La Cour et la Société du second Empire , par James de Chambrier

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France . La Cour et la Société du second Empire , par James de Chambrier. 1902-1904.

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LA COUR ET LA SOCIÉTÉ

DU SECOND EMPIRE

PAR

JAMES DE CHAMBRIER

DEUXIÈME SÉRIE

ARTISTES ET HOMMES DE LETTRES — QUELQUES SALONS POIGNEE DE PRINCES

NEUGHATEL

DELACHAUX & NIESTLÉ, ÉDITEURS 1904 Tous droits réservés.

DU MEME AUTEUR

Marie-Antoinette, reine de France, 3me édition, 2 vol. in-16 7 — Rois d'Espagne, d'Isabelle I à Philippe II, 1 vol. in-16 3 50

Rois d'Espagne, de Philippe II à Charles III, 1 vol. in-16 4 — Rois d'Espagne, de Charles IV à Alphonse XII, 1 vol. in-16 3 50 Un peu partout, du Danube au Bosphore, 1 vol. in-16 3 — — Du Bosphore aux Alpes, 1 vol. in-16 .... 3 -- — Du Jura à l'Atlas, 1 vol. in-16 ...... 3 — Madrid, 1 vol. in-16 3 — D'Alger à — 1 vol. in-16 3 — De Tolède à Grenade, — La Cour et la Société du Second Empire, lre série, 1 vol. in-16 3 50

Imprimerie Delachaux & Niestlé, Neuchâtel (Suisse) LA COUR ET LA SOCIÉTÉ

DU SECOND EMPIRE

PAR

La Gour et la Société du Second Empire.

DEUXIÈME SÉRIE

Il restait entendu dans les milieux intellectuels hostiles au Second Empire que ce régime avait mis la lumière sous le boisseau, arrêté le mouvement des esprits, suspendu toute manifestation d'art, et que l'intelligence nationale, fléchissant sous le joug, c'en était fait de la pensée française, étouffée par le des- potisme, sombrée dans le néant. C'était là, c'est encore une de ces appréciations familières à l'esprit de parti et qui découlent ordi- nairement des passions politiques, car il nous sem- ble avoir entendu parler, en ce temps-là, d'hommes distingués, influents, presque illustres, dans le do- maine de la parole, des sciences, du journalisme, comme dans celui des lettres, des arts et du théâtre. Rien que fort empêchés, surtout dans les commence-

1 2 La cour et la société du Second Empire ments, au point de vue politique, publicistes, artistes et hommes de lettres, ralliés à la cour du Second Empire, ou restés ses adversaires, ont continué de produire.

Nous en avons connu, admiré quelques-uns ; et il nous a paru qu'un petit voyage dans ce monde-là, sans trop de nomenclature ni de bibliographie, mais avec de courts aperçus sur ses rapports avec les Tuileries, ou sur son éloignement, ne serait pas dépourvu d'intérêt. Ce petit voyage-là, nous disait M. Perrin, notre sympathique éditeur de la Librairie académique, à , n'a pas encore été fait dans une sorte d'en- semble. Faites-le. Et nous sommes parti.

Sans aimer les livres autant que l'impératrice, Napoléon III avait le goût des lettres, savait ses auteurs, lisait attentivement, parlait bien de ce qu'il avait lu. Il écrivait d'une façon supérieure ; mais la poésie fut sans action sur un esprit plutôt abstrait, qui n'avait rien de contemplatif et que les envolées idéales laissaient sans émotion. Les traités de 1815, le principe des nationalités, les questions d'organisation intérieure et de politi- Louis Veuillot 3

que étrangère, les perfectionnements à apporter dans les choses militaires, la rénovation de Paris, le problème social, l'occupaient davantage que la litté- rature, les sciences et les beaux-arts. Il ne cessa pourtant de les vouloir en bonne place; allant au savoir et au talent sans se laisser arrêter

par les opinions ; appelant aux Tuileries toutes les intelligences que le parti pris ne séparait pas de lui, leur faisant à Compiègne, où séjournèrent la plupart des supériorités de cette époque, un accueil excep- tionnel dans les usages des cours. Ce fut même un de ses mérites de recevoir ses adversaires, de manière à ne pas leur faire regretter d'être venus à lui. « Je n'y retournerai pas, » disait plaisamment un républicain que des circonstancesparticulièresavaient

amené à solliciter une audience : « Il me rendrait impérialiste, et cela m'ennuierait, » « Il est évident, écrivait de son côté Louis Veuil- lot, que je me trouve un peu sous le charme. » C'était en 1858, au sortir de l'audience que l'or- gane militant des espérances et des revendica- tions du monde catholique avait demandée à l'em- pereur. Il s'attendait à trouver ce souverain tel qu'on le lui dépeignait, sans regard, morne, indifférent, et se vit accueilli d'un air ouvert, puis invité « à dire tout ce qu'il pensait, et comme il le pensait. » 4 La cour et la société du Second Empire Veuillot exposa avec son ardeur et sa clarté les questions religieuses qui le préoccupaient, se sentit compris, appuyé, et redescendit en confiance l'esca- lier des Tuileries. Il avait trouvé l'empereur soucieux de la protec- tion divine, respectueux pour le culte, bien disposé pour le clergé ; et c'est, en effet, ce que Napoléon III avait été depuis son avènement. Le monde catholique comptait sur lui, confirmé dans ses espérances par le voyage des souverains dans les provinces de l'Ouest. L'accueil et le langage des évêques au seuil des cathédrales, les réponses de l'empereur, l'attitude de sa compagne, l'enthou- siasme, partagé par le clergé, des populations bre- tonnes, tout concourait à faire considérer le nouveau règne comme résolument protecteur des intérêts du culte catholique. Cela changea l'année suivante, après la guerre d'Italie ; la question romaine éveillait des méfiances. L'empereur, en souffrant que cette question fût posée, effaçait aux yeux de l'Eglise sa première et chrétienne attitude. En acceptant la solution qui dépouillait Pie IX d'une partie des Etats pontificaux, il éloignait de lui les catholiques, sacrifiait les espé- rances données à des engagements pris avec les réfugiés italiens. L'attentat d'Orsini était une sommation devant Louis Veuillot 5 laquelle il cédait. C'était la guerre aux catholiques. Louis Veuillot, dont l'esprit se montrait aussi om- brageux que celui de l'épiscopat, le proclamait. Les évêques, en effet, avaient l'oeil très ouvert sur les agissements du pouvoir impérial, facilement accusé de pactiser avec la Révolution. A la moindre velléité jugée subversive, l'évêque d'Orléans ouvrait le feu en des brochures d'allure militaire. L'évêque de Poitiers suivait dans ses Instructions synodales. L'évêque de Nîmes taillait sa plume de Tolède pour de forts mandements ; le cardinal de Bonnechose envoyait au journal Le Français, des Lettres pastora- les, interpellait à la Tribune les membres du gouver- nement. Louis Veuillot reprenait le tout dans l'Univers, d'une plume nerveuse, avec force et conviction. Baroche et Rouland, les ministres d'alors, avaient l'ordre de se montrer conciliants et ne se rattra- paient pas en pesant sur le clergé. L'empereur, lui-même, intéressé à ménager l'épis- copat, que la guerre d'Italie avait surexcité, se défen- dait doucement, puis s'anima dans son message aux Chambres de 1860, déclarant avec une nuance d'amertume qu'il ne pouvait passer sous silence l'émotion du monde catholique, ses impressions irré- fléchies, ses alarmes passionnées, son oubli des ser- vices rendus; et qu'il lui fallait, à lui, sa confiance 6 La cour et la société du Second Empire absolue dans la raison publique pour garder ce calme qui, seul, peut maintenir dans le vrai. Sans faillir à sa mission de protéger l'Eglise, non plus qu'à celle de revendiquer les droits de l'Etat laïque, le gouvernement de Napoléon III, qui ne fut, — on peut l'avancer sans imprudence, — ni clérical, ni militariste, ni antidémocratique, ni définitivement antiparlementaire, lutta toujours contre les préten- tions ultramontaines au profit de la suprématie du pouvoir civil. Il fit la guerre d'Italie un peu contre le pape, au- quel cette guerre finit par enlever la souveraineté des Etats pontificaux. Il s'efforça, d'autre part, de maintenir dans le rôle et dans l'esprit de leur règle initiale les sociétés reli- gieuses qui cherchaient à en sortir. La dissolution des congrégations en passe d'empiétements et qui se faisaient envahissantes est là pour le prouver. S'il ne fut pas clérical, l'Empire ne fut pas davan- tage, malgré ses guerres et ses expéditions, ses défai- tes et ses gloires, un régime militaire. Méritante et respectée, l'armée garda la place qui lui revenait, mais fut. au cours du règne, sans influence sur la marche des affaires intérieures. Ce règne, considéré comme antiparlementaire, antidémocratique, le fut moins qu'on ne le pense. Bien qu'autoritaire et personnel à ses commence- Louis Veuillot 7 ments, le Second Empire, issu d'un coup de force, et auquel la France, lasse de discussions stériles et de mouvements tumultueux, se fit avec une surprenante facilité, avait reconnu la nécessité d'un Corps légis- latif, puis en élargit les attributions, en assura le contrôle. C'est même là ce que de nombreux écrivains lui reprochent aujourd'hui comme une faute. L'un d'entre eux, Paul Lenglé, républicain, adver- saire du régime impérial, vient encore, dans son his- toire critique d'une époque dont il rappelle l'inouïe prospérité, d'envisager le règne de Napoléon III comme l'épanouissement grandiose de la Révolution et de la démocratie. Ce prince à l'âme libérale et généreuse, constam- ment occupé des classes populaires et travailleuses, ainsi que des moyens d'améliorer leur sort, fut, dit-il, « le dernier champion de la politique héroïque et sentimentale. » Cela ne pouvait suffire à Louis Veuillot, plus épris de politique religieuse, sinon cléricale, que du prin- cipe des nationalités. C'est au voeu des évêques de France qu'il sentait le besoin d'amener celui qu'on appelait déjà « l'em- pereur des ouvriers ». Le calme des esprits que Napoléon III recomman- dait dans son message de 1860 n'était pas d'ailleurs 8 La cour et la société du Second Empire dans la manière du tenace et bouillant polémiste. Ecrivain remarquable, rude jouteur, ironiste puis- sant, Louis Veuillot portait haut le drapeau du Saint-Siège, de l'épiscopat et de la foi catholique. Il défendait contre tout venant, avec une inlassable vigueur, la suprématie de l'Eglise ; n'admettant pas qu'une atteinte, même apparente, à cette Eglise, pût découler des tendances du pouvoir impérial. C'est comme pour l'indifférence religieuse, qui le scandalise et le peine. Il la dénoncera sans relâche, avec plus de colère encore que de regrets. Pas de vaine sentimentalité pour les épreuves de ceux qui ne croient pas. Et il s'acharne sur Heine, cloué sur son fauteuil par un mal atroce, incurable. Comme il arrive souvent quand cela dure trop, les amis et admirateurs du poète se lassaient, les visiteurs se faisaient rares ; et Berlioz fut bientôt un des seuls à se montrer encore. Heine, l'âme aigrie, le coeur desséché, désabusé de tout, des hommes et de la vie, ne pensa pas qu'il pût y avoir là, de la part d'un homme de nature plutôt sèche, autre chose qu'une singularité, et disait en remarquant ses visites : « Pauvre Berlioz, toujours original. » Louis Veuillot, lui, n'eut pas à l'égard du poète moribond, cette originalité-là. Louis Veuillot 9

Il est sans pitié pour l'auteur des Beisebilder, pour cet athée auquel hommes et femmes persistent à vouer un culte d'admiration et que la souffrance met aux prises avec l'impuissance d'un cerveau torturé. Son désespoir, ses cris laissent Louis Veuillot cruel- lement ironique. Heine, ne s'est-il pas ri des miséricordes divines, dont il estimait n'avoir pas besoin ? Dieu, en appe- santissant sa droite sur sa chair et ses os, l'appelle à y revenir et à les demander. Voilà ! Louis Veuillot devait traverser, à son tour, l'épreuve terrible de la mort lente, des résistances du corps, des troubles de l'esprit. Et pourtant, toute sa vie, à travers l'intransigeance de l'homme et de l'écrivain, il avait invoqué cette présence divine, qui semblait, vers la fin, s'être retirée de lui. On ne peut rappeler cela sans penser à ses Der- nières volontés, qui ont inspiré Gounod.

Placez à mon côté ma plume, Sur mon coeur, le Chrisl, mon orgueil, Sous mes pieds mettez un volume, Et clouez en paix le cercueil.

Après la dernière prière, Sur ma fosse plantez la croix, El si l'on nie donne, une pierre, Gravez dessus : J'ai cru, je vois. CHAPITRE II

LACORDAIRE. — BARBEY D'AUREVILLY. LA TRIBUNE AU CORPS LÉGISLATIF.

Ce cri de la ' foi chrétienne que Louis Veuillot recommandait de graver sur sa tombe, Lacordaire en faisait retentir les voûtes de Notre-Dame. Que d'appels éloquents ! Que de sublimes envo- lées! Les élans de cette âme de feu, de cette parole de flamme émouvaient les coeurs, pénétraient les cons- ciences. Longtemps, dans le mystère de ces sombres voû- tes, il se dégagea comme une lumière de la robe blanche de ce moine inspiré. L'ardente imagination qu'il mettait au service de vérités rendues palpables, charmait l'esprit et fixait l'attention. Tous les rangs, tous les âges s'inclinèrent devant la magnificence de son talent de parole. A l'admiration des fidèles pour l'orateur sacré, s'ajou- taient l'estime pour l'homme, le respect dû à sa vie et à son caractère. Lacordaire. Barbey d'Aurevilly, etc. 11 Les esprits sceptiques, les hésitants, les tièdes, allaient entendre sans animosité celui qu'ils aimaient à reconnaître comme un fils éclairé de 1789. La grandeur de ses idées ne les retenait pas moins que l'éclat de son langage en cette église où Lacordaire semblait chez lui et dont il disait : « Elle est ma grande patrie. » Son passage à Notre-Dame a marqué dans l'his- toire religieuse de la société d'alors. Le protestantisme, en la personne de Guizot, vint le saluer et rendre justice à la hauteur de vues avec laquelle il traitait les questions. C'était le 24 janvier 1861. L'Académie française avait appelé Lacordaire au fauteuil de Tocqueville. Guizot, directeur en fonc- tion, avait à lui répondre en une séance qui devait faire date dans les fastes académiques. L'impératrice s'était fait annoncer et occupait sa tribune, accompagnée de la princesse Clotilde. Très pâle, Lacordaire se présenta entre ses deux parrains, Berryer et Montalembert, prononça l'éloge de son prédécesseur avec son éloquence, son habi- leté, eut des accents de libéralisme qui solennisèrent cette rencontre de la foi protestante venant souhai- ter la bienvenue à la foi catholique. Les premières paroles de Guizot, dans sa réponse à Lacordaire, sont restées mémorables. 12 La cour et la société du Second Empire

« Que serait-il arrivé, lui dit-il, si nous nous étions rencontrés, vous et moi, il y a six cents ans ? »

Ce qui serait arrivé, on le pressent ; et Lacordaire venait d'en repousser la barbarie. Guizot l'en félicita en lui exprimant dans un discours de tolérance mu- tuelle sa joie et son orgueil de ce qui se passait à cette heure, au sein de l'Académie, devant l'élite intellectuelle de la société française. Ce respect de l'opinion d'autrui, auquel Guizot rendit cet hommage, n'était pas plus dans le carac- tère de Louis Veuillot que dans celui de Barbey d'Aurevilly, dont le talent d'écrivain, aussi prime- sautier que celui de Veuillot, fut peut-être plusincisif encore. Ses articles sensationnels, qu'on discutait, qu'il y avait lieu de redouter aussi, paraissaient dans le Constitutionnel, faisant comme une auréole à ce jour- nal gouvernemental. Un peu en retard de son temps par sa personna- lité, sa mise, ses allures et plusieurs de ses idées, le grand écrivain savait se mettre dans le train du jour par « l'écriture ». Une écriture en coups de canif. Sa plume scalpait, souvent impitoyable, toujours littéraire, trempée d'ironie supérieure.

Il a laissé des oeuvres posthumes : sa correspon- dance entre autres avec son ami Trébutien, publiée Lacordaire. Barbet d'Aurevilly, etc. 13 . par les soins de la fidèle amie qui fat toute sa famille. Quelques journalistes d'opposition, John Lemoine, Cuvillier-Fleury, Villemessant, rivalisaient alors de savoir et d'esprit en des articles écrits pour ceux qui savent lire entre les lignes. Quoique entravé par les amendes et les citations en justice, Villemessant jetait les bases de la puis- sance qu'allait être le Figaro. Au barreau, l'éloquence tenait ses assises avec Berryer, Chaix d'Est Ange, Lachaud, Jules Favre, pendant que Rouher et Billault, puis Thiers, Ollivier, Jules Simon, se préparaient à tenir captives les oreil- les de la Chambre, une fois la tribune rendue aux députés. Elle était restée muette après le coup d'Etat cette tribune d'où tant d'outrages et de quolibets avaient assailli le prince-président. Une sorte de plate-forme sur laquelle se tenaient les orateurs que le gouvernement chargeait de le représenter, en tenait lieu. Au-dessus, planait Morny, ferme et courtois, atten- tif avec ses adversaires quand l'opposition pénétra dans l'enceinte dont il avait la garde. Dans la question du verre d'eau qui agita les salons parlementaires, il se montra accommodant. Il restait établi à l'Elysée, puis aux Tuileries et 14 La et la société du Second Empire . cour dans le monde officiel, qu'on avait assez causé sous Louis-Philippe et depuis 1848; qu'il était temps de se modérer, qu'un peu de silence ferait du bien et que l'heure semblait propice pour faire cesser mo- mentanément ce qu'on appelait dans ces milieux-là le « bavardage parlementaire. » Evidemment, le verre d'eau, sucrée ou non, entre- tenait la verve des causeurs. On le supprimerait. Trop galant homme pour refuser ce réconfortant aux gorges sèches, aux poitrines fatiguées, Morny s'interposa et obtint le verre d'eau, mais après auto- risation préalable du président. Morny se contentait, en l'accordant, de dire dou- cement à l'orateur, avec son fin sourire : « Ne soyez pas trop long. » Quand Jules Simon fut élu, Morny lui parla comme il l'eût fait à un ami. « Prenez, lui dit-il, les questions d'enseignement, d'assurance, de mutualité, tout ce qui avoisine le socialisme. Il y a là une grande place à prendre. » Morny ne fut pas moins accueillant pour Thiers, malgré l'émotion jetée par son élection à la Chambre et dans la société. Se souvenant des brillants et substantiels discours de l'ancien ministre de Louis-Philippe, il n'eut garde d'oublier le petit vin de Constance dont Thiers usait Lacordaire. Barbey d'Aurevilly, etc. 15 quand il devait parler, et en fit placer un flacon devant lui. Ces procédés, ces attentions à l'égard d'adversai- res attiraient vers Morny. Un souci pourtant traversait la joie qu'éprouvait Thiers à la pensée de réoccuper la tribune française, maintenant rétablie ; le souci que le devant de cette tribune ne fût trop haut pour lui. Il alla y voir entre deux séances. Ce devant lui venait au menton. Informé, Morny donna des ordres pour que tout fût arrangé au gré du nouveau député; et grande fut la joie de l'opposition de voir désormais son chef bien campé à la tribune, avec, devant lui, ses documents, son flacon, et pouvant parler à Rouher comme il convenait, « de haut en bas, » dit Jules Simon, qui rappelle tout cela dans un de ses meil- leurs livres : Le soir de ma journée. Il n'avait plus beaucoup de temps à veiller sur la tribune du Corps législatif l'incomparable président que fut Morny. Ce fin politique, grand dignitaire de l'Empire, ras- sasié de jouissances, d'influences et d'honneurs, allait brusquement disparaître, laissant une place qui ne fut pas comblée dans les conseils et dans le coeur de Napoléon III. Il mourut presque en même temps que Proudhon, un penseur qui ne pouvait plus 16 La cour et la société du Second Empire penser et s'éteignait, à bout de forces, le 28 janvier 1865, excédé par le stérile effort de tirer d'un cer- veau assombri des idées qui ne venaient plus, et non comme on l'a dit à cause du peu de liberté que l'Empire laissait aux écrivains. C'est Emile de Girardin qui attribua la mort du grand dialecticien aux entraves apportées à la presse. Emile de Girardin, ce brillant polémiste, qu'on disait né un journal à la main, qui ne comprenait l'existence qu'avec et par le journalisme, n'admettait pas qu'on pût mourir d'autre chose. Proudhon vivrait encore, il l'affirmait, s'il avait pu publier un journal et y écrire librement. Proudhon, d'un physique aussi extraordinaire que son talent de plume et de parole, et dont la tête énorme, le vaste front surgissaient d'un corps débile, était un grand dialecticien, un remarquable critique, un remueur d'idées auxquelles on reprochait d'être parfois insuffisammentréfléchies, de manquer de cohé- sion et aussi de cette empreinte de grâce qui carac- térise l'éloquence et les oeuvres de Jules Simon, dont la parole fut jusqu'à la fin aussi alerte que la plume. Il y a de la finesse, de la bonté dans les livres de ce philosophe qui voulait dans la vie comme base de toute éducation publique, deux idées se fortifiant l'une par l'autre : l'idée de Dieu pour grandir l'homme moral, l'idée de Patrie pour assagir le citoyen. CHAPITRE III

THIEES ET JULES SIMON.

D'une nature un peu rêveuse, Jules Simon se trouva jeté par les événements et par les principes qu'il défendait dans la fournaise des luttes politiques et de l'Année terrible. Il en sortit ce qu'il avait tou- jours été, le plus sympathique des auteurs et le

meilleur des hommes ; prisant par-dessus tout sa famille, son intérieur, ses amis, ses livres. On s'éton- nait même, en le voyant, des bagarres extraordinai- res que ce lettré-philanthrope, d'allure bourgeoise et familiale, avait affrontées. Le Deux-Décembre l'avait suspendu de ses fonc-

tions de suppléant de Victor Cousin à la Sorbonne ; ce qui aida plus tard sa nomination au Corps légis- latif. Il habitait, sous l'Empire, ce cinquième étage de la place de la Madeleine que tant de gens ont monté. Nous fûmes heureux nous-même d'y aller quérir un livre de sa main. C'est de là qu'il vit passer plusieurs gouverne-

2 18 La cour et la société du Second Empire ments avant de siéger dans ceux de Gambetta, de Thiers et de Mac Mahon. Les Communards, eux aussi, gravirent ces cinq étages, mais pour perquisitionner chez lui et le con- damner à mort. Nous l'avons vu descendre de ce qu'il appelait son « grenier » pour aller recevoir Thiers, nouveau chef de l'Etat, dans un de ces palais officiels, fermés pen- dant la guerre ou transformés en ambulances, qu'on orna presque timidement à cette occasion d'un peu de fleurs et de plantes vertes, où quelques lustres se rallumèrent. Thiers, qui avait tenu à donner ce témoignage à son ministre, vint passer là quelques instants, très simplement reçu par Jules Simon, sa femme et ses deux fils. Affable, très causant, mais l'air pressé, Thiers se retira sans avoir entendu chanter par Mme Viardot- Garcia, qui nous fit frissonner déplaisir et d'émotion, l'air dramatique de Gluck : Divinités du Styx. Thiers, lui-même, donna à cette époque quelques réceptions à l'Elysée, dont les admirables salons semblaient comme surpris de se revoir, après tant de désastres, éclairés et fleuris. Peu de femmes à ces soirées, pas de musique. De l'animation pourtant, mais traversée de pensées gra- ves et de souvenirs poignants. Thiers et Jules Simon 19

Que de sang répandu et de larmes versées! Que de mutilations, d'humiliations, d'épouvantes et de ruines entre cette première soirée du premier pré- sident de la Troisième République et la dernière fête donnée au palais des Tuileries, maintenant incendié. L'empereur s'y traînait, malade et triste. L'impé- ratrice, toujours charmante, mais le sourire un peu contraint, les paupières souvent baissées, cherchait à dissimuler ses préoccupations en parlant, très vite, à la princesse Clotilde, qui écoutait sans répondre. Seule épave des grandes charges de la cour d'alors, Feuillet de Conches, ancien introducteur des ambassadeurs aux Tuileries, avait accepté de repren- dre, à l'Elysée, les mêmes fonctions auprès du pré- sident, très désireux de recourir à son expérience dans le désarroi des choses de la représentation. Thiers avait, malgré tout, dans cette soirée, quel- que chose d'heureux et d'accueillant. On le complimentait. N'avait-il pas travaillé avec une patriotique, per- sévérance à la libération du territoire, à la reconsti- tution de l'énergie nationale et des forces du pays ? On comprenait sa satisfaction à la pensée de ce qu'il était et de ce qu'il avait fait. S'il se trouvait à cette heure-là quelques person- nes moins satisfaites que Thiers et Jules Simon ; si 20 La cour et la société du Second Empire quelques grincheux ne s'associaient que de loin à l'enthousiasme officiel, il n'y paraissait guère. L'ac- cord semblait unanime. Dans tous les salons on cou- vrait de fleurs le président. Les correctifs à apporter au flot de compliments sous lesquels le « petit homme » ne semblait point d'humeur à succomber, ne s'énoncèrent que plus tard, dans les conversations particulières et dans quelques journaux. C'est à l'armée, fut-il dit, que ces louanges devaient aller. Seule, elle a fait tout son devoir, pendant que Thiers, surpris par la Commune, effaré par les passions menaçantes qui entraînaient vers elle une partie de la population, ne savait que fuir Paris en jetant l'ordre, heureusement inexécuté, d'évacuer le Mont-Valérien. Il n'aurait manqué que cela ! Rentrer dans Paris sous le feu des forts occupés par les insurgés ! Et puis, cette rentrée même, dans quelles condi- tions s'est-elle faite ? Elle s'est faite après le massacre des otages, l'in- cendie des monuments, de longues journées d'épou- vante et de tueries qu'il eût été possible de prévenir par l'achat, — en y mettant le prix, — d'une ou deux des portes de l'enceinte fortifiée au pouvoir des Communards. Mais Thiers s'obstinait à vouloir Thiers et Jules Simon 21 reprendre Paris en tacticien et en politicien. C'est l'armée qui a réparé sa faute. « Une averse de plus ou de moins, disait Thiers en parlant des tumultes de la Tribune, ne me fait pas peur. Je suis un vieux parlementaire sur lequel il a tant plu depuis dix ans ! " Ce beau ang-froid fut moins résistant, quand, à l'apparition de la ommune, les averses de discours se changèrent en pluie de feu et de sang. Qui penserait à le lui reprocher Le général de Galiffet, eut-être, qui 'ailleurs dans son récit 'arrête au sourire. Retiré à ersailles, pris au dépourvu par la sou daineté du mouvement communard, maître de la capitale, Thiers a l'air de penser que ersailles est bien près de Paris, que l'éventualité 'une sortie des Fédérés pourrait se produire, u'il faut 'empêcher ou se mettre hors de leur atteinte. La débandade est générale, dit-il à Galiffet. Per- sonne ne veut plus m'obéir. » « Les Fédérés bavardent, pérorent, font la fête, lui répond le général avec sa martiale tranquillité. Ils ne viendront à Versailles que si vous déménagez. Restons ici, et préparons-nous à prendre l'offensive. Il n'y a que ça. » Après un silence Thiers se ressaisit et chargea Galiffet du commandement des troupes. 22 La cour et la société du Second Empire

"Je fus obligé, ajoute ce dernier, de lui rappeler l'existence du général Vinoy. » Qu'elles étaient loin de la pensée générale, à cette première réception de l'Elysée, ces choses qui de- vaient se reprendre plus tard sans beaucoup de justice. Il ne faut pas perdre de vue la situation faite à cet homme auquel était confiée la garde des intérêts nationaux entre les exigences des Prussiens, et la France saignante, envahie, mutilée, tenue, frémis- sante, sous le talon du vainqueur. Et puis, de quelle supériorité Thiers n'a-t-il pas fait preuve clans ses négociations avec le général en chef des troupes d'occupation, alors que le moindre incident pouvait tout compromettre ? Les violences de Bismarck, auxquelles le général de Manteuffel avait peine à tenir tête, passionnaient les entretiens. La hère et sage attitude de Thiers comme chef d'Etat ; son habileté de diplomate, sa facilité de parole, son esprit, impressionnèrent Manteuffel, qui n'était pas d'une nature particulièrement impres- sionnable. Les lettres échangées sont là, à tous les deux. Mlle Dosne les a livrées à la publicité. Non ! Le trouble indéniable dont Thiers fut saisi en voyant le pays en proie à la guerre civile sous Thiers et Jules Simon 23 l'oeil de l'ennemi, ne peut atteindre l'oeuvre du « libé- rateur du territoire ». L'impression générale des salons de l'Elysée à la première réception du président fut la vraie et l'est restée. Moins souriante que son mari, l'air absorbé, Mme Thiers, en robe de satin noir garni de jais, fai- sait à cette soirée, avec plus de sérieux que de grâce, les honneurs du palais. Assise près de la cheminée du salon de l'hémicycle, elle adressait avec une froideur polie aux nouveaux arrivants quelques questions distraites, pendant que sa soeur, Mlle Dosne, qui passait pour être l'Egérie du président, s'occupait de faire asseoir les dames. Toutes deux s'approchant, vers la fin de la soirée, du buffet que figurait modestement au milieu d'un des salons une table toute fière de quelques assiet- tes de fraises, se plaignaient doucement des exigen- ces protocolaires qui les obligeaient à rentrer le même soir à Versailles, siège des pouvoirs publics et résidence du président qui, lui, se préparait assez gaiement à remonter en voiture. Il était évident, à cette soirée, que Jules Simon — et cela sans aucune immodestie — avait comme une fierté des choses accomplies depuis la paix et parta- geait la satisfaction du président avec lequel il avait travaillé au relèvement du pays. 94 La cour et la société du Second Empire Arrivé au pouvoir, comme après en être tombé, Jules Simon reportait souvent sa pensée à ces années du Second Empire auxquelles il devait, après tout, l'éclat de sa vie publique. Son opposition militante, son penchant pour les classes ouvrières, l'avaient même rapproché de la façon la plus imprévue du prétendant qu'était alors le comte de Paris, exilé en Angleterre. Occupé comme Napoléon III, — avec lequel il n'eut, on s'en doute, que ce point d'affinité, — de l'amélioration du sort des travailleurs, Jules Simon était allé, comme membre d'une société anglaise, donner à Londres, sur les conditions de la vie ouvrière en France, des conférences dont il a raconté le plaisant et flatteur incident. Il y avait là beaucoup de chiffres à établir, des formules différentes entre les deux pays à indi- quer, une traduction à faire en anglais des mon- naies françaises ; et Jules Simon, qui s'excuse de ce qu'il appelle « sa gaucherie, » se trouvait un peu empêché par des difficultés de langage dont il voyait son auditoire sourire. Il sentait qu'il allait tâtonner, quand une voix jeune et claire lui souffla discrète- ment, et jusqu'au bout, les mots et les chiffres anglais dont il avait besoin. La séance terminée, le conférencier demanda le nom de son obligeant interlocuteur. Thiers et Jules Simon 25

« Gomment ! Vous ne le connaissez pas ? Mais c'est le comte de Paris ! » Jules Simon chercha aussitôt à rejoindre le prince, mais il avait disparu, ne voulant pas faire sous le regard curieux du publicr la connaissance d'un homme qui avait toute sa sympathie.. La relation s'établit quelques instants plus tard si simple et si cordiale que Jules Simon n'eut pas d'au- tre guide que le prince dans son voyage d'informa- tions à Manchester et en Ecosse. « Vous me prêterez votre expérience, lui avait dit le comte de Paris. Je vous prêterai mon anglais. » CHAPITRE IV

DUR-UY ET NAPOLÉON III. — LEVERRIER ET FLAMMARION.

« Je regrette, disait Duruy à l'empereur, en lui parlant de Jules Simon, que l'Empire n'ait pas pu s'attacher la collaboration d'un aussi rare esprit. » Rare aussi fut l'esprit de celui qui ne craignait pas de parler de la sorte à Napoléon III; et il fait bon s'arrêter à cette figure qui mit pourtant en méfiance plus d'un homme politique dans les sphères du pou- voir. N'avait-il pas voté pour Gavaignac après les journées de juin 1848 ? Ne s'était-il pas prononcé contre le prince-président en 1852 ? Loyale et fière apparut néanmoins aux yeux de Napoléon III une physionomie dont certains cercles ne pensaient rien de bon. « Que faire de ce sauvage? y disait-on. Cet homme de libre examen et d'humeur réformatrice ne pliera pas, étant de col roide. L'indépendance de son caractère ne facilitera rien. Et puis, c'est un mauvais esprit. Drôle d'idée que- l'empereur a eue là d'aller le chercher pour en faire un ministre ! » Duruy et Napoléon III. Leverrier et Flammarion 27 Au commencement du règne, Duruy était profes- seur d'histoire.

«: Vous allez vous retirer ! lui dit-on. » « Pourquoi voulez-vous que je me retire ? avait-il répondu. Mes grades, ma position sont à moi. Je ne m'en irai que le jour où la liberté de faire ce que je veux et de parler comme il me plaît me sera retirée. En attendant, je reste. » Et il resta; acceptant même de l'Empire une chaire d'histoire à l'Ecole polytechnique et la charge d'inspecteur général de cette école. Gela n'alla pas sans de forts commentaires, suivis de coups d'épingle à propos des innovations intro- duites par un inspecteur que l'empereur fut presque seul à soutenir, malgré les idées subversives qu'on lui signalait dans ses publications, notamment dans son Histoire grecque et son Histoire romaine. Auteur lui-même, Napoléon III avait deviné chez réminent historien qu'était Duruy la valeur morale de l'homme et résolut de se l'attacher comme colla- borateur au service de l'Etat. Il travaillait à ce moment-là à sa Vie de César, et voulut en revoir les épreuves avec Duruy, qui le raconte dans les Notes et souvenirs de sa vie publique et littéraire. Au passage où il est parlé de la liberté qu'on peut avoir de violer la légalité lorsque la société court à 28 La cour et la société du Second Empire sa perte et de recourir alors à un remède héroïque, le professeur arrêta le souverain. Duruy estimait ne pouvoir laisser passer, à propos de Gatilina et de Cicéron, cette justification du coup d'Etat. « On fait quelquefois ces choses-là, dit-il avec la déférence un peu froide qui marquait ses rapports avec Napoléon III, mais il est mieux de n'en pas rap- peler le souvenir. » L'empereur sourit et biffa le passage. Quelque temps après, au cours d'une tournée d'inspection professionnelle, Duruy apprenait sa nomination de ministre de l'Instruction publique.

et Pardon, Majesté, avait-il osé dire en s'inclinant; je n'en use pas. » Mais cela n'avait pas déplu. L'impératrice prisait le !et la sincérité. courage

Un veinard, cet hérétique ! Cependant, dans la question de l'obligation et de la gratuité de l'instruction populaire, l'empereur et son ministre ne furent pas les plus forts. Le premier ne s'était pas d'abord trop arrêté à l'opposition du Conseil des ministres ; opposition soutenue par Rouher au Conseil privé, réuni expres- sément pour entendre la lecture du rapport de Duruy et Napoléon III. Leverrier et Flammarion 31

Duruy. Il avait même apposé sa signature sur ce rapport, inséré au Moniteur; puis, ébranlé par les représentations de plusieurs membres du Sénat, de la Chambre et des cercles officiels, il revint en arrière. Duruy le sentit hésitant, circonvenu, ne voulut pas ajouter à ses embarras en donnant sa démission, ne céda pas la place sur laquelle ses adversaires comp- taient et remit en portefeuille le rapport qui soule- vait tant d'appréhensions, donnant ainsi à l'empe- reur une nouvelle preuve de son bon sens et de son dévouement. Les réceptions de cet honnête homme, qui se montra un ministre supérieur, passaient pour peu folâtres ; elles n'étaient pas cependant dénuées d'in- térêt, à cause du public un peu spécial qui s'y ren- contrait et de la personne même de Duruy, qu'on voyait d'ailleurs peu dans le monde. D'une réserve courtoise, il avait l'air comme étonné de sa partici- pation inattendue au faste des palais officiels. Ces dehors presque timides cachaient la fermeté d'un caractère que le pouvoir ne grisait pas. « Votre serviteur, écrit-il à l'empereur, au retour d'un déplacement, a été reçu comme le Saint-Sacre- ment, avec des fleurs que des femmesjetaient devant lui. Il est vrai qu'il y aurait eu la môme affluence si on m'eût mené pendre. » Sorti du peuple, les ovations populaires laissaient 32 La cour et la société du Second Empire sceptique ce patriote réfléchi, auprès duquel l'empe- reur se sentait en sécurité et dont on a pu dire sans exagération que sa physionomie morale lui assignait une place dans les belles vies de Plutarque. Très sympathique par la conscience qu'il reflé- tait, le visage de Duruy restait à la tribune ce qu'il était dans les salons du ministère, sans animation. Son écriture valait mieux que son élocution. Il n'en- veloppait pas d'une forme entraînante les choses très bien pensées qu'il avait à dire, ayant coutume de faire dans sa cravate des discours que son gilet était seul à entendre. Nous le voyons encore à la tribune du Sénat, en escarmouche réglée avec le redoutable directeur de l'Observatoire. Aussi tranquille que dans son cabinet de travail, Duruy donnait d'une voix sourde lecture de sa lettre à l'empereur. Cette lettre, il l'avait écrite contre Levemer, gar- dien despotique de son Observatoire, et qui passait pour affoler en très peu de temps ceux qui travail- laient sous ses ordres. Il fut le persécuteur de Flammarion, auteur, à dix-neuf ans, d'une publication sur la Pluralité des mondes habités, et qui, s'inspirant des traditions d'Arago, s'est appliqué dès lors à vulgariser, des- criptive, attrayante, la science de l'astronomie. Duruy et Napoléon III. Leverrier et Flammarion 33

Sainte-Beuve, Henri Martin, l'illustre Babinet en- courageaient ses travaux. Leverrier, au contraire, s'en exaspérait, signalait Flammarion comme ne donnant pas à l'Observatoire le temps qu'il devait, s'acharna contre lui en de célèbres démêlés. « Je vous briserai, » disait-il. Babinet cherchait à remonter Flammarion, lui expliquant par de laborieuses digestions le caractère difficile du chef de l'Observatoire. « Leverrier, disait-il, est le plus vaste cerveau et le plus mauvais estomac de l'univers. » Le jeune savant eut pour lui des milliers de lec- teurs dans cette lutte homérique ; et s'il souffrit des tracasseries et de l'humeur de son chef, il trouva d'amples compensations dans l'enthousiasme de ses adeptes, à cette époque-là et depuis lors. Les témoignages affluèrent. il y en eut d'excentriques jusqu'à l'invraisem- blance ; celui entre autres, pas ordinaire, de cette comtesse enthousiaste et phtisique, qui légua à Flammarion la peau de ses belles épaules pour en relier le premier exemplaire du premier ouvrage qu'il publierait quand elle ne serait plus. Il y avait eu quelques préliminaires. Toute saisie par la lecture qu'elle venait de faire de la vie libre des comètes, elle souhaita ne pas mourir avant d'avoir connu le célèbre astronome et

3 34 La cour et là société du Second Empire demanda à son mari de l'inviter à passer quelques jours au château.

Ce désir s'accomplit ; et il paraît que la connais- sance ne se fit pas sans agrément. Il y eut quelques promenades automnales, de poé- tiques rêveries sous les étoiles, d'intéressantes ques- tions, des avis donnés sur la pluralité des mondes habités, même des échanges d'idées sur la mort. C'est au cours de ces entretiens que la malade, occu- pée de sa fin prochaine, fit promettre au savant de ne pas repousser le legs qu'elle se proposait de lui faire. Flammarion s'y engagea, loin de soupçonner qu'il s'agissait des épaules de la comtesse, bien qu'il ne se fût pas défendu de beaucoup les regarder. Son trouble égala sa surprise au reçu du singulier envoi et du billet dans lequel le médecin lui disait : « J'accomplis le voeu d'une morte qui vous aimait étrangement en secret. » Le livre Terre et Ciel, relié en peau humaine, après une intelligente préparation, et que Flamma- rion fit placer dans son observatoire de Juvisy, doit s'y trouver encore. Moins macabre avait été la satisfaction éprouvée par l'astronome, en voyant le gouvernement interve- nir par la bouche de Duruy dans les choses de l'Ob- servatoire de Paris et spécialement de sa direction. Il prit, ce jour-là, une revanche publique des en- nuis essuyés. Duruy. et NapoléonIII. Leverrier et Flammarion 35

Cette séance du Sénat fut pour Leverrier un enter- rement de première classe. On comptait pourtant qu'il ne se prêterait pas de bonne grâce à ces obsèques et que la formule « c'est le moment de nous montrer, cacbons-nous, » ne serait pas la sienne. Contre toute attente, la monotone lecture, par Duruy, de sa lettre au souverain sur les agissements tyranniques du chef de l'Observatoire ne trouva pas ce dernier tonitruant, ce Je proteste contre la lettre à l'empereur, » cria-t-il, de sa place, à Duruy, avec une lassitude plutôt méprisante. Ce ne fut pas contre Leverrier seulement que Duruy eut à lutter au cours de son ministère. Il avait commencé par contester avec l'empereur au sujet de la théorie, chère au souverain, « des hom- mes providentiels, » auxquels Napoléon III, bien entendu, pensait appartenir. On se hâtait, au reste, de le lui répéter ; et les événements semblaient con- firmer ce sentiment. Etrange, intéressante aussi, fut l'association de ces deux hommes, rapprochés l'un de l'autre par les contrastes mêmes de leur nature, et qui ne cessèrent de s'entendre dans un labeur marqué par les réfor- mes universitaires et l'amélioration de l'enseigne- ment public. L'un, sûr de son étoile, regardait, les yeux à demi clos, en philosophe, en fataliste, dans une vie qu'il 36 La cour et la société du Second Empire eût souhaitée meilleure pour tous et dans l'huma- nité qu'il chercha à rendre plus heureuse par l'amé- lioration graduelle du sort des classes ouvrières. De tempérament songeur, il le resta dans le plein épanouissement de son prodigieux destin. L'autre, ne s'attardant pas aux étoiles, voyait d'un oeil bien ouvert, plutôt froid, les choses ce qu'elles sont, et aussi ce qu'elles pourraient être. La gravité de son âme croyante, la probité, la clarté de son esprit pratique et positif, avaient frappé Napo- léon III, qui le laissait traiter comme il l'entendait les affaires du ministère de l'Instruction publique. Les adversaires de Duruy s'en plaignaient. Ce ministre, disaient-ils, n'est pas contrôlé. L'empereur le laisse faire, reprenaient les amis de l'ancien professeur, mais il ne l'aide pas assez. Il fallut à Duruy son respect du devoir, le senti- ment qu'il avait de la justice et des responsabilités du pouvoir pour ne pas se laisser décourager par le mauvais vouloir de quelques-uns de ses collègues. Loyal, mais entier, un peu raide, il entendait ré- pondre à la confiance de son maître en servant avec fidélité les intérêts du pays. CHAPITRE V

EMILE OLLIVIER.- ALFRED DARIMON. — ROULAND. ROUHER.

Emile Ollivier, dans ses attachants volumes sur VEmpire libéral, s'est occupé avec beaucoup de jus- tice et de vie du ministère de Duruy, dont il eut lui- même les aspirations libérales et le talent d'écrivain. L'empereur avait apprécié sa vaste intelligence. L'opposition républicaine, aux premières années du règne, puis le monde impérialiste, en 1870, avaient applaudi au souffle oratoire d'un intellectuel de haut vol. On le retrouve aujourd'hui écrivain supérieur, après l'amer isolement dans lequel l'avaient jeté des événements traversés par lui en témoin et en acteur. Il en parle avec l'accent de la vérité, avec aussi un certain détachement de lui-même, sans le ressenti- ment des sarcasmes et des malédictions dont fut abreuvé le ministre de Napoléon III, devenu après la guerre un des boucs émissaires du désastre final. Dans ses études sur l'Empire libéral, supérieure- ment conduites, il y a quelque chose des belles envo- 38 La cour et la société du Second Empire lées qui marquèrent ses discours à la tribune du Corps législatif et lui amenaient, les soirs de récep- tion, dans les salons de la place Vendôme, une cohue de visiteurs enthousiastes. . On ne faisait rien aux soirées du ministère de la Justice, qui n'offraient d'autre attraction que celle d'approcher Emile Ollivier. On se pressait autour de lui, on se disputait une parole, une poignée de main, pendant que sa charmante jeune femme accueillait avec un doux sourire, une gracieuse tran- quillité, des félicitations qui allaient sombrer dans un concert d'accusations. Emile Ollivier avait attendu quatre ans cet Empire libéral dont il souhaitait d'être l'auxiliaire plus en- core que le ministre, tenant plus, disait-il, « à l'in- fluence qu'au pouvoir. » Mal vu de beaucoup de bonapartistes, suspect aux républicains, il voyait retardée par les craintes de l'entourage la solution rêvée, ce « couronnement de l'édifice » dont parlait l'empereur. Il n'en déses- pérait pas toutefois, se souvenant des conseils de Morny, se flattant d'y amener Rouher, regardant surtout à Napoléon III, à ses tendances, à ses hési- tations et aux difficultés dont il ne sortirait que par la voie proposée. « On a beau recourir à tous les systèmes, écrivait-il au mois d'octobre 1864; aubout de toutes les routes on trouvera toujours la liberté. » Emile Ollivier. Alfred Darimon. 39

Il semblait goûter toutes les satisfactions quelque temps avant la guerre. Incontestable était alors, dans le cabinet de l'empereur, à la Chambre et dans le gouvernement, cette influence qu'Emile Ollivier préférait au pouvoir. Il avait l'un et l'autre quand il laissa tomber, mal venu, mal compris, un mot dont il ne devait pas se relever, et qui, après les défaites, le voua aux Gémonies, celui du « coeur léger » par lequel il semblait annoncer une guerre que l'empire ne cherchait pas, mais qu'il se donna le tort de déclarer, la voyant inévitable. On sait maintenant qui la voulait. On le sait de la bouche même de Bismarck. Avant de devenir l'auxiliaire, aux Tuileries, de l'Empire libéral et d'être mêlé de si près à la chute du règne, Emile Ollivier avait fait partie de ceux qu'on appelait " Les Cinq ». Cinq mousquetaires de la bataille politique enga- gée contre le régime impérial. Des i gêneurs » pour le monde officiel. Les élections de 1857 les avaient envoyés au Corps législatif. C'étaient Jules Favre, Ernest Picard, Hénon, Alfred Darimon, Emile Ollivier. Darimon, bien qu'imbu des théories de Prudhon, puis collaborateur, dans la Presse, d'Emile de Girar- din, ne devait pas répondre jusqu'au bout aux espé- rances de l'opposition française. 40 La cour et la société du Second Empire Tout alla bien de 1859 aux élections de 1863. Darimon, recherché pour son caractère en même temps que pour son esprit, bûcheur extraordinaire, aussi serviable qu'intelligent, était toujours prêt à donner à ses amis en mal de travail forcé des coups d'épaules dont on parla. Il ne montait pas à la tribune, mais votait et tapait des articles tout à fait dans la note. C'était une figure, non par l'extérieur, mais par la noto- riété : une figure littéraire et politique, Le parti était satisfait. Il le fut moins quand il lui parut que cet habile combattant de l'Empire autoritaire inclinait à suivre doucement Emile Ollivier clans les voies malsaines de l'Empire libéral. Bientôt on ne douta plus. Darimon, présenté aux Tuileries, avait endossé l'uniforme, s'était coulé dans une culotte de cour. Oh ! cette culotte de cour pour ce tout petit homme, d'aspect chétif et mal tourné, sans buste et sans mollets. Non ! c'était trop drôle. Il y avait bien chez lui le regard qui était clair, le sourire qui était fin, mais on ne s'occupa que des jambes, bientôt submergées par une pluie de bro- cards. Et cela avec tant de bruit, tant de rires, que Darimon ne voulut pas se présenter aux élections de 1869; sentant bien qu'il n'était plus pour beaucoup Emile Ollivier. Alfred Darimon. 41

de ses anciens électeurs que « Darimon la culotte. » Le surnom resta, contre toute vérité, car il fut découvert que cette culotte était un pantalon, — le pantalon d'uniforme porté aux Tuileries par tous les députés. Ce qui subsistait, c'est que Darimon avait accepté la croix et qu'il s'était entretenu avec l'impératrice de la voie à suivre pour le redressement d'une erreur judiciaire, celle de l'affaire Lesurque. Aussi, refusant de le reconnaître pour un de ses précurseurs, la troisième République laissa-t-elle Darimon aux seules ressources qui lui restaient pour

vivre : quelques articles, notes et publications. Sa fin solitaire fit d'Emile Ollivier le dernier sur- vivant des « Cinq ». L'empereur, qui n'avait pas maintenu Duruy sans peine, disait mélancoliquement de ses ministres

quand ils ne pensaient pas comme lui : « Ils ont tous des idées absolues en dehors desquelles il semble que rien n'est plus. Tout au contraire d'eux, j'ob- serve, j'attends, j'écoute. — Je me résigne et mets ma confiance dans les événements. »

Il disait de Persigny, Walewski, Magne, Morny : « Ce sont eux qui m'ont fait la meilleure politique. — Quant à Fould, Baroche, Rouher, « trois têtes dans un bonnet, » ce sont de véritables hommes d'Etat. » 42 La cour et la société du Second Empire II avait maintenu Duruy malgré le ministre Rou- land, qui, de son côté, reprochait volontiers aux collaborateurs du souverain de compliquer par leur intervention souvent intéressée la marche des affai- res. Leurs intrigues, leurs divisions, écrivait-il, font le jeu des adversaires du pouvoir et parfois celui des ministres étrangers. Le gouvernement y perd son ascendant moral. Rouland aurait voulu voir l'empereur dégager plus fermement sa propre volonté des affections rivales qui, à son gré, l'amoindrissaient en rendant instable sa politique. Tout en reconnaissant ses hau- tes capacités, son courage, sa patience, son esprit d'à-propos, il souhaitait chez lui moins de condes- cendance pour quelques-uns de ses conseils, plus de force de résistance dans son intimité. N'ignorant pas combien sont grandes, souvent inextricables, les difficultés qui découlent d'une puissance d'abord absolue, puis menacée par la presse et par les élec- tions législatives de 1863; mais soucieux avant tout du prestige de la couronne, Rouland regrette que l'autorité de cette couronne soit atteinte par la coa- lition de ses adversaires et par les compétitions de ses amis, a C'est à l'empereur, écrit-il, d'être maître chez lui. — Il faut l'aider en ami et arranger ce qui se détraque. — Il y a de grandes tristesses dans les coeurs des hommes honnêtes et dévoués en face des Rouland. Rouher. 43 curées ambitieuses. A l'empereur d'ouvrir les yeux et de sauver son initiative. — Veillons donc, car nous sommes dans une situation délicate et grave. » Rouland, observateur réfléchi, très fin parfois, est un épistolaire, et c'est à ce titre qu'il appartient à la brillante pléiade des publicistes du Second Empire. Ses lettres de 1863 au ministre des Affaires étrangè- res sont des documents. Rouher, mêlé si longtemps et de si près aux affai- res, ne fut ni un écrivain comme Jules Simon, ni un historien comme Duruy, ni un épistolaire comme Rouland. Ce fut un homme d'Etat, un orateur poli- tique, aussi influent par sa parole que par la con- fiance du souverain, dont il se considérait avec une belle assurance, une superbe maîtrise, un dévoue- ment sans défaillances, comme le mandataire obligé, le défenseur nécessaire. Enorme et durable fut sa puissance. Ecrasant fut le rôle de cet infatigable avocat de l'Empire dans l'éloquent plaidoyer que fut son ministère. Il y dé- pensa ses forces et son talent, déjouant les surprises, dédaignant les violences et les sarcasmes, mais enclin à découvrir l'empereur s'il voyait chancelante, lors d'un vote important à enlever, cette majorité qu'il avait si bien disciplinée. « C'est sur lui, s'écriait-il, que vous allez frapper. » On lui en fit peut-être plus de reproches dans 44 La cour et la société du Second Empire quelques cercles officiels qu'aux Tuileries, où Napo- léon III aimait à se sentir soutenu dans l'application de ses vues par l'habile négociateur des traités de commerce, par le distingué légiste qui avait mis au service des idées chères au souverain sur le libre échange la merveilleuse clarté de son intelligence. Sans méconnaître la force oratoire du ministre intègre qu'était Rouher, la belle ordonnance de ses discours, sa dialectique serrée, plusieurs de ses par- tisans eussent souhaité plus persuasive et charmeuse une parole toujours autoritaire, dénuée de souplesse et de trait. Son « Jamais » au cours de la discussion, au Corps législatif, sur l'occupation de Rome par les forces françaises, fut reproché à Rouher comme une imprévoyance. « Jamais, s'était-il écrié, nous ne permettrons à l'Italie d'aller à Rome. » Cet adverbe entraîna une scène qui fît époque. Il y eut des cris de rage et de satisfaction, même des pleurs, des embrassements. Ce fut Chesnelong qui pleura, mais de joie, pendant que Guéroult suffo- quait de colère. « Cela vous vexe donc bien, lui dit Chesnelong, que la France sauve le pape ? » Au seuil de l'Empire libéral qu'il aspirait à fonder, Emile Ollivier, épris du talent d'orateur de Rouher, Rouher 45 malgré le peu de flexibilité de sa parole, ne renon- çait pas à s'assurer sa coopération. Il ne ferait que le suivre. « Je le soutiendrai comme un lion, écrivait-il en 1865, et nous serons contents tous les deux. » Homme d'autorité, travailleur infatigable, dans la vie publique, Rouher était chez lui familial, avec de l'humour même, des mots drôles, un peu à l'em- porte-pièce. Il disait à un de ses collègues en parlant de Magne, ministre des finances : « Nous n'avons plus rien à craindre de lui, tout son monde est casé. » On le voyait, le dimanche, au Bois, se promener bourgeoisement avec sa femme et ses deux filles, fières toutes trois de la grande situation faite à leur mari et père. Mme Rouher avait de l'esprit, de l'instruction, des goûts lettrés. D'une physionomie agréable, elle était petite, forte, très brune. « Quel est ce petit pruneau ? » demanda adminis- tre la comtesse de Labédoyère à la première appa- rition de Mme Rouher dans les salons du palais de Gompiègne. « C'est ma femme. » CHAPITRE VI

GAMBETTA. — WIRCH0W ET SES AMIS DE FRANCE. PASTEUR A COMPIÈGNE;

Rouher, qui domina si longtemps la majorité du Corps législatif, était sans action sur l'opposition d'abord insignifiante, puis grandissante ensuite des élections de 1863, et qui ne négligea pas de honnir, à l'occasion, celui qu'on appelait le vice-empereur. Gambetta, lui, n'avait alors un peu de notoriété qu'au café Procope et à celui de Madrid. Il ne faisait pas encore partie de cette opposition, mais déjà, vers 1864, suivait, ponctuel, assidu, de l'autre côté de la porte de la salle des séances, les délibérations de la Chambre, ne perdant pas un mot de ce qui se disait à la tribune ; il faisait ses réflexions, les com- muniquait à haute voix, puis allait rapporter avec une remarquable exactitude aux habitués des deux cafés qu'il fréquentait, les discours, les ripostes et les interruptions, mimant les gestes, imitant de sa voix railleuse ou flagellante les intonations des ora- teurs. Gambetta. Wirchow et ses amis de France. 47

Quel député ce serait ! disait-on autour de lui. Il n'était encore qu'inscrit comme avocat au bar- reau de Paris. Il fallut, pour l'acheminer à la célébrité, l'affaire du journal le Réveil, incriminé pour avoir ouvert dans ses colonnes une souscription en faveur d'une sta- tue à élever à Baudin, député républicain, tué sur les barricades en 1851. Gambetta, qui excellait à indiquer d'un mot ven- geur et cinglant toute une situation, à résumer les événements d'un trait, plaida pour le Réveil, avec une fougue, une violence, qui firent de son plaidoyer un réquisitoire contre l'Empire. C'était le 15 novembre 1868.

L'année suivante, aux élections générales du mois de mai, Gambetta, porté à la fois sur les listes de et de Paris, l'emportait sur les candidats officiels. L'éloquence entraînante du défenseur du Réveil avait révélé orateur politique, tribun puissant, celui que ses emportements patriotiques, bien qu'illu- sionnés, ses aptitudes administratives, devaient transformer en organisateur de laDéfense nationale à l'aube ensanglantée de la Troisième République. Les aspirations libérales ou révolutionnaires dont Gambetta fut l'organe chaleureux à la fin de l'Em- pire, se faisaient jour encore, vers 1869, en de paisi- 48 La cour et la société du Second Empire blés conférences entre Jules Simon, Ernest Picard, Glais-Bizoin, Garnier-Pagès et l'un des plus grands savants de l'Allemagne contemporaine, Wirchow, dont l'avenir encore insoupçonné allait être celui d'un créateur. Se joignant à ses amis de Paris quand il quittait Berlin, Wirchow aimait à discourir avec eux dans un même sentiment d'amour pour la liberté, de répro- bation du pouvoir personnel et d'animosité contre le règne que la France subissait. Déjà ironiste, le jeune savant ne se montrait pas tendre pour Napoléon III dans ses promenades avec les membres de l'opposition, pas plus qu'il ne le fut pour Bismarck, dans ses conversations et à la Cham- bre de Berlin. Il avait le sarcasme abondant pour ces deux conducteurs de peuples, tout en développant un de ses sujets favoris : l'avènement de la paix uni- verselle par d'autres moyens que l'entretien ruineux des armées permanentes. Il a été remarqué dès lors par la malice française que, dans la griserie des victoires allemandes en 1870, Wirchow avait semé, le long des sentiers delà guerre, quelques-unes de ses idées sur le désarme- ment général et la paix universelle. Mais le temps a marché ; on n'en veut plus, à Paris, au savant désin- téressé qui ne vécut que par l'idée, ne vibra que pour la science, ne comprit l'existence qu'absorbée Gambetta. Wirchoiv et ses amis de France 49 par le labeur qui fut sa loi et auquel il dut sa gloire. La France s'est largement associée à l'entraîne- ment des nations qui ont exalté sa carrière et dé- ploré sa mort. Le visage émacié de ce stoïque, son regard froid, son expression d'ascète répondaient à la conception sévère que se faisait de la vie un homme qui eut pour but essentiel de faire progresser la science et dont les découvertes sur la pathologie cellulaire ont exercé sur l'hygiène publique une action considé- rable. Nulle part il ne se sentait aussi à l'aise que dans l'atmosphère vaguement écoeurante de ses prépara- tions, de ses collections choisies de microbes, de crânes et de petits monstres ; dans ce laboratoire où ses travaux sur l'invasion microbienne et sur la pos- sibilité de combattre le bactérie, l'ont amené à élargir encore les théories de Pasteur. Ce dernier n'eut pas d'admirateur plus fervent que Wirchow. A Wirchow, à Pasteur, comme aussi à Berthelot, qui a doté d'innombrables et fructueuses trouvailles l'industrie universelle ; à ces savants, fouilleurs de la matière, rénovateurs de l'hygiène, de la médecine et de la chirurgie, la société moderne a donné toutes les distinctions dont elle dispose. L'existence si remplie de Pasteur, les voies nou- 50 ia cowr ei la société du Second Empire velles qu'il ouvrait à la science, avaient vivement intéressé l'impératrice Eugénie, qui le voulut à Gom- piègne, découvrit en lui le plus charmant causeur, l'eut à ce thé de cinq heures auquel elle faisait appe- ler tour à tour, après la chasse ou la promenade, les notabilités de la politique, les hommes de lettres, d'art et de science en séjour au château. Ces messieurs, on s'en doute, rivalisaient d'esprit pour animer la conversation, pour amuser ou char- mer la souveraine qui, de son côté, cherchait à honorer les illustrations du règne et à leur rendre agréable le séjour de Gompiègne. Si elle n'avait pas la facilité de Napoléon III pour répondre aux discours officiels, aux députations po- pulaires, aux délégations d'ouvriers, elle avait plus que lui le don de la conversation et mettait à entre- tenir ses hôtes le mouvement d'un esprit très ouvert. Gela stimulait Pasteur. Un jour, au thé, pendant qu'il donnait quelques explications sur la circulation du sang, l'impératrice prit une épingle, se piqua le bout du doigt et pria le savant d'examiner au microscope cette gouttelette de sang. Pasteur s'en défendit, alléguant que le sang de quelques grenouilles suffirait à l'expérience et qu'il la ferait chez lui. Les grenouilles furent apportées dans sa chambre, Gambetta. Pasteur 51 où Pasteur oublia dans un tiroir, en quittant le châ- teau, le sac qui les contenait. Mme Carette a raconté comment la femme de chambre chargée de préparer l'appartement poussa le sac sous le lit, oublia de l'y reprendre, et com- ment une jeune dame qui avait pris le même jour possession de cette chambre s'aperçut de la chose. Elle venait d'éteindre son bougeoir et allait s'en- dormir, quand un faible bruit attira son attention. Elle se leva, mit le pied sur quelque chose de froid et de visqueux. C'étaient les grenouilles de Pasteur qui avaient élargi l'ouverture du sac et prenaient l'air. L'aventure eut le succès qu'on devine. CHAPITRE VII

CARO ET L'IMPERATRICE. — MARCELLO ET LES FÊTES COSTUMÉES.

Caro, philosophe, historien, critique, causeur émi- nent, professeur à la mode, chercheur du beau sous toutes ses formes et de la vérité dans toutes ses ma- nifestations, n'eut pas moins de succès que Pasteur au thé du palais de Compiègne. Les choses prirent même avec lui une tournure un peu spéciale à cause du véritable emballement pour la souveraine auquel il s'abandonna. Moins fameux peut-être par ses écrits, ses cours, son enseignement, que par sa conversation, Caro en- chaîna les femmes à sa parole : « Telle, une abeille, disait-on en souriant, butinant parmi les fleurs. » Assez remuant, suffisamment ambitieux, il était d'une nature plus aimable que fidèle, comme le prouva son brusque changement de front à l'égard des Tuileries après le 4 septembre 1870. Caro n'avait jamais approché l'impératrice avant de recevoir, en 1865, une invitation à Compiègne. Caro et l'impératrice 53

Ne connaissant pas la cour, il rentra ébloui, absolu- ment grisé, en train d'ébaucher, — en chambre, — un petit roman dont il fut seul à tourner les feuillets. L'impératrice, qui pourtant ne détestait pas de parler, s'amusa de la facilité de Caro à prendre la parole et du plaisir qu'il trouvait à la garder. Elle en avait elle-même à l'écouter, et Caro le sentit; obsédé dès lors par la pensée de la revoir, de lui parler encore, guettant une occasion qui ne se pré- sentait pas. Apprenant, au cours de l'hiver 1866, qu'elle avait promis d'assister aux deux fêtes costumées qu'an- nonçaient les ministres de-la Marine et des Affaires Etrangères, Caro, à la suite de beaucoup d'autres, se mit en campagne. « La vie, avait-il écrit, est une chasse incessante, où, tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres se dis- putent les lambeaux d'une horrible curée; c'est la guerre de tous contre tous ; toujours souffrir, tou- jours lutter et mourir. » Il s'agissait ici, non de chasse cruelle et de curée sanglante, mais de jolis cartons de bristol de cou- leurs affriolantes ; et s'il n'était besoin, en les recher- chant, ni de souffrir, ni dé mourir, il fallait lutter, car il devenait notoire que les postulants ne regar- daient pas, pour arriver, à se marcher sur le corps, comme dans la vie. 54 La cour et la société du Second Empire

Précisément à cause de la présence des souve- rains, la marquise de Chasseloup-Laubat, une créole dont la beauté un peu frêle, la grâce endormie, fai- saient sensation, avait fermé ses listes, et le disait à ses meilleurs amis de sa voix caressante. Mme Drouyn de Lhuys, qui tenait alors, aux Affai- res Etrangères, un des salons les plus recherchés des cercles politiques, déclinait, de son côté, avec une inflexible bonne grâce, toutes les sollicitations. « Je ne suis pas assez puissant pour vous faire inviter, mais vous avez d'autres cordes à votre arc, » nous avait dit M. Kern, notre ministre, avec cet air de bonté auquel la finesse qui se dérobait sous ses lunettes n'était pas sans apporter quelque correctif. « Je tâcherai de vous avoir cela, » nous dit le comte de Goltz, qui voulut bien envoyer le comte Lynar dans les deux ministères, où les secrétariats se déro- bèrent avec un remarquable ensemble, expliquant que les listes étaient fermées irrévocablement et qu'ils étaient désolés de ne pouvoir offrir que des regrets. M. de Goltz, homme du monde accompli, spirituel, assez malicieux, dont le crédit était considérable, et qui reçut, l'année suivante, les souverains français avec éclat, ne s'arrêta pas à cette défaite. Une fois parti, même pour les petites choses, il entendait arriver; non à cause de nous, dont il se Caro et l'impératrice 55 souciait comme un poisson d'une pomme, mais à cause de lui. N'était-il pas l'ambassadeur de Prusse? de ce pays dont il pressentait les destinées, auxquelles il travaillait lui-même avec autant de suite que d'habi- leté, — un renard, a-t-on dit, pour le flair, la patience et l'adresse'; — de ce pays enfin qu'il représentait en France avec une rare sûreté de coup d'oeil. « Quand je demande des invitations, c'est pour les obtenir, » dit-il au comte Lynar, qui repartit pour les deux ministères en nous envoyant, paraît-il, partout où il ne serait pas, mais revint avec les cartons de- mandés. Nous les souhaitions pour le plaisir des yeux, car on ne devait pas voir moins que les cinq parties du monde à la fête, restée célèbre dans les annales mondaines du Second Empire, du ministère de la Marine. Cinq femmes, choisies parmi les plus charmantes et les plus belles de la société d'alors, y représente- raient les cinq parties mondiales. Ce n'était pas là ce qui intéressait le plus Caro, dont les démarches n'avaient pas encore abouti et qui n'en désirait le succès que pour rencontrer, pour entendre, — il l'écrit lui-même, — « un domino éblouissant d'esprit, une illustre inconnue, qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue. » 56 La cour et la société du Second Empire

« Donnez-moi, écrit-il encore l'année suivante, à propos d'une nouvelle fête aux Affaires Etrangères, les moyens de la rejoindre. » Il finit par se trouver quelqu'un qui lui fournit ce

moyen ; et Caro, convaincu que ce quelqu'un habi- tait les Tuileries, manoeuvra de manière à se trouver sur le passage de « l'auguste domino, » qu'il n'avait pas été long à deviner, et qui, s'approchant de lui, l'interpella gaiement, puis s'éloigna, inconscient du trouble qu'il avait jeté dans cette cervelle acadé- mique. Caro, accordant sa lyre, a cherché à rendre saisis- sable pour ceux qui ne l'ont pas connue la puissance d'attraction de l'impératrice Eugénie; aimable d'ins- tinct, dit-il, sans chercher à l'être, sans faire appel ni à la curiosité ni à la médisance, avec, dans le sourire et dans les yeux, quelque chose de bon et de sincère, comme une clarté gaie, et dans le propos cette faci- lité à trouver le mot qui met à l'aise, charme et re- tient. C'est dans son naturel, dans son instinct de tout, des choses du monde, de la vie et de la politi- que, qu'il faut chercher le secret de son empire.

Caro ne lui reconnaît qu'une ambition, «: mais absorbante : un dévouement exalté à la grandeur de la famille qu'elle fonde et dont elle est l'âme. Sous une surface brillante et mobile, c'est là qu'est le point vital de ce coeur et de cette destinée. " Caro et l'impératrice 57

Il ne manqua pas de gens pressés d'apporter au lyrisme de Caro un correctif senti. Il n'y à pas d'erreur, disaient-ils. Une cour est une cour. La souveraine qui la préside ne doit pas l'ou- blier pour discourir avec ceux qu'elle reçoit. La brillante personnalité de Caro ne disparut pas avec l'Empire ; et comme Gambetta reprochait au régime de ses rêves de manquer de femmes chez les- quelles on cause, il fut découvert que Mme Adam et Mme Aubernon de Nerville, pourraient combler ce vide.

Ces dames donnèrent donc à dîner ; mais ces repas littéraires n'emportaient pas de l'esprit de Caro, bien qu'il s'en défendît avec une certaine énergie, le sou- venir des grandeurs traversées. Evanouie pour jamais la vision d'un auguste do- mino en ces fêtes inoubliables auxquelles retournait sa pensée. Inoubliables, en effet, car de telles réunions, disait une dame à côté de nous, sont plus que belles et amusantes; elles ont quelque chose de vraiment esthétique ; mais il faut trop s'en occuper. Le choix, la confection des costumes, les essayages, les retou- ches, prennent bien des heures dues au travail. Ce n'était pourtant pas par une mise hors de pair que se faisait remarquer celle qui parlait ainsi. C'est à son talent qu'allaient les regards, à la distinction 58 La cour et la société du Second Empire de ses oeuvres et de son caractère qu'allait l'atten- tion. Qui était donc cette dame que le souci du labeur journalier suivait dans ces milieuxmondains ? Elle avait pris le nom de Marcello, bien que d'ori- gine fribourgeoise, née comtesse d'Affry et devenue par son mariage duchesse Colonna. Le nom qu'on s'est fait, disait-elle, est celui auquel on tient le plus. Petite-fille du marquis de Maillardoz, tombé, le 10 août, à la défense des Tuileries, elle connut dans ce même palais, auprès de l'impératrice Eugénie, dont elle fit un beau buste, des heures de précieuse amitié. Elle vivait d'ailleurs moins pour le monde que pour cet atelier d'où sont sorties, entre autres oeu- vres de grand style, la Pythie, toujours admirée, du grand escalier de l'Opéra, la Bianca Capello, du musée du Luxembourg, le Chef abyssin, Marie-Antoi- nette, dauphine et au Temple. L'énergie dont Marcello eut besoin dans la vie, — veuve après huit mois d'un mariage heureux, — fut le sceau d'un talent fait de largeur et de liberté. S'inspirant des maîtres de la Renaissance, puis des conseils d'Imhof, de Clésinger, de Garpeaux, — du grand Carpeaux, auquel on reprochait d'être trop Second Empire, de l'être jusqu'aux moelles, — Marcello. Dalou 59

Marcello mettait une sorte de passion à suivre les travaux des grands sculpteurs et les productions d'un art qu'honoraient Abel de Pujol, Duret, Oliva, Car- rier-Belleuse ; celles aussi des sculpteurs de monu- ments, des sculpteurs portraitistes, fouilleurs dans le marbre brut de visages humains qu'ils animaient et dont ils faisaient revivre les traits, la physiono- mie; celles encore des sculpteurs animaliers dans leurs modèles minutieux de petits animaux ou dans ceux de leurs grands fauves, tels que Mène, Barie, Auguste Cain, élève de Rude, dont le crocodile et le rhinocéros, étouffés, attaqués par un tigre, ornent le jardin des Tuileries. Moins heureux qu'eux tous, moins appuyé aussi, Dalou, qui avait débuté obscurément au Salon de 1851, ne devait arriver que vingt-deux ans plus tard, en 1873, à la célébrité. Plus encourageante pour lui que ne l'avait été le Second Empire, la Commune devait le faire sous- délégué aux Beaux-Arts; poste qu'il prit très au sérieux; n'ayant que le souci de son travail et des collections à préserver du feu des Communards. Dalou, esprit viril, indépendant, traversa sans fai- blir les épreuves de sa vie, les revers du labeur que ses oeuvres racontent, les conséquences aussi de son erreur. Cette erreur fut de vouloir concilier, dans son 60 La cour et la société du Second Empire rêve de grand artiste et de réformateur social, deux

choses qui ne se concilient pas toujours : l'art et la politique.

Ironie, revanche des choses ! fragilité des opinions

et des grandeurs humaines ! La statue de Gambetta, que les praticiens de Dalou ont achevée et dont le maître avait donné le modèle, va s'élever, à , sur les fondations mêmes qui soutenaient jusqu'en 1870 la statue équestre de Napoléon III. Marcello ne se contentait pas d'étudierles maîtres et de travailler avec eux. S'astreignant à suivre les rebutantes expériences d'anatomie dans les salles de dissection, elle s'y montrait attentive et précise, pour reprendre, le soir, dans les salons, ses allures de femme du monde et s'y distinguer par son grand air, tout en se plaignant doucement des préparatifs nécessaires qu'exigeaient les grandes réunions dont elle prisait d'ailleurs le côté esthétique et charmeur. Il valait la peine, en effet, même sans avoir un but aussi intéressant que celui de Caro, de se trémousser un peu pour assister à ces fêtes du goût et de l'esprit français, où la variété des costumes, les dialogues échangés, l'imprévu des reparties, les compliments ingénieux, éveillaient l'attention, entretenaient l'amu- sement. N'avait-on pas vu, aux Affaires Etrangères, le Caro et l'impératrice. Marcello 61 comte Amelot de Chaillou paraître en chiffonnier avec sa lanterne, sa hotte et son crochet, — mais vêtu de satin blanc, sa hotte pleine de fleurs, — s'arrêter brusquement devant un domino dont la démarche traînante livrait l'incognito, éteindre sa lanterne et s'écrier : « J'ai trouvé un homme. » Cet ingénieux hommage, emprunté au souvenir de Diogène, fut sensible à l'empereur, alors à l'apogée de son règne. Il y eut un mot plus vif à la Marine, pendant que passait un cortège de beautés accomplies et d'une ethnologie éblouissante. C'est en se pressant trop pour les mieux contem- pler qu'il arriva à un admirateur de s'établir étour- diment sur la traîne somptueuse d'une figurante

étrangère : une plantureuse et superbe Junon, dont beaucoup souhaitaient d'être le Jupiter, et qui pas- sait pour ne pas les décourager tous. Elle était, ce soir-là, suffisamment décolletée. Arrêtée dans sa marche olympienne par le pied de ce monsieur trop pressé, et sentant craquer sa traîne, elle se retourna : « Faites donc attention, dit- elle, fichu maladroit ! » « Voilà, madame, riposta le coupable, un fichu bien mal placé et qui le serait mieux ailleurs. » Et le cortège continua de déployer à travers les salons ses multiples et brillantes théories. 62 La cour et la société du Second Empire

Cet homme d'esprit eut un succès avec lequelriva- lisa le chameau de l'Asie, magnifiquement monté. On avait eu des inquiétudes à propos de ce cha- meau ; mais tout se passa correctement, au contraire de celui que nous avions vu à Berlin, dans une fête analogue. Le cortège figurait l'entrée de Charles-Quint à Anvers. Il y avait plusieurs chameaux, et l'admiration de tous allait à l'éclat des harnachements, quand l'un d'eux, remué sans doute par tant d'affluence, de lumières et de musique, manqua de retenue. Et quand les chameaux s'en mêlent, ils exagèrent. L'incident fut énorme, l'étendue du malheur con- sidérable. Il y eut de l'émotion chez les personnes du premier rang, heureuses jusque-là d'être si bien pla- cées, et qui se rejetant vivement de côté, se virent refoulées par le flot des invités placés derrière. On vit des toilettes sinistrées. L'effervescence des robes crème, rose-tendre, bleu- pâle, se fit intense et prolongée ; traversée d'excla- mations affligées, et aussi de fou rires mal contenus. Il nous souvient même d'avoir beaucoup souffert de celui que nous n'arrivions pas à refouler. CHAPITRE VIII

LES DINEES DE Mmc AUBERNON — CHEZ Mnle ADAM

Il était entendu qu'il n'y aurait aux dîners littérai- res de Mme Aubernon qu'une conversation générale, pas de chuchotements ni d'apartés. Gela n'était pas pour déplaire à Caro, quand il avait la parole, ce qui était de quelque durée. S'il la prenait au premier plat, on en avait jus- qu'au dessert. Cela tournait au monologue, presque à la conférence, traversée parfois de ces mots cou- verts que Labiche avait le secret de rendre cruels par sa manière détachée de les jeter. Alexandre Dumas se rattrapait sur le menu, n'écoutant que d'une oreille, en train, probablement, de glorifier quelqu'une des « Idées de Mme Aubray » ou préoccupé peut-être des mensonges sociaux qu'il se proposait de dénoncer et de combattre dans quel- que pièce à thèse. Il regardait Caro avec cet air par- ticulier qu'il prenait quand on ne l'amusait pas. « Continue, mon bonhomme, semblait-il dire, tu m'in- téresses. » 64 La cour et la société du Second Empire

Pailleron, lui, y allait d'un grognement sourd, aussitôt réprimé par la maîtresse de la maison. Un jour qu'il y persistait, — on racontait cela, — Mme Aubernon, dont l'indulgence avait des angles, l'arrêta d'un regard sévère, puis se tournant vers lui dès que prit fin le discours de Caro : « Eh bien, Pailleron. Vous aviez quelque chose à dire, je crois. » « Je voulais redemander des petits pois, » répon- dit Pailleron, jovial et vengé. Mme Aubernon voyait volontiers sa table se trans- former en tribune et agitait sa sonnette à la moin- dre interruption. Elle avait préalablement envoyé à ses invités le sujet de la conversation du jour. On était tenu d'y entrer et de n'en pas sortir. Son salon un peu dix-huitième siècle, et dans lequel le « Rabagas, » de Sardou, fut représenté, eut une célébrité à laquelle Caro contribua. Il était réservé à Mme Adam de continuer les tra- ditions hospitalières de celle que ses convives ordi- naires avaient coutume d'appeler « la présidente Aubernon. » Mme Adam en a même élevé le niveau intellectuel en des réunions où l'on conférencie sur toutes choses connaissables propres à élever et à charmer l'esprit. On y discute avec élégance ou profondeur, en une dialectique serrée, comme en termes fleuris, sur le Chez Madame Adam 65 culte des lettres, les destinées de l'âme, l'esprit de conversation, l'art de ces belles causeries qui furent l'attrait de la société française et le devraient rester. Il y est entendu que le talent des deux orateurs, entre lesquels Mme Adam se place, répondra à la beauté du sujet, développé contradictoirement, et qu'il se dégagera comme une lumière de ces nobles disputes. Les assistants sont d'ailleurs autorisés à présenter leurs observations, mais la plupart se retirent une fois le thé pris : un thé de caravane dont la maî- tresse de la maison n'est pas sans montrer quelque orgueil. Moins savante, mais très artistique fut la première réception à laquelle la directrice de la Nouvelle Revue voulut bien nous convier. C'était à l'occasion de la présence à Paris de Sigrid-Arnoldson, devenue dès lors une cantatrice célèbre; mais à ce moment-là inconnue du public parisien, auquel Mme Adam tenait à la présenter. L'artiste suédoise s'empressa, on s'en doute, de reconnaître ce patronage envié en égrenant sans compter les perles de son organe. Gomme la plupart des Françaises qui reçoivent, Mme Adam remarque les distinctions honorifiques que portent ses invités et ne craint pas dans son salon les poitrines constellées. Elle tient cela pour 66 La cour et la société du Second Empire une marque de courtoisie, quelque chose comme une politesse à son égard. Nous avions donc sorti, pour aller chez elle, toute la ferblanterie dont nous dispo- sions; ce qui ne parut pas lui déplaire et nous valut l'avantage d'être placé, pour le concert, au premier rang des hommes. Mme Adam n'ignore pas la juste renommée de son salon et se sent assez aimable, assez en vue, pour ne pas se mettre, à ce sujet, en frais de modestie. Comme nous la remercions, en prenant congé d'elle, de nous avoir ouvert une maison où nous avions l'ambition d'être admis : « Eh bien, nous dit-elle avec une remarquable précision : « Vous voilà à cheval. » Cette femme d'élite, dont le rôle fut considérable, l'influence incontestée, et à laquelle sa haute intelli- gence, sa droiture, son désintéressement,ont fait une place à part, n'a jamais cessé d'être bonne en res- tant passionnée. Elle était déjà une petite personne exceptionnelle aux dernières années du règne de Louis-Philippe, alors que d'exaspérantes discussions politiques agi- taient sa famille. Instruite et réfléchie, avec des ardeurs aussi, des bouffées de turbulence, elle avait soif d'apaisement, cherchait sa voie, trouvait un dérivatif au trouble clans lequel la jetaient des influences contraires en se Chez Madame Adam 67 mettant en contact avec la nature qu'elle contemple et qu'elle aime. Son père, ennemi de l'Empire, la voue à la Répu- blique et à la libre-pensée ; son grand-père, qui a d'autres idées, la veut bonapartiste ; sa grand'mère, restée fidèle au trône et à l'autel, ne la comprend que royaliste et pieuse. C'est le père qui l'emporta. La petite se découvre républicaine, un peu socia- liste, pense aux misères du pauvre peuple, met dans sa poche des coupures de journaux avancés, les porte en classe à ses amies, forme avec elles une société des « frondeuses, » se livre à des manifesta- tions qui la font mettre au lit sans souper et ren- voyer à sa famille par la maîtresse de la pension où elle se trouve. Entre temps, pour la changer des luttes familiales dont elle est le point de mire, de reposantes vacan- ces chez des tantes, amies des lettres, qui l'initient au charme des Bucoliques, de. Virgile, la mettent en goût de comparer l'Enéide et l'Iliade. Tout cela, Mme Adam l'a raconté dans un livre plein de vie : Le roman de mon enfance et de majeu- nesse. La chute de la seconde République, l'avènement de l'Empire, la trouvent éprise de liberté, « formée dès longtemps, c'est elle qui l'écrit, au désir de se 68 La cour et la société du Second Empire passionner pour le bien et l'apaisement des au- tres. » Le Second Empire n'est pas, bien entendu, com- pris dans ces souhaits de bonheur et de paix. On a même avancé que sa plume incisive et pittoresqne n'a pas été sans contribuer à saper les bases déjà ébranlées du trône de Napoléon III. C'est peut-être excessif, mais si la troisième Ré- publique n'est pas sortie toute armée du cerveau de Mme Adam, il n'en subsiste pas moins qu'elle a fort encouragé l'effort de ceux qui l'ont fondée. Elle avait grandi dans leur milieu, et Gambetta la désigna comme essentiellement capable de relever le niveau littéraire et mondain du nouveau régime. CHAPITRE IX

CHEZ Mme ANCEL0T. — A L'HOTEL PANCKOUCKE. — AU PETIT-LUXEMBOURG.

Bien loin des attaches républicaines du salon de Mme Adam, de ses visées politiques et du monde qu'elle y réunissait ; dans un vaste et sombre hôtel du faubourg St-Germain, une femme de lettres, Mme Ancelot, recevait sans éclat, mais avec bonté, aux premières années de l'Empire, un groupe de ma- gistrats, de poètes et de lettrés. Très haut de plafond, sobrement éclairé, l'appar- tement manquait de petits arrangements, de bibelots et surtout de chaleur. On y gelait. « Il faut prendre quelques précautions quand on vient ici, nous disait l'aimable fille de la maîtresse de la maison. J'ai une robe de velours, très chaude, celle-ci, que je réserve pour les soirées de ma mère. » Il est clair que cela vous mettait à l'aise pour con- venir que c'était prudent ; mais on s'en gardait, mal- gré l'engageant sourire de cette dame, femme de maître Lachaud, une des gloires du barreau d'alors. 70 La cour et la société du Second Empire

Il y avait d'ailleurs mieux à dire de ce salon, qui avait sa valeur, son caractère, et dont Mme Ancelot savait avec une parfaite distinction relever le côté littéraire. Nous aimons toujours, dans nos visites au Louvre, à retrouver sa tenue, son expression, ses traits, bien que modifiés par le temps, dans le grand tableau qui la montre assistant à la distribution des prix prési- dée par Charles X. Chez Mme Ancelot, le buffet, dressé dans une salle à manger spacieuse et solennelle, n'était plan- tureux qu'au point de vue intellectuel. Les invités prenaient place autour d'une grande table garnie de choses saines, peu nourrissantes. Dans les coupes, de beaux fruits exposaient sur de la mousse teinte leur plâtre coloré. Dans le salon, devant l'immense cheminée où se mourait une flamme à laquelle les jambes du poète Viennet servaient de paravent, que de belles choses étaient dites, savoureuses, fortifiantes! Debout, masquant le feu et la pendule, Viennet écoulait sur l'assistance ses tirades monotones, cou- pées cependant de nobles envolées ; mais le feu sacré des lettres et de la poésie ne remplaçait pas l'autre ; les regards, un peu distraits, cherchaient la maigre flamme. Ancelot, plus heureux en littérature qu'en admi- Chez Madame Ancelot 71 nistration, avait obtenu la croix alors qu'elle était bien rarement accordée aux hommes de lettres; mais à vouloir monter les pièces de ses confrères, il avait compromis sa fortune ; et dans la gêne qui sui- vit, l'auteur de Louis IX put se féliciter d'avoir près de lui, pour l'aider à sortir de cette crise, son gendre, maître Lachaud, dont l'immense talent se doublait d'un caractère. Causeur aimable et fin, très bon à rencontrer aux soirées de sa belle-mère, Lachaud, très discuté d'a- bord, jouissait sous le Second Empire d'une réputa- tion européenne. Il se faisait avec une sorte d'em- pressement le défenseur de ceux que leur faute ou leur malheur amenaient devant la justice. Sa facilité à mettre au service des coupables sa pénétration du coeur humain, son éloquence, son bel organe, laissait Louis Veuillot rêveur. « Lachaud, écrivait-il, plaide pour tous les grands criminels. Il est bon, généreux, bienfaisant; je ne saurais concilier tout cela. Dieu saura le faire. » Considérant qu'il n'est pas de petits moyens pour sauver un malheureux et ramener les jurés hésitants, Lachaud observait les physionomies, suivait les im- pressions au cours de ses plaidoiries les plus entraî- . On le vit un jour s'arrêter brusquement et interrompre la période pathétique que lui inspirait un client mal en point pour faire tirer un store. 72 La cour et la société du Second Empire

II avait remarqué qu'un des jurés se trouvait incommodé par le soleil. Un autre salon particulier, mais avec de fortes attaches officielles, ouvrait discrètement ses portes, en même temps que celui de Mme Ancelot, à quelques voisins et amis. C'était dans la demeure que Christophe de Thou, le premier Parisien qui ait eu une voiture à lui, s'était fait construire dans ces parages, sanctuaire de l'ancienne scolastique, siège de ces petits collè- ges humides et tristes aux portes desquels vieillis- saient des étudiants qui n'avaient d'autre vocation que de rester étudiants. Très provincial, un peu moyennageux, ce coin du vieux Paris, au seuil du quartier latin, où s'élevaitun hôtel destiné à la célébrité. A celle des Panckoucke d'abord, qui s'en firent acquéreurs, et fondèrent une dynastie dont le nom a marqué dans la presse française. C'est là, en 1789, lancé par Joseph Panckoucke sous le nom de Gazettenationale, qu'est né le Moniteur uni- versel. Il en sortait encore à cette époque-là et fut, sous le Second Empire, roi de la presse gouvernementale. Une autre renommée de cet hôtel fut celle des beaux esprits, — tels Sedaine, Berquin, Chénier, Chamfort, Laharpe, — que la première Mme Panc- koucke sut, le jeudi, retenir auprès d'elle. A l'hôtel Panckoucke 73

Après ces jeudis littéraires, du temps de Chamfort, et avant les samedis politiques de celui de Gambetta, il y eut là les dimanches d'une autre Mme Panckoucke, celle des premières années du Second Empire. Le cénacle des beaux esprits d'autrefois ne siégeait plus autour de cette dernière, qui moins littéraire que sa devancière, se rattrapait sur la musique; une mu- sique exquise, soigneusement interprétée. Pénétrée du passé illustre de sa maison, et aussi du sens artistique qui l'animait elle-même, elle tenait les personnes qu'elle invitait pour des privilégiés ; en- veloppantd'ailleurs ce sentiment de façons avenantes. Comme nous la félicitions du soin qu'elle appor- tait à n'appeler chez elle que des artistes de valeur : « Je vous crois ! nous dit-elle simplement, avec son bon sourire. Quand je m'en mêle, voyez-vous ! » Plus en évidence que l'hôtel Panckoucke par ses relations sociales et politiques, historique aussi par son passé et son présent, le Petit-Luxembourg, à la présidence du Sénat, entremêlait ses bals de quelques auditions musicales pendant lesquelles Mme Troplong tenait sous son regard ceux qu'elle voyait enclins à faire quelque infraction à la loi du silence : un regard avertisseur, impérieux, presque dur. Les artistes qu'elle avait offerts, en particulier, aux membres du

Congrès de Paris, avaient droit à des égards ; elle les voulait, sévère aux chuchotements. 74 La cour et la société du Second Empire Les soirs de bal, Mme Troplong, merveilleuse orga- nisatrice, maîtresse de maison incomparable, ne ré- clamait plus le silence, mais le mouvement ; très accueillante pour les danseurs auxquels elle recon- naissait de l'endurance. N'invitant pas beaucoup de jeunes filles, elle les •voulait occupées, n'aimait pas à les voir rester sur leur chaise, et le faisait sentir aux valseurs indolents. Ceux qui s'attardaient au buffet ou sur le seuil des portes n'en avaient pas pour longtemps au palais du Petit-Luxembourg. Son : " Pourquoi ne dansez-vous pas? » sonnait comme un glas. Alerte et vigilante, Mme Troplong voyait tout et jetait des regards dénués de bienveillance aux dames qui lui revenaient plusieurs fois avec la même toi- lette. A ces soirées, le juriste illustre qu'était le prési- dent du Sénat, après s'être tenu quelque temps à l'entrée des salons, inclinant sa belle tête devant ses invités, se retirait dans un angle avec quelques hom- mes en vue, s'établissait dans un fauteuil, abandon- nant à sa femme le soin d'une réception qu'il savait en bonnes mains. CHAPITRE X

BUE DE BABYLONE. — FAURE. — ROGER. — NADAUD. — PAUL HENRION. — LES SOEURS BROHAN. — LA COMTESSE DE SOLMS.

Tout à fait en dehors du monde officiel et d'opi- nions définies, le salon de Mme Pilté, — beaucoup de gens l'appelaient la comtesse Pilté, — libéralement ouvert aux arts, aux lettres, accueillait volontiers les talents ignorés de Paris et qui se trouvaient heureux d'arriver à se produire dans le fastueux hôtel de la rue de Babylone. C'était un premier pas vers la notoriété, une ma- nière de se « mettre à cheval, » pour parler comme Mme Adam. Quelques-uns y tâchaient avec une hâte amusante, allant vite en besogne, pressés d'utiliser leurs rela- tions de passage. Un jeune pianiste en train d'arriver dans sa mar- che à l'étoile et qui devait se faire très vite un nom dans les deux mondes, jugeait l'hôtel Pilté un milieu favorable à ses vues. En pleine possession de son 76 La cour et la société du Second Empire beau talent, mais encore peu connu, il était décidé à ne pas perdre de temps. Nous venions à peine d'être présentés l'un à l'au- tre, qu'il s'informait de notre adresse aux fins d'y poser le programme de son prochain concert. Puis, désireux de pousser plus loin la connaissance d'une jeune dame, qui nous parut sans préjugés, et que l'artiste sentait entraînée par son jeu, il prit la peine de nous en informer. « Alors, vous comprenez. Je vous confie mon père. Vous voudrez bien le recon- duire, n'est-ce pas, dès que votre voiture sera avan- cée. » Seulement, notre voiture ne s'avança pas, pour la bonne raison que nous n'en avions point. La soirée était belle, les trottoirs secs, et nous ren- trions à pied. Il y avait à l'hôtel Pilté les grands et les petits jours. Les grands étaient ceux où la maîtresse de la mai- son, forte musicienne, s'offrait, toutes voiles dehors, le luxe de faire interpréter sur son théâtre, par les premiers chanteurs de l'Opéra, des oeuvres d'un lyrisme compliqué. Faure, l'impeccable baryton, y figurait avec plus de succès pour son organe et sa diction que pour la pièce elle-même. Il mettait d'ailleurs à défendre la partition sa conscience et son talent. Faure. Roger. Nadaud 77 Quel admirable artiste! Quelle voix chaude et puissante ! Et combien fut justifié, sous l'Empire, l'enthousiasme soulevé par ce compositeur de mé- rite, ce grand chanteur. « Oui, lui disait Gounod au lendemain de la pre- mière représentation de . Oui, vous avez du génie. » Les petits jours de l'hôtel Pilté, — toujours un lundi, — offraient cet intérêt d'y rencontrer, avec quelques illustrations du moment, un certain nom- bre de gens très occupés à faire leur chemin dans le monde. D'autres aussi, près d'être célèbres ou qui l'avaient été. Le ténor Roger, d'une réputation européenne, mais auquel un accident de chasse avait mutilé le bras droit, brisé la voix, ne chantait plus au théâtre mais consentait à dire quelque chose devant un cer-

cle restreint. Il émouvait encore par l'expression ; mais c'était triste pour ceux qui avaient gardé le souvenir de sa voix métallique, entraînante. C'était triste aussi à cause de cet avant-bras et de cette main gantée dont l'ingénieuse articulation ne dissi- mulait pas la raideur. Nadaud, un fidèle des petits jours, les charmait encore, quand il avait bien dîné, et s'il n'apercevait pas autour de lui trop de têtes cosmopolites. 78 La cour et la société du Second Empire Ces têtes l'éteignaient.

S'il en voyait : « Non, disait-il, à ceux qui le pres- saient de se mettre au piano, non; on ne me com- prendrait pas. Je ne sais que le français. » Et il entendait être compris, soulignant ce qu'il disait par son esprit, sa clarté, sa verve rieuse, tou- chée d'une pointe de sentiment. Il avait coutume de se montrer bon prince rue de Babylone, étant l'habitué d'une maison où la table était parfaite. Nadaud, roi de la chanson, et dont tout le monde a fredonné les oeuvres, voyait alors le déclin de son règne, au moins sur le grand public. Il restait déli- cieux dans de petites réunions. La manière dont il disait ses Deux gendarmes le laissait inimitable, tant il savait mettre de drôlerie et de vérité dans le dia- logue de Pandore et de son brigadier. Sous une forme un peu rabelaisienne aux deux derniers cou- plets cela restait burlesque et charmant. Le public, engoué de cette trouvaille, l'avait applaudie sans y chercher malice ; mais la censure crut découvrir une allusion politique dans le conti- nuel « Vous avez raison » du gendarme au brigadier. Allusion à la complaisance servile de certains mem- bres de la Chambre et surtout du Sénat aux vues gouvernementales. Victor Hugo, en quête d'un nom pour le plus cou- Faure. Roger. Nadaud 79

chant de ses chiens, l'avait appelé « Sénat» ; certain- de ne pouvoir trouver mieux. Quelle était la pensée de Nadaud en composant ce morceau peut-être subversif? Le plus sûr était de l'interdire momentanément. Cet interdit, bien entendu, ne fit qu'ajouter au succès de la chanson, sans nuire d'ailleurs aux rela- tions futures de la cour avec l'auteur, qui fit partie d'une des séries de Compiègne, où les souverains accueillaient de leur mieux les artistes qu'un tel sé- jour dépaysait un peu. A l'aise partout, très gâté dans le monde, Nadaud n'était pas homme à se laisser décontenancer par l'étiquette des cours ; et comme l'empereur le rece- vait à Compiègne en lui disant : « Je veux que vous vous trouviez ici comme chez vous, »

«: J'avouerai à Votre Majesté, répondit l'imper- turbable chansonnier, que je pense m'y trouver mieux que chez moi. » Nadaud, qui ne craignait pas les belles invitations, avait accepté très vite celles du Second Empire. Trop vite au gré de plusieurs de ses amis, de Lamartine,

entre autres, qui le lui reprocha ; très froissé de ce que, après avoir pris jour pour un dîner chez lui, puis invité pour le même jour chez la princesse Ma- thilde, Nadaud se soit fait excuser pour aller chez cette dernière. 80 La cour et la société du Second Empire Ironique et hautain, le poète se vengea par le qua- train suivant :

Hier le vaincu de Pharsale M'offrait un dîner d'un écu. Le vin est bleu, la nappe est sale ; Je n'irai pas chez le vaincu.

Le « vaincu » de la fortune et de la politique, ainsi que Lamartine affectait de s'appeler, ne devait pas toujours se montrer si susceptible et finit par accep- ter lui-même mieux qu'un dîner du régime impérial. Quelques couplets précurseurs de ce qu'on appelle aujourd'hui les « chansons-rosses, » s'aventurant dans les salons, y avaient réussi, bien que d'une tenue irrévérencieuse, devant Nadaud, qui s'en montra fort affligé. Il voyait avec amertume venir la chanson montmartroise, avec ses audaces, ses crudités ; il la sentait menaçante pour la « vraie, » celle qu'il com- prenait faite d'esprit de bon aloi, de naïveté drôle.

« Elle est finie, » disait-il tristement ; et il cherchaità se consoler en pensant que si on la tenait pour dé- modée, c'est qu'on ne savait plus la faire. Paul Henrion, un maître dans l'art de la Romance, comme Nadaud le fut dans celui de la Chanson, n'était pas plus rassuré que lui ; pressentant que ses compositions n'étaient plus assez modernes. Délicieuses pourtant ces romances dont les plus grands artistes ont interprété la vie, le sentiment, la Nadaud. Paul Henrion 81 simplicité. Paul Henrion les disait lui-même avec conviction, s'accompagnant en excellent pianiste. Les morceaux de son répertoire, réunis en albums, eurent un succès de popularité, allèrent partout ; mais déjà descendait des hauteurs de Montmartre la chanson réaliste, et les habitués du « Chat Noir, » amusés des fumisteries qu'on y débitait avec hu- mour, n'avaient plus qu'une oreille compatissante pour les sentimentalités de Paul Henrion. Quelques ferventes des guitares espagnoles chan- taient encore Adieu Grenade et le Muletier de Tara- gone. Des jeunes personnes très bien aimaient à se faire entendre dans le Bouquet fané, mais le cou- rant n'y était plus. L'entrain allait à des composi- tions autrement prenantes que les romances de Paul Henrion et les chansons de Nadaud. C'est Thérésa qui les disait, et avec quelle malice, quel organe, quelles notes extraordinaires ! Nadaud et Paul Henrion, attristés du goût du jour qui se dessinait, n'exagéraient pas en pré- voyant la pente sur laquelle la chanson française allait glisser ; l'événement, en effet, a dépassé leurs prévisions. On ne se contente plus aujourd'hui de quelques couplets risqués ; on les veut à la fois audacieux et pessimistes, poussés à la désespérance : du Schopen- hauer exagéré. 82 La cour et la société du Second Empire

« Pour arriver maintenant, disent les auteurs, il faut être triste, » Et encore, pas de cette tristesse voisine d'une mé- lancolie douce ; on la demande et on la fait éperdu- ment réaliste. Nous venons de les entendre, aux « Mathurins, » au « Tréteau de Tabarin » et autres " Chats Noirs, » ces chansons « dernier cri, » et si lugubrement osées qu'il serait mal commode d'en donner la synthèse. Elles sont dites avec une froideur teintée d'ironie, rapidement, sans appuyer, d'une voix terne, par des pince-sans-rire à la gaieté macabre et sous lesquels cherchentcomme à se dérober, des musiciens exquis, de véritables artistes. Cette tendance à exclure le rire a gagné quelques littérateurs.

Il y a maintenant des «: livres-rosses » pour l'en- fance et la jeunesse. Louis Mullen, dans ses charmants Contes d'Améri- que, présente des enfants n'aimant à jouer entre eux qu'aux seconds mariages, au mont-de-piété, aux enterrements. Moins personnel que Nadaud, Paul Henrion eut aussi moins de chance et s'en alla avant d'avoir obtenu la croix que la Société des auteurs, composi- teurs et éditeurs de musique sollicitait pour lui. Sous l'air bon vivant et bon enfant que Nadaud Les soeurs Brohan 83 gardait en se mettant au piano se dissimulait un amour-propre très chatouilleux sur le degré d'atten- tion qu'on lui prêtait. Il ne supportait dans le salon Pilté que le bruit des applaudissements. Ce n'est pas pendant qu'il chantait qu'il eût fallu se permettre quelqu'une de ces entrées sensationnel- les dont une des dames reçues à l'hôtel de la rue de Babylone semblait s'être fait une spécialité. Il ne se serait pas montré aussi maître de lui-même que le fut Madeleine Brohan, à laquelle. Mme Pilté avait de- mandé de se produire. On sait la place que tenait alors au Théâtre fran- çais Madeleine Brohan et sa soeur Augustine, aussi remarquables l'une que l'autre par leur jeu, leur esprit, leur talent épistolaire. C'est même peut-être pour cela qu'elles étaient brouillées. C'est à Augustine qu'Alfred de Musset, épris des séductions multiples de l'actrice, à la veille de partir pour un déplacement de quelque durée, écrivait si joliment :

Adieu, Brohan, rapportez-nous vos yeux, Cette taille leste et gentille, L'esprit charmant de la famille, Cette fossette à l'air moqueur, Ces bonnes mains pleines de coeur. Ah ! Brohan, ma chère, en voyage Est-il bien prudent, à votre âge, Que vous emportiez tout cela ? 84 La cour et la société du Second Empire

Plus grande que sa soeur, plus majestueuse, d'une beauté distinguée, Madeleine Brohan, en Gélimène qui sait vieillir, allait bientôt cesser d'être Elmire pour passer duchesse de Réville et marquise de Vil- lemer. Elle avait eu ce mot, qu'on se répétait au Théâtre français et dans le monde : « J'aime mieux être la plus jeune des vieilles que la plus vieille des jeu- nes. » Debout, ce soir-là, dans le salon Pilté, déclamant avec un feu que tempéraient des retours de grâce et de mélancolie, elle nous tenait tous suspendus à sa diction, quand la porte s'étant ouverte sans bruit, sous la main d'un domestique qui avait les belles manières de la maison, se produisit, moins discrète, l'entrée d'une dame riche de diamants et de poudre de riz. Instinctivement, tout le monde tourna la tête. Puis, comme la nouvelle venue circulait avec aisance dans le salon, en quête d'un siège qu'elle ne trouvait pas, occupée de son chuchotage avec le beau cavalier dont elle avait le bras, Madeleine Brohan, feignant avec une parfaite tranquillité de perdre le fil de son récit, s'arrêta et dit doucement : « On voudra bien m'excuser. J'ai été troublée; je ne sais plus. » Et son beau regard souriant allait à celle qui avait causé ce trouble et continuait sa prome- La comtesse de Solnis 85 nade, braquant avec décision un face-à-main nar- quois sur les personnes qui se montraient surprises de cette désinvolture. Le nom de cette dame ? Celui d'une femme connue de tout Paris, autant par sa figure et son esprit, le succès de ses publica- tions, son sens de l'art, que par sa haute naissance. Petite-tille de Lucien Bonaparte, frère de Napo- léon Ier, elle avait épousé un grand seigneur alle- mand, le comte de Solms, et ne devait pas s'en tenir là. Mariée trois fois, elle devait, en secondes noces, épouser Ratazzi, le ministre italien, puis M. de Rute, sous-secrétaire d'Etat en Espagne. Elle était encore Mme de Solms, quand les Tuileries, peu flattées de ce cousinage aventureux, fort ennuyées aussi de ce que la comtesse persistait à se parer du nom de Bonaparte, la firent prier d'aller dépenser hors de France sa bruyante activité. C'est à Aix-les-Bains qu'elle se retira. Elle tint bientôt bureau d'esprit, de politique et de belles- lettres dans exil cet sans austérité ; devenue par la diversité de ses dons l'âme peu sévère d'un salon pittoresque et recherché où passèrent la plupart des célébrités de l'époque. Romanciers et hommes d'Etat, bohèmes cultivés et poètes chevelus, ministres et philosophes, députés 86 La cour et la société du Second Empire de l'opposition, artistes renommés y fréquentèrent. Arsène Houssaye, Emile de Girardin, Tony-Réveil- lon, Kossuth, Castelar, se rencontrèrent dans la jolie villa des bords du lac du Boùxget. La maîtresse de maison n'était-elle pas elle-même un esprit politique et littéraire, feuilletoniste dans les grands journaux, collaboratrice et directrice de revue, auteur brillant, plein de verve, de nouvelles, de récits de voyages, de proverbes en vers, en prose ? N'était-elle pas mêlée de près ou de loin, de sa personne ou de sa plume, aux affaires des princes et des gouvernements ? Elle correspondait avec Alexandre Dumas, avec Lamme- nais, travaillait avec Rochefort et fut accusée, sous l'Empire, d'avoir introduit en fraude à Paris la Lan- terne du pamphlétaire, et aussi un de ses romans à elle, interdit en France : les Mariages de la Créole. Victor Hugo lui écrivait : « Je vous baise les mains, quoique princesse. » « Mais, lui répondit-elle, je suis plus révolution- naire que vous. » Ses opinions impérieuses la laissaient très contra- riée d'être tenue éloignée de Paris. Elle s'en prenait à l'impératrice qui, disait-elle, s'efforçait de faire le vide autour de l'empereur et l'éloignait des siens. Après l'annexion de la Savoie, en 1859, Mme de Solms accourut. « N'est-ce pas mon droit ? deman- dait-elle à ceux de ses amis qui appréhendaient pour La comtesse de Solms 8 elle cette rentrée à Paris sans autorisation. Mon cou- sin ne m'a-t-il pas annexée ? » Devenue par son second mariage la femme d'un des ministres de Victor-Emmanuel II, qui passait pour l'avoir, en d'autres temps, connue d'intimité, Mme Ratazzi n'avait pas laissé au roi que des souve- nirs riants. Tombé gravement malade, Victor-Emmanuelavait demandé et reçu les secours de la religion, ce que son gendre, le prince Napoléon, ne manqua pas de lui reprocher avec sa violence ordinaire. « Que voulez-vous ? allégua le roi. Sans absolu- tion, je risquais l'enfer. Et c'était bien assez pour moi d'avoir connu Mme Ratazzi sur la terre, sans m'exposer à la rencontrer dans l'autre monde. » En suivant de l'oeil Mme Ratazzi dans les salons

Pilté : Voilà, pensions-nous, une célébrité qui ne saura pas vieillir.

Elle ne le sut pas, en effet ; et garda trop long- temps sur son visage un teint de lis et de roses. Cette femme étincelante, dont l'influence et le talent furent recherchés par les plus belles intelligen- ces de son temps, descendit peu à peu les degrés de l'échelle sociale ensuite de la faiblesse d'an caractère inférieur à son esprit. CHAPITRE XI

A LA LÉGATION DE PRUSSE. — A L'AMBASSADE D'AUTRICHE.

Pas très loin de la rue de Babylone, un hôtel de marque, celui de la Légation de Prusse, qui ne de- vint ambassade qu'après la guerre d'Italie, en 1863, avec le comte de Goltz, s'ouvrait brillamment, rue de Lille, au tout Paris d'alors. Adroitement conduite par le comte de Hatzfeld, la légation était présidée par une fille du maréchal de Gastellane. Avec la comtesse de Hatzfeld régna l'esprit fran- çais dans ce palais où les aigles napoléoniennes, sur la grande porte d'entrée, déploient encore leurs ailes. C'est Eugène de Beauharnais, bientôt vice-roi d'Italie, qui les a placées là; devenu acquéreur, en 1803, de cette demeure, de style Empire. A l'intérieur, empreint d'une pompe antique, règne la belle ornementation d'un temps où la peinture allégorique tenait lieu de tentures. A la légation de Prusse 89

Elle est partout, dans la salle du trône, dans le salon de musique, dans celui des quatre saisons, dans l'immense salle à manger, cette peinture, qui se fait gentille dans la salle de bain : un boudoir tout en glace où de fines colonnettes soutiennent le pla- fond. Ces gracieuses décorations, ces aménagements somptueux n'avaient pas coûté moins de un million cinq cent mille francs, que le nouveau vice-roi d'Ita- lie négligea de payer en partant pour Milan. La facture fut remise à l'empereur, qui trouva le chiffre un peu rond, parla mal des architectes et tança incontinent son fils adoptif. « Vous avez mal arrangé vos affaires, lui écrit-il le

3 février 1806 ; cette somme est énorme. Au reste, ne vous mêlez pas de votre maison; j'y ai mis mon embargo. Quand vous viendrez à Paris, vous logerez dans mon palais. » Les divinités, les silhouettes hiéroglyphiques qu'on croirait détachées des temples de Thèbes ou de Mem- phis et qui couvrent les parois latérales, les colonnes du péristyle, sont un souvenir de la campagne d'Egypte, première étape pour le prince Eugène de sa glorieuse carrière. Cette résidence, cédée par lui, en 1815, à la mai- son de Prusse, fut celle, en 1814, à l'entrée des Alliés, du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III et de 90 La cour et la société du Second Empire ses deux fils, le roi Frédéric-Guillaume IV et l'empe- reur Guillaume Ier. En relations de famille et d'amitié avec la haute société française, la comtesse de Hatzfeld fit de la Légation de Prusse, aux premières années de l'Em- pire, un centre mondain en même temps qu'un ter- rain neutre où les sommités impérialistes se rencon- traient avec les partisans du comte de Ghambord et du comte de Paris. La comtesse de Montijo, mère de l'impératrice, la princesse Mathilde et la reine Marie- Christine s'y croisaient, saluées et souriantes, avec Montalembert, Thiers et Guizot. Vive et spirituelle, fortement érudite, un peu dé- sarçonnante aussi par sa verve mordante, ses saillies imprévues, ses aperçus mouvementés, souvent d'une irrésistible drôlerie, la comtesse de Hatzfeld, avec sa franchise d'allures et sa voix masculine, était plus fille de son père que femme du ministre de Prusse ; elle l'était surtout par la tournure de son esprit français. Français au point qu'on a été jusqu'à avancer que si elle avait été à l'ambassade de Prusse, en 1870, la guerre n'aurait pas eu lieu ! Après la guerre d'Italie, et bien que toutes les ambassades fussent alors très bien représentées, c'est sur l'ambassade d'Autriche que se porta l'atten- tion du monde politique et de la société. Ce n'est A l'ambassade d'Autriche 91 aussi qu'après l'arrivée des Metternich, après celle du chevalier Nigra à l'ambassade d'Italie, du comte de Goltz, du prince de Reuss et du comte de Solms, à celle de Prusse, que s'établirent entre les Tuileries et les ministres étrangers, des relations d'amitié on seulement d'agrément qui ne furent pas sans contra- rier un peu les conseillers de Napoléon III. A leurs yeux, ces relations fréquentes, découvrant ' les souverains français, offraient aux ambassadeurs d'inquiétantes facilités dans leur poste d'obser- vation. Le ministre Rouland, en 1863, fait allusion dans ses Lettres à un inconvénient inaperçu de l'impéra- trice et qui n'apparut qu'exceptionnellement à Napo- léon III. Type du grand seigneur étranger, avec sa haute taille, ses beaux traits, ses longs favoris, son galant accueil, le prince de Metternich n'eut pas à souffrir du grand nom qu'il portait. L'écrasante mémoire du diplomate et de l'homme d'Etat qu'avait été son père ne le diminua point au cours des négociations qui devaient réconcilier, allier peut-être, les deux adversaires qui venaient de se combattre. Amoindrie, non écrasée, par la guerre de 1859, l'Autriche pouvait avoir désormais besoin de la France, soit contre de nouvelles entreprises du Pié- mont, soit contre les visées ambitieuses de la 92 La cour et la société du Second Empire

Prusse. Elle pouvait, elle aussi, en vue de ces mêmes éventualités, être utile à Napoléon III, que des cal- culs politiques dans lesquels tout était prévu, sauf Sadowa, amenaient à souhaiter une entente défini- tive avec François-Joseph. Le prince de Metternich, y travailla et fut avec honneur et droiture, tout en restant lui-même, ce que " le cabinet de Vienne lui demandait d'être : l'organe exact de ses desseins, un intermédiaire adroit et dili- gent. Mieux qu'aucun de ses collègues, il posséda l'art de dire ce qu'il avait à dire, en des messages souvent compliqués ou délicats, sans que la préci- sion de son mandat eût jamais à souffrir de sa me- sure et de sa courtoisie. Il sut ainsi gagner la confiance de Napoléon III et l'amitié de l'impératrice, à laquelle il inspira un senti- ment durable d'estime et d'affection. Elles furent cependant d'une nature parfois bien sérieuse les audiences données à Metternich dans le le cabinet de Napoléon III, puis dans celui, plus fermé, de l'impératrice. Il y eut dissentiment lors des affaires de Pologne, comprises à Vienne et à Londres autrement qu'àParis, et dans lesquelles l'Autriche et l'Angleterre aperce- vaient un moyen de troubler l'accord ébauché par le prince Orloff au Congrès de Paris, consolidé ensuite par le comte de Morny, entre la France et la Russie. A l'ambassade d'Autriche 93

Toujours un peu carbonaro, toujours préoccupé de répandre et d'appliquer son principe des nationa- lités, Napoléon III ne s'arrêta ni à ce piège ni aux représentations de Morny, se montra sympathique aux Polonais dans leur mouvement insurrectionnel. Mouvement qui n'eut d'autre résultat que de mettre Alexandre II en défiance contre lui et d'augmenter le nombre des exilés en Sibérie. Pleines d'illusions décevantes, puis de graves sou- cis et de sombres visions au sujet du Mexique, les au- diences données à Metternich aux Tuileries se firent troublantes pour lui en 1866, angoissantespour l'im- pératrice en 1870. Usant de tous les avantages que la situation qu'il avait acquise aux Tuileries mettait à sa disposition, Metternich s'efforça, en 1866, d'assurer à l'Autriche l'appui des armes françaises dans sa lutte imminente avec la Prusse. Attentivement écouté, bien accueilli, il n'empor- tait de ces entrevues que de sympathiques paroles. L'empereur, qui n'avait pas prévu la rapidité avec laquelle allait s'affirmer la supériorité militaire de la Prusse, s'attendait, — et l'Europe avec lui, — à une guerre de quelque durée, au cours de laquelle, inter- venant entre les deux champions et dictant sa vo- lonté, il obtiendrait, avec le retour de Venise à l'Italie, une rectification en faveur de la France de la 94 La cour et la société du Second Empire frontière du Rhin. Il lui importait donc de se réser- ver, de se dérober devant les instances de Metternich tout en ne déconseillant pas au comte Arèse, venu pour le consulter sur l'opportunité d'un traité à con- clure entre la Prusse et l'Italie, de conclure ce traité. Le comte Arèse, un patriote italien qui ne cessa d'individualiser aux Tuileries cette question italienne dont tout le Second Empire fut rempli, était aussi dévoué à Napoléon III que le général Lamarmora, alors au pouvoir. Ces deux hommes, interprètes en cela du senti- ment de leur maître, Victor-Emmanuel II, enten- daient ne rien conclure avec la Prusse sans l'assenti- ment de Napoléon III, véritable fondateur et premier ouvrier de l'unité italienne. Cet assentiment, Napoléon III l'aurait donné au comte Arèse. Metternich en sut-il quelque chose ? Toujours est-il que, désespérant de ses propres efforts, il estima que, seul, le comte de Beust, prési- dent du Conseil autrichien, pouvait avoir quelque chance de réussir. « Là où l'amitié échoue, écrivit-il à Vienne, l'intérêt politique sera peut-être victo- rieux. » Beust vint à Paris, reprit avec chaleur l'oeuvre de Metternich, fit observer à l'empereur que l'heure était pressante, qu'il ne fallait pas attendre pour A l'ambassade d'Autriche 95 entrer en scène et dicter sa volonté qu'une Alle- magne unifiée se lève pour marcher contre lui. Mais l'empereur ne se prêtant pas à la pensée d'en- voyer une armée sur le Rhin, Beust s'éloigna avec colère. Sadowa s'accomplit, fatal à l'Autriche, et bientôt à la France. On le sentit aux Tuileries, mais pas tout de suite à Paris, qui dans l'explosion de son joyeux orgueil, s'illumina spontanément à la nouvelle que l'empe- reur d'Autriche abandonnait Venise à l'empereur des Français. Libre enfin de tenir sa parole « d'affranchir des Alpes à l'Adriatique » le royaume lombardo-véni- tien, Napoléon III offrit Venise à l'Italie. Elle fut dure pour Metternich, cette mutilation des possessions de l'Autriche ; et l'impératrice Eugé- nie ne put que l'engager à s'incliner devant les faits accomplis. Ces faits, elle avait elle-même, pour l'aider à les accepter, la situation prépondérante acquise à l'em- pereur, devenu l'arbitre de la paix du monde et auquel l'empereur François-Joseph rendait un si éclatant hommage en lui offrant Venise, rendue en- suite à l'Italie par Napoléon III. Ce don la rassurait comme une satisfaction donnée aux revendications des patriotes italiens, qui peut-être s'en contente-' 96 La cour et la société du Second Empire raient. Ce serait alors la sécurité pour le Saint- Siège. Ces considérations, apaisantes pour les scrupules religieux de la souveraine française, ne pouvaient suffire à Metternich, dont les entrevues aux Tuileries se firent moins cordiales, plus espacées, avant de se reprendre, actives, poignantes, au tragique épilogue de la campagne du Mexique. CHAPITRE XII

DEUX AMBASSADEURS.

Metternich, dans le domaine du sentiment et de la politique, dans son culte pour la souveraine comme au cours de ses négociations, eut un rival constant en la personne du commandeur Nigra, ambassadeur d'Italie. Séduisant par son regard, ses manières, son lan- gage; doué d'un sens politique subtil et pénétrant, Nigra ne se perdait jamais de vue lui-même, pas plus dans les questions de coeur que dans celles d'affaires. L'homme d'Etat se dérobait sous le charmeur. Il mit sa force et son amabilité au service de sa mission. Aussi habile à amener la guerre de 1859 qu'adroit dans son rôle d'observateur après la paix de Villafranca. Napoléon III connaissait la multiplicité de ses moyens et ne se laissait aller avec lui que dans la mesure de ses propres vues sur Rome. 98 La cour et la société du Second Empire La raison froide de Nigra, une certaine sécheresse d'âme, sa remarquable finesse, firent de lui un diplo- mate supérieur à Metternich. Très liés, partout ensemble, français d'esprit, d'allures et de goûts, ces deux hommes qu'une sym- pathie réciproque portait l'un vers l'autre, et qu'on disait inséparables, furent à la fois des adversaires et des amis. Leur mission ne se conciliait pas. Il y avait encore, depuis la guerre de 1859, entre l'Autriche et l'Italie, trop d'affaires en suspens aux- quelles il importait d'intéresser les souverains fran- çais. Dans la plupart des questions extérieures qui agi- tèrent la seconde partie du règne, l'action des deux ambassadeurs s'exerça en sens contraire. Metternich, adversaire naturel du Piémont triom- phant, voyait l'accord prochain d'une France pro- tectrice du Saint-Siège et d'une Autriche amie du pape; pendant que Nigra, disciple de Gavour, pa- triote ardent, poussait à une solution italienne de la question romaine, sans négliger toutefois les ména- gements, la réserve prudente que lui commandaient les sentiments de l'impératrice et d'une partie de la société française. Malgré bien des hésitations, bien des difficultés, le penchant de Napoléon III allait à l'Italie et à son Deux ambassadeurs 99 ambassadeur. Il disait même en souriant à propos de Metternich : « Vous verrez qu'il se fera capucin. " Ce sourire s'effaça quand il apprit l'incursion des troupes piémontaises dans les Etats pontificaux. Il y eut alors entre les deux ambassadeurs un refroidis- sement dont on parla ; l'empereur fronça le sourcil et tout rentra dans l'ordre à la frontière romaine. Metternich, entre temps, fort de l'appui moral de l'impératrice, que ses sympathies politiques et ses tendances religieuses rendaient plus favorable à l'oeuvre de rapprochement entre la France et l'Au- triche élaborée par Metternich, qu'aux négociations troublantes pour elle à cause du pape, engagées avec Nigra, prit aux Tuileries pendant un certain temps le pas sur ce dernier. Après Sadowa, bien que traversée par leur dis- sentiment dans les affaires du Danemark et du Mexique, l'intimité des deux diplomates parut avoir comme une recrudescence, tandis que se continuait, aux Tuileries, leur duel politique. Ne se dissimulant pas que l'Empire, atteint par Sadowa, resterait diminué dans son prestige et dans sa force par la défaite de l'Autriche, Nigra prévit que la tutelle de Napoléon III sur l'Italie, gênante à cause de Rome, allait devenir moins nécessaire et commença à tourner ses regards vers la Prusse, d'où pouvait venir un jour la solution de la question 100 La cour et la société du Second Empire romaine. Il lui importait, en attendant, d'obtenir de Napoléon III le maintien de sa neutralité entre la Prusse et l'Autriche encore mal réconciliées et de s'assurer des dispositions favorables de l'impératrice à cet égard. C'est, au contraire, à faire sortir les souverains français de cette neutralité ; c'est à leur faire envisa- ger l'éventualité d'un envoi sur le Rhin d'un corps armé, à les entraîner dans une alliance effective avec l'Autriche sacrifiée à l'unité italienne, puis meurtrie à Sadowa, que Metternich se dépensait en vain. Ce fut à son tour, en 1870, pendant que Nigra résistait aux instances du prince Napoléon et de la princesse Clotilde, ne faisant guère d'efforts pour amener à l'Empire les forces piémontaises ; ce fut au tour de Metternich de se dérober à la pression de l'impératrice-régente, qui le poussait à obtenir du cabinet de Vienne un appui que ce dernier, d'abord un peu hésitant, s'empressa de décliner dès les pre- miers engagements à la frontière. Opposés de vues politiques, les deux ambassa- deurs gardaient le même idéal; pris d'un même besoin de dévouement, d'un même sentiment d'admi- ration pour celle dont ils devaient bientôt assister la déchéance et protéger la fuite. Même à cette heure-là, dans l'émotion qui les en- vahissait en face de la situation faite à la régente par Deux ambassadeurs 101 le désastre de Sedan et les menaces de la révolution qui hurlait sous les fenêtres des Tuileries, Metternich et Nigra ne considéraient pas du même oeil le tragi- que événement. Tous deux, certes, n'avaient qu'à se féliciter de la neutralité observée par leur pays dans la lutte engagée à la frontière de l'Est, mais ils aper- cevaient, bien différentes, les conséquences des choses. Pour Metternich, la journée du 4 septembre 1870 emportait à jamais l'espoir d'une revanche sur la Prusse avec l'appui de la France. Pour Nigra, qui ne souffrait pas moins que lui de la douleur de la régente et des dangers qu'offrait sa fuite, ce départ mettait fin à l'Empire ; cet effondre- ment, c'était le retour prochain de Rome à l'Italie. CHAPITRE XIII

UNE AMBASSADRICE. — LA COMTESSE EDMOND DE POURTALÈS.

Dans la lutte d'influence engagée par eux au pa- lais des Tuileries, Metternich avait eu sur Nigra l'avantage d'être marié et d'avoir en sa femme une collaboratrice experte dans les choses de la politi- que et des salons, du théâtre et des livres. Largement ouverte, non seulement au grand monde et au monde officiel, mais à celui de la presse, des arts et de la littérature, l'ambassade d'Autriche, présidée par une femme d'une grande culture d'esprit, tint une place prépondérante dans la seconde période de l'Empire. Sans être liée d'intimité avec l'impératrice, qui ne le fut étroitement qu'avec la duchesse de Mouchy, née princesse Murât, Mme de Metternich fut l'hôte recherchée des résidences impériales, où elle se fit une place à part, ne ressemblant à personne et ne pouvant se montrer sans apporter avec elle la vie et le mouvement. Elle amusait les souverains, les inté- Madame de Metternich 103 ressait aussi par les qualités solides que son enjoue- ment dérobait à première vue. Entraînée vers l'impératrice, elle en parlait avec enthousiasme. « Je voudrais, disait-elle, être sa prin- cesse de Lamballe. » Cette tête aristocratique, portée sur un cou frêle avec un si grand air, n'était pas destinée à tomber comme celle de l'amie de Marie-Antoinette, sous la pique des égorgeurs.

Grande, élancée, très élégante, Mm0 de Metternich avait dans le regard une grâce souriante et tant d'esprit dans le propos, qu'on oubliait ses traits remués, son nez discutable. Un nez dont on s'émut tout d'abord, à cause des narines très ouvertes, qui

furent jugées personnelles, inquiètes et inquiétantes ; puis on s'y rallia. Il fut même établi que ces narines avaient du caractère, de la gaîté, de l'esprit, qu'elles s'harmonisaient agréablement avec la bouche trop grande, les épaules trop maigres. La vie de l'expression, des gestes heureux, une démarche élastique, la parfaite distinction de tout l'être, endormaient d'ailleurs sur l'intéressante irré-

gularité d'un visage qui forçait l'attention ; ce visage étant, disaient les psychologues, d'une « laideur sug- gestive. » Dans sa manière de recevoir, — et Mme de Metter- nich reçut « tout Paris » jusqu'à la fin du règne, — 104 La cour et la société du Second Empire elle avait quelque chose d'accueillant et en même temps de malicieux qui attirait tout en mettant en garde. Elle fut l'âme de l'ambassade d'Autriche et l'invi- tée nécessaire des séries de Compiègne. Mais il était prudent de ne pas la contrarier dans l'organisation des charades et des tableaux vivants. Ses décisions faisaient loi quant à la distribution des rôles et des costumes. La résistance la cabrait ; et ses démêlés avec la duchesse de Persigny, à propos du « Déjeu- ner champêtre, " ne passèrent pas inaperçus. Mécontente de son costume, et peut-être de son rôle, Mme de Persigny entendit se rattraper sur ses cheveux, qu'elle avait abondants, d'un beau blond, et qu'elle laisserait tomber. « Depuis quand, lui opposa Mme de Metternich, les soubrettes portent-elles les cheveux en bas le dos dans une partie champêtre ? » « Depuis qu'elles en ont envie, répliqua la du- chesse. Nous faisons cela pour nous amuser; et cela m'amuse de montrer mes cheveux. » « Alors, ne paraissez pas dans le tableau, » reprit la princesse, en train de s'emballer, et qui, voyant qu'elle ne pourrait rien obtenir, en appela en haut lieu ; mais l'impératrice, qui détestait les chipoteries, les commérages, leurs suites, chercha à concilier. « Laissez-la faire, dit-elle, l'innovation sera peut- Madame de Metternidi 105

êlre heureuse. Et puis, ma chère princesse, un peu d'indulgence. Vous savez que sa mère est folle. » ! Mme de Metternich. «: Ah ! sa mère est folle s'écria Eh bien, mon père est fou ; je ne céderai pas. » Il avait, en effet, passé quelques ombrages à tra- vers le cerveau du comte Sandor; un centaure hon- grois, qu'on disait né à cheval et que son intrépidité rendit célèbre. Il existait même un album de dessins consacrés à des aventures équestres, mouvementées de chutes, qui finirent mal pourl'intelligence du comte. La décision presque audacieuse de Mme de Metter- nich devant l'obstacle et en face de la duplicité lui venait de son père. Telle qu'elle était, et avec le rôle considérable qui fut le sien sous le Second Empire, Mme de Metternich, dont l'intérieur fut celui du ménage le plus uni, ne pouvait pas ne pas rencontrer d'adversaires. Son nom, très en vue, appartenait à la chronique et reve- nait sans cesse sous la plume des publicistes qui ne la portèrent pas tous aux nues. Consciente de sa vie irréprochable, elle laissait couler, sans s'en soucier beaucoup, avec une sorte de détachement un peu ironique, le flot des excen-. tricités que les reporters lui prêtaient ; mais si l'au- teur de quelque racontar hypocrite on calomnieux lui tombait sous la main, il avait beaucoup de chan- ces de ne pas s'amuser beaucoup. 106 La cour et la société du Second Empire

On l'entendit dire à quelqu'un : « Vous savez par- faitement que je suis incapable de faire ce que vous avez dit. Ce que vous avez publié là est un simple mensonge. » Elle savait mordre de ses dents d'une éclatante blancheur, mais savait aussi être bonne et se mon- trer encourageante en parlant avec pénétration de leurs ouvrages à de modestes auteurs. C'était un esprit sans détour, original, spontané, épris d'un besoin de franchise qui n'excluait pas le sentiment. L'intelligence qui la mettait en rapports avec les hommes politiques, les artistes, les hommes de let- tres, n'emportait rien d'une générosité de coeur qui la fit secourable et bienfaisante. Elle ouvrit avec discernement, mais aussi avec largeur, les portes d'une ambassade qu'elle fit cos- mopolite et pourtant parisienne, avec l'ambition d'acclimater à Paris l'ennemie séculaire de la France, cette Autriche que le Second Empire venait encore de combattre et de vaincre en Italie. Elle donnait, plus volontiers que des fêtes, des réceptions suivies assidûment par ceux que la politi- que ou la naissance séparaient ailleurs. Ces réceptions se transformaient, à la mi-carême, en redoutes-dominos fiévreusement recherchées, où se pressait, sous le flot des lustres, aux sons d'un orchestre entraînant qui enrageait les danseurs, con- Madame de Metternich 107 damnés à la promenade, un public intéressant, qu'on cherchait à découvrir, qu'on croyait reconnaître. Les souverains s'y glissaient, inaperçus d'abord; mais le port de tête de l'impératrice, la démarche traînante de Napoléon III, livraient vite leur inco- gnito à la pénétration des observateurs. Les coups d'oeil que leur jetaient comme à la dérobée les maî- tres de la maison disaient assez de quelle sollicitude préoccupante et satisfaite les augustes dominos étaient les objets. Encore en 1869, déjà souffrant, très soucieux des conséquences de Sadowa, l'empereur semblait pren- dre plaisir à se laisser intriguer par d'aimables diseu- ses de bonne aventure qui négligèrent de lui prédire les désastres de l'année suivante. Parmi les femmes qu'on aimait à rencontrer à l'ambassade d'Autriche, et dont le nom ne peut être séparé de celui de Mmo de Metternich, il en était une qui fut pendant des années l'objet de l'admiration publique et d'une curiosité presque indiscrète. La comtesse Edmond de Pourtalès ne pouvait se montrer au dehors sans fixer l'attention des prome- neurs. Dès qu'on la savait dans un salon, on se bous- culait pour la voir. Les propos autour d'elle ne furent pas toujours gracieux; il y en eut d'aigus, à cause des jalousies éveillées chez les femmes ; plu- sieurs d'entrés elles lui reprochant, ainsi qu'à l'impé- 108 La cour et la société du Second Empire ratrice, de n'aimer que la conversation des hommes. Un mot saisi au vol dans les salons de l'ambassade de Turquie, à deux pas de la belle comtesse occupée au buffet, nous fit témoin d'un de ces petits accès de médisance et d'envie. « Comment, c'est elle ? disait à une amie qui lui désignait Mme de Pourtalès une dame sans gêne. Mais, ma chère, elle est finie, absolument ! » Et certes elle était loin d'être « finie, » avec la ravissante expression de ses traits fins et charmants. Plus ravissante que jamais, avec la caresse de ses yeux, la lumière de son sourire, Mme de Pourtalès, par le charme d'une beauté qui semblait s'ignorer elle-même, était alors pour le Second Empire ce qu'avait été Mme Récamier pour la société d'un autre temps. Bonne pour les déshérités de la vie, dont elle s'occupait avec discernement, elle séduisait par son bon esprit, sa gracieuse simplicité, les gens du monde, qu'elle reçut excellemment. Les salons de l'hôtel Pourtalès, rue Tronchet, où se pressait l'élite de la société française, eurent une réputation. Restée fidèle au malheur après la chute de l'Em- pire, Mmo de Pourtalès gardait fièrement, bien en évidence, sur sa table à écrire, le tendre témoignage d'une auguste amitié. Elle était née de la branche alsacienne des de Madame de Pourtalès 109

Bussière et devint Mme de Pourtalès par son ma- riage avec le troisième fils du comte de Pourtalès- Gorgier. S'étant rendue peu de temps avant la guerre de 1870 à Berlin, pour s'y rencontrer avec la branche des Pourtalès fixée en Prusse, elle n'y vit pas que sa famille et rapporta de ses relations avec la cour et les hommes politiques des impressions dont son pa- triotisme s'alarma. Guillaume Ier lui avait galamment reproché de n'aimer que Paris; puis, à un dîner chez M. de Schleinitz, ministre de la maison du roi, la conversa- tion ayant repris sur ce sujet, le ministre, qui avait pris à côté de lui Mme de Pourtalès, fit gaiement allu- sion à ses sentiments exclusivement français, bien qu'appartenant à une famille que ses origines neu- châteloises rattachaient à la Prusse. « Mais, je suis Alsacienne, » reprit M'ne de Pour- talès. « Alors, dit M. de Schleinitz, il nous faudra aller prendre l'Alsace; et nous vous aurons avec elle. » L'enjouement d'une conversation de table pouvait cacher une pensée anti-française, et Mme de Pour- talès, de retour à Paris, ne s'en ouvrit pas sans quel- que émotion à Napoléon III. « A travers quels nuages, dit l'empereur en sou- liant, ces beaux yeux voient-ils donc l'avenir ? Pour 110 La cour et la société du Second Empire faire la guerre, il faut être deux ; et nous ne la dési- rons pas. » Quand l'impératrice, aux soirées des Tuileries, s'approchait de Mme de Pourtalès, elles hypnotisaient les regards, étant à elles deux comme l'incarnation de la grâce charmeresse dans la parfaite beauté. Si c'était avec l'ambassadrice d'Autriche que la comtesse s'entretenait, l'impression différait. Atti- rantes l'une et l'autre, mais autrement, on étudiait, en la regardant, Mme de Metternich. On contemplait Mme de Pourtalès. Avec le goût du bien et le sens du beau, toutes deux s'intéressèrent avec une sorte de passion au développement de la grande musique en France. CHAPITRE XIV

WAGNER EN ALLEMAGNE, EN SUISSE ET A PARIS.

La bataille engagée en 1861 au sujet de Wagner et du Tannlioeuser est dans toutes les mémoires. Elle avait commencé, cette lutte, mais discrète, presque ignorée de la foule, en 1860, à trois con- certs, avec orchestre et choeurs, organisés par Wag- ner. Tous les Parisiens ne les avaient pas oubliés. Quelques partisans s'étaient dessinés, des détrac- teurs avaient surgi, la lice était ouverte, mais cela se passait en champ clos, entre dilettantes. Les uns, déroutés par les hardiesses de Wagner, en éprouvaient de la fatigue, les trouvaient heur- tées, monotones, difficiles à comprendre. Les autres, impressionnés par la puissance géniale d'une merveilleuse orchestration, allaient d'enthou- siasme à ce drame lyrique, nouveau en France et si magistralement interprété par Wagner. Les initiés se cantonnaient dans leur admiration, les détracteurs se cabraient, les autres en restaient à l'impression de surprise ou d'ennui que leur avaient laissée les 112 La cour et la société du Second Empire morceaux de Tristan et Iseult, de Lohengrin et de Tanhhoeuser. Paris, désintéressé de ces personnages légendaires et de leur musique, ne suivait le mouvement que de loin. Le Vaisseau fantôme le laissait froid, et Wagner, exilé par l'Allemagne, réfugié à Paris, y végétait depuis un an, ballotté lui-même comme le sombre navire dont il avait chanté la course aventureuse. Symptôme, en effet, de sa vie errante et con- trariée, ce Vaisseau fantôme voué à d'éternels ora- ges et roulé furieusement par une mer toujours dé- montée. Wagner était chef d'orchestre à Riga quand il fut pris de nostalgie ; il étouffait dans cette petite ville, la soif d'espace et de liberté le dévorait. N'y résistant pas, il s'embarque pour l'inconnu, essuie sur les côtes de Norvège des bourrasques que les matelots de l'équipage traversent allègrement en lui contant la légende du voyageur poursuivi sans cesse sur un océan tumultueux par des flots sans rivage. C'est une légende du XVe siècle, celle du " Hollan- dais volant, » toujours rejeté loin de la passe qu'il s'obstine à franchir. Wagner s'inspire de cette légende. Il a écrit Rienzi, il écrira le Vaisseau fantôme. Son imagination s'enflamme, sa lyre est accordée, il donne une forme à sa pensée du drame lyrique et Wagner en Allemagne 113 s'engage dans la voie glorieuse qui le conduira jus- qu'à Parsifal. 11 ne marche pas tout de suite dans la lumière. Sa voie est d'abord celle du dénuement et des dés- illusions. Il y entre à propos de sa musique et du peu de bonne volonté qu'il rencontre. Tannhoeuser, donné à

Dresde en 1845, n'a pas eu une presse favorable ; la critique allemande a traité cette partition d'hérésie musicale. Maintenant, le baron de Luttichau, intendant du théâtre royal, pressentant peut-être une nouvelle chute, met des obstacles à la représentation de Lo- hengrin. Wagner en veut à tout le monde, s'en prend à la cour, entre dans le mouvement insurrectionnel qui éclate à Dresde en 1848. Il sonne le tocsin, monte sur les barricades, harangue la foule, lui montre les Prussiens qui s'approchent, dénonce leur interven- tion scélérate. Traqué par la police, obligé de fuir, il peut gagner Weimar, où Liszt le cache, lui procure un passeport, l'aide à vivre à Zurich. Sauvé par lui et par quelques amis de la pauvreté qui le menace, Wagner s'absorbe pendant son long exil dans la conception du drame lyrique moderne, réalisée dans les chants de Tristan et Iseult. Il en est 114 La cour et la société du Second Empire le musicien et le versificateur. Il abandonnera le Ring pour se livrer à ce travail obsédant, et termi- nera le premier acte au commencement de 1858. On sait de quelle aventure d'amour, ou plutôt de quelle « détresse d'amour, » pour parler comme Wagner, fut marquée l'élaboration finale d'une oeu- vre qui ne verra le feu de la rampe qu'en 1865, à Munich.

De l'apparition de cette oeuvre ; de celle encore des Maîtres chanteurs, date ce qu'on appelle le wag- nérisme. C'est aussi de la « détresse d'amour, » dont Wag- ner pensa mourir, et qui l'obligea à quitter Zurich pour Berne, Venise, Lucerne, que se sont inspirés, avec une puissance d'expression intense, les invoca- tions, les malédictions de Tristan et Iseult. A Paris, où Wagner se décide à se rendre et vivote péniblement, il heurte aux portes des éditeurs et directeurs de théâtres, qui hésitent ou se dérobent. Les visites qu'il tente ne lui réussissent pas. Celle en- tre autres à Rossini, d'un esprit caustique, plus fran- çais qu'italien, et dont l'auteur de Tannhoeuser avait autrefois malmené la musique, ne lui laisse que l'amer regret de n'avoir pas appris à son perroquet à seriner les airs du Barbier de Séville au lieu de lui faire siffler, ainsi qu'il en avait l'habitude, quelques thèmes de Beethoven. Wagner et Rossini 115

Ne connaissant pas Rossini, Wagner s'était pré- senté chez lui en se nommant. « Richard Wagner ? » dit Rossini, feignant de s'interroger comme si ce nom ne lui disait rien d'abord. « Mais, attendez. Je me souviens d'avoir lu un opuscule d'un certain Wagner dans lequel il était assez mal parlé de Haydn, de Mozart et de moi. « Seriez-vous le même Wagner ? « Cela m'est égal pour moi, qui ne suis rien, mais pour Haydn et Mozart ! Ils avaient quelque talent, je vous assure, » Wagner se retira peu flatté de n'emporter que cette assurance. Rossini, en échange, très content de s'être payé la tête d'un de ses détracteurs, souriait, toujours prêt aux bons mots. Il s'en faisait, entre Auber et lui, une forte con- sommation. On sait combien naïvement personnel était l'au- teur du Domino noir, resté si jeune d'esprit, d'inspi- ration, qu'il ne voyait pas pourquoi il lui faudrait un jour vieillir et déloger.

«: Nous étions trois grands musiciens, disait-il avec une convictiontranquille,aux obsèques de Meyerbeer. En voilà un de mort. C'est maintenant au tour de ce pauvre Rossini. » 116 La cour et la société du Second Empire

Rossini avait, à ce moment-là, dix ans de moins qu'Auber. Il supportait la plaisanterie, on peut le croire, le maître charmant qu'était ce dernier; et nous nous étions amusé plus d'une fois, aux soirées musicales du Louvre et des Tuileries, de l'enjouement avec lequel il accueillait les interprètes de sa musique; plusieurs d'entre eux devant à ses enseignements une partie de leurs succès. Il riait volontiers, avec eux et avec d'autres, mais encore fallait-il y aller d'une main légère. Quelqu'un, croyant flatter son âge et ses goûts en lui disant à propos de ses jeunes élèves du Conser- vatoire qu'il n'avait qu'à jeter le mouchoir. « Il y a longtemps, monsieur, que je ne me mou- che plus, » répondit Auber assez sèchement. Wagner cependant, voyait s'évanouir la vision de la représentation d'une de ses oeuvres à Paris et ne retint pas ses doléances. « De quoi se plaint-il, disait Berlioz, dont attendaient encore le feu de la rampe. Moi aussi j'ai fait une oeuvre, et je suis le seul Français qui la connaisse. » Berlioz, superbement résigné aux tribulations de Wagner, dont on tournait en dérision les idées mu- sicales, l'était beaucoup moins à l'injuste abandon dans lequel on laissait ses Troyens. Wagner et Berlioz 117

OEuvre géniale pourtant, d'une émouvante splen- deur, écrite avec la pensée de continuer, en l'élargis- sant, la tradition de Gluck, mais qui ne passa à l'Opéra de Paris qu'après la mort de Berlioz, enlevé par une congestion cérébrale. Mortifié de se voir méconnu, l'auteur des Troyens et de la Damnation de Faust avait clamé jusqu'aux Tuileries son amertume. Il savait l'empereur épris des choses de l'antiquité et compta sur son sujet. « C'est grand et fort et, malgré la complexité des moyens employés, très simple, avait-il écrit à l'empe- reur. Rienne peutfaire que mapartitionn'existe pas. » L'ensemble de la lettre était si âprement doulou- reux, que Morny conseilla de ne pas l'envoyer, mais en recommandant à Berlioz d'espérer. L'empereur, verbalement informé, s'occuperait certainement de sa requête. A défaut d'un caractère souriant, Berlioz avait une imagination inquiète, violente, toujours en travail, une foi robuste en lui-même, le sentiment, aigri par l'attente et les difficultés, de la valeur de ses oeuvres. Il dépensait à en organiser des auditions le peu d'ar- gent qu'il avait. Sauf Paganini, qui était son admira- teur et lui passa un jour la forte somme, il n'avait presque personne pour lui. Son humeur impatiente n'attirait pas et persista quand il fut mieux compris. 118 La cour et la société du Second Empire On se rappelle l'emportement qui le prenait si le public ne lui faisait pas bisser le choeur des bergers de son Enfance du Christ, son oeuvre de prédilection, et dont on entendait dire autour de soi, précisément à propos de ce choeur : C'est le ciel qui descend sur la terre. On comprend dès lors sa stupeur, et pour un peu sa férocité, quand il apprit que l'ordre était donné de monter Tannhoeuser à l'Opéra. Mais que faisait donc Morny ? A quoi pensait l'empereur ? Que devenaient ses Troyens ? Et son cri d'orgueil et de foi poussé vers les Tui- leries ? On lui avait promis pourtant d'en transmet- tre quelque chose. La colère de se voir sacrifié à celui-là même dont il n'avait cessé, au nom des vieux maîtres, de com- battre les idées musicales, s'ajoutait au froissement d'être supplanté par une influence étrangère. Cette influence était venue de l'ambassade d'Au- triche, où la princesse de Metternich se proposait de faire connaître en France les partitions de Wagner. Aussi bonne musicienne que son mari, elle ne se bornait pas à faire entendre, en jouant avec lui à deux pianos, aux invités des réceptions restreintes, les valses entraînantes de Strauss ou les refrains d'Offenbach, mais cherchait à les initier à la musi- Wagner et Madame de Metternich 119 que wagnérienne, à leur en faire comprendre toute la beauté. Elle appelait le bel instrument dont elle se servait pour cela : « Mon piano d'acclimatation wagné- rienne. » Apprenant l'indifférence et le refus que rencon- traient à Paris les démarches du maître dont elle rêvait d'être un peu l'Egérie, elle prétendit lui rame- ner les Français récalcitrants, se mit en mouvement avec son énergie, son gracieux entrain, l'émotion communicative aussi qu'elle savait mettre à con- vaincre. Ayant parlé au comte Bacciochi, surintendant des spectacles de la cour, elle s'adressa au ministre d'Etat, puis en appela à l'empereur, que la musique de Wagner ne préoccupait guère, mais qui se rendit de confiance, fit appeler Bacciochi et lui dit de sa voix tranquille, sans se douter qu'il préparait là une chute dont il ne serait pas moins parlé que de la sienne : «: Faites monter à l'Opéra la pièce dont Mme de Metternich vous parlera. Cela lui fait plaisir. » CHAPITRE XV

TANNHAEUSER. — AURELIEN SCHOLL ET Mme DE METTERNICH;

Wagner apprit, l'âme en fête, que les ordres étaient donnés, que rien ne serait épargné et qu'il serait libre de faire venir pour le rôle de Tannhoeu- ser Niemann, le grand chanteur allemand. Seulement, le bâton de chef d'orchestre resterait aux mains du titulaire. Ce fut là pour Wagner une ombre qui s'accentua à la lecture, puis aux répétitions. Pressé de commu- niquer aux interprètes de son oeuvre la flamme qui l'animait lui-même, l'ombrageux maître ne les ména- geait pas, ce qui donna lieu à des démêlés et à des partis pris précurseurs d'un orage que la présence des souverains et le patronage officiel ne purent con- jurer. Il y eut du Jockey-Club dans l'affaire. On sentit la cabale des abonnés, mécontents d'un ouvrage sans partie chorégraphique suffisante. Etait-ce supportable un opéra fait de récits nuageux, Tannhoeuser 121 de sonorités bruyantes, de plaintes interminables ? Des plaintes de violons, si l'on veut, mais des plain- tes trop continues pour un public français. Il fut déclaré que non par les habitués du foyer de la danse, à l'heure où les « belles petites » procè- dent sous le regard amusé d'Auber, d'Edmond About et de Ludovic Halévy, à leurs exercices préparatoi- res, au moment d'entrer en scène. Et puis, de quoi se mêlait Mme de Metternich ? Pourquoi vouloir imposer au public une musique contraire à son tempérament ? C'était déjà bien assez, c'était trop, au gré d'un certain nombre de personnes, du luxe et de la mon- danité auxquels les caprices d'une étrangère excen- trique poussaient la société française. N'était-ce pas à l'ambassadrice d'Autriche que les salons parisiens devaient le cosmopolitisme qui les envahissait ? Le cosmopolitisme, qui en effet marqua la vie mondaine de cette époque, ne.fut pas seulement le fait de la princesse de Metternich, de la comtesse Walewska et de Mme de Pourtalès, mais doit être attribué à l'éclat même du Second Empire et à sa prépondérance politique. La curiosité, le désir d'ap- procher, de connaître des souverains dont le nom remplissait le monde, amenaient à Paris, — la multi- plicité des moyens de communication aidant, — une 122 La cour et la société du Second Empire affluence d'étrangers que les Tuileries, les ambassa- des, les ministères, accueillaient sur la présentation de leurs ambassadeurs. Mme de Metternich ne fit que les recevoir avec plus de largeur encore que les au- tres, mais certains groupes, mal disposés, n'y regar- daient pas de si près et saisirent le prétexte de Tann- hoeuser, qui la découvrait publiquement, pour se re- tourner contre elle. La note hostile ou dénigrante ne vint donc pas seulement du milieu, —: influent en l'espèce, — des membres des grands cercles, des banquiers et agents de change ayant le droit d'entrer dans les coulisses de l'Opéra; elle vint aussi d'une assistance mal pré- parée à des récitatifs compliqués, à une symphonie dont la facture surprenait l'oreille. Déjà la musique de Meyerbeer, quoique éclairée par le livret de Scribe et pliée au goût français, avait trouvé hésitant le public des premières repré- sentations. Celle dramatico-psychologique de Wag- ner, avec des déchaînements d'orchestre dont il n'était pas toujours facile de saisir le sens idéal ou profond, ne pouvait que dépayser les auditeurs. Dirons-nous l'intérêt, la curiosité, les discussions, les papotages qui animèrent la salle, avant le lever du rideau, en cette mémorable soirée ? Nous ne les dirons pas, pressé que nous sommes d'en venir au fait. Berlioz 123

Le fait fut un échec retentissant pour la musique Mme de Wagner ; presque un sacrilège aux yeux de de Metternich. Avant l'heure véhémente où le rideau devait se lever, puis aux premiers accords de l'orchestre, elle sentit qu'un vent de fronde soufflait dans la salle déjà houleuse, mais de là à des sifflets, à des rires, il y avait loin. Un instant même elle entrevit le succès, des applaudissements nourris ayant salué le septuor du premier acte ; mais au troisième, à l'entrée de Tannhseuser, les propos s'engagèrent. « Est-ce assez beau? disaient les uns. C'est crevant! affirmaient d'autres. » Berlioz, aux entr'actes, promenait dans les cou- loirs ses ricanements vainqueurs, sans se douter du jugement qu'Auber jetait négligemment dans les groupes. « C'est, disait ce dernier du bout des lèvres, du Berlioz sans mélodie, » Malgré la chute de Tannhoeuser, Berlioz s'exaspé- rait à la pensée d'avoir été éconduit de l'Opéra de Paris pour un maître étranger et alla proposer ses Troyens au théâtre lyrique, où Carvalho n'en monta qu'une partie ; la Prise de Troie, interprétée médio- crement devant un public désorienté, devant des sal- les à moitié pleines. Dès les répétitions, Berlioz se déclara supplicié; estimant qu'on lui dépeçait son oeuvre, " comme le 124 La cour et la société du Second Empire corps d'un veau sur l'étal d'un boucher, et dont on débite les fragments comme on vend des petits mor- ceaux de mou pour régaler les chats des portières. » La chute de Tannhoeuser lui offrait à peine quelque consolation. Le réformateur de l'art lyrique qu'était Wagner et le plus puissant des musiciens français de son épo- que que fut Berlioz, pouvaient être grands ensem- ble, à côté l'un de l'autre, mais semblent avoir pré- féré se diminuer eux-mêmes par leur jalousie et leur dénigrement. Ils ne devaient être unis qu'après leur mort dans l'admiration publique. Il n'en alla pas de même entre Wagner et Liszt, qui n'attendirent pas d'être morts pour se compren- dre, se lier. Liszt eut même pour son ami un mot de spirituelle modestie. C'était à propos de thèmes et d'harmonies de son Concerto en la que Wagner avait libéralement utilisés pour sa Walkyrie. « Ne te gêne pas, lui dit Liszt; les motifs que tu m'em- pruntes sont au moins sûrs, avec toi, d'être sauvés de l'oubli. » Pendant que Berlioz, au soir fameux de la chute de Tannhoeuser triomphait dans les couloirs de l'Opéra, Mme de Metternich, sur le devant de sa loge, faisait face à la tempête qui se déchaînait dans la salle. Elle la regardait, un peu fièrement, une flamme Scholl et Madame de Metternich 125 dans le regard, une nuance de dépit dans la tenue; mais quand les quolibets, accompagnés de mirlitons, se mêlèrent aux rires, elle fut comme prise de fièvre, ses doigts se crispèrent, sans aller cependant, comme il fut dit partout, jusqu'à briser le bel éventail qu'ils agitaient. « J'y tenais trop pour cela, » a-t-elle écrit dès lors. Quant à la belle colère qui la saisit, elle ne put la contester. On la voyait. Aurélien Scholl l'a vue et l'a consignée en quelques vers qui firent du bruit.

Depuis plusieurs saisons je vous connais, madame. J'eus l'honneur de vous voir à la fin d'un hiver. C'était à l'Opéra, qui donnait Tannhaeuser. Et placé près de vous, je lisais dans votre ame. Savez-vousqu'un volcan eût jeté moins de flamme ? Savez-vous qu'un orage eut jeté moins d'éclairs ?

Impressionné par une attitude dont l'écrivain garda quelque enthousiasme, Aurélien Scholl se trouva bientôt en affaires personnelles avec Mme de Metternich. Ce fut à propos de Worth, tailleur pour dames : un innovateur que l'ambassadrice avait été la première à prendre pour couturier et dont elle fit un personnage ; ce qu'il est resté. Aurélien Scholl s'indigna de la chose et ne se retint pas d'en avertir Paris.

" Un mercenaire ! s'écria-t-il. Un fauve de la toi- lette ! Porter la main, au cours de l'essayage, sur ce 126 La cour et la société du Second Empire buste de patricienne ! Non. On ne pouvait l'accepter. » Mme de Metternich qui, sans connaître Scholl, ap- préciait l'homme de lettres, estima qu'il n'avait pas à s'occuperpubliquementde la façon dont elle essayas- ses robes. Elle ne le cacha pas. Navré d'avoir déplu, Aurélien Scholl s'excusa en termes galants :

Sans jamais calculer tout ce qui me sépare De celle dont j'avais admiré la fierté, Ce souvenir, madame, au coeur m'était resté. J'ai gardé ce trésor comme fait un avare. Si je n'ai jamais eu que les ailes d'Icare, Elles m'ont, un instant, auprès de vous porté. Gomme lui, retombé sur la terre, J'aurais certainementbravé tous les verrous Pour pouvoir vous parler une heure à deux genoux. Mais il fallait franchir une immense barrière. Et, croyez-le, je n'ai cherché votre colère Que pour avoir au moins quelque chose de vous.

La lutte engagée à la première représentation de Tannhoeuser se poursuivit aux deux suivantes, souli- gnée par une presse généralement impitoyable. Scudo, dans la Revue des Deux-Mondes, déclara « contre nature » cette prétendue musique de l'a- venir. Il ne restait à Wagner, ulcéré, aigri, et qui allait déverser ses rancunes dans un libelle anti-français, qu'à retirer son oeuvre, puis à se réfugier des sarcas- mes de Paris dans les béatitudes contemplatives de Wagner et Louis II 127 la cour de Bavière, où Wagner, salué comme une lumière, exalté comme un dieu de l'art pur, eut le roi Louis II comme prophète. « Tout à l'heure, lui écrira ce prince, le 13 septem- bre 1865, « un souffle de Siegfried me caressait. L'image de mon Unique s'est rapprochée de mon esprit. Vraiment, les hommes sont-ils dignes de sen- tir s'épandre sur eux tant de délices ! Je brûle dans l'attente. Tristan est né ; les Niebelunger naîtront,

Parsifal doit naître ; il le doit, même si cela me coû- qui éclaire vie tait la vie. — Vous êtes l'étoile ma ; votre regard me fortifie miraculeusement. — Soleil de ma vie ! Oui, nous accomplirons tout. » Wagner, de son côté, écrira à Louis II au sujet de Brunehilde qui s'éveille sous le regard de Siegfried : « Si j'ai pu entonner le chant du réveil, c'est que la jeunesse du roi m'a souri. » La chute de Tannhoeuser, à Paris, en 1861, ne lais- sait guère pressentir à Mme de Metternich qu'elle s'était érigée en précurseur dans un pays qui devait mettre un certain temps pour aller des cavatines du théâtre italien aux symphonies dramatiques de la musique de Wagner. Lamoureux se leva sous la troisième République et s'y prit autrement, — il le pouvait, — que Mme de Metternich pour faire accepter Tristan et Iseult au public parisien. 128 La cour et la société du Second Empire La cabale s'annonçant dès les premières mesures, Lamoureux pensa la conjurer en se tournant vers elle et frappa sur son pupitre. « Nous avons eu beau- coup de peine, dit-il, à monter cet ouvrage dont l'interprétation est difficile. Je vous prie de l'écouter et de réserver pour la fin la manifestation de vos sentiments. » Le charivari préparé se changea en applaudisse- ments ; mais cela ne faisait pas l'affaire des irréduc- tibles, qui se rattrapèrent à la première représenta- tion de Lohengrin, pendant laquelle vingt mille per- sonnes, conspuant Wagner, ne se lassèrent pas sur la place de l'Opéra, de hurler et de jeter des pierres. Les choses allèrent très loin. On faillit élever des barricades, les partisans de Lohengrin étant signalés comme de mauvais Français, de faux patriotes. Les discussions professionnelles au temps de l'Em- pire s'étaient transformées, après la guerre de 1870, en agitation politique. CHAPITRE XVI

GOUNOD ET BIZET. — VICTORIEN SARDOU. — HENRI DE PENE. — SCHOLL ET SON GROUPE.

Violemment contristé par l'opposition persistante de ceux qui ne pouvaient s'élever jusqu'à la hauteur de ses conceptions musicales, le génie de Wagner n'en laissa pas moins en France de nombreux prosé- lytes, même des apôtres et des prophètes ; mais ces prophètes eux-mêmes étaient alors loin de prévoir la facilité avec laquelle, un jour, la musique française se laisserait entraîner par le courant venu d'outre- Rhin. Sous le feu d'une action dont Mme de Metternich avait donné le signal, les préventions sont tombées, Tannhoeuser et Lohengrin figurent au répertoire de l'Opéra, Siegfried triomphe, et des plumes autori- sées comme celle de Gustave Charpentier ont pu écrire sans soulever l'étonnement que l'oeuvre de Wagner demeurera comme un temple où tous vien-

dront s'instruire et s'inspirer ; qu'elle a clos le règne des conventions et des formules dans l'éclat rutilant 130 La cour et la société du Second Empire

du soleil surgi ; qu'elle est " l'avènement d'un art profitable au monde, l'aurore des temps nouveaux où s'achèvera en beauté cette oeuvre émancipa- trice. » Sans aller jusqu'aulyrisme de Gustave Charpentier, le public français revint, en effet, avec éloges sur tout ce qu'il avait conspué, sur tout ce dont il avait ri, se fit au « leitmotiv » et bientôt l'apprécia comme un fil conducteur à travers les sonorités de la partition, comme une phrase reposante en même temps qu'ex- plicative de l'idée du maître ou de l'un de ses per- sonnages. D'autres auteurs, bien que français et non des premiers venus, éprouvèrent comme Wagner ce que peut avoir de cruel et souvent d'immérité l'indiffé- rence publique. N'avait-on pas vu Gounod, si découragé par l'ac- cueil fait à Faust, qu'il s'estima heureux de tirer dix mille francs d'une partition qui allait rapporter aux frères Choudens deux millions et demi. On ne s'était pas montré moins indifférent, en 1862, à sa Reine de Saba, ce qui jeta dans une sorte de désespoir un de ses amis que cette chute humiliait et qui ne décolérait pas, répétant à Gounod que l'oeu- vre restait debout.

« Elle reste debout, répondait Gounod ; il n'y a que moi qui suis par terre. » Gounod. — Victorien Sardou 131 Cet ami s'appelait Bizet, et ne devait pas tarder à connaître lui-même l'amertume qu'il y a à sentir incomprise, à voir passer presque inaperçue, une des oeuvres les plus charmantes de ce temps. Carmen, accueillie avec indifférence, et qui n'a conquis le public qu'après la mort de son auteur, n'est-ce pas la création d'un grand artiste, d'un, exquis musicien? N'a-t-elle pas l'élégance et la clarté, la variété, le coloris de l'instrumentation, l'émotion aussi, la grâce ?

On ne se lasse pas de l'entendre aujourd'hui ; elle est presque chaque semaine au programme, mais nous n'avons pas oublié notre étonnement de la froi- deur de la salle à l'une des premières auditions. Oh ! disaient près de nous quelques amis du maî- tre, qui est aussi l'auteur de l'Artésienne, « Bizet peut faire mieux que cela, » La mort ne devait pas lui laisser le temps de re- prendre courage et de se relever d'un échec partagé par beaucoup d'autres, malchanceux ou méconnus d'abord, appréciés ensuite, puis acclamés. Peut-on rencontrer Victorien Sardou, le fastueux propriétaire du château de Marly, l'heureux auteur qui a tiré de lui-même tout ce qu'on sait, sans se le rappeler besogneux, excédé d'espoirs déçus, de vai- nes démarches, voyant tomber à plat sa pièce : La Taverne des étudiants ? 132 La cour et la société du Second Empire II s'était remis au travail, acharné, à peine nourri, sans parvenir à rien, quand il se décida à porter à Déjazeth, l'actrice si longtemps célèbre, que nous avions vue encore dans le rôle du Gamin de Paris, un mot d'introduction qu'on lui avait remis pour elle. Il y alla, posa son manuscrit sur la table et se sauva, mais le coeur moins triste, la marche plus légère, s'apercevant en regagnant Paris, que le ciel avait du bleu, les champs des musiques d'insectes, les prés des milliers de fleurs. Il en cueille et en rapporte. « Il y a de cela bien longtemps, a-t-il écrit, — c'était en 1859, — et leur parfum dure encore. » Une voix secrète lui avait dit que sa « jeune chance emprisonnée jusque-là briserait sa coquille ; et pour la première fois je battais de l'aile. » C'est intéressant cela, non seulement en regard de Victorien Sardou qui, parti de rien, est arrivé à tout, mais pour beaucoup de ceux qui travaillentsans voir venir, et qui peut-être un jour, eux aussi, « battront de l'aile. » Quelques personnes racontent avoir vu, le 4 sep- tembre 1870, au premier rang de la foule qui serrait de près les Tuileries, Victorien Sardou réclamant du geste et de la voix la déchéance de l'impératrice. Serait-ce que les mauvais jours traversés par l'illustre maître, aux premières années de l'Empire, Aurëlien Scholl 133 ne s'étaient pas encore, malgré tant de succès, effa- cés de sa mémoire ? Aurélien Scholl, dont le nom déjà si répandu passa de bouche en bouche à propos de Tannhoeuser, de Worth et de Mme de Metternich, était par ses romans, ses nouvelles, ses pièces de théâtre, et sur- tout par les saillies, les boutades, les traits acérés qu'il décochait en pince-sans-rire, un des intellec- tuels-boulevardiers les plus en vue de Paris. Il eut le sens du « fait divers, » amusant, légèrement dit, pas allongé, assez impertinent, toujours spirituel, et fit un art subtil et charmant de cette forme du jour- nalisme parisien qu'est la chronique. C'était à la fois combatif et frivole, grave et joli, cordial et brusque comme sa conversation, facile- ment gouailleur, empreint de désillusion et de drôle- rie pessimiste, avec des retours imagés, des aperçus philosophiques, des envolées de poète. Ironiste supérieur et bretteur de sang-froid, Scholl tenait de Ghampfort, de Rivarol et d'Artagnan. On ne considérait pas moins sa plume que sa langue et son épée. Entrant sans crier gare dans la vie des autres, il avait la pointe aussi facile que l'épigramme et s'armait pour un rien. Ses sympathies, qui allaient en général aux pou- voirs forts, au succès, à l'argent, ne passèrent de l'Empire à la République que sous la présidence du 134 La cour et la société du Second Empire maréchal de Mac-Mahon, mais avec le regret de tout ce qui n'était plus, de tout ce qui avait changé dans son Paris, où il prétendait ne plus se reconnaître. Quand Tortoni disparut, il lui sembla que c'était la fin de tout. Le café Tortoni avait été le témoin glo- rieux de sa verve originale, de son extraordinaire fantaisie. C'est là qu'il lançait à la volée, prodigue d'un esprit débordant, les mots que retenaient les amis et qui donnaient des idées à ceux qui en cher- chaient. On en a fait un recueil. Robert Charvay, s'arrêtant aux plus incisifs, à ceux qui portaient le mieux et firent loi sur le boulevard, en a dégagé quelque chose comme une « Scholliana. » La plume de Scholl, tour à tour cinglante et pres- tigieuse, fine et dramatique, saisissait en se jouant l'actualité de la veille, du jour et du lendemain. Elle s'était révélée dès 1854 dans les Lettres à mon do- mestique et fut assez agressive dans le Nain jaune pour entraîner une série de duels auxquels l'entrepre- nant écrivain se rendait, avec sa belle indifférence, son scepticisme railleur, comme à sa promenade journa- lière de la Chaussée d'Antin à la rue Drouot. Il croisa si souvent le fer que l'attention publique s'en était émoussée, au contraire des duels d'Henri de Pêne, dont le retentissement put rendre jaloux Auré- lien Scholl. Aurélien Scholl 135

C'était après un bal aux Tuileries, où les buffets avaient eu un succès inquiétant pour les toilettes des femmes. Henri de Pêne, écrivain de talent, collègue d'Ulbach, de Noriac, de Jouvin, et dont Francis Chevassu a dit plaisamment « qu'il chiffonnait des idées légères sur un lieu commun avec une grâce de modiste, » s'était laissé aller à faire allusion dans sa chronique à « ces inévitables lieutenants de cavalerie qui déchirent les robes des dames avec leurs éperons » et prennent d'assaut les buffets. La chose déplut et le bruit se répandit que chaque régiment de cavalerie se proposait d'envoyer un dé- légué au chroniqueur pour lui demander raison. Cela commença par un sous-lieutenantau 9me chas- seurs, qui fut atteint, mais aussitôt le lieutenant Courtiel, un des témoins du blessé, officier au même régiment, s'avança et provoqua Henri de Pêne, si grièvement atteint à ce second duel que sa vie fut en danger.

L'émoi fut général ; on cria à l'assassinat. Ce n'é- tait plus un duel, mais un guet-apens systématique ! Il n'y eut, un temps, plus d'autre affaire que celle-là. On assiégea la maison de la gentille MmB de Pêne; et quand, à la convalescence de son mari, elle reparut dans le monde, nous pensâmes la voir fléchir sous l'émotion de tant de témoignages. 136 La cour et la société du Second Empire Sous l'esprit endiablé d'Aurélien Scholl, moins tur- bulent toutefois dans la seconde période de l'Empire que dans la première, se cachait un bon coeur, capa- ble d'attachement, de bonté délicate. Les préfaces par lesquelles il aimait à présenter les auteurs em- pêchés de se produire et qui lui semblaient mériter l'attention du public, furent innombrables. Rendre service à un ami, réparer dans la mesure de ses forces ce qu'il envisageait comme une injus- tice, ou seulement un oubli, était pour lui un plaisir et un besoin. L'insuccès de sa démarche pour faire décorer Eugène Chavette, qui estimait lui-même n'être pas sans quelque droit à cette distinction, fut pour Scholl une vive contrariété. Les oeuvres de Chavette furent de haute fantaisie plutôt que de haute littérature, mais d'une fantai- sie sans bornes, tour à tour âpre, minutieuse et comique. Il y a de vrais petits chefs-d'oeuvre dans le nombre des romans qu'il a publiés pendant un demi- siècle. Le Procès Pictompin, Le guillotiné par persua- sion, Aimé de son concierge, ont tenu en haleine et fait pâmer de rire une légion de lecteurs. Cette joyeuse et bonne figure s'assombrit avec la guerre de 1870 et la fin de l'Empire. Un peu comme Scholl, il se trouva dépaysé dans le nouvel état de choses et vécut dès lors en dehors de son temps. Sous ses dehors de frivole insouciance et de séré- Aurélien Scholl 137 nité moqueuse, Scholl cachait une fermeté d'âme dont il témoigna pendant les indicibles souffrances du mal perforant qui l'emporta. Il était né à Bordeaux, d'où part maintenant, fai- sant le service du Sénégal, un bâtiment de commerce qui porte son nom. Aurélien Scholl, prince du boulevard, fut roi à la Maison Dorée, ayant coutume d'y déjeuner, sous l'Empire, avec une dizaine de maîtres-écrivains : Villemessant, Vitu, Véron, Nestor Roqueplan. Mon- selet y proposait des menus délicats; Alexandre Dumas, père, y descendit à la cuisine pour surveil- ler un plat de macaronis à son idée. Aux plus grands noms de la littérature, de la presse et du théâtre se mêlait là un groupe de gour- mets et de viveurs pour lesquels il était réputé « chic » de ne pas payer son dîner moins de cent francs par tête, pendant que Scholl, dépensant par- fois plus d'esprit que de consommations, laissait tom- ber des mots auxquels on faisait fête et qui se col- portaient. CHAPITRE XVII

L;ONCLE SARCEY. — HENRI FOUQUIER. — EUGÈNE SUE ET ALFRED DE MUSSET.

Sarcey, Henri Fouquier furent aussi, avec Aurélien Scholl, de Tortoni et de la Maison Dorée. Sarcey y apportait sa finesse malicieuse, sa fami- liarité de bon garçon, ce talent de critique dont il a donné la mesure et l'explication dans ses Souvenirs d'âge mûr. Il aimait l'enseignement, était né profes- seur, distribuait aux conférenciers, aux artistes, aux auteurs, les avis et directions qui lui ont valu ce nom « d'Oncle Sarcey, » auquel il attachait du prix et qu'il cherchait à mériter, sans se départir d'une sévé- rité bienveillante. Il n'avait pas attendu d'être « l'Oncle » général des gens de lettres pour porter entière une barbe qui lui avait donné l'occasion, dans les commencements de l'Empire, d'affirmer assez drôlement son indépen- dance de caractère et son humeur frondeuse. Nommé professeur à Chaumont, presque au sortir de l'Ecole normale, Sarcey s'était présenté avec toute L'oncle Sarceij 139 sa barbe, sans paraître se soucier des exigences que l'Université avait à cette époque en prescrivant à ses membres d'avoir à se raser. « Je ne suis déjà pas trop joli avec ma barbe, écrivit Sarcey au ministre. Rasé, je serais affreux, au point que mes élèves ne voudraient rien entendre d'un maître aussi complètement laid, » Médiocrement intéressé par ce procédé d'entraî- nement, mais à cheval sur les prescriptions universi- taires, le ministre envoya ce professeur obstinément barbu se faire raser au collège de Lesnevel, petite ville de Bretagne. Cette disgrâce, ce recul, ne furent pas sans affliger Sarcey, qui eut la chance de trouver à Lesnevel, comme principal du collège, un ecclésiastique accom- modant, peu disposé à le taquiner tant au sujet de sa barbe que des offices, auxquels le nouveau venu, de tendances voltairiennes, ne se pressait pas de se rendre. Touché de tant de condescendance, mais heureux de pouvoir sans perdre sa place braver les lois uni- versitaires de l'Empire, Sarcey garda sa barbe, et parut aux offices. Comme professeur, critique, conférencier, il devait se montrer plus respectueux de ses auditeurs que des circulaires ministérielles. Il poussait loin le respect du public, qu'il voulait 140 La cour et la société du Second Empire en communication étroite avec lui dans ses critiques théâtrales, dans ses conférences, et dont la sympa- thique attention fut toujours son souci. Nous lui préférions toutefois, et de beaucoup, Henri Fouquier, que les lettres françaises ont perdu récemment. Henri Fouquier datait de cette époque lointaine où toutes choses n'étant pas bonnes à dire, il deve- nait piquant de les dire quand même. Il y fallait du flair, de l'esprit, de l'ingéniosité, le sens des lettres et des sous-entendus. Un mot trop vif, une allusion insuffisamment voilée pouvaient en- traver la vente du journal, amener sa suppression. Cet obstacle excitant devenait un aiguillon. L'inspi- ration découlait de ce manque de liberté. Il a même été fait dès lors cette découverte imprévue que l'Em- pire fut une école de grands écrivains parce qu'il fallait surveillerjusqu'à sa ponctuation. C'est « sous le tyran, » dans les journaux d'oppo- sition, dans ses articles boulevardiers qu'Henri Fou- quier se révéla un maître non en taillant sa grande plume de Tolède, mais en prenant celle qu'il fallait aux polémistes d'alors : une plume légère, un peu sceptique, trempée d'ironie souriante, atteignant la profondeur sans y tâcher. Ses critiques théâtrales étaient un régal délicat recherché des gourmets. Eugène Sue 141

Il y avait chez Henri Fouquier un fond d'indul- gence et de distinction native dont il ne pouvait se départir, même dans le feu de la lutte et de la riposte. De là les sympathies qu'inspira dans les milieux les plus contraires l'original et charmant écrivain de Sur le vif, de Types et Travers. Il fut mieux encore que Sarcey un maître de la critique ; il le fut avec le fin sourire qui nous est resté et avec lequel aussi il prit les hommes et la vie. Rapproché de lui par son peu de goût pour le Se- cond Empire, et par ses relations avec Mme de Solms, mais bien différent par la nature de son talent et le genre de ses ouvrages, nous apparaît un romancier que Lamartine, épris de son style et de ses descrip- tions, appela un jour : « Mon cher poète en prose, v Eugène Sue exerça sur l'esprit, sur l'imagination des masses une irrésistible attraction. Sa popularité dure encore. On réimprime aujourd'hui, on illustre, on lit et on relit, comme sous Louis-Philippe et Na- poléon III, les Mystères de Paris, en même temps qu'on reprend les livres de Paul de Kock, un con- frère d'Eugène Sue en spirituelles inventions, en originalité. Adversaire du Second Empire, Eugène Sue quitta, aux premières années du règne, un monde qu'il avait passionné. Il n'eut pas une bonne presse dans les 142 La cour et la société du Second Empire sphères officielles. Nous dévorions ses oeuvres pen- dant que le Moniteur universel saluait son départ en signalant comme pernicieuse son influence sur le peuple. Rouland, qui avait arrêté comme chef du parquet, avant d'être ministre, la publication dans le Siècle, — journal d'opposition dirigé par Eugène Pelletan, — d'un feuilleton d'Eugène Sue jugé scan- dalisant, considérait le romancier comme un homme dangereux, qui avait amené les journées de juin 1848: « II flatte les mauvaises passions, disait-il, en- flamme les convoitises,remue les égouts de la société pour en dégager les vapeurs pestilentielles. Il est le père de tous les socialistes. » Sportman sur les champs de course, Eugène Sue aimait à se glisser, travesti en fort de la Halle, dans les bouges de la place Maubert et dans les quartiers louches de l'île St-Louis. De haute taille, très adroit, très vigoureux, il fai- sait là, à l'occasion, le coup de poing, tout en remar- quant les types, notant les allures, retenant les pro- pos qu'il utilisait ensuite dans ses livres. Ce n'est pas dans les recoins sombres et mal famés de la rue aux Fèves et du " Lapin blanc » qu'il rencontra le prince Rodolphe et Fleur de Marie; mais c'est là que le romancier, volontiers dra- maturge, aperçut les têtes cherchées de la Chouette, du Squelette et du Chourineur. Alfred de Musset ' 143

On lui contesta cela, à propos de gants. Il y avait rivalité d'élégance entre Eugène Sue et Alfred de Musset. Le romancier s'était promis d'éclip- ser le poète par sa mise impeccable et en cherchait les moyens, quand il s'aperçut que Musset allait dans le monde avec des gants lavés. Ne s'y présentant lui-même qu'en gants frais, il fit remarquer au poète que les siens ne sentaient pas bon. Ça ne sent pas plus mauvais, reprit Musset, que les bouges que vous nous décrivez. C'est à croire que vous n'y êtes jamais allé, » Alfred de Musset en voulait facilement, dans le domaine de la toilette comme dans les questions d'un ordre plus élevé, à ceux qui pensent avoir à tout propos le sens du bien, du juste, de la mesure parfaite. La ferme conviction qu'ont certaines gens de faire mieux que les autres, d'avoir pour eux la conscience et la raison, l'horripilait. Il a dit en quelques jolis vers combien l'agaçait cette prétention de connaître et de peindre le coeur humain :

Le coeur humain de qui ? le coeur humain de quoi? Celui de mon voisin a sa manière d'être, Mais morbleu, comme1 lui, j'ai mon coeur humain, moi ! Il avait aussi, bien à lui, une passion malheureuse qui bientôt lui ferma toutes les portes. On ne peut plus, disait-on, l'inviter nulle part. 144 La cour et la société du Second Empire Il s'absinthait avec persévérance. Les gens qui tenaient à l'avoir à leur table avaient bien essayé, les premiers temps, de le surveiller, mais cela n'empêchait rien. Le poète délicat qu'il avait été, qu'il aurait pu être encore, avait sa place marquée au foyer litté- raire qu'était le salon de la princesse Mathilde, qui voulut l'avoir à sa table, mais ne l'y reçut qu'une fois, Alfred de Musset, après s'être fait attendre long- temps, s'étant présenté avec une solidité discutable. Silencieux pendant le repas, il s'en alla sans avoir rien dit. Il lui arrivait de sortir de chez lui pour n'y ren- trer qu'au bout d'une semaine. On le retrouvait gris dans quelque mauvais lieu. Sainte-Beuve lui repro- chait de s'attarder en de pareilles maisons. « Vous y allez bien vous, » ripostait le poète. « J'y vais, mais n'y demeure pas, » reprenait le critique. CHAPITRE XVIII

OCTAVE FEUILLET

Bien éloigné par ses relations, ses idées, ses goûts, de tout ce qui faisait opposition à l'Empire, Octave Feuillet, un homme de lettres doublé d'un homme du monde, se trouvait par son poste de bibliothé- caire du palais de Fontainebleau mêlé de près à la vie de la cour dans cette résidence dont il aimait l'élégante animation autant que les solitudes peuplées de souvenirs. Très à l'aise dans ce milieu où sa réserve, son tact, son esprit souple et fin le rendaient agréable, il était bien placé pour exercer sa faculté d'observation. C'est dans l'immense bibliothèque du palais qu'il écrivit M. de Camors, ce livre entraînant où le sens des nuances s'unit à la passion, et dont le style a gardé sa fraîcheur. L'impératrice appréciait en lui non seulement la pénétration de l'écrivain, son esprit de conversation, mais sa galanterie parfaite, son respect de la femme. Ce sentiment féministe, très marqué chez lui, fit

10 146 La cour et la société du Second Empire sourire un jour les académiciens, en train de discu- ter une des nombreuses éditions du Dictionnaire de l'usage. Ces discussions, qui n'avaient l'air de rien, échauffaient les esprits. Il arrivait aux plus spirituels de prendre le mors aux dents et de s'emballer au point de ne plus voir clair. N'avait-on pas entendu John Lemoine soutenir qu'il faut dire « fleur d'orange » et non et fleur d'oranger; » puis triom- pher à la séance suivante en tirant de sa poche une petite bouteille. « Vous le voyez, messieurs, je ne m'étais pas trompé. Cette étiquette qui vient du pays où fleurit l'oranger porte en toutes lettres: « fleur d'orange. » C'est à propos du mot « vache » qu'Octave Feuil- let se montra. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, expliquait que vache se dit d'une femme qui a vieilli : « Elle est bien vache. » L'exemple et la définition firent bondir Octave Feuillet. « Nous n'allons pas, s'écria-t-il, contresigner cette grossièreté. » « Mais, reprit Camille Doucet, Charles Nodier n'a pas jugé cela grossier. » " Tant pis pour Charles Nodier, » dit sèchement Octave Feuillet, qui réussit à faire effacer cette dé- plaisante définition. Octave Feuillet 147 Qu'eût-il pensé de cette séance où s'engagea der- nièrement une discussion fort animée sur le mot « chic, » qu'il s'agissait de faire admettre dans le Dictionnaire de l'usage ? L'accord ne fut pas général, mais quelques acadé- miciens n'avaient pas attendu l'investiture officielle pour se servir dans la conversation et même dans leurs écrits de ce vocable boulevardier, devenu cou- rant. Le repousser, c'était reconnaître qu'il arri- vait à des membres de l'Académie d'employer des termes qui n'étaient pas français. Il y avait là une atteinte à la dignité de l'illustre compagnie, qui réso- lut de donner au mot « chic » ses lettres de natura- lisation, avec cette explication que ce mot indique une chose élégante, originale, bien tournée. L'ombre d'Octave Feuillet a dû en tressaillir. Ce que l'impératrice aimait dans les ouvrages de cet auteur si correct, c'était surtout la clarté d'une « écriture » empreinte de sentiment et de virilité. C'est même pour cela qu'on revient à Octave Feuillet, et qu'on y reviendra plus volontiers qu'à beaucoup d'autres dont on ne comprend pas tou- jours le style et la pensée, et qui même ne deman- dent pas à être compris pourvu qu'ils étonnent ou scandalisent. Etranger aux écoles, naturalistes et autres d'où sont sortis ses détracteurs, Octave Feuillet est mal- 148 La cour et la société du Second Empire mené par elles pour la facture vieillotte, poncive, dé- modée de ce faiseur déplorablement « coco, pom- pier » absolument. Et puis, les allures distinguées de cet homme de salon, familier de la cour, ses yeux bleu-clair, sa bouche fine, sa barbe blonde et soyeuse, ennuyaient les romanciers broussailleux, les poètes chevelus. C'était comme sa redingote, dont on trouvait la cor- rection fatigante. On disait : « Octave Feuillet et sa redingote, » comme on avait dit : « Scribe et son pa- rapluie, " Même des gens très bien et d'un esprit cultivé en voulaient à Octave Feuillet de ne faire vivre ses per- sonnages que dans le grand monde, de n'aimer lui- même que ce monde-là. Ce penchant le laissait aimable pour les petites gens. Nous en avons nous-même, atome perdu dans la poussière humaine, plus d'une preuve dans notre bibliothèque. Il avait, comme Sainte-Beuve, le secret des mots obligeants. « Venez m'apporter le tribut de votre sympathie, » nous écrivait-il en nous envoyant un fauteuil d'orchestre pour la première reprise, aux Français, de sa Dalila. Le romancier avait beaucoup hésité avant d'abor- der les pièces de théâtre ; et c'est poussé par Morny. encouragé par ses relations mondaines, qu'il tira du Jeune homme pauvre une pièce qui eut le plus Octave Feuillet 149 grand succès et ouvrit une série également accla- mée. Les Lettres d'Octave Feuillet à sa femme sur les Tuileries, Gompiègne, Fontainebleau, sont semées de traits charmants. Il vient, par exemple, de dîner chez l'empereur qui, après l'avoir entretenu de quelques livres et de faits historiques, a proposé déjouer aux « petits papiers. » " Venez donc vous mettre à côté de moi, dit-il à Mme de Sancy. Tout le monde se met près de M. Feuillet. On m'abandonne. » En écrivant les questions, l'empereur, qui tirait fortement sa moustache, fit onze fautes à la dictée de mots compliqués qui-suit le jeu des petits papiers. Un autre jour, l'impératrice, un peu souffrante, n'assistant pas au dîner, le petit prince, plus à l'aise avec son père que sous le regard moins indulgent de sa mère, prend part à la conversation, s'adresse à Octave Feuillet, lui demande si on doit dire des com- bats navals ou des combats navaux. « Autant que possible, ni l'un ni l'autre, monseigneur. » L'empereur s'amusa de la question autant que de la réponse. Quelquefois on fait une loterie. L'empereur, qui est allé dans la journée acheter des lots, appelle les numéros de sa voix lente et grave. 150 La cour et la société du Second Empire

Octave Feuillet ne gagne qu'un porte-plume assez laid. Au jeu des « portraits, » il y a concours écrit à propos d'un portrait à improviser sur un personnage historique ou sur une personne présente. Le travail fait, — sur des feuilles volantes, à la plume ou au crayon, — l'impératrice en donne lec- ture, puis on passe au vote. Très habiles à cejeu, OctaveFeuillet, Jules Sandeau, Prosper Mérimée, Edmond About, rivalisant d'esprit, d'exactitude aussi, se disputent les suffrages. L'empereur, qui d'ordinaire écoutait la conversa- tion plus qu'il n'y prenait part, se mêlait volontiers à ces jeux, mais il était silencieux de sa nature, n'avait pas de gaieté ; aussi l'entourage passait-il pour ne pas redouter le moment où il quitterait le salon pour rentrer dans son cabinet de travail ou pour opérer à l'insu de Hyrvoix et de ses policiers quel- qu'une de ces sorties nocturnes qu'il cherchait à conci- lier avec son besoin d'intimité et de paix intérieure. Il n'y réussissait pas toujours, non plus qu'à dépis- ter le service chargé de veiller à sa sûreté. Après son départ le salon s'animait. On jouait avec plus d'entrain, on causait plus librement. S'il y avait là le marquis de Caux, — un nouvelliste, — les racontars courant la ville et dans la société n'avaient plus de secrets. Octave Feuillet 151 L'impératrice, dont chacun s'efforçait d'attirer l'attention, ne craignait pas d'avoir la primeur de ces petits riens intéressants qui la changeaient un peu de la vie monotone du palais des Tuileries. On a même publié qu'elle s'en amusait trop, et qu'impa- tiente du joug de l'étiquette imposé à Paris, elle ne songeait qu'à s'en rattraper dans les villégiatures, à Compiègne, à Biarritz, à Fontainebleau. N'yjouait-on pas à cache-cache, au chat et à la souris, même à saute-mouton ! Il y avait là un thème à prendre, avec développe- ments, variations, fioritures. Et on le prit sur le mode philosophique pour éta- blir que cette cour sottement inconsciente, restée étrangère à tout véritable esprit de conversation, n'aima que les vains propos, les charades décolletées, les tableaux vivants suggestifs. Les chasses, les excur- sions, les promenades en mer ou en forêt ne lui suffi- sant pas, on alla à des exhibitions mythologiques, à des plaisirs bruyants sous le regard indulgent d'un souverain qui ne savait pas dire non, laissa sa femme devenir le tyran des Tuileries, avant d'être celui de son propre fils. La même main, a-t-on écrit, qui a pris le coeur et fixé la vie de Napoléon III, a joué son trône et sa gloire. Ce sont là encore des propos sans mesure, sans 152 La cour et la société du Second Empire

justice, sans examen ; des propos de femmes passion- nées ou dictés par l'esprit de parti. Et puis, quelqu'une de ces belles dames aux opi- nions sévères pourrait bien être de celles dont l'impératrice futjalouse; et on admettra sans imperti- nence qu'elle eut quelque droit de l'être. Il est à remarquer d'ailleurs que, moins indulgen- tes pour la souveraine que pour l'empereur, la plu- part des femmes qui ont connu Napoléon III n'en parlent qu'avec attachement, presque avec émotion, parce que, disent-elles, il fut bon, capable et mal- heureux. Le tour romanesque qu'avait pris son mariage n'était pas pour leur déplaire, au point de vue du sentiment. Bien que sans avantages extérieurs, sans grande amabilité, Napoléon III dont une lueur traversait le regard endormi en présence de la beauté, eut cet attrait aux yeux des femmes d'être à la fois un doux et un puissant ; un puissant dans le monde et un doux devant elles. Elles aimaient sentir en lui cette force et cette fai- blesse. Si quelques auteurs et plusieurs femmes se sont montrés, au sujet du ménage impérial, plus favora- bles au mari qu'à la femme, Octave Feuillet, sympa- thique à tous deux, ne mesura pas son admiration Octave Feuillet 153 pour une souveraine qui sut ne jamais oublier ce qu'elle était ni donner la tentation qu'on l'oublie. Octave Feuillet est comme hypnotisé quand il la voit paraître « pareille à Diane, soeur du soleil. » C'est à lui qu'elle vient, un soir, après le dîner, avec, écrit-il à sa femme, « sa démarche de déesse. » — « Elle me demande de lui envoyer Jacques pour jouer avec son fils ; elle me parle de son fils avec mille réflexions pleines de sens et d'esprit. » Invité à aller voir son cabinet de travail, « un rêve, un nid de fée, de reine d'oiseau bleu, » l'impératricel'y rejoint, parle de sa soeur, la duchesse d'Albe, qu'elle a perdue, dit sa douleur, ses révoltes, ses apaise- ments, avec une grande élévation de pensées et de langage. — « Elle m'a tenu sous le charme de sa parole, de sa beauté, de sa couronne. Tout à coup elle s'est levée, me couvrant des feux de ses diamants comme si elle avait secoué une pluie d'é- toiles. » Le brillant écrivain paraît avoir été plus enthou- siaste de la souveraine sous les lustres des Tuileries que dans certaines parties de campagne auxquelles, une fois décidées, organisées, elle ne renonçait pas facilement, enveloppant de regards tragiques ceux qui n'avaient pas l'air flattés de s'installer dans des breaks découverts sous un ciel menaçant. C'était bien, par le beau temps. 154 La cour et la société du Second Empire Octave Feuillet quittait volontiers sa bibliothèque pour filer sous les grands arbres, dans les allées pro- fondes ou sur la lisière de la forêt, en pleine campa- gne, au trot allongé des chevaux, à la suite de l'atte- lage des souverains. Il n'en allait pas de même sous la pluie, dont il

eût été simple de se garer en rentrant ; mais on ne rentrait pas. Il ne restait alors qu'à retourner les coussins changés en cuvettes. Puis, comme le pro- gramme de l'excursion était de grimper aux " Ro- chers, » on y grimpait sous une pluie établie, à tra- vers les broussailles, les hautes herbes. L'impératrice continuait, n'ayant pas l'air de se douter que le temps s'était gâté. Octave Feuillet avait le sentiment que tout cela ne vaudrait rien pour sa redingote, qu'il allait marquer les genoux de son pantalon et que son chapeau de- venu incohérent, ne s'en remettrait pas. Il aurait bien eu la consolation de regarder celui de l'ambas- sadeur d'Italie, qui lui faisait gouttière dans le dos, se déprimait, mais Octave Feuillet n'y prenait aucun plaisir, parce qu'il redoutait les pieds mouillés, s'en- rhumait facilement. « Je nageais dans mes bottines, écrit-il, et tout en prêtant la main à cette belle impératrice, j'étais un peu tenté de ne pas la trouver aussi belle qu'à l'or- dinaire. » Octave Feuillet 155

Il fallait, pour en venir là, être menacé de bron- chite ou de coryza. Rentré au palais de Fontainebleau, dans les salons illuminés, où la souveraine paraît souriante, éblouis- sante, « en traîne et en diamants, " Octave Feuillet revient à de meilleurs sentiments. Il a d'ailleurs pris ses précautions, a péniblement retiré ses habits col- lants, s'est « frotté de la tête aux pieds, comme s'il sortait d'une douche. » Quant à l'impératrice, qui a pris à côté d'elle, à table, l'ambassadeur d'Angleterre, le ministre Stan- ley, et qui les tient sous le charme de sa conversa- tion, elle semble avoir perdu tout souvenir de sa robe puce déchirée, de ses gants sans couleur, de ses chaussures submergées. Octave Feuillet ne peut oublier si vite. CHAPITRE XIX

SCRIBE. — AU THÉATRE DU PALAIS DE COMPIÈGNE. ALBÉRIC SECOND. PAUL FÉVAL. — LE MARQUIS DE MASSA. Le fauteuil occupé par Octave Feuillet à l'Acadé- mie française avait été celui de Scribe, mort en 1861 dans son bel et confortable hôtel. Ses derniers mots avaient été « Dénouement. » Presque au même moment, Henri Murger, l'au- teur de la Vie de Bohême, mourait à la maison Du- bois dans la misère et l'abandon, ce Non, disait-il expirant, non, pas de Bohême. » Riche d'honneurs et d'argent, triomphateur per- pétuel, Scribe n'avait pas été plus épargné qu'Octave Feuillet par un parti de " jeunes, » pressés d'arriver et qui le conspuèrent avec ensemble, sans se priver, bien entendu, de puiser dans son répertoire. Vrai- ment, disaient-ils, ce vieillard abuse, avec ses palino- dies, ses proverbes enfantins, ses livrets d'opéra- comique qu'il lance depuis près d'un demi-siècle, annuellement, comme des almanachs, en collabora- tion sénile avec Auber. Il y a bien, ci et là, quelques situations heureuses, quelques dénouements à rete- Scribe 157 nir, mais ce n'est pas une raison pour se survivre à ce point. Ses pièces de théâtre sentent le moisi ; il n'est que temps pour lui de poser la plume. Seulement, il ne la posait pas; pas plus que son parapluie. Scribe, en effet, axiteur de pièces de théâtre et de livrets d'opéras qui doivent de vivre, malgré les objurgations et les dénigrements, à l'esprit qui les anime, à la fantaisie des situations, à l'adresse des dénouements, tenait à son parapluie ; négligeant vo- lontiers de le laisser au vestiaire. S'était-il aperçu, peut-être, sous l'averse des sar- casmes, qu'il peut pleuvoir avec un ciel sans nua- ges ? Avait-il découvert, précurseur de Pierre Mille, que le parapluie n'est pas domesticable, qu'il est sans attachement, ne demande qu'à se perdre, et que les personnes qui conservent le leur sont des natures exceptionnelles ? On ne sait pas ; mais ce que Mme de Vatry sait, c'est que Scribe tint le sien à la main tout le temps d'une visite qu'il lui faisait. L'excellente femme, avec son bon sourire, saisit l'occasion pour lui demander un petit impromptu sur ce fidèle compagnon de ses sorties. Aussitôt Scribe répondit par le quatrain suivant : Ami commode, ami nouveau Qui, contre l'ordinaire usage, Reste caché quand il fait beau Pour se montrer aux jours d'orage. 158 La cour et la société du Second Empire

Nous n'avons jamais eu, pour notre part, la chance de rencontrer oc Scribe et son parapluie » dans les salons où il se montrait, alerte et gai, le sourire fin, l'oeil bien ouvert, prompt à se servir de ses observa- tions dans le monde pour nouer ou dénouer dans ses écrits quelque palpitante situation. Scribe éleva les dénouements à la hauteur d'une science ; leur adresse, leur ingéniosité charmaient l'im- pératrice, à laquelle échappait la joie des farces ou- trancières. Elle prisait peu les gaietés un peu vives et les reprochait au comte Bacciochi, s'il arrivait au surintendant des spectacles de la cour de ne pas l'avoir suffisamment renseignée. « C'est désolant ! disait le comte. Sa Majesté a des larmes pour le plus médiocre des mélodrames et refuse de s'amuser quand tout le monde rit. » Elle ne voulait pas de gros sel pour la scène du palais de Compiègne, tenant ce genre pour déplai- sant dans un milieu aussi restreint. C'est pour répondre à ses goûts qu'Octave Feuillet fit à Compiègne sa jolie pièce des Portraits de la mar- quise. Bataille de dames, de lui et d'Ernest Legouvé, fut aussi représentée là; Provost, dans le rôle du préfet, eut dans ce chef-d'oeuvre d'habileté scéni- que un succès que l'excellent auteur aimait à ra- conter. Albéric Second. Paul Féval 159

L'empereur, très amusé de la manière dont il comprenait l'administration, vint l'en féliciter. « Mais, dit gaiement Provost, je suis tout au ser- vice de Sa Majesté si elle a besoin d'un préfet. » « Je vous remercie, reprit l'empereur. Ce sont des artistes comme vous qui sont rares. Des préfets, on en trouve assez facilement. « L'impératrice, qui prenait plaisir à des charades bien faites, en demanda une à Albéric Second, avec, comme interprètes, ce qu'il y avait de plus haut et de mieux doué dans la série présente. Amélie Second qui était de cette série, se mit au travail et suivit les répétitions avec tant de cons- cience et de zèle qu'il ne lui resta plus de temps pour assister aux chasses. Dur renoncement, qu'on sut aimablement recon- naître. En rentrant à Paris, Albéric Second trouva chez lui une bourriche copieusement garnie, avec, de la main de l'empereur, ce petit mot explicatifà l'adresse d'un écrivain dont le fusil, à l'égal de sa plume, ne pouvait que porter juste : « Gibier que le spirituel auteur et acteur eût certainement tué s'il avait chassé avec nous. » Pendant qu'Albéric Second surveillait, suspendu au crochet, le contenu d'une bourriche si gracieuse- ment offerte, Paul Féval, le fantaisiste auteur des 160 La cour et la société du Second Empire Mystères de Londres et de tant d'autres romans, ré- dacteur à ce moment-là du GrandJournal, fondé par Villemessant, succédait à son ami au château de Compiègne. Bien que flatté, ému même, de l'appel qui le con- viait à passer huit jours chez les souverains, le grand romancier ne s'était pas rendu sans trouble à cette invitation. Albéric Second l'avait persuadé de quit- ter ce souci et prié de lui donner ses impressions dès qu'il aurait repris son assiette. Il reçut de lui ce spi- rituel petit mot.

« Non, tu ne m'as rien caché ; aucun mensonge n'a terni tes lèvres. C'est un séjour plein de charme. Habitué à vivre d'oignons, et je les déteste, j'ai éprouvé du plaisir dans une nourriture délicate et variée, par l'abondance des mets de premier choix, adroitement assaisonnés.

« Je pense à toi ; j'ai gravé ton nom sur l'écorce de ma commode; mais j'aurais mieux fait d'écrire le mien au fond de mon chapeau, car on me l'a effa- rouché. Je n'accuse personne. Les maîtres de la mai- son sont incapables d'une pareille spéculation. Il était néanmoins tout neuf et de bonne qualité.

« L'impératrice a été fort indulgente pour moi ; l'empereur m'a témoigné beaucoup de bonté. Un rhume de cerveau de l'espèce la plus humiliante m'a rendu intéressant à leurs yeux. Ah! si j'avais ton Marquis de Massa 161 bec ! Il me venait jusque dans le pharynx des cho- ses ingénieuses, et ça ne sortait pas, je les retrou- vais dans mon mouchoir ! « J'ai raconté deux ou trois histoires. L'impéra- trice a fait semblant de les trouver drôles. Si je re- commençais ma carrière, je fréquenterais les salons aisés. Il est trop tard ! « Ecris-moi; ça me fera passer pour un homme qui a de belles relations. « A toi pour la vie,« Paul. » Auteur et acteur, comme Albéric Second, au châ- teau de Compiègne, le marquis de Massa tint la plume et l'épée avec un égal succès ; ses Souvenirs, écrits sans dénigrements et sans apologies, contri- bueront, avec les nombreux Mémoires dont il a ouvert la série, à la vérité historique de ce temps-là. Il y fait revivre la spirituelle insouciance, le surpre- nant éclat et le naufrage final dans les désastres de la patrie d'une société riche et prodigue, que le pro- digieux mouvement industriel et commercial amené par l'heureuse politique économique des commence- ments de l'Empire, entraîne et illusionne. Il fit partie de cette société et l'a bien vue ce soldat- écrivain, petit-fils du maréchal Mac-Donald, duc de

Tarente. Tout lui a réussi : l'Empire et la République, la cour et la société, les armes, les arts, les lettres. 162 La cour et la société du Second Empire Il a tenu quelques rôles plaisants dans les impromp- tus du duc de Morny au palais de Gompiègne avant d'y donner lui-même ses Commentaires de César, de faire représenter un ballet à l'Opéra, puis des revues, des charades dans les cercles et les salons. Plus tard, le Théâtre français lui ouvrit ses por- tes. Engagé à vingt ans dans les Spahis, il passe par les Chasseurs d'Afrique, en dit les beaux coups de sabre, l'entrain, les escarmouches. La guerre d'Afri- que n'est-elle pas une école de bons soldats et de brillants capitaines ? En 1856, il est nommé sous-lieutenant au régi- ment des Guides; et chacun sait que celui qui n'a pas vu le régiment des Guides, n'a rien vu. Mais la guerre de 1859 appelle M. de Massa en Italie. Il s'y comporte en brave, fier de cette armée française qu'il aime par-dessus tout ; gagné aussi par la pitié de Napoléon III qui va aux souffrances, au sang répandu de ces glorieuses hécatombes. Officier d'ordonnance du général en chef, il se distingue au Mexique sous les ordres de Bazaine. Capitaine de Chasseurs en 1867, puis écuyer de l'empereur, il le suit à Metz en 1870, le quitte après Sedan, réussit à atteindre Tours où Gambetta le donne comme aide de camp à Bourbaki. C'est avec une évidente sincérité que M. de Massa Marquis de Massa 163

évoque des souvenirs toujours intéressants et em- preints d'un charme qui lui est personnel. A l'armée, il a la belle humeur, la gaîté coura- geuse du sous-officier de Spahis et du lieutenant aux Guides. A la cour et dans la société, c'est la plume d'un galant homme en même temps que le pinceau d'un aquarelliste. Son rôle, qui n'a pas fini avec l'Empire, s'est con- tinué sous la troisième République comme artiste, compositeur de musique et Mécène éclairé. L'impératrice qui aimait les arrangements scéni- ques de Morny et de M. de Massa, se prêta gaiement aux allusions, à ce que Morny appelait les « dadas impériaux. » Elle vit avec plaisir Prosper Mérimée prendre un rôle dans la saynète où Viollet le Duc, avant de passer conseiller radical à l'Hôtel de Ville de Paris après la chute de l'Empire, figura le personnage bien en cour qu'il est bon d'avoir pour soi. Ne le savait-on pas collaborateur du. souverain dans les recherches sur César ; directeur et conseiller de l'im- pératrice pour la restauration du château de Pierre- fonds. C'était chez l'empereur une douce manie d'atta- cher une importance extrême au moindre objet sorti de quelque fouille gallo-romaine; l'impératrice ne craignait même pas de lui révéler que ces prétendus 164 La cour et la société du Second Empire débris du temps de Jules César pourraient bien être de celui de Napoléon III ; qu'on les enfouissait, adroi- tement préparés, pour les lui présenter au bout d'un certain temps comme de provenance gallo-romaine.

Elle avait, de son côté, un petit faible : celui des ameublements et s'en occupait avec autant d'en- tente que d'esprit de changement ; aimant à grouper les nuances, à choisir les étoffes, à ployer les tentu- res, à remuer les meubles. Elle avait des prétentions sur cet article et n'aimait pas que sa compétence fût méconnue. Morny fit allusion à ces goûts spéciaux des souve- rains et les dialogua dans une petite pièce avec l'agrément de l'empereur. « Les allusions sont permises ? » avait demandé Morny. " Vous avez carte blanche, » répondit l'empereur. « Même pour celles qui viseraient Vos Majestés ? » «: Surtout pour celles-là. » Prosper Mérimée, chargé du rôle d'un adversaire de l'Empire jeté dans l'opposition par le refus de la croix qu'il avait sollicitée, entrait en conversation avec un antiquaire épris de Vercingétorix. « Voyez-vous, disait ce dernier, chacun dans ce monde a son dada. » « Même l'empereur ? » interrogeait l'ennemi du gouvernement. Marquis de Massa 165

« L'empereur aussi, affirmait le fervent de Vercin- gétorix. Vous iriez lui parler politique et lui offrir votre concours qu'il ne vous écouterait que par de- voir professionnel ; mais au moindre morceau de fer ébréché que vous lui apporteriez comme venant d'une fouille gallo-romaine, sa physionomie s'éclai- rerait. »

« Et l'impératrice ? » « La même chose. Quelqu'un qui s'aviserait de lui dire qu'elle est belle, spirituelle et charitable, n'au- rait aucune chance de se faire écouter; mais s'il l'assurait qu'il n'y a personne comme elle pour meu- bler un salon et qu'elle vaut à elle seule tous les tapissiers de Paris, son affaire serait sûre. » «. Elle me ferait peut-être décorer, reprenait, vive- ment intéressé, le monsieur de l'opposition ; et je me rallierais. » CHAPITRE XX

PROSPER MÉRIMÉE. — EMILE AUGIER. ARSÈNE HOUSSAYE. — PONSARD. — COURBET. VICTOR DE LAPRADE.

Il s'était rallié tout de suite celui qui jouait ce der- nier rôle, Prosper Mérimée ayant séjourné en Espa- gne chez la comtesse de Montijo et initié sa fille Eugénie aux nuances de la langue française. Il l'avait retrouvée en France, promenée dans Paris, puis contemplée sur le trône impérial; heureux des suf- frages qui allaient à elle et du gracieux naturel, tem- péré comme il convenait, avec lequel elle s'acquittait des devoirs compliqués de sa nouvellesituation. C'est avec une orgueilleuse satisfaction qu'il constatait le sentiment instinctif des personnes et des choses qui la guidait sur le chemin du pouvoir; sachant, disait-il, parler quand c'était bien et garder le silence quand c'était mieux. Nommé sénateur, Prosper Mérimée apprit sa no- mination de la bouche de son ancienne élève. Nous aimions à le suivre du regard à travers les salons, grand, pâle, un peu hautain, glorieux abso- Prosper Mérimée 167 liraient, avec, à son bras, la mère de l'impératrice. « Il ne montre que son esprit, disait-on, et cache son coeur. » « Un coeur qu'il n'a pas, » reprenait Georges Sand. On sait que Georges Sand n'avait pas eu à se louer de la façon dont Prosper Mérimée avait mis fin à l'aventure qu'il courut avec elle ; négligeant les formes au point de dire qu'il s'était « évadé de cet amour comme du bagne, » pressé d'y mettre à sa place Alfred de Musset et de l'y laisser en compa- gnie de quelques autres forçats. Célibataire endurci, Prosper Mérimée lui-même essaya de plusieurs « inconnues » qui ne réussirent pas mieux que Georges Sand à voir le fond de cette âme un peu sèche de voyageur mondain, d'observa- teur et d'érudit, d'historien, de romancier, d'épisto- laire hors ligne. Causeur facilement ironiste, mais intéressant, tou- jours écouté, Prosper Mérimée eut plus d'exactitude et de sobriété que d'imagination. Il suivait avec un intérêt très vif les progrès de celui qui fut toujours pour lui le « petit prince, » s'en occupait en éducateur et lui écrit, le 3 juillet 1863, en le remerciant de l'envoi d'un dessin qui lui a fait le plus grand plaisir. « J'espérais avoir un dessin original et non un calque. Il faut laisser les calques aux jeunes demoiselles. Les hommes nés pour les 168 La cour et la société du Second Empire arts comme Votre Altesse impériale doivent dessiner d'après nature. » Rarement ému, dans ses livres et dans la vie, Prosper Mérimée sut aimer pourtant avec chaleur et fidélité. Il connut, intense, cruelle, cette émotion à laquelle on le disait inaccessible; et c'est irrémédia- blement atteint par les désastres du pays et les dou- leurs de la régente; c'est frappé au coeur par l'écrou- lement du régime impérial que mourut l'auteur de Carmen et de Colomba. S'entretenant un jour avec Emile Augier, l'impéra- trice lui avait demandé ce qu'il fallait faire pour en- courager les lettres. « Les aimer, » répondit Augier, alors très en force, d'un talent assez personnel, et qui se distinguait par la vie, la science des détails, le relief des portraits. De la vigueur avec cela, du trait, de l'habileté. Bien vu de la cour et du public, quoique d'un caractère moins facile que sa plume, il n'accueillait pas les critiques avec aménité, souffrait mal la contradiction, se plaignait des journalistes, des ban- quiers et des lanceurs d'affaires auxquels il repro- chait de l'avoir engagé dans des spéculations mal- heureuses. Pris de la fièvre qui avait saisi tout le monde en 1853, l'aimable auteur, subissant l'entraînement gé- néral, s'était vu réduit à la portion congrue. Emile Augier 169

Enfin, on allait pouvoir se rattraper avec le « Grand Central. »

Morny était clans l'affaire : on pouvait en pren- dre à l'aveuglette, et en se pressant, car tout le monde en voulait. Bientôt il n'y en aurait plus. Déjà Léon Gozlan, Arsène Houssaye, Théophile Gautier, Jules Sandeau, Jules Janin, — la fleur des hommes de lettres, — en demandaient par paquets. A la Comédie française, Got, Mmo Doche, Mme Allan, en faisaient provision ; et comme Augier tenait à en avoir, il exposa à Morny, dans une lettre qui est res- tée, le triste sort de ses petites économies, " ce qui prouve, écrivait-il, qu'il n'en faut pas faire. » Et il ajoutait que c'était peu de chose, mais que ce peu de chose étant son tout, il avait reçu là comme « un coup de canon dans la figure. » « Vous pouvez aujourd'hui me remettre une tête, disait-il à Morny, me refaire un magot, en m'inscri- vant parmi les privilégiés à qui vous distribuez les actions au pair de votre chemin de fer. Je n'ai point de droits à cette faveur, s'il faut être Virgile ou Horace pour s'adresser à Mécène ; mais la bienveil- lance que vous m'avez toujours montrée peut sup- pléer à ce qui me manque d'autre part et c'est en quoi j'espère. » Comment refuser à un tel écrivain ? 170 La cour et la société du Second Empire

Morny ne se le demanda pas et lui passa un cer- tain nombre d'actions dont Augier n'eut pas lieu de se montrer fier bien longtemps. Aussi, quand fut annoncée sa pièce des Effrontés, en 1861, il y eut de l'émoi dans les bureaux. On vit là une pièce dont il serait drôle ou fort désagréable d'avoir la clef. Ce qu'on allait rire, ou rager ? Les deux puissances du jour, la finance et la presse, n'avaient qu'à bien se tenir. Le soir de la première, — une des belles premiè- res du règne, — tout le monde fut sur le pont, à la scène et dans la salle : les premiers acteurs, les per- sonnages les plus en vue. Les souverains avaient annoncé leur présence, puis se ravisèrent dans l'éventualité d'une soirée de combat. Le public, très houleux, très agité d'abord, puis entraîné par l'intérêt de la pièce, salua de cris en- thousiastes le nom d'Emile Augier. Le scandale attendu ne se produisit pas, le succès fut immense, bien que discuté, dès le lendemain, dans les journaux. Jules Janin, qui écrivait, impatiemment attendus, des feuilletons dont Victor Hugo lui avait dit : « Vo- tre feuilleton se lève sur Paris comme l'aube, » s'abandonna, à propos des Effrontés, à des vibrations méprisantes. Emile Angier 171 Louis Veuillot, qui avait la dent dure, fut d'une sévérité à laquelle Théophile Gautier apporta quel- que tempérament. Il ne fut pas toujours facile, aux Tuileries, d'appli- quer le joli mot d'Emile Augïer à l'impératrice. Les dissentiments politiques étaient là, les rancu- nes se prolongeaient ; tous ne répondaient pas aux avances des souverains. Désireux de reconnaître le talent de Barbier, l'au- teur des Iambes, et celui d'Alfred de Comtois, colla- borateur à la Revue des Deux Mondes, l'empereur se montrait disposé à leur offrir la croix, mais l'un et l'autre se dérobèrent, en y mettant les formes. Il n'en avait pas fallu beaucoup, en échange, pour ajouter aux distinctions d'Arsène Houssaye, qui aimait à raconter comment il avait reçu la médaille des braves, trois mois avant sa naissance. C'était à l'Elysée, chez le prince Louis-Napoléon, président de la République. On causait. Le charmant auteur des Grandes Dames, et du Quarante et unièmefauteuil, évoquant le passé, rappela que sa mère avait été frappée au ventre par un Co- saque trois mois avant de lui donner le jour. « Mais alors, dit le prince, vous avez souffert pour la grande cause ; je vous décore de Ste-Hélène. » Ponsard, l'auteur de Lucrèce, à?Agnès de Mêranie 172 La cour et la société du Second Empire et de Charlotte Corday, avait été, lui aussi, en affaires avec le prince-président à propos de ce dernier drame, dont les tirades sonores, déclamatoires, plutôt révo- lutionnaires, avaient porté ombrage à l'autorité. Ponsard en appela au prince, qui chargea Barrot, ministre de l'Intérieur, d'examiner la pièce et de lui faire rapport. Le manuscrit revint à l'Elysée avec, en marge, cette flatteuse annotation du ministre : " C'est trop ennuyeux pour offrir quelque danger. » La pièce, autorisée, n'eut qu'un succès d'estime. On vient de la reprendre. Admirateur des beaux vers de Ponsard, Napo- léon III lui conféra la croix. Ponsard l'accepta, pen- dant que Courbet, le peintre d'Ornans, repoussait avec ostentation ce hochet de la vanité. L'infatuation de Courbet n'égalait que son talent.

Il avait le dédain de ce qui n'était pas lui ; et le dé- boulonnera- de la colonne Vendôme devait aller jus- qu'à professer la plus parfaite indifférence pour le sort que pouvaient réserver aux toiles du Louvre les incendiaires de la Commune. Plus disposées que lui à prêter l'oreille à la voix du « séducteur, » quelques supériorités des lettres, de la science et de l'art se résignaient à accepter les bienfaits de César, mais en se réservant de ne pas les reconnaître. Victor de Laprade 173

On les louait bruyamment de l'indépendance de caractère qui leur permettait de recevoir sans que rien les engageât. César fermait les yeux, mais se permit de réagir quand cela devint trop abusif, comme ce fut le cas avec Victor de Laprade, le poète-tribun, dont la révocation souleva des tempêtes. Laprade, parti en guerre contre l'Empire sans en refuser les émoluments, continuait, rimée, très mor- dante, assez drôle, une guerre de coups d'épingle devenue un régal pour la galerie. Apostrophant ceux qui se montraient disposés à servir le tyran, Laprade avait écrit :

Choisis, tu peux rosier un modeste grand homme Ou tu peux devenir, en habit cousu d'or, Ministre ou sénateur, peut-être plus encore. Allant plus loin, il se fit un jeu, très applaudi par ses amis, de comparer la démoralisation impériale au désintéressement des adversaires du règne :

Adorant un principe et non pas un succès. Satisfaits de rester de simples gens de bien Et quand vous êtes tout, heureux de n'être rien. Le gouvernement, ne voulant pas retarder le bon- heur de Laprade, s'empressa de lui fournir l'occa- sion de « n'être rien, » En 1870, sous le ministère Ollivier, l'empereur ne voulut plus se souvenir et fit offrir un rectorat à Victor de Laprade. CHAPITRE XXI

AUGUSTE VACQUERIE. — EDOUARD HERVÉ. LECONTE DE LISLE. — ROSA BONHEUR.

Plus violent que Laprade, Auguste Vacquerie, dis- ciple de Victor Hugo, resta implacable dans sa haine contre l'Empire et fit sur ce seul cri : «: Et le Deux- Décembre ! » quelque chose comme une centaine d'articles applaudis, tenus pour bien tapés. Très fines, acérées et ne manquant pas le but, furent les flèches que lançait Edouard Hervé, journa- liste d'un esprit supérieur, qu'aucun appât ne fit changer, d'une grande sûreté de main, et dont le coup d'oeil fut remarquable. Doué du sens des choses et de la politique, il les appréciait, à travers les débats engagés, avec l'intui- tion des événements et comme la prévision de l'ave- nir; émaillant ses articles d'aperçus d'une clair- voyance qui eut quelque chose de prophétique. Il est facile de discourir sur les événements accom- plis et d'en déduire les conséquences ; il l'est moins d'en démêler les suites pendant qu'ils s'accomplis- Edouard Hervé 175 sent. Et c'est ce que fit Hervé, de concert avec son ami Weiss, en signalant à mesure qu'elles se pro- duisaient, les fautes du Second Empire. Hervé était le défenseur attitré, chevaleresque, des vaincus de la cause orléaniste, mais en même temps le juge réfléchi des erreurs du pouvoir et de celles de l'opposition. S'il voit les périls appelés sur la France par la politique extérieure de Napoléon III, ceux que l'opposition prépare au pays en repoussant les projets militaires du maréchal Niel, ne lui échap- pent pas. Il comprend, après Solférino, que l'Europe n'en restera pas là, que l'agrandissement du Pié- mont au détriment de l'Autriche, profitera moins à la France, malgré l'annexion de Nice et de la Savoie, qu'à l'Italie et à la Prusse. Survient l'affaire danoise, dans laquelle la France n'intervient pas, et qui n'est aux yeux d'Hervé, du côté de la Prusse, que l'essai des forces qu'elle pré- pare contre l'Autriche. Pour lui 1864 est le prodrome de 1866, " l'année fatale, » dont découlera celle qui sera « l'année ter- rible. » Hervé voit juste et pourra écrire après Sadowa, et avant l'affaire du Luxembourg. « La France, sans se battre, vient d'essuyer le plus grand échec qu'elle ait subi depuis Waterloo. » Politicien aussi, mais avant tout poète de grande 176 La cour et la société du Second Empire envergure, fut Leconte de Lisle, l'auteur des Erin- nyes. L'intelligence toute-puissante qui est le sceau de ses oeuvres pénètre les esprits. OEuvres grandioses, magnifiquement descriptives et variées. Educateur-naturaliste, Leconte de Lisle est l'ami de l'Olympe et des grands paysages ; il a pour les grands fauves une tendresse véhémente et les intro- duit dans la poésie française en traits colorés et de rythme harmonieux. Epris de mythologie, il reprocha au christianisme de l'avoir détrônée. S'il a connu l'âme des dieux, il a cherché celle des bêtes. Avec lui, nous entendons le rugissement du lion, nous suivons les panthères dans leur marche onduleuse, le vol dans l'espace des aigles et des vautours. Dans un de ses plus beaux poèmes, il nous dépeint les éléphants, dont il semble avoir pris le caractère vindicatif. Il en veut, en effet, il en voudra toujours à la force brutale sous toutes ses formes ; il en veut à l'église, au culte, à tous ceux qui croient ; il en veut aux prê- tres et encore plus aux femmes. Quelqu'un, — ce doit être Catulle Mendès, — a même avancé qu'il les considérait comme de belles vipères qu'il ne faut pas caresser. Ayant commis, à ses débuts littéraires, quelques vers de jeunesse, même une épître enflammée, il Leconte de Liste 177 sent le besoin d'expliquer qu'il n'y a pas dans cet accès de lyrisme le moindre sentiment tendre. Ne croyez pas, dit-il, que l'amour soit pour rien dans ces vers. L'amour et moi, voyez-vous, c'est de l'eau sur une pierre ; elle peut la mouiller, mais ne la pénètre jamais. Les femmes doivent lui avoir fait quelque chose, car dans sa pensée amère, violente, approvisionnée de haine et de dédain, elles semblent exclues de cette humanité dont il veut le développement. C'est à croire que dans la formation première de cette nature géniale, de ce grand esprit, le coeur a été oublié. Cette âme, triste âprement, fermée à ce qui charme et sourit, reste vouée à l'ennui des autres et de la vie. C'est aussi, par instants, une âme de politicien, qui préconise la liberté dans un monde de frères, mais ce rêve ne paraît pas avoir influencé ses fonc- tions officielles. Ses principes fraternels n'allaient pas jusqu'à faire de lui un bibliothécaire obligeant; car il fut bibliothécaire du Sénat, au Luxembourg ; mais il le fut de haut, avec un éloignement marqué pour les catalogues et une belle indifférence pour les lecteurs, qui pourtant font partie de l'humanité. Les rayons de la bibliothèque qu'il présidait au Sénat l'occupaient moins que ceux du Parnasse, dans lequel il habitait et dont il n'aimait pas à ce

12 178 La cour et la société du Second Empire qu'on le fasse descendre pour lui parler d'un livre ou lui demander un renseignement. Il avait alors une ma- nière à lui de se visser dans l'oeil un monocle toiseur et méprisant. Un nuage subit obscurcissait son

front, traversé de lignes mécontentes ; les coins de sa bouche s'abaissaient dans une moue faite de surprise et d'ironie. Les sourcils remuaient, étonnés, brous- sailleux, indiquant avec évidence au quémandeur indiscret qu'il lui manquait le sentiment des choses. Un geste final, à la fois sévère et distrait, le ren- voyait au garçon de salle. Le pâle visage du poète, ses traits orgueilleux et fins reprenaient alors toute leur sérénité; et ce bibliothécaire auguste retournait à son rêve de liberté fraternelle; ce rêve qu'avait profondément troublé l'écroulement de la seconde République. C'est sous la troisième que son poème des Erin- nyes fut complété par la musique grave et sobre de Massenet. Leconte de Lisle ne se prêta pas tout de suite à ce complément et n'y consentit qu'au cas où l'accompa- gnement « ne serait qu'un murmure. » « Je ne veux pas, disait-il, que la musique empêche d'entendre mes vers. » Colonne entreprit avec succès de conduire ce i murmure, » étant plus abordable que Lamoureux; excellent au fond, mais dont le. tempérament ne Leconte de Lisle 179 se fût pas prêté aux exigences de Leconte de Lisle. On sait les discussions de Lamoureux avec ses musiciens, notamment avec un trombone auquel il finit par proposer un duel au pistolet ; et aussi avec un cornet à piston dont il guettait les défaillances.

Ses démêlés avec Gounod ont une histoire ; ceux avec Carvalho prirent une tournure épique. Exaspéré, Carvalho le prévint qu'un jour ou l'au- tre il « aurait sa peau. » Et il l'eut. Lamoureux ayant attrapé la scarlatine, recueillit ses pellicules et les mit sous enveloppe à l'adresse de son antagoniste, avec ces mots : « Vous m'avez de- mandé ma peau, la voilà. » Le grand poète, l'écrivain illustre dont Napo- léon III avait voulu reconnaître le génie, s'était laissé pensionner. Quand on reprocha plus tard à Leconte de Lisle d'avoir accepté les bienfaits de César et de s'en être caché, il répondit : « Si on va aux latrines, il n'est pas nécessaire de le crier sur les toits. » Le propos manquait d'atticisme et ne laissait pas que de déroger quelque peu à ces lois du beau que Leconte de Lisle a fixées lui-même dans l'art d'écrire. Si Leconte de Lisle fut le premier à ouvrir aux fauves la porte de la grande poésie française, Rosa Bonheur fut la première parmi les femmes-peintres à prendre le pinceau à l'intention du cheval, du boeuf 180 La cour et la société du Second Empire et du taureau ; se faisant de la peinture d'animaux, étudiés avec conscience, reproduits d'une main éner- gique et sûre, une spécialité qui l'a rendue célèbre. Son succès fut immense, sa vogue inépuisable, en Angleterre surtout, où la seule exhibition de son « Marché aux chevaux » rapporta un demi-million. Aux Etats-Unis les collectionneurs se disputèrent ses toiles à des prixfabuleux. A Paris, qui a pourtantgardé le « Labourage nivernais » au musée du Luxembourg, les amateurs hésitèrent à lutter à coup de banknotes américaines ; la curiosité publique y semblait moins éveillée par des oeuvres accaparées à l'étranger que par la personne même de la grande artiste. Un peu sauvage, plus avenante pour les bêtes que pour les hommes, Rosa Bonheur ne se laissait pas griser par le succès, se confinant à By, dans la forêt de Fontainebleau, y menant, dans son jardin, dans son atelier, la vie qu'elle aimait. Le costume masculin qu'elle avait l'habitude de passer avant de se mettre au travail, comme lui étant plus commode, intéressait la chronique et fit épisode lors de la visite imprévue que l'impératrice fit à By. Rosa Bonheur était à peindre ses « Cerfs dans le Long Rocher, » quand elle entendit comme un cla- quement de fouet et le roulement d'une voiture con- duite en poste ; chose rare dans cette solitude. L'ins- tant d'après, la porte s'ouvrait en coup de vent et la Rosa Bonheur 181 petite bonne criait, affolée : « C'est l'impératrice ! Mademoiselle. » Je n'eus que le temps, racontait la grande artiste, toujours émue à ce souvenir, de passer un jupon sur mon pantalon de laine et d'ôter ma longue blouse bleue pour mettre une jaquette de velours. L'impératrice entrait. « L'empereur, dit-elle, m'autorise à profiter de mon dernier jour de régence pour vous annoncer votre nomination dans la Légion d'Honneur, » Et embrassant l'artiste, elle épingla la croix sur la jaquette. Quelques jours après, l'empereur étant de retour de son voyage en Algérie, Rosa Bonheur reçut une invitation à déjeuner au château, y fut conduite dans une voiture de la cour, placée à table à côté du souverain, promenée en gondole sur le lac avec l'im- pératrice et le petit prince. Rosa Bonheur, aussi reconnaissante d'un tel accueil qu'intéressée par tout ce qu'elle voyait, se rend à elle-même le témoignage qu'elle ne commit dans cette journée aucun de ces petits manquements à l'étiquette dont la princesse de Metternich, alors au château, était friande. Il est clair que cette der- nière s'attendait à quelque réjouissante bévue ; l'ar- tiste le sentit, intérieurement amusée de désappoin- ter sous ce rapport la malicieuse ambassadrice. CHAPITRE XXII

SAINTE-BEUVE

Sainte-Beuve, qui ne fut pas en relations avec les Tuileries, allait beaucoup chez la princesse Mathilde, amie de Taine, du peintre Gervex et de tant d'autres illustrations des lettres et des beaux-arts. Par son rang, ses moyens, son amabilité, la prin- cesse Mathilde était devenue, dans la société de l'Empire, la seconde femme de France. Son salon, un peu réfractaire à la musique, à la danse, et tout à fait à la politique, où le savoir pri- mait les avantages de la fortune et du pouvoir, s'ou- vrait plus volontiers au talent qu'à la naissance. Les notabilités intellectuelles de l'époque s'y rencon- traient, le dimanche soir, accueillies avec un égal empressement, beaucoup de tact et de grâce, par la maîtresse de la maison, qui évoluait familièrement dans cette pléiade de célébrités et savait s'y montrer aussi peu princesse que possible. Elle le redevenait à l'occasion, même en Républi- que, et l'apprit sans ménagement à un écrivain Sainte-Beuve 183 artiste et philosophe, qui avait pourtant son estime et son admiration. Taine, dans ses premières lettres, s'était révélé l'amant de la nature, dont il eut la passion et le sens imagé. .Son Lafontaine et ses fables, paru en 1853, annonçait ce que serait sa manière de comprendrela critique. Sa pensée, son sentiment, surtout au cours d'une polémique, mais aussi en matière de critique et d'his- toire, revêtaient une forme un peu cassante. Cette disposition qu'on a dit lui être venue de Stendhal, l'amena, dans son ouvrage sur Napoléon Ier, à des appréciations que la princesse Mathilde tint pour offensantes. Elle le lui fit savoir par l'envoi d'un p. p. c. sur sa carte de visite ; congé qui fut sensible à Taine, exclu désormais d'un salon resté aussi brillant, aussi inté- ressant sous la troisième République que sous le Second Empire. Napoléon III eut toujours beaucoup d'affection pour sa cousine, qui n'en usa qu'avec mesure pour intervenir dans les questions de famille, souvent assez compliquées par le caractère entier du prince Napoléon. Sainte-Beuve avait pour la princesse Mathilde au- tant d'admiration que d'attachement; et cette der- nière, plus volontiers encore que pour d'autres, se ISA La cour et la société du Second Empire

fût certainement empressée de le présenter aux sou- verains ; mais Sainte-Beuve ne le lui demanda pas. Il l'a écrit lui-même, sans trompettes. « Je n'ai jamais été aux Tuileries. Je n'ai jamais vu le chef de l'Etat. Je n'ai jamais eu l'honneur de lui parler. » Cela à propos de la brouille qui séparait le grand critique du grand poète, après une intimité assez longue pour que Sainte-Beuve,— il le rappelait avec quelque malice, — ait pu suivre Victor Hugo dans ses métamorphoses et ses évolutions : royaliste en 1827, libéral-républicain en 1848, présidentiel en 1849,

sous la présidence du prince Louis-Napoléon ; rouge à l'Assemblée nationale, violent au Deux Décembre. Cette brouille, pour des raisons intimes sur les- quelles Sainte-Beuve ne s'explique pas, avait amené ce dernier à ne rien dire des Contemplations de Victor Hugo, qui venaient de paraître. D'où scandale et

sarcasmes chez les amis de l'illustre exilé, oc C'est, dirent-ils, que Sainte-Beuve a craint, en en parlant, de déplaire aux Tuileries. » Sainte-Beuve répondit à l'accusation en déclarant

qu'il n'avait jamais franchi le seuil du palais ; ce qui ne l'empêcha pas d'accepter plus tard la place de sénateur que l'empereur lui fit offrir; le souverain s'honorant lui-même en distinguant sous cette forme une des gloires de son règne. Ces gloires avaient leurs petits côtés, leurs que- Sainte-Beuve 185 relies bourgeoises, leurs susceptibilités, leurs jalou- sies. La discorde avec Victor Hugo, née du silence de Sainte-Beuve sur les Contemplations, avait éclaté an- térieurement, à l'apparition de Cinq-Mars, avec Alfred de Vigny.

Sainte-Beuve, alors au Globe, en avait mal parlé ; il le regretta, puis se lia d'intimité avec l'auteur de ce beau livre. Survint entre eux deux une candidature au même fauteuil académique, et l'éloignement se marqua, avec des mots difficiles à rattraper. L'auteur d'Eloa devint pour Sainte-Beuve « un bel ange qui a bu dans du vinaigre. » Alfred de Vigny, d'autre part, donna du « crapaud » à celui qui l'appelait « bel ange. » « Un crapaud qui empoisonne toutes les eaux dans lesquelles il nage. » Le propos a laissé des traces jusqu'à maintenant. Léon Séché, revenant à cette dispute, et la géné- ralisant, établit que Sainte-Beuve « a trahi et trompé tout le monde, les vivants et les morts, l'amitié et l'amour. » Il n'était pas dans les habitudes de Sainte-Beuve de chercher et d'offrir la bataille, mais il savait l'ac- cepter, ne craignait pas les coups, les rendait avec entrain ; préférant toutefois avoir pour lui les gens d'esprit, en toute affaire. Il l'a dit très joliment en 186 La cour et la société du Second Empire parlant de Prévost-Paradol, qui s'amusait à le tàter, au Journal des Débats, du bout de sa plume d'ironiste. En général, les appréciations de Sainte-Beuve, émanant d'un esprit à la fois combattif et conciliant, s'arrêtaient à la justice et à la vérité. Insurpassable dans l'art de tracer en quelques coups de plume un portrait définitif, il éleva la critique littéraire à un degré de supériorité inconnu jusqu'alors. Par sa clarté, sa pénétration, il fut la critique elle-même. L'amour sacré des lettres, qui anima l'auteur de Port-Royal, des Lundis, et qui, affinant sa faculté d'analyse, porta si haut sa réputation et son auto- rité, ne le laissait méprisant pour personne. Tout l'intéressait, il ne dédaignait rien, trouvait tout de suite dans une oeuvre quelconque ce qu'il pouvait y avoir à relever, à encourager. Dans l'essai d'un « jeune » rédigé en un style où roulaient le soleil, la lune et les étoiles, il apercevait le trait révélateur du talent ou d'un hommage sin- cère et méritoire à la littérature. Il eut ce don charmant, rare chez les princes de la critique, de regarder avec indulgence du sommet de sa célébrité, les débutants en quête d'un mot du « maître. » Ce mot, Sainte-Beuve ne le refusait guère et le disait en de petits billets gracieux, réconfortants Sainte-Beuve 187 et affranchis; au contraire de ceux de Victor Hugo, plus lapidaires, plus olympiens, empreints aussi de bontévéritable, mais que la poste était seule à timbrer. « Et c'est bien fait, » disaient les heureux posses- seurs de ces billets sacrés. Voyait-on, en effet, le chantre de l'Univers et de l'humanité, le génie prodigieux qui a traité tous les genres avec supériorité, une force sans égale, s'abais- ser à la mesquine besogne d'affranchir ses lettres? Le voyait-on, l'homme extraordinaire que Séverine n'a pas craint d'appeler le « Rédempteur du XIXe siè- cle » mouiller de sa propre salive un méchant tim- bre-poste ? Il avait bien d'autres soins; et les jeunes littéra- teurs, les jeunes philosophes, les jeunes poètes qui se levaient comme un seul homme pour aller de leur prose ou de leurs vers au grand exilé de Guernesey, sautaient gaiement à leur poche et ne tendaient pas sans quelque fierté le prix de la surtaxe réclamé par le concierge. Cette glorieuse enveloppe, — un panache qui vous rehaussait un homme, — on ne la prenait pas sans avoir reçu comme un coup à la poitrine. On ne se sentait pas très solide en montant l'escalier. N'a- vait-on pas là, dans sa main, le message convoité et qu'il convenait de ne lire que dans le recueillement d'un cabinet de travail ? 188 La cour et la société du Second Empire Qu'elle était douce à l'oreille cette voix de Guer- nesey qui disait aussi facilement aux peuples qu'aux auteurs : « Vous marchez à la tête de l'Europe. Vous êtes à la tête de la poésie. » Encourageante pour les nations libérales et poul- ies jeunes amants des lettres, cette voix se faisait alors indignée, maudissante, à l'adresse des Tuileries. « J'admire, en vérité, avait écrit Victor Hugo, qu'on ait de la haine lorsqu'on a entendu l'alouette chanter. » Mais il n'y a pas de chant d'alouette pour les haines politiques. Pour n'être pas aussi retentissante et louangeuse que la voix de Victor Hugo, celle de Sainte-Beuve ne semblait pas moins agréable. Avec beaucoup d'autres, nous n'oublierons pas ce qu'elle fut pour nous alors que, pauvre plumitif des lettres, nous allions sonner, rue Montparnasse, à la porte de la petite maison à volets verts où livres et manuscrits étaient accueillis sans lassitude et sans hauteur. Très considérée dans le quartier cette maison- nette, moins pour l'illustre travailleur sur lequel la plupart des habitants n'avaient que des notions assez vagues, mais à cause des voitures à la livrée impériale de la princesse Mathilde et de son frère, le prince Napoléon, qui s'y arrêtaient parfois. Et puis, Sainte-Beuve 189

Sainte-Beuve ne s'en enorgueillissait pas, — ce qui était bien vu dans son quartier. — 11 ne se départis- sait pas des allures bourgeoises d'un homme de po- sition médiocre et qui lutte pour la vie. On le voyait sortir de chez lui pour son tour de promenade dans le jardin du Luxembourg, — où maintenant s'élève son buste, — toujours préoccupé des cordons de ses souliers, ordinairement détachés. Il s'arrêtait pour les renouer, et c'était toute une opération à cause de son ventre en pointe. Il se re- dressait le visage congestionné sous la calotte de velours noir qui donnait à sa figure poupine l'air d'un sacristain. On lui reprochait, d'autre part, un sourire égril- lard qu'on disait n'être pas étranger à sa vie. Une obsession tenait, en effet, cette intelligence supérieure, ce cerveau si bien organisé ; l'obsession non seulement de plaire aux dames, mais de s'en faire aimer. Il ne cessa d'y aspirer et en garda l'illu- sion ; se rendant compte toutefois qu'il n'avait pas assez de figure et de prestance pour être ce qu'on appelle « un homme à femmes. » Et il le regrettait ouvertement, ne cachant pas que la tournure d'un beau dragon lui faisait toujours envie. II alla même un jour jusqu'à avouer qu'il troque- rait bien sa gloire contre les petits bonheurs d'un officier de hussards. 190 La cour et la société du Second Empire C'en était presque drôle avec sa tête de rat d'église. : Ses amis l'en plaisantaient, pendant que ses admi- rateurs trouvaient cela triste. Les femmes riaient des prétentions sur ce point d'un homme aussi dépourvu d'avantages extérieurs. Car enfin, disait la femme de Victor Hugo, s il n'est pas laid, il est vilain. » C'est par ses livres, par sa conversation, que Sainte-Beuve retenait l'attention du public féminin. Causeur spirituel, abondant, il avait ce mérite de ne pas pontifier, de ne pas monologuer. Il allait aux idées des autres sans se butter aux siennes, char- mait, ne s'imposait pas. Le chagrin de ne pouvoir s'offrir les aventures d'un bel officier de dragons se serait ajouté pour lui au regret cuisant de n'avoir pas été un grand poète.

Ce sont les poètes qui le disent ; ceux du moins dont Catulle Mendès a écrit que Sainte-Beuve les re- gardait de haut « comme on voit passer les gens par la fenêtre, " Catulle Mendès, qui s'est senti regardé comme cela, s'est bien rattrapé dès lors de cette sensation-là, par ses succès d'abord de poète et d'écrivain, par son talent, et aussi par quelques bons coups de griffe. Il a écrit très simplement dans Belles-Lettres et les Sainte-Beuve 191

environs, que la « platitude » de Sainte-Beuve « fut sa seule vocation durable. » Ils furent plusieurs parmi les jeunes poètes du temps à se montrer peu satisfaits de celui qui avait

écrit négligemment, en 1865 : " Je suis terriblement en retard avec les poètes. Il y a des années que je n'ai pas parlé d'eux. » Il en parla sans dédain, à propos de Mistral, de

Jasmin et des vers légers d'Alphonse Daudet ; mais en général c'était sans grand intérêt, sans appuyer beaucoup. Aussi s'est-on chargé de le remettre à sa place, comme poète, ce distributeur de renommées, dont un instant de gloire furtive et de veine poétique avait fait l'arbitre des jeunes mérites. Un arbitre, a-t-on dit, dont l'adroite méchanceté a failli enrayer de nobles mouvements poétiques. On s'en est vengé d'ailleurs.

Sainte-Beuve n'a-t-il pas publié un volume de vers : les Pensées d'août, dans lequel il fut relevé jusqu'à des fautes d'orthographe, des fautes de français ?

Sainte-Beuve se récria : " Qu'on me les montre, ces fautes. Je ne les vois pas. » Si de brillants versificateurs ont reproché et repro- chent encore à Sainte-Beuve de n'avoir pas été poète, un certain nombre de ses lectrices et de ses visiteu- ses d'autrefois lui en voulaient de son indifférence pour les prescriptions de l'Eglise. 192 La cour et la société du Second Empire Matérialiste, l'observance des jours maigres ne le préoccupait pas davantage que celle des jours de jeûne; et sans s'adonner aux agapes pantagruéli- ques et aux banquets d'indigestion qu'affectaient de célébrer quelques libres-penseurs en temps de ca- rême, Sainte-Beuve y allait résolument, en compa- gnie de Renan, du prince Napoléon et de quelques autres illustres, d'une forte tranche de boudin et de plusieurs ronds de saucisson. On parla même de jambon garni et de saucisses grillées ; bien que le prince Napoléon s'en soit défendu, n'avouant que les ronds de saucisson, en hors-d'oeuvre seulement. « Et encore, disait-il, nous ignorions que ce jour-là fût le Vendredi-Saint. Je suis catholique, mais anti-clé- rical. » Ce manque de mémoire de la part d'un prince si bien doué sous ce rapport n'était pas pour le rappro- cher de l'impératrice ; et l'opinion publique fut avec elle en cette affaire. Il découlait nécessairement de ce qu'on appela le « banquet du Vendredi-Saint, — à cause de sa publi- cité et du nom des convives, — comme une bravade un peu enfantine à laquelle Sainte-Beuve eût peut- être mieux fait, au gré de ses admirateurs, de ne pas prêter sa petite salle à manger. Sainte-Beuve, malgré son labeur énorme, avait vécu dans la médiocrité jusqu'au moment où sa no- Sainte-Beuve 193 mination de sénateur par Napoléon III, en 1865, vint changer sa position. Il n'avait plus alors que peu d'années à passer dans la maisonnette de la rue Montparnasse où allait le tenir enfermé le mal cruel qui l'emporta. Torturé par la pierre, ne pouvant plus se mouvoir écri- que dans son jardinet : «: Vous me voyez, nous vait-il quelques mois avant de s'éteindre, tourner comme une chèvre autour de son poteau. » La pensée des travaux en cours.qu'il faudrait lais- ser inachevés, l'agitait, à cause de ses éditeurs dont il avait reçu quelques avances; mais se ressaisissant, et bien qu'il n'eût pas l'espérance d'une autre vie, Sainte-Beuve regarda la mort en face et la vit venir à lui sans surprise et sans effroi.

13 CHAPITRE XXTII

RENAN. — LAMARTINE. — THÉOPHILE GAUTIER. Au contraire du prince Napoléon qui avait cherché à atténuer quelque peu la portée de ce qu'on appela le « Banquet du Vendredi-Saint, » Renan, un des convives, ne donnait aucune explication, ne désa- vouait rien. Ne se piquant pas d'orthodoxie, il n'éprouvaitpas le besoin de prêter à ses menus une couleur reli- gieuse. L'extra d'une poule d'eau, le dimanche, en temps de carême, lui semblait insuffisant; et il le disait, bien qu'il eût porté la soutane dans sa jeu- nesse. Il l'avait, il est vrai, portée sans conviction, et l'écrit un peu sèchement à sa soeur dans les Let- tres à Henriette. Moins entier dans sa correspondance avec sa mère, il ne cache pas à cette femme pieuse et bonne les scrupules et les doutes qui conduisaient douce- ment à la libre pensée le futur publiciste. Cet état d'âme le laissait généreux, accessible aux

« jeunes, » qu'il accueillait avec indulgence ; répon- Renan 195 dant au plus modeste envoi, — comme il le fit pour nous, — par le don du volume illustré de sa Vie de Jésus. Ce livre qui scandalisa l'Eglise catholique et affli- gea les âmes croyantes d'autres confessions, fit un bruit qui dure encore. Le projet d'élever à Renan, sur la place de Tréguier, en Bretagne,un monument, n'a pas endormi les passions soulevées. « L'auteur de la Vie de Jésus, écrivait dernière- ment, à ce sujet, l'évêque de Saint-Brieuc, est un re- négat, un impie, un blasphémateur. Lui élever une statue, serait un sacrilège. » On a appelé Renan le Platon français, parce que, comme le philosophe athénien, il a beaucoup disserté, et du style le plus pur, sur Dieu, sur l'âme. Un mot de lui peint les tendances de cet esprit sceptique et tolérant. « La religion ? disait-il : Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Gomme Sainte-Beuve, arbitre de la critique litté- raire, Lamartine, prince des poètes, rival de Victor Hugo par la géniale inspiration, — inspiration plus descriptive, plus colorée chez Victor Hugo, plus mé- lodieuse chez Lamartine, — s'était tenu à l'écart des Tuileries. Il avait approché le prince-président et disait de lui : "C'est l'homme d'Etat, le plus sérieux et le plus 196 La cour et la société du Second Empire fort, sans exception, quej'aie rencontré dans ma lon- gue vie. » Le Deux-Décembre modifia cette impression et contrista le poète, dont la pensée retournait sans cesse, mélancolique et songeuse, aux journées de

1848 ; alors que sa parole magique, électrisant les foules, arrêtait la marche du drapeau rouge. Aux prises dès lors avec la gêne, et aussi avec le labeur effrayant qui devait le libérer des engage- ments pris, Lamartine sentait qu'elle allait s'éteindre dans l'angoisse et le dénuement cette voix qui avait charmé le monde. Elle s'était fait entendre, véritablement désolante, dans la lettre-circulaire de 1863 adressée à ses créan- ciers, aux amis connus et inconnus qui lui avaient prêté. Pendant quelque temps, dans les salons, les cer- cles et les grandes librairies, il ne fut question que des embarras d'argent dans lesquels le poète se dé- battait. Elle se faisait inextricable la situation de celui dont la plume avait gagné des sommes énormes, pris le coeur des hommes, entraîné l'imagination des femmes. Cette plume était devenue l'instrument d'un ou- vrier laborieux. « Je vivais pour travailler, disait tristement Lamartine, je travaille maintenant pour vivre. » Lamartine 197

« De sa lyre, ajoutait le Figaro, avec moins d'égards que de vérité, Lamartine fait une tirelire. " Lamartine, en effet, traqué par ses créanciers, en quête d'abonnés à ses Entretiens littéraires, lançant à ce propos dans tous les coins de la France une pluie de prospectus, en était venu à faire appel à la pitié des amis des lettres. Napoléon III prit mille abonnements. Un article de Jules Janin, tout vibrant de sympa- thie, avait amené au Cours de littérature quelques centaines de souscripteurs. Rien n'était plus triste que cette mendicité à domi- cile d'un homme qui avait tout reçu, tout épuisé. Poète dans l'existence comme en littérature, il était resté nuageux en comptabilité et attendait en- core d'un avenir de travail un retour à la fortune, quand déjà il ne pouvait plus y avoir pour lui que des désillusions. La mesure, le sens pratique avaient manqué à cette nature rêveuse, à ce noble cerveau dont s'étaient échappées tant de belles et harmonieuses pensées. Longtemps adoré, trouvant tout naturel de l'être, il s'était très facilement enveloppé d'une vanité à laquelle la détresse même de sa vie actuelle n'avait pas enlevé toutes les satisfactions. Après avoir comme poète, comme homme et 198 La cour et la société du Second Empire comme tribun, tiré à lui toutes les admirations, après avoir reçu par centaines des épîtres qu'enflammaient l'enthousiasme, l'amour, souvent aussi de folles pas- sions, alors qu'il était beau, riche, populaire et que la Renommée lui prêtait ses trompettes universelles, Lamartine, bien que malade et vieilli, exténué par l'effort d'un travail surhumain, écrasé sous le poids d'emprunts successifs contractés à des taux usurai- res, tendant enfin la main pour ne pas succomber, recevait encore des flots' de lettres plus touchantes que les premières. N'était-il pas toujours l'auteur des Méditations, le narrateur entraînant de l'épopée des Girondins ? On citait des jeunes filles heureuses de prélever sur leur argent de poche, sur leur pension du mois, de quoi leur permettre de s'associer quelque peu à la souscription nationale qui se préparait en faveur du poète. Elle n'allait pas toute seule cependant, cette sous- cription, les rancunes politiques s'ajoutant, pour en contrecarrer le succès, aux reproches adressés par beaucoup de gens à Lamartine sur ses prodigalités d'autrefois, son luxe, ses imprudentes spéculations sur les vins de Mâcon, l'inconcevable dilapidation de son patrimoine et du produit de ses livres. On sortait tout, ses dix-huit chevaux à l'écurie, ses commandes de vêtements toujours faites par Lamartine 199 douzaines, et jusqu'aux cent cinquante paires de chaussures qu'on savait dans ses armoires. Les partis, négligeant le poète et l'écrivain pour ne plus voir que le tribun, se le renvoyaient mutuel- lement, ne le reconnaissant plus comme un des leurs. Les légitimistes parce qu'il ne s'était pas éloigné du roi Louis-Philippe; les amis de ce prince, parce que Lamartine n'avait pas appuyé la duchesse d'Orléans devant la Chambre le 24 février 1848; les républi- cains avancés parce qu'il les avait arrêtés dans leur marche au drapeau rouge et dans leur proclamation de la loi des suspects. Les impérialistes, enfin, ne s'associaient que d'assez loin aux sentiments de l'im- pératrice, estimant excessif l'appui officiel prêté à un homme qui avait certainement mérité du pays et de l'ordre public par sa ferme attitude devant l'émeute, mais qui n'en refusait pas moins ses sym- pathies à l'Empire. Sur cinq millions de dettes, quatre étaient rem- boursés à force de travail. Lamartine ne désespère pas de s'acquitter du reste. « Il a osé croire, écrit-il, que l'amitié en France suffisait pour payer cinq mil- lions et pour sauver un homme. La France ne l'a pas trompé, " L'impératrice, informée, s'affligea de savoir réduit aux expédients le chantre du Lac et d'Elvijre. Ou- bliant l'animosité politique qui le tenait éloigné 200 La cour et la société du Second Empire d'elle, elle ne voulut voir dans l'adversaire du trône impérial que le génie étreint dans son essor par les nécessités de l'existence quotidienne. Elle intervint en sa faveur sans s'arrêter à ce qu'on lui rapportait des petites faiblesses du poète, dont l'orgueil, disait-on, n'égalait que son lyrisme et son impré- voyance. Lamartine, en effet, élevait à la hauteur d'une re- ligion le culte de soi-même. Ne l'avait-on pas entendu dire au père d'un jeune homme qui venait de lui être présenté : « Votre fils n'ira pas loin ; il n'a pas été ému en me voyant ! » L'impératrice en souriait, tout en désirant savoir Lamartine appuyé par le gouvernement, qui recou- rut à l'ingénieux procédé de lui faire offrir par la ville de Paris, à titre de récompense nationale, une pension de vingt-cinq mille francs et le chalet de la Muette. Amené par les circonstances à accepter cet appui, Lamartine ne pouvait plus suivre Victor Hugo dans les emportements de son exil de Jersey. Il admettait qu'on pût épancher sa bile en deux cents vers, mais ne comprenait plus un volume d'imprécations. " Victor Hugo, disait-il, abuse de la langue, il la tor- ture. » Jules Janin ne pouvait sur ce point penser comme Lamartine et soutenait Victor Hugo, considérant Théophile Gautier 201 qu'il n'y aurait jamais assez d'anathèmes pour flétrir l'odieux oubli, sous le régime impérial, du long effort fait par l'esprit humain pour arriver à la belle et sage conception qu'est le gouvernement parlemen- taire. Avec Cousin, Villemain, Mignet, Jules Janin ne comprenait le gouvernement de la France qu'à l'om- bre de ce régime. Villemain avait tous les dons qui peuvent rache- ter un extérieur disgracié. Dans le remarquable por- trait qu'a fait de ce fin lettré le peintre Ary Scheffer, apparaît sous les traits malheureuxla flamme d'une haute intelligence. Les convictions politiques de Vil- lemain étaient celles aussi de Cousin et de Mignet, deux historiens, deux philosophes qui ont laissé de belles traces : Mignet, par son livre sur l'empereur Charles-Quint;Cousin, par ses recherches d'amoureux sur la duchesse de Longueville et sur quelques autres grandes dames du XVIIe siècle. Bien que les beaux vers n'aient pas sur Napo- léon III la même action que sur l'impératrice, le sou- verain veillait à ce que la poésie ne repliât pas ses ailes sous son règne et avait demandé à Théophile Gautier un rapport annuel sur les progrès de la poé- sie française.

Celui qu'on appelait le « Grand Théo, » et auquel, ainsi qu'à Baudelaire et à Bouilhet, la vieillesse d'Alfred de Vigny avait donné d'utiles enseigne- 202 La cour et la société du Second Empire ments, ne fut pas seulement poète et feuilletoniste, critique et romancier. Le tumultueux auteur du Ca- pitaine Fracasse s'est montré dans Emaux et Camées un artiste minutieux et patient, un ciseleur amoureux du métal qu'il cisèle, d'un trumeau, d'une porcelaine, d'une arme damasquinée, de toutes les choses d'art dont il s'occupe et qu'il décrit. Critique d'un rare talent et de beaucoup de sincé- rité, il mettait quelque fierté à n'émettre que des opinions littéraires. L'idiote tentative de les lui ache- ter ne l'exaspérait pas moins que le cri d'un de ses chats, s'il arrivait à quelque maladroit visiteur de lui marcher sur la patte. Avec sa carrure d'Hercule, la crinière qui couron- nait sa face de lion, Gautier était un papa pour ses chats. Il les lui fallait pour bien travailler. L'odo- rante fumée des pastilles du sérail dont il s'approvi- sionnait, servait à l'occasion de correctif aux effets d'une éducation un peu négligée, ensuite des trésors d'indulgence dont ces chats étaient l'objet. S'il les lui fallait pour faire quelque chose de bien, Théophile Gautier n'aimait à causer que la pipe à la bouche et le bonnet turc sur la tête. Il ne lançait que dans ces conditions-là les fusées d'un esprit à la fois éloquent, métaphysique, rabelaisien. La variété de cette éloquence, une telle abondance de sujets le laissaient fatigué, réfractaire à tout tra- Théophile Gautier 203 vail. On n'aurait pas obtenu une ligne de lui après ce bouquet de feu d'artifice. « Quandjemesuis, disait-il, dépensé en discours, je ne puis plus écrire. Ma force cérébrale est évaporée. » C'est alors, s'il y avait urgence, que ses amis se montraient ; il ne fallait pas que les engagements pris aient à souffrir un retard. On travaillerait pour lui. Cher entre tous à. Gautier, Gérard de Nerval, écri- vain délicat, camarade amusant et serviable, un bo- hème aussi qui mettait volontiers dans sa vie la fan- taisie de son imagination, était là pour se dévouer, secouer le sommeil qui le prenait, allumer sa lampe et travailler jusqu'au petit jour en lieu et place du « Grand Théo, » quand ce dernier, refusant d'écrire le feuilleton attendu pour le lendemain par Emile de Girardin, se déclarait incapable de faire autre chose que d'aller se mettre au lit. Gérard de Nerval semblait alors avoir pris la plume du maître et entrait à ce point dans sa ma- nière d'écrire qu'Emile de Girardin s'y méprenait. Une fin tragique attendait cet homme de lettres, au regard inquiet, d'un tempérament nerveux et agité. Il venait de sortir, assez gai, de chez le docteur Blanche, qui le soignait, quand on le trouva pendu, le 25 janvier 1855. 204 La cour et la société du Second Empire Arsène Houssaye dut intervenir pour obtenir que l'église ouvrît ses portes au suicidé. L'archevêque de Paris demanda à être couvert par le docteur Blan-

che, qui lui écrivit : " Monseigneur, Gérard de Nerval s'est pendu parce qu'il a vu sa folie face à face. » Il y avait aussi Paul de Saint-Victor, auteur ingé- nieux, habitué de la maison Gautier, gaiement mo- queur, et qui, en matière d'art et de lettres, avait de telles affinités avec celui dont il aimait à se dire le disciple, qu'ils évitaient de se communiquer leurs impressions avant d'écrire leur feuilleton du lundi. « Je ne puis laisser cela, clamait Gautier en reli- sant son article, Saint-Victor va le dire, » Avec les quémandeurs d'articles qui réussissaient à forcer la consigne, à franchir la porte très fermée de l'écrivain, et qui en outre se croyaient habiles en offrant quelque rémunération,Gautier se faisait tigre. Entendant un jour quelque chose comme un gro- gnement sourd, puis des hurlements, sortir du salon que son père ne parvenait pas toujours à n'ouvrir qu'à des amis, Judith Gautier, accourant, vit un monsieur traverser rapidement l'antichambre et dé- gringoler en bas l'escalier pour ne pas attraper le coup de pied qui le menaçait. Théo le poursuivait, vociférant, les yeux hors de la tête : « Un misérable, criait-il, qui ose me propo- ser de l'argent pour louer ses inepties ! » Alfred de Musset 205

Alfred de Musset se mêlait encore aux visiteurs de Théophile Gautier, mais ne leur apportait plus l'en- chantement de ses vers ni les lueurs souriantes de son regard bleu. Son visage s'altérait. Ses amis n'y retrouvaient plus, avec une expression de fatigue, que le nez s'al- longeant vers une lèvre pendante dont s'étaient affli- gées les admiratrices du dieu. Déjà le brillant entourage des amis de Gautier, resté sans action sur cette âme assombrie, laissait le poète à son mutisme. Les fusées du « Grand Théo, » les gaîtés, les saillies de Paul de Saint-Victor ou de Gérard de Nerval, n'arrivaient plus à dissiper les nuages qui chargeaient son beau front. Le pastel de Charles Landelle, chez lequel Musset s'était décidé à poser en 1851, porte l'empreinte du mal dont il souffrait et qui devait l'emporter trois ans plus tard. Qu'il était loin déjà pour ses admirateurs le temps où Mme Allan, l'intelligente actrice du Théâtre fran- çais, rapportant de Russie un acte qu'elle avait lu

et joué là-bas : Un caprice, le fit passer à son théâ- tre, où cette représentation eut un succès d'enthou- siasme pour l'auteur jusqu'alors méconnu. Ses Comédies et Proverbes, en effet, n'avaient pas mieux réussi que sa Nuit vénitienne, sifflée à l'Odéon. 206 La cour et la société du Second Empire Devenu un personnage avec Un caprice, Alfred de Musset vit bientôt acclamer ses nouvelles oeuvres. Rolla. Le chandelier. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Il ne faut jurer de rien, resteront au réper- toire du Théâtre français. CHAPITRE XXIV

FRANÇOIS COPPÉE. — HENRI DE BORNIER. Dans les rapports annuels par lesquels il avait ré- pondu avec sa supériorité ordinaire à la confiance de Napoléon III, Théophile Gautier, parlant des livres récemment parus, cite en passant celui d'un jeune auteur qui allait devenir un des premiers poètes du siècle. Il le cite en ces termes : « Volume charmant, qui promet et qui tient. » C'était le Reliquaire de François Coppée, alors expéditionnaire au ministère de la guerre avec cent trente-trois francs par mois pour entretenir sa mère, sa soeur et lui. Pendant que les deux femmes reprisaient sous l'abat-jour d'une petite lampe, il leur lisait des vers, ceux du Reliquaire que Théophile Gautier signalait aux Tuileries dans son rapport de 1862. Le grave adolescent, pris d'envolements printa- niers, rêvait, à ce foyer familial, de chemins fleuris et de bonheurs brillants. De féeriques visions, alors bien éloignées de sa vie nécessiteuse, passaient de- 208 La cour et la société du Second Empire vant ses yeux. Il allait s'en ouvrir aux étoiles, les soirs de clair de lune, par la fenêtre à tabatière de sa mansarde ; la lecture de Rolla, d'Alfred de Musset, ne lui suffisant pas. L'auteur presque ignoré du Reliquaire se voyait-il déjà, à cette heure-là, ce qu'il allait devenir, l'écri- vain délicat du Passant, des Intérieurs et des Inti- mités ; le poète recherché du grand monde, l'hôte écouté des hôtels seigneuriaux ? Le Passant, il va l'écrire, pendant que Meilhac et Offenbach, ouvrant les portes de l'Olympe, paro- diaient la Belle Hélène, mise en musique. C'est même par ce Passant et aussi comme chantre de la Vio- lette, la fleur de la souveraine, — un emblème impé- rialiste, — que Coppée fit une sorte d'entrée dans la société et même dans l'histoire du Second Empire. En donnant, comme il fut dit, " une âme à la vio- lette, i> et en écrivant le Passant, il s'était ouvert les portes les plus fermées, Coppée avait eu l'idée, dans son isolement, sa pé- nurie, de faire hommage de cette dernière oeuvre à Agar, la tragédienne, qui accueillit le jeune homme, le trouva bien élevé, avec, dans les traits de son visage glabre et brun, quelque chose rappelant un peu le premier consul, à l'âge qu'avait Coppée. Elle agréa le manuscrit, le lut, fut charmée par la beauté des vers, la grâce du sujet, promit de s'en François Coppée 209 occuper, entra en coup de vent dans le cabinet du directeur de l'Odéon, en train de fumer une ciga- rette en se chauffant les pieds. « Vous voyez, lui dit-elle, ce rouleau de papier. Un petit acte en vers. C'est le succès. » «: Laissez-moi le manuscrit, je vous promets de le lire, reprit Duquesnel sans beaucoup de conviction, quoique moins porté que son associé Chilly à tenir les poètes pour des gens qui ne parlent pas avec na- turel.

« Mais c'est charmant ! s'écria-t-il après avoir dé- noué et lu le rouleau. Ce petit acte est adorable. » Le « petit acte » eut le succès pressenti par Agar, qui fut parfaite dans le rôle de « Sylvia, » pendant que celui de « Zanetto » préparait à celle qu'on appelait alors la « petite Sarah » sa réputation actuelle. Très bien dans son costume du XVIe siècle, celle qui allait devenir Sarah Bernhardt, servit de modèle au sculpteur Paul Dubois pour sa statuette du Chan- teur florentin, et dit à ravir la sérénade dont à son tour Massenet s'inspira.

Mignonne, voici l'avril, Le soleil revient d'exil, Tous les nids sont en querelle; L'air est pur, le ciel léger, Et partout on voit neiger Des plumes de tourterelle.

14 210 La cour et la société du Second Empire François Coppée, sacré poète et bientôt chef d'école, devait épuiser le succès et toucher à la gloire ; puis, appelé à connaître les affres de la souf- france physique, il s'inclina. « Les vains désirs, a-t-il écrit, me sollicitaient loin de la paix de l'âme que m'a fait rencontrer la souffrance. » Surpris par la politique dans les voies de la sou- mission chrétienne, Coppée perdit à cette rencontre un peu de la paix acquise et fut plus discuté sous la République qu'il ne l'avait été sous l'Empire. L'es- prit de parti accourut, la passion s'en mêla, il y eut émeute dans l'opinion, bataille offerte dans les deux camps. On exalta le doux poète changé en barde, le chantre des vertus domestiques passé homme d'ac- tion, homme de combat. On le félicita d'avoir laissé la harpe pour le clairon et de déserter en faveur de la bonne cause la poésie française. Ne sait-il pas parler aux foules, dénoncer les gouvernants, annon- cer à la France que la troisième République la perd à jamais? Ceux qui aimaient mieux le chantre de la ten- dresse que le président de ligue, ripostèrent sans aménité que le poète avait beaucoup rôdé autour de la vertu avant d'y entrer, et que le rossignol avait fini par faire son nid dans un bonnet de sapeur. Ces colères, ces discussions au sujet de l'homme Henri de Bornier 211 politique n'atteindront pas le poète exquis, le poète ailé, qui s'est élevé d'un enthousiaste élan aux ré- gions sereines de la souveraine beauté. S'il a de hau- tes visions, s'il a l'inspiration, la force, il a aussi la tendresse, la grâce ; il est le chantre des Intimités, des Promenades et Intérieurs. Il intéresse en pénétrant dans les maisons bourgeoises. Au théâtre, il émeut. Au dehors, en rue, dans la nature, il observe avec finesse, il contemple avec amour les paysages, en fait sentir les lumineuses clartés. Un peu comme Coppée, — côté de la gêne et du premier isolement, — plus dépourvu encore, pres- que seul à Paris et dans la vie, rimait pour lui, au commencement de l'Empire, dans une mansarde de la rue du Bac, un poète de dix-neuf ans, moins riche d'argent que d'ancêtres, dont la famille remontait à l'an 1300, et qui avait derrière lui une forte lignée de preux. Il s'appelait Henri de Bornier. En train de publier un volume de vers, que per- sonne n'acheta, il achevait de mettre au point un Duguesclin, qui n'aida pas son dénuement. Il avait commis aussi un Mariage de Luther, tragédie en cinq; actes, qu'il porta à l'Odéon pour y subir le stage obligatoire des manuscrits à examiner. Le carton que lui tendit le concierge en le rece- vant portait le numéro 3220. 212 La cour et la société du Second Empire Découragé, le poète remporta le cahier qui aurait eu toutes les chances d'ouvrir la série de ceux que les auteurs incompris gardent en portefeuille, sans M. de Salvandy. Ce dernier lui ouvrit, à titre de conservateur des trésors littéraires de la bibliothèque de l'Arsenal, les portes de cette tranquille demeure où l'attrait d'une vue charmante se joint à l'intérêt des souve- nirs historiques. La duchesse du Maine, lorsqu'elle quittait Sceaux pour venir à Paris, habitait ces beaux appartements; c'est même dans son salon de musique, remarquable par ses boiseries, qu'elle fut arrêtée, sous le Régent, à la conspiration de Cellamare. Tout est là du plus pur dix-huitième siècle. Ces salons du premier étage où Charles Nodier donna, dans un cercle de poètes, de si belles récita- tions, abritent aujourd'hui les richesses d'une biblio- thèque célèbre par ses manuscrits, ses parchemins enluminés, le bréviaire de St-Louis, les lettres d'a- mour d'Henri IV à Gabrielle d'Estrées. Au « coin des poètes » se trouve la collection la plus complète de poètes qui soit connue. Les successeurs de Charles Nodier, Henri de Bor- nier et José de Héredia, ont quitté ce premier étage, envahi par les livres, et furent logés au-dessus. Henri de Bornier monta allègrement à ce second Henri de Bornier 213

étage, pour y prendre son poste de bibliothécaire. C'était le pain assuré, sinon le succès, pour cet amant de la poésie épique qui n'était encore aux yeux de beaucoup de gens, vers la fin de l'Empire, qu'un bibliothécaire éclairé, un rimailleur heureux, voué au lyrisme officiel. Chantre de Musset, de Ponsard, de Mistral et de l'inauguration du canal de Suez, il se montrait accessible aux débutants dans la carrière des lettres et voulut bien nous accueillir. Sous la Commune, le courage et le sang-froid d'Henri de Bornier sauvèrent la bibliothèque de l'Arsenal ; mais cet acte d'incivisme faillit le perdre. Son nom fut porté sur la liste des otages avec cette périlleuse annotation : « Aristo ; possède une sus- pension dans sa salle à manger, » Cette suspension qui marquait assez dans quel scandaleux bien-être vivait ce jouisseur se trouvait à point pour emporter, sans phrases, la condamna- tion du poète. Si les Communards avaient pu prévoir que cet écrivailleur aurait un jour une voiture, qu'il appelle- rait ses chevaux Roland et Mahomet, comme le rapporte le spirituel et fin narrateur qu'est Adolphe Brisson, et qu'il finirait, après avoir hérité d'une terre à son nom, près de Lunel, par en reconstituer le vignoble avec le produit de la vente d'un seul de 214 La cour et la société du Second Empire ses livres : La fille de Roland, c'en était fait, avant l'entrée libératrice des Versaillais, de la bibliothèque de l'Arsenal. Rendu à ses travaux après ces journées de flam- mes et de sang, Henri de Bornier n'eut plus à rece- voir, chez le concierge de l'Odéon, de lointains nu- méros d'ordre pour les oeuvres qui allaient consacrer son génie de poète dramatique, et dont la grandeur morale des sentiments qu'elles expriment fait la beauté.

C'est l'esprit de sacrifice ; c'est l'immolation au devoir des penchants naturels de l'homme ; c'est l'amour divin, la bravoure, la droiture et la fidélité que chante Henri de Bornier dans la Fille de Roland et France d'abord. CHAPITRE XXV

LES DEUX DUMAS.

Plus épris de fine analyse que de sentiments che- valeresques et de temps légendaires ; très moderne, tout à fait dans le train, Dumas fils écrivait des livres et des pièces de théâtre que n'animait pas le souffle héroïque de Henri de Bornier. Psychologue mondain, fouilleur de caractères, et les fouillant jusqu'à la cruauté, Alexandre Dumas allait plus volontiers aux thèses aventureuses, aux solutions compliquées qu'aux entreprises extraordi- naires, aux dévouements d'un autre âge. Il était parti pour la renommée avec des oeuvres de sentiment et de passion, marquées bientôt par des études de moeurs assez hardies. La Dame aux camélias fut même proscrite comme immorale. Il parlait en souriant de cette sévérité du Second Empire, qui ne fut pour rien dans la transformation d'un esprit en progrès, sollicité maintenant par les questions sociales. 216 La cour et la société du Second Empire Le Fils naturel avait été comme sa première étape dans cette voie. Il s'y était engagé toujours davan- tage, arrivé à cette conception plus idéale qu'abso- lue de l'art dramatique, que le théâtre peut et doit être un enseignement pour la foule. On le rencontrait peu dans le monde, mais assez souvent à l'ambassade d'Autriche, où Mme de Metter- nich aimait à le voir venir avec son père et sa soeur, Marie-Alexandre Dumas, une femme de lettres très appréciée. La présence de cette famille aux jeudis de l'am- bassadrice réjouissait tout le monde. On se disait : Les Dumas sont là. Le père, avec son visage riant, sa tête crépue, sa haute taille, ses épaules d'athlète. Le fils, athlète aussi, mais avec distinction, plus soigné que l'autre, plus réservé, moins en dehors, moins débordant. Sa tête pensive, intelligente, émer- geait sous les lustres. Il observait, avec une pointe de scepticisme, l'air détaché, revenu de tout, des au- tres et de lui-même; cordial par éclairs, assez cru dans ses confidences et donnant sans beaucoup de

conviction les conseils qu'on lui demandait ; vraiment drôle enfin à propos de l'aptitude au travail qu'on lui avait contestée dans les commencements. « Onne me croyait pas, disait-il, la même facilité que mon père. On m'appelait « un constipé des lettres. » Les deux Dumas 217

En aucun temps, on ne put dire cela de son père, dont la tendance fut plutôt d'abuser des dons reçus et que Michelet considérait comme une des forces de la nature, se renouvelant sans cesse. Prodigue de tout, de son talent comme de sa bourse, ce narrateur inépuisable,ce dramaturge puis- sant, qui avait sauté d'un bond dans la célébrité en donnant Henri III, ne devait pas laisser après lui moins de deux cents volumes. Mettant l'histoire de France en épopées, en mélo- drames, les amusements littéraires nés de l'imagina- tion, mais aussi de la mémoire du « bon géant, » comme on l'appelait, n'ont pas été sans donner au peuple français quelques notions du passé. Il est clair que ces notions, enjolivées ou fantai- sistes, sont quelque peu vagues dans l'esprit popu- laire, où se sont fixées néanmoins, ensuite des créa- tions de Dumas père, des opinions arrêtées sur certains rois de France, leurs ministres et leurs femmes. Très vivant, très à l'aise dans le milieu brillant de l'ambassade d'Autriche, il s'y dépensait volontiers, poussé d'une main légère par la princesse de Metter- nich, que nous avions entendue dire à Mme de Pour- talès : « Restez, nous ferons aller le père Dumas. » Et il allait, très entraîné, conteur extraordinaire, s'épanouissant en souvenirs, en anecdotes, faisant 218 La cour et la société du Second Empire scintiller sa verve et son esprit, ainsi que l'historio- graphe d'Artagnan avait fait flamboyer, dans les Trois Mousquetaires, l'épée de son héros. On subissait le charme, en même temps que la force, de ce laborieux, de cet infatigable, dont la ca- pacité, la facilité de travail sont restées légendaires. Il « allait » aussi, même assez fort, comme écrivain et comme homme, dans l'exposition d'un « moi » naïvement dominateur, bien que généreux, très bon. S'il écrivait en collaboration, les autres ne comp- taient guère. Un talent, même remarquable, ne pou- vait être que négligeable à côté du sien et ne le dé- tournait pas de son immodestie rieuse et bon enfant. Aucune exhibition personnelle ne lui était déplai- sante, et il nous souvient de celle qui se fit, en 1860, aux vitrines des passages et du boulevard, sous forme d'une photographie un peu aventureuse. Dumas père s'y montrait, jovialement heureux, avec, sur ses genoux, la belle Ada Mecken, qui jouait alors dans les Pirates de la Savane. Plusieurs achetaient cela avec entrain, amusés d'une gauloiserie par laquelle s'affirmait l'impétueux tempérament du romancier. .D'autres, trouvant que c'était fâcheux et qu'il y avait là un regrettable abus de popularité, se deman- daient ce que Dumas fils en pensait. Les deux Dumas 219

On le sut. L'auteur de Diane de Lys et de la Dame aux ca- mélias ne chercha pas à cacher son chagrin. En regardant Dumas père, en l'écoutant parler, nous nous souvenions qu'à notre premier séjour à Paris, en 1853, il était passé à Bruxelles ensuite des nécessités d'un concordat à établir avec ses créan- ciers à cause de l'insuccès du Théâtre Historique dont il avait fait l'entreprise. S'y rencontrant avec Victor Hugo, exilé par l'Empire, il trouva bien de se poser lui-même en proscrit aux côtés du grand poète. Cela ne durera pas, disaient plusieurs de ses lec- teurs. Il a mis trop de seigneurs dans ses livres pour dédaigner les grands. Paris le reverra bientôt. 11 a l'âme républicaine, bien qu'ancien expédition- naire dans les bureaux du duc d'Orléans, repre- naient ceux qui prétendaient le connaître ; et s'il ren- tre à Paris, César ne le verra pas. C'est une âme essentiellement parisienne, et non impérialiste, qu'affirma, dès son retour à Paris, le brillant publiciste, en donnant dans la Presse, d'Emile de Girardin, des mémoires qui entraînèrent des ennuis pour le patron, et pour lui-même la résolu- tion de fonder un journal quotidien dans lequel il écrirait sans contrôle tout ce qui lui plairait. Ce journal fut le premier en France composé de matières exclusivement littéraires. 220 La cour et la société du Second Empire Le succès du Mousquetaire répondit à la confiance d'Alexandre Dumas, qui se fit, sans témérité politi- que, amuseur général et laissa de côté les doctrines qui l'eussent fait interdire. Ces doctrines périlleuses auraient d'ailleurs pris de

la place ; et il en fallait beaucoup pour les propres

affaires d'Alexandre Dumas ; ce journal étant un peu un autel élevé à sa propre gloire. C'est Philibert Audebrand, un de ses plus intelli- gents rédacteurs avec Alfred Asseline, qui le remar- que malicieusement. ils furent nombreux et renommés, ou en train de le devenir, les collaborateurs passagers du Mousque- taire. Méry, Emile Deschamps, Gérard de Nerval, la comtesse Dasch, Henri Murger, Roger de Beauvoir, Théodore de Banville, Aurélien Scholl, ont écrit dans le périodique d'Alexandre Dumas, ou ne firent que passer dans ses bureaux. Prosateurs et poètes, critiques et chroniqueurs étaient accourus à ce que Philibert Audebrand appelle le premier coup de tambour. On vit venir aussi Henri Rochefort. Maigre, pâlot, très timide, il apportait au journal quelques idylles en prose dans lesquelles ne se dé- couvraient pas encore le polémiste mordant, le pam- phlétaire redouté qu'il allait devenir. Les deux Dumas 221

Il ne se voyait pas lui-même à ce moment-là mon- trant dans sa Lanterne, au cours de la guerre d'Ita- lie, l'impératrice-régente présidant le Conseil des ministres « du haut de ses faux cheveux. » Il devait y montrer encore beaucoup d'autres choses. Des choses qui lui valurent, en 1868, une condam- nation à cinq ans de prison et à la privation de ses droits politiques. On sait que la Chambre valida quand même son élection comme député. Nous le retrouverons, vers la fin du règne, atteint par un nouveau jugement et conduit en prison, mal- gré sa situation parlementaire, après une séance orageuse à la Chambre. Dumas fils, occupé de ses oeuvres à lui, ne s'était pas beaucoup soucié du journal de son père, n'y avait écrit qu'une ou deux fois ; absorbé bientôt par les problèmes, souvent audacieux, qu'il lui plaisait de poser et de résoudre au théâtre ; puis par l'étude de la femme à laquelle il se voua. Etude consolante, quelquefois, mais en général sceptique et désillu- sionnée. Ce qu'il semblait goûter le plus dans le milieu intelligent et mondain formé autour de Mme de Met- ternich, c'était précisément de pouvoir y poursuivre son travail, en écoutant, en observant. 222 La cour et la société du Second Empire D'allure aristocratique, assez intimidant, Dumas fils avait le port hautain, le regard clair, pénétrant, la bouche surmontée d'une moustache qu'il savait mieux que personne n'être pas la première mousta- che venue. C'était une nature à part, au physique et au mo- ral, qu'on sentait supérieure, mais trop ironiste pour être attirante. Nous lui voulions du bien quand même, — ce qui devait évidemment ajouter à la gloire de cet illus- tre ouvrier des lettres, resté laborieux dans le suc- cès, — parce que, de la hauteur où son talent l'avait placé, il condescendait à jeter un coup d'oeilpas trop méprisant sur d'infimes écrivailleurs. Ne nous avait-il pas dit à propos des dons char- meurs de Marie-Antoinette sur le trône et de sa fer- meté d'âme dans le malheur : « Votre histoire est celle d'une femme qui a été un homme. » Ce fut une des nombreuses aptitudes de Dumas fils de savoir mettre en deux lignes, d'un trait de plume, autant de grâce que d'esprit. Il est resté, ce petit mot à Desclée, la séduisante artiste dont on n'avait pas de nouvelles : « Si vous êtes morte, dites-le. Avec une voix comme la vôtre, le dernier soupir sera charmant. » CHAPITRE XXVI

GUIZOT. — PEÉVOST-PAEADOL.

Sans parler de brillants intellectuels comme M. de Falloux et le duc de Broglie, que les exilés de

Frohsdorf et de Glaremont savaient à eux ; des ora- teurs, des hommes d'Etat, aussi fidèles que les pre- miers au comte de Ghambord et aux princes d'Or- léans, persistaient dans leur opposition à l'Empire. Berryer, en d'autres temps, avait pris la défense du prisonnier de Ham, puis voté pour lui à l'élection présidentielle ; mais il fut le seul à s'affranchir de la visite officielle qu'il était d'usage, pour les académi- ciens, de faire au palais des Tuileries à leur nomi- nation. S'étant fait excuser par Mocquard, chef du cabinet de l'empereur, Berryer en reçut ces lignes : « De la hauteur où elle est placée, Sa Majesté n'aurait vu dans l'élu de l'Académie que l'orateur et l'écrivain ; dans l'adversaire d'aujourd'hui que le dé- fenseur d'autrefois. » L'usage pour le nouvel élu de se faire présenter au 224 La cour et la société du Second Empire souverain par le directeur de l'Académie, puis de lui faire hommage de sa harangue, mettait le récipien- daire et son introducteur dans une situation délicate, mais que l'empereur, avec beaucoup de naturel et de tact, savait éviter de laisser embarrassante. Ignorant l'adversaire, ne connaissant que son mé- rite, il l'indiquait avec une affabilité dont les plus intransigeants ne pouvaient que se louer. MM. de Bro- glie et de Falloux n'ont pas caché l'impression favo- rable qu'ils remportaient de cette entrevue.

« On se sépara content, » écrivait Guizot à sa famille. Si content même que l'ancien ministre du roi Louis-Philippe sollicita et obtint de nouvelles au- diences aux fins d'entretenir l'empereur des difficul- tés survenues entre le gouvernement et les églises protestantes de France. Ces Eglises étaient restées un des plus vifs intérêts de cet homme d'Etat, amené par les vicissitudes politiques, les désillusions, les deuils, à se détacher de beaucoup de choses. Veuf de sa première femme, pleurant encore la mort d'un fils, il avait perdu, en 1856, la princesse de Lieven, à laquelle une affection fondée sur des découragements, des épreuves réciproques, le liait étroitement. Cette idylle avait mis dans son âme quelque apai- sement. Guizot 225

Pas si éthérée que cela, a dit Chateaubriand, qui ne voyait pas, lui, comme Talleyrand, dans la puis- sance et l'ardeur de ce sentiment, le caractère d'une simple et fidèle amitié. Il y trouve, au contraire, tous les symptômes d'un amour passionné et montre sans discrétion le « doctrinaire grave tombé aux pieds d'Omphale. » Talleyrand et Chateaubriand ont laissé l'un et l'autre sur ce point discuté des disciples convaincus. Ceux qui ont découvert l'amour au fond de la relation qui fait entrer de pair dans l'histoire con- temporaine Guizot et la princesse de Lieven, citent quelques fragments de leur correspondance. « Mon coeur, écrit l'homme d'Etat, est infiniment plus riche que mon langage, et mes émotions en pensant à vous infiniment plus nouvelles, plus inouïes que mes paro- les. Laissez ce papier et entrez dans mon coeur. Lisez ce que je ne vous écris pas. Entendez ce que je ne vous ai jamais dit. » En 1856, se sentant mourir et ne pouvant plus Mme parler, de Lieven trace au crayon ces mots : «: Merci, pour vingt années d'affection et de bon- heur. » Alors, pourquoi ne s'être pas mariés puisqu'ils étaient libres ? Parce que, a-t-on dit, Guizot ne se souciait pas d'un mariage morganatique, et que, d'autre part,

15 226 La cour et la société du Second Empire Mme de Lieven ne voulait perdre ni son nom ni son titre. D'autres fragments de cette correspondance éta- blissent aux yeux de plusieurs qu'il n'y eut là qu'une noble et belle amitié. « Il faut renoncer à voir, écrit Guizot à la prin- cesse. Il faut renoncer à comprendre. Il faut croire en Dieu. — Depuis que j'ai jeté à ses pieds toutes les prétentions de mon intelligence, et même les ambi- tions prématurées de mon âme, j'avance en paix, quoique dans la nuit. — Que je voudrais vous don- ner la même sécurité ! » Le salon de Mme de Lieven, ouvert à la politique et à l'information, fut peut-être le salon le mieux renseigné de Paris sous Louis-Philippe, sous la se- conde République et aux premières années de l'Em- pire. Mmo de Lieven y tenait d'autant plus que, née Russe, elle faisait part de ce qu'elle apprenait aux souverains de Russie. Paris lui en savait gré parce qu'elle agissait dans un esprit français et que, après avoir préconisé sous Louis-Philippe l'alliance anglo-française, elle soi- gnait, d'accord avec Morny, l'alliance franco-russe sous Napoléon III. Son influence était reconnue au point que Morny recommanda à celle qu'il savait être secrètement fiancée à l'empereur, d'aller faire une visite à Mme de Prévost-Paradol 227

Lieven, lui assurant que personne ne pourrait mieux que la princesse disposer en sa faveur les cours euro- péennes. La future souveraine s'y prêta volontiers et se rappelle encore s'être trouvée en présence d'une « grande vieille femme, maigre, sèche et dure. » Le duc de Broglie était présent et comprit aux révérences multipliées de Mme de Lieven, bientôt assise sur une chaise basse pendant que sa visiteuse occupait le sopha, les grandeurs auxquelles était destinée la charmante Espagnole. Assidu dans ce salon, où il tint la première place, Guizot s'était abstenu de se présenter aux Tuileries ; et ce ne fut pas sans refouler de chers et douloureux souvenirs que l'ancien ministre du roi Louis-Philippe rentra dans ce palais. C'était à l'occasion de la mémorable présentation d'un nouvel académicien, Prévost-Paradol, alors rédacteur au Journal des Débats et au Courrier du Dimanche. Ecrivain subtil et souple, énergique et mordant, expert à manier l'aiguillon, incomparable pour les coups d'épingle, Prévost-Paradol, auquel l'Académie venait d'ouvrir ses portes, ne pressentait guère à ce moment-là que le journalisme, les diatribes de presse, les palmes académiques, le laisseraient fatigué sans l'avoir satisfait. 228 La cour et la société du Second Empire Il n'avait pas encore découvert, comme il le fit plus tard, « que s'il restait l'ennemi du système, il ne l'était pas de la dynastie. » Habile à barbeler ses flèches, rude aussi jusqu'à la violence dans ses attaques contre un « régime de banqueroute et de piraterie, » il en était à reprocher à la France les indignes amours qui la tenaient pour le tyran, quand il .fut appelé à occuper à l'Aca- démie le fauteuil d'Ampère. L'empereur venait précisément d'écrire sa Vie de César, un livre élogieux, mais réfléchi, bien observé, empreint de conscience et de recherches approfon- dies. Ampère s'était aussi occupé de César, et Pré- vost-Paradol vit là le motif et l'occasion d'une de ces belles égratignures, finement détournées, dont il avait le secret. Il saurait ainsi rendre désagréable un discours qu'il ne pouvait décemment faire agressif. Dans ce discours, attendu avec autant d'impa- tience que de curiosité, et que le nouvel élu devait offrir au souverain après l'audience, Prévost-Paradol louait Ampère d'avoir eu l'âme trop haute et l'esprit trop droit pour soutenir la cause de César contre Pompée. C'était rappeler au souverain français qu'en fai- sant autrement et en soutenant cette cause, il n'avait ni le caractère ni l'âme d'Ampère. Prévost-Paradol 229

L'hommage aux Tuileries d'une critique faite en ces termes n'avait rien de banal, et Prévost-Paradol s'en promit quelque plaisir ; assez surpris d'ailleurs de trouver un homme d'esprit sous l'enveloppe de Tibère. Napoléon III accueillit, le sourire aux lèvres, le jeune homme que Guizot lui présentait.

oc Je regrette, lui dit-il, qu'un écrivain aussi distin- gué ne soit pas de nos amis. » « Je le regrette aussi, » répondit Paradol. « Vous n'êtes pas de mon avis sur César, reprit l'empereur, au moins dans votre discours ; mais nos opinions se rapprochent davantage dans votre his- toire universelle, » Surpris, embarrassé, Paradol resta muet, ne se souvenant pas sans doute aussi bien que le souve- rain de ce qu'il avait dit dans son livre « du grand génie de César et des desseins sublimes qui remplis- saient sa pensée pendant qu'autour de lui on com- plotait sa mort. » Guizot eût bien voulu repêcher son néophyte, mais l'empereur, se tournant vers lui, l'entretint de sa santé, de ses travaux, de son beau langage, des trop courtes apparitions qu'il faisait à Paris et mit fin à une audience dont le dramatique épilogue fut le sui- cide, en 1870, de Prévost-Paradol, le brillant polé- miste qui, refusant de s'incliner devant la force, 230 La cour et la société du Second Empire avait porté au régime impérial les coups à la fois les plus charmants et les plus sûrs. Les flèches enjolivées de faveurs, les jolies mor- sures, même celles qui enlèvent le morceau, étaient venues du prochain ambassadeur en Amérique de Napoléon III. CHAPITRE XXVII

GEORGES SAND. — GUSTAVE FLAUBERT. GUY DE MAUPASSANT. — ZOLA. Georges Sand ne s'était pas montrée, à l'avène- ment de l'Empire, moins bonne opposante que Pré- vost-Paradol, bien qu'il lui arrivât de regarder de temps à autre du côté des Tuileries, d'y chercher la souveraine et de s'adresser à elle par l'entremise du secrétaire de ses commandements, Damas-Hinard. C'était, il est vrai, en solliciteuse désintéressée de grâces et de secours. La remarquable bibliothèque de M. de Lovenjoul, où les maîtres en littérature ont chacun leur casier, garde plusieurs lettres reconnaissantes à l'adresse de l'impératrice Eugénie « toujours si bonne, » écrit Georges Sand. Son libéralisme, encore palpitant du souffle de la grande Révolution, exalté par celle du 24 février 1848, a cruellement souffert des troubles civils qui l'ont suivie et des journées de juin. Le choc reçu au coup d'Etat du Deux-Décembre 1851 n'a pas été moins douloureux. 232 La cour et la société du Second Empire

Elle correspond avec Barbes, écrit à Mazzini, sou- rit aux étudiants qui veulent la porter en triomphe après la représentation, à l'Odéon, du Marquis de Villemer, au cri de « Vive le Libéralisme; » mais ne se croit pas tenue pour cela à s'abstenir de toute dé- marche aux Tuileries, si elle espère par ce moyen aider ou sauver quelqu'un. Son besoin d'être utile prime alors son peu de goût pour l'autoritarisme,

car sa bonté absorbe tout ; elle donnera jusqu'à l'im- prévoyance. L'oeuvre sociale et littéraire de Georges Sand lui avait rapporté près de deux millions, mais la joie qu'elle éprouve à en faire part ne lui a laissé qu'une réserve de vingt mille francs, a Ne le dites pas, écrit- elle à Ulbach. On me les prendrait. » Les Berrichons, sur lesquels elle règne par son désintéressement, l'appelaient la « Bonne dame de Nohant. » C'est de Nohant que s'étend une renommée dont elle ne s'enorgueillit pas. C'est là qu'elle aura son tombeau, après y avoir vécu d'un labeur qui ne souffre jamais de sa prodi- gieuse facilité. Son cabinet de travail ouvre sur cette campagne du Berry qui la met en communication constante avec la nature. Le sentiment qu'elle en a, les descriptions qu'elle en donne avec tant de saveur, de grâce et de simplicité, charment et pénètrent au Georges Sand 233 point qu'on a pu dire qu'elle a donné à la France ses Géorgiques. Amante de la nature, l'auteur de Jacques et de Lélia, d'indiana et de la Petite Fadette, a poussé dans sa vie privée l'amour du naturel un peu loin; se libérant avec désinvolture des entraves conjugales pour s'abandonner, dans une sorte de dévergondage, à la fougue de ses passions et courir, insatiable, à des aventures qui ont éloigné d'elle plus d'un lec- teur. Cela n'était pas pour refroidir l'enthousiasme des « Sandistes ; » les entraînements du coeur et des sens ne pouvant entamer, à leurs yeux, la supériorité de l'esprit, le génie de l'écrivain. On vient de reprendre tout cela avec un renou- veau d'entrain, une curiosité qui, pour quelques-uns, n'a rien de littéraire. On voulait des détails, Charles de Maurras les a donnés avec une sûreté d'informa- tions qui laisse le lecteur sous cette impression de l'écrivain que Georges Sand, faunesse bourgeoise, fut quelque chose comme un « beau monstre. » Charles de Maurras est un érudit, un psychologue, qui s'est fait explorateur dans le roman mélodrama- tique de Georges Sand et d'Alfred de Musset. Il ne néglige pas dans son livre : Les Amants de Venise, l'incident du docteur Pagello, pendant la grave ma- ladie du poète. Cet incident paraît avoir pour le 234 La cour et la société du Second empire public un intérêt plus sensationnel que l'aventure courue auparavant par Georges Sand avec Prosper

Mérimée ; un intellectuel aussi, mais qui aurait mené trop lestement, sans le moindre tumulte, une affaire de coeur que Georges Sand entendait conduire plus sérieusement. M. de Maurras est d'ailleurs un auteur trop cons- ciencieux pour ne pas s'arrêter dans son voyage d'exploration autour de la femme à ce que fut chez l'écrivain un talent doublé d'un coeur généreux. Le style épistolaire de Georges Sand n'est pas

moins attrayant que l'autre ; et ses lettres à Flau- bert, qu'elle appelle « son enfant, » qu'elle cherche à distraire des déconvenues inhérentes à la carrière des lettres, sont d'une tendresse persuasive. Flaubert, travailleur opiniâtre, le plus exact, le plus consciencieux peut-être des romanciers fran- çais, fut un peu disciple de Boileau par sa manière de comprendre le travail, auquel l'écrivain doit apporter un soin méticuleux. Le scrupule d'auteur a marqué son talent. Difficile à satisfaire,jamais content de lui, exigeant pour les autres, il réprouvait la moindre noncha- lance, ne se prêtait à aucune concession. Jusqu'à la fin, il aspira à faire mieux qu'il n'avait fait, et recula dans le genre descriptif les bornes de l'exactitude. « Mets-toi devant cette cheminée, disait-il à Guy Gustave Flaubert 235 de Maupassant, son élève d'affection, et décris-la-moi. Il faut que ta plume la décrive intégralement. Il faut qu'on sache qu'il s'agit de cette cheminée, et pas d'une autre. Craignant que la belle intelligence de Maupassant ne s'oblitérât en prenant son essor dans de hâtives manifestations, il lui recommandait expressément de dessiner, avant de peindre, et de n'écrire pour le public qu'à l'âge de trente ans. Convaincu qu'on ne décrit bien que ce qu'on a bien vu et qu'il faut penser avant de prendre la plume, Flaubert attachait plus de prix à la qualité du talent qu'à sa fécondité. Son admiration n'allait pas, avec celle de la foule, aux productions inces- santes, aux fournisseurs inépuisables de romans- feuilletons. On vit Xavier de Montépin en donner cent, exac- tement, et tirer une fortune de ses trois millions de lignes écrites. Moins heureux que lui, au point de vue financier, son confrère, Dubut de Laforest, trouva moyen de faire paraître dans sa Traite des Blanches, deux mille trois cents personnages ! Qu'on est faible et petit en regard de tels produc- teurs ! Près de mettre la main à notre quatorzième vo- lume d'histoire et de voyages, il nous a pris, bien 236 La cour et la société du Second Empire

que fugitive, cette pensée outrecuidante que nous avions fait pourtant quelque chose de notre vie.

naïve fatuité ! Ne suffit-il pas d'un coup d'oeil, même le plus dis- trait, jeté sur l'oeuvre de ces auteurs abondants et robustes, qui joignent à la capacité la facilité de tra- vail, pour s'apercevoir qu'on n'est soi-même qu'une

mazette ; une mazette, absolument. Flaubert, que sa conscience littéraire, la scrupu- leuse attention avec laquelle il surveillait un travail remis sans cesse sur le métier, autorisaient à ne pas avoir ce sentiment, n'attachait aucune importance au nombre des volumes publiés, n'en estimant que la valeur. Guy de Maupassant a suivi les conseils de Flau- bert, fut lui-même un maître dans l'art de décrire et prit d'assaut la renommée par son émouvante et dramatique histoire de Boule de suif, puis par son

oeuvre si remarquable : Plus fort que la mort. Si Flaubert demandait beaucoup à ses propres forces, il n'attendait pas moins de celles que peut donner au travailleur le concours de l'opinion. Cette opinion, il la juge froide à son égard, l'écrit à Georges Sand et n'est même pas loin de la trouver injuste au cours des publications qui vont de la Ten- tation de St-Antoine à Bouvard et Pécuchet; publica- tions dont il a été dit qu'elles montrent mieux encore Guy de Maupassant 237 que celles de Victor Hugo le tempérament spécial de la race française. Georges Sand répond gentiment à ses plaintes en l'assurant qu'elle se sent plus oubliée que lui. Aimable artifice que ni l'un ni l'autre n'ont dû prendre au sérieux. Flaubert n'eut pas toujours à se plaindre de ce calme de l'opinion, qui fut loin de se montrer indiffé- rente lors de sa merveilleuse peinture de Carthage dans Salambo et de la puissance civilisatrice des na- tions méditerranéennes. Plus agité encore fut le sentiment public à l'appa- rition de Madame Bovary. « Un chien de livre, » écrit délibérément, au mois de juin 1857, à M. Pis- catory, l'épistolaire Doudan ; révolté qu'un écrivain se croie obligé de montrer dans ses livres tout ce qui est dans la nature, « bien que tout y fût, » comme disait plaisamment Voltaire. Doudan ne voit dans Madame Bovary que « vile- nies réfléchies dans la malpropreté tranquille du ruisseau de la rue. — Et les jeunes trouvent cela beau ! » La police correctionnelle ne fut pas de l'avis des « jeunes » et releva en termes lapidairespar l'organe de M. Pinard, futur ministre de l'Intérieur, l'immo- ralité d'un livre qui scandalisait les sphères officielles et familiales. 238 La cour et la société du Second Empire

Dans ce livre, s'écria M. Pinard au cours de ce procès retentissant, une seule personne règne, la femme adultère, « Messaline a raison contre Juvé- nal. » Ce roman qui fit tant de bruit sous l'Empire, pré- curseur anodin pourtant d'autres livres plus osés, prépara les esprits en quelque sorte à l'observation minutieuse du naturalisme vécu, à la description pre- nante des appétits humains. Pour Flaubert, Jules de Goncourt, Zola, Alphonse Daudet, un auteur ne pouvait faire mieux que de mettre dans ses livres les tranches de la vie réelle. C'était déjà chez Flaubert et les Goncourt, mais appliqué avec quelque mesure, un principe dont Zola allait se faire l'intense incarnation. Dans ce groupe intéressant, délibérément auda- cieux, qui ne se constitua et ne fit alliance qu'au commencement de la troisième République, chacun de ces écrivains apportait son individualité, sa ma- nière, ses procédés, mais avec les mêmes tendances, le même but. On parlait un peu de tout et surtout du public, à propos duquel Flaubert reprenait ses plain- tes à Georges Sand. On le négligeait; ses oeuvres n'avaient pas le tirage de celles de ses confrères. Quelques joyeusetés, traversant ces doléances, se mêlaient à de fraternelles discussions, à d'amicales critiques, mais on revenait facilement aux déconve- Zola 239 nues qui découlent de la carrière des lettres, du culte de l'art et de la vérité. Jules de Goncourt, resté seul après la mort d'Ed- mond, ne taisait pas ses découragements, son amer- tume. Plus sombre encore, Zola se considérait comme un paria de l'opinion, prévoyait que jamais ne s'ac- complirait pour lui le rêve caressé d'être académi- cien. Je n'arriverai pas, disait-il, à être décoré. Son nom pourtant ne cessait de grandir ; mais il se voyait toujours luttant pour la vie, dans la gêne et l'isolement, pendant que le succès s'attachait aux pas des autres. Placé chez Hachette, Zola avait versifié à ses mo- ments perdus, puis écrit une comédie remarquée par

M. Hachette ; ce qui apporta d'heureux changements à cette situation. La notoriété ne vint toutefois qu'avec la collabo- ration de Zola aux journaux et la publication des Contes à Ninon et de la Confession de Claude, en 1864 et 1865. Tels furent les débuts de ce grand travailleur, ro- mancier d'une rare puissance, et qui a poursuivi dès lors avec suite et précision une oeuvre d'audacieuse et véhémente unité. Ecrite avec une froideur voulue d'aspirations et de sentiments, une imagination sans idéal, le sens des- 240 La cour et la société dît Second Empire criptif, le goût et la science des détails périlleux, cette oeuvre est encore âprement discutée, honnie sans relâche, louée sans mesure, d'autant plus lue en France qu'elle y soulevait de colères, d'autant plus répandue à l'étranger qu'elle y suscitait de procès. C'est une oeuvre humaine, a-t-on dit, une oeuvre de vérité, en ce que, si elle peint le mal social, les pen- chants mauvais, les passions dégradantes, c'est avec une vigueur qui en fait sentir la misère et le danger. Si elle étale le vice sous toutes ses formes, jusque dans ses manifestations bestiales, ce n'est pas pour le rendre attractif, mais pour le combattre. Si enfin elle remue de la fange, c'est pour la montrer laide. Est-ce bien sûr ? Il eût été malaisé d'abord de la montrer jolie. Et puis, s'il arrive de lire, sans les rechercher, cer- taines choses dites avec une crudité étrange, il est arrivé aussi à des légions de lecteurs de s'en amuser, d'en rire, et d'y trouver bientôt quelque satisfaction. Zola, lui-même, physiologiste et psychologue, n'é- prouvait-il pas une joie secrète, et souvent évidente, à écrire comme il l'a fait ? « Il aime cela, nous disait Henry Gréville. Voyez ses mains; ce sont des mains d'évêque. » Toutes réserves faites sur ce que peuvent signifier pour Henry Gréville des mains épiscopales, le pen- chant de Zola pour les peintures excitantes ressort, Zola 241 palpable, d'une oeuvre qui a soulevé des clameurs indignées et des cris d'enthousiasme. Les passions s'exaspérèrent. On s'est jeté sur Zola pour le flétrir pendant qu'on l'exaltait. On le montra pervertissant les moeurs ; on le proclama citoyen du monde. Ses livres, recommandés par les uns comme d'uti- les préservatifs, signalés par les autres comme mal- sains et démoralisants, firent encore plus de bruit sous la République que sous l'Empire, dont Zola a dit avec complaisance la puissance de l'argent, la folle imprévoyance, les assouvissements, les humi- liantes défaites.

16 CHAPITRE XXVIII

BALZAC. — LUDOVIC HALÉVY. — HORTENSE SCHNEIDER. — HECTOR CRÉMIEUX.

Zola, ainsi que Flaubert, ce chef gaulois du réa- lisme dans le roman, ont évidemment procédé de Balzac, de son intellectualité, de sa littérature. Il fut un peu leur père, ce naturaliste en lettres dont le cerveau puissant, — laboratoire d'idées mises en action, — a comme disséqué tous les milieux sociaux. Son génie novateur, fouillant Paris, péné- trant dans les bouges et les palais, dans les pensions bourgeoises, chez les concierges, a laissé une oeuvre peut-être un peu inégale, mais d'une grande valeur documentaire, imprégnée de force et de virilité dans l'observation la plus fine et la plus soutenue. Conteur extraordinaire, véritable artiste dans l'art de la fiction, l'auteur de la Comédie humaine, des Scènes de la vie de Paris et de celles de la province, n'eut rien dans ses livres de lyrique et de senti- mental. Il n'en alla pas tout à fait de même dans sa vie à Balzac 243 lui ; vie de soucis matériels et de labeur pressant, dans laquelle vint faire irruption un amour exalté. Balzac avait rencontré à Neuchâtel la belle com- tesse de Hanska, qui voyageait en Suisse avec sa fille et son mari. C'est dans cette ville que le coeur prit sa revanche sur l'esprit de ce satyrique. Mme de Hanska se défendit mal elle-même d'un sentiment qu!elle partageait, mais en gardant le res- pect du vieillard maladif dont elle portait le nom. Elle engage son avenir, quand cet avenir sera libre. « J'ai promis d'attendre, » écrit Balzac à sa soeur en lui mandant les beautés du Val-de-Travers et son ravissement du lac de Bienne. On se reverra à Genève, où Mme de Hanska décou-. vre qu'elle a un traitement à suivre. Il faut de l'argent pour aller de Paris à Genève, ce qui prenait alors trois jours et demi ; Balzac travaille dans ce but dix-sept heures par jour et l'écrit à son amie sans beaucoup de guirlandes : « Je vends quelques années de ma vie pour aller à toi. " Les fonds se trouvent, Balzac part et rejoint Mme de Hanska sur les bords du Léman, à la villa Dio- dati, en vue des sommets bleuâtres du Jura et des voiles qui se penchent sur le flot. Balzac fait là « le plus beau rêve de sa jeunesse. " 244 La cour et la société du Second Empire On se promet une dernière fois, sur le chemin de Ferney de s'aimer d'un légitime amour. Balzac devait y revenir seul, après seize ans d'at- tente, de luttes et de mélancolique correspondance. « En revoyant ce lac, a-t-il écrit, en me retrouvant dans ces lieux où j'ai su conquérir une amitié qui m'est si douce, j'ai été enveloppé d'une atmosphère délicieuse qui a jeté du baume sur mes plaies sai- gnantes. » Ces retours attendris, ces poétiques tristesses ne ramenèrent pas à la bienveillance l'humeur de Bal- zac, qui fut un diseur un peu âpre de vérités comi- ques. Il était préférable de ne pas s'exposer à tom- ber sous sa patte ; ce que ne purent éviter les plus illustres d'entre ses contemporains ; Jules Janin, en- tre autres, Buloz, directeur de la Revue des Deux- Mondes, Sainte-Beuve, que Balzac trouva juste et drôle d'appeler " Sainte-Bévue. » Lamartine attrapa ce mot, au sujet d'une de ses Harmonies : « L'art de pleurer en beaux vers. Su- blime pour le commerce des mouchoirs de poche. » En politique, Balzac fut un réactionnaire endurci, sans considération pour les conquêtes du suffrage universel et l'avenir de la démocratie. Il en était resté au temps de Charles X, dont la chute désé- quilibra momentanément son tempérament de roya- liste. Balzac 245

Fidèle aux Bourbons de la branche aînée, il se rattrapa de leur exil sur ceux de la branche cadette et s'offrit libéralement dans sa Physiologie de la Poire, la tête de Louis-Philippe, « roi des barricades. » Une pluie de brocards, abondante, établie, s'abat- tit sur la nouvelle cour; Balzac tenant une plume que Charles Philippon souligna bientôt de son crayon de caricaturiste. Un crayon qui montra leur voie non seulement à Gham, à Grévin, à Gavarni, mais à Gus- tave Doré. La seconde République ne trouva pas Balzac moins intransigeant que la royauté de juillet. Il disait d'un air capable, avec une conviction tranquille : « J'ai des motifs sérieux de croire qu'Henri V sera bientôt roi de France. » Monarchiste d'instinct, avec le goût du pouvoir, les aspirations d'un homme de gouvernement, il se montra moins affirmatif, peut-être aussi moins mé- prisant sous le Second Empire, autoritaire et person- nel à ses débuts. Elles furent aussi moins dures pour lui, aux pre- mières années du règne de Napoléon III, ces peines d'argent dont les livres de Balzac rendent l'acuité si palpable. Le grand romancier les avait d'ailleurs tra- versées avec l'énergie d'un homme d'action et il con- tinuait la magistrale évocation de ses types d'huma- nité quand la mort vint, le prendre. 246 La cour et la société du Second Empire Elle ne le surprit ni dans sa fermeté de caractère ni dans son humeur d'ironiste. a Je meurs, disait-il, des cinquante mille tasses de café que j'ai absorbées. » C'est en lisant Balzac que l'idée vint à Ludovic Halévy de transporter à la scène les types de poli- ciers mis en mouvement dans le petit chef-d'oeuvre d'observation, de fantaisie spirituelle et de fine rail- lerie qui a nom : Tricoche et Cacolet; une inénarra- ble agence de renseignements, écrite en collabora- tion avec Meilhac, à la fin de l'Empire, mais qui ne put être jouée qu'après l'Année terrible. Qu'il était loin de pareils événements le temps où l'inépuisable inspiration d'Offenbach mettait en mu- sique ce que lui proposait la verve comique d'Hec- tor Grémieux, de Meilhac et Halévy, créateurs sous l'Empire d'un genre auquel ils ont donné sa for- mule. Ils sont encore aujourd'hui pleins de jeunesse ces livrets de pimpantes opérettes. Elles ont gardé leur fraîcheur, leur attrait, les mélodieuses bouffonneries d'un maître qui n'est plus et pourtant vit encore. On sait qu'avant d'écrire de jolis livres et de faire du théâtre avec Meilhac, Ludovic Halévy, entré dans l'administration, avait paperasse, de 1852 à 1858, au ministère d'Etat puis à celui d'Algérie ; écrivant entre- temps de petites pièces jouées ici et là. Il paperas- Ludovic Halévy 247 sait encore quand son scénario d'Orphée aux Enfers, — livret d'une partition qu'on reprend toujours, — tomba sous la main d'Offenbach. Ludovic Halévy avait trouvé sa voie et n'eut pas à regretter d'avoir quitté les bureaux ministériels pour une carrière qui lui donna toutes les satisfac- tions. Il l'a dit lui-même, n'attribuant son succès du- rable « qu'à une chance extraordinaire. Tout ce que j'ai entrepris a réussi. » Il y eut pourtant, en 1858, à l'apparition d'Orphée aux Enfers, comme en 1863, à celle de la Belle Hélène, des menaces, des anathèmes, des gens scan- dalisés. Ce qu'Auguste Vitu, parlant d'Orphée, nomma une fresque ironique, qui est pour tous l'enchante- ment des oreilles et le plaisir des yeux, fut signalé comme un outrage à l'Olympe. Les fervents de la mythologie, les amants de l'antiquité classique s'in- surgèrent contre la bande Crémieux, Meilhac et

Halévy ; ces auteurs dramatiques qui n'ont le res- pect de rien, tutoient les déesses, parodient Jupiter en de fâcheux calembours, une fantaisie risquée. Offenbach, leur complice par ses accompagnements, n'a-t-il pas poussé l'outrecuidance jusqu'à se moquer de Gluck ! Mais les dieux se vengeraient. Léo Lespès en appela à leur colère : « Les dieux immortels, pour la seconde fois, ont été insultés. Ils se vengeront, cette fois, en faisant 248 La cour et la société du Second Empire

tomber la pièce et en brisant l'avenir dramatique de ces auteurs sacrilèges. »

Ce voeu de Léo Lespès ne fut pas entendu ; et Lu- dovic Halévy resta cet-homme heureux qui a mis dans ses livres, comme dans ses livrets d'opérette, quelque chose de sa grâce et de sa gaieté. Sans être aussi satyrique que Meilhac et Halévy, Hector Crémieux, doucement railleur, mettait en scène les côtés burlesques, les petits ridicules de la vie élégante facile et de ce temps-là ; y allant de ses mots ingénieux et de nombreux calembours dont il était difficile aux pouvoirs publics, à l'armée, à la magistrature, à la petite bourgeoisie, de ne pas rire, même en se sentant touchés. Napoléon III ne s'était-il pas amusé des plans stra- tégiques du général Boum et du sérieux avec lequel Mésatromba recommandait à ses agents de « prépa- rer le peuple à lui faire une ovation spontanée ? » Les amis de l'Empire s'en prévalaient, faisant remarquer la tolérance avec laquelle le souverain tirait alors le bout de sa moustache. Les irréconciliables, saisissant l'occasion de faire acte de civisme, soulignaient de leurs bravos les pas- sages intéressants. Voyez, disait-on, les bons effets d'une opérette spi- rituellement tournée. On y chante ce qu'on ne peut pas dire. La censure, désarmée par tant de finesse Hector Crémieux 249 de touche, laisse passer des choses que les ciseaux couperaient dans un journal. C'était le temps où les Parisiens, s'embarquant en pleine opérette, suivaient un petit cours de mytho- logie, de géographie, d'histoire et même de stra- tégie. On apprenait cela très facilement avec l'ensorce- lante Hortense Schneider, accompagnée de ce qu'on appelle aujourd'hui, assez négligemment, les « flon- flons d'Offenbach. » Mais que de grâce dans ces flonflons ! Que d'originalité, d'esprit, même de science, — bien qu'il n'y paraisse pas, — dans les inspirations de ce maître charmant ! Que de choses enlevantes ou délicates ! Que d'exquises mélodies ! Dans la Vie parisienne, c'est comme un emporte- ment de confiance et de joie, auquel Paris se laisse aller à la veille de Sadowa. Entendre Hortense Schneider dans la Grande-du- chesse de Gêrolstein était devenu, en province et à l'étranger, une attraction hypnotisante. On n'a pas oublié le télégramme d'Alexandre II, dès la frontière franchie, aux fins de lui retenir, pour le soir même de son arrivée, une loge aux Variétés. Bismarck, Moltke lui-même, ne se montrèrent pas moins pressés que le tsar d'en avoir une et la de- mandèrent à Stoffel, attaché militaire français à Berlin, et dont les remarquables rapports sur la ma- 250 La cour et la société du Second Empire chine de guerre, formidablement outillée, qui se pré- parait en Prusse, ne furent pas assez écoutés. Stoffel, attaché à la suite du roi Guillaume lors de sa visite à l'Exposition de 1867, obtint la loge de- mandée et accompagna les deux hôtes de Napo- léon III. Bismarck, jovial et bon garçon, ne quittait pas des yeux la « grande duchesse, » très amusé de l'origi- nale façon dont Hortense Schneider a blaguait » les petites cours allemandes. « C'est tout à fait ça, » disait-il en se retournant vers Moltke qui s'était placé derrière, à cause de la porte, ne se sentant pas bien. La visite aux réservoirs de Ménilmontant, aux- quels l'empereur les avait conduits dans la journée, n'avait pas réussi au grand stratégiste, qui avait accepté le verre d'eau d'honneur offert par les ingé- nieurs.

Il avait des malaises : « C'est l'eau de ce matin, » expliquait Bismarck à l'oreille de Stoffel. Spirituelle et gaie, fort jolie, Hortense Schneider se montraittoujours prête à prendre les trains de luxe de la vie parisienne. Elle en prit un à l'occasion d'un baptême dont le détail courut Paris, car le bruit fait autour de l'actrice des « Variétés » s'étendait à la femme. Ce train la conduisit en joyeuse compagnie à Ca- Hortense Schneider 251 deronsse, petite ville dans la Vaucluse, qui serait restée ignorée de beaucoup de gens sans le duc de ce nom : un duc d'opérette, bien que des plus au- thentiques et qui avait là un château seigneurial dans lequel le « Café anglais » versait de temps à autre le dessus du panier des viveurs de haut vol. Il s'y mêlait de brillants artistes et quelques dames sans préjugés. On y était gai. CHAPITRE XXIX

GRAMONT- CADEROUSSE. — LE PRINCE D'ORANGE. JUDIC ET THÉRÉSA. — CAPOUL. Mme MIOLAN-CARVALHO.

Le duc de Gramont-Caderousse, pourvu par sa famille d'un conseil judiciaire qui eut des suites dans un testament de rancunes, puis devant les tribunaux, s'était fait dans certains groupes de la société une place que sa naissance et sa fortune, sa distinction naturelle, ses dons remarquables, auraient pu faire meilleure s'il ne l'avait compromise, délibérément. L'élégante facilité de sa parole et de sa plume le dé- signait comme homme de lettres ; il préféra n'être qu'un homme de plaisir. On enregistrait ses para- doxes. Il fut voué au bruit. Ceux qui s'en plaignaient trop haut n'avaient qu'à se bien tenir. Un journaliste, M. Dillon, s'étant laissé aller à com- mettre, à propos de ce duc agité, un petit article pas méchant, Gramont-Caderousse riposta violemment dans une lettre à laquelle Dillon ne crut.pas pouvoir répondre autrement que par l'envoi de ses témoins. Gramont- Caderousse 253 En cinq secondes la rencontre fut expédiée. Dillon tomba mort, le poumon traversé au pre- mier engagement. C'était le 22 octobre 1862; et l'événement, qui fit date, vient d'avoir son épilogue au mois de mars 1902. Poursuivi et acquitté, après ce duel, sur une re- marquable plaidoirie de Lachaud, Gramont-Cade- rousse avait dû pourtant souscrire en faveur de la veuve de M. Dillon une rente réversible par tiers sur la tête de ses trois enfants. C'est à propos de cette rente, déclarée éteinte par prescription, — les ayants droit n'étant plus, — que le procès de 1902 s'est en- gagé devant la Cour d'appel. L'année même de ce duel, qui défraya toutes les conversations; Gramont-Caderousse occupa d'une façon moins dramatique l'attention de Paris en fai- sant représenter une de ses pièces au théâtre du Vaudeville. Cela fit tant de bruit que la police dut prendre position. A l'intérieur du théâtre les sifflets du parterre se perdirent dans les ovations du paradis. Au dehors, se produisirent de fortes empoignées, d'inénarrables bousculades, des arrestations inattendues. Les cla- meurs des opposants furent couvertes par les ova- tions populaires. On chanta éperdument sur " l'air 254 La cour et la société du Second Empire

des lampions » : « A bas la Rousse. Vive Cade- rousse. » Car l'arbitre des élégances qu'était Gra- mont dans le monde chic, était en même temps « duc des Halles » pour les camelots. Commissionnaires, hommes de peine, ouvreuses de portières, ouvreuses de loges, cochers de remise et de fiacres lui rendaient ses bonnes-mains en po- pularité. Très bien vu aussi des habitants de Caderousse, qui ne craignaient pas de savoir leur château joyeu- sement animé, le duc était toujours accueilli avec empressement par la population, bien qu'elle trou- vât qu'il y avait là trop d'hommes. Elle réclamait le mariage, voulait une duchesse. Le duc trouva drôle de la leur annoncer. Précisément la cloche que l'abbé Jomart, curé de Caderousse, s'était fait offrir par la société, sans trop s'arrêter à la situation et à la tenue des donateurs, allait être mise en place. Il fallait la baptiser. Le duc fit savoir qu'elle le serait incontinent, avec, comme marraine, la « Grande-duchesse de Gérolstein. » Hortense Schneider se montra bonne princesse dans son rôle de marraine, fut charmante et comique dans sa robe virginale, sous sa couronne de lis et de lilas blancs, fort amusée de l'ingénieuse façon dont ses amis se payaient la tête du bon curé, qui ne voyait, lui, que sa paroisse et une cloche pour son Le prince d'Orange et la reine Sophie 255

église, les choses de théâtre et du Café anglais ne lui étant pas familières. Le caractère de Gramont-Caderousse, folâtre jus- qu'au cynisme, n'est-il pas tout entier dans ce trait, qui fut loin, on s'en doute, d'égayer tout le monde. Ce fut d'ailleurs bientôt fini de rire pour les deux principaux chefs de cette bande de jouisseurs titrés. Atteint du mal incurable qu'attestaient ses joues creuses et marbrées, sa voix caverneuse, Gramont- Caderousse allait s'éteindre phtisique. Epuisé aussi, lassé de tout et de lui-même, le prince d'Orange, que Caderousse appelait le prince Citron, à cause de son teint jaune, était tombé par faiblesse et par désoeuvrement dans une vie sans dignité. Marchant d'un pas aussi traînant que son langage, il ne riait plus qu'avec fatigue et ne devait pas mieux finir que son inséparable. Tous deux s'étaient taillé une renommée dans une existence de chic. Il fut encore plus à plaindre qu'à blâmer le triste héritier de la couronne de Hollande, jeté par les rigueurs de son père, auquel il inspirait un insurmon- table éloignement, dans le tumulte des entraîne- ments de Paris. Ces rigueurs l'avaient soustrait à l'intelligente et saine influence de sa mère, une femme de mérite, 256 La cour et la société du Second Empire distinguée à tous égards, mais qui ne pouvait plus rien pour lui. La reine Sophie, fille du roi de Wurtemberg, était elle-même tenue assez à l'écart, sans prestige et sans beaucoup d'argent, par l'époux ombrageux et vio- lent qu'était le roi Guillaume II, médiocrement flatté de sentir sa femme plus intelligente que lui. Les mo- destes ressources de la reine Sophie passaient en oeuvres de bienfaisance et en déplacements inco- gnito, avec une dame et une robe habillée. Cette robe de soie cerise dont on variait les aspects en changeant la garniture, était connue aux

Tuileries. On disait : « C'est le tour des dentelles noires. A bientôt les blanches. » Cette diversité d'effets n'emportait rien toutefois de la respectueuse sympathie qu'inspiraient à l'en- tourage impérial le caractère et l'amabilité de cette princesse, très liée avec Napoléon III, en correspon- dance suivie avec lui. Quelques lettres de la reine ont été publiées ; elles sont empreintes d'autant de profondeur que de sagacité et révèlent le coup d'oeil politique d'un homme d'Etat. Elle écrivait des volumes à l'impératrice Eugénie, qui n'avait pas toujours le temps de lui répondre, mais la voyait avec plaisir revenir à Paris ; heureuse de s'entretenir avec elle de ce qui occupait son coeur et son esprit, spécialement du prince d'Orange sur Judic et Thérésa 257 lequel sa mère avait peu d'action et qu'elle ne ces- sait de recommander à la bienveillance des Tuile- ries. Elle le sentait se perdre, car la satiété était venue avec ses suites morbides, son incurable ennui, tous les symptômes d'une fin prématurée. Et pour- tant, il a des moyens, disait tristement la reine, il est sensible et bon; mais l'habitude, l'entraîne- ment, une sorte de timidité, l'empêchent de se res- saisir. Plus osées qu'Hortense Schneider, furent Judic et Thérésa. Judic, l'intelligente et malicieuse divette des sous- entendus scabreux. Thérésa, une chanteuse de café-concert qui trou- vait le moyen, entre deux chansons polissonnes, d'approcher du grand art et de donner la sensation du beau. Par les premières, Henri Fouquier, dans une spirituelle conférence, reprochait à Thérésa d'avoir poussé, sous l'Empire, à « l'irrespect » de toutes choses; pendant que Weiss, dans un feuilleton sur elle, parlait du « frisson sacré », du saisissement brusque, indéfinissable, que certains passages dra- matiques lui avaient fait éprouver. Le genre de Judic et de Thérésa n'était pas, évi- demment, celui qu'on peut recommander aux jeunes filles, mais tel qu'il était, tendre ou capiteux, tragi- que ou folichon, son succès fut prodigieux.

17 258 La cour et la société du Second Empire L'emballement ne fut pas moindre pour le sédui- sant ténor qu'était Victor Capoul. Le plaisir de l'entendre, et aussi de le regarder,

passa pour irrésistible ; et il faut reconnaître qu'il eût été difficile d'y contredire. Les hommes se lais- saient bercer, pendant que les femmes, prises par tant de bonne grâce, de sentiment, de vie, se pâ- maient à cette voix délicieuse. Il était amusant de les observer dès l'entrée en scène de leur idole. Ins- tantanément, se produisait, accusée par l'agitation des lorgnettes, le frémissement des éventails, une émotion perçue par le chanteur, et qui l'électrisait. Cela prit fin avec le règne, Capoul ayant la répu- tation d'abuser de son pouvoir, de ses succès et de la vie. Après l'avoir vu débuter, tout de suite charmeur, aux premières années de l'Empire, nous vîmes son étoile, encore étincelante dans Fra-Diavolo et le Pre- mier jour de bonheur, pâlir peu à peu dans cette der- nière partition, qui fut aussi la dernière oeuvre d'Auber. Capoul, parti dès lors pour l'Amérique, y devint directeur du Conservatoire de New-York, avant de venir occuper à Paris un poste analogue. C'est à ce retour que l'attendaient les rancunes féminines. Les journaux ayant bien voulu informer les deux Capoul. — Madame Miolan 259 mondes du calme absolu de la première traversée de Capoul, on compta bien se rattraper sur la seconde qui, en effet, fut détestable. Et ce fut au tour de ce mangeur de coeurs de connaître, inconsolées, tena- ces, les peines qu'il avait causées. Capoul pris par le coeur, c'était la revanche rêvée. Le mal de mer vengeait les femmes.

L'histoire avait le droit de le savoir ; et elle le sait. Le temps de Capoul fut un heureux temps pour l'Opéra-comique, qui parcourut alors une période radieuse pour la musique française, interprétée par une phalange de vrais artistes. Caroline Duprez, Marie Cabel, Marie Roze, Mme Miolan-Carvalho, riva- lisaient alors de conscience et de talent dans leur interprétation de la pensée des maîtres. C'est notamment par ce côté-là que Mme Miolan se distingua, se souciant peu d'ailleurs de jouer ce qu'elle chantait. Les beaux gestes, une action véhé- mente, de forts mouvements scéniques n'étaient pas dans sa manière. Elle n'y tâchait même pas ; et cela déconcertait, sur le moment, de nombreux audi- teurs, ramenés bientôt par la douceur de sa voix, la pureté de sa diction, la clarté, la perfection du style. Mozart eût tressailli de plaisir en l'entendant dans la Flûte enchantée ou dans les Noces de Figaro. Hérold n'eût pas éprouvé moins de joie quand 260 La cour et la société du Second Empire Isabelle demandait à la reine de Navarre, dans le Pré aux clercs, de lui rendre sa patrie. Gounod l'appela galamment sa collaboratricedans les rôles de Marguerite, de Mireille, de Juliette, ayant senti vibrer l'âme même de ses créations dans le chant suave d'une artiste dont le directeur des Beaux-Arts a pu dire sur la tombe « qu'elle a passé en faisant le bien, qu'elle ne fut qu'harmonie et bonté. » Inoubliables sont restées les soirées passées avec

Mme Miolan au théâtre ou dans les salons ; et quand on la quittait pour aller, le lendemain, entendre la Nilson, au Théâtre lyrique, où ce rossignol suédois poétisait le rôle de Martha, dans l'opéra de Flotow, on pouvait dire avec les ouvreuses : Il n'y a qu'un Paris. CHAPITRE XXX

FRÉDÉRIK LEMAITRE. — RACHEL. — LA RISTORI. LA PATTI.

Le drame, aux premières années du règne, s'était incarné en la personne de Frédérik Lemaître. Il avait créé le rôle de Buy Blas quelques années avant la chute du roi Louis-Philippe, et continuait à secouer les foules, attendries, frissonnantes, en expri- mant avec une puissance extraordinaire, les passions de l'âme humaine, ses souffrances, ses tendresses ou sa perversité. Pour ces foules qu'il laissa tantôt ha- letantes et tantôt amusées, il est resté Robert Macaire, Buy Blas, Paillasse, Le Joueur, comme Rachel res- tera Phèdre, Hermione, Andromaque, Adrienne Lecou- vreur, pour ceux qui l'ont entendue, en 1855, donner son chant du cygne. Un chant grave, pénétrant, dans un jeu concentré, d'une froideur un peu ironique et que plusieurs personnes n'aimaient pas, le trouvant trop en dedans. Elle n'en était pas moins impressionnante et par- lait par tout son être, par sa voix de contralto, ses 262 La cour et la société du Second Empire airs de tête, sa tournure distinguée, la parfaite intel- ligence des rôles qu'elle incarnait. On était sous le charme, tout à elle, dès qu'elle paraissait. Gela ne s'arrêtait pas au seuil du Théâtre français, Rachel étant à ce moment-là, à propos de ses représentations, un inépuisable sujet de conver- sation et de reportages. Ce n'était pas toujours pour en dire du bien qu'on parlait d'elle partout ; son éducation, son caractère, sa vie ne prêtant pas moins à la curiosité publique que sa puissance dramatique. D'acerbes commérages sur sa course à la fortune, son âpreté au gain, se mêlaient aux appréciations passionnées d'un talent qui n'avait pas son pareil. Ses discussions d'intérêt avec Arsène Houssaye, directeur du Théâtre français, se doublaient des doléances de Scribe, très contrarié de voir les représentations de sa Czarine arrêtées par le pro- chain départ de Rachel, en plein succès, disait Scribe, bien que l'empereur se fût montré peu satis- fait de certaines allusions à la Russie. Rachel se défendait, alléguant que c'était là une pièce sans valeur, et que si on y venait, c'était à cause de ses toilettes. Il y avait aussi la maigreur de la grande tragé- dienne sur laquelle on ne tarissait pas; une mai- greur qu'elle avait toujours eue, mais qui, à son Rachel 263 retour, l'année suivante, en 1856, parut plus invrai- semblable encore : un échalas devenu baguette, a dit quelqu'un. Bien avant cette époque-là, alors que Rachel attendait des couches fort dérangeantes, sa cou- sine Judith assurait avec drôlerie qu'elle n'était plus « qu'un fil avec un noeud dans le milieu. » Quelque chose de plus intéressant que la maigreur de Rachel, à laquelle, enfant chétive et malingreuse, sa mère occupée de ses lessives, de ses raccommoda- ges, reprochait de se draper avec son tablier au lieu de repriser ses bas, c'étaient précisément ses débuts dans la carrière théâtrale. Gomme l'enfant persistait, un châle ou un tablier jetés sur l'épaule à la manière antique, à faire des gestes et à parler toute seule, sa mère finit par se demander si ce besoin d'attifage et de déclamation ne signifiait rien, s'il n'y aurait pas là l'indice d'une vocation. Assez intelligente pour le saisir, l'ancienne revendeuse à la toilette, après avoir préalablement étoffé le corsage de la petite pour cacher sa mai- greur, se présenta chez Samson, de la Comédie fran- çaise, professeur de diction, qui crut l'enfant formée, mal venue, et déclara qu'on ne pouvait rien faire de cette naine rebondie; puis consentit, sur de vives ins- tances, à indiquer un passage à étudier pour la se- maine suivante. 264 La cour et la société du Second Empire La façon dont la petite revint l'interpréter avertit Samson. La vocation se dessinait. Rachel rappelait elle-même cela au docteur Pros- per Ménière, qui le rapporte dans son intéressant Journal, publié par son fils. Elle s'était fait dès lors deux cent mille francs de rente. Plus loin du peuple dont Frédérik Lemaître se sentait compris, et devant lequel il aimait à jouer; en des milieux moins accessibles aux masses, appa- rut, après Rachel, dont la voix s'était tue, la Ristori, saisissante de force et de vérité. Son succès ne fut pas moins grand dans les salons que sur la scène française. Si elle jouait en italien, il fallait son extraordi- naire talent pour émouvoir et captiver des auditeurs qui n'entendaient pas sa langue ; mais la voir, c'était presque la comprendre. La manière dont elle interprétait Marie Stuart ne s'est pas effacée de la mémoire des contemporains de cette époque. C'est après s'être produite dans la grande scène de ce dernier rôle, au palais d'Hiver, devant le tzar Alexandre II, qu'elle fit pour la première fois de la politique internationale au profit de l'Italie. Avant son départ pour la Russie, dans l'entr'acte La Ristori 265 d'une de ses représentations au théâtre Carignan, à Turin, Cavour, entretenant la Ristori du désir tour- mentant des Italiens d'étendre leur unité, lui signala la froideur, sinon l'hostilité, du chancelier russe à l'égard du jeune royaume en formation, lui recom- manda de faire ce qu'elle pourrait pour le ramener. La Ristori, marquise Capranica del Grillo, ardente patriote, s'y engagea; et comme le grand-duc Nico- las, à la soirée du palais d'Hiver, s'était approché et la félicitait, elle lui demanda si le prince Gortschakoff était au nombre des invités. « Mais certainement, répondit le grand-duc. Le voilà ; je vais vous présenter. » Accueillie avec le gracieux empressement que le chancelier avait auprès des femmes, celle qui venait d'incarner la reine d'Ecosse avec tant de vie et de passion ne s'attarda pas aux compliments que le prince lui adressait, exposa les aspirations de ses compatriotes, leur soif d'indépendance, leur espoir de l'obtenir entière. Très intéressé, Gortschakoff s'était pourtant légè- rement refroidi, alléguant que l'Italie était jeune, qu'elle pouvait attendre. Puis, gagné peu à peu par la chaleur communicative avec laquelle son interlo- cutrice cherchait à le convaincre : « J'en référerai, dit-il, à Sa Majesté ; et peut-être n'aurez-vous pas plaidé en vain. » 266 La cour et la société du Second Empire Cela n'était pas pour suffire à Cavour, qui tint Gortschakoff pour un pécheur impénitent. Autre- ment, aurait-il pu résister à la force d'arguments présentés avec autant d'éloquence que d'habileté par la grande tragédienne ? Il ne renonce pas toutefois et veut encore espérer que la semence jetée à St-Pétersbourg lèvera et por- tera des fruits. C'est maintenant sur la scène française, où la Ris-

tori triomphe ; c'est à la cour et dans la société du Second Empire qu'il s'agit d'avancer les choses de l'Italie. Il y a bien un peu trop d'hérétiques à conver- tir dans cette société qui prend le genre de se mon-

trer papiste ; mais on pourrait peut-être en venir à bout parce que, plus qu'aucune autre, elle sait appré- cier le génie et la vertu.

Gavour écrit cela à la Ristori en avril 1861 : « Con- tinuez votre patriotique apostolat. » Le splendide succès qu'elle remporte à Paris ne peut d'ailleurs qu'ajouter encore à l'autorité per- suasive dont elle jouit et qu'elle mettra au service du développement de l'unité italienne, « Et alors, écrit le ministre, j'applaudis en vous non seulement la première artiste de l'Europe, mais le plus efficace coopérateur dans les négociations diplomatiques. » Etrangère à la politique dont s'occupait volon- tiers celle que Cavour savait aimer son pays par-des- La Patti 267 sus tout, mais aussi supérieure dans son art que la Ristori l'était dans le sien, Adelina Patti, une autre étoile d'au delà des monts, brillait au Théâtre italien, en cette salle Ventadour, étincelante, confortable, aménagée comme un salon, et qui fut sous le Second Empire comme sous Louis-Philippe le rendez-vous obligatoire, nécessaire, des gens du monde. S'y mon- trer un instant, après un dîner, avant un bal, était un devoir auquel ceux-là mêmes qui ne voyaient là qu'une dépense, un bruit, auraient craint de se sous- traire. Avoir une loge aux Italiens était affaire de mode et de bon ton. Un fauteuil d'orchestre pour la saison assurait aux hommes un brevet de chic. Et il méritait ce brevet, le groupe de boutonnières fleuries et de gilets ouverts qu'on remarquait à ces fauteuils, les soirs de Patti, pleins d'enthousiasme ou de muette admiration. Ces boutonnières, ces gilets, qui portaient des noms connus, même historiques, appartenaient à des personnages officiels, à des dilettantes; au .comte Nigra, entre autres, et au prince de Met- ternich, ambassadeurs d'Italie et d'Autriche, au comte de Nieuwerkerke, surintendant des beaux- arts, au prince Poniatowski, à d'autres encore, suffi- samment cotés dans la chronique mondaine, et qui ne visaient qu'à souligner les succès de celle dont les 268 La cour et la société du Second Empire vocalises étaient en train de conquérir la société pa- risienne. Plus contemplatif, plus songeur que les autres, le marquis de Caux, écuyer de l'empereur, sut se faire écouter de la séduisante diva. Lé roman qu'on vit alors s'ébaucher au concert des Tuileries mit à l'en- vers bien des cervelles, provoqua d'amères criti- ques, de chaleureuses approbations. Toute personne un peu dans le train se crut obligée d'y aller de son petit mot. L'impératrice, à laquelle les musiciens ont sou- vent reproché de préférer les livres à la musique, s'était vivement intéressée à l'étoile devenue si rapi-

dementplanète ; heureuse de pouvoir en même temps l'estimer et l'admirer. Elle préconisait aux Tuileries les mariages d'inclination et apprit sans déplaisir celui que se proposait de faire un des familiers du palais. L'empereur, averti, s'empressa de rendre sa liberté à un écuyer dont le départ ne serait pas toutefois sans laisser des regrets. Homme de sport et de cour, cavalier accompli, danseur infatigable, nouvelliste informé, M. de Caux avait de vrais amis, et fut soutenu par eux à l'heure où le roman, brillamment commencé, menaça de mal finir.

A parcourir le monde en souveraine acclamée ; à La Patti 269 chanter les peines et les joies de l'amour avec un ténor dont la voix pénétrante triomphait chaque soir en même temps que la sienne, la sémillante Rosine découvrit que la fidélité de ses sentiments courait quelque péril et qu'elle pourrait aspirer à chanter ailleurs qu'au théâtre ces duos d'amour qu'Almaviva disait si bien. M. de Caux ne fut pas le dernier à s'en apercevoir et bientôt ne se dissimula pas que le coeur de sa femme n'était plus le même pour lui. Il y eut séparation, divorce, et finalement mariage avec Nicolini. Un mariage sensationnel et qui défraya longtemps la chronique. Nicolini, solide Breton, avait débarqué, un peu fruste, sans manières, de St-Malo au Conservatoire, puis à l'Opéra-comique. La voix était belle et chaude, mais les gestes malheureux, la gaucherie désastreuse qui faisaient tort à son chant lui valurent des humi- liations, quelques dures plaisanteries. Il s'appelait Ernest Nicolas, comprit que cela ne pouvait pas durer, s'évada de Paris, alla italianiser sa manière et son nom, puis reparut, transformé, sur les scènes de l'Europe ; bientôt satellite de l'astre qui étincelait près de lui. Tant qu'il resta alerte et claironnant, tant qu'il garda sa voix prenante, l'heureux ténor traversa toutes les gloires, toutes les félicités, fit avec sa com- 270 La cour et la société du Second Empire pagne des tournées triomphales, coupées de doux repos au pays de Galles, dans la royale demeure de 11 Graig y nds ; mais les rhumatismes veillaient. y eut des catarrhes malencontreux dans l'affaire de Nico- lini, plusieurs bronchites. Le climat humide de l'An- gleterre ne convint plus ; le midi s'imposa. Il fallut y aller seul, — la Patti n'aimant plus que Graig y nos, — et s'y convaincre tristement que les étoiles de pre- mière grandeur sont comme les autres, de nature filante. Nicolini ne put se remettre, et la Patti usa de son veuvage pour entreprendre une troisième course au bonheur. Précisément, un jeune et charmant Suédois, artis- tique, intelligent, le baron de Cedestroem, se trouva sur son chemin, s'y arrêta pour elle ; et le Passant, du Figaro, put remarquer avec sa finesse ordinaire, à propos de ces nouvelles noces, que « chaque fois qu'elle se marie », la diva prononce le oui de la même voix mélodieuse. Elle n'ignore pas ce que vaut cette voix et sait y mettre le prix avec une entente des affaires tout à fait remarquable, une prudence qui préviendra les erreurs et les contestations. Tout est réglé, tout est prévu. Ce +n'est pas une raison parce qu'on est passé étoile de première grandeur au firmament de l'art pour La Patti 271 négliger les petits profits. Il faut vivre, n'est-ce pas ?

Et on vivra, sans trop de privations ; ce que démon- tre le dernier contrat que la Patti vient de signer avec son imprésario à la veille d'entreprendre en Amérique une tournée de concerts.

La Patti s'entend à ce faire ses conditions. » Il n'y en a pas moins de 96 dans ce traité prévoyant. Sans parler du transatlantique, des trains de luxe, des voitures qui transporteront la diva, le baron de Cedestroem, leurs domestiques, leurs cuisiniers, leurs chiens et leurs oiseaux, il y aura un certain nombre de couronnes à jeter sur la scène et dont l'imprésa- rio devra s'occuper. Les dernières places seront de quinze francs; l'ensemble des appointements de la Patti, réglés à vingt-cinq mille francs par soirée, avec une part éventuelle à la recette quand elle dé- passera sept mille cinq cents dollars, montera à un million cinq cent mille francs pour les soixante con- certs d'un voyage de six mois. CHAPITRE XXXI

JULES JANIN. — BÉKANGER.

Jules Janin, dont nous avons vu Victor Hugo sa- luer magnifiquement les articles littéraires, était resté fidèle aux principes dirigeants de la royauté de Juillet et au souvenir des exilés de Claremont. Gela avait même jeté un froid sur ses relations avec Théo- phile Gautier, passé écrivain gouvernemental ensuite de sa collaboration au Moniteur. Journaliste et feuilletoniste, écrivain d'immense talent, Jules Janin, épris des libertés parlementaires et de sentiments orléanistes, en voulait à ces deux points de vue à Napoléon III. La part que les Tuileries avaient tenu à prendre aux obsèques de Béranger l'horripilait. Le docteur Prosper Ménière le vit revenir de ces obsèques suffo- qué d'indignation, le pouvoir s'étant publiquement associé aux témoignages donnés à cette occasion au poète-chansonnier par le monde libéral et la popula- tion parisienne. « L'empereur, disait Janin, a eu l'in- famie de se charger des funérailles, voulant que cette Béranger 273 cérémonie ne devienne pas une occasion d'émeute. Beaucoup de troupes, et personne n'a été tué. C'est le comble de la tyrannie. » « Je me suis bien moqué de lui, » ajoute le docteur. C'était le 1er avril 1857. Béranger, nature généreuse, compatissante, mais qui aurait fait preuve dans sa vie privée de plus de bonté que de sens moral, s'était vu réduit par des pertes d'argent à vivre de la pension que lui servait Perrottin, éditeur dévoué, reconnaissant, de tant d'oeuvres gaies ou lyriques, faites à la fois d'inspira- tion poétique, de concision, de finesse. Béranger s'était éteint dans une retraite voulue, mais entouré d'amis tels que Thiers, Mignet, Cousin, sans avoir rien perdu d'une popularité qui devait suffire à ses obsèques, au gré de ses amis ; mais l'im- pératrice, éprise des odes du poète, avait envoyé des fleurs ; l'empereur voulut des troupes autour du cer- cueil de celui qui avait contribué, bien qu'involontai- rement, et ne le prévoyant pas, à l'avènement du Second Empire en chantant les gloires du premier et en entretenant ainsi plus qu'aucun autre la légende napoléonienne dans l'esprit populaire. Cet envoi, cet hommage des souverains ne déso- bligeaient pas que Jules Janin. C'était sous la Restauration que Béranger, après avoir chansonné le premier Empire, dans son Roi

18 274 La cour et la société du Second Empire d'Yvetot, avait entonné, à propos de ce régime, la trompette de gloire. Le règne de Louis-Philippe ne trouva pas Béran- ger plus militant que celui de Napoléon III, mais les opinions que Lamartine, dans son Cours familier de littérature lui prêta sur l'opportunité éventuelle d'une dictature en France, fit scandale dans le cercle de quelques-uns des amis du poète. Villemain, secré- taire perpétuel de l'Académie, s'enflamma dans la Revue des Deux Mondes, et « tapa » du même coup sur Béranger, Lamartine et l'empereur. Ce fut bientôt au tour de Jules Janin d'être traité de transfuge par le parti. Ne venait-il pas, en effet, au lendemain de l'attentat d'Orsini, au mois de. jan- vier 1858, de mettre une sourdine à sa belle colère de l'année précédente contre l'empereur, à propos des obsèques de Béranger. Elle était bien vite pas- sée cette colère; on ne le lui pardonnait pas, et le mot défection fut prononcé. Il s'était passé ceci, que Jules Janin, se trouvant placé à l'Opéra où se donnait, le soir de l'attentat, un spectacle coupé de musique et de danse, avec la Ristori dans Marie Stuart, presque en face de la loge impériale, s'était laissé gagner par l'enthousiasme d'une salle électrisée à l'entrée des souverains, mira- culeusement échappés à cette pluie de mitraille. Emu du calme de Napoléon III et de la gracieuse dignité Jules Janin et Balzac. Adam. 275 de l'impératrice, qui avait du sang à sa robe, Jules Janin avait laissé paraître quelque chose de cette émotion dans un article au Journal des Débats qui ne passa pas inaperçu au palais des Tuileries. Le critique expert et pénétrant qu'était Jules Janin ne pouvait pas n'avoir que des amis et s'était attiré le courroux de Balzac en ne voulant voir en lui, au Journal des Débats, que le romancier et non le dra- maturge. L'auteur de la Comédie humaine méditait de se venger et prévint le monde des lettres que, dès qu'il serait riche, — ce qui ne pouvait tarder ensuite du succès de ses livres, — il construirait un palais, lai, Balzac, et y donnerait des fêtes auxquelles tout le monde viendrait sauf Jules Janin, « qui en crèvera de dépit. » En attendant la pluie d'or que Balzac, toujours illusionné, ne voyait pas venir, c'était Jules Janin qui continuait à recevoir ses amis, donnait à dîner aux sommités littéraires et aux grands musiciens, rete- nait à déjeuner Adam et Liszt, bien que sympathi- ques l'un et l'autre au règne qui n'était pas le ré- gime politique des rêves de Jules Janin. Adam, qui n'est pas seulement l'auteur toujours écouté du Chalet, de Gisèle, du Postillon de Lonjumeau, mais l'écrivain spirituel des Souvenirs d'un musicien, un feuilletoniste très vivant, n'avait pas eu à se féli- citer de la chute du roi Louis-Philippe et de ses sui- 276 La cour et la société du Second Empire tes. Le coup de vent du 24 février 1848, soufflant sur la fortune acquise par le compositeur, devenu directeur de théâtre, avait emporté l'argent avec la direction. De cette République détestée, cause de sa ruine, Adam s'était précipité au-devant de l'Empire, avait repris la plume et retrouvé en écrivant Si j'étais Roi sa mélodieuse inspiration. Liszt, de passage à Paris, et convié chez Jules Janin, venait de dîner aux Tuileries, d'y jouer une valse de Chopin et de recevoir de Rossini de jolis morceaux de sa composition, mais baptisés d'appel- lations culinaires. Ces motifs délicieux, improvisés avec la facilité du maëstro, avaient pour titre le nom d'un plat italien ou d'une sauce préférée. Cela amu- sait Liszt, autant que la gourmandise connue de Ros- sini, ses allures malicieuses et pourtant bon enfant, sa peur insurmontable des chemins de fer et des bateaux à vapeur, sa jalousie toujours en éveil. Naïvement étonné qu'on puisse prendre quelque plaisir à entendre une autre musique que la sienne, Rossini avait, à la venue de Bellini, passé de la sur- prise au silence et à l'ennui. Plus assombri encore par les succès de Donizetti, puis de Verdi, il ne se posséda plus quand il vit Meyerbeer opposer la puis- sance de sa science harmonique au charme entraî- nant de la verve italienne. Se condamnant dès lors à Liszt. Rossini. Ponsard 277 ne plus composer, — c'est encore le docteur Ménière qui note dans son Journal ce trait véritablement amusant de l'illustre maestro, — Rossini s'efforça de ne plus laisser tomber de son cerveau la moindre mélodie, de peur que « ce juif allemand » ne vienne à la percevoir et à s'en emparer. Ces joyeuses anecdotes n'étaient pas seules à cap- ter l'attention de Jules Janin, qui avait un coeur excel- lent et prêtait une oreille sympathique à ce qu'on lui racontait des nécessités de la vie avec lesquelles de nombreux écrivains se trouvaient aux prises. Déjà on reprochait à Ponsard, alors attelé au char de Mme de Solms, de travailler avec une hâte dont ses oeuvres se ressentaient et d'écrire trop vite, parce qu'il avait besoin d'argent. 11 avait donné L'honneur et l'argent;il faisait maintenant représenter La Bourse. Deux pièces qui d'ailleurs méritaient leur succès par la beauté des vers, l'ingéniosité des mots, le mouvement, la vie de scènes pleines d'intérêt. Sans avoir les mêmes raisons que Ponsard pour être à court d'argent, sans être non plus, comme Balzac, acculé à une situation obérée, l'attrayant auteur qu'est resté Jules Sandeau, se plaignait dou- cement que la gloire littéraire ne suffise pas pour vivre. L'honneur d'appartenir à l'Académie française et le succès de ses livres ne l'empêchaient pas « d'a- voir faim. » Il me faut un an de travail pour faire un 278 La cour et la société du Second Empire roman qui me rapporte mille écus au maximum, pen- dant que mon loyer seul me coûte trois mille francs, disait-il à Jules Janin; je ne sais comment me tirer d'affaire. Libre de ce genre de soucis par sa situation per- sonnelle, Jules Janin, envahi par un embonpoint gênant, pris d'atteintes de goutte patiemment sup- portées, se voyait souvent retenu dans cet hospita- lier chalet de Passy où tant d'amis se pressaient et dont nous avons nous-même franchi le seuil. Il nous arriva, au surplus, d'en voir sortir un article en plu- sieurs colonnes que le bienveillant critique avait écrit en notre faveur pour le Journal de Genève, et qu'il nous priait de remettre à M. Adert, son direc- teur d'alors. A la fin de cet article dicté à son secrétaire, Jules Janin avait ajouté de sa main qu'il y avait du Tacite dans la manière de l'auteur du livre examiné, en ce que, d'un trait, d'une ligne, ce dernier peignait une situation, un caractère. 0 Jules Janin! Associer ce nom à celui d'un pau- vre petit écrivailleur de province ! fallait-il que vous eussiez vieilli, — c'était vers la fin de l'Empire, — pour vous être laissé aller à une distraction pareille ! C'est égal. On sait bien que ce n'est pas vrai, mais ça fait toujours plaisir. CHAPITRE XXXII

ERNEST LEGOUVÉ. — CARPEAUX A COMPIÈGNE. GARNIER ET L'OPERA. — VIOLLET-LE-DUC.

Nous avons parlé de la sympathique physionomie de l'homme heureux qu'est encore aujourd'hui Lu- dovic Halévy. Non moins heureuse était, il y a peu de mois en- core, celle d'Ernest Legouvé, écrivain souriant et doucement philosophe, un éducateur aussi par ses écrits, son enseignement, ses recherches littéraires, ses conférences persuasives. Causeur plein de vie, de trait, il est l'auteur d'ou- vrages dramatiques auxquels il devra de vivre plus longtemps que lui-même. Excellemment construits, conduits avec mesure, un goût sûr et délicat, ces ouvrages, dont quelques- uns furent écrits en collaboration avec Scribe et La- biche, charmeront encore plus d'une génération à cause de l'habileté scénique, de la clarté d'esprit et d'imagination, des dénouements adroits qui les ca- 280 La cour et la société du Second Empire ractérisent. Est-il besoin de rappeler Advienne Le- couvreur, Bataille de Dames, La cigale chez la four- mi? Legouvé eut cette fortune d'être merveilleusement interprété. Après l'avoir été, sous l'Empire, par Ra- chel, la Ristori, il l'est aujourd'hui par Sarah Bern- hardt et Bartet. Ce fut d'ailleurs un homme auquel la vie a souri, comme il a lui-même souri à l'existence, lançant à l'âge de quatre-vingts ans un de ses plus charmants livres : Soixante ans de souvenirs. Aussi jeune d'esprit que de corps, il a écrit pen- dant trois quarts de siècle. Il écrivait encore et fai- sait de l'escrime à la veille de s'endormir paisible- ment, comme il avait vécu : « ne sachant pas qu'il allait mourir, » ainsi qu'André Beaunier le dit déli- cieusement; « ayant peut-être oublié qu'il en vien- drait là. » Disciple d'une hygiène bien réglée, ce patriarche des lettres et de l'art dramatique en France travail- lait, mangeait, se promenait avec méthode, préconi- sant un critérium de santé, pratiqué par lui jus- qu'à la fin, mais qui n'est pas à la portée de tout le monde : manier avec le même entrain sa plume et son fleuret, son rasoir et sa fourchette. Legouvé, en 1863, avait poussé à une petite révo- lution à propos de la croix de la Légion d'honneur Ernest Legouvè 281 refusée jusqu'alors aux gens de théâtre et que Napo- léon I-1' s'était défendu, bien qu'il l'eût désirée pour lui, de conférer à son ami Talma. Legouvé résolut, et y mit son intrépidité, d'obtenir la croix pour Samson, du Théâtre français, et pro- fesseur au Conservatoire. Il n'y arriva, après une campagne de presse vivement menée, qu'en 1864, l'année même où Pvossini, Berlioz, Victorien Sardou, furent promus et nommés dans la Légion d'honneur. Ce fut un triomphe pour Legouvé, qui n'avait pas désarmé un instant au cours de la violente polémi- que engagée dans les journaux et voyait enfin lever, sur son initiative, l'interdit qui pesait sur les acteurs. L'impératrice, qui aimait à causer avec Legouvé, lui avait demandé quelques charades pour la petite scène du palais de Gompiègne et voulut son nom sur la liste des personnes invitées à passer huit jours dans cette résidence d'automne. Elle veillait elle-même à la composition de ces listes, faisant autant que possible la part des rela- tions, des intérêts, des susceptibilités, des considéra- tions d'âge aussi, de santé, de situation. « C'est, disait-elle en remuant les noms, le problème du chou, de la chèvre et du loup. » Les mécontents étaient rares.

Il y en avait pourtant ; et il ne pouvait guère en être autrement pour l'organisation des listes et des 282 La cour et la société du Second Empire

chambres comme dans l'association compliquée de gens qui n'étaient pas du même monde. L'allusion de Couture à l'appartement qu'il occu- pait amusa le château. L'impératrice, souhaitant la bienvenue au peintre célèbre qu'elle avait désiré compter au nombre des invités, lui demanda s'il était bien installé. « Mais d'autant mieux, répondit Couture, qui n'é- tait pas content de sa chambre et la trouvait située trop haut, que mon installation me rappelle la man- sarde où j'ai fait mes débuts artistiques. » L'impératrice sourit, prenant cela comme une ori- ginalité du grand artiste dont quelques lacunes avaient marqué sans doute la première éducation. Il y eut de quoi aussi sourire avec Carpeaux, le statuaire bientôt illustre, invité à Compiègne au même titre que les autres grandes réputations de l'époque. Carpeaux avait plus de talent que de figure, étant petit, trapu, sans manières ; mais la vulgarité de son extérieur n'était pas dans son âme, et l'impératrice, qui voulait le distinguer, n'entendait pas qu'on en rît, ainsi que ses dames l'avaient fait.

C'était le jour de sa fête ; on devait danser après le dîner, et les hommes avaient fleuri leur bouton- nière. Carpeaux, qui n'avait rien à la sienne, s'appro- cha d'une corbeille de violettes de Parme, fleur favo- Carpeaux 283 rite de la souveraine, et s'en mit le plus qu'il put, sans s'apercevoir que les longues brindilles de jonc sur lesquelles les fleurs étaient montées pendaient sur son habit ; ce qui, avec sa figure bouffie, sa tour- nure épaisse, était d'une rusticité si comique que Mlle Bouvet, voyant Carpeaux venir à elle pour l'en- gager à danser, ne put refouler son envie de rire. L'impératrice s'en aperçut, alla à la corbeille de vio- lettes, en lia une petite touffe et rejoignit Car- peaux. « Je vois, lui dit-elle, que vous aimez mes fleurs favorites. Voulez-vous que nous changions de bou- quet ? » Carpeaux, tremblant d'émotion, échangea son pa- quet de violettes contre les quelques fleurs qui lui étaient présentées et s'en para avec un bonheur qui ne pouvait lui suffire. Il en rêvait un autre qu'on lui refusait.

Une idée le tenait, fixe, persécutante; il s'y atta- chait avec obstination : celle de faire le buste de la souveraine. Séduit par son accueil autant que par sa beauté, par le sens artistique très sûr, très délié, qu'il décou- vrait en elle, il ne désespérait pas d'arriver, ne pou- vant se retenir, au cours de la soirée ou pendant la musique, d'esquisser de petits croquis dans le fond de son chapeau, crayonnant les traits, notant l'ex- 284 La cour et la société du Second Empire pression, les attitudes, les gestes, à l'insu des cham- bellans, qui peut-être fermaient les yeux. Ce n'était qu'en attendant de pouvoir modeler; mais l'impératrice, lasse de se voir portraiturer, sculpter, dessiner, avait décidé de ne plus poser pour personne ; peu satisfaite en outre d'un certain nom- bre de bustes dont aucun ne valait celui du comte de Nieuwerkerke, fait avant le mariage, mais si frais, si charmant, que l'empereur, l'apercevant dans l'ate- lier du comte, le couvrit de baisers. Froissé, inconsolable, le grand statuaire, essayant de modeler la souveraine malgré elle, se serait posté dans un coin avec ses ustensiles et l'aurait mécon- tentée. Carpeaux, de son côté, aurait gardé de l'aventure un ressentiment qui se serait propagé dans les ateliers. Pierre de Lano, dans un livre intéressant, s'est fait l'écho de ces plaintes, malmenant l'impératrice, qu'il tient pour une enfant gâtée, impérieuse, fantasque, et qui se serait comportée avec les conseils de l'em- pire, ainsi qu'avec Carpeaux, pour détourner à son profit la politique du cabinet. Il faut pourtant ajouter, comme correctif à tant de sévérité à propos de Carpeaux, que la colère de ce dernier ne doit pas avoir été aussi violente, aussi tenace, puisque l'année suivante il mit toute son âme de grand artiste à répondre au désir de la souveraine Garnier 285

qui lui avait demandé de faire du petit prince la ra- vissante statuette dont nous avons parlé ailleurs, à propos de la galerie de Diane, aux Tuileries. L'animation que mettait l'impératrice à défendre sa manière de voir ou de sentir n'était pas sans éveiller parfois quelques susceptibilités. Non contente de suivre avec un vif intérêt l'élabo- ration des divers projets présentés pour la construc- tion du nouvel Opéra, la souveraine, qui faisait de l'aquarelle, qui avait la plume alerte, le coup de crayon heureux et facile, prit elle-même part au con- cours par un croquis anonyme qui fut remarqué, sans obtenir l'unanimité des suffrages recueillis par Garnier : jeune architecte, alors sous-inspecteur des travaux de restauration de la tour St-Jacques et dont le nom, associé dans le domaine de l'architecture à celui de Lefuel, allait devenir celui d'un novateur qui fit école. L'influence de Garnier sur l'architecture contem- poraine se fait encore sentir. Son projet d'ensemble pour l'Opéra, de style composite, emprunté à plus d'un élément classique, fut suivi, au Salon de 1860, d'un projet de détails qui obtint la médaille. L'année d'après, Garnier recevait la croix. Son oeuvre, une des plus luxueuses du monde, et qui ne fut achevée que sous la République, onze ans plus tard, était par la complexité des travaux, par 286 La cour et la société du Second Empire

l'ingéniosité des détails, celle d'un érudit en même temps que d'un créateur ; mais comme cette oeuvre contrariait les traditions reçues, elle fut vigoureuse- ment conspuée par un certain nombre' d'architectes. Il s'établit un courant d'objections indignées, de ricanements, de reproches, qui a continué sous la République. On disait : C'est un beau plan, si vous voulez. Il y a là de la verve, des idées ; mais c'est une oeuvre inégale, d'une polychromie déconcer- tante ; elle sent trop le Second Empire et synthétise sa boulimie de grosses jouissances. Ces statues sont scandaleuses ; cette dépense d'or est immorale. Et puis pourquoi tant de bustes ? Ceux qui n'aimaient que Rossini ne comprenaient pas qu'on y eût mis Meyerbeer. Il y eut des explo- sions de jalousies au cours d'une campagne qui de- vait finir par la bouteille d'encre brisée sur la voluptueuse et frémissante statue de la danse, par Carpeaux. Garnier, aux prises avec les sarcasmes et les diffi- cultés, expia sa renommée; mais il était galant homme, d'un naturel gai, bon enfant, quoique un peu fier. Il se défendit et supporta vaillamment le choc, un peu froissé pourtant de ce que l'impératrice fût dans les eaux de Viollet-Le-Duc, un architecte agressif, un rival qui ne le ménageait pas. L'impératrice avait ses idées, y tenait et passait, Viollet-Le-Duc 287 en effet, pour se ranger volontiers à celles de Viollet- Le-Duc. Elle intimidait Garnier, qui l'écoutait avec déférence ; mais quand elle lui fit remarquer que les Anciens comprenaient autrement que lui l'attique et le portique, il sentit d'où venait le coup et qu'il y avait du Viollet-Le-Duc là dedans.

Il appelait cela ce lui écraser un cor, » et l'impéra- trice lui en écrasait un qui le fit crier. Eprise d'architecture, la souveraine avait le goût des reconstitutions historiques, des collections inté- ressantes. L'empereur ne pouvait lui faire de présent plus agréable qu'une pièce rare pour son musée de Fontainebleau ou quelque belle armure pour sa gale- rie du château de Pierrefonds. C'est à Viollet-Le-Duc qu'elle fit appel pour rele- ver les ruines de ce castel, construit au XIVe siècle par Philippe d'Orléans et dont elle a pris le nom après sa chute. Cette reconstruction pour laquelle elle avait con- sulté les vieilles chroniques, étudié, discuté les plans avec Viollet-Le-Duc, l'occupa beaucoup. Elle en sui- vait les travaux, attentive aux explications de l'émi- nent architecte qui, plein de savoir, fit là une mer- veille de vérité ; ce qui ne l'empêcha pas d'être accusé de s'être prêté à un pastiche sans intérêt d'art et de n'être arrivé par cette restauration qu'à « contrister l'âme gothique. » 288 La cour et la société du Second Empire Viollet-Le-Duc fut de la plupart des séries de Com- piègne. Très homme du monde, il s'y montra de première utilité, acteur ou souffleur, brosseur de dé- cors, metteur en scène infatigable, complaisant. Sa tête fine et rieuse, sa physionomie intelligente souli- gnaient agréablement ses petits talents de société. L'impératrice lui avait inspiré un enthousiasme débordant. « Je suis de ceux, disait-il en l'exaltant, qui ont le droit de parler ainsi ; mon témoignage n'est pas suspect. Je suis l'ami de la veille. » Il ne devait pas l'être du lendemain, à ce que ra- conte Mme Carette, froissée de l'ostentationqu'il met- tait, sous la République, à dégager son présent de toute attache avec le passé. « J'ai travaillé pour l'art, lui dit-il, non pour eux. » Dessinateur charmant, Viollet-Le-Duc faisait à la volée de jolis petits croquis dont il était heureux de faire hommage à la souveraine qui, plus tard, en Angleterre, les remit à Mme Carette avec un mot de mélancolique retour sur les adulations d'antan, les dévouements éphémères. La peinture était alors représentée par d'éminen- tes personnalités, de remarquables talents. Que de grands noms à rappeler ! Nous eh avons déjà évo- qué quelques-uns au cours de notre étude sur une époque dont Méissonnier a fixé avec sa minutieuse exactitude, son souci de la vérité, une des pages les Meissonier 289 plus glorieuses, et dont Alfred Stévens a, d'autre part, relevé les élégances féminines, les parures, les laques, les bibelots, les visages névrosés, les attitudes hautaines ou gracieusement alanguies. On ne rencontrait plus qu'assez rarement Horace Vernet dans quelques salons, couvert de plaques et de croix ; intéressant surtout par une vivacité de re- gard qui triomphait de l'âge. Son gendre, Paul Delaroche, qu'on venait d'enter- rer au moment de notre retour à Paris, en 1856, était d'un caractère aussi distingué que son talent de peintre. Sa « Marie-Antoinette » sortant du tribunal révolutionnaire, condamnée à mort, avait fait courir tout Paris. Ce fut un succès d'art et d'émotion. Nous n'allons pas raconter, en nommant Meisso- nier, une renommée arrivée si haut que la critique s'arrête, hésitante, devant ces sommets de l'art; mais on ne peut évoquer ce nom sans penser à l'apprenti épicier qui le porta, rue des Lombards, avant de le faire si grand. On sait que son père, fabricant de produits chimi- ques, ne voyait la vie qu'à travers cette fabrication et ne comprenait, en matière d'art, que celui de bien ficeler les paquets de drogueries. L'enfant, qui avait d'autres idées, caressait d'au- tres rêves, s'y prêtait sans entrain et n'eut bientôt de zèle et de pensée que pour les dessins auxquels il

19 290 La cour et la société du Second Empire s'essayait, qu'il cachait dans son chapeau et portait en secret, sans un succès soutenu, aux éditeurs litho- graphes. Il finit pourtant par obtenir l'illustrationde Paul et Virginie, avec toutes les chances de n'être jamais que dessinateur d'enseignes et de vignettes, quand Chenevard, le peintre lyonnais, ayant vu ses majuscules, ses culs-de-lampe, ses croquis, résolut de pousser ce petit graveur, le prit sous sa férule, le prépara à cette marche à l'étoile si magistralement enregistrée par Alexandre Dumas à l'ouverture de l'exposition, aux salles de Georges Petit, des oeuvres de Meissonier. « Vous tous qui entrez ici, préparez-vous au res- pect, à l'émotion, à la reconnaissance. Il y a là soixante ans du labeur le plus sincère et le plus opi- niâtre, de l'amour le plus ardent et le plus noble de l'art, de l'idéal le plus élevé. » CHAPITRE XXXIII

LE PEINTRE GÉRÔME. — LE DUC DE BRUNSWICK.

Le peintre Gérôme, venu à Fontainebleau pour demander à l'impératrice une lettre d'introduction pour le vice-roi d'Egypte, fut introduit dans le petit salon que la souveraine avait entrepris de peindre avec ses dames. La permission qu'il demanda de saisir le pinceau et de prendre part à ce travail lui ayant été gaie- ment donnée, Gérôme se mit à badigeonner avec entrain. C'est à lui que fut confié le soin de peindre la ré- ception à Fontainebleau des ambassadeurs siamois ; toile amusante, intéressante aussi, actuellement à Versailles, et qui est de celles dans lesquelles la beauté souveraine de l'impératrice a été rendue avec le plus de charme et de finesse. L'élégante noblesse de la taille et du buste a été en général exactement rendue par les statuaires, les peintres et les graveurs ; mais il en est peu qui aient 292 La cour et la société du Second Empire réussi à saisir ce long regard bleu, doucement voilé, ces traits charmants et délicats, la mobilité, la vie de l'expression. Les bustes qui ont tous ce quelque chose de froid, de composé, qui fut si étranger à cette physionomie, sont d'une interprétation moins fidèle encore que les portraits. A la voir dans le ravissant tableau de Gérôme, sérieuse et accueillante, tout entière à ses hôtes exotiques prosternés devant le trône, on ne se dou- terait pas de la petite scène comique qui avait pré- cédé l'entrée solennelle des envoyés du roi de Siain. C'était dans la galerie Henri II, à l'extrémité de laquelle la cour avait pris place; l'empereur venait de donner l'ordre d'introduire l'ambassade, très sur- pris d'avoir à l'attendre. « Mais que font donc ces messieurs ? » demanda l'impératrice aux maîtres des cérémonies, qui allaient s'agitant, se parlant bas, l'air embarrassé. Un chambellan s'approcha et donna l'explication, enguirlandée de quelques fleurs de rhétorique : Ces messieurs changeaient de pantalons; et comme l'heure semblait mal choisie pour s'habiller, il ajouta qu'il était d'un usage inviolable à la cour de Siam de ne se présenter devant les souverains qu'avec un vê- tement absolument neuf et qu'on ne devait passer qu'au moment même de paraître devant le trône. La figure songeuse de Napoléon III s'éclaira, l'im- Le duc de Brunswick 293 pératrice n'essaya pas de refouler son envie de rire et l'hilarité se généralisa pendant quelques instants. « Laissez-les à leur toilette, reprit l'impératrice, et tâchons de ne plus rire. » Il ne fut pas toujours facile de se tenir en présence d'un peintre dont Gérôme ne serait pas flatté de voir le nom suivre le sien. Un peintre en grimages, en maquillages, qui s'accommodait lui-même, — en se faisant aider, — avec une supériorité rare. L'impératrice tolérait ses teintures, ses pomma- des et ses parfums par égard pour un souverain dé- chu retiré en France. L'empereur passait pour avoir encore d'autres raisons de faire accueil à ce chef congédié d'une des plus illustres races de l'Europe. Ce peintre particulariste n'était rien moins que le duc de Brunswick. On aurait l'air de ne rien savoir des choses de ce temps-là si on passait sans s'arrêter devant l'étrange figure, fort belle autrefois, dont la curiosité pari- sienne ne se lassait pas, et qui marqua à sa manière dans la société du Second Empire. Le duc de Brunswick allait peu dans le monde, mais il tenait à la place que son rang lui assignait aux Tuileries, les soirs de grande fête, près des sou- verains, dans le groupe, inégalement intéressant, dont nous avons parlé ailleurs. 294 La cour et la société du Second Empire

Il y brillait comme un météore, rivalisant par l'éclat de ses joyaux avec celui des lustres. Il faudrait pour en bien parler écouler de forts adverbes et pas mal d'adjectifs. A ses épaulettes, point de mire des étonnements féminins, scintillaient les plus beaux diamants du Brésil. Sur sa poitrine, à ses décorations, se remar- quaient des pierreries qui ont fait le sujet de sérieu- ses conférences avec les joailliers, les géologues, les chimistes, et qui étaient pour le duc lui-même une science et un amour. Il leur donnait, ainsi qu'à son cabinet de toilette devenu peu à peu un atelier et un laboratoire, plus de temps qu'à la table, à laquelle il tenait peu, vivant de fruits et de douceurs. Il avait si bien travaillé son visage dans ce cabinet que la ré- gularité, la noblesse de ses traits disparaissaient sous la peinture. Il n'y avait plus là qu'une tête de bellâ- tre, avec des yeux d'un feu sombre, un regard d'Othello. Les habitués de l'Opéra, où il se montrait mieux grimé que les acteurs, connaissaient son regard et sa perruque de soie, pendant que les promeneurs des Champs-Elysées s'amusaient de le voir passer dans son haut coupé couleur chocolat, attelé à deux ou à quatre chevaux. Mais c'était aux Tuileries qu'il fallait considérer dans son fulgurant uniforme un personnage dont le passé mouvementé n'occupait Le duc de Brunswick 295

pas moins que le présent burlesque, la société d'alors. Moins fulgurant en habit noir, dans les salons par- ticuliers qu'il adopta plus tard, il portait à son col, à ses manchettes, à son plastron, des diamants qui éclairaient. Il venait familièrement faire son whist dans le salon un peu cosmopolite et pourtant neuchâtelois auquel l'excellente Mme de Boyve présidait avec une rare aménité, gardant au milieu des innombrables relations qu'elle avait à Paris comme un petit coin

à part pour ses amis de Neuchâtel ; incessamment occupée de leur être utile ou agréable. Digne partner, au whist, du duc de Brunswick, elle savait accueillir les nouveaux arrivants, s'infor- mer d'eux, de leur famille, tout en faisant sa partie, sans perdre de vue son jeu, sans laisser passer une carte, sans négliger un atout, ce qui eût exaspéré l'irascible duc. Très jeune, ce prince s'était montré d'une nature combative et d'un rare acharnement dans les contes- tations, âpre à la chicane, batailleur avec son tuteur, le roi d'Angleterre. Monté sur le trône à dix-neuf ans, il se lança dans les réformes, contracta malgré ses proches, avec lady Coleville, un mariage morganatique, fut ren- versé par une révolution de palais et n'échappa que 296 La cour et la société du Second Empire par miracle, de sa demeure bientôt en flammes, blotti sous des ronces dans le fond d'un fossé, aux coups des conjurés qui le cherchaient. C'est à partir de cette nuit lugubre et glacée que se serait développé dans un coeur fermé désormais à la pitié, ouvert au mépris de l'humanité, le ferment de haine et de sourde colère dont fut marquée sa vie. Passé en Angleterre, il s'y mit en relations avec un autre proscrit, le prince Louis-Napoléon, et au- rait conclu avec lui un pacte d'alliance et d'amitié aux fins de s'aider mutuellement à rentrer un jour en maîtres dans leurs pays. Pour avancer les choses, tous deux risquèrent l'aventure d'un coup de force dont le duc ne retira qu'une fuite précipitée et la notification de sa dé- chéance par la Diète germanique. Il en reçut l'avis à Paris, où ses marchés, ses enrôlements, ses prépa- ratifs militaires, signalés par la Diète, amenèrent le gouvernement de Louis-Philippe à le faire arrêter. Averti de sa prochaine expulsion, le duc se fit un plaisir de jouer à la police le bon tour qui amusa Paris. Un de ses domestiques, accommodé de manière à être pris pour lui, s'alita dans la chambre du duc, s'y constitua malade, fut poliment arrêté et conduit à la frontière pendant que le duc, déménagé en costume Le duc de Brunswick 297 d'étudiant dans un garni en face de sa demeure, se délectait à suivre les détails de son arrestation. On le crut interné à Orbe, en Suisse, où son do- mestique, réputé prince, tint maison quelque temps. Le duc, sorti de sa retraite, attaqua tout le monde devant les tribunaux, appela à lui toutes les ressour- ces de la chicane, fit rapporter l'ordre d'expulsion et s'entoura, chez lui, de la pléiade d'artistes lyriques que Paris possédait. Il ne s'était pas fait encore à cette époque la tête de fantaisie, — Adonis badigeonné par le haut, bri- gand calabrais par le bas, — qui le singularisa sous l'Empire, étant au contraire alors le plus beau cava- lier de France. Il occupa l'attention par ses proues- ses hippiques; prouesses qui ne purent le consoler de sa déchéance, de son bannissement, de l'opposi- tion mise sur ses biens en France et surtout de l'in- terdiction, comme aliéné, prononcée contre lui par le roi d'Angleterre et par les princes de la maison de Brunswick. Cette interdiction, que la justice française refusa de reconnaître, avait rejeté le duc dans son élément. Ameutant les sommités du barreau, il eut Berryer pour lui, obtint la levée de ses biens, partit pour Londres, y soutint devant le parlement et les tribu- naux la revendication de ses droits héréditaires, en- tama avec la femme qu'il avait répudiée des discus- 298 La cour et la société du Second Empire sions publiques, entreprit avec la fille qu'il avait eue de ce mariage une lutte moins honorable encore, y concentrant avec une opiniâtreté farouche l'activité d'un esprit faussé par son éducation et par son en- tourage. Il ne se souvint plus que devant les tribunaux des grandes qualités de sa race, de la belliqueuse ardeur des Brunswick et de leur devise : « Jamais en arrière. » Ne revenant pas sur une erreur, il s'obstina dans son extravagance, épuisa toutes les juridictions, fut condamné par toutes; jamais lassé de disputer à l'arrêt de la justice française et de chercher à rendre insaisissables ses joyaux et ses millions. Sa fille, mariée au comte de Civry, avait, sous l'inspiration du Père Lacordaire, abjuré le protes- tantisme et fut pour ce motif déshéritée par un père dont l'âme procédurière, fermée à l'affection autant qu'au raisonnement et à l'estime publique, ignorait le pardon. Cette brouille avec une fille sans fortune, aux en- fants de laquelle le duc prétendit ne rien laisser, amena d'interminables débats qui ne devaient pren- dre fin qu'après lui et ne profiter qu'à la ville de Genève. Pendant qu'il dépensait, sans les épuiser, ses for- ces et sa fortune en tentatives politiques et en actions judiciaires, son compagnon d'exil en Angleterre, le Le duc de Brunsicick 299 prince Louis-Napoléon s'était mis en campagne, n'avait rencontré sur le chemin du trône français que la prison de Ham, où le duc, exact à tenir les engagements pris, lui fit remettre en vue d'aider son évasion un premier envoi de fonds. Quelques années plus tard, des envois plus sérieux au président de la seconde République n'auraient pas été sans favoriser le coup d'Etat du Deux-Décem- bre 1851. Il restait entendu entre les deux princes que ce succès serait l'avant-coureur de la rentrée dans ses Etats du duc de Brunswick, qui ne cessa de l'espérer et de rappeler sa promesse à celui qui devait poser la couronne d'Italie sur le front de Victor-Emma- nuel II. Cette promesse, l'empereur ne l'oubliait pas, mais se trouvait empêché de la tenir par la situation que faisaient au souverain déchu, non seulement la répu- gnance à le reprendre de ses anciens sujets, mais l'opposition de l'Angleterre et surtout celle de la Prusse à cette restauration. Le duc se plaignit. Il y eut des reproches, un peu de froid, puis des retours à l'espérance, des reprises d'amitié, notam- ment après l'arrêt du tribunal de la Seine qui finit par ne laisser à la comtesse de Civry que la ressource de s'adresser aux tribunaux de Brunswick. 300 La cour et la société du Second Empire

Glorieux de ce triste succès, et pour mieux assurer l'appui du gouvernement impérial à sa détermina- tion de soustraire aux revendications de sa fille ses titres et ses propriétés, le duc passa un acte notarié en vertu duquel il instituait le fils de Napoléon III son légataire universel. Cet acte, remis entre les mains de l'empereur, tranquillisa pour quelque temps ce cerveau plein d'orages, auquel la déclaration de la guerre avec la Prusse, en 1870, devait apporter un dernier espoir. Le duc entrevit l'humiliation par les armes françai- ses de ce pays détesté, contraint bientôt de lui ouvrir les portes de son duché. Reichshoffen le désillusionna, et il n'attendit pas Sedan pour aller attendre les événements à l'étran- ger. La chute de l'Empire le décida à déchirer le tes- tament fait en faveur d'une dynastie qui ne pouvait plus lui être utile. C'est à cette chute que la ville de Genève dut l'hé- ritage des Guelfes ; mais peu s'en fallut que cet héri- tage lui échappât. Cela, à cause d'un peu d'eau resté au fond d'un verre et jeté par la fenêtre. Il fut dressé de cette infraction aux règles de la po- lice genevoise un procès-verbal que le duc prit de travers et dont il se promit de tirer vengeance. Résolu dès lors à quitter cette ville impertinente Le duc de Brunsivick 301 et de lois tracassières, à refaire son testament et à rentrer à Paris, où la présidence du maréchal Mac- Mahon lui inspirait confiance, le duc se disposait à partir, quand le mal subit qui l'emporta vint mettre fin à une vie de rancunes et d'excentricités. CHAPITRE XXXIV

OSCAR II, ROI DE SUÈDE. — LE PRINCE DE GALLES.

Vu d'un autre oeil, à la cour et dans la société, que le duc de Brunswick, le prince royal de Suède, actuel- lement Oscar II, avait attiré l'attention par sa haute prestance, l'éclat de son regard, son sourire intelli- gent. Français par ses origines, il l'était aussi par ses amitiés, son goût pour Paris, son sens affiné de l'art français et des lettres françaises, auxquelles Jules Glaretie et Sully-Prudhomme présentent mainte- nant les poésies que le royal poète a consacrées aux beautés de la nature septentrionale. Au baptême du prince impérial, dont sa mère était marraine, comme en temps d'exposition, ce prince avait paru ce qu'il est resté, un charmeur. On pouvait le suivre, très distingué, parfaitement simple avec cela, faisant les honneurs de la section suédoise, aux Expositions de 1855 et de 1867. Ou- vrant les pianos, s'y mettant, il en faisait remarquer Oscar II 303 la structure et le son à Mme de Pourtalès ou à la mar- quise de Galliffet. Sans être populaire comme le fut le prince de Galles, lors de ses fréquents voyages en France, le prince Oscar se fit un succès à lui ; un succès qui s'est continué et dure encore. On entend lire ses vers dans plus d'un salon parisien. Les acteurs de grande marque, les gens du monde qui savent « dire, » réci- tent devant une assistance charmée, — dont il lui arrive de faire partie, — Dernier soir dejuillet, Epî- tre à Gounod, et ces chants rêveurs la Baltique que les flots ont dû bercer. Il y a un savant chez ce monarque érudit autant que libéral. Il y a aussi un homme, auquel son sang- froid et sa force musculaire devant ceux qu'il voit en péril ont valu, de la main de Napoléon III, une mé- daille de sauvetage dont il se montre fier. N'oubliant pas d'ailleurs le sang français qui coule dans ses veines, il rappelle volontiers que son grand- père est de Pau, sa grand'mère de Marseille, et qu'il lui reste dans le Midi quelques parents éloignés dont les destinées n'ont que peu de rapports avec la sienne. L'un d'eux entra dans l'administration sous Napoléon III; un autre est ouvrier à Bordeaux, un troisième est employé de chemin de fer. Oscar II se souvient d'eux, va les voir, les invite au cours de ses voyages en France. 304 La cour et la société du Second Empire

N'est-il pas des leurs ? Mais comment se fait-il qu'il en soit et qu'il porte leur nom ? Il y a là un petit roman de cape et d'épée, touché d'aventure amoureuse, dans lequel il n'est pas en- nuyeux de jeter un coup d'oeil et qui remonte au temps où Napoléon Ier distribuait des trônes à son gré. Celui de Suède échut à Bernadotte, l'un de ses généraux, qui s'était distingué en plus d'une rencon- tre et dont la reconnaissance ne fut pas toujours à la hauteur des bienfaits reçus. Voilà pour le grand-père de Pau. La mélancolique aventure d'amour revient à la grand'mère de Marseille ; et ce petit roman s'indivi- dualisait encore, en 1859, lors de notre séjour à Stockholm, en la personne d'une bonne vieille dame que tout le monde saluait. On la voyait passer en un équipage lourdement somptueux, attelé de quatre chevaux, avec piqueur et valets de pied. Elle s'était appelée Désirée Clary, avait épousé Bernadotte, puis régné sur la Suède en restant à Paris, dans un hôtel de la rue d'Anjou offert par Na- poléon Ier et qu'elle ne quitta pour aller en Suède qu'en 1818, alors que l'état de santé de l'empereur s'aggravait à Ste-Hélène. Désirée Clary 305

On la disait fort agitée, à notre passage à Stock- holm, par les plans de Haussmann, dans lesquels entrait la prochaine expropriation de l'hôtel de la rue d'Anjou. Elle se proposait de partir pour Paris, de voir Napoléon III, d'obtenir de lui le maintien d'une de- meure si chère au coeur d'une femme pour laquelle tout avait été surprise dans sa destinée extraordinaire. Cette destinée, la comtesse d'Armaillé l'a racontée fort agréablement. N'ayant entrevu et souhaité qu'une vie bourgeoise partagée avec un jeune soldat, Désirée Clary s'était vue appelée à un trône qu'elle négligea d'occuper. Elle avait aimé quelqu'un avant de s'unir à Ber- nadotte. Ce quelqu'un, qui allait entrer dans l'histoire et marcher dans la gloire, l'avait remarquée et deman- dée ensuite de circonstances assez bizarres. C'était au temps où les prisons de Paris regor- geaient de suspects. Le père de Désirée venait d'être arrêté, et Mme Clary, accompagnée de sa fille, faisait antichambre chez le Délégué au tribunal révolution- naire dans l'espoir d'obtenir la libération de son mari. L'attente se prolongeait, Désirée s'endormit. Sa mère ne voulut pas l'éveiller quand vint son tour d'audience.

20 306 La cour et la société du Second Empire

Introduite chez le représentant du peuple, qui se rendit à ses sollicitations, Mme Clary laissa sa fille à son sommeil et courut à, la prison, car la justice était expéditive, les exécutions ne traînaient pas. Un bruit de porte ouverte et vivement refermée dans l'antichambre du Délégué avait entre-temps éveillé Désirée. Un jeune homme en sortait. Surpris de la voir seule, il s'approcha de la jeune fille, lui offrit de la reconduire et la ramena à sa famille avec laquelle se nouèrent bientôt des rela- tions qui aboutirent à une demande en mariage. Ce jeune homme s'appelait Joseph Bonaparte, le futur roi d'Espagne. Il avait un frère plus jeune que lui, plus entrepre- nant aussi, et qui découvrit assez vite que Désirée n'avait pas assez de caractère pour associer sa dou- ceur à l'irrésolution de son frère Joseph et qu'elle serait plus heureuse en l'épousant lui-même. Au surplus, Joseph ne serait pas lésé. N'y avait-il pas là Julie, une soeur de Désirée ? Ce mariage s'imposait. Désirée y mit de la bonne grâce, Joseph ne dit pas non, et l'union fut célébrée. Désirée avait fait mieux que de consentir à cet échange. Sérieusement éprise de celui qui allait être Napo- léon 1er, elle s'épancha en des lettres de passion Oscar II 307 auxquelles le jeune homme fut loin d'abord de répondre avec tiédeur. Mais il devint le général Bonaparte, alla dans le monde, y rencontra Mmu de Beauharnais, dont il devait faire l'impératrice José- phine, et pensa moins à Mlle Clary, qui mit en vain dans ses lettres une âme désemparée et vit bientôt sombrer le bonheur entrevu. Napoléon oubliait Dési- rée aux pieds de Joséphine, veuve du général de Beauharnais, une charmeresse à laquelle l'empereur ne cessa de penser à travers son divorce et malgré Marie-Louise. Désirée non plus ne fut pas perdue de vue par celui qui lui avait si gravement manqué. Cherchant à réparer ses torts, il lui présenta quel- ques maris, Bernadotte entre autres, qu'elle agréa, et à l'égard duquel l'empereur devait faire preuve d'une magnanimité que Désirée mit du temps à re- connaître, toujours ulcérée de l'ancien abandon. Pour épargner la femme, Napoléon pardonna au mari des conspirations auxquelles Désirée s'était prêtée. Premier gentilhomme de son royaume, Oscar II, leur petit-fils, a très vif le sentiment de ses préroga- tives, mais sans raideur, avec de la grâce dans l'es- prit, de l'à-propos dans ce qu'il dit. Un trait de sa façon d'être n'a pas passé inaperçu. C'était à l'une de ses dernières visites à un pen- 308 La cour et la société du Second Empire sionnat de jeunes filles. Il avait demandé à l'une d'elles de lui nommer les plus grands rois de Suède. Elle répondit Charles XII et Gustave-Adolphe. « Oscar II, » cria une autre, qui n'était pas inter- rogée. Le roi, s'approchant d'elle, la pria de spécifier quelques-uns des plus hauts faits de cet Oscar II. La jeune fille hésita, se tut, puis se prit à pleurer. « Ne pleurez pas, reprit le roi, je n'en sais pas plus que vous. » Ce qu'il sait mieux, ce sont les épines qui se ca- chent sous sa double couronne. Celle de Norvège en a beaucoup. Cette couronne, autrefois danoise, réunie à celle de Suède, en 1814, par le Congrès de Vienne, obéit maintenant à un mouvement centrifuge dont la cour suédoise a le droit de prendre souci, et qu'Oscar II, malgré une opiniâtre résistance, n'a pu arrêter. Plus tenace que lui, l'opposition norvégienne, pressée d'étendre les prérogatives d'Etat autonome qu'elle tient de la Constitution, revendique avec une persistance passionnée, à propos de la question des consulats, une représentation spéciale ; cette repré- sentation, — corps diplomatique et consulaire restée commune aux deux pays, — relevant encore du mi- nistre suédois des Affaires étrangères. C'est là le parti des particularistes norvégiens, Oscar II 309 derrière lequel un autre parti se lève ; celui des sépa- ratistes de l'extrême-gauche qui voudrait, sur le ter- rain international, la dissolution de l'union scandi- nave. Sans chercher encore à rompre le lien fragile qui les unit à la Suède, les Norvégiens aspirent au dua- lisme qui se pratique en Autriche-Hongrie. Ils y tra- vaillent à travers les luttes et les regrets du roi; l'expérience que fait de ce système l'empereur Fran- çois-Joseph n'étant pas pour entraîner Oscar II, qui en sait les périls. Ce n'est même pas trop de son tact politique pour les traverser sans naufrage. Il s'en repose avec le Cid et le Tasse dans les ré- gions sereines des lettres et de la poésie ; il s'associe généreusement aux expéditions scientifiques, unit son nom à ceux de Nansen, de Nordenskiold et donne de la copie aux éditeurs.

S'il sait écrire, il sait parler ; et nous nous souve- nons de l'avoir entendu, à Stockholm, toaster dans un banquet, puis parler à la foule, sous un tonnerre d'acclamations. C'était en suédois, et nous ne pouvions le com- prendre ; mais, évidemment, il avait trouvé la note. Moins sérieux, moins littéraire, mais plus dans le train, plus gai, fut un autre prince-héritier, celui de la couronne d'Angleterre. Aucune des visites de mar- que qui affluaient à la cour des Tuileries ne fut 310 La cour et la société du Second Empire mieux accueillie par la société d'alors que celle de ce Parisien de Londres. Parfaitement dépourvu de toute austérité et ne goûtant guère le puritanisme de la maison de sa mère, le futur Edouard VII tourna à la popularité. On le voyait passer, allègre, bon enfant, du cabi- net de Napoléon III et de celui de l'impératrice dans les châteaux, les hôtels de la noblesse, les coulisses des théâtres, les salons du Jockey-Club, où la coupe de ses redingotes, la forme de ses chapeaux, et jus- qu'à la couleur de ses gants, firent loi. Le Tout Paris connaissait ses poignées de main, son clair regard, son bon sourire. Habile à manier la parole, la plume et les cartes, il s'était créé dans tous les milieux des amitiés soli- des, aussi correct à l'étranger en matière politique que circonspect en Angleterre dans le jeu des insti- tutions parlementaires, dans l'évolution des partis et dans sa longue attente de la couronne. La rondeur affable de ce jeune homme élégant, d'allure plutôt frivole, d'apparence désoeuvrée, et dont le budget manquait généralement d'équilibre, dérobait pour les cercles et les salons français l'ar- deur de sentiment, les soucis ambitieux d'un Anglais de vieille race. CHAPITRE XXXV

HENRY GRÉVILLE. — ALPHONSE DAUDET. JULES VERNE. — EDMOND ABOUT. — LOUIS ENAULT. XAVIER DE MONTÉPIN. — ELIE BERTHET.

Henry Gréville que nous avons vue si peu respec- tueuse de la main des évêques en parlant de Zola, ne fut pas beaucoup plus tendre que ce dernier pour le Second Empire. Elle ne pouvait pas l'être, l'évolu- tion politique issue du Deux-Décembre 1851 ayant obligé son père à se fixer en Russie. Henry Gréville y grandit, y devint institutrice, s'y maria et ne revint à Paris qu'en 1872; mais si elle ne publia pas sous le Second Empire, c'est pendant sa durée qu'elle s'y prépara par l'observation honnête et souriante de la société russe, peu connue alors du monde français. Il y avait là une source d'études à laquelle Henry Gréville puisa avec bonheur et talent, y mettant d'elle-même la clarté de son esprit, de l'émotion, de la sincérité. Dosia, Sonia, la Princesse Oghérof, furent pour un 312 La cour et la société du Second Empire grand nombre de Français une révélation de la vie russe. Nous avons vu Alphonse Daudet faire partie avec Jules de Goncourt, Zola, Flaubert, d'un quatuor cé- lèbre dont Flaubert était l'âme, bien que d'opinions littéraires ou politiques assez différentes parfois de celles de ses confrères. L'attitude de Flaubert à l'égard de l'Empire resta celle d'un aristocrate endurci, pour lequel le suffrage universel était comme la bête noire. Il ne s'était même pas retenu de commettre ce propos scandalisant que c'était là une « honte de l'esprit humain. » La moralité du règne de Napoléon III sera, disait-il, « de prouver que le suffrage universel est aussi bête que le droit divin, quoique un peu moins odieux. » Flaubert qui a sa place exactement entre Balzac et Zola, quant à la question du réalisme littéraire, n'arrivait pas à fixer le point juste entre les périls du pouvoir personnel et les entraînements d'une Répu- blique pour laquelle, à propos du monde dont Victor Hugo s'entourait, il ne se montra pas tendre. Alphonse Daudet, lui, avait débuté dans la car- rière par quelques attaches avec le monde officiel, en travaillant chez le duc de Morny et en s'y mon- trant le plus brillant, le plus aimable des attachés à ce secrétariat. Alphonse Daudet 313

Il écrivait de jolies choses. On commençait à par- ler de lui. Sainte-Beuve allait mentionner, en passant, ses contes agréables, ses vers légers, et Daudet ne fut pas sans se montrer très heureux de ce petit mot du grand critique. Ce dernier, après avoir été nommé professeur de poésie latine à la Faculté des lettres, chargé aussi de la partie littéraire au Constitutionnel, dirigé par Vé- ron, était passé de ce journal au Moniteur, ce qui ne pouvait qu'accentuer ses tendances politiques. On le savait ami de la princesse Mathilde, on le connut ami du régime impérial, bien que nous l'ayons vu se défendre d'être allé aux Tuileries et d'avoir jamais parlé à Napoléon III. Cette collaboration au Moniteur n'était pas faite pour rapprocher Sainte-Beuve d'hommes tels que Cousin et Villemain. Il lui arriva même de les mal- mener fort; ce qui lui valut, après un article violent d'Eugène Pelletan, dans le Siècle, un accueil mouve- menté, même une bordée de sifflets, dès sa première leçon. Sainte-Beuve arrêté dans son enseignement par les huées de ses auditeurs ! Cela nous paraît, à cette distance des événements, une chose invraisem- blable. Il y eut, il est vrai, outre le coup de plume sur 314 La cour et la société du Second Empire Cousin et Villemain, de la politique dans l'affaire; Sainte-Beuve n'ayant pas craint de parler favorable- ment, à ce même cours, de l'empereur et de M. For- toul, son ministre de l'instruction publique. Un peu pâle et de peau transparente, le visage charmant d'Alphonse Daudet attirait autant que sa façon d'être, pendant que la faiblesse apparente de son corps mince et frêle inquiétait ses proches et ses amis. Le soleil de Corse, auquel on l'envoya, eut rai- son de cette débilité. C'est dans le golfe d'Ajaccio que ce psychologue, auteur de nouvelles, de contes et de romans où l'imagination lutte de vie et de fraîcheur avec le sentiment, fit provision de forces pour la courte carrière qui s'ouvrait devant lui. Car ces forces enfin recouvrées ne furent pas con- servées longtemps à l'intelligent auteur ; l'un des plus aimés, bien certainement, parmi les écrivains français. Il ne devait prendre en quelque sorte que le temps de charmer ses lecteurs avant d'être en proie à toutes les souffrances du corps et de l'esprit, puis de s'éteindre, n'étant plus lui-même. Les Parisiens, qui l'avaient connu jeune et beau, séduisant par son talent, son caractère, son exté- rieur, se résignent avec peine aujourd'hui à ne plus voir en lui, dans le marbre de Saint-Marceaux, érigé aux Champs-Elysées, qu'un Daudet au regard vague, affaissé, presque douloureux. Jules Verne 315

Pourquoi, dit-on, l'avoir pris malade et changé ? Nous l'aimions mieux jeune et beau, comme ses livres, comme il l'était lui-même. N'en va-t-il pas ainsi à l'égard de Jules Verne, non à propos de son buste, mais de sa propre figure, bien vivante encore, quoique assombrie. La jeunesse de tous les mondes n'a pas appris sans une vive sympathie qu'ils étaient menacés les yeux de l'écrivain auquel la « Ligue des jeunes gar- çons anglais » vient d'envoyer, pour aider sa marche maintenant incertaine, une canne à pommeau d'or. Joli trait, qui a fort touché l'auteur de tant de fic- tions saisissantes ou charmeresses, qui sont une école d'initiative et de volonté en même temps qu'un hommage à l'esprit d'entreprise, à la fermeté d'âme. C'est aux belles audaces qui préparent les périls et conduisent au succès; c'est à la patience, à la viri- lité dans le dur effort d'asservir les forces brutes de la matière que poussent les Voyages extraordinaires du narrateur fantaisiste qu'on a dit être un voyant, parce qu'en des récits mouvementés, pittoresques, qui sont un amusement en même temps qu'une école, Jules Verne a donné à pressentir ce qu'on pourra faire, ce qu'on découvrira. Il y a là plus qu'une dis- traction présentée à tous les âges avec un plaisant optimisme, beaucoup de puissance, le sens de ce qui est juste et droit ; il y a là comme une oeuvre d'en- 316 La cour et la société du Second Empire couragement à l'énergie humaine mise au service du progrès scientifique. Si cette oeuvre amuse l'esprit et caresse l'imagina- tion, elle est aussi un stimulant. On y apprend à se vaincre soi-même sur un chemin semé d'obstacles. Un peu comme ceux qui n'aiment pas le buste d'Alphonse Daudet empreint du mal qui l'a perdu, les lecteurs de Jules Verne souffrent de savoir atteint dans ses yeux celui qui semble avoir eu comme un don de seconde vue en mettant dans ses livres la science appliquée. N'a-t-il pas deviné la na- vigation sous-marine et les ballons dirigeables ? A combien de publicistes n'aurions-nous pas en- core à nous arrêter. Camille Doucet, Alphonse Karr, Victor Cherbuliez, Théodore de Banville, Philippe Gille, Hector Malot, Eugène Chavette, Edmond About, Louis Enault, Xavier de Montépin, Elie Ber- thet, d'autres encore, honorant les lettres françaises ou se contentant d'amuser plusieurs générations, fixaient l'attention publique dans le domaine de la poésie, du théâtre et du roman. Un mot seulement sur quelques-uns de ces der- niers. Edmond About, dont il n'est pas besoin de rappe- ler l'esprit, le talent, et qu'on remarquait à Com- piègne et aux Tuileries plus en quête que personne autre d'un regard ou d'un mot des souverains, se fit About. Louis Enault 317 railleur et dénigrant après le 4 septembre 1870, ne comprenant pas qu'il ait pu proclamer Napoléon III « un homme de génie doublé d'un homme de bien, » se demandant aussi comment il avait pu se laisser aller à dire de l'impératrice qu'elle était « une femme sérieuse, laborieuse, héroïque à l'occasion. » Louis Enault, l'auteur exquis de Nadèje, avait charmé l'impératrice pendant que ses publications sur Constantinople et les îles de la Méditerranée lui valaient, de la part de Napoléon III, qui demanda à le connaître, la croix de la Légion d'Honneur. La politique avait eu plus de part encore que l'exubérante imagination de l'écrivain dans la répu- tation naissante de Xavier de Montépin ; car c'est en demandant la radiation de Victor Hugo comme membre de la Société des gens de lettres que s'éten- dit, sous l'Empire, la popularité de cet émule de Gaboriau. Sans être universel comme Victorien Sardon, qui passe avec la même facilité de l'opéra à la fine comé- die, du vaudevilleau roman, de la tragédie à l'opérette, Xavier de Montépin eut le sens particulier des situa- tions empoignantes et des drames éperdus, des aven- tures sensationnelles et des émotions fortes. Sa plume inlassable distribua l'épouvante et l'enchantement, donna en plus de cent ouvrages et au théâtre un frisson de peur et de plaisir ; éveilla, satisfit d'arden- 318 La cour et la société du Second Empire tes curiosités dans l'âme des petites ouvrières, des commis et des concierges. Ce labeur profita à Xavier de Montépin, qui en re- tira des collections évaluées à un demi-million, réu- nies avec amour dans le bel hôtel qu'un incendie devait dévorer. L'aimable romancier que fut Elie Berthet eut cette mésaventure d'avoir à regretter amèrement ce qu'il avait écrit, non à propos de l'Empire et de ses souverains, mais à l'endroit d'un de leurs hôtes, un prince de la maison de Prusse. C'était à l'heure antédiluvienne, que beaucoup de gens tiennent aujourd'hui pour invraisemblable, où les Tuileries, centre attractif du monde politique et du grand monde européen, brillaient du plus vif éclat. Tous, accourant à leurs fêtes, en briguaient l'alliance ou l'amitié. Les visites royales affluaient. Un prince de Hohenzollern, brave et charmant, était venu comme les autres tendre la main à Napo- léon III et baiser celle de l'impératrice. Il éveilla de nombreuses sympathies à la cour et clans la société ; Elie Berthet en fit le héros d'un de ses livres, le Nid de cigogne. Survint la guerre de 1870. Exalté par la douleur, frémissant de colère devant la patrie humiliée et la France envahie, le romancier se leva contre lui-même, s'indigna d'avoir paré de Elie Berthet 319 grâces et de vertus un prince de la race du vain- queur, de cette race maudite qui maintenant assié- geait et bombardait Paris. Une pensée l'obséda; il n'eut plus qu'un souci, celui de chercher à effacer de son passé d'écrivain la trace de sa faute. Sitôt la Commune réduite, les librairies rouvertes, il se mit en campagne, fit la chasse à son volume, fouillant les réserves des éditeurs, les devantures, les casiers, les étalages des quais, les boîtes des bouqui- nistes, y mit le prix et brûla l'édition. Cette expiation ne satisfit pas les « purs, » La jeune école appuya sur le crime, et le charmant écri- vain que tout le monde avait lu, que ses publications avaient coté, ne fut plus qu'un ramolli, un arriéré des lettres, une « vieille baderne » à remiser avec le « tyran, » CHAPITRE XXXVI

LE PRINCE LÉOPOLD DE HOHENZOLLERN

Elie Berthet que les événements survenus lais- saient si malheureux, comme écrivain français, n'a- vait fait d'ailleurs que traduire dans son roman l'impression générale, non seulement au sujet d'un membre de la maison de Hohenzollern, mais de deux de ses princes, hôtes des Tuileries, Léopold de Ho- henzollern-Sigmaringen et le prince Frédéric-Guil- laume de Prusse, plus tard Frédéric III. Le prince Léopold n'était que charmant, sympa- thique à tout le monde et fort joli garçon. Marié à la princesse Antonia de Portugal, fille de la reine dona Maria II, son nom allait se rattacher aux suites for- midables de sa candidature au trône d'Espagne, resté vacant depuis la chute d'Isabelle II en 1868. Le prince Léopold passa aux Tuileries, en 1866, au pavillon Marsan, quelques semaines de fêtes éblouissantes et de bonne intimité, aussi amusé qu'in- téressé par tout ce qu'il voyait. Et il voyait tout; visiblement heureux du succès d'admiration qui Léopold de Hohenzollern 321 allait à sa femme, fine, élégante, et qui n'avait nulle- ment à souffrir du voisinage, périlleuxpour toutes les femmes, de l'impératrice Eugénie. Sa beauté, disait-on, est celle d'une statue grecque. Qui se serait douté en les voyant sans cesse, elle et lui, avec les souverains français, charmés de l'accueil reçu, des choses terribles et des bouleversements dont ils allaient être le prétexte ! On affirmait que le roi de Prusse, en contempla- tion devant la princesse Antonia, songeait déjà à couronner ce noble front. Et pourtant ce n'est pas du palais de Berlin que vint la pensée de faire mon- ter un prince prussien sur le trône espagnol ; elle vint du cabinet de Bismarck, qui déjà, aux derniers mois de cette année 1866, cherchait le moyen d'assurer les avantages acquis à la Prusse par la journée de Sadowa et le trouvait dans l'éventualité d'une can- didature déplaisante pour les Tuileries. De là des complications d'où pouvait sortir une guerre envi- sagée par Bismarck comme nécessaire, inévitable. Dans son rapport du mois de septembre 1866, puis dans sa lettre du 24 décembre suivant, analysant la situation économique et politique de l'Empire fran- çais, Bismarck démontre l'utilité qu'il y aurait pour la Prusse à se ménager sur les derrières de la France un pays ami et allié ; mais il se heurte à des oppositions de famille, à Sigmaringen et à Berlin, qui

21 322 La cour et la société du Second Empire entravent son projet et en remettront de quelques années l'exécution. Le roi paraît assez froid, le prince Antoine, père du prince Léopold, l'est tout à fait, pendant que ce dernier, auquel manque la vocation de conducteur de peuples, déclare ne vouloir se prê- ter à ce troublant avenir que si le roi lui en donne l'ordre. Les ouvertures faites à ses deux frères, le futur roi de Roumanie et le prince Frédéric, n'ont pas plus de succès. Don Eusébio di Salazar, porteur des let- tres de la régence espagnole, viendra en vain ; Léo- pold se dérobera. Cette unanimité, cette persistance de refus n'arrê- teront pas Bismarck, qui persuade Moltke et de Roon, entretient le roi, travaille le prince Antoine, qui finira par se raviser et exprimera le regret d'a- voir laissé passer un grand moment historique pour la maison de Hohenzollern : « Un moment, écrit-il, comme il ne s'en est jamais présenté et comme il n'en reviendraplus jamais. » — « Bismarck est très mécontent du coup manqué. Il n'a pas tort. La chose n'est cependant pas tout à fait abandonnée. » Cette chose si grosse de tempêtes se reprendra, en effet, et l'issue en sera précipitée par l'entremise d'un maréchal espagnol dont Bismarck sut se servir. Pour ceux qui le cherchent et le retrouvent au Maréchal Prim 323

Louvre, ce maréchal sera toujours le Prim de la toile d'Henri Regnault, toile attrayante, qui fit évé- nement au Salon de 1869 et à laquelle la critique d'art, plus encore que le public, fit un accueil voisin de l'enthousiasme. Le grand artiste, avec autant de vérité que de vie, y prend par son côté héroïque et légendaire la phy- sionomie de son modèle. Exilé par Isabelle II et rentré en Espagne après la révolution de 1868 qui venait de renverser cette princesse, Prim arrête court au haut de la pente qu'il a gravie sa superbe monture et salue, un peu en maître, la patrie dont il était expulsé. Il est pâle, sans coiffure et de mise négligée, mais viril et résolu. C'est bien là un des nouveaux chefs du pays. L'est-il aussi de la foule bigarrée qui l'acclame et le suit dans le fond du tableau ? Peut-être, mais Prim ne veut pas en avoir l'air. II se fait l'effet déplaisant de commander à l'émeute et en témoigne au peintre son peu de satisfaction. Pressentirait-il que de cette tourbe hurlante pourrait sortir un jour et se lever contre lui le groupe d'assassins qui bientôt le guet- tront et le mettront à mort ? Il est bien évident que Prim eût préféré à cette populace en délire un brillant entourage de géné- raux. Il ne le dit pas, mais le peintre le sent et gar- dera sa toile plutôt que de la savoir reléguée quelque 324 La cour et la société du Second Empire part, ainsi que Prim le fait entendre. D'où la pré- sence définitive en France du portrait fait en Espa- gne d'un maréchal espagnol. Prim, en effet, ne veut pas d'une toile qui ne ré- pond à aucune de ses aspirations. Celle, entre autres, de donner à l'Espagne un prince de sa main et d'en préparer de concert avec Bismarck la candidature, l'a beaucoup occupé. Il en pressera l'offre, l'acceptation ; et la France n'ap- prendra pas sans surprise et sans colère la part prise par lui à un événement dont allait découler une guerre si néfaste pour elle. Le secret de l'acceptation par le prince Léopold s'était ébruité dès les derniers jours de juin 1870, mais ne tomba dans le domaine public que le 3 juil- let suivant et ne devint officiel qu'à la déclaration du 6 juillet par laquelle le gouvernement français, se prononçant contre une négociation qui lui avait été cachée, émettait l'espoir, presque l'assurance, qu'elle n'aurait pas de suite. Un autographe impressionnant, vendu récemment à l'hôtel Drouot, donne le texte, avec ratures, cor- rections d'Emile Ollivier et retouches de Napoléon III de cette déclaration discutée en Conseil des ministres au château de St-Cloud et faite à la Chambre le 6 juillet.

En voici quelques lignes : Léopold de Hohenzollern 325

« Il est vrai que le maréchal Prim a offert au prince Léopold de Hohenzollern la couronne d'Espa- gne et que ce dernier l'a acceptée. » L'empereur, saisissant la plume au cours de la discussion, avait ajouté ces mots : « Projet qui dé- truirait, à notre détriment, l'équilibre actuel des for- ces de l'Europe et mettrait en péril les intérêts et l'honneur de la France. » Informé des termes de cette réjouissante décla- ration, Bismarck, heureux des prévisions qui ne l'avaient pas trompé, se félicita du succès de son piège. La France s'opposait. C'était précisément ce qu'il avait espéré. Il l'espérait plus que son maître, beaucoup moins résolu que lui à de nouvelles batailles, et qui le prouva en obtenant du prince Léopold sa renoncia- tion à la couronne d'Espagne. On n'a pas oublié de quelle façon le chancelier s'arrangea à neutraliser les conséquences de cette renonciation. Guillaume 1er disait après la guerre de 1870, en parlant de ceux qui l'avaient préparée et conduite : Roon a forgé l'épée. Moltke l'a dirigée. Bismarck l'a utilisée. L'empereur, lui, se serait contenté de surveiller le tout. 326 La cour et la société du Second Empire Guillaume II, laissant de côté Roon et de Moltke dans la plaisante variante qu'il a apportée à l'énu- mération des facteurs de la guerre de 1870, n'a gardé que Bismarck, associé désormais de la façon la plus imprévue au plat favori des restaurants et des tavernes germaniques. Considérant qu'un bifteck arrosé de bière est la base nécessaire d'une alimentation qui ajoutera à la vigueur d'une nation forte, Guillaume II a dit : « Il y a trois choses qui ont fait la grandeur de l'Allema- gne : le boeuf, la bière et Bismarck. » Le prince Léopold n'a pas lieu de regretter beau- coup d'avoir renoncé à une couronne qu'il n'eût cer- tainement pas gardée plus longtemps que ne l'a fait le duc d'Aoste, autre candidat de Prim au trône d'Espagne. Il vit paisiblement à Sigmaringen, resté jeune, affable, gai, comme au temps de son séjour aux Tui- leries. Souvent en villégiature à Ragatz avec son frère, le roi de Roumanie, on ne peut l'y rencontrer sans se souvenir. Son cousin, le' prince Frédéric-Guillaume, héritier présomptif de la couronne de Prusse, s'était pro- noncé contre la candidature, au cours des débats engagés. En opposition avec Bismarck, il pressentait en Léopold de Hohenzottern 327 cette affaire quelque machination anti-française dont le prince Léopold, simple instrument de Bismarck, qui le jetterait après s'en être servi, serait certaine- ment la victime. Il le lui dit, sans réussir à le dissua- der tout d'abord de l'acceptation finale obtenue par Bismarck ; le prince Léopold, avant de reprendre sa liberté, sur le désir du roi, s'étant finalement laissé persuader par le chancelier qu'il rendait, en accep- tant, un grand service à son pays. Plus dramatique que la sienne se dressera devant l'histoire la belle figure du prince royal de Prusse, qui fut à plusieurs reprises, mais avec moins de du- rée que le prince Léopold, l'hôte de la France et des Tuileries. CHAPITRE XXXVII

LE PRINCE ROYAL DE PRUSSE.

Tout de suite, il frappa la cour et plut aux Pari- siens, ce fils unique du futur empereur d'Allemagne et de l'impératrice Augusta. Il tenait de sa mère, qui les lui avait inculqués, la curiosité des choses de France, un vif intérêt pour tout ce qui concernait ce grand pays. Sa première visite aux Tuileries lui avait laissé un souvenir qu'il rappelait souvent. C'était au moment de ses fiançailles avec la prin- cesse Victoria. Ce mariage, qui ne fut pas un mariage de résigna- tion, mais un roman d'amour dont la reine d'Angle- terre a raconté dans les « feuilles » de son journal les gracieux prodromes, avait plus souri à l'impéra- trice Eugénie qu'au gouvernement français; la politi- que ayant absorbé d'abord toute question de senti- ment. Une alliance entre la Prusse et l'Angleterre, que Napoléon III ne pouvait désirer, ferait peut-être suite Prince royal de Prusse 329

à cette union, et l'empereur qui, au Congrès de Pa- ris, s'était entretenu de cette éventualité avec lord Clarendon avait reçu du ministre anglais cette assu- rance « que les sentiments privés de la reine n'influe- raient jamais ses vues en ce qui concernait ce qu'elle croyait juste pour l'honneur et les intérêts de l'An- gleterre. » Le mariage n'eut lieu qu'en 1858, alors que Bis- marck n'était pas encore au pouvoir. Autrement, le plus noble coeur de Prusse, — on parlait ainsi du prince Frédéric-Guillaume, — n'eût pas lié sa desti- née à celle de la « petite Wicky, » ainsi que le prince Albert appelait sa fille aînée. Bismarck avait des idées arrêtées sur le mariage des princes de Hohenzollern, qui ne devaient, à son gré, épouser que des princesses allemandes; surtout pas des anglaises, nées meneuses, imbues de leurs idées. Leur culture intellectuelle lui semblait inquié- tante. Le gouvernement effectif de la monarchie ne suffi- sait pas au chancelier de fer ; il lui fallait la main- mise en quelque sorte sur la famille royale. Un peu en maire du palais, il estimait qu'apparte- nant à l'Etat, la dynastie n'était pas libre de disposer d'elle-même. On devait le voir appliquer délibérément ce prin- 330 La cour et la société du Second Empire cipe dans la question du mariage du beau prince de Battenberg avec une des filles du prince Frédéric- Guillaume. L'inclination de la jeune princesse, qu'on vit longtemps distraite, préoccupée, fut sacrifiée à la volonté de l'élaborateur de l'unité allemande. Il en alla de même, à San-Remo, pendant la ma- ladie du futur Frédéric III, quand Bismarck, prenant parti pour le docteur allemand Bergmann contre Mackensie, docteur anglais, prescrivit une opération jugée dangereuse par la princesse impériale. Cette opération « doit avoir lieu, » avait-il télégraphié. « Elle n'aura pas lieu, » répondit la princesse, dont l'esprit n'était pas moins combattit que celui du chancelier et qui ne se résigna qu'à Charlottenbourg à tenter ce dernier moyen. On n'en était pas encore, à Berlin, à l'omnipotence du chancelier, à ses allures cassantes, au moment du mariage de la fille aînée de la reine d'Angleterre, dont il était facile de comprendre le sentiment en voyant le prince royal de Prusse. Partout où on le rencontrait, à Paris comme à Berlin, les regards allaient à lui, avec les sympathies. Quelque chose de la beauté morale qu'on disait être en lui se dégageait de l'ensemble harmonieux de ses dons extérieurs. D'une taille élevée, souple, avec des membres vigoureux et bien proportionnés, des traits nobles, Prince, royal de Prusse 331 réguliers, qu'encadrait une barbe blonde et soyeuse, un teint de santé, de grands yeux bleus, le port de tête attractif, un peu fier, le prince royal de Prusse, taillé en athlète, rappelait quelque chevalier de la Table-Ronde. Son bon sourire était prompt à s'effa- cer à l'heure du commandement; son regard, de- venu très vite d'une impérieuse fermeté, faisait dire que la hautaine intolérance de sa race ne faisait que sommeiller en lui. « Il est grand, bien fait, écrivait l'impératrice Eu- génie, — vif, blond, — un Allemand comme les.dé- crit Tacite. » On le lui disait, en outre, d'une nature sérieuse, travailleuse, attachée à des devoirs dont il mesurait l'étendue et comprenait les responsabilités. Aussi intelligent que soucieux de s'instruire en- core, son caractère avait mûri sous l'inspiration de celui auquel sa mère avait remis le soin de le pré- parer, bien qu'en très peu de temps, à la haute et tragique destinée qui semblait alors pleine d'espé- rances et chargée de promesses. L'élève fut digne de son noble éducateur. L'impératrice Augusta nous le disait elle-même en nous remettant pour M. Frédéric Godet, de Neuchâ- tel, une lettre et un message. Nous reviendrons à cette femme distinguée et vraiment supérieure, qui avait grandi au temps de 332 La cour et la société du Second Empire Goethe, à cette petite cour de Weimar, centre intel- lectuel de l'Allemagne d'alors ; elle en avait pris les idées et en gardait l'esprit à la cour de Berlin après son mariage avec le prince de Prusse. Nous y reviendrons à propos de l'entrevue de Bade, demandée par le roi à l'impératrice Eugénie, et dont celle-ci, qu'une cure à Schwalbach laissait nerveuse et fatiguée, eût voulu se défendre. L'impératrice Augusta, aidée par M. Frédéric Godet, comme elle aimait à le rappeler, avait insisté auprès de son fils sur la nécessité qu'il y a pour les princes à savoir entendre et dire la vérité. Peu disposé à goûter les idées de la souveraine, Bismarck, qui n'était pas un féministe, trouvait exa- géré ce besoin de dire vrai et ne voyait pas pourquoi il faudrait s'y arrêter. Exprimant assez gaiement son opinion là-dessus, devant le comte de Kaiserling, qui lui demandait ce qu'il faut apprendre aux princes, Bismarck établis- sait qu'en l'espèce l'éducation persane était encore ce qu'il y avait de mieux : « apprendre à monter à cheval, à faire de l'escrime et à mentir. » Pour un peu, Bismarck aurait ajouté que cette éducation avait manqué à son maître. « Notre em- pereur, disait-il, n'est pas capable du moindre petit mensonge. Lorsqu'il essaye de raconter une craque, cela se voit à dix pas de distance. » Prince royal de Prusse 333

Quant à l'éducation donnée au prince royal, il né- gligeait d'en parler, le tenant pour un contemplatif, un rêveur, ennemi de la violence, épris de philoso- phie, de libéralisme, de modération et autres inuti- lités, dans la vie et sur le trône. Estimant que les faits valent mieux que les idées, il ne partageait pas le sentiment de ceux qui croyaient apercevoir chez le prince royal les qualités qui font les bons souverains. Même il s'en méfiait, le maintint à l'écart, le voulut sans influenee, amena le roi à le vouloir avec lui. D'un sens très sûr, Guillaume 1er voyait clair dans les complications intérieures ou extérieures dont il pensait ne pas pouvoir sortir seul. Il en appelait alors au coup d'oeil de Bismarck, à ses capacités, le con- trariait le moins possible, considérant qu'il pouvait compter sur lui pour l'avenir de la Prusse, et bientôt de l'Allemagne. Bismarck, d'autre part, savait très bien jusqu'où il pouvait aller avec le roi. Elle fut délicate à garder la situation faite au prince royal de Prusse entre la déférente soumission dont il entendait ne pas se départir à l'égard de son père, et la volonté de Bismarck ; entre la cour, l'ar- mée et l'aristocratie. Sans place dans les conseils, en opposition avec la pensée dirigeante des affaires, il n'eut guère pour lui que les lettrés, les savants, les artistes, le inonde des 334 La cour et la société du Second Empire professeurs et de la petite bourgeoisie. Ne pouvant donner toute sa mesure, il se réfugia dans le rôle que Bismarck lui abandonnait, de protecteur éclairé du beau et de l'utile dans les manifestations de l'art et de l'intelligence. On avait peine, chez lui, à regarder quelqu'un d'autre. Ses bonnes poignées de main, la façon familière dont il lui arrivait de vous frapper sur l'épaule, tem- péraient ses allures militaires et la raideur automati- que de son premier salut. Contrairement à sa femme, il prenait gaiement sa part des plaisirs qu'il offrait, allait jusqu'à faire à ses invités un petit signe amical aux fins de les enga- ger à s'approcher du buffet et à ne rien négliger des choses exquises qu'on y servait. Ce n'était pas que les règles de l'étiquette lui fussent indifférentes ; il ne laissait pas que d'y tenir et d'en remarquer les moin- dres infractions. On lui en faisait même un reproche, ainsi que de son penchant pour le calembour. Plus occupé, en effet, de ses bons mots que de ceux des autres, il se montrait toujours heureux d'en faire et charmé qu'on en rie. L'habitude prise par lui, comme par le roi, de s'établir sur le seuil des portes pour causer, entendre la musique ou voir danser, était pour nous beau- coup plus contrariante que celle du calembour. Prince royal de Prusse 335

Bloqués dans les salons par les personnages au- gustes qui interceptaient le passage, ceux que tenait le souhait de se nourrir, de se désaltérer, de tenir un engagement, ou seulement de circuler, rongeaient leur frein. Que de quadrilles compromis ! Que de polkas man- quées ! Des lanciers laborieusement élaborés au com- mencement de la soirée ne pouvaient avoir lieu. Les brillants officiers, seuls danseurs ordinaires des grandes fêtes du Château, des petits bals du Pa- lais, résidence des souverains, ne s'arrêtaient pas, en parlant du prince royal, au reproche du « Pas des portes, » et nous fûmes souvent surpris, dans les mi- lieux les plus officiels, de la liberté de leurs appré- ciations. Tel qu'il est, disait-on, entaché d'idéalisme, le prince royal finira par toucher aux traditions prus- siennes. C'est un nuageux, moins occupé des choses de l'armée que d'augmenter ses collections ethnolo- giques, de méditer sur le bonheur des peuples et le respect de la vie humaine. Il manquera de poigne. Ne voyez-vous pas ce quelque chose de mal arrêté qui flotte dans ses prunelles ? C'est un hésitant. Nous avons besoin d'un militaire, non d'un bon père de famille. Et puis, il est trop sous la coupe de sa femme. On le sait mécontent de lui-même quand il ne peut la suivre et entrer dans ses vues. 336 La cour et la société du Second Empire

II y a quelques correctifs à ces jugements ; il y en eut dès lors, celui-ci, entre autres, de Gustave Frei- tag, qui a écrit à propos du sentiment inspiré à son époux par la princesse Victoria : « Cet amour fut ce qu'il y eut de plus grand dans sa vie, ce qui remplit tout son esprit. Elle fut la souveraine de sa jeunesse, la confidente de ses pensées, sa conseillère. » Il fut pourtant un victorieux, ce prince « trop bon mari, » que tant de gens tenaient pour un faible, malgré sa longue barbe et sa haute stature. En Danemark, il eut surtout une mission d'en- tente et d'apaisement entre les généraux chargés de conduire la campagne de 1864; mais celle de 1866 le trouva à la tête de la deuxième armée formée en Silésie, et dont il s'excusa auprès du vieux général Steinmetz, resté sous ses ordres, d'avoir à prendre le commandement. Il le prenait d'ailleurs avec une pleine confiance dans les forces prussiennes, dont il dirigea, habile et prompt, le mouvement stratégique et la marche de pénétration en Bohême, dans cette campagne fou- droyante pour l'Autriche. A l'aube de cette journée de Sadowa, que le roi fut presque seul à décider, le prince reçoit à quatre heures du matin l'ordre de son père, arrive à onze heures en une marche impétueuse, surmontant tous les obstacles, sur le champ de bataille de Koenig- Prince royal de Prusse 337 graetz, force à deux heures le centre de l'armée enne- mie, reçoit à huit heures la croix pour le mérite que le roi détache de sa poitrine et fixe sur la sienne. Soldat de naissance, voué par nécessité sociale, non par goût, aux choses de la vie militaire, le prince ne gardait pas d'orgueil des lauriers cueillis, trem- pés de trop de sang, achetés au prix de trop de souf- frances. Sa pensée allait plus volontiers à l'éventua- lité d'un concordat universel qui pourrait mieux qu'une trêve armée prévenir de nouveaux massa- cres et assurer la paix du monde. Je n'ai jamais appris la nouvelle d'une victoire, disait sa mère, sans verser des larmes sur les vic- times. Je ne comprends pas, dira le prince, qu'un souve- rain puisse encore déclarer la guerre, si une seule fois dans sa vie, il a traversé un champ de bataille. Il n'en fit pas moins la guerre, n'ayant qu'à obéir ; il la fit en brave, mais sans l'aimer, estimant qu'il est d'autres succès que ceux-là, qu'on peut les de- mander à la paix et qu'il n'est pas nécessaire de tuer pour faire preuve de courage. A la tête de la troisième armée, en 1870, le prince lutta vaillamment, en adversaireloyal, compatissant, toujours prêt à alléger dans la mesure de ses moyens le sort de ceux que leur défaite plaçait sous son au- torité.

22 338 La cour et la société du Second Empire

Cela ne se conciliait pas toujours avec les disposi- tions des autres chefs d'armée, qui lui reprochèrent de montrer plus de magnanimité que d'audace et d'avoir commis la faute, au soir de la bataille de Woerth, de ne s'être pas mis à la poursuite de l'armée en re- traite, laissant ignorer à ses troupes pendant la nuit du 6 au 7 août 1870, et une partie de la matinée du lendemain, la direction prise par l'ennemi vaincu. Moins farouche encore à Versailles, le prince causa des étonnements à peine dissimulés en don- nant cours à un peu de sentiment. Victorieux, le prince royal le fut encore par les victoires remportées sur lui-même, alors qu'appelé par un mal implacable à subir tous les supplices, il se vit livré, squelette vivant, aux intrigues de cour, aux compétitions intéressées, à de palpables impatiences. Il était devenu évident que Bismarck, tenant pour inutile le détour par un règne éphémère de la cou- ronne impériale, entendait faire passer directement cette couronne du front de Guillaume 1er à celui de Guillaume II Déjà le père s'éteignait à Berlin, pendant que le fils, luttant contre la mort à San-Remo, s'efforçant de prolonger son existence, espérait vivre assez pour atteindre son poste, y mourir et laisser à sa femme, dans l'effondrement de sa situation et le deuil de son avenir, un rang digne d'elle et de lui. Prince royal de Prusse 339

« Attendez que Dieu m'appelle, » disait-il douce- ment. Dans ma longue expérience, a écrit le docteur Mackensie, je n'ai jamais vu personne se conduire en pareille circonstance avec un héroïsme aussi simple. Les médecins se disputaient au pied même du lit où le malade disait souffrir « effroyablement. » On prenait parti dans ces querelles ; la politique s'en mêlait. Il y eut réquisitoire des médecins allemands, soutenus par les conservateurs, contre le médecin anglais qu'appuyaient les progressistes, avec, der- rière eux, la princesse Victoria. D'âpres discussions se faisaient jour sur la supé- riorité de la science allemande et de la science an- glaise, sur le diagnostic, les pourquoi, le traitement d'un mal auquel personne ne pouvait rien. Bientôt, empereur d'un jour, ne pouvant plus, la gorge ouverte, émettre un son qu'au prix de cruels étouffements, Frédéric III, dans les affres d'une ago- nie morale pire que l'autre, triompha de la douleur et de la désespérance. Sa mansuétude devint alors de la grandeur d'âme, le monde entier fut avec lui ; et quand ce fut la fin, l'impératrice Frédéric put envoyer à Bade, à l'impé- ratrice Augusta, ce télégramme, qui restera : « Celle qui était si fière et si heureuse d'être la femme de votre seul fils, pleure maintenant avec vous, ô pau- 340 La cour et la société du Second Empire vre mère. Aucune mère n'eutjamais pareil fils. Soyez forte et fière dans votre deuil. » Elle devait le demeurer elle-même, forte et fière, celle qui parlait ainsi, après avoir gravi sans défail- lir le calvaire de San-Remo et de Charlottenbourg, après avoir disputé à la mort, intrépide, presque seule, la vie et la couronne de celui qu'elle élevait dans son esprit à la hauteur d'un Marc-Aurèle. Supérieure à son infortune, inlassable dans son effort et dans sa volonté, avec autant de persistance que de clarté d'esprit, elle affronta Bismarck, le fit reculer, posa sur la tête de son mari la couronne éphémère qui devait la laisser elle-même sans but et sans action. Elle la ceignit pour trois mois cette couronne qu'elle avait entrevue féconde et libérale en son rêve de femme artiste, de femme politique et philosophe, en des aspirations bientôt englouties dans la pour- pre et le sang d'une tombe prématurée. CHAPITRE XXXVIII

LA PRINCESSE VICTORIA.

Ce caractère entier, résistant, qui ne bronchait pas une fois fixé sur le parti à prendre n'apparut pas tout d'abord, à la cour et dans la société, lors des visites aux Tuileries de la princesse Victoria. Paris, qui l'avait aperçue jeune fille pendant le séjour de ses parents au châtean de St-Cloud, la savait enchantée de l'impératrice, à laquelle elle de- mandait si ce beau voyage ne pourrait pas se pro- longer un peu; il la savait heureuse aussi d'avoir dansé une si bonne valse avec Napoléon III dans la galerie des glaces du palais de Versailles, mais la revit sans saisissement au bras du prince royal de Prusse. On ne la trouva pas assez grande, avec un visage trop rond, le teint trop coloré, de bonnes grosses joues rouges, une taille un peu boulotte. Rien en elle n'arrêtait les regards de la foule, qui la jugea plutôt insignifiante. Les rares facultés d'un esprit puissant 342 La cour et la société du Second Empire et perspicace ne se lisaient guère sur ce visage bour- geois. Il y avait bien, pour l'éclairer, une bouche sou- riante, de grands beaux yeux au regard clair, intelli- gent, très droit ; mais il manquait à cette princesse l'instinct d'une femme qui cherche à plaire ; ce dont elle ne se soucia jamais. On l'eût voulue mieux mise et mieux coiffée. Elle a toujours le temps, — on l'écrivait de Berlin, — de s'attarder devant un tableau, une vieille tapis- serie, une belle sculpture ; elle n'a jamais celui d'es- sayer une robe ou un chapeau. Il était évident que les professeurs, les savants, les artistes, lui allaient mieux que les couturiers et les coiffeurs. Ce n'est pas avec ces derniers qu'elle devait per- dre beaucoup de temps. On s'en apercevait à sa coiffure. Une coiffure si peu compliquée qu'elle en était déconcertante. Un tortillon sans conséquence, sur la nuque, en faisait l'affaire.

Cela n'appelait pas le diadème ; et nous ne nous souvenons de lui avoir vu, à Berlin, la tête un peu endiamantée qu'au mariage de son fils, Guillaume II Le goût du monde lui manquait autant que le sens de la toilette ; elle trouvait excessifs les devoirs de la représentation auxquels Guillaume 1er et l'impératrice Augusta sacrifiaient sans ennui. Le manque de sincé- Princesse Victoria 343 rité qui s'attache souvent aux conventions mondai- nes, à ce papotage des salons, où il arrive' de dire le moins ce qu'on pense et de penser le moins ce qu'on dit, lui était déplaisant. N'aimant guère à recevoir qu'un cercle de person- nalités intéressantes, mais qui ne se mêlaient que chez elle à la société de la cour, elle se prêtait pour- tant avec bonne grâce, dans les grandes fêtes, à la corvée d'un cercle mené en poste et commencé géné- ralement avant l'heure fixée ; ce qui n'était pas sans amener quelque perturbation. Pressée de partir, elle l'était d'arriver, afin que ce soit fait, et sans se préoccuper beaucoup du trouble que cela jetait dans le groupe des chefs de missions et des personnes à présenter. Leur introducteur, M. de Roeder, ne savait plus parfois comment les amener au rang auquel ils avaient droit. La fièvre qui le prenait alors faisait notre amusement. Il était assez rare que le programme de ces bril- lantes soirées s'accomplisse jusqu'au bout, tant la princesse Victoria avait hâte de s'en aller. Plus d'une fois, souffrant de névralgies, de la cha- leur, du manque d'air et aussi de la poussière que tout ce monde lui apportait, nous la vîmes envoyer un chambellan de service à la recherche de son mari qui accourait, et auquel elle expliquait que ne pou- 344 La cour et la société du Second Empire vant supporter plus longtemps cet air vicié, elle avait hâte de prendre congé. L'orchestre, en ce cas, n'en avait plus pour long- temps, le cortège de départ s'organisait, la princesse saluait, reprenant le beau sourire qui passait pour émotionner l'âme de son mari, mais ne suffisait pas aux danseurs contrariés. Nous ne lui avons guère vu qu'une fois l'air heu- reux de recevoir. C'est à cette « fête à la cour des Médicis, » dont le « tout Berlin » s'occupa, qu'elle et le prince offraient aux souverains et à la société de la cour. Ordinairement, ils donnaient à danser dans quel- ques-unes des pièces du château, mais ce soir-là, pour cette merveilleuse évocation du temps des Mé- dicis et de la Renaissance italienne, c'était chez eux, dans ce palais de l'Avenue des Tilleuls dont on disait, non parfois sans un peu d'ironie : C'est le home de la science et de l'art. La princesse Victoria était elle-même une Médicis, recevant des hôtes illustres. On sentait sa main dans l'intelligente ordonnance d'une reconstitution historique à laquelle le comte Harrach avait prêté son goût et son érudition. La princesse, qui s'en montrait satisfaite, faisait les honneurs de sa maison, non seulement aux sou- verains, mais à d'humbles invités comme nous, allant Princesse Victoria 345

à eux, leur indiquant certains arrangements qu'elle trouvait réussis. Elle avait pour son mari, hôte lui- même des Médicis, grave et superbe dans son cos- tume d'une scrupuleuse fidélité, des regards sou- riants, contemplatifs, qu'il nous semble voir encore. Elle ne songeait pas, ce soir-là, à lui demander de l'emmener, bien qu'il ne fît pas frais dans ces appar- tements ruisselants de lumières et qu'il se dégageât quelque poussière du va-et-vient des dominos et des costumes. Mais on n'était plus à Berlin. On était en Italie, à une des belles époques de l'art. On pouvait bien souffrir un peu. Elle sut, au reste, oublier la chaleur, la poussière et le manque d'air ailleurs qu'à la cour des Médicis. Pendant les campagnes de Danemark, de Bohême et de France, dans l'atmosphère pestilentielle des hôpitaux, on la vit passer des journées entières en- tre les rangées de lits, active, compatissante, le coeur plein de larmes, l'oeil et la main à tout. Dès son arrivée à Berlin, la princesse Victoria avait frappé Stockmar, qui la déclarait « prodigieu- sement douée. » Eprise, en effet, d'histoire et d'art, elle faisait de l'aquarelle et du modelage en même temps que des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la philosophie, de la sociologie et de la politique. Un an après son mariage, elle commettait un mé- 346 La cour et la société du Second Empire morandum sur la responsabilité ministérielle à pro- pos des articles de la constitution prussienne alors en discussion. Le cour n'en avait éprouvé qu'une satisfaction médiocre. Berlin fut stupéfié. Paris aussi, pendant l'Exposition de 1867, n'avait pas appris sans étonnement qu'elle avait fait prier Renan de venir la voir; désireuse de le connaître, de causer avec lui. « Je viens de rencontrer une femme supérieure, » disait Renan en sortant de l'ambassade de Prusse. Il y eut, à Paris et à Berlin, à propos de cette en- trevue, des pasteurs qui ne furent pas contents. Ce que chacun put approuver en elle, c'est le sentiment de l'art compris et appliqué avec une rare intelligence, beaucoup d'adresse, en des paysages italiens, des têtes d'étude, des bustes en terre cuite fort recherchés par les collectionneurs clans les ven- tes de charité auxquelles la princesse les envoyait. Que de jolies choses sorties de son atelier ! On les retrouvait avec plaisir chez elle et clans les salons de l'ambassade anglaise. Quelque aigreur traversa bien vite les louanges qu'appelaient tant d'aptitudes. Elle veut être une Léonore d'Este, disait-on. Il faudrait pour cela pro- téger les peintres et les auteurs avec plus de discer- nement, ne pas encourager, comme elle le fait, des Princesse Victoria 347 artistes de second ordre, des écrivains médiocres. Elle fait de la musique, qu'on vante, mais elle n'a pas su découvrir Wagner. Les préventions allaient s'affirmant. On s'éloignait d'un esprit fort qu'attiraient des problèmes scientifi- ques, de philosophie, de sociologie, et qui se plaisait à correspondre avec Strauss, l'auteur d'une Vie de Jésus. Rebelle à toute assimilation avec sa nouvelle famille, sa seconde patrie, la princesse Victoria ne cachait pas son peu d'orthodoxie et professait un sentiment religieux trop à côté de celui des souve- rains du pays. Quelques pasteurs, scandalisés de ne la voir fréquenter que l'église anglaise, la suspectè- rent d'hérésie. On s'inquiéta du besoin d'activité de cette femme trop universelle, de ses idées particu- lières sur la politique, le gouvernement, la religion. N'avait-elle pas dit à propos de l' Origine des espèces l'homme et de la Place de dans la nature, par Darwin : « Voilà un coup, par ce livre, dont les vieilles opi- nions sur la création du monde ne se relèveront jamais ? » Les prédicateurs de la cour comprirent qu'elle ne serait pas avec eux et finirent par ne voir en elle qu'une destructrice de la foi. Le roi, galant de sa nature, et qui ne demandait qu'à faire un brin de cour aux jolies femmes, usant 348 La cour et la société du Second Empire

avec elles de ces formes d'autrefois qu'il était amu- sant de suivre, n'avait pu tomber en arrêt devant la beauté de sa belle-fille; mais il l'accueillit avec em- pressement, lui trouvant du sens, de l'énergie, l'es- prit et le propos prime-sautiers. Il jugea que ce n'était pas là une femme ordinaire; puis l'aperçut trop imbue des idées de son père sur le libéralisme anglais et des conceptions parlementaires de Pal- merston, trop disposée aussi à y pousser son mari et à raisonner elle-même sur l'opportunité de certains changements en Prusse et en Allemagne. Ces tendances lui déplurent, ainsi qu'au parti con- servateur. Bismarck, on peut le croire, ne fit rien pour le ramener. Ennemi, chez la princesse héritière, d'un juge- ment si résolu, de ses idées progressistes, de ses des- seins sur le gouvernement, il pressentit qu'elle allait le gêner, se prononça contre elle, la montra restée étrangère au pays de son mari, n'aimant que l'An- gleterre et les choses de l'Angleterre. D'un seul mot il la compromit dans l'esprit pu- blic en l'appelant : « L'Anglaise. » — « Elle a tou- jours été une Anglaise, » écrivait-il, le 7 avril 1888, de celle qui était devenue bien malgré lui l'impéra- trice Frédéric, « Elle n'a jamais fait que propager l'Angleterre, que servir les intérêts de l'Angleterre. » Princesse Victoria 349

Fonçant ensuite sur Palmerston, qui n'avait cessé, lui et les autres, de combattre l'influence du prince Albert sur la reine, et qui auraient maintenant la prétention de soumettre Frédéric III à l'impératrice

Frédéric, il ajoute : « Nous sommes pour eux de race inférieure, nous ne sommes bons qu'à être leurs do- mestiques. — La reine le pense et sa fille aussi. Elles travaillent toutes deux d'accord, » Les conceptions gouvernementales de la princesse Victoria n'allaient pas mieux à Bismarck que la po- litique sentimentale de son mari. Il n'en voulait pas et le fit bien voir en appelant l'impopularité sur ce ménage trop uni. Trop uni en ce sens que le prince qui, lui aussi, devint « l'Anglais » dans quelques cercles berlinois, passait pour confier à sa femme tout ce qu'il appre- nait. Et ce ne serait rien encore, nous disait une dame en mesure d'être bien informée, s'il n'était avéré que la princesse Victoria s'empresse, à son tour, de ren- seigner Windsor. Il ne fut pas moins avéré bientôt que son mari, ses enfants, étaient seuls à l'aimer et qu'elle-même n'ai- mait qu'eux. On lui reprocha jusqu'à son sourire, qu'on découvrit ironique pour les usages de la corn- et les coutumes allemandes. Un mot cruel circula à la maladie du prince, non 350 La cour et la société du Second Empire seulement dans les chancelleries et les salons, mais dans les cafés, les brasseries, les casernes : La mort du prince sera un malheur compensé par la retraite de sa femme. Il resta pourtant à cette princesse quelques amis fidèles, quelques partisans dévoués à l'aide desquels elle eût pu peut-être, avec moins de parti pris, moins de hardiesse, remonter le courant ; mais ne faisant rien pour cela, ne modifiant en rien sa façon d'agir et de juger, se raidissant contre la malveillance, elle considéra qu'elle était méconnue et resta dépopula- risée, bien que méritant mieux par son courage et sa haute intelligence. Elle attendit, pleine d'idées, de projets, d'envolées libérales, se dressa contre Bismarck, lui offrit la ba- taille, la perdit au départ de son époux, prit sa re- vanche le jour où elle vit passer le chancelier de fer remercié par Guillaume II Elle n'avait plus d'ailleurs beaucoup de temps à vivre. Atteinte d'un cancer, ne se faisant pas d'illusions sur ce qui l'attendait, résolue à traverser avec la même résignation, le même courage que son mari, les affres torturantes, indicibles, dé la même agonie, elle ne demandait qu'à ne pas faiblir. Causant encore avec toute sa clarté, sa liberté d'esprit, de politique, d'art et de littérature, le re- Princesse Victoria 351 gard brillant, la bouche souriante, elle pâlissait brus- quement. Son front, devenu livide, se couvrait de sueur, ses yeux voilés se creusaient. Bientôt des cris qu'elle ne cherchait plus à retenir remplissaient d'épouvante les échos du palais, livrant son âme expirante à cette meurtrissure de ne pouvoir mourir avec plus de fermeté, de ne pouvoir accomplir une des dernières paroles que son mari lui avait dites, se sentant perdu et la voyant pleurer : « Apprends à souffrir sans te plaindre. » CHAPITRE XXXIX

GUSTAVE DROZ. — DANS LES PETITS APPARTEMENTS DES TUILERIES.

L'impératrice, que les réparations, les embellisse- ments des résidences impériales intéressaient beau- coup, suivait avec un intérêt particulier dans les petits appartements des Tuileries, le travail des peintres ornemanistes. Entrant un jour dans ceux qu'elle faisait décorer, elle aperçut un jeune homme dont le visage épanoui, l'entrain, le bon sourire, attiraient la sympathie; elle s'approcha, lui demanda comment « on faisait sa palette » et s'amusa de ses explications, sans pré- voir que ce joyeux apprenti de l'atelier Picot, posant le pinceau pour la plume, n'aurait qu'à écrire pour se révéler homme de lettres et qu'elle-même lirait avec entraînement des pages faites d'originalité, de verve gracieuse et de fine observation. Ce badigeonneur enjoué, bon enfant, s'appelait Gustave Droz. Il voyait la vie en rose et allait la voir plus belle encore sur le chemin du succès, dans Gustave Droz 353 la carrière des lettres, comme auteur expert dans l'art de tout dire avec mesure en des pages fleuries d'idées neuves. Ce cerveau fécond, si gaiement éclairé, traversé bientôt de quelques nuages, devait s'assombrir dans l'insurmontable regret d'un passé disparu, dans la répugnance maladive que lui inspi- rait, après la chute de l'Empire, le régime républi- cain. « C'est, disait-il, de lui que nous mourrons. » Etant beaucoup chez elle, l'impératrice, qui avait l'entente et le goût des arrangements intérieurs, aimait à s'occuper de tout dans ses petits apparte- ments. Elle y tenait au point de présider, à la veille des déplacements, à l'empaquetage des porcelaines, figurines, bronzes d'art et petits meubles qu'ellelais- sait aux Tuileries. C'était tout un déménagement, minutieux, assez long, dont les dames qui l'aidaient se disaient tuées, pendant que l'impératrice s'étonnait de leur fatigue. Plusieurs des grands peintres du temps, appelés à décorer ces pièces, laissèrent là de belles toiles, y semèrent sur les panneaux, les plafonds, les dessus de portes, toutes les fleurs de leur palette. L'impératrice formulait avec beaucoup de grâce et de vie ses appréciations d'art et de littérature. Attirée d'instinct par le talent, elle aimait à causer avec les peintres, stimulait leur zèle, avait sur leur travail un jugement clair et personnel, subissant ses

23 354 La cour et la société du Second Empire propres impressions, sans chercher beaucoup à les gouverner ou n'y venant qu'avec effort. En leur fai- sant des commandes, elle se réservait d'en approu- ver l'esquisse, ce qui n'allait pas sans péril, les grands artistes ayant en général l'épiderme plus sen- sible que d'autres. Elle en fît l'expérience avec Caba- nel, auquel elle avait demandé un tableau sur les Feuilles d'automne d'Alfred de Musset. Elle avait fait la même demande à Hébert sur Graziella, de Lamartine, qu'elle approuva; ne ca- chant pas à Cabanel qu'elle comprenait autrement que lui l'interprétation en peinture des Feuilles d'au- tomne de Musset. Cabanel s'inclina, promit de se remettre au tra- vail et de présenter une nouvelle esquisse, puis se retira sous sa tente et ne répondit plus aux messages des Tuileries que par de vagues excuses. Dans son admiration pour le peintre, l'impératrice prit l'homme tel qu'il était, le ramena par son natu- rel, son enjouement. « Je ne veux rien mettre là en attendant le tableau que vous m'avez promis, » lui dit-elle en le condui- sant dans son cabinet de travail, devant le panneau réservé, déjà muni du cordon. « Cette place vide me désole. Faites-moi donc mon tableau. Sinon ce cor- don servira pour vous pendre. » Cabane], qui passait pour être insurpassable par Cabanel 355 sa manière de comprendre la lumière, la couleur, et d'en rendre la puissance, avait alors, à l'Ecole des Beaux-Arts, un élève qui allait, sous ce rapport, faire encore mieux que lui. C'était Benjamin Constant. Ne connaissant l'Orient que par les toiles de De- lacroix et les lettres de Henri Regnault, il travaillait à l'atelier de Cabanel hanté par le désir absorbant de voyager. On sait que son retour du Maroc ne passa pas inaperçu, que son oeuvre fut considérable et que ce peintre, devenu un des grands portraitistes de l'Ecole française, et qui s'éprit peu à peu des grandes décorations, disparut en pleine gloire. Cependant Cabanel, qui ne voulait pas être pendu, s'était mis au travail et fit pour le panneau dont il

était menacé, quelque chose d'exquis : « Ruth dans son costume biblique. » Son beau portrait de Napoléon III, ainsi que celui, également de l'empereur, peint par Flandrin, étaient placés dans le cabinet de travail de la souveraine. Flandrin, un modeste, n'avait pas accepté ce tra- vail sans trouble, et racontait avoir senti trembler sa main quand la porte de l'atelier établi dans les com- bles des Tuileries et inauguré par le peintre Winter- halter, s'ouvrit pour livrer passage à son modèle. Il écrivait à son ami, le peintre Laurens, combien 356 La cour et la société du Second Empire étaient constantes les attentions et les prévenances des maîtres du château de Compiègne, où il avait été invité à passer huit jours, et qui ne se montraient préoccupés que du bien-être de leurs hôtes. Ce n'était pas sans intimidation qu'il avait fait son en- trée ; il le crie à Laurens : « Ah ! mon ami, je n'étais pas à mon aise. » Le talent du consciencieux artiste qu'était Flandrin lui assigna une des meilleures places dans la pléiade des peintres distingués qui ont vécu sous le Second Empire. Dans le salon où les dames de service de semaine, occupées de leurs ouvrages, de leurs lectures, atten- daient les ordres, ce n'étaient qu'astragales, ara- besques, petits oiseaux dans les lianes. Suivait le salon d'attente, plein des roses de Chaplin, qui avait peint sur le plafond le triomphe de Flore. Sur celui de la pièce voisine, le fin profil de la souveraine se détachait, soutenu par des figures allégoriques. Au- dessus des portes, les médaillons des plus jolies fem- mes de l'entourage. Au-dessus d'une des bibliothè- ques du cabinet de travail, les femmes italiennes pui- sant de l'eau, par Hébert. L'impératrice avait réuni dans ce cabinet tout ce qui peut être commode à l'usage ou agréable à l'oeil, livres rares, lectures du jour, portraits de famille, fines miniatures, objets d'art, bibelots d'étagère, jar- Bagatelle 357 dinières garnies de fleurs ou de plantes vertes, sou- venirs doux et graves comme les premiers hochets du petit prince, le chapeau de l'empereur troué par les balles d'Orsini, deux obus datant de cet attentat : l'un encore intact, l'autre irrégulièrement brisé en accomplissant son oeuvre de mort. C'est là que l'empereur, après le déjeuner et avant de redescendre chez lui, aimait à fumer sa cigarette en causant avec sa femme et en jouant avec son fils. Le petit prince, dont l'impératrice suivait de près le régime, l'habillement, les sorties, partait ensuite pour sa promenade, en grand équipage, escorté par un peloton de spahis, toujours au grand galop. Ces sorties journalières ne lassaient pas l'intérêt de la foule. C'est à Bagatelle, au bois de Boulogne, que s'arrê- tait une galopade dont il se dégageait un fort clique- tis d'armes et pas mal de poussière. Quand le service de cette escorte revenait à un détachement de troupes algériennes, c'était comme une mêlée de bournous blancs et rouges dont les promeneurs suivaient du regard l'envolement. Le petit château de Bagatelle, construit par le comte d'Artois, frère de Louis XVI, vit passer beau- coup de gens, fut témoin de beaucoup de choses ; de choses plutôt folâtres. On y avait soupé gaiement, au temps du comte 358 La cour et la société du Second Empire d'Artois, en compagnie variée. On y resoupa en société moins élégante, plus mêlée, un peu véreuse, sous la première République. Bientôt le parc om- breux vit passer sous ses feuillages, dans les détours de ses sentiers, Mme Tallien et Joséphine, puis Napo- léon 1er. Sous Charles X, ce fut le duc de Bordeaux qui vint jouer sur les pelouses. A l'avènement du Second Empire, Bagatelle, vendu par Louis-Philippe, appartenait au marquis d'Hert- ford, père de Richard Wallace, qui s'empressa de le mettre à la disposition des Tuileries. L'armée, peu sympathique encore à ce qui venait d'Angleterre, malgré la guerre de Crimée, le séjour à Windsor des souverains français et la visite à St-Cloud de la reine Victoria, se montrait peu flat- tée du but de ces promenades. Les officiers se le disaient sans trompettes, pendant que quelques gro- gnards s'étonnaient moins doucement de ce que « le petit de l'empereur aille chez l'Anglais. » De quelle sollicitude, de quels soucis, n'était-il pas l'objet, « ce petit de l'empereur » dont la venue avait coûté tant d'alarmes et de souffrances ! L'heureuse mère semblait les avoir pressenties.

Ne lui était-il pas arrivé de dire : « Je crains de manquer de courage. » A d'autres moments, toute à la joie de l'événe- Cabinet de travail 359 ment tant espéré, puis attendu, amusée aussi du bruit que menait Paris, où pendant les dernières semaines il ne fut question que de ce qui allait se passer aux Tuileries, elle parlait en souriant des choses extraordinaires qui se racontaient et que beaucoup de gens n'étaient pas loin de croire. « Vous ne savez pas ce qui se passe ici, dit-elle un jour au docteur Paul Du Bois, qui venait prendre de ses nouvelles. Je vais vous l'apprendre. Il y a ici. dans les sous-sols du palais, une douzaine de femmes sur le point d'accoucher. Il y aura là plusieurs gar- çons parmi lesquels on choisira celui qui doit être mon fils. Il y a une chose qui m'embarrasse.Si j'avais plus tard un second fils, je me verrais dans la néces- sité d'étrangler le premier. » Le docteur Du Bois, en racontant cela à ses amis, ne se montrait pas trop ému de cette sinistre pers- pective. Après le départ de son fils, l'impératrice vaquait à sa correspondance, prenait un livre, s'occupait des papiers que l'empereur avait moins qu'elle le souci de conserver. Il arrivait même au souverain de ne pas se retrou- ver facilement dans le tas de paperasses qui cou- vraient son bureau ; et nous le verrons fouiller quel- que temps ses tiroirs et ses casiers, avant de mettre la main sur la lettre du roi de Prusse, Frédéric- 360 La cour et la société du Second Empire Guillaume IV, qu'il voulait montrer à M. Kern, notre ministre, alors que se traitait l'affaire de Neuchâtel. L'impératrice veillait sur ce fouillis. « Je suis, disait-elle, comme une souris autour de l'empereur ; je ramasse les miettes. » Ces miettes, soigneusement examinées, annotées, classées par ordre alphabétique, passaient dans les nombreux casiers d'une armoire devenue historique, et dont le gouvernement de la Défense nationale ne put saisir et publier qu'une partie; l'impératrice ayant fait mettre en sûreté, en 1870, les pièces docu- mentaires. Cette « armoire aux papiers, » comme elle l'appe- lait, se trouvait dans une petite antichambre, entre le cabinet de travail et le cabinet de toilette. Deux cabinets qui eurent de l'importance, et dont il ne fut pas moins parlé pendant le règne qu'après. Le cabinet de toilette, en particulier, fit événement sous la Commune pour le monde étrange qui s'y rua, notamment à cause du jeu des glaces mobiles qui permettait de se voir sous toutes les faces et des pieds à la tête. Un monte-charge dissimulé dans la rosace du pla- fond et communiquant avec les grandes armoires de la pièce au-dessus, où la garde-robe était serrée dans d'autres grandes armoires appliquées à la paroi, des- cendait, montée sur un mannequin, la toilette deman- Cabinet de toilette 361 dée par la dame d'atours au moyen d'un porte-voix. Ce mannequin de grandeur naturelle, à la taille de la souveraine, n'était pas de trop pour transporter d'un étage à l'autre, le dessous compliqué qui tyran- nisa la première période du Second Empire, au temps des crinolines et des moustaches cirées. L'empereur s'étant mis à cirer les deux bouts de sa moustache touffue, généraux, officiers et cham- bellans estimèrent ne pouvoir faire moins que de cirer la leur. L'impératrice, de son côté, ayant adopté la crino- line, il ne vint à l'idée de personne de résister; attendu que la souveraine gouvernait la mode, en France et dans le monde. Aux Tuileries, dans les cortèges de la cour à tra- vers les vastes pièces, les somptueuses galeries, ces tissus vaporeux, soutenus par de légers ressorts, ces étoffes agrémentées de dentelles et de ruches, de franges et de plissés étagés savamment, donnaient aux femmes en toilette de soirée, avec leurs épaules dégagées, la traîne rejetée en arrière, de la souplesse au buste, de l'ampleur à la démarche; à l'ensemble une grande allure. Il y avait là comme une couleur XVIIIe siècle très favorable à l'impératrice, qui trans- portait avec la plus parfaite aisance tout ce qui l'en- veloppait, même les longues robes de velours et de grosses étoffes de qu'elle se faisait un devoir 362 La cour et la société du Second Empire de porter, spécialement aux réceptions françaises des jeudis de carême. Elle appelait cela ses « robes politiques, » ayant pour but de les mettre à la mode et d'encourager ainsi l'industrie lyonnaise. Elle n'avait pas à craindre, elle, les encombre- ments qui étaient l'effroi des femmes; car il ne suffi- sait pas d'entrer clans une crinoline, il y fallait la manière de s'en servir ; les fins ressorts qui se com- binaient à l'intérieur de la jupe pouvant se rompre et partir dans les jambes des belles dames qui avaient déjà bien du mal à se gouverner dans les salons. On devait s'observer, surveiller ses gestes et ses mouvements, ne rien précipiter, ne pas s'asseoir étourdiment. La moindre incorrection détruisait l'effet. L'entreprise de monter en voiture était devenue d'autant plus sérieuse qu'il y avait tendance persis- tante à augmenter les proportions de la crinoline. On a même dit qu'elle n'était tombée que parce qu'on ne pouvait pas la faire plus grosse. Worth d'ailleurs avait paru, avec des idées clai- res, des principes arrêtés sur la toilette des femmes, la décision prise de leur rendre leurs formes, sotte- ment emprisonnées. Ce fut là, vers 1864, comme un second coup d'Etat dont Worth fut le Napoléon III. Ce revirement tardif ne ramena pas à la souve- La crinoline 363 raine les sympathies de Benjamin Ganderax, qui éta- blit en toute sécurité qu'elle était personnelle, en- tière, parcimonieuse, qu'elle savait parfaitement marchander avec les fournisseurs venus à l'entrée de chaque saison lui soumettre les étoffes et les modèles ; qu'enfin son mauvais goût s'est suffisamment affirmé en se prêtant à la mode des cages à poulets appelées crinolines. D'autres publicistes, insistant au contraire sur le sens parfait qu'elle avait de la toilette, nous la mon- trent toujours occupée de combinaisons nouvelles, changeant tous les jours ses robes et ses chapeaux, ses chaussures, ses gants, sans parler de ses ombrel- les que le comte d'Hérisson a trouvées jetées en tas quand il a pénétré, le 4 septembre 1870, dans les appartements qu'elle venait de quitter. Mme Carette a rétabli les faits, donné les chiffres. Sur les nombreux millions de sa liste civile l'em- pereur en mettait deux à la disposition de sa femme, qui consacrait cent mille francs à sa toilette. Le reste passait en achats de toute sorte, en dons incessants, en oeuvres innombrables, allait à toutes les formes de la misère et du désespoir humains. CHAPITRE XL

DANS LES PRISONS.

Loin de s'attarder indéfiniment dans son cabinet de toilette, l'impératrice que ses femmes habillaient en quelques instants, était toujours pressée de les quitter pour rentrer dans son cabinet de travail, pour y lire, pour y écrire, pour suivre dans les journaux les discussions des Chambres, et aussi pour contem- pler longuement par les hautes et larges fenêtres un horizon plein de charme et de grandeur. Au premier plan, le jardin, avec ses eaux jaillis- santes, ses fleurs, ses statues, ses ombrages, ses chants d'oiseaux. Au delà des grands arbres, les Champs-Elysées, l'Arc de triomphe de l'Etoile, les tours du Trocadéro, puis les merveilleuses dégrada- tions de teintes, les longs couchers de soleil. Les moments de contemplation auxquels l'impé- ratrice s'abandonnait, le regard un peu perdu, l'âme un peu triste parfois, comme elle le disait un jour, à Fontainebleau, à Octave Feuillet, la reposaient des Dans les prisons 365 écritures, de la lecture, des audiences, des ordres à donner. Les entretiens avec Damas-Hinard, secrétaire de ses commandements, qui se présentait avec un porte- feuille bourré de dossiers, d'informations, de péti- tions, de suppliques, rompaient les heures de solitude passées dans le cabinet de travail. L'impératrice examinait tout, donnait ses instructions, chargeait Damas-Hinard de s'informer et de lui faire rap- port. Il y aurait eu peut-être quelque apparencede cour- tisanerie à parler des oeuvres philanthropiques ou charitables que l'impératrice Eugénie multiplia sous toutes les formes et dans lesquelles son action fut constante et directe, alors que chantée par les poè- tes, exaltée par l'Eglise, acclamée partout, elle épui- sait l'adulation, et que, astre brillant, elle illuminait de ses irradiations le palais des Tuileries. Dès lors, les panégyriques ont fait place à une sé- rie d'articles, de brochures et de livres qui ont invec- tivé la femme, célébré allégrement un malheur épi- que qui n'a pu forcer la pitié des adversaires du règne. L'impératrice a d'ailleurs traversé la tête haute cet ouragan d'accusations. Elle sait que l'histoire se lèvera, que les morts parleront, que la vérité aura son heure. 366 La cour et la société du Second Empire Actuellement, elle ne veut pas être défendue. Maintenant qu'il ne lui reste de ses prestigieuses grandeurs que deux tombes en Angleterre, il ne peut plus y avoir de flatterie à la montrer penchée sur toutes les souffrances, compatissante à toutes, heu- reuse de sortir de l'éclat de sa vie pour aller à celle des autres ; à celle qui rebute et qui afflige.

Elle mit à faire le bien sa probité, son tact ; ne se bornant pas à s'occuper des oeuvres qu'elle proté- geait, des établissements de bienfaisance ou de phi- lanthropie qui s'étaient multipliés, et dont elle sui- vait la marche, mais elle fit de son cabinet de travail du palais des Tuileries comme un ministère de cho- ses ignorées et de misères secrètes, payant de sa per- sonne, voulant voir par elle-même, n'hésitant pas à s'aventurer avec une de ses dames dans les ruelles tortueuses, les cours infectes, les sombres escaliers. Munie de remèdes et d'argent, dissimulée dans ce landau brun qu'elle appelait « couleur de muraille, » elle descendait à quelque distance du quartier et de la maison où elle savait qu'on avait besoin d'elle. Que de familles furent ainsi visitées, secourues, sans savoir d'où leur était venu cet appui inespéré. « Je pourrais, disait-elle, envoyer ce que je porte, mais on a vraiment besoin de faire un peu de bien par soi-même; cela aide à porter d'autres soucis. » Un jour qu'elle montait avec sa compagne chez Dans les cités ouvrières 367

une pauvre malade, elle croisa dans l'escalierMme Le- baudy, excellente femme, aussi riche d'aumônes que de millions, et qui venait elle-même de visiter la pau- vresse. Mme Lebaudy crut reconnaître l'impératrice et le dit, le lendemain, à la malade, d'autant plus saisie que la dame en question, trouvant le lit mal fait et la chambre en désordre, avait voulu border les draps et remettre les choses en place. Cela ne se passa pas toujours aussi facilement, surtout dans les quartiers de Ménilmontant, de Cha- ronne et de Belleville, où l'impératrice se heurta à des résistances farouches, à de précoces perversités. Ayant pénétré, accompagnée de Mlle Bouvet, dans la cour d'une maison où une femme venait d'accou- cher de son douzième enfant, l'impératrice aperçut un gamin qu'un autre, plus âgé, plus fort, venait de jeter à terre en cherchant à lui prendre le gâteau qu'il avait à la main. C'était à neuf heures du matin, dans une sorte de cité ouvrière où les femmes allaient et venaient, occupées de leur ménage et sans se soucier beau- coup des disputes et des cris ; mais l'impératrice ayant voulu dégager l'enfant terrassé et lui rendre le gâteau, — avec une pièce de vingt francs, — l'au- tre se mit à pousser des rugissements. Sa mère le crut massacré, ameuta les voisines, courut sur les intruses, qui n'eurent que le temps de s'évader de la 368 La cour et la société du Second Empire cour et ne regagnèrent la rue que sous un déborde- ment d'injures et de propos salés. Témoin de cette scène, et de plusieurs autres, Mlle Bouvet, devenue Mme Carette, a dit dans ses attachants Souvenirs ce que fut dans le domaine de la charité l'ingénieuse initiative de l'impératrice ; persuadée que la meilleure aumône à faire était de donner du travail, et que ce travail, concilié avec l'humanité, était surtout pour les enfants, pour les jeunes gens en rupture de famille, le préservatif le plus sûr. Le sort des enfants voués, à la petite Roquette, au régime cellulaire, — seul moyen, on le lui assu- rait, de prévenir la contagion dans ces milieux gan- grenés de bonne heure, — la préoccupait tristement. Réfractaire à cette absence de tout contact, à cette loi du silence et de l'isolement appliquée à l'en- fance astreinte au travail, elle résolut d'aller voir les petits prisonniers et d'apprendre en les interro- geant ce qui les avait amenés là. Accompagnée du préfet de police, elle ne se trouva pas sans trouble en présence de ces jeunes êtres tenus là comme des petits fauves. Il y en avait près de cinq cents, et parmi eux des enfants de huit ans. Prise d'abord d'une sorte d'agitation, comme d'une angoisse, l'impératrice se ressaisit, attira près A la petite Roquette 369

d'elle ces malheureux, dont plusieurs semblaient avoir été beaux, intelligents, et apprit de quelques- uns d'entre eux que, s'ils avaient fui la maison, cou- chés sous les ponts, c'est qu'ils étaient battus, mal- traités, disaient-ils, par « l'amie » de leur père. Ceux de quatorze à dix-sept ans se montraient moins abordables. L'un d'eux, le front bas, l'oeil mauvais, les lèvres serrées, avec, dans l'expression, quelque chose de dur et d'avili, semblait s'irriter des questions de cette dame au doux sourire, que son passé à lui, ne regardait pas. Plus hardi, ou plus révolté que les autres, il élu- dait les questions, refusait de parler, puis finit par s'ouvrir, disant qu'il était en cellule depuis un an pour un vol insignifiant, que c'était son père qui l'avait fait enfermer. Et il ajoutait, l'air farouche,

menaçant : « Mon père n'avait pas le droit de me faire enfermer pour si peu de chose. Je le tue- rai. » Il était comme pris de rage; rien ne pouvait le calmer. L'impératrice, penchée vers lui, continuait à lui parler, trouvant des mots qui, brusquement, l'ébranlèrent. Tombé à genoux, il fondit en larmes, demanda pardon, promit de renoncer à son projet de vengeance. Rentrée aux Tuileries, la souveraine fit parler au

24 370 La cour et la société du Second Empire père, mettre en apprentissage le jeune garçon et le suivit pendant quelques années. Il en restait d'autres à la petite Roquette. Prenant leur cause en main et la portant devant le Conseil des ministres, qu'elle présidait comme régente pendant le voyage de l'empereur en Algérie, elle exposa ses idées, parla du transfert dans les co- lonies agricoles françaises des jeunes détenus de la petite Roquette. Là au moins, disait-elle, ils pour- raient échanger leur cellule contre la vie des champs, le labeur en plein air. Sans méconnaître la beauté morale des idées de la souveraine en cette affaire, un membre de la Com- mission nommée à ce sujet exposa que la mesure proposée entraînerait des bouleversements adminis- tratifs, de coûteuses complications et qu'il n'y avait pas lieu de faire du sentiment. « C'est de l'humanité et de la politique, » reprit l'impératrice, qui tenait à son projet et apprit avec joie qu'il se réaliserait. La situation des femmes perdues enfermées à St-Lazare ne l'attirait pas moins que celle des jeu- nes détenus de la Roquette. Elle se rendit dans cette triste maison, où se passa une scène émouvantepen- dant que la foule, informée de sa venue, attendait sa sortie pour l'acclamer. Elle s'était arrêtée devant un lit où gisait une A St-Lazare 371 jeune fille que poursuivait, sans éveiller son repentir, la sombre vision d'un passé de honte et de misère. Repoussant tous les appels, tous les encouragements, refusant de croire, la mourante ne répondait aux soins du garde-malade, aux exhortations des soeurs et de l'aumônier que par des injures. « Laissez-moi, disait-elle. Il n'y a point de Dieu. Je ne souffrirai pas plus en enfer que pendant ma vie. » L'impératrice, penchée sur elle, lui parlait avec tant de douceur et de compassion qu'il se fit bientôt comme une détente dans ce coeur endurci. Une crise se produisit; elle cessa de maudire la vie, demanda pardon de ses blasphèmes.

ce Comment ! disait-elle, vous êtes l'impératrice ! Vous, riche, belle, vous vous intéressez à une misé- rable. Vous semblez touchée parce que je souffre. C'est donc vrai qu'il y a un Dieu, puisque vous avez si bon coeur. » Bientôt cette âme en révolte, se dégageant de son enveloppe souillée, s'envola apaisée, ramenée à l'espérance.

TABLE DES MATIÈRES

Pages. CHAPITRE 1er. Louis Veuillot 1 CHAPITRE II. Lacordaire. d'Aurevilly. tribune — Barbey — La au Corps législatif 10 CHAPITRE III. Thiers et Jules Simon 17 CHAPITRE IV. Duruy Napoléon III. Leverrier Flammarion 26 et — et CHAPITRE V. Emile Ollivier. Alfred Darimon. Rouland. — — — Rouher 37 CHAPITRE VI. Gambetta. Wirchow amis de France. — et ses — Pasteur à Compiègne 46 CHAPITRE VII. Caro et l'impératrice. — Marcello et les fêtes cos- tumées 52 374 Table des Matières

Pages. CHAPITRE VIII. Les dîners de Mme Aubernon. — Chez Mme Adam. 63 CHAPITRE IX. Ancelot. Chez Mme — A l'hôtel Panckouke. — Au Petit-Luxembourg 69 CHAPITRE X. Rue de Babylone. — Faure. — Roger. — Nadaud. Paul Henrion. Les soeurs Brohan. La — - com- tesse de Solms 75 CHAPITRE XI. A légation de A la Prusse. — l'ambassade d'Autri- che 88 CHAPITRE XII. Deux ambassadeurs 97 CHAPITRE XIII. Une ambassadrice. — La comtesse de Pourtalès 102 CHAPITRE XIV. Wagner en Allemagne, Suisse et à Paris 111 en . . . CHAPITRE XV. Tannhaeuser. Mme — Aurélien Scholl et de Metter- nich 120 CHAPITRE XVI. Gounod et Bizet. — Victorien Sardou. — Henri de Pène. —Scholl et son groupe 129 CHAPITRE XVII. L'oncle Sarcey. — Henri Fouquier. — Eugène Sue et Alfred de Musset 138 CHAPITRE XVIII. Octave Feuillet 145 CHAPITRE XIX. Scribe. Au palais de Compiègne. — théâtre du — Table des Matières 375

Pages. Albéric Second. — Paul Féval. — Le marquis de Massa 156 CHAPITRE XX. Prosper Mérimée. — Emile Augier. — Arsène Houssaye. — Ponsard. — Courbet. — Victor de Laprade 166 CHAPITRE XXI. Auguste Vacquerie. — Edouard Hervé. — Leconte de Lisle. — Rosa Bonheur 174 CHAPITRE XXII. Sainte-Beuve 182 CHAPITRE XXIII. Renan. Lamartine. Théophile Gautier 194 — — . . . CHAPITRE XXIV. François Coppée. — Henri de Bornier 207 CHAPITRE XXV. Les deux Dumas 215 CHAPITRE XXVI. Guizot. Prévost-Paradol 223 — ...... CHAPITRE XXVII. ... Georges Sand. — Gustave Flaubert. — Guy de Maupassant. — Zola 231 CHAPITRE XXVIII. Balzac. — Ludovic Halévy. — Hortense Schneider. — Hector Crémieux 242 CHAPITRE XXIX. Gramont Caderousse. — Le prince d'Orange. — Judic et Thérésa. — Capoul. — Mme Miolan- Carvalho CHAPITRE 252 XXX. Frédérik Lemaître. Rachel. La Ristori. La — - — 376 Table des Matières

Pages. Patti 261 CHAPITRE XXXI. Jules Janin. — Béranger 272 CHAPITRE XXXII.. Ernest Legouvé. — Carpeaux à Compiègne. — Gar- nier et l'Opéra. — Viollet-le-Duc 279 CHAPITRE XXXIII. Le peintre Gérôme. Le duc de Brunswick 291 — . . CHAPITRE XXXIV. Oscar II, roi de Suède. Le prince de Galles 302 — . . CHAPITRE XXXV. Gréville. Alphonse Henry — Daudet. — Jules Verne. Edmond About. Louis Enault. Xavier — — — de Montépin. — Elie Berthet 311 CHAPITRE XXXVI. Le prince Léopold de Hohenzollern 320 CHAPITRE XXXVII. Le prince royal de Prusse 328 CHAPITRE XXXVIII. La princesse Victoria 341 CHAPITRE XXXIX. Gustave Droz. — Dans les petits appartements des Tuileries 352 CHAPITRE XL.

Librairie Delachaux & Niestlé, Neuchâtel

Du même auteur : Marie-Antoinette, reine de France, 3me édition, 2 vol. in-16 7 — Rois d'Espagne, d'Isabelle I à Philippe II, