M

RAPPORT D'ENQUETE

SUR LA

T. Jolas, S. Pintón, Y. Verdier

Savoirs Naturels

Conseil du Patrimoine Ethnologique

Paris, 1984

S omma i re

AVANT-PROPOS 4

PREMIERE PARTIE : LES NOMS ET LES LIEUX 10

Terres 13 La Pierre et les pierres 21 Les bois, l'arbre 30 DEUXIEME PARTIE : LA PAROLE ET LES BETES 45 L'orage 47 Le domestique 52 Apprentissages 65 Les oiseaux 75 Renard 115 Hommes d'un animal 140 L'homme aux vipères 140 Le bécassier 147 Le déterreur 153 CONCLUSION ....' 16Ü APPENDICE 170 BIBLIOGRAPHIE 177 AVANT-PROPOS

Le projet initial comportait deux chapitres ou thèmes . 1) Approche calendaire, au sein duquel nous distinguions l'étu de de trois cycles : cycle météorologique et représentation du temps ; cycle de la vie végétale ; cycle de la vie animale. Et 2) Approche topographique visant à rechercher le processus de nomination et de mémorisation d'un territoire en liaison avec les propriétés accordées au monde naturel (bois, pierre, eau, terres cultivées, friches...). Projet ambitieux pour autant qu'il prétendait recenser, dans leur quasi-totalité, les "savoirs naturels" des Creusois et leurs rapports avec la nature, alors que nous abordions un

F terrain neuf qui, s'il a suscité une littérature savante déj ancienne* ' touchant les pratiques et savoirs populaires et une littérature tout court -nous songeons aux fines notations de George Sand éparses dans toute son oeuvre de romancière - n'en est pas moins resté à l'écart des enquêtes ethnologiques récentes. Les exigences d'une localisation du terrain et le tour donné d'emblée aux entretiens par nos interlocuteurs, leur évi dente passion pour vcertai ns sujets, nous ont amenéesà tailler dans ce programme, à le restreindre et, croyons-nous, à l'ap­ profondi r.

(1) A partir de 1832, certains érudits locaux entament le re­ censement des particularités et richesses de la Creuse, et pu­ blient Les Mémoires de la Société Archéologique et Historique de la Creuse. Aujourd'hui cette revue est animée par M. Amédée Carriat, dont les conseils nous ont toujours été très précieux 5

L'approche topographique s'est imposée à nous comme préa­ lable. Dans ce pays au dessin complexe, aux "natures" multiple il nous fallait comprendre - nous faire d'emblée expliquer - ce que désignaient bon nombre de mots surgis dans les conver­ sations, qui apparaissaient chargés d'un sens particulier, voire d'une histoire. Il ne s'agit pas seulement de simples désignations topographiques ou toponymiques, mais d'une série de termes complexes, tout à la fois catégories d'usage et catégories de pensée. Ainsi se pense le paysage, ç_e paysage-là

La première partie de ce rapport sera donc consacrée à l'étude des données naturelles : Terres, la Pierre et les

pierres, les'boi's^ -¿ 'arbre . Les eaux ont fait l'objet d'un chapitre à part, fruit d'un travail plus poussé de Marie-Claud Pingaud, intitulé "Eau vive, eau prise ; chronique.de l'eau en Creuse", à paraître dans un numéro spécial d'Etudes Rurales.

La deuxième partie de ce rapport, et de beaucoup la plus importante, porte sur l'animal . En effet nous avons été frap­ pées et ce,dès les premiers entretiens, par l'importance, la véhémence, la finesse, la précision des observations, la ri­ chesse des récits. sur le monde des bêtes. Le monde tout proche - chien, chèvre, vache, poule, hérisson . - ou celui plus lointain des très diverses bêtes de chasse , que l'on poursuit, que l'on cherche inlassablement à tuer, manger, capturer, "élever en liberté" ou mettre en cage, en particulie les oiseaux de toutes espèces, mais aussi la vipère et enfin le renard, à côté duquel, conformément à la tradition, on trou ve le blaireau. Ainsi l'enquête s'est-elle concentrée sur cett= parole si éloquente et sur le rapport particulièrement riche 6

et diversifié dans cette région de ffaute Marche, entre l'hom­ me et le monde animal . Rapport qui' s'élucide et se trans­ mue en une réflexion beaucoup plus générale sur le sauvage et le domestique et sur toutes les ténues phases intermedial res et interférentes : sur le bien ou le mal-fondé, aux dires des gens, des notions fluctuantes de "nuisible" et de "protégé sur celles "d'élimination", "d'introduction", ou encore de "repeuplement" d'espèces à des fins diverses ; enfin sur les traits de caractère —imputés aux bêtes -et singulière­ ment au renard - le courage, la ruse, la méchanceté, l'intel­ ligence ou l'imbécillité, la capacité d'amour (conjugal, ou maternel et paternel), la jalousie, l'exigence de liberté poussée au point de préférer la mort à la captivité et la do­ mestication. Ces thèmes prennent forme en deux chapitres un peu plus fouillés, un chapitre sur les oiseaux et un chapitre sur le renard.

Nous examinerons enfin, en rapport direct avec la recon­ naissance de ces caractéristiques, la tendance qui incite certains à se choisir, avec passion et exclusivité, l'homme

n d'un animal donné, et de nul autre : " le. bécasse*- J "l'homme aux vipères", "le déterreur"

Ajoutons que le travail de documentation mené préalable­ ment à l'enquête avait dessiné I* pc*«;«r vtM»nt à«, le recher­ che. En effet, les érudits locaux privilégient nettement les pierres singulières et les fontaines "sacrées". En revanche en ce qui concerne le monde animal, c'est sur l'enquête ethnogra­ phique que nous nous sommes entièrement appuyées. Hors un 7

recensement des espèces par les naturalistes qui ont constitué dès le 19ème siècle, d'importants herbiers et une remarquable collection d'animaux naturalisés exposés au Musée de Guéret,fo pev oie données d'observation et d'interprétation existaient.

Le choix du bourg de Peyrabout, sur les hauteurs de ce que l'on nomme la Montagne , et de la commune voisine de St Yrieix-les-Bois, à flanc de coteau, est dû au hasard d'une amitié nouée .il y a plusieurs années avec Michel Guyonnet, à l'époque où il était instituteur dans un village de Bourgogne du nord, où certaines d'entre nous travaillaient. M. Guyonnet se montra sensible à ce que nous cherchions, et lui-même fort intéressé par tout ce qui touchait au monde naturel et à la vie d'une petite communauté. De retour, depuis quelques années à Savennes près de Peyrabout, son village natal,où n'ont cessé de vivre et de travailler ses parents et son frère, Michel Guyonnet fut pour nous un hôte et un introducteur bienveillant il nous "raconta" le pays, et nous mit en rapport avec ses proches, parents et voisins d'abord, puis avec des amis ou connaissances, vivant parfois à distance, tous passionnés ou spécialistes, susceptibles de nous parler de ce monde ani­ mal dont nous avions fait assez vite le centre de notre travai1. 8

Une enquête donc, un peu à l'image de cet habitat dis­ tendu. Chaque commune compte ici un village-bourg dont elle porte le nom, et plusieurs "villages" formant avec le bourg la commune proprement dite : quatre à Peyrabout (le bourg, Pétillât, La Ruade, Le Faux) et six ä St Yrieix-1es-Boi Cette forme d'habitat donne une grande importance aux terroirs des "villages", et une grande indépendance d'esprit et d'actio aux habitants de chacun d'eux. 9

Puy des 3 Cornes A 636

GUERET £

f'aupuy 685 Aï) de Gaudy 1« rfs, leyre StÎHilairWla-Pla ine Peyrabout

Savennes St Yrieix-les-'Wji; 686 £ 684 Maiûonnisses A672 îardeot

'*ers veJ Dourganeuf Aubuàeon

Carte au 200 COOème

Í 10

PREMIERE PARTIE

LES NOMS ET LES LIEUX

L'épaulement granitique qu'on appelle "la Montagne" et qu r mène insensiblement vers le Massif Central, s'élève depuis la plaine du Bercy ; la chaîne de collines est marquée par des points hauts - les puys ou peus- et par des buttes écrasées en forme de dôme - les chiers . Ainsi repère-t-on le Puy des Trois Cornes (613 m), le Maupuy et le Puy^Gaudy, qui dominent la ville de Guéret. Ces hauteurs, sur les cartes postales du début du siècle, apparaissent dénudées, couvertes d'une herbe rase, semées de blocs ou d'amas rocheux. Elles furent lieux de foires- et c'est encore le cas au Puy des Trois Cornes— de visites aux pierres à légendes, aux sources réputées qui leur sont souvent associées, de promenades à point de vue. Un reboi sèment spontané d'abord, lorsque fut abandonné le mouton puis, dès la fin de la dernière guerre, concerté, a noirci les hauts de sapinières ; enserré dans l'épaisseur des bois, le promeneu 11

ne saisit plus le dessin du paysage, tandis qu'une végétation proliférante de fougère et de lierre dissimule les pierres re­ marquable, les sarcophages guérisseurs, réputés gaulois,mais plus probablement médiévaux, du Puy de Gaudy.

Un paysage bien tranché, mouvementé, étage, dont témoigne la disposition en cascade de Peyraboutjsur les hauts, St Yrieix- les-Bois à flanc de coteau, et plus bas, dans les fonds humides, St Hilaire-la - Plaine, reliés à un même ruisseau : " le ruis­ seau qui passe à St Hilaire, il a pas de nom. Ici, c'est le ruis­ seau de St Hilaire, plus haut c'est le ruisseau de St Yrieix, plus haut encore, c'est le ruisseau de Peyrabout. C'est le même- Plus vous montez haut, plus les truites sont petites, parce que là-haut, j'appelle ça la Montagne ".

Nos interlocuteurs s'accordent pour marquer la singula­ rité du carrefour linguistique où ils se trouvent : "Ils par­ lent pas limousin ici (à St Yrieix), ils parlent moitié chien, moitié loup, c'est bien coupé. St Yrieix est à la lisière du Limousin, de l'Auvergne, de la Marche et du Berry , la langue est séparée comme avec un couteau. Mais avec Peyrabout, nous avons la même langue. Par exemple, typique chez nous,on di­ sait 'ma tablo, ma tchirero, mon maso1, tandis qu'après la Sauniere (à quelques kilomètres vers Guêret) on disait 'en 12

table, en chaise, en masse'. Voilà la différence". Et un autre insiste : "C'est vraiment une ligne". Ce parler local si par­ ticularisé, on ne l'apprend vraiment qu'enfant ; ainsi met-on en doute le dire de celui qui n'est venu au pays "qu'en gendre"

Un premier inventaire topographique selon l'axe du sec et du mou i 1 lé d'une part^ ', du commun et du propre de l'autre, livre les particularités du paysage.

(1) Marie-Claude Pingaud a relevé les découpages toponymiques en liaison avec l'eau. Cf. son travail présenté à part. 13

Terres

Nous examinerons la série de termes qui recouvre les no­ tions de commun et de propre: une topographie qui, contraire­ ment à celle, des champs ouverts que nous avions connueen Bourgo­ gne, n'est nullement donnée en un dessin cultural lisible d'emblée, et cela d'autant plus que l'histoire récente est ve­ nue sensiblement brouiller le paysage. Ainsi le reboisement des friches à bruyères a effacé la notion même de ces pâtures communales : les brandes. Au demeurant, nous touchons là à un point plus général, celui de la tombée en désuétude de cette

terminologie. C e_ f»u.e. ^ou_s ¿«.ífí«« s , *'er t un passé peu éloigné et cependant suffisamment distant, pour que se joue une histoire : ce qui était, qui est encore bien vivant dans la mémoire des gens, mais qui n'est plus.

En Creuse, les changements sont relativement importants : passage de la petite polyculture nourricière - pommes de terre, seigle, raves, châtaignes, moutons, quelques vaches - â l'éle­ vage intensif du boeuf d'engrais - "on s'est mis sur les va- 14

ches" - entraînant la conversion de toutes les terres en pâtu­ res, et celles des communaux en bois. Le changement est donc considérable dans l'ordre de la sensi bi 1 i té,ciel a présence au paysage. Ainsi selon la forte expression d'une vieille culti­ vatrice "les brandes, c'est aboli". Plus de ces friches à bruyères sur les flancs des puys et, disparues sous le taillis ou débitées par les carriers italiens, nombre de pierres à légendes. Des changements qui affectent le regard : "Avant y'avait beaucoup moins d'arbres, tous les ans ça s'envahit^ et puis y'a des champs qu'étaient cultivés et maintenant c'est arbre sur arbre/ on ne voit plus la route, rien ".Ou encore l'ouïe : "Maintenant, les campagnes sont plus tristes ; ce ne sont que des bruits de moteurs ; avant on entendait les gens interpeller les vaches, s'interpeller entre eux, les bruits des roues des tombereaux. On disaiti'Té, voilà Victor qui est en train de labourer avec 1'Angele'. Ils s'engueulaient / Et les oiseaux, on les entend plus avec le bruit des tracteurs, ça les chasse . On entendait passer les grues en automne/ on les voit maintenant, mais on les entend plus ".

La terminologie du paysage est donc proche de s'abolir : ces quelques noms que nous allons considérer ici étaient encore un langecûiuour la génération venue à l'âge adulte dans les années 50 ; ils ne seront bientôt plus que d'obscurs tbponymes. 15

Il y avait donc, sur les hauts, les brandes, et là pas­ sent souvent les limites des terroirs communaux, de même qu'el les s'inscrivent souvent dans les fonds mouillés 5 également terres communales, les ri bières. Dans ces pays si étroitement cloisonnés, les brandes apparaissent comme le seul espace où le regard joue librement : "y'avait loin en brande* 5i vous laissiez filer les vaches, vous pouviez courir pour les rattra per". Et les brandes gardent longtemps leur caractère d'espace grand ouvert : "Les brandes, c'était libre, même quand ça a et partagé (généralement au début du siècle). On n'a pas fait de murets^ '. Espace de jeux de l'adolescence, c'est en brande que se déroulent certaines coutumes calendaires rémanentes : feux de la Saint-Jean allumés à proximité de ces grandes table rocheuses, dites "Tables aux Oiseaux" que l'on retrouve sur chaque commune. Ainsi, â St Yrieix : "La Pierre au Saut, là où les oiseaux se mariaient, on allait sauter et toute la brande s'appelait ] a Pierre au Saut". De cette liberté d'action témoigne, notons-le au passage, la préposition e_n toujours accolée à brande. Les parcelles de friches â bruyères plus proches des habitations et généralement appropriées, ce sont les bu i g es ou böiges. Si une partie des brandes restées terres communales va se muer, â travers les divers processus de reboisement, en bois sectionnaux , avec les parcelles de brandes partagées , on a constamment cherché à "faire des terres". C'est l'opération dite "faire le pionne": "Le pionno,

(1) Rappelons à ce propos la traversée de "la grande brande" décrite par George Sand dans La Mare au Diable. 16

c'était une pioche large qui servait à défricher à la main. L'hiver, quand les maçons étaient revenus de Paris, ils se louaient pour faire le pionne, pour piocher la bruyère et pour faire des terres".

Autre terrain communal, mais généralement au coeur même du village ou aux abords immédiats, le coudert : "C'était un endroit qui était ni à l'un ni à l'autre, une partie commune de tout le village. Chaque village avait son coudert. Alors les malheureux, là, ils avaient deux, trois brebis qu'ils faisaient paître ; il y avait souvent une mare , c'était pour les bêtes à boire ".A Peyrabout : "C'était le communal en bru­ yère mais chacun y plante des arbres, y'en avait qui avaient planté des cerisiers, des tilleuls, des marronniers, mais pour tout le monde ".Une institution originale donc, dont la présence semble attestée également en Limousin et en Përigord (il en est question dans Jacquou le Croquant), un lieu où chacun peut "faire manger" pour soi, ou encore "planter pour tout le monde", et qui même un temps - â St Yrieix - revint aux morts : "Dans ce coudert~là, après on a fait un cimetière"

Dans ce pays bocager, les limites et clôtures ont une importance considérable . Le bornage tout d'abord de ce qui apparaît comme les rares champs ouverts : "C h i a n b i a n, le champ blanc, c'est un champ bien dégagé; y'a pas d'arbres, y'a des bornes pour labourer, mais y'a pas de bouchures, pas de murs non plus ; chacun labourait son morceau ". 17

Enterrées dans la terre, les bornes se voyaient peu. Belles pierres plantées assez profond et flanquées de témoins (des débris de roc de chaque côté) ,¿£s:« *ées. par une croix . elles aff 1 euraient J«.«s tes <^u«^itÄi champs ouverts, délimitant vraisemblablement tout à la fois une qualité de terre et un de ces rares espaces de culture "bien dégagés". Bornage rendu caduc : "Maintenant qu'on laboure avec des tracteurs, la borne serait arrachée que vous auriez pas le temps de le voir"!

La diversité des pâtures entraînait une diversité de clô­ tures : la eau, tout d'abord -les murets de pierres-mais auss la haie, gorse, qui est une formation naturelle - immémoriale plus haute,"elle pousse toute seule" et la "bouchure" , faite "avec les buissons qui se plantaient 1 à" ,cù s ' entrelacent saules et châtaigniers. C'est à propos de la taille des haies mitoyen nés que se saisissent les subtilités coutumières à travers lesquelles se marquent de propos délibéré les différences : "Suivant l'usage, soit on taillait chacun de son côté, soit un avait un bout, l'autre avait l'autre bout. C'était pas partout pareil ; c'était des usages paroissiaux.* Dans ce lacis de champs clos, l'insistance toponymique joue aussi sur les passages : "Parassao, .sautadou, c'était un pré où y avait un mur et y avait un passage pour sauter dans le champ ".

Rares étaient les bonnes terres à grain, c'était les coutures;"les meilleures du pays, on y faisait le froment ; la cotura c'était un endroit bien aéré pour cultiver ". La couture désigne donc une qualité et une surface de terre .

Tout le reste est pré - de vo*(c».rs et de fonctions diverses - 18

et nous considérerons un instant, avant de nous rapprocher de la maison, les soins particuliers donnés au fumage de ces prés.

La terrai 11e ou les terrai 11 es : un terme qui semble désigner à la fois une pratique de fumage des prés, le champ où l'on entasse ce fumier particulier, et aussi celui - la friche à bruyère proche de la maison - où l'on coupe ajoncs et bruyères pour fabriquer cet engrais : "C'est une terre qui n'est pas loin de la cour. Dans le temps on coupait des ajoncs de la bruyère, et puis on les mettait dans la cour. Et puis quand y avait un certain temps que ça avait resté, on le met­ tait en tas dans un champ qu'on appelait la tarai 1 la ". Et on précise : "la terraille, c'était pour les prés ; c'était des ajoncs, des fougères et des bruyères qu'on coupait et qu'o amenait dans .le chemin. Les bêtes, les gens, les voitures marchaient dessus, ça l'écrasait et quand c'était bien écrasé, on l'étalait dans les prés. On appelait ça les terrailles. On le mettait en mars. On le laissait six mois dans les cours de ferme et sur les chemins. Pour la terre, on mettait mieux, on mettait du fumier. La terraille, y'en avait devant les étables, au lieu que ça soit pavé, c'était mis devant les étables, ça s'imprégnait. On l'a fait jusqu'en 39 ".

Les petites parcelles nourricières aux abords de la mai­ son sont finement particularisées: 1 es sagnes (ou sagnettes) , "une petite prairie qui se fauchait derrière la grange, où on mettait les chèvres, ou une bête malade ; les clos ( clao ), "c'est un endroit clos où on mettait pâturer les bêtes qu'on 19

voulait engraisser ; où on voulait fermer les dindes, les canards, les oies, quelque chose de fermé ". L'ouche, toponyme très répandu, "c'est aussi l'endroit où on cultivait les ra­ ves, les navets, les haricots, tout ce qui était un peu loin", lieu de culture qui se distingue du vargi , le jardin potager proprement dit, aux abords de la maison, qui contient aussi des arbres fruitiers. C'est le vargi qui sous les yeux des habitants, est pillé par les oiseaux qui s'attaquent aux cerises, aux petits pois, aux fraises. A l'ouche (la ocha, aoucho) on associe les oies - au point de lier étymologique- ment ouche au mot oie - "parce que quand c'était fini (quand on avait récolté les haricots, les raves, les navets) on y menai t l'oie"; '

Il y avait bien entendu les chennevières proprement dites et les pêcheries ', ces petites retenues d'eau dans les prés, qui servaient à l'occasion de rouissoir. Les vergers plus spécialisés, très développés au village du Faux par exemple, sont dits, f rui tiëres •, et dans les lieux-dits fa fro u r n i a, toujours située "plein est", on mettait la "cage à abeille". Enfin, le bois entassé dans la cour, ä portée de lí main des femmes, le bois de la cuisinière ou de 1'Stre qu1 elles coupaient à la serpe ou à la hache,el1es-mêmes, c'est le 1 i g n i ë (ou lignière). Et la cour — - -. est nommée par métonymie la dachou : "c'est la cour où on coupe du bois - à la hache . On menait tout ça (les retailles, le bois mort, etc.]

(1) Chacun avait une ou deux oies pour faire des lits de plumei Les femmes plumaient les oies deux fois l'an au mois d'avril: "on les plumait vivantes, elles criaient bien, mais on était nabituée*, puis aussi en septembre. Et puis elles s'étaient rem­ plumées au mois de novembre. Alors il passait des colporteurs qui emportaient le duvet ". 20

dans cette cour, et puis on le mettait là, dans la dachou. C'était les femmes qui le mettaient. Les femmes, quand elles voulaient allumer le feu, elles prenaient la petite hache (achou). Distinction intéressante dans un pays où, contraire­ ment auxpays d'affouage, hommes et femmes ne "font" pas leur bois ensemble. 21

La Pierre et les pierres

La toute-présence de la pierre frappe quiconque vient pour la première fois en Creuse : champs semés d'amas rocheux, étroitement clôturés de murets ajourés, blocs plus massifs, aux allures parfois hiératiques, se dressant au détour d'un chemin ou au coin d'une haie, rochers que le pied heurte dans le sous-bois. La pierre multiforme est ici partie intégrante du paysage, et les aspects insolites qu'elle affecte, les images qu'elle suggère, lui ont réservé de tout temps une pla­ ce importante dans l'imaginaire.

Le travai.l de recensement des pierres remarquables - pier­ res à légendes, curiosités naturelles - remonte déjà au début du 19ème siècle. On citera en tête Jeanne, le roman de George Sand qui a pour sujet réel les pouvoirs des Pierres Jaumâtres.

Dans ses Esquisses Marcho i ses \'l. Duval relève certains cultes des fontaines en rapport avec des pierres singulières, et note l'existence de pierres à bassins dénommées soit

(1) L. Duval, Esquisses Marchoises, Guéret, Limoges et Paris, 1879. 22

fierres -folles, soit bujou ou bujadoux de las_£ada_s. En 1881, de Cessai 'fait un premier inventaire des monuments mégalithiques et en tente le classement. Dans les pierres à bassins, on voit des berceaux, des écuel 1 es ,c"cuviers , le mobi­ lier des fées. La plupart de ces roches ne sont connues que dans un rayon restreint, hors certaines pierres devenues lieux de rassemblement, comme la pierre dite "Pied de Gargantua" au Puy des Trois Cornes oü, aux abords de la chapelle et de la source, se tient depuis des temps immémoriaux une foire à l'ail et aux chevaux^e 22 juillet. Mais il semble que ce que les pierres gagnent en renommée - tout le monde connaît, a entendu parler des Pierres Jaumâtres, y est allé,ou compte s'y rendre un jour - elles le perdent en puissance évocatrice. Elles ne sont plus qu'une curiosité naturelle, dépouillée des faits légendaires et des usages qui s'y attachaient.

Beaucoup de ces pierres remarquables ont disparu dans les années 30, débitées par les carriers italiens venus exploiter le granit de la Creuse pour le pavement des grandes villes ; et les coutumes, pratiques ou jeux liés à celles qui sont restées intactes n'ont guère cessé que depuis les années 50. Il y a donc là une direction de recherche que nous voudrions seulement indiquer , nous bornant ici »L. considérer le rôle qu'a pu jouer la Pierre qui a donné son nom au bourg de Peyrabout (Pierre Debout), ceci au regard de St Yrieix, commune voisine, qui n'a pas de pierre centrale,

(l)P.cîe Cessac, "Monuments Mégalithiques" , Revue Archéolo_ gigue 1881. 23

mais des pierres, et aussi et surtout un château et un châte­ lain.

Peyrabout (Pierre debout) doit son nom à l'existence d'un rocher qui dominait le village. La description publiée par Leclerc' ' dans son Dictionnaire de la Creuse donne une idée de l'aspect monumental de cette pierre : "Près du bourg, en fait au milieu de Peyrabout, se trouve un rocher très éle­ vé, au sommet duquel est un bloc volumineux, compris dans 1'écartement des deux autres, semblant suspendu dans les airs. Au bas de ce rocher est une excavation, appelée Grotte des fées ".Aujourd'hui le tertre, bien au centre du village, qui supportait la Pierre ("c'était énorme,plus haut que la maison" ne conserve plus que les fondations et des restes de pierres chavirées, mangées par les bouleaux et la broussaille. L'excavation creusée dans le rocher en arrière de la butte

- la "grotte des fées" - sert de cave à la ferme voisine. On retrouve ici l'association constante dans toute la région, entre la Pierre singulière, la grotte et les fées.

La Pierre dite/en sa dernière période, Pierre de chez Grenier, du nom des propriétaires du terrain, fut vendue - comme tant d'autres - à un entrepreneur pour être débitée par les carriers italiens. La Pierre n'est plus là, mais elle est encore debout dans les mémoires.: "La Pierre de chez Grenier qui arrivait presque devant les étables - vous avez vu

(1) A. Leclerc, Dictionnaire de la Creuse, Limoges, Ducourtieux, 1902. 24

il en reste un morceau qui a été cassé, ils auraient pas dû la faire exploiter ".Présente surtout dans les souvenirs comme aire de jeux des enfants et des jeunes qui s'y retrou­ vaient pour grimper, sauter, glisser, se faufiler entre l'écar de ce qu'on appelait les "landiers", ou se coucher- à l'en­ droit du "berceau" : "On passait une personne au milieu, ça re descendait derrière ".Témoigne de ces jeux adolescents une jo­ lie photographie ci-jointe/ prise vers 1925,00 la Pierre n'est visible qu'en partie » On ne la saisit pas dans toute sa monumental i té mais le photographe avait réuni, dans une dis­ position en étage, les jeunes du pays : enfants des car­ riers italiens, venus la détruire, et enfants du pays. Ce dernier avatar de la Pierre de Peyrabout, c'est celui que nous retrouverons ai 1 leurs,partout où ont subsisté des pierres marquées.

Peyrabout s'abrite dans un repli de la Montagne, à l'abri de ses "sept collines", de simples buttes couronnées de sapins plus de centre donc, mais des quartiers différenciés, une église à l'écart. Les habitants de Peyrabout se perçoivent comme propriétaires vivant maigrement de leurs terres - "depui le Moyen-Age" - mais exploitant en commun quelques bois ou landes, et ayant développé des formes de vie collective qu'on ne retrouve pas chez leurs voisins de St Yrieix: "Ici, c'est un pays de montagne, de brande, on y avait du mouton. Les gens étaient tous pauvres ; ils avaient bien la terre, mais tel­ lement difficile à travailler. Alors ils partaient en campagne e 25

;;rv

La Pierre de Peyrabout 26

février, mars, quand le vent du -nord était moins amer, et ils revenaient en novembre. Quand les femmes du pays voyaient revenir les grues, elles disaient : 'Les grues revenant, les hommes vont pas tarder à arriver ' .

Ces 'anciens maçons" n'allaient pas seulement à Paris, mais à Lyon, Dijon, Bordeaux. Ils rapportaient un peu d'ar­ gent liquide, et surtout des "idées", quelques idées de mieux-être - la lampe à pétrole pour remplacer le "chaleil"-. mais aussi toute la fermentation révolutionnaire des grands chantiers du 19ème siècle à Paris ou à Lyon, quelque chose des conceptions très démocratiques , nous dit-on, qui régissa ent les rapports entre patrons et ouvriers du bâtiment. Ety ¿n hiver, "les anciens maçons, ils taillaient la pierre, pour pas grand chose et ils faisaient des murs" -31e fait les travaux d'hiver des anciens maçons, c'est un lent épierrage, un lent défrichage pour gagner de la terre, un patient travail d'aménagement du sol. Car avant de s'aider de mines pour faire sauter les rochers qui encombraient les champs, on les a bri­ sés à la main avec des massues ou des pioches : "Ils en ont sorti de la pierre "! Avec ces pierres arrachées à la terre, "ils construisaient des clôtures". C'est à eux qu'on doit l'étroit lacis de murets dits "en dentelle ", car les pierres posées en équilibre, vues sous un certain angle, paraissent comme ajourées. A présent qu'à Peyrabout, où a eu lieu un remembrement à l'amiable entre les 4 familles d'exploitants 27

encore en activité, . on enterre les murets devenus encombrants à coups de bulldozer dans des tranchées pour agrandir les pâtures et les clore plus efficacement de barbelés, ce. patient et formidable travail des ancêtres est constamment rappelé.

Peyrabout avec sa Pierre tutélaire, éponyme, avec sa population mouvante et le dur travail hivernal des "anciens maçons", nous apparaît bien particularisée par rapport à la commune limitrophe de Sai nt-Yrieixy ¿«»t «.« commune aux fortes traditions communautaires, nous dirons même^en songeant aux institutions qui ont trait aux bois, démocratiques ; une commune qui sera dans l'ensemble anticléricale et laïque d'esprit - on y comptera un nombre important d'enterrements civils - résistante sous l'occupation, et en accord avec la tendance générale du département, plutôt "rouge" dans ses choix politiques.

ConsidéronsTrapidement, en contrepoint de Peyrabout, village à Pierre dressée, St Yrieix, village dominé de tous temps par un château bien réel, habité par un châtelain jusqu'au début du siècle. On descend à St Yrieix parmi les bois, propriété^ la quasi najorité,du châtelain, le Comte de Beaumont . jusqu'à l'application du Code rural de 1936, les terres de St Yrieix, propriétés du châtelain, sont travaillées en métayage . Or "le métayage, c'était serré", les agricul­ teurs de St Yrieix n'ont ni la mobilité, ni l'indépendance de 28

ceux de Peyrabout. Pas de maçons parmi eux, ils sont l'hiver scieurs de long ou sabotiers, et n'ont aucuns communaux à exploiter pour se chauffer, n'ayant pour ressource que le bois de retaille dans les haies, le bois mort ou une mauvaise tourbe sortie des "buviers". Au lendemain de la dernière guerre, c'est le curé de St Yrieix qui depuis longtemps des­ sert Peyrabout, considérée par ses voisins d'en bas communauté de "mécréants": "C'est vrai, on est plus pratiquant que la ffontagne ; c'est pas très pratiquant là-haut ; on a jamais eu d'enterrement civil ici • ^Peyrabout, Pétillât oui , C'est bizarre , à Peyrabout, c'est plutôt radical-socialiste " Opposition donc, presque à tous points de vue, des deux commu­ nes voisines,, et pour venir â ce qui nous a paru symboli­ quement déterminant, une opposition fondamentale ayant trait à 1'Histoire: £es gens de Saint-Yrieix vivent de près les avatars de la. Seigneurie, ont beaucoup à dire sur la chro­ nique amoureuse et guerrière de leur seigneur. De même qu'ils sont fortement tenus en leur village, inscrits dans un espace étroit, de même ils s'inscrivent dans le temps historique, celui du château.

C'est l'impression directement contraire que donne Peyra­ bout, dont une part de la population court le pays la moitié de l'année, et qui semble, face à la présence immémoriale de leur Pierre, à cette masse â laquelle, enfants, ils touchent, comme liberéed'un temps proprement historique . Et la pierre, élément naturel central, apparaît comme le repoussoir de tout 29

autre "monument" : comme si 1 a Pierre Debout, dans sa monumen- talité, sa présence obsédante au coeur du pays, Mit'p^ttj/ du fond des temps le village de toute domination plus directe, de tout "château*. 30

Les bois, l'arbre

Le système des bois sectionnaux

Aujourd'hui à St-Yrieix-1es Bois, il n'y a plus qu'une ferme en exploitation, et les bois cernent le village. A Peyrabout, près de la moitié du terroir (47%) est en bois - reboisement souvent volontaire, mais aussi broussailles, vergnes, taillis de feuillus repris et sapins poussés spontané­ ment. Les chemins et le dessin du paysage se perdent : "Y a plus trace de chemins ; ça se joint tout. Impensable ! On y passait avec des voitures à boeufs.Y a toujours eu des arbres autour des bâtiments, mais y en avait beaucoup moins dans les haies.,On montait au Puy de Reillat, on voyait la commune entière, on voyait tout. Maintenant qu'est-ce que vous voyez ! Dans l'hiver, un toit rouge, et puis c'est tout ! Ils font bien le remembrement, ceci, cela ; mais qu'est-ce que vous voulez qu'ils fassent ici, dans ces pierres et ces pentes : ça prête pas au matériel. Alors cette année, ça avan­ ce de 50 mètres, une autre de 50 mètres. Les bois, ça se plante tout seul ; c'est surtout du bouleau, du hêtre, du frêne, c'est tout mélangé, du chêne, du châtaignier. Et pas du beau bois de service. C'est du bois de chauffage, et pas du bois 31 qui soit droit ou qui soit d'usage pour faire de la menuiserie ou de la charpente. Ce qui pousse le plus vite, c'est le bouleau ". La nécessité de faire jouer une dimension historique, sur un siècle au moins, est particulièrement forte en ce qui concerne l'exploitation des bois, puisque nous avons affaire là à une situation qui loin de s'estomper, se développe et s'amplifie ä mesure que gagne et grandit la forêt.

A St Yrieix-1es-Bois, les communaux ont été redistribués depuis longtemps et les propriétaires exploitent leur bois individuellement. A Peyrabout subsiste une part collective, dite bois sectionnaux. Rappelons en effet qu'en Creuse, lors de l'élaboration des plans cadastraux, la division de la com­ mune en sections recouvrit presque exactement le terroir des différents villages .

Si actuellement la majorité des bois à Peyrabout sont propriété privée, une partie relativement restreinte (malaisée à calculer, l/15ême environ) donne lieu â une exploitation communale. Mais nous verrons que cette exploitation collective ou ses produits,, â. été d'une importance déterminante dans l'évolution récente du bourg lui-même. Car, paradoxalement, c'est le revenu fourni par ces biens col 1ectifs - ici biens sectionnaux du village de Peyrabout - qui, distinct du revenu propre de la commune, a donné à la commune de Peyrabout la possibilité de s'adapter à une économie moderne.

Voici l'histoire, telle que nous avons pu la reconsti­

tuer . Au début du siècle, un jeune instituteur avait convainc 32

les habitants de toute la commune - des quatre villages - de se redistribuer entre eux les terrains communaux. "C'est un instituteur qui avait son idée, que ça devait plus exister qui a organisé le partage des sectionnaux en 1907 ; il a déci­ dé de commencer par le village du Faux. Il voulait continuer sur Peyrabout et puis sur Pétillât, et il est mort. Il faut croire que les gens n'y tenaient pas beaucoup puisqu'ils les ont laissé partager . Ils les ont rachetés à ce moment-là , c'était partagé par foyer, à parts égales . four que ce soit plus juste, ils se sont mis des parts partout, parce qu'il y a des endroits où le terrain a plus de valeur que d'autres, par exemple, en montant à Peyrabout (rappelons que la situatic de partage ici décrite concerne Le Faux uniquement), le terrain était meilleur que sur les pentes de ce côté où c'est inaccessible ".

Les communaux,dits "biens de section", à Peyrabout comme à Pétillât - soit 30 ha environ pour chaque village ou sec­ tion - restèrent eux inentamës: "Une superficie qui n'a pas été partagée, c'est ce qu'on a appelé les biens de sections . Y en avait à Peyrabout, y'en avait à Pétillât, y'en avait à La Ruade. Tandis que le village du Faux les a tous partagés ". Biens de section donc, qui, à cette époque, n'étaient guère que la lande à bruyère où l'on ramassait la litière des bêtes et ou l'on menait paître les moutons. Mais dans les minimes parties en bois, les chefs de famille, sous l'autorité d'un "chef de coupe", faisaient ensemble leur bois de chauffage. L'exploitation de ces bois collectifs, "sectionnaux", était 33

gérée - sous contrôle des Eaux et Forêts - par un "comité de section", composé de deux ou trois membres délégués par les habitants. Cette pratique s'est maintenue durant plusieurs décennies. On peut voir ce comité de section gagner en importance - ces dernières années il comptait 5 membres et gérait un budget plus important que le budget communal - dans la mesure où le bois lui-même gagne en importance, en super­ ficie et en valeur. Et il nous est apparu, ce comité de sectioi dans ces dernières années, comme une véritable instance de pouvoir distinct de la Municipalité, et aux intérêts parfois divergents.

Jusqu'aux années 60, les hommes du village se sont donc retrouvés au bois pour couper ensemble: V_"Dans le temps, c'était presque une fête d'aller couper le bois . Us se réunissaient, ils partaient avec la hache ou la scie sur le dos , ils allaient au bois, ça buvait un bon canon, ça dis­ cutai^ Tnême qu'y avait pas beaucoup de travail de fait ! S'il fallait 8 jours au lieu de 2 jours, ça n'avait aucune importance. Ça s'assemblait à 2 ou 3. A des moments, ça faisait la fête, des fois ça chantait ".Est d'emblée souligné l'aspect "fête" que revêt tout travail collectif et plus en­ core lorsqu'il s'exerce sur des biens communautaires.

La coupe des bois, environ 2 ha, était rigoureusement organisée sur des bases égalitaires. Les arbres - châtaigniers hêtres, chênes - étaient débités en lots équivalents, sauf pour les bal i veaux marqués par le garde forestier pour "faire des arbres"» et ces lots étaient attribués par tirage au sort 34

Vers mars, rendez-vous était donné par le chef de coupe devant le café, aux 21 chefs de famille ; l'instituteur, le curé et le patron du bistrot, qui avaient droit à une part, déléguai­ ent un journalier pour les représenter.

"On faisait un certain nombre de stères. Si on était 18, il fallait un nombre qui soit divisible par 18, pour que cha­ cun ait la même quantité. On le cassait pas quand on le fai­ sait. On le sciait et on l'empilait - 1 mètre de long. Alors le bonhomme qui était chef de section les marquait de 1 à 18, alors après on faisait les numéros, on les mettait dans un chapeau, puis chacun tirait*. Chaque participant avait à char­ ge de ramener chez lui, dans les mois qui suivaient, le lot qui lui était assigné.

Peu à peu, les bois se sont faits plus denses, et ou-tVc. te bois de chauffage attribué à chaque "cheminée qui fume", on négocie quelques beaux arbres. "Tous les ans, il y avait une coupe de section ; il y avait du bois de feu, et puis on continuait à faire des éclaircies dans les sapins. Alors, ces sapins, on se les partageait. Et puis, suivant les besoins, ou on les vendait en billes, ou on les faisait scier pour notre service. Maintenant, comme y a plus personne pour aller faire les coupes, alors ça pousse, et puis on vend les coupes ".

Ces plantations - généralement des sapinières - faites sous le contrôle des Eaux et Forêts commencent à rendre : le bourg en retire de quoi procéder à divers aménagements.C'est 35

ainsi que la vente d'une coupe de châtaigniers venus à ma- turité en 1956 et celle de lot s de sapins en 1982, permi- rent aux derniers agriculteurs du bourg de Peyrabout (ils ne sont plus que 4- en 1984) d' élargir leurs chemins d'ex- ploitation, de poser des barbe lés, et d'installer un éclai- rage public. Situation paradox ale : les revenus de la "section" de Peyrabout sont de venus plus importants que ceux de la commune, mais ils ne pro fi tent qu'à la section - celle de Peyrabout en 1'occurence - p uisque Le Faux s'est défait depuis longtemps de ses biens communaux et que les planta- tions de Pétillât ne donnent p as encore. Un de ces accidents de l'histoire qui fait que Pey rabout a pu s'adapter aux con- citions actuelles, alors que L e Faux n'exploite presque plus de terres et a du mal à trouve r les ressources nécessaires pour "viabiliser" le hameau. E n effet, le budget de la com- mune proprement dite est rédui t et les subventions exté- ri eures - . en particulier le fonds de compensation alloué aux petites communes- sont dif ficiles à obtenir, parce que les revenus sectionnaux qui fo nt partie du potentiel fiscal de la commune, mais dont seule profite Peyrabout, la clas- sent dans les communes riches. 36

Ce n'est pas la seule contradiction qu'a introduit l'existence de ces sectionnaux, ÍHÍI^'Í.&U o,t ju/d'l-i ' uti pouvoir distinct du pouvoir municipal. Car si d'un côté le nombre des exploitants a sensiblement diminué, celui des résidents - Guéret n'est qu'à une quinzaine de kilomètres - a augmenté, et surtout, par le jeu des successions, le nom­ bre des propriétaires. £t certains ne possèdent que de mi­ nimes parcelles, et même pas de maisons, et il en est qui habitent à l'autre bout de la . Or les directives récentes de la préfecture donnent un droit de participation à tous les propriétaires - ils sont 300 à Peyrabout - qui, désormais membres de plein droit de la section, sont habi­ lités à participer à la gestion des biens sectionnaux. Nous

r sommes loin du petit groupe de "chefs de famille" qui, mené par le chef de coupe allait faire son bois ensemble. Ainsi se perd la relation précieuse au double titre des faits et des représentations qui associait la jouissance des biens sectionnaux à "une cheminée qui fume" au village. Une situ­ ation qui,outre qu'elle tend à alourdir le fonctionnement du comité de section, indigne profondément les vieux habitants qui considèrent que seules devraient continuer à bénéficier des biens de section les "maisons d'origine"; parce que "si ces biens avaient été partagés, comme au Faux, eh bien auto­ matiquement chaque maison aurait eu sa part, mais ceux qui seraient venus par la suite, ils auraient eu rien à voir là-dedans ". 37

D'autres problèmes de ce genre ne peuvent manquer de se poser. Il est clair que l'application stricte d'un égalita- risme qui s'appuie sur la notion de propriétaire , paraît, à tous ceux qui ont vécu la situation d'autrefois, fausser l'esprit communautaire qui soustend l'institution des comités de sections , et - à terme - en rendre le fonctionnement impossible ; et ce d'autant que si une grande partie de l'ex­ ploitation se fait sous la direction des Eaux et Forêts, cer­ taines responsabilités ou activités - par exemple aller éclair cir les sapinières - restent à charge des habitants présents au village.

La complexité de cette organisation de l'exploitation des bois reflète à la fois une histoire - le reboisement des friches - et la situation particulière au regard de la vie collective de ces communes qui rassemblent plusieurs villages. Et on a claire conscience de ce que la situation actuelle a de conflictuel. "Maintenant, y a un drôle de problême s'il fallait partager le bois comme on le faisait, parce qu'il s'est construit peut-être 25 ou 30 maisons dans la commune. Ceux qui exploitent pas avaient demandé le tout-à-1'égout, seulement le tout-â-1'égout ça bouffait le total de la somme, et puis alors les autres qui avaient bien besoin de "ces. che­ mins, maintenant avec ce matériel moderne, ils profitaient bien du tout-:à-l ' égoût, mais ils aimaient mieux qu'il y ait des chemins". 38

L'arbre A St Yrieix, et en général dans les régions de métayage, les gens qui n'avaient pas droit aux communaux - appropriés à 90% par le châtelain de St Yrieix - taillaient tous les dix ans les branches des chênes pris dans les haies, bois dénommé "bois de retaillage". Les arbres dont on conservait la tête "en pomme" étaient dits " retai 1 la", et "têtards" ceux qui étaient ëtêtés. En patois 1'abre, c'est l'arbre par excellence presque toujours le chêne.Et on repère encore très bien»dans le paysage, la silhouette de ces troncs trapus privés de leurs branches.

A Peyrabout où le climat était trop rude, les chênes étaient souvent gélifs. L'arbre marqué y était le hêtre dont certains spécimens étaient devenus si imposants qu'ils étai­ ent entourés de respect et d'histoires. Ainsi du"hêtre du Pendu" à la Côte de la dame, dans la forêt de St& Feyre proche du bourg, dont on raconte que sept personnes ne suffisaient pas à l'enserrer, et que les trois bûcherons qui avaient en­ trepris de l'abattre n'étaient pas parvenus â se rencontrer ! Arbres si vénérables qu'on n'ose plus y mettre la hache, comme ce hêtre qui avait grandi au pied du château des fades: "Y avait un hêtre énorme qui avait des siècles et des siècles. Dans le pays, personne n'avait jamais voulu le couper. Et puis un marchand de la Corrèze est venu acheter les bois alentour. Les bois s'étaient déjà vendus, mais le hêtre était toujours resté ; il était énorme, au pied de l'entassement des rochers. Alors trois espagnols sont venus l'exploiter. 39

Y aurait pas^un homme du pays - c'était y a trente ans qui aurait voulu le couper. Eh bien il devait peut-être en

être ainsi/ • a un gars qui l'a coupé, ,\u moment de sa chute y a une branche qui se détache, qui tombe sur la tête du gars, il a fait 1500 mètres et il est tombé mort ". Et les arbres vénérables, comme les pierres du pays, sont supprimés par des personnes étrangères à la région, qui sont les seules à oser toucher à ce qui constitue les fondements mêmes du paysage.

"Le Fau de la danse' c'était un hêtre qui était tout seul sur un petit plateau où débouchaient plusieurs chemins. Les jeunes gens, avant, dansaient la bourrée, jouaient de la vielle, alors on dansait aussi bien dans un champ en plein air(l}.Hors ceux qu'on ne touchait pas, les hêtres étaient exploités par les sabotiers, venus souvent nombreux de l'Indre ou du Berry. Ils travaillaient le hêtre, en forêt, "au vert parce qu'il ne fallait pas travailler le sec pour faire les sabots'i

A l'inverse de ces hêtres fameu> qui "poussaient naturellement", les tilleuls qu'on appelle des "Sully" ont t"«**

été plantés etfponctuent la région, toujours désignés par un nom propre^ tels "l'arbre de Ribo" , entre — -

(1) Et ce "fau de la danse" n'est pas sans rappeler "î'Abrc des Dames" où Jeanne d'Arc allait avec ses compagnes*f*;re p;»w««„ .J'ai été avec Jeanne la Pucelle, qui était ma compagne, et d'autres jeunes filles et jeunes gens à l'arbre des fées, le dimanche des Fontaines ; là nous mangions, nous dansions, nous jouions. J'ai vu porter des noix à l'arbre et aux fontaines". Régine Pernoud , Vie et Mort de Jeanne d'Arc y Pan's, Ha-che-H«, O Si . 40

la chapelle Saint-Martial et le Sec, sur l'ancienne route gallo-romaine d' à Limoges , "l ' arbre 1 a-Croix-à-Beaumont', aujourd'hui disparu ,'1'arbre de la Charse au croisement de l'ancien chemin qui venait du passage de Chantemille sur la Creuse, l'3rbre de Tigoulet"à 1 km de la Charse.

En dehors de ces arbres qui sont de véritables individus dans le paysage, les massifs de houx et de genévriers couron­ nent souvent les hauteurs des "peus" et des "chiers". Avec les branches de houx, on fabriquait les aiguillons pour guider les boeufs ; les genévriers alimentaient traditionnel­ lement les feux de la Saint-Jean. Dans les fonds humides croissent spontanément les vergnes, les massifs de coudriers dont on tisse les paniers, et les bouleaux qui se consument avec une flamme vive et dont on chargeait la cheminée pour les veillées. En automne, on coupait les branches de frênes, la "fouilla", fourrage d'hiver des bêtes: "Il fallait le faire au mois de septembre ; il fallait pas que la feuille soit trop mûre, ni qu'elle soit trop tendre. L'époque, c'était la lune d'octobre qui courrait de septembre à octobre. Le fouilla _, on le taillait et puis on le mettait en fagots; ça se gardait bien tout l'hiver ".Avec le pulin (le nerprun), on fabriquait des "civières", de petites voitures qu'on attelait et sur lesquelles on transportait le fumier..

Presque aucune essence qui autrefois n'ait son usage ou son utilité bien définie. De même, on se souvient - il y a à 41

peine vingt ans de cela - des fruitières, soigneusement entre­ tenues, dans certains endroits plus cléments sur les pentes de la Montagne : ainsi au village du Faux, poussaient,une gran de abondance et variété de fruits. "Pour les cultures - dit l'ancien maire de la commune, lui-même habitant du village-ver ger - Peyrabout enviait souvent Le Faux, parce que c'était un peu un petit jardin du Centre, parce qu'il y avait tout, vous aviez des cerises, des prunes, des pêches, des poires, des pommes, des châtaignes" ... Les arbres fruitiers dont Le Faux s'était fait une spécialité échelonnaient leur production de mai à novembre ; il s'agis­ sait de variétés locales qu'on allait prendre dans les bois pour les greffer , art qu'autrefois "on apprenait à l'école". D'abord les cerises : une précoce noire, la "coquette" en coeui de pigeon, la demi-sucre, l'acidulée pour les confitures, les guignes pour l'alcool, la cer iza, non greffée et aigre, bonne pour la gnôle et les confitures. Puis à partir de juillet, les prunes : les mirabelles, les dindons ou bouzos, la Ste

Catherine, la Reine-Claude, là Dame violet. Les poires leur v succédaient, la William, la duchesse, la poire d'Angleterre, la Bergamote, la Cuisse de Dame, la Lusso , la poire-muscat, la poire-sucre, la Perroux, la Louisebonne et la Poire St-Jean d'automne. Venaient les pommes qu'on expédiait par tombereaux entiers vers Bordeaux, Lyon, Montluçon, et dont on se rappelle encore les multiples variétés : les différentes reinettes,

d'Auvergne,k gri se, d'Orléans, de Paris, , de Bor- deaux, de Côme, de St-Germain.kdorée. Mais aussi les Canada, 42

Canada d'Auvergne et de Ste-Feyre, la Lombard dite la Lestre, la Trélage, la Loca blanche et verte, Tja joue rouge, le bonnet V* carré, la o api pour le cidre ou la confiture. A l'automne se récoltaient les châtaignes, celles qui n'étaient pas greffées, qui présentaient l'avantage d'être plus sucrées, mais qui étaient petites, alors que l'Aygurande, la pointue, la riotte étaient des variétés greffées. "Y avait des châtaigniers par­ tout jusqu'en 30, parce qu'ici et dans tout le Limousin, les châtaignes commençaient, je vous dis,au mois d'octobre et elles finissaient au mois d'avril, on les mettait à la cave, elles séchaient sur des claiesv11) '" .

Une telle variété d'espèces dont on faisait quan­ tité de choses,-des compotes,des confitures, des alcools, des fruits macérés - atténuait les aléas d'une mauvaise récolte. L'entretien des arbres fruitiers impliquait un savoir-faire et des techniques subtiles et compliquées : choix des mei11eurs'terrains, bouturage, greffe, taille, conserva­ tion. Le pommier et le poirier,dépourvus de moelle, étaient plus faciles à greffer que le noyer, le cerisier ou le prunier dont il ne faut pas toucher la moelle. "Les greffes, on fai­ sait ça au printemps. Les cerisiers, fallait pas que le bour­ geon soit éclos, c'est-à-dire on ramassait les greffes au mois

(1) La châtaigne (et la rave) sont la nourriture d'autrefois : "On mangeait des châtaignes pendant trois mois de l'année. Le soir on tanait, (comme on disait) un bol pour le matin ; on faisait du pain de châtaigne. A la veillée, les femmes racom- modaient et les hommes épluchaient les châtaignes ". 43

de février, on les plantait dans la terre pour qu'ils sèchent pas trop et puis on greffait et puis ça marchait. Maintenant, c'est difficile".

Donc une gamme de production très variée qui s'alimente sur le pays lui-même : "les plants autrefois, c'était tout de sauvageons - pêchers, poiriers, pruniers- et on se fournissai sur nos bois ; et puis les arbres venaient cinquantenaires, alors que maintenant les arbres que vous achetez, c'est dix ans qu'ils donnent des fruits ! Il y a tellement d'engrais intensifs, ça dénature les plants ".Et les oiseaux pilleurs, merles et geais, s'associent à ce cycle naturel. "On allait chercher les plants dans les bois parce que les oiseaux qui prenaient des cerises, ils allaient les manger dans le bois, c'est comme ça que ça se replantait. Maintenant, vous pouvez toujours aller les chercher dans les bois pour les greffer, ça marche pas du tout ".

Les habitants de Peyrabout, qui enviaient au Faux cette mobilité et ce lien avec l'extérieur, y avaient quelques "fruitières" pour leurs propres besoins.

Dans les années 60, toute cette production a dépéri : "Ça s'est arrêté au moment où toutes les épiceries se sont miseîà faire marchand de fruits. Vous savez qu'avant la guerre les primeurs vendaient que des fruits et légumes, après,les épiceries ont fait primeurs. Maintenant, y'en a peut-être 50 qui font légumes. Ça s'est arrêté aussi au moment où on a fai l'importation de la Golden ".

Aux arbres fruitiers venaient s'ajouter les noyers dont dit qu'il faut 100 ans pour qu'ils viennent, 100 ans pour qu' 44

portent, 100 pour s'en aller . Une production prospère autrefois dont on constate aussi la disparition : "Il aurait fallu voir ça, comme les noix, il y a 50,60 ans s'en allaient aussi par tombereaux. Y en a plus de noyers, non plus. C'est la faute des gens. Ils se sont désintéressés des arbres. On vendait les noyers. C'était très cher, mais on n'en plantait plus ".

C'est sur cette disparition, cette perte du multiple si fortement sensible à travers 1'énumération même des noms des fruits d'autrefois que s'achève la première partie de ce rapport.

Insistons sur le fait que c'est essentiellement des noms des termes, un langaoeque nous avons recueillis. Des mots dan; leur valeur de marque nominale (pierres, bornes, arbres, fon­ taines), dans.leur valeur de différenciation d'une réalité. Des noms qui orientent le regard et supportent des actions ("aller en brande"). Porteurs d'une réalité physique qui s'affaiblit, s'aplanit et se brouille, ils s'en vont avec elle. 45

DEUXIEME PARTIE

LA PAROLE ET LES BETES

C'est tout autrement que s'est présentée à nous l'étude du rapport aux animaux : il ne s'agissait plus d'écouter une langue, de cerner une organisation à travers des catégories nominales plus ou moins obscurcies ; mais de recueillir sur le monde animal une parole qui nous a paru d'emblée iUqu(J¿- rement forte et éloquente, et se mouvant librement du passé à un présent en pleine évolution.

Nous donnerons ici- et ce n'est qu'une infime partie de la richesse entrevue dans ce domaine - des notations sur les animaux domestiques et sur les jeux des enfants le long des chemins, 1 eur/ apprenti ssages ; les oiseaux et le renard feront l'objet d'un développement plus fouillé, correspondant à l'at­ tention particulière que les gens leur portent. Enfin nous avons été frappées par le lien passionné qui parfois s'établit entre un homme et un animal singulier, d'oü la présentation plus détaillée de cette triade : l'homme aux serpents, le bëcassier, le dëterreur.

Mais au préalable, il y avait quelque chose à dire sur le temps - non pas le temps en général, celui de l'année comme 46

celui de la vie, qui nous est apparu intimement lié aux oi­ seaux : ce sont eux qui "savent" le temps, eux qui le font. Mais sur un aspect particulier du temps dans cette région-lâ, 1'orage.

Car l'orage provoque une parole, et une parole qui est de même nature que celle sur les animaux : _ -.- . . elle tente d'apprivoiser cette force mystérieuse - as­ similée, semble-t-il à une bête vivante - dont on cherche à connaître la loi ; une force qui est cruelle comme certains oiseaux, douée de malignité comme le renard, fulgurante et mortelle comme la vipère ; et qui remplit l'homme d'émerveil­ lement et d'épouvante. 47

L' orage

La petite région dite la Montagne est soumise à un climat rude : un hiver long et enneigé, un printemps plus ou moins tardif, selon la situation des villages,sur les hauts ou à flanc de coteau, à l'abri des bois. On craint plus que tout l'aigre vent du sud-est : "la bise auvergnate, c'est le vent le plus mauvais, celui-là, pour nous" ; on accueille vo lontiers les grands vents d'ouest, au printemps et à l'autom qui apportent la pluie et les oiseaux migrateurs. Et on s'ac corde à marquer la fréquence et la violence des orages. En ce qui les concerne, nulle image unique, et bon nomb d'opinions contradictoires : mais tous disent la grande peur les "peurs terribles" que suscitaient - que suscitent encore les orages : "Les gens^ 'avaient très peur des orages ; ma grand-mère, elle en avait une peur bleue. Les vieux dans le temps, c'était une punition du ciel.

(l)Les animaux aussi ont peur :"La chienne, elle les craint, nos vaches, une fois que ça faisait des éclairs trop forts,e les ont toutes bramé. On croyait que le tonnerre était aile dans 1 'établ e ". 48

Pour lutter , on avait certains recours: "On le disait, quand ça tonne, de se coucher sur un tas de pierres, quand ça tonne bien, on ne sait pas où on est bien"; quelques fragments de magie: "on prenait un tison au feu de la Saint-Jean et puis on le mettait dans le coin de la cheminée, en haut sous la hotte, et puis alors il empêchait que le tonnerre tombe"; ou encore: "Ma grand-mère, elle prenait des

vieilles guenilles qu'elle mettait dans le foyer, elle empilai bien ça dedans, elle faisait brûler les chiffons . là, les chiffons, c'était la fumée qui devait dissiper l'orage ". C'est traiter l'orage comme une bête mauvaise - comme on trait en les enfumant pour les endormir, les abeilles, ou encore le renard et le blaireau dans leur terrier. Mais on ne néglige pas de recourir aussi à la religion : "et puis ma grand-mère elle se promenait avec son buis et sa bouteille d'eau bénite " Phénomène imprévisible^ 0*1 n'eu recherche pas moins passionnément la loi ou la périodicité. Pour certain les orages étaient plus nombreux autrefois, liés le plus sou­ vent, dans les remémorations, aux grandes scènes des travaux des champs, fenaison ou moisson, qu'ils viennent interrompre

br u.t ÇL. ¿e-vti tut • 49

Le souvenir est précis, inoubliable : "Il y a eu vrai­ ment de mauvais orages ici, et sous n'importe quelle forme. Je me rappelle : y avait un ciel tout bleu clair comme ça, on était en train de rentrer le foin. En l'espace de quelques minutes, y avait comme une petite fumée, mais toute petite, tout à fait en haut et puis un coup de tonnerre là-dedans. On a dit *quoi, mais c'est pas vrai > Ll tonne. 'JY'avait pas de nuages, y'avait que cette petite fumée là-haut, mais alors d'un coup, c'est devenu noir, et puis alors les coups de ton­ nerre ! Mais alors une peste au soufre ! C'est la seule fois où j'ai vu ça. Mais alors justement ma grand-mère qui était encore du monde, elle a sauté sur le mur, qu'elle s'en est donné un coup. 'Ah, là, qu'elle a dit, sont"tout perdu !' Mais c'est vrai ; quelque chose d'inimaginable : tout ça s'est passé dans l'espace d'un quart d'heure"!

Pour d'autres, le désordre qui affecte très généralement la uature est cause, au contraire, de la multiplication des orages qui "maintenant sont beaucoup plus forts", et de plus, hors saison , ainsi pour les orages d'hiver : "Dans mon jeune temps, y avait jamais d'orage l'hiver , à partir du début avril, d'accord , jusqu'à septembre. Tandis que maintenant, la neige tombe, puis y a des orages ". Et pour comble, voici que se brouillent également leurs voies d'approche : "Quand les orages viennent du Puy de Reillat t à Savenntj ça les coupe, et ils prennent le détour de l'autre côté. Ici les orages les plus mauvais, c'est quand ils viennent de l'est, quoique maintenant, les orages, ils viennent de tous les côtés tantôt du nord, tantôt de l'est ou du sud ". 50

Cependant, qu'ils soient récents ou plus anciens, les récits d'orages disent toujours sur un ton dramatique le même puissant étonnement devant une étrangeté, une bizarrerie foncière : "C'est tellement bizarre la foudre"! Bizarre, cett boule de feu qui rentre dans les maisons, douée d'une propen­ sion curieusement sélective : elle arrache les clous des sabots, tue une vache sur deux dans l'étable, casse une assiet te sur deux dans le placard, déshabille ses victimes, en leur laissant leurs chaussettes, brûle une moitié de la voiture de gerbes, "une moitié seulement"; et aujourd'hui, on la voit abattre pareillement un poteau téléphonique sur deux, et s'en prendre aux postes de radio, aux compteurs, qui sont fondus, brûlés, détruits de fond en comble : "Maintenant ça suit le courant". Telle qu'on l'évoque, l'action qu'elle exerce semble nettement impliquer une intention délibérée, un vouloir.

Et l'orage tue. Par son exceptionnelle violence, il est un danger réel, constant, dans ces régions : "Y avait souvent des gens de foudroyés", telle cette femme qui est tuée sur le pas de sa porte en jetant l'eau bénite, geste qui visait précisément à éloigner la foudre ; ou ces gens morts "entor­ tillés dans leur lit de plumes"; ou encore ce garçon qui, s'approchant de l'attelage du char à foin, tombe foudroyé cependant que la petite fille qui se tenait à la tête des boeufs est sauve. Morts toujours extraordinaires, qui pour autant qu'elles semblent "voulues" prennent tous les traits d'un destin : un destin céleste et auguste, plein de bruit, et de fureur. D'où peut-être l'impression que donnent ces 51

récits de foudroyés : que le "merveilleux" l'emporte ici sur l'horreur, et que la mort n'est pas tragique lorsqu'elle est surnaturelle. 52

Le domestique

Il y a 50 ans, les fermes de Peyrabout et des alentours vivaient avec 5 ou 6 vaches, quelques moutons et des chèvres- "la santé du troupeau", un cochon, de la volaille (poules, dindes, oies). Les chevaux étaient peu nombreux parce "qu'ici nous avons beaucoup de pierres, et le cheval il va un peu vite alors la charrue, ça la cassait, tandis que le boeuf, il prend son temps ".

Les domaines en métayage et les fermes importantes fai­ saient travailler des boeufs ; les petits propriétaires labou­ raient avec des vaches : "les vaches, c'est aussi bien que les boeufs, seulement il faut pas leur mettre le même poids ".

Première étape importante de la domestication, la castra­ tion, pratiquée autrefois par le hongreur, un itinérant : "Il faisait du chemin le hongreur. Au début, il se déplaçait en carriole, après il avait une voiture ; il était presque seul dans la région, maintenant y en a plus. C'est les vétérinaires qui font ça ".Hormis le cochon, tous les animaux étaient cas­ trés par le hongreur. "En principe les taureaux, on les castre 53

à 8 mois. A part ceux qu'on garde pour la reproduction. D'abord ça risque d'être méchant un taureau."'''. , , . On dressait souvent les bêtes qu'on avait vu naître et grandir:"Y'en a qui les achètent, nous on les a toutes élevées. Et Jes l «.t»rA se marquent les individualités : Y en a qui sont infernales, y en a qui sont bien sages. En général on connait dès le jeune âge parce qu'une vache qu'on prend par la corde, qui suit bien, elle va bien ".

On dressait soi-même les bêtes qui n'avaient jamais "vu le joug" : "fallait tenir serré, le temps qu'on allait chercher l'autre. Ceux qui avaient une porte double, qu'on pouvait les lier dans l'écurie, mais ceux qui n'avaient qu'une petite por­ te, il fallait aller chercher avec une corde, c'était dur ". Certains fermiers trouvaient un complément de revenus dans le dressage des bêtes et les revendaient au bout de quelques mois, généralement à la grande foire de Guéret. "C'était la première semaine d'octobre, alors les gens vendaient leurs gros boeufs et rachetaient les petits, parce que ceux qui a- vaient 7 ou 8 vaches et 2 boeufs, ils pouvaient pas se per­ mettre d'élever des châtrons ".Castration, dressage créent le lien de dépendance, mais aussi de proximité et d'individuation. A travailler et à vivre aussi étroitement, on connaît chaque bête, et on sait ce qu'on peut en attendre: "C'est comme quand on les amène aux champs, les bêtes, y en a qui entendent rien du tout, d'autres, c'est à la parole . C'est comme les animaux, les chiens, comme tout. Y en a qui sont plus intelligents que d'autres". Ai nsi , parmi les vaches, il y en a • d." intelligentes, 54

de folles, de dociles. "La meilleure, c'était la Jaquatte qui conduisait le troupeau. On en avait 6, 7 à ce moment là ; on partait de là, on était pas à deux pour les accompagner. Je les amenais où je voulais. C'était la Jaquatte qui menait la barque. Alors quand on arrivait à un croisement, elle joignait un peu les oreilles: 'Jaquatte en haut, Jaquatte en bas1! Elle s'en prenait à la parole. Entendre la parole humaine est le signe par excellence de la domestication. "Après y avait la Brunette. C'était une folle, elle brisait toutes les haies"! La reconnaissance de l'individualité entraîne la nomination, selon le principe hiérarchique allant du descrip tif au nom propre : "une vache qui est blonde, on l'appelle 'Blonde', une qui est blanche, on l'appelle 'Blanche'. On trouve aussi la "Noire", la "Rousse", la "Jolie", "Belles Cornes", ou "Cornes Baissées, la "Marchoise"* ':"c'était la couleur, la race, le lieu d'origine".

Le cheval porte, lui, un nom propre : Nicolas, SaTda, Durand, Fauchon ; les boeufs sont en situation intermédiaire, portant indifférement un nom propre Colin ou descriptif : Blanc, Rouge, Betu, Pointu.

On s'attachait aux bêtes qu'on gardait des années : "Quand vous les achetiez, ils avaient 2 ans, 3 ans, on les gardait 5 ou 6 ans, ça faisait 9 ans, c'est suffisant parce qu'après, ils prenaient peu de viande ; le boeuf peut plus se

(1) Sur les races perdues : "Les marchois étaient un peu os­ seux, crochus, et alors on s'est mis au Limousin qu'est plus joli, puis au Charoláis qui était plus joli, mais qui était pa si bien habitué au pays, alors le Marchois s'est perdu. Les boeufs étaient presque tout noirjmais c'est d'un noir rouge avec le museau blanc, le bout des poils noirset puis les vache blanches, le fond blanc-gris ". 55

remplir. Ca faisait de la peine des fois"! On prenait pour eux les mêmes soins que pour les homm-as, ^axlkt»>d-.»t la chaleur le froid, la pluie, la fatigue. On les accompagnait dans tous leurs déplacements sur le terroir, chaque espèce en son lieu : les moutons sur la brande ou aux abords des bois dont ils net­ toyaient la lisière, "Eh bien, tout était ramassé, tout était propre. Les petits chênes poussaient pas, les moutons mangeai­ ent tout à mesure/" les oies dans l'ouche, les vaches aux "patureaux" et parfois sur la brande, et les chevaux, à l'oc­ casion, dans les ribières. Les cochons mangeaient des glands : "On menait les cochons aux champs parce qu'y a certains chênes qui donnent des fruits et d'autres qui en donnent pas. Y a le mâle et y a la femelle. On les ramassait aussi pour les dindes et pour les oies ".Les animaux n'étaient jamais laissés seuls aux champs. "Dans ce temps c'était beaucoup des moutons, les gens les laissaient pas, comme ils font aujourd'hui sans les garder ".On craint pour eux tout ce que craignent les hommes, et plus encore : "eh bien, à ce moment-là, aussitôt qu'il tombait une goutte d'eau, les gens couraient pour les rentrer". En été, on évitait de les sortir par la trop grande chaleur, et en hiver on les tenait enfermées : "Les vaches ont pas l'habitude, elles courent ou elles glissent, elles prennent du chaud et du froid. Ca va pas, avril, mais pas avant ". A partir du printemps, les bêtes vont et viennent entre les pâtures et l'étable trois fois par jour, car on trait les va­ ches trois fois par jour, allées et venues qui suivent le rythme des qen.s» 56

Diversité? dans la nourriture, en fonction des saisons et de l'effort demandé. "Naturellement celles qui travaillaient

à tirer la charrue ou le tombereau , on leur donnait un peu plus, des fois £*. suralimentation. Quand elles travaillaient bien, on les nourrissait bien ".Une nourriture qui tient compte des notions humaines de puberté, de fragilité, qu'on s'efforce de rendre "fortifiante". Ainsi pour les lapins : "Dans mon jeune temps, j'élevais des lapins, c'est moi qui m'en occupais. L'hiver on leur donne des betteraves, des choux raves, des carottes, un peu de foin, un peu de grains. L'été, pas d'herbes des champs mouillés, mais quand y en a, du trèfle. De même pour les dindes : "Moi, je mettais toujours des orties mélangées avec de la farine, des pommes de terre, comme une potée, mais oü il y avait une quantité d'orties , eh bien là y avait jamais de problèmes, quand elles mettaient le rouge. C'est la période critique, le rouge, c'est leur puberté / la dinde, elle est très fragile à ce moment-là, ça la fatigue énormément. Alors l'ortie doit contenir pas mal de choses et c'est un fortifiant , ou alors du vin sucré, des choses comme ça";

Les vétérinaires étaient rares, et beaucoup de soins é- taient prodigués par les gens eux-mêmes, ainsi pour l'indi­ gestion des cochons : "on leur donnait bien du charbon de bois quand ils étaient oleouya, c'est un terme patois qui rend bien

i) ce qu'il veut dire , 'il en est plein, il en a jusque là' • 57

La mammite des vaches se soignait avec une décoction de lierre ou un bain de mauve:"une vache qui était bien douce, on la mettait dans une bassine aux bains de vapeur. C'était beau- n.' coup plus long. Maintenant on a pas assez de patience.". Quand une bête avait marché sur un clou, on lui appliquait des compresses de son chaud pour faire mûrir la plaie .Et pour la conjonctivite des vaches : "on leur soufflait de la poudre de crapaud , les gens séchaient les crapauds puis faisaient de la poudre j ou des écailles de poisson , mais le sucre en poudre, c'est aussi bien ". Les pèlerinages - le 1er mai et le 3 novembre - aux char­

nières traditionnelles de l'année t associaient étroitement le monde animal et le monde humain, dans une même demande. "A Sai nt-Goussaud, on y allait pour les bêtes, pour faire don­ ner du lait aux vaches et pour qu'elles soient pas malades. Et les garçons y allaient piquer le Petit Boeuf. Il y avait un boeuf qu'il faut mettre des épingles dessus. On y allait pour les bêtes et pour les gens^ pour se marier, et pour les

bêtes7 |.e premier dimanche de mai. Avec une branche de buis et d'aubépine, on gardait la branche de buis et ça détournait les orages ".

De même le 3 novembre, à la Saint-Hubert, on faisait béni du pain pour les bêtes : "Mais c'était plutôt une dévotion , alors y avait une fontaine à Sainte-Feyre, la fontaine de Saint-Hubert, où on venait apporter du pain pour que les bêtes ne soient pas malades ".Les fontaines sont associées à une 58

forme non-collective de bienfaits ; onuy va pas en pèlerinage, mais individuellement - ou pour la maisonnée - et on peut même déléguer quelqu'un. des femmes dont c'était la spécialité , pour accomplir la démarche en votre lieu et place. "Les dévotions, c'était quand y avait des fontaines, alors on allait en dévotion—s pour que les bêtes ne soient pas malades pour guérir les enfants, tout un tas de choses "

Cette intégration du bétail à l'univers des croyances dessine une distinction importante à l'intérieur du monde des animaux domestiques entre les "bêtes" d'une part - spécifique­ ment, les vaches, les boeufs et les chevaux - qui participent au sacré, pour lesquelUîon invoque les saints, qui peuvent même avoir leur image au sanctuaire tel le "petit boeuf de Saint-Goussaud", et tous les autres , moutons, cochons, animau de basse-cour, à l'écart de tout geste rituel.

La distance est prise aujourd'hui, et constamment s'ac­ cuse, vis à vis de ce monde des bêtes domestiques. On ne les rentre plus , elles endurent seules la nuit, la pluie, le froid : "Les bêtes, ça couchait pas dans les champs comme aujourd'hui. Vous en voyez plein dans les champs, même en plein hiver, même quand y a de la neige ". Derrière les clôtu­ res de barbelés, les différentes espèces occupent désormais indifféremment les mêmes types de pâtures : "Si mon père vo­ yait les moutons dans les pâtureaux ! Abandonnées dans ces pâtures- "il peut faire n'importe quel temps, on ne s'en oc­ cupe pas " - les bêtes sont à merci des prédateurs, car s'il n'y a plus de loups, il n'y a plus non plus de gamins pour écarter ces prédateurs venus du ciel : l'épervier, la buse, les corbeaux. 59

De fait, la relation entre l'homme et ses "bêtes" s'est singulièrement distendue : les boeufs - désormais boeufs d'engrais - ne sont jamais . gardés plus de deux ou trois ans ; on ne les élève plus, on ne les connaît plus, on ne Us caresse plus et, surtout, on ne leur parle plus : "les vaches, elles labouraient toutes seules, à la parole, elles comprenaient tout... alors, nous, on travaillait avec nos bêtes ". .Désormais privées de nom et de toute individualité, elles ne répondent plus à la voix de l'homme, et cette rupture s'étend au chien - seul animal resté proprement "domestique" en ce qu'il est attentif â la voix de l'homme et l'homme à la sienne - auquel les bêtes n'obéissent plus au point, raconte-t-on, qu'une vache a tenté d'êcharper un chien qui traversait sa pâture.

La santé des bêtes est aujourd'hui entièrement â charge des vétérinaires et on se sent impuissant à soigner des mala­ dies inconnues autrefois : "les lapins, on peut plus en échap­ per (en élever) ; dans mon jeune temps, j'élevais des lapins, eh bien il arrivait de périr un lapin tous les deux ou trois ans, maintenant il arrive qu'on échappe un lapin par an ; et il faut voir comment c'est traité ! Ils sont dans de petites cages, avec un grillage au dessous. Ils leur donnent une ra­ tion de granulés et de l'eau et puis c'est tout ! Elles font les petits, ils sèvrent au bout de 15 jours. La mère est remise au mâle, et vas-y donc ^ '"]

(1) La même réprobation envers cette accélération - cette néga­ tion - du temps nécessaire au mûrissement des êtres et des plantes, nous la retrouvons à propos des arbres :"La forêt de Troncáis, y a des arbres qu'ont 3,400 ans, qui ont de la valeur. C'est pas ceux qui les ont plantés qui en ont profité. Mainte­ nant, les gens veulent planter des arbres, et puis ils veulent en profiter"! 60

Cette proximité des bêtes et des hommes contenue dans la notion même de "domestication", impliquait donc un riche prin­ cipe de différenciation : variété des espèces et des individus variété des soins, de la nourriture, des services, des lieux de pâtures et de vie. Une diversité qui s'exprimait dans les savoirs et les pratiques, comme dans les croyances, lesquelles tendaient toujours à réduire l'écart entre hommes et bêtes. Et de même que nous avons vu se perdre la variété des espèces fruitières, de même c'est la diversité des espèces animales que l'homme tenait proches de lui, en relation de domestica- tion , qui s'est singulièrement appauvrie : plus de chevaux, plus d'ânes, plus de boeufs, de moins en moins d'animaux de basse-cour. On ne demande plus rien aux bêtes : "autrefois, les vaches notus faisaient un veau par an; elles nous donnaient du lait et elles faisaient le travail ".

Hormis Te chien - avec qui les rapports se seraient plu­ tôt resserrés (1) les liens multiples que l'on entretenait avec le monde domestique se sont fortement relâchés. Et les gens constatent moins un retour à l'état sauvage proprement dit, qu'une sorte d'état de "barbarie"; les bêtes, il y a peu de temps encore "domestiques", se trouvant désormais quelque part à mi-chemin entre le sauvage et le domestique : hors du

(1) Le chien reste donc le seul animal vé ritablement domesti- que, et nous nous réservons d'en faire 1' objet d'un chapitre à part : le chien de chasse d'abord - chien courant, chien d'ar- rêt ou chien de terrier - dans les subtil s rapports qu'entre- tiennent avec eux leurs maîtres, le plais ir d'ordre esthétique qu'ils leur procurent ; mais aussi telle vieille chienne fami- lière dont la maîtresse nous a conté sur le mode quasi-épique, les amours, les malaises, les jalousies., . Quant au chat, il semble pratiquement relever du "sauvage" :"0h, les chats res- taient pas bien à la maison. Ils étaient pas bien vus. J'ai ja mais vu donner un nom à un chat"! 61

temps des hommes, mais n'ayant pas encore acquis leur temps propre. Ce qu'on traduit en observant chez elles comme une perte, ou du moins un brouillage, instinctuel : "les brebis couchent dehors , elles préfèrent , c'est bête les moutons"! Aussi bien est-ce! ' i nsti net premier, l'instinct maternel qui semble comme égaré : "les jeunes bêtes ont peur de leur veau puis aujourd'hui les poules, elles ne savent plus couver au bon moment"!• Au point qu'entre l'homme et ses bêtes, une re­ lation de peur commence à s'instaurer : ensauvagement des va­ ne pbs ches qui ne reconnaissent plus le chien et le craignent ; qu' ne peut plus maîtriser à la voix de sorte qu'il faut être à plusieurs pour les changer de pâture ; taureau qu'on est obli gé de laisser constamment aux champs avec les vaches dont on n'est plus en mesure de suivre les périodes de chaleur. Actuellement les bêtes domestiques sont donc des "barbares" : elles s'éloignent de l'homme sans regagner pour autant les vertus qu'on impute au sauvage , sans retrouver, par exemple, l'instinct conjugal et familial, dont venaient à faire preuve - raconte-t-on - les chiens retournés aux bois, qui, autrefois, se croisaient avec des loups.

Ces catégories du domestique' qui vont s ' obscurcissant, à mesure que l'on passe de l'ancienne polyculture vivrière à l'élevage "pour la viande", nous allons les retrouver dans le 62

tentatives obstinées pour domestiquer le sauvage : oiseaux de toutes espèces, sangliers, renards, jusqu'aux vipères. Avant de considérer plus en détail certaines de ces ten­ tatives qui toutes s'inscrivent dans le cadre plus général et extrêmement divers de la chasse, rappelons que la Creuse, pay tout à la fois de grands bois et de sapinières, de broussail­ les et de landes, de prés et de bosquets, de fonds marécageux d'eaux courantes et stagnantes, de buttes pierreuses et de chaos rocheux, se prête à l'habitat d'une extrême variété d'oiseaux, d'animaux, de reptiles et de poissons. De plus, elle est située sur les grandes voies de passages : tel minim tributaire de la rivière Creuse nous est désigné comme refuge et itinéraire des loups jusqu'à la fin du siècle dernier, des sangliers et des cerfs aujourd'hui ; le renard, nous dit- suit la vallée de la Creuse, où il a des terriers très consi­ dérables dans les rochers, remontant du sud du département où le reboisement est particulièrement dense, vers le nord ; et tout le monde commente sa prolifération. Les grands reboise­ ments ont favorisé la multiplication de la sauvagine - renard et blaireau ,T les "puants" et singulièrement la martre qu'on accuse d'avoir envahi le pays/chassant les pigeons colombins et décimant les écureuils ; en revanche les bois,qui ont gagné sur les cultures aux abords des villages, ont éliminé certains gibier - perdreaux qui trouvaient à s'y nourrir. Enfin, la Creuse est voie de passage d'une quantité d'oiseaux migrateurs : oies et canards sauvages, grues, bëcas ses, grives, pigeons-ramiers, d'autres encore. 63

Le département ne possède aucune agglomération trop im­ portante, nul lacis de grandes voies autoroutiêres. Pays de bocage, le tissu très lâche des habitations est immergé dans leurs entours de pierrailles et de verdure : la toponymie témoigne de cette interpénétration qui n'a fait récemment que s 'accentuer.

D'autre part, le mouvement de dépeuplement qui depuis plus d'un siècle n'a cessé de vider le pays, et qui commence à peine à se ralentir, accuse le face-à-face de l'homme et de l'animal, ainsi dans ces nombreux hameaux quasi-abandonnés, où ne demeurent plus qu'un vieux couple, une vieille femme seule.

Et l'image demeure, d'un pays où le renard, la buse, le hérisson sont dans le poulailler, la vipère dans l'étable, le lavoir ou la chambre à coucher, et l'hermine, la miraculeus hermine blanche, sur une mare gelée au bord du chemin de 1'école.

D'où, chez nos interlocuteurs, outre le goût des "histoi­ res de bêtes", une qualité d'attention au monde animal, où se

conjogutn.t le savoir traditionnel, les expériences, les obser­ vations, les lectures, les images de la télévision. Intérêt dont témoignent le commentaire parlé, l'échange constant des informations sur ce qu'on a vu ou entendu.

< .Collectionner les espèces naturelles _ pierres, minéraux, serpents, mammifères natural i sés-eit un« pr^n^«*. fort répandue et fort ancienne dans la région ; sa forme nou­ velle semble être l'image, et surtout le film, passion des 64

jeunes qui souvent prennent des risques réels pour approcher de tout près la mère sanglier et ses marcassins, ou encore la vipère. Passion qui est parfois dans la famille, tel le fils qui continue la vocation de son père, fin et savant observa­ teur et, à ses heures, taxidermiste :

"Le fils, il a pris sa caméra et il a vu où ils étaient - la laie et ses marcassins - et avec son père, ils sont allés tous les deux, alors il s'est mis à filmer, et il a fait un film superbe, et puis il a failli se faire charger, parce qu* elle a senti, et d'un coup elle est venue sur lui et sur l'écran, on voit sa gueule comme ça ..! Et puis un jour, un serpent, il avait l'idée de rentrer dans la caméra ! Il en a pas peur parce qu'il les voit ". 65

Apprentissages

Autrefois, il n'y a pas si longtemps, la nature s'appre­ nait : et l'apprentissage de la nature, c'étaitypour les en­ fants, l'apprentissage de leur propre nature. Celle des gar­ çons est intimement liée aux otseaux.

On est gamin "avec les oiseaux" ; c'est l'activité première des garçons assez avant dans l'adolescence, leur rôle presque. C'est, au sens propre, l'école buissonnière que l'on fait en revenant, précise-t-on, de l'école, ou en gardant les vaches et les moutons : "On flânait en chemin, c'était formi­ dable, je suis tout triste maintenant à la pensée que les gos­ ses vont en voiture ".Et on insiste sur l'étendue de la perte, non seulement dans l'ordre de la connaissance, mais aussi dans celui de la sensibilité : "C'est pas pareil maintenant, les 66

enfants ne savent pas. D'abord, y'a un tort énorme, les parents les mènent tous, même à 300 métrés, ils prennent la voiture ; nous, on a marché tous à pied, mais on connaissait tout : on savait. Et puis on était plus sensible au changement de sai­ sons. Je les vois : parlez-leur d'oiseaux ou de quelque chose, rien "1

Mais avant de parler oiseau, on évoquera quelques_uns des jeux par lesquels s'apprenait la nature.

Chez les plus âgés de nos interlocuteurs, il y a d'abord le souvenir de ces gardes "en brande " où l'on se retrouvait, bergères et gardiens de vaches, pour cuisiner à l'automne des repas de châtaignes et de pommes de terre sur les feux allumés avec deux silex ou des allumettes dérobées.

Jeux_çT eau

Jusqu'aux années 60, les garçons - non les petites filles qui restent à 1'écart de l'eau^ '- explorent les fossés sur le

(1) des eaux courantes tout au moins, ainsi une toute vieille femme que nous interrogions sur le martin-pêcheur, répondra-t- elle :"Non, je connais pas. C'est près de l'eau, ça je connais pas ". 67

chemin de l'école : "Y avait des quantités de vairons, de grenouilles, plein de têtards, l'eau coulait partout ici, 1 ' eau était vivante ".

Ils fouillent les rigoles - les 1 evadas - qui sillon­ nent les prés : "Autrefois, là où c'est couvert de broussail­ les, c'était des pâturages et les rigoles étaient bien faites, y avait de l'eau courante partout. On péchait les écrevisses : avec la pointe de notre sabot, on tuait les grenouilles, on les écorchait avec notre canif et puis on leur rabattait la peau du côté de la tête. On les assommait avant. Puis on fen­ dait un bâton, et on lui prenait les pattes, à la grenouille, dans le bâton fendu. On mettait ça dans le ruisseau, les écre­ visses venaient manger les grenouilles, et nous, on attrapait les écrevisses ".

Jeux d'eau qui sont le privilège des garçons qui y "des­ cendaient sans les chaussettes, sans rien ; les sabots étaient dans un coin ".Cela se pratiquait "quand les bêtes allaient aux champs, à partir de mai jusqu'à octobre, novembre" ; et comme,*"«* {« verrait,»«-¿es captures d'oiseaux, il s'agit toujours, au moins pour certains, d'une véritable activité nourricière : "mon père, il aimait ça, le poisson"! Pêche à la main où on ramasse tout : "les écrevisses, les petits gardons, les trui­ tes, si y en avait ".La truite se pêche dans les trous d'eau que les gamins ménagent en tarissant un ruisseau : "On bou­ chait une rigole qui s'en allait comme ça ; et puis on péchait à la main là-dedans ; c'était quand il faisait bien chaud ; les truites, on savait où elles étaient , alors les trous asse; 68

grands, on les vidait avec un seau ou une cuvette jusqu'à ce qu'il y ait juste une goutte d'eau. Et puis quand il restait plus qu'une petite cuvette, elles descendaient au fur et à mesure ; elles suivaient l'eau, et puis on ramassait les truites là dedans. Les gamins qu'étaient élevés en campagne savaient tous faire ça ".Tous, ils ont un canif: "On savait s'en servir, tailler un bout de bois ; on en faisait tout ce qu'on avait idée de faire ".Par exemple, des "roues de mou­ lin " : "on choisissait où y avait une bosse , ça faisait une chute - c'était quand on était aux champs ; puis de cha­ que côté du ruisseau, on courbait une branche, c'était tou­ jours du châtaignier, et puis on le faisait passer dans une espèce de machin, comme un essieu ; et puis avec des joncs, on attachait au bout des palettes, et puis on mettait ça des deux côtés du ruisseau : ça faisait juste une roue de moulin ".Un peu à l'écart de l'eau vive et des cda.- &ovrf.sj u.c ce i r "et puis on sautait le ruisseau jusqu'à ce qu'il y en ait un qui tombe dedans !" - les filles tressent des paniers : "Avec les joncs, nous, les filles, on faisait des hottes ; c'est les gars qui faisaient les moulins, tandis que c'était plutôt les filles qui faisaient les hottes en joncs, chacun avait sa spécialité ".

Jeux_d^herbe

Il y a toutes les herbes qu'on suce , ainsi le susaré (la douce-amère) , c'était un genre de réglisse, ça poussait dans le ruisseau, et puis ça montait dans les arbres ; c'était tout tordu mais pas gros, la moitié du petit doigt ; on en pre- 69

nait toujours nos pleines poches. On en trouvait tout le temps: mais pas partout ". Les fleurs ou les baies, dont on se pare : "Alors les fraises des bois, on savait où elles étaient ; y en avait beaucoup ; alors on prenait une grande herbe, ça a un nom, ça pousse dans les bois, c'est une graminée longue comme ça, ça donne des fleurs ; alors on enfilait les fraises là-dessus, ça faisait des colliers, comme ça, avec les fraises. Après on se les vol ai t. "

Enfin, avec l'herbe qui pique, qui fait saigner, le jeu de la torture, une mise à l'épreuve entre gamins : "c'est dans l'herbe des fossés ; c'est la langue d'oie, ça pique, ça pi­ que. Moi, je sais pas le nom en français : la 1ingo d ' ocho, on disait, la langue d'oie^ ', ça fait des fleurs blanches ; On cassait une branche et puis on enfonçait, ça faisait sai­ gner le nez et puis ça piquait la langue. C'aurait fait crever les lapins. Quand on voulait faire un tour à quelqu'un, y'en avait un qui lui tenait les bras et puis l'autre frottait ses lèvres avec cette feuille : ça brûle, ça brûle, ça pique "/ Ici, c'est avec le sang que l'on joue, qu'on s'exerce à faire jaillir et le jeu peut prendre des formes extrêmes : tel l'exemple donné dans un récit d'enfance^( 2 '.o) ù la plus jeune des fillettes est immobilisée par les plus grandes, jambes écartées, le sexe frotté avec des orties ou des ajoncs, puis du sable.

(1) Il s'agit sans doute de l'Achillée mi 11efeui11 es, dite aussi saigne-nez ou sangno-nâ - L. Quefrat Le Patois de 1¿ aussi saigi x région de Chavanafc , Guëret,1927.

(2)ß.Existence, Village, Les oeuvres libres t N° 231, Décembre 70

L§s_"Mysigues"

Ici, on se rapproche des oiseaux . U c s filles se contentent de gestes sommaires , mâcher, plier les tiges ou les feuilles, "on faisait bien des musiques aussi, mais pas avec le châtaignier, nous, on pouvait pas bien. Avec les fleur' de pissenlit , 1o charlamet, ça jouait : quand le pissenlit, ça montait, c'est creux ; il faut enlever la fleur puis casser les deux bouts et on sifflait dedans ; ça faisait comme une musique ".Aussi avec la feuille de houx : "Les feuilles ten­ dres, quand on les a bien doublées, il reste une peau fine, fine comme une feuille de cigarette,ça jouait aussi ".

Humble musique à bouche donc pour les fillettes, car elles n' ont pas l'usage du couteau, et sont exclues, de par leur féminité même, des gestes de fabrication de ces trompes, sifflets, flûtes en bois, â évidente connotation sexuelle masculi ne

Qu*»»t «u?« garçons ;"0n faisait des espèces de trompes avec des écorces. Il fallait trouver du frêne, du châtaignier ou de l'aulne ; vous prenez un gros bout de bois, et puis dessus avec votre couteau, vous le coupiez en vis si vous voulez, et puis vous enleviez la peau et alors vous commenciez en haut à faire juste un petit trou, juste avec des épines, et puis au fur et ä mesure on le cousait quoi, on le piquetait, et puis au bout, vous preniez un autre bout de ces arbres-là, et puis alors vous le leviez complètement, vous enleviez le truc, vous le frappiez, et ça faisait une flûte, vous mettiez 71

ça dans une gourde, et ça faisait une trompe... je faisais des trous, ça faisait des espèces de notes, on savait pas ce qu'on jouait ou ce qu'on jouait pas. Ça faisait du bruit ". La métaphore sexuelle peut être plus explicite rvuov "les sifflets, on les faisait avec des jeunes pousses de châtaigniers , les plants de châtaigniers de l'année, on les coupait ici, puis on les coupait là, on sortait le bâton, quoi. Alors on disait en patois : 'Sabo, sabo, di la gato de ma

damo', c'est-à-dire 'sève, sève, défais-toi comme la robe de 1) la dame'-, parce que les femmes elles avaient des robes qui baissaient, c'était pas comme les paysannes ; elles, c'était tassé, c'avait des jupons. On sortait ça quoi, une espèce de gaine, une sorte de creux, alors on la mâchait, et puis on coupait un petit bout, et puis on faisait des trous dessus, et puis un sifflet dedans. On faisait une musique ". Sève qui monte, robe qui tombe, nudité, musique, et

VOiCÍ (oi'îeftu ;

Le fils - "On faisait des flûtes de châtaignier en enle­ vant l'écorce ; en cette saison d'ailleurs (fin mars) , quand la sève partait; on frottait une jeune pousse avec le couteau, et puis l'é­ corce s'en allait. En passant le couteau, on disait (à son vieux père) - Ah si,vous nous a- viez appris : 'Sabe, sabe, tu coucou '.Et qu'es ce qu'on disait après ? Ah, vous me le faites resurgir : Sève, sève... ça veut dire, coucou Je ne sais plus...

(1) Transposition, car la traduction littérale est: "Sève, sève, dit la chatte de ma dame'.' 72

Le vieux père - C'est trop tôt, il faut que le cou­ cou chante. Le fils - Oui, c'est ça, on la fait quand le

coucou chante ".

Quel lien entre la sève qu'on invoque et le coucou, entre la petite flûte d'écorce qu'on fabrique en dénudantla branche et un chant d'oiseau ? L'étrange oiseau qu'est le coucou^ ' dé­ coupe dans l'année une saison : le printemps. Il commence à chanter lorsque la sève monte - et la fabrication des petites flûtes printanières est comme l'infime rituel d'ouverture de la saison ; et il cesse de chanter fin juin "lorsque le seigïie r est monté, lorsqu'il a monté l'épi ".Comme si quelque chose dans le chanty de l'oiseau, de cet oiseau, fait monter :1a sève dans les troncs, l'épi sur la tige, les gamins dans les arbres incite donc à.grimper, grandir, venir à maturité. Les petites flûtes d'écorce répondent au coucou, elles annoncent le prin­ temps des enfants et des oiseaux ; elles disent le rapport si étroit, et proprement initiatique, des garçons et des oiseaux, rapport qui va s'exprimer dans toutes une diversité de gestes - dénichage, rapine des oeufs, capture des oiseaux... - et durant tout le temps de l'adolescence. Nous noterons seulement ici que dans le temps de l'année, le premier geste est celui de tailler au couteau, d'écorcer, de trouer, de piquer, gestes liés au greffage •

(1) Cf. Appendice, le coucou et la pie. 73

P*M. o.^ov.^t ., à la Saint Joseph, fin mars, on célèbre le Mariage des Oiseaux , coutume asso­ ciant filles et garçons, les adolescents surtout, mais qaf s'apprend tout enfant : "Il y avait une tradition ici ; ils disaient que c'était le 17 mars que les oiseaux se mariaient. C'était un conte. Alors un jour, mon grand-père promenait ma soeur, et puis il disait 'on va aller dans un champ, y'a une grosse pierre, c'est là la Table de mariage des oiseaux'. Il lui avait chanté ça ; ma soeur croyait à ça !" Les dates varient du 17 au 28 mars, mais la coutume est géné­ rale: "Les oiseaux se mariaient. C'était sur une grande pierre et puis on venait sauter ; c'était la Table aux Oiseaux " Ces grandes pierres plates dites Tables aux Oiseaux sont sou­ vent situées ä l'écart des villages, en brande, mais chaque village ou presque a la sienne, et la coutume,connue de tous encore aujourd'hui, a pratiquement persisté jusqu'à nous '.

Parallèlement â ce cycle des oiseaux sauvages, se dérou­ lent les quêtes d'oeufs de basse-cour, aux dates traditionnel­ les : Mardi Gras, Pâques. "C'était de coutume ici, le lendemai de Mardi Gras, le Jour des Cendres, les gamins se masquaient, les gamins, les grands ; les filles en garçons et les garçons en filles, les mascara, comme on dit ; ils prenaient une grand bande - ils étaient 40, 50 - avec un qui jouait l'accordéon, e puis ils se promenaient comme ça. Avec le panier d'oeufs.

(1) Et peut-être verra-t-on un dernier avatar de la coutume dans ces photos de noce que l'on prend encore avec pour arriêr plan une grosse table rocheuse oü se regroupe toute la noce. 74

L'omelette, ils la font chez l'un d'entre eux ". Cycle des oeufs domestiques qui inclut les "roulées" - celles, entre autres, que pratiquent les filles le Lundi de Pâques : elles faisaient durcir les oeufs d'oies en les cuisant avec des pelures d'oignons ou du "bleu" de linge pour leur donner une jolie couleur. Elles se retrouvaient ä la sortie du bourg pour faire rouler les oeufs sur la pente d'un talus, au-desS'is de la route, jusqu'à ce qu'ils soient cassés, puiSiM-jles mangeailtT (Cela se faisait à en Combraille, non loin de la Haute Marche). Ces oeufs domestiques teints en bleu ou en brun évoquent les beaux oeufs sauvages, aux mille nuances, que rapineront les garçons quelques semaines plus tard. 75

Les oiseaux

Sur le printemps de ma jeunesse folle, Je ressemblois l'arondelle qui voile Puis çà, puis là : l'aage me conduisoit, Sans peur ne soing, où le cueur me disoit. En la forest (sans la craincte des loups) Je m'en allois souvent cueillir le houx, Pour faire gluz à prendre oyseaulx ramaigos, Tous dirferens de chantz et de plumaiges; Ou me souloys (pour les prendre) entremettre A faire bricz, ou caiges pour les mettre. Ou transnouoys les rivieres profondes, Ou r'enforçoys sur le genoil les fondes. Puis d'en tirer droict et loing j'apprenois Pour chasser loups et abbatre des noix. O quantesfoys aux arbres grimpé j'ay, Pour desnicher ou la pye ou le geay, Ou pour jetter des fruictz jà meurs et beaulx A mes compaings, qui tendoient leurs chappeaux. Aulcunesfoys aux montaignes alloye, Aulcunesfoys aux fosses devalloye, Pour trouver là les gistes des fouynes, Des hérissons ou des blanches hermines, Ou pas à pas le long des buyssonnetz Allois cherchant les nidz des chardonnetz Ou des serins, des pinsons ou lynottes. Desjà pourtant je faisoys quelques nones De chant rusticquc, et dessoubz les ormeaulx, Quasi enfant, sonnoys des chalumeaulx.

Clérr.ent Karot

I. Les garçons dénicheurs

"Grimper les nids"

Autrefois, et jusqu'aux années 60 environ, les garçons dès 9 ou 10 ans et durant toute l'adolescence sont des déni­ cheurs : "Les as, en principe, c'est entre 12 et 14 ans". On y allait en groupe, en gardant les vaches ou sur le retour de l'école : "A partir du mois de juin, on cherchait les nids ; on se rassemblait, on y allait ensemble ; non, les filles ne nous accompagnaient pas". Cela se passe, on le précise bien,sur 76

les terrains communaux, ou encore en brande : "c'était bien des histoires, parce qu'ils nous envoyaient garder les bêtes, c'était pas clôturé. Alors, souvent, les bêtes étaient dans les champs et puis, nous, on était à un kilomètre dans les bois on était parti chercher les nids, onay pensait plus !" Et le dimanche : "je me souviens quand j'étais gosse, tout un dimanche, on faisait ça avec les copains ".

"Grimper les nids", "monter les nids" , ce transitif insolite dit la force ascensionnelle du geste, la hâte, l'ex­ ploit : "Dénicher les nids, c'était un plaisir ; c'était à celui qui avait monté le plus vite dans l'arbre, qui était le plus leste ; y'avait des sportifs ; j'ai connu certains qui n'hésitaient pas à escalader des peupliers, ce qui était assez périlleux pour monter à l'extrême sommet, et le branchage du peuplier étant beaucoup moins important que celui des chênes - et plus cassant - il y avait des risques certains "- Et on souligne la hardiesse des gamins : "Même, ils grimpaient les nids de buses, d'éperviers ; ce sont ceux qui sont vrai­ ment à la fine pointe. Mon père a eu un jour un gros pépin et s'est fait très mal ; mais vous savez, on se plaignait pas beaucoup à l'époque. Qui n'a pas fait quelque chute de quel­ ques arbres ! On est tous vivants quand même"! Certains oiseaux sont plus accessibles : les pinsons qui ni­ chent dans tous les arbres alentour, et les merles : "il bâtit dans la broussaille, à hauteur de gamin"". Mais les nids de pie et de corbeaux sont haut juchés :"on montait les nids de pies, 77

ça m'étonne qu'on s'est pas tué. Y'a des moments, la branche était grosse comme ça , il y avait 14-15 métrés, les genoux étaient tout écorchés*'; on les cherche aussi dans les sapi­ nières, "seulement là fallait monter voir dans 10 sapins, et y avait des nids d'écureuils, y avait des nids de 1iro, (le loir). C'est pas facile de monter dans les sapins, les bran­ ches sont tellement épaisses, on y allait quand on voyait que les geais ou les corbeaux ou les pies tournaient autour dessu. Les pies étaient rares dans les sapins ; en général, c'était dans les grands chênes. Le nid de pie, on le voit de loin, c'est gros, parce qu'elles font un truc de branches dessus. Les pies, c'est comme les corbeaux, on cherchait à en détruire le plus possible ".Et il y a aussi le pur plaisir de "s'asseoir sur les arbres".

De même pour les buses, dont le nid est plus difficile à repérer, plus difficile encore à escalader : "On trouvait pas souvent des nids de buses parce qu'on les voyait tournoyer, mais ça fait de grands ronds ; puis elles font le nid bien plus haut ; des fois elles le font sur une petite branche qui s'en va à la dérive, qui est grosse à peine comme le bras ". La buse bâtit en hauteur ou encore dans 1'anfractuosité d'un rocher,en brande, "et dans les bruyères, on avait un petit peu peur, on avait les jambes nus dans les sabots, on avait peur des serpents ".Et le serpent, la vipère, est associé à la buse jusque dans son nid car la buse nourrit sa couvée et se nourrit elle-même, entre autres, de vipères ; on précise 78

qu'elles sont capables de mordre même coupées en deux , et on hésite à plonger la main à l'aveuglette dans le nid : "quand o cherchait un nid de buse, fallait faire attention, souventes fois, y avait des vipères"! Vision saisissante du serpent à l'extrême de sa poussière native, tout au faîte d'un grand arbre ou suspendu dans les airs : "J'en ai vu , des buses, apporter des vipères à leur bec. Eh, ça fait pas bien beau quand on voit une vipère qui pend !" Et revient le léger mé­ pris pour les enfants d'aujourd'hui : "Maintenant, vous voyez plus un gosse dénicher un nid. Ils sont pas capables de monter à un arbre "1

De fait, les enfants exerçaienti.une activité aux facettes multiples, mais dont un aspect important est son utilité so- r ciale : la pie et le corbeau toujours, la buse à l'époque, sont en effet classés parmi les "nuisibles", et à présent que les garçons ne "grimpent plus les nids", il faut organiser d'officielles battues :"Maintenant, ce sont les sociétés de chasse qui s'occupent de la destruction des pies ; l'autori­ sation est donnée par la préfecture ; on prend un jour au printemps, un dimanche en général ; on part avec les fusils ; c'est quand les pies sont sur les nids ; on tire dans les nids, et puis on essaye de détruire au maximum. Et bien sûr, nous,les chasseurs, on va au café comme c'est la tradition ". Donc, désormais, une activité d'homme, officielle, concertée, organi sée. 79

Oise a ux ,f a m i. 11er. s_, _ p i ,se.a. u x. i nterdi ts

A toute une catégorie d'oiseaux, on ne touchait pas : hirondelles, roitelets, rouget-gorges, bergeronnettes, certaine: mésanges . Un interdit qu'on apprend à l'école et qui porte certes sur l'aspect "utile " de ces espèces, mais qu'on est tenté de rapporter d'abord et surtout à la familiarité de ces oiseaux, ä leur libre choix de nicher dans les maisons des hommes : "L'hirondelle, c'est familial". Et le sentiment envers eux parait d'ordre moral : "Sans doute les gros étaient considérés comme inutiles ou nuisibles. On respectait les petits oiseaux, les petits passereaux ; on était bien pénétré de l'utilité des oiseaux : un respect, je ne sais pas, ça te­ nait à la morale peut-être ".Et on souligne l'intimité de ces oiseaux avec l'homme : "Le rouge-gorge, quand il faisait des froids comme ça, il rentrait à la maison, on lui donnait â manger ; quelqu'un qui l'aurait tué, il était mal vu dans le village ; le roitelet et le rouge-gorge, c'est les moins sau­ vages, ils cherchent auprès des maisons ".

Le roitelet, le reberé > qui fait son nid dans un trou de mur, une porte de cave, "c'est pas du tout craintif , ça, on ne dénichait pas ; c'est comme la petite mésange qui bâtit dan: les troncs d'arbre, on y dénichait pas. Ni les hirondelles, c'était sacré. On nous avait appris à 1'école, parce que c'est bizarre, ça doit aimer les enfants , parce que sous les toits des écoles, du côté de la cour, y avait toujours des nids d'hirondelles ". 80

On respecte aussi les oiseaux qui participent à la vie des champs, qui accompagnent les gestes du laboureur : Via fauvette, l'alouette, tout ça, on tuait pas. Alouette, berge­ ronnette, c'est tout des oiseaux pareils qui suivent le labou­ reur pour ramasser les vers, jusque sous les pattes des vaches Mais maintenant, pour détruire,dans les grains on met des détergents, des engrais, ça tue les larves qui sont dans 1'her be. Et puis aussi les bergeronnettes, les alouettes, ça fai­ sait leur nid dans les prés, par terre, et puis alors quand c'était à la faux, on voyait le nid, on faisait le tour, tandis que maintenant avec les tracteurs, ça passe partout ! Ça écrase tout"!

Les oeufs, les colliers

"On dénichait les merles, les geais, les pies, les cor­ beaux. Les petits regardaient, regardaient ; les grands grim­ paient ".Le butin, ce sont les oeufs, et à leur propos "c'était la compétition la plus totale", d'abord ^«t" * /*«.«- ns^Wc : "on disait, toi, t'en as déniché que 200 (dans la saison), moi, j'en ai déniché 300, et puis des fois on se fauchait les nids ; ça arrivait pas souvent, mais enfin de temps en temps, on s'en fauchait quelques uns ". Mais surtout quant à la beauté de l'objet. Car sauf par­ fois dans un geste de provocation ou de défi -"certains go­ baient les oeufs, mais très peu, comme une prouesse"- on ne 81

mange pas les oeufs, on en fait un trophée : "on dénichait bien trois ou quatre cents oeufs par an ; on les perçait par les deux bouts, on soufflait dedans et puis ça faisait des colliers. Quelquefois, s'il était déjà trop couvé, le petit était trop gros, ça cassait la coquille. Ça en faisait un de moins sur la cordelière"! Les colliers ne se portent pas - c'était trop fragile - mais on les pend dans la cuisine, à côté de la cheminée, objets d'envie et sans doute orgueil de toute la famille. "C'était des colliers de vingt ou trente au maximum ; on mettait par exemple deux ou trois petits, et puis un gros, et puis on intercalait les couleurs. C'était à celui qui en avait le plus bien sûr ".Mais on échange des in­ formations : "on disait, alors, mon vieux, celui-là, je l'ai trouvé là ".On échange les oeufs eux-mêmes entre ceux qui en font collection : "y avait des échanges, et celui qui avait beaucoup de valeur, c'était l'oeuf de chouette. Y en a vrai­ ment très peu. Il avait une grosse valeur, il fallait donner un tas d'oeufs de corbeaux". Une passion commune à tous les gamins :"Tous les petits paysans que j'ai connus, y a trente et quelques années faisaient des colliers avec des oeufs de pies ou de geais ".Les plumes elles-mêmes sont convoitées : "quand on était gosse, on en avait partout dans les bonnets ; on en faisait des bouquets ".

Imaginons un instant ces trophées chatoyants : ces bou­ quets de plumes et surtout, au coin de la cheminée enfumée, dans ces intérieurs paysans plutôt ternes - ": c'est l'époque où l'on s'habille de sombre, où les gamins portent le tablier gris ou noir imaginons ces "cordelières" irrisées : voici, 82

soigneusement intercalés, l'oeuf tout azuré ou marbré de fauve du merle ;le petit oeuf bleu ciel à calotte grisâtre du pinson,1'oeuf vert d'eau, moucheté de brun de la pie ; l'oeuf turquoise, tout menu, de la grive ; l'oeuf verdâtre jaspé de noir, de la corneille, ou bleu fort, tavelé de taches sombres du corbeau fmjx.

Manger les oisillons

A quelques jours près, le geste est tout autre : on chasse "pour manger". On renonce aux oeufs délicatement colo­ rés et on attend que les oisillons soient éclos : "Les pies, les geais, les corbeaux, on les mangeait. Quand on trouve un nid de geai, on les laisse manger jusqu'à la plume, et puis on mange les petits. C'est des vraieipetites perdrix : c'est aus­ si bon qu'un poulet. Les geais, ils bâtissent dans des petits sapins, ou des genévriers, pas haut. Beaucoup dans les gené­ vriers, ça fait tout camouflé. Fallait les prendre quand ils étaient prêts à voler, quand ils courent. Les bébés geais, c'est bon, même les bébés corbeaux ; faut les éplucher et les vider ; faut pas manger la plume, on plume la pie, le pigeon, le corbeau ; ça fait comme une perdrix , mais des perdrix, y en a plus ". On mangeait aussi le pigeon des bois - le pigeon colombin dont on dit qu'il a disparu : "on attendait pour essayer de prélever les petits pour les manger. Quelquefois on arrivait un jour trop tard, ou alors il nous partait entre les mains. Le pigeonneau qu'est prêt à sortir du nid, c'est très bon ". 83

D'évidence cette chasse enfantine s'éxerçant d'abord sur les oeufs, puis sur les oisillons, si elle est "utile" pour l'ensemble du groupe villageois, est aussi proprement nourri­ cière pour la famille : "A la saison des nids, on courait les bois, et puis on attendait qu'ils soient à grosseur, prêts à partir du nid, et puis on prenait les grives, les merles, les geais, les pies, les corbeaux. Ça passait tout à la cuisine chez nous ! Le geai est bon, mais le meilleur, c'était la grive, mais pas facile à prendre"! Au surplus, tous les jeunes oiseaux pris au nid étaient "bons à manger" et manifes­ tement, la génération de ceux qui ont aujourd'hui la soixan­ taine et pi us.attrapait des oiseaux tout le long de l'année, pour la table familiale. "Les moineaux, les tui ntes, c'était bon ; des fois les propriétaires mettaient à leur pignon des vieux pots, des vieilles marmites, les moineaux y faisaient leurs nids , et y ramassaient les petits, c'était bon"! Et on insiste.sur la succulence du plat, et sur les minuties de ces préparations : "Les corbeaux, on les écorche et on en­ lève le poitrail, ça a un gros poitrail, le corbeau : la vian­ de,c'est comme du boeuf ; beaucoup le faisaient en ragoût avec des carottes, des pommes de terre, surtout les jeunes cor­ beaux. Et un jeune merle, oh c'est champion, ça vaut bien un pigeon"! Et jusqu'au pivert : "Oh, on leur arrachait la lan­ gue, parce que le pivert a la langue très longue pour aller aux fourmis". En principe, on mange tout, mais on est formel au sujet du coucou :"quelque chose qu'on pouvait pas manger

(1) Le pivert fouille les arbres, les sapins où se sont mises les fourmis : "Quand tu vois le pivert dessus, tu sais que ton arbre, il en a pas pour longtemps ". 84

c'est le coucou". Certains précisent aussi: "non, moi j'ai jamais mangé de pies. On mangeait surtout les freux, les corbeaux parce qu'ils mangent des grains, ceux-là, c'est pas des charognards ". La pie,en effet, est omnivore, ne dédaignant pas, à l'occasion de s'attaquer aux autres oisillons ou même aux lapereaux . La loi qui s'énonce un peu confusément ici, nous aurons l'oc­ casion de la vérifier à maintes reprises : en principe - et le principe est surtout valable pour les adultes d'une espèce on ne mange pas de bêtes ouàoiseaux carnassiers , on ne mange pas la viande de ceux qui mangent de la viande.

De plus, la chasse aux oiseaux est une chasse de gamins aux mains nues , et même si les parents en profitent , ils ne s'en mêlent pas, c'est le butin des enfants. D'où la sourde réprobation e-jivers les Italiens - les carriers venus en nom­ bre dans les années 30 - qui, adultes, et avec des moyens d'adultes - une technique particulière le pipeau, le fusil- s'attaquent à ces proies enfantines.

La pipée : "On a vu faire ça aux Italiens , ils imitent avec un pipeau . Ponti, il avait presque détruit tous nos geais. Ils vont à l'affût et puis ils font le cri du geai, les geais s'approchent. C'est pas un jeu de gamins, c'était déjà des adultes, parce qu'il fallait le fusil. C'est le pipeau. Y en a des appeaux pour tous les oiseaux, même pour les merles. Ils trouvaient ça dans le commerce. On a vu faire qu'aux Italiens, parce qu'ici ça se pratiquait pas. Ici les hommes ne tiraient 85

pas au fusil les petits oiseaux comme le geai, la pie ; ils tiraient encore bien un corbeau ". "Ces Italiens, ils mangeaient de tout : ils étaient comme chez nous, quand on était gaminü!

Les Pièges

En dehors de la saison des nids, les garçons pratiquent le piégeage à la glu (c'est en été ou à l'automne) : "On pre­ nait l'écorce de houx, on devait la mettre â tremper ; c'était le "gluaud", et puis on mettait ça sur les branches, alors automatiquement, c'était les rouges-gorges ou des mésanges, ou même parfois des merles, ça leur collait les pattes, et puis en se débattant, ça leur collait de la plume partout ; et puis ma foi, si onnétait pas là, il en mourait bien"!

L'hiver, on pratique la chasse au tamis, la g a 11 i y e , "parce que le tamis pour passer le grain, c'est le galli ; on le mettait sur le tas de fumier ; parce que le fumier en pourrissant, ça dégage de la chaleur ; alors on mettait le galli et puis une petite fourche en bois dessous, et puis on attachait une ficelle, et puis on allait se camoufler ; en général, c'est quand il y avait de la neige, et on mettait des grains de foin dessous. Alors on attrapait pas mal de moineaux et puis les pies, elles venaient aussi, et les merles ça réussissait chaque fois ; mais on attrapait de belles onglées ". 86

Apprivoiser

Ces tentatives de capture -on utilisait aussi des petits lacets, des petits crins - c'était pour attraper l'oiseau vivant et le mettre en cage. On reconnaît le gas­ pillage important qu'entraînaient ces pratiques. "On essayait d'apprivoiser les oiseaux, et on en a fait mourir beaucoup en cage". En cage, ou englués aux branches. Mais tout se passe comme si ce monde des oiseaux était abandonné aux gamins dont certains ont des vocations passionnées d'oiseleur(Û>"Moi, quand j'étais jeune, j'en attrapais parce que j'adorais les oiseaux en cage. J'avais tout le temps des pleines cages d' oiseaux. Je croisais des merles avec des serins". On aurait volontiers encagé le bouvreuil -"mais il est rare"- et cer­ taines mésanges -mais pas les grosses dites "queues de poêle " parce que "c'était toujours en train de balancer la queue . C'est la mésange qui va avec les vaches : quand les vaches sont couchées, elles sont dessus, puis elles attrapent des mouches. Mais ces mésanges là se laissent pas attraper, puis c'est que passage". L'oiseau que tous convoitent, c'est le chardonneret pour son éclat : "Les chardonnerets, on essayait de les garder, c'est tellement beau. Tout le monde voulait avoir des chardonnerets; on les adore, c'est si beau! Mais c'est difficile à trouver les nids".

(1) Mais il y a toujours quelqu'un pour renverser les choses: "On a été élevé assez pauvrement. Même un oiseau, c'était une bouche à nourrir, y'avait déjà pas trop pour les humains,et puis fallait la cage et puis tout ça". 87

Et la tentative d'encager ¿e merveilleux oiseau est presque toujours vouée à l'échec : "Les chardonnerets, il faut des cages spéciales tout de même. Nous, c'était des cages d'occa­ sion, qu'on faisait nous-même ;des cages de fortune : c'était une caisse avec un bout de grillage, et puis on leur donnait certainement pas ce qu'il faut ".La plupart des oiseaux qu'on encage pour leur chant ou la beauté de leur plumage, meurent,, et pour les enfants la leçon est lourde d'un sens qu'ils au­ ront plus tard l'occasion de vérifier maintes fois: que la liberté est une valeur en soi, et une des valeurs de ce monde animal . "Oui i la femelle bouvreuil empoisonne ..ces petits -

«LUSJI tt, mésange - si vous enfermez les petits dans une cage, la mère est tout le temps après, elle est pendue après la cage ; et le lendemain les petits sont morts. Je sais pas ce qu'elle leur donne, elle leur apporte des graines qui sont pas bonnes ".'

Mais les oiseaux que capturent les enfants ne meurent pas tous : geais, pies, choucas, corbeaux, "élevés en liberté", prospèrent un temps. Cependant, il ne s'agit plus d'une acti­ vité enfantine. Si ce sont eux qui rapportent l'oisillon, c'es un adulte - un grand frère, le père - qui prend en main 88

"l'élevage" et 1'"éducation", c'est-à-dire l'apprentissage de la parole. Mais avant d'étudier cette série d'oiseaux ces dénichés dénicheurs7' - si singulièrement proches des hommes et parmi lesquels nous inclurons aussi la buse et 1' épervier, considérons un instant cette période si importante de l'enfance où les garçons sont "avec les oiseaux".

"Son nid est presque un corps maternel extérieur, à lui consenti par la na­ ture, et qu'il se borne à aménager et à couvrir, au lieu d'y être en­ tièrement contenu... C'est pourquoi il chante au sein du monde comme s'i' chantait au dedans de lui-même ".

Rilke, Correspondance.

N'est-ce pas dans quelque chose de chaud et de doux que les gamins dénicheurs plongent la main ? Et si nous détaillons les gestes, nous constatons qu'il y a apprentissage subtil de tous les sens : presque tous sont sollicités - et comblés.

Le toucher d'abord, et peut-être plus puissamment que les autres : rude écorce des arbres qui arrache les mains et les genoux nus ; contact rugueux, épineux, du nid embroussail­ lé; poli et fragilité de l'oeuf qui souvent doit se briser dans les mains - comme dans l'épisode du dénichage que raconte Chateaubriant - engluant le gamin de jaune d'or ; forte sen­ sation de l'oisillon tout soyeux ou mouillé qui vous file

entre les doigts - de même que;lisse et douce,filait la truite que les gamins pèchent à la main ; et plus forte encore et 89

étrange, la chaleur des petits corps frémissants et duveteux qu'on rapporte dans son tablier. La vue ensuite : elle s'aiguise à déceler le nid à l'extrême pointe de la branche ou dans l'épaisseur d'un fourré, et l'oiseau qui tournoie au-dessus ; elle s'émerveille des fines teintes, des délicates mouchetures des oeufs déro­ bés, dont on fait chanter les couleurs sur la cordelette ; enfin elle se réjouit devant l'oiseau au plumage éclatant, le bouvreuil et surtout le chardonneret - "il est si beau" - dont o* t»*ne.ít le portrait peint enl65î,par Fabri*tius y bel oiseau mordoré qu'une légère chaînette retient à la patte, perché sur une fontaine murale.

Le goût bien sûr : celui de ces fricassées ou soupes d'oisillons, qu'on mange en famille et dont tous s'accordent pour vanter la saveur.

L'ou'ie enfin qui s'affûte à percevoir le piaillement des oisillons lorsqu'on guette le moment où ils seront "à grosseur' ou simplement lorsqu'on s'exerce à distinguer tout ce qui chante en forêt, tout ce qui répond aux petites flûtes en bois.

L'odorat intervient beaucoup moins, car l'oiseau qui lui-même, d'après les naturalistes, en est presque dépourvu, n'exhale pas une odeur très distincte, hors certains oiseaux "sales" comme la huppe, la "pupu" dont le nid pue. 90

En ce temps de l'adolescence,les garçons apprennent donc à peu près tout sur l'usage des sens. Enfants - et parfois en frémissant d'y trouver bel et bien le serpent, lorsqu'ils ose- ent monter les nids de buses - ils ont plongé la main dans ce "corps maternel" dont parle Rilke. Ils l'ont fait avec la ple­ ine approbation de la communauté et dans un esprit de rivalité, qui préfigurent les conditions qu'ils retrouveront plus tard dans leur quête amoureuse. Et c'est à travers une autre prati­ que, toute symbolique celle-là, ce rite de courtoisie évoqué plus haut -¿Lller sauter de la Table de Mariage des oiseaux, fin mars, à la St Joseph - que s'éclaire et s'élucide le faisceau dejgestejque nous venons de détailler. Si le rite précède dans le temps de l'année les gestes des dénicheurs, dans le temps de la vie, il les parachève. Liant métaphoriquement le sort des jeunes gens à celui des oiseaux, il dit que l'accession à la vie adulte et plus particulièrement à la vie amoureuse, est une ascension, un envol, et aussi une capture une prise ; et ainsi "s'envolent" les dénicheurs qui grimpent toujours plus haut, qui escaladent les peupliers les plus cassants, la plus fine branche.

Et tel vieil homme qui a connu ce temps, n'a qu'apitoiement pour les activités de la jeunesse d'aujourd'hui : " Mainte­ nant les petits, ils cherchent plus les nids ; ils savent même plus monter à un arbre. C'est fini". 91

* *• Les dénichés dénicheurs

"On essayait d'apprivoiser les oiseaux et on en faisait mourir beaucoup en cage. Le nombre de geais et de pies que j'ai fait mourir en les apprivoisant"!

Mais cessent ici les jeux d'enfants et intervient l'adul te qui prend en charge les soins et l'éducation de l'oiseau dont on veut faire un familier. Passion d'adulte donc, tout' aussi forte que celle des enfants, et dont on relate avec mi­ nutie et émerveillement les péripéties. Une passion qui s'a­ dresse à une catégorie d'oiseaux bien définie : geai, pie, corbeau ; et qui prend une forme également bien caractérisée "élever dans la nature", "élever en liberté".

Tous les oiseaux cités appartiennent à la famille des corvidés, et ils sont tous classés parmi les "nuisibles" ; viennent s'ajouter à eux, dans le dire de nos interlocuteurs, deux rapaces, la buse encore récemment considérée "nuisible", et 1'épervier^.'

Ces cinq oiseaux nous ont paru, en effet, constituer dans l'esprit des gens, une seule catégorie taxinomique, se d finissant par une relation "en miroir" .—: déniché dénicheurs, mais aussi mangés-mangeurs, torturés-tortureurs.. Deux traits communs les caractérisent. Ils exercent leurs rapines sur tous les entours nourri­ ciers de l'homme, pillant ses champs, ses jardins, ses verger s'attaquant à ses animaux domestiques, sa basse-cour, enfin à ses oiseaux "familiaux" : ceux auxquels on ne touchait pas.

(1)"protégé", comme tous les rapaces actuellement. 92

Tis sont doués d'une aptitude singulière à répondre à la voix humaine - c'est le critère premier - et non seu­ lement à y répondre, mais, pour les corvidés, à imiter cette voix, à parler ; mieux, à vivre - un temps - avec les hom­ mes dans un rapport proprement "humain" : ludique, parodique. Quant aux deux rapaces inclus dans cette catégorie, ils le sont, semble-t-i 1 , pour des raisons un peu différentes : on les déniche tous deux , on apprivoise l'épervier "en liberté, sui­ vant l'instinct", et c'est le libre jeu de cet instinct dont or s'éblouit ; on n'apprivoise pas la buse, mais elle rejoint le monde des hommes à travers le supplice qu'on lui inflige.

Enfin de ces oiseaux-là, on parie en abondance, et ce sont ces propos que nous donnons ici, privilégiant ces contes - ces fabliaux - toujours d'un même dessin, qui relatent la vie et la mort de l'oiseau ; car ainsi confrontés, il s'en dégage comme une 'moral i té" qu'il nous a paru important d'essayer de formuler.

L'épervier

Le statut "protégé" du rapace est mal - ou pas - accepté : "Tous ces oiseaux-là sont trop bien protégés ; les petits pas­ sereaux, ça disparait. Un jour y avait une hirondelle sur les fils, l'épervier est sorti de derrière le hangar ; il est mon­ té, l'hirondelle a voulu se sauver, mais l'épervier, il l'a bientôt rattrapée "! Et si on hésite à tirer les nids de pies ou de corbeaux officiellement "nuisibles", onïa aucun scrupule à détruire ceux des éperviers "protégés" : "On n'a pas le droit 93

de toucher aux nids d'éperviers, sitôt qu'un nid est connu, il est détruit par les chasseurs de toute façon. C'est une question de mentalité"! Celui qui parle avec cette réproba­ tion est lui-même chasseur et en passe de devenir fauconnier

autursier - un des rares en France. De fait, pour certains qui furent, enfants, de passionnés oiseleurs, apprivoiser l'épervier est une expérience qui semble procurer un plaisir d'ordre presque esthétique : "J'en ai élevé en liberté, des pies, des corbeaux, des tiercelets aussi - c'est un épervier. C'est des carnassiers, mais ça s'apprivoise. Ça vit à l'état naturel, comme une colombe, pareil. On les prend au nid, tout petits ; vous leur donnez à manger, et ils s'apprivoisent fa­ cilement. Une année, j'en ai élevé deux. Ils étaient là-dedans dans la nature qui se promenaient. Ils montaient à 200 mètres en l'air. Je les appelais, ils piquaient des flèches ; ils arrivaient sur mon épaule, c'était admirable"!

A jouer l'éclair qui tue d'un trait, l'épervier gagne, outre l'admiration pour l'oblique qu'il trace au ciel, une certaine tolérance envers ses rapines : "L'épervier pique, mais il fait moins de mal que la buse. Il tue les poules ; il prend le poulet au bec, et puis allez, en volant. Oui, l'éper­ vier passe en flèche"!

Rappelons, pour l'examiner u.¿t*-n~et*r*»t*£en liaison avec le temps, que l'épervier est un double du coucou, selon une cro­ yance que plusieurs de nos interlocuteurs ont évoquée : "Le coucou, on dit aussi que la première année il est coucou, et la deuxième année, il est'épervier "0 )•

(1) Le mimétisme du coucou ne se limite pas aux oeufs, mais s'étend à l'aspect qu'il peut prendre adulte, ont observé les ornithologues. E t '>( p*«-1", *•»*•'•- •••*»•'» ,i-e«•••••/• e f Fi^i'«t«r fkjpttt 94

La buse

On la dénichait à grand risque "sur un petit bout de bran­ che qui s'en allait à la dérive", mais elle ne s'apprivoise ni ne s'élève, tout au contraire, déjà à ce stade, elle est har­ gneuse, mauvaise : ".".uand vous aviez trouvé un nid de buse, c'était fini ; si elle vous avait vu, elle venait casser les oeufs. Parce qu'on les voyait tourner, ça fait des grands ronds ".On ne lui sait pas gré d'éliminier les vipères : "Une grosse buse, ça ne vit que de sauvagine, de viande, alors ça mange peut-être bien quelques vipères,mais il en faut ! D'ail­ leurs les poules ça en tue tout autant, pareil ".De plus, la vision du serpent dans le nid avec les oisillons a quelque cho­ se de révoltant, de violemment hors nature.

Son personnage est par trop dessiné au noir pour qu'une simple décision administrative change le ton. On ne voit en elle qu'une féroce carnassière, et les détails sont ; pantelants : "Les poules, c'est les buses qui me les mangent. Elles viennent dans la cour ; elles ont pas droit à la destruc­ tion, c'est des bêtes protégées ; protégées pourquoi ? Elles se gênent pas ! Trois poules en une semaine ! Y en a eu une, elle est pas morte , mais la buse l'avait piquée au cerveau, alors elle a un oeil qu'elle voit pas clair, et puis elle tourne, tourne, elle se rend pas compte de ce qu'elle fait. Une autre qui pendait, j'ai trouvé ses os. Le plus qu'elle fait du mal, 95

la buse, c'est quand elle se perche sur un arbre ou un poteau

téléphonique, et puis elle attend sa proie,à venir droit des­

sous ".

Sa cruauté s'exerce au vu de tous, par exemple sur les animaux domestiques laissés à eux-mêmes dans les pâtures : "Des voisins, ils ont eu des agneaux de tués. Ils ont y_u les buses dessus. Elles commencent par les yeux ; elles arrachent les yeux et puis ça continue à picorer ; la Fédération voulait pas croire que c'était les buses, et le vétérinaire a prouvé que les agneaux avaient été tués comme ça ".

Ce picorage sur du vivant, tout le monde l'a observé de

près dans la basse-cour : "La poule, elle sera même pas crevée, elle courait encore, elle avait le ventre percé et tout le dedans arraché, la pauvre bête ! Avec ses griffes, la buse la tient dessous, puis elle la perce, elle lui ouvre le ventre pour manger le foie, l'intérieur. Après elle becquette tout le blanc ; mais elle commence jamais sans le gésier ni la tête ;

elle prend le cervelet direct ". Elle s'attaque aussi au petit gibier : faisans, lapereaux. "Il doit bien s'en croquer, toute viande est bonne pour eux. Et y a rien qui leur fait la guerre. Elles ont pas d'ennemi ! C'est la sauvagine qu'a droit : c'est protégé"! Enfin, elle déniche les autres oiseaux, agissant toujours avec cette ou­ trance qui la caractérise : £ es pères et les mères ils y apportaient le nid entier. Je pense qu'ils les nourrissaient avec les oeufs des autres parce qu'ils portaient le nid entier!" 96

Rien ne vient mitiger la noirceur du personnage : la buse ne se cache pas de l'homme, elle n'en a point peur, et elle est hideuse . "Les buses, elles ne bougent pas ; encore ce matin, elles étaient sur trois pierres quand j'ai donné aux bêtes. Elles étaient vraiment pas belles ! C'était affreux comme laideur"!

Sa personnalité semble toute entière contenue dans sa malfaisance. De sorte qu'elle est proche de l'homme, pour au­ tant qu'elle est réputée cruelle, la cruauté étant conçue com­ me un trait proprement humain. Aussi lui infligeait-on un châ­ timent humain également - un supplice - on la crucifiait vivante sur les portes des granges : "Les buses, on les tuait exprès, et puis on les faisait souffrir ; on les attachait par une patte à un piquet et on les laissait crever ; parce que c'était mauvais, c'avait tué des bêtes ; ça dévorait des bêtes vivantes. Ça mangeait des vipères, des rats, mais aussi beau­ coup d'oiseaux et de poulets ".

Et(ôn se venge de la buTë~Adans la légende,/ en la ridiculi­ sant : c'est le roitelet, le plus menu et le plus familier qui tri omphe (1)

Le corbeau

"Le Grand Corbeau, nous n'en avons pas chez nous, et il est protégé lui encore. Je ne sais pas â quoi ça tient ".

(1) Cf. Appendice, le roitelet et la buse. 97

Et certains disent : "le corbeau freux, on est à la limite, ça s'arrête à Montluçon ; chez nous ils viennent que l'hiver ". Plus pertinentes sont les distinctions d'ordre alimentaire : il y a ceux qu'on mange sans hésitations, "les freux, on les dénichait pour les manger, ils mangent surtout des grains" ; ou encore le choucas, "on lui donne de la viande, il la mange pas ; il mangera de la soupe au lait, du grain". Et ces autres qu'on mange aussi : les corbeaux proprement dits, ou "grol- les", terme qui designe généralement, souvent en les confon­ dant, les corbeaux freux et les corneilles noires. Celles-là sont carnivores, carnassières mêmes, on le sait puisque on les piège avec de la viande : "Quand ça faisait bien froid, on y mettait des appâts, de la glu, puis du grain, ou plutôt des bouts de viande, c'était facile de les attraper. Après on les écorchait, et ça faisait de la bonne soupe. Faut les écorcher comme un lapin ". On les mange volontiers tant que ce ne sont pas des charognards : "Y'9 plus d'appréhension quand on sait qu'ils ont mangé de la charogne, un hérisson crevé par exem­ ple ".Ici joue, semble-t-il, une question de génération : ceu; qui mangent en s'en délectant la soupe de corbeaux - "c'est bon le septième jour quand vous l'avez fait bouillir" - sont les plus âgés parmi nos interlocuteurs, pour qui il était nor­ mal de tirer - "bous à ce moment-lâ (1916) on avait gardé les fusils, la France avait pas été occupée, on l'emmenait au champ quand on labourait" - ou d'appâter un corbeau et de le manger, ou un blaireau, un écureuil, un hérisson (ceux à tête de cochon mais non pas ceux à tête de chien) ; pour la généra- 98

tion suivante^,^c'est déjà un jeu, "une gageure", le stade in­ termédiaire étant représenté par les carriers italiens des années 20, qui, eux/'mangent tout ".

La relation du corbeau à l'homme est fortement ambiva-

1 ente. On l'accuse de tuer avec une cruauté qui ne le cède en rien à celle de la buse : "Le corbeau, on l'a vu tuer des petits agneaux. Il leur arrache les yeux. Parce qu'au mois de mars, quand ils peuvent pas bien trouver leur nourriture, alor- ils suivent les agneaux pour manger le délivre ; alors quand ils y ont goûté après, un petit agneau qui vient de naître, il- vont le manger, sûr. Et l'agneau, il a pas bien de force, et bien ils lui crèvent les yeux pour qu'il reste à leur merci. Quand vous vous amenez et qu'il y a un petit agneau qui est pas fini de crever et qu'a les yeux crevés ! Et ils s'habituen à le faire aux lapins : quand ils ont la myxomatose, les lapin: voient pas très clair, alors les corbeaux leur crèvent les yeux, et ils finissent par les manger comme ça ".Observation bien conforme aux proverbes cités par Rolland, par exemple le proverbe béarnai s -."Elève un corbeau, il te crèvera les yeux". Mais notre interlocutrice ajoute que le choucas, lui, ne ferait pas ça : "c'est pas un carnivore".

Dans la malfaisance, corbeaux et buses peuvent agir de concert : "Ils sont bien d'accord ; quand la buse a tué, les corbeaux sont pas loin pour lui venir aider. Une buse tuerait

(1) En témoigne ce dialogue : Le fils : Les enfants dénichaient pas les oiseaux pour les man ger. Le vieux père : Si... Le fils : Peut-être à ton époque, plus à la nôtre. 99 une poule, les corbeaux en profiteraient bien pour aller finir de la manger, c'est tout d'accord ensemble"! Accord qui n'est qu'apparent, car c'est plutôt la guerre qu'on observe : "Un corbeau, ça se bat avec les buses. Les buses chercheraient à attaquer leur nid au ciel des corbeaux, mais les corbeaux quand ils s'amènent en flèche, ils piquent sur la buse qui peu pas se poser. Parfois, ils la plaquent au vol, y a des moments qu'on les regarde se battre en l'air. Puis les corbeaux cri­ ent, et tous les corbeaux qui sont dans le pays arrivent en renfort. Une buse tuera une poule, elle mangera son saoul, elle y revient peut-être le lendemain, mais les corbeaux l'ont trouvéeet ils se sont rempaillés. Je sais pas si c'est ques­ tion de jalousie ou quoi, ou si c'est quand les corbeaux ont leurs petits dans les nids. Mais c'est souvent qu'on voit des bagarres dans le ciel ".

Le corbeau, constate-t-on, s'attaque aussi aux autres oiseaux : à leurs oeufs et aux oisillons ; mais il n'emporte pas les nids ; au demeurant, contrairement à ce qui se dit sur la buse, on l'innocente volontiers : "c'est pour nourrir ses petits". D'ailleurs , "ça se mange tous les oeufs les uns des autres" ; et s'ajoutant aux expéditions des gamins, c'est sous l'aspect d'une violence généralisée que nous apparaît soudain ce printemps du dénichage : "Dans les oiseaux, y a beaucoup de destructions, au printemps, on trouve des coquil­ les d'oeufs partout, parce que les corbeaux mangent les oeufs de merles, de grives, même de pies ou de geais ; c'est souvent qu'on voit des oeufs qui sont emportés ".Le corbeau s'attaque­ rait donc au poulailler seulement lorsqu'il a ses petits ; il menace moins directement le poulailler que la buse ; mais il dévore volontiers tout ce qu'il trouve aux alentours : "Un loo

corbeau qui trouve un nid de poule dans le pré, il se gêne pas pour en manger ; il emporte les oeufs pour les gober ; il mettait l'oeuf à 5, 6 mètres, puis les avalait. Bien mangé$, un trou comme ça ! Et puis il suçait bien gentiment. C'est sou vent qu'on trouvait des coquilles traînées ".Et on insiste sur cette technique du "gobage". Enfin, ils mangent aussi les oi­ sillons, appliquant, pour les attraper, une tactique de grou­ pe : "Les corbeaux, ils viennent à plusieurs; y en a un qui va attaquer, et puis il va se tenir à distance. Alors les parents du petit poussin courent après et pendant ce temps, ils cho- pent 1 'autre ".

Omnivore, le corbeau pille aussi les champs, et les gens notent la nuance de malignité de son comportement : "Le cor­ beau il vous regarde semer le grain ; quand vous êtes à un bout du champ, il mange de l'autre côté, et puis ils venaient en bande manger les jeunes pousses de grains, et puis parfois ils se rabattaient sur les légumes tardifs, les raves ". Il est frappant de voir cette dernière observation liée, dans l'esprit des gens, à la guerre, conformément à une image clas­ sique : les ravages de la guerre accompagnés dans le ciel de nuées de corbeaux. "Les corbeaux, tout de suite après la guerre (après la défaite de 40), y'en avait partout ici, parce que les bombardements, les mitrailles et tout : alors les oiseaux avaient fait comme les soldats, ils avaient foutu le camp ! Oh puis c'est bien resté une dizaine d'années. On a été obligé de leur faire la chasse. On les endort avec des grains 101

de maïs, puis on les attrape. Ils nous détruisaient tout ! Mais le corbeau déjoue les ruses de l'homme : "On mettait des produits dans le maïs pour les endormir ; puis on leur semait ce maïs et puis on en semait pour nous. Et on trouvait bizar­ re : on disait 'les corbeaux, ils le sentent'. Par exemple, tu semais ton maïs à la Combe, tu voyais tous les corbeaux qui venaient, je sais pas s'ils se donnaient des consignes. Comme par exemple les pies, les geais, s'ils voient un renard, ils commencent à gueuler, et vous les voyez arriver. Mais des cor­ beaux comme ça, ça a disparu. Ils sont pas comme après la guerre. Ils sont presque pas ; ils sont même pas en bande ".

Aucune réprobation ou indignation dans ces récits de la cruauté, des rapines et des ruses du corbeau ; rien de l'indi­ gnation que suscite la buse. Cela, croyons-nous, parce que le corbeau - comme la pie et le geai - offre à l'homme, en contre­ partie, la plus précieuse illusion : celle de pouvoir croire que l'on peut s'entendre et se faire entendre d'un animal sauvage. En témoignent les récits recueillis sur les avatars de leur élevage "en libertéï

Histoires de corbeau

- Le malencontre du corbeau

"J'ai élevé des pies, des corbeaux. Le dernier corbeau que j'ai eu, il me connaissait comme n'importe quelle bête domestique. La patronne, elle allait à Lavaveix faire ses courses, et il la suivait au vol ; il se posait sur les toits des maisons puis au quai ; et il revenait avec elle. Les gens le connaissaient. 102

C'est mon fils qui l'a tué. Il s'en est allé au bois, le cor­ beau faisait que voltiger, il l'avait suivi. Alors il a pas reconnu que c'était mon corbeau. Alors il a tiré un coup de fusil, il a tué le corbeau. Quand il est revenu, il dit 'Tiens; papa, je t'apporte un beau faisan' . Je regarde :'0h ben, j'ai dit, c'est mon corbeau, salaud !' -'C'est ton corbeau ? Je l'ai tué au moins à 1 km de là'. C'était mon corbeau, oh j'étais vexé "l

- Le corbeau chef du troupeau "J'avais un corbeau, mais bien apprivoisé ; il était libre. Quand on emmenait les bêtes aux champs, il marchait en tête. Tous les gens le regardaient, tout le monde était sidéré. Il était là, si majestueux, devant mes vaches ; il nous suivait aux champs, quand on raclait les litières. Il nous suivait partout. C'est intelligent, très, très intelligent, mais voleu; presque comme une pie, n'importe quoi, même assez lourd ! On lui donnait des pommes de terre, des restes, du pain. C'est pas délicat, mais très intelligent. Notre corbeau, c'est les autres corbeaux qui l'ont tué.'.Les autres corbeaux ne l'ai­ maient pas, et quand ils le voyaient, y avait rien à faire, ils l'auraient tué. C'est bizarre que ça se connaît bien ",

- Le corbeau voleur "J'avais posé ma veste , je reviens, je trouve plus mon porte­ feuille , un peu plus loin, y avait mon stylo. J'ai presque tout retrouvé. Et puis j'étais en colère ! Quand mon corbeau est arrivé, j'ai pris le fusil et je l'ai tué "• 103

- Le corbeau mystificateur "J'en ai gardé longtemps, des corbeaux. Ça arrive à parler presque aussi bien qu'un geai. Ils vous entendent dire quel­ que chose, ils le disent. Un jour, la fenêtre était ouverte, il a vu ma belle-mère dans sa chambre qui se passait de la poudre, du rouge. Quand elle a été partie, il est rentré par la fenêtre, il a pris le rouge, la poudre de riz, il a tout barbouillé ! Oh c'est coquin ! Il se cachait dans les orties, et puis quand les dames âgées revenaient de faire leurs cour­ ses. Hop ! Dans le sac. Et puis y avait plus rien !

Puis y'en avait un autre, il pleurait comme un gosse, alors on disait : 'C'est le gamin en face, mon Dieu !' Et c'é­ tait le corbeau, il le recontrefai sait ! Il recontrefaisait une poule : il montait dans la grange en face et il chantait comme une poule. Alors la vieille grand-mère sortait : 'o h y11 faut que j'y fasse monter des hommes, y a encore une poule qui pond là-haut"|Et ils montaient et ils pouvaient pas trouver le nid. Il allait se baigner dans la fontaine des voisins, tou les jours pourtant, et puis y s'est noyé. Ça fait de la peine quand ça meurt ".

- Le choucas "L'an dernier, on avait un choucas, oh on l'a pleuré, on nous l'a tué d'un coup de fusil. C'est le fils qui l'avait trouvé. Il connaît un endroit où y a tous les ans un nid. Alors on l'avait mis en cage parce qu'il était tout petit, oh 15 jours 104

même pas. La première fois qu'on l'a laissé, on revenait des bois, je l'appelle, il était dans le marronnier lâ-haut. Puis il a été apprivoisé. Il était pas prisonnier. Il faisait ce qu'il voulait ; il faisait tout le village, et puis il avait qu'une idée, aller jouer avec les gamins. C'était liber­ té complète. Aussitôt qu'il voyait les gamins, y avait rien à faire, il fallait qu'il aille les trouver. Un soir, il a suivi le fils à la gare en volant au dessus de la voiture. J'ai dit,'le choucas est perdu'! Il est revenu le soir tard crier à la fenêtre pour nous faire voir qu'il était rentré. Un jour, il y avait des petites filles qui faisaient du vélo, le choucas, il est allé se percher sur un petit arbre pour les regarder jouer. Il leur faisait des tas d'approches, tout doucement. On l'appelait 'choucas', carrément 'choucas'. C'était l'ami de tout le monde ".Puis le drame : "Un monsieur (du village) qui est pas tellement intelligent, il a dit à son fils : 'Tu as vu cet oiseau, prend ton fusil1! Il l'a tué! Oh, tout le quartier a pleuré le choucas"!

La pie

La pie est étroitement associée au corbeau dans la plupar de ses méfaits, mais avec des nuances bien marquées de carac­ tère et d'intelligence. On la reconnaît douée d'une sagacité particulière

(1) Cf. Appendice, le coucou et la pie. 105

-"le mauvais temps qui doit venir, ça ne la trompe pas" - et d'une capacité de prévoyance à long terme : "Tout au début de l'année quand les pies font leur nid (et elles sont parmi les premiers oiseaux à nicher, encore au coeur de l'hiver et bien avant la Saint-Joseph des oiseaux), elles le mettent très haut, pour qu'il se trouve hors de portée de tout ce qui peut leur faire du mal. Les premiers nids, ils sont à la pointe des arbres ; ensuite, quand ce nid a été détruit, elles vont en faire un autre plutôt caché dans la broussaille ". Elle sait le mauvais temps de l'année, la malfaisance des hommes, les chances du destin, et c'est cela même qui la rend apte à présager à l'homme son destin - par sa simple présence sur son chemin, ses agaceries dans les arbres alentours ; elle est toujours dans les environs et allant et venant, on ne peut manquer de la croiser. Comme le corbeau, elle rapine, rava­ geant surtout les nids de petits oiseaux, mais avec une tou­ che de malignité particulière : "Il y avait un nid de chardon­ nerets dans la haie. La pie a arraché les oeufs, le nid. Les pies, le matin de bonne heure, elles cherchent partout autour des maisons, tous les petits nids, elles les cherchent pour manger les oeufs. Elles mangent les oeufs de merles .Et «,comme le corbeau, en principe, elle ne va pas dans le poulailler, quand elles ont leurs petits, elles voient les oeufs:"La pie, ça pique un oeuf dans son bec puis ça l'emporte, piqué comme ça. C'est costaud, une pie,comme un corbeau ; ça emporte bien une poule d'1 kg. Et ça va la manger n'importe où ", 106

"Elles vont avec les vaches", et à l'occasion, elles parasitent les bêtes : "La pie, elle se mettra sur le dos d'une vache, et si la vache a une blessure, elle va enlever la croûte tous les jours : la pie, elle mangeait tous les jours après pour sucer la chair. On était obligé de couvrir la vache de pansements ".

On les dénichait avec passion : elles étaient les plus haut juchées, dans les grands chênes, et puis on était bien convaincu de leur caractère nuisible. "La pie, c'était comme le corbeau, on cherchait à en détruire le plus possible ". On la capturait parfois en hiver, lorsqu'il y avait de la neigt et qu'elle venait se chauffer sur le fumier, mais elles étai­ ent moins appréciées que le corbeau ou le geai : "c'avait goût de fourmi ".

Et on les apprivoise : "Ça s'élève bien, mais c'est si voleur"!

Üͧ£2Í!2§_í|e_la_p.ie

"Mon père avait apprivoisé une pie. Et bien, elle était vo­ leuse ; elle allait voler chez les voisins pour apporter chez lui, parce qu'elle était en liberté complète. Quand ma grand- mère mettait le couvert, la pie allait mettre son couvert. El­ le allait chercher lés fourchettes qui étaient mises chez le voisin , elle les apportait sur la table. La première four­ che t te, «Ho« pire ¿* a rien dit. Mais le lendemain, il a vu ce qui se passait, et puis alors le voisin, il avait plus de couverts. Alors,il a été obligé de tuer sa pie parce qu'i 1 en ava it honte1*! 107

La pie va trop loin, et sa nature de voleuse - sa passion pour le brillant - parodie de trop près un vice humain particulière­ ment mal supporté de voisin à voisin, à l'intérieur d'un pe­ tit groupe. Elle "fait honte" et on la tue.

Le Geai

Le geai enfin, moins marqué au noir, plus beau, plus co­ loré, plein de malice, mais sans vice grave - cruauté, cupidi­ té - délicieux à manger, plaisant à apprivoiser, et volubile : "ça cause bien, un geai".

Pilleur de nids comme les autres, et rusé : "Les geais, ils détruisent beaucoup de nids de petits oiseaux, et les poussins ; même un nid de chardonnerets, ils vont le détruire, même si les petits sont prêts à s'envoler. Ils suivent près des bâtiments le matin de bonne heure, que les gens sont pas encore levés ".

Pilleur de jardins également, et le plus redoutable des trois ; avec le merle, il partage le goût des cerises, des fraises et des raisins : "on peut plus en tenir"; des petits pois : "il y en avait cette année, le geai, il se perchait sur l'arbre, puis il prenait le pois, il le mangeait et il filait en chercher un autre. J'ai dit : 'Regarde ou tes petits pois passent1 "!

Facile à dénicher - il bâtit dans les genévriers ou les petits sapins - il est volontiers abandonné aux gamins qui s'essayent à l'élever en cage, mais les adultes interviennent toujours, et l'oiseau élevé en liberté, l'est généralement dans un rapport personnel avec un adulte. 108

üí|toires_de_2eais

Lui - J'avais apprivoisé un geai, il parlait aussi bien que

nous f "bonjour Madame",et tout ça. On lui apprend à parler comme le perroquet ; il peut imiter le cri du hibou ; il peut imiter un chien à la chasse ; il a plu­ sieurs tons, au moins deux ou trois "• Ce don de la parole et de l'imitation, le geai l'utilise déjà à l'état sauvage comme un réflexe de défense pour se proté­ ger : "le geai imite le cri d'autres oiseaux, la buse par ex­ emple. Ça fout la trouille aux autres prédateurs qui vont l'attaquer". Ou pour donner l'alerte, et le chasseur est attentif à son cri : "Quand les chiens mènent un gibier, ça s'éloigne, on entend les geais crier, on fait beaucoup plus attention, on épie beaucoup plus, parce que lorsqu'ils crient, c'est quand une présence insolite les dérange. Souvent, ça peut prévenir ". El 1 e - Seulement il faut déjà échapper le geai parce que ça

fait comme toute bête sauvage, ça lui fait un choc. Et question de nourriture aussi. On disait que le geai aimait bien le caillé, mais ça se nourrit pas rien que de ça ; un geai du nid, la mère le nourrissait qu'avec des insectes. Lui - Mon geai, quand il a parlé, on le lâchait tous les jours et il revenait à la cage le soir. Il rôdait autour de la maison en .liberté. Il mangeait avec les poules. Il parlait, on lui parlait, il répondait. On l'appelait Jacquot. Et puis un beau jour, mon oncle, il revenait de la chasse, il a vu un geai à 500 mètres de la maison, il a dit : "Oh j'ai rien tué" St il a tué mon geai. Je 109

voulais le battre !

Autre récit qui connait une fin strictement identique :

Le Fils - 5 ou 6 geais qu'on élevait dans l'année. Des fois, ça réussissait. Quand on commençait à le nourrir, fallait faire une palette en bois, et puis le faire manger. Ca mange beaucoup de caillé.

La Mère - Il venait là, il montait sur la table, je lui don­ nais à manger. Le Fils - Puis, quand on allait faucher, il venait avec nous. On lui attrapait des sauterelles. Puis après il man­ geait tout seul. Il nous suivait. Et puis un beau jour.. .1 c'est l'ouverture de la chasse, et le chas­ seur qui revient bredouille - un voisin - aperçoit le geai dans le cerisier]: "Ah bon, il dit, celui-là; il nous nargue". Et pan, un coup de fusil : fuis c'était notre geai ! Pierrot a pleuré !

Ces cinq oiseaux forment une catégorie bien cernée, et clairement définie en tant que telle en fonction de leurs re­ lations avec l'homme. Oes relations ambivalentes, riches lio

e* péripéties, sujet favori de récits, provocation à la paro­ le. Nous avons vu comment ces oiseaux s'attaquaient au monde humain : mangeant ses grains, ses légumes, ses fruits ; déni­ chant, gobant ses oeufs; dévorant poussins et poules dans les basse-cours, agneaux au pré ; enfin dénichant les petits oi­ seaux "familiaux" - ceux précisément qu'on ne déniche pas - ou encore ceux qu'on se réserve de dénicher soi-même pour leur beauté ou leur chant, comme le chardonneret dont le dénicha- ge par nos prédateurs, soulève —une indigna­ tion particulière, l'oiseau "dénicheur" se posant là en véri­ table rival de l'homme. Enfin, à la limite, ils se dénichent tous les uns les autres : "le geai, il est détruit par la pie et le corbeau ; ils sont plus forts ".

Ils empiètent sur le territoire de l'homme, et l'homme riposte en empiétant sur le territoire de l'oiseau : en grim­ pant aux arbres, par exemple, jusqu'à son nid. De fait, c'est la guerre. Tout se passe, comme si cette catégorie d'oiseaux était en guerre avec l'homme. Or, qui dit guerre, dit côtoie­ ment, frontières communes. On n'est pas en guerre avec ce qui reste tapi au loin. La guerre implique la proximité, et une reconnaissance mutuelle. C'est presque le contraire de la chasse où l'homme poursuit l'animal dans la nature, sur son territoire ; car ces prédateurs, eux, viennent "guerroyer", Ill

razzier les terres de l'homme, et en quelque sorte leur appri­ voisement consiste à les faire "prisonniers", ce qui implique de respecter certaines règles.

Ces adversaires sont des familiers. Ils sont du pays : "Les corbeaux restent au pays, et puis les geais aussi, ça reste au pays ".Il semblerait même que chaque pays, chaque village, ait les siens. Et on a beaucoup à dire sur ces ennemi s-ami s.

Il y a guerre parce qu'il y a constantes incursions, franchissement des frontières, mais comme dans tout conflit, il y a des transfuges, d'éphémères alliances.

L'oiseau apprivoisé, soit pris au nid, soit capturé l'hi­ ver au tamis, en tout cas "élevé en liberté", est un oiseau d'élection sans daute, mais c'est parce qu'il a élu, lui, de vivre avec l'homme. Le prodige joue dans ce sens là : l'oiseau

- et toutes nos fables le disent - choi si t un jour de revenir, de rester, de.passer dans l'autre camp ; et il choi si t son maître. La décision lui est toujours imputée.

Ensuite se déroulent les épisodes de la fable : - On le nourrit, classiquement, de "caillé", comme si cette nourriture allait le civiliser : "on pensait que de changer son mode de vie, ça les empêcherait d'être sauvages ".

- On s'émerveille : l'oiseau donne mille preuves de son intel­ ligence et de sa fidélité, "il revient taper à la fenêtre ".

- Commencent les mystifications : l'oiseau joue des tours par­ fois pendables ; il est voleur, et ses dons mêmes d'imita­ teur - " il nous répond " - tournent facilement à la pa­ rodie. Mais. 112

c'est une figure de l'échange impossible (il imite, il ne communique pas). Sous peu, il est cause de désordre et de­ vient une menace pour la paix du voisinage. L'homme n'a qu'une prise très limitée sur lui ; il s'apprivoise, mais ne se laisse pas "domestiquer", il imite son maître, mais n'obéit pas, et on a conscience alors d'avoir là un prison­ nier mais un prisonnier qui exprime toujours sa liberté en semant le trouble, ta seule ressource est de l'encager, et même en cage, par sa parole, railleuse ou agressive, il

peut semer la. Jrteey-d«. .,etj.a malice ¿<, £«.>''- .* malignité. Ainsi du geai qui disait; 'grand-mère, mierdo' , quand il voyait la voisine, madame Thevet ! Oh il lui voulait mal ! Il la connaissait bien, elle venait souvent à la maison. 'Saloperie, sale bête', qu'elle lui disait ". Enfin, il meurt : toujours de mort violente, soit tué, com­ me traître, par ses congénères sauvages ; soit tiré par un chasseur jaloux, généralement un parent ou un voisin, ou encore par-son maître lui-même en punition d'une maraude intolérable : "il me faisait honte" ; soit encore par no­ yade (un suicide ?) : "Je ne sais pas comment ça se faisait que les corbeaux allaient dans la fontaine comme ça"! Fin tragique qui marque l'anomalie de ce choix, qui a tous les caractères d'une transgression, l'impossibilité d'a­ bolir cette distance : le sauvage ne peut vivre "en liberté" dans l'intimité de l'homme. Ni l'animal - ici l'oiseau - ni l'homme ne peuvent le supporter. 113

On est très conscient actuellement d'une série fort en­ chevêtrée de contradictions et de mutations :

D'une part, le fait que les enfants ne grimpent plus les nids, que les bêtes sont laissées à elles-mêmes aux champs, l'interdiction de tirer à vue les prédateurs, enfin la dispa­ rition des cultures qui formaient comme une marche frontière^ -— • tout cela fait que "les pies et les corbeaux se rapprochent des maisons "• "Avant, les pies et les corbeaux, quand ils s'approchai­ ent des maisons, des fois pour prendre un oeuf, pour ramasser un petit poulet, on leur tirait un coup de fusil, ça fait qu'il: étaient détruits avant qu'ils aient l'occasion de fai re le mal Ma intenant»avec ces nouvelles lois, on n'a pas le droit de le faire. Le paysan qui veut pas avoir d'ennui avec quelquefois un voisin écologiste ou n'importe, il laisse faire la nature. Alors tous ces petits nids maintenant, ils sont tous ramassés. On s'étonne qu'il y ait moins d'oiseaux. Les pies et les cor­ beaux se rapprochent beaucoup des maisons ".

D'autre part, ces prédateurs sont eux-mêmes victimes des temps : "Il n'y a plus de corbeaux ; on fait plus de grains dans les régions; y'a plus beaucoup d'oiseaux. Tous ces petits oiseaux qui vivaient de vers, de grains, de machins de papil­ lon, tout ça, on empoisonne. Eh bien, ils mangent ces vers, et ils crèvent. Voilà , y a plus de geais presque, très peu de merles ". 114

notera simplement, pour finir, combien les notions de "nuisible" et de "protégé" paraissent insatis­ faisantes et mal appliquées. Ainsi, par exemple, quant à la protection récemment accordée aux buses : "Elles viennent près des maisons ; et puis ça mange plutôt de la charogne ; elles vont pas s'amuser comme la chouette à chasser les rats. Mais dans la nature, on voit plus de chouettes ; les trous d'arbres sont tous occupés par les martres, lesquelles auraient été introduites pour manger les écureuils qui mangeaient les jeune' pousses de sapin..."

Nous aurons à revenir sur ces questions. Très provisoire­ ment, s'il y a une idée, commune à beaucoup de nos interlocu­ teurs dans ce domaine, qui semble se dégager, ce serait que la "protection" à la mesure du village ou de la maisonnée, pour la défense de ses entours immédiats, était un moindre mal et une bien moindre menace contre "l'équilibre". 115

Renard

"Les gens sont très sensibles au renard, ça encore, ça date de la nuit des temps, l'animal qui va leur prendre quelque chose ".

On ne peut trouver meilleure introduction à ce personnage que le "mythe d'origine" recueilli par Daniel Halévy auprès des faoisilleurs de la forêt de Troncáis, toute proche de notre terrain : "... ils (les boisilleurs) savaient comment César lâcha dans leurs forêts les premiers renards de France : furieux contre les guerriers qui arrêtaient ses légions, César lança les bêtes rusées, comptant sur elles pour faire le mal. Elles n'y manquèrent pas, elles entrèrent où César n'entrait pas, et courant par toute la Gaule, mangèrent les poules des Gaulois, malgré la défense courageuse des coqs. C'est alors que les Gaulois prirent pour signe l'image du vaincu, et sous sa crête rouge, ils combattirent jusqu'à la mort. Ainsi, les renards de Troncáis furent la souche de tous les renards de France et leur race pure se connaît aujourd'hui encore, â leur malice renforcée^ ' ".

Alors qu'il s'avère très difficile de reconstituer les souches d'origine des perdreaux ou des lièvres, gibiers de prédilection autrefois, le renard est un des rares animaux de

(1) Daniel Halévy, Visites aux paysans du Centre, ß«/r>aroi (jraJieí 116

la faune sauvage à avoir un enracinement très ancien : "Depuis que le monde est monde, on a trouvé des renards au lieu-dit les Renardières" ; mais aussi une extraordinaire faculté de renouvellement : "Où y en a eu cette année, l'année prochaîne, y en aura un autre. Ils viennent d'ailleurs, c'est toujours occupé. En règle générale, dès que vous en supprimez un là, et bien le territoire des autres s'élargit ou il s'en implante un à cet endroit ". Ils occupent le terrain à la manière d'une armée de l'ombre, comme s'ils étaient liés par quelque ré­ seau secret et avaient la possibilité de s'infiltrer partout "Eux savent". "Si on chassait pas le renard, on serait envahi, y'aurait des renards partout. Si on ne les détruisait pas, ont aurait plus rien ".

Toutefois, pour certains, leur nombre diminue : "Y a plus guère de renards, les matins, avant, quand j'allais voir les bêtes, je passais pas une semaine sans voir le renard dans les prés, avec les bêtes souvent ".Ou encore : "Les renards, y en a peut-être moins qu'il y a une dizaine d'années parce que c'est pareil, on fait moins de cultures et les renards ils venaient à travers les cultures, ils se rapprochaient plus des maisons ".Mais d'autres constatent au contraire : "Autre­ fois, y'avait moins de renards qu'il y en a maintenant". Et on avance des chiffres : 134 renards tués l'année dernière par la société de chasse de sur sept communes. Un lieute nant de louveterie dit éliminer en moyenne 30 renards - et 30 blaireaux - chaque année sur son canton. Mais ce qui domine 117

c'est moins en soi la réalité du nombre que la difficulté de le contrôler, et la crainte de se voir déborder - à l'image des renards de César - par sa présence envahissante : "Ils peuvent tuer tous ceux qu'ils voudront, 6 mois après y en aura encore de revenus. Il n'y avait plus de renards dès le mois de mai, et maintenant (décembre), y en a partout. On se demande d'où ils viennent ! J'ai l'impression que lorsqu'on

Tes tue, aussitôt ils sont remplacés par d'autres qui sont en

trop sur un territoire. C'est un cercle vicieux ".Une prolifé­

ration mystérieuse et imprévisible qui s'accorde avec sa per-

sonnai i té.

Í£S raisons pour expliquer son insinuante présence sont certes sa vitalité exceptionnelle (pour certains les portées sont de huit renardeaux) et sa capacité d'adaptation aux cir­ constances : la tempête de 1982 ne les a pas chassés, tout au contraire, "depuis la tempête du mois de novembre, ils arri­ vent à se camoufler n'importe où^ '".Mais en définitive c'est le trait fondamental de son caractère, la ruse, qui lui permet de se maintenir et de se faufiler partout. "Si le renard était pas rusé, y en aurait plus. S'il était pas malin, avec les chasseurs qu'il y a, il serait détruit en peu de temps ". Des

(1) Ils foisonnent comme les "couô de renar","des plantes qui ont la forme d'un épi chevelu, long parfois d'un métré et plus, de la grosseur du bras, et qui se forment dans l'intérieur des tuyaux de ciment utilisés pour la conduite d'eau, qu'elles obstruent ". L. Queyrat, Le Patois de la région de Chavangt , Guéret, 1927. 118 ruses qui lui sont propres, car on ne songerait pas, par exemple, à expliquer par ce trait la multiplication des martres depuis 20 ans.

Pour tromper le chasseur, il fait le mort, sa grande feinte,mille fois expérimentée, toujours éblouissante : au moment où on le sort du piège- "Je le sortais, je l'ai assom­ mé, il a fait le mort ! Ah il est rusé"! ; ou bien quand le déterreur desserre les pinces : "Vous avez un petit peu le dos tourné. Toc, il est parti ".Il "gîte", c'est-à-dire qu'il bondit du terrier pour surprendre le chasseur posté à l'affût(r

0* dît QMJji'que s'il chasse toujours loin de son terrier, c'est

par astuce7pour ne pas se faire prendre :"Ah il est rusé, il va chercher les poules à trois ou quatre kilomètres de son terrier. Il aura un poulailler qui sera à côté, il ira pas faire de mal, parce que ça le fait découvrir. Le renard va toujours à l'opposé de son terrier. C'est malin"!'

Il est également capable de ronger sa patte prise dans un piège : "Un renard qui sera pris par une patte, eh bien, il coupera sa patte pour se sauver. J'y suis arrivé une fois, il avait coupé sa patte et puis il était parti, ^[ais la patte était collée, il avait quitté sa patte". Et les chasseurs racontent qu'il n'est pas rare de tuer des renards à trois pattes. Pour échapper aux chiens, ses ruses sont aussi variées que dénombrées, constituant un répertoire que l'on aime à retrouver: traversée d'une rivière -"même sur une rivière, le renard nage, il passe de l'autre côté, les chiens eux, ils traversent pas la rivière"- ou interruption de son

(l)C'est qu'il est lui-même "ruse" et "piège", et tout son art culmine dans cette "conduite de retournement". "Le renard est un piège; au moment opportun, le mort sera le plus vif des vivants". Çf_. M. Détienne etJ-P. Vernant, Les Ruses de l'in­ telligence. La métis des Grecs, Flammarion, 1974. 119

parcours : "un renard, ça a bien l'habitude de marcher sur les murs, et puis là, il perd les chiens, quand les chiens sont à la chasse derrière lui. Alors si le chien il est pas allé trotter sur le mur..."

Quand c'est lui qui chasse, sa rouerie est encore plus remarquable : "Je me rappelle qu'une année/ la nuit parce que les dindes, ça aime bien coucher dehors, ai puis alors y avait deux pommiers qui étaient à une dizaine de mètres du coin de la maison. Alors mon père, il se lève, et il nous ré­ veille. Il dit, 'ça y'est, y'a le renard'.' Et vous savez com­ ment il s'y prenait,le renard, pour les faire descendre de l'arbre ? Incroyable ! Il cherche une bosse ou une pierre et puis il saute, même que la branche soit à quatre mètres. Alors la dinde qui est perchée dessus, elle a peur. Alors quand y en a une qui s'envole, tout le monde fout le camp. Et puis alors, le renard, il tape dedans ".

Chasseur, il concurrence l'homme par la manière organisée dont il s'y prend, capable de chasser en famille, ou tout ou moins en couple : "Le renard chasse souvent à deux, le plus souvent en couple, l'un posté attendant que l'autre rabatte le gibier pour lui. C'est généralement la femelle qui chasse et le mâle qui attend au poste. D'ailleurs, si le mâle loupe, il prend généralement une volée. C'est peut-être une légende."

Comme dans le "mythe", c'est essentiellement dans les poulaillers qu'il chasse, prenant pour gibier des animaux domestiques, détournant les règles du jeu de la chasse, un peu 120

comme César en l'utilisant détournait les règles de la guerre^ e.t ses incursions dans 1 es poulai 1 lers sont l'image de la traî­ trise mais aussi de l'insolence . 1\ y vient même en plein jour: désinvolte, il emporte l'oie , prise dans la cour de la ferme, et la charge comme un sac sur son dos, "il l'attrape par le cou et puis il la fout sur ses reins. Il la traîne pas, vous voyez pas une plume". En contrepoint, c'est son audace qu le perd parfois, et les récits qu'on garde en mémoire, coulés dans le moule de la fable, sont aussi porteurs de la morale du piégeur piégé : "Mon grand-père, il lui est arrivé une aventure avec le renard. Ils avaient un petit appentis qui faisait . poulailler à côté. Le soir, à la veillée, ils entendent crier les poules, alors il a dit : 'c'est le renard qui est dans le poulailler'! Il avait passé par une lucarne en haut et puis le plancher était pas bon, il est tombé dedans. Le renard était fermé dans le poulailler 1 La nuit, ils ont tué le renard dans le poulailler". Même s'il est pris au piège de sa propre ruse, on exalte encore sa malice lors d'une aventure similaire : "Un renard était tombé dans un endroit où y avait plein de poules ; il avait gratté,parce qu'il les sentait, pour passer sous le grillage. Le renard déposait au trou qu'il avait fait, et il avait déposé au trou une vingtaine de pièces de volailles, mais quand il a été pour sortir, il a pas trouvé le trou ! Et quand le paysan s'est levé le lendemain, ben.le renard, il était coincé, il avait plus de trou pour sortir"! 121

Dans ces derniers cas, c'est aussi sa démesure qui le perd, un goût effréné pour le pillage. Et on s'indigne de ses razzias : "Une année, y en a un qui avait démoli un poulailler, pourtant le poulailler, y avait une échelle comme ça pour monter. Il avait emporté 16 poules ! Il en avait caché dans les deux sens, en allant au nord, en allant au sud ". Capable de prévision, il cache son butin, et à une autre occasion, c'est 19 canards, tués en une nuit, convoités, pense-t-on, des mois à l'avance, laissés à l'engrais en quel­ que sorte pour les emporter au moment opportun : "Je vois, ici dans le ruisseau, y a toujours des canards de barbarie, y en a une quantité, mais pendant une période les renards y tou­ chent pas, ils les gardent. Ils savent qu'ils sont là, et qu'ils pourront les manger quand ils voudront. C'est quand mê­ me un fléau dans la nature, ces bêtes-là, parce que c'est incroyable le dégât que ça peut faire sur la volaille autour des fermes ".

Plus qu'en chasseur, le renard, ici, se conduit en voleur et l'on nomme dans la région "renard*à deux pattes" les vo­ leurs de poulets qui, souvent, sont les bohémiens, nomades installés aux portes des villages et qui, dit-on, comme les renards, chapardent toujours sur la commune d'à côté : "Un bohémien quand il est cantonné là, ben, ils vont pas venir voler les poulets quand ils sont là. Mais quand ils vont bivouaquer à 15 ou 20 kilomètres, une nuit, ils viendront bien 122

voler ceux qu'ils avaient repérés 15 jours avant .

De ce rapport si étroit entre le renard et les poulai/Jev-j témoigne le tribut que l'on payait, il y a encore dix ans, au chasseur ou braconnier qui avait tué un renard. Il faisait la tournée des maisons en exhibant la dépouille ou la bête en­

chaînée , vivante, et présentait cette requête : "Patronne des fermes, voici le mangeur de poulets, donnez, donnez des oeufs, donnez, donnez des sous"."Comme les gens étaient si contents qu'il fasse la destruction, pour sauver leurs poules, ils disaient : ' On va vous donner des oeufs pour vous encou­ rager à les tuer'. Ils mangeaient les oeufs, et puis les sous aussi. Ils faisaient un banquet, les jeunes et les vieux. Mais aujourd'hui, les chasseurs font plus les mendiants ". Pratique homologue à celle qui consistait pour les bergères à offrir de la laine au chasseur qui avait tué un loup et qui, semblablement, en exhibait la dépouille, quêtant sur

tout le territoire de la commune^ \ Tournée qui était la spécialité de personnages hauts en couleurs, et tenus pour exploiter une situation dont on n'était pas dupe : "Je me souviens, on avait dans notre campagne un vieux monsieur qui passait quelquefois les hivers. Il s'appelait Gabriel, on l'appelait Gravier, et, tous les hivers, on le voyait appa­ raître avec un renard pendu derrière son cou. Alors c'était un vieux coureur de chopines, et il suivait les maisons, les villages pour ramasser quelques oeufs, quelques pièces, pour se saouler pendant quelques jours. Ce Gravier, ce vieil homme

(l).M.M. du Muraud, Dans les pas des anciens, Limoges, 1933. 123

qui est mort depuis longtemps, il avait le chic pour présenter ça, il l'avait toujours attrapé à 500 mètres de la maison ! Il exploitait ce qui était exploitable" * '.

Aujourd'hui, les descentes dans les basse-cours se font plus rares, et les poulaillers actuels protègent plus effica­ cement la volaille, mais on l'accuse maintenant de s'attaquer aux agneaux nouveaux-nés comme les corbeaux et surtout de décimer le gibier, gibier de repeuplement mis dans les réser­ ves de chasse, et gibier lâché juste avant l'ouverture de la chasse. Ce gibier d'élevage, sans grande défense, peu Faroucht,les renards ne sont pas les seuls à en profiter, et parfois on en convient: les buses aiment particulièrement les faisans; et les martres font beaucoup de dégâts : "Y a les martres qui font certainement beaucoup plus de mal que les renards parce que beaucoup plus petites, se faufilant bien plus dans les bois et tuant pour le plaisir de tuer ".Mais le crime retombe.principaiement sur lui : "S'il n'y a pas de gibier, c'est la faute au renard, on met tout sur le dos du renard. Il en faut bien une tête de turc ".Ce sont les chas­ seurs qui le tiennent pour un rival et le jalousent car il leur vole le gibier, et ils apportent comme pièces justifica­ tives les innombrables carcasses trouvées dans les terriers qu'ils détaillent avec minutie et indignation : lièvres, lapin

(1) Depuis quelques années la destruction des nuisibles est officiellement prise en charge par le garde-chasse ou le lieu­ tenant de louveterie. En Creuse, il y a un lieutenant de lou- veterie par canton. Ils ont pour fonction de détruire ou de diminuer - tout particulièrement dans les réserves - la quanti té des animaux nuisibles ou malfaisants. Ils sont nommés pour 3 ans par le préfet et 1 eurs foncti ons sont renouvelables. Ils^ sont tenus d'entretenir une meute, au minimum 4 chiens crtinte dans la voie du renard et du sanglier ou alors 2 chiens dêter- reurs fox ou teckel, chassant sous terre. 124

)

faisans qui côtoient canards, oies et dindes. Et l'étalage au terrier de ses prébendes légitime les chasseurs dans l'acharnement qu'ils mettent à le détruire— • Acharnement qui trouve sa raison suprême dans le fait qu'il présente un danger plus grave : il peut transmettre la rage - même si la rage n'a pas encore gagné la région et même s'il n'est pas le seul animal à la transmettre : "Et puis mainte­ nant qu'ils sont enragés presque partout. Par ici, non, mais ça pourrait bien arriver, ça traverserait bien la France en vitesse, ça"! Il porte donc en lui le potentiel de destruc­ tion le plus redouté, qui exacerbe "le mal" qu'il fait : "les animaux nuisibles, y a le renard, c'est celui qui est le premier puisqu'en définitive c'est toujours le haro sur le renard, puisqu'il est porteur de la rage". En contrepoint toutefois commencent à se faire jour des opinions sur son "utilité" : "Le renard c'est très subtil, difficile. Il-fait du mal, mais il fait aussi beaucoup de bien. Il mange les rats, il aime mieux les poules que les rats mais enfin ! Il ne faudrait pas non plus qu'il n'y ait plus de renards, parce qu'ils ont quand même leur utilité, ne se^it-ce que pour ramasser les charognes et les saloperies qui peuvent traîner dans la nature".

Ce qui frappe c'est l'éventail de ses goûts ("il man­ gera aussi bien un chat qu'une poule") et de ses aptitudes 125

à les satisfaire. Il chasse, avons-nous dit, il cueille aussi, peut-on dire-, collectant les poires pourries sous la neige, les baies dans les haies, et le miel dont il raffole: "Xl va dans la ruche, s'il peut dévaster une ruche, il la rate pas". Il attrape des insectes, et l'on TCL-

eor\L"} émerveillé: "J'ai vu un jeune renardeau au crépuscule, au mois de mai-juin, il chassait les sauterelles, et il jouait comme un chat". Enfin, complétant le tableau de la vie du chasseur- cueilleur, il pêche: "Il va dans la queue des étangs, là où les poissons remontent, y a pas épais d'eau, alors là, il attend;prêt à bondir, des minutes et des minutes; vous avez la carpe qui est là au printemps, à. l'époque de la fraie, à fleur d'eau, alors, pour le renard, c'est facile à prendre". Et l'on commente longuement la présence d'aiêtes et de têtes de poissons dans son terrier. Diversité des talents, variété des goûts, prompti­ tude des actions, mobilité, vigilance, autant de traits qui témoignent d'un "esprit bariolé", d' une "intelli­ gence polymorphe" qui sait s'adapter à toutes les circonstan­ ces et en tirer parti -une.métis (1). Assurément ses préférences vont à la viande -volaille ou gibier - sans

(1) Ibid. 126

doute aime-t-il tout autant un lièvre qu'une poule, mais le lièvre est plus difficile à attraper, et son intelligence- se montre en ce qu'il ira toujours au plus facile, en ce qu'il saura saisir l'occasion. Quand il est pressé ou dans la néces­ sité de nourrir ses renardeaux, il attrapera les poules qui savent mal se défendre ou ces faisans qui ne savent plus se percher et qui, privés d'odorat, ne le sentent pas venir. Ca­ pacité à se débrouiller, façon opportuniste qui est celle aussi du nomade qu'il est en grande partie. Car mis à part l'époque ou la renarde élève les renardeaux au terrier, et les moments où il s'y réfugie pour échapper à ses poursuivants, il vit et dort dehors, dans des repaires variés, camouflés dan; la broussaille, dans les "balaitières", ou dans des anfractu- osités. Il habite ä la fois nulle part et partout : "Il vit constamment dans les forêts, dans les bois, dans les haies, partout ".De même, sans être vraiment nocturne, il chasse fré­ quemment la nuit ou au petit matin, prenant le risque de chas­ ser en plein jour quand il y a les renardeaux.

Il fréquente cependant le terrier durant le mois ou mois et demi d'élevage des renardeaux - changement de vie saisonnier propre à la vie sauvage - et il se montre un "époux" et un

"père" modèles.Mis en regard des animaux domestiques, le couple de renards est fidèle , responsable , coopératif, attentif à l'éducation des renar­ deaux : "Les renards n'ont pas les mêmes moeurs que les chiens. Le renard, il vit par couple. Quand il y a les petits, on peut 127

trouver le mâle qui vient attraper les poules, même la femelle et qui rapportent la nourriture aux petits. Alors qu'un chien, il s'occupera pas du petit". Bon père, il accumule les provisions, les cache autour du terrier. Quant à la renarde, elle est une mère exemptai«.:"Au moment de la mise bas, la re­ narde choisit un petit terrier tranquille, isolé ".Elle aména­ ge une concavité dans le sol, sous une souche «v». un vieux mur, mais elle s'assure toujours de plusieurs habitats de repli, du moins pour les nouveaux-nés qu'elle déménage à la moindre alerte : "Une renarde qui a des petits, quelqu'un passe sur le terrier, s'y arrête, il reste un petit moment, il est à peu près certain que la nuit suivante, les petits sont déménagés, s'ils sont gros. S'ils sont petits, une heure ou deux heures après, ils sont déménagés?

C'est à l'odeur humaine que le renard réagit: "11 est très malin, il sent l'homme de loin déjà. Si le vent vient, au lieu de passer où il y a le chasseur, il ira facilement passer à côté". Réciproquement, c'est l'odeur qu'il dégage qui met facilement- les chiens sur sa piste. Une odeur que certains chasseurs perçoivent et dont ils *

connaissent toutes les variations : "Au printemps, où déjà les chiens ne prennent plusse petit gibier comme au mois d' octobre ou de novembre, l'odeur n'est plus la même; l'herbe commence à pousser, tout ça, les odeurs ne sont plus les mêmes. Alors, étant donné que le renard ça sent très peu longtemps, il faut le prendre le matin de bonne heure. C'est assez problématique". Une odeur qui est 128

associée à son goût pour la viande faisandée, voire pourrie : "Le renard, on dit qu'il tue tout et qu'il enterre. Il mange pas frais, il va faire un trou. Il met en réserve, il le cache, et puis le jour qu'il a faim, il va le chercher. Au bord des terriers, quand les chasseurs font des battues, eh ben, ils trouvent des tas de volailles qui sont enterrées. Elles sont comme en train de macérer pour le jour qu'il en a besoin". Et cette forte odeur est une des difficultés de sa domestication : "Un renard qui va vivre en captivité, il va vraiment puer, en somme". Classé dans la sauvagine parmi les "puants", sa chair est également considérée comme immangeable à cause de son goût prononcé, et sa consommation,quand elle a 1ieu^pparaft comme une blague, une farce : "Manger du renard, je crois que c'est de la fanfaronnade. On peut pas dire qu'on va manger ça pour le manger. Histoire de rigoler, une fois par hasard, on va bien manger un cuissot de renard 1 Ça mérite beaucoup de préparation, pour pas manger grand'chose de bon"! A cet égard, il a le même traitement que le blai­ reau : "J'ai mangé plusieurs fois du blaireau, enfin mange.., on fait pas un repas avec ça. Disons, c'est des rigolades en­ tre copains. Même une fois c'est moi qu'avais préparé ça, pourtant je suis pas même cuisinier et puis les gens l'ont mangé à leur insu, quand ils ont su que c'était du blaireau, ah, a h i Le blaireau c'est pas immangeable, si on prenait la précaution,dès qu'on le sort du terrier, de le saigner ". Et on attribue aux gitans et Italiens, venus en quelque sorte en renards en ce pays, un goût pour ces viandes . Quand les 129

G-itans campent, les renards disparaissent : "Y avait des

Gritans qui étaient là à trois cents mètres/et j'en avais tué un. Il était accroché là, à la barrière. Eh bien, en passant la nuit, ils sont bien venus me le voler, et c'était bien pour le manger "] Comme toute la sauvagine "c'est mauvais à manger" même si - en raisonnant - on se dit que "des côtes de renard en sauce marengo, ça devrait être aussi bon que n'importe quel autre gibier" ; et on cite une préparation "en pâté de foie, moitié renard, moitié porc", où le goût prononcé du renard était masqué par celui du porc.

Paradoxalement, cet animal qui n'est pas gibier , dont la viande n'est pas mangée, qui est l'ennemi, retrouve une dignité -de même que dans sa vie sexuelle et familiale- lors­ qu'on le traque à la chasse, soit au chien courant, soit au fox terrier lors du déterrage: Il est alors un adversaire loyal, qui joue son jeu certes, "mais qui est difficile à avoir", et qui, pour cette raison, est en quelque sorte ano­ bli.

Deux formes de chasse dont la première est exaltée dans le témoignage suivant (on examinera l'autre forme de chasse un peu plus loin en traçant le portrait du déterreur ). "C'est une des plus belles qui soit, parce que l'animal c'est l'animal le plus rusé qu'il puisse y avoir. Le sanglier 130

se fait tuer bêtement, le chevreuil aussi, ça se fait tuer, tandis que le renard fait des fois des menées sur 10 ou 15 kilomètres. Et à l'époque de mes vingt ans, j'ai chassé le renard pendant quatre ou cinq ans, mais j'en avais assez, par­ ce que je chassais le renard je rentrais plus à la maison. Quand on partait le matin, on savait jamais quand on rentre­ rait le soir. On perdait les chiens des fois à des kilomètres, sur des communes voisines. On n'était pas toujours bien vu, alors qu'à l'époque on faisait ça pour le bien, on vous disait 'Oh bien, la mère un tel, il lui a mangé quatre poules'. Bon, on va y aller. C'était merveilleux de suivre les chiens ".

Récit qui résume de façon exemplaire les caractéristiques de la chasse au renard, son enjeu absolument singulier, pour les chiens comme pour le chasseur, qui sont ici intimement liés dans le risque d'aller trop loin ; et où, en même temps, le renard se montre sous un jour tout autre. En effet, si d'un côté,quand il s'approche des hommes, au plus près des mai sons, ii*fc»vi i¿ entre dans les poulaillers, il s'insinue, se faufile, aussi tortueux dans ses ruses et trompeur qu'agile et brusque, au point qu'on le compare à la buse : "Quand il est à quelques mètres, un saut, et puis ça surprend, ça fait comme la buse'.'; Je l'autre, â la chasse, c'est la franchise de sa course qui frappe. C'est un "coursier", il adopte une cour­ se régulière, li»£aîr«. y qui en fait toute la beauté : "Quand 131

il est pourchassé, il prend un grand parti, comme on dit, il a une course rectiligne et les chiens ne perdent pas sur lui, c'est-à-dire qu'ils aboient toujours, toujours derrière'.' A l'aboiement des chiens, à la régularité de la poursuite, on sait d'emblée qu'il s'agit d'un renard : "Il a une chasse rec­ tiligne, c'est plus agréable à l'oreille, . 'est-à-dire que

les chiens aboient très régulièrement derrière^ au rythme de sa course*. Et la poursuite, dès qu'elle est engagée, est l'occasion de mesurer ses forces et sa persévérance, elle mène les chasseurs à bout: on ne sait pas combien de temps elle va durer, ni où elle va vous mener - au-delà des limites de la commune - et le risque est autant de perdre les chiens, de dépasser les bornes d'un territoire connu, que de se perdre soi-même. le renard entraîne hommes et chiens au delà de leurs propres limites, exerçant sur eux un pouvoir d'attrac­

tion, une emprise qui est presque de t'a/á*é de l'ensorcellement.

D'abord les chiens . Pris par l'odeur, ils délaissent tout autre gibier pour le suivre, comme ennivrés: "L'odeur est plus forte, et puis ils raffolent de le chasser. Les chiens qui ont pris l'habitude d'aller chasser "en ligne" (derrière le renard) ils sont souvent en défaut, parce qu'ils ont pris

l'habitude de courir, de courir, alors s'ils tombent sur le lièvre qui, lui,fait des ruses, des détours (et dont, souli

gnons-le,l'odeur est beaucoup plus fugace)yils le perdent". Le renard prend donc les chiens au piège de son odeur, et les

attire loin de leurs maîtres et de leur territoire- , les dé­ tournant de tout autre gibier: *e chien qui a senti et chassé 132

le renard est "deformé au point qu'il ne peut plus chasser autre chose ". Chien dès lors marqué et que les autres chas­ seurs refusent de mêler aux leurs : "Alors les mecs qui ne chassent qu'à condition que ce soit rentable , alors s'ils savent que vos chiens vont au renard..."

Ceux qui ont de tels chiens et qui chassent le renard sont donc singularisés et groupés par affinité ; leur chasse les isole : "Moi, j'aime bien la chasse au renard, mais ce qui est embêtant c'est que les mecs, ils veulent venir à condition que ce soit du lièvre ou quelque chose comme ça, car les chas­ seurs veulent le morceau de viande". Or ce point est capital, la chasse au renard est "pour rien", pur plaisir, sans butin, on ne le mange pas. Et le langage du chasseur de renard est celui de la passion : "On ne chasse pas pour tuer du gibier, rien du tout, par passiion.iJ 'aime autant chasser le renard que le sanglier. J'aime chasser tout ce qui occasionne des menées au chien courant. Si les chiens me lèvent un renard le matin, le mènent pendant deux heures, je suis content, je suis plus content que s'ils me lèvent un lapin, qu'il fasse 20 mètres, et que je le tue". Passionnés qui ne pfennent même pas le temps de casser la croûte ou d'aller au café. Et le risque majeur de cette chasse c'est de faire du chasseur un chasseur "sauvage", oubliant tout, maison, femme, temps,lieux, son être même ; réelle et vécue expérience d'un danger - exal­ tant certes - à quoi font échos ces "chasses sauvages" - ici en Creuse la "chasse gaiière"» qui sont le fait de chasseurs 133

maudits et condamnés à poursuivre éternellement un gibier inaccessible, sans possibilité de retour, parce qu'ils ont oublié leurs devoirs d'homme social ou religieux.

La chasse au chien courant est une chasse d'homme jeune cherchant à aller au bout de ses forces, de sa persévérance, mais aussi de ses sens, et qui, par "sagesse" doit se limi­ ter dans le temps : "je l'ai chassé quatre ou cinq ans, mais j'en avais assez parce que je ne rentrais plus à la maison"! En effet l'homme s'éloigne des femmes et trouve au loin vo­ lupté. On semble avoir besoin de se justifier en disant qu'on fait le bien - justification morale bien légère - en détrui­ sant un animal malfaisant, un tueur de poulets, "pour rendre service aux fermières',' ou aux chasseurs dont il tue le gibier. Gratuité, pur plaisir qu'on se mesure donc, et qui, on le sait très bien ici, est l'attribut d'une autre nation, l'Angleter­ re, et que l'on évoque avec une pointe d'envie: "Là-bas, en

Angleterre, c'est pour le plaisir; ici, c'est la lutte contre cet animal qui, paraît-il, je dis bien, paraît-il, fait du mal au gibier".

Et ce risque de basculer à la suite du renard -ou mieux, de la renarde - dans l'univers de la sauvagerie, on peut en trouver complète illustration dans le roman anglais de David Garnett, La Femme changée en renard (1). Et si le "mythe" donné en tête de ce chapitre nous livrait un premier aspect du renard - celui d'une armée de l'ombre furtive et envahis­ sante- l'ouvrage de Garnett , lui, en exalte l'autre face,

(1) D. Garnett, La femme changée en renard, Bernard Grasset, 1932. Rappelons également le roman de Mary Webb, la Renarde. 134

qui s'est découverte ici dans la chasse, celle noble et fascinante de sa sauvagerie. L'aventure est celle d'un homme dont la femme, un jour où ils rencontrent une partie de chasse, est subitement trans­ formée en renarde. Il la ramène chez lui et décide de conti­ nuer à la traiter en épouse. Toutefois, il est contraint d'éloigner tout témoin de cette nouvelle et étrange cohabita­ tion : les domestiques sont renvoyés, toute rencontre avec les voisins évitée. Ils s'isolent. Les chiens de chasse, intermé­ diaires obligés entre le chasseur et le monde sauvage, sont tués. Une vie de couple, calquée sur leur ancienne vie conju­ gale, semble possible tout d'abord, car la renarde manifeste "un si fort instinct féminin" ; son regard est si expressif qu'ils peuvent continuer à communiquer sans avoir recours au langage ; elle continue à partager son lit, à se satisfaire des plats qu'elle aimait du temps de sa vie de femme, à s'ha­ biller de même et à— -jouer au piquet. Seul désagrément de sa nouvelle condition, une odeur très forte que le mari combat en faisant livrer du raisin deux fois par semaine et en la brossant, et la parfumant chaque matin. Mais bientôt

les choses se.

quer les os des poulets à table, fíníisarct par s'installer sous la table pour manger, sous le lit puis dans un coin de la chambre pour dormir; elle refuse les soins corporels et le port du vêtement . Í e.^r~ s e n t qu'elle aspire à s'échapper. C'est en employant la vieille ruse des renards - faire le mort - qu'elle réussit un jour à détourner son attention et à 135

s'enfuir. Il ne peut supporter son absence, devient hanté non plus par sa femme mais par la renarde elle-même. Il la cher­ che longtemps et la retrouve entourée de renardeaux. Il la rejoint, et vit désormais au bord du terrier, abandonnant toute habitude humaine, il joue avec les renardeaux, rabat pour eux le gibier, marche plié en deux, presque à quatre pattes. Mais la saison de la chasse revient, et le destin de la renarde, déchirée par les chiens, apporte le dénouement: sa mort restitue à l'homme sa dignité et sa raison.

Fable qui illustre d'un côté que la renarde ne peut être retenue, domestiquée, son désir de vie libre est in­ domptable, irrépressible; de l'autre que l'homme qui se laisse prendre à Sa ^vâce- , - à sa séduction bascule dans la sauvagerie, état qui ne comporte qu'un seul point de retour, la mort de l'animal. Parallèlement c'est dans la manière d'affronter la mort que la renarde exprime sa dignivé et son rapport à l'homme: Comment on doit quitter la vie et tous ses maux. C'est vous qui le savez, sublimes animaux.

Enfin, cette attirance réciproque -"son mari essayait toujours de la ramener à être femme, elle, de son côté, espérait l'amener à devenir lui- même une bête"- s'appuie sur la féminité de la renarde: elle se démarque à peine au départ de son ancien état de femme et ne glisse que peu à peu vers la sauvagerie, entraînant l'homme derrière elle. Une collusion entre traits féminins et traits sauvages qu' affirme par ailleurs le mythe d'origine des animaux évoqué 136

en tête du Roman de Renart : "Les bêtes créées par Adam devenaient domestiques, celles créées par Eve, sauvages. C'est ainsi qu'entre autres est né le Goupil. Il était roux comme Renart et habile autant que voleur".

Cet ensemble de caractéristiques , nous le retrouvons dans les nombreuses tentatives de domestication que nous avons observées.

Il y a tout d'abord l'attrait du renardeau, petite boule soyeuse, toute noire, si adorablement noire - "c'est tout noir, tout noir, comme une taupe" - sa vivacité, sa grâce, son enjouement qui poussent à vouloir le posséder. Tout petit, c'est l'image du chaton qui revient : "J'en ai pris gros com­ me des chats, c'est pas méchant. Ils font 'psi' comme les chats mais c'est pas méchant". Ou plus souvent celle de son frère ennemi canidé, le chien, et au reste la tentative de domestication est de "s'en faire suivre comme d'un chien" : "J'en ai élevé des jeunes renards que j'ai pris au nid, des petits renards de lait. Ils me suivaient (et c'est souvent à une chienne que l'on confie la tâche de l'allaitement). Ils me suivaient comme un chien, et puis ils s'en allaient pas". Toutefois, les difficultés viennent très vite dès qu'ils gran­ dissent : "Le renardeau, c'est affectueux, ça joue tout petit comme un petit chien. Après, bien sûr, y a l'instinct... on peut le domestiquer mais ça reste sauvage. Ça conserve l'ins­ tinct sauvage, ça a quand même l'idée de mordre. Je leur don­ nais mes doigts, alors qu'un petit chien s'amusait, eux, ça 137 tardait pas, ils serraient un peu". Un instinct qui est refus de domestication et qui se manifeste parfois tout petit : "Les petits renards gros comme des chats, ils se mangeaient les uns les autres quand ils se voyaient pris. Ils se dévoraient entre frères ".

Autant pour ceux qui se laissent séduire, l'essai de domestication est constamment reconduit (presque chaque an­ née ils prennent au moment du déterrage un petit renardeau), autant il y a chez d'autres un refus outragé, une horreur de cohabiter un instant avec cette bête carnassière à l'odeur insupportable : "S'amuser à élever de la sauvagine comme ça, le nourrir que de viande ! Et puis un jour ou l'autre lui donner son doigt pour se le faire couper ! C'est que c'est méchant"! On dépense en effet sans retour, car on sait que "la méchanceté" ne peut être réduite, et que "1 ' i nsti net" qui porte à la vie libre l'emportera toujours : "Y'en a qui pren­ nent envie des petits renards. C'est pas moi qui irais dé­ penser de l'argent à nourrir un petit renard pour qu'un jour ou l'autre il se sauve"!

Pour ceux qui persistent dans leur tentative, des liens d'affection se tissent, mais il est rare que la cohabitation dure plus d'une année. Car soit, si on l'élève "en liberté", le renard parvient à se sauver : "La dame qui est en bas, elle en a élevé un une année, eh bien elle l'avait échappé un jour et il était parti par là. Je vous garantis qu'il s'était sau­ vé. Elle l'a pleuré ", Un désir de s'échapper qui ne les quitte jamais/ même quand on les maintient en cage plusieurs années, c« 138

que font les déterreurs pour dresser 1 cXfchiens • : "J'en ai toujours un en captivité, j'en garde toujours un p.our le mettre en présence du fox terrier ; j'avais une renarde que j'avais prise y a très longtemps, et je m'y étais attaché. Malheureusement elle s'est échappée quand i 1 y a eu la tem­ pête, ça a ouvert la porte de sa cage, et puis elle a foutu le camp. C'est dommage parce que je pense qu'elle aura pas pu beaucoup survivre. Elle avait plus de dents, elle était vraiment vieille, ça faisait déjà sept ans que je l'avais ". Soit on est contraint de le lâcher car le renard un jour commet une faute, ne peut réfréner son "instinct", il fait honte (comme la }?ïe. ).I1 tue une poule chez le voisin - ou ne peut cohabiter avec les animaux domestiques de la maison. La sauvagerie, comme on l'a vu plus haut, isole,est exclusive. Exemplaire à cet égard est l'hisoire suivante qui, par bien des côtés, fait écho à celle de Garnett, et qui nous servira d'épilogue.

L'instituteur, le renard et sa femme

"Ma femme a élevé un renard, des enfants de l'école lui avaient apporté. Elle l'a élevé. Il l'embrassait ! Tandis que moi, dès que je rentrais, il devait sentir le chasseur, il se tapissait dans un coin. Et je voulais pas le croire, et ma femme disait : 'Je t'assure, il met ses pattes autour de mon cou1! Alors, je regardais par le trou de la serrure ; dès qu'elle revenait de faire sa classe, en effet il mettait ses pattes autour de son cou. Il était beau ! C'était un renard argenté. Mais on pouvait pas le garder â cause des chats. 139

Si vous l'aviez vu, du coin de la pièce au poste de télévi­ sion de l'autre côté, si un chat y était, il sautait ! Un jour on l'a lâché sur la route. Il voulait pas partir. Une autre fois je l'ai lâché dans la forêt, dans un endroit où y a beaucoup de gibier'.' Dans les journaux, quelques jours après, on signala qu'un renard avait été vu dans les fau­ bourgs de Guéret. Ce fut la dernière fois que l'instituteur entendit parler de son renard, et il se garda bien de dire que c'étai t le sien. 140

Hommes d'un animal

Ils partagent une passion exclusive pour leur ani­ mal d'élection ; à son égard, ils ont en commun 1'exigeante curiosité du naturaliste, une capacité inépuisable d'émer­ veillement et une volonté passionnée de le tuer.

L'homme aux vipères

La Creuse, une région, une terre à serpents - plus, à vipères - tout le monde en a vu, tout le monde les connait, chacun a ses récits. Des accidents, il y en a tous les ans : bêtes et gens, tous sont piqués. On les cra-int, on les chas­ se, on les observe. Mais à chaque fois que nous abordions le sujet - ainsi aux Archives, un jour où nous cherchions des documents,ou à 141

Peyrabout, ou encore dans la plaine, on nous renvoyait à ce "chasseur de serpents", unique, nous disait-on, dans la Creuse, le spécialiste. Nombre d'anecdotes circulaient sur son compte, surtout racontées par les femmes, telle l'histoire de la nuit qu'il passa à l'hôpital de Guéret ou on lui fit laisser sa caisse à vipères à l'entrée , mais racontèrent les infirmières/ toute la nuit on les entendit ramper. Il en avait gardé dans les poches de sa vareuse, et elles l'avaient surpris leur par­ lant dans le noir. Et le matin, avant de partir, effarées, elles l'avaient vu croquer deux têtes de vipère qu'il avait recrachées.

Connu de tous^ar "j'étais demandé pour aller dans des propriétés, dans des municipalités, pour aller chasser dans telle ou telle région", il vivait de la vente du venin à l'Institut Pasteur, et circulait dans toute la Creuse - et surtout d'école en école - montrant ou vendant ses bêtes conservées dans le formol, pour les "leçons de choses".

Nous allâmes le voir à Buxerette, en juin, où il se re­ posait après une longue hospitalisation; nous découvrîmes un vieillard affable et pacifique, au teint rosé, à l'opposé de l'homme inquiétant qui nous avait été décrit. Dans son appentis arrangé comme le cabinet du naturaliste, il nous montra sa collection de reptiles. Une collection qui comprenait des spécimens acquis au cours de voyages divers ou auprès de cor­ respondants : "Voici la couleuvre de Montpellier, je l'ai trou­ vée en Provence, il n'y en a pas ici ; là c'est un python, un 142

serpent qu'on m'a envoyé d'Afrique ; ça c'est un grand lézard d'Afrique ; ça c'est un naja d'Egypte, le serpent à lunettes ; enfin, sur deux étagères, voici toutes les variétés de vipères que l'on trouve dans nos contrées. Elles sont plus ou moins difficiles à prendre, et pour certaines très agressives, le risque est grand. Y en a des grises, y en a des rouges, y en a de couleur intermédiaire, des marrons". Variété et problêmes d'identification qui font tout le prix et l'intérêt de ses recherches : "Ce qui fait la difficulté, c'est cette grande différence des variétés qu'il y a dans la même espèce" - et même entre espèces - "C'est ça qui complique pour arriver à les identifier, parce qu'il y a des couleuvres qu'on peut prendre pour des vipères et inversement, des vipères qu'on peut prendre pour des couleuvres".

Dans des bocaux aussi, la série entière des oeufs des vipéreaux ou couleuvraux, à chaque stade de formation : "Ça c'est des oeufs de vipère qui ont été pris dans le corps, parce que ça fait au monde les petits vivants, mais dans le corps ça se forme dans des oeufs. Voyez, ça, c'est au début de la formation. Et là, c'est 15 jours environ avant la nais­ sance. Et puis là, vous avez les nouveaux-nés, et puis là à un an". Une col lection, constituée à force de patience et d'observation. Les oeufs de couleuvre, il les a quêtes "dans les fumiers, dans des tas de feuilles, des tas de sciure. Y en a qui pondent quand je les ai attrapées, mais ce qui est difficile à avoir, c'est ceux en train d'éclore : il faut aller les chercher, parce que ça se développe pas en captivité. Il 14 3

faut les prendre dans la nature, il faut savoir l'endroit où elles ont pondu, et puis aller voir tous les jours, et puis à mesure que la petite bête incise l'oeuf, il faut la prendre à ce moment là, et puis la mettre dans l'alcool, et puis ça réussit pas toujours, parce que ça arrive souvent, quand on les plonge dans l'alcool, elles rendent l'oeuf, ou elles sortent d'un seul coup".

De mars à novembre, il chasse les vipères avec un bâton de noisetier au bout duquel il a mis un caoutchouc : "le caout­ chouc, c'est pour les empêcher de se redresser, pour immobi­ liser la tête, et puis après je les prends très près, avec les mains. Il faut les prendre de très près". Et montrant le ca­ outchouc : "Voyez, ça presse sans faire de mal".

Son ton, sa douceur, une sorte de tendresse dans son at­ titude envers sa "bête de chasse" contrastent vivement avec le ton général. Car si chacun connait bien les moeurs et se comporte un peu en naturaliste - on ouvre les ventres pour voir les oeufs - beaucoup détaillent les variétés, cherchent le spécimen^ .'rare ("le fils en avait filmé un qu'était très rare, un bleu. Ça fait partie des vipères, c'est pas une espèce, c'est des spécimens qui deviennent comme ça sans savoir pour­ quoi ni comment. D'un joli bleu, comme les panthères noires qui vont naître : vous allez voir une panthère noire au milieu d'une bande de panthères , vous savez pas pourquoi") ; en re­ vanche on insiste sur le danger de la vipère, sur ses facultés de dissimulation, son effet de surprise, ses capacités extra-

(1) Notons qu'on dit dans la Creuse "le vipère" pour la vipère, "la serre" pour la couleuvre, "l'ad«uil" pour l'orvet. 144

ordinaires ; elle vole dans les arbres, elle se baigne dans l'eau, on a même parfois la déplaisante surprise de la pê­ cher. .. Son savoir est le fruit d'une patiente observation : "Elles se mettent sous les pierres, dans les murs, dans les tas de feuilles, dans les endroits où y a de quoi se cacher à l'abri du vent". Il a étudié minutieusement sa journée, les lieux et temps où elle se plait : "Le matin, elles sortent; en ce moment (juin), elles sortent plus tôt, elles sortent vers 7, 8 heures, et puis dans la journée, elles se cachent. Quand il fait chaud, elles se mettent à l'ombre et puis elles ressortent un peu le soir, mais elles sortent pas bien visibles, comme quand il a plu, qu'elles sortent en plein soleil tout entières. Là, elles se mettent un peu le long d'une pierre.un peu dissimulées. Quand la fraîcheur vient, et puis que la nuit tombe, pour avoir un peu de chaleur, elles se rentrent dans la terre". Sensibles à 1'orage,"elles se cachent dans la terre, dans les murs, elles sortent après". Une fois qu'il les a attrapées, il les garde un moment en captivité pour les envoyer vivantes, période également d'ob­ servation où il a pu étudier '. de plus près les détails du caractère de sa bête. A la captivité "elles se résignent", dit-il, maiT|Testent toujours plus sauvages - si l'on peut dire - que les couleuvres. 145

Lors de leur séjour en cage / "es vipères, j'y touchais pas n'importe comment, mais les couleuvres, quand on en a, auAMts ont pris l'habitude qu'on les maltraite pas, elles cherchent leur monde. Mais les vipères, faut pas se hasarder". Et les vipères en captivité refusent de manger : "Ça veut pas manger les vipères, mais les couleuvres mangent. Les vipères peuvent vivre un mois sans manger, mais elles boivent quand même". Irréductible donc, la vipère est douée d'un curieux instinct d'indépendance; ainsi, ä la différence des couleuvres qui pon et couvert", 1 es vipères "mettent au monde les petits comme ça dans la nature, et aussitôt nés, ils se sauvent, ils naissent avec l'instinct de la bête adulte, la mère ne s'en occupe plus. Ils se nourrissent tout seuls, ils prennent les mulots dans les nids, ceux qui ont pas de poils encore. Ca les trans forme. On dirait des petits monstres après ! Ils vivent tout-à fait indépendamment".

L'élevage des vipéreaux ou de la vipère est donc impossi­ ble - elle refuse de manger - et "comme elles ne mangent pas, elles ne refont pas de venin", ce qui maintient notre''homme ¿UV . vipèresdans son statut de chasseur. Il faut "extraire le venin vivante - il coule mieux - ou morte, mais tout de suite" Et il est -exact, ajoute-t-i 1 , que la tête toute seule - détaché du corps - peut mordre encore pendant une heure. "Dans la na­ ture, elles ont jamais les glandes vides, elles peuvent mordre plusieurs fois à la suite, et faire plusieurs morsures mortell elles mettent jamais la dose..." 146

Piqué, il le fut par deux fois, il a toujours du sérum sur lui, "si on a été soigné dans les 10 minutes qui suivent, y a pas de suite". Et, magnanime, il ajoute : "j'ai été piqué par une, je me méfiais pas beaucoup, elle faisait mine d'être une brave bête, et j'ai pas pris les précautions voulues".

Ce constat dénué d'émotion est en contraste absolu avec le ton général de peur : peur d'un danger insidieux auquel on ne peut pratiquement pas échapper, car la vipère surgit aux hasards de tous les gestes quotidiens : "On la transportait

dans les javelles, en liant les gerbes" , ou. £ncort dans l'herbe aux lapins; on la trouve aussi dans le potager: -— - • —- — "Une dame, elle avait été chercher de l'eau pour arroser son jardin. Elle a senti quelque chose qui a tapé à sa jambe ; un bel aspic dans les oseilles"! Et jusque dans la maison : "Maman, elle rentre dans la chambre, elle tape quelque chose, elle allume, une vipère ! C'est comme si on posait un gilet de laine dans un champ, eh ben, ils savent bien s'y mettre 1 Beaucoup de gens qui en ont rapportées comme ça ". Omniprésence donc du danger et qui semble frapper plus perni­ cieusement les femmes qui n'en guérissent jamais complètement "Ginette, elle avait été piquée dans les balaitières, elle a perdu connaissance, et puis elle s'en est jamais remise. Ça s'est porté dans les yeux". Et nombreux sont les récits de femmes qui gardent une vulnérabilité périodique - annuelle - parce que "le vipère, ça empoisonne le sang : alors quand on a

été mordu, la peau vient tous les ans. Quand les vipères pose.*. 147

Itur fi3¿/£, quand arrive la mue, eh bien le morceau (du corps de la victime) qui a été infesté par le venin, cette partie s'écaille". Un lien douloureux de sympathie^ ' avec la bête qui donc perdure toute la vie, et à laquelle, manifestement, les femmes sont plus susceptibles.

Attraper les vipères : "C'est un don". L'homme aux vipères a appris contre le gré de son père "petit à petit" ;"au début, j'ai bien tâtonné". Un don qui se cultive : "Après j'ai acheté des livres, et puis ça m'a renseigné". Un don qui peut néanmoins se transmettre, mais fortuitement, indirectement : "Y en a un autre, du côté de Limoges, il s'y est mis, il m'avait vu, ça lui a plu, et puis il s'est mis à les attraper aussi."

Le fcécassier

Dans la vaste pièce où il nous reçoit, régnent les chiens. Sur les murs, ses toiles : chiens courant dans les sous-bois, une peinture colorée, violente toute en bleus et roux ; autour de la cheminée, deux grands châlits: étendus, indifférents, et

(1) La victime souffre ainsi avec la bête au moment même où celle ci "dépouillée de sa peau, est très vulnérable ; elles se font manger facilement ". 148

graciles, les grands chiens de race au corps élancé et au museau noir ; dans un coin l'épagneul breton de sa femme et de ses enfants.

Il pose d'emblée les conditions de son état : "Pour être vraiment bécassier, il faut avoir une certaine connaissance de l'oiseau, l'observer, sinon c'est pas possi ble"y-: (¿irsa propre singularité : "On est pris pour des imbéciles ! Faut être cinglé : passer toute une journée pour arriver à tuer un oiseau, et même pas toujours voir un oiseau, c'est com­ plètement fou !" Mais pour lui, la bécasse est le "gibier-roi".

Oiseaux migrateurs, les bécasses arrivent "avec les grands vents d'automne, les premiers vents ; mon père, quand il avait beaucoup venté la nuit, il di sai t ;'Lucien, jeudi, on va aller tuer une bécasse au bois de la Bataudière'. C'était les vents d'ouest qui doivent correspondre aux marées d'équinoxe. Il y a quelque chose d'indéfinissable dans l'air qui fait que les chasseurs comme moi-même, un matin, on se dit '-tiens, aujourd'hui ça va être le temps de passage'. Elles vont commencer à des­ cendre début septembre et elles vont descendre jusqu'en décembre. Par contre, s'il fait pas froid dans le nord, elles descendront pas. Y a toujours un lot qui descend, mais celles qui attendent le froid pour partir, qu'elles peuvent plus manger, que tout est glacé, celles-là, c'est celles qui vont rester chez nous ".

Des mouvements migratoires accordés donc aux rigueurs du temps - certaines bécasses descendant plus au sud, d'autres demeurant sur place lorsque l'hiver est doux - et que le bécas­ sier détaille finement ; de même qu'il décrit avec une subtile 149

précision les lieux où l'oiseau se plait : "Elles ont un coin, ce qu'on appelle une place, qui est en général très humide ; y a un ruisseau à proximité ; y a toujours un marécage, tou­ jours un endroit très boisé, très touffu sur lequel elle va pouvoir se reposer, être tranquille" ; et ce que l'on connait de ses moeurs : "Elles sont toutes très solitaires, elles se supportent pas, elles sont très vindicatives entre elles : elles se mettent des trempes ! Par exemple, une petite bécasse de deux mois va vivre seule. A deux mois, elle commence à vivre seule ".De fait, on en parle toujours au singulier : "La bécasse ce qui la sauve, c'est qu'elle est très agile et qu'elle reste dans des petits coins très épais. Parce qu'il lui faut un petit marécage, elle va se laver le bec, elle est obligée. Son bec lui sert à aller chercher les vers dans la vase, c'est tou­ jours très propre, c'est très isolé ".

Elle particularise jusqu'à une nuance du temps : "Un temps de bécasse : c'est un temps dégueulasse, très bas. Personne ne peut sortir, et puis là on est bien, d'abord on fait moins de bruit, c'est ouaté ".

La chasse à la croule est désormais interdite : "Les gens allaient se poster au moment des amours, autrement dit, ils tuaient les couples ".Et le bécassier epprouve pleinement cette interdiction ; la croule demeure néanmoins dans ses évocations, un moment de pure émotion \\

f "C 'est quelque chose d'extraordinaire, il faut l'avoir vécu, Je l'ai vécu en Creuse, ce passage à la tombée de la nuit. A 150

l'orée des bois, j'ai vu des dizaines et des dizaines de bécas­ ses se poursuivre. Le mâle poursuivant les femelles avec le cri caractéristique de la croule : c'est un grand moment pour le chasseur. Les bécasses ne sortent du bois que lorsque le der­ nier merle a chanté ; c'est quelque chose de très net : c'est vraiment le clair-obscur. Vous êtes là dans le pré qui longe le bois , les merles chantent, ça va petit à petit en s'estom- pant ; puis d'un seul coup, plus rien. Là, il faut se préparer, parce que la bécasse, c'est un oiseau très étrange, qui a des moeurs qu'on connaît encore très mal. Et d'un seul coup, elle vole, elle vole un peu comme une chouette. Elle est facile à tuer en cette période d'amour. Et surtout s'il fait un temps très doux, au mois de mars. Là, elles étaient prises par les ébats amoureux ".

Une émotion qui tient pour une large part dans l'acte même de surprendre - de voir ce que l'on ne voit presque jamais - les "ébats amoureux" : "Vous avez le mâle qui tourne, qui tourne, qui a un air de croule, et il va chercher une femelle. Elles sortent des bois et elles se cherchent. C'est plusieurs mâles qui cherchent une femelle. La femelle va choisir un mâle là- dedans. Comme toutes les espèces animales, il y a un combat entre mâles ".Et peut-être plus encore une émotion liée au fait d'être, à la faveur du crépuscule qui trouve là comme sa transcription sonore, à la fois celui qui épie les amours et celui qui donne la mort . 151

Le bécassier est d'accord également avec l'interdiction du tir à la passée : "La passée, c'est la bécasse qui est dans un petit bois, elle va aller dans les marais, manger tous les vers qui sortent, la nuit ; et tous les soirs, elle va pas­ ser au même endroit. Autrement dit, il suffit de voir l'endroit une fois, vous y allez le lendemain, elle va vous passer sur la tête".

Car la chasse, telle qu'il en conçoit la pratique et l'éthique, est autre ; toute d'intelligence et de mouvement , elle fait intervenir un troisième partenaire, le chien d'arrêt, ou encore le faucon ou l'épervier : "Je supporte pas, moi, d'attraper une bécasse à la passée, quand elles sortent ; je supporte pas,planté, c'est pas possible ! Il faut que je bouge. Déjà que le tir en soi m'intéresse pas tellement. J'aime tuer au chien , et il faut qu'il pige. Par exemple, le chien rentre dans la bécasse sans l'arrêter. Je tire pas, je dis 'faute'. Il faut que le chien comprenne ".

Le bécassier est un éleveur, fin connaisseur des races de chiens, lesquelles, d'après lui, ont été brouillées et quasi- détruites à la Révolution : "A ce moment-là, n'importe qui entrait chez le châtelain, trouvait un chien... on a tout mélan­ gé ".Il possède actuellement six chiens de race mais se défend de "faire de la race, de la sélection. Moi, ça ne me tente pas du tout, parce que j'ai des rapports autres avec mes chiens ". Car il s'attache à les dresser à des quêtes exclusives, à les plier à sa passion : "J'aimerais bien avoir un jour un chien qui ne chasse que la bécasse ". 152

De fait, une part considérable de la beauté de cette quête tient au "travail" du chien qui comprend : "£uand il rencontre l'odeur de la bécasse, il commence à travailler sa bécasse" ; et à l'intensité de ce moment privilégié ; "1 "arrêt" dont certains disent : "C'est magnifique, c'est des secondes où le sang doit plus circuler", stigmatisant ceux qui ne savent pas apprécier cette pause et qui se précipitent pour tuer.

Ce "travai 1" i ntel 1 igent, on peut aussi tenter de l'obtenir d'un rapace, épervier ou faucon. Le bécassier se veut - et va suivre un apprentissage pour le devenir - fauconnier. "Moi,je vais essayer l'année prochaine de chasser la bécasse avec un épervier. Parce que l'autour prend a. terre, il ne peut pas la prendre en vol. Avec l'autour, on va chasser le lièvre, le lapin, mais on ne peut pas chasser un oiseau. Mais c'est tout un problème. Il faut des autorisations ; on n'a pas le droit de dénicher un épervier. On se réunit, les amateurs autoursiers et fauconniers ".

Une relation à trois donc, qui apparait comme un pur rap­ port de sensibilité et d'intelligence : la bécasse, un oiseau mystérieux, et délicieux , le chien d'arrêt, -• —dressé à seconder le désir de l'homme, et le chasseur qui, dans cette conception très exigeante, très méprisante pour les gens qui tirent "un peu tout et n'importe quoi", recherche essentiellement son plaisir. Le mot revient avec insistance : "Nous, on essaye de chasser la bécasse d'une certaine façon, on essaye de prendre un plaisir, en tuant, d'accord, mais quand même au minimum ".Et le bécassier insiste sur l'aspect gratuit, 153 quasi-esthétique de ce plaisir : "C'est pas rentable. C'est un problème de plaisir. La chasse en soi est intéressante, je veux dire par rapport au chien. Prendre un point, un joli point ; un point, c'est une pause arrêt, avec un avant et un après, c'est un tout. On peut très bien prendre du plaisir avec un chien sans le fusil ; on peut arriver â éprouver énormément de plaisir. Par contre, si j'ai envie de tuer, je le tue. J'a­ dore manger de la bécasse, moi. J'aime tuer une bécasse, j'aime peindre une bécasse ; c'est un tout ".

Ajoutons â cette notion de plaisir, la notion de mesure, qui transparait dans les propos admiratifs des amis du bécassier: "C'est un grand fusil, et il sait s'arrêter à temps. Il se fixe un quota. Il dit 'j'en tue 30 , et puis après c'est fini ; je sors avec mes chiens, et je photographie la bécasse à l'envol ; et chez lui il a tout un tas de trophées^.'"

Le déterreur

Animé des principes qui, à son sens , devraient sous- tendre toute chasse, la loyauté du combat, la gratuité du plaisir qu'on en retire, son attitude intransigeante témoigne d'un rapport qui se voudrait exemplaire entre le chasseur et sa proie. Sa bête d'élection: en fait , elles sont deux, le renard et le blaireau.

(1) La "plume du peintre" : "C'est la première plume atrophiée. Toute raide, toute seule, on peut dessiner avec. On peut travail­ ler à l'encre, à la peinture ".Cette même pi urne-trophée est dite par d'autres "plume du poète" : "la fameuse petite plume blanche, cette plume extraordinaire que conservent les vieux chasseurs de bécasse, qu'on appelle la plume du poète , qui est minuscule, et 154

Nous le vîmes chez lui à Sainte-Feyre, un soir ; sur les murs de son bureau, la panoplie du chasseur, deux fusils et des couteaux de chasse - qui, dit-il, ne servent jamais - la tête finement rayée d'un blaireau et une peau de martre. Les instru­ ments propres au déterrage - les grandes tenailles, la pioche e la pelle - ne sont pas exposés là,mais bien rangés dans le sous sol. Nous le revîmes le lendemain ; il nous emmena voir des terriers près de Ste-Feyre.

Originaire de la plaine de Gouzon, région au sol argileux où il n'y a pas de terriers et qui est "moins peuplée en ani­ maux" que la üontagne' où il s'est installé pour son travail - il est inséminateur - il a grandi dans une famille où personn n'était chasseur, et c'est seulement à l'âge adulte que lui a été révélé le déterrage : "J'ai commencé de déterrer y a 20 ans C'était un vieux monsieur de Guéret qui m'avait vendu un fox terrier, et puis il m'avait initié à cette chasse. Moi, je la connaissais pas cette chasse, du tout, et puis tout de suite, ça m'a fanatisé. Et puis on était une très bonne équipe, on avait des bons chiens. On était 4, 5 gars et puis quelques-uns qui venaient se greffer dessus. Enfin, le noyau était là, on avait 25-30 ans, on était en pleine force, on réussissait à tous les coups. Et puis y avait une liberté qu'y a plus mainte­ nant. Tous les dimanches matin on partait pendant 2 mois et demi, trois mois, en mars, avril, mai. Avant c'est bien gentil de déterrer, mais en plein hiver, il fait pas bon ! En plus il faut se coucher pour écouter par terre où c'est, et quand vous vous couchez dans la neige, c'est pas agréable ". 155

Son métier d'itinérant a favorisé sa connaissance des terriers : "Je suis pas un professionnel au départ. Moi, je suis inséminateur, je vais dans les fermes. Au début, quand ces gens m'ont initié, alors on connaissait sur une commune deux trois terriers, c'est tout. Mais y a 25 ans, j'étais un qui disposait d'une voiture d'une façon permanente pour mon travail. Alors petit à petit ces deux trois terriers ne suffi­ sant plus, moi, je demandais dans les fermes : 'Dis donc, quand vous chassez, y a bien des terriers'? -'Oh, je te vas faire voir celui-ci, je te vas faire voir celui-1à1.Après on y allait. Le propriétaire du terrain refuse pas, et puis y a des voisins qui viennent. Et puis l'année d'après on revient, et l'année d'après encore si ça leur a plu, ils font venir, ou ils télé­ phonent, ou ils font dire. C'est comme ça ".

Pratiquée depuis fort longtemps sous une forme populaire "avec des pioches", quand il était trop onéreux d'élever des chiens si spécialisés, le déterrage exige une meute de teckels ou fox terriers, chiens aptes à chasser sous terre. Constitués aujourd'hui en association - il y en a une dizaine dans le département - les déterreurs doivent verser une cotisation pour faire reconnaître leur meute : "Cette forme de chasse sous terre se rapproche de très près de la chasse à courre ; je dirai c'est un art. C'est de la vénerie, on ne se sert pas de fusil, c'est tout entre le chien et l'animal, et c'est la science de l'homme qui vient s'ajouter". Le déterrage est autorisé en pé­ riode d'ouverture de la chasse et du 18 mars au 18 juin, époque où la renarde et les renardeaux sont au "nid", c'est aussi l'é­ poque où 11'on a quelques chances de trouver le renard lui-même 156.

qui, le reste du temps, vit très peu au terrier. "Initié", "fanatisé", le déterreur a dès lors rejeté toute autre forme de chasse, sa passion est exclusive : "Te n'ai pas de chien courant, je ne prends même plus de permis, je ne chass plus sur terre parce que y a plus de gibier d'une part, et parc que y a tellement mauvais esprit. Je ne peux pas supporter ça ",

Depuis il pratique son art de façon libérale, peut-on dire fouillant de lui-même les terriers qu'il connait ou répondant à l'appel d'amis, soucieux de se démarquer des lieutenants de louveterie et autres officiels de la chasse, chargés de la destruction des nuisibles, et par la forme de son action et par l'esprit qui l'anime : "Je n'ai aucun titre, je ne suis ni louvetier ni président de société de chasse. J'ai des chiens, ça me plait, et j'aime bien les animaux. Je fais ça pour le plaisir. Dans les battues, ils ont le but de la destruction, de détruire pour limiter l'espèce, parce qu'ils disent : 'ces renar nous font du mal, ils mangent tous nos animaux' ". Et il s'in­ surge contre la réduction de sa bête à l'état de "nuisible". Refus fondé sur un principe général de non-inter vention dans la nature : "Moi, je vous dis tout net qu'on de­ vrait laisser faire la nature..Vous savez,le plus nuisible, c'est l'homme, je vous le dis et vous le répète ". De même, il refuse la catégorie d'animal protégé : "Je vous le dis, je vous le répète, c'est l'homme qui crée les déséquilibres et puis c'est tout. Si on n'intervenait pas, tout se régulariserait de soi-même" Refus fondé également sur une observation des moeurs 157

" Le renard mange surtout des rats, s'il s'attaque à un agneau, c'est une bête malade, il fait le fossoyeur". Quant au paci­ fique blaireau, son classement parmi les nuisibles, lui paraît tout aussi douteux: "Il mange des insectes, des hannetons, ¿n le classe peut-être nuisible pour ça. Aussi au printemps y a beaucoup de vers blancs dans les prairies, alors avec ses pattes, il gratte, il a des griffes, il soulève une touffe d'herbe, et puis il ramasse le ver qui est dessous, ça fait du bien dans un sens. Mais cette touffe d'herbe ça se bourrait dans les doigts de la faucheuse, alors les paysans le maudis­ saient : 'Encore le blaireau qu'est venu ! Aussi il fait un peu de mal dans les maïs, comme un petit ours, il s'asseoit et puis il attrape l'épi, ça tombe. Il va le faire beaucoup de fois dans la nuit".

De sa longue fréquentation des terriers il a acquis des connaissances sur cette bête très mal connue qu'est le blaireau . . ;"|J1 y a ja­ mais eu vraiment d'études faites. Quand on voit à la télévision avec le téléobjectif tous les films sur les animaux, eh bien c'est dommage, on filme que les trucs des pays sauvages, d'Afri­ que". Lui sait : Si le renard est plus "cavaleur", le blaireau, lui, reste au terrier avec femme et enfants :"dans le terrier vous trouvez le père, la mère et deux petits". Casanier, "il a toujours le même chemin, à 2 kilomètres d'ici je peux vous montrer un passage de blaireau. Y a sans doute des millénaires

que les blaireaux passent à cet endroit. C'est lourdaud un blai­ reau, un homme le suivrait bien à la course. C'est pataud, c'est très joli aussi". Moins rapide que le renard, il est plus vul- 158

nérable, "les chiens vont le coincer au fond du terrier, vont le mordre. Seulement il se défend très bien ".

A l'encontre des on-dit. , il affirme avec une certaine hauteur une cujriosif e" , Un • savoir fondés sur ce qu'il a vu et observé - .. Détails des amours : "Les gens disent que les renards s'accouplent au ter­ rier. Ça j'y crois pas, j'ai pas de preuves. Mais j'ai remarqué plusieurs fois dans la neige, la femelle perd des gouttes de sang, sur la neige vous trouvez parfois quatre traces les unes avec les autres, ben y a une femelle et puis quatre mâles veulent lui conter fleurette. Y a quelques traces de sang, et on arrive quelquefois à tomber sur un endroit - si on a la cu­ riosité de suivre - grand comme la pièce, où toute la neige fait qu'un pas. Moi, j'en ai déduit que c'était là qu'avait lieu l'accouplement. Et alors comme il y a d'autres mâles au­ tour, y a celui qu'a de la chance, et puis ceux qui ne l'ont pas, ça doit s'agacer. Le premier servi, c'est sûrement le plus fort. Dans ces endroits où la neige est toute écrasée, on voit des traces des poils, c'est qu'il y a eu des échanges de coups de dents. C'est le patron qu'a eu le meilleur morceau". dé­ plaisir de guetter et ^surprendre la bête dans ses attitudes naturelles : "Si on attend, qu'on vient à bon vent, en rampant genti-.ment, genti..jnent, on peut voir les blaireaux sortis de­ hors. Ils passent la journée dehors au soleil parce que les terriers sont bien orientés, toujours du bon côté, à l'abri du vent dominant et toujours du côté sud. Alors le blaireau est à son terrier, mais le moindre bruit, il est parti. Mais il a pas un habitat pour l'été, un habitat pour l'hiver". 159

Avec le déterrage, il s'agit donc de chasse , et de toutes les valeurs que cela comporte, et non de destruction ; une forme de chasse propre à ces deux animaux - qui vivent sous terre et font terrier commun - le renard et le blaireau, alors que le reste de la sauvagine, belette, putois, martre ne se chasse pas mais se détruit, se piège.

Notre déterreur pratique son art en toute indépendance : "Je fais ça en dilettante, pour m'amuser, pour être avec les copains, pour rigoler. Quand on va à la chasse au renard, on sait que c'est pas pour le manger ni pour en tirer profit. Je ne chasse pas pour l'argent. Je fais ça pour le plaisir .C'est le plaisir de la chasse*. Un plaisir fortement affirmé, aux com­ posantes multiples .. Plaisir d'avoir de bons chiens : "C'est un plaisir de mettre les chiens, au terrier, je dirai même de flatter un peu son orgueil, on est avec les copains, on a des chiens qui vont bien". Plaisir du travail en équipe - il faut être quatre ou cinq - entre "initiés", e^tT l'équipe est difficile à tenir; chacun devant être animé du même esprit de gratuité, le groupe est fragile . "Les équipes se font et se défont au rythme des mariages des fois, des changements de profession, des caractères.Y avait un qui venait avec nous pendant plusieurs années et qui nous a laissés. Un autre est mort. Et puis un autre vient se greffer. Maintenant y en a un jeune qu'a bien démarré". Aux aléas de l'équipe peuvent se con­ juguer ceux du dressage des chiens : 'Ules fois, on prévoit pas la relève assez tôt, on n'a pas la chance de tomber sur des 160

chiens aussi bons. Y a eu des séries noires, des périodes d'insuccès. Y a eu des fois 4, 5 sorties sans qu'on prenne rien". Plaisir enfin d'un combat loyal avec la bête. Aussi se démarque-t-i1 de ceux qui "détruisent" à force de battues, de lâchers au terrier de gaz asphyxiants, toutes méthodes in­ dignes selon lui car ne donnant pas à l'animal sa chance. Plaisir enfin purement désintéressé, car on ne chasse pas pour manger : "Pour chasser le renard ou le blaireau, on s'est trou­ vé régulièrement que 3, 4, 5. Y a 150 chasseurs dans la commune Alors, moi, ma conclusion est vite faite, "vous êtes des chas­ seurs au ragoût, chasseurs au casse-croûte, vous êtes pas chas­ seurs pour le plaisir "

De fait, dès qu'il y a ombre de bénéfice, partage des re­ nardeaux ou vente des peaux ou encore primes dépensées pour fair un banquet annuel, la jalousie intervient et gâche immédiate­ ment l'esprit de cette chasse, introduisant un élément étranger dans la relation qui se veut pur affrontement entre les hommes et la bête de chasse.

En quoi consiste le déterrage ? Pour mieux se représenter le travail de terrassement auquel il donne lieu, il nous faut évoquer l'aspect des terriers dits "taissonnières" du nom du blaireau - le "taissou" - où cohabitent blaireaux et renards. Avec le déterreur, nous en avons approché deux. L'une,située en contrebas d'un champ cultivé, ouvrait ses "gueules" sur la pente boisée en lisière du champ. Certaines gueules - nous pûmes en voir une dizaine - étaient prises dans les souches des arbres, 161

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creusées à hauteur et à distance régulière sur plusieurs ran­ gées. La terre,qui avait été retirée des trous, form^itc/n rem­ blai, et certaines gueules di sparai ssaitnt sous une couche de feuilles mortes, un fouillis de branches, de cailloux, de plantes rampantes. La galerie qui s'enfonçait sous le champ cultivé avait été ouverte plusieurs fois par le déterreur, et les tassements de terrain ainsi provoqués étaient visibles à

la surface du champ. L'autre emplacement plus impression- nant encore"rfsitué dans les bois à la limite de Peyrabout et de Saint-Yrieix, sur un replat de colline où châtaigniers, hêtres et houx poussent drus parmi les blocs zoch&ox et les éboulis.

L'énormité des gueules, leur étagement sur une longueur de plus d'une centaine de mètres, faisaient pressentir un intense et immense travail souterrain, bosselant tout le flanc de la colline et mettant à nu les raci­ nes des grands arbres. La petite chienne teckel du déterreur s'enfourna immédiatement dans une gueule, réapparaissant par une autre, s'engouffrant à nouveau. Nous fûmes invitées à écou ter, à plat-ventre, l'oreille contre terre à l'ouverture de la gueule, ses aboiements lointains et assourdis.

Il y a là un travail de terrassement "millénaire" nous dit le dêterreur et dont le maître d'oeuvre est le blaireau : "Les renards ne font pas de terrier, c'est les blaireaux qui les fon les terrassiers, ce sont les blaireaux, et les occupants ensuit ce sont les renards. Le renard est pas bien courageux. Il est p équipé pour travailler. Le renard habite le terrier mais c'est 163

pas lui qui le fait. Souvent aussi les lapins font les terriers et puis les renards les agrandissent... Mais le blaireau, il fait vraiment du terrassement, c'est un terrassier .Et ces terriers monumentaux,"grands comme des maisons", avec leurs entrées et sorties multiples, leurs galeries souterraines, 1 e^*-* relief mouvementé où cohabitent les deux bêtes, donnent une forte réalité à la "forteresse de Maupertuis" du Roman de Renart, ainsi qu'aux rapports de parenté entre les deux betest

Et l'étrange chasse elle-même, entièrement souterraine, prend des allures de siège : on s'attaque au terrier à la pelle et la pioche, car il s'agit de creuser pour mettre à jour l'en­ droit où l'animal a été acculé par le petit chien. Mais il y a d'abord une longue écoute, une surveillance attentive du tra­ vail du chien : "flour prendre un renard ou un blaireau, il faut le poursuivre, le faire reculer jusqu'à un cul de sac, c'est- à-dire un endroit où y a pas de recul. A partir de ce moment là l'animal ne peut plus reculer, il essaye de se défendre, le chien essaye de l'attaquer, il crie, ça fait du bruit. C'est, souvent à un mètre, un mètre et demi de profondeur, deux mètres. Alors nous, qu'est-ce qu'on fait ? On écoute, on a l'oreille, on a l'habitude. On pique une barre de fer dedans pour essayer de localiser, ça fait le téléphone. L'endroit une fois repéré, on attaque la galerie à la pelle et à la pioche : il faut faire une tranchée pour descendre, au moins à lm50 de profondeur,

(1) Dans le Roman de Renart, Renart et Grimbert.le blaireau, sont cousins germains, ou encore oncle et neveu. 164

pour que les homines puissent se retourner dedans, et de 4 mètres 4 mètres 50 de long ; en descendant on rétrécit un peu". Travail de terrassier pour déFa.>t le travail de terrassier du blaireau, à la pelle et à la pioche : "Et puis souvent c'est dans les bois, y a des racines, de la pierre. Faut soulever des pierres, des fois, y a une grosse pierre, vous pouvez pas pas­ ser, faut contourner, faut recommencer un mètre plus loin. C'est un travail de titan. Faut aimer ça". Comme chez le bécas- sier, il y a quelque chose d'un peu fou chez ces obstinés, in­ compris des autres chasseurs : "Des fois, il faut la journée, on n'en finit pas, et puis vous avez une rincée de flotte sur le dos. Alors c'est que si on n'aimait pas ça, on ne le ferait pas. Si on le fait, c'est pour le plaisir".

"Bon, il faut ouvrir tout ça, sortir la terre". Vient alors le moment de plus haute tension dramatique, la décou­ verte suprême, le face à face des protagonistes souterrains : "Vous avez la tête du renard qui est là, la tête du chien qui est là. Je dirai qu'il faudrait prolonger ces instants, qui de toutes façons ne sont jamais longs. On devrait les prolonger mais les chasseur/ ne le font pas. Il y en a qui ne voient rien". Or, ce qu'il y a à voir et à comprendre, là, au terme de la poursuite, c'est l'intelligence de la bête, sa peur aussi, son n savoir et en particulier son savoir-mourir : Vous comprenez, on vous dira que c'est les chiens qui sortent les renards ou les blaireaux, c'est une croyance de beaucoup, mais si les chiens les sortent, c'est qu'ils veulent bien sortir. C'est justement 165

parce que le renard est i ntel1igent, qu'il a compris qu'il y avait du bruit dehors,¿Ile plus intelligent c'est précisément celui qui va. aller s'acculer au bout, il a compris. Alors y a plus de retraite possible". Intelligence du danger, la peur : "C'est qu'il a peur, il fuit devant le chien, alors il s'accule, et dans tout cela, il a été guidé par une seule chose, la peur ; c'est alors qu'on intervient". Le dénouement est rapide : "on prend la lampe électrique pour éclairer le fond du terrier. On ôte le chien, et on retire le renard avec les grandes tenailles ; aussitôt sorti, un coup de pioche sur la tête et c'est fini".

De la série de ses gestes, de ses rapports avec l'équipe, du travail du chien, le déterreur dégage- —— les principes qui guident son action, une action réfléchie, consciente : "Moi, je tue le renard par plaisir. C'est un plai­ sir. Une fois l'animal tué, il ne n'intéresse plus, il me donne

plus de plaisir", tt • " il refuse de donner les renardeaux à élever - ou même de tirer profit des peaux - en retrouvant le geste de la curée, propre à la chasse à courre : "La dépouille, je la donne au chien . Quand elle est encore chaude, le chien est heureux de se lancer là-dedans, de mordre, de secouer. Ils se sont battus un moment, il a gagné sur son rival. Ça l'incite la prochaîne fois à continuer. C'est pour conditionner, pour parfaire le dressage des chiens, et puis comme ça les gars peuvent pas me demander la peau".

Il y a donc plaisir parce que l'homme ne profite pas de son geste, mais aussi parce que les adversaires sont à égalité:"Moi, la façon dont je chasse, c'est pareil, je suis lüu

loyal. J'ai vu des animaux prêts à prendre qui nous ont échap­ pé. Tous les deux on a sa chance. Si c'est moi qui suis le plus fort, tant mieux, si c'est lui, tant mieux. Mais j'estime que dès que je prends un animal, c'est un animal sauvage qui s'est bien battu avec ses armes, il nous a procuré le plaisir qu'on en attendait, alors on doit pas le faire souffrir. Aussitôt que je peux, je l'assomme: en grande vénerie, on prend les couteaux, on le pique, moi j'ai pas ces outils là, un coup de pioche dans la figure, et il a plus de souffrance. Je veux bien donner la mort mais je veux pas donner la souffrance, si je la donne c'est à mon corps défendant. Le renard, il mérite deux choses, ou la mort ou la liberté".

De ce que disent ces trois hommes, on peut dégager quel­ ques uns des traits que le chasseur prête à sa bête de chasse. Une bête qui n'est rien moins que bestiale: qui connait les rivalités et la jalousie amoureuse, libre dans son choi: d'un partenaire et formant avec lui un couple, le mâle partageant avec la femelle les soins nourriciers donnés aux pe­ tits. Comportements familiaux, voire matrimoniaux, bien dessinés 167

qui prennent même en compte l'interdit de l'inceste : telle est l'observation de cet aubergiste qui élevait en captivité deux renardeaux, le frère et la soeur, " ils ne s'accouplent pas, ils savent ". Une bête qui souffre mal l'enfermement, qui, refusantila captivité pour elle-même comme pour ses petits, affirme un vouloir : la bête sauvage, ce n'est pas tant celle qui ne peut être domestiquée que celle qui ne veut pas l'être. Enfin une bête intelligente : les bêtes sauvages connais­ sent la vie des autres bêtes, et elles connaissent celle de l'homme. Savoir bien partagé, car l'homme, lui, s'applique à savoir ce que sait l'animal. Que savent-ils donc ? Le menu détail de leurs moeurs et coutumes respectives : la pie sait qu'elle peut piller le jar­ din quand l'homme dort au petit matin, de même que l'homme sait que tel jour de mars la bécasse est à ses amours ; mais ce que sait essentiellement l'animal - le déterreur est explicite la- dessus - réside en sa clecire appréhension du danger ( est imbé­ cile, dit-on, l'oiseau " qui ne sait pas sauver son nid" ), en sa capacité d'éprouver la peur, une peur qui est connais­ sance de la mort. D'où la reconnaissance d'un projet commun, chacun s'atta­ quant à l'autre, en vertu précisément d'une commune intelligence Et il y a plaisir parcehue s'affrontent deux natures diffé­ rentes qui déploient une intelligence de même nature. 168

CONCLUSION

Dans ce premier compte rendu de notre travail, nous nous en sommes tenues à l'exposé de données ethnographiques. Profuses, parfois contradictoires, souvent lacunaires (en particulier sur les apprentissages, ou encore les animaux domestiques, ou l'orage) elles demandent à être complétées, et surtout approfondies et analysées. Travail donc qui nous semble à poursuivre suivant les directions que nous proposons dans le projet joint à ce rapport. Disons simplement que les termes descriptifs abordés dans la première partie, et qui ont pour vertu première d' assurer l'assise des gestes et des actions (faire son bois, aller en brande, danser sous l'arbre, mener les bêtes aux champs), renvoient à la réalité d'un passé récent, et nous les avons étudié*surtout pour notre propre usage: il nous fallait apprendre ce pays qui nous était étranger. En revanche, les matériaux détaillés dans la seconde partie, sur les oiseaux, les serpents, la sauvagine, donnent à voir, eux, un mouvement: une pensée en action, et qui se saisit dans le présent. C'est à une recherche soutenue que 169 se livrent les gens, recherche des lois qui régissent ce monde naturel des animaux, dont la diversité, les modes d' être, les intentions mêmes font question. En témoigne la fluidité des quelques catégories taxinomiques que nous avons pu repérer: constamment déjouées par l'expérience, par la prise en compte du cas particulier, cernées de leurs zones d'ombre, elles sont sans cesse repensées. Les relations aux animaux font l'objet d'une réflexion dont on a seule­ ment voulu ici mettre en valeur l'acuité comme l'étendue, et dont il conviendrait à présent de déterminer plus rigou­ reusement les points d'appui et d'explorer les multiples cheminements. APPENDICE 171

LE ROITELET ET LA BUSE

Le roitelet avait fait un pari avec la buse. Alors il avait dit à la buse, je te parie que je monterai plus haut que toi en l'air, en hauteur. Alors la buse, d'après les histoires des vieux, dit "on va essayer". Alors ils sont partis tous les deux.

Et puis il est tellement petit, il est monté sur les reins de la buse, et plus elle montait haut, plus le roitelet était haut. Alors quand il est arrivé, alors il a dit : "tu peux arrêter, je suis plus haut que toi".

M. Guyonnet Peyrabout. 172

LE COUCOU ET LA PIE

Le coucou et la pie, ils étaient bien ensemble, alors ils ont dit:"Tiens, on va travailler tous les deux"_".£i tu veux" dit la pie—"Eh bien, dis-moi... fis ont semé des pommes de terre, alors le coucou dit:'6h bien, écoutez donc, qu'est-ce que tu veux toi, ce qu'est sous la terre ou ce qu'est dessus**? Alors le coucou dit:"Moi, je prends ce qui est dessus". Dessus c'était les feuilles, il a rien eu à manger. L'année d'après: "Cette fois la pie, tu ne m'attraperas pas". Il dit:"Qu'est-ce qu'on sème"? La pie dit:"on va semer du blé . Alors qu'est-ce que tu veux, toi ? Du seigle, quoi? Il di t : "Moi, l'année passée j'ai pris le dessus, cette année je prends le dessous". Kais vous comprenez, quand les pieds ont été montés, la pie a mangé, mais le coucou, c'était les racines,il a pas pu manger. Il a dit:"Jamais plus je chanterai quand cette herbe là sera montée". Alors le coucou quand l'épi est monté, il chante plus. Voilà l'anecdote. C'est une légende comme le reste, comme je vous en ai conté d'autres.

M. Thibord Sai nt-Yrieix. 173

LE PIVERT ET LES FONTAINES

Oh, bien, ils chantaient bien ce matin ; je les vois pas, je les entends chanter mais je les vois pas. Ils chantent à des moments, ça dépend : Il a soif ces jours-ci parce qu'il pleut pas ; parce qu'ils disent que le pivert n'avait pas le droit de boire aux fontaines parce qu'il avait pas voulu créer les fontaines, c'est dictons des anciens. Alors il buvait qu'à l'eau qui tombait du ciel.

Le Pichotâou, le pringovier, lui, il bâtit dans les trous d'arbres, et puis il boit pas aux fontaines, alors il chante toujours pour demander la pluie, parce qu'il a pas voulu participer aux fontaines, on nous avait dit. Alors il veut pas boire l'eau des fontaines. Quand on a fait les premières fontaines, ça l'intéressait pas. Alors il buvait avec l'eau du ciel. Quand il a soif, il chante, il avait pas droit aux fontaines. Enfin, c'est des racontars...

Mme Lucie Quercy

Peyrabout. 174

HISTOIRE DE MISERE ET PAUVRETE

En ce temps là, le roi des francs était comme moi je suis maintenant, il avait pas grand'chose dans son escarcelle, il s'appelait Philippe le Bel, et puis il y avait une célèbre secte de moines qu'on appelait les Templiers, alors vous savez qu'il voulait les piller, il les a pillés du reste. Il les a pendus... Bon, alors y avait une commanderie, qui était à Maisonnisses, c'est-à-dire la maison en hauteur, y avait une commanderie là, soi-disant qu'il y avait beaucoup d'argent» Il avait déjà pris , , mais Maisonnisses résistait. Alors il a envoyé ses soldats pour prendre Maison­ nisses. Le siège s'est éternisé, enfin ils sont arrivés à prendre Maisonnisses, et puis dans le bourg qui était de la commanderie, y avait un maréchal qui s'appelait Misère, son nom de famille, et puis il avait un chien, il l'avait appelé Pauvreté, Alors quand les soldats ont eu pris la commanderie, ils ont tué et écorchê tout ce qui vivait, les poulets, lapins, les gens, à 30 kilomètres à la ronde, c'est de la légende, je vous avertis. Alors Misère avec son chien, y a un moulin qui est au bas, et le moulin existe encore, vous savez ce que c'est que ces grandes roues en bois ; alors Misère a appelé son chien, et puis ils se sont fourrés sous la roue, ils ont pu vivre là 3 jours, puisque l'eau, n'est-ce pas, ça s'égoutte toujours un peu, alors ils ont bu. Alors au bout de trois jours Misère et son chien sont sortis, et puis ils ont été à la 175

commanderie, mais y'avait rien qui vit, rien qui bouge, sur 30 kilomètres à la ronde. Comment faire ? Ah, Misère a dit : "Ah ben, Dieu nous a abandonnés"! Ch, i 1 a dit:"j'e vais invoquer le diable", jl a pas eu dit ça, le diable arrive. Il dit : "Qu'est-ce que tu me veux"? l'I dit: "Je voudrais bien, mais j'ai rien à manger, comment vous voulez que je fasse"? "Eh bien, y dit, écoute , si tu me donnes ton Sme et tous ceux de tes descendants, jusqu'à la 4ème génération, je vais te donner 25 années à vivre, et tout ce qu'il te faut". /Alors il lui a donné de l'argent, enfin ça c'est pas vrai, il lui a donné tout ce qu'il faut pour vivre, et puis il a construit sa forge, il a remonté le bourg comme il a pu, enfin il est devenu un petit noble si vous voulez. Alors ma foi, au bout de 25 ans. 25 ans ça passe vite quand on est bien- il avait 5 fils et une fille ; alors ma foi,au bout de 25 ans^e diable est revenu, il dit : "Ah, je viens te chercher", '.iotre maître y dit:"8ien sûr, oh, je veux bien m'en aller, on m'a dit que vous pouviez vous échanger en toutes sortes de bêtes

faraitiines. A ce moment là, le lion n'était pas connu dans le pays, alors il se change en lion, et mon vieux Misère a attrapé la chaîne du soufflet, il est grimpé après, et puis son chien est sauté dessus, ils avaient eu tellement peur. "Ah, y dit, je t'ai fait peur" ^ h, y dit:0ui. Messire, vous pourriez pas vous changer en quelque chose de plus petit",

"Chf y dit, si. ¿fn quoi veux-tu que je me change": _ "fn souris". Et puis vous savez,ils avaient des blagues où ils mettaient du tabac, c'était des veines de cochon, vous savez ce que c'est. 176

Alors la souris s'est mise à se promener, mon Misère l'attrape, hop, il la fourre dans sa blague, et puis il la tortille et puis il la met sur l'enclume, et il prend son marteau, et vas-y que je te tape, le diable, on ne le tue pas, vous savez bien. Et je te tape, et je te tape."Ah y dit, fais-moi grâce, fais- moi grâce'Ll'Ecoute, y dit, je veux bien te faire grâce, mais faut que tu me donnes 25 ans de plus". Alors il ouvre l'escar­ celle, la vessie, et puis l'autre se remet en diable et puis il s'en va. Enfin, il s'est encore passé 25 ans, mais Misère est devenu tellement vieux, tellement vieux, il a fallu mourir, vous comprenez, tout le monde a une fin, Alors il dit à son chien :: "Al 1ez, je vais t'assommer, tu vas me suivre". Al ors ils s'en vont au ciel, tous les deux, l'âme du chien et l'âme de Misère. Alors quand ils arrivent, ils arrivent là-haut, il dit ; ''Jl faut pas que je prenne...]/" a deux chemins, un qui va en enfer, l'autre au paradis. Alors il dit;"Je vais prendre le plus mauvais. 11 arrive à l'enfer, y dit'."îac, tac, tac, taci. "^ui est làî"~Cuvrez" .Alors il ouvre, le diablotin qui était portier dit ;"Q u i êtes-vous"? _"Eh bien, je viens puisque je dois venir". Y dit:"Je viens et puis il faut aller prévenir votre maître que Misère est là et puis Pauvreté son chien, enfin". Alors il va trouver le maître : "Ah, y dit, ah non, il m'en a trop fait voir sur la terre, lui et son chien] Ren­ voie-les sur la terre". C'est pour ça qu'il y a tant de misère et de pauvreté sur la terre.

Vous vous rappelerez de ça, c'est la légende des Templiers si vous voulez. M.Thibord

Sai nt-Yrieix. 177

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