Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques

48-49 | 2007 Temps, corps, techniques et esthétique Janvier-décembre 2007

Robert Creswell (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/tc/1912 DOI : 10.4000/tc.1912 ISSN : 1952-420X

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 12 décembre 2007 ISSN : 0248-6016

Référence électronique Robert Creswell (dir.), Techniques & Culture, 48-49 | 2007, « Temps, corps, techniques et esthétique » [En ligne], mis en ligne le 12 décembre 2007, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/tc/1912 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.1912

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SOMMAIRE

Continuités et ruptures De Techniques & culture à… Techniques & culture Frédéric Joulian et Robert Cresswell

Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez André Leroi-Gourhan Alexandra Bidet

Souffler pour ordonner Une conque pour l'irrigation en Galice Fabienne Wateau

Le roseau protecteur Techniques et symboliques d’une plante dans le Sud marocain (Tafilalt) Marie-Luce Gélard

L’ rituelle javanaise et ses modes de transmission Opposition entre javanisme et Jean-Marc de Grave

Interpréter les « dysfonctionnements » des systèmes irrigués traditionnels L’exemple d’une oasis du Ladakh central (Himalaya indien) Valérie Labbal

L’écobuage andin Questions sur les origines, l’extension, les modalités et le devenir d’une technique d’ouverture des champs de pomme de terre sur puna humide (Cochabamba, Bolivie). Margot Jobbé Duval, Hubert Cochet et Jean Bourliaud Bourliaud

Une presse à huile au Maroc Narjys El alaoui

L’introduction tardive du diable et de la brouette au Moyen-Orient Un problème pour l’anthropologie des diffusions Didier Gazagnadou

Les dispositifs du Net art Entre configuration technique et cadrage social de l’interaction Jean-Paul Fourmentraux

Éclectisme et ethnologie Catherine Choron-Baix

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Continuités et ruptures De Techniques & culture à… Techniques & culture

Frédéric Joulian et Robert Cresswell

1 Avec la livraison de ce numéro double de Techniques & culture, la revue souhaite informer ses lecteurs de la nouvelle ligne éditoriale que nous inaugurerons avec le numéro suivant. Pour un temps, le label « nouvelle série », marquera tout à la fois la continuité axiomatique avec la revue telle qu’elle s’est développée depuis le début des années 1980 et le renouveau formel que nous engageons dans une action que nous espérons structurante et au long cours. L’objectif général est bien sûr de rendre compte des rapports entre « technique et culture, techniques et cultures, technique et cultures, techniques et culture », et, plus sérieusement, de rapporter et structurer l’extrême diversité des recherches attentives à la matérialité des activités humaines dans le temps et l’espace.

2 Ce numéro intermédiaire entre la formule précédente et la nouvelle, nous permet d’œuvrer à la mise en place d’une nouvelle architecture (principalement thématique) et d’un nouveau fonctionnement dont nous verrons les fruits avec les numéros de l’année 2009. En attendant ces nouvelles productions, nous souhaitons rendre compte ici d’un certain nombre de changements opérés au cours de l’année 2007. La direction de la revue a élu un nouveau rédacteur en chef, Frédéric Joulian, succédant à Jean-Luc Jamard, arrivé au terme de son mandat en 2006. Parallèlement à cela, la rédaction a déménagé de Paris à Marseille au sein de l’unité de recherches « Sociologie, histoire et anthropologie des dynamiques culturelles » (EHESS- CNRS), au Centre de la Vieille Charité. La nouvelle formule sera mise en place dans les prochains numéros. Elle est le résultat d’un travail —souvent invisible— d’une communauté de chercheurs discrets mais actifs que l’on ne mentionne généralement pas, mais sans laquelle les revues scientifiques ne pourraient correctement fonctionner.

3 Le comité de rédaction est en cours de restructuration et se voit rééquilibré vers de nouvelles disciplines (sociologie, histoire de l’art, communication, muséologie) qui invitent la publication à une ouverture thématique plus large, mais également, à un équilibre disciplinaire qui s’était quelque peu défait au fil des ans.

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4 Les différentes opérations administratives (récupération des textes, déménagement, concours, recrutement de personnels, aménagement du bureau, recherche de nouveaux financements) pour développer une nouvelle maquette furent laborieux. L’installation de la revue devrait cependant s’achever dans les semaines à venir. L’écart important entre la livraison du numéro 46-47 (made in Paris) et du numéro 48-49 (made in Marseille) s’explique par des changements administratifs importants qui sont heureusement en voie d’achèvement. Nous tenions à nous en excuser auprès des lecteurs. Le bon fonctionnement d’une revue exige la présence de personnel compétent que nous avons recruté au cours de l’année 2007. Le nouveau secrétariat de rédaction s’est engagé avec enthousiasme sur ce projet de refonte et de développement de la revue et nous tenons dès à présent à l’en remercier.

5 Les grandes lignes directrices de réorganisation développées ci-dessous devraient permettre tout à la fois d’inscrire régionalement cette revue nationale et de la redéployer par de nouveaux supports vers un public plus large et international. Rappel du contexte scientifique et des enjeux éditoriaux 6 La revue Techniques & culture correspond à un projet éditorial lancé en 1983 par Robert Cresswell (son directeur actuel) et un collectif de chercheurs en sciences sociales embarqués dans un débat intellectuel exigeant sur les techniques, l’économie, la culture matérielle et le social dans les années 1970 et 1980. Ce groupe de chercheurs, ouvert et sensible aux dimensions sociales et culturelles des techniques, sut, face aux courants dominants de l’anthropologie culturelle des années 1970, développer cette revue interdisciplinaire originale et ouverte tant aux aspects empiriques que théoriques d’étude des techniques. Elle fut d’abord un lieu de confrontation d’idées et de méthodes en des temps où l’épistémologie, le terrain, le matériel, le symbolique et l’économique bavardaient difficilement autour d’une même table. Nous ne rappellerons pas la mythique césure de l’anthropologie entre Levi-Straussiens et Leroi-Gourhaniens, ni les ruptures entre les divers courants matérialistes de l’anthropologie, ou entre l’anthropologie et l’histoire, tant elles semblent désormais datées et peu adéquates.

7 Les temps ont changé, les débats se sont apaisés ou reconfigurés ailleurs, mais, entre- temps les disciplines des sciences sociales se sont spécialisées, technicisées et souvent cloisonnées. Dans le panorama actuel de la recherche, les sciences de l’homme et de la société ont de plus en plus de difficultés à tenir une position ferme tant elles sont prises entre deux tendances, celle qui s’observe dans un relativisme « mou », celui des Cultural Studies ou celui de l’essayisme psychologique ou philosophique à la française et celle, tout aussi répandue, d’un matérialisme positiviste (emprunté aux sciences de la nature) à très fort impact actuel sur les SHS. Ajoutons à ce constat par trop schématique que les programmes épistémiques et empiriques élaborés tout au long des traditions européanistes de recherches, tant en sociologie qu’en anthropologie ou en histoire, ont quelques difficultés à s’exprimer dans les cadres utilitaristes et brefs des politiques actuelles de recherche.

8 Face à cette polarisation « relativisme/matérialisme » improductive, la revue Techniques & culture dispose d’atouts remarquables (ses objets médians de réflexion, son héritage intellectuel, son interdisciplinarité, son ouverture thématique, etc.) qu’il importe plus que jamais d’afficher et d’amplifier, tant pour des raisons heuristiques que politiques.

9 Nous observons aujourd’hui un retour sans précédent du monde matériel et de la matérialité, dans les recherches anglo-saxonnes (cf. la revue anglaise Journal of Material

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Culture) ou dans les grands projets muséographiques français (musée du quai Branly ou musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). Or, ce retour du matériel se fait bien souvent « hors-sol », comme les tomates, belles, lisses mais sans goût, texture ni odeur, autrement dit, ce retour se fait sans les techniques, sans le social, l’économique ni les hommes et les femmes qui vont avec. L’idéel et le matériel sont bien souvent vidés de leur substance.

10 Au passage, rappelons une banalité : une science sociale n’est sociale que si elle contextualise, historicise, théorise des faits sociaux, qu’elle cadre, compare et coordonne, sinon elle ne fait que « taxidermer » ou reproduire un discours dominant : que ce soit les objets, les arts, les sociétés ou les idées. Le rôle d’une revue et des programmes de travail nationaux et internationaux sur lesquels elle s’adosse doit au contraire faire percuter ensemble idées et terrains, histoires de vies et modèles d’intellection, puiser aux expériences de la recherche en train de se faire, en un mot, initier plutôt que suivre.

11 La revue qui revisiterait ses meilleurs écrits, et qui avancerait un projet ambitieux de réintroduction des objets, des techniques et des dynamiques sociales et culturelles au milieu de la « primitivité », de l’esthétisation et du relativisme actuels mais aussi au milieu des différents courants tendant à naturaliser le social, n’aurait pas seulement l’écoute et l’estime de ses pairs, mais aussi celle d’un public de plus en plus averti et sur sa faim en matière d’ailleurs et d’autrui, de distinction humaine, pour peu, bien sûr, que l’on se donne les moyens d’être lus par un plus grand nombre.

12 Lié à ce dernier aspect, nous aimerions également rappeler une autre banalité : un champ de recherche dynamique ne craint pas de s’exposer, de se confronter aux autres courants de pensée et d’être largement diffusé. Il entre d’ailleurs dans les obligations des chercheurs de diffuser leurs recherches plus loin que vers leurs pairs. La réussite de certaines revues de sciences humaines en France devrait, à titre d’exemple, nous faire réfléchir de façon fine au lectorat actuel et potentiel de Techniques & culture. Il n’est bien sûr pas nos visées de faire une revue de kiosque, mais, diffuser de façon large, dans les librairies, les musées ou les centres culturels en France et à l’étranger, nous semble cadrer idéalement avec le profil de la revue telle que nous l’envisageons. En bref, à ce jour, doit-elle être lue par d’autres lecteurs que les seuls étudiants et chercheurs en archéologie, anthropologie ou histoire ? La réponse est évidemment positive. À nous de définir comment, au cours de l’année 2008. Les grandes lignes éditoriales envisagées 13 Voici, de façon résumée, les quelques orientations que nous souhaitons développer dans les mois à venir. Une revue interdisciplinaire sur les rapports entre technique et culture 14 Les techniques sont par essence transversales et ne peuvent s’appréhender correctement qu’à l’aide de plusieurs lentilles disciplinaires. De même, « la » ou « les » cultures comme objets fondateurs res aspects des sociétés, elles jouent comme des révélateurs originaux des relations et des dynamiques sociales. Ce qui signifie en conséquence que ni les techniques ni la culture ou « les » cultures ne peuvent constituer une fin en soi. Pour le dire autrement, la « technologie » —fût-elle « culturelle »— comme discipline unificatrice serait utopique en ce début de XXIe siècle.

15 L’état des acquis et des malentendus des études sur les relations entre techniques et cultures pourrait être fait, par exemple, en reprenant les textes fondateurs ou marquants de la revue et en les mettant en miroir avec les textes actuels portant sur les

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mêmes sujets ou des sujets similaires. Ce « best of » des textes passés et sub-actuels sur les rapports entre « techniques et cultures » est encore à réaliser, mais nous semble un des chantiers épistémiques transversaux possibles pour cette revue. Nous nous y attacherons en 2009 avec pour objectif une anthologie (ou « reader ») sur l’école française de technologie culturelle, vraisemblablement sous format électronique et papier.

16 Faire le point sur l’état des recherches sur les techniques signifie également sortir du débat de spécialistes, et en premier lieu, d’écrire pour son voisin d’Amérique latine, d’Océanie ou… de discipline, donc pour un archéologue, d’exposer et d’écrire pour être compris d’un sociologue, ou, pour un anthropologue, de sortir des « entendus » propres à son champ.de l’anthropologie sortent du seul registre de compétence de la discipline et alimentent de nos jours les réflexions d’innombrables courants et disciplines des sciences humaines. Le rééquilibrage et la représentation de disciplines autres que l’anthropologie au sein du comité de rédaction et des publications à venir s’opèrent donc dans cette perspective.

17 Les techniques exemplifient des médiations entre la nature (physique et construite) et les dispositifs culturels extrêmement variés des sociétés humaines et pré-humaines. Les techniques (les objets, gestes, programmes, etc.) constituent bien souvent des accès privilégiés à d’aut Une revue principalement thématique fondée sur des journées scientifiques 18 La revue n’est aujourd’hui plus organiquement rattachée à un laboratoire du même nom et souhaite orienter ses choix éditoriaux sur la base d’un dialogue collectif qui s’appuie sur des enseignements et des journées régulières de rencontres scientifiques qui permettront de faire émerger les thèmes les plus innovants en matière de techniques et de cultures. Ce qui signifie aussi de se fonder davantage sur l’actualité de la recherche (les grands programmes de terrain en cours, les colloques les plus originaux en matière de recherche dans le domaine, etc.).

19 Toutes sortes de thématiques sont par conséquent envisageables à partir du moment où elles entrent dans un format construit, comparatif et interdisciplinaire (les articles hors thème pouvant toujours être présentés en varia). Nous n’oublierons pas non plus de réaffirmer l’axe un peu négligé ces dernières années d’ouverture aux objets contemporains, du low-tech au high-tech, des traditionnelles questions sur les rythmes d’évolution à celles du genre des techniques, celles développées par le courant des usages ou celles de l’ethnographie cognitive.

20 Passer d’une revue semestrielle —et souvent avec des numéros doubles— à une revue thématique, plus varia, paraissant trois fois l’an nous semble le but à viser, quitte à diminuer la taille des volumes mais à assurer une parution régulière et fréquente sur les portoirs des bibliothèques, des librairies ou des musées. Une revue à visée internationale 21 Une plus grande ouverture à l’interdisciplinarité, peut et doit s’accompagner d’une confrontation et d’une diffusion internationale, les approches et disciplines ne se traduisant pas toujours aisément d’un continent à un autre. Les champs disciplinaires ont en effet souvent fini par s’isoler (et parfois réinventer la roue —avec un nouveau vocabulaire— chacun de leur côté). Nous pensons en France au courant de la sociologie des usages qui a ignoré celui de l’analyse des activités tel qu’il a été développé en

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anthropologie et qui s’exprimerait par exemple bien différemment dans un contexte canadien, francophone ou anglophone.

22 Les revues Réseaux, Publics et musées, Journal of Material Culture, Techniques & culture, Terrain, Anthropologie et sociétés, œuvrent parfois sur des objets proches mais selon des procédures et traditions scientifiques qui gagneraient à être débattues au sein de la revue (à propos de la notion de « culture matérielle » par exemple).

23 Diffuser largement les recherches francophones sur les rapports entre techniques et cultures signifie aussi s’engager et tenter de peser sur les problématiques standards de la recherche actuelle. Les autoroutes thématiques : identity, gender, minorities, post- colonial studies, evolutionary studies, etc. de l’anthropologie, pour n’en citer que quelques- unes, sont incontournables, mais sont-elles les plus innovantes ou encore celles sur lesquelles il convient de parier si l’on souhaite développer une voie spécifique aux sciences humaines et sociales francophones ? Nous pouvons faire d’autres paris.

24 Selon nous, la revue peut et doit donc être conçue comme un observatoire et un lieu de prospection et d’expérimentation. Elle sera diffusée sur Internet en anglais (et en français) afin de donner à lire les différents travaux francophones au monde académique anglophone, et en retour, de nous confronter à cet univers globalisé. Nous procéderons par ailleurs à la numérisation de l’ensemble des numéros de la revue depuis ses origines, de 1976 aux numéros déjà en ligne sur le site Revues.org (http:// tc.revues.org/). Une revue utilisant au maximum la photographie et le graphisme 25 Entre les revues d’exploration ou les catalogues d’art primitif sur papier glacé et les revues austères, théoriques et lettrées des ethnologues ou historiens, il existe un champ immense d’action dans lequel placer la revue Techniques & culture, à condition bien sûr, d’y prêter une certaine attention et d’allouer les moyens qu’il convient.

26 D’où le projet d’une revue savante avec une nouvelle maquette au design et au format étudiés en fonction des contenus et des lectorats visés, mais, au premier chef, amplement illustrée de photos couleur et noir et blanc, de dessins, de graphes de haute qualité. Les images devront pouvoir être intégrées et commentées avec la même attention que l’on accorde habituellement au texte, c’est ce qui fera aussi la différence avec les ouvrages d’illustration ethnographiques ou à thèmes « sociaux » qui se multiplient aujourd’hui mais qui ne reproduisent, bien souvent, sous des formes esthétisantes, que des clichés éculés sur l’autrui, la nature ou les « arts dits premiers ».

27 L’exposé photographique pourra appuyer la thèse scientifique, l’étayant et amenant un plus grand nombre de lecteurs à saisir les propos. Au-delà de ce parti pris de vulgarisation, il y a aussi l’idée qu’il importe, et cela plus précisément dans une revue qui traite aussi de techniques et d’objets, de donner à lire et à voir, des hommes en activité, des hommes en société et non des hommes « empaillés », esthétisés, hors du temps. Le design graphique de la revue sera pensé en fonction de ce type de position politique et non en fonction de tel ou tel « style » en vogue sur le net ou dans les revues dites artistiques. Des thèmes transversaux, entre empirie et théorie 28 Si nous avons avancé un peu rapidement ce contraste entre revue littéraire, savante et catalogues trop vite faits, c’était pour faire bref. Il existe bien sûr toute une gamme intermédiaire de productions écrites et graphiques à laquelle cette revue de science ne peut prétendre, mais, si l’on compare la classe des revues à laquelle elle appartient

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(L’Homme, Études rurales, Ethnologie française, Terrain, Gradhiva, Anthropologie et sociétés pour ne prendre que les revues francophones d’anthropologie) nous opterons plutôt pour une formule thématique « et » interdisciplinaire.

29 Dès le numéro 50, la revue se présentera sous la forme d’un numéro à thème, ce thème transversal étant abordé par différentes disciplines et suivi d’un ensemble d’articles variés. Le lecteur aura donc « l’attendu » (le thème fondé sur des études de terrain pris selon différents points de vue disciplinaires et problématisé par un responsable du comité de rédaction et un spécialiste extérieur à la revue) et « l’inattendu », avec des varia et une RAB (« Rubrique à Brac ») avec des « à propos » et pourquoi pas « des objets du semestre » que nous inviterions chercheurs et amateurs à décrire et commenter. Les actualités et comptes rendus trouveront plus idéalement leur place sur le site Web de la revue.

30 La revue privilégiera, thème par thème, l’activité scientifique dans toute sa chaîne de production, de l’observation à la restitution la participation de philosophes, de sociologues, d’archéologues, de muséologues ou de spécialistes des sciences de la communication, favorisant ce redéploiement le travail sous forme de journées critiques et interdisciplinaires assurant une exigence scientifique de qualité.

31 À titre d’exemple, pour donner « matière à penser », comme l’écrivent certains de nos collègues, voici quelques thèmes envisagés pour les numéros à venir : « les natures de l’homme » « nouveaux regards sur les dynamiques culturelles » « hommes, objets et musées de sociétés » « savoirs et techniques pastorales » « l’objet en procès » « gestes et actions élémentaires sur la matière : quel bilan, quels projets ? » « le rendez-vous français manqué de l’ethnoarchéologie ? » « l’efficacité technique, entre biologie et culture » « arts, artisans, artistes » « objets et techniques du culte » « dispositifs immatériels » « communautés de pratiques » « affordances et agencies » « usages photographiques et “révolution” numérique » « cultures automobiles » …

32 Ces quelques thèmes ont pour certains déjà trouvé preneur, pour les autres, à nous de les construire, déconstruire, reconstruire, et bientôt, de vous les donner à lire.

33 Nous espérons que ces propositions inédites (thématiques co-élaborées, graphies et mise en ligne), amplifieront avantageusement la formule actuelle, sans trop la changer toutefois. En étant fermes et systématiques dans leurs applications, ces propositions devraient pouvoir assurer une meilleure audience nationale et internationale à la revue.

34 En attendant ces changements, nous sommes heureux, pour les auteurs en souffrance et les lecteurs en attente, de vous livrer avec ce numéro 48-49 —le dernier de cette série —, un ensemble de textes originaux sur différents terrains traditionnels et contemporains en anthropologie et en histoire des techniques. Nous les avons organisés en différents moments, intitulés « Temps, corps, techniques et esthétique », et cherché le mieux possible à composer textes et images. Ils donnent une idée de la diversité des recherches sur les techniques que nous tenterons d’ouvrir et de structurer encore plus fortement avec les numéros à venir.

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AUTEURS

FRÉDÉRIC JOULIAN EHESS [email protected]

ROBERT CRESSWELL

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Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez André Leroi-Gourhan

Alexandra Bidet

« L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin. » G. Bachelard, La Psychanalyse du feu, cité par A. Leroi-Gourhan (1982 : 180). « On connaît mieux les échanges de prestige que les échanges quotidiens, les prestations rituelles que les services banaux, la circulation des monnaies dotales que celle des légumes, beaucoup mieux la pensée des sociétés que leur corps […]. Alors que Durkheim et Mauss ont luxueusement défendu le “fait social total”, ils ont supposé l’infrastructure techno-économique connue » (Leroi-Gourhan 1964 : 210).

1 Le rythme serait-il rétif à toute forme de pensée ? On a pu souligner la polysémie de la notion de rythme, les apories des démarches qui visent à lui assigner une origine, ou encore l’existence d’un « panrythmisme » spontané prompt à déceler du rythme en toutes choses (Sauvanet & Wunenburger 1996). Dans l’anthropologie, l’archéologie et l’ethnologie préhistorique d’André Leroi-Gourhan, une place majeure est accordée à la rythmicité et aux rythmes sans qu’il s’agisse de saisir le rythme comme l’essence même de l’homme, ou de le dissoudre dans la pluralité de ses manifestations sensibles. Son œuvre, dont on a souvent noté la valeur proprement philosophique, dessine bien au contraire une véritable anthropologie du rythme —compris comme « insertion affective » ou « insertion dans l’existence » (Leroi-Gourhan 1965a : 81-82, 102). Incarnant la continuité de « l’ordre physiologique —technique— social » (Ibid. : 87), il émarge alors d’emblée aux phénomènes « sociaux ».

2 À l’initiative d’un profond bouleversement du regard porté par les recherches préhistoriques sur l’art des premiers anthropiens et sur le processus d’hominisation

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lui-même, cette œuvre est pourtant demeurée longtemps peu fréquentée des sociologues1. S’il est commun de rappeler qu’André Leroi-Gourhan fut l’élève de Marcel Mauss, rares sont les investigations dépassant l’apport strictement ethnologique et technologique de l’œuvre, principalement perçue comme une vaste entreprise de recensement et de classification des techniques, appréhendées à partir du geste humain lui-même, sur un mode emprunté aux sciences naturelles, et plus particulièrement à la taxinomie. Or sa réévaluation de la notion de rythme, attentive aux aspects empiriques et corporels de l’existence humaine, place la réflexion de Leroi-Gourhan au cœur des préoccupations sociologiques, de plus en plus soucieuses du lien entre corporéité et socialité.

3 Menant dans Le Geste et la Parole, dont le second tome s’intitule La Mémoire et les Rythmes, une réflexion d’ensemble sur son œuvre, André Leroi-Gourhan ne se donne jamais pour objet de développer une pensée systématique du rythme. De la « mémoire sociale » aux « symboles de la société », la notion de rythme traverse néanmoins l’analyse de la genèse de l’esthétique et du social, qui fait suite à celle de la technicité et du langage, étudiée dans le premier tome2. C’est à une lecture en biais qu’il faut alors procéder pour saisir une conceptualisation qui ne se départit jamais de considérations empiriques. Dans la lignée du projet maussien d’analyse des « techniques du corps » et de l’« homme total » (Karsenti 1998 : 238)3, son anthropologie du rythme ne part pas d’une socialité constituée, celle des rythmes dits « sociaux », mais reconduit l’analyse de la rythmicité à une analyse de l’homme comme être vivant, comme totalité biologique indivise. Elle appréhende les phénomènes rythmiques de façon continue depuis l’espace du vital et du physiologique, à travers ce qui constitue en propre le vivant : l’activité par laquelle il ne cesse de se produire dans sa relation problématique à son milieu de vie.

4 La référence au vital ne désigne pas ici une essence de l’homme, appelée à s’actualiser, mais au contraire la façon propre à l’homme de problématiser son rapport au milieu, donc de s’inventer. Ce style spécifiquement humain émane tout entier pour André Leroi-Gourhan de la condition naturelle que son corps fait à l’homme, par sa structure morphologique et ses possibilités dynamiques. À l’opposé de tout naturalisme, elle « voit émerger le vital comme spécifiquement humain, et donc social » (Karsenti 1998 : 238). L’attention à la dynamique du vital ouvre alors, à travers la question du rythme, sur une genèse du social lui-même, posant en des termes renouvelés la question de « l’insertion dans l’existence » et du « groupement des hommes », ce « tissu de relations entre l’individu et le groupe » (Leroi-Gourhan 1965a : 11, 80, 89). Le statut accordé aux phénomènes rythmiques vient interroger les catégories ordinaires de l’anthropologie et de la sociologie. Mais sur quelle caractérisation de la rythmicité un tel renversement repose-t-il ? De la corporéité aux rythmes 5 L’attention portée à la rythmicité caractérise une anthropologie ancrée dans l’analyse du corps humain. Considéré par André Leroi-Gourhan comme analytiquement premier pour toute étude de l’activité humaine, il l’est d’abord du point de vue de la genèse de l’homme comme espèce, à laquelle l’auteur consacra la majeure partie de ses travaux en paléontologie humaine. Seule l’originalité morphologique et fonctionnelle du corps humain, qui spécifie le type hominien sur l’échelle des espèces, autorise à ses yeux une compréhension du style original des rapports que l’homme entretient quotidiennement avec son milieu de vie.

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6 Dans les années 1960, la découverte de l’industrie des australopithèques —jusqu’alors regardés comme anthropoïdes pour leur très faible volume crânien— a introduit une révolution décisive dans le domaine de la paléontologie. Elle attestait l’antériorité des premières formes de technicité sur le développement cérébral lui-même, c’est-à-dire l’antériorité de l’architecture générale du corps humain —caractérisée par la station verticale et la libération de la main de la locomotion— sur la commande nerveuse et l’expansion du cortex cérébral. Dans l’histoire du couple main-cerveau, la libération de la main n’était plus le produit de l’apparition de la pensée, mais son moteur même : « la main qui libère la parole, c’est exactement ce à quoi aboutit la paléontologie », même si « nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir commencé par les pieds » (Leroi- Gourhan 1964 : 33, 40, 71, 97). Dans le développement cérébral, la main et les outils qu’elle génère sont en constante interaction avec la face et le langage qui peu à peu s’en libèrent. Activité motrice et activité verbale sont indissociables. « Un des résultats de l’étude simultanée de l’homme sous les angles de la biologie et de l’ethnologie est de montrer le caractère inséparable de l’activité motrice (dont la main est l’agent le plus parfait) et de l’activité verbale. Il n’existe pas deux faits typiquement humains dont l’un serait la technique et l’autre le langage, mais un seul phénomène mental, fondé neurologiquement sur des territoires connexes, et exprimé conjointement par le corps et par les sons. La prodigieuse accélération du progrès à partir du déverrouillage des territoires préfrontaux est liée à la fois au déversement du raisonnement dans les opérations techniques et à l’inféodation de la main au langage dans le symbolisme graphique qui aboutit à l’écriture » (1965a : 259-260).

7 L’originalité radicale du type hominien s’ancre ainsi dans la spécificité morphologique et fonctionnelle du corps humain. Elle se marque par l’absence de toute spécialisation fonctionnelle : cette indétermination native contraste radicalement avec l’adaptation efficace et étroite des formes animales aux caractéristiques déterminées d’un biotope. Susceptible d’une gamme indéfiniment variée de modes d’interaction avec son milieu, l’homme n’a pas connu d’évolution spécialisante ; il demeure marqué par la généralité et la polyvalence —perceptibles dans la seule forme du pied ou de la main. Or, le caractère indifférencié de cet héritage naturel, cette polyvalence posturale, gestuelle et fonctionnelle, ont pour inévitable contrepartie une extrême faiblesse native, un dénuement inhérent à l’absence d’une adaptation préformée à un cadre fonctionnel d’origine naturelle.

8 Ce double principe de plasticité et d’incomplétude est essentiel. Là réside pour André Leroi-Gourhan le caractère foncièrement problématique du rapport de l’homme à son milieu de vie : il n’indique pas des besoins à satisfaire, ou des fins présidant à son adaptation, mais une puissance d’agir, trouvant sa propre fin dans sa capacité d’invention infinie de problèmes et de médiations. La notion de problème ne recouvre donc pas un ensemble donné de prémisses et de solutions, mais désigne l’incertitude propre au rapport que l’activité humaine entretient avec son milieu —rapport dont la nature et les produits sont indéterminés4. Rites, règles et outils n’émergent donc pas tels des pouvoirs préformés, contenus dans la structure corporelle de l’homme, mais comme des inventions face au défi biologique que constitue pour lui l’absence de prise « native » sur son milieu5. Son inventivité relève alors d’une dynamique vitale, d’une exigence d’appartenance, mais radicalement affranchie du cadre zoologique : il engage l’invention de déterminations proprement humaines ; il est création plus que conservation : « l’animal répète là où l’être humain, parce qu’il n’a pas en lui de schémas de comportement innés, est obligé d’inventer ».

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« Station verticale, polyvalence des membres antérieurs, conservation des traits infantiles, extrême lenteur de croissance, et donc aussi dépendance prolongée par rapport aux parents sont des aspects corrélatifs qui définissent les grandes lignes d’une insertion dans le monde d’une originalité telle qu’elle introduit à une différence d’un autre ordre que celles qui distinguent les espèces. Défi auquel il conviendra de répondre par la constitution d’un réseau propre de moyens, et plus encore de normes et de régulations —ou de disparaître » (Tinland 1977 : 76).

9 L’attention à la rythmicité découle directement de cette focalisation sur le corps et la motricité humaine. Elle permet en effet de saisir concrètement, au ras de l’ordre physiologique, la question centrale pour André Leroi-Gourhan de « l’insertion dans l’existence ». L’application des premières percussions rythmiques, puis l’apparition des premières représentations rythmiques, sous la forme de « fragments d’os en pierre marqués d’incisions régulièrement espacées », marquent bien à ses yeux « l’entrée dans l’humanité des Australanthropes »6 (1965a : 135). Du « rythme technique » aux « rythmes figuratifs », le rapport au milieu voit ici la genèse continuée de médiations : « Au piétinement qui constitue le cadre rythmique de la marche, s’ajoute chez l’homme l’animation rythmique du bras ; alors que le premier régit l’intégration spatio-temporelle et se trouve à la source de l’animation dans le domaine social, le mouvement rythmique du bras ouvre une autre issue, celle d’une intégration de l’individu dans un dispositif créateur non plus d’espace et de temps mais de formes. La rythmicité du pas a finalement abouti au kilomètre et à l’heure, la rythmicité manuelle a conduit vers la capture et l’immobilisation des volumes, source d’une réanimation purement humaine. Du rythme musical, tout de temps et de mesures, au rythme du marteau ou de la houe, tout de procréation de formes, immédiates ou différées, la distance est considérable puisque l’un est générateur d’un comportement qui trace symboliquement la séparation du monde naturel et de l’espace humanisé alors que le second transforme matériellement la nature sauvage en instruments de l’humanisation. L’une et l’autre sont strictement complémentaires » (ibid. : 136).

10 La primauté accordée au corps comme motricité fait donc ici tout le statut de la rythmicité. C’est par la motricité que s’opère le passage de la corporéité à la rythmicité. Ce faisant, André Leroi-Gourhan nous introduit aussi d’emblée à la dimension de l’affect. Du rythme comme « insertion affective » : rythme et valeurs

11 Ainsi posé depuis la motricité la plus élémentaire, le problème de l’« insertion dans l’existence » peut alors s’énoncer en termes de rythmicité, comme une « insertion affective ». Dire que « l’équilibre rythmique » est senti dans « toute l’épaisseur de la vie sensitive », dès « la sensibilité viscérale et musculaire profonde » signifie en effet qu’il dépasse le seul registre de la sensation pour désigner un état d’ensemble de la corporéité, soit l’état affectif, entendu comme ce qui touche et pousse à agir, l’élément déterminant de toute mise en situation (Leroi-Gourhan 1965a : 99). André Leroi- Gourhan se plaît ainsi à rappeler que « l’insertion cosmique » part de l’estomac et de la « satisfaction digestive », tout comme « la désinsertion cosmique débute au niveau du tube digestif » (Ibid. : 102). De même, la référence à la sensation du « poids du corps » et celle de « l’équilibre spatial », comme aux mouvements les plus viscéraux du comportement nutritif et de l’affectivité physique —respectivement fondés sur les rythmes viscéraux et sur la perception du jeu musculaire (Ibid. : 103)— noue ici « insertion dans l’existence », rythmes et affectivité : la médiation s’opère dans l’élément de l’affect, la rythmicité produisant cette « insertion affective ».

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12 Mais le rythme a deux visages chez André Leroi-Gourhan : il désigne autant les chaînes rythmiques propres à nos gestes « stéréotypés », que toute soustraction à cette « ambiance rythmique ». D’un côté, « la répétition assure l’équilibre normal du sujet dans le milieu social et son propre confort psychique à l’intérieur du groupe », elle « accroche l’homme dans son univers concret » (Ibid. : 29, 103) ; de l’autre, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la danse matérialisent dans une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes opératoires normales » (Ibid. : 103). Le rythme renvoie donc autant à la régularisation qu’à la rupture de « chaînes opératoires machinales », dans leur « durée propre ». Dans les deux cas, il n’est ni répétition ni identité, mais médiation entre deux ordres de grandeur hétérogènes, production d’un certain rapport de mouvements entre milieux.

13 Ainsi saisie dans sa dynamique la plus élémentaire, comme établissement d’une harmonie entre des rythmes qui s’accordent, l’« insertion dans l’existence » a d’emblée pour André Leroi-Gourhan une valeur esthétique. Il étend en effet le champ de l’esthétique, par-delà les créations proprement artistiques, à « l’ensemble du vécu » susceptible de « création rythmique » (Bromberger 1988 : 158). De cette redéfinition de l’esthétique, témoigne la considération de « l’esthétique physiologique » : notre auteur souligne les « implications esthétiques » du comportement nutritif, de l’affectivité physique et de l’équilibre spatial. Si « la conquête de l’esthétique est aussi importante que celle de l’outil et du langage », c’est que « le fait de ressentir les valeurs esthétiques de la nature est un fait paléontologique » (Leroi-Gourhan 1965a : 86 ; 1982 : 182). Activité proprement humaine, à l’égal de la technicité et du langage, l’esthétique englobe alors le domaine de ce qui prend valeur, en étant apprécié comme « bon », « beau », « bien », « mieux », etc.7 Dès lors, toute valeur est d’ordre esthétique et recouvre une production rythmique, celle d’un milieu relativement unifié. La « sensation d’équilibre » vaut ainsi par elle-même ; la « saveur » de l’équilibre rythmique est celle d’une « proximité » conquise entre des corps, des gestes, des formes. Les « jugements physiologiques de valeur », manifestant la qualité affective d’une convenance intime, saisie « dans toute l’épaisseur de la vie sensitive », témoignent du caractère éminemment créateur des « fonds physiologiques et fonctionnels » sans pour autant que cette « appréciation esthétique des formes » ne conduise vers une « symbolisation figurative ». L’esthétique ne commence pas avec la figuration : dès l’ordre physiologique et fonctionnel, « des jugements de valeur sont possibles et conditionnent des normes qui ne sont ni totalement techniques, ni morales, mais esthétiques » (Ibid. : 84-85). « L’esthétique repose sur la conscience des formes et du mouvement (ou des valeurs et des rythmes) propre à l’homme parce qu’il est le seul à pouvoir formuler un jugement de valeur » (Ibid. : 95). « Une part importante de l’esthétique se rattache à l’humanisation de comportements communs à l’homme et aux animaux, comme le sentiment de confort ou d’inconfort, le conditionnement visuel, auditif, olfactif, et à l’intellectualisation, à travers les symboles, des faits biologiques de cohésion avec le milieu naturel et social […]. Les références de la sensibilité esthétique, chez l’homme, prennent leurs sources dans la sensibilité viscérale et musculaire profonde, dans la sensibilité dermique, dans les sens olfacto-gustatifs, auditif et visuel, enfin dans l’image intellectuelle, reflet symbolique de l’ensemble des tissus de la sensibilité » (Ibid. : 83).

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14 Confort physique et cohésion : l’appréciation esthétique recouvre ainsi une production rythmique. Et ce, de l’esthétique physiologique jusqu’aux formes les plus élaborées de symbolisation esthétique.

15 C’est en effet également à partir du champ de la motricité humaine qu’André Leroi- Gourhan saisit la genèse des formes de symbolisation. Si « l’intellectualisation progressive des sensations » lui semble avoir ici « dépouillé les formes réelles de leur contenu pour n’en conserver que les signes », c’est en conservant toujours la même source rythmique : se joue là l’extériorisation du mouvement dans des symboles rythmiques. La figuration est en ce sens une figuration motrice, et le symbole celui d’un « déroulement moteur » ; il « ne puise pas ses références dans la mécanique digestive, imperméable à la figuration, mais dans la dynamique musculaire, base commune au comportement affectif et à l’intégration spatiale ». Ce que l’homme —comme être agissant— réfléchit dans un réseau de symboles, est avant tout la trame de mouvements « issus de l’extérieur ou de sa propre machine » dans laquelle il est pris. « Si l’homme a un merveilleux appareil à transformer les sensations en symboles [...] il n’en reste pas moins qu’il vit toute l’épaisseur de la vie sensitive » (Ibid. : 95). « L’art le plus pur plonge toujours dans les profondeurs, il émerge tout juste par la pointe, du socle de chair et d’os sans lequel il ne serait pas » (Ibid. : 88). « Les manifestations physiologiques trouvent une place prépondérante dans les opérations quotidiennes et figurent à la fois le substrat paléontologique le plus profond et le domaine le plus fréquenté par les sujets vivants » (Ibid. : 92).

16 De « la satisfaction digestive au bel outil, à la musique dansée, à la danse regardée dans un fauteuil, il y aurait le même phénomène d’extériorisation » (Ibid. : 89) : c’est la rythmicité, la plus concrète comme la plus figurée, qui nourrit et suscite l’appréciation esthétique. Une dimension esthétique est ainsi inhérente à la genèse continuée par l’homme de médiations assurant son insertion dans son milieu de vie : la rythmicité est la matière même de ces médiations. On ne saurait donc se méprendre sur la nécessité de « chercher dans la perception et la création de symboles rythmiques une source enfouie dans le monde animal ». Il s’agit seulement là de considérer la valeur immédiatement sensible et affective du mouvement : l’insertion, à même l’intégration motrice, s’élabore de façon de plus en plus médiate jusqu’aux symboles rythmiques, image d’une insertion possible. À travers eux, on ne fait plus, on s’imagine faire : l’insertion n’est plus immédiate, elle ne passe plus seulement par une « participation réflexe aux rythmes et une réaction aux variations dans les valeurs », mais par la « perception et la production réfléchie des rythmes et des valeurs », à laquelle aboutit chez l’homme « l’intellectualisation progressive des sensations » (1965a : 82).

17 Ainsi, nous pouvons comprendre la centralité de la question du rythme dans son étude de l’art pariétal préhistorique (1965b, 1992), ou du « rythme statuaire »8 (1970), abordant les figurations artistiques à travers leurs « dispositifs rythmiques ». De même, nous comprenons que son abord des religions de la préhistoire (2001) —pour citer une autre œuvre contemporaine du Geste et la Parole— se tienne à égale distance des thèses de « l’art pour l’art » et de l’« envoûtement de chasse », pratique magique devant assurer la possession des animaux figurés (1965b : 101, 119 ; 1982 : 187, 360). Appréhendée à travers son « sommet figuratif », la religion paléolithique livre avant tout « une certaine image de l’ordre universel » (2001 : 152), renvoyant au « besoin à la fois physique et psychique d’assurer une prise de l’individu et du groupe social sur l’univers, de réaliser l’insertion de l’homme, à travers l’appareil symbolique, dans le mouvant et l’aléatoire qui l’entourent » (2001 : 80). De sorte que « le comportement

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religieux, sur un autre plan, est aussi pratique que le comportement technique, il assure comme celui-ci l’intégration de l’homme dans un monde qui le surpasse et avec lequel il négocie physiquement ou métaphysiquement » (2001 : 6). Leroi-Gourhan et Lévi-Strauss : rythmicité et théorie du symbolisme

18 Par sa « paléontologie des symboles », attentive aux « fondements corporels des valeurs et des rythmes », aux « reliefs profonds du jugement physiologique », André Leroi- Gourhan développe ainsi une conception pragmatique du symbolisme. Relativement à l’anthropologie sociale, qui poursuit depuis Émile Durkheim et Marcel Mauss une théorie sociologique du symbolique, son approche entretient alors une parenté avec celle de Claude Lévi-Strauss : leur commune critique d’un sociologisme qui fait du collectif la source et la cause des attitudes et des représentations individuelles, les mène vers une genèse symbolique du social. Ce faisant, s’observe un glissement d’une topique de la contrainte à une topique de l’attachement dans l’abord du « social » : le caractère opératoire et performatif du symbole, qu’ils situent tous deux dans l’élément de l’affect, consiste en une mise en ordre du monde, un « enracinement », ou encore une « insertion » ayant une valence esthétique9.

19 Mais André Leroi-Gourhan fait en ce sens un pas supplémentaire. Claude Lévi-Strauss tient le symbolisme pour une pure activité de l’« esprit humain », s’éprouvant lui- même dans le jeu de ses facultés. En l’instituant en véritable a priori, il prévient efficacement le réductionnisme ordinaire, qui subordonne les faits symboliques à une « fonction pratique évidente », ou qui les explique par les données du psychisme individuel : « la sociologie ne peut pas expliquer la genèse de la pensée symbolique, elle doit la prendre comme donnée » écrit-il (cf. Hénaff 1991 : 179). Mais, du même mouvement, il s’interdit de comprendre l’exigence de « mise en ordre » qui anime le symbolisme —véritable énigme, comme la nature même de l’efficacité symbolique, alors fondue dans celle des faits de culture. Or, pour André Leroi-Gourhan, le symbolisme est bien lui-même justiciable d’une genèse, historique et logique, et sa « paléontologie des symboles » est aussi une compréhension de leur efficience. Que le symbolisme engage la dimension de l’affect et de l’esthétique n’implique pas que la pensée doive se limiter à en décrire la cohérence interne en s’arrêtant au seuil de sa genèse et de son efficience. Cela exige au contraire qu’elle réintègre la dimension de l’affect pour se faire pensée du sensible, pensée sensible10.

20 La « paléontologie des symboles » développée par André Leroi-Gourhan, dans son constant souci d’une continuité entre base et sommet, profondeurs et affleurements, source et pointe, esquisse une telle pensée, dont la rythmicité est l’opérateur même. Si Claude Lévi-Strauss n’affranchit peut-être pas l’anthropologie des apories du sociologisme et du psychologisme, c’est a contrario faute de conférer un véritable statut conceptuel à l’affect11. La vive critique durkheimienne d’une genèse affective du social le garde de tout écart à l’égard des traditionnelles dichotomies du sensible et de l’intelligible, du psychique et du social, du physiologique et du social, du corps et de la pensée, etc.12 On sait pourtant la place majeure qu’accorde le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse aux manifestations affectives dans la description du phénomène rituel. L’« efficacité réelle » du rite réside dans la production d’intenses moments d’ « effervescence », qui « dépendent du fait même que le groupe est assemblé, non des raisons spéciales pour lesquelles il est assemblé » ; le caractère sérieux et vital des rites tient dans cette seule proximité et ce mouvement des corps

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assemblés : « leur premier effet est donc de rapprocher les individus, de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes. Par cela même, le contenu des consciences change » (Durkheim 1990 : 552, 497).

21 Par sa filiation maussienne, André Leroi-Gourhan rejoint bien ce second Durkheim, qui ne rabat pas l’affect sur le psychisme individuel. Sa filiation la plus profonde est toutefois probablement bergsonienne. Manifeste dans sa posture critique à l’égard de tout intellectualisme, comme de tout substantialisme de l’individu ou du social, elle sous-tend son parti pris d’une pensée du vivant humain, comme à la fois pensée de la genèse et pensée de la relation, dans laquelle la catégorie du problème remplace celle du besoin (Douçot 2008). Plus fondamentalement encore, elle éclaire le statut nodal qu’il accorde à la motricité —et à la rythmicité comme « insertion dans l’existence ». La philosophie d’Henri Bergson entend en effet opérer une genèse de l’expérience à partir du mouvement. Si notre présent est fondamentalement « sensoriel et moteur », pris dans les « nécessités de l’action », si « tout vivant est un centre d’action et tout état de conscience une question posée à l’activité motrice », si donc « nous sommes ce que nous faisons et nous nous créons continuellement nous-mêmes », le meilleur critère de précision de la pensée consiste pour le philosophe à partir de la corporéité et du mouvement en tant qu’il se constitue (Bergson 1991 : 370, 624, 717, 500).

22 La façon dont André Leroi-Gourhan situe la notion de « tendance » au cœur de son analyse des techniques (1943 : 27, 1945 : 396) renvoie précisément à cette expansion du mouvement par laquelle l’individu devient sujet de son milieu. Le caractère problématique de la relation au milieu découle en effet de la tendance au mouvement, confrontée à la matière. De même que la notion est introduite « pour exprimer ce qui se situe en deçà de l’acte technique matérialisé dans les gestes et les instruments » (Ibid. : 326), de même, la recherche d’un contact efficace est au principe de l’« ethnologie de la civilisation industrielle » ou « paléontologie du geste » : « il y a dans la presque totalité des actes techniques la recherche du contact, du toucher » (1945 : 384-387). Milieu et techniques déploie cette pragmatique du contact, de l’alliance industrieuse entre la main et le milieu, où le « contact efficace » engage avant tout la possibilité d’une expansion du mouvement lui-même : « amplification de notre être moteur », selon la belle expression de Maurice Merleau-Ponty (1993 : 245). Le souci d’efficacité n’implique ainsi par lui-même aucun utilitarisme : il s’ordonne au renouvellement et à l’indétermination de notre puissance d’agir. Le statut de la routine chez André Leroi- Gourhan en témoigne : bien qu’elle permette d’agir efficacement sur le milieu, elle « existe pour céder », elle n’est jamais qu’un « fonds précaire » pour une « activité créatrice » (Leroi-Gourhan 1945 : 395, 426). La notion de tendance désigne cette dynamique motrice. Prenons l’exemple du rouet, dont l’invention marque l’accès au mouvement circulaire continu. Il ne préexiste pas dans le fuseau, ni n’est préformé dans la tendance à tordre du fil : « c’est par une illusion commode que nous prêtons à la tendance l’intention de créer le rouet ». La seule tendance permanente est celle de l’activité motrice : « tordre du fil plus vite et plus commodément » (1943 : 252). Et ce désir n’occasionne la production d’une série de médiations que par autant d’« actes volontaires de création » qui, procédant du désir de mouvement, en autorisent de nouvelles libérations13.

23 Ce statut de la motricité résume le hiatus séparant l’anthropologie de Claude Lévi- Strauss de celle d’André Leroi-Gourhan : elle autorise au second la conception pragmatique du symbolisme qui manque au premier pour se défaire de l’aporie d’une

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opposition entre utilité et gratuité. L’opération de « mise en ordre » a bien une valence pragmatique : seule cette liaison intrinsèque du symbolisme à la motricité et à la rythmicité permet de saisir la genèse et l’efficacité du symbolique. Il est significatif que Claude Lévi-Strauss n’approche cette hypothèse que de façon réductrice : le symbolisme pourrait avoir pour « fonction » de parer à une anxiété de la pensée devant la réalité. Or nous avons vu que la « paléontologie des symboles » développée par André Leroi-Gourhan, loin de tout psychologisme, part au contraire de la formule hominienne ; d’emblée ouverte sur la socialité, elle n’est pas un besoin intellectuel à parer, mais une relation au milieu, vitale et problématique, par laquelle l’homme ne cesse de se construire comme « homme global » (1982 : 18). La différence est de taille. Elle permet de comprendre qu’il n’y ait « d’autre art qu’utilitaire » sans convoquer le cadre utilitariste d’une orientation en finalité ni un fonctionnalisme soumettant la figuration à un ordre donné14. La « signification pragmatique » des symboles est, pour André Leroi-Gourhan, celle de ce « langage émotionnel dont une part des valeurs est d’origine biologique très générale et dont le cadre de symboles est au contraire fortement spécifié » (1965a). C’est sur cette efficacité du symbolisme qu’il nous faut à présent nous pencher pour saisir la conception pragmatique de la socialité qui oppose si fortement la pensée d’André Leroi-Gourhan à l’analyse lévi-straussienne de l’origine symbolique du social : la socialité va s’éprouver dans l’ordre de la motricité —comme celle d’individus en mouvement, en deçà d’un monde achevé, ou figé par le « conditionnement ». De l’efficacité de l’esthétique sociale : une pensée pragmatique

24 L’efficacité du symbolisme s’énonce chez André Leroi-Gourhan sur un mode générique. Vecteurs d’une mise en ordre du monde et d’une « sécurité opératoire », les symboles participent de plain-pied à l’insertion de l’homme « dans l’existence ». Si leur genèse nous les a présentés comme l’image et l’extériorisation du mouvement, leur efficience est pour André Leroi-Gourhan d’ordre « pratique »15 : ils offrent autant d’appuis à l’activité humaine dans son souci intrinsèque de création d’un milieu, d’une « enveloppe rythmique » (1965a : 135). C’est ainsi à la rythmicité du pas, qui préside à la fois à l’intégration spatio-temporelle et à l’animation de la vie sociale, qu’André Leroi- Gourhan réfère aussi bien les dispositifs symboliques assurant la domestication du temps et de l’espace que ceux relatifs aux rapports d’identification interindividuels, ce vaste espace symbolique de la reconnaissance : « Le sceptre, symbole de la puissance royale, la crosse, houlette symbolique de l’évêque, la chanson d’amour, l’hymne patriotique, la statue matérialisant le pouvoir des dieux, la fresque remémorant les horreurs de l’enfer répondent à des nécessités pratiques indiscutables. La gratuité n’est pas dans les mobiles mais dans la floraison du langage des formes » (Ibid. : 207).

25 La valence pragmatique de l’esthétique sociale, cette pointe symbolique de la socialité, innerve alors toute la description des symboles de la société : l’horizon d’une « sécurité opératoire » trace une continuité entre la « domestication du temps et de l’espace » et les « rapports d’identification interindividuels ». Abordons successivement ces deux domaines.

26 La « domestication du temps et de l’espace » est essentiellement une affaire de rythmes : « les rythmes sont créateurs de l’espace et du temps, du moins pour le sujet » (Ibid. : 135). Elle désigne le passage d’une rythmicité naturelle à une rythmicité « régulièrement conditionnée dans le réseau des symboles calendériques, horaires,

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métriques » : « À ces rythmes donnés se superpose l’image dynamique du rythme que l’homme crée et façonne dans ses gestes et dans ses émissions vocales, puis finalement la trace graphique fixée par la main sur la pierre ou l’os » (Ibid. : 139, 144). Ancrée dans la « perception tout animale du périmètre de sécurité, du refuge clos, ou des rythmes socialisants », elle se déploie à partir du Paléolithique supérieur dans un dispositif proprement symbolique, substituant à la rythmicité chaotique du monde naturel celle des cadences et des intervalles régularisés. Créant, dans l’espace habité et à partir de lui, « un espace et un temps maîtrisables », elle est alors pour André Leroi-Gourhan « l’élément principal de la socialisation humaine, l’image même de l’insertion sociale » (Ibid. : 140, 142). « Vu par les animaux, l’homme apparaîtrait comme obsédé par le temps et l’espace qui dominent ses préoccupations sous toutes les formes de sa pensée depuis l’apparition de la civilisation. Conquête de l’espace, grignotage du temps tissent sa vie pratique, bercent son rêve philosophique, alimentent son rêve spirituel. Son grand jeu depuis des millénaires est celui d’organisateur du temps et de l’espace dans le rythme, le calendrier, l’architecture » (Ibid. : 106-107).

27 C’est ainsi dans l’élément de la motricité que s’éprouve l’insertion sociale, donc aussi l’efficacité du symbolisme : « le sujet est inséré socialement dans la mesure où il déroule ses chaînes opératoires sans heurts, au fil des moments normaux de l’existence » (Ibid. : 29). De l’exigence proprement vitale d’une organisation systématique de l’espace habité au réseau rythmique rigoureux propre à un système social et à une centralisation urbaine développée, le souci de la rythmicité apparaît au cœur des préoccupations proprement humaines et des formes de symbolisation. La propriété fondamentale des villes est ainsi de donner, via le géométrisme et la mesure du temps et de l’espace, « une vision ordonnée de l’univers ». Dès la pensée cosmologique, la recherche d’une continuité ordonnée entre l’espace urbanisé et le monde qui l’entoure tend vers ce point où, nous dit André Leroi-Gourhan, « la sécurité de l’homme est devenue totale puisque tout est expliqué, saisi, fixé » (Ibid. : 166). C’est en ce sens aussi qu’il établit « le caractère hautement symbolique » de l’art pariétal, attestant au Paléolithique supérieur une « métaphysique véritable » (1982 : 156). Les grottes ornées sont de véritables « sanctuaires organisés » pour celui qui étudie, à partir des données tirées de l’intégration spatiale (proportions, symétrie, perspective) et de l’intégration temporelle (animation), « l’équilibre régnant entre la majorité des figures », dans leurs « compositions répétées » et leurs « qualités rythmiques »16 (1992 : 225, 230, 246). « Créer une surface artificielle qui isole l’homme comme un cercle magique n’est pas séparable du fait de pouvoir y faire entrer, matériellement ou symboliquement, les éléments maîtrisés de l’univers extérieur, et il n’y a pas une grande distance entre l’intégration du grenier, réserve de nourriture, et celle du temple, symbole de l’univers contrôlé […]. Si le tissu de symboles qui recouvre la réalité fonctionnelle des institutions humaines offre d’une civilisation à l’autre d’aussi extraordinaires coïncidences, c’est précisément parce qu’il se moule sur des reliefs profonds […]. Ce n’est pas par une sorte de raffinement intellectuel gratuit qu’une cité est l’image du monde » (1965a : 168, 183).

28 Il n’est pas en effet de thème plus constant chez André Leroi-Gourhan que celui de l’« équilibre dynamique entre la sécurité et la liberté », entre les deux faces de « l’assurance matérielle ou métaphysique » et de « la lancée dans une exploration efficace » (Ibid. : 171). L’« échappée libératrice », « l’activité créatrice », supposent « le confort d’une parfaite insertion » (Ibid. : 177, 208). Les deux visages du rythme sont bien

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liés : s’arracher à la rythmicité propre à un milieu, c’est commencer, avec son appui, à organiser la rythmicité d’un autre. À travers le symbolisme, l’élaboration d’une image cohérente du monde est alors un trait du comportement humain aussi fondamental que l’activité manuelle ou le langage. Cette exigence de « confort dans l’activité créatrice » fait même la continuité du social, entendue comme convention rythmique, avec ce qu’André Leroi-Gourhan regarde comme le fait le plus fondamental de l’existence biologique : « l’intégration dans un milieu dont il faut vivre et dans lequel il faut survivre ». Le symbolisme social sous-tend en effet, avec le déploiement de mouvements rythmiquement adéquats, la créativité propre à la motricité et l’activité humaine : « La sécurité opposée à la liberté, c’est aussi l’opposition entre l’ordre et le chaos qui n’est pas désordre mais promesse d’organisation efficace, c’est l’opposition entre la rythmicité des opérations quotidiennes et l’évasion dans les opérations exceptionnelles […]. C’est le même cycle qui joint l’immobilité au mouvement, la sécurité à la liberté, le confort à l’acquisition, le refuge au territoire » (Ibid. : 172).

29 C’est sur le même mode qu’André Leroi-Gourhan envisage les « rapports d’identification interindividuels » : les processus de reconnaissance sociale qui s’opèrent essentiellement à travers la parure, les attitudes et le langage. Permettant de situer et d’identifier chacun, autorisant « la prise de contact et l’usage approprié des attitudes et du langage », la parure et le vêtement ont à ses yeux une valeur plus pragmatique que protectrice, au sein même des espèces animales17 : l’espèce humaine se singularise par le raffinement intellectuel qui lui permet « d’accumuler les symboles de séduction ou d’effroi ». En ce sens, la parure constitue pour André Leroi-Gourhan « une tendance » (1943 : 27). Les attitudes et le langage viennent alors compléter la reconnaissance et organiser le comportement de relation.

30 C’est cette dimension pragmatique de l’uniforme de gestes, de formules et de traits vestimentaires que chacun endosse en tant qu’il appartient à un groupe, à une culture déterminée, qui intéresse André Leroi-Gourhan et le prévient de tout sociologisme. La valeur pragmatique des normes sociales et des traits culturels prévaut —d’un point de vue à la fois analytique et génétique— sur leur valeur contraignante : c’est en permettant des contacts effectifs d’une part, en représentant l’unité du groupe de l’autre, qu’ils sont décisifs pour « l’insertion » de chacun et la « saveur de la proximité » (1965a : 61) qui fait la substance même de la « survie ethnique ». Inaccessibles aux formes langagières, les harmonies propres à la réalité de l’ethnie ne se prêtent qu’à une « perception identificatrice »18. Si André Leroi-Gourhan définit bien le style ethnique comme « la manière propre à une collectivité d’assumer et de marquer les formes, les valeurs et les rythmes », cette socialité instituée n’est donc jamais appréhendée pour elle-même, mais bien toujours en sa qualité d’appui pragmatique, en son lien intrinsèque à la motricité et à l’activité humaine. La valeur pragmatique des symboles sociaux et des « attitudes collectives très caractéristiques » est donc du même ordre que celle du rassemblement des corps et de l’effervescence durkheimienne : ils autorisent, au ras de l’esthétique physiologique ou fonctionnelle, un sentiment d’« insertion dans l’existence », et avec elle le déploiement « sans heurts » d’une activité créatrice. Le social comme « charnière » 31 S’étendant de la rythmicité physiologique aux « symboles » de l’esthétique sociale, le « social » revêt donc chez André Leroi-Gourhan le statut d’une « charnière ». La formule est explicite :

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« Le social occupe la situation de charnière à un double titre. D’une part les opérations sociales offrent toute la gamme des fréquences de pratique et une stylisation qui va du geste machinal de boutonner son vêtement pour avoir une tenue correcte jusqu’au cérémonial des réceptions de chefs d’État ; d’autre part elles offrent une gradation des niveaux de machinalisation qui s’étend du physiologique dans les attitudes du corps par exemple jusqu’au symbolisme abstrait dans le maniement des chiffres ou du calendrier » (1965a : 93).

32 Le statut accordé à la rythmicité, au-delà des dichotomies classiques nature/culture, individu/société, physiologique/social, s’étaye sur la valeur sociale de l’affect. André Leroi-Gourhan se rapproche ici de Gilbert Simondon, écrivant —dans une même critique du psychologisme et du sociologisme—, qu’il y a « du collectif quand une émotion se structure » et que la stabilité affective est « un caractère de l’être individuel qui est déjà du social »19. L’« insertion affective » de chacun s’appuie ainsi autant sur le « réseau artificiel » qui englobe les jours et les distances en une trame spatio- temporelle, que sur les artifices de la séduction. De même, si la guerre, la prise de position hiérarchique et l’amour suffisent à conditionner « le décor vestimentaire de tous les peuples », c’est que le vêtement participe de l’insertion de chacun, plus qu’il n’est contraint par une appartenance. La socialité ne s’autonomise en ce sens jamais chez André Leroi-Gourhan de la créativité des « fonds physiologiques et fonctionnels ». Ce serait risquer de perdre la perspective paléontologique : « Il pourrait suffire de considérer la figuration comme base de l’esthétique, et d’admettre que, par exemple, si la notion de confort physique est différente au Japon et en Chine, ce n’est pas pour des causes physiologiques, mais parce que les normes sociales et artistiques impriment aux individus des attitudes dans lesquelles l’accoutumance se traduit par des sensations de confort. On pourrait de même considérer que l’esthétique du geste de politesse n’a pas pour fondement la cohésion sociale, mais qu’elle est le reflet d’une certaine imagination du comportement éduqué, imagination qui trouve son modèle dans l’art cérémoniel, l’individu jouant son rôle d’homme poli. On perdrait, à procéder ainsi, la perspective paléontologique » (1965a : 84).

33 La confrontation avec Claude Lévi-Strauss s’opère ici terme à terme. Ce dernier écrit en effet : « Chaque homme ressent en fonction de la manière dont il est permis ou prescrit de se conduire. Les coutumes sont données comme normes externes, avant d’engendrer des sentiments internes, et ces normes insensibles déterminent les sentiments individuels, ainsi que les circonstances où ils pourront, ou devront, se manifester » (Lévi-Strauss 1962 : 105). « La formulation psychologique n’est qu’une traduction, sur le plan du psychisme individuel, d’une structure proprement sociologique » (Lévi-Strauss 1950 : XVI).

34 Si sa réévaluation de la rythmicité conduit André Leroi-Gourhan à penser le social comme une « charnière », c’est bien une autre conceptualisation de la socialité, et de l’action elle-même, qui est engagée. Pragmatique, elle se donne en une co-genèse de la socialité et de la motricité humaine.

35 Par sa réévaluation de la rythmicité, André Leroi-Gourhan reconduit l’anthropologie aux dimensions de l’affect et de la corporéité, avant celles du pouvoir et des normes sociales. Considérant les problèmes classiquement durkheimiens du « groupement des hommes » et de « l’insertion dans l’existence », il les saisit depuis une esthétique du mouvement : loin de référer l’activité humaine aux normes et aux façons d’agir propres à un collectif institué, exerçant une contrainte déterminante sur l’agir individuel, il part de son déploiement incarné20 et opère une genèse du social dans la motricité. Si du

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commun affleure, c’est à partir de la « mémoire motrice » et de la rencontre entre des individus en mouvement. Saisir dans la création et l’équilibre rythmique l’étoffe même de la socialité engage ainsi les théories du « social » à passer d’une topique de la contrainte à une topique de l’attachement. C’est en comptant la relation incarnée de l’homme à son milieu au nombre des « activités relationnelles humaines » que l’anthropologie peut penser la genèse de la socialité21.

36 Appréhendée depuis la rythmicité, la socialité se présente alors comme une « insertion dans l’existence » qui, de ses formes éruptives aux plus symboliques, trame l’appui pragmatique de toute exploration efficace, de toute activité créatrice. La pensée d’André Leroi-Gourhan ouvrirait-elle alors sur un cercle ? La motricité nourrirait l’insertion sociale, laquelle s’offrirait en retour comme son nécessaire appui. Ce n’est pas le cas car c’est au niveau de la motricité que se nouent attachement et création. Cette conceptualisation de la socialité engage alors un retour sur l’activité elle-même. Si les valeurs s’entendent chez André Leroi-Gourhan comme des préférences générales fondées sur l’émotion, celle-ci est toujours émotion de créer. Plutôt que simplement choisies, délibérées, ou même apprises, elles apparaissent comme le produit d’une relation incarnée et créative à un domaine de réalité : « le sens de la valeur est celui de l’auto-constitution du sujet par sa propre action » (Simondon 1989 : 255-256). Tout le propos d’André Leroi-Gourhan s’ordonne à ce souci d’une création rythmique regardée comme le lieu même de la « libération individuelle ».

37 Sa réflexion sur la centralité du rythme dans la genèse des valeurs et des modes d’existence humains ouvre aussi sur une analyse du devenir contemporain des formes de rythmicité. André Leroi-Gourhan fait ici montre d’un certain pessimisme. Il pointe un « danger » : la disparition de toute création rythmique, annihilée par un « conditionnement social pratiquement total » et l’assujettissement des individus à une « grille dans laquelle ils seraient bloqués » (Leroi-Gourhan 1965a : 201). Cette « extériorisation du symbolisme social » (Ibid. : 200) poursuivrait le processus par lequel l’homme a peu à peu extériorisé ses facultés dans des organes artificiels, en une série de libérations successives (Ibid. : 50-52). Quand l’Homo sapiens, ayant fini de s’extérioriser, se trouvera « embarrassé par cet appareil ostéo-musculaire désuet, hérité du Paléolithique », il sera alors « près de la fin de sa carrière » : « comment ce mammifère désuet, avec les besoins archaïques qui ont été le moteur de toute son ascension, continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de sa réalité ? » (Ibid. : 266). L’homme qui serait radicalement coupé de toute « réalité », réduit à recevoir passivement « sa part de vie collective » et sa « ration émotionnelle », à satisfaire son exigence d’appartenance à travers les « boîtes magiques » —la « fenêtre de la télévision », les « lèvres du transistor »— qui lui présentent « le jeu de quelques représentants conventionnels »22, perdrait en effet l’un de ses attributs spécifiques : « le privilège individuel de la création matérielle et symbolique » (1965a : 202-205). Cet appauvrissement corrélatif du symbolisme et de la création rythmique rejoint le lien étroit établi entre le devenir de la motricité humaine et celui des formes de symbolisation23.

38 Mais cette inquiétude ne doit-elle pas se lire plutôt comme un raisonnement par l’absurde ? Elle montrerait alors qu’une « vie sociale purement figurée » et venant sans à-coups se substituer à « une vie sociale réelle » n’est qu’une vue de l’esprit. Sauf mutation de l’espèce, l’incarnation humaine est là en effet, qui rend aussi inconcevable un symbolisme social coupé de sa source vivifiante qu’une extinction de toute création

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rythmique « personnelle ». La rythmicité connaîtrait plutôt des déplacements. André Leroi-Gourhan prend le parti d’un individu « socialisable à l’infini », quel que soit le caractère artificiel ou technicisé de son environnement : « il vaut mieux jouer sur l’homme » (Ibid. : 267).

39 La sociologie et l’anthropologie du travail montrent l’actualité de cette interrogation. Confrontées à des activités de plus en plus équipées en « technologies intellectuelles », loin des figures classiques du travail mécanique et du métier artisanal (Pillon & Vatin 2007, Bidet 2006) ou de la « motricité industrielle » (Leroi-Gourhan 1965a : 59), elles ré- ouvrent aujourd’hui la question de la technicité, après celle du langage24. Les apports de la tradition française d’anthropologie technique ne sont pas ici sans parenté avec ceux de la tradition pragmatiste américaine. Si les liens entre la philosophie pragmatiste et l’anthropologie culturelle ont connu un éclaircissement récent, ceux qu’elle entretient avec l’anthropologie technique restent à explorer.

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NOTES

1. Cette œuvre, et plus généralement la tradition française d’anthropologie technique (notamment Marcel Mauss et Gilbert Simondon), constituent depuis une dizaine d’années l’une des principales références du renouveau des théories sociologiques de l’action et des approches de l’activité (Schwartz 1988, 2001 ; Latour 1991 ; Breviglieri 1993 ; Thévenot 1994 ; Dodier 1995 ; Clot 1995 ; Kaufmann 1997, 2001 ; Bidet 2001).

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2. Dans ce volume, des titres de chapitres ou sections font explicitement référence à la question du rythme : « Les fondements corporels des valeurs et des rythmes », « Les rythmes », « Le rythme figuré » (1964 : 95, 135, 216). 3. B. Karsenti souligne combien la conceptualisation développée par A. Leroi-Gourhan ne peut se comprendre hors de « l’inversion méthodologique accomplie dans le cadre inaugural de la sociologie de M. Mauss » et son parti pris d’adopter pour centre « l’espace corporel », « l’élément du physiologique » et les « montages physio-psycho- sociologiques » qui trament l’existence concrète de l’homme (1998 : 228). Par « homme total », Mauss entend en effet le caractère indissociable chez l’homme du physiologique, du psychologique et du social. Par l’expression de « techniques du corps », il désigne le corps comme le premier et le plus naturel instrument de l’homme, un instrument dont les usages ne sont toutefois pas naturels mais bien l’objet d’un apprentissage. 4. Comme chez G. Simondon, et en une même filiation bergsonienne, il s’agit moins de penser une « morphologie » qu’une « énergétique humaine », moins du social substantifié que la dynamique même de la formation et de la transformation des groupes humains (Simondon 1989). Ce qui fonde cette pensée de la genèse est une attention fondamentale au caractère problématique du vivant – soit à la catégorie de problème, qui remplace à partir de H. Bergson celle du « besoin » dans la pensée du vivant (Douçot 2008). 5. Elle anime « l’axiomatique ouverte des problèmes vitaux », selon la formulation de G. Simondon (1989) : le vivant, défini comme « être problématique », se caractérise par sa capacité d’ « individuation permanente ». 6. A. Leroi-Gourhan regroupe dans la catégorie des australanthropes les premiers anthropiens. Identifiés en Afrique entre la fin du tertiaire et le début du quaternaire, ils sont les premiers à présenter la forme qu’il caractérise comme proprement hominienne. 7. Ce sens de la notion de valeur est celui couramment utilisé par les épistémologues de la biologie (Canguilhem 1988). 8. Comme celle des grottes ornées, l’esthétique des statuettes paléolithiques est rapportée à « une intégration rythmique relativement heureuse ». Le chercheur s’emploie à expliciter les « formules rythmiques » et les mécanismes de cette « suggestion rythmique » : sur quoi repose le sentiment d’« équilibre », de « cohérence », « l’impression d’harmonie » éveillé par ces figurines, donc leur « valeur esthétique » ? Si le statisme des figures le conduit ici à « limiter le problème du rythme aux lignes de construction principales et aux proportions », il voit dans le cadrage et les intervalles isométriques les deux principaux « éléments rythmiques de la statuaire primitive » —probablement inexplicites mais essentiels (Leroi-Gourhan 1970 : 661, 672). 9. C. Lévi-Strauss s’est peu à peu démarqué du modèle linguistique auquel il avait initialement souscrit pour lui préférer le modèle musical, seul à même d’offrir une compréhension de cette action immédiatement sensible qui fait l’efficace et la jouissance des mythes (Hénaff 1991 : 240). 10. Là réside une condition de toute pensée de la rythmicité et des rythmes (Duflo 1996). 11. Le problème peut être formulé en ces termes : si l’élément du symbolique est celui de l’affect, s’il est une genèse symbolique du social, comment refuser de penser la dimension proprement affective du social ?

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12. J. Goody a livré une profonde critique des nombreuses dichotomies qui structurent l’œuvre de C. Lévi-Strauss. Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur. Rappelons que C. Lévi-Strauss définit le symbolisme comme une opération intelligible réalisée à même le donné sensible (Goody 1979). 13. Les notions d’invention et d’activité créatrice sont omniprésentes chez A. Leroi- Gourhan (ainsi 1945 : 395-401). Contrairement à la critique menée par B. Latour, son ambivalence est patente à l’égard de la notion d’invention technique : souhaitant « éviter tout ce qui peut prendre une couleur de théorie d’évolution technique », A. Leroi-Gourhan insiste, entre le rouet et le fuseau, sur « la place d’une invention, c'est-à- dire d’un acte volontaire de création ». Mais, affirme-t-il simultanément, « on ne connaît le nom d’aucun des inventeurs ». Par la notion de « milieu technique », il fait valoir le caractère distribué des schèmes techniques et corrélativement « la pauvreté relative » en formes techniques originales : de ce second point de vue, la vérité est alors à rechercher dans la continuité de l’effort technique et les influences réciproques qui caractérisent ce milieu : « on n’invente le rouet ou on ne l’emprunte que si l’on est en l’état de l’utiliser ». Ainsi par exemple, « la roue de voiture est une révolution technique inaccessible d’emblée, c’est un élément dans l’ensemble auquel participent aussi bien le rouleau à faire glisser des pierres que le tour de potier, le rouet, la roue hydraulique et il est peu vraisemblable que sans aucun de ces derniers appareils un char surgisse du plus ingénieux des cerveaux. L’invention du char s’est faite dans un monde déjà bien préparé » (1943 : 40, 253, 103, 320, 140). 14. A. Leroi-Gourhan se défend d’ailleurs de tout fonctionnalisme (1982 : 17). 15. Nous préférons pour notre part l’adjectif « pragmatique » (également utilisé comme synonyme par A. Leroi-Gourhan [1965a : 208]), qui s’oppose mieux à la tendance ordinaire, que A. Leroi-Gourhan ne cesse lui-même de repousser, à référer immédiatement l’adjectif « pratique » à l’ordre « matériel » ou « utilitaire » des « besoins de la survie matérielle » (2001 : 5). 16. Une attention toute particulière est portée au pictogramme : « figure ou groupe de figurées coordonnées dans un réseau spatial et évoquant le temps et l’action par la figuration de mouvements significatifs » (1992 : 275). Dans le mythogramme, plus largement représenté, les éléments sont en effet simplement juxtaposés, sans référence au temps et à l’espace ; dans l’idéogramme, les figures sont réduites à quelques traits ou à un tracé géométrique. 17. « Ce qui fait la valeur humaine des insignes et des attitudes est leur lien avec la spéciation ethnique et non leur nature » ; « La reconnaissance sociale tient fort près des codes qui permettent aux oiseaux d’établir leurs rapports sur des signes de plumage. Mais déjà la frontière est tracée entre l’espace vécu du blaireau et l’espace construit symboliquement par l’homme, entre la parure du coq de bruyère et l’uniforme symbolique de l’officier supérieur, entre le chant du rossignol et la mélodie sentimentale. Pour l’homme il s’agit de comportements vécus à travers le filtre des images et s’il est nécessaire de sentir qu’ils naissent aux niveaux profonds, il deviendrait inutilement paradoxal de les y maintenir » (1965a : 197, 119). 18. Sur ce statut du langage, cf. aussi « Ethnologie et esthétique » (Leroi-Gourhan 1982). 19. « C’est au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentations et d’action, que se constituent les groupements collectifs. Les véhicules de cette communauté affective sont alors les éléments non seulement symboliques mais

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efficaces de la vie des groupes : régime des sanctions et des récompenses, symboles, arts, objets collectivement valorisés ou dévalorisés » (Simondon 1989 : 100). 20. Des deux figures de la pratique présentes chez M. Mauss, A. Leroi-Gourhan n’en reprend qu’une (Thévenot 1999). 21. Selon l’expression de G. Simondon, estimant que c’est « l’être comme relation qui est premier et qui doit être pris comme principe » de toute étude de l’homme (Simondon 1989). 22. L’ironie et l’outrance ne préviennent pas complètement le passéisme porté par la vivacité de son inquiétude : ces hommes « assistent non pas à une cérémonie villageoise mais aux réceptions des grands de ce monde, ils assistent non plus au mariage de la fille du boulanger, mais à celui des princesses ; les équipes de football sont les meilleures du continent et ils disposent du meilleur angle de vision. Les neiges du Canada, les sables du désert, les danses papoues, les orchestres du meilleur jazz ruissellent sur eux par les ouvertures de boîtes magiques […]. La multitude, elle, ne chantera plus aux noces, ne suivra plus la retraite aux flambeaux : dans ses courtes promenades, elle peut déjà éviter le contact direct avec le chant des oiseaux en forçant un peu le ton du transistor ». Et d’imaginer dans dix générations les « stages de renaturation dans un parc » où le « créateur de fictions sociales » sera placé pour s’essayer à « retourner un coin de terre », à « jouer une noce », à « vendre des choux à d’autres stagiaires sur un petit marché », à « organiser des visites de voisinage », ou pour réapprendre « à confronter les très vieux écrits de Flaubert à la réalité maigrement reconstruite » (1965a : 202-203). 23. « L’imagination est la propriété fondamentale de l’intelligence et une société où la propriété de forger des symboles s’affaiblirait perdrait conjointement sa propriété d’agir » (Leroi-Gourhan 1964 : 296). 24. Nous faisons ici référence aux travaux menés depuis plus d’une quinzaine d’années par le réseau « Langage et travail ». Sur la question de la technicité, voir notamment l’ouvrage collectif (Bidet 2006 ; et 2007).

RÉSUMÉS

L’œuvre d’André Leroi-Gourhan est traversée par une anthropologie du rythme. Celle-ci ne part pas d’une socialité constituée, de rythmes dits « sociaux », mais inscrit au contraire l’analyse de la rythmicité dans une approche de l’homme comme être vivant, comme totalité indivise. Elle pose en des termes renouvelés le problème classique du groupement des hommes et des liens entre l’individu et son milieu. Avec la question de la genèse de la socialité, c’est le lien entre corporéité et socialité, entre affect et symbole, qui est ici au cœur d’une approche du rythme comme « insertion dans l’existence ».

The entire works of Leroi-Gourhan are embedded in an of rhythm. The latter does not originate from a constituted sociality, from rhythms said to be “social”, but on the contrary the analysis of rhythmic is part of an approach of Man as a living being, as an indivisible whole. It renews the classical question of the grouping of humans and of the relationships between the individual and his background. With the question of the genesis of sociality, it is the link between

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corporeity and sociality, between affect and symbol, which are here at the heart of an approach of rhythm as an “insertion into existence”.

AUTEUR

ALEXANDRA BIDET Chargée de recherches

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Souffler pour ordonner Une conque pour l'irrigation en Galice

Fabienne Wateau

1 La conque espagnole présentée ici est un instrument d'appel utilisé en période estivale d'irrigation. Son étude s'inscrit dans une série qui porte sur les instruments de mesure de l'espace, du temps et de l'eau, organisée en un double triptyque qui comprend trois objets et trois films. À chaque objet correspondent un film et un article. L'objet est alors étudié de façon individuelle et spécifique, dans sa relation à l'espace, à la mesure, à ses utilisateurs, à la technique et à ses représentations. Les trois objets ont pour particularité d'appartenir à la même aire géographique, à un espace situé de part et d'autre de la rivière transfrontalière Miño ou Minho, comprenant au nord le canton d'Arbo en Espagne et au sud le canton de Melgaço au Portugal. Il s'agit d'un paysage de moyenne montagne extrêmement arrosé par les pluies océaniques, regorgeant de sources et de cours d'eau, et doté en vallée et sur les flancs de coteaux de parcelles de minifundia en terrasses destinées, jusqu'aux années 1990, à la polyculture vivrière irriguée. Avec l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la communauté européenne en 1986, la restructuration et la réorientation d'une grande partie des parcelles de minifundia vers une monoculture intensive de vigne, et plus particulièrement vers un cépage noble de vin vert appelé alvariño (E) ou alvarinho (P), aujourd'hui fort bien côté sur les marchés nationaux et internationaux, ont modifié le rapport à la terre et à l'eau. L'économie locale s'est

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adaptée rapidement à une production spécialisée et commercialisable, laquelle ne recourt plus systématiquement et avec la même intensité à l'arrosage des parcelles en été. Par-delà la géographie et le partage séculaire d'un même comportement économique, cet espace transfrontalier présente d'autres caractéristiques communes : un passé de dictature, une inscription paysanne forte avec un pourcentage encore élevé de petits propriétaires terriens, une langue parlée proche, un discours identitaire actuel sur les zones de périphérie souffrant d'isolement, une augmentation progressive du secteur tertiaire et du tourisme vert, des échanges nombreux, etc. Soit un ensemble d'éléments qui m'ont conduite à considérer l'espace comme culturellement homogène et donc comparable. Sur le terrain, les trois artefacts étudiés se situent à environ cinq kilomètres les uns des autres, servant tous au partage estival de l'eau d'irrigation. Pourtant, c'est leur différence de nature et ce que je considérais être une abondance des procédés techniques et logiques pour partager l'eau, dans un espace si restreint, et de surcroît pour une activité agricole connue et partagée de tous, qui ont attiré mon attention et invité à rapprocher les objets et les logiques de cette vallée dans une même série cognitive. En d'autres termes, dans ce contexte d'abondance en eau, c'est une autre forme d'abondance qui a retenu mon attention, ou encore une absence patente de modèle unique ou uniformisé. Ces instruments sont une canne de roseau graduée qui sert à partager des volumes d'eau retenus dans de petits bassins-réservoirs de flancs de coteaux, une pierre de partage ou sorte d'horloge solaire à partir de laquelle sont découpés des espaces-temps d'irrigation et une conque marine à embout sectionné qui, comme nous allons le voir, sert à signaler le roulement des bénéficiaires d'eau sur le parcellaire irrigué. Les trois films ont été réalisés ; deux des trois articles sont publiés . La présentation de la conque est donc le troisième et dernier article de la double série, laquelle sera bientôt analysée en soi et conduira, dans une publication ultérieure, à l'analyse comparée et croisée des objets, des pratiques et des schèmes de pensée. Écriture académique et écriture cinématographique seront alors mises en relation, de façon à en souligner l'apport mutuel et l'intérêt de leur combinaison pour la recherche scientifique.

2 Pierre, conque et bâton, l'objet d'étude ne semble pas très sérieux. Pourtant, idéalement, il s'agit de montrer comment la lecture interprétative des objets peut ouvrir sur la lecture anthropologique des sociétés et plus particulièrement sur l'identité des sujets. La conque n'est pas l'instrument le plus simple à appréhender. Sa pratique tombée en désuétude depuis les années 1980 n'a pas permis ces longs séjours sur le terrain où l'observation des faits et gestes de chacun des utilisateurs comme du reste des membres de la communauté permet de documenter le carnet de terrain et de poser les bonnes questions, en situation. Cet article diffère des deux précédents par l'absence de données ethnographiques recueillies à partir d'observations directes. À Melgaço (P), où la pierre et la canne sont toujours utilisées, leurs habitués ont longuement été interrogés et suivis dans leurs pratiques comme dans leur sociabilité. À Arbo (E), la démarche a été différente. La conque à l'étude, qui appartenait au dernier sonneur du village d'Arbo, localement appelé Pépé (fig. 2), m'avait été donnée par lui il y a une dizaine d'année. Je cherchais alors côté espagnol d'éventuelles pierres de partage et cannes à mesurer l'eau pour mon étude comparée. Et j'en avais trouvées. Les premières, bien qu'encore visibles, avaient complètement été abandonnées ; les secondes, encore en usage mais tendant à disparaître, à la fois ressemblantes et assez différentes des cannes portugaises, m'avaient fourni des pistes de réflexion fort utiles pour analyser les principes régissant les logiques de partage de chaque côté de la

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rivière . Mon échange avec Pépé avait été bref. L'homme réservé et timide m'avait rapidement expliqué en quoi consistait son rôle de sonneur, puis il m'avait cédé sa conque sans manifester d'attachement particulier à l'objet. Bien plus tard, en 2003, quand je suis retournée à Arbo avec l'intention de réaliser un petit film reconstituant cette activité , j'ai retrouvé Pépé mais aussi d'autres interlocuteurs, plus loquaces, dont d'anciens sonneurs disposés à jouer le jeu de la reconstitution et le président de l'association de la rigole d'Arbo. Plusieurs conques ont été sorties des placards, certaines plus grandes que d'autres, toutes ayant servi au partage de l'eau en période estivale d'irrigation. La conque était un objet connu de tous, un instrument familier attaché à une activité agricole précise, un élément du paysage sonore local. Chaque sonneur avait la sienne, qu'il avait gardée ou non au fil des années. Assez vite, cinq sonneurs et quatre conques avaient été retrouvés. Côté portugais, j'ai aussi cherché une conque et un sonneur de conque. Mais à Melgaço, le sonneur de conque pour l'irrigation ne semble pas représenté. On trouve parfois chez les gens des conques à embout sectionné, lesquelles sont destinées, selon leurs dires, à signaler la présence des loups en montagne, à appeler un berger éloigné ou encore à décorer la maison. Mais l'existence d'un lien entre la conque et l'irrigation ne m'a jamais été mentionnée : le lien a peut-être été oublié ou peut-être n'a-t-il jamais existé. Une conque, deux sonneurs et un cadastre 3 La conque servait au partage de l'eau en période estivale d'irrigation sur le parcellaire irrigué d'Arbo. Celle qui est représentée ici est une petite conque terminale simple mesurant 17 cm de long et pesant 186 gr (cf. fig 1). L'orifice de la section qui forme l'embouchure est de 2 cm de diamètre, le tour complet large de la conque mètre 26 cm et le tour complet plus resserré 19 cm ; la profondeur est de 5 cm. Son nom en latin est Charonia tritonis. Il s'agit d'une conque à enroulement dextre, soit d'une conque ordinaire Localement, en galicien, elle est appelée corna ou corneta, ce qui signifie dans le dictionnaire usuel : corne qu'utilisaient les porchers pour appeler les cochons, ou encore, en castillan, cuerna : trompe de facture similaire à la corne de bœuf utilisée par les gardes et autres habitants de la campagne pour communiquer entre eux. Il s'agit d'un instrument d'appel, dont on peut imaginer que la substitution éventuelle par une corne bovine n'aurait guère modifié l'intention et le résultat souhaité. Les conques utilisées à Arbo étaient généralement achetées au marché La Piedra du port de Vigo, qui se trouve à une soixantaine de kilomètres de là, dans des magasins de vente de coquillages décoratifs . Chaque sonneur achetait la sienne ; il n'existait pas de transmission particulière d'utilisateur à utilisateur ou de génération en génération. Elles étaient ensuite coupées à la scie ou avec un autre objet tranchant. La conque est à la fois un objet banal, utile et esthétique, que l'on garde à la maison sur une étagère ou au fond d'un tiroir, en souvenir d'une activité.

4 L'usage semble ancien, remontant pour le moins à la fin du XIXe siècle, selon les archives de 1843 qui attestent de la pratique. Pour les uns, la conque était encore utilisée en 1992, et avec plus grande certitude encore, en 1985 ; pour les autres, et notamment José Simón, ancien responsable de la confédération hydraulique, la conque a cessé d'être utilisée en 1975, avec l'établissement du registre et du cadastre officiels des eaux de la rigole d'Arbo. Néanmoins, sur le document officiel de la délégation de Pontevedra, destiné à procéder à la cimentation de la rigole d'Arbo et datant de 1988, l'usage du sonneur est encore mentionné, reprenant les termes exacts du document de 1843.

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Figure 1. Conque pour sonner les tours d'eau à Arbo (cliché Frédéric Joulian).

5 Pépé, de son vrai nom José Gomez, exerça cette tâche de 1955 à 1975 ; il apparaît comme le dernier levador régulier de la rigole d'Arbo, assisté chaque année d'un autre sonneur qui, en alternance, parce que l'irrigation se pratiquait de jour comme de nuit, le relayait dans son travail. Le titre de levador vient de levada, la rigole d'amenée, il signifie « responsable de la rigole » et par extension responsable de l'irrigation, « conducteur » de l'eau. Son appellation ne dépend donc pas de son action de souffler dans la conque mais de sa responsabilité -et ce, même si extraire un son de la conque n'est pas forcément évident, comme on le voit dans le film (Wateau 2004). Chaque année, le dimanche précédant l'ouverture de l'irrigation estivale, soit quelques jours avant le 26 juin, tous les propriétaires de parcelles qui irriguaient avec l'eau de la rigole d'Arbo se réunissaient pour désigner le responsable de l'été. On procédait alors à une enchère au moins disant, qui commençait par l'annonce d'une rémunération maximale fixée, à partir de laquelle les différents candidats enchérissaient à la baisse jusqu'à ce que celui qui propose finalement le salaire le moins élevé remporte la charge. Le gagnant des enchères devenait le responsable de l'été, jusqu'au 11 septembre, date officielle de fin d'irrigation estivale dans toute la vallée, pour la somme définie collectivement. Il était payé par chacun des irrigants au prorata de leurs avoirs en eau. Sa responsabilité consistait à conduire l'eau depuis la première prise jusqu'à la dernière parcelle, à l'extrémité de la rigole. Il lui incombait de souffler dans la conque les temps d'irrigation de chacun, c'est-à-dire, à partir de la liste officielle des parcelles et des ayants droit qu'il avait en main, de sonner chaque changement de propriétaire : un coup sec pour marquer la fin d'un temps d'eau, un coup long pour signifier son début. Le découpage étant extrêmement méticuleux, la tâche n'était pas de tout repos. À chaque parcelle (au nombre total de 882 sur le cadastre de 1988), en effet, revenait un temps d'eau mesuré en minutes, et certains de ces temps se réduisaient parfois à des demi-minutes, selon la superficie du terrain. Une fois le temps d'eau imparti écoulé sur une parcelle, l'eau passait à la terre suivante dans le tour général. Elle était alors coupée par le bénéficiaire qui allait irriguer, lequel plaçait dans la rigole une vannette mobile appelée tol pour orienter l'eau vers sa propre parcelle. Et ce, « dès qu'il recevait l'ordre du levador qui lui signifiait personnellement au moyen d'une cuerna (un coquillage marin) qu'il faisait sonner, […] il avisait aussi le temps aux futurs usagers » (Vázquez Martínez 1946 : 175). Dès qu'il prenait ses fonctions, tous les ayants droit

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devaient respecter le levador et « se considérer sous ses ordres, dans le cadre de ce qui avait été traditionnellement établi. Les deux levadores avaient une autorité pour élucider, résoudre, éclairer et devenir des témoins privilégiés en cas de conflits graves, quand la justice municipale devait intervenir, ou quand une résolution à l'amiable n'avait pu être trouvée pour régler le différend apparu au moment de la distribution de l'eau » (Vázquez Martínez 1946 : 174). Souffler consistait donc aussi à ordonner.

Figure 2. José Gomez, dit Pépé, dernier sonneur de conque à Arbo

(cliché Fabienne Wateau).

6 Le parcellaire irrigué par la rigole d'Arbo, elle-même alimentée par des sources qui sourdent dans la partie moyenne des montagnes et par les eaux du Río Cea que l'on détourne à l'aide de prises d'eau, a entièrement été redessiné et posé sur le papier en 1988 (fig. 3 ). Avant cette date, il n'existait pas de planche mais seulement des cadastres en forme de liste qui donnaient les temps d'eau de chacun. La superficie totale de l'aire irriguée couvre 546 072 m2. Elle est distribuée en sept casales ou groupes qui comprennent chacun une série de parcelles. Ces parcelles sont situées le plus près possible de la rigole principale de distribution, à partir de laquelle bifurquent encore des canaux secondaires et des canaux tertiaires. Un tour complet d'irrigation dure sept jours, correspondant aux sept casales, « de telle façon que lorsque commence le huitième jour, commence à nouveau le propriétaire le plus près de la première prise d'eau, comme si on se retrouvait au premier jour de l'irrigation, et ainsi successivement » (Vázquez Martínez 1946 : 175). L'eau s'écoule du premier vers le septième groupe de parcelles, à raison d'un groupe par jour, de haut en bas, par parcelles contiguës, les unes à la suite des autres. Cette distribution de l'eau est rationnelle d'un point de vue physique et économique. Elle respecte la gravité du terrain, faisant en sorte que l'écoulement se fasse le plus naturellement possible, du haut vers le bas. Elle a pour objectif d'optimiser les quantités d'eau acheminées, en évitant les déperditions liées aux trajets non nécessaires et en établissant un mouvement balayant sur les parcelles,

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lequel favorise l'imbibition des terres mitoyennes. Cette situation est fort différente de celle observée de l'autre côté de la rivière, dans la commune de Chaviães au Portugal, où, si le système est aussi gravitaire, la distribution de l'eau se fait selon une logique sociale et non pas strictement économique -nous aurons l'occasion d'y revenir plus loin.

7 À titre indicatif, en 1946 et d'après le cadastre de 1843 (appelé Casalmayor del año 1843), si l'on en croit Vázquez Martínez, la distribution de l'eau sur les sept casales se répartissait en heures et en minutes de la façon suivante : au premier casal revenait 24 h 20' ; au deuxième, 23 h 42' ; au troisième, 23 h 58' ; au quatrième, 24 h 22' ; au cinquième 24 h 04' ; au sixième, 23 h 32' et au septième, 26 h 17'. Soit un total de 170 h 22' par tour complet . La plus grande part d'eau correspondait à 2 h 20' et la plus petite à une demi-minute. Sur le cadastre réactualisé de 1975 mais datant de 1952, il apparaît que le premier casal comptabilise cette fois 1450, 50 minutes (24 h 17) ; le deuxième 1397,50' (23 h 29) ; le troisième 1471,50' (24 h 52) ; le quatrième 1398' (23 h 30) ; le cinquième 1553,00' (26 h 28) ; le sixième 1446,50' (24 h 10) ; et le septième 1536,00' (26 h 00). La plus grande part d'eau correspond cette fois à 99 minutes (2 h 05) et la plus petite toujours à une demi-minute. Enfin, sur le cadastre de 1988, établi à l'occasion de la cimentation de la rigole et qui donne aussi les surfaces irriguées pour chacun des sept groupes de parcelles, on obtient des résultats tout aussi précis. Le premier casal, d'une surface totale de 63 848 m2 reçoit 1450,50 minutes (24 h 17) ; le deuxième, de 65 402 m2, 1396 minutes (23 h 26) ; le troisième (73 962 m2), 1469' (24 h 48) ; le quatrième (69 863 m2), 1393' (23 h 21) ; le cinquième (88 738 m2), 1538' (26 h 03) ; le sixième (76 545 m2), 1440,50' (24 h) ; et le dernier (107 714 m2), 1527' (25 h 45). Sur ce dernier cadastre, le plus grand propriétaire d'eau est devenu la municipalité d'Arbo, avec 311, 5 minutes (5 h 19), sans doute à la suite d'une redistribution de l'eau et des parcelles lors de la cimentation de la rigole ; le plus petit temps d'eau reste de 0,5 minute.

Figure 3. Plan du parcellaire irrigué de la rigole d'Arbo, avec ses sept groupes (casales)

(© Freijanes Morales, 1988).

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8 Cette comptabilité extrêmement minutieuse des temps d'eau, associée à une codification sonore précise, a été maintenue durant cent cinquante ans au moins, en admettant des variations minimes, mais aussi et surtout en entretenant une mathématique complexe qui semble comme avoir été protégée au fil des ans. L'existence d'une telle précision semble vouloir renforcer l'importance de cette activité estivale au sein de la communauté, comme celle de sa nécessaire organisation et de son impact ou effet sur l'organisation sociale à Arbo. Mais quelle place la conque aujourd'hui délaissée a t-elle occupée au sein de cette organisation ? Quelles informations nouvelles l'étude de cet instrument d'appel en particulier peut-elle nous donner sur la société ? Face à l'absence d'informations directes, revenons donc à des considérations plus générales sur les conques pour tenter d'envisager les pistes interprétatives possibles et étayer quelques hypothèses.

Casal 1 2 3 4 5 6 7 Total

1946 (1843) 24 h 20 23 h 32 23 h 58 24 h 22 24 h 04 23 h 32 26 h 17 170 h 22

1975 (1952) 24 h 17 23 h 29 24 h 52 23 h 30 26 h 28 24 h 10 26 h 00 171 h 28

1988 24 h 17 23 h 26 24 h 48 23 h 21 26 h 03 24 h 00 25 h 45 170 h 23

Figure 4. Tableau récapitulatif des temps d'eau distribués par la rigole d'Arbo, par dates de cadastres et groupes de parcelles .

Instrument de musique, objet sacré

9 Dans la littérature anthropologique où il est question de conques, ou même au sein des collections recensées dans les musées, ces objets sont le plus souvent considérés comme des instruments de musique ou des instruments de signal ou d'appel. Leur aire de répartition est très vaste, s'étendant de l'Océanie à l'Amérique en passant par l'Inde, le Tibet, le Japon, l'Indochine, la Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Zélande, l'Europe. Leur ancienneté est aussi avérée, certains modèles composés étant antérieurs, en Inde, au IIe siècle (Rouget 1948 : 298). Les instruments de musique sont sans doute les plus représentés en nombre, ou pour le moins les plus visibles, pour avoir retenu plus facilement l'attention des voyageurs et des chercheurs. Simplement percées d'un orifice ou composée d'un embout (un « tuyau insufflateur ») de matériau pouvant varier selon les lieux et les destinations , les conques se présentent, d'un point de vue organologique, sous deux formes. On les appelle « terminales » quand l'embouchure a été obtenue en sectionnant la pointe de la coquille et « traversières » quand l'embouchure est un trou percé sur le côté du coquillage (Ibid. : 297). Ces conques sont des aérophones, des instruments à vent généralement fabriqués dans un gros coquillage de mer, telle la fameuse antsiva de Madagascar pouvant peser jusqu'à 900 grammes, ou les conques des ensembles Tongan de Polynésie qui servaient à accompagner le déroulement des matchs de cricket (McLean 1999 : 362).

10 Mais les conques auraient été choisies, selon Gilbert Rouget, « moins pour leurs qualités acoustiques que comme objets auxquels se rattachent certaines représentations magiques ou religieuses » (Rouget 1948 : 298). Les conques possèdent une fonction essentiellement rituelle, avance-t-il, surtout parmi les plus rares d'entre elles, celles à

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l'enroulement de la coquille se faisant sur la gauche, dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Des conques sénestres en poterie et en bronze ont été fabriquées et retrouvées en Amérique et en Asie, « sans doute pour leur conférer un plus grand pouvoir rituel » (Ibid. : 299). Ces objets sont la propriété exclusive des prêtres pour jouer un rôle important et précis lors d'une cérémonie ou simplement pour appartenir au registre du sacré. Les célèbres conques d'Unkar invitaient les moines tibétains à se rendre au temple au lever du soleil ; le personnage mythique Triton, connu pour être le trompette de son père Poséidon, annonçait ce dernier en soufflant dans une conque, laquelle lui servait aussi à calmer les flots, apaiser les tempêtes, retenir les eaux du déluge ou encore effrayer les géants. La conque, symbole de pouvoir, est aussi l'attribut de Vishnu, de Shiva et de Bouddha, qui représentent le dieu créateur. Par association, elle est liée au roi, qui sort ou entre dans les villes « au son des conques mêlé au bruit des tambours » (Marcel-Dubois 1941 : 101) ; elle est « un symbole de la royauté à Samoa […], la voix de l'autorité -son nom en Mélanésien, pu ou pu u'a, recouvrant même la signification de « chef » (McLean 1999 : 155, 362 et 62). Dans toute l'Océanie, la Polynésie et la Mélanésie, elle est également un instrument belliqueux fort effrayant : « longtemps la conque servit dans les combats pour ramener auprès des chefs les guerriers dispersés (Ibid. : 101). Et selon le navigateur Cook : « le son des conques que nous avions entendu le matin, était un signal de défi » (Cook cité par Schaeffner 1968 : 258). Elle joue aussi un rôle important dans les rites de fertilité, résonne pour le mariage de la fille aînée du roi, sert pour les rituels de mort et d'initiation des garçons, ou encore lors de la fête de la première grossesse (Rouget 1948 : 300-301) ; elle salue la remise de cadeaux (Malinovski cité par Schaeffner 1968 : 258). Les voyageurs et premiers ethnographes, tels que Cook, Malinowski, Leenhardt ou Mauss, ont largement commenté l'usage symbolique et magique de ces grandes conques insulaires, dont certains exemplaires aujourd'hui sont retrouvés dans les collections ethnographiques des musées. Au musée du quai Branly, à titre indicatif, le détail des fiches donne encore ces autres utilisations : l'ornement et la protection des maisons mélanésiennes ; l'ornement et la protection des corps (pendentif, bracelet, boucle d'oreille, collier, cache-sexe, etc.) ; la décoration des statuettes de divinités ; l'efficacité des récipients votifs en forme de conque ou comportant des dessins de conques sur leurs faces.

11 La petite conque d'Arbo, terminale, simple, sans tuyau insufflateur, ne ressemble guère à un instrument de musique. Pas plus qu'elle ne semble associée à une fonction ou à une vertu magico-religieuse particulière. Elle est dextre et non pas sénestre ; elle n'appartient ni à un prêtre ni à un chef ; elle ne sert ni pour la guerre ni pour des rites de fertilité. Par ailleurs, aucun discours de nature symbolique ne m'a jamais été rapporté à son propos. Rien ne nous permet donc de dire qu'il s'agit d'un instrument à connotation symbolique. On pourrait bien sûr imaginer que la conque appelle l'eau qui fertilise la terre et que le choix de cet instrument renvoie directement à la corne d'abondance tenue par Ploutos, le dieu grec de la richesse et de l'abondance. Mais cela ne serait que pure et stérile spéculation. Tout invite plutôt à confirmer l'idée que la petite conque d'Arbo est un objet profane et domestique, tout comme les deux autres instruments utilisés aussi en période d'irrigation. La corne est avant tout un instrument d'appel. Objet profane, instrument d'appel 12 Les usages qui renvoient aux activités de nature plus profane sont aussi largement rapportés dans la littérature. La conque, à l'instar des cornes de bovins ou de caprins, est un instrument de signal et d'appel fort courant et répandu. Elle est d'ailleurs

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utilisée par différents corps de métier. En bord de mer, elle servait aux pêcheurs et aux marins : la conque annonçait le départ et l'arrivée des marins à Madagascar ; sur le littoral portugais, il est précisé qu'elle annonçait les pêches fructueuses et servait aussi de corne de brune ; aux Açores, elle signalait la présence des baleines . Dans le port de Bastia, en 1871, « les conducteurs de trains de remblais du petit chemin de fer servant à l'entreprise du port n'avaient point d'autre instrument pour prévenir de leur passage » que la conque (Locard cité par Schaeffner 1968 : 17). Dans les terres, en Provence, les ouvriers l'employaient pour avertir alentour quand on faisait partir les mines (Armengaud 1984 : 72). Au Portugal, dans l'intérieur sec et aride, c'est le fromager qui en sonnait pour annoncer le petit lait prêt à consommer (fig. 5) ; tandis qu'en Polynésie, pour annoncer sa fournée, c'est le boulanger qui en usait (McLean 1999 : 62). Aux Açores, le meunier en sonnait pour signaler qu'il n'y avait plus de grain à moudre. En Crête, elle est retrouvée entre les mains des gardes-champêtres (Glotz cité par Schaeffner 1968 : 17) ; à Madagascar, entre celles des pompiers qui signalent l'incendie.

Figure 5. Conque pour appeler au petit lait. Musée ethnographique de Serpa, Portugal

(cliché Fabienne Wateau).

13 Dans le monde pastoral et agricole, les destinations sont encore variées. Vers la fin du XIXe siècle, les bergers corses et sardes se seraient servis de conques à embouchure terminale pour communiquer entre eux (Ibid. : 17). Les fiches de l'ancien musée des Arts et Traditions populaires à Paris parlent aussi de conques utilisées pour rassembler le bétail en Haute-Corse et en Camargue, ou pour réveiller les gens pour la traite des brebis à quatre heures du matin dans le Tarn-et-Garonne . Celles du musée national d'Ethnologie à Lisbonne mentionnent l'appel pour la réunion des membres de la communauté à l'occasion des travaux collectifs (Lopes de Oliveira 1971 : 164), comme la cueillette des olives dans la région Alentejo, ou encore chaque matin au lever du soleil, pour assurer la garde du bétail par roulement . Enfin, des conques existent pour la pratique de l'irrigation, bien qu'un seul autre exemple ait été retrouvé dans la littérature anthropologique, dans l'ouvrage d'Olivia Aubriot sur le Népal : « à cette époque, toute l'eau est mise dans un seul canal à la fois, pendant 24 heures d'affilée et, à un instant donné, cette eau est utilisée par un seul riziculteur. La fin de la durée d'irrigation est annoncée par le son émis par une conque, utilisée comme trompe » (Aubriot 2003 : 201).

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14 Observons que l'on utilisait indifféremment la conque ou la corne de bœuf pour sonner, précise Jorge Dias, « l'usage de la trompette de corne, ou de bois, vient des temps néolithiques ; il a dû être répandu en Europe, par l'intérieur de l'Asie, par les peuples de culture de bétail » (Dias 1948 : 89). Retenons aussi que c'est le son puissant de la corne ou de la conque qui compte ici, voire le vacarme qu'elles peuvent faire. La conque, objet domestique profane, sert aussi et parfois, à des moments très précis du calendrier festif, d'instrument sonore pour effrayer et pour éloigner. En Corse, c'est l'instrument des ténèbres et du vacarme de la période de carnaval et de carême, destiné à remplacer les cloches alors interdites durant ces périodes (Verdoni 2003 : 232). Au Portugal, c'est l'instrument qui accompagne les personnages carnavalesques de Vale de Ilhavo lors du sermon burlesque, ou encore lors de l'interruption du carême . La conque népalaise pour l'irrigation servait aussi aux brahmanes lors de rituels et de l'annonce des décès (Aubriot 2003 : 201).

15 La petite conque d'Arbo est incontestablement un objet profane, domestique, qui servait à signaler les tours d'eau d'irrigation. Aurait-elle pu être remplacée par une corne animale ? Oui sans doute. Car la combinaison de conque et de corne animale utilisées à de même fins d'appel et de signalisation a déjà été confirmée. C'est le cas à Vilarinho da Furna, par exemple (fig. 6). Néanmoins, aucune corne animale n'a été retrouvée à Arbo, et personne n'a mentionné cette éventuelle association entre la conque et la corne. La petite conque d'Arbo a-t-elle déjà servi en période de carnaval comme instrument de vacarme ? Peut-être. Mais à l'état d'avancement de cette recherche, rien ne permet de l'avancer ici.

16 Figure 6. Conque et corne de bœuf qui appellent aux travaux collectifs, exposées ensemble sur une meule de granit. Musée de Vilarinho da Furna, Portugal (cliché Fabienne Wateau). Souffler pour ordonner 17 Revenons maintenant au profil du sonneur pour tenter de mieux comprendre ce que la conque peut donner à voir de la société. Le levador d'Arbo, on l'a vu, n'était pas un simple souffleur de conque. Responsable de la rigole, c'est à lui qu'incombait le bon déroulement de l'irrigation en été, avec la meilleure efficience possible, en évitant le maximum de conflits. Sa tâche n'était donc pas forcément aisée. Pour autant, sa fonction ne renvoyait pas véritablement à un statut privilégié conférant du prestige et une autorité. Certes, « tous les ayants droit devaient respecter le levador et se considérer sous ses ordres, dans le cadre de ce qui avait été traditionnellement établi. Les deux levadores avaient une autorité pour élucider, résoudre, éclairer et devenir des témoins privilégiés, en cas de conflits graves, quand la justice municipale devait intervenir, ou quand une résolution à l'amiable n'avait pu être trouvée » (Vázquez Martínez 1946 : 174). Mais dans la réalité et dans la mesure du possible, le levador évitait d'avoir à exercer son autorité. La sanction contre un irrigant était extrêmement rare. C'est pour le moins ce que m'a expliqué Pépé qui ne présentait absolument pas le profil d'une personne autoritaire, mais plutôt celui d'un villageois modeste à la fois compétent et disponible pour s'occuper de la rigole tout l'été. Célibataire, comme

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certains autres sonneurs que j'ai pu rencontrer par la suite, sa parfaite connaissance du parcellaire irrigué et son plus grand temps libre faisait de lui un levador idéal. En cas de conflits, c'est à l'ensemble de la communauté que l'on renvoyait, et parmi les personnages plus importants encore que le levador se trouvait le président de l'association des irrigants pour délibérer. Le levador n'est donc pas un chef de l'irrigation ; la conque n'est pas un attribut de pouvoir ou de prestige. Néanmoins, le détenteur officiel de la conque avait pour interlocuteur régulier chacun des irrigants de la rigole, qu'il connaissait parfaitement bien. Envers lui, des relations de nature ordonnée, pour le moins, pour le bon fonctionnement de la distribution de l'eau, et hiérarchisée peut-être, devaient s'établir. Potentiellement, le personnage était en mesure d'installer une hiérarchie même provisoire au sein de la communauté. Pour autant, sa conque n'en devient pas un instrument de pouvoir ou de prestige.

18 Ce que nous donne à voir l'existence et l'emploi de cet instrument, c'est une organisation sociale extrêmement dirigée et centralisée. Et cela est d'autant plus flagrant qu'une comparaison avec le village voisin de Chaviães, côté portugais, est possible. En Espagne, à Arbo, le système de distribution de la rigole a été pensé de façon à être le plus efficace et économe possible. L'eau d'irrigation captée directement au pied des sources ou détournée depuis la rivière est depuis fort longtemps systématiquement acheminée jusqu'à la rigole principale par une canalisation cimentée ou un tuyau étanche de plastique. La déperdition est évitée au maximum. Quand ils sont naturels, les chemins de l'eau sont aussi protégés : on facilite ainsi la traversée d'une route en ajoutant des gouttières ; on installe régulièrement sur les tracés des bassins-réservoirs cimentés qui retiennent les eaux excédentaires. La planche du parcellaire irrigué indique quant à elle et avec précision les parcelles bénéficiaires, en leur attribuant un numéro qui s'avère être aussi un numéro d'ordre de passage dans la distribution de l'eau. Les parts d'eau distribuées sur les parcelles sont équitables et proportionnelles à la taille des terres. Les écrits, enfin, sont nombreux et respectés : tous les droits d'eau sont écrits et recensés dans les archives de l'association des irrigants. Ces droits écrits font office de preuve et de documents en cas de litige. Pour terminer, un responsable de l'irrigation sillonne jour et nuit le parcellaire irrigué en période d'irrigation. Sa fonction de levador l'invite à surveiller l'ordre des tours d'eau, soit à ordonner l'irrigation et avec elle la société, au moins le temps d'un été. En d'autres termes, en Espagne, il y a bien longtemps que les ingénieurs agricoles agissent sur le foncier. Ils sont reconnus et valorisés. Sans doute l'explication est-elle en partie politique, car l'Espagne applique une politique hydraulique forte depuis plusieurs siècles déjà, en en faisant même dès le XIXe siècle avec Joaquim Costa puis sous la dictature avec Franco, un de ses axes forts de développement par l'irrigation de la société espagnole.

19 Tel n'est pas forcément le cas au Portugal où le manque d'eau à l'échelle nationale est comparativement moindre et où les ingénieurs agricoles sont, encore et le plus souvent fort mal reçus et renvoyés à leurs logiques strictement économiques. Côté portugais, en effet, pour un parcellaire irrigué de taille comparable, sur la commune de Chaviães irriguée par la rigole de la Candosa, les logiques et les principes qui président à la distribution de l'eau ne sont pas ceux de l'optimisation économique de la ressource. Là, le partage de l'eau se fait en fonction d'une logique sociale et notamment d'une histoire de l'occupation des sols et d'une représentation hiérarchisée des espaces : très concrètement, est irrigué en premier celui qui est arrivé le premier. Les terres situées près de l'église ou de la route romaine, premiers foyers d'occupation humaine,

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reçoivent toujours en premier l'eau de la rigole, et ce, qu'elles que soient leur localisation par rapport à l'amont et à une logique gravitaire. La déperdition de l'eau, avec ce système social, est certaine. Mais cette logique continue d'être appliquée et est vivement revendiquée. De même, la planche du cadastre indique-t-elle des numéros de parcelles mais pas un ordre de passage. Les parts d'eau ne sont pas non plus proportionnelles à la superficie des parcelles, car ici « l'eau et la terre sont célibataires », c'est-à-dire que leurs droits sont distincts et qu'une terre peut alors bénéficier de l'eau originellement destinée à une autre parcelle, au bon vouloir de son propriétaire, créant ainsi des parts d'eau des plus insolites. Enfin les écrits ne font pas foi. En général, il n'existe que très peu d'écrits sur l'irrigation au Portugal, « l'eau ne s'écrit pas » précisait-on à Melgaço. Et quand ils existent, comme cette sentence établie par les services de l'hydraulique de Porto pour tenter de résoudre des conflits sur le trajet de la Candosa, ils ne sont pas pris en compte, leur pertinence n'est pas reconnue. L'oral occupe une place plus importante que l'écrit dans cette société de type agonistique, sans doute pour lui laisser l'occasion de pouvoir s'exprimer par le conflit .

20 La question renversée que je me pose alors est la suivante : pourquoi côté portugais les irrigants n'ont-ils pas adopté la conque ? Étant entendu qu'ils ont partagé, à l'instar de leurs voisins, les usages de la pierre de partage et de la canne à mesurer l'eau. Est-ce parce que leurs organisations sociales -et en particulier leurs logiques- sont tellement différentes qu'elle ne permettent pas d'adopter certaines des options choisies par leurs voisins ? Là se trouve une explication possible. Il existe aussi des levadores côté portugais (le terme est exactement le même en galicien et en portugais), censés s'occuper du bon fonctionnement de la rigole cimentée de la Candosa, et notamment d'en vérifier l'état. Mais ces levadores, tout d'abord, ne sont pas en contact avec l'ensemble des irrigants. Ensuite, ils ne sont pas des responsables de la rigole mais plutôt des techniciens du réseau. Ce qui signifie aussi qu'en cas de conflits, ils laissent les gens se débrouiller entre eux ; jamais l'un d'eux ne se charge ou n'est chargé d'indiquer le roulement des tours d'eau. À Chaviães, comme dans toute la vallée de Melgaço, chaque irrigant fait exactement tout ce que font les autres. Le savoir et les savoir-faire sont partagés ; et aucune personne en particulier n'est déléguée à une fonction particulière d'ordre collectif. Par crainte de l'instauration possible de hiérarchies nouvelles, précisément, les places de chef ou de responsables ne sont ni souhaitées, ni véritablement recherchées. On sait reconnaître des savoirs et des compétences à un autre que soi, mais cette personne n'en deviendra pas pour autant plus responsable du groupe qu'un autre. Aussi le système régulé à l'aide d'une conque, placé entre les mains d'une même personne, ne semble-t-il pas convenir aux habitudes et logiques melgacenses. Car la conque pourrait bien apparaître ici comme un attribut trop distinctif, un instrument de pouvoir. Et en cela elle se détache très nettement des pierres et des cannes, où les savoirs et leurs applications sont toujours partagés à l'occasion du regroupement collectif de tous les ayants droit. L'hypothèse peut paraître fragile et difficilement vérifiable, pourtant, elle pourrait bien faire sens au regard des travaux cognitifs déjà déployés dans cette vallée. Sonoriser l'espace rural 21 Pour finir, j'aimerais revenir sur la dimension sonore et créatrice de lien social de notre objet. Quand je suis retournée sur le terrain en 2003, avec l'intention de filmer la conque dans son contexte géographique -faute d'un contexte social et d'une activité agricole encore existants- il était difficile de reconnaître les anciennes terrasses dans le paysage ou simplement d'imaginer, qu'il y a vingt ans à peine, toutes les terres étaient

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intensément cultivées et le parcellaire de la rigole d'Arbo parfaitement délimité. Aux premiers sons de conque, pourtant, tous se souvenaient avec une certaine nostalgie de cette sonorité particulière et saisonnière, de cette pratique estivale de l'irrigation qui réunissait les irrigants et les invitait à rester attentifs aux signaux que leur lançait le levador. Ce son centripète qui unifiait et ordonnait la communauté -à l'instar des cloches des horloges ou du bruit familier du moulin, centre de la vie du bourg, dont a pu parlé Murray Schafer (1979 : 88), ou encore du grincement caractéristique des anciens chariots en bois de tractions animales, aux timbres parfaitement distingués et de surcroît identifiés à leurs propriétaires respectifs -, créait un véritable lien social entre les villageois. Pas seulement entre les bénéficiaires d'eau de la rigole d'Arbo, mais entre tous les villageois, et sans doute avec eux ceux du village voisin de Barcela, si l'on en croit leurs propos, qui disent aussi se souvenir de ce souffle entendu au loin dans la vallée du Cea. Le son de la conque pouvait s'entendre jusqu'à cinq kilomètres affirme le dernier responsable de la rigole d'irrigation, par temps clair, glissant dans la vallée sans retenue, dans une réverbération longue et en déplacement qui propageait ses décibels jusqu'aux oreilles les plus éloignées. Tandis que l'œil s'adresse à l'homme extérieur, l'oreille attire au-dedans ; elle absorbe l'information, elle s'adresse à l'homme intérieur expliquait Schafer (1979 : 26). Et plus qu'un signal ou une figure que l'on écoute consciemment, attentif, le son de la conque était devenu une empreinte sonore de ce paysage rural, ce son unique à la sonorité précise et partagée qu'avaient pris en considération et intégré les membres de la communauté. Cette sonorité qui permettait aussi de souligner une occupation sociale et sonore d'un groupe dans l'espace, d'en donner ainsi une certaine identification et représentation. Les saisonniers agricoles du sud du Portugal l'utilisaient comme moyen de communication, pour prolonger leur présence et pour étendre et maintenir le plus longtemps possible, grâce au son, le lien communautaire qui les reliait eux, migrants temporaires, à leur familles et voisins restés au village. Par le son, on savait aussi qu'ils étaient bien arrivés à destination ; par le son, leurs hôtes pouvaient s'apprêter à les accueillir : « Les groupes de moissonneurs qui se rendaient dans la région Alentejo soufflaient dans la conque durant toute leur traversée de la montagne. Cesser d'entendre la conque au village signifiait que les saisonniers étaient bien entrés dans les terres de l'Alentejo » (Prista 1993 : 126).

22 Pour autant, la conque reste un objet banal. Elle sert à tout, comme on a pu le voir, aux quatre coins du monde. De petite ou de grande taille, à connotation magique ou simplement profane, c'est sans doute et néanmoins sa sonorité singulière, à la fois profonde, puissante et à réverbération longue, qui fait que nombre de sociétés l'ont choisie et lui ont conféré un intérêt particulier. Que l'on se trouve en bord de mer ou à l'intérieur des terres, en plaine comme en montagne, ses destinations sans limitation de possibilités sont difficilement quantifiables. Seul son éclat semble avoir été unique. Ici la conque servait à ordonner l'irrigation estivale. Cet exemple parmi d'autres aura permis de rappeler l'importance des fonctions fédératrices et organisationnelles de cet instrument sonore, simple de facture, mais à la portée sociale sans doute beaucoup plus vaste encore que ce que la littérature anthropologique -et pas seulement ethnomusicologique- ne lui a jusqu'à présent accordée. Sans doute faudra-t-il y revenir.

23 F. W.

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RÉSUMÉS

Dans le sud de la Galice, une conque était autrefois utilisée pour sonner les tours d'eau d'irrigation en été. Cette pratique ancestrale a cessé d'être opératoire dans les années 1980 quand la cimentation de la rigole principale et l'établissement d'un document officiel ont été réalisés. Quelque vingt ans plus tard, à l'occasion d'un essai de reconstitution filmographique de cette activité, le son de la conque a ravivé chez les villageois une mémoire empreinte de nostalgie. L'approche ethnographique vise à montrer les logiques qui présidaient à l'organisation sociale de l'irrigation en été et à souligner l'importance de cet objet dans le paysage sonore et affectif de la vallée.

INDEX

Mots-clés : appel, cognition, conque, eau, Espagne, Galice, instrument d'appel, irrigation, mesure

AUTEUR

FABIENNE WATEAU

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Le roseau protecteur

Techniques et symboliques d’une plante dans le Sud marocain (Tafilalt)

Marie-Luce Gélard

1 Dans le Tafilalt, oasis située entre les oueds Ghéris et Ziz1, le roseau2 occupe une place privilégiée, d’un point de vue technique -son utilisation est d’une grande diversité- , mais aussi et surtout, d’un point de vue symbolique. Son emploi domestique est multiple : terrasses des habitations, enclos du bétail, éléments amovibles des métiers à tisser, etc. Il est aussi utilisé dans différentes pratiques rituelles : procédure symbolique pour préserver la virginité des jeunes filles, coupe du cordon ombilical, pratiques sacrificielles. Ses qualités de souplesse et de grande résistance font du roseau un élément essentiel qui ne semble pas avoir trouvé d’autre élément de substitution tel le plastique qui supplante désormais une partie des productions matérielles sahariennes traditionnelles : poteries, vanneries (Benfoughal 1996).

2 Écartant le projet de dresser le tableau exhaustif des différents usages du roseau dans le Tafilalt, cette contribution entend illustrer les liens entre certaines des propriétés techniques de la plante et les représentations symboliques qu’elle sous-tend, doublement signifiantes dans différents rituels. De l’utilité du roseau ou l’insubstituable matière : habitat, agriculture et élevage en milieu saharien

3 Dans les oasis présahariennes du Sud marocain, caractérisées par un habitat ksourien et « post-ksourien3 », les terrasses des maisons sont construites à l’aide de roseaux. Dans de rares exceptions, le toit est parfois réalisé en palmes, c’est le cas des habitations les plus anciennes (fig. 1). Si deux ou trois personnes suffisent à l’édification des maisons4 selon la traditionnelle technique du coffrage5, les terrasses,

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elles, requièrent un travail collectif et imposent pour des raisons techniques, la présence d’une dizaine de personnes. En effet, lorsque les murs sont achevés et que les madriers sont posés, on procède à la confection du plafond par un assemblage de roseaux, liés les uns aux autres à l’aide de liens serrés. Entre les poutres6 est placé, parallèlement, un roseau robuste de gros diamètre7 auquel on attache des tiges de roseaux ordinaires disposées perpendiculairement. Chacune de ces tiges étant liée séparément. Dans la mesure où il convient de serrer fermement l’assemblage, une personne ne peut s’occuper simultanément de plus de trois roseaux, raison pour laquelle et en fonction de la taille de la pièce, cette opération nécessite la présence conjointe d’une dizaine de personnes. Ce travail est très souvent réalisé par des adolescents (filles ou garçons) sous la responsabilité d’un ou deux adultes. Une fois le plafond de roseau achevé8, ce dernier est recouvert d’une bâche de plastique puis de terre argileuse. La terrasse servira l’été de dortoir collectif à l’ensemble des membres de la famille, ainsi qu’au séchage de différentes denrées (dattes, par exemple). On utilise surtout le roseau car il assure une isolation thermique efficace9 pour lutter contre des températures dépassant souvent 50° C durant les mois de juin et de juillet.

4 Avant la réalisation de la toiture, les roseaux doivent être débarrassés de leurs feuilles à l’aide d’une faucille. En effet, il est nécessaire de retirer du roseau, le chaume soit la feuille, la gaine de la feuille et la ligule. Pour des raisons esthétiques, dans la mesure où de l’intérieur des pièces, le plancher de roseaux est visible, il convient de ne laisser apparentes que les parties lisses des tiges10.

Figure 1. Toiture en palmes dans une demeure ruiniforme de Taqucht. Construction datant des années 1960

(cliché M.-L. Gélard, 2005).

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Figure 2. Toiture en roseaux vue de l’intérieur, village d’Hassy Lbyed (cl. M.-L. Gélard, 2005).

5 Cette activité de préparation des cannes de roseau est très souvent prise en charge par les jeunes, parfois par les femmes. Dans ce cas, celles-ci se réunissent entre voisines, c’est l’occasion d’entamer une activité collective, moment d’échange et de socialisation intense (plaisanteries, chants, joutes diverses) qui exclut les hommes. Les feuilles des roseaux servent ensuite de fourrage pour le bétail.

Figure 3. Construction d’une terrasse. Village de Taqucht (cliché M.-L. Gélard, 2003).

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6 Très généralement, les différentes terrasses d’une nouvelle construction sont réalisées à quelques jours d’intervalle, les roseaux à préparer sont alors très nombreux ce qui nécessite un véritable travail collectif. Les paquets de roseaux d’une soixantaine de cannes environ sont déposés à l’intérieur des habitations en construction et dressés vers le ciel. Tout le monde est ainsi informé de la fabrication à venir des terrasses. Cette lisibilité est très importante, c’est elle qui permet aux jeunes de se manifester soit pour préparer les roseaux, soit pour participer à la construction finale (fig. 3).

7 Ces activités collectives sont fréquentes en milieu rural berbérophone11. À Merzouga, elles concernent différents domaines : agriculture (récolte et vannage), système d’irrigation (nettoyage des conduits et construction d’adductions), tissage, etc. On assiste alors à une stricte séparation des catégories de sexe. Or, dans le cas de l’édification des planchers en roseaux, dans la mesure où ce sont des adolescents qui les réalisent, la distinction des genres n’apparaît pas. C’est d’ailleurs l’occasion pour les jeunes hommes et les jeunes filles (jusqu’à une douzaine d’années environ), de s’observer mutuellement, les adultes présents attisant, de leurs plaisanteries, la gêne des jeunes filles et des jeunes garçons.

8 Compte tenu de la généralisation de l’emploi des roseaux pour les constructions, c’est à cet effet qu’il est le plus usité. Son deuxième emploi concerne l’agriculture vivrière. Le roseau, une barrière protectrice contre le sable 9 Roseau et palmes sont utilisés pour éviter la progression dunaire en direction des terres cultivées (fig. 4).

Figure 4. Barrière de protection de la palmeraie, Merzouga

(cl. M.-L. Gélard 2004)

10 À Merzouga, il existe une palmeraie principale12 et plusieurs palmeraies secondaires de plus petites dimensions dont certaines sont aujourd’hui abandonnées en raison de l’avancée du sable13. Pour protéger les jardins (igighen) de l’ensevelissement, on dispose tout autour des zones cultivées et irriguées des barrières de roseaux et de palmes qui

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retiennent le sable. Cependant, en raison du manque d’eau, on ne plante pas le roseau dont les racines empêcheraient aussi l’érosion du sol, il n’est utilisé que coupé et fiché dans le sable. Il faut refaire régulièrement la barrière derrière laquelle l’accumulation dunaire se produit. Les palmes proviennent des palmiers des différentes oasis, mais ne sont pas suffisantes. En effet, ces dernières sont aussi et surtout employées comme combustible dans les différents fours à pain collectifs du village. Les nécessités techniques de la cuisson du pain, associant un combustible lent à un plus rapide au moment de la levée, rendent indispensable l’utilisation quotidienne de ces palmes. L’absence du roseau comme combustible est notoire. Dans plusieurs des fractions de la tribu des Aït Khebbach, brûler un roseau est considéré comme un acte grave. C’est le cas essentiellement des Aït Bourk, divisés en Aït Adiya et Aït Ali. Un roseau ayant poussé sur la tombe de l’ancêtre éponyme de la fraction, Sidi Ali Aït Bourk, brûler un roseau porte malheur. On rapporte de nombreuses anecdotes à ce propos. Ainsi, récemment, une jeune fille des Aït Bourk utilisa un morceau de roseau pour cuire son pain au four. Lorsqu’elle retira le pain du four, ce dernier sortit entièrement noir (ifughd iya unyel)14. Lorsque les familles des Aït Bourk achèvent des travaux de construction, le reste des roseaux non utilisés est déposé à l’extérieur des habitations, loin des réserves de bois (fig. 5) afin de ne jamais servir de combustible.

11 Dans les zones sub-sahariennes, Edmond Bernus (1985 : 207) relève l’emploi du terme afarag pour désigner la clôture des champs irrigués, par opposition à ceux ne recevant que l’eau des pluies. On retrouve cette distinction physique en Kabylie, où le roseau marque la limite entre terres cultivées et terres incultes (Yacine 1993 : 134). Les haies de roseaux et de palmes croisées servent aussi, en milieu oasien, à diminuer l’évaporation, par l’ombre qu’elles procurent aux cultures (Champault 1969 : 121).

Figure 5. Bois destiné au four à pain. Merzouga

(cliché M.-L. Gélard, 2005).

Mesure de l’eau, mesure des corps

12 Si le roseau permet de délimiter des espaces en les protégeant, il est aussi un instrument de mesure. Dans de nombreux pays du bassin méditerranéen, la canne de roseau est utilisée comme outil de mesure de l’eau, dans les systèmes d’irrigation par retenue (bassins réservoirs), c’est le cas au Portugal, en Espagne et au Maroc (Wateau 2001 : 153-161). La tige de roseau est marquée par des « bâtonnets de roseau taillés et insérés et/ou des lacets d’herbes ou de brindilles noués (Ibid. : 154) ». Les intervalles correspondent aux parts d’eau des différents ayants droit. « La canne visualise

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l’inégalité des richesses entre les bénéficiaires d’eau » (Ibid. : 153). Dans tout le Sud marocain, on relève diverses techniques de conservation de l’eau, barrage de retenue, conservation dans des bassins, dérivation d’eaux permanentes, etc. « Dans les cas où l’eau est accumulée dans un bassin avant d’être livrée aux parcelles, la mesure de quantités d’eau intervient directement dans la mesure des parts. Ici, ce à quoi a droit chaque usager, c’est dans tous les cas une part du volume de l’eau accumulée (dont la variation est directement perçue par l’intermédiaire de la variation de la hauteur d’eau dans le bassin) et non une quantité d’eau déterminée. Cette part est exprimée dans une unité constante ou variable » (Chiche 1984 : 253-254).

13 Le roseau sert également à la mensuration du corps, celui du mort avant de creuser la tombe (Yacine 1993 : 134) ainsi qu’à celui du nourrisson. On accorde une extrême importance aux modifications physiques du corps des nouveaux-nés. En effet, de la naissance jusqu’au quarantième jour, le nourrisson est en danger permanent du fait de la présence des jnûn à ses côtés, lesquels tentent de s’emparer de lui. C’est la croyance répandue en « l’enfant changé », puisque les jnûn substituent leur propre progéniture aux nourrissons humains. Très souvent, ces enfants « changés » meurent avant d’atteindre leur quarantième jour. Aucune modification physique n’accompagne la subrogation, par contre, l’arrêt de croissance manifeste du nourrisson trahit l’échange. La vérification systématique de la croissance du nourrisson est faite à l’aide d’une tige de roseau, utilisée comme toise. En Kabylie, les mesures successives permettent de savoir si l’enfant a été victime du mauvais œil : « On prend les mensurations (plusieurs fois) et on fait un nœud à chaque fois (sept fois si possible). Les fils sont ensuite comparés. Si tous les nœuds ne se retrouvent pas au même niveau on dit que l’enfant est diminué (yenqes) et donc a été victime du mauvais œil (degs tit) » (Yacine 1993 : 134).

14 Tassadit Yacine, signale également l’utilisation du roseau pour prendre les mensurations de la jeune mariée. La partie dépassant du corps est coupée. Avant la nuit de noces, ce roseau est fendu en deux et doit demeurer caché jusqu’à la défloraison, nous y reviendrons. L’enclos : tafergant

15 Omniprésent dans la construction des maisons, la protection des terres cultivées, la mesure des droits d’eau et la mensuration des corps, on retrouve à nouveau le roseau dans l’élevage du bétail. Chez les Aït Khebbach, le mot « tafergant » (de la racine berbère FRG15, de afrag, la haie, la clôture) désigne à la fois une prohibition d’alliance entre des fractions et l’enclos16 situé à proximité de la tente (taghmt) ou de la maison et dans lequel les petits, non encore sevrés, sont enfermés en attendant le retour des troupeaux en pâture. Il s’agit d’une sorte de barrière protectrice destinée à protéger les femelles et leur progéniture. Construit en roseau et en palmes17, l’enclos se présente sous la forme d’un cercle à ciel ouvert. Les tiges de roseau sont légèrement rabattues vers l’intérieur servant ainsi de paravent tout en procurant de l’ombre au cheptel. Les roseaux sont fichés dans le sol, sur une hauteur d’environ 1 mètre 20. J’ai illustré ailleurs l’homologie entre le terme qui désigne une prohibition matrimoniale dérivée d’ancien pacte de colactation et l’enclos qui protège les petits encore à la mamelle (Gélard : 2003). Ici encore, le roseau est associé à la protection.

16 Chez les touaregs Kel Ferwan du Niger, Dominique Casajus (1987 : 82) décrit ce même enclos destiné au petit bétail, lequel est constitué de branchage et de deux compartiments circulaires permettant de séparer les petits des adultes. Le petit enclos

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est appelé egrur, l’ensemble, comme chez les Aït Khebbach, se nomme afarag. Il souligne la concordance entre le nombre d’enclos —il en existe un ou deux par tente (famille)—, et la cohésion du campement18. En effet, l’augmentation du nombre d’enclos témoigne du fait que le campement va bientôt se scinder pour former d’autres campements distincts. Les enclos et leur état permettent aussi de connaître la durée d’un campement dans un lieu déterminé. « Sur le site d’un campement, même abandonné depuis des années, quelques branches restées là signalent toujours l’emplacement d’un ancien enclos. C’est en considérant les enclos qu’on peut donc voir vieillir le campement. Leur aspect révèle depuis combien de temps il est installé sur son site actuel, tandis que leur nombre permet de savoir à quel stade de son existence il en est » (Casajus 1987 : 65). Le calame : l’écriture thérapeutique

17 Avant d’aborder les représentations qui découlent de l’omniprésence de l’utilisation matérielle du roseau dans la culture saharienne, il reste à évoquer un dernier emploi qui illustre le fait que les représentations ne sont pas de simples symboles mais investissent des rapports sociaux, devenant par là même agissantes19.

18 Le calame, en arabe qalame, la plume, a longtemps été constitué d’un morceau de roseau taillé20. On sait l’importance de l’écrit en islam, le calame est aussi le titre d’une sourate. Il symbolise l’émanation première de l’œuvre divine (Chebel 1995 : 80). Le roseau, utilisé comme plume en raison notamment de ses vertus absorbantes (il retient l’encre dans ses fibres végétales), est l’instrument principal du faqih lors de la rédaction d’amulettes destinées soit à la protection, soit à la guérison. Très fréquentes dans tout le Maghreb, les amulettes du faqih sont coutumières en milieu rural marocain. Dans le Tafilalt, les faqih les plus réputés sont ceux de Zagora auxquels les Aït Khebbach ont fréquemment recours pour des nécessités thérapeutiques21. La lettre que trace le roseau ne doit pas être vue, les amulettes sont généralement insérées dans un petit morceau de cuir cousu. Le calame est l’instrument de l’écriture. L’expression commune de ces actes rituels est la suivante « il a écrit » ou « il faut que le faqih écrive quelque chose », l’efficacité thérapeutique dérive, certes de la puissance de l’acte d’écriture mais aussi et surtout de l’ingestion de la lettre (Djéribi 1993 : 94-95). En effet, dans de nombreux cas, ce que l’on nomme « l’incantation écrite » nécessite que l’ordonnance, établie par le maître d’école coranique par exemple, soit ingérée par le patient. Ces formes d’ingestion, sur lesquelles nous reviendrons à propos du rituel de fermeture du corps de la jeune fille, renvoient explicitement à la prévalence du corps et du savoir « incorporé »22 (Bourdieu 1980 : 111-134), autrement dit jamais détaché du corps renvoyant à la transmission par contact. En ce sens, l’efficacité thérapeutique et/ou protectrice des amulettes fonctionne selon le même schéma de pensée puisqu’elles ne doivent pas être détachées du corps avant une certaine période (c’est le cas des nourrissons jusqu’à leur quarantième jour). Et lorsque l’amulette est retirée, très souvent elle est censée se détacher seule du corps, on prend soin de ne jamais laisser passer quiconque entre celle-ci et la personne qu’elle protégeait. Des nécessités d’ordre technique aux représentations symboliques

19 Le roseau occupe différentes fonctions techniques lesquelles s’associent explicitement à la protection. La terrasse en roseau préserve l’intimité de l’habitation, mais elle permet surtout de protéger des aléas climatiques (isolation thermique). Le roseau protège la terre cultivée de l’ensablement, conçu et perçu comme la principale menace en milieu oasien saharien. La toise de roseau est également signifiante face à l’existence des

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individus, puisque la mesure du corps du nourrisson permet de constater visuellement les signes de sa croissance, considérés comme les preuves manifestes de son humanité et de sa santé.

20 Ce sont encore les vertus protectrices du roseau qui sont évoquées à propos de l’enclos qui sépare les petits des animaux adultes. En effet, cet enclos n’a pas les mêmes caractéristiques que celle habituellement dévolue aux pacages du bétail, c’est-à-dire l’empêcher de se disperser, car, dans le cas précis du tafergant, les roseaux préservent les petits encore à la mamelle.

21 Au niveau des représentations, le terme « tafergant » est usité comme la forme la plus courante d’un interdit matrimonial entre fractions anciennement unies par un pacte de colactation collectif. En d’autres termes, l’utilisation métaphorique d’un terme référé à l’enclos protégeant les petits non encore sevrés et marquant la nécessité d’une séparation stricte entre individus issus de groupes colactés manifeste ici encore le rôle « analogique » protecteur du roseau. En effet, les conséquences d’une alliance entre individus tafergant agit par une sorte de malédiction conditionnelle dont on impute l’effet aux pouvoirs du « lait », entité sommitale qui agit sur les contrevenants soit par la mort pure et simple (du couple et/ou des membres de la famille proche) soit par une atteinte sur leur progéniture ou sur le patrimoine (terres, bétail, etc.)23. Roseau et rituels : l’inaccessibilité au corps de l’épouse 22 Commun à de nombreuses régions du Maghreb, le rituel appelé tkhaft consiste à rendre impossible la relation sexuelle. Ce rituel dit « de fermeture », le terme est dérivé de la racine arabe KF, arrêt, stop, est censé obturer le sexe féminin. Les femmes utilisent ces procédures rituelles pour leurs filles célibataires et, ce, souvent dès leur puberté.

23 Parmi les procédés de fermeture les plus courants on observe le fait, pour la jeune fille de passer trois fois sur un moulin en pierre les yeux fermés, ou une fois sous un métier à tisser24. Pour inverser l’action magique, à la veille de son mariage, la jeune fille doit se laver sur l’ensemble des outils du tissage (peigne, rouet, etc.). « La technique connue sous le terme s’fah’, qui consiste à bloquer rituellement l’accessibilité du vagin, augmente ce “muselage moral” : l’homme étant censé échouer dans ses entreprises, arrêté par cette barrière contre laquelle son pénis “ricoche” » (Chebel 1984 : 59).

24 La partie mobile (baguette) qui sert à distinguer les fils pairs et impairs du métier à tisser25 est très généralement constituée d’une tige de roseau. Comme le souligne Tassadit Yacine (1993 : 134), les fonctions symboliques du roseau sont multiples, et s’il représente la virginité de la jeune fille : « Il craque, il se fend, il est beau mais fragile. Il est surtout le symbole de l’âme (rruh : il monte et descend dans le métier, comme le souffle de la vie dans le corps de l’homme). »

25 À Merzouga, on relève un autre procédé rituel qui consiste à faire boire à la jeune fille de l’eau mélangée à la petite membrane blanche que l’on trouve à l’intérieur du roseau (aghanim en berbère). La membrane sépare les différents segments de la canne. Les tiges de roseau présentent en effet une structure spéciale, où les segments sont creux entre les entre-nœuds et plein aux nœuds26. La membrane se situe à chacun des nœuds. Ce procédé semble apparenté à certaines techniques contraceptives, sorte de stérilité voulue pour une durée précise. Les femmes recueillent des grains d’orge tombés de la bouche d’une mule, animal stérile par nature, ou prélèvent de la corne de leur sabot (Legey 1926 : 75).

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26 L’ingestion de la membrane du roseau est un des procédés rituels communs à l’ensemble des tribus Aït Atta sahariennes du Tafilalt. On retrouve différentes méthodes d’ingestion dans les prescriptions rituelles magiques telles que décrites par Edmond Doutté (1908). Muriel Djéribi (1993 : 94) en relate les occurrences caractéristiques mettant en parallèle l’incantation, l’écriture et au final l’ingestion de la lettre. « À l’évidence, incanter, oralement ou par écrit, c’est “écrire sur…”, c’est-à-dire, créer une surface d’inscription. Ensuite, que cette inscription s’accompagne d’un traitement très particulier de la lettre, qui consiste à l’incorporer par le moyen d’un liquide ou de toute nourriture qui aurait été en contact avec elle. »

27 On pourrait ainsi supposer que la membrane qui sépare les sections du roseau serait la représentation métaphorique de l’hymen, son ingestion permettrait de créer cette fermeture du corps de la femme en préservant intact l’hymen. La ressemblance entre l’hymen, membrane qui obstrue partiellement l’orifice vaginal, et la sorte d’opercule du roseau est conséquente. Le procédé rituel fonctionnerait ainsi par analogie.

28 Si le roseau implique la protection de la virginité, il sert aussi à prémunir les mariées du mauvais œil (Yacine 1993 : 134). Il est ainsi pleinement associé à la fertilité comme en témoigne également son utilisation dans les rituels agraires pour favoriser le retour de la pluie. Rites de rogations pour la pluie 29 Dans la confection du mannequin (tlaghnja) usité dans les rites d’obtention de la pluie, les bras sont constitués de cuillères en bois attachées sur une armature en roseau figurant le corps. Les jeunes filles le promènent en cortège dans les rues du village. L’utilisation du roseau est systématique à l’occasion de ce rituel particulier et ce dans l’ensemble du Maghreb (Doutté 1905 : 383 ; Laoust 1920 : 205). L’association roseau/ eau/pluie est récurrente. Par ailleurs, ce que d’aucuns ont improprement qualifié de « fiancée » de la pluie —parfois nommée « tlaghnja »—, est en réalité la figuration d’une femme mariée27, et féconde. L’importance de la fécondité et des valeurs natalistes qui lui sont associées nécessitant une représentation féminine du mannequin dont la fécondité (il s’agit d’une épouse/mère) est avérée, ce qui n’est naturellement pas le cas d’une fiancée.

30 Toujours associé à la fertilité, le roseau est utilisé à l’occasion des rituels de la naissance. Bien que la coupe du cordon soit aujourd’hui souvent faite à l’aide d’un couteau, il est encore d’usage de sectionner ce dernier à l’aide d’un fragment de tige de roseau fendu en deux, qui donne une lame acérée d’une efficacité extrême. Les femmes l’utilisent car il est perçu comme un gage de fécondité future pour le nouveau-né.

31 On connaît les vertus coupantes de l’arundo donax, ce que décrit Claudine Fabre-Vassas (1983 : 13) évoquant à propos de la chirurgie pastorale (perforation de la panse des brebis) et de la castration des porcs en Provence, l’utilisation de ces couteaux végétaux.

32 Dans le Sud marocain, lors de la préparation de la découpe de la viande du sacrifice, le roseau est utilisé comme outil perforateur de la peau, au niveau de l’un des membres antérieurs de l’animal. Le procédé permettant ensuite en soufflant de l’air par l’orifice ainsi crée, une séparation plus facile de la peau de l’animal. En frappant alors sur les flancs gonflés de la carcasse, la peau se détache de la chair28. La mariée du roseau (tislit n-aghanim)

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33 Offrant un parallèle avec le mannequin des rites de rogations pour la pluie, la confection des poupées des fillettes est le plus souvent réalisée sur l’armature d’un roseau.

34 En milieu berbérophone, les fillettes confectionnent des poupées appelées « tislit » (la mariée) en utilisant deux morceaux de roseau croisés, l’un pour figurer le corps et le second les bras. Elles habillent l’armature en reproduisant le costume traditionnel des mariées et miment ensuite les cérémonies du mariage. Ce jeu, très répandu et toujours d’usage, occupe les fillettes29 dès leur plus jeune âge. Elles récupèrent des morceaux de tissus auprès des femmes de leur entourage. Il arrive parfois que le marié soit aussi représenté par l’une de ces figurines mais dans la majeure partie des cas qui m’ont été donné d’observer (Tafilalt, Haut Atlas et région de Rabat) la mariée est la figure la plus fréquente. On substitue parfois au roseau, un morceau d’os. Compte tenu des techniques même de fabrication, la poupée est nommée « tislit n-aghanim » (la mariée du roseau) ou « tislit n-akhqjig » (la mariée de l’os).

35 Cette association entre os et roseau offrant l’un à l’autre un objet de substitution est intéressante. Cette concordance est aussi relevée par Claudine Fabre-Vassas (1983 : 15), dans un tout autre contexte (en pays de Sault), dans les Pyrénées. Elle souligne notamment la relation métaphorique du roseau qui remplace l’os30.

36 En milieu rural marocain, le roseau est utilisé pour immobiliser les membres fracturés, sa nature à la fois souple et résistante permet, dit-on, d’éviter de bloquer la circulation du sang. La mise en relation du roseau avec le système humoral (sang et lait), en tant que régulateur, est soulignée par Claudine Fabre-Vassas. Dans cette perspective, l’auteur évoque également les différentes vertus médicinales qui lui sont imputées depuis les Grecs, à savoir ses pouvoirs cicatrisants et le fait qu’il puisse faire « passer le lait ». De la sorte, en décoctions (feuilles, tiges et racines de la plante) il permettrait de tarir le lait des nourrices. « La recommandation est générale, le roseau est un « antilaiteux », sa racine surtout, pleine de nodosités, bride l’une des manifestations les plus visibles de la fécondité ; cette croyance, toujours très vivace, vient ici confirmer ses effets stérilisants » (Ibid. : 17).

37 Il ne s’agit pas ici de dresser un bilan comparatiste des vertus attribuées au roseau, mais il paraît important de souligner l’opposition de ces principales fonctions telles qu’elles sont évoquées par la médecine des « simples » et les qualités attribuées au roseau en milieu saharien. Si la systématisation des fondements de la pensée hippocratique par la philosophie et la médecine grecques édifie « la pensée thérapeutique la plus durable de l’histoire occidentale » (Lieutaghi 1986 : 47), on peut supposer que d’autres modes d’appréhension se développent ailleurs31. Ainsi, si le roseau est susceptible de « faire passer le lait » en Europe, au Maghreb, au contraire il est pleinement associé d’une part à la fécondité (coupe du cordon ombilical, rites de rogation pour la pluie) et d’autre part à la lactation et à aux formes d’allaitement « surnaturelles ». Loin de couper le lait, il aurait la vertu de le protéger, comme c’est le cas pour l’enclos destiné aux petits à la mamelle. Métaphoriquement, il empêche les conséquences néfastes d’une union d’individus apparentés par le lait (tafergant). Voyons son rôle dans une des formes d’allaitement extraordinaires, celle de la lactation post- mortem, mise en scène dans la littérature orale. La vache des orphelins

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38 Au Maghreb, le conte de La Vache des orphelins est très répandu, on en connaît des versions multiples en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Nous n’aborderons pas dans le contexte de cette contribution les différents motifs narratifs, l’histoire rapporte les faits suivants. Dans une famille de paysans pauvres, l’épouse encore fort jeune décède et laisse ses deux enfants à la charge de leur père. Juste avant de s’éteindre, elle fait promettre32 à son mari de ne jamais vendre l’unique vache qu’ils possèdent33. L’homme se remarie très vite, avec une femme ayant déjà une fille d’un premier mariage (dans d’autres versions, la seconde femme met au monde une fille). Cette seconde femme, dont les versions s’accordent unanimement sur l’extrême méchanceté, souhaite se débarrasser des enfants du premier lit de son mari lesquels doivent leur subsistance à la production laitière de la vache. La marâtre finit par obtenir du père la vente de la vache34, mais à son grand étonnement, elle constate que les enfants non seulement ne dépérissent pas, mais continuent de grandir. Contrariée, elle enjoint sa fille de suivre ses demi-frères pour élucider ce mystère. Celle-ci s’exécute et suit les enfants partis pleurer sur la tombe de leur mère. Dès leur arrivée, deux morceaux de roseau surgissent du tombeau, l’un offrant du lait et l’autre du miel. Les enfants se rassasient alors des deux substances nourricières35. La fille attend leur départ et s’approche de la tombe pour goûter aux mets précieux, mais à la place du lait et du miel, coulent en abondance du sang et du pus36, parfois même du fiel ou du goudron perçu comme l’opposé du lait, pour sa noirceur. On sait l’importance du motif du lait noir dans la littérature orale notamment comme « expression d’une maternité malfaisante » (Lacoste-Dujardin 1982 : 262).

39 On voit comment, dans ce conte célèbre, le roseau protecteur est pleinement illustré dans son rôle nourricier et salvateur. On le retrouve également dans les sacrifices destinés à conjurer le mal. Sacrifices conjuratoires et territorialisation du mal 40 Derrière la plus grande dune du village d’Hassilbyed, existe un lieu que les femmes considèrent comme sacré. Il s’agit d’une petite roselière, plantée dans le sable « depuis toujours » dit-on (fig. 6). C’est en général le jeudi que les femmes choisissent de s’y rendre.

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Figure 6. Roseaux sauvages dans les dunes de sable dont le développement crée parfois de véritables roselières

(cl. M.-L. Gélard, 2005).

41 Comme à Merzouga, la dune la plus haute est personnalisée, on la nomme Lalla Ilalia et les femmes lui attribuent des pouvoirs magiques divers37. Ces pratiques sont à rapprocher du culte des saints et de l’influence des croyances berbères préislamiques (génies des lieux notamment). On sait l’importance des transformations d’anciennes légendes réinvesties par de nouvelles significations (islam populaire). Les femmes effectuent une première visite sur le lieu, en demandant guérisons et bienfaits divers. Elles accrochent alors un morceau de tissu de leur vêtement sur l’une des cannes de roseau et décident également d’une période d’attente (une semaine ou un mois) au terme de laquelle leur souhait doit être exaucé. Si c’est le cas, elles reviennent et au milieu des roseaux égorgent un coq38, le sang devant se mêler au végétal et maculer quelques tiges de roseau. La consommation de la viande ne s’effectue pas sur place et les femmes ayant participé au sacrifice ne doivent pas en manger. Ce rituel sacrificiel a pour fonction de permettre une expulsion du mal. En effet, les femmes expliquent que le sacrifice et le sang versé sur ce lieu particulier permettent d’y inscrire le mal, via le sang comme marqueur physique, afin de l’empêcher de revenir chez soi. Ces rites d’expulsion s’apparentent, tout au moins partiellement, aux définitions de la fonction d’émissaire telle que décrite par René Girard (1998 : 122) mais ici précisément par l’instrumentalisation sacrificielle. En effet, le coq n’est pas la « victime émissaire », il est l’instrument de la translation, soit l’équation : fixation du mal sur la victime sacrificielle, dépôt/expulsion de ce dernier, et maintien, donc éloignement des différents maux dans un lieu géographique circonscrit, ici une petite roselière. L’éloignement physique apparaissant comme le corollaire de la simple séparation39. Le fait que le lieu soit précisément constitué de roseaux, nous paraît ici signifiant, car comme nous l’avons précédemment souligné, les roseaux sont explicitement associés à l’enclos (la clôture, la séparation). Les roseaux ne sont pas ici sacralisés mais servent la

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relation entre végétal et sacré comme l’a montré Emile Dermenghem (1954 : 136-137) à propos des arbres et des bois.

42 En milieu berbérophone, on relève une multiplicité de rituels d’expulsion du mal qui ne nécessitent pas forcément de sacrifices sanglants. C’est le cas, chez les Idaw Martini (Anti-Atlas central) lors de l’utilisation d’un végétal anthropomorphe, considéré comme « humide », tige de maïs immature ou roseau sur lequel on transfert symboliquement son mal en y attachant un morceau d’étoffe (El Alaoui 2002 : 309). La fonction du végétal est ici encore de protéger dans la mesure où il « retient » les maux, établissant une nouvelle disjonction entre mal/individu et/communauté.

43 Les usages du roseau dans le Tafilalt sont d’une grande variété, à la fois dans leur utilisation technique mais aussi comme symbole et comme vecteur de fonctions rituelles explicitement dérivées de la protection. Le roseau protège certes de la chaleur et de l’ensablement, mais il a surtout un rôle éminemment salvateur, c’est le cas dès la naissance puisqu’il est l’instrument de la mesure des modifications du corps du nourrisson menacé de subrogation létale. Il intervient comme le protecteur des denrées nourricières du groupe (cultures et reproduction du cheptel animal), permettant leur fertilisation via les rites de rogations pour la pluie où il est un élément central. Et enfin, il permet de circonscrire divers maux, les éloignant de la communauté par cette sorte de pouvoir d’attraction qu’il manifeste autour de la fonction même de séparation qu’il initie.

44 L’utilisation technique et symbolique du roseau s’applique dans des lieux à sources d’eau permanentes, il serait ainsi intéressant de voir, dans la perspective d’un comparatisme raisonné, ce qu’il en est dans d’autres régions, celles à nappes phréatiques profondes où le roseau ne pousse pas ou très peu (Mzab, El Goléa, Bas Saoura). Dans ces cas-là, c’est le palmier qui est utilisé aussi bien pour la construction des terrasses que pour faire des clôtures. Les représentations sont-elles alors identiques ou les caractéristiques physiques du palmier illustrent-elles d’autres significations symboliques ? Ainsi, l’illustration du palmier « anthropomorphe » tel que le décrit Geneviève Bédoucha (1987 : 107-113) à propos des oasis tunisiennes évoquant la profonde intimité de l’homme et de l’arbre.

45 L’homme lui donne la parole, lui prête ses propos, ses sentiments, engage parfois un dialogue, le prend à témoin. Et le moment où il grimpe à l’arbre pour la fécondation est sans doute le plus chargé d’intimité et le plus imprégné de symbolisme. Le palmier est femme et l’homme vient le trouver, porteur du pollen de l’arbre mâle (ed-dokkâr) et combler son attente (Ibid. : 112).

46 S’il convient de distinguer le roseau, en tant que végétal et les discours et représentations qu’il suscite, le lien ou mieux l’effet de miroir souligné entre son utilisation technique et les rapports sociaux auxquels il imprime valeur de protection nous paraissent ouvrir des perspectives intéressantes à l’étude des relations entre les individus et leur environnement naturel. Le territoire de la tribu des Aït Khebbach, caractérisé par un climat saharien et par une topographie où alternent formation dunaire et plateau caillouteux, témoigne d’un environnement hostile, où l’élevage (pâturage) et l’agriculture (irriguée) ne sont rendus possibles que dans des lieux restreints, lieux mêmes où l’on relève la présence du roseau. De la sorte, c’est la détermination écologique qui nous paraît témoigner de l’intérêt porté à celui-ci, sa présence illustrant les possibilités d’existence même du groupe. Le roseau protège physiquement et métaphoriquement la société, de l’espace non habité, du vide… Et

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comme le souligne Augustin Berque (2000) s’il manque à l’ontologie une géographie et à la géographie une ontologie : « Être c’est forcément être quelque part ».

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1. Le Tafilalt désigne la région du Sud-Est marocain englobant tout à la fois l’oasis, l’erg Chebbi (formation dunaire qui précède le grand erg occidental) et la vallée du Ziz jusqu’au Haut Atlas. 2. Arundo donax L., il s’agit d’une graminée dite « à caractère primitif », que les botaniques classent dans le groupe des phragmitiformes. « Plante vivace à rhizome rampant, très ramifié, émettant des tiges nombreuses, élevées (de 60 cm à deux F0 F0 mètres), dures et luisantes ; feuilles glauques, à ligule courte et ciliée 5B …5D . Espèce cosmopolite, surtout représentée au Sahara par une forme à feuilles courtes, raides et piquantes, un peu enroulées en long, à tiges plus courtes que dans le roseau habituel d’Europe. Lits des torrents, gueltas, un peu partout au Sahara septentrional, occidental et central » (Ozenda 1983 : 176). 3. Cette terminologie est usitée par la plupart des géographes pour définir les différentes agglomérations qui ont remplacé l’habitat traditionnel du ksar, village fortifié. 4. Les villages des Aït Khebbach sont assez récents (milieu du XXe siècle) ce qui explique l’absence d’élévation en hauteur des maisons, caractéristique de l’habitat ksourien et des nécessités des fonctions défensives. Pour plus de détails sur l’origine et les conditions historiques du ksar en milieu oasien marocain voir J. Hensens (1969 : 83-107). 5. Les demeures sont construites à l’aide de coffrages de bois remplis de terre. Les murs sont ensuite recouverts de pisé (intérieur et extérieur). Les constructions individuelles en béton sont encore l’exception au sein des villages même si elles commencent à apparaître (deux habitations de ce type à Merzouga). À cela plusieurs raisons, d’une part les coûts des matériaux et de leur transport (la terre utilisée étant présente sur place, celle des coffrages et l’argile du pisé), et d’autre part, la nature peu isolante de ces matières. 6. Il s’agit de rondins de bois d’eucalyptus importés du Nord, d’un diamètre d’une quinzaine de centimètres. 7. Les roseaux les plus grands proviennent de la région de Meknès, ceux plus ordinaires sont produits dans les palmeraies du village d’Aoufouss à une centaine de kilomètres au nord. 8. Dans l’Aurès (Algérie), les terrasses sont réalisées de manière identique, le roseau étant remplacé par des branches de lauriers rose placées sur les solives (Gaudry 1929 : 21). 9. Le roseau est aujourd’hui testé pour certaines applications de nouvelle technologie, notamment dans la filière du bâtiment pour la réalisation de panneaux d’isolation.

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10. Dans certaines maisons mais surtout dans les auberges touristiques des alentours, les plafonds sont aussi constitués en roseau mais en modifiant le placement de ces derniers afin de réaliser des damiers parfois très complexes voire colorés (fig. 2). Cette tâche est très longue et nécessite un important travail de découpe préalable puisque certains éléments de roseau ne mesurent qu’une vingtaine de centimètres. 11. À propos des Maures de Mauritanie, voir l’analyse par Sébastien Boulay (2003) des inversions des valeurs masculines et féminines à l’occasion de ces travaux collectifs. 12. Comme pour l’ensemble des tribus Aït Atta (ensemble confédéré auquel se rattache la tribu des Aït Khebbach), sociétés agro-pastorales, la sédentarisation dans un lieu donné s’effectue par une occupation collective d’un lieu, l’acte fondateur étant généralement constitué par la création d’une adduction d’eau (à Merzouga il s’agit de foggaras qui s’étendent sur une dizaine de kilomètres, l’eau provenant de l’erg) permettant de créer une palmeraie. Le village est ensuite construit à proximité, plus loin les terres collectives bénéficiant d’une irrigation par le débordement des eaux de pluie (oued). En d’autres termes, on retrouve la distribution spatiale tripartite caractéristique du statut foncier des Aït Atta décrite par David Hart (1981). 13. Cultivé dans tout le Sud marocain depuis fort longtemps, le palmier dattier n’est cependant pas un constituant de la végétation climatique du pays. Voir notamment M. Mohammed Fennane (1987 : 171-175). 14. Propos recueillis à Merzouga, novembre 2005. 15. FRG ou FRQ exprime l’idée de fendre ou de séparer. En hassâniyya, les termes frîg ou vrîg, formés sur cette racine, désignent le campement. 16. Également relevé par Ahmed Haddachi (2000 : 157). 17. Parfois en broussailles. Voir au Maroc, les descriptions des différents enclos proposés par Emile Laoust (1935 : 176). 18. Au sein du monde touareg, Edmond Bernus (1985) souligne que les iklan (captifs) sont parfois appelés deffar-afarag, soit « derrière la haie », en référence à l’installation de leur tente dans les campements, qui se situe au-delà des enclos à bétail. 19. Sur ce point particulier, voir les nombreux développements proposés par Maurice Godelier (1978, 2004). Il existe deux composantes des réalités sociales, la part matérielle (outil) et la part idéelle (représentation), or ces représentations sont nécessaires à la mise en œuvre, en action des moyens matériels. 20. Il demeure l’outil de la calligraphie. Le bec du calame est taillé au sommet du roseau (partie la plus dure). 21. Certains lettrés du village confectionnent aussi les amulettes en inscrivant des sourates du Coran. Moins prestigieuses, elles sont souvent considérées comme de moindre efficacité et font plutôt office de gage de protection (nourrisson), d’autres permettent de se débarrasser des termites qui rongent les poutres des habitations. 22. « Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu’à l’état incorporé » (Bourdieu 1980 : 123). 23. Si aujourd’hui les plus jeunes rapportent avec un certain amusement ces « croyances » des anciens, on constate dans les faits que peu d’individus tafergant se marient. Deux exemples les plus significatifs au sein du village de Merzouga servent toujours de modèle aux éventuels candidats. L’un rapporte la paralysie immédiate du jeune marié lors de l’arrivée de l’épouse sous la tente nuptiale (la présence de la tente y compris en milieu sédentaire est une règle à laquelle aucune cérémonie de mariage ne

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déroge à Merzouga mais aussi dans les villages alentour), le second rappelle la succession des décès enregistrés parmi les membres de la famille du marié : père, mère puis sœur en l’espace d’à peine une année. 24. À ce propos voir le rite de tasfiha décrit par G. Libaud (1986 : 137-140) en Tunisie, où c’est le métier à tisser qui sert de frontière entre l’extérieur de l’habitation et l’intérieur où demeure protégée la jeune fille non mariée. L’inversion du rite de fermeture est matérialisée à l’occasion du mariage par le fait de coucher le métier à tisser sur le sol. 25. Il s’agit du métier à tisser « nord-africain » selon la terminologie d’André Leroi- Gourhan (1971 : 288) : « Au-dessus des lisses, une seule baguette assez forte, prend les fils impairs. Il suffit d’élever la baguette pour ouvrir le pas (pairs dessous), de l’abaisser en la repoussant pour ouvrir le pas inverse (pairs dessus) ; la trame est passée à la main ». 26. Pour plus de détails, voir la description botanique faite par Paul Ozenda (1983 : 143-144). 27. Pour plus de détail sur cette distinction « femme/fiancée », voir M.-L Gélard (2006). 28. Il convient de dépecer avec le plus grand soin les animaux, à plus forte raison celui du sacrifice de l’Aïd el Kebir. À Merzouga, la peau est conservée et tannée par les femmes, contrairement à la pratique en milieu urbain où les peaux sont vendues, celle du mouton du sacrifice doit rester propriété de la famille, elle ne peut entrer dans le réseau économique. Les plus anciennes y sont très attentives. 29. Le tourisme étant fort développé en milieu rural marocain, les jeunes filles des villages confectionnent souvent des poupées de ce type qui sont ensuite proposées aux touristes moyennant une dizaine de dirhams (équivalents à un euro). On observe ensuite l’intervention des hommes dans cette vente, c’est le cas des nomades Aït Khebbach dans le Sud. Dans la mesure où, à l’origine, ces poupées sont exclusivement confectionnées et utilisées de manière ludique par les fillettes, on assiste alors à une sorte d’inversion des genres, impensable dans le cadre traditionnel de l’entre-soi, où c’est un homme adulte qui prend en charge cette vente. L’opposition entre la vie au village ou sous la tente et celle qui impose le contact temporaire avec des Occidentaux demeure très forte, l’hermétisme entre ces deux modes de vie permet de nombreuses inversions dans les fonctions et les attributions traditionnellement dévolues aux femmes, sans que ceci soit l’objet de commentaires ou de moqueries. 30. En Kabylie, la flûte peut être constituée d’un morceau de roseau mais aussi d’un os. C’est le cas dans le célèbre conte « la flûte d’os » (Amrouche 1982 : 79-82) où un crime fratricide longtemps demeuré secret, est révélé par une voix miraculeuse venue d’une flûte d’os. 31. Une recherche en cours propose la comparaison entre la systématisation de la théorie hippocratique des humeurs et les modalités d’appréhension de celles-ci dans des sociétés supposées ignorer cette problématisation. De la sorte, la reprise par Galien de la pensée hippocratique comme assise de la médecine médiévale (Lieutaghi 1986 : 49) nous paraît ouvrir des perspectives de recherches comparatives intéressantes. 32. Il est parfois rapporté qu’elle émet un « interdit de vente ». 33. Dans une autre version, la mère lègue à ses enfants la vache. 34. La marâtre prétextant que celle-ci avait donné un coup de sabot à sa fille. La vente n’est pas systématique, dans certains récits, on rapporte que personne au marché ne voulut déposséder les orphelins et que la marâtre exigea de son époux qu’il égorge la vache.

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35. « Les orphelins se rendirent alors au cimetière pour pleurer sur la tombe de leur mère. Mais voici que deux roseaux s’élevèrent de la tombe. L’un donnait du beurre et l’autre du miel. Les enfants se penchèrent et se mirent à les sucer alternativement. Grâce aux roseaux, les orphelins qui avaient dépéri redevinrent blancs et roses » (Amrouche 1982 : 57). 36. Également souligné par Camille Lacoste-Dujardin (1982 : 254) ce conte populaire très répandu apparaît sous des titres divers : Les Deux Orphelins jumeaux, Les Enfants de la marâtre, La Marâtre et les orphelins, La Femme et les deux enfants. L’auteur (2000 : 73) relève aussi l’utilisation du roseau comme procédé d’allaitement post-mortem : « Il pourrait même arriver, vient-on à imaginer dans la culture kabyle, que le lait maternel puisse être transmis par-delà la mort. C’est ce qui est narré dans un conte très populaire qui montre deux orphelins nourris sur la tombe de leur mère par deux roseaux qui en surgissent, leur dispensant lait et miel ». 37. Elle protège la communauté villageoise et ce sont les femmes qui s’y rendent pour demander ses bienfaits. En contrebas de cette dune pousse un tamaris de forme originale (sorte de pont dessiné par le tronc), au pied duquel sont effectués différents rituels. 38. Les femmes n’effectuent pas le sacrifice, la tâche incombe alors au plus âgé des garçons présents avec elles. À partir d’une dizaine d’années, le garçon est en mesure d’effectuer le sacrifice des poulets. À propos de la fréquence des sacrifices de gallinacés en Afrique du Nord, voir Emile Dermenghem (1954 : 157-161). Au Sahara occidental, le sacrifice du coq est valorisé et l’on pense que le jour de la mort, il transportera l’âme du croyant (Agabi 1996 : 2590). 39. En Kabylie, le rite d’expulsion se nomme asfel, le terme désignant à la fois le rite proprement dit et l’objet précis qui sert de support au transfert et à l’expulsion du mal (Abrous 1989 : 961).

RÉSUMÉS

Ce texte propose l’examen des différents emplois du roseau (Arundo donax) et illustre les représentations qui lui sont associées dans la région saharienne de Merzouga (Sud-Est marocain). Ainsi, se croisent et se répondent à la fois des données techniques, dans l’habitat, l’agriculture, l’élevage du bétail, etc. et des données symboliques (utilisations rituelles, représentations, manifestations de la fécondité) où la plante est pensée et perçue comme le vecteur de fonctions rituelles toutes dérivées de la protection. Le roseau protège de la chaleur et de l’ensablement les denrées nourricières du groupe (cultures et reproduction du cheptel animal), permettant leur fertilisation via les rites de rogations pour la pluie où il est un élément central. Le roseau est aussi un « instrument » de survie du nourrisson par la mesure des modifications de son corps (croissance) et enfin, c’est encore lui qui permet d’éloigner certains maux de la communauté par son pouvoir d’attraction (rituel sacrificiel notamment).

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INDEX

Keywords : Sahara Mots-clés : Aït Khebbach, corps, représentations, roseau

AUTEUR

MARIE-LUCE GÉLARD Anthropologue, Maitre de conférences, Université Paris Descartes, CNRS,UMR 8099, Langues- musiques-sociétés

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L’initiation rituelle javanaise et ses modes de transmission Opposition entre javanisme et islam

Jean-Marc de Grave

1 L’initiation rituelle javanaise, malgré l’intérêt socio-anthropologique marqué qu’elle présente, n’a jamais été étudiée auparavant (voir Grave 2001a : 7). John Pemberton (1994) ne parle pas explicitement de l’initiation martiale mais, prenant à contre-pied les monographies préexistantes depuis la période coloniale hollandaise, il montre comment celles-ci ont ignoré, volontairement ou non, certains pans de l’activité rituelle javanaise : ceux qui évoquent l’activité guerrière endogène et certains de ceux qui expriment le caractère à la fois régénérant et sélectif de la nature. Pemberton récupère ainsi la dimension politique incluse, que le colonialisme, l’idéologie nationale indonésienne consécutive et l’idéologie des droits de l’homme —en tant que celle-ci s’élabore dans un environnement sociopolitique, sanitaire et militaire normalisé et comparativement surprotégé— avaient évincée des rituels comme pour désactiver un contenu ressenti menaçant ou déplacé.

2 Cet article a pour but de présenter les pratiques et les références d’un groupe d’initiation rituelle javanaise kanuragan et d’établir une comparaison avec celles d’une école de travail sur la« force vitale » (tenaga dalam) marquée par l’islam. Dans la partie consacrée aux valeurs sociales, j’introduis d’autres exemples d’écoles et de pratiques séculières, catégorisées kanuragan elles aussi, afin de renforcer la comparaison.

3 L’ensemble de ces écoles concerne une part importante des 240 millions d’habitants de l’Indonésie. Elles sont protégées par des personnages très influents liés aux domaines rituel, religieux, militaire, politique et économique, fréquemment pratiquants eux-

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mêmes. L’aspect éducatif et formatif très valorisé de ces écoles et le rôle qu’elles jouent dans l’équilibre social sont inséparables de l’identité culturelle de la société javano- indonésienne. La formation dépasse largement le seul cadre d’un apprentissage de pratiques martiales, elle se présente comme un système de référence que l’on retrouve dans nombre de pays asiatiques. Outre l’activité cérémonielle, ce système concerne aussi les connaissances cosmologiques, les pratiques thérapeutiques, la religion, la philosophie religieuse et, partant, le rapport aux conceptions javanaises de l’autorité.

4 Il s’agit ici de tirer les conclusions qui s’imposent quant à la sélectivité des techniques employées et l’influence des valeurs respectives aux différents groupes en rapport à cette sélectivité : pourquoi tel groupe utilise-t-il telles techniques plutôt que d’autres ? Ainsi, au travers d’une activité, d’une pratique qui plonge aux racines socioculturelles javanaises, c’est aussi la configuration idéologique du système de valeurs d’une nation qui transparaît. In fine, l’article questionne le rapport dialectique qui s’établit entre pratique et représentation. Le centre de kanuragan Trah Tedjokusuman : javanisme rituel1Les trois niveaux de pratique

5 L’étymologie du terme kanuragan est certainement liée aux racines sanskrites raga et anuraga qui, dans leurs acceptions en javanais ancien mettent en avant les facultés émotionnelles du désir et de l’amour, alors que dans leurs acceptions en javanais moderne —suite à une évolution propre au contexte javanais—, elles mettent plutôt en avant le « corps physique » (raga), la domination et la force (cf. Grave 2001 : 18-19).

6 L’initiation rituelle kanuragan présente en son fondement deux éléments qui la caractérisent. Le premier est plutôt endogène à la personne et ses constituants. Il est lié aux cycles de vie et plus particulièrement à la naissance. Selon les conceptions javanaises, l’être humain naît avec quatre esprits germains qui l’accompagneront toute son existence (Grave 2001a : chap. III) et plus spécialement un « frère aîné » (kakang) issu de l’« amnios » (kawah) et un « frère cadet » (adhik), encore plus valorisé, issu du « placenta » (ari-ari). La pratique vise à utiliser la force de ces quatre esprits germains.

7 Le second élément —plutôt exogène— consiste en l’acquisition d’aji, lesquels désignent des connaissances qui sont aussi des capacités. À un aji particulier, comme nous allons le voir, s’attache(nt) une ou des caractéristique(s) spécifique(s). Le niveau de base de la pratique s’appelle kaenoman, composé javanais affixé depuis la base enom, « jeune ». Il consiste notamment à acquérir des formes d’invulnérabilité ; à ce niveau existe aussi une forme complémentaire qui a pour objet de se faire investir par un esprit d'animal. Au niveau intermédiaire, il s’agit de lier des contacts amoureux ou de protéger son environnement proche (foyer, travail...). Au niveau supérieur, le niveau kasepuhan —de la base sepuh, « âgé, sage, expérimenté »—, il s’agit de venir en aide aux personnes qui ont des problèmes, soigner les malades notamment, et de perfectionner les techniques de méditation pour augmenter son potentiel d’autorité spirituelle, de s’entraîner à la séparation du corps physique et du corps subtil (ngraga sukma), et de préparer son séjour post mortem dans le cadre des pratiques liées à la compréhension « de l’origine et du devenir de l’être » (sangkan paraning dumadi).

8 L’aji a une existence propre. Il se retransmet de personne à personne ou s’obtient en établissant une relation particulière avec le monde des esprits (alaming dhedhemit). Aji désigne aussi la formule spéciale —le mantra2— par laquelle on acquiert ou on invoque un aji. Dans les deux cas, l’aji est censé être une émanation du monde divin.

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Figure 1. Mbah Budi se prépare à tester l’efficacité de l’aji Windu Kencana chez un élève.

9 Dans l’école Trah Tedjokusuman (TT) ici décrite, l’enseignement a lieu à proximité du palais royal de la ville de Yogyakarta, chez le maître appelé Mbah Budi. 3 Celui-ci prescrit à l’élève un type de jeûne spécifique à suivre pour l’acquisition d’un aji particulier. À l’issue de la phase de jeûne, lors d’un rituel d’initiation très élaboré, il baigne l’aspirant avec de l’eau florale consacrée, puis, après lui avoir fait répéter la formule de protection, teste son courage en lui assénant un coup de l’arme vis-à-vis de laquelle l’aji est censé rendre invulnérable. Le maître retransmet alors la formule de protection de cet aji à l’élève, lequel offre en retour un repas rituel —appelé rasulan ou bancakan— au maître, à la famille de celui-ci, et aux autres membres de niveau « aîné ». Le rasulan (du terme d’origine arabe rasul, « prophète ») fait référence à une catégorie de cérémonies communautaires dont l’objet vise à établir une relation avec un ou plusieurs type(s) d’esprits protecteurs donné(s) (Grave 2001a : 88-93). Il est notamment tenu à l’occasion du rituel de « nettoyage de village » (bersih dhusun), effectué lors de la récolte du riz. Il consacre la hiérarchie qui s’établit entre les esprits attachés à la personne, à la maison, au village, au royaume, et le Dieu macrocosmique englobant plutôt lié à la nation. Il consacre aussi les rapports aînés/cadets, en particulier le rapport parents/enfants, lequel exprime la relation qui s’élabore entre le maître de TT (et son épouse, en quelque façon) et ses élèves. Les différents aji retransmis chez Trah Tedjokusuman sont reportés dans le tableau 1.

aji wali ajian windu aji pangèlmunan sejati klunthung kencana aji (de pang- aji keréwaja Forme d’aji (« l’aji du wesi (« l’aji des limunan : (« l’aji du store retransmise saint (« l’aji de huit années «l’aji de d’acier ») [musulman] l’enveloppe dorées ») l’invisibilité») véritable ») d’acier »)

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7 jours et 7 nuits, mutih 1 jour et 1 nuit, manger 1 seule 2 jours et 2 nuits, 3 jours et 3 nuits, Type de jeûne : ni sel ni aucune fois par jour à aucune ingestion aucune ingestion sucre ni ingestion 18h pdt 3 jours viande

. Keblat . Keblat . Keblat Papat Papat Papat . Keblat Papat . Keblat Papat Kalima Kalima Prière de base et Kalima Kalima Pancer Kalima Pancer Pancer Pancer substance médiatrice Pancer . encens et résine de . encens et résine de . encens et . encens et . encens et résine benjoin benjoin résine de résine de de benjoin benjoin benjoin

Eau cérémonielle eau florale4 eau florale eau florale eau florale eau florale

Sang Windu Klunthung Mantra spécifique Wali Sejati Pangèlmunan Sejati Keréwaja Kencana Wesi

kriss (arme lance (arme Arme utilisée masse d’arme planche à clous arme tranchante pointue) projetée)

bancakan bancakan bancakan bancakan Repas cérémoniel bancakan rasulan rasulan rasulan rasulan rasulan

Tableau 1. Les principaux éléments intervenant dans les pratiques de base

10 De façon générale, une période de jeûne doit débuter et s’achever après le coucher du soleil. Durant la période de jeûne, il faut éviter de se mettre en colère et il ne faut pas avoir de relation sexuelle. Il faut, en fait, éviter la dysharmonie émotionnelle. On doit donc s'efforcer de maintenir unis le sens de l'ouïe, le sens de la vue, le sens de l'odorat, le sens du goût et le « sens de l'essence vitale » (sukma rasa) auquel est lié le toucher et qui est au centre de la relation qui s’établit entre le monde divin et l’« essence vitale » (sukma) du pratiquant. Le jeûne n'est donc pas exclusivement alimentaire et l'état de concentration émotionnelle ainsi suscité est maintenu par le pratiquant lors de la cérémonie d'initiation. Les rituels sont tenus la nuit, de préférence les veilles de mardi ou de vendredi kliwon qui sont des nuits « sacrées » (kramat) se renouvelant chacune tous les trente-cinq jours5 et considérées comme propices à toute activité cérémonielle.

11 Le niveau intermédiaire est constitué de deux aji. La forme sri candra birawa vise —au travers d’un jeûne complet de vingt-quatre heures et d’une marche nocturne de douze heures accompagnée d’une méditation du maître— à consacrer les épousailles, dans la dimension suprasensible, du pratiquant et d'une jeune femme dont il a rêvé de telle façon qu’il en a eu une éjaculation. De cette fécondation médiatisée naît un « enfant nain [immatériel] » (bajang) qui protège le foyer du pratiquant.

12 La forme sri smaragama (« l’union amoureuse ») consiste, quant à elle, durant quarante jours, à prendre une douche nocturne après minuit et à ne pas avoir de relations sexuelles pour « neutraliser les attachements » et se rapprocher de la « perfection »

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(kasampurnan). Le smaragama se rattache à la fois aux pratiques génériques ngèlmu pangasihan qui visent à se faire aimer de personnes du sexe opposé et aux pratiques qui visent à affermir et développer sa position ou son rang ; il marque l’entrée du pratiquant au « niveau des aînés » (tingkat kasepuhan).

13 Au niveau « aîné » sont retransmises les formes gineng (sur l’étymologie de gineng, cf. Grave 2001a : 74) qui consistent en « soins par la prière » (gineng panyuwunan) avec utilisation d’eau lustrale, mantra et rituels spécifiques ; protection vis-à-vis des envoûtements ; initiation à la compréhension de « l'origine et du devenir » ; protection contre les fauves et les animaux venimeux. La base de l'ensemble des prières utilisées pour le gineng est la prière Keblat papat kalima pancer, mais la prière Gineng du gineng panyuwunan devient elle-même une prière générique des pratiques de niveau kasepuhan. Le terme gineng fait référence à la poésie et au répertoire classique, où il s’agit d’un aji à la puissance quasi-universelle.

14 Les nuits de pleine lune les membres s'entraînent à « tirer le corps vital » (ngraga sukma), pratique évoquée aussi dans la littérature classique. Des formules et des positions spécifiques sont utilisées pour que le « corps vital » (sukma) se sépare du « corps substantiel » (raga).

15 Au niveau ultime, sont retransmises la forme wali sejati de niveau aîné, censée rendre le pratiquant invulnérable au feu ; la forme sri gamana sari, liée à la connaissance préalable du gineng panyuwunan et se rattachant à l’« enseignement de perfection » (ngèlmu kasampurnan), vise à attirer le wahyu (terme javanais d'origine arabe : « révélation divine »), source d'autorité spirituelle dont la présence se caractérise par une lumière jaune au sommet du crâne ; la forme nur cahya par laquelle s’établit la convergence des enseignements hindo-javanais et soufi au travers des notions respectives de Trimurti et d’unité de l’être. L'union de nur et cahya, selon Mbah Budi, forme le wahyu qui caractérise les rois, les héros mythiques et les grands mystiques ; elle peut prendre la forme d'une étoile venant du ciel.

16 Le pèlerinage sur la tombe des maîtres du maître et des ancêtres fondateurs d’aji est une activité importante de l’école. Elle concerne principalement les membres de niveau supérieur et les sympathisants mécènes de TT. Ces visites s’ancrent dans la tradition javanaise globale du pèlerinage.

17 Notons encore que les pratiquants sont souvent, pour les niveaux de base, de jeunes Javanais âgés d’environ dix-neuf à vingt-cinq ou trente ans, qui viennent en groupes de villages proches de Yogyakarta. Les membres de niveau kasepuhan représentent une quarantaine de personnes âgées de trente-cinq à cinquante-cinq ans, voire plus pour les protecteurs de l'école. Outre les assistants du maître, le fils de Mbah Budi lui-même seconde fréquemment celui-ci.

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Figure 2. Mbah Budi dans la salle de prière, entouré de ses objets cérémoniels (brûloir à benjoin, kriss, pointes de lances, Garuda…).

Cérémonie du nouvel an javanais et activités extérieures du maître

18 La nuit du nouvel an javanais est l’événement majeur de l’activité rituelle globale. Des déplacements considérables de population s’effectuent vers les lieux sacrés6 pour y prier, s'y recueillir, y faire des offrandes ou encore pour s'y promener en simple observateur. Trah Tedjokusuman effectue sa propre cérémonie pour l’occasion. En 1995, des costumes cérémoniels ont été loués pour les officiants (seize personnes) et on a fait venir de l'eau puisée sur divers lieux sacrés (des cinq puits du palais royal, notamment), soit dix pots en terre cuite de vingt litres chacun, dans lesquels on a adjoint les fleurs cérémonielles. Un repas cérémoniel à grande échelle a été préparé pour les visiteurs et pour les habitants du quartier. Des invités de marque —parmi lesquels des commerçants d’origine chinoise— venaient des villes de Jakarta, Surabaya et Semarang. Après les discours et les cérémoniels, la foule s’est dirigée vers les pots d’eau florale. Le maître a prononcé les prières et, aussitôt après, les jeunes gens du quartier, torse nu, se sont précipités sur l’eau pour s’en auto-asperger. Les autres personnes ont récolté de l’eau dans des récipients pour la ramener chez eux. Le rituel de « dispute » (ributan) —évoqué en introduction— s’est ainsi achevé et le repas a été servi.

19 Il faut souligner que le rituel de ributan est générique des cérémonies d’offrandes communautaires. Selon Pemberton (1994 : 18, 256-259), il fait référence à la lutte pour l’autorité et notamment celle qui concerne l’accession au statut de roi, ce qui peut être une des raisons pour laquelle il a été ignoré des monographies de la période coloniale et de la période suhartoïste. De plus, le kanuragan est, selon le Prince Joyokusumo — frère de l’actuel sultan de Yogyakarta—, l’une des trois composantes traditionnelles qui président à l’accès au trône d’un des prétendants (entretien réalisé en 1995 à

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Yogyakarta). Les autres composantes sont les liens de parenté et l’implication dans les affaires du royaume. Le maître de TT est sensibilisé à cette tradition puisqu’il compte deux maîtres d’ascendance royale dont l’un était son « oncle aîné » (pakdhé) maternel, l’autre, Radèn Mas Harimurti, petit-fils du sultan Hamengkubuwono VII.

20 Quelque chose de la mise en place de l’ordre social se joue donc dans ce cérémonial qui s’élabore sous les portraits du président et du vice-président de la République d’Indonésie (Suharto et Try Sutrisno, en 1995), accrochés au mur où ils ne figurent pas d’ordinaire. Ces portraits surplombent la scène d’allumage des bougies et de l’encens par les invités de marque. Ils sont accompagnés des cinq images qui représentent la doctrine d’État du Pancasila et de l’emblème national du Garuda, l’aigle mythique du monde indien. Les chiffres 5 et 3 sont d’ailleurs omniprésents : chandeliers à 5 branches, eau des 5 puits, 5 principes du Pancasila ; 3 grands bâtons d’encens qui dominent les chandeliers à 5 branches, soit la Trimurti javanaise et les 5 esprits germains de l’homme ; portrait du président Suharto, celui du vice-président et effigie du Garuda, lequel Garuda est représentatif de la totalité : les 5 symboles du Pancasila figurent sur sa poitrine et il tient dans ses serres la devise nationale Bhinneka Tunggal Ika, l’« Unité dans la diversité » ; le 3 (les deux portraits et l’effigie) englobe ici aussi le 5 (le Pancasila) et relie celui-ci à l’ultime, au travers du Garuda divin, monture du dieu Vishnu. Ainsi, la classification traditionnelle javanaise telle qu’elle se retrouve dans la doctrine d’État, s’exprime ici au travers d’un cérémonial dont la dimension politique apparaît comme n’étant dissociée ni du rite, ni du mythe et, surtout, encadrée par un groupe dont l’activité —le kanuragan— est centrale pour la compréhension de l’Indonésie contemporaine.

21 Les rituels que le maître de TT maîtrise s'étendent aussi aux cérémonies liées aux cycles de vie, aux soins et à la protection à l’égard des esprits, ainsi qu’aux cérémonies ruwatan d’harmonisation cosmologique pour le mariage et la descendance (Grave 2001a : 35, 82). Dans la catégorie des rituels de protection figure aussi le « transfert d’objet sacré de famille » (nyedhot pusaka) de la dimension suprasensible à la dimension sensible, et inversement.

22 Ces dix dernières années, la notoriété du maître s’est notablement accrue. Ses consultants sont devenus plus nombreux. Des réseaux assez importants se sont développés avec les villes de Wonosari, Jakarta, Kediri, Semarang. On fait régulièrement appel à lui à l’occasion de la construction de complexes, de magasins ou de maisons, pour les protéger rituellement du vol, de la destruction, des catastrophes ou de la banqueroute. Il a aussi été contacté séparément par des représentants des principaux partis politiques7 pour former certains de leurs membres aux techniques d’invulnérabilité.

23 Ces éléments ethnographiques serviront de base à la comparaison que je vais entreprendre à présent avec l’école Marga Luyu. Retenons de Trah Tedjokusuman son système relationnel de proximité de type familial, ainsi que son ancrage dans l’activité rituelle globale et dans le système de classification javanais. L’école de tenaga dalam Marga Luyu8Présentation générale de l’école

24 La base du travail sur la « force vitale » (tenaga dalam) consiste en exercices respiratoires combinés à des mouvements de déplacement et des postures martiales de maintien et d’attaque. Le tenaga dalam est notamment pratiqué pour son effet bénéfique sur la santé et en vue de développer des capacités telle que la faculté de soigner certaines maladies. Ces pratiques sont probablement à rattacher au vaste ensemble

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d’« exercice du souffle » (pranayama, javanais ancien) d’origine indienne. Mes enquêtes sur le sujet indiquent que les postures utilisées seraient issues du pencak (art martial pieds-poings à percussion, très ritualisé et répandu sur l’île de Java), et encore plus probablement du pencak sundanais (Java Ouest), et se seraient stylisées dans la première moitié du XXe siècle en fonction du mode pratique propre au tenaga dalam.

25 Selon les témoignages des maîtres, jusque dans les années 1950 et 1960, la forme de transmission du tenaga dalam apparaît très ritualisée, comme dans l’exemple de Trah Tedjokusuman présenté ci-dessus. À partir des années 1960 et de plus en plus par la suite, jusqu’à aujourd’hui, les écoles adoptent le statut d’association et se développent fréquemment jusqu’à l’extérieur de leur zone culturelle d’origine pour couvrir parfois la majeure partie de l’Indonésie. Elles peuvent —à l’instar des écoles de pencak silat, l’art martial national indonésien— compter plusieurs milliers ou dizaines de milliers de membres et former jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes sur plusieurs générations (cela concerne donc plusieurs millions de personnes sur une décennie). Dans certains hôpitaux d’État, on soigne les patients au tenaga dalam et un notaire, Bapak Daliso, a fondé en 1990 un mouvement fédératif des écoles dont le protecteur officiel est le sultan de Yogyakarta, Hamengkubuwono X, aujourd’hui gouverneur de l’Unité Territoriale Spécifique de Yogyakarta depuis 1999.

26 Concernant le rapport à l’islam de ces écoles, dans les années 1970 et 1980, elles étaient en majorité ouvertes aux seuls musulmans. Dans la deuxième moitié des années 1980 et, surtout, au cours des années 1990, un nombre important de nouvelles écoles ouvertes à tous se sont créées. L’influence de l’islam reste néanmoins globalement très forte sans que l’on puisse vraiment spécifier s’il s’agit d’une des tendances particulières de l’islam indonésien. La pratique du zikhr et d’autres techniques soufies semble néanmoins jouer un rôle important. Il n’est pas exclu qu’une partie de l’influence du soufisme se soit ainsi transposée dans ces écoles qui ont largement pénétré les milieux de l’islam progressiste.

27 L’école Marga Luyu (du sundanais marga : « chemin » et luyu : « noble ») passe pour être la plus ancienne école de tenaga dalam de Yogyakarta où elle est représentée par Bapak Effendi, grand propriétaire terrien et membre du conseil régional (DPRD). Outre l’île de Java, elle est aussi présente à Sumatera, à Célèbes et en Irian Jaya. Quoiqu’ouverte à tous, elle est fortement influencée par l’islam des confréries et le nationalisme soekarnoïste (c’est-à-dire lié au premier président d’Indonésie, Soekarno). Les créateurs des techniques sont présentés comme étant deux rois très importants des XVIe et XVIIe siècles (Jaka Tingkir et Sultan Agung) 9. La notion d’aji explicitée à propos de TT est évoquée chez Marga Luyu concernant la première forme apprise (voir plus bas) qui découlerait de l’aji Lembu sekilan, autrefois créée par Jaka Tingkir. Description des techniques 28 Les techniques de base de Marga Luyu (ML) se présentent de la façon qui suit. L’inspiration est prise par le nez avant de commencer le mouvement. L’air est utilisé pour durcir la région du plexus solaire en combinant tension musculaire et rétention respiratoire (dans certains cas, l’air peut aussi être dirigé vers le ventre). Les débutants restent en apnée le temps d’effectuer quatre à six déplacements, les pratiquants confirmés effectuent dix à vingt déplacements, voire trente déplacements combinés. En fin de série, l’air contenu dans les poumons est intégralement expulsé, par le nez aussi. Dix mouvements spécifiques sont ainsi retransmis. À titre d’exemple, voici comment se présente le premier.

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« Mouvement 1 » (gerak 1)

Figure 3. Le buste est droit, le regard fermement dirigé vers l’avant, mains levées, doigts serrés tournés vers l’avant. La position de campement est basse, pieds tournés vers l’extérieur

(dessin Etsuko Migii).

Figure 4. Le pied avance en arc de cercle et passe à proximité de l’autre pied. Les mains descendent contre les flancs bas. En restant contre les flancs, les mains pivotent sur elles-mêmes tout en se fermant en poings, paumes dirigées vers le haut, coudes des bras en arrière

(dessin Etsuko Migii).

Figure 5. Le pied achève son mouvement en arc de cercle et se retrouve ainsi en avant.

Au moment où le pied droit arrive en fin de mouvement, le côté extérieur des poings émet un frottement contre l’abdomen d’un coup sec en diagonale vers le bas, de l’extérieur vers l’intérieur.

Lorsqu’ils se déplacent, les pieds restent en contact avec le sol. Ils émettent un frottement censé être productif de tenaga dalam

(dessin Etsuko Migii).

29 Certains mouvements semblent être inspirés de la prière musulmane (sholat) :

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Figure 6. La position des bras et du buste au départ du mouvement 4 est similaire à la première position de sholat

(dessin Etsuko Migii).

Figure 7. La position des bras et du buste au départ du mouvement 10 est similaire à la position d’invocation effectuée à l’issue de la prière

(dessin Etsuko Migii).

30 Lorsque les mouvements de base ont été effectués, il y a mise en pratique. Un des membres se met en position défensive tandis que les autres se ruent sur lui tour à tour en utilisant les jurus d’attaque (un jurus est une suite de mouvements offensifs et défensifs). Celui qui est en position défensive utilise des jurus défensifs, mais il reste campé sur place. Celui qui attaque doit être « en colère » (marah), point primordial pour que l’effet recherché soit obtenu. L’exécutant qui se défend prend une inspiration avant que la série d’attaques ne soit lancée. Il bloque l’air au niveau du plexus solaire, lequel est maintenu sous pression musculaire. Une partie de cet air est ainsi conservée en permanence pour maintenir la pression. Cette tension interne continue est censée produire l’élaboration d’une barrière immatérielle —autour du pratiquant— sur laquelle viennent butter les assaillants. Toutefois, si la colère des assaillants n’est pas réellement ressentie, la barrière est inefficace et l’attaquant entre en contact avec son adversaire, ce qui n’est pas le but recherché. Il est souvent difficile de susciter un tel état. Il s’agit à la fois d’une colère frénétique, mais malgré tout contenue et s’accompagnant d’une concentration extrême. Lorsque l’entraînement est terminé, la cérémonie de clôture est alors exécutée de façon similaire à celle d’ouverture.

31 Le tenaga dalam est fréquemment comparé à de l’électricité et nombreuses sont les écoles qui vont s’entraîner en bord de mer sur certaines plages, comme la plage sacrée de Parangkusumo où sont effectuées les cérémonies d’offrandes du palais royal à la Déesse des mers du Sud, Ratu Kidul. L’explication qui m’a été fournie concerne les vagues —très puissantes sur la côte sud de Java— qui, en s’enroulant et en s’abattant sur le sol, émettent de ce « courant électrique » aux alentours, lequel serait capté dans l’air grâce aux techniques utilisées. Un parallèle peut d’ailleurs être établi entre, d’un côté, le frottement recherché de l’air à l’inspiration et à l’expiration du pratiquant, le

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frottement de ses pieds sur le sol, et de l’autre côté le frottement des vagues sur le sable.

Figure 8. Forme respiratoire de type mouvement 3.

La fonction des dix mouvements retransmis se présente comme suit :

32 Mouvement 1 : Mouvement de maintien visant à accroître la résistance de base. Il peut être utilisé pour bloquer une action en cours : faire taire quelqu’un qui parle trop par exemple, ou calmer une personne en colère. Lorsqu’on met un mouvement en pratique au quotidien, on ne l’exécute pas, on applique la technique respiratoire adaptée au mouvement et, à un moment précis, on produit en image mentale une partie spécifique du mouvement (en général le dernier geste, lequel donne sens au mouvement). Par exemple, pour le mouvement 1, on fixe des yeux l’objet, la ou les personnes visés. On inspire et on bloque l’air comme à l’entraînement. Pour donner le coup, alors que les muscles sont maintenus tendus, on effectue une poussée brusque de l’air comme pour expirer, mais on maintient les canaux respiratoires fermés afin que l’air rebondisse sur le plexus. À ce moment précis, on visualise le geste final du mouvement 1 : les deux mains qui frottent vers le bas et latéralement la partie inférieure de l’abdomen, un geste de blocage. L’effet est en théorie simultané si le pratiquant maîtrise la technique. Si ce n’est pas le cas, l’effet peut être faible, tardif ou nul.

33 Mouvement 2 : Il sert à soulever et à faire tomber, comme faire tomber quelqu’un en faisant passer l’« énergie » (tenaga) par le sol.

34 Mouvement 3 : Il sert à pousser, à projeter et à fermer. On peut utiliser ce mouvement pour « clôturer » un objet, c’est à dire le placer sous protection invisible.

35 Mouvement 4 : Il a pour fonction d’ouvrir partiellement ou à échelle réduite (il fait paire avec le mouvement 9), ou de déchirer. Il peut être utilisé pour disperser (un groupe de gens par exemple).

36 Mouvement 5 : Il sert à tirer à soi quelque chose ou quelqu’un de visible, ne se situant pas à plus de cent mètres.

37 Mouvement 6 : Il a les mêmes effets que le 2. On peut l’utiliser pour arrêter une voiture en marche ou quelqu’un qui court.

38 Mouvement 7 : Comme le 5, il sert à tirer quelque chose ou quelqu’un, mais situé à une longue distance. On peut l’utiliser pour contacter quelqu’un à distance par télépathie.

39 Mouvement 8 : Il sert à détruire, à briser et à tuer. Utilisé de façon dosée, le mouvement 8 peut servir à soigner, ou bien rendre une personne soit amoureuse, soit bienveillante à l’égard du pratiquant.

40 Mouvement 9 : Il sert à ouvrir intégralement et à déchirer, comme le 4 mais de façon plus puissante. Il peut être utilisé pour bloquer la circulation sanguine d’un adversaire.

41 Mouvement 10 : Il sert à demander force, salut, joie et miséricorde au Seigneur.

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Figure 9. Figuration en bois peint des dix mouvements de Marga Luyu.

Structure des mouvements et techniques de soins

42 Nous obtenons donc deux séries complémentaires. La seconde série présente les mêmes caractéristiques que la première série mais intensifiées, élargies. Ainsi, si la première série est constitutive de la seconde, la seconde est néanmoins supérieure à la première. La hiérarchisation en valeur se présente donc ainsi : 10, puis 1, puis 6 à 9, puis 2 à 5.

43 Ces deux séries s’établissent donc suivant un système à 4+1 : pour la première série, ce sont les quatre mouvements 2, 3, 4, 5 plus 1, pour la seconde série, ce sont les mouvements 6, 7, 8, 9 plus 10. Un lien structurel évident s’établit ainsi avec le système classificatoire javanais à base 4 évoqué à propos de l’école TT.

44 Les soins par la « force vitale » reposent sur la pratique des mouvements appris. Il convient seulement d’y adapter l’intention que l’on a de lutter contre la maladie. C’est l’« intention » (niat) mise en pratique qui permet de caractériser l’« énergie » nécessaire à la tâche à accomplir. Selon Bapak Effendi, l’« intention » liée à la « pensée créative » (cipta) s’exprime au niveau du « ressenti » (rasa) et c’est par celui-ci que l’on peut évaluer la nature du mal à combattre et en mesurer l’intensité. La maladie est, somme toute, considérée comme l’ennemi à supprimer. L’expression des intentions passe à la fois par le ressenti et la gestuelle attenante : synchronisation des mouvements, du regard, des membres (mains, tête, jambes) et des organes respiratoires.

45 Une phase de prière ouvre la séance. Ensuite, certains mouvements sont employés de façon combinée et répétitive, les gestes sont réduits, simplifiés et appliqués de façon rapprochée. Les mouvements les plus utilisés pour la guérison sont le 4, le 3, le 5, le 8, et le 10. Le mouvement 4 sert à « ouvrir » (membuka) l’endroit où siège la maladie. Le mouvement 3 sert à « déstabiliser » (mendorong) la maladie. Le mouvement 8 sert à « découper » (memotong) ou « déraciner » (mencabut) la maladie. Pour conclure, on effectue les mouvements 5 et 10 de façon alternée. Le 5 sert à « tirer » (tarik) la maladie, ou partie de la maladie, et le 10 à rendre à Dieu l’« énergie » néfaste que l’on vient de tirer. Pour « fermer » (menutup) ce que le mouvement 4 a ouvert en début de séance, on utilise le mouvement 3. Pour conclure la séance, une phase de prière est tenue afin de remercier le Seigneur. Le maître peut aussi utiliser des plantes. Il les mélange, en fonction des différents types de maladie, et leur insuffle son propre tenaga dalam afin d’intensifier les effets curatifs.10

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Figure 10. Soins de mal de tête par un membre de Marga Luyu (tension musculaire du soignant).

Figure 11. Soins non ML sans bases de techniques martiales (soignant détendu).

