'est ce qu'on voit, mais il y a ce qu'on ne voit pas, ou du moins ce qu'une légende commençante et soigneusement entretenue attribue à l'homme que, dit-on, Don Sturzo, qui vient de mourir, soupçonnait d'être « atteint du virus du Duce » parce que, comme lui, il se croit infaillible. Enrico Mattei vise-t-il à devenir le maître de toutes les industries énergétiques en annexant l'électricité à l'Empire du chien Cerbère ? Il est en tous cas dès gens pour se le demander. En Italie, comme ailleurs, renaissent périodiquement des controverses sur le rôle économique de l'Etat et les avantages ou le péril de ce qu'on appelle là-bas le « Statalismo » ; ces contro• verses ne sont point théoriques parce qu'elles divisent de façon continue la démocratie chrétienne, oscillant entre une gauche étatiste et une droite qu'on définirait d'ailleurs assez mal en la disant libérale. Enrico Mattei est naturellement devenu le grand homme de la fraction « gauchiste » en tant que réalisateur d'une des plus grandes concentrations étatiques qui ait jamais été réalisée. De ce fait, ses appuis politiques sont puissants et l'on ne fait pas mystère que d'aussi grands personnages que le président Gronchi et l'ancien chef du gouvernement Fanfani comptent ou ont compté parmi ces derniers. Le « Statalismo », dans le cas qui nous occupe, a ses limites légales. La charte constitutive de l'È. N. I. indique à diverses reprises qu'à part le monopole des hydrocarbures de la vallée du Pô les activités du groupe devront s'exercer conformément aux lois en vigueur, c'est-à-dire en concurrence avec toutes les autres entreprises privées. Toutefois, la formule est assez large, ainsi qu'on le put voir le jour où le président Fanfani, interpellé sur cet objet, répondit : « Personne ne pense à diminuer les garanties constitutionnelles de l'industrie privée, mais connaissant les insuffisances qui peuvent se manifester même dans l'entreprise privée animée de la meilleure volonté, il est nécessaire que l'Etat intervienne pour mieux l'orienter, et cela s'applique surtout aux sources d'énergie. » En fait, dans le cas de l'E. N. I., l'Etat ne s'est pas borné à orienter : l'E. N. I. a bénéficié de « facilités » qui ont beaucoup amélioré ses prix de revient et ses bénéfices, 468 LA REVUE l'incontestable dynamisme de son directeur aidant, et on lui en sait gré car ce^tte brillante situation n'est pas celle de la plupart des autres entreprises étatiques ou para-étatiques. Ses bénéfices, l'È. N. I. les réinvestit dans des activités anciennes ou nouvelles, mais une part importante alimente un considérable budget de publicité. Dans la mesure où il est attaqué, Enrico Mattei est amené à soutenir les partis ou les hommes qui défendent la politique de nationalisation ou tout au moins un certain « stata• lismo ». Il peut d'ailleurs, si l'on ose dire, opérer lui-même depuis qu'il a acquis sous un prête-nom un important journal de , le Giorno, de son fondateur Cino del Duca, spécialiste fort connu de la presse du cœur et que Paris a depuis lors attiré. Cette tran• saction a fait par la suite quelque bruit. Lors de la dernière dis• cussion du budget du ministère des Participations d'Etat, l'hono• rable Franco Malagadi, président du groupe libéral au Parlement, après avoir développé quelques généralités sur la propension de l'Etat à sortir de ses attributions, a incidemment souligné la situation paradoxale d'un journal, propriété d'une organisation étatique, et qui fait une politique différente de celle du gouverne• ment. Car ce gouvernement, celui de M. Segni, manifeste moins de sollicitude pour le « Statalismo » que son prédécesseur. Il a été entendu qu'on rechercherait si les fonds de l'È. N. I. ont bien été utilisés comme ils devaient l'être. On ne saurait faire plus, sous peine d'éclatement de la majorité gouvernementale, où l'on dit que le « dictateur à l'énergie » compte une cinquantaine au moins de « supporters » résolus. Au surplus, en de telles conjonctures, la réponse d'Enrico Mattei est toujours la même : il prie qu'on consi• dère par priorité les résultats de sa politique, le bénéfice qu'en retirent l'Italie et les Italiens, et il fait dire et répéter que son principal mérite est d'avoir engagé la lutte contre les trusts capita• listes. On n'ignore pas le succès habituel de cet argument qui est d'ailleurs surprenant : car enfin, si on tient une concentration industrielle pour abusive et trop puissante, la seule solution logique est de la dissoudre et non de s'efforcer de lui en substituer une autre, fût-ce sous le pavillon du chien Cerbère.

* * * On peut dire que ce qui précède n'intéresse que nos voisins, mais il va de soi qu'Enrico Mattei a une politique étrangère en ENRICO MATTEI 469 même temps qu'une politique intérieure, et que la première, encore plus que la seconde, mérite considération. L'E. N. I. .fabrique et livre à l'étranger des sondes, mais elle opère surtout pour son compte. Une filiale de l'A. G. I. P. a passé contrat pour 300 puits en Patagonie ; elle extrait en Egypte 2 millions de tonnes de brut par an dont 50.000 tonnes s'en vont en Italie. Il va sans dire que M. Mattei ne manque pas d'idées sur l'avenir de l'Afrique du Nord et du , qu'il a contacté le roi du Maroc et même Tito, qu'il vient de passer accord au Soudan sous l'étiquette d'une A. G. I. P. Mineraria Soudan, mais son opération-type, celle qui a fait du moins le plus de bruit, est l'accord qu'il a conclu en août 1957 avec le gouvernement iranien. Toutes les trompettes disponibles ont été à cette occasion réquisitionnées pour célébrer le prospecteur italien, esprit généreux et désireux de mettre fin à l'exploitation des pays détenteurs de pétrole par l'impérialisme colonialiste et qui, pour ce faire, assurait à ces derniers 75 pour 100 contre 25 à lui-même sur les bénéfices à venir, au lieu du partage par moitié imposé par la cupidité capi• taliste. Cependant, si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aper• çoit que la réalité est assez différente. La principale nouveauté du contrat précité est que le gouvernement iranien, représenté par la N. I. O. C. (National Iranian OU Company) a formé avec l'A. G. I. P. de M. Mattei une Société nouvelle, la S. I. R. I. P. (Società Iranian Italiana Petroli). Au stade de la recherche, l'A. G. I. P. fera une mise de fonds jusqu'à concurrence d'une certaine somme, ' mais ne paiera aucun loyer. Si un gisement est reconnu exploitable, les dépenses d'équipement sont fournies par moitié par l'A. G. I. P. et le gouvernement iranien, et il faut noter que ces dépenses d'équi• pement peuvent s'élever à plusieurs fois la valeur des sommes investies en recherches. Après quoi les bénéfices d'exploitation sont partagés comme d'habitude par moitié (sous forme d'un impôt de 50 pour cent prélevé par le gouvernement local). Dès lors, si on a pu parler d'un partage 75 /25, c'est parce qu'on a confondu, volontairement ou non, le prélèvement de l'Etat et le bénéfice normal et probable revenant à un associé (en l'espèce un organisme gouvernemental iranien) qui a apporté une contribution importante à l'équipement du champ. Ainsi l'originalité principale de l'accord Mattei-, si l'on peut dire, est que le propriétaire du champ, au lieu d'être purement et simplement assuré de percevoir sans effort et sans risque la moitié 470 LA REVUE des bénéfices d'exploitation, est convié à un apport important de capitaux et est ensuite associé aux risques comme aux profits. Cette formule n'a évidemment rien de scandaleux, mais elle n'auto• rise pas à présenter son auteur comme un bienfaiteur de l'humanité et singulièrement des pays sous-développés. Cependant, au delà de ces détails techniques dont nous nous excusons, nous retrouvons le même complexe politique que tout à l'heure. L'aile gauche de la démocratie chrétienne, avec peut-être une légère tendance au neutralisme, est en tous cas très attachée à l'expansion italienne dans le Proche-Orient. Le Président Gronchi, grand supporter de M. Mattei, a agi dans ce sens en débordant même quelque peu à l'occasion ses prérogatives constitutionnelles, et M. Mattei lui-même ne figure assurément pas parmi les fidèles éperdus de l'orthodoxie atlantique et européenne qui aboutit, selon lui, à lier trop étroitement l'Italie aux intérêts américains, c'est-à-dire à ses concurrents. Il est essentiellement pro-arabe, d'une part parce que le monde arabe lui paraît ouvrir un champ d'activité illimité à sa débordante énergie, et d'autre part — nul n'en doute — parce que, foncièrement italien, il estime apporter ainsi de grandes chances à son pays lequel, libéré par les événements de toute hypothèque « colonialiste », tire avec zèle le meilleur parti de cette situation. On entend souvent poser la question de savoir si Enrico Mattei fait la politique de son gouvernement ou si c'est l'inverse qui est vrai. Le plus probable est que le gouver• nement s'en remet à Enrico Mattei de faire la politique de son choix pour la seule raison qu'elle a incontestablement servi jusqu'à ce jour l'expansion et le relèvement de l'Italie. C'est peut-être là qu'il faut replacer le mot de Don Sturzo sur le « virus du Duce », encore que personne n'envisage qu'Enrico Mattei veuille finir, pendu par les pieds, dans une devanture. Il a des amis fidèles et même fanatiques, car tout homme de ce gabarit s'attache des équipes enthousiastes. Il nous est apparu qu'à une époque où l'on nous répète tous les matins que le monde évolue strictement dans « le sens de l'histoire » et que les « figures de proue » ne comptent pour rien, il y avait quelque intérêt, même et surtout si son action appelle à divers titres les plus sérieuses réserves, à présenter la silhouette d'un homme fort capable d'influer dans sa sphère sur cette évolution. FIDUS.