Document generated on 09/29/2021 12:55 a.m.

Séquences La revue de cinéma

Une nouvelle vague américaine — 2 — Maurice Elia

Number 89, July 1977

URI: https://id.erudit.org/iderudit/51218ac

See table of contents

Publisher(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)

Explore this journal

Cite this article Elia, M. (1977). Une nouvelle vague américaine — 2 — Peter Bogdanovich. Séquences, (89), 20–24.

Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1977 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ une nouvelle vogue américaine

m* £ m»

OSeaqanûîHcn

Maurice Élia

"Bon. Maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?" Bogdanovich pourrait être ce jeune per­ Peter Bogdanovich, finalement satisfait sonnage autobiographique de La Nuit amé­ d'une prise, sourit candidement. C'est un ricaine créé par François Truffaut d'après ses sourire caractéristique qui, associé à cette propres souvenirs, qui, dans une séquence de simple phrase lancée à son équipe (autant rêve obsédante, subtilise, derrière les grilles qu'à lui-même) révèle sa personnalité de d'un cinéma fermé pour la nuit, des photos jeune homme aux idées de garçonnet. C'est de Citizen Kane. un enfant qui parle, un enfant aux allures d'adulte peut-être, qui ne vit que par et pour le cinéma, depuis les jours glorieux où il écri­ Il semble d'ailleurs qu'une communauté vait ses propres émissions de radio pour les d'esprit lie Bogdanovich à Truffaut. Une ma­ faire écouter aux petits amis du voisinage, nière nouvelle d'analyser, de montrer, de jusqu'au jour où il réussit à voir briller, sur provoquer les sentiments, une vision souvent les affiches et sur les écrans, son nom — romantique, nostalgique et attendrissante de épelé correctement. . . certains moments choisis du passé, une façon

20 SÉQUENCES 89 très personnelle d'examiner l'amour, la tris­ qu'il préférait filmer des histoires de son cru- tesse, les passions — autant de qualités in­ ou d'après des oeuvres qu'il aime. trinsèques qui font que le spectateur, plus On l'a d'ailleurs accusé, à ce sujet, de qu'intéressé, est touché très profondément se prendre un peu trop au sérieux. Le criti­ par la grâce d'un instant privilégié, une que Rex Reed, qui n'a jamais eu Bogdano- image plus sentie que montrée, un échange vitch dans son coeur, a écrit que le succès de propos, une touche d'un réalisme telle­ lui est monté à la tête et qu'il est devenu, ment pur qu'il ressemble à de l'idéalisme. depuis Daisy Miller, nerveux, égoïste, vani­ On a souvent dit, par exemple, que seul teux et trop sûr de lui. Il ne nous appartient Truffaut pouvait réussir L'Argent de poche, pas de juger s'il s'agit là de jalousie ou de mais Bogdanovich a fait décrocher l'Oscar à complète sincérité, mais le fait est que, après Tatum O'Neal pour Paper Moon. Quelle idée Paper Moon, les choses semblent s'être gâ­ avait-on dit, pour Truffaut d'aller tourner tées pour Bogdanovich. Non pas que son dans une Amérique du siècle passé pour style et la qualité de ses productions se soient nous présenter une Histoire d'Adèle H. super­ détériorés, mais ses films ne touchent plus romantique ! Bogdanovich, de son côté, a autant que l'avaient fait ses premiers, et cela tenu à se transporter dans une Europe d'il y se ressent au box-office. a cent ans pour nous conter les extravagances Les raisons peuvent être multiples. d'une Daisy Miller exagérément stylisée ! On tourne un film, à la fois dans La Nuit On peut reprocher à Bogdanovich de américaine et dans Nickelodeon; le réalisa­ vouloir un peu trop souvent montrer le res­ teur devient acteur dans L'Enfant sauvage pect et la vénération qu'il porte à ses aînés. et dans . . . Par amour pour le style de Howard Hawks, il a voulu faire Whafs up, Doc ? Très bien. Et si Truffaut sera acteur dans un film Le film fut une réussite totale et se maintient qui n'est pas de lui (Close Encounters of the encore confortablement parmi les trente pre­ Third Kind, de Steven Spielberg), Bogdano­ miers films à avoir fait le plus d'argent de vich, lui, n'a pas hésité à interpréter le rôle l'histoire. Mais pourquoi, plus tard, avoir d'un jeune réalisateur de cinéma en pleine osé tourner un film musical quand on sait ascension dans The Other Side of the Wind, (et lui surtout) les difficultés que comporte le le film encore inédit d'Orson Welles qu'il genre, tant dans sa réalisation que dans le vénère et à propos de qui il a écrit un livre. faible intérêt que l'on porte en 1974 à une Car Bogdanovich écrit. Tout le monde sait déjà qu'il a fait ses premières armes dans le métier en tant que critique de cinéma de la revue Esquire (il a publié un recueil de ces articles sous le titre Pieces of Time). Il est l'auteur de courts articles (dans TV Guide, par exemple) et parfois de longues études (dans Film Comment). On lui doit des livres sur John Ford et sur Allan Dwan. Il est natu­ rellement devenu le scénariste de presque tous ses films. Et lorsqu'on lui proposa, il y a deux ans, de réaliser The Last Tycoon, d'après le roman inachevé de F. Scott Fitz­ gerald, il refusa immédiatement, prétextant JUILLET 1977 21 du côté de l'interprétation ? Bogdanovich, comme Altman, aime travailler avec les ac­ teurs qu'il connaît déjà. On retrouve dans ses films Ryan O'Neal, Tatum O'Neal, , , Cybill Shep­ herd . . . Mais tous ces acteurs, qui, chacun de son côté, ont leur talent propre, étaient-ils les interprètes idéaux des personnages pour lesquels ils avaient été désignés ? Qui n'a pas souri ironiquement lorsqu'on a appris que Burt Reynolds chanterait et danserait dans un "musical'? N'avait-on pas, d'une ma­ nière presque unanime, douté du talent de Paper Moon , mannequin célèbre devenue protégée et amie de coeur d'un Bogdanovich telle entreprise: At Long Last Love fut un qui n'avait d'yeux que pour elle, qui la mièvre hommage à Cole Porter et au Minnelli voyait dans tous les films qu'il décidait de du bon vieux temps. Bogdanovich, qui avait tourner et qui se rend compte, un peu tard, tout contre lui, y avait investi six millions. qu'elle est peut-être la cause de ses récents Il aura tout perdu très vite, même si le film, déboires cinématographiques ? Après tout, sorti récemment à Paris, y a été bien reçu Bogdanovich/Shepherd, ce ne sera jamais par la critique française. Godard/Karina, encore moins Bergman/UII- Autre folie (un rêve qu'il caressait de­ mann,mais peut-être un peu Carle/Laure . . . puis longtemps) : faire un film d'époque, D'ailleurs, sans doute est-ce à cause de l'ab­ avec décors européens et costumes. C'est la sence de la blonde enfant (qui n'était pas si triste histoire de son premier grand échec : désagréable dans The Heartbreak Kid d'Elai- Daisy Miller, qui adaptait avec hardiesse et ne May et Taxi Driver de Scorsese) qu'on se un certain toupet la nouvelle de Henry James, surprend à se plaire pendant Nickelodeon . .. un des écrivains presque "classiques" de Enfin, Bogdanovich a souvent été taxé l'histoire de la littérature américaine. Malgré d'un excès de vanité, d'un orgueil démesuré cela, Bogdanovich espère mieux faire quand que ses apparitions timides au Tonight Show il fera ressortir le film, (suprême hystérie, de Johnny Carson n'ont pas réussi à estom­ diront certains). per. A la suite de ses premiers succès, il Avec son dernier film, Nickelodeon, les semble avoir été pris du désir fougueux de critiques se sont montrés plus polis et lui devenir le nouveau "boy wonder" de Holly­ ont tout de même souhaité bonne chance, wood. Comme nous l'avons dit, il ne veut malgré les réserves d'usage. A nouveau, réaliser que les films de son choix. Il veut Bogdanovich rendait hommage au vieil Hol­ en être le scénariste et il les produit tous lywood, cette fois en se transportant en 1908, lui-même. Il y a sans doute dans cette atti­ avec les pionniers du cinéma. Quelques scè­ tude quelque chose de louable, puisqu'en nes, souvent traitées avec humour, rappe­ voulant être le seul artisan de ses propres laient des moments désopilants de What's succès, on peut devenir le seul responsable up, Doc ?, mais la virtuosité technique et la de ses cuisants échecs. manière en moins. Bogdanovich en est venu à se rendre La cause des récents échecs serait-elle compte des périls qui entourent un metteur