Déroulement de l’entraînement, système de transmission

46 Un âge minimum de dix-sept ans est requis pour pratiquer. Il est admis que la manipulation du tenaga dalam peut s’avérer dangereuse pour la santé des enfants et des adolescents. Lorsque la série de 10 est maîtrisée, les élèves accèdent au niveau supérieur à l’issue d’une cérémonie spéciale dirigée par le maître (voir plus bas). Les élèves qui ont suivi cette première cérémonie peuvent pratiquer les mouvements combinés et assister les entraîneurs.

47 Pour les niveaux suivants, la formation tourne autour de la transmission du jurus R (lequel comporte vingt-deux mouvements de déplacement), qui peut prendre plusieurs années. La transmission de ce jurus se déroule en deux fois ; elle se clôt par une cérémonie d’accession spécifique et est soumise à des conditions qui dépassent la simple activité de membre de l’école : pratique du jeûne et bénévolat dans le domaine de l’aide sociale, afin de développer le sentiment de « compassion » (prihatin),

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notamment. À l’issue de la seconde cérémonie d’accession du jurus R, les pratiquants deviennent des assistants du maître à part entière.

48 Les niveaux ultimes ont pour noms : tingkat pelebur et tingkat tarekat. Pour y accéder, les émotions doivent être parfaitement maîtrisées. Un entraîneur m’a expliqué que n’étant pas marié et n’ayant pas un métier stable, il refusait de lui-même d’accéder au niveau pelebur. En 1995, les membres de tingkat pelebur étaient au nombre de vingt-cinq pour la région de Java Centre et ceux de tingkat tarekat au nombre de cinq pour toute l’Indonésie (l’école revendiquait alors 500 000 membres, d’après les données dont je dispose, elle devait en compter en tout cas plus de 100 000). Au niveau pelebur (du javanais lebur : « réduire, annihiler »), les pratiquants sont capables de lutter efficacement contre les « forces mauvaises » (kejahatan dan ilmu hitam), soit curativement, soit préventivement. Le niveau tarekat fait explicitement référence aux confréries soufies ; les capacités en cause sont notamment celle d’ubiquité et celle de lire les pensées : l’« énergie » se déplace là où le pratiquant la sollicite par sa « volonté » (niat).

49 En 2001, l’école comptait encore très peu de professionnels : quatre en tout, dont le responsable général de la région de Célèbes Sud et le fils aîné du maître. Les personnes qui pensent qu’on ne doit pas gagner d’argent grâce à de telles pratiques sont en effet largement majoritaires à Java. Activités de l’école 50 Les cérémonies d’« accession » (wisuda) qui ponctuent l’apprentissage des dix mouvements de base ont lieu chez le maître (il se rend néanmoins sur place, si la région est éloignée). Elles regroupent parfois plusieurs centaines d’élèves et sont volontairement tenues à l’issue de la « prière » (sholat) des musulmans. Elles consistent en la transmission d’une « formule » (azimat) à utiliser en combinaison avec la respiration —de façon similaire à la pratique du zikhr soufi—, en l’ingestion d’un morceau de papier sur lequel est inscrite une formule secrète, en une harangue et un discours explicatif du maître, et en un repas pris de concert.

51 Chaque année, l’ensemble des centres régionaux se réunit à Yogyakarta. Ces réunions sont organisées dans des stades et attirent parfois jusqu’à dix mille membres. On y effectue des entraînements à grande échelle et des démonstrations ; les repas sont pris en commun, des groupes d’élèves sont intronisés, des discours sont prononcés. Cette activité est à mettre en parallèle avec celle du nouvel an de Trah Tedjokusuman, la différence étant qu’ici, c’est l’importance de l’école qui est mise en avant.

52 Une autre activité importante, quoique plus intime, est le pèlerinage sur la tombe du sultan Agung, le plus important monarque de la dynastie Mataram, qui passe pour être le créateur des formes enseignées à l’école. Comparaison des systèmes de transmission des écoles Trah Tedjokusuman et Marga Luyu 53 Les activités de l’école Marga Luyu se présentent comme étant rituellement moins denses que celles de Trah Tedjokusuman ; sa structure de transmission est néanmoins très proche. Nous y retrouvons l’équivalent d’un niveau « jeune » et d’un niveau « aîné », avec des catégories de pratiques similaires —martiales dans le premier niveau, soins et mystique dans le second. Dans les deux cas s’établit une référence au soufisme au niveau ultime de l’enseignement. Ce point est à mettre en relation avec la doctrine javanaise d’« Union du serviteur avec le maître », notamment liée au palais royal

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(suivant la doctrine soufie d’Unité de l’être, chaque être est une expression particulière du même Dieu, cf. Woodward 1989 ; Grave 2001 : 76-79).

54 En parallèle, nous trouvons les marques partiellement recouvertes du système de correspondance javanais à base 4 au travers de la classification des (deux fois 4+1=)10 mouvements de base (il est aussi présent dans les 4 couleurs du logo de l’école ML — blanc, rouge, noir, jaune— et les caractéristiques qui les accompagnent —pureté, courage, puissance, noblesse). Ces éléments à 4+1 termes sont en relation avec des éléments groupés de façon tripartite. Par exemple, les deux séries de 4+1 mouvements sont en relation avec les 3 caractéristiques respiratoires « inspiration, rétention, expiration ». C’est par la rétention respiratoire que l’imprégnation du tenaga dalam opère ; or le tenaga dalam —« force vitale » unifiante— habite tout être vivant et implique de ce fait une relation particulière à Dieu et au cosmos. De cette façon, le rapport du 5 au 3 avec le 5 orienté horizontalement (pratique des mouvements) et le 3 orienté verticalement (lien au cosmique) transparaît comme chez TT où on la trouve dans le culte rendu par Ego aux 4 esprits germains (4+1 éléments), lequel Ego est encore en relation de germanité avec son « frère aîné le ressenti » (kakang sukma rasa, lié à l’amnios) et son « frère cadet le corps vital profond » (adhik sukma sejati, lié au placenta), soit 2+1 éléments.

55 La relation « intérieur-extérieur » que l’on trouve avec les aji chez TT est aussi présente chez ML au travers du travail sur la respiration (j’y reviendrai). La notion même d’aji est évoquée chez ML à propos de l’héritage du monarque javanais créateur de ce qui est devenu le mouvement n° 1.

56 Ce schéma lié à l’activité rituelle javanaise transparaît donc chez ML même si les éléments constitutifs javanais ne sont pas formellement mis en avant. Il reste que certains éléments structurants apparaissent fortement atténués. C’est notamment le cas de la relation « homme-femme », très marquée chez TT au niveau intermédiaire, présente mais à peine évoquée chez ML, ce que l’on peut a priori mettre en rapport avec le recouvrement idéologique dû à l’islam et à la modernité, avec le fait attenant que les femmes sont ici admises à la pratique (au contraire de chez TT) et représentent environ 30 % des effectifs. L’école ML présente ainsi une riche source d’informations quant à la conformation de la société javanaise telle que celle-ci s’ancre dans le développement national indonésien.

57 Pour détailler la comparaison, je distinguerai trois éléments intervenant dans le processus. Dans un premier temps, je parlerai plutôt du point de vue des pratiquants et dans un second temps, plutôt du point de vue du ou des transmetteur(s). Il s’agira ensuite de mettre en perspective l’élément technique dans sa dimension sociale élargie. Les techniques de base 58 Nous avons pu constater que chez TT, la technique de base est celle du jeûne alimentaire (comme point d’appui du jeûne total), tandis que chez ML, le travail de base est celui de respiration en mouvement. Il faut néanmoins préciser que dans les deux cas, il s’agit bien d’aiguiser son potentiel de concentration.

59 Chez TT, la pratique est périodique. Un élève peut difficilement entreprendre d’effectuer par an plus de six ou huit jeûnes visant l’acquisition d’aji. Chez ML, en revanche, la fréquence de pratique est bi-hebdomadaire. On constate donc que le rapport à l’ingestion alimentaire exprime une temporalité de pratique différente de celle qui concerne l’acte respiratoire.

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60 Chez TT, parmi les éléments complémentaires utilisés —ceux qui renforcent le jeûne de base—, il y a tout d’abord les formules (aji ou mantra). On les retrouve chez ML mais pas de façon aussi élaborée ; au niveau de base, il n’y en a qu’une très brève (quelques mots d’arabe), tandis qu’au niveau équivalent chez TT, il y en a au moins huit, dont certaines sont relativement longues.

61 Les autres éléments complémentaires sont, chez TT, la méditation et la fréquentation des lieux sacrés. Nous retrouvons ceux-ci chez ML, mais aux niveaux de pratique élevés, et même alors, on parle toujours plutôt de prière que de méditation. Les éléments complémentaires à la pratique de base du tenaga dalam sont liés à la qualité de l’environnement « naturel » (alami) et de l’air « pur » (murni). Il est vrai que cette qualité recoupe parfois des phases d’entraînement sur des lieux sacrés, comme la plage de Parangkusumo, mais il ne s’agit pas dans ce cas d’un pèlerinage véritablement rituel. Nous pouvons comparer ces éléments à l’eau florale utilisée chez TT en ce qu’ils sont constitutifs du lieu, même s’ils semblent culturellement moins marqués.

62 De façon plus globale, les questions de maîtrise respiratoire et alimentaire se rattachent toutes deux au rapport qui s’établit entre l’intériorité et l’extériorité du pratiquant : il s’agit de contrôler et de maîtriser les éléments qui pénètrent le corps. Cette maîtrise est liée à la conception javanaise d’« équilibre » (timbang). Il y a l’équilibre du chaud et du froid, lequel détermine la classification des aliments en relation avec la température extérieure, le climat et les humeurs corporelles (Friedberg 1985 ; Jordaan 1985). Les facultés humaines, la pensée créative (cipta), le ressenti (rasa) et la volonté (karsa), doivent être, idéalement, maintenus en état d’équilibre. On remarque que, même aujourd’hui, le « corps » (raga) n’est pas associé à ces facultés. La première raison est que dans les conceptions javanaises classiques —lesquelles perdurent en partie de façon explicite et de façon très marquée au niveau empirique—, le corps physique se présente comme une émanation des facultés subtiles, même s’il représente par effet retour une base de travail pour affiner celles-ci (au sujet des différentes notions cognitives javanaises, cf. Grave 2001 : 126-128). La seconde raison, attenante à la première, est que le corps n’est jamais pensé comme une entité autonome : il n’est dissocié ni des relations sociales, ni des facultés évoquées ci-dessus (cipta, rasa, karsa). L’introduction d’une opposition duelle « corps-âme » (lahir-batin) est due à l’islam, mais au niveau du vécu quotidien, elle reste très théorique. L’équilibre corporel est d’ailleurs valorisé, au point d’être au centre des systèmes de formation traditionnels (arts martiaux, théâtre, danse, tenaga dalam… cf. Grave 1996a/b, 2001a/b, 2003).

63 Par rapport à cela, notons que l’éducation traditionnelle —soutenue par les relations au quotidien— vise à ne pas ressentir, penser ou vouloir n’importe quoi n’importe comment. Les pensées, par exemple, sont considérées comme évoluant à une « fréquence » (getaran) proche de celle des « créatures subtiles » (badan alus), maîtriser ses pensées, c’est donc aussi éloigner les mauvaises influences de soi. Le travail sur la concentration, que l’on trouve dans les deux écoles, s’inscrit dans cette perspective javanaise. Des références explicites sont même parfois utilisées chez des entraîneurs ou des hauts responsables de ML.

64 Ainsi, les éléments relevés ci-dessus —le rapport au temps et à l’environnement, notamment— indiquent chez TT un ancrage direct dans le temps mythique (cf. supra). Comparativement, la pratique et les techniques s’appuient chez ML sur des éléments plus neutres. Par son insertion marquée aux calendriers national et musulman — laquelle est rendue possible par le type de techniques utilisées—, la relation au temps y

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est plus condensée car détachée des autres activités et donc détachée d’une perception globale du temps. Je développerai ce point dans le paragraphe consacré aux valeurs sociales. La transmissionLa relation maître-élève et les conceptions javanaises de l’apprentissage 65 Le maître de TT sélectionne les apprentis initiés de façon assez rigoureuse. Disons qu’il se situe à mi-chemin entre une forme sélective de type traditionnel et la nécessité de maintenir vivants savoirs et savoir-faire « javanistes » (kejawèn). Le premier type de sélection consiste à trier les élèves sur le volet. Il n’y a encore pas si longtemps, l’apprenti résidait chez le maître, d’où la nécessité pour ce dernier d’évaluer le caractère éthique et la motivation profonde de celui ou de ceux qu’il choisissait, ainsi que de préserver le caractère secret du contenu de l’enseignement. Ce caractère était, semble-t-il, bien plus marqué pour les activités ayant trait au kanuragan et pour celles attenantes au principe d’autorité traditionnelle.

66 Les autres activités11 étaient retransmises suivant un même schéma type. Ce système ancien est appelé nyantri, forme verbale de la base sanskrite santri, qui veut dire à la fois apprendre chez un maître et résider chez lui. Notons que le terme santri signifiait aussi « élève pèlerin », eu égard à la tradition de pérégrination courante à Java pour ceux qui « partent en quête de connaissances » (ngèlmu). Nyantri désignait aussi la relation — corrolaire de la pratique de matrilocalité— qui lie l’époux à son beau-père, considérée comme une relation valorisée propice au transfert des savoirs et savoir-faire ; dans les modes de représentation, l’épouse est d’ailleurs souvent associée à l’acquisition du savoir. Aujourd’hui, santri désigne les élèves des écoles musulmanes et a donné forme au terme affixé pesantren ( pe+santri+an), « école coranique », la tradition de pérégrination s’étant maintenue en contexte musulman.

67 En convergence avec ce cadre de transmission traditionnel, chez TT et chez ML, le maître retransmet ses techniques à au moins un de ses enfants, état de fait encore très répandu. Chez TT Mbah Budi a retransmis son savoir-faire à son fils unique (il a par ailleurs trois filles). Chez ML, le fils aîné semblait destiné à reprendre le flambeau lorsqu’il s’est lancé comme son père dans la carrière politique (ses sœurs et beaux- frères sont aussi pratiquants). Dans ces deux cas-là et dans la plupart des autres, la succession du maître dépend néanmoins du niveau de maîtrise et d’expérience acquis. Il s’établit sur le mode du consensus entre les principaux responsables. Cela n’exclut pas les désaccords, les tensions, voire les fractionnements de l’organisation.

68 Concernant pratique et transmission, il faut ici insister sur la notion de ngèlmu. Tout d’abord, il s’agit de la forme affixée de èlmu qui signifie « savoir », « connaissance », « science ». Les Javanais emploient presque systématiquement la forme verbale active ngèlmu, car pour eux, la dimension pratique et vécue est prépondérante. Quelqu’un qui maîtrise une pratique, un savoir, une connaissance, une science, est quelqu’un qui agit avant tout pour se l’approprier. L’activité empirique et le vécu de l’action dominent nettement l’activité théorique et la conceptualisation.

69 En parallèle, si la connotation de recherche ésotérique impliquée par ngèlmu est la plus marquante, le terme s’applique tout aussi bien à l’acquisition des savoirs religieux et des sciences modernes, ce qui les situe à un niveau de valeur comparable à celui des savoir-faire traditionnels javanais les plus élaborés. Le système javanais est donc ouvert à l’introduction d’éléments extérieurs, mais il maintient la nécessité de les intégrer selon une perspective javanaise, notamment celle d’accompagner les nouvelles pratiques d’un laku, d’une concentration intérieure s’appuyant sur une ascèse plus ou

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moins poussée (chacun est libre d’en déterminer la teneur), en vue de favoriser le vécu du cheminement à suivre. Réseaux et relations internes 70 Le maître de TT est intégré à un réseau relationnel multiple. Le noyau dur en est constitué par ceux qui veulent véritablement approfondir les connaissances de kanuragan et qui fréquentent régulièrement la maison du maître, même en dehors des phases propres d’apprentissage. Bon an mal an, ils sont environ une vingtaine. Il y a ensuite les anciens élèves de Mbah Budi qui ont approfondi son enseignement et dont certains continuent à participer aux activités pour garder le contact et soutenir les efforts du maître en vue de maintenir actifs les savoir-faire javanais. L’ensemble de ce sous-groupe approche la cinquantaine d’individus. Mbah Budi a des contacts dans différents villages de la région de Yogyakarta, ainsi que dans la petite ville isolée de Wonosari qui est réputée avoir accueilli des réfugiés hindo-bouddhistes à l’époque de l’expansion des royaumes musulmans dans la région (seconde moitié du XVIe siècle). Au travers de ces contacts, des groupes de jeunes gens viennent périodiquement se former chez lui aux techniques de kanuragan. Il reçoit ainsi, six à huit fois l’an, un groupe d’une vingtaine de personnes. Enfin, les commerçants sino-indonésiens évoqués en première partie l’emploient pour effectuer des cérémonies propitiatoires ou de conjuration du mauvais sort.

71 Outre ces réseaux, nous l’avons vu, le maître est aussi très consulté de façon individuelle pour toute sorte de problèmes : maladie, fugue, folie, recherche de l’âme sœur, départ sur le front guerrier, préparation des élections, etc. J’insiste sur ces différents points pour bien montrer la richesse que ce personnage a développée au niveau de l’expérience propédeutique et relationnelle. Ainsi l’attribution du jeûne aux élèves qu’il forme prend-elle un sens particulier si on la compare à la façon dont les mouvements respiratoires sont transmis chez ML.

72 Dans ce cas-là, le responsable local n’est pas le maître, mais l’entraîneur. L’expérience qu’il lui est permis de développer de façon quasi exclusive est celle qu’il a acquise au sein de l’école. De même, les techniques qu’il transmet sont exclusivement celles de l’école. Il apparaît ainsi que la transmission s’appauvrit par rapport à l’acquis initial du maître —dont le contenu et le donné relationnel sont bien plus larges que ce qu’il enseigne (à l’instar de Mbah Budi). Il apparaît de même que le partage qui s’opère entre les différents assistants et entraîneurs s’accompagne d’un aplatissement relationnel ; on ne dit pas, par exemple, d’un entraîneur qu’il « fait descendre son savoir » (nurunaké èlmuné) comme on le dit d’un maître. Dans le même temps que savoir et savoir-faire sont transmis à un plus grand nombre, la qualité relationnelle perd, elle aussi, en densité. J’ai souligné par ailleurs les déclarations de hauts responsables d’écoles suivant lesquelles l’entraîneur manque fréquemment de maturité (Grave 2001 : 240, 268-69, 305-306). Cela est dû au fait qu’il évolue dans un environnement comparativement protégé et formalisé. Les niveaux de pratique sont clairement définis et des épreuves d’examens sanctionnent le passage d’un niveau à l’autre. L’objectif à atteindre prend beaucoup plus d’importance que le rapport au vécu de l’action et de la relation d’apprentissage. Dès le départ, il suffit d’ailleurs au pratiquant de s’inscrire auprès d’un groupe d’entraînement —ouvert à tout public— sans avoir à passer par un réseau relationnel particulier. Ces observations sont à mettre en rapport avec l’affaiblissement rituel relevé chez ML. Temporalité des activités

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73 Nous avons vu que la pratique elle-même se déroule chez TT en fonction du calendrier javanais, lequel était originellement luni-solaire et suivait l’ère Saka. Lorsque le calendrier musulman a été adopté par le sultan Agung en l’an 1633 de notre ère, ce dernier l’a fait partir de l’année Saka 1555 et non de l’année musulmane du moment, 1043, pour maintenir la spécificité javanaise vis-à-vis de l’islam. Néanmoins, le comput javanais12 qui s’élabore selon des cycles de 5 et 7 jours, est un des points fondamentaux qui participent de la continuité rituelle des activités de l’école TT avec l’ensemble du système cérémoniel javanais.

74 Chez ML, la pratique s’établit suivant les contingences locales ; l’entraînement ne doit toutefois pas empiéter sur la plage horaire de l’une des cinq prières quotidiennes (en général la « prière du soir », salat magrib). Ces remarques valent en partie pour les autres activités, sauf pour les cérémonials de passage de niveau qui sont préférablement tenus après la prière musulmane centrale du vendredi. La réunion nationale annuelle des centres de l’école est diversement tenue soit en coïncidence avec une fête musulmane, soit avec l’anniversaire du maître. Le pèlerinage sur la tombe du sultan Agung coïncide, quant à lui, avec la date de naissance de ce roi.

75 Pour ML, il y a donc interpénétration du temps national et du temps javano-musulman. Le comput javanais évoqué ci-dessus n’intervient pas de façon formelle, sauf dans des centres autonomes de ML où les maîtres inscrivent explicitement leur pratique dans le kejawèn (Grave 2001 : 151-153). Le rapport aux valeurs sociales 76 Les pratiques de l’une et l’autre écoles se développent donc suivant l’acquisition progressive de capacités similaires : maîtrise physique et émotionnelle, santé, invulnérabilité, pratiques thérapeutiques et propitiatoires, accroissement de l’autorité spirituelle, etc. Nous avons néanmoins pu constater que les techniques en cause varient d’un cas à l’autre.

77 Dans le cas de TT, il apparaît que la pratique s’adresse à deux catégories de personnes englobant les différents réseaux et cas de figure évoqués plus haut : celles qui sont plus ou moins intégralement impliquées dans le mode relationnel « javaniste » (kejawèn) et celles qui n’y sont impliquées que partiellement, eu égard à leurs autres activités ou préoccupations (religieuses, professionnelles…). Néanmoins, dans les deux cas, elles se sentent interpellées par ce que représente le kejawèn. Et cela, d’autant plus que la formation octroyée s’adresse à des personnes —comparativement à ML— globalement plus mûres en âge et en matière de sensibilisation à leur appartenance socioculturelle. Les membres concernés sont donc nettement moins importants numériquement chez TT que chez ML, mais ils sont socialement plus homogènes.

78 Chez ML, on recrute plus en amont puisque les membres sont globalement plus jeunes. Les techniques de base s’adressent à un public séculier élargi, qui recouvre néanmoins plusieurs appartenances religieuses. Ce n’est qu’en progressant dans la pratique que l’adhésion à l’islam devient sinon obligatoire, du moins nécessaire à partir d’un certain point. En deçà, les idéaux républicains énoncés par le premier président d’Indonésie, Soekarno, se présentent comme des valeurs de référence. Voici l’idée explicitement développée par Bapak Effendi : les techniques de tenaga dalam sont universellement praticables et l’école Marga Luyu, en réunissant des groupes socioculturels et des confessions issus de différents horizons, travaille efficacement à lutter contre les tensions interethniques et interreligieuses.

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79 Du point de vue national, et nationaliste, seules les techniques respiratoires et les mouvements corporels sont suffisamment neutres pour être acceptés par un très large éventail de population, comme c’est le cas avec ML. L’introduction d’éléments musulmans dans la suite de la pratique dresse des limites : ceux qui ont épousé une autre confession religieuse et ne veulent en aucun cas se partager ne viendront pas, ou alors —s’ils ont commencé en niveau de base— ils partiront.

80 Certaines écoles de tenaga dalam ont ainsi choisi de dispenser un enseignement et de former à des techniques exemptes de connotations religieuses, favorisant de la sorte une laïcisation de la pratique. C’est par exemple le cas de Satria Nusantara, « Les chevaliers de l’Archipel », ou de Merpati Putih, « La colombe » (concernant cette dernière, cf. Grave 2001 : 209-312), qui font partie des écoles ayant formé depuis leur création plusieurs centaines de milliers de personnes. Ces deux écoles sont, pour beaucoup, imbriquées dans un système de valeurs nationales séculières. Les techniques sont rationalisées dans le sens où une collaboration très poussée s’instaure avec les milieux médicaux et sportifs. Cela implique une formalisation des systèmes de transmission encore plus poussée que chez ML. Le support écrit est utilisé de façon quasi systématique, les entraîneurs ont en leur possession l’intégralité du cursus consigné en un ou plusieurs fascicules. Chez Satria Nusantara, les élèves qui veulent monter en niveau quatre doivent même écrire un mémoire concernant les techniques de l’école et les connaissances bio-médicales. L’école est d’ailleurs implantée dans un hôpital expérimental de Surabaya (Java Est), où ses membres habilités soignent des personnes atteintes de différentes maladies (rhumatismes, hypotension, diabète, maladies respiratoires, maladies cardiaques…), en leur enseignant techniques respiratoires et mouvements de façon adaptée et, dans les cas les plus graves, en utilisant leur propre tenaga dalam par transfert au niveau des mains.

81 Il faut néanmoins souligner le fait que même de telles organisations conservent un ancrage marqué dans leur fondement socioculturel. Cet ancrage concerne plus particulièrement les membres avancés ou très avancés. Ayant acquis un certain recul et une autonomie relative par rapport aux techniques de l’école, ils consultent volontiers d’autres maîtres —y compris des « sages » (sesepuh) tels Mbah Budi— et renouent avec les techniques ancestrales d’ascèse (bains nocturnes dans les rivières, jeûnes, méditation sur les lieux sacrés…). S’élabore ainsi une reviviscence de ces pratiques, sur la base de systèmes de transmission urbanisés, mais généralement encore en relation avec les réseaux traditionnels.

82 Si les techniques ont été pour beaucoup épurées de leurs composantes rituelles locales et rendues adaptables à des contextes sociaux indifférenciés, la marque locale reste aussi présente au travers de l’histoire de l’école, de sa région, de son ou ses fondateurs et de la folklorisation d’éléments rituels.

83 Cela signifie que l’on a —à l’instar de chez ML— un premier niveau où la profondeur rituelle et religieuse est pour beaucoup désactivée, et un second où elle est maintenue, quoique se modifiant au contact des systèmes de valeurs et de transmission à tendance universaliste. Le rapport à la localité se modifie du fait de l’intégration de la pratique aux modèles de référence nationaux. Mais dans le même temps, ce même rapport se pose lui-même comme une référence —en l’occurrence javanaise— auprès des autres contextes sociaux qu’il pénètre. Il s’avère d’ailleurs que les Javanais exportent beaucoup leurs techniques de pencak, de tenaga dalam et même de « mystique » (kebatinan) vers les autres régions d’Indonésie, et à l’étranger. Il arrive de plus, dans le

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cas d’écoles comme Marga Luyu, que des Occidentaux, au départ complètement athées, en viennent, par effet-retour, à s’intéresser à l’islam, voire à se convertir. Dans de tels exemples, la pénétration idéologique suit celle des pratiques : les techniques suscitent l’intérêt, lequel en vient à s’étendre au système de valeurs. Dans ce cas, un contexte social sécularisé sert d’appui au système religieux. Il sert de passerelle et oriente la possibilité des choix.

84 Revenons à TT. Ici le problème se pose de façon différente, dans la mesure où l’appartenance religieuse quelle qu’elle soit —voire l’absence d’appartenance—, ne représente pas une entrave à la pratique. Mbah Budi encourage même ses élèves à participer activement aux activités religieuses de leur confession d’appartenance. Cela signifie qu’il ne ressent pas ces activités —du fait de leur formalisme poussé— comme entrant en concurrence avec la sienne. C’est aussi une façon de se prémunir des attaques des groupes religieux orthodoxes à son égard. Cela signifie encore que son système de valeurs est proche du religieux (religieux entendu ici comme registre d’activité autonome du registre rituel), mais plus éloigné que ne l’est ce dernier des références séculières. L’État-nation indonésien, dans sa constitution originelle, ne laisse pas de place aux types de cultes non formalisés. Pourtant, dans la pratique, une certaine tolérance domine. Il reste que cette tolérance n’est pas partagée de façon égale selon les régions et selon l’origine sociale.

85 Pour Mbah Budi, il est difficile de naviguer entre deux eaux comme le font les écoles de pencak ou de tenaga dalam. Pas de collaboration possible avec les milieux médicaux ou sportifs et, surtout, pas de possibilité d’introduire les modes de transmission modernes, à moins de folkloriser la pratique. Il ne lui reste qu’à ignorer les pressions qu’exercent sur son groupe les partisans convaincus de la sécularisation et de l’orthodoxie religieuse, et à susciter le soutien de ceux qui reconnaissent quelque valeur au mode de pratiques et de relations qu’il défend. La transmission : entre dimension technique du social et dimension sociale du technique 86 Cette recherche, on l’aura noté, accorde une place particulière à la transmission. L’approche que je développe s’intéresse de près aux techniques ; néanmoins, il me semble bien qu’il y a tout intérêt à comprendre ces dernières dans le cadre élargi de la transmission et de l’apprentissage plutôt que l’inverse. François Sigaut (1991 : 33) a bien posé le problème en constatant que ces deux paradigmes sont généralement étudiés comme « deux rubriques séparées, sans connexions entre elles ». Pourtant, s’il est possible d’étudier des techniques sans étudier le procès de leur pérennisation, il est plus difficile de parler transmission sans éléments techniques.

87 La comparaison que j’ai établie dans les pages qui précèdent concorde avec cette idée que les techniques changent (en partie au moins), mais que la transmission —au même titre que les hommes— demeure : elle englobe les premières. Si elle change, cela est moins visible, moins flagrant que pour les techniques : le changement technique observé pousse facilement à surestimer le changement relationnel et le changement de valeurs impliqués. Les exemples des écoles Marga Luyu, Merpati Putih et Satria Nusantara indiquent qu’en parallèle à l’introduction de valeurs religieuses formelles, nationalistes et/ou scientifiques, les éléments javanistes se réifient aux niveaux de base mais se maintiennent aux niveaux élevés de pratique.

88 En définitive, on ne peut pas dire que ce sont les nouveaux systèmes de valeurs qui influencent le javanisme plutôt que le contraire. D’un point de vue interne, le

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javanisme subordonne les autres systèmes de valeurs et se développe. Si l’on en reste à un point de vue externe, on peut effectivement parler de changements conséquents, mais ce serait surinterprétatif par rapport à la relation à l’altérité des Javanais. Comme l’a souligné (1999), il convient d’observer la capacité d’interprétation et d’adaptation des sociétés avant de les qualifier d’acculturées. S’appuyer sur les processus de transmission comme interface des techniques et des valeurs nous aide à y voir plus clair sur ce point.

89 Il faut bien sûr recueillir des pratiques dont on sait qu’elles sont par essence menacées 13. Mais il faut aussi —et surtout— s’intéresser aux modes relationnels de perpétuation qu’elles impliquent. Cela peut aller loin, car dans l’absolu, il convient de prendre en compte les éléments sociaux généraux et formateurs qui contiennent en germe la technique que l’on étudie. J’ai présenté ici, pour le contexte social javanais, quelques- uns de ces éléments (système nyantri, matrilocalité, classifications temps/espace/cycle de vie, pérégrination, facultés humaines). Pour bien saisir l’ancrage d’une pratique, il convient d’être aussi exhaustif que possible.

90 Nous arrivons ainsi à un résultat qui se rapproche de la description monographique. Ce type d’approche a été prôné par Christian Pelras (1973) et Jean-Pierre Digard (1979 : 81-83) comme base nécessaire de la formation d’une théorie générale non pas des seules techniques, mais « de la détermination réciproque des systèmes techniques, économiques, sociaux, etc. » (Digard 1979 : 83). Dans l’optique que je propose, il ne s’agit pas non plus d’une description monographique de type classique qui s’intéresserait, pour beaucoup, aux éléments endogènes du groupe étudié et qui suppose une homogénéité sociale marquée, laquelle n’est plus vraiment de mise de nos jours. Il s’agit de comparaisons internes, similaires à celles que je mets en œuvre dans cet article, qui permettent à la fois de placer en perspective comparative les différentes techniques d’une même catégorie et d’évaluer la part d’innovation, ou plutôt d’altérité —terme moins ethnocentré— qui les concerne.

91 Encore une fois, dans cette vue que je défends, ce sont les systèmes de transmission qui englobent le technique. Ils l’englobent du fait que ce sont eux qui garantissent le succès ou le dépérissement de telle ou telle technique parce qu’ils sont partie intégrante du système de relations et de valeurs sociales, a fortiori dans des contextes où la valeur n’est pas séparée du fait (Dumont 1983 : 248/9) et où la dichotomie « théorie-pratique » ne fait pas sens.

92 Nous touchons là le cœur du problème qui oppose, en partie au moins, les technologues aux symbolistes depuis la prise de position d’André Leroi-Gourhan en faveur de l’approche technologique (cf. notamment Bulletin de techniques & culture n° 1, 1976 ; Digard 1979 ; Bonte 1986 ; Cresswell 2002 ; Guille-Escuret 2002 ; Sigaut 2002), problème qui tourne autour de la question de la situation des techniques dans la configuration sociale globale et de la délimitation, dans le sillage d’André-Georges Haudricourt, de l’objet de la « technologie science humaine ». La question est vaste et je ne peux ici qu’évoquer rapidement quelques points afin de mieux préciser ma perspective.

93 S’il est évident que le technique est partie intégrante du social, il est aussi évident que les techniques sont, dans les faits, partout. Aliette Geistdoerfer (1977 : 34) reconnaît que la technique n’est pas du seul ressort de la technologie matérielle dans son rapport à la matière, mais il faut bien constater que les études françaises de technologie, qu’elles soient descriptives ou théoriques, traitent essentiellement de l’environnement matériel

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et du rapport à la matière, point qui a été souligné et critiqué par Pierre Bonte (1986 : 38-39).

94 Comme cet auteur le pointe justement : « La distinction entre activité rituelle et activité technique n’est pas pertinente dans toutes les sociétés » (1986 : 47). Jean-Pierre Warnier (1999 : 28-30) —qui axe sa démarche méthodologique sur un rapport très marqué à la culture matérielle— souligne d’ailleurs l’intérêt poussé de Marcel Mauss pour la dimension technique des actes rituels et religieux dans ses textes d’avant 1920. Dans Les techniques du corps, Mauss lui-même conclut sur ce que certaines pratiques corporelles et respiratoires (il s’agit des techniques yogiques d’Inde et taoïstes de Chine) sont susceptibles de nous apprendre dans la perspective de l’« homme total »14 qu’il est en train d’ébaucher ; il nous faut bien constater que ces techniques ne sont enclavées ni dans la matière ni dans la matérialité15. C’est dans cette perspective de non-rapport systématique au matériel que peut se comprendre le fait technique de façon élargie.

95 Partant, le fait technique de base est celui de l’acte de transmission. Il permet d’accéder aux échanges véritables qui s’opèrent entre les techniques et les valeurs. Que l’approche technologique ne se suffise pas à elle-même semble être un point généralement acquis. Pour Pierre Bonte (1986 : 47), par exemple : « La relecture technologique des faits techniques ne suffit pas, elle peut même, au nom d’une représentation rationalisante des techniques, masquer l’essentiel : l’inscription du fait technique, fait social, fait culturel, dans une société, dans une culture donnée. »

96 Il poursuit un peu plus loin : « L’anthropologie des techniques pourrait se constituer lorsque […] on poserait que les valeurs sociales sont la finalité de l’activité technique et la condition de sa mise en œuvre. » (1986 : 47).

97 Par rapport à ce type d’assertion, nous devons dorénavant dépasser le simple saut du technique au social ou vice-versa. S’il me semble acquis que la transmission englobe le technique, je n’affirmerais pas que les valeurs sociales englobent l’un et l’autre de façon univoque. Entre, d’une part, les perspectives symbolistes, représentationnelles ou structurales qui subordonnent nettement, et le technique et les systèmes de transmission qui le concernent, et d’autre part les perspectives technologiques qui valorisent le technique et revendiquent pour lui le statut de fait social total, il ne me semble pas nécessaire de trancher à tout prix.

98 Je tendrais plutôt à dire qu’il s’établit une relation d’inter-influence entre le technique et les valeurs sociales. De même que les techniques se reformulent à chaque génération et à chaque instant, les valeurs et les structures sociales ne revêtent pas la stabilité qu’on leur prête bien souvent (cf. la critique de l’analyse structurale lévi-straussienne du mythe par Jack Goody 1994 : 182).

99 Quant au contexte javanais sur lequel je travaille depuis de nombreuses années, il est clair que des techniques comme celles que je décris dans cet article ont servi d’appui et d’ancrage à l’introduction de l’islam à Java. Il est certain que si l’islam ne disposait pas de techniques de jeûne, de formules visant à acquérir différentes sortes de protection et différentes capacités, de techniques respiratoires (soufisme), etc., il n’aurait pu attirer l’attention des Javanais.

100 Ceci n’empêche pas l’élaboration parallèle d’un processus formel d’instauration des valeurs de l’islam, mais, selon la métaphore consacrée, il est aux techniques un peu ce que la poule est à l’œuf. À moins de disposer en conséquence d’une montagne de

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données historiques et ethnographiques factuelles que nous n’avons pas, il est impossible de trancher : préséance des valeurs sur les techniques ou des techniques sur les valeurs. Bien sûr, on peut toujours dire que même si l’adoption de techniques a précédé celles de valeurs formelles —comme il semble que ce soit le cas pour Java concernant l’islam (voir notamment Kamajaya 1985 et Zoetmulder 1990)—, c’est l’adoption des valeurs qui prime dans l’absolu. Ma réponse sera en trois temps.

101 Tout d’abord, la mise en place de valeurs sociales est très longue et il s’agit d’un processus continu ; les valeurs de demain sont déjà potentiellement présentes aux travers de choix qui s’opèrent aujourd’hui au niveau pratique, les relations de parenté et d’affinité par exemple. Placer la valeur a priori comme englobante revient en gros à énoncer un résultat, à subordonner les moyens aux fins. Par prudence, il faudrait l’énoncer comme contextuellement englobante, ou englobante relativement à tel et tel éléments. Dans cet ordre d’idées, la constatation de Catherine Choron-Baix (2000b : 359) d’une somme variable d’éléments transmis « involontairement » lors du « procès de transmission » la conduit à nous mettre en garde d’interpréter ce processus comme étant exclusivement linéaire. Maurice Bloch (1991) a d’ailleurs bien souligné la part d’inconnu que revêt tout mode de transmission, même ceux dont on pense qu’ils sont très formalisés.

102 L’étude des systèmes de transmission nous place ainsi au plus près du contextuel et du relatif. Elle permet de développer une analyse plus détaillée qui tient compte à la fois de la dimension technique du social et de la dimension sociale du technique. Elle permet par exemple de différencier les modes plus traditionnels — qui valorisent davantage le vécu relationnel et le cheminement progressif comme cadre de l’acquisition des savoirs et savoir-faire— des modes de transmission formels — influencés par l’orthodoxie religieuse, le sécularisme et plus largement par l’écrit comme support référentiel du centralisme politique— lesquels privilégient comparativement l’objectif à atteindre. Dans un cas, la technique est dans le relationnel, dans l’autre elle se sépare du relationnel.

103 Cette opposition n’est pas figée, un aller-retour continu s’établit de l’un à l’autre de ses pôles. On trouve dans ce texte des exemples de modes traditionnels chez Trah Tedjokusuman et dans le système nyantri, et des exemples de modes plus formels dans les écoles modernes de tenaga dalam. Pour ces dernières, on observe que l’introduction des valeurs religieuses orthodoxes et des valeurs séculières s’accompagne effectivement d’une moralisation du comportement (la séparation du fait et de la valeur), qui est compensée par la pratique quantitativement très développée du tenaga dalam ressentie comme concrète, tant au niveau de l’entraînement des facultés perceptives et émotionnelles que du système relationnel qu’elle implique16.

104 Il reste que le mouvement-retour de compensation peut se traduire par la formation de pôles radicaux. On a notamment pu l’observer en Indonésie lors de l’attentat de Bali du 12 octobre 2002 perpétré par des musulmans Javanais radicaux. L’étude des modes de transmission, en ce qu’elle permet de conjuguer ce qui est de l’ordre des savoir-faire et de l’ordre des valeurs, doit aussi permettre de traiter de sujets aussi importants que celui-ci.

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NOTES

1. L’enseignement étant octroyé en javanais, les termes vernaculaires présentés ici sont javanais. 2. Le terme mantra, d’origine sanskrite, désigne une formule d’invocation ou de protection. 3. Mbah est un appellatif de respect tiré du terme de parenté embah « grand-parent ». Il désigne les personnages charismatiques d’un lieu donné, qui ont acquis une riche expérience et de nombreuses connaissances. 4. Comprenant notamment les fleurs sritaman (des termes sri, « lumineux, éclatant de beauté » et taman, « jardin ») : rose (mawar), cananga (kenanga), jasmin (mlathi), champac (kanthil). 5. Il s’agit du croisement de la semaine de sept jours et de la « semaine de marché » (pasaran) de cinq jours (legi, paing, pon, wagé, kliwon). Sur le calendrier javanais, cf. Grave 2001 : 343-344 et Damais 1967. 6. Des tombes, des plages, des grottes, des rochers, des sources, des rivières, des montagnes... 7. Le PDI (Partai Demokrat Indonesia) et le Golkar (Golongan Karya), notamment. 8. L’enseignement étant pourvu ici en indonésien (langue nationale), les termes concernant cette école sont indonésiens. 9. L’affiliation, bien que non authentifiée, révèle comme pour TT le caractère hautement valorisé des pratiques en cause. 10. Pour d’autres mises en pratique que les soins en tenaga dalam, celles ayant trait notamment au développement de la perception tactile et des capacités proprioceptives, voir Grave 2007. J’y effectue une mise en perspective avec d’une part la perception en Europe au XVIIIe siècle, et d’autre part les connaissances neurophysiologiques et psychophysiologiques actuelles traitant de l’action et de la perception. 11. Théâtre et danse classiques, théâtre d’ombre, art martial pencak, littérature, forge des kriss ou des instruments en métal du gamelan, confection des figurines en cuir du théâtre d’ombre, orfèvrerie, etc. 12. Damais (1967) a montré que le cycle de 5 jours était certainement proprement nousantarien. 13. C’est le programme que s’était fixé la Mission du patrimoine ethnologique (Chevallier 1989). Ce programme a d’ailleurs suscité un début d’effort de réflexion sur

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la transmission (Chevallier & Chiva 1991), mais ce type d’initiative reste très ponctuel (voir aussi Choron-Baix 2000). 14. C’est-à-dire l’homme dans ses dimensions physiologique, sociale et psychique. 15. Notons aussi que quatre et trois paragraphes plus haut (1993 : 385), il insiste sur le rôle de l’éducation par le corps, laquelle nous ramène aux questions de transmission. 16. (1960 : 158) notait déjà que le pentjak qu’il avait observé dans les années 1950 dans les écoles coraniques compensait avantageusement la dimension « austère » de l’islam.

RÉSUMÉS

L’initiation rituelle javanaise présente un double aspect : transmission traditionnelle des techniques sous le sceau du secret du point de vue interne, et, du point de vue externe, méconnaissance du sujet par les nombreuses générations de chercheurs qui ont travaillé sur Java. Pour combler cette lacune, le présent article décrit deux écoles —l’une javaniste, l’autre musulmane— au-travers du mode de perpétuation des techniques utilisées et en référence étroite aux systèmes de valeurs respectifs à chaque groupe. La comparaison qui s’ensuit révèle une opposition assez importante entre le javanisme et l’islam avec le maintien, toutefois, d’un schéma global javanais. En fin de texte, l’auteur s’appuie sur les réflexions de différents anthropologues pour souligner la nécessité de revaloriser le thème de la transmission —interface privilégiée entre le technique et le social— comme paradigme de recherche en anthropologie. Le contexte étudié ici, notamment confronté à la résurgence de l’islam radical javanais, pose la question de base du rapport à l’action : qu’elles sont les implications sociales de la distanciation poussée vis- à-vis de la dimension pratique ? Cette distanciation se prolonge-t-elle dans la dimension relationnelle ? Quel rôle jouent les idéologies universalistes dans ce processus ?

INDEX

Mots-clés : initiation, javanisme, islam, transmission, système de valeurs.

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Interpréter les « dysfonctionnements » des systèmes irrigués traditionnels L’exemple d’une oasis du Ladakh central (Himalaya indien)

Valérie Labbal

1 L’étude des systèmes irrigués traditionnels a grandement bénéficié de l’intérêt que leur ont porté certains ethnologues. Grâce à des auteurs comme Geneviève Bédoucha, les réseaux pour lesquels la distribution de l’eau, inadaptée sur le plan de l’efficience technique, se conçoit sur le plan idéologique nous sont devenus familiers1. L’oasis qu’elle a étudiée dans le Sud tunisien en est un exemple probant. Son tour d’eau préférait autrefois respecter les oppositions lignagères au mépris des économies de temps et d’eau : cette ressource précieuse y était en effet distribuée aux différents lignages à tour de rôle, en dépit de la dispersion de leurs jardins dans le terroir. Mes recherches au Ladakh central, région de culture tibétaine intégrée à l’État indien du Jammu et Cachemire (fig. 1), m’ont amenée à étudier des oasis qui présentent un autre type de « dysfonctionnement » : celui-ci ne touche pas la distribution de l’eau mais plusieurs aspects techniques du système irrigué. La description de ces aspects et un essai d’interprétation constituent le thème de cet article. En revanche, parce qu’ils ne sont pas nécessaires à la démonstration, les différents éléments de la gestion sociale de l’eau (droit d’eau, tour d’eau, institutions de gestion) ne seront pas abordés ici2.

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Figure 1. Carte de l'Etat indien du Jammu et Cachemire. La région du Ladakh est formée de la vallée du Haut Indus et de celles de ses affluents : Nubra, Shyok, Suru et Zanskar. La partie centrale de la vallée du Haut Indus constitue ce que l'on appelle le Ladakh central dont la capitale est Leh.

2 Du fait de sa situation sur le flanc nord de la chaîne himalayenne et à l’extrémité occidentale du plateau tibétain, le Ladakh central est soumis à des contraintes écologiques de haute altitude et d’extrême aridité. L’altitude s’y échelonne de 2 900 à plus de 6 000 mètres et la pluviométrie annuelle moyenne ne dépasse guère 80 à 100 millimètres par an. Toutes les cultures, dont les principales sont l’orge et le blé, sont irriguées. La vie agricole s’organise dans des oasis alimentées pour quelques-unes par le fleuve Indus et pour la majorité d’entre elles par de petits torrents issus des neiges et glaces des sommets alentour. Dans les oasis de torrent, l’homme a dû s’adapter au rythme saisonnier des cours d’eau, caractérisé par une longue période d’étiage (de décembre à mai environ), suivie d’une augmentation du débit marquée par des crues printanières nocturnes (en juin), puis de la stabilisation de ce débit jusqu’aux premiers froids (de juillet à septembre). Les techniques hydrauliques actuelles d’une oasis de torrent (Sabu)

3 Les oasis de torrent du Ladakh central, aménagées en terrasses dans les petites vallées qui découpent les deux chaînes de montagne encadrant la plaine de l’Indus et sur les cônes de déjection étalés à leur débouché, sont celles qui nous intéressent ici. J’ai mené une étude approfondie de type monographique dans l’oasis de Sabu, dont les champs s’étagent de 3 450 à 3 950 mètres d’altitude (fig. 2). Si la vallée de Sabu est habitée depuis des siècles —la Chronique royale ladakhie l’atteste dès le XIV e siècle 3—, on ne connaît rien en revanche de l’histoire de son réseau. Dans un milieu aussi aride, l’implantation humaine étant conditionnée par l’eau, on aurait pu s’attendre à ce que la mémoire de la construction du réseau ait été conservée, ne serait-ce que sous la forme

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d’un mythe ; mais le discours villageois demeure muet à ce sujet. Il donne cependant à entrevoir les grandes étapes du peuplement de la vallée.

Figure 2. L'oasis de Sabu. Vue partielle des champs de Lungs et vue de l'espace en mosaïque de Phu constitué de champs, de plantations d'arbres et d'un habitat dispersé.

4 Selon la tradition locale, l’aire la plus anciennement cultivée de la vallée s’étend entre le site habité autrefois, Meyek, et le village actuel, Sabu (fig. 3). Son nom Lungs (T. klungs)4 ou « Terres cultivées » semble d’ailleurs avérer, au regard des toponymes suivants, sa vocation agricole ancienne. De nouvelles terres auraient ensuite été colonisées vers l’aval sur les lieux dits Yoknos (T. yog-ngos) ou « Espace en dessous ». Situées au-delà de la limite de culture du blé (c’est-à-dire environ 3 600 mètres), les terres de Phu (T. phu), dont le nom désigne la zone amont des vallées, généralement vouée à la pâture, furent tout d’abord occupées par de petites habitations d’été qui, à la belle saison, abritaient une partie des familles. L’activité s’y partageait entre la garde des troupeaux et le travail des quelques champs voisins des bâtiments. Depuis, des cadets se sont installés de façon permanente dans cette zone et l’ont entièrement mise en culture. La zone d’habitats temporaires et ses champs ont alors été repoussés plus en amont, à Dzong.

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Figure 3. L'oasis de Sabu et son réseau de distribution de l'eau d'irrigation. Le réseau d'irrigation de Sabu se singularise par son architecture pennée (nombreuses prises d'eau sur le torrent au sein même de l'oasis) et le lacis complexe de ses canaux.

5 L’intégralité de cet espace en mosaïque de champs, d’arbres, de maisons et jardins, laissant parfois la place à des lambeaux de pâture sous forme de zones naturellement humides et pour cela exceptionnellement vertes, constitue l’oasis. Quelles sont donc les techniques mises en œuvre dans cet espace pour apporter à chaque plante, depuis le torrent, l’eau indispensable à son développement ? Trois aspects de ces techniques sont à décrire : l’architecture du réseau, les ouvrages hydrauliques et la technique d’irrigation. L’architecture du réseau 6 Un simple regard sur le dessin de l’oasis et son réseau d’irrigation (fig. 3) appelle une première remarque. Ce n’est pas un réseau de dérivation tout à fait classique qui s’offre de prime abord à notre observation. Dans les régions de montagne, ceux-là sont le plus souvent alimentés par un canal à longue tête morte (parfois plusieurs) transportant l’eau par gravité depuis le point de captage de la ressource jusqu’à l’espace cultivé situé à distance de la ressource5. Ici, les prises sont nombreuses et échelonnées sur toute la longueur du torrent au sein même de l’oasis : le réseau présente une architecture pennée (fig. 4).

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Figure 4. Représentation schématique de réseaux d'irrigation.

7 Mais la plus grande originalité du réseau de Sabu réside ailleurs, dans le dessin des canaux des aires cultivées de Lungs et de Yoknos. Là, au cœur de l’oasis, c’est un lacis relativement complexe de canaux qui apparaît. Certains se divisent pour s’unir à nouveau plus loin, puis se diviser encore. Mieux, il n’est pas rare que deux canaux nés de prises différentes, après avoir couru quelque temps entre les champs, finissent de même par s’unir. Comment alors hiérarchiser les différentes voies de transport de l’eau tel qu’on le fait habituellement quand, partant d’un canal dit primaire (car issu directement de la source d’eau), on identifie les canaux secondaires qui s’en séparent, puis les tertiaires, et ainsi, de subdivision en subdivision jusqu’à la rigole qui apporte l’eau au champ, en ordonnant de cette manière un schéma arborescent familier aux hydrauliciens ? À Sabu, en revanche, aucune pensée de ce type ne semble avoir présidé à l’organisation du réseau. Les ouvrages hydrauliques 8 Corrélat de l’aspect penné du réseau, celui-ci comporte un grand nombre de barrages et de canaux. S’y ajoutent quatre réservoirs permettant de gérer au mieux les variations journalières de débit du torrent.

9 Une rangée de grosses pierres barrant obliquement la largeur du torrent, quelques pelletées de cailloux et de graviers : voilà de quoi sont constitués les multiples barrages de dérivation qui, tout au long de l’oasis, jalonnent le cours d’eau (fig. 5).

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Figure 5. Barrage de dérivation de l'oasis de Sabu.

10 Ces ouvrages rudimentaires, qu’un homme seul peut construire —et déconstruire— sans difficulté, sont édifiés à partir des matériaux trouvés sur place dans le lit du torrent. Lorsqu’il est nécessaire de dériver la totalité d’un maigre débit, des mottes de terre et d’herbes, des chiffons, améliorent l’ensemble. Lorsque, au contraire, il faut laisser couler le filet d’eau vers l’aval, on déstructure en partie l’ouvrage puis, à l’aide des matériaux qui viennent tout juste d’en être retirés, on ferme soigneusement la tête du canal. Au moment des crues, le rôle des barrages consiste à défléchir une part du flot qui soit aisément manipulable. Plusieurs barrages fonctionnent alors en même temps. Parfois, une crue particulièrement forte emporte les plus grosses pierres. Mais pour autant, il n’est jamais question d’élever des barrages plus imposants et solides ; ceux-là, en bloquant le flot turbulent, risqueraient d’entraîner la destruction des berges et des champs voisins. Le caractère provisoire des ouvrages constitue donc la meilleure assurance contre la fureur de certaines crues. Seule amélioration notable quelquefois : la présence d’un bloc rocheux volumineux à l’angle formé par le torrent et le canal ; en protégeant la tête de ce dernier, il permet souvent d’éviter une bien embarrassante interruption de l’alimentation en eau.

11 Les barrages, nombreux dans l’oasis, donnent naissance à tout autant de canaux disposés de part et d’autre du torrent. Dans les aires cultivées de Lungs et Yoknos, la plupart se singularisent par une tête morte courte, un tracé très irrégulier et un aspect peu construit. Combien de fois a-t-on l’impression en parcourant le cœur de l’oasis que le courant n’en fait qu’à sa guise ! Ici, il s’engage sans détour dans la pente, dans un lit encombré de galets. Là, il serpente paresseusement en traversant un espace inculte, emprisonnant parfois entre ses bras une bande de terre (fig. 6). Le lit de ces canaux, de largeur variable, semble obéir au terrain plus qu’à la main de l’homme ; celle-ci n’intervient d’ailleurs guère pour leur entretien. Mais l’aspect des canaux se modifie lorsqu’on s’éloigne des zones les plus anciennement mises en valeur pour observer ceux qui desservent les parties amont et périphériques de l’oasis. Quoique très légèrement creusés, ceux-là s’avèrent tout à fait bien construits : leur tête morte plus longue s’allonge selon les courbes de niveau, leur largeur est constante, leur pente

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régulière. Il reste cependant que leur construction n’a jamais exigé un lourd investissement, tous ayant été creusés dans le matériel détritique du fond de vallée.

Figure 6. Un canal au tracé capricieux.

12 Aucune martellière, aucun partiteur, ne jalonne cet écheveau de canaux. L’eau est conduite à la parcelle voulue en édifiant de petits barrages temporaires de pierres, de terre et de mottes d’herbes à chaque embranchement du réseau.

13 Les réservoirs sont constitués d’un gros barrage en forme de croissant qui, en fermant un axe de cheminement des eaux, engendre la formation d’un plan d’eau. Une digue de terre de plus d’un mètre d’épaisseur, plantée de saules et renforcée sur sa face externe et en partie sur sa face interne par de solides murs de pierres, forme le corps de l’ouvrage (fig. 7). Au centre, dans l’épaisseur même de la digue de terre, une brèche permettant le passage d’un individu est ouverte. L’eau est ici simplement retenue par le mur externe. C’est à cet endroit, consolidé de tous côtés par des murs de pierres généralement cimentés, qu’ont été percés les orifices du réservoir. L’un, aménagé dans la partie supérieure du mur et toujours ouvert, est destiné à évacuer le trop-plein. Les autres, percés dans la dalle du fond, s’ouvrent sur une galerie horizontale et servent à la vidange du réservoir. Le remplissage du réservoir s’effectue par obturation de ces orifices d’une douzaine de centimètres de diamètre (et au nombre d’un, deux ou trois) à l’aide de grosses mottes de terre herbeuse. L’ouverture s’opère à l’aide d’une longue perche dont on se sert pour repousser les mottes. Tous les réservoirs ne sont pas similaires. Le plus ancien6, qui est également le plus restreint en superficie, possède un unique orifice horizontal aménagé au pied du mur que l’on ferme pareillement à l’aide de mottes. Enfin, quelle que soit leur taille, les réservoirs sont les seuls ouvrages de l’oasis entretenus tous les ans, et de façon collective.

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Figure 7. Réservoir d'irrigation de l'oasis de Sabu.

14 Au printemps, l’eau du torrent, insuffisante pour irriguer simultanément un grand nombre de champs, est distribuée selon un tour impliquant l’ensemble des réservoirs et des canaux. Le tour est supervisé par trois responsables villageois, seuls en charge du fonctionnement des différents ouvrages hydrauliques. Chaque soir, ils ferment les réservoirs afin de collecter l’eau du torrent, abondante de nuit. En effet, en raison du délai entre la fusion de la neige des hauteurs aux heures les plus chaudes de la journée et l’arrivée de l’eau de fonte dans la vallée, les crues se produisent dans l’oasis en soirée et de nuit. Puis, au matin, alors que des montagnes ne descend plus qu’un faible débit, les trois responsables ouvrent les réservoirs, assurant ainsi une redistribution du flot du torrent à des heures nettement plus favorables au travail agricole. Les canaux sont alimentés à tour de rôle, selon l’ordre dans lequel se succèdent leurs prises de l’amont vers l’aval. Enfin, le long d’un canal, l’eau est distribuée champ après champ, au fil de l’eau, pendant le temps jugé nécessaire au besoin des plantes7. La technique d’irrigation 15 En début de saison, un premier arrosage permet de préparer les champs au futur travail du sol. Toute l’eau qui s’échappe d’un réservoir est alors dirigée vers un seul champ : on souhaite en effet un fort débit pour imprégner le sol en profondeur. L’eau pénètre dans la parcelle par plusieurs brèches découpées dans le talus de la rigole d’alimentation du champ, elle-même creusée au pied du mur de la terrasse supérieure. Quelques individus épandent le flot d’eau le plus uniformément possible à l’aide d’une pelle légère à la lame étroite. Labour à l’araire et semis seront ensuite effectués simultanément, après une durée variable suivant la qualité du sol. Une fois les jeunes pousses de céréales sorties de terre, des planches d’irrigation sont dessinées dans chaque parcelle. Pour cela, on racle la terre et on la rassemble à l’aide d’un instrument constitué d’une planchette de bois fixée sur un long manche, dans le but de former des bourrelets de

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terre d’une dizaine de centimètres de haut. L’instrument permet également d’effectuer un planage grossier. Par la suite, la technique d’irrigation consistera à faire ruisseler une lame d’eau, en continu, le long de chacune des planches du champ. Au cours du trajet de la lame d’eau, une partie du débit s’infiltre ; le reste est évacué en bout de parcelle et tombe du haut du mur de la terrasse arrosée dans la rigole de la terrasse située en contrebas (fig. 8, 9 et 10). Cette eau « perdue » en bout de parcelle est appelée « colatures » ou « fuyants » dans le jargon hydraulique. Localement, on la nomme shabtchou (T. zhabs-chu), « l’eau (qui tombe) au pied ». On l’oppose à matchou (T. ma- chu), « l’eau mère », issue directement du réseau.

Figure 8. La technique d'irrigation. Représentation schématique du trajet de l'eau lors de l'irrigation des deux premières planches d'un champ en terrasse (vu de dessus). L'eau (ma-chu) ruisselle le long de la planche irriguée et s’infiltre en partie, l’eau en excédent (zhabs-chu) tombant dans la rigole de la terrasse inférieure.

16 Pour l’hydraulicien qui mesure l’efficience technique de l’irrigation au regard de l’économie d’eau, l’observation en milieu oasien d’une technique de ce genre a de quoi étonner. En effet, l’eau n’y est pas, comme on pourrait s’y attendre, appliquée avec parcimonie. Au contraire, le volume d’eau infiltré dans la parcelle s’avère, du fait des colatures, dérisoirement faible par rapport au volume d’eau réellement apporté.

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Figure 9. Arrosage d'une planche d'irrigation dans un champ de pommes de terre.

17 À cette technique s’oppose celle par submersion, plus commune en milieu aride (elle est appliquée à la culture de l’orge dans de nombreux systèmes irrigués des montagnes sèches du Maroc, du Yémen et du Nord Pakistan par exemple), qui consiste à maintenir une lame d’eau dans des « bassins » fermés de toutes parts par des bourrelets de terre. Quant aux techniques reposant sur le principe du ruissellement, elles se rencontrent généralement en situation d’abondance en eau. Mais un tel mode d’arrosage ne signifie pas pour autant que l’eau est gaspillée. Lorsque les colatures sont suffisamment abondantes, elles sont le plus souvent récupérées dans le but d’irriguer d’autres parcelles. Au Ladakh, l’ayant droit prioritaire est alors le propriétaire de la terrasse dans laquelle tombe l’eau. Le cas est d’ailleurs fréquent d’un villageois possédant deux ou trois champs qui s’étagent en terrasses les uns en dessous des autres. Au moment des irrigations, celui-ci, ayant pris garde auparavant de dessiner les planches des différentes terrasses dans le prolongement les unes des autres, fait en sorte que le même flux d’eau continu arrose ses champs d’un mouvement ininterrompu. Mais en début de saison, lorsque le débit d’eau disponible pour chaque irrigation est faible, les colatures sont insuffisantes pour irriguer une autre parcelle et se perdent dans la rigole en contrebas.

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Figure 10. Colatures en bout de parcelle lors de l'irrigation d'un champ d'orge.

18 À l’usage peu modéré de l’eau s’ajoute un second inconvénient. Les villageois évoquent souvent les effets particulièrement érosifs de cette technique, le flot d’eau pouvant en effet entraîner le départ des couches superficielles du sol et provoquer l’éboulement des murs des terrasses. Il leur est de ce fait souvent nécessaire de réparer les murs, parfois de ramener de la terre sur les parcelles, en fin ou début de saison.

19 De la prise à la parcelle, l’eau est donc mise en mouvement au moyen d’ouvrages simples qui font intervenir le seul principe de gravité. Hormis le cas des réservoirs, leur aménagement a exigé peu d’investissements et de moyens techniques. D’un point de vue technique, l’observation du système irrigué met par ailleurs en évidence ce qui, de prime abord, peut apparaître comme des dysfonctionnements aux yeux d’hydrauliciens. Comment, en effet, interpréter le dessin « inorganisé » du réseau dans les parties anciennes de l’oasis, le trajet capricieux et l’aspect peu artificiel des canaux de cette même zone, enfin la technique d’irrigation à l’origine de gaspillages d’eau et de dégâts sur les terrasses ? Essai d’interprétation historique des « dysfonctionnements » du système d’irrigation 20 S’ils étonnent dans un système de dérivation, ces caractères ne sont pas sans rappeler d’autres formes d’irrigation. L’aménagement de voies naturelles d’écoulement de l’eau dans le but de créer un réseau de distribution —et n’est-ce pas en effet le dessin d’un cours d’eau naturel aux multiples chenaux capricieux, qui semble comme imprimé dans le cœur de l’oasis de Sabu ?— constitue une pratique dont je ne connais pas de description de visu. Toutefois, la réactivation de bras naturels de cours d’eau pour l’irrigation a été mise en évidence par les archéologues, pour le milieu très spécifique des plaines d’inondation des grands fleuves. Cette technique est assez singulière pour qu’ils la considèrent comme représentative d’un stade d’évolution hydraulique, plus précisément comme le premier type d’irrigation mis en place dans les plaines arides des grands fleuves8. Par ailleurs, le géographe Pierre Gentelle, spécialiste des systèmes d’irrigation antiques, décèle également une telle pratique dans le réseau du vaste cône

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alluvionnaire de rivière de l’oasis de Khanabad en Bactriane (Asie centrale). Selon ses observations, le cône aurait été « construit par la divagation de plusieurs chenaux d’écoulement, utilisés ou abandonnés au gré des crues annuelles de la rivière ». Par la suite, « les anciens chenaux sont devenus des drains fossiles ». « Il était cependant facile de procéder à la remise en eau de tout le cône d’alluvions, en pratiquant une brèche dans la terrasse […] pour que l’eau puisse s’écouler le long des génératrices du cône, soit en réutilisant les anciens chenaux, soit en suivant des canaux aménagés le long d’autres génératrices ». Dans ce réseau, la technique d’irrigation « consiste à utiliser les hautes eaux de juin et juillet pour inonder les champs » (Gentelle 1989 : 101-102). Si le milieu de l’oasis de Khanabad diffère des petites vallées de torrents et cônes de déjection accueillant les modestes oasis du Ladakh central —notamment par sa pente très faible (0,6 à 0,7 % à Khanabad contre 10 % en moyenne à Sabu)—, certains des caractères du système de Sabu rappellent d’autres systèmes d’épandage de crue visant tout autant à la récupération de l’eau qu’à celle des limons —systèmes caag en Somalie, sayl au Yémen, jessour en Tunisie et arroyo en Amérique 9. La plupart sont caractérisés par des barrages multiples, semi-perméables et temporaires, dérivant chacun une part des eaux de crues d’un torrent sur ses rives aménagées en parcelles à l’aide de petits murets de pierre disposés en travers du sens d’écoulement de la nappe d’eau. Les champs sont alors arrosés au fil de l’eau par le flot qui s’écoule de marche en marche en abandonnant progressivement sa charge10.

21 À partir de là, c’est en appréhendant les différentes particularités du système irrigué de Sabu de manière holistique et historique que celui-ci retrouve à nos yeux sa cohérence. Loin d’être figé, tout système irrigué traditionnel est en effet historiquement et socialement constitué. Partant, les aspects techniquement inadaptés que de tels systèmes semblent présenter, s’ils ne répondent à aucune logique sociale, sont à envisager comme hérités d’une phase plus ancienne d’aménagement hydraulique11. Dans le cas du Ladakh central, cette première phase aurait permis de coloniser les petites vallées de torrent en exploitant les conditions naturelles du milieu, c’est-à-dire en utilisant des chenaux naturels d’écoulement de l’eau en guise de réseau de distribution et en valorisant les eaux de crues chargées en limons afin de créer des champs.

22 À la lumière des données précédentes et de diverses observations portant sur le réseau de Sabu, on peut imaginer l’évolution suivante (fig. 11). Au départ, le cours d’eau non stabilisé coule sans tracé privilégié dans une vallée qu’il comble progressivement de matériaux. Au gré des crues, le torrent divague, emprunte divers chenaux qu’il abandonne ensuite définitivement ou réinvestit au retour des hautes eaux. L’observation d’écoulements temporaires sur des sites proches de Sabu, mais vierges de toute installation humaine, révèle de tels dessins. Les placages de sédiments fins formés dans l’entrelacs des chenaux sont les premiers espaces mis en valeur. Tout l’art des premiers autochtones a probablement consisté à aménager les chenaux naturels et épandre sur les îlots interstitiels l’eau abondante des crues. De petits alignements de pierres nues, disposés en travers de la pente en épousant les courbes du relief, ont pu permettre de ralentir le flot, favorisant ainsi l’infiltration. Aujourd’hui encore, de tels alignements s’observent dans les champs de luzerne non nivelés de Sabu. Marche après marche, l’eau a également déposé sa charge d’alluvions, contribuant ainsi à la création d’un sol12. Les profils des terrasses de l’oasis, caractérisés par une épaisseur homogène d’éléments fins sablo-limoneux sur toute leur hauteur, en témoignent. Ils contrastent fortement avec les profils observés dans le matériel des zones désertiques voisines, qui

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ne révèlent pour leur part qu’un mélange de sable, de galets et de blocs. Il y a bien eu apport de limons. Peu à peu, le niveau des sols arrosés a pu s’exhausser, la pente s’adoucir. Les murs des terrasses ont sans doute été élevés au fur et à mesure que l’épaisseur des sédiments augmentait. L’étape suivante a pu voir la stabilisation du cours d’eau sur l’un des bords de la vallée, celui-ci s’encaissant jusqu’à trouver sa pente d’équilibre. Dès lors, l’eau des crues n’a plus emprunté que ce trajet privilégié, les autres chenaux jouant le rôle de canaux. Enfin, l’aménagement de la vallée s’est progressivement étendu. De « vrais » canaux ont été creusés afin de mettre en valeur les zones périphériques, inaccessibles au moyen des chenaux naturels. Dans une telle oasis, une voie de transport de l’eau orientée dans le sens de la pente —et utilisant donc le trajet naturel de l’eau— peut être qualifiée de chenal ; en revanche, une voie de transport de l’eau effectuant un angle avec la ligne de plus grande pente est forcément artificielle et correspond à un canal.

Figure 11. Etapes de mise en valeur d’une vallée de torrent.

23 Même si un tel scénario appartient au domaine hypothétique, notamment parce que la mise en valeur de la vallée n’a laissé aucune trace dans les mémoires (en raison de son ancienneté ?), il apporte un éclairage nouveau quant aux « dysfonctionnements » du système irrigué de Sabu. Ainsi, les canaux de Lungs et de Yoknos, au parcours et à l’aspect si curieux, seraient d’anciens chenaux naturels aujourd’hui intégrés au réseau. Enfin, la technique actuelle d’application de l’eau à la parcelle, érosive et prodigue en eau, se conçoit mieux quand on l’envisage en continuité avec une technique ancienne d’épandage des crues. Le principe y est dans les deux cas le ruissellement. Le rapport de filiation qu’entretiennent les deux apparaît d’autant plus flagrant qu’il n’est pas rare aujourd’hui encore d’observer des terrasses superposées arrosées au moyen d’une même lame d’eau.

24 D’autres arguments confortent ces hypothèses. Concernant les chenaux naturels d’écoulement de l’eau en guise de réseau de distribution, celui de l’analyse lexicale n’est pas le moindre. S’il existe en effet un terme ladakhi assimilable à « canal » (youra, T. yur-ba), c’est le terme tokpo (T. grog-po), au sens proche de « ravin » et qualifiant par là le lit des torrents, qui lui est préféré pour désigner également les chenaux principaux du système d’irrigation. Enfin, l’utilisation du trajet naturel de l’eau ne se résume pas à

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l’aménagement d’anciens lits du torrent. Certaines voies du réseau sont d’une origine différente quoique tout aussi naturelle. À Sabu, les villageois n’ont pas oublié que l’un des chenaux de l’oasis résulte du passage d’une coulée de boue qui prit naissance dans un vallon latéral à la suite de pluies exceptionnelles et balaya une partie des terres cultivées de Yoknos en créant une large ravine. Cette dernière fut ensuite intégrée au réseau d’irrigation. Quant à la valorisation des eaux chargées en sédiments afin de créer des champs, outre l’application résiduelle de cette technique dans les parcelles ensemencées en luzerne, le témoignage des voyageurs William Moorcroft et George Trebeck (1971 : 270-271) au début du XIXe siècle révèle qu’un processus similaire était utilisé dans la région dans le but de convertir en terrasses les bas de versants. De petits murets de pierres étaient en effet construits les uns au-dessus des autres, au pied des versants, afin qu’au printemps ils retiennent les sédiments transportés par la neige fondue ruisselant le long des reliefs. Quelles que soient leurs localisations, les terrasses dont il est question dans cet article résultent donc, non pas d’un travail conscient et pénible de terrassement, mais d’un processus lent, progressif, où l’action de l’homme, indirecte, s’est bornée à faciliter l’atterrissement de sédiments transportés par l’eau13. Leurs formes aux lignes courbes et irrégulières, parfois sinueuses, rappellent les contours du relief et s’opposent de manière manifeste à celles, rectilignes et parallèles, des aménagements plus récents de la vallée édifiés selon des techniques de terrassement classiques.

25 Au Ladakh central, région aride himalayenne, la conquête des petites vallées de torrent et de leurs cônes de déjection s’est donc faite selon un mode original, peu exigeant en travail et moyens, et consistant à valoriser les voies naturelles d’écoulement de l’eau et à domestiquer l’eau des crues. Elle a pu être menée par de petits groupes humains non organisés. Une analyse plus approfondie a montré que l’espace hydraulique de l’oasis de Sabu semble être le résultat d’une construction progressive sans intention collective au départ. Rien d’étonnant alors à ce que cette construction n’ait laissé aucun souvenir dans les mémoires. Les réservoirs, ouvrages dont l’édification a exigé des moyens humains plus conséquents, appartiennent en revanche à une autre étape de la vie du réseau, plus tardive, qui a vu la mise en place d’un ordre collectif avec l’instauration d’un tour d’eau. Cette étape, qui a peut-être coïncidé avec une phase de saturation du réseau, semble avoir été instituée par le pouvoir royal14. Aujourd’hui, tout en présentant les caractères d’un réseau de dérivation, le système d’irrigation de Sabu peut être considéré comme une évolution de la lignée technique crue15.

26 Issu de l’histoire, le système irrigué la cristallise en partie. Pour des raisons évidentes, l’aspect des systèmes que les ethnologues ont le plus souvent analysé, en y décelant des survivances du passé, est celui de l’organisation sociale de la distribution de l’eau. D’une part, on peut la considérer comme l’expression des rapports sociaux et politiques qui sous-tendent la société qui la met en pratique ; d’autre part, les règles qui lui sont associées évoluent souvent plus lentement que les structures sociales et politiques elles-mêmes. C’est ainsi que l’on a pu dire que le « tour d’eau révèle un ordre ancien »16. Si le tour d’eau et ses règles sont significatifs, d’autres aspects des systèmes irrigués parlent également à qui sait les lire. Ainsi, le dessin du réseau, qui s’inscrit de façon rigide —et donc relativement stable— dans l’espace, a-t-il souvent valeur de discours. Parfois, ce sont les techniques d’irrigation elles-mêmes qui semblent constituer les témoins d’une lointaine étape de construction. À l’observateur de démêler les éléments du passé de ceux plus récents dans le but de reconstruire l’histoire du réseau. Signe symptomatique : les caractères physiques, techniques ou sociaux hérités d’étapes de

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construction antérieures apparaissent de prime abord, à un regard extérieur préoccupé uniquement d’efficience technique, comme des « dysfonctionnements ». Mais, on l’aura compris, il ne s’agit en rien de dysfonctionnements aux yeux des usagers. Et lorsqu’ils apparaissent comme tels sous la pression de nouveaux facteurs environnementaux, sociaux, économiques et/ou politiques, ces caractères peuvent être amenés à évoluer. Ainsi, à Sabu, en situation de pénurie d’eau, il arrive que, dans un souci d’économie, un villageois qui inonde sa parcelle pour la préparer au labour en ferme l’extrémité au moyen d’un bourrelet de terre afin d’éviter que l’eau ne s’échappe de trop. La rareté de la ressource conduit alors à préférer un mode d’application de l’eau plus proche de la submersion. La flexibilité technique est d’ailleurs une qualité des petits réseaux dépourvus d’aménagements lourds que l’on reconnaît aujourd’hui17. Elle apparaît particulièrement essentielle dans les milieux de montagne qui se caractérisent par une forte instabilité due à l’importance de l’activité tectonique et des processus géomorphologiques de surface. C’est ainsi que les aménagements simples et de taille réduite de Sabu s’avèrent, par la souplesse qu’ils permettent, mieux à même de surmonter les risques aléatoires liés au milieu, tels que les crues du torrent et les glissements de terrain.

27 V. L. Remerciements Je remercie Jean-luc Sabatier, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et initiateur de la formation « Gestion Sociale de l’Eau » du Centre national d’études agronomiques des régions chaudes (CNEARC). Sans lui, je n’aurais pu mener à bien le travail de recherche à l’origine de cet article.

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NOTES

1. G. Bédoucha met en avant ce point de réflexion dans la partie Irrigation qu’elle a rédigée pour le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (Bonte & Izard 1992). Des passages de son livre L’Eau, l’amie du puissant en donnent une bonne illustration (1987). De nombreux autres auteurs révèlent le fait, principalement dans des sociétés lignagères. Parmi les ouvrages récents traitant d’irrigation et alimentant cette réflexion, citons ceux de F. Wateau (2002) et O. Aubriot (2004). Dans le canton de Melgaço, au nord du Portugal, les tours d’eau étudiés par F. Wateau respectent l’ancienneté quant à l’installation sur le territoire. Dans la communauté villageoise du Népal central décrite par O. Aubriot, le tour d’eau s’attache à l’organisation lignagère. 2. Ils ont été étudiés par ailleurs (Labbal 2000 et 2001). 3. La Chronique royale ladakhie, document vraisemblablement compilé au XVIIe siècle puis régulièrement complété jusqu’au XIXe siècle, énumère les rois successifs du Ladakh et les faits prestigieux qui leur sont attribués. Elle a été traduite et publiée en 1926 par le missionnaire morave A. H. Francke. Le nom de Sabu y apparaît pour la première fois associé à un souverain qui régna semble-t-il au XIVe siècle : il est dit qu’il y fonda un « bourg » rattaché au château local (Francke 1977 : 36). 4. Les toponymes ou termes ladakhis cités dans l’article sont écrits en phonétique. Lorsqu’ils sont traduits, leur étymologie tibétaine (notée selon la translittération de Wylie) est signalée en italiques et précédée d’un T. 5. Linden Vincent identifie huit types de systèmes d’irrigation dans les régions de montagne (selon la ressource en eau et la technique de mobilisation de cette ressource), parmi lesquels les systèmes de dérivation sont de loin les plus communs. Ces systèmes de dérivation dépendent généralement d’un ou plusieurs longs canaux (Vincent 1995 : 34-45). Des spécialistes de la conception des réseaux insistent eux aussi sur la longueur importante des têtes mortes des canaux d’alimentation dans les régions de montagne : « A feature of most gravity irrigation system in rolling topography is the considerable distance between the headworks and the command area » (Yoder 1994 : 85). La

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récurrence de ce type de dessin en région de montagne ressort également des différentes contributions regroupées dans l’ouvrage collectif Sharing Water édité par Hermann Kreutzmann et traitant de l’arc Hindukush-Karakoram-Himalaya, ainsi que de nombreuses autres publications, parmi lesquelles celles de Anil Agarwal & Sunita Narain (1997 : 36-49) pour l’Himalaya occidental et de Olivia Aubriot (2004 : 33) pour le Népal central. 6. L’âge des réservoirs n’a pu être établi. Les villageois leur attribuent de « très nombreuses années », sans nous renseigner davantage. La présence de « natural (sic !) reservoirs » est par ailleurs mentionnée par des voyageurs occidentaux qui visitèrent le Ladakh au début du XIXe siècle (Moorcroft & Trebeck 1971 : 270). 7. Cet exposé sommaire ne rend pas compte de toute la subtilité et la souplesse du tour d’eau (Labbal 2000 et 2001). 8. Ce sont principalement les archéologues russes, dont les travaux non traduits ont été commentés par Pierre Gentelle, qui font le point sur la question en s’intéressant aux anciennes formes d’irrigation dans les plaines fluviales d’Asie centrale (Gentelle 1989 : 83-87). Ils distinguent un stade primitif d’irrigation (qualifié d’irrigation naturelle) localisé dans les lits d’inondation des fleuves ou des rivières : il s’agit d’ensemencer les zones régulièrement submergées par les crues, le développement des plantes étant ensuite assuré par l’humidité du sol naturellement entretenue. Mais cette pratique qui laisse l’arrosage des terres aux soins de la nature ne peut être que limitée dans l’espace. C’est la remise en usage d’anciens chenaux de crue qui aurait tout d’abord permis, avec des moyens techniques et humains limités, d’étendre ce système. On peut considérer que la véritable irrigation, définie par la modification dans le temps et/ou l’espace de la répartition de l’eau en vue de permettre ou d’améliorer le développement de plantes, commence là. Karl W. Butzer (1976) envisage la même évolution pour la plaine du Nil. 9. Cf. Barrow (1999 : 75-79, notamment le schéma 4.2.c de la page 78). 10. Dans sa classification des systèmes irrigués de montagne (voir note 5), Linden Vincent distingue également les systèmes de crue, qu’il définit technologiquement ainsi : « The technology of spate systems varies with location in a valley. In the upper parts of valleys, diversion structures supply canals dug at the outer margins of the valley, from which blocks of fields are irrigated from the canals, often on a field-to-field basis flowing back towards the river bed. Lower down the valley, bunds are often built directly across the river bed to raise water levels and utilize the residual flows left by canal offtakes upstream. Water is allowed to spill directly from the river on to the fields nearby, which are again irrigated on a field-to-field basis » (Vincent 1995 : 40). Lire par exemple la description du système sayl chez Daniel Martin Varisco (1983 et 1996) et Ueli Brunner (1985). 11. À Sabu, les caractéristiques décrites ne peuvent en effet s’expliquer par une logique sociale. 12. Cette technique de conservation du sol et de l’eau est utilisée de longue date en Afrique de l’Ouest (Barrow 1999 : 31 et 32, fig. 2.4.a). La construction progressive de terrasses par l’édification le long des courbes de niveaux d’alignements de pierres (mais aussi de claies ou de fossés doublés d’un talus en amont) tirant profit des eaux de ruissellement a déjà été maintes fois observée (Barrow 1999 : 31-41). 13. Par ailleurs, contrairement à leurs homologues cévenoles et péruviennes (pour ne citer qu’elles) qui ont été sculptées sur le flanc des montagnes, les terrasses du Ladakh ont été modelées sur un milieu bien plus meuble et aisé à façonner : le matériel détritique des fonds de vallée, des éboulis de versants et des cônes de déjection. Le

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lourd investissement nécessaire à la construction des premières fait l’objet du livre de Philippe Blanchemanche (1990). 14. Les responsables du tour d’eau étaient autrefois des fonctionnaires royaux. Par ailleurs, les réservoirs semblent avoir été au départ associés à des « quartiers », unités administratives villageoises qui furent instaurées par le pouvoir royal (Labbal 2001). 15. Le concept de lignée technique mis en avant par François Sigaut (1987) a été appliqué à l’irrigation par Yasmine Marzouk (1989). Celle-ci définit la lignée technique en irrigation comme l’association d’un principe de fonctionnement, correspondant à un principe physique, à une opération déterminée du processus hydraulique agricole. 16. La phrase est de Jacques Berque ; elle est tirée d’un chapitre intitulé, très significativement : « L’ordre d’irrigation comme archive » (1955 : 157-159). 17. Cette réflexion apparaît notamment dans la conclusion de l’ouvrage collectif Histoire et Devenir des paysages en Himalaya publié sous la direction de Joëlle Smadja.

RÉSUMÉS

Cet article décrit un système irrigué du point de vue technique. Il prend en compte l’architecture du réseau, le type d’ouvrages hydrauliques (structure et fonctionnement) et la technique d’application de l’eau à la parcelle. Le système s’avère original par le fait que chacune de ses trois composantes présente des caractères ne répondant pas à la recherche d’une efficience technique optimale eu égard au milieu. L’interprétation de ces caractères est effectuée en recourant à l’histoire technique du réseau : ils peuvent en effet se concevoir comme des survivances d’une étape antérieure de mise en valeur du milieu. Précisons que l’emploi du terme « dysfonctionnement » ne préjuge en rien de la qualité des systèmes irrigués traditionnels. Au contraire, il est question ici de participer à leur réhabilitation (s’il en est encore besoin), en insistant sur l’importance de l’interprétation historique.

INDEX

Keywords : oasis Mots-clés : Himalaya, interprétation historique, Ladakh, système irrigué, techniques hydrauliques

AUTEUR

VALÉRIE LABBAL Ingénieur agronome et ethnologue

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L’écobuage andin Questions sur les origines, l’extension, les modalités et le devenir d’une technique d’ouverture des champs de pomme de terre sur puna humide (Cochabamba, Bolivie).

Margot Jobbé Duval, Hubert Cochet et Jean Bourliaud Bourliaud

1 Bien que cette technique ait été décrite en détail par Olivier de Serres et Duhamel du Monceau dans le contexte de l’ancienne agriculture européenne, le déclin de cette pratique et sa disparition en Europe occidentale au cours du XXe siècle d’une part, le flou croissant dans l’usage de ce mot et sa confusion de plus en plus fréquente avec des pratiques relevant de l’essartage d’autre part, ont imposé une clarification de ce terme au début des années 1970, clarification que l’on doit à Roland Portères et à François Sigaut. Pour ce dernier, l’écobuage, en tant que méthode d’ouverture à la culture d’un milieu herbacé, le gazon, comprenait cinq phases s’enchaînant dans un ordre précis : le dégazonnement qui consistait à « peler » le sol en détachant de grandes, mais minces, mottes de gazon à l’aide d’outils aratoires plus ou moins spécifiques ; le séchage des gazons, c’est-à-dire de ces mottes, éventuellement retournées, mais jamais secouées de sorte que la terre reste accrochée aux racines du gazon ; la construction des fourneaux, véritables fours pouvant atteindre un mètre de haut résultant d’un subtil agencement des mottes ; le brûlage, combustion lente et incomplète, à l’étouffé, de ces fours ; et enfin, l’épandage des cendres, ou plutôt de ce qui reste des fours après leur affaissement consécutif à la combustion (Sigaut 1975 : 14). « Les plaques de gazon ou de touffes racinées […] sont mises à sécher, groupées en meulons sur le terrain écorché qui sera livré à la culture […] ; il s’agit d’obtenir un ensemble cendro-terreux qui est réparti sur le terrain à cultiver en vue de modifier ses propriétés physiques, physico-chimiques et chimiques, le rendant apte à supporter une culture » (Portère 1972 : 154).

2 Malgré la clarté de ces descriptions et la précision du terme, la méconnaissance de cette technique de préparation des champs, ou son oubli, ont conduit à utiliser ce mot écobuage pour désigner toute sorte d’usage du feu en agriculture, en particulier les pratiques d’essartage (Barrau 1972), mais aussi celles visant à rafraîchir les pâturages par un feu courant1.

3 Tout comme l’écobuage, l’essartage, ou agriculture sur abattis-brûlis, a bien pour objectif d’ouvrir à la culture, pour quelques années seulement, une parcelle n’ayant pas

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fait l’objet de mise en culture depuis longtemps et recouverte de végétation spontanée. Au-delà de cet objectif commun, tout sépare ces deux modes de préparation du champ : on essarte un milieu boisé, ligneux, alors que l’écobuage s’attaque à un couvert herbacé dense, landes océaniques de l’Europe du Nord-Ouest, savanes africaines ou, nous le verrons, puna humide dans la cordillère des Andes ; les outils de l’écobuage, outils aratoires, n’ont rien à voir avec ceux de l’essartage, haches et machettes ; les gestes et l’enchaînement des mouvements sont différents, le temps de travail nettement plus conséquent pour l’écobuage...

4 Bien que l’écobuage soit beaucoup moins répandu de par le monde que les pratiques relevant de l’agriculture sur abattis-brûlis, « l’écobuage, partout dans le monde, a été utilisé comme une opération agricole, une forme de mise en exploitation de terres incultes, parce que incultivables avec les moyens et les voies dont on disposait » (Portères 1972 : 156). Disons simplement que l’écobuage fut largement pratiqué dans de vastes franges de l’Europe du Nord-Ouest, en particulier pour mettre en culture, temporairement, les landes océaniques, les tourbières ou les herbages du Massif central ou des Ardennes. Si cette technique est maintenant éteinte dans cette partie du monde, on la retrouve aujourd’hui, intacte dans l’enchaînement des cinq interventions décrites par François Sigaut, dans différentes sociétés agraires. Les buttes mbavuma construites par les agricultrices des plateaux batéké, au Congo (Brazzaville), après défrichement de la savane, s’inscrivent exactement dans le cheminement technique de l’écobuage2 tout comme les fourneaux de mottes herbeuses que l’on confectionnait, avant leur interdiction par les autorités, dans le massif du Fouta-Djalon (Guinée) pour mettre en culture les zones humides (Ibid. : 175-181). Beaucoup plus haut en altitude et sur une sorte de pelouse dense et rase de montagne, il nous a été donné d’observer certains agriculteurs des hauts plateaux éthiopiens réalisant exactement le même type de travail d’ouverture en vue d’une mise en culture temporaire3. Même chose chez les Guzrath en Inde (Bombay), selon les descriptions de J. Mollison (Ibid. : 194)4.

5 Rien de tel n’avait pourtant été décrit, à notre connaissance, pour les pays andins. Dans les Andes centrales, c’est surtout le labour en groupe à la chakitaklla qui a attiré l’attention des chercheurs, tant par son originalité que par la charge culturelle associée à l’outil préhispanique, la préparation du champ par plusieurs passages croisés de l’araire dominant, par ailleurs, la plupart des régions andines. Un véritable écobuage (q’ulacha), en bien des points comparable à l’archétype présenté par François Sigaut, est pourtant pratiqué, non point sporadiquement mais à très large échelle, dans la Cordillère de Cochabamba, en Bolivie (Carte 1).

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6 Carte 1. Région où a été observé l’écobuage.

7 Ce massif montagneux, sorte de diverticule oriental des Hautes Andes est encastré entre le piémont amazonien, au nord et à l’est, la vallée de Cochabamba au sud, et la Cordillère royale à l’ouest. Cette région présente une alternance quasi régulière de synclinaux perchés et d’anticlinaux creusés en larges combes par l’érosion, dont les lignes de crête s’affaissent au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’Amazonie. Entre les sommets rocheux des derniers soubresauts orientaux des Andes, qui culminent entre 4700 et 4800 mètres, s’encastrent de hautes vallées synclinales presque plates, entre 4000 et 4300 mètres, tandis que les cœurs anticlinaux se creusent de vallées aux pentes plus accentuées. Entre 3500 et 3900 mètres, ces vallées sillonnées de nombreux petits cours d’eau présentent aujourd’hui une mosaïque de petits champs de pomme de terre alternant avec des friches herbeuses de longue durée, ou repos pâturé, répartis en ensembles jointifs selon un assolement réglé, l’aynuqa5. Au sein de ce vaste ensemble, la région d’Altamachi, située au nord de la province d’Ayopaya, dans le département de Cochabamba, a fourni l’essentiel des observations et entretiens réalisés sur cette pratique de l’écobuage. L’ « idéal-type » de l’écobuage andin 8 Dans le cas de l’idéal-type de l’écobuage andin, il s’agit de mettre en culture, pour au moins un cycle de pomme de terre (espèces amères ou douces6), un espace de pâturage appelé puruma, peuplé d’un couvert dense de touffes de graminées siliceuses désignées sous le nom générique ichhu. Ce mot puruma, qui est immanquablement traduit par tierra vírgen (terre vierge), renvoie en fait à plusieurs réalités, mais qui se rejoignent.

9 Ce peut être effectivement une terre n’ayant jamais été mise en culture, mais qui possède, aux yeux de la personne qui prend la décision de la retourner, un certain potentiel de fertilité ; et on ne la désigne comme telle qu’à partir du moment où la décision de la retourner est prise7. Dans ce cas, ces terres sont contrôlées par la communauté paysanne, et il faut solliciter auprès des autorités l'autorisation de les mettre en culture. Si la mise en culture d'une parcelle de puruma découle d'une réponse ponctuelle à un excédent de force de travail, ou de semences, à un pronostic climatique

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favorable pour la saison à venir, alors l'agriculteur laissera ensuite la parcelle «redevenir» puruma. En revanche, si la volonté d'ouvrir à la culture une parcelle de puruma s'inscrit dans un processus d’élargissement de la sole cultivée en pomme de terre, alors l'agriculteur va garder ses droits individuels en enclosant la parcelle, et en la faisant basculer dans le système de culture de pomme de terre commerciale (cf. infra).

10 Une parcelle puruma peut aussi être une terre ayant déjà été travaillée, mais dont la mémoire de cette mise en culture s’est perdue, ou dont la période de friche qui la sépare de la période de culture précédente est suffisamment longue pour que se soit reconstitué un couvert végétal garant d’un certain niveau de fertilité8.

11 Ainsi, les gestes de l’écobuage qui se rapprochent le plus de l’idéal-type décrit par les paysans ont pu être observés à la fois sur les terres de pâturage d’altitude (puruma au sens de terre vierge jamais cultivée jusque-là), et sur les terres d’assolement réglé, suite à une longue période de repos pâturé, de plus de huit ans généralement (puruma au sens de terre fertile, ayant reposé). La puruma, c’est bien à la fois la terre qui n’a jamais été cultivée, mais qui peut l’être —cela ne concerne pas les rocailles à 5000 mètres—, et celle qui entre dans une rotation, mais dont la durée de repos est suffisante pour lui permettre de retrouver ses caractéristiques de terre vierge —aux yeux des paysans qui l’exploitent— ce qui signifie retrouver un certain niveau de fertilité.

12 Penser en termes d’idéal-type revient alors à la fois à modéliser une pratique qui, nous le verrons, ne s’exprime dans sa totalité que de plus en plus rarement et à retranscrire un idéal profondément ancré dans l’esprit des paysans de cette région et souvent évoqué avec nostalgie lorsque les conditions actuelles ne permettent plus son extériorisation9.

13 Au moins autant que la virginité, c’est donc la fertilité qui caractérise ce milieu, et cette fertilité s’exprime par la densité du couvert végétal et sa composition (abondance relative de certaines graminées, par rapport à d’autres). D’ailleurs, une puruma, on la reconnaît, on la désigne, par la qualité et la densité de l’ichhu qui l’occupe10. La densité du tapis racinaire et des touffes de graminées y est trop importante pour que la force qui peut être déployée par l'attelage utilisé dans ces communautés (un araire et une paire de petits taureaux de race créole) ne soit suffisante. La mise en culture de ces prairies requiert donc d’autres outils, et d’autres gestes. Les gestes de l’écobuage 14 La première étape, thamiy ou warwichu (c’est le mot espagnol barbecho) s’apparente à un véritable labour11. Elle est réalisée à la pioche, appelée chukchuka ou chujchuka (en quechua et aymara), ou encore picota (terme espagnol)12 (Planche 1). Le geste, toujours effectué par les hommes, consiste à dégager en trois ou quatre coups de pioche une grosse motte (ch'ampa) d'environ 45-50x25-30x15-20 cm, retournée ensuite d'un dernier coup de pioche faisant levier. Les mottes ainsi retournées sont mises à sécher, entre quelques jours et plusieurs semaines.

15 L'opération qui suit ce labour d'ouverture est la q’ulacha proprement dite. Elle consiste à réaliser des fours de combustion (Planche 2) en assemblant les mottes résultant du labour d'ouverture et préalablement séchées. La taille et la densité de ces fours sur la parcelle dépendent de la quantité de biomasse accumulée. Les fours, à base circulaire, sont disposés en quinconce, avec un écartement d'environ 1,5 m entre chaque, et mesurent approximativement 1 m de haut pour 1 m de diamètre.

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Planche 1. Thamiy : labour manuel à la pioche

Planche 2. Q’ulacha , première étape : constitution des fours d’écobuage.

16 Femmes et enfants aident à la construction des fours, en agençant les mottes avec la partie aérienne tournée vers l'intérieur, et c'est ensuite généralement l'homme qui

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enclenche la combustion, avec une poignée de paille embrasée, au moyen d'une ouverture ménagée selon les vents dominants et qui sera par la suite refermée13. Il faut ensuite surveiller la combustion au cours de la journée, en la réanimant au besoin. Pour cela, on prélève à la pelle un peu de terre brûlante, en combustion, d'un four qui « tire bien », et on l'enfouit dans celui qui s'éteignait, c’est la nich’illa14. Petit à petit, les fours s'affaissent et prennent une couleur rouge brique due à la cuisson des argiles15 (Planches 3 et 4).

17 Après les avoir laissé fumer au moins un jour et une nuit, on peut procéder à la volteada (c’est le terme castillan communément employé, peut-être que l’équivalent vernaculaire serait piqtuy/pijtuy), opération qui consiste à étaler sur l'ensemble de la parcelle le résultat de l'écobuage16.

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Planche 3. Q’ulacha, deuxième étape : combustion incomplète à feu couvert.

Planche 4. Q’ulacha, troisième étape : résultat de l’écobuage.

18 On voit que q’ulacha désigne en fait les opérations 3 à 5 de l’archétype décrit par Sigaut (supra), les deux premières (labour d’ouverture et séchage des mottes) étant désignées indépendamment.

19 Le premier labour d'ouverture, sur terres de puruma peut être d'emblée assez profond (jusqu’à 20 cm) pour qu'il ne soit pas nécessaire, au moment de la volteada, d'augmenter sa profondeur. L’épaisseur des mottes de terres découpées par ce premier passage est donc nettement supérieure à celle obtenue dans l’écobuage tel qu’il se pratiquait en Europe. Cette grande épaisseur n’est compatible qu’avec des sols extrêmement riches en matière organique et donc susceptibles de se consumer dans le cadre d’un rapport biomasse aérienne/biomasse souterraine relativement faible....

20 Le terrain est maintenant prêt pour les semis. En terme de temps de travail, les travaux de préparation du sol solliciteraient approximativement 85 homme-jours de travail par hectare : 40 homme-jours de labour d'ouverture à la pioche, 25 homme-jours pour l’opération de la q'ulacha proprement dite et 20 homme-jours pour la volteada) 17. Cette quantité considérable de travail nécessaire pour la simple préparation du sol est cependant comparable aux estimations réalisées dans d’autres régions du monde. François Sigaut parle de 45 à 70 journées de travail dans l’ancienne agriculture européenne où les plaques de « gazon » détachées étaient beaucoup moins épaisse qu’à Altamachi (1975 :158-161). Sur les plateaux batéké du Congo, la confection des buttes après défrichement de la savane exige quelques 120 journées de travail à l’hectare… (Serre-Duhem 1995). Ce que prépare l’écobuage

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21 En tant que mode de préparation du champ la q’ulacha doit être replacée dans l’itinéraire technique du système de culture, dont elle est partie prenante18 (le système de culture décrit ci-dessous sera noté S. C. n° 1).

22 En haute altitude, les conditions climatiques sont particulièrement sévères, et la période de croissance végétative en est réduite d'autant. C’est pourquoi les parcelles de puruma doivent être impérativement semées entre les fêtes religieuses de Exaltación de la Cruz, le 14 septembre, et Todos Santos, le 1er novembre (avant, les risques de gelée tardive sont trop importants et entraveraient fortement le processus de germination et de croissance, et au-delà le développement de la pomme de terre ne pourrait être achevé avant l'arrivée des premières gelées). Ce système de culture entre donc dans le cycle de la wata tarpuy, ou jatun tarpuy, c'est-à-dire les grandes semailles de l'année. Ce cycle ne se cale pas seulement sur les prévisions de gelées et de grêle, mais aussi sur la durée de la saison des pluies19.

23 Selon l’équipement dont dispose l’agriculteur et la configuration du terrain (notamment la pente), le semis peut être réalisé à la houe (qayllu) ou à l’araire. Si l’agriculteur dispose d’un araire et que la pente du terrain est faible, l’homme qui conduit l’attelage cherche à enfoncer le soc, en l’inclinant également sur le côté, afin d’augmenter la profondeur de la raie (le dénivelé raie et crête inter raie est ainsi d’environ 20-25 cm, avec une profondeur réelle de 5-10 cm ; deux crêtes étant espacées d’environ 60 cm). Lorsque l’outillage est manuel, l’homme travaille à petits coups de houe, à reculons, en ouvrant les raies depuis le haut vers le bas de la parcelle. L’orientation des raies (notamment leur inclinaison par rapport aux lignes de plus grande pente) n’est pas laissée au hasard. Selon les pronostics concernant le climat (et tout particulièrement le volume et la répartition des précipitations), la connaissance fine de la parcelle (et son mode de rétention de l’eau), on construira les raies plus ou moins parallèlement au sens de la pente, pour favoriser ou au contraire freiner l'écoulement des eaux.

24 Derrière l'homme, c’est une femme pieds nus portant les semences dans un aguayo (un carré de tissu) tenu en bandoulière qui, à chaque pas, en dépose une, qu'elle enfonce un peu ensuite dans le sol avec le pied. L'homme repasse directement derrière la femme pour refermer la raie. S'il travaille avec l'araire, les taureaux font demi-tour, en inclinant cette fois-ci l'instrument dans l'autre sens et en faisant pénétrer le soc beaucoup moins profondément, effleurant presque la surface du sol. À la houe, c’est souvent un autre membre de l’équipe de travail qui effectue cette opération. Quel que soit l’outil utilisé, cette opération mobilise toujours au moins deux personnes, souvent plus, toute la famille participant aux semis.

25 À près de 4000 mètres d’altitude, la repousse de la végétation herbacée est lente, et les travaux de désherbage sensu stricto sont de ce fait fort limités. Les opérations post- semis consistent plutôt en deux buttages (jallmada), effectués à la houe, le premier (aysana) environ un mois après le semis, entre novembre et décembre, et le second (qawana) deux à trois mois après (Planche 5).

26 On commence rarement à récolter les pommes de terre avant la fin du carnaval (entre fin février et début mars), les cycles des cultures étant longs du fait des conditions climatiques extrêmes. La récolte, comme le semis, mobilise l'ensemble de la famille, et constitue elle aussi une grosse pointe de travail, d'autant plus contraignante qu'elle se superpose avec les premiers travaux de labours d'ouverture (mars à mai). Elle se fait avec le même outil que celui employé pour le semis, la houe à lame triangulaire ou

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qayllu. Le travail commence par la constitution des qayana, aires planes d’une surface approximative de 1.5 m2, sur lesquelles chacun jettera, au fur et à mesure de la récolte, les tubercules. Les pommes de terre sont ensuite rassemblées en tas (un ou deux seulement par parcelle) recouverts de paille, avant d'être transportées aux abords des maisons et entreposés dans les kayrus creusés à cet effet (ce sont de grands trous creusés à même le sol et tapissés de paille dans lesquels on conserve une partie de la récolte à l’abri de la lumière, des changements brusques de température et de certains prédateurs). On peut estimer à environ 60 à 80 homme-jours de travail par hectare le travail de la récolte et du transport de celle-ci au kayru.20

27 Après la récolte, les chajmiri (veuves, orphelins et marginalisés de la communauté), peuvent exercer leur droit de glanage et récupérer ainsi les pommes de terre abîmées par un coup de houe (ismu) ou celles qui étaient enterrées trop profondément. Derrière eux viennent les troupeaux ovins et camélidés, puis les porcins, attachés au piquet durant la journée au milieu de la parcelle.

28 Planche 5. Préparation du sol pour la culture de la pomme de terre : q’ulacha.

29 Si les accidents climatiques épargnent la parcelle, sur des terres de puruma on peut s'attendre à des rendements de l'ordre de 6 à 10 tonnes à l'hectare. Les agriculteurs, eux, préfèrent exprimer leurs rendements en fonction du paramètre qu'ils jugent limitant, la quantité de semence utilisée. On a ainsi des rendements de l'ordre de 1 pour 8 à 1 pour 12 en bonne année, mais qui peuvent chuter à 1 pour 4 en mauvaise année. Et le rendement obtenu dépend aussi de la variété utilisée21.

30 Soumise à des contraintes climatiques violentes, la pomme de terre qui pousse à de hautes altitudes ressort « revigorée », plus saine et plus résistante. Comme ailleurs dans les Andes centrales, les agriculteurs ayant des parcelles dans des zones plus basses et n'achetant pas de semences n'hésitent pas à renouveler celles-ci tous les quatre cinq

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ans, soit en allant ouvrir une parcelle de terre vierge en haute altitude, soit en pratiquant des échanges avec des agriculteurs de zones plus hautes. Les fonctions de l’écobuage 31 Il s’agit bien d’ouvrir à la culture une parcelle qui pourrait difficilement être mise en culture par d’autres moyens (araire), car couverte d’un tapis dense et compact de graminées avec leurs racines et rhizomes. Détacher l’intégralité de ce tapis et en assurer la combustion, même partielle, s’avère efficace pour en venir à bout et réaliser par la suite un cycle de culture dans des conditions jugées favorables. La q’ulacha combine donc deux fonctions : d’une part, limiter la concurrence des adventices, grâce à l’élimination de la végétation aérienne et racinaire, ainsi que d’une partie du stock semencier et, d’autre part, rassembler des conditions de fertilité favorables.

32 La combustion lente de la matière organique non décomposée (tiges, feuilles et racines) et celle, partielle, de l’humus accumulé dans les premiers horizons organiques du sol libère des éléments minéraux (cendres) et modifie les caractéristiques physico- chimiques du sol en provoquant une cuisson partielle des argiles. Celle-ci permettrait d'élever le pH du sol (de 0,5 à 1 unité22 ), le rendant ainsi plus favorable à l'implantation de la pomme de terre. En outre, l’élévation de température pourrait avoir un rôle dans l’accélération de la minéralisation des composés humiques non consumés, ce qui constituerait une source supplémentaire d’éléments fertilisants pour la plante cultivée23. Les paysans soulignent toujours, pour parler des résultats de l’écobuage, la création de cal (chaux) et le fait que les pieds de pomme de terre semés sur les emplacements des q’ulacha sont de bien meilleure production que celles qui sont plantées à côté.24

33 L’écobuage a bien pour fonction, à travers un brûlis incomplet à feu couvert de la matière organique, de mettre à disposition des plantes, dès la première année de culture, des minéraux immédiatement mobilisables. Tout porte à croire que c’est bien le taux élevé de matière organique, dans ces sols (le terme de yana ch'iri jallp'a, « terre noire froide », fait bien référence à sa couleur sombre due à un taux élevé en matière organique) qui explique à la fois la faisabilité et l’efficacité de l’écobuage à cet étage-là.

34 Les terres de puruma sont dites humides, et pour elles, le labour d'ouverture peut ne commencer véritablement que bien après ceux des autres systèmes de culture, lorsque la saison sèche est déjà bien avancée (à partir du mois de juin, et jusque fin août, voire début septembre). La q’ulacha permettrait ainsi d’étaler une pointe de travail dans les pratiques de labour (la grande période se situant entre mars et mai, et fait, comme on l’a vu, concurrence à la récolte des tubercules). En tout cas, en étalant dans le temps l'utilisation de la main-d’œuvre, on voit que, ponctuellement, l'ouverture d'une puruma peut compenser une impossibilité à ouvrir, dans les systèmes de culture des terres plus basses, la quantité de terre requise pour la reproduction de l'unité familiale. Dans d’autres systèmes agraires25, le fait de pouvoir préparer au moins une partie des parcelles en pleine saison sèche (grâce à l’écobuage) permet effectivement de décharger d’autres périodes du calendrier de travail ou, ce qui revient au même, de mieux répartir le travail tout au long de l’année. L’accroissement global de la surface cultivée par actif qui en résulte permet alors, au prix d’un allongement annuel de la durée du travail, un accroissement significatif de la productivité globale du travail...

35 Des entretiens que nous avons réalisés au sujet de l’écobuage, il ressort donc un idéal- type de la q’ulacha, la vraie, comme chacun l’a expliqué à un moment ou un autre dans les descriptions ou en réponse aux questions posées26. La q’ulacha, en tant que pratique

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d’écobuage, ne concernerait tout d’abord que l’ouverture des terres vierges de pâturage d’altitude pour une culture de pomme de terre : des terres de haute altitude dites puruma, terres noires riches en matière organique et recouverte par une végétation haute et abondante de ichu paja brava. C’est là, dans l’esprit des agriculteurs, la « véritable » q’ulacha, une pratique de front pionnier d’altitude. L’écobuage dans l’étagement des systèmes de culture 36 La pratique de l’écobuage dépasse très largement cette « représentation idéale » qui en est souvent faite. Dans les assolement réglés pratiqués depuis longtemps en contrebas de ces terres « vierges » d’altitude, l’ouverture de la sole de pomme de terre en début de chaque cycle est systématiquement réalisée selon la même séquence technique, l’écobuage, pourvu que la durée du repos pâturé entre deux périodes de mise en culture soit suffisamment longue pour qu’une « virginité » de type puruma puisse être retrouvée.

37 Pour les gens qui en parlent, elle est indispensable et on ne peut concevoir la culture autrement : le simple fait de leur poser la question pour savoir comment ils feraient s’ils ne brûlaient pas, les a interloqués tant cette idée n’était pas concevable : laisser passer la q’ulacha, c’est laisser passer l’année sans culture.

38 Il apparaît donc que c’est dans les espaces où cette pratique semble à la fois la plus facile à mettre en œuvre et la plus efficace qu’elle s’est généralisée. Mais au fur et à mesure que l’on descend le long des versants, cette pratique semble en régression dans sa forme « idéale » du fait de la diminution des espaces propices à son déroulement, notamment en raison de l’accélération des rotations culturales (Planche 6).

Planche 6. Écobuage et étagement des systèmes de culture.

Explosion de la pomme de terre de rente et accélération de la rotation : l’araire et l’écobuage (3700-3900 m)

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39 Les parcelles cultivées un peu plus bas relèvent essentiellement d’une tenure communale en assolement réglé (suyu dans les communautés de langue quechua, aynuqa dans celles de langue aymara)27 Mais ce système est en phase d'évolution rapide, voire d'éclatement. Le boom de la pomme de terre28, allié à la croissance démographique forte ces cinq dernières décennies, a eu tendance à favoriser une certaine intensification des rotations, en augmentant le nombre d'années de culture et en diminuant la durée de la friche herbeuse. On est ainsi passé généralement d’une

rotation de type PdT/F12 à une rotation PdT/PdT/Avoine/F 6-8, cette dernière 29 caractérisant un deuxième système de culture (S.C. n°2).

40 La diminution de la durée du repos pâturé par rapport au système tel qu'il était pratiqué il y a quelques décennies ne lui a pas retiré ses rôles fondamentaux. Il offre tout d'abord un terrain de parcours aux animaux de la communauté, s'intégrant de ce fait aux systèmes d'élevage pratiqués dans la région. Sa seconde fonction concerne la fertilité, la friche herbeuse apparaissant comme un moyen de restaurer certains niveaux de fertilité ou d'aptitude culturale. La recolonisation du milieu se fait tout d'abord par des mousses, puis, à partir de la deuxième année, par des graminées, dont la densité traduit le niveau de fertilité retrouvée de la parcelle. Il semblerait qu'initialement, ce soit les graminées du type khisha ichhu (pailles siliceuses, râpeuses, peu appétentes) qui se développent sur les terrains en friche. Puis ce sont des graminées désignées par les noms de paja brava, supsik ichhu, siwinqa ichhu, plus appréciées du bétail. Au fur et à mesure de la recolonisation par le peuplement végétal, se reconstitue la matière organique du milieu, qui dépend de l'abondance de la végétation naturelle et de son système d'enracinement, lequel participe probablement aussi à la reconstitution de la structure du sol. Enfin, il faut souligner le rôle sanitaire de la friche, notamment dans le contrôle des nématodes à kystes de la pomme de terre (Globodera spp.) : en effet, la viabilité de ce parasite spécifique de la pomme de terre diminue avec les années, et les périodes de friche de 6 à 9 ans correspondent à une probabilité de disparition totale de l'inoculum dans le sol (Orlove & Godoy 1986 ; Hervé et al. 1994).

41 Dans les conditions de ce système de culture, la couverture végétale, et donc le tapis racinaire associé, qui se mettent en place au cours de la friche, sont pourtant bien moins denses que dans le cas de l’ouverture d’une terre de puruma. C’est ce qui explique que l’araire peut, au moins partiellement, remplacer la pioche de labour pour la première étape de préparation du champ30. Mais cet outil ne réalise pas un véritable labour, il ne fait qu'écorcher le sol en surface, et son utilisation doit toujours être complétée par un instrument manuel (la pioche de labour31), mais il permet un gain important de temps et d’effort.

42 Avec l'araire, on réalise au mois de mars, après les festivités de carnaval et l'ouverture officielle de la période des labours, un premier passage, l'ojariña (uqhariña)32. Deux semaines plus tard, c'est la cruzada, deuxième passage croisé, perpendiculaire au précédent, suivi quelques jours après par la kimsancha, troisième et dernier passage, oblique cette fois-ci. Si le sol est très dur (qoylli), on fera un quatrième passage, sur les traces du premier. Ainsi, la préparation du sol est terminée entre fin avril et mi-mai, lorsque la terre est encore humide.

43 Les interventions qui suivent nous ramènent au registre de l’écobuage, mais de nouveaux mots apparaissent, traduisant à la fois des conditions différentes de

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réalisation et un éloignement progressif de l’idéal-type décrit précédemment. En effet, korpeada33 désigne l’opération qui consiste, une fois les mottes dégagées par le labour d’ouverture séchées au soleil, à les briser à l'aide de la pioche de labour avant de procéder à la confection des buttes (juin). Le fait de devoir briser et secouer sommairement les mottes avant de les faire brûler est révélateur d’un taux de matière organique beaucoup plus faible et répond à la nécessité d’augmenter le rapport biomasse/terre pour parvenir à une combustion correcte (le réseau racinaire est aussi bien moins dense que dans les terres de puruma)… On en profite parfois pour augmenter un peu la profondeur du labour, à la pioche (du fait de la moindre épaisseur des mottes détachées lors de la première opération). Dans le cas où le travail du sol a été effectué à l'araire, on peut ne pas avoir formé de véritables mottes, auquel cas on utilisera un râteau de bois, de fabrication artisanale, pour ramasser les petites mottes de terre en monticules.

44 On peut se demander si l’écobuage, dans son idéal-type, n’a pas été le seul mode de préparation du champ de pomme de terre dans ces rotations collectives avant que ne s’accélère la rotation et que ne diminue la durée de la friche, évolution qui aurait donné alors le beau rôle à l’araire. Dans cette hypothèse, l’idéal-type de la q’ulacha ne se limite pas aux seules terres de puruma jamais cultivées auparavant mais s’élargirait aux parcelles soumises depuis très longtemps aux assolement réglés, mais dont la durée de friche herbeuse était alors suffisante pour que la parcelle à ouvrir présente toutes les caractéristiques de la « virginité »…

45 Le semis de ces parcelles s'effectue juste à la suite de celui du système de culture correspondant à l’ouverture de parcelles de puruma (situées plus haut en altitude, S. C. n° 1). Les densités de semis y sont légèrement supérieures à celles observées plus haut, et se situent plutôt autour de 1,2 tonnes par hectare.

46 Contrairement au premier système de culture décrit pour les hautes terres de puruma propices à l’idéal-type de l’écobuage, les parcelles cultivées ici bénéficient d'un apport d'engrais. Engrais organique tout d'abord, avec la poudrette de parc, ou guano, (déjections ovines retirées du corral chaque semaine durant la saison sèche) et les engrais organiques achetés en ville (bouses de vache séchées de la ceinture laitière de Cochabamba, déjections des batteries de poulets des vallées périurbaines) et, éventuellement, engrais chimiques achetés en ville (NPK 15-15-15 généralement). Derrière la femme qui dépose la semence, une autre femme, un carré de tissu rempli de cet engrais, en verse une bonne poignée sur chaque pomme de terre. On estime qu'au total les apports sont de 6 à 7 tonnes de fumier sec par hectare.

47 Le fait qu’on épande de plus en plus de poudrette de parc, voire d’engrais organiques importés, ou chimiques, sur les terres d’assolement réglé (aynuqa) préparées par écobuage, montre bien que quelque chose est en train de se passer. L’écobuage n’est plus en mesure de répondre à lui seul aux objectifs de fertilisation de la pomme de terre, et cela probablement du fait à la fois d’un plus modeste taux de matière organique dans les sols (minéralisation légèrement plus rapide qu’en haute altitude) et de la diminution de la durée de la période de repos pâturé dans les rotations.

48 La récolte là aussi a lieu à la fin de la saison des pluies, entre les mois de mars et avril. Les rendements obtenus justifient souvent les efforts investis dans la parcelle : 8 à 12 tonnes par hectare, ou 1 pour 9 à 1 pour 13 en référence à la semence. Leur variabilité est surtout beaucoup moins forte que pour les systèmes de culture sur terres de

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puruma. Lors du tri, on réservera comme toujours dans les récoltes de pomme de terre, les plus petits tubercules à la transformation en chuño.

49 Les investissements en fertilisation justifient une deuxième année de pomme de terre, la coterpa (ou kutirpa). Les densités de semis et les rendements que l'on peut espérer pour la pomme de terre de deuxième année sont sensiblement les mêmes ; elle continue à bénéficier des apports de fertilité organiques, reçoit aussi des engrais chimiques et des traitements phytosanitaires. La pomme de terre laisse après la récolte le terrain émietté, comme à la suite d'un labour. Les paysans en tirent parti pour semer en dernière année de culture de l'avoine, qui sera ensuite consommée par les animaux de trait et par les ovins. Ainsi, la diminution de la durée de repos et ses conséquences sur la surface pâturable est en partie compensée par l'implantation d'une culture fourragère. Un peu plus bas, la pomme de terre vivrière sur parcelle de gestion individuelle, les « piojales » (3400-3700 m) 50 Ce système de culture (S. C. n° 3) est pratiqué quasi exclusivement sur les parcelles d'appropriation individuelle, octroyées aux travailleurs de l'hacienda du temps de celle-ci, et qui sont restées, lors de la réforme agraire, dans le domaine de la gestion privée (pegujales, désignés par les paysans piojales). Il répond à un cadre de pression foncière tendant à se durcir, ce qui conduit à une intensification des cultures sur la parcelle, et à une diminution de la durée de friche, évolution facilitée par le fait que ces parcelles ne sont pas soumises au contrôle social de la communauté. Située entre 3400 et 3700 mètres d'altitude en général, on les trouve à proximité des maisons, dans des lieux abrités comme les fonds de talweg, et elles constituent en général des champs de très petites dimensions, les partages successoraux successifs ayant contribué à accentuer le morcellement des terres.

51 Les conditions climatiques à ces altitudes offrent la possibilité d'une gamme plus ample de productions, mais au risque climatique se substitue le risque sanitaire. On ne fera donc guère de culture de rente, encore moins de production de semences certifiées.

52 La pomme de terre occupe toujours la tête de rotation, et peut être suivie d’une seconde année de culture (kutirpa). En troisième (ou deuxième) année sont plantés des tubercules secondaires (essentiellement oca, mais aussi isaño et papa lisa). Le cycle de culture se termine par une céréale à paille (orge ou avoine), puis vient une période de repos pâturé de cinq à sept ans, parfois moins dans les parties basses de cet étage. La décision de planter une seconde année de pomme de terre dans la rotation dépend de plusieurs facteurs : disponibilité en force de travail, en semences, prévisions climatiques, et surtout caractéristiques du sol34.

53 C'est sur ces parcelles que l'on trouve la gamme la plus étendue de variétés de pommes de terre. La variété waych'a, très appréciée des communautés tant pour ses qualités culturales que culinaires, occupe une place de choix ; vient ensuite la variété qoyllo, et toute une panoplie de variétés locales, essentiellement du type imilla (yana imilla, yuraj imilla, sani imilla, yuraj ñawi, khuchi akita, pinta dedos...).

54 Sur ces petites parcelles de piojales, le labour d'ouverture est sensiblement le même que dans le précédent système de culture. Si les conditions climatiques de ces altitudes permettent un recrû plus rapide de la végétation herbacée et arbustive au cours de la friche, la durée plus courte de celle-ci fait qu'en moyenne, la quantité de matière organique présente sous forme de végétation (et notamment de réseau racinaire), d'humus ou de micro-organismes du sol, est moindre que dans les systèmes d'altitude.

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De ce fait, les mottes dégagées lors du labour, fût-il à la pioche, n’ont pas la même cohésion qu’aux altitudes supérieures. Elles sont plus petites, plus friables, et si une forme d’écobuage continue à être pratiquée, elle s’éloigne encore un peu plus de l’idéal- type évoqué plus haut. Ces nouvelles conditions ne favorisent pas la combustion, et il faut généralement procéder à un second brûlis, la japuchada, le lendemain de la mise en route des fours. Avant que ceux-ci ne soient complètement éteints, on rassemble au râteau les éléments qui, sur les pourtours des fours, n’ont pas été consumés, et on les dépose au centre, là où la combustion se poursuit. Parfois aussi, on procède à la constitution de nouveaux fours entre ceux qui sont déjà éteints35. Un nouveau terme surgit donc à cet étage, et la pratique qu’il désigne n’apparaît que sur les piojales, et donc en dessous de 3700 mètres. C’est l’accentuation, à cet étage-là, de tendances déjà observées sur les rotations collectives pratiquées un peu plus haut (la diminution du taux de matière organique, de la taille des mottes et de leur cohésion), qui exige une autre intervention culturale, un autre mot pour la désigner. Pomme de terre précoce et rotations de vallée tempérée (<3400 m) 55 Les pommes de terre qui arrivent sur les marchés urbains en pleine saison des pluies (décembre à mars) bénéficient de prix particulièrement intéressants, près du double de ce que l'on peut obtenir au cours de la période traditionnelle des récoltes et des ventes (de mai à juillet). Mais récolter entre décembre et février implique de semer en août- septembre, alors que deux contraintes majeures pour la production ne sont pas levées : le risque de gelées tardives et l'absence d'eau.

56 La pomme de terre de semis précoce, ou mishka, ne peut donc être plantée que dans des conditions spéciales : là où le risque de gelées tardives est limité (altitude suffisamment basse, ou microclimat abrité) et où l'apport en eau, par des systèmes artisanaux d’irrigation, peut être suffisant pour assurer le début de croissance des plants avant l'arrivée des premières pluies. Ainsi, on trouvera essentiellement ce système de culture entre 3000 et 3400 mètres d'altitude, sur des parcelles de gestion individuelle situées à proximité d'un cours d'eau ou en dessous d'une ligne de source (S.C. n°4).

57 Par rapport au système de culture précédent, la durée de la friche est moindre, et le couvert végétal qui se met en place en est modifié (ceci est aussi dû à des conditions climatiques différentes, notamment du fait d’une altitude moindre). À côté des arbustes de vallée (sonqo sonqo, llauli et amaqari pour le combustible, sunchu, thola et t'ui pour le fourrage destiné aux ovins), dont l'importance augmente au fur et à mesure qu'on descend en altitude, on voit également apparaître le kikuyo (pennisetum clandestinum), une graminée à rhizomes qui envahit les vallées andines depuis quelques décennies.

58 Dans les vallées où arbustes et kikuyo se développent rapidement dans la friche, et qui sont par ailleurs souvent caractérisées par des sols pierreux et peu profonds, la préparation du sol ne peut être effectuée à l'araire, et le labour sera nécessairement manuel. Il est suivi, quelques jours plus tard, de la tijurada (nouveau mot, nouveau geste...), qui consiste à accélérer le séchage des mottes en les retournant (opération souvent réalisée par les enfants), puis du chapalluy, brisage des mottes. Il faut ici se dépêcher de réunir les conditions pour pouvoir commencer le semis, et donc avancer au plus l'écobuage. À cette altitude, ce n'en est d'ailleurs plus vraiment un, et on désigne l'opération du brûlis par le nom de japuchada qui, on se rappelle, faisait référence dans le système de culture précédent (S. C. n° 3) au deuxième brûlis. Et, effectivement, il s'agit de ramasser les mottes en tas et de les faire brûler doucement pendant une journée.

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Avatars, évolution et régression d’une techniqueGradient altitudinal et « dilution » de l’idéal-type de l’écobuage : q’ulacha / japuchada

59 Au terme de cet aperçu des différents systèmes de culture existants tout au long du gradient altitudinal d’Altamachi, on voit que l’idéal-type de l’écobuage, tel que pratiqué et ressenti par les paysans de cette région, est bien limité aux terres les plus hautes, froides et humides, recouvertes d’un tapis graminéen dense, et ouvertes de temps en temps à la culture par la q’ulacha.

60 Dans un contexte de croissance démographique et surtout de développement rapide de la culture commerciale de la pomme de terre destinée au marché urbain de Cochabamba, la q’ulacha apparaît même aujourd’hui comme un moyen d’extension de l’ ager au-delà des limites altitudinales jamais atteintes dans le passé, phénomène d’autant plus marqué que l’intégration aux échanges marchands « arrive » par le haut, au fur et à mesure de la progression du réseau de pistes reliées à Cochabamba. Pour autant, cela n’a pas toujours été le cas et l’écobuage était bien aussi le principal ou unique mode d’ouverture des friches herbacées, ou repos pâturé, avant leur mise en culture périodique dans le cas des rotations réglées, du moins avant que l’accélération de la rotation ne vienne remettre en cause cette hégémonie (voir supra).

61 Par ailleurs, la « dénaturation » progressive de la q’ulacha, au fur et à mesure de la descente des versants, la disparition de certains gestes, l’apparition de nouvelles tâches et de mots nouveaux pour les désigner soulèvent de nombreuses questions. Des taux plus faibles de matière organique et une moindre épaisseur de l’horizon humifère (conditions pédoclimatiques) ainsi que la composition floristique du couvert végétal et de sa densité, les outils utilisés, tout cela conduit à un « pelage » du sol de plus en plus superficiel, à la confection de mottes de plus en plus petites et de moins en moins « calibrées » et, chemin faisant, à la nécessité de ratisser cette biomasse résiduelle pour recharger ou même confectionner des buttes de bien moindre stature. Le terme japuchada ne désigne-t-il pas justement ce geste, et donc cette évolution ?

62 Dans les terres basses, beaucoup plus bas, et dans des écosystèmes bien plus propices à l’essartage qu’à l’écobuage, le terme q’ulacha n’est pas employé, au profit de japuchada, comme si ce dernier mot était alors utilisé dans le sens « abatis-brûlis ». Pourtant, il semblerait que les mots aymara désignants les opérations liées à l'abattis brûlis proprement dit relèvent d’un registre totalement différent36. Dans cette hypothèse, la question du glissement de sens entre q'ulacha et japuchada prend un tout autre relief. À Altamachi, japuchada évoque davantage l'opération de rassembler les (petites) mottes en vue de constituer des buttes, plutôt que l'action de brûler sensu stricto. Si japuchada évoque « arder sin llama » (brûler sans flamme), nous restons donc en plein dans le champ de l’écobuage, pas dans celui de l’abattis-brûlis…Comment est-ce possible que le même mot soit alors utilisé, en milieu forestier, pour désigner une séquence technique totalement différente ? Et ne pourrait-on pas imaginer que, à l'occasion de leur conquête progressive des versants boisés du versant amazonien, les locuteurs quechua ou aymara aient utilisé leurs propres mots (du registre de l'écobuage) pour désigner une nouvelle chose, l'abattis-brûlis37? Intensification, diminution de la durée des friches : prédominance de l’araire, oubli de l’écobuage 63 La régression et la disparition de l’écobuage, en tant que technique d’ouverture et de préparation du champ de pomme de terre à un étage donné, doit aussi être mis en relation avec l’accélération des rotations, la disparition des périodes de repos pâturé de

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longue durée, l’émergence de formes individuelles de gestion des rotations et l’abandon progressif de l’assolement réglé, ainsi que les multiples problèmes agronomiques rencontrés aujourd’hui par les agriculteurs (apparition dans les friches herbeuses de la graminée Khishka ichu, beaucoup moins appétente pour les animaux, etc.). Au fur et à mesure que le tapis herbacé auquel les agriculteurs ont affaire évolue vers un couvert discontinu à faible niveau de biomasse, l’écobuage, de plus en plus difficile à réaliser, finit par ne plus remplir les fonctions agronomiques que l’on pouvait lui reconnaître pour les zones les plus hautes, en même temps qu’il apparaît aussi de moins en moins nécessaire.

64 Le rôle plus important de l’araire dans la préparation du champ, rôle qui tend à faire passer au second plan l’écobuage proprement dit, pose la question de la juxtaposition ou association de ces deux techniques/outils. Pour aborder cette question, il importe à la fois de rappeler l’efficacité inégale de ces deux options en fonction du milieu travaillé et de s’interroger sur les conditions historiques d’apparition des outils.

65 Aujourd’hui, l’écobuage cohabite avec le travail du sol à l’araire dans la Cordillère de Cochabamba. Les deux pratiques/outils n’en restent pas moins incompatibles : soit on effectue le travail du sol à l’araire et plusieurs passages sont alors nécessaires avant d’obtenir un état de surface convenable, soit on attaque le tapis herbacé à la pioche pour détacher des mottes suffisamment grandes —et calibrées— pour se prêter à la construction postérieure des fours. Ici encore, le choix dépend sans doute du milieu à ouvrir. L’araire est insuffisant pour un vrai défrichage d’ouverture38, alors que son utilisation dans des rotations de plus courtes durées et ou la couverture herbacée n’est pas complètement reconstituée, ne pose pas de problème. Inversement, l’écobuage nécessite, pour être efficace, un niveau élevé de biomasse, rarement atteint au terme d’une friche de courte durée. Mais ce choix résulte aussi des modalités d’accès aux moyens de production, en l’occurrence l’attelage39.

66 À l’époque de l’hacienda, l’araire était-il utilisé pour « ouvrir » les aynuqa ou seulement utilisé pour préparer le lit de semence après écobuage ? Les témoignages des anciens distinguent d’une part les chakiruna ou makiruna (les « manouvriers ») et d’autre part des yuntaruna (les « laboureurs »), les premiers n’ayant d’autres outils que manuels, les derniers travaillant avec l’araire (yunta). Lors des labours d’ouverture, les travailleurs de l’hacienda devaient venir avec leurs propres outils de travail ; il y a donc fort à parier que les yuntaruna utilisaient l’araire dès la première étape des travaux40.

67 Il semblerait donc que le choix d’une plus grande utilisation de l’araire dans la préparation du champs relève davantage d’une adaptation au processus de raccourcissement des friches (et donc à la diminution de l’efficacité, de la facilité et de l’utilité de l’écobuage) plutôt qu’à une différenciation sociale manifestée par un accès inégal aux attelages.

68 Dans la même cordillère de Cochabamba, et dans un milieu similaire à celui d’Altamachi, la région de Chapisirca préfigure peut-être la disparition prochaine de l’écobuage dans le reste de la Cordillère. Plus insérés qu’à Altamachi dans l’économie de marché, les paysans de Chapisirca ont, au cours des dernières décennies, profondément modifié leurs systèmes de culture de pomme de terre, en réponse à cette orientation marchande. Pour augmenter la superficie cultivée en pomme de terre, une fois les terres marginales « vierges » incorporées aux rotations, la période de repos pâturé a été considérablement diminuée. Sur de nombreuses parcelles, la rotation est aujourd’hui de trois ans de pomme de terre, suivis d’une année de céréale fourragère

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(avoine) ou de tubercules secondaires (oca, isaño, papa lisa), puis une période sans culture de une ou deux années seulement. À la suite de deux ans de repos, le couvert herbacé caractéristique des terres de puruma n’a évidemment pas le temps de s’établir, et les travaux d’ouverture du sol à la culture ne répondent plus à la même logique que dans le cas de l’écobuage. Un à deux passages d’araire sont suivis d’un passage de herse, puis intervient la kurpeada, émiettement des mottes. Le lit de semence est ensuite préparé à l’araire, et toutes les phases faisant intervenir le feu sont donc escamotées (Henderson 2003). Écobuage d’ouverture versus labour à la chakitaclla, questions sur les origines

69 L’originalité du labour profond réalisé en équipe grâce à la bêche andine chakitaclla a été étudiée en détail (Gade et Rios, 1972 ; Bourliaud et al, 1986, 1988 ; Morlon et al, 1992b). On est frappé à la fois par l’étonnante similitude de certains aspects de ce labour avec la q’ulacha, et par l’incompatibilité qui se dégage finalement entre ces deux modes de préparation des champs. Tout comme la q’ulacha, la chakitaclla a aussi été décrite comme particulièrement efficace pour venir à bout d’un tapis graminéen dense, comme celui qui caractérise les puna humides de la cordillère des Andes ; il s’agit tout aussi bien d’un travail d’ouverture réalisé après une longue période de friche herbacée (ou repos pâturé) et presque exclusivement réservé, en première année, à la pomme de terre ; ouverture à la chakitaclla ou écobuage semblent tous deux associés aux assolements collectifs et à l’inauguration concertée d’un nouveau cycle de culture après une longue période de repos pâturé41 ; la quantité de travail nécessaire42 est dans un cas comme dans l’autre considérable, mais peut être « rentabilisée pour plusieurs années de culture »; les deux techniques autorisent une anticipation du travail du sol (avancé au début de la saison sèche qui précède) et donc à la fois un étalement des pointes de travail et des semis plus précoces (peut-être aussi un effet positif du gel de saison sèche sur la structure du sol). En matière de gestion de la fertilité et de contrôle des adventices au contraire, tout sépare écobuage et labour à la chakitaclla : on enfouit la biomasse dans un cas, elle est brûlée dans l’autre. Enfin outils et gestes n’ont rien de commun : si le travail collectif et l’originalité de l’outil caractérise le labour à la chakitaclla, l’écobuage peut être réalisé seul (mais ce point mériterait précision : tout dépend-il de la taille des mottes ?) et surtout ne fait appel à aucun outil spécifiquement andin, ce qui n’est pas sans poser question.

70 Si nous formulons l’hypothèse, avec François Sigaut, que la technique de l’écobuage s’individualise comme une alternative au labour vrai (retournement complet des mottes visant à l’enfouissement et à la destruction la plus durable possible du tapis herbacé), que ce labour soit réalisé avec des outils manuels (en ce qui nous concerne, la chakitaclla), en traction animale (la charrue dans le contexte de l’Europe du Nord), ou au tracteur comme c’est déjà le cas dans certaines communautés plus proches de Cochabamba, alors surgit une autre hypothèse, ou plutôt un ensemble d’hypothèses.

71 Si cette technique est ancienne (préhispanique43), l’hypothèse est que se serait constitué, en marge et indépendamment de l’agriculture à la chakitaclla, un véritable domaine de l’écobuage (ces deux techniques manuelles n’ayant vraisemblablement pas coexisté au même endroit au même moment44). La délimitation géographique de ce domaine pose alors de redoutables questions. Elle nous renvoie aux fonctions agronomiques de ces techniques, à mettre en relation avec les écosystèmes exploités : l’hypothèse à ce niveau serait que l’écobuage s’avère efficace pour venir à bout d’un tapis graminéen très dense, associé à des sols particulièrement riches en matière

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organique, et donc surtout développé dans des écosystèmes d’altitude relativement humides, la Cordillère de Cochabamba, véritable diverticule projeté à l’est de la Cordillère des Andes représentant l’archétype possible de ces milieux. Si nous retenons l’idée que c’est pour mettre en culture ces sortes de savanes denses d’altitude en milieu humide, que l’écobuage est inventé et connaît son apogée, alors c’est sur les franges amazoniennes de la Cordillère qu’il conviendrait d’en rechercher les traces ailleurs, de même que dans les Andes du Nord, en Équateur (quelque part sur le paramo ?) en Colombie ou au Venezuela. Les indices que nous avons pu rassembler en la matière sont extrêmement minces. Les témoignages de personnes ayant vu ou entendu parler de techniques ressemblant à ce que nous avons décrit pour Altamachi sont extrêmement rares, souvent peu précis45. Le cas des montagnes sèches de Bolívar, pour lesquelles nous disposons d’un témoignage au contraire très précis, reste à approfondir dans la mesure où l’écobuage serait fort peu adapté à ce milieu sec.

72 Si la pratique semble largement méconnue de tous, en dehors de l’espace au demeurant restreint à l’échelle des Andes de la Cordillère de Cochabamba, le terme q’ulacha est plus connu. Pour toutes les personnes interrogées46, le terme évoque quemar, c’est-à- dire brûler, qu’il s’agisse de locuteur quechua ou aymara, et chacun y va de sa définition en fonction de son milieu : par exemple, en région de l’altiplano central Jacha Karangas, région froide et semi aride de pâturages de Stipa ichu, Paja brava, la q’ulacha consiste à faire brûler durant la saison des pluies, la pointe des feuilles afin de stimuler la croissance47 ; en zone plus tempérée, (Tomina, département de Chuquisaca) elle aurait pour but premier de détruire les semences du tapis herbacé afin d’éviter la repousse trop rapide dans la culture de pomme de terre48… Le mot serait ainsi beaucoup plus général et peut être beaucoup plus ancien que la pratique qu’il désigne aujourd’hui pour les paysans d’Altamachi… Et il n’est pas impossible que les pasteurs aymara de l’altiplano aient importé à Altamachi un terme qu’ils employaient déjà « chez eux » pour désigner une autre pratique liée au feu. Mais ce mot désigne dès lors une opération très précise, adaptée aux conditions froides et humides de ce milieu, l’écobuage. Ainsi, le terme aurait évolué vers un sens de plus en plus précis, du moins dans les régions où l’écobuage vrai s’impose comme pratique hégémonique d’ouverture des friches pour la culture de la pomme de terre.

73 Enfin, nous n’avons qu’effleuré la question, essentielle, de l’outillage. Dans l’hypothèse où cet écobuage est d’origine indigène, quel était l’outil de l’écobuage avant la pioche en fer, outil relativement récent et de facture européenne ? François Sigaut formule l’hypothèse que l’écobuage ne peut pas être sérieusement envisagé sans outils en fer (1975 : 194), compte tenu de la résistance du gazon, ce qui situerait très clairement notre q’ulacha dans les pratiques importées de la péninsule ibérique, la combinaison écobuage à la pioche en fer, reprise à l’araire pour la préparation du lit de semence formant un tout ibérique. Dans cette hypothèse, le développement de la q’ulacha ne peut être que tardif, car le fer reste un produit de luxe inaccessible, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Comment expliquer alors que cette innovation n’ait pénétré, ou ne se soit développée qu’à Altamachi sans laisser la moindre trace ailleurs ? D’autre part, la chakitaclla en bois, ou renforcée par une pièce de cuivre a bien été utilisée pour défoncer ces tapis herbacés et s’est révélée efficace en la matière… pourquoi pas des outils en bois pour un écobuage préhispanique ? Le fait que la pièce travaillante de la chakitaclla ne coupe pas vraiment le tapis herbacé mais permette de le déchirer à plusieurs (Morlon et al, 1992b) augmente son efficacité. Mais les mottes de l’écobuage ont-elles été de la même façon détachées à plusieurs ? Et ne peut-on pas imaginer une

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sorte de bêche à pied, plus petite que la chakitaclla et qui aurait permis de détacher des mottes (beaucoup moins grosses que celle détachées à la chakitaclla) en vue d’un écobuage ? Un outil qui se rapprocherait de la takissa, sorte de petite chakitaclla dont la pièce travaillante, légèrement inclinée par rapport au manche, contrairement à de nombreuses chakitaclla, aurait facilité la découpe de mottes peu épaisses et se prêtant bien à la confection des fours d’écobuage, outil qui nous ramène une fois encore à l’aire culturelle aymara.

74 M. J.-D., H. C. & J. B.

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ANNEXES

Annexe 1. Les mots de l’écobuage andin Dans la Cordillère d’Altamachi, comme dans l’ensemble de la Bolivie rurale, les paysans s’expriment en quechua et/ou aymara, et très peu en castillan. Néanmoins, une cohabitation de plus de 500 ans a donné lieu à de nombreux métissages, certains termes castillans ayant été « quechuisés », ou « aymarisés », les appropriations se faisant parfois dans l’autre sens aussi, ou devenant multiples… À l’origine, le quechua et l’aymara ne s’écrivent pas, et c’est au cours de la colonie espagnole, puis des périodes contemporaines, que seront peu à peu fixées les orthographes de ces deux langues. Ce qui ne va pas sans mal et sans confusion, chaque école revendiquant son système d’écriture. Lorsque nous citons un auteur, nous respectons l’orthographe choisie par celui-ci, sinon nous tâchons de nous en tenir aux règles édictées par le ministère de l’Éducation bolivien en 1994 (Reforma Educativa).

Dans l’ensemble, nous avons cherché à confronter les termes entendus au cours des enquêtes de terrain aux usuels et écrits concernant les langues employées, voire à des personnes spécialistes de ces langues. Nous suivons ainsi les références suivantes : Pour le castillan : Diccionario de la Real Academia Española (Espasa Calpe, 1992). Pour le quechua : M. Beyersdorff : quechua de la région de Cuzco ; Holguín : cité par M. Beyersdorff, chroniqueur ; Lira : cité par M. Beyersdorff, chroniqueur ; Mons. Rosat : quechua général de l’ensemble du territoire andin quechuaphone. Pour l’aymara : F. Layme : aymara général ; G. Rivière (communications personnelles) : aymara de l’altiplano bolivien ; A. Spedding : aymara du piémont amazonien. Les mots liés à l’état de la terre : puruma (également purun) « Pampa de pasto verde utilizado como pastizal para el ganado. Terreno sin cultivo o que descansa temporalmente. » : Prairie utilisée comme pâture par le bétail. Terrain non cultivé ou en repos temporaire (M. Beyersdorff). « Tierras yermas o dexadas de cultiuar. No cultiuar, desamparar tierras. » : Terrain inoccupé ou dont la culture a été abandonnée. Ne pas cultiver, abandonner des terres (Holguín).

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« Terreno sin cultivar. Tierra fértil. Tierra descansada. Tierra vírgen que no ha sido arada. » : Terrain non cultivé. Terre fertile. Terre reposée. Terre vierge n’ayant pas été retournée (F. Layme). « Eriazo, erial, campo talado, tierra estéril y asolada » (Lira). « Desierto, páramo, luger despoblado, árido. Terreno baldío, vírgen, erial, no arado ni cultivado, pero apto para el cultivo. Doncella, vírgen, intacta. » : Désert, steppe, lieu inoccupé, aride. Terrain vague, vierge, friche, ni retourné ni cultivé, mais apte pour la culture. Demoiselle, vierge, intacte (Mons. Rosat). « Tierra fértil, tierra vírgen, sin cultivar. » : Terre fertile, terre vierge, non cultivée (A. Spedding). Les mots liés à ce qui résulte du travail de la terre : les différentes formes de mottes, et leur désignation Tepe : mot castillan réapproprié par le quechua — « Pedazo de tierra cubierto de césped y muy trabado con las raíces de esta hierba, que, cortada generalmente en forma prismática, sirve para hacer paredes y malecones » (Real Academia). — « Especie de adobe hecho con azada » : sorte de brique de terre (adobe ?) faite avec une houe (Mons. Rosat). Terrón : « Masa pequeña y suelta de tierra compacta » (Real Academia) Ch’ampa (ou Champa, Ch’ampha) : mot quechua et aymara — « Tepe o melga de tierra, con raíces y porciones aéreas de plantas pequeñas. » : Motte ou ( faja de tierra que se marca para sembrar —melga o amelga—, mot quechua), avec des racines et des portions aériennes de petites plantes (M. Beyersdorff). — « Cesped de tierra con rayzes. » : Motte de terre avec des racines (Holguín). — « Tepe. Trozo de tierra con pasto enraizado. » : Motte. Morceau de terre avec du gazon enraciné (F. Layme). — « Césped con sus raíces y tierra ; tepe, terrón, adobe de césped. » : Gazon avec ses racines et de la terre ; motte de gazon (Mons. Rosat). Kurpa (ou K’urpa) : mot quechua — « El terrón o cesped. » : Motte ou gazon. (Holguín) — « Terrón, césped, pedazo de adobe. » : Motte, gazon, morceau de brique de terre (Mons. Rosat). Khula : mot aymara — « Gleba. Terrón que se levanta con el arado. Masa pequeña de tierra compacta. » : Motte dégagée par l’araire. Petite masse de terre compacte (F. Layme). — Grosse motte de terre (G. Rivière).

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NOTES

1. C’est ainsi que les « feux pastoraux » ou « brûlage dirigés » sont communément désignés d’écobuage, y compris dans certaines publications scientifiques (Montagnes Méditerranéennes 1999). Le glissement de sens est tel qu’une recherche par internet sur le mot écobuage conduit à l’accumulation presque exclusive de texte portant sur tout autre chose que l’écobuage véritable. 2. Ces buttes écobuées ont été très bien décrites par Bernard Guillot (1973) et Claudine Serre-Duhem (1995). 3. Technique appelée gaye, et brièvement évoquée dans la littérature éthiopisante comme soil burning (McCann 1995: 132). 4. Les nombreux exemples décrits par Roland Portères attestent de l’universalité de cette technique. Les cas qu’il décrit peuvent cependant être classés dans deux catégories : ceux relevant de la définition la plus stricte de l’écobuage, celle retenue par François Sigaut (cf supra); et ceux où il s’agit plutôt d’entassements de biomasse végétale recouverts d’une couche de terre ajoutée (dans un deuxième temps) pour réaliser la combustion « à l’étouffé ». Nous nous limitons au premier cas de figure, cadre dans lequel s’inscrit parfaitement, comme nous le verrons, l’écobuage andin. 5. Le terme de « repos pâturé » est proposé par Pierre Morlon (Morlon (ed.) 1992). 6. Les pommes de terre dites « douces » sont celles de consommation courante ; alors que les espèces dites « amères », résistant mieux au gel et cultivées très haut en altitude, doivent généralement, pour être consommées, subir un processus de transformation par déshydratation par l’alternance entre le gel la nuit et l’intense rayonnement solaire le jour, en conditions très sèches d’altitude. Lorsque le traitement inclut plusieurs jours de lavage à l’eau courante, on obtient la tunta, de couleur blanche et de saveur plus agréable. Ces deux produits peuvent être conservés plusieurs dizaines d’années. Des variétés dites « douces », on ne transformera généralement en chuño que les tubercules les plus petits. 7. Voir Annexe 1. 8. Sur cette reconstitution du couvert végétal entre deux cycles de mise en culture, voir Pestalozzi (2000). 9. De nombreux entretiens approfondis ont été réalisés entre mars 2001 et juin 2004 auprès d’agriculteurs de la Sierra d’Altamachi dans le cadre d’une recherche entreprise sur l’histoire agraire de cette région. C’est au cours de ces entretiens et en observant avec soin les travaux des champs que nous avons découvert, presque fortuitement, l’écobuage. 10. Le cas particulier de la mise en culture des bofedales (désignés sous le nom de « qhutañitas » dans la région), tourbières d’altitude utilisées pour l’alimentation des ovins et camélidés en fin de saison sèche, répond à une logique différente. Le temps de reconstitution de ces sols de tourbière est extrêmement long (plutôt de l’ordre du siècle) et n’a donc rien à voir avec celui des espaces de pâturage ou des terres entrant dans une rotation réglée. L’opération qui consiste à retourner un bofedal est en quelque sorte irréversible. 11. Par « labour vrai » on entend une opération réalisant un retournement complet des mottes de terres permettant l’enfouissement de la végétation. Le même mot désigne cependant aussi les trois passages d’araire réalisés sur d’autres parcelles (cf. infra) et qui ne réalisent pas le même travail.

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12. Alors que le mot vernaculaire désigne forcément l’outil dont au moins l’une des deux lames se termine de manière large et plane, le terme castillan peut ne faire référence qu’à la pioche classique, la tournée. 13. « Chaykunawan uk iskay wasita jina pirqanku, ch’ampakuna kasqanman jina, pirqaspataq chay ch’ampap ichhuntaqa ukhuman churanku, qhipan sapin jallp’ayuq kaqtaq jawapi qhipananpaq. Jatuchiq ch’ampakunamanta pirqay qallarispa, juch’uy pirqakunapi tukuchinku, muyu wasita jina juch’uy punkuyuqta, pirqay tukuytawantaq chay punkunta ninata apaykunku chay wasi ukhuman, apaykuytawantaq, punkunta uk ch’ampallawantaq wisq’aykunku. » (Avec cela ils construisent comme des maisons, avec les mottes qu’il y a, les mottes de gazon qui forment ces murs, on les met avec la paille à l’intérieur, après la terre avec les racines vers l’extérieur. Ils commencent par les grosses mottes, ils terminent avec les petites, comme une petite maison ronde, elle a une porte, quand on a terminé d’élever les murs par cette porte ils apportent le feu, à l’intérieur de la maison, et quand on a apporté le feu, ils ferment la porte avec une seule motte) témoignage Victoria V., Bolívar, 06/2004. 14. « Al día siguiente hay que empujar todo lo que ha sobresalido, para terminar de quemar. Esto es nich'illa, empujar los que están fuera del fuego. Igual es en la altura, en el valle. Si no va a nich'illar queda mucha sobra, y entonces no se puede hacer el surco. Por lo menos mandar al hijo, a su mujer, porque eso ya es trabajo fácil. » (Le lendemain, il faut pousser, rassembler, tout ce qui a dépassé, pour finir de brûler. C’est ça, «nich’illa », rassembler ceux qui sont en dehors du feu. C’est pareil dans les hauteurs, dans les vallées. Si on ne fait pas « nich’illa », alors il y a beaucoup de restes, et on ne peut pas faire les sillons. Au pire on envoie sa femme, ses enfants, parce que c’est déjà un travail facile) Don Isaac V., Cocapata, 07/03/2004. 15. « Chayllapi, ninaqa manchaytapuni q’ulan, tukuy jallp’antapis puka jallp’aman tukuchin, q’ulachkaptintaq q’usñipis anchatapuni pataman q’usñirin, jina q’ulaqtataq runakunaqa saqinku uk p’unchayta, uk tutatawan jina. Kutimuspa sumaqta qhawarinku, sumaq q’ulasqachus manachus kasqanta. » (Alors, le feu brûle avec ardeur, cela transforme toute la terre en terre rouge, pendant que ça brûle de la fumée aussi sort en grande quantité vers le haut, et pendant que la « q’ulacha » se fait les gens la laissent un jour, et puis une nuit. En revenant, ils regardent bien, si cela a bien brûlé ou non) Victoria V. Bolívar, 06/2004. Une fois cette combustion finie, il faut parfois la compléter, en allumant de nouveaux fours avec les restes, c’est le « lluji ». 16. « Sumaq q’ulasqa puka jallp’a kaptintaq, chukchukawan tukuy jallp’aman piqtuykunku, chaypi sumaq papa puqunanpaq –chay q’ulasqa puka jallp’aqa sumaq wanu. » (Quand cela a bien brûlé, la terre devient rouge, avec une pioche on mélange toute la terre, pour que là la pomme de terre pousse bien –cette terre rouge qui a brûlé c’est du bon engrais) Victoria V., Bolívar, 06/2004 17. Sources : enquêtes de terrain, région Altamachi, avril-mai 2002, février-avril 2003. 18. Par « système de culture » nous entendons : « sous-ensemble du système de production et défini, pour une surface de terrain traitée de manière homogène, par les cultures pratiquées avec leur ordre de succession et les itinéraires techniques (combinaison logique et ordonnée des techniques culturales) mis en œuvre » (Sébillotte 1976). 19. Installée sur les derniers contreforts des Andes et bénéficiant ainsi des apports d'humidité de l'Amazonie, la région d'Altamachi bénéficie de pluies plus précoces en novembre et débordant parfois largement au-delà du mois de mars.

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20. Enquêtes et observations de terrain: Don Octavio R., communauté de Link’u Pata (2001 et février 2004); Don Fernando R., communauté de Link’u Pata (2002, 2003); Don Florencio L., communauté de Vagante (2003, 2004). 21. La question des rendements et de leur difficile évaluation a été discutée par Morlon et al. (1992a) pour les Andes centrales. 22. Selon l’ingénieur Jaime Herbaz, Fondation Proinpa, (communication personnelle 30/03/2004). Il faisait référence aux terres hautes de Carrasco, et de Morochata, voisines de la région étudiée dans le cadre de cet article. Selon lui, l’augmentation du pH de ces sols initialement acides aurait également pour effet de libérer le phosphore. 23. Il est rare que ce système de culture bénéficie d'apports en éléments fertilisants autres que ceux résultant de la combustion de la matière organique lors de l'écobuage. Les agriculteurs considèrent en effet que les sols de puruma, lorsqu'on les met en culture pour la première fois, sont particulièrement riches, et ne justifient donc pas l'investissement en travail et en ressources que constitue l'épandage de poudrette de parc ou d'engrais chimiques. 24. « De la q'ulacha lo que rescata en las alturas es como cal. Eso se aprovecha, hay tierras vírgenes que no está hecho, eso se llama puruma, eso se quema. Cuando ya está cultivado hace dos años o diez años antes, es un poquito ya difícil de quemar. Al barbecho hay que pegarlo con picota, pero hay que q'ulachar para que tenga esa cal, no. Porque en los q'ulachas siempre la planta crece un poquito más alto y las papas son buenas, donde no hay q'ulacha no hay esa papa, es pequeñita está contadita. » (De la q’ulacha ce qu’on récupère dans les hauteurs c’est comme de la chaux. Cela on en tire parti, il y a des terres vierges où rien n’a été fait, ça s’appelle puruma, ça on les brûle. Quand ça fait deux ans, dix ans que c’est cultivé, c’est déjà un peu plus dur de brûler. Le labour il faut l’attaquer à la pioche, mais après il faut faire la q’ulacha pour qu’il y ait cette chaux, n’est-ce pas? Parce que sur les q’ulachas la plante pousse un peu plus haut et les pommes de terre sont bonnes, là où il n’y a pas de q’ulacha il n’y a pas cette pomme de terre, elle est petite il n’y en a pas beaucoup) Don José Luis A., Quri Mayu et Leque Palca (08/06/2004). 25. Par exemple sur les plateaux kukuya du Congo Brazzaville... 26. Enquêtes auprès de Don José Luis A., don Napoleón P., Don Francisco C., Don Raúl C., communautés de Machacayma et Quri Mayu, 08/06/2004 ; don Modesto D., communauté de Link’u Pata, 09/06/2004. 27. Mais également des parcelles relevant d'une gestion totalement individuelle, et résultant du passage d’une parcelle de front pionnier à une parcelle intégrée dans la rotation d’un système de culture. 28.Suite aux deux années de sécheresse catastrophique de 1982 et 1983 sur l'Altiplano, la coopération hollandaise a lancé un programme de recherche visant à « améliorer » certaines variétés de pomme de terre natives, notamment en ce qui concerne leur résistance au gel et à certaines maladies, pour relancer ainsi la production dans le pays. La région d'Altamachi, qui a peu souffert de la sécheresse, a pu profiter rapidement de cette « fièvre de la pomme de terre » qui s'est étendue sur les décennies 1980 et 1990, la variété waych'a sélectionnée répondant par ailleurs très bien aux attentes d'une population urbaine en forte croissance. Ce début de spécialisation commerciale a favorisé la construction de nouvelles pistes, par les communautés paysannes, permettant de desservir des lieux plus retirés et de les intégrer à cette dynamique. Les années 1990 ont même vu, à Altamachi, la spécialisation de certains agriculteurs des hautes terres en semences certifiées, sous l'impulsion d'instituts de recherche et de commercialisation. Même lorsque la totalité de la production de pomme de terre

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waych'a n'est pas destinée à être vendue, les paysans l'apprécient aussi beaucoup pour ses qualités culinaires et c'est elle qu'ils consomment en grande majorité.

29. On utilisera les conventions suivantes : PdT: Pomme de terre ; Fx: Friche herbeuse (ou repos pâturé) de x années. 30. L'araire utilisé dans les communautés d'Altamachi dérive de l'araire manche sep introduite par les Espagnols au moment de la conquête. La plupart des paysans le fabriquent eux-mêmes, ou alors le font faire par certaines personnes de la communauté un peu spécialisées dans les travaux de menuiserie. Le timon provient généralement de bois de la forêt tropicale, le soc est en qhewiña, arbre natif des Andes à bois très dur (Polylepsis sp.) que l’on trouve encore dans le haut bassin de l’Altamachi, et est recouvert d'une pointe ferrée, seul élément acheté en ville. Les attaches sont en cuir et elles aussi de fabrication artisanale. 31. Même dans les conditions du système de culture ici décrit, l’emploi de l’araire n’est pas systématique. C’est un outil dont ne disposent pas tous les paysans, loin de là. Par ailleurs, certaines parcelles, trop petites, situées sur des terrains très en pente, ne peuvent être ouvertes à l’araire. 32. « Hacer trabajar terreno » (Faire travailler un terrain) (quechua, Mons. Rosat). 33. De l’espagnol « golpear », frapper, ou est-ce un terme quechua-aymara faisant référence à « khurpa/khula », motte (voir Annexe 1) ? 34. À cet étage en effet, la région d'Altamachi est essentiellement constituée de versants à fortes pentes, aux sols plutôt clairs, plus pauvres en matière organique. Il existe un ample vocabulaire permettant d'identifier finement chacun des terroirs (tierra granilla, puka jallp'a, tierra llampita, q'ellu jallp'a...) et d'orienter les décisions des agriculteurs : « en tierra llampita no conviene sembrar kutirpa, no da bien » (sur les terres rouges, il ne convient pas de mettre une deuxième année de pomme de terre, la production n’est pas bonne). 35. « No es lo mismo, tiene poca vegetación, se está perdiendo de por sí. Porque si lo haces el barbecho donde ya produjiste hace dos años, cinco años, ya no es como puruma, ya no es, entonces por ese motivo no puede quemar, sin sacudir esa tierra no puede quemar. Entonces, es difícil sembrar. Para eso, tienen que sacudir el barbecho, y hace pedacitos, solamente se queda las pajitas, las ch'ampitas chiquitas, eso se arrastra y lo queman. » (Ce n’est pas pareil, il y a peu de végétation, elle se perd toute seule. Parce que si tu fais le labour là où tu as produit il y a deux ans, cinq ans, alors ce n’est plus comme de la puruma, plus du tout, alors pour cette raison cela ne peut pas brûler, sans secouer la terre ça ne peut pas brûler. Alors, c’est difficile de semer. Pour cela, ils doivent secouer le labour, et faire des petits morceaux, il ne reste plus que les pailles, les petites mottes toutes petites, cela on le rassemble et on le brûle) Don Francisco C., communauté de Machacayma (08/06/2004). 36. Les termes aymara sont présents dans le livre de Alison Spedding, « Wachu Wachu » (1991). 1. Challiña : limpiar un terreno, preparándole para la siembra; 2. Champa : leña menuda; 3. Charpa : leña menuda (qamaqi); 4. Puruma : tierra fértil, tierra vírgen, sin cultivar; 5. Chonta : instrumento de labranza y preparación de suelos, tipo « marimacho », con pico (yawri, aguja grande) a un lado, y pala plana (laka, boca) a otro. 37. À propos de la description de l’essartage en Europe, François Sigaut décrit un glissement de sens pratiquement identique, mais inversé, entre le registre de

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l’essartage et celui de l’écobuage : « Après le feu courant, les imbrûlés étaient rassemblés en tas, avec des râteaux, et brûlés définitivement : c’était le cherbottage (Cornebois 1881). À la fin du XIXe siècle, d’après cet auteur, le cherbottage était arrivé à désigner une autre technique, l’essartage à feu couvert, employé pour détruire les gazons », c’est-à-dire rien d’autre que l’écobuage (1975 : 24). 38.Morlon et al. (1992b : 73-75). L’araire ne serait utilisé directement après repos pâturé que là où celui-ci n’a pas permis la reconstitution d’une végétation à tapis racinaire dense. L’araire serait donc lié soit aux altitudes élevées lorsque le tapis herbacé n’est pas continu et dense, soit aux altitudes moyennes où prédominent le maïs et les céréales : le climat y est plus chaud et sec, et la faible couche de matière organique qui protège le sol de l’érosion ne doit pas être enterrée : on cherche plutôt à retenir l’eau qu’à en évacuer les excès (idem). 39. En Europe et en Ethiopie, l’écobuage était/est pratiqué par les pauvres, les mieux dotés ouvrant leur parcelle en traction attelée. 40. Don Isaac V., Cocapata (07/03/2004) ; Don Fermín P., Chapisirca (01/06/2003). 41. L’hypothèse d’une quasi superposition des aires d’extension de la chakitaclla et des assolements collectifs, formulée par Morlon et al. à propos des Andes Centrales (1992: p. 101-102 et 106) serait alors à revisiter. 42. Au moins 85 hommes-jour par hectare pour l’écobuage, de 80 à 120 jours de travail pour un labour complet à la chakitaklla (Morlon et al. 1992: 61 ; Salis, 1987). 43. L’écobuage a-t-il été décrit par les premiers chroniqueurs espagnols qui ont parcouru la Cordillère, sans que pour autant aucun lecteur n’y prête attention ? 44. Parmi les agriculteurs âgés que nous avons interrogés à Altamachi, personne n’avait jamais entendu parler de chakitaclla. 45. P. Morlon (communication personnelle). À l’évocation de cette technique, Olivier Dolfus nous pointa du doigt un lieux de la carte du Pérou, un seul, Ayrampuni, au nord du lac Titicaca, où il avait observé, en 1994, quelque chose de comparable (communication personnelle, juin 2004). Les ingénieurs agronomes étudiants à la Maestria en Gestion del Desarollo Rural de la UMSS n’avaient jamais entendu parler d’une telle chose, à l’exception de l’un d’eux réalisant justement son travail de terrain dans la Cordillère de Cochabamba. À l’évocation de cette pratique, l’agronome péruvien Mario Tapia, grand connaisseur de l’agriculture andine, ne put nous citer que deux lieux où il croyait avoir observé des buttes semblables (quoique de taille plus modeste) à celles d’Altamachi : dans la puna du Cusco et à Ayaviri, dans le département de Puno (témoignage recueilli pour nous par Claire Aubron, que nous remercions à cette occasion). Enfin, Raymond Reau nous signale qu’à Santo Tomas, des fours très ressemblants à notre écobuage sont couramment construits à l’époque de la récolte des pommes de terre, à partir de mottes de gazon découpées en bordure de champs, mais seulement en guise de fourneau de cuisine pour y faire cuire des pommes de terre (communication personnelle, février 2005). 46. Entretiens à Quillacollo et à Salinas de Garci Mendoza. 47. Témoignage de Walter Gutierrez. 48. Témoignage de Clemente, Chuquisaca.

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INDEX

Mots-clés : Bolivie, Cordillère des Andes, écobuage, étagement altitudinal, pomme de terre, système de culture

AUTEURS

MARGOT JOBBÉ DUVAL

HUBERT COCHET

JEAN BOURLIAUD BOURLIAUD

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Une presse à huile au Maroc A twin-screw oil press from Morocco

Narjys El alaoui

1 Succédant à de brèves missions dans les régions oléicoles du Maroc (Souss en 2001 et Prérif en 2002, 2003)1, cette note cherche à mettre en lumière la présence et le fonctionnement d’un type particulier de presse à huile sur lequel nous n’avions aucun témoignage ni description dans le contexte de son utilisation en Méditerranée. Il s’agit d’une presse en bois à deux vis latérales, actuellement utilisées au Maroc sous deux formats différents et pour deux usages distincts, dans la province de Taounate où la géographie, le climat et l’écart des voies de circulation ont probablement commandé son maintien.

2 Située dans la région Centre-Nord du Maroc, Taounate est limitée au nord par les provinces d’Al-Hoceima et de Chefchaouen, au sud par la Wilaya de Fès, à l’est par la province de Taza et à l’ouest par celle de Sidi Qacem. La région est fortement peuplée (92%) de ruraux Senhaja, Jbala et Branès arabophones du Prérif, qui occupent les collines et les plaines entre 650 m et 1 000 m d’altitude et dont le mode de vie, lié à la terre, est soumis aux aléas du climat continental avec des étés chauds et secs (40°C), des hivers froids (5°C) et des précipitations atmosphériques d’environ 1 000 mm par an.

3 Cette région se révèle d’une richesse technique peu commune. La noria, ou moulin hydraulique à palettes, mue par le courant de l’oued Sbou (au sud) et de l’oued Ourgha (au nord) reflète la fertilité des berges et l’agriculture environnante : céréaliculture (blés dur et tendre, orge en montagne), culture annuelle des légumineuses (lentille, fève, haricot blanc), maraîchage (tomate, poivron, oignon, etc.), arboriculture (forêt : chêne, pins, noyer, peuplier, mûrier ; plantations fruitières : olivier [dominant2], figuier, grenadier, agrumes), associés à un élevage semi intensif (vache, mouton) et domestique (vache, mouton, volaille). On y rencontre la maison en pisé à cour centrale et toiture plate ou inclinée à double pente, le moulin à bras en pierre, l’araire, les moulins et les presses à huile, les silos à grains, à paille ou à olives, le puits à poulie, le mode de transport animal (âne), ou de labours (mule, âne) et la poterie domestique féminine d’argile rouge moulée à fond plat, proposée l’été sur le marché de Ḫmis Houara.

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4 Adapté à une économie rurale et familiale, l’usage régional et domestique des presses en bois à vis latérales répondrait à l’autarcie séculaire de ces populations3, miroir de leurs choix économique et technique. Bien que la presse à levier, vis et contrepoids4 se maintienne dans le Zerhoun (Moulay Idriss), sa disparition semble néanmoins imminente. En revanche, l’extraction de la pierre meulière, destinée au moulin à huile familial ou de coopérative, se poursuit non loin de là, à Taza (Oued Amlil) mais aussi dans la région méridionale du Souss intérieur (Tiyout).

5 Dans cette zone oléicole où l’énergie électrique tend à remplacer celle de l’homme et de l’animal, on remarque que diverses machines (El Alaoui 2003) se côtoient, sans se concurrencer. À l’ancien type de machines en bois, des presses métalliques à vis plus résistantes sont substituées qui révèlent un certain dynamisme pour améliorer la productivité et la qualité de l’huile.

6 Le regain mondial pour l’huile d’olive, la proximité de la Méditerranée et la petite taille de la presse domestique que je vais décrire, ont contribué à l’acquisition récente de celle-ci par quelques musées privés du Maroc (Nejjarine à Fès, Dar Si Saïd à Marrakech) ou nationaux (musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, en 2003)5. Elle enrichira sans nul doute la typologie des presses à huile de Méditerranée.

De la presse alexandrine…

7 Sur l’invention et la diffusion des presses à huile en bois à double vis en Méditerranée, nous sommes peu renseignés. Néanmoins, dans Les Mécaniques ou l’éleveur des corps lourds, Héron, ingénieur grec de l’école d’Alexandrie, nous a laissé une description fort instructive, datée du Ier siècle AD6 d’une presse en bois pour les olives, puissante, facilement transportable et fonctionnant au moyen de deux vis7. Le texte grec étant perdu, nous disposons de la version arabe du philosophe Qusṯā ibn LūqādeBaâlbek (fin du Xe siècle) qui a été rapportée d’Orient par Golius et transmise à la bibliothèque de Leyde8. Ce texte arabe, édité et traduit en français par Bernard Carra de Vaux à la fin du XIXe siècle (Carra de Vaux 1893, réédité en 1988), nous est précieux car, outre son ancienneté, il permet de comparer le vocabulaire technique arabe du Xe siècle au vocabulaire actuel, tel que je l’ai recueilli dans la région de Taounate9, où j’ai vu fonctionner la presse récemment. Fait important : les figures proposées par Carra de Vaux, Nix ou Parharides et Vallianos montrent la difficulté de représenter graphiquement la presse antique d’après la seule lecture des manuscrits, et posent le problème difficile de l’interprétation. Par ailleurs, un certain nombre de détails techniques appellent l’attention tels l’écrou rond à la base de la partie équarrie de la vis, le nombre et la longueur de barres de rotation, la rotation de la vis semblable à celle d’une presse à levier.

8 En revanche, l’observation de la presse de Taounate, dans son contexte d’usage et d’utilisation facilite l’intelligence de cette description en même temps qu’elle souligne la proximité technique avec la presse antique.

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Figure 1. Presse de Héron (d’après Parharides, Ioannou & Vallianos 2001).

…À la presse de Taounate

9 L’invention, voire le transfert, du panier en fibre animale ou végétale dans le pressurage de l’huile (d’olive) a marqué une étape fondamentale dans le perfectionnement de la presseantique, en éliminant l’ensemble rigide galéagre- tambour-chapeau (cf.description en annexe 2) en bois, devenu obsolète et qui jouait un rôle similaire dans le pressurage. Alors que Les Mécaniques n’apportent pas d’indication technique quant au traitement de l’olive avant sa transformation dans la presse antique (passage du solide au liquide), on admettra que l’adjonction des paniers a sans nul doute perfectionné la presse en libérant l’énergie et l’attention humaines. Le serrage des écrous, qui transfert la force humaine au plateau, va directement agir sur les paniers contenant la pâte d’olive, t‘am 10 et extraire l’huile . Ainsi, la mécanique fonctionne jusqu’à épuisement de la pâte oléagineuse sans intervention humaine continue.C’est là en effet que réside le progrès qui libère des contraintes de la presse à coins (déplacer, soulever, poser les pierres lourdes l’une sur l’autre sur un plan incliné), utilisée à Taounate.

10 Même si l’histoire des techniques est peu explicite quant à la qualité des olives, au type de cueillette et au processus de broyage, qui ont une incidence directe et déterminante sur l’extraction et la qualité de l’huile, on considérera l’introduction du panier souple dans la presse à vis latérales de Taounate comme le témoin discret d’un progrès technique considérable. On peut, de même, émettre l’hypothèse que la presse à vis latérales, qui induit une pression puissante et uniforme de la pâte d’olive est apparue pour améliorer les presse « à coins » et à levier encore utilisées dans la région.

11 Si l’on considère, par ailleurs, le rôle important de l’imprimerie à Fès11, on serait tenté de corréler la presse à livres (double vis) avec la presse à huile antique améliorée de Taounate. En revanche, dans le Souss (Taroudannt), région oléicole méridionale, où l’imprimerie n’a pas connu le même essor, la presse à double vis en bois est inconnue12 tandis que la presse à levier en bois et contrepoids en pierre, d’utilisation si pénible,

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voire dangereuse, poursuit son activité dans l’espace rural et jusqu’aux portes de la ville, mais elle cède néanmoins de plus en plus la place à la presse hydraulique à vis (une ou deux), depuis la sécheresse des années 1960-1970. Le mécanisme de la presse à vis latérales ne présente pas le danger de la presse à levier (El Alaoui 2001) utilisée dans le Sud (Souss) et le Nord (Zerhoun) où la barre de rotation, engagée dans la partie circulaire du montant, durant l’extraction de l’huile, peut revenir brutalement sur l’ouvrier distrait et le blesser grièvement. Pour immobiliser cette barre, une cavité a d’ailleurs été aménagée dans le mur de certaines huileries du Souss.

Figure 2. La presse de Taounate.

12 Dans le Prérif où les femmes et les hommes apprennent très jeunes à construire leur autonomie, les qualités et l’efficacité inégalées de la presse à deux vis latérales, utilisée dans certains villages accessibles par pistes, répondent à une indépendance séculaire dont on retiendra les faits prégnants suivants : la coïncidence dela cueillette des olives avec la saison des pluies qui rendent les pistes impraticables voire inaccessibles, la disponibilité de la matière végétale, le coût relativement faible du bois et de la main d’œuvre, le savoir technique artisanal pérenne, la résistance du bois dense aux pressions du serrage en regard du rendement attendu, la possibilité de remplacer sur place chacun de ses éléments, l’entretien aisé, l’encombrement réduit, la facilité de manipulation, l’éloignement du marché et enfin l’extraction rapide d’une huile très appréciée. Ces faits conjugués concourent à son maintien.

La petite presse à vis latérales

13 Diverses essences locales de bois dense concourent à la réalisation artisanale de la presse domestique à double vis de Taounate : chêne, noyer, caroubier « mâle », mûrier, micocoulier. Le noyer, qui atteint ici une hauteur exceptionnelle et le caroubier sont les essences les plus estimées. Chez les Senhaja, elle est fabriquée par un ébéniste à Bu ‘Adl et à ‘In Medyouna.

14 Cette presse, utilisée pour la fabrication d’une huile des prémices appelée ‘alwana, est composée de quatre éléments doubles monoxyles (fig. 2) :

15 - deux plateaux percés à leurs extrémités pour le passage des vis. Le plateau supérieur peut être doté d’une poignée inférieure, et le plateau inférieur comporte une maie creusée sur son pourtour et un bec verseur ;

16 - deux vis partiellement filetées ;

17 - deux écrous ;

18 - deux clés de blocage.

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Tableau 1. Caractéristiques de la petite presse à vis latérales

Préparation d’‘alwana : l’huile des prémices

19 Parmi les procédés féminins d’extraction d’huile d’olive, que j’ai observés à Taounate, le plus sophistiqué s’effectue avec la presse à double vis, à partir d’olives vertes ou tournantes, cueillies à la main, chauffées dans un four à pain chaud, puis écrasées, pétries et pressées.

20 Caractéristique de la région, l’‘alwana, fort prisée ici, est l’aboutissement d’un processus opératoire rythmé par quatre étapes consécutives à la cueillette des olives : mise au four chaud (enfournement), concassage, pétrissage et pressurage du fruit. Certaines similitudes avec le procédé millénaire d’extraction de l’huile d’argan (El Alaoui 1999) doivent retenir notre attention : dessiccation, concassage manuel du fruit entre deux pierres, pétrissage manuel, chauffage de la pâte et ajout d’eau sont identiques.

La traite des olives

21 Exclusivement féminine, la cueillette manuelle des olives (fig. 3), tsram,ḥlib zitun ou ḥlbu13 (lit. traite, le geste étant identique à celui de la traite des animaux à lait), concerne les jeunes oliviers de petite taille, ou la partie basse d’un olivier adulte non taillé (la gaule est utilisée par les femmes et les hommes pour les fruits que la main ne peut atteindre). Ces fruits mûrs, d’une belle couleur violine, sont très appréciés pour préparer l’‘alwana.

Figure 3. La cueillette manuelle.

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L’enfournement / la déshytratation

22 Dans cet environnement où la poterie à usage domestique est façonnée par les femmes, le four à pain (frna)est, de même, construit par leurs soins à l’extérieur des habitations14, à partir d’argiles rouge et grise, de sable et de rebuts de poterie concassés et tamisés pour l’assise, ou montées en colombins pour les parois. Après la cuisson du pain (contrainte économique), les restes de charbons de bois et de cendres sont dégagés du four chaud, balayé.

23 Cinq kilogrammes d’olives fraîches (gonflées d’eau de pluie) y sont soigneusement étalés et le four fermé hermétiquement15 pendant la nuit (environ douze heures).

24 Figure 4. Olives sortant du four.

25 Les olives déshydratées sont alors retirées à l’aide d’une pelle (rmaya) et déposées dans une jatte en argile à deux tenons. Elles ont pris une couleur très sombre. Cette déshydratation doit être considérée comme une des étapes du processus de fabrication d’‘alwana car, du séchage particulier du fruit oléagineux, non signalé jusqu’ici, dans le four chaud résultera une huile dépourvue de margines (eau de végétation amère et polluante), prête à la consommation. Nécessité technique de retrait naturel des margines16, la dessiccation reflète aussi l’affect des consommateurs qui apprécient cette huile des prémices comme une « confiserie » au goût « fumé » particulier. Une technique proche avait été connue en Iran au XVIe siècle : « On laisse les olives sur l’arbre tant qu’elles ne sont pas encore noires. Ensuite, on les cueille et on les met dans un fourneau. On ferme le fourneau pour que les olives soient brûlées. Ensuite, on les retire. Sur un récipient, une planche de bois est mise. On met les olives sur cette planche et sur celle-ci on fixe une deuxième planche. Les deux planches sont liées par une corde assez fortement pour que l’huile coule dans un récipient » (Mohebbi 1996 : 221).

Le concassage

26 Cette opération suit immédiatement le défournement. Dans un large van spiralé (miduna), servant, selon les nécessités, de pétrin ou de tamis à la volée, deux femmes, assises l’une en face de l’autre, écrasent entre deux pierres les olives chaudes contenues dans la jatte (fig. 5).

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Figure 5. Le concassage

27 La pierre dormante, lourde, haute et plate (sṭaḥa) est érigée au fond du van, tandis que la pierre arrondie (udi)17, tenue de la main droite écrase le fruit (pulpe et noyau) par percussion lancée. De cette opération, qui va durer 90 minutes, résulte une pâte grossière, constituée de pulpe et de débris de noyaux d’olive (appelée pâte d’olives).

Le malaxage

28 La pâte, chauffée sur un brasero alimenté par du charbon de bois de chêne (blluṭ), va être malaxée dans une jatte en argile avec une faible adjonction d’eau chaude (fig. 6). L’opération dure une quinzaine de minutes, elle sera suivie de la mise en pâte dans les scourtins (enscourtinage) et du pressurage.

Figure 6. Le malaxage.

Le pressurage

29 La pâte d’olives est alors introduite dans des paniers ronds, appelés scourtins, qui laissent échapper le liquide en retenant les pulpes et les noyaux. Le choix des fibres végétales pour la fabrication des paniers, chwami, est une exigence technique des

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presses en bois à vis latérales ou à levier : ils doivent retenir le moins d’huile possible. Le jonc, smar (Juncus maritimus Lamk), mais surtout la feuille de palmier nain, doum, (Chamaerops humilis L.),18présent à l’état sauvage pendant la saison des olives, sont particulièrement appréciés. Ouvertes sur la face supérieure, ces vanneries tressées sont fabriquées et vendues19 par les hommes sur les marchés de Sbt Tsoul, Zrizr, Ghiyata à Oued Amlil (Taza).

30 Les paniers, chargés de cette pâte (fig. 7), sont posés sur la maie du plateau inférieur de la presse. Par serrage manuel et progressif des écrous, le plateau presseur est abaissé sur les paniers (un ou deux) et se rapproche parallèlement de l’autre plateau. Ce serrage induit certains avantages : possibilité de produire rapidement une huile des prémices qui va faire apprécier l’huile de l’année ; durée d’extraction rapide, pression accrue, rendement supérieur en huile (qualitatif et quantitatif), économie d’énergie humaine, autonomie de l’ouvrière. La presse, inclinée contre le mur va exercer une pression jusqu’à épuisement de la pâte, sans intervention humaine continue. L’huile coule lentement dans la jatte placée sous le bec. Il n’y a pas de décantation, les olives ayant perdu les margines amères dans la chaleur du four.

Figure 7. Préparation des paniers.

31 Environ 75 cl d’huile ont été extraits des 5 kilogrammes d’olives fraîches20 ce qui montre bien l’intention de produire une huile gastronomique.

32 Au terme de cette ultime opération, la presse est lessivée à la brosse, séchée au soleil, enveloppée dans un sac, avant d’être rangée dans la cuisine ou le débarras.

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Figure 8. Le pressurage.

La conservation

33 La cueillette des olives coïncide avec les labours. Elle s’étend, selon les années, de la mi- novembre à la mi-janvier mais la conservation des olives destinées à l’extraction peut se poursuivre jusqu’en avril, ultime moment avant leur broyage et pressurage dans l'huilerie familiale. Quant à l’huile des prémices au goût et au parfum si caractéristiques, elle est conservée dans une petite jarre (jabya ou chbriya), pour être consommée crue avec les crêpes (mlwiya et rġayf) du petit-déjeuner.

34 Les fruits non exprimés au cours de la cueillette sont stockés, comme à ‘Ayn Lḥaj ‘Mr, dans un haut silo de roseau, recouvert de terre et d’argile blanche. Ce silo conserve dans le sel gemme (mlḥ lḥiya) au pouvoir salant élevé, extrait de la mine proche de Tissa, les olives fraîches pour une extraction ultérieure de l’huile autre que l’‘alwana. Tel procédé de conservation est réputé éloigner la mouche des fruits Dacus oleœ : dubibat zzitun. Chaque couche d’olives est étalée sur un lit de gros sel et recouverte de gros sel. En revanche, dans le Souss (Anti Atlas central), les fruits séchés au soleil d’hiver sont conservés sans sel et l’huile en est extraite tout le long de l’année. Reconnue pour ses principes actifs, l’huile conservée plusieurs années (zit lḥaylaou zit ṭryaq)est réservée à des fins médicinales (refroidissement des animaux et des humains). Quant au tourteau (lfiṭor), résidu de cette extraction, il sert de combustible aux fours.

Autres procédés féminins d’extraction de l’huile d’olive

35 L’exemple du procédé d'extraction d’‘alwana, caractéristique d’un savoir technique féminin et régional, ne doit pas occulter les autres procédés féminins d’extraction de l’huile. On observe à Taounate et à Ouazzane, mais aussi dans le Souss21, des procédés antérieurs ou concomitants au pressoir à coins (et au moulin ?) nécessitant une force musculaire et des outils rudimentaires. Cinq manières de faire illustrent ce procédé qui consiste à écraser les olives entre deux pierres et à installer la pâte obtenue dans un linge disposé sur une pierre inclinée recevant une charge de pierres superposées.

36 — L’olive fraîche (vert-rouge) est écrasée à la pierre, triturée et pressée à la main avec ajout d’eau chaude. L’huile émerge par décantation.

37 — L’olive est écrasée entre deux grosses pierres surélevées (sur une table par exemple), la pierre du bas étant inclinée pour permettre l’écoulement du liquide oléagineux dans un plat en terre cuite, placé au-dessous. Ce procédé de pression ne nécessite aucune intervention.

38 — L’olive verte gaulée est concassée, comme pour l’‘alwana, puis déposée dans une jatte. L’huile décantée est écopée à l’aide d’une étoffe de laine (mndil dial suf). La pâte restante est installée dans les paniers et abandonnée à la presse domestique.

39 — À Ouazzane (Zoumi), la pâte d’olives est foulée dans une cuve dallée (ssahrij) installée dans l’oliveraie, alimentée par l’eau de source ou de pluie ; l’huile décantée est recueillie par écopage à l’aide d’une étoffe de laine, appelée ici sntafa.

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40 — Dans le Souss, les olives vertes cueillies à la main sont brisées entre deux pierres puis mises à cuire à la vapeur dans un couscoussier et pressées entre les doigts. L’huile ainsi exprimée est nommée tahlwant22.

41 Le fait que ces procédés féminins n’ont subi aucun « perfectionnement » ne saurait être élucidé sans l’éclairage du contexte anthropologique de zones éloignées des voies de circulation. Dans le monde rural, où le rôle primordial de la femme (mère ou épouse) est de gérer rigoureusement la matière culinaire de base (ici céréales et huile d’olive), son statut, sa respectabilité et son honorabilité sont intimement liés à ce savoir technique. Pour pallier le manque de cette matera prima, le choix culturel est fait de réaliser son huile propre, dans l’indépendance de l’espace domestique et lignager qui est le sien avec les outils adaptés à son mode de vie. On remarque qu’outil rudimentaire, procédé technique et travail musculaire, mobilisent une mémoire de femmes : corporelle (position assise/courbée) ; technique (construction de fours, poteries) ; spatiale (domestique, verger) ; temporelle (cueillette et moisson saisonnières) ; économique (gestion domestique).

42 La grande presse à vis latérales

43 C’est, à première vue, la version grand format de la petite presse domestique. Outre une taille plus imposante, elle se caractérise par une fixation au sol, un plateau unique, quatre écrous, une barre de rotation, une utilisation masculine et une productivité plus importante. On la rencontre dans l’aire de pressurage, contiguë au verger23, qui rassemble le moulin en pierre, le bassin de lavage des olives et le bassin de décantation. Elle se compose de divers éléments monoxyles (chêne, noyer réputé le plus adéquat, caroubier « mâle», peuplier, micocoulier) :

44 - deux montants (ou vis) hauts de 249 cm dont la base circulaire (108 cm de hauteur) est partiellement (à 80 cm) scellée dans une table de ciment et de graviers (une tige métallique traverse le milieu de chaque montant [partie scellée invisible] afin de l’immobiliser) ;

45 - un plateau horizontal percé vers ses extrémités pour le passage des vis ;

46 - deux paires d’écrous ;

47 - une barre de serrage (ou de rotation) retenue par un anneau de fer autour de l’écrou. Cette barre ne traverse pas la vis comme dans la base de la vis d’une presse à levier ;

48 - une planche en bois arrondie, épaisse et munie d’une poignée24 quelquefois percée pour le passage d’une corde facilitant sa préhension lorsque le bois est gras. Sa fonction est de faire tampon entre la pile de paniers gras et le plateau de la presse, en assurant l’adhésion et la pression de ce dernier sur la pile ;

49 - une maie, cuvette surélevée bâtie au centre de la table (entre les montants), au pourtour creusé pour l’écoulement de l’huile vers le bassin de décantation.

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Figure 9. La grande presse à huile familiale.

50 La dimension des éléments de la presse familiale, la présence de la barre de serrage et de la planche, la taille et le matériau des paniers (alfa préféré au jonc) sont tous imposés par une quantité de pâte d’olives nettement supérieure à celle attendue de la petite presse domestique. On relève, dans la grande presse familiale, un progrès notoire : la barre de serrage n’est pas engagée dans la cavité percée dans la vis en bois mais dans un anneau engagé autour de l’écrou. De ce progrès résulte un serrage plus sûr qui évite l’éclatement de la vis.

51 Nous avons dit la rareté de ces presses en bois dans le verger, où les hommes conduisent la trituration des olives et le pressurage de l’huile. Après lavage et ventage (opération qui consiste à débarrasser les fruits des feuilles et des brindilles) dans le bassin de lavage, les olives sont broyées dans le moulin en pierre. La pâte obtenue est alors installée dans les paniers (8 à 10), empilés au-dessus de la maie dont l’emplacement, à équidistance des vis, c’est-à-dire au-dessous du point d’action directe du plateau, assure simultanément la stabilité de ce dernier et une pression centrée et équilibrée sur la pile de paniers. Du remplissage régulier et de l’empilement de ces paniers (17 à 20 kg de pâte, chacun), qui exigent une dextérité certaine, dépendra l’équilibre de la pile et la quantité d’huile attendue. Les écrous vont être serrés pour permettre au plateau d’exercer une action progressive sur la pile de paniers. Le liquide oléagineux coule dans la maie puis dans la rigole aménagée jusqu’à la cuvette de décantation (nnqir) pouvant contenir 250 litres d’huile. Un orifice percé dans la partie inférieure de celle-ci permet l’évacuation des margines vers l’extérieur. L’huile est récupérée par décantation. Ici, outil rudimentaire, procédé technique et effort musculaire mobilisent une mémoire masculine : corporelle (position debout), spatiale (champ, marché)25, temporelle (travaux agraires : labours, moissons, gaulages), économique (famille, commerce).

Éléments Appellations Essence Dimensions vernaculaires végétale (cm)

Montant (vis, mġzl Caroubier mâle Hauteur : 249 2)

Plateau uṣla Caroubier mâle Longueur : horizontal 205

Écrou ḫnzira Caroubier mâle 86 x13 x13

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Éléments Appellations Essence Dimensions vernaculaires végétale (cm)

Barre de hrawa Oléastre ou Longueur : serrage caroubier 107 Diamètre : 5

Planche qurṣa Diamètre : 60−62

Maie jfna Diamètre : 104

Scourtin chamma /chamya Alfa Diamètre : 60−66 Ouverture : 40

Tableau 2. Caractéristiques de la grande presse à vis latérales.

Figure 10. Scourtins. de la presse familiale.

Figure 11. Ecrous et barre de serrage rangés.

Comparaison des deux presses à vis latérales

52 Plusieurs caractéristiques distinguent les presses à vis latérales de Taounate : mobilité, dimension, traitement des olives et consommateurs.

53 La presse domestique, entièrement démontable et transportable à l’instar du métier à tisser, est de faible dimension et de poids. Le traitement particulier de l’‘alwana

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nécessite un four où par dessiccation les fruits sont débarrassés des margines. L’huile ainsi extraite est réservée au foyer.

54 La taille et le poids de la presse familiale imposent des vis scellées au sol dans une table de ciment (au tiers de leur hauteur totale), au contraire des autres éléments : plateau, écrous) qui sont démontés lors des intempéries. Elle est utilisée par les hommes. La trituration d’une plus grande quantité d’olives impose la force du moulin en pierre à meule unique, animé par une mule. L’huile ainsi extraite est destinée à la table familiale et à la vente (30 dirhams le litre, en 2003).

Caractéristiques Presse Presse familiale domestique masculine féminine

Description Mobile Scellée au sol (à la table) 2 plateaux 1 plateau 2 écrous 4 écrous 2 clés de blocage 1 planche 1 barre de rotation

Utilisation Intérieure (foyer) Extérieure (verger)

Destinataires Table familiale Table du maître (commercialisée)

Liquides oléagineux Sans margines / huile Avec margines vierge plusieurs pressions

Broyage Manuel / pierres Animal / moulin en brutes pierre

Rendement en huile Faible Important

Consommation de l’huile Immédiate, crue Conservation, crue/ cuite

Tableau 3. Comparaison des deux presses à vis latérales.

55 D’autres questions se posent. On admet que pour extraire l’huile, l’action du moulin précède celle de la presse. On peut donc se demander pourquoi de nombreuses huileries (coopératives ou privées) conservent l’usage mixte du moulin en pierre (actionné par un animal) et de la presse métallique (électrique/hydraulique) ? La réponse serait de nature économique mais pas seulement : proximité d‘une carrière meulière ; prix prohibitif du moulin métallique, quantité restreinte d’olives à triturer, présence d’animaux dans l’agriculture et le transport, affect des producteurs-consommateurs

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pour une huile dont les caractéristiques organoleptiques répondent au type d’outils. Inversement, on note que le couple moulin métallique / presse en bois (à levier) est inconnu. On peut bien sûr y déceler le signe d’une rationalité technique, par degrés, reflet d’une réalité économique car finalement ce sont les huileries familiales de montagne (Taounate, Moulay Idriss-Zerhoun, Anti-Atlas), d’accès difficile, qui conservent l’usage couplé du moulin en pierre (transporté par roulage des meules) et de la presse en bois.

56 L’introduction de l’électricité modifie l’équipement de l’huilerie, quand elle ne signe pas son adaptation à des besoins nouveaux. Déjà, l’équipement des unités modernes de trituration en chaîne à système continu26 d’extraction de l’huile et de sa mise en bouteille se propagent aux abords des routes chez les entrepreneurs nantis.

57 L’extension des zones oléicoles, liée à l’accroissement de la plantation d’oliviers27 et des récoltes ; l’amélioration de la qualité des olives et de l’huile signent un nouvel essor de la productivité. Ce progrès concomitant à l’emprunt d’une seule machine très performante s’étend, malgré son prix très élevé, pour satisfaire une demande croissante d’huile d’olive dans le monde. Cette machine28, nécessitant deux ouvriers placés chacun à une extrémité de la chaîne, est capable d’effeuiller, laver et triturer environ 60 tonnes d’olives par jour, voire davantage. Rappelons, qu’à l’instar de l’huile d’argane, ce traitement fait perdre à l’huile d’olive les qualités organoleptiques de terroir.

58 Les presses en bois à vis latérales, actives dans leur contexte culturel, éclairent le lien entre le mode d’existence des agriculteurs (autonomie, sinon « autarcie »), les choix culturels et techniques, l’affect et le goût des producteurs. Ces presses doivent leur pérennité à un ensemble de facteurs, qualitatifs d’abord, soumis au respect du mode d’existence des acteurs, qui a imposé leur maintien. Ainsi, le résultat attendu de ce type de presses est atteint par les réalisateurs-consommateurs, nés dans ce paysage oléicole ancien29. Il expliciterait l’indifférence, voire l’abandon de la presse à treuil (concomitante à la presse étudiée ici) connue dans la proche Volubilis, mais aussi de la presse à levier en voie de disparition. Fait prégnant, la presse à vis latérales en métal supplante largement la presse familiale en bois dans l’espace rural. Ce modèle, plus résistant, coïncide avec l’intention, non seulement de produire davantage d’huile d’olive mais de s’affranchir des aléas du bois, matériau qui exige une plus grande attention.

59 Outre la description de la presse en bois à deux vis latérales donnée par Héron et transmise par Qusṯā ibn Lūqā (Liban), il existe quelques indices techniques non développés ici, mais qui pourtant mériteraient d’être retenus. Ces indices suggèrent une parenté technique avec le Proche-Orient et font progresser notre interrogation sur la présence de la presse à double vis à Taounate : la fabrication domestique de l’huile de térébinthe à Palmyre (Syrie), le procédé persan de fabrication de l’huile à partir d’olives noires séchées dans un four (l’Iran ne connaît pas la presse à vis), la désignation actuelle des scourtins à Taounate (chamya ou chamma, lit. celle du pays de Cham : Syrie- Palestine) et enfin la presse signalée en Crête au XIe siècle 30 ou celle connue en Provence31 jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle. Tous ces témoins civilisationnels invitent à réfléchir sur l’invention et l’emprunt, mais surtout sur l’utilisation de telles presses (la vis est méditerranéenne), notamment leur diffusion sur les rives de la Méditerranée, particulièrement entre le Maghreb et le Machreq. Ils montrent, en tout

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cas, l’intérêt de développer ce lien à peine suggéré, qui enrichirait la connaissance de cette presse, vestige archaïque ou invention adaptée maintenue jusqu’à nos jours.

60 On n’oublie pas qu’au Maroc même, une ligne de séparation technique d’extraction de l’huile entre le Nord et le Sud interpelle. La géographie des matières oléagineuses, Nord méditerranéen : oliviers / Sud africain : arganiers, induirait-elle une frontière de l’outillage et des procédés pour extraire l’huile alimentaire, sachant que l’outil est adapté au geste et aux habitudes musculaires ? L’histoire et la mémoire des hommes (corps, outils, procédés), comme celles des plantes (sauvages ou cultivées) signent en quelque sorte l’évolution ou la stabilité technique si aucun fait majeur ne vient modifier cet état. De même, on se souviendra que les presses ont servi à extraire des liquides oléagineux et non oléagineux et qu’elles ont été utilisées ici et là comme réponses à une nécessité.

Figure 12. Dépulpage de noix d’argane

Figure 13. Concassage des olives.

61 Nous voudrions clore cette note par une analogie technique propre à un autre procédé féminin millénaire d'extraction de l'huile, que nous avons eu l'occasion d'observer au Maroc. Qu'il s'agisse de dépulper et d'écaler le fruit dur de l'arganier (Argania spinosa L.) ou de concasser le fruit de l'olivier (Olea europea L.), les procédés sont en tous points similaires dans leur mise en œuvre d'objets naturels non transformés par la main de l'homme, de leur mode d'action par percussion lancée mais aussi dans la position du corps des ouvrières pendant cette activité, dont l'intention de produire du lien social à travers une économie domestique prioritaire est commune.

62 N. E. A.

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2002 « Roues, bielles, pistons dans le Rif occidental (Maroc) », Cahier d’Histoire des Techniques V : Agriculture méditerranéenne. Variété des techniques anciennes : 247-259.

ANNEXES

Annexe 1. Glossaire arabe-français brbuch tenon (oreille) de jatte, pl.brabch chamya / chamma panier rond en fibres végétales tressées contenant la pâte d’olive pendant l’extraction de l’huile ; pl. chwamy chiḫ contrepoids en pierre d’une presse à levier dum palmier nain (Chamaerops humilis L.) utilisé pour la fabrication des scourtins

fitur / lfiṭor tourteaux (résidus secs de la pâte d’olive) aux usages variés : combustion, fabrication du savon noir, matériau de construction frna four en ogive construit par les femmes (cuisson du pain, déshydratation des olives) frur débris ou rebuts de poterie concassés pour servir de matériau de construction à l’assise du four à pain gs’a jatte en argile rouge

ḥlbu / hlib zitun cueillette manuelle des olives →tsram hrawa barre de serrage ou de rotation (presse familiale)

ḫnzira écrou ; pl.ḫnzirat ou ḫnazr jfna cuvette ou maie creusée dans la table (presse familiale) lḥawḍ / lbaṣt plateau inférieur (presse domestique) lm‘gun / zrrab bec de plateau inférieur (presse domestique) →lḥawḍ / lbaṣt lm‘ṣra presse à huile, huilerie, pressoir, aire de pressurage lm‘ṣriya petite presse à huile à deux vis, à usage domestique

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luḥa / ḫnzira plateau mobile d’une presse domestique lyed poignée du plateau (presse domestique) mġzl/ lmġzl vis (presse domestique ou familiale) ; pl. mġazl mida maie (cuvette) de presse domestique miduna large van spiralé utilisé pour le concassage des fruits mjmr brasero pour réchauffer la pâte d’olive avant son pressurage na‘ora moulin hydraulique à palettes, noria nnadr silo à grain ou à paille nuala maison en pisé quqna(t) écrou (presse domestique ou familiale) ; pl. quqnat→ ḫnzira qurṣa pièce ronde en bois, épaisse, munie d’une poignée, installée au-dessus des scourtins, entre la pile de paniers et la plateau mobile d’une presse familiale rḥa moulin à bras en pierre rḥi pierre meulière slla haut silo à olives en roseau tressé ; pl. sllat tsram cueillette manuelle des olives →ḥlbu t‘m (lit. nourriture) pâte d’olive composée de pulpe grasse et de débris de noyaux avant pressurage uṣla plateau supérieur, mobile (presse familiale)

NOTES

5. Actuellement musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). 26. La première de ces machines a été offerte à l’Institut Technique Agricole de Sahel Boutaher par le Conseil Oléicole International (COI) en 2001. Cet ITA dispose d’un laboratoire d’analyse des huiles et des olives. 27. Le plan national de développement oléicole (1998-2010) prévoit d’intensifier les superficies à planter à l’horizon 2010, estimées à 550 000 ha en 2001 (Source : Maroc-ministère de l’Agriculture, du Développement Rural et des Eaux et Forêts (MADREF / Campagne 2000/2001).

RÉSUMÉS

Cette note décrit la presse à huile en bois à vis latérales du Prérif (Maroc du Nord) et s’interroge sur les conditions de son maintien à la lumière de son contexte d'utilisation et d’autres presses et procédés d’extraction de l’huile d’olive. Le traitement caractéristique de l’olive, depuis sa cueillette jusqu’à l’extraction d’une huile appelée ‘alwana et le procédé exclusif aux femmes

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retiendra particulièrement l’attention. L’aspect lacunaire des sources écrites sur cette presse, vraisemblablement connue depuis le I er siècle AD et son remplacement récent par une presse métallique montrent que la réalité du patrimoine est imputable au scribe-observateur des faits (techniques) et non à l’existence seule de l’objet, de l’outil ou de la technique qui peuvent disparaître sans laisser de trace. Maroc, Taounate, huile d’olive, presse en bois à vis latérales, procédé technique féminin, ‘alwana

This paper describes the twin-screw wooden oil press from Prérif (North Morocco) and interrogates the conditions of its survival in the light of its context of utilisation and the advent of other types of press and olive oil extraction procedures. It gives special attention to this characteristic treatment of olive, from its harvest to the extraction of an oil called ‘alwana, as well as to processes exclusive to women. The scarcity of the written sources on this press, probably known from the 1st c. AD, and its recent replacement by a metallic press show that the reality of heritage is imputable to the scribe-observant of the (technical) facts and not only to the sole existence of the object, the tool or the technique which can disappear without leaving evidence

INDEX

Keywords : huile d'olive, presse en bois, alwana, procédé technique féminin, presse en bois à vis latérales Index géographique : Maroc, Taounate

AUTEUR

NARJYS EL ALAOUI

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L’introduction tardive du diable et de la brouette au Moyen-Orient Un problème pour l’anthropologie des diffusions

Didier Gazagnadou

1 Les techniques et les moyens de transport sont, pour l’anthropologie et l’histoire des techniques, des problèmes importants. Les véhicules à roues, dont le rôle fut essentiel, restent malheureusement peu étudiés comme du reste les techniques en général1, et en particulier dans le monde iranien et la civilisation islamique.

2 Le système technique de transport en Iran et en Égypte possède une des caractéristiques essentielles de celui des sociétés du Moyen-Orient : la marginalisation (du IIIe siècle ap. J.‑C. environ jusqu’au milieu du XXe siècle) du transport par roulage (véhicules à roues à traction animale) au profit du transport par animaux de bât (mulets, chevaux, ânes, dromadaires, chameaux, bovins) et par portage humain. Bien que nous ayons déjà discuté (Gazagnadou 1999) et montré notre désaccord partiel avec la thèse de R. W. Bulliet (1990) sur les causes de cette prévalence du portage par animaux de bât dans l’aire moyen-orientale puis islamique, elle est un fait incontestable, quasiment jusqu’au milieu du siècle dernier. Nous examinerons de nouveau cette question à la lumière de cas concrets qui confirment cette marginalisation des véhicules à roues, en prenant l’exemple de la brouette puis plus brièvement celui du diable et de leur introduction en Iran et en Égypte. La brouette 3 Bien que ce petit véhicule de transport à roue soit aujourd’hui connu dans le monde entier, son histoire est encore obscure et n’a que très peu retenu l’attention des technologues malgré sa grande utilité dans de très nombreuses activités sociales et économiques.

4 Au milieu du XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1751) donnait de la brouette la définition suivante : « Brouette : Petite machine faite en forme de charrette, qui n’a qu’une roue, et que celui qui s’en sert pousse devant soi par le moyen de deux espèces de timons, soutenus d’un côté par l’essieu de la roue, et de l’autre par les mains de celui qui machine qui pour cet effet se met au milieu. »

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5 Cette description est tardive, on trouve en effet des représentations de la brouette en Europe dès le milieu du XIIIe siècle (Gille 1983 : 82). Ce petit véhicule permet le transport, par un seul homme, de charges d’environ 100 kg. Pratique, mobile, individuel, il permet le transport sur des voies et des passages étroits, dans les chantiers ainsi que dans les ruelles des halles et des villes (médiévales et modernes), les chemins de campagnes et dans les fermes. De nos jours, on le retrouve dans à peu près tous les endroits du monde où se pratiquent des activités commerciales, agricoles et de construction. Quant à son utilité, rappelons ce qu’écrivait à juste titre Bertrand Gille (1983 : 79) : « Qu’on ne dise pas qu’il s’agit là d’un instrument secondaire. Elle a largement facilité, et très largement, l’agriculture et les grands travaux d’utilité publique. Bien plus, elle est restée, jusqu’à nos jours, beaucoup plus que d’autres, un instrument indispensable que l’on voit dans toutes les campagnes, que l’on rencontre dans tous les chantiers. »

6 On ajoutera qu’avec le développement de l’habitat pavillonnaire et du jardinage de loisir, la brouette est présente dans de nombreux foyers.

7 De la brouette, on peut dire qu’elle est d’une part « une civière dont l’un des porteurs a été remplacé par une ou deux roues » (Camasara 1925 : 2ème partie) et d’autre part, le développement individualisé de la charrette, par miniaturisation ; ce qui renvoie à l’idée d’Haudricourt, pour qui la brouette est un char portatif2. C’est aussi la substitution de l’énergie humaine à l’énergie animale, répondant à un souci d’efficacité et de maniabilité pour des tâches destinées à un seul homme. Il s’agit enfin de la substitution d’un mode de portage mécanique au seul portage à dos d’homme ou animal : la brouette est une prothèse technologique. Bien qu’il y ait quelques exemples en Europe ou en Chine de brouettes tirées par l’homme, d’une manière générale, on pousse une brouette, sauf lorsqu’elle est vide. Sur l’histoire de la brouette

8 Figure 1. Brouette de type chinois.

9 En Chine, la brouette à une roue centrale (fig. 1), parfois munie d’une voile, est attestée 3 entre le Ier siècle et le IIIe siècle (Gernet 2000 : 128 ; Needham 1965 : 258-281, fig. 504, fig. 508, fig. 510) ; elle est généralement poussée par un homme et son nom en chinois le

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confirme : du lun shou tui che (« véhicule à une roue poussé à l’aide des mains » 4). Quelquefois, des iconographies nous montrent un second homme, un âne ou un mulet attaché par une corde à l’avant de la brouette et qui aide à la traction.

10 La brouette apparaît dans l’iconographie de l’Europe occidentale au cours du XIIIe siècle (cf. le manuscrit 177 de Dublin datant de 1240-1250, Lewis 1994). Précisons toutefois que c’est surtout dans l’iconographie médiévale du XIVe siècle qu’on la retrouve (Gille 1994). L’étymologie du mot brouette, pour A.‑G. Haudricourt comme pour B. Gille, nous conduit à l’ancien français béroué, lui-même dérivé du bas latin birota, ce qui suppose bien deux roues à l’origine. Or, les représentations médiévales que reproduisent B. Gille et P. Mane5 nous montrent beaucoup plus de brouettes à une seule roue qu’à deux roues. La brouette à une roue devant le caisson est le modèle dominant (fig. 2) en Europe et a entraîné la disparition de celle à deux roues, probablement du fait que, si cette dernière a l’avantage d’être plus stable dans le roulage, elle s’avère plus difficile à faire virer. D’une manière générale, la brouette à deux roues, surtout chargée, est plus difficile à manœuvrer et à vider qu’une brouette à une roue. Le « triomphe » de la brouette à une roue a une origine technique : plus d’aisance et d’efficacité dans l’utilisation et pénibilité moindre pour l’ouvrier.

11 Figure 2. Brouette de type européen.

12 Ce petit véhicule s’inscrit manifestement dans un système technique où les véhicules à roues jouent un rôle important dans les transports : un système dans lequel l’utilisation de la charrette et/ou du chariot était relativement courante. C’était le cas de la Chine pour ce qui concerne le char ou la charrette au moins depuis l’époque du premier empereur Qin Shi Huangdi (221-210 av. J.‑C.).

13 La brouette s’insère dans la structure technique d’organisation du travail d’une société sédentaire et agricole où les paysans et les artisans empruntent des chemins et des voies de passage étroits, sur lesquels le roulage est possible. L’introduction de la brouette en Égypte, en Iran et dans la civilisation islamique

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14 L’introduction et la découverte de la brouette dans le monde arabe semblent bien remonter à la toute fin du XVIIIe siècle, et en Égypte plus particulièrement au moment de l’expédition française, dont l’écrivain égyptien Abd al-Rahmân al-Jabarti a été le témoin et l’observateur ; il écrit à ce sujet : « Ils [les Français] recouraient à des instruments faciles à manier et épargnant la peine, ce qui permettait une exécution rapide des travaux. Ainsi, au lieu de paniers ou de récipients, ils utilisaient de petites charrettes [brouettes]6 qui avaient deux bras allongés par-derrière ; on les remplissait de terre, d’argile ou de pierres par- devant avec grande facilité, l’équivalent de cinq paniers ; ensuite on prenait en main7 les deux bras [de la brouette], on poussait devant soi et la charrette roulait sur sa roue avec moindre peine jusqu’au chantier ; on les vidait enfin, en la penchant d’une main, sans aucune fatigue » (Jabarti 1979 : 89).

15 La description de Jabarti est intéressante, d’une part parce qu’elle confirme qu’il s’agissait d’un instrument inconnu à la fin du XIXe siècle en Égypte, et d’autre part, d’un point de vue techno-économique, elle montre bien l’intérêt de la brouette. Il convient toutefois d’ajouter que la brouette n’a pas été utilisée systématiquement en Égypte avant le XXe siècle et que, jusqu’à cette époque, on a continué à transporter à dos d’homme et d’animaux. Le terme arabe employé par Jabarti pour désigner une brouette est révélateur de la nouveauté et de la rareté de ce véhicule : ‘araba n’est pas un mot arabe8 ; pour désigner les véhicules à roues (ce qui est rare), les auteurs arabes utilisaient le mot ‘adjala. L’origine du vocable ‘araba reste problématique. Comme la langue turque emploie également le mot ‘araba pour le chariot à avant-train mobile et arabasé pour désigner aussi bien de petits chariots à trois roues qu’une brouette à une roue, certains ont pensé que le mot ‘araba venait du turc, ce qui est contesté par les turcologues9. Il est donc encore impossible de répondre à cette question d’étymologie.

16 En Iran, l’introduction de la brouette (forghun) semble, d’après nos enquêtes, se situer au XIXe siècle, mais son utilisation à une plus grande échelle ne remonte qu’à une trentaine d’années, à savoir les années 1970 (Bulliet 1990 : 222). Comme en Égypte, et dans le monde arabo-musulman (avec, peut-être, une petite différence dans le cas du Maghreb du fait de la colonisation française), le transport a continué à s’effectuer selon les modes traditionnels du portage humain et d’animaux de bât. Nos enquêtes de terrain en Iran nous ont d’ailleurs permis d’apprendre que, lors des fêtes royales de Persépolis en 1971, la brouette n’était presque pas employée. Le transport de la terre et autres petits matériaux se faisait avec des sortes de paniers, de couffins, ou sacs de peaux, appelés en turc zanbil. On se servait également d’un bidon de pétrole coupé en deux, auquel avait été fixés deux brancards, tenus par deux ouvriers, un devant, un derrière, exactement comme dans les miniatures persanes du XVe siècle, sauf qu’à cette époque, il s’agit d’une planche de bois avec deux brancards (zanbeh).

17 Aujourd’hui, la brouette est présente un peu partout en Iran, notamment sur les chantiers de construction. Il est toutefois remarquable que lorsque l’on pose la question du nom pour la désigner, on obtient de nombreuses réponses divergentes. Ce flou n’est pas un hasard, il est l’indice de l’introduction récente de l’instrument. En Iran, la brouette est désignée, selon l’interlocuteur, par les mots : forghun (du mot français fourgon ?), ou carx-é-dasti (roue à main), voire carx-é-bârbari (roue de transport de charge). Le diable 18 En France (et en Europe probablement), le diable est mentionné —malheureusement sans illustration— à partir du XVIIIe siècle. On trouve la définition suivante dans

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L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Diable : [...] se dit d’une machine à deux roues dont se servent les charpentiers pour porter quelques morceaux de bois ». Et voici celle que donne le dictionnaire Littré de 1874 : « Diable (20) : machine à 2 ou 4 roues pour le transport de caisses d’orangers ou autres fardeaux » et (sens 21) : « espèce de calèche dans laquelle on peut se tenir debout. »

19 Il est donc fort probable qu’il faille faire remonter l’existence du diable au minimum à quelques décennies avant (si ce n’est quelques siècles ?), c’est-à-dire au début XVIIIe, voire au XVIIe siècle. Le diable habituel (fig. 3) se caractérise par une grande maniabilité et un transport en plan incliné d’objets et de matériaux difficilement transportable avec une brouette : planches d’un certain format, vitraux, vitres, etc. Il permet le transport, par un seul homme, de charges importantes (en moyenne de 200 kg). Pratique, mobile, individuel, comme la brouette, il permet également de se déplacer sur des voies et des passages étroits ainsi que dans les ruelles des villes pour transporter des matériaux plats et larges. De nos jours, on le retrouve dans à peu près tous les endroits du monde où se pratiquent des activités commerciales et de construction.

20 Figure 3. Diable.

21 Quant à l’utilité du diable, nous pouvons aisément paraphraser ce qu’écrivait à juste titre B. Gille à propos de la brouette : qu’il ne faut pas dire qu’il s’agit là d’un instrument secondaire. Il a largement facilité, et très largement, les activités commerciales et les grands travaux d’utilité publique. Bien plus, il est, jusqu’à nos jours, beaucoup plus que d’autres, un instrument indispensable, que l’on voit dans de très nombreux secteurs économiques et commerciaux, que l’on rencontre dans toutes les zones industrielles et commerciales du monde entier, comme dans les bazars et souks du Moyen-Orient.

22 L’utilité et l’efficacité du diable pour tout ce qui concerne les transports de charge dans tous les entrepôts, chantiers et magasins du monde contemporain, sont indiscutables.

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23 Nous avons vu que le diable est attesté en Europe depuis l’époque moderne et peut-être dès le bas Moyen Âge. D’après un certain nombre d’indications, il était utilisé par les charpentiers et les maçons, mais il faut admettre que les informations sont rares et que l’on reste à plusieurs niveaux dans l’incertitude. Tout d’abord sur le plan linguistique et philologique : il nous a été jusqu’à présent impossible de comprendre pourquoi ce petit véhicule à roue a été appelé un diable10. Ce fait bien curieux reste une question ouverte. D’autre part, le diable dérive-t-il de la brouette ou est-ce l’inverse ? Est-il une invention parallèle ? Ou encore dérive-t-il également et tout simplement, comme la brouette, de la charrette (à deux roues) ? Là encore, il est pour l’instant difficile de répondre. La diffusion du diable 24 On ne rencontre pas de diable jusqu’aux XIXe et XXe siècles ailleurs qu’en Europe et c’est de là qu’il se diffusera dans le reste du monde11. Si la brouette apparaît bien pour la première fois en Chine, le diable n’y est connu qu’avec la présence européenne. Il en est de même pour ce qui concerne la civilisation islamique. En Iran, le diable est désigné, selon l’interlocuteur, par les mots carx-é dasti (« roue à main ») ou carx-é bârbari (« roue de transport de charge ») ; ce flou dans le vocabulaire est également le signe d’un emploi récent, plus récent encore que pour la brouette, ce qui nous a été confirmé par nos interlocuteurs au cours de nos diverses enquêtes et qui d’ailleurs se constate encore par le faible nombre de diables, au regard des gâri-yé dasti (chariot à main), que l’on trouve dans les bazars iraniens. Mais en dix ans d’observation (1993-2003), il est incontestable que le nombre de diables a augmenté, au point de se substituer progressivement au gâri-yé dasti traditionnel. Le diable sert à de nombreux transports de matériaux de l’intérieur des bazars jusqu’aux rues extérieures où ils sont transbordés dans des vanettes (petites camionnettes de fabrication japonaise ou coréenne) ou sur des motocyclettes. En Iran, en Égypte et dans le reste du Moyen- Orient, le diable, introduit par les colonisateurs anglais et français, a une histoire proche de celle de la brouette et finalement peu différente d’un point de vue technologique. Problèmes d’invention et de diffusionBrouette chinoise et brouette européenne : diffusion ou invention parallèle ?

25 J. Needham, J. Gernet et B. Gille se sont demandé, comme d’autres après eux, si la brouette européenne venait, par diffusion, de la Chine. En effet, les influences sino- mongoles en Eurasie ne manquèrent pas entre les XIIIe et XIVe siècles. Si diffusion il y eut, la voie italienne est la plus probable, car parmi les Européens, ce sont surtout les Italiens qui sont présents dans l’empire mongol dès le XIIIe siècle (Gazagnadou 1994). Il y a en effet des colonies italiennes installées sur les bords de la mer Noire et des marchands et voyageurs italiens chez les Mongols de la Horde d’Or et dans l’Ilkhânat des Mongols d’Iran. L’armée mongole qui s’empare de Badgad en 1258 comporte des militaires et ingénieurs chinois (Gernet 2000 : 330) ; il est évident que ces derniers connaissaient la brouette, comme c’est le cas dans la tradition chinoise dès le IIIe siècle ap. J.‑C., époque où la brouette est pour la première fois mentionnée comme ayant été utilisée par le général Shu pour ravitailler ses armées (Gernet 2000 : 128 ; Needham 1974 : 82-83). La brouette fut-elle utilisée par les armées mongoles ? Nul ne le sait jusqu’à présent, mais si elle le fut, il n’y a donc aucune raison pour que la brouette n’ait pu atteindre le Khanat mongol de la Horde d’or (mer Noire) avec lequel les Italiens étaient très liés. C’est ainsi que la brouette —directement et concrètement, ou l’idée de la brouette, comme pour d’autres techniques (Gazagnadou 2001 a et b)— a pu se

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diffuser et atteindre l’Europe et l’Italie en particulier. Il est à l’heure actuelle difficile de répondre tant que de nouvelles preuves ne seront pas établies.

26 Comment comprendre l’absence de la brouette12 au Moyen-Orient avant le XXe siècle, dans la mesure où ce n’est pas un objet technique des plus complexes ? Richard Bulliet rapporte cela au privilège, déjà mentionné, donné au transport par animaux de bât (mulets, ânes, chevaux et non seulement au chameau comme l’affirme cet auteur) ou au portage humain, par rapport aux véhicules à roues (char, chariot, charrette, et donc brouette). Pour Richard Bulliet, ce privilège serait essentiellement lié aux avantages économiques du transport animalier et par voie de conséquences, au développement d’une « mentalité » de sociétés sans roue. Nous avons montré de notre côté que les petits chariots à main à deux trains non mobiles (gari-yé dasti) utilisés par les porteurs (hammal) de marchandises des bazars iraniens étaient le résultat d’une tradition technique qui « s’est détournée » des moyens de transport à roues du fait de facteurs plus politiques qu’économiques. Est-il sûr que, dans une stricte logique technologique, on puisse rapporter cette non-diffusion ou non-invention de la brouette, en Iran ou en Égypte, uniquement au fait que les sociétés moyen-orientales ont peu employé les chariots, les charrettes, et les véhicules à roues en général ? La réponse ne nous semble pas si simple. En effet, la fabrication de chars, charrettes et chariots exige un assez grand savoir technique, leur emploi nécessite des conditions extérieures assez contraignantes, comme un certain type de géographie, des routes, donc des travaux publics, donc un appareil d’État relativement territorialisé et centralisé. Mais, ces conditions ne sont pas requises dans le cas d’une brouette ou d’un diable, véhicules assez simples liés à un seul homme et à des aires de circulation limitées. Ce cas de non- diffusion entre le monde chinois et le Moyen-Orient dans les périodes prémodernes reste ainsi non résolu.

27 En revanche, la diffusion très tardive de la brouette et du diable confirme une fois encore le fait que l’actualisation de la tendance technique (concept cher à André Leroi- Gourhan13) est irréversible. Il ne s’agit que d’une question de temps, elle s’actualise directement dans l’invention ou plus tardivement, par diffusion plus ou moins rapide. Cette diffusion s’effectue par des réseaux plus ou moins complexes et selon des modalités spécifiques, du fait de la hiérarchie entre les différentes techniques, instruments et objets techniques. C’est le contexte politique et la plus ou moins grande complexité de la technique qui expliquent tant la capacité de cette dernière à se diffuser (à se décontextualiser) qu’à ne pas se diffuser, et à ne pas être empruntée par des groupes ethniques et techniques, voisins d’un riche milieu technique. D’un système technique à l’autre 28 Le système technique de transport iranien, proche et moyen-oriental était, pour l’essentiel, fondé depuis l’Antiquité sur l’articulation entre transport par animal de bât et transport à dos d’hommes, voire parfois par bateau et barque. Le transport animalier (mules, ânes, dromadaires, chameaux, chevaux) et le transport par portage humain furent les modes et les techniques de transport privilégiés dans l’Iran prémoderne et la civilisation islamique durant presque quinze siècles.

29 Ce système de transport aura duré plus longtemps si l’on prend en compte le système technique préislamique, qui devait avoir de nombreux points communs avec celui qui lui succéda du fait de la continuité des systèmes techniques. Et, en cinquante ans à peine, il aura été supplanté par un tout nouveau système de transport, d’origine européenne, diffusé à l’échelle mondiale et évidemment lié au système industriel

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moderne. Ce passage fulgurant à un système technique mécanisé, mettant fin à des pratiques si anciennes, interroge l’anthropologie des techniques du point de vue des faits proprement techniques, mais aussi sur les plans cognitif, psychologique et culturel. En effet, la longue durée du système traditionnel suggère, dans un premier temps, l’idée d’une rigidité des cadres techno-culturels, qui conduirait au non-emprunt. Or, on constate que rien n’a empêché le passage —et même, peut-être a-t-il été favorisé en raison du différentiel important d’efficacité— à un tout autre système technique, qui bouleverse non seulement les techniques, mais également les cadres sociaux et mentaux de toute une société et de toute une civilisation, en particulier par le développement considérable de la mobilité. Cela confirme l’étonnante plasticité du système cognitif humain (plasticité intellectuelle, psychique, affective, perceptive), présente sous l’apparence de la rigidité —dans le domaine de la technique comme dans d’autres. C’est pourquoi Marc Bloch (1983 : 827) peut, à juste titre, écrire : « Qu’on ne s’y trompe point cependant. Emprunts et inventions portent, à y bien regarder, le même témoignage : celui d’une remarquable souplesse de la main, du regard et de l’esprit ». Cela permet de penser que dans ces sociétés en pleine transformation, quelles que soient les énormes difficultés auxquelles elles sont confrontées, les possibilités de changements radicaux sont importantes. Et du même coup, si prompts que nous soyons à juger des réels exploits technologiques et scientifiques réalisés par les sociétés industrielles, de telles capacités de mutations portent à la modestie et devraient nous conduire à chercher, à comprendre, voire, quand cela est possible, à apporter une contribution à l’amélioration des transferts de techniques à venir. Références

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1991 Encyclopédie de l’Islam. Leyden : Éditions E-J. Brill (2ème édition).

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1996 Prométhée ou Pandore. Propos de technologie culturelle. Paris : Éditions Kimé.

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1751 L’Encyclopédie. Tome 1er. Paris : Le Breton & Altri.

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1994 La Poste à relais : la diffusion d’une technique de pouvoir à travers l’Eurasie, Chine-Islam-Europe. Paris : Éditions Kimé.

1999 « Le chariot à main iranien (gâri-yé dasti) : modes de transport, rationalité technique et logique d’État », Techniques & culture 33 : 145-165.

2001a « Les étriers : contribution à l’étude de leur diffusion de l’Asie vers les mondes iranien et arabe », Techniques & culture 37 : 155-171.

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1974 La Science chinoise et l’Occident. Paris : Éditions du Seuil (« Points sciences »).

NOTES

1. En ce qui concerne l’anthropologie, Robert Cresswell, dans son dernier ouvrage (1996 : 330), pose la question plus clairement : « Ce serait à nous, […] de nous demander pourquoi nous avons laissé stagner la technologie pendant des années ». 2. Entretien privé avec André-Georges Haudricourt de janvier 1996.

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3. Cependant, il existe également en Chine des exemples de brouettes à une ou deux roues situées devant le caisson, mais nous n’en connaissons pas les dates des toutes premières attestations. 4. Je remercie Georges Métailié (CNRS, Centre A. Koyré) pour ses traductions du chinois et ses remarques sur l’ensemble du texte. 5. Je remercie Perrine Mane (CNRS) pour les informations qu’elle a bien voulu me communiquer, notamment une liste de brouettes médiévales où l’on trouve un nombre non négligeable de brouettes à deux roues. 6. L’expression arabe exacte employée par Jabarti est : ‘arabât sarîrat ; la traduction de Cuoq par petites charrettes n’est pas rigoureuse, car le mot ‘arabâ désigne un char, une charrette ou un chariot, c’est-à-dire des véhicules à deux ou quatre roues, donc ‘arabat sarîrat signifie effectivement à la lettre petites charrettes, mais la suite de la description de Jabarti ne laisse aucun doute, il s’agit bien de brouettes. 7. Le texte arabe de Jabarti donne bi-yadihi, littéralement : « avec ses mains ». 8. Je remercie Pierre Larcher (Université de Bordeaux) pour les informations qu’il m’a communiquées ; voir également L’Encyclopédie de l’Islam (1991 : articles : ‘araba et ‘adjala ). 9. Entretien privé avec Louis Bazin (2003). 10. Il a existé une charrette à deux grandes roues possédant un très long plateau central qui servait au transport de longs morceaux de bois, appelée « diable » pour une raison inconnue —peut-être parce qu’on y transportait les morts lors des épidémies ? 11. Notamment aux États-Unis. 12. Cette question se pose de même pour le diable. 13. « La tendance [technique] a un caractère inévitable, prévisible, rectiligne ; elle pousse le silex tenu à la main à se munir d’un manche, le ballot traîné sur deux perches à se munir de roues. » (Leroi-Gourhan 1971 : 27).

RÉSUMÉS

La prévalence du transport par animaux de bât au Moyen-Orient au détriment de l’utilisation des véhicules à roues est une question technique et politique encore problématique tout comme reste posé le problème de la diffusion de ces véhicules à roues. Cette note soulève de nouveau ces questions en exposant le cas de deux petits véhicules, la brouette et le diable, du fait de leur introduction tardive en Égypte et en Iran.

INDEX

Mots-clés : brouette, Chine, diable, diffusion technique, Égypte, Iran, roue

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AUTEUR

DIDIER GAZAGNADOU

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Les dispositifs du Net art Entre configuration technique et cadrage social de l’interaction

Jean-Paul Fourmentraux

1 Depuis le milieu des années 1990, le Net art distingue les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet, vis-à-vis des formes d’art plus traditionnelles simplement transférées sur des sites-galeries et autres musées virtuels1. Toutefois, si le Net art tend désormais à désigner des productions possédant un minimum de caractéristiques communes, cette appellation générique ne doit pas donner l’illusion d’une unité des pratiques. Dans ce contexte, naissent des projets multiformes — environnements navigables, programmes exécutables, formes altérables— qui renouvellent pour bonne part les modes d’évaluation et d’appréhension de l’œuvre d’art. Pour rendre compte de cette diversité, une typologie peut mettre l’accent sur des aspects différents de l’œuvre. Sa forme —sa structure ou ses composantes plastiques— s’accommode tout à fait de l’évaluation stylistique qualitative. Cependant, afin de privilégier l’examen des usages, nous allons choisir ici d’éviter tout critère esthétique, l’objectif étant de comprendre comment s'organisent et se déploient les moyens mis en œuvre pour concevoir et expérimenter les œuvres du Net art. Mais là encore, diverses modalités de catégorisation sont possibles. Partant de ce qui est donné à voir à l’écran2, une classification peut être fondée sur la marge de participation que les œuvres prévoient. Cette classification a l’avantage de pointer les différences les plus significatives entre les œuvres et les types correspondants de participation du visiteur. Mais son défaut essentiel est d’en rester à la partie émergée, autrement dit à ce qui est visible à l’écran. Or, l’examen approfondi des sites d’artistes montre que, dans certains cas, l’œuvre se trouve non plus seulement dans ce qui est donné à voir mais aussi dans le dispositif qui la fait exister. La visibilité sur l’écran n’étant que la face apparente de toute une infrastructure technique et informationnelle. Pour cette raison, à une catégorisation fondée sur ce que l’on attend du participant et/ou sur la forme de l’œuvre, il faut préférer celle fondée sur la manière dont est agencé le site. C’est sur cette seconde option que repose l’approche proposée ici. Fonder cette typologie sur la manière dont est agencé le site permet, en outre, d’éviter de repérer immédiatement — et donc de définir a priori— ce qu'est et où est l'œuvre. Dans ce contexte, l’emploi du concept de dispositif reprend et prolonge les figures artistiques de l’installation et de la

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performance : il permet de montrer successivement la configuration et le fonctionnement de l’œuvre, ainsi que la distribution des rôles et les différentes formes d’énonciation qu’il installe symétriquement pour faire œuvre. Cette question du dispositif est devenue centrale depuis de nombreuses années en esthétique, en critique et en histoire de l’art, depuis l’étude classique d’Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (1965), qui montrait l’importance historique et théorique de la question de la participation du spectateur à l’œuvre. On la trouve ensuite chez Louis Marin (1994), chez Daniel Arasse (1999), bien avant sont entrée dans le cadre de la théorie de L’Esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud (1998) ou de l’agency d’Alfred Gell (1998). Symétriquement, depuis l’étude liminaire de Barthes (1975) qui a proposé de concevoir le dispositif cinématographique au travers de sa réception négociée avec le public, de nouvelles recherches centrées sur l’impact et les usages des technologies de l’information et de la communication ont enrichi l’interprétation pragmatique de ce concept de dispositif : voir Jacquinnot et Monnoyer (1999), Duguet (1988, 2002), Boissier (2004), Fourmentraux (2005). Cette acception du dispositif voisine enfin au cœur du présent texte d’autres concepts sociologiques, avec lesquels elle conjugue une vision du social en acte et une conception délibérément pragmatique de la sociologie : en empruntant aux concepts d’attachement (Latour 1999), de configuration ou d’agencement (Strauss 1992) et de mise en œuvre (Goodman 1996 ; Genette 1996), l’objectif de servir une appréhension appariée de l’écriture et de l’action en art. L’analyse visant à éclairer l’action de ceux qui conçoivent, là où se joue la médiation, non pas avec, mais, dans l’environnement technique (Norman 1993 ; Hennion, 1993 ; Latour 1994 ; Thévenot 1990, 1994).

2 En résumé, le dispositif supporte simultanément l’interactivité avec la machine et l’interaction auteur(s)/acteur(s) que déploient ses usages. Cet article adopte le parti pris analytique d’isoler chacun de ces mouvements pour mieux en saisir la spécificité et les modes d’action. Il propose de sérier les productions du Net art en distinguant les « figures de l’interactivité machinique » et les « modes d’interaction » avec le public, mis en œuvre dans trois types principaux de dispositifs : l’œuvre de contamination médiatique, l’œuvre de programmation algorithmique et l’œuvre de communication interactive. Il en résulte trois engagements « esthétiques », focalisés sur le code informatique, le programme et l’interactivité3. L’œuvre médiatique 3 L’investigation médiatique marque les premières réalisations liées à une innovation technique. Une même détermination touche, au début de leur histoire, les médiums photographique, cinématographique et vidéographique, tour à tour explorés, contournés et détournés par la pratique artistique expérimentale4. Les Net artistes vont d’abord dénoncer la prégnance d’un langage quasi exclusif5 d’organisation des données hypertextuelles qui contribue, selon eux, à accentuer le caractère uniforme de la majorité des sites Web, dans leur agencement aussi bien que dans l’apparence de leurs interfaces. L’approche artistique consistera à contourner ces prescriptions d'emplois (Akrich 1990, 1993 ; Woolgar 1991 ; Thévenot 1990, 1994) visant à discipliner les usages et parcours au sein des sites Web : les liens soulignés en bleu, les images cliquables, les zones title et body. Répondant à cette normalisation de la navigation, la plupart des sites Web ont en effet été développés en exploitant au minimum et de manière essentiellement fonctionnelle les potentialités du médium. Malgré l'importation de nombreux plug-ins (modules logiciels annexes) permettant l'enchâssement d'éléments

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multimédias tels que le son (Real audio) et la vidéo (Quicktime), de nombreux sites ont formellement reproduit des schémas visuels connus et empruntés à d'autres supports pour la présentation des pages et des textes dans un design proche de celui du livre ou du magazine sur papier. Les Net artistes vont donc proposer des voies alternatives à ces dérives fonctionnelles, telles que le « pointer-cliquer » comme convention de navigation, la distribution rigide de l'information, sa réception passive des informations, etc. Les dispositifs de piratage 4 Un nombre important d’artistes du réseau revendiquent dans le monde de l'art une implication parasitaire6. L’entité artistique Jodi dispose sur le réseau des travaux 7 qui empruntent leur réalité et leur forme aux actions et comportements déviants des pirates de l'informatique : les hackers. Cette démarche d’emprunt a pour objet l'incident, le bug et l'inconfort technologique. Leurs dispositifs agissent sur la structure du langage HTML (cf. note 5) par altération du code et transformation des balises qui permettent aux internautes la reconnaissance et l'agencement des différents éléments graphiques : tant au niveau de la mise en page que de l'intégration des composantes multimédias, du son, de l'image, de la vidéo8. L’information y est partielle, non visible. Le parcours en est chaotique, sans cohérence a priori et conduit à dériver d'un lien à un autre, sans que l’on puisse percevoir la structure du dispositif. Des interfaces de brouillage confrontent le visiteur à l'apparition constante de messages d'alerte, associés à la perte de contrôle de l'ordinateur qui ne répond plus à aucune commande

Figure 1. Jodi, OSS, http://www.oss.Jodi.org

5 Le site http://oss.Jodi.org confronte le visiteur à la prolifération de petites fenêtres de navigation qui successivement s'ouvrent, se referment et défilent de manière aléatoire à un rythme frénétique sur toute la surface de l'écran. Il est impossible de les maîtriser. À mesure que l'on s'attache à les fermer une à une, d'autres surviennent dans un nombre toujours plus important. L'identification et la neutralisation de la fenêtre principale, le fait de mettre une autre adresse ou de solliciter un autre lien n'y changent rien, des fenêtres auxiliaires continuent d'envahir l'écran, rendant difficile la

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lecture et la navigation. L’ultime solution reste donc de quitter le navigateur. Pour cela, seul le raccourci clavier qui permet de « forcer à quitter » l'application9 est efficace, les autres touches du clavier étant rendues inopérantes par le dispositif.

6 Un second processus accompagne le dispositif Oss. Le programme développé par Jodi semble ordonner au navigateur d'accomplir une tâche spécifique sans que l’internaute en ait décidé et sans même qu’il s’en rende compte. En effet, au fil du temps que nécessite la navigation dans le site et la tentative de se sortir du piège tendu par Oss 1, le dispositif programmé par Jodi invite le navigateur à télécharger des fichiers- applications qui viennent se loger dans le disque dur ou sur le bureau de l'ordinateur- client. Mais cette opération peut tout à fait demeurer invisible et passer inaperçue. La machine qui paraît naturellement en activité, mobilisée par l'affichage des interfaces de brouillage d’Oss 1, ne dévoile aucunement au visiteur de l'œuvre ce qui se trame en tâche de fond, dans les coulisses du dispositif. La fenêtre du gestionnaire de téléchargement n'apparaissant pas par défaut à l'écran, l'opération peut en effet être ainsi dissimulée. Dans le meilleur des cas, ce n'est donc qu'après avoir quitté le navigateur que l'internaute peut apercevoir les icones d’applications téléchargés sur son bureau informatique. Et parfois, ce n'est que bien plus tard qu’il pourra les découvrir, par hasard, dans le disque dur de son ordinateur. Lorsque l'internaute se risque à commander l'ouverture d'un de ces icones, l'application simule de façon violente et inattendue le crash de l'ordinateur. Dans le même temps, elle neutralise toutes les commandes habituelles, la mobilité de la souris ainsi que l'action des touches du clavier. Cette expérience met ainsi l’accent sur la paranoïa qui peut entourer la relation de l'internaute à son ordinateur : la peur des virus, la crainte du bug qui conduit la machine à planter en entraînant parfois la perte irrémédiable des données, jusqu'au crash du disque dur. Jodi amplifie et accentue cette tension en adoptant un comportement proche de celui des hackers, axé sur l'intrusion et la contamination10.

7 L’interface des navigateurs constitue un autre objet d’expérimentation. Certains projets prennent pour cible les technologies de repérage et d'accès à l'information sur Internet. Certains projets initient des destructurations de l'information. C'est le cas, par exemple, des navigateurs subversifs développés par l’artiste Mark Napier. Son Shredder11 part du constat critique que l'affichage sur le Web repose sur une illusion de solidité et de permanence. Lorsqu'on est amené à développer un site, on se rend vite compte, en effet, de la fragilité de ses composantes et de leur agencement. D'un navigateur à l'autre, et selon la résolution de l'écran, l'affichage des pages et des liens peut être altéré. Derrière l’illusion graphique, le Web sous-tend une succession de fichiers-textes, contenant le code HTML, lequel transmet aux navigateurs des instructions de mise en pages, d'intégration et de disposition des différents éléments multimédias. Les pages Web représentent en ce sens la partie visible du code HTML après que le logiciel de navigation en a interprété les instructions12. De ce point de vue, les browsers apparaissent comme autant d'organes de perception au travers desquels nous voyons le Web. Ils filtrent et organisent les informations présentes sur un nombre exponentiel d'ordinateurs dispersés dans le monde. Le projet de Mark Napier propose, dans ce contexte, un moteur de recherche subversif qui vient altérer le code HTML avant même que le logiciel de navigation ne puisse le lire. Le Shredder s'immisce dans l'interstice entre le code écrit par le concepteur d'un site Web et son affichage ou sa traduction graphique par le navigateur. Ce dispositif souligne l’équilibre instable de la

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traduction informatique et conduit le visiteur à percevoir le système de représentation du Web, en l’affranchissant des mécanismes obligatoires de la navigation passive.

8 Au-delà de cette réflexion sur l’agencement des données et leur affichage médié par le navigateur, d’autres dispositifs visent la distorsion du contenu de l’information. C’est par exemple le cas des ready made de l’artiste slovène Vuk Cosic qui détourne des sites Web institutionnels. On lui doit notamment le piratage du site de la Documenta X de Kassel13. Dans une perspective comparable, l’activiste anglais Heath Bunting14 et les Américains RTMARK15 déploient sur le réseau une logique virale, visant la perversion des communications médiatiques de grandes puissances financières. Enfin, le collectif européen ETOY16 a également mené de nombreuses actions en ce sens, au cœur de la bataille politique et économique des noms de domaines sur Internet (DNS, Dot.com) — ces derniers se revendiquant auteurs d’une guerre informationnelle sur le terrain de l’ e-business et des nouvelles valeurs financières comme le NASDAQ, etc. Une esthétique du code informatique 9 Bien plus qu'à une esthétique de l'interactivité, ces différents dispositifs confrontent les visiteurs à une esthétique de l'informatique, du code, et parfois du crash. Le code, le programme, le langage HTML constituent la matière numérique prise à la fois comme le matériau et la forme de l'expression plastique17. Il s'agit en quelque sorte d'un art de la confrontation médiatique à l'Internet en tant qu'interface technologique, à l'Internet comme média. L’objectif visé est ainsi le détournement des perceptions et des usages familiers de l’écran d’ordinateur, en imposant au public de déconstruire et reconstruire cette surface par l’introduction de différents bruits —même si le plus souvent ici, l’internaute demeure extérieur à l'œuvre. Il est la victime et la cible du dispositif et l’accent est porté sur le déterminisme technologique de cette relation. Par conséquent, ces dispositifs engagent une figure de l'interactivité basée sur l'action et la réaction face à l'ordinateur dans des situations limites. L'expérience de ces objets génère chez l'internaute des états d'inconfort technique, amplifie la fragilité de sa relation à la machine (susceptible de boguer à tout moment) et fait de lui une victime du « complot » artistique. L’œuvre algorithmique 10 En poursuivant cette expérimentation focalisée sur le média, l’art algorithmique promeut une remontée du code au programme et déplace le pôle d’investigation de l’interface affichée vers le moteur de l’application. Certains artistes proposent en effet d’investir le domaine circonscrit des applications logicielles et environnements algorithmiques. L’Art Bit Collection18 de l’International Computer Consortium de Tokyo (ICC) regroupe des travaux qui explorent en cette direction les recherches du Net art. Les thématiques présentées proposent un parcours dans la création numérique couvrant l’ensemble de la deuxième moitié des années 1990. Elles rassemblent principalement des expérimentations autour des langages de programmation, des environnements logiciels (Network community), des applicatifs de visualisation des coulisses du World Wide Web et, enfin, des applications détournées de logiciels interactifs. Les dispositifs de programmation • Les environnements visuels de programmation

11 À l’inverse des méthodes et des conventions de programmation basées sur le langage informatique, ces travaux offrent un environnement de programmation centré autour du visuel. Sans connaissance nécessaire des langages de programmation, les utilisateurs

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peuvent, par action et manipulation d’objets sur l’écran, programmer l’ordinateur et lui faire exécuter différentes tâches19. • Les environnements de média-programmation

12 Il s’agit là d’environnements logiciels permettant aux utilisateurs l’insertion, la création et la restructuration de sons et d’images20.

Figure 2. Douglas Stanley, Concrescence, www.abstractmachine.net

• Les applicatifs de connexion inter-uFitilisateurs (CommunityWare)

13 Ces logiciels de communication assistent les utilisateurs dans la formation de communautés interactives. La présentation et l’expérimentation de ces programmes donnent lieu à des workshops collectifs au cours desquels les communautés se constituent21. • Les environnements virtuels

14 Les utilisateurs visitent des environnements imaginaires disposés dans l’ordinateur, ils créent des créatures qui pourront habiter ces espaces. Ces créatures artificielles deviendront les résidents permanents de ces environnements22. • Les dispositifs de visualisation des dessous du réseau.

15 Ils matérialisent à l’écran d’ordinateur l’ensemble des informations et données utilisées dans, par et hors du dispositif. L’œuvre résulte ici de ce flot de données hétérogènes rendues visibles23. • Les détournements de logiciels-auteurs

16 Ils offrent la possibilité de créer, retoucher et agencer des éléments textuels ou graphiques (à l’instar des principaux traitements de textes et autres outils de type palette graphique) ; ces applicatifs proposent une alternative et une perturbation des applications professionnelles24.

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17 Ces dispositifs sont donc davantage axés sur les applications informatiques à l’usage des internautes, appelées aussi les logiciels auteurs. Le Trace noiser offre par exemple un générateur de clones informationnels qui croise les fonctionnalités du moteur de recherche, les outils statistiques d’indexation et de traçage des réseaux de liens. Selon une stratégie de déstructuration des informations cristallisées sur le Web, l’application explore la toile pour composer un clone identitaire des internautes (databody) à partir des traces numériques, disséminées au fil des liens, qui renseignent sur son activité, ses appartenances, mais également ses parcours sur le Web et ses centres d’intérêts (les traces liées à un nom, e-mails, formulaires de commande, signatures, déclarations d’usage de logiciel, etc.25). Cette réflexion sur l’identité place la projection de la personnalité dans un entre-deux médiatique qui opère entre une information réelle et une information générée par la machine —une identité fragmentée recomposée à partir du glanage et du réagencement alternatif des sources dispersées retrouvées sur le réseau.

18 Le Net art promeut de nombreuses applications de ce type, qui s’immiscent entre l’internaute, les données et la machine. Par exemple, le dispositif Carnivore développé par le collectif RSG se veut un outil de surveillance des données en réseaux. Le projet consiste en un applicatif de mise en écoute, depuis un serveur local, de l’ensemble du trafic de l’Internet (e-mails, parcours de navigations, etc.). Le serveur (re)distribue sur le Net, vers un nombre illimité d’interfaces créatives clients, ce flux de données prélevées. Chaque client est configuré pour diagnostiquer, interpréter et animer le trafic de données selon des partis pris divers. Promue lors du dernier festival Ars Electronica, cette installation est un détournement du logiciel DCS1000 employé par le FBI pour développer l’écoute électronique sur le réseau. Plus récemment, le Net art a intégré et validé dans la sphère artistique des applications étrangère à ses finalités telles que Linux, initié par Linus Torvald (premier prix de l’Ars Electronica, catégorie Net, en 1999), ou encore, le WorldWideWeb (1990) de Tim Berners Lee, ainsi que les navigateurs Mosaic (1993) et Netscape (1995) de Marc Andreesen et Eric Bina récompensés sur la scène artistique de l’art algorithmique. Une esthétique du programme 19 L’acte créatif relève dans ce contexte de la conception d’un programme d’ordinateur (un algorithme) dont l’implémentation constitue simultanément la source (invisible) et le cœur de l’œuvre plastique. Cette forme d’art algorithmique promeut ainsi une remontée de l’acte créatif en amont de l’œuvre, à ses prémices dans les coulisses de la machine, au travers de l’écriture du programme enfoui et inaccessible. Cette pré- disposition écrite apparente ces projets aux formes antérieures de l’art conceptuel, dont la propriété fondamentale réside dans une dialectique de la clôture (écriture) et de l’ouverture du programme. Dans ce contexte, le dispositif installé par l’artiste peut désormais osciller entre le régime de contraintes propre à la structure du programme et celui, plus aléatoire, dû à l’ouverture au-dehors qui caractérise certains projets dialogiques axés sur le contenu de la communication interactive. D’autres dispositifs visent en effet, au-delà de la généricité de l’algorithme, une possibilité de dialogue avec l’interacteur : offrant au minimum un espace à parcourir de façon active et jusqu’à la possibilité d’un apport extérieur venant contaminer l’œuvre. L’œuvre interactive

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20 Les dispositifs interactifs composent la part la plus importante et la plus visible des réalisations avec et pour l’Internet. L’attention y est focalisée sur l’attribut d’interactivité que l’on peut décliner en quatre principaux sous-types : • Les dispositifs à exploration mettent en scène une interactivité de navigation. Ils permettent de voir et d’expérimenter l’œuvre, qu'elle soit finie ou en cours de formation. • Les dispositifs à contribution aménagent une interactivité de commande : l’exécution d’un algorithme de programmation partagé entre l’interacteur et la machine. Ils permettent une activation de l’application plus qu’un réel apport de matériaux. • Les dispositifs à altération concèdent aux interacteurs d’intervenir sur l’œuvre, dans le respect de règles et de procédures, par transformation ou apport de données. Ces dernières, matérielles ou immatérielles, visibles ou enfouies, auront une incidence sur le résultat final. • Les dispositifs à alteraction initient un processus de communication permettant aux interacteurs de travailler collectivement, dans un jeu presque sans règles dont l'alteraction (c’est-à-dire la réaction en temps réel aux actions d'autres individus) est le fondement.

21 Le schéma suivant met en évidence le caractère hybride de ces différents types d’interactivité considérés.

Figure 3. Types d’œuvres interactives

22 Il s’agit d’un système englobant —l’interactivité navigationnelle, dite à exploration, constituant la forme primaire de relation à l’œuvre du Net art à partir de laquelle sont développés des degrés d’interactivité techniquement plus élevés. La commande, l’altération ou l’alteraction composent les trois régimes d’interactivité des dispositifs à contribution. Pour chaque figure de l’interactivité, l’accent doit être mis sur l'apport de matériaux par le visiteur/acteur, la prise en compte et le rôle du temps dans le déroulement du processus, l'état de l'œuvre à un instant donné et sa transformation, la localisation des pièces du dispositif et la répartition de la puissance de calcul, les rapports interpersonnels dans l'observation, la conception ou la transformation de l'œuvre, sa localisation de l'œuvre, sa visibilité, sa durée.

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Les dispositifs à exploration 23 La majeure partie des sites Web autorise au minimum l'exploration, mettant l'acteur en situation de naviguer. Ils permettent la découverte, plus ou moins ludique, de lieux préalablement disposés par l'artiste. Mais certains sites ne laissent aucune autre possibilité de transformation, l’interactivité se résumant à un certain ordre de déroulement, un parcours dans un stock immuable de formes. En ce sens, ils sont homogènes avec le mode courant de consultation sur le Web. Toutefois, l’accès à l’œuvre nécessite désormais un parcours actif de la part du visiteur. Cette ergodicité — pris au double sens de travail et de chemin— revêt des accents différents d’un dispositif à l’autre et engage des compétences spécifiques de navigation. En effet, un dispositif à navigation seule n’annonce pas inévitablement la simulation d’un parcours dans ce qui compose l’équivalent d’une galerie d'art où sont exposées des pièces et installations au regard de leur valeur strictement esthétique et plastique. Certains s’attachent au contraire à innover sur ce terrain de la lecture hypertextuelle en proposant des dispositifs inédits de narration et de scénarisation hypermédia. Les travaux du laboratoire « Esthétique de l'interactivité »26 offrent à cet égard des exemples très intéressants d'écriture multimédia centrée sur la notion de récit interactif.

24 Le mode réticulaire qualifie donc d’emblée l’ensemble des sites Internet, parmi lesquels certains dispositifs artistiques déclinent différentes acceptions plus élaborées du schéma d’arborescence. Centrés sur la visite, les sites Alteraction de Reynald Drouhin ou Lightmare de Michel Cleempoel permettent des actions ludiques et créatives sur différentes pièces interactives et immersives. Les pièces ainsi proposées à l’exploration demeurent toutefois des entités isolées et closes sur elles-mêmes, l'œuvre étant bien encore ici l'objet présenté27.

Figure 4. Samuel Bianchini, Sniper,

www.dispotheque.org

25 Le procédé à carte offre par exemple une mise en scène du site, au sens géographique du terme, qui permet de naviguer en ayant une représentation d’ensemble des différentes pièces ou lieux aménagés par l’artiste. Les dispositifs Virtual actions de Michael Blum, Be safe/be free de Valéry Grancher, S'élancer de La Cie, Taliesin de Didier Lechenne

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répondent à ce schéma28. L'autoportrait, extrait de Globus oculi29 (1992), procède également d’un système à carte innovant, utilisant la technologie Shockwave pour donner au visiteur l'illusion d'un contrôle continu sur une bille30. La navigation inclut ici une possibilité de jeu (variations) sur la forme (l’ordre) et son déroulement par laquelle l’internaute peut modifier ce qu’il voit sans pour autant contrôler ce qu’il parcourt. Ce qui fait de l’internaute un joueur et apparente son parcours à une expérimentation concrète.

26 La figure du labyrinthe, dans lequel le visiteur est invité à se perdre, constitue une troisième modalité possible de navigation —certains projets jouant de l’étendue du réseau et de ses infinis constituants interconnectés pour disposer des pièges et autres déviations venant perturber le parcours de l’internaute. D’autres réalisations, telle La Maison des Immondes Pourceaux31 de Nicolas Frespech, s'apparentent à des mises en scène de jeux d'aventure dans lesquels le visiteur doit lui-même engendrer son parcours. D'autres encore étendent le labyrinthe au-dehors de leur site même et vont jusqu'à délocaliser et cacher des fragments de leurs dispositifs en des espaces —derrière les pages— étrangers au projet artistique32.

27 Une dernière forme de cette navigation exploratoire résulte de l’organisation de Puzzle Ring, qui regroupe des sites dont chacun offre seulement une partie d’une image globale dont la recomposition et l’affichage nécessitent de parcourir la somme des espaces et sites où elle se déploie. Ce parcours hypertextuel et itinérant promeut une figure différente de la carte qui représente un territoire fragmenté. La navigation recourt en effet ici à la collecte d’informations et de matériaux dispersés en de multiples nœuds d’hébergement et de connexion. Divers projets déroulent de la sorte la métaphore du rhizome empruntée à Gille Deleuze (1980 : 32).

Figure 5. Antoine Moreau, On se comprend,

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http://antomoro.free.fr/comprend.html

28 C’est le cas notamment d’On se comprend développé par l’artiste Antoine Moreau 33 —la partie immédiatement visible à l’écran n’étant dans ce projet qu’une portion d’un agencement de différents éléments en différents lieux. L'interface explorable, telle qu'elle apparaît à l'écran, sous-tend en effet un dispositif plus complexe, composé de différents fragments informatiques dispersés sur le réseau dans 8 serveurs, ou sites miroirs, ainsi liés et reliés par l'artiste. On se comprend se présente sous la forme d'une page de 8 fenêtres, chacune d'entre elles contenant 12 phrases. Chaque phrase est traduite en 8 langues (anglais, chinois, arabe, hébreu, portugais, allemand, japonais et français) et correspond à un site hébergeant le projet. Il s'agit d'un système de multi- fenêtrage. Ce n'est qu'après avoir sollicité les 12 phrases d'une même fenêtre que le dispositif affiche dans la fenêtre centrale la page du site hébergeur de la portion d'œuvre correspondante. Ainsi, et même si l'artiste propose une explication sommaire et évoque des règles de jeu, ce n'est qu'à l'issue de ce parcours, que l'on peut entrevoir la nature du dispositif. Car, plus que d'afficher la page d'accueil du site hébergeur dans la fenêtre centrale, ce dispositif génère à notre insu notre déplacement dans les différents serveurs. Il n'y a ici rien de spectaculaire, le seul indice de ce déplacement est l'adresse http qui apparaît dans le menu Location de notre navigateur. On a effectivement basculé dans le fragment qui se trouve hébergé ici ou là. L'intention qui a présidé à ce travail était de produire une création qui soit simultanément présente en différents lieux, dans différents sites miroirs. Ainsi que le commente lui-même Antoine Moreau, « c'est ce qui m'intéressait, l'idée de manifester et d'amplifier des liens, l'ubiquité des dossiers qui se trouvent partout ».

29 Rhizomes34, de l’artiste Reynald Drouhin, propose un dispositif voisin qui sollicite les machines-clients des internautes. L’objectif visé est ici l’hébergement de 192 fragments d’image sur autant de serveurs distants. L’ensemble constitué de ces fragments dispersés est destiné à être recomposé sur le serveur de Rhizomes pour ne former qu'une seule image. En ce sens, le dispositif re-présente l’image ainsi constituée en même temps que la cartographie du réseau composée par l’ensemble des serveurs ainsi reliés35. Avec Nervures36, l’artiste Grégory Chatonsky retourne ce processus de délocalisation de l’œuvre, en se focalisant non plus sur les images mais sur l’arc de convergence que leur mise en relation constitue. L’accent est ainsi mis sur l’indexation physique et territoriale des fragments informatiques dispersés sur le réseau, ainsi que sur le caractère pleinement assignable de leurs parcours eux-mêmes. Cette entreprise de « traçage »37 permet en effet de rendre visible les chemins parcourus par les fichiers images d’un nœud à l’autre du réseau, d’une IP (Identification of Position) machine-client à une autre.

30 Ces différents dispositifs, axés principalement sur la navigation, composent encore la majeure partie des sites Web. Ils requièrent une lecture active et induisent des mécanismes de partage de la puissance de calcul très divers selon la généralité du processus envisagé. Pour l’artiste, la navigation emprunte principalement le protocole Http, incluant sporadiquement le téléchargement d’applets Java sur la machine servie, la quasi-totalité de l’exécution des calculs intervenant postérieurement à ce téléchargement d'applets Java ou de modules de type Schockwave sur la machine-client. Pour l’internaute, le Web est principalement sollicité comme transmetteur de l'information, l'essentiel des activités consistant en téléchargement et navigation. Ce qui se traduit ici par le déroulement d’un dispositif en temps réel, au sens du Web, et

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donc par le déploiement d’une œuvre qui se donne à voir et dont le scénario est généralement pré-écrit, y compris dans ses variations. Les chemins qui peuvent parcourir l’œuvre sont innombrables et le visiteur n'est précisément sollicité que pour naviguer et voir. L'auteur semble alors le créateur du site, ou parfois le metteur en scène de trajets qui en fait un scénariste au sens même des logiciels utilisés pour les mettre en forme. Les dispositifs à contribution 31 Les dispositifs de cet ensemble comptent sur le visiteur en tant que contributeur à une création désormais désignée comme collective. Par conséquent, l’action de l’internaute s’exerce non seulement sur le parcours dans une œuvre dont tous les lieux ont été définis à l'avance, mais aussi sur sa création ou re-création. Ces dispositifs permettent en effet d’agir autant sur le parcours au sein du dispositif (exploration) que sur les formes et contenus qui le composent (contribution). La contribution, dont les répercussions ont une incidence directe sur l’œuvre, prend donc une valeur performative. Suivant l’intrication des régimes d’interactivité présenté dans le diagramme précédent, il est possible de distinguer différents types de contribution : la génération d’une commande algorithmique, l’altération par apport de nouveaux matériaux et l’alteraction collective médiée par le dispositif. Je propose d’aborder successivement ces trois modalités de l’interactivité qui engagent diversement les actions de l’internaute, l’exécution par la (les) machine(s) de scripts techniques et la localisation des constituants de l’œuvre.

32 La contribution la plus élémentaire —dite ici « de commande »— se limite à l’actualisation d’un processus algorithmique dont les règles et effets partiellement prédéfinis intègrent une dimension aléatoire. Telegarden38 de l’artiste chercheur Ken Goldberg prolonge sur le réseau Internet les investigations de télé-présence. Le processus mis en œuvre pointe les incidences d’une interaction médiée, à mi-chemin entre le réel et le virtuel, partagée entre l’espace physique (Ars Electronica Center) et le cyberespace (via l’interface Web du site). Il s’agit d’un jardin dont les internautes s'occupent à distance via un télé-robot. Ce dispositif déploie deux types d’interactions potentielles : un mode impliqué, vigilant et actif, visant l’entretien du jardin ; et un mode non impliqué de visualisation d’une évolution et croissance des végétaux. Ce type de confrontation à distance promeut l’instauration d’une communauté d’échange et exige une forme d’apprentissage de la part du public, qui ne va pas toujours de soi : « Cette œuvre a suscité un immense scepticisme : parmi les gens qui voyaient le jardin dans son espace physique à l'Ars Electronica Center, certains n'arrivaient pas à croire que les plantes étaient arrosées, désherbées, plantées, etc., par une communauté d’internautes. Et parmi ceux qui se connectaient, certains n'arrivaient pas à croire qu'à des milliers de kilomètres de leur écran se trouvait effectivement un vrai jardin »39. 33 Par conséquent, la manipulation interroge le degré d’implication de l’internaute et les incidences physiques de son action virtuelle. Dans ce contexte, le clic de souris a en effet pour résultat concret de générer l’intensité lumineuse nécessaire à la croissance d’une plante et donc de donner ou maintenir la vie. À l’inverse, l’inaction peut y être perçue comme une non-assistance susceptible d’engendrer la mort40. En interrogeant cette performativité de la télé-action, Ken Goldberg souligne l’illusion de réalité sous- tendue par ces dispositifs.

34 De nombreux autres dispositifs déploient des situations analogues d’hybridation de l’espace physique et du cyberespace. On trouve par exemple dans cette catégorie les

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structures gonflables (Blimps)41 des artistes John Canny & Eric Paulos, interfacées à l’Internet pour permettre une exploration spatiale. Ou encore, Light on the Net42 de l’artiste Masaki Fujihata qui rend modifiable par l’Internet une sculpture lumineuse disposée dans le hall d'un immeuble de bureaux à la Préfecture de Gifu au Japon. Plus métaphoriquement, J’arrête le temps de l’artiste Fred Forest offre aux internautes le pouvoir de contrôler le flux informationnel du réseau en gelant symboliquement une portion de temps. Cette Machine à travailler le temps43 déploie un double dispositif en et hors ligne : d’une part, sur le site Web est représentée une horloge que les internautes connectés peuvent choisir d’accélérer (bouton rouge) ou de ralentir (bouton vert) ; d’autre part, le programme informatique affiche le résultat de ces actions en avançant et reculant les aiguilles d’une deuxième horloge physiquement présente sur le site de l’exposition. À l’ubiquité spatiale promue par la télé-présence, ce dispositif superpose l’étirement ou la condensation du temps, médiés et pris en charge par l’action qu’il délègue au public. Il confronte de la sorte les différentes inscriptions temporelles des participants —en et hors ligne— à la vitesse de transmission des informations par l’Internet.

35 Pour l’ensemble de ces dispositifs, l’interactivité à commande contributive associe un système d'affichage sur la machine-client à une procédure de récolte de l'information vers la machine-hôte. Ces dispositifs instaurent de la sorte un double processus, décomposable en procédures d'envoi et de réception, qui tire parti des informations générées par l’action des internautes et à partir desquelles l'œuvre est modifiée puis réaffichée dans son nouvel état. L’action de l’internaute ne se limite donc plus ici à une consultation —même active— des lieux disposés par l’artiste, elle intègre désormais la commande d’un algorithme de programmation. Les dispositifs à altération 36 Ces dispositifs permettent, de surcroît, l’intégration de données apportées par les internautes au cours de leur expérimentation. Cette nouvelle implication peut revêtir des formes différentes : la participation à un vote, l’envoi d’un texte, d’une image ou d’un son. Ici, la programmation algorithmique permet simultanément la captation de ces données et la gestation d’une nouvelle figure : une métamorphose de l'œuvre par apports de matériaux externes. L’interactivité spécifique de ces dispositifs permet en effet aux internautes de participer en commun et en temps différé à la transformation ou à l'évolution d'une création artistique. L'œuvre résultant de ces systèmes incrémentaux est cumulative, elle « grossit » avec le temps et au fil des contributions. De nombreux dispositifs s’apparentent ainsi à des archives ou bases de données d’informations.

37 Depuis 1992, l’artiste et universitaire américaine Bonnie Mitchell44 développe des projets collaboratifs reliant de cent à trois cents personnes dispersées dans une vingtaine de pays différents45. ChainReaction initié en 1995 à l’occasion du Siggraph et de l’ISEA46 à Montréal, compose une chaîne artistique collaborative qui s’étend continuellement à mesure que des individus participent autour du monde. Le dispositif invite l’internaute à choisir une image, sur un catalogue de trente-deux images initiales, dans l’objectif de la modifier. Cette image lui est prêtée pendant trois heures. Après quoi, l'image modifiée doit être renvoyée au site qui l'ajoute à sa base d'images déjà constituée et à son catalogue. Cette nouvelle image pourra à son tour être choisie par un participant et ainsi de suite. Chaque image travaillée donne en effet naissance à une lignée dans laquelle une image mère ne peut avoir que deux enfants. La structure

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proposée est donc celle d'un arbre binaire qui se développe au gré des participants. Une particularité intéressante de ChainReaction est l'automate qui se cache derrière : les actions de l'utilisateur sont surveillées par un programme sur le serveur, qui gère les prêts d'images et l’arrivée des nouveaux matériaux. Ce programme, écrit en langage Perl, a un nom évocateur ; il s’agit d’un moteur de collaboration dont le processus est le suivant : le participant soumet une demande sur formulaire électronique, réservant une image pour trois heures ; les données du formulaire sont transférées dans une base de données ; la personne manipule (modifie) l'image chez elle, en temps différé, avec le logiciel de son choix, et renvoie le résultat de son travail au site ; le programme regarde si l'image attendue en retour est revenue ; lorsqu’elle est revenue, le programme place l'image dans son dossier et en fait trois versions à des tailles différentes, une page HTML est générée pour supporter l’image grandeur nature, et l'image aux formats plus petits se propage dans les autres pages du site pour devenir des boutons d'accès. Le moteur recueille aussi le nom de chaque participant et alors que la personne qui va prendre une image est nommée participant, une fois l’image renvoyée on la désigne comme artist et on l’autorise de ce fait à signer son œuvre. Le nombre d’images constituées à partir des premières était de l'ordre de 350 au bout d’environ quatre ans de fonctionnement, le but assigné étant de 1 000 images.

38 D’un principe assez semblable au dispositif précédent, le protocole d’usage de As Worlds Collide47, très écrit, suppose d’altérer un espace de réalité virtuelle. Le projet collaboratif intègre les principes des environnements en trois dimensions (Time-based expressive worlds), il compte 177 participants. À l’instar d’une image fixe, il est ainsi désormais possible de manipuler un environnement virtuel navigable. Les internautes sont dans ce cas sollicités comme co-créateurs de mondes virtuels donnés à voir et à explorer.

39 D’autres dispositifs, moins ambitieux, concèdent également au public la possibilité de nourrir une base de donnée évolutive. Dans Topoï48, Valéry Grancher invite par exemple les internautes à décrire leur lieu de vie par e-mail. L’ensemble des textes reçus est ensuite affiché dans l’installation en-ligne qui grossit en taille et finit par constituer une architecture domestique archétypale. Les pièces Alone 49 et Identities déploient un dispositif similaire de recueil par e-mail de témoignages de personnes contaminées par des épidémies. Ce dispositif qui joue de l’anonymat et de la confidentialité de ces communications sur le réseau, rejoint ensuite une installation dans l’espace physique, au musée CAPC de Bordeaux, composée de plaques de cire scellant à tout jamais l’ensemble de ces confessions anonymes. Les travaux plus récents de l’artiste utilisent les techniques innovantes de composition d’images-mosaïques à partir de la mise en réseau des Webcams d’internautes, dans Be safe/be free50, Webscape51 ou encore les moteurs de recherche pour composer des portraits d’internautes, dans Search Art52. L’œuvre Des Frags de l’artiste Reynald Drouhin constitue un aboutissement de cette forme d’altération d’images prélevées sur le réseau, réemployées pour composer avec la complicité des internautes de nouvelles images mosaïques.

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Figure 6. Reynald Drouhin, Des Frags

www.desfrags.cicv.fr

40 D’un principe analogue, Autour de l'écran53, développé en 1997 par l’artiste Simon Tric, établit une association informatiquement médiée entre des écrivains et des dessinateurs. Les premiers sont appelés à décrire leurs bureaux aux seconds qui, grâce à leur interprétation des textes recueillis, en proposent une illustration graphique. Par l’injonction « dessine-moi mon bureau », se superposent à l’écran d’ordinateur les descriptions brouillées d’images physiques et métaphoriques de différents bureaux, où naissent le travail et l’imaginaire artistique contemporains. Dans ce dispositif, l’internaute choisit un rôle (écrivain ou dessinateur) ; il est payé de son effort par un accès aux différents autres textes et dessins. À l’inverse, le non-participant ne peut entrevoir qu’une fraction du site, la plus grande partie étant réservée aux acteurs directement impliqués54.

41 Au cœur de ces projets, l’action interactive est ainsi cadrée par de strictes prescriptions d’emploi. Les matériaux doivent être envoyés conformément aux modalités générales énoncées par le projet, qui énonce des règles explicites de collaboration et informe les internautes des opérations attendues ainsi que de leurs incidences sur le dispositif. On part donc d'une sorte d'état initial de l'œuvre, puis le travail se fait à plusieurs, croît en importance avec le temps et avec le nombre de participants dans un schéma d'évolution prédéfini. Le rapport aux autres contributeurs se fait dans une relation 1-n : un contributeur face aux autres qui ont déjà travaillé sur l'œuvre. Le temps différé permet à l’interacteur d’organiser son travail à sa guise, la seule contrainte étant d'expédier un document au format souhaité par le site collecteur. L'œuvre, quant à elle,

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se voit et se manipule, mais le dispositif mis en place pour permettre son existence et son développement peut lui aussi être considéré comme une œuvre.

Figure 7. Grégory Chatonsky, Sur Terre,

www.arte.tv/sur-terre

Les dispositifs à alteraction

42 Cette dernière sous-catégorie de dispositifs à contribution permet aux internautes de collaborer non plus en différé mais en temps réel à l'émergence d'une œuvre collective. Autrement dit, l’alteraction, envisagée ici comme une action intermédiaire qui fait devenir autre (Quéau 1988), engage de multiples participants dispersés dans la conception simultanée d’entités discrètes, par la mise en relation desquelles émerge une œuvre autonome globale.

43 Un des rares exemples satisfaisant à ce modèle d’interactivité est le Générateur Poïétique55 développé par l’artiste-ingénieur Olivier Auber. Ce dispositif déploie une expérience d'interaction graphique collective acentrée, qui forme le support de recherches sur les phénomènes collectifs temps réel56. Le principe du Générateur poïétique permet en effet à plusieurs individus de se connecter, à un moment donné, sur un site —le lieu et l’heure du rendez-vous ayant été fixés par courrier électronique— afin de participer à la création d’une image commune. La mise en œuvre du dispositif implique le téléchargement d’un logiciel assez rudimentaire de dessin bitmap dont l’apprentissage est immédiat. La modification de l’image se fait en continu et en temps réel. Chacun pour soi modifie l’image que tous voient, altérant formes et couleurs.

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Figure 8. Olivier Auber, Le Générateur poïétique, http://poietic-generator.net

44 L’action de chacun, qui est donc visible par l’ensemble des participants, apparaît déterminée par l’état de l’image à un instant donné, elle-même résultat de l’action de tous. Par conséquent, au cœur de l'expérience du Générateur Poïétique, la communication semble importer davantage que ce qui est produit, l’image qui en résulte n'ayant pas plus d'intérêt que n'importe quelle image intermédiaire. Initialement lancé en 1986 sur des plateformes Minitels57, ce projet a été expérimenté lors de différentes manifestations artistiques aussi bien que scientifiques. À partir de 1995, une version pour le Mbone (le backbone Multicast de l'Internet dédié à la recherche) est développée par des étudiants et chercheurs de l'École Nationale Supérieure des Télécommunications (ENST, Paris). L’infrastructure du réseau y est utilisée avec le protocole particulier Multicast qui permet une interaction « tous-tous » en temps réel, sans recourir à un serveur central58. Autrement dit, là où le dispositif à altération permettait de constituer petit à petit un objet de manière incrémentielle et en temps différé, le mode alteractif permet de vivre et de sentir en temps réel l'action et la réaction simultanées entretenues avec les autres participants. Envisagé dans cette perspective, le premier propose un dispositif de transformation de l'œuvre, alors que le second promeut davantage un dispositif d'échanges entre individus. L’orientation de recherche déployée par ce projet créatif engage donc un « processus cognitif » distribué, axé sur l’émergence de formes et de normes d’un travail artistique en réseau régi par des mécanismes de contagion et d’hybridation, des rythmes inhérents à chaque individu, couplés à l’instrument technique59. Une esthétique de l’interactivité 45 Il ressort de cette analyse différentes modalités de la relation interactive avec ou à travers les dispositifs Net art. Ces relations engagent tout autant la notion d’œuvre, sa

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localisation et sa requalification, que les modalités de sa conception et réception active. Le travail artistique en réseau renouvelant en effet significativement les modalités du partage de savoir et de compétences dans l’activité entre les différents participants aux prises avec des dispositifs techniques. À l’issue de cette analyse focalisée sur la déclinaison des figures de l’interactivité, nous pouvons mieux appréhender ces régimes d’action et d’attribution mis en œuvre par les dispositifs du Net art60.

46 Chacune de ces figures, reprises dans le tableau ci-dessous, prévoit ainsi des emplois et des incertitudes, des contraintes et des prises par lesquelles se co-construisent l’action et l’objet, ses schémas de circulation et ses régimes d’existence. L’interactivité minimale y est toujours navigation dans un espace d’information plus ou moins transparent et arborescent. Une interactivité plus complexe peut prescrire la génération d’un algorithme de programmation. Dans ce cas, elle est simultanément commande d’un processus observable pour l’acteur du dispositif et branchement algorithmique pour l’auteur. Une troisième relation interactive peut encore consister en la possible introduction de données de la part de l’acteur. Il s’agit là d’une interactivité de contribution, cette dernière pouvant ou non avoir une incidence réelle sur le contenu ou la forme de l’œuvre. Dans ce cas, la contribution est doublée d’une altération. Enfin, l’interactivité peut être le terreau d’une communication inter- humaine médiée, et c’est alors l’alteraction —l’action collective en temps réel— qui compose le cœur du projet artistique. Partition synthétique des dispositifs interactifs 47 La notion de dispositif permet d'entrevoir la façon dont le site a été disposé par l'artiste. Le dispositif regroupe et configure différents niveaux de l'œuvre. Le dispositif anticipe le rôle et la part attendue du visiteur dans le processus de création.

Types de dispositifs Interactivité/interaction Temporalité

Dispositifs à exploration - Temps de la Antoine Moreau, On se navigation comprend - Navigation seule - Temps du http://antomoro.free.fr/comprend.html - Parcours de lien en lien spectateur - Dispositifs prédéfinis - Réhabilitation du - Pas de transformation trajet - Interactivité machine - Rapport sélectif- actif - Parcours linéaire

Dispositifs à contribution - Visiteur contributeur M.Benayoun, Et moi dans tout - Apport et - Temps de l'œuvre ça transformations - Temps de l'artiste http://www.benayoun.com/indexF.html - Dispositifs participatifs

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Dispositifs à altération - Participation en commun Bonnie Mitchell, Chain - Transformation - Temps différé Reaction - Actions isolées - Temps de l'œuvre http://creativity.bgsu.edu/collaboration/ - Alternance - Systèmes ChainReaction/index.html - Inscriptions différées incrémentaux - Relation asynchrones

Dispositifs à alteraction - Participation conjointe - Temps réel O. Auber, Le Générateur poïétique - Collaborations - Temps de la http://perso.enst/~auber - Mode alteractif collaboration - Synchronicité - Temps de - Réciprocité l’émergence - Simultanéité

48 Cette mise en relation à actants répartis permet ainsi de qualifier des régimes d’existence et d’actions à l’œuvre dans le Net art. Chaque type d’interactivité engendre une économie symétrique de dispositions et d’usages. Par exemple, les dispositifs privilégiant la qualité formelle ou informationnelle visent davantage une interactivité d’exploration dans une base de données finalisée. Au mieux, ils offrent une possibilité de commande et d’exécution du déroulement d’une animation. La modalité relationnelle correspondante est généralement de type intra-actionniste, s’apparentant en cela à un art du cliquable et n’impliquant que la seule relation homme/machine. À l’opposé, le dispositif communicationnel est focalisé sur l’interface de la mise en relation et offre des prises inter-actionnistes aux participants. L’analyse de ces frontières de la désignation et délimitation de l’œuvre dépend en grande partie de ces modes hétérogènes de relation et d’usages rapportés ici aux dispositifs.

49 L’analyse proposée permet de distinguer trois principales formes du Net art : les œuvres de contamination médiatique, les œuvres de génération algorithmique et les œuvres de communication interactive. Les premières sont principalement axées sur l’ interface (médiologique) par laquelle transitent l’œuvre, l’usage et la communication. Les deuxièmes sont focalisées sur le programme (algorithmique) d’objets-animations ou d’objets-environnements qui laissent ou non à l’internaute la possibilité d’interagir. Les troisièmes sont focalisées sur le contenu interactif de ce qui est disposé, variant de l’objet arborescent (engageant un parcours réticulaire), à l’objet en devenir (concédant un parcours altérant) et jusqu’à l’objet-relation (distribuant un parcours inter- communicationnel). De ce point de vue, l’œuvre médiatique a pour objet le matériel digital, l’œuvre algorithmique a pour objet le programme et, enfin, l’œuvre interactive prend pour objet la communication (formelle) et ce qui en résulte.

50 Ces différents types mettent par conséquent clairement en évidence ce glissement par lequel l’œuvre se trouve moins dans ce qui est donné à voir que dans le dispositif qui la fait exister. L'affichage sur l'écran n’étant le plus souvent que la face apparente de toute une infrastructure technique et informationnelle, l'œuvre devient alors, de façon plus large, l'ensemble des structures et des règles qui la sous-tendent. Ce caractère fragmenté de l’œuvre en réseau rend heuristique l’approche focalisée sur le dispositif, si l’on accepte de concéder à ce concept plus de flexibilité et d’ouverture en l’écartant

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de sa seule indexation au champ de l’instrumentalité. En effet, l’usage du concept de dispositif marque ici un changement par rapport à la régulation technique classique en introduisant le recours à de nouveaux moyens d’action sur l’œuvre, tels que, notamment, la délégation et la décentralisation. Le dispositif n’y est donc plus un intermédiaire qui vient se situer entre les sujets communicants, mais un environnement dans lequel ces derniers entrent activement (Duguet 1998, 2002). Autrement dit, la mise en œuvre du dispositif, initiée par l’artiste, se déploie en diverses opérations de montage socio-technique et d’organisation de séquences confiées au visiteur. C’est là en effet toute l’ambivalence du dispositif, placé entre une configuration technique et un cadrage social de l’action. Celui-ci peut être entendu simultanément en tant que machine et en tant que mécanisme, dans la mesure où il sous-tend à la fois l’acte et la manifestation artistique en aménageant différentes prises (Bessy & Chateauraynaud 1994) en direction d’un public qui peut désormais, selon certaines réserves et conditions, devenir l’acteur de fragments de l’œuvre laissés ouverts. D’autres travaux ont pointé les mutations récentes du comportement des publics : amateurs (Hennion, Maisonneuve & Gomart 2001) ou consommateurs (Cochoy 2004) ou même innovateurs (Caelen 2004) auxquels on reconnaît aujourd'hui d’importantes compétences, sociales et techniques (Dodier 1993), qui plaçent ainsi l’usage au cœur de l'innovation, de la création ou de la recherche participatives. Le Net art met ainsi en scène un dialogue médié par l’ordinateur qui opère un déplacement et un décentrement progressif des instances traditionnellement impliquées dans le processus de communication. Focalisée sur la relation auteur/acteur, l’analyse de ces nouveaux dispositifs demande en effet que soit réévalué le modèle communicationnel distribué entre l’émission, le message et la réception —la médiation de l’ordinateur contrariant ici la représentation d’un message isolable, strict médiateur entre un auteur et un lecteur. Le curseur glisse désormais entre ces trois domaines d’énonciation, pour simultanément souligner leur autonomie et l’hybridation réciproque de leurs composantes, là où l’œuvre matérialise un « champ de possibles ». Entre l’activité rationnelle, instrumentale, et la passivité contemplative et réceptrice d’un environnement, l’entre-deux du dispositif pointe plutôt vers l’idée de médiation. D’une part, il met en jeu des matériaux à demi particularisés et adaptables aux circonstances. D’autre part, dans ce contexte, l’exhiber n’est pas rationnellement structuré et tendu vers une fin en soi (la conclusion ou la solution) —le dispositif contribuant au contraire, par la mise à disposition des éléments qui le composent, à susciter le travail cognitif du visiteur. Par conséquent, l’analyse de ces objets ne pourra désormais plus être focalisée sur leur attribut ontologique ou sur la croyance qui les maintient et les entretient, mais devra être élaborée au fil des prises successives qu’ils engagent et par lesquelles ils se déploient : des objets repris, transformés, et transformateurs, sur le mode impur d’une action mêlée, située, collective, passant par de multiples dispositifs et inscrite dans une double histoire. L’histoire de l’art contemporain, qui depuis les années 1960 se caractérise par une volonté de rompre les cloisons entre l’artiste et le public. L’histoire des médias, en quête de nouvelle formes d’attachement et de relations mieux distribuées entre dispositifs techniques et pratiques sociales. Références

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NOTES

1. Au terme de dix années d’existence (1995-2005), le vocable Net art s’est très largement imposé en Europe et en France au détriment d’autres qualifications comme « art Internet », « art réseau », « cyberart », « web art », qui manquaient à clairement distinguer l’art sur le réseau de l’art en réseau. 2. C’est l’orientation empruntée par les recherches sur « l’écrit d’écran », initiées par Jean-Yves Jeanneret (2000) et Emannuel Souchier (2001). 3. Le matériel empirique sur lequel s’appuie ce texte est issu d’une enquête effectuée dans le cadre plus général d’une thèse de sociologie. Les cas présentés ici sont choisis parmi un corpus de 50 dispositifs Net art qui a servi une typologie des figures de l’interactivité et des modes d’interaction entre l’artiste, l’œuvre et son public. L’analyse

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a été complétée par des entretiens avec leurs auteurs. Pour une présentation détaillée de ce travail, voir Jean-Paul Fourmentraux (2005). 4. Les premières pièces vidéo de Nam June Paik ou celles de Wolf Vostell se sont notamment attachées à détruire la télévision, physiquement (sculptures vidéo) autant que symboliquement, en intervenant à même la matière du médium par des altérations du signal vidéo. La télévision, le meuble lui-même, l'écran, le tube cathodique, le signal vidéo et son indéfinition, sa fébrilité et sa luminance étaient pris à la fois comme l'objet et le matériau de l'investigation artistique. 5. Il s’agit du Hypertext Markup Language (HTML). Même si aujourd’hui de nouveaux langages d'implémentations de l'hypertexte sont utilisés comme le C++ ou le Java, eux- mêmes parfaitement compatibles avec le Web mais qui exigent un niveau de compétences incomparablement plus élevé en programmation informatique. 6. Pour un premier manifeste du Net art « activiste » voir Joachim Blank : http:// www.irational.org/cern/Netart.txt. 7. Cf. Jodi, Portail, http://www.Jodi.org; Jodi, OSS, http://www.oss.Jodi.org; Cf. Jodi, Error 404, http://www.404.Jodi.org 8. Pour ces artistes, un écran qui tremble est un matériau. Les fonctions informatiques Undo, Select, Delete, ou Send ont de réelles propriétés avec de réels effets et conséquences. L’erreur système 404 qu’ils affichent en point d’entrée de leur site devient un leitmotiv créatif. Leurs projets intègrent en effet dans leur développement les contraintes du médium : l'exigence de fluidité impose des fichiers très légers et engage les artistes dans une voie à contre-courant de l'évolution technologique. 9. À titre d'exemple, cette fonction pour un ordinateur Macintosh demande d'enfoncer simultanément les touches pomme+alt+esc. 10. Les concepteurs de Jodi pensent en effet qu'ils parviennent à être très proches des gens et de leur public lorsqu’ils s'immiscent dans leur bureau (au sens informatique du terme) : « Quand les regardeurs visitent notre travail, nous sommes à l'intérieur de leur ordinateur ». 11. Cf. Mark Napier, Shredder, http://potatoland.org/shredder/welcome.html. 12. Cf. Maciej Wisniewski, Netomat, http://www.Netomat.Net/, I/O/D (Mac, U.K. 1997), I/O/D 4: The Web Stalker, http://www.backspace.org/iod/. 13. Cf. Vuk Cosic, http://www.ljudmila.org/~vuk/ et http://www.ljudmila.org/~vuk/ dx/. 14. Cf. Heath Bunting, http://www.irational.org. 15. Cf. RTMARK, http://www.rtmark.com. 16. Cf. Etoy, http://www.etoy.com. 17. Pour d’autres expérimentations basées sur l’esthétique de l’interface, voir également les dispositifs de l’artiste russe Alexeï Shulgin, http://www.easylife.org, de l’artiste français D2B, http://www.d2b.org, et des Allemands Joachim Blank et Karl Heinz Jeron, http://sero.org/dyt/. 18. « In the art world, a work of art is called an “art piece”. The word “piece” designates a thing that actually exists, but since software creations exist only as binary data, calling them an "art piece" seems wrong. Substituting “bit” for “piece”, we have decided to call such a work an “art bit” ». Manifeste de l’exposition « Art.bit collection », June 21 - August 11, 2002 @ ICC. 19. Cf. Alexander Repenning (Mac, U.S.A. 1989), AgentSheets, http:// www.agentsheets.com/, Ken Kahn (Win, U.S.A.) ToonTalk, http://www.toontalk.com/, Kakuya Yamamoto (Win, Japan), 3D-Visulan, http://ryujin.kuis.kyoto-u.ac.jp/ylab/

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34. Cf. Drouhin, R., Rhizomes, http://zweg.cicv.fr/creation_artistique/online/rhizomes, 2001. 35. En outre, l’œuvre institue un contrat de maintenance entre l’artiste et l’internaute sollicité. Le mode d’emploi suppose en effet d’héberger une image et deux fichiers HTML envoyés par l’artiste, et de mettre a disposition son adresse (répertoire) à partir de laquelle pourra être reconstituée l’image réticulaire que les participants s’engagent à rendre visible à l’ensemble des internautes pour une durée déterminée. L’œuvre éphémère reposant sur cet engagement collectif des 192 internautes qui composent les différentes parties du rhizome. 36. Cf. le dispositif de Chatonsky, G., Nervures, http://nervurat.io-n.net, le 08/02/2001. 37. Cf. par exemple Trace Root qui permet de suivre au fil des liens le transport d’une information sur le réseau et/ou de dessiner des sessions de parcours des internautes en ligne. 38. Cf. Goldberg, K., Telegarden, http://telegarden.aec.at, créé à l’université de Californie du Sud en 1995 et présentée durant deux années consécutives à l’Ars Electronica Center de Linz (1996-97) 39. Cf. Annick Bureaud, « Pour une typologie de la création sur Internet », sur le site de la revue Leonardo http://www.olats.org/OLATS/livres/etudes/index.shtml, 1998. 40. Sur cette problématique de l’implication, depuis l’espace potentiel d’Internet où naît l’action du visiteur à l’espace physique où elle aura des incidences sur l’installation de l’artiste, voir Goldberg, K., Shadow Server, 1997 (littéralement, un « serveur d’ombres » couplé à un générateur automatique, en réponse aux requêtes des internautes) : http://taylor.ieor.berkeley.edu. Succédant au Telegarden, le projet Teleporting of an Unknown State d’Eduardo Kac (1996) propose également aux internautes de contribuer à la croissance d’une plante à distance. L’intensité lumineuse vitale est ici acheminée depuis les Webcams des internautes qui éclairent, au sens fort du terme, le processus de germination d’une graine : Home page : www.ekac.org/. 41. Cf. Telembodiement (1997). http://www.prop.org. 42. Cf. Fujihata, M., Light on the Net, http://www.flab.mag.keio.ac.jp/Light.html. 43. Cf. Forest, Fred., Machine à travailler le temps, http://www.fredforest.org/temps, Fête de l’Internet (1998). 44. Bonnie Mitchell est artiste et professeur à la Syracuse University, College of Visual and Performing Arts, School of Art and Design, Department of Art Media Studies. 45. Cf. Mitchell, B., ChainArt en 1992, Digital Journey en 1993, Diversive Paths en 1994 et Chain Reaction, initialement développé sur http://chain.syr.edu/index.html et aujourd’hui sur http://creativity.bgsu.edu/collaboration/ChainReaction/index.html (1995). 46. L’International Symposium of Electronic Arts (ISEA). 47. Cf. Bonnie Mitchell, As Worlds Collide, http://creativity.bgsu.edu/collaboration/ worlds/index.html, 1997/1998. Cette production distribuée mobilise différentes ressources informatiques. Pour créer les images de départ (starter world), les artistes emploient des techniques de photographie numérique, la 3D et les logiciels de retouche —les images ainsi formées étant ensuite converties en animations QTVR Panorama et dirigées par un script d’Apple. Afin de les transformer—, l’utilisateur doit lui-même disposer du plugin QTVR, des diverses versions d’applications sollicitées par l’édition des images ainsi que du logiciel NetPresenz (ftp) qui permet de transférer les images vers le As Worlds Collide. Enfin, l’ensemble de ce processus —la surveillance du site, la

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récupération des images et leur conversion (du format Pict au Jpg)— est autogéré par un script en langage Perl. 48. Cf. Grancher, V., Topoï, http://www.imaginet.fr/nomemory/data/place.htm (1998). 49. Cf. Grancher, V., Alone, http://www.nomemory.org/data/alone.htm (1999). 50. Cf. Grancher, V., Be safe/be free, http://www.nomemory.org/data/safe1.html (1999). 51. Cf. Grancher, V., Webscape, http://www.nomemory.org/data/mind.html (2000) composée d'une mosaïque faite de 100 animations numériques animées selon des combinaisons aléatoires liées à plus de 50 caméras temps réel réparties dans tous les points du monde. 52. Cf. Grancher, V., Search Art, http://www.nomemory.org/search, 2001, qui utilise les tags et codes du moteur de recherche le plus conventionnel —google— comme outils pour élaborer des pièces portraits « search art ». 53. Cf. Simon Tric, Autour de l’écran, http://www.icono.org/tric/propos.htm, 1997. 54. La vue de l’œuvre nécessite ici encore une forme active d’engagement de la part de l’internaute. Le dispositif imposant de manière stricte ses conditions d’emploi, cadrées par l’existence d’un contrat liant l’artiste et son public. 55. Cf. Olivier Auber, Le Générateur poïétique, http://poietic-generator.net, 1986/2004. 56. « Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui constituent le système en tant qu'unité concrète dans l'espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau ». Francisco Varela (CNRS/École Polytechnique). 57. Cf. Principalement, Communication et monumentalité, Centre Georges Pompidou, Paris, 1990, et Machines à communiquer, Cité des Sciences et de l’Industrie, Paris, 1992. 58. Instaurant une modalité de connexion inédite, différente de la relation « un-tous » spécifique des systèmes broadcast comme la radio ou « un-un » propre au système unicast comme le téléphone. 59. Au fil de ce processus, l'artiste identifie des cycles de vie propres, des moments où l'on voit émerger des « supers signes qui succèdent à une première phase chaotique, puis de nouveau le chaos et ainsi de suite ». 60. Notons que ces figures de l’interactivité, ici distinguées pour des raisons analytiques, co-existent parfois en un même dispositif, mais au sein duquel elles n’ont toutefois pas le même poids.

RÉSUMÉS

La pratique du Net art radicalise la question du potentiel communicationnel d’un média — Internet— qui constitue tout à la fois le support technique, l’outil créatif et le dispositif social de l’œuvre. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) placent en effet l’œuvre d’art au cœur d’une négociation socialement distribuée entre l’artiste et le public. L’article est focalisé sur cette construction collective du Net art et sur ses mises en scènes. Il montre le travail artistique et les configurations techniques qui composent les cadres de l’expérience du Net art.

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Une typologie de ces dispositifs offre de distinguer des figures de l’interactivité, telles qu’elles sont prévues au cœur de l’environnement technique, et les modes d’interaction qu’elles déploient en direction du public.

INDEX

Mots-clés : coordination, dispositifs sociotechniques, Internet, médiation, sociologie pragmatiste, travail artistique

AUTEUR

JEAN-PAUL FOURMENTRAUX GERRIICO Université de Lille 3, domaine universitaire du Pont de bois, rue du Barreau, BP 60149, 59653 Villeneuve d’Ascq

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Éclectisme et ethnologie

Catherine Choron-Baix

1 Ce sont quelques jalons d’une réflexion autour de l’éclectisme ou, plutôt, de « l’éclectique », considéré dans une vue extensive comme un donné anthropologique de 1 nos sociétés modernes, qui sont ici esquissés . La question est vaste et ne saurait être épuisée en quelques pages. Le propos est donc, modestement, d’identifier quelques-uns des phénomènes d’assemblages hétéroclites qu’embrasse la notion, pour interroger la manière dont l’ethnologie peut en rendre compte. Propos exploratoire, plutôt épistémologique et méthodologique, qui se fonde sur des exemples, arbitrairement choisis, empruntés au monde de la création.

2 L’art paraît en effet le creuset de ces opérations de montages, où s’additionnent les techniques et les styles, et l’art contemporain tout particulièrement, qui, à partir de la 2 fin des années 1960 , décloisonne toujours plus les disciplines, opère des glissements de l’une à l’autre et mêle les genres. Associant gestuelle et mouvement, travail de la voix, théâtre et musique, réalisations plastiques et visuelles, faisant une place prééminente 3 au mode performatif, les œuvres qui relèvent de ce « label » ont souvent pour caractéristique de brouiller les frontières disciplinaires. Elles affichent en outre une forte transculturalité, en adoptant et adaptant des thématiques et des systèmes formels venus d’Afrique, d’Asie, et des sociétés non occidentales plus largement. Une logique du composite et du multiculturel, malaisée à décrire au moyen de l’ethnographie, semble s’imposer dans l’art contemporain, qui manifeste de nouvelles dispositions esthétiques tout aussi complexes à décrypter du point de vue de l’ethnologie.

3 Ces processus d’appropriation, d’absorption, de reformulation de traits culturels ne sont certes pas nouveaux. L’histoire témoigne au contraire de leur régularité sur tous les continents. La religion en est le théâtre privilégié, et un sujet de prédilection pour les historiens, sociologues et anthropologues attentifs à ces faits. Plus rares, quoiqu’ils 4 connaissent ces dernières années un essor considérable , des travaux existent dans le domaine de la culture matérielle et des arts. Serge Gruzinski, par exemple, a pu montrer dans le détail les effets de la conquête espagnole sur la création artistique et artisanale des populations d’Amérique, avec la mise en circulation d’œuvres entre les cours européennes, le début des collections d’objets (les mirabilia curiosa) et ce qu’il

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nomme joliment le « relookage » des productions indigènes (2004) : une première mondialisation, qui met en présence des partenaires inégaux en droits et en pouvoirs et révèle déjà la dimension politique des situations de contact et de la circulation des savoirs et des artefacts.

4 Ces dynamiques interculturelles atteignent toutefois de nos jours une ampleur inégalée, conséquence du développement des moyens de communication, de duplication, de reproduction, et de la planétarisation des échanges. Elles indiquent une éthique et des canons stylistiques et esthétiques en pleine mutation, qu’il n’est pas simple de déchiffrer tant ils sont évolutifs et changeants.

5 Le paradigme du bricolage proposé par Claude Lévi-Strauss (1962) et abondamment 5 repris ensuite a fait florès dans les années 1960 et 1970 pour appréhender ces processus. Il est relayé, depuis, par les images du mélange, du métissage, de l’hybridation ou de la créolisation, du collage et jusqu’à celle du « bris-collage » suggérée par André Mary pour caractériser une postmodernité faite de la « fascination pour le morcellement des systèmes de sens et […] les ordres fragmentaires » (2000 : 172-173).

6 Ce concert de termes, tous plus ou moins métaphoriques, traduit un flottement terminologique symptomatique de la difficulté à qualifier les transferts interculturels qui se développent aujourd’hui à l’échelle mondiale. Il en est un, parmi eux, l’éclectisme justement, qui, dans le champ de la création artistique en particulier, revient régulièrement, quoique de manière incidente. Invoqué par les critiques et historiens d’art, par les anthropologues et les sociologues pour souligner l’hétérogénéité des œuvres et la multiplicité des références de leurs auteurs, le vocable relève davantage du commentaire que de la spécification d’un phénomène en soi. L’éclectisme est envisagé moins pour lui-même, comme effet de style à part entière, que comme le produit de la logique de cumul. Il apparaît comme un donné implicite, contenu dans l’hybride, dont il découle nécessairement, presque naturellement.

7 Le terme, pourtant, se rattache étymologiquement à l’idée de choix, eklegô, et renvoie à 6 un acte, calculé, de sélection . Compris dans ce sens par les philosophies de l’Antiquité, puis par Victor Cousin au XIXe siècle, il fut utilisé en histoire de l’art et de l’architecture pour désigner le retour périodique aux styles du passé. Mais cette acception s’est peu à peu érodée. Pour le sens commun qui en a banalisé l’usage et perverti la signification, 7 l’éclectisme évoque largeur d’esprit, ouverture à la diversité et presque tolérance . Il peut aussi, s’agissant d’art, se charger de connotations plus négatives. Il signale alors une accumulation désordonnée qui confine à la confusion, ou s’entend comme une tendance à la copie, au plagiat, signe d’un déficit de créativité.

8 Par-delà ce flou sémantique, il est désormais repris, pour qualifier leurs œuvres, par des artistes de plus en plus nombreux, qui en assument les différents attendus. Le recyclage de l’existant, plutôt que l’originalité, le mélange des styles, l’adhésion à la technologie moderne, la contestation des idées d’autonomie esthétique et de pureté artistique, l’accent mis sur la localisation temporelle et spatiale plutôt que sur l’universel et l’éternel, une production plus collective qu’individuelle —où le collectif est en tous cas implicite, à travers la charge mémorielle dont elle est porteuse— tels sont les arguments avancés par les créateurs contemporains pour justifier les montages qui composent leurs travaux. L’assemblage est revendiqué comme procédé créatif et le disparate s’énonce comme convention esthétique.

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9 Face à cette valorisation de l’appropriation et de la transfiguration dans la création, peut-être y a-t-il quelque intérêt à revenir à la notion d’éclectisme dans son acception première, et à la préférer, dans la perspective d’une anthropologie de l’art contemporain au moins, aux métaphores du métissage, de l’hybridation, ou du collage. Recentrée sur le principe du choix qu’elle contient à l’origine, elle peut retrouver sa dimension dynamique et signifier que la refonte de modèles exogènes relève d’une stratégie d’invention et repose sur des opérations de sélection. L’éclectisme pourrait ainsi n’être plus tenu pour un état de fait, mais pour une part active du procès de création, fondée sur le discernement et le calcul. La notion couvre par ailleurs un registre étendu de variations, incluant non seulement celles qui jouent sur les frontières culturelles, mais également celles qui croisent les époques, les disciplines et les techniques. Plus englobante que le concept de syncrétisme qui s’applique à des situations d’acculturation le plus souvent duelles, entre culture-souche et culture-cible, ou entre des ensembles toujours identifiés, elle peut rendre plus sûrement cette logique additionnelle tous azimuts et sans cesse renouvelée qui est la marque de l’art contemporain. Elle peut du même coup apporter quelque lumière sur le geste créateur lui-même, comme sur l’engagement esthétique, social, politique, des artistes.

10 L’argumentation suppose un retour sur l’histoire de la notion et ce qu’elle recouvre à chaque période de son utilisation. Elle doit ensuite, envisageant l’éclectique comme une forme exacerbée du travail syncrétique, en cerner les spécificités, et proposer des moyens, conceptuels et méthodologiques, de l’appréhender. Seulement alors est-il possible de replacer la démarche éclectique dans le procès de création pour, enfin, tenter une interprétation de sa systématisation dans l’art contemporain et de ses significations plus largement anthropologiques. De l’impossible fusion à l’œcumène contemporain 11 Le syncrétisme et l’éclectisme conçu comme son corollaire ont longtemps fait l’objet des plus vives critiques. Les XVIe et XVII e siècles, rappelle André Mary, dénoncent l’« impossible synthèse », en stigmatisent l’anomie et les impasses. Plus tard, évangélisateurs et anthropologues ont en partage la même « horreur du mélange » (Mary 2000 : 12).

12 Dans l’histoire de la pensée occidentale, cependant, le phénomène éclectique, entendu cette fois comme courant intellectuel et artistique, se reproduit périodiquement, à la Renaissance, au XVIIIe siècle, et singulièrement au XIXe, lorsque Victor Cousin, portant un regard nouveau sur le passé, y voit une manière de libéralisation et une révolution contre l’académisme. « Puisque l’exclusif nous a mal réussi jusqu’ici, déclare-t-il dans son Cours d’histoire de la philosophie moderne, essayons de l’esprit de réconciliation ». L’ « éclectisme éclairé » dont il se réclame, « qui, jugeant toutes les doctrines, leur emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, néglige ce qu’elles ont d’opposé et de faux », représente pour lui une rupture épistémologique et un accès à la modernité (1847 : 12). Dans le même temps, en peinture et en architecture, l’éclectisme se marque par une tendance archaïsante, par la volonté d’un retour à l’ancien pour créer des œuvres nouvelles. C’est vrai de l’art hellénistique, qui produit une série de styles plus « néo » que « rétro » (néo-archaïque, néo-classique, néo-attique), où les modèles antérieurs sont réélaborés pour s’adapter au contexte contemporain. En architecture prédominent la réappropriation simultanée de styles historiques, et la diversité, jusqu’à l’excès.

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13 Mais d’autres rapprochements encore se font jour au cours de cette période, particulièrement mis en scène par les expositions universelles. La première d’entre elles, à Londres, en 1851, montre l’alliance de l’art et de l’industrie, l’union du beau et de l’utile. Les suivantes accueillent des spectacles exotiques qui captivent et inspirent les créateurs européens. À travers ses références au passé —occidental— l’art du XIXe siècle rassure une bourgeoisie en quête de racines autant qu’une aristocratie nostalgique de l’ancien régime. Par ses emprunts aux civilisations orientales, il répond aux aspirations coloniales de la société industrielle. L’éclectisme est alors un art d’évasion, un voyage dans le temps et l’espace, une façon de fuir le progrès technique et les productions de la machine.

14 Il a toutefois ses détracteurs. Considéré comme n’engendrant que des œuvres sans identité, il est attaqué pour son défaut de composition, pour son désordre. 8 « L’éclectisme est la plaie de l’art » , écrit Jean-Baptiste Lassus, qui proclame « l’indispensable nécessité de l’unité » et fustige « une fusion impossible entre des formes qui hurleraient de se rencontrer parce qu’elles appartiennent à des arts 9 différents ! » Perce ici la tension entre innovation formelle et cohérence qui traverse toute l’histoire de la notion, jusqu’à ce radical changement de ton, ces dernières décennies, lorsque se disent, à travers elle, la complexité du monde et le souci de concilier les différences. L’éclectique devient une réponse au défi de l’altérité, dans un espace planétaire où sont exaltés le baroque, la pensée métisse et la rencontre œcuménique des cultures.

15 L’art contemporain se situe dans cette veine, reproduisant, en le poussant à ses limites, le modèle syncrétique étudié par l’anthropologie de l’acculturation, sans toutefois développer toujours des formes pérennes. Des syncrétismes ponctuels 16 En effet, si l’éclectisme moderne et postmoderne emporte l’adhésion des artistes et de leurs publics, ses retombées sociales restent généralement marginales. La fusion qu’il réalise vaut pour l’œuvre, le temps de l’œuvre, provisoire. Elle ne se stabilise et ne s’impose dans le corps social que dans des circonstances particulières, historiquement déterminées. Le domaine musical fournit, il est vrai, un certain nombre d’exemples illustres du phénomène. Mais pour la masse des œuvres produites aujourd’hui, le mélange revêt un caractère ponctuel, aux effets limités, qui le différencie de celui qui opère dans les situations durables de contact qu’ont analysées Melville Herskovits et Roger Bastide au sein des sociétés créoles. Il procède néanmoins, à bien des égards, des lois du travail syncrétique mises en évidence par ces auteurs.

17 Le paradigme de la réinterprétation et celui de l’analogie que ces derniers identifièrent 10 comme constitutifs du processus acculturatif semblent ainsi pouvoir s’appliquer pleinement à la démarche éclectique. L’artiste qui recycle réinvestit des contenus exogènes qu’il retient en raison de leur homologie avec ses propres catégories de pensée, en raison de leur contiguïté avec ses préoccupations. Une grande part des musiques populaires actuelles illustre ce mécanisme, et l’expérience de Jah Wobble en fournit un exemple parmi quantité d’autres. Issu du mouvement punk et ska des années 1970-1980, ce bassiste anglais ne tarde pas à devenir une figure internationale de la 11 scène dub , genre musical qui reprend les bases du reggae jamaïcain et les associe à d’autres sonorités, l’écho, la réverbération et des extraits de musiques extra- européennes. Réarrangeant des fragments narratifs pour créer des morceaux inédits,

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Jah Wobble s’adjoint la collaboration de musiciens d’horizons les plus divers, spécialistes de traditions celtes, chinoises, indiennes et, récemment, lao. En 2000, il réalise un disque et donne de nombreux concerts, en Grande-Bretagne, en France, au Japon, avec une formation de musiciens et chanteurs originaires du Laos en exil en 12 France . Convaincu que le lam, leur art musical et vocal est, selon ses propres termes, 13 « la musique rap de l’Asie du Sud-Est » , il l’adapte à ses propres canons pour produire ce Molam Dub, un « mix » qui conjugue les voix asiatiques et la sonorité du khène, l’orgue-à-bouche lao, aux basses, boîtes à rythme et effets spéciaux des musiques 14 « électroamplifiées » . Il y a bien là « relations en miroir » entre des ensembles culturels qui sont dans des rapports d’équivalence ou sont, du moins, présentés comme tels.

18 Un autre des paramètres de l’anthropologie de l’acculturation, que Roger Bastide appelle le « principe de coupure », se vérifie dans l’approche éclectique. Il renvoie à l’alternance ou la coexistence, chez un même individu ou au sein d’un même groupe, de 15 modèles en eux-mêmes irréductibles . C’est lui qui permet à l’artiste ce va et vient entre des mondes distincts qu’il rapproche et rend tout à coup conciliables. Cette faculté de jouer sur les appartenances et les références, d’aller de l’une à l’autre, est ce qui, pour Roger Bastide, différencie l’hybride, synonyme à ses yeux de dégénérescence, 16 de ce qu’il appelle « le syncrétisme en mosaïque » , une mise en synergie qui ne va jamais jusqu’à la fusion et autorise une « dualité sans marginalité » (Bastide 1954 : 499). Dans la démarche éclectique, le principe de coupure agit au maximum. Il y prend la forme d’une concomitance de références diverses, qui laisse à l’artiste une grande liberté de manœuvre, sans abandon de ses propres repères. Sans doute faut-il y voir une clé de l’approche éclectique contemporaine, celle qui rend possibles les permutations entre différents ordres de représentation.

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Figure 1. Pochette de l’album Molam Dub, de Jah Wobble & The Invaders Of The Heart

(© 30 Hertz Records).

19 Reste la notion, majeure dans le paradigme du syncrétisme, de la « pré-contrainte », selon laquelle la matière symbolique récupérée demeure marquée par son usage antérieur. Elle a montré toute sa pertinence dans l’analyse des faits religieux, reliée à la problématique de la mémoire collective qui, fût-elle lacunaire, influe de manière décisive sur les conditions de transfert de fragments d’une tradition vers une autre. Sans un minimum de référence au passé, remarque André Mary, le bricolage n’est qu’une juxtaposition de bribes vides de sens (2000 : 41). Qu’advient-il, dans le champ de l’art, de ces traces mémorielles et de ces matériaux pré-contraints, lorsqu’ils passent d’un contexte vers un autre ? La question est au cœur de la compréhension du processus créateur, puisque la reprise consiste précisément, le plus souvent, à jouer de cette matière symbolique pour en déplacer le sens.

20 Soit l’exemple d’un artiste vietnamien-américain en résidence au Laos qui, impressionné par le choc de la modernisation dans ce pays, choisit quelques-uns de ses emblèmes les plus marqués, essentiellement tirés du registre religieux, pour traiter de cette thématique dans ses œuvres. Les hang lin, gouttières d’ondoiement des statues de bouddha, ou les bannières de prières plantées sur le champ de crémation à l’issue des cérémonies funéraires, éléments rituels au centre du bouddhisme lao, sont réinterprétées, dans ses propositions, comme des symboles de la confrontation entre 17 tradition et modernité . Le procédé est ici patent : isolant l’objet et l’extrayant de son cadre originel, l’artiste le détourne de ses usages pour servir une vision personnelle. C’est dans ce réemploi, inédit, que réside sa créativité.

21 Cette façon de faire n’appartient pas en propre aux créateurs contemporains. Pratiquée de tous temps, elle semble au contraire au fondement du geste artistique et ne se distingue aujourd’hui que par sa systématicité et sa plus grande visibilité. Un ressort de la créativité 22 Les témoignages de cette inclination des artistes à puiser hors de leur temps et de leur environnement social et culturel les sources de leur inspiration abondent, et leurs collections privées en sont la plus évidente démonstration. Rodin, pour ne prendre qu’un exemple, accumula un ensemble hétéroclite d’œuvres de toutes provenances et de toutes époques, de l’Extrême et du Moyen-Orient, du Moyen Âge ou de l’époque classique, qu’il appelait ses « fragments de dieux ». Il en recensait les matériaux et les techniques, en étudiait les formes, pour les intégrer dans ses propres travaux. Dans les années 1890-1900, rapporte Bénédicte Garnier, il se constitua un corpus monumental qui devint une des pièces maîtresses de sa recherche (2002). Il juxtaposait des photographies d’antiques romains aux images de ses propres sculptures, ou découpait puis collait dans des carnets des dessins faits d’après les œuvres du passé, pour former de nouvelles compositions. Il reprit le jeu des confrontations, développé par Eugène Viollet-le-Duc au musée des arts comparés du Trocadéro qu’il fréquentait assidûment, et pratiquait l’association des similaires et des contraires. Il alla même plus loin dans la voie de l’éclectisme. « La vénération du sculpteur pour les maîtres grecs et romains, poursuit Bénédicte Garnier, ne l’empêcha pas d’exercer son esprit critique sur les antiques de sa collection. Il y gommait tout ce qui pouvait perturber son travail ou modifier le fil de sa pensée, et ne se privait pas de les remanier par le regard ou par l’ajout d’accessoires » (Ibid. : 57). Vers 1895, il utilisait des objets préexistants qu’il

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transformait en matériaux de création, devançant les recherches de Picasso ou Henry Moore et de toutes ces générations d’artistes qui insèrent des objets du quotidien dans leurs œuvres. Il répétait de la sorte des exercices de composition dans lesquels entraient deux classes de matériaux, ses pièces de collection et ses propres figures moulées dans le plâtre ou en terre cuite. Son Nu féminin sur un alabastron égyptien, où l’antique sert de support à sa sculpture en équilibre instable, ou son Torse d’Eros en terre cuite fixé sur un vase en albâtre égyptien retourné, en sont de superbes 18 illustrations . Dans l’un et l’autre cas, l’objet hybride est assimilé par l’œil à une œuvre de Rodin. Ce dernier recourait ainsi aux procédés caractéristiques de l’éclectisme : juxtaposition, assemblage, réélaborations, manipulations, toutes motivées par les correspondances que l’artiste décelait entre les créations auxquelles il empruntait et sa propre vision. Ainsi confia-t-il à propos des danseuses cambodgiennes qu’il découvrit à l’exposition coloniale de Marseille en 1906 : « ce qui surtout m’étonnait et me ravissait, c’était de retrouver dans cet art d’Extrême-Orient, inconnu de moi jusqu’alors, les principes mêmes de l’art antique. (…) Tout ce que j’admirais dans les marbres antiques, ces Cambodgiennes me le donnaient, en y ajoutant l’inconnu et la souplesse de 19 l’Extrême-Orient » . Dans ce dialogue avec l’antique et l’exotique, le sculpteur incarne la figure de l’éclectique au XIXe siècle, qui rejette l’académisme et cherche hors de son environnement, en d’autres temps et d’autres lieux, la stimulation nécessaire à son inventivité.

Figure 2. Auguste Rodin, « Assemblage : Petite faunesse dans une coupe en métal », plâtre et vase de bronze, 17,6 x 15 x 26 cm

(S.372, © Musée Rodin, cliché de l’auteur).

23 Si elle annonce celle des modernes et des postmodernes, sa méthode de travail atteste surtout que le détour par l’ancien et l’autre lointain est un ressort essentiel de la créativité, ce que soulignent d’ailleurs, à différentes époques, différents auteurs. À la fin du XIXe siècle, Gabriel Tarde, par exemple, note que c’est en développant des aptitudes au mimétisme que l’homme se montre innovant (Tarde 2001). Freud, après

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lui, dénonce la part d’illusion dans l’idée de création. La prétendue imagination créatrice ne crée rien, affirme-t-il, elle ne fait que rassembler ce qui à l’origine était séparé (Freud 1987). Quant à Michel de Certeau, il fait du bricolage et du collage, de la combinaison et de la multiplication des compositions, l’essence du procès d’invention, précisant : « la créativité est l’art de réemployer et d’associer des matériaux hétérogènes » (1993 : 98).

24 Opération de sélection et de réagencement d’éléments épars, l’éclectisme est donc avant tout une démarche, un princeps méthodologique de l’acte créateur, que notre époque cultive à l’extrême en puisant à une diversité toujours croissante de sources.

25 Cette réalité fut longtemps ignorée ou niée par l’idéologie de l’originalité. L’œuvre d’art se devait autrefois d’être unique, produit singulier d’une individualité hors du commun. Cette conception n’a plus cours aujourd’hui, et peu de créateurs contemporains se prévalent d’une propriété artistique exclusive, sortie, ex nihilo, de leur seul génie inventif. La plupart au contraire se déclarent en recherche, inscrits dans une filiation intellectuelle et artistique dont ils se reconnaissent comme des continuateurs. Ils ne prétendent pas produire du neuf mais travaillent plutôt à partir d’un stock mémoriel qu’ils font évoluer. L’expérience du musicien de hip-hop est à cet égard très parlante. Dans le « mix » qu’il produit, il met sa touche personnelle à une 20 matière sonore qui ne lui appartient pas mais dont il s’empare pour la transformer . Il ne revendique pas une création mais plutôt un talent à remanier des éléments glanés auxquels il donne une destination nouvelle. L’originalité, comme l’unité stylistique, ne sont plus des valeurs absolues (Shusterman 1992). L’art, désormais, s’assume comme appropriation et reformulation, et se pense en termes de collisions et de télescopages. Sous cette forme fractale, kaléidoscopique, il met à mal un certain nombre de postulats des sciences sociales et résiste à l’analyse. L’introuvable norme 26 L’éclectisme contemporain se situe, tout d’abord, dans une temporalité complexe, à la fois retour sur le passé, valorisation de l’instant et plongée dans le futur. Les emprunts dont il fait sa matière sont le plus souvent opportunistes, conjoncturels, fruits de contacts datés qui auraient pu ne pas avoir lieu et qui peuvent demeurer sans suite. L’œuvre éclectique contient en elle une somme de possibles et l’évocation toujours un peu sous-jacente de ce qui n’est pas survenu, ou aurait pu arriver, ou peut encore arriver. Située dans une sorte de « présent perpétuel », elle tient de l’évènementiel, du surgissement sans précédent et sans lendemain, et se prête mal au récit historique (Bensa 2002). « L’œuvre d’un éclectique ne laisse pas de souvenir », disait Baudelaire (1846 : 169). Dans l’installation, sa version contemporaine paroxystique et par définition temporaire, elle s’oppose, il est vrai, à la vision romantique de l’art stable et durable. Ici, l’œuvre se présente comme un agencement fugace procurant une émotion fugitive.

27 Le procédé éclectique se donne par ailleurs comme écart permanent. Imprévisible, il déjoue les typologies. Il offre peu de constantes et ne se soumet guère à la sériation, engendrant des œuvres qui ne peuvent être classifiées, si ce n’est comme ensembles fondamentalement composites, formés d’éléments hétérogènes qui, juxtaposés ou assemblés, perdent les propriétés et les significations qu’ils avaient chacun isolément et en revêtent de nouvelles.

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28 L’éclectisme, dès lors, met en cause l’idée même de style. Non pas que celui-ci soit un donné intemporel, immuable. Il se construit au contraire de manière continue, au long d’une chaîne de transmission qui fait appel à une mémoire des perceptions et des représentations esthétiques, et qui évolue suivant « un jeu de subtiles variations » (Martinelli 2005 : 6). Mais dans la démarche éclectique, le principe de l’emprunt et du recyclage renouvelle sans cesse le système signalétique et ne renvoie plus à des « connotations partagées » (Martinet 1968). Il devient difficile d’y détecter un langage, d’y reconnaître des qualités distinctives. L’art contemporain nie la permanence de la structure, dont il pose au contraire la permutabilité des composantes. Et s’il existe entre les œuvres un air de famille, celui-ci tient à leur parti pris et leur morphologie combinatoires plus qu’à des propriétés formelles communes. Le style éclectique est éminemment variable et c’est cette variabilité même, déclinable à l’infini, qui le définit.

29 C‘est elle aussi qui en rend l’analyse délicate. Car pour le rendre intelligible dans ses fonctions sociales et symboliques, il faut en réduire l’effet de surprise, et rechercher, derrière l’apparente inconstance des formes, des lois de composition. Pour y parvenir, l’ethnographie doit se conduire dans plusieurs directions à la fois, du côté des acteurs —concepteurs et spectateurs— pour en retracer les parcours et les discours, en inventorier les répertoires de signes, et du côté des œuvres, dont elle doit faire l’autopsie et observer les modes de réception.

30 Dans cette investigation à visée totalisante, la biographie d’artiste fournit sans doute les matériaux les plus heuristiques. Alliant au récit d’une vie celui d’une trajectoire intellectuelle et réflexive, elle permet de contextualiser la création. Elle met à jour les rencontres, essentielles chez l’éclectique, qui font date dans son existence, et révèle les lieux qui font son univers. L’environnement urbain, contrasté, foisonnant, souvent violent, mais aussi le déplacement et le voyage, sont des motifs récurrents de l’art contemporain, qui renvoient au vécu des créateurs, et à ce qu’ils tiennent pour des expériences fondatrices. Le portrait d’artiste met en lumière ces cheminements et ces temps forts et conduit au sens de l’œuvre, avec aussi ses « à côtés », inventaires d’objets et de souvenirs thésaurisés, d’archives personnelles qui dévoilent ses intérêts, ses interrogations, ses obsessions. L’approche biographique peut utilement se compléter du répertoire de ces matériaux de toutes sortes qu’il compile et ré-emploie dans ses travaux. On a vu l’importance du « musée imaginaire » de Rodin dans sa recherche. Pour le sculpteur, « collectionner devint une seconde nature », un genre artistique en soi, indissociable du reste de sa création (Vilain 2002). Composée par et pour lui-même, sa collection est une introduction à son œuvre et à la découverte de sa personnalité. De même la « playlist » du musicien de hip-hop, cette sorte de banque de sons qu’il se 21 constitue à partir de « bandes démos » et de fichiers téléchargés sur Internet, est-elle un révélateur de ses choix de mixage. La collecte comme miroir de l’homme et de l’œuvre : la recension des données et objets que capitalise l’artiste éclaire ses intentions et sa méthode. Pas davantage que la biographie, pourtant, elle ne suffit à expliquer pourquoi les arts d’aujourd’hui sont si polyvalents et multiformes, pourquoi, dans leur élaboration puis dans leur réception, s’impose cette esthétique du disparate. Art et politique 31 Différentes interprétations de ce recours au passé, à l’exotisme et au bricolage dans la création contemporaine ont été avancées. La nostalgie d’un monde révolu, une vision enchantée de l’autre et la soif de ressourcement en sont des thèmes récurrents. Jean- Loup Amselle, commentant l’engouement actuel, sur le marché de l’art international,

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pour l’Afrique et ses artefacts, le tient pour un moyen de régénération d’un monde occidental en perte de repères (2005). André Mary, quant à lui, conçoit le collage postmoderne comme un syncrétisme « élémentaire », simple assemblage de morceaux qui ne tient plus compte de la valeur mémorielle des ensembles où il puise. Il y voit le « symptôme de la mort de la structure ou d’un désespoir du sens » (2000 : 41). Ces analyses font un constat négatif : c’est une forme de désespérance, un épuisement du sens, qui motivent la démarche éclectique aujourd’hui.

32 D’autres raisons peuvent tout autant y pousser, plus réactives, et annonciatrices d’un changement d’habitus. Le refus de l’enfermement dans un style, dans une école, est un argument récurrent chez certains artistes. Le plasticien Bruno Peinado, auteur de l’exposition Perpetuum mobile, au Palais de Tokyo en 2004, est très représentatif de cette 22 posture. Il déclare, dans un entretien donné à l’occasion de l’évènement , vouloir réaliser « des mélanges qui ne sont pas encore calibrés, répertoriés, qui ne sont même pas pensés philosophiquement », afin qu’il ne soit pas possible, dit-il, de « catégoriser » son travail. Produire de l’inclassable, au moyen d’une mise en synergie inédite de matériaux dispersés, est ici l’objet même de la création. Cette conception du travail artistique exprime une double intention. À travers le rejet de l’étiquetage et du singularisant, elle manifeste un sentiment, quelque peu océanique, de rattachement au monde, au « tout-monde » (Glissant 1997). Elle marque aussi la volonté de se tenir à l’écart des effets de modes, le refus de la normalisation, de l’uniformisation et de la récupération marchande.

33 Elle relève, il est vrai, d’une « esthétique du changement » qui, dans la logique spéculative de l’économie culturelle, peut entraîner la surenchère, la fuite en avant, vers toujours plus d’innovation (Heinich 1998). Dans les milieux les plus compétitifs du marché de l’art, priment la recherche de l’inouï, du jamais vu, et la fabrique de combinaisons toujours plus inattendues, et souvent productrices de contresens. Car dans ce recyclage forcené et aveugle, la rupture mémorielle est consommée, les pré- contraintes sont évacuées. Les modèles d’emprunt, détachés de leur contexte et rassemblés dans de nouvelles configurations, perdent leur signification antérieure et changent de connotations. Pour les communautés lointaines, non occidentales, dont ils proviennent, ils peuvent n’avoir plus aucune pertinence, aucune efficience. La reconversion n’a plus de sens que sur un marché de l’art qui reproduit les relations inégalitaires entre cultures hégémoniques et cultures dominées.

34 Les études sociologiques le montrent, l’éclectisme contemporain est avant tout le fait d’artistes occidentaux et le reflet des rapports hiérarchiques entre les continents. Alain Quemin, notamment, rappelle que subsiste une forte territorialisation du marché de l’art international, où prévaut encore le « duo-pôle américano-européen », qui ne laisse guère de place à la consécration des artistes des pays périphériques et à leur possibilité d’engagement dans des œuvres d’avant-garde (2002). Ces derniers, hormis ceux qui 23 sont passés par les grandes capitales occidentales , pratiquent somme toute peu l’éclectisme postmoderne… Face à cette réalité, les discours convenus du monde de l’art contemporain sur le métissage et l’ouverture interculturelle révèlent leur facticité. Ils servent en réalité plus souvent de caution à une stratégie d’appropriation que d’aucuns apparentent à du pillage (Feld 2004). De fait, les arts mondialisés, fruits par excellence de la démarche éclectique, sont partie prenante des flux transnationaux et soumis aux termes de l’échange qui régissent la circulation des marchandises entre le Nord et le Sud.

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35 Ils ne sont pas pour autant l’objet de pratiques cyniques, délibérées, d’exploitation. Ils peuvent même être l’expression d’une utopie, lorsque les artistes pensent, à travers eux, faire reconnaître la diversité des cultures et contribuer à leur sauvegarde. Dans les expériences d’art in situ, qui se veulent ancrées dans un site et visent l’interaction avec 24 lui , les créateurs mettent en actes cette volonté d’engagement. Cherchant à s’insérer au sein de communautés avec lesquelles ils prétendent monter des actions concertées, ils s’impliquent dans les politiques patrimoniales et la lutte contre l’hégémonie culturelle nord-américaine et occidentale. Les résultats escomptés de telles entreprises de promotion d’une esthétique relationnelle qui veut re-localiser le geste artistique sont toutefois fréquemment discutables. De fait, les productions réalisées dans le cadre de ces programmes mettent en œuvre des savoirs et des capacités de distanciation, de jeu avec la norme, que ne maîtrisent pas toujours les milieux dans lesquels ils sont menés. Dans les sociétés non occidentales où sont conduits certains de ces projets, les artistes et artisans ont une vision traditionaliste de leur art, qui privilégie la répétition immuable des modèles ancestraux, une conception collective de la création, l’anonymat des œuvres. Les innovations qui naissent de ces expériences de partenariat leur paraissent étranges et étrangères. Elles trouvent auprès d’eux peu d’écho, et rejoignent tôt ou tard les circuits habituels de diffusion de l’art contemporain, concentrés dans les grandes métropoles des États-Unis, de Grande Bretagne, d’Allemagne ou de France.

36 Force est ainsi d’admettre que l’éclectisme contemporain répond prioritairement aux attentes des artistes et amateurs d’art des sociétés occidentales, dans leur majorité issus des couches les plus instruites et les plus aisées, sans doute parce qu’il correspond à des dispositions intimement liées à leur mode de vie. Il se pourrait en effet, c’est en tous cas l’hypothèse ici avancée, que le goût du composite et ce qu’il suppose de concomitances cognitives et sensorielles aient quelque résonance avec les manières modernes d’être et de communiquer. Une esthétique du fragmentaire 37 En recherchant ailleurs et toujours plus loin sa matière, la démarche éclectique qui prévaut aujourd’hui en art dénote un désir de se déprendre de familiarités perceptives, une quête perpétuelle de dépaysement. Elle puise, dans ce but, à plusieurs sources simultanément et, dans cette coalescence de contenus en miettes, développe une esthétique du fragmentaire qui fait écho aux tendances actuelles à la diffraction des comportements, sociaux, intellectuels, esthétiques, émotionnels.

38 Le mode de production de l’art contemporain comme les formes de sa réception ont quelque chose du zapping. L’artiste, et ses publics à sa suite, captent des bribes, déplacent sans cesse le regard, réalisent des synthèses provisoires. Ces opérations cognitives et sensorielles pourraient alors procéder des mêmes mécanismes que cette propension, liée au maniement des technologies avancées, à mobiliser plusieurs registres perceptifs et intellectuels en même temps. L’œuvre éclectique convoque une pluralité de références et s’adresse à tous les sens à la fois, sur un mode boulimique et synesthésique auquel prédispose la communication de masse moderne. Comme les médias qui diffusent de façon continue des flux d’informations d’origines et de natures différentes, elle multiplie les propositions, dans un même espace-temps, et décuple les capacités d’attention et d’écoute de ses spectateurs. Elle sollicite de la sorte une sensorialité potentiellement totale.

39 Dans cette mise en scène d’une ubiquité à la fois intellectuelle et sensible, l’éclectisme moderne traduit un changement de comportement. Expression polysémique d’un

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monde polysémique, il joue de temporalités et de modes de spatialisation faits d’immédiateté et de co-présence, et stimule, en les amplifiant, des expériences cognitives et perceptives transversales, qui sont désormais, dans les sociétés de haute technologie, celles du quotidien.

40 C’est en cela, aussi, qu’il défie l’analyse. Car il oblige à revoir les catégories du jugement esthétique, à penser l’instable, le composite, et cette vision pluraliste d’un univers en mouvement perpétuel, autant de thèmes de réflexion qui appellent de nouvelles formes d’investigation. La diversification des sources et des angles d’observation, la constitution de corpus inédits et les enquêtes de terrain « multi-sites », sont sans doute parmi les moyens les mieux adaptés pour saisir ces complexités. Elles assurent une traçabilité des œuvres et de leurs auteurs, de leurs sources d’inspiration, qui peut éclairer le processus de création. Mais dans cette démultiplication du regard, dans cet effort pour être partout à la fois, la démarche ethnologique est à l’image de ce qu’elle scrute : elle est éclectique. La démarche, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs d’enquête et d’analyse mis en œuvre dans le travail ethnographique, et non les résultats. Car l’ethnologie ne saurait, pas plus à propos des artefacts et des comportements contemporains que pour tout autre domaine d’exploration, se confondre avec son objet. Dans ce champ comme ailleurs, la distance reste la règle et c’est elle, étayée par cette approche multidirectionnelle, qui doit permettre de dévoiler l’insoupçonnable.

41 Sans doute est-ce là une orientation inéluctable de la discipline, quel que soit désormais son champ d’étude. Car les mobilités et ces formes d’ubiquité, intellectuelles et perceptives, qui se lisent dans la création contemporaine, valent ailleurs, dans de nombreuses sphères de la vie publique et privée, dont elle a aussi à connaître. L’art, et c’est après tout l’une de ses vocations, se fait l’écho de ces réalités, il en est la représentation sublimée, dont l’ethnologie peut se saisir, pour approcher cette logique du fragmentaire et de l’éclectique qui semble s’imposer aujourd’hui. Ce faisant, elle expérimente des protocoles à l’évidence applicables à nombre d’autres de ses objets.

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NOTES

1. Cet article fait suite à une journée d’étude sur le thème « Eclectisme et processus créateur », organisée au CNRS, à Ivry sur Seine, le 10 mai 2005. Pour consulter le programme de cette journée, cf. la rubrique Archives du Laboratoire d’anthropologie urbaine : http://ivry.cnrs.fr/lau/ 2. Comme le souligne Raymonde Moulin, l’art contemporain ne se définit pas selon un critère strictement chronologique « et ne se confond pas avec la production des artistes vivants. Les spécialistes, ajoute-t-elle, —historiens contemporanéistes, critiques d’art et conservateurs —ne dissocient pas la périodisation de la caractérisation esthétique des œuvres. Ils s’entendent pour situer la naissance de l’art contemporain dans la décennie 1960-1969 » (2003 : 39). 3. Le terme est de Raymonde Moulin, qui précise que le label « contemporain » prit le relais de celui d’ « avant-garde » à la fin des années 1960, pour désigner « à la fois des créations associées à la tradition moderne de rupture et les créations postmodernes,

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nourries de références à une histoire déconstruite, qui ont ouvert la voie au pluralisme culturel », op.cit. page 40. 4.L’ouvrage collectif rassemblé par Arjun Appadurai (1986) a marqué une étape importante dans l’intérêt porté à ces questions, ainsi que, plus récemment, celui qu’a dirigé Fred Myers (2001). Voir aussi le numéro 170/2004 de L’Homme. 5. Dans les écrits de Michel de Certeau (1974) notamment, mais également dans des travaux plus récents, comme ceux de Benoit Berthou, par exemple, qui en fait le pivot de son analyse dans un texte publié dans le cadre du XVe congrès international d’esthétique de Tokyo, et intitulé « Les moyens du bord. Art contemporain et bricolage » (2001). Consultable sur le site http://gremes.free.fr/Interventions/ benoit.html. 6. L’eklektikos est celui qui est apte à choisir, et fait les justes sélections au sein d’ensembles hétérogènes pour ensuite agencer ou ré-agencer les fragments retenus. L’Encyclopédie Philo-notions remarque que l’adjectif et le nom eklektikos en grec sont tardifs, au sens de « apte à choisir », mais que eklektos figure chez Platon (Lois 938 b) au sens de « choisi », du verbe eklegô, qui signifie « choisir » et aussi « prélever ». Le Dictionnaire de la langue philosophique Foulquié note de son côté que l’Alexandrin Potamon passe pour l’inventeur de l’éclectisme, le mot et l’idée ayant été ensuite repris par Victor Cousin. Extraits du site http://www.eklectic-librairie.com/ DefinitionEclectique.htlm 7. Tous les dictionnaires font état de cette acception extensive de l’éclectisme. Le Robert, par exemple, le définit comme « une disposition d’esprit » qui s’oppose au sectarisme, le dictionnaire Hachette comme « une largeur d’esprit permettant d’accueillir toute idée avec compréhension », celui de l’Académie française comme « une disposition de l’esprit qui consiste à se garder de toute vue étroite et systématique ». Le Trésor de la langue française y voit le « refus de tout choix exclusif » et note qu’il peut prendre un sens péjoratif. Pour une présentation exhaustive de ces différentes définitions, voir le site http://www.eklectic- librairie.com/DefinitionEclectique.htlm. 8. Cette phrase fut la devise de Jean-Baptiste Lassus pour la présentation de son projet de restauration de Notre Dame de la Treille à Lille, en 1854. (Leniaud 1992). Je veux ici remercier Alice Thomine de me l’avoir signalée. 9. Citation reproduite par Jean-Michel Leniaud, (1992 : 244). 10. Ces auteurs, comme le souligne André Mary, insistent sur le fait qu’il n’y a pas de syncrétisme sans réinterprétation, c’est-à-dire sans « appropriation des contenus culturels exogènes par le biais des catégories de pensée de la culture native » (Mary 2000 : 32). L’analogie, quant à elle, procède de ces « relations en miroir » qui posent entre les ensembles culturels des systèmes de correspondances ou d’équivalence fonctionnelle (ibid. : 35). 11. Le dub est né dans les studios de Kingston dans les années 1970 et s’est développé dans les dance halls de la Jamaïque. Il s’est exporté vers les États-Unis puis vers l’Angleterre, où il a subi l’influence du mouvement punk, et a ouvert la voie à la musique de rap, à la house music et aux courants électroniques. 12. La formation Mo Lam Lao s’est constituée en France dans les années 1980, composée d’artistes originaires du Sud Laos réfugiés en France à la suite de la chute de la monarchie et de l’instauration de la République Démocratique Populaire du Laos. Les mo lam (de mo, maîtres, lam, genre poétique chanté du Laos méridional) sont auteurs

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interprètes de chants poétiques improvisés, et accompagnés au khène, un orgue-à- bouche en tuyaux de bambou. Pour une étude de cet art, voir Choron-Baix 1983 et 1992. 13. Citation extraite du site Internet http://www.molamdub.com/dubmix.htm, créé à l’occasion de la sortie du disque Mo Lam Dub, en 2000. 14. L’expression est de Marc Touché (2007). 15.Pour un commentaire de cette notion, cf. André Mary (2000 : 37). 16. Pour un développement de cette notion, cf. Stefania Capone (2007). 17. Pour une présentation de ce travail, cf. le site de The Quiet in The Land. Art, Spirituality, Everyday Life, Luang Prabang 2004-2007, la mention concernant l’artiste Dinh Q. Lê, www.thequietintheland.org. 18. Voir les reproductions de ces œuvres dans Bénédicte Garnier (2002 : 62, 63). 19.Cité dans Rodin et l’Extrême-Orient (Collectif 1979 : 68). 20. Pour une description détaillée des opérations réalisées par le musicien dans le hip- hop, cf. Benoît Berthou, « Les moyens du bord. Art contemporain et bricolage », texte présenté au XVe congrès international d’esthétique, à Tokyo en août 2001, disponible sur Internet : http://gremes.free.fr/interventions/benoit.htlm. 21. Morceaux de musique en attente de production. 22.Cf. L’interview, par Clémentine Aubry, du 25 mai 2004, sur le site http://www.paris- art.com/interv_detail-1742.html. 23.Dans la même étude, Alain Quemin souligne ce fait, page 227, en ces termes : « L’installation dans l’un des pays leaders dans le domaine artistique semble constituer un préalable pour les artistes originaires des pays périphériques au monde de l’art international pour être reconnus par les académies informelles que contrôle, aujourd’hui encore, le monde occidental ». 24. Traduction du Site-Specific Art des auteurs anglo-saxons.

RÉSUMÉS

La notion d’éclectisme a connu au cours de l’histoire des acceptions diverses, et fait l’objet de jugements de valeur controversés. Recentrée sur les mécanismes d’emprunts et d’assemblages qu’elle recouvre, elle paraît aujourd’hui appropriée pour caractériser les comportements et les formes d’expression modernes. Choisissant l’art contemporain comme observatoire privilégié de ce nouvel éclectisme ambiant, l’article interroge la manière dont l’ethnologie peut rendre compte de ces montages disparates qui relèvent à bien des égards des lois du syncrétisme, mais traduisent aussi les mobilités et une sorte d’ubiquité, intellectuelle et perceptive, que semblent favoriser les technologies de communication de masse et la généralisation des échanges.

INDEX

Mots-clés : art contemporain, créativité, éclectisme, ethnologie, mondialisation, syncrétisme.

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AUTEUR

CATHERINE CHORON-BAIX

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