22 SÉQUENCES 89 en scène précoce qui a été applaudi un peu sobriété de style qui ne permettrait pas de le trop tôt et porté trop vite aux nues. Il se placer dans la catégorie des oeuvres fantas­ rend compte aussi que sa bonne étoile et la tiques communes. La présence de Boris Kar­ chance qui l'ont accompagné un bout de loff et le rappel d'un certain cinéma d'épou­ temps ne peuvent constamment le guider. vante étaient habilement mis en parallèle Qu'il se dise que ses idoles, Ford, Hawks et avec la véritable horreur, celle de tous les Welles, n'ont pas toujours connu des réussi­ jours, qui nous met à la merci d'un franc- tes. Et s'il veut se placer dans leurs rangs, tireur, rendu fou par la facilité à se procurer il devra se consoler de cette simple cons­ de fascinantes armes à feu. tatation. Au-delà d'un portrait attachant de celui qui fut son père spirituel, constituait le plus admirable acte d'ami­ Tout commença pour lui lorsqu'il se tié pour un homme dont les films étaient présenta un jour au Département de Cinéma tous empreints d'une chaleur profonde et du Musée d'Art Moderne de New York. Il se d'une incomparable honnêteté. proposait d'organiser à lui tout seul des ré­ trospectives, de préparer la programmation Si Orson Welles avait voulu décrire de films et d'écrire des brochures d'accom­ avec The Magnificent Ambersons l'agonie pagnement susceptibles de présenter au pu­ d'une certaine manière de vivre tuée par blic un portrait plus ou moins complet de l'automobile, The Last Picture Show, qui ré­ ses cinéastes préférés. Ses monographies sur véla totalement Bogdanovich, décrivait une Orson Welles, Howard Hawks et Alfred Hitch­ manière de vivre tuée par la télévision. cock, de 1961 à 1963, étaient très lues et C'était le hasard qui l'avait fait choisir, dans très recherchées. une librairie, ce roman de Larry McMurtry dont le côté instinctif ne pouvait que le sé­ Plus tard, lorsque Roger Corman lui duire et dont la lecture le toucha profondé­ donna la chance de réaliser son premier film, ment. Américain de la première génération, Bogdanovich fit Targets d'après son propre mais né de parents européens, Bogdanovich scénario. Boris Karloff lui fut imposé (il de­ se vante d'ailleurs de posséder un instinct vait à Corman deux jours de travail d'après un vieux contrat) ainsi que quelques scènes Daisy Miller inutilisées d'un film fantastique de Corman lui-même (intitulé The Terror). Serré par le carcan d'un budget très limité, Bogdanovich réalisa son film en vingt-cinq jours. Corman lui avait dit : "Tu sais qui sont les cinéastes et comment ils travaillent. Hitchcock plani­ fie tout sur papier avant même le premier tour de manivelle. Hawks ne le fait pas. Eh bien, pour ce film, fais-moi le plaisir d'être Hitchcock !" En fait, le jeune réalisateur obéit à son producteur à la lettre, utilisant non seulement les méthodes de travail de Hitch­ cock, mais aussi la forme même de ses films, leur structure, leur virtuosité dans le suspen­ se. Targets mêlait rêve et réalité dans une JUILLET 1977 novich ranimait une période difficile des Etats-Unis, en donnant à son film une ten­ dresse et un humour qui charmèrent sans pour autant faire oublier la torpeur catalep­ tique et démoralisante de l'époque. Il est vrai qu'aujourd'hui, le constant reproche que l'on fait à Bogdanovich, c'est de presque trop souvent rendre "de vibrants hommages" à ceux qu'il aime ainsi qu'à une Amérique très hollywoodienne. Tout le mon­ de sait que son nom apparaît plus d'une fois dans un même générique, mais on voudrait que ce nom cesse d'être lié au cinéphile stu­ dieux qui met consciencieusement en prati­ Nickelodeon que les théories et l'enseignemnt de ses éducateurs, que ce nom soit plutôt associé purement américain ainsi qu'un certain côté à un caractère personnel, à des films plus "intellectuel" que l'on prête plus souvent individuels et qu'on puisse le prononcer sans aux Européens. que viennent à l'esprit des références à d'autres. Il y avait, dans The Last Picture Show, cette atmosphère déprimante, pessimiste N'empêche qu'il faut tout de même être d'une petite ville qui ferme son seul cinéma, juste, car c'est grâce à des cinéastes comme dans le vent houleux d'un Texas de fin du Peter Bogdanovich qu'une forme cinémato­ monde — mais aussi une critique sociale graphique nouvelle est née, propre à servir teintée plus d'agressivité que d'amertume, le cinéma américain contemporain dans le mais traitée avec une élégance de forme sens d'une vue plus historique, plus "secon­ jointe à une description précise de person­ daire" de ce grand pays constamment tour­ nages cloîtrés, prisonniers d'un monde am­ menté, et destinée à le replacer dans la lignée bigu, mal enracinés dans une vie monotone réaliste que préconisaient ses grands maîtres. et dépourvue d'attrait. Altman avait créé, la même année, avec McCabe and Mrs. Miller, la naissance et bourgeonnement de toute une ville dans les couleurs bistres et bleutées du FILMOGRAPHIE froid et de la boue; Bogdanovich décrivait avec un talent égal son déclin et sa mort 1968-- Targets lente dans le noir et blanc de l'abandon et de la désolation. Ce morceau de mythologie 1971-- Directed by John Ford américaine plut aux critiques autant qu'au The Last Picture Show public et l'auteur décida, après avoir rem­ 1972--What's up, Doc? porté son plus gros succès commercial avec Whafs up, Doc ? (tourné en hommage aux 1973-- Paper Moon grandes comédies de Hawks et de Capra), de 1974-- Daisy Miller repartir, grâce à la vieille voiture 1930 de Paper Moon, sur les routes poussiéreuses du 1975--At Long Last Love Kansas de la Dépression. Cette fois, Bogda-

24 SEQUENCES 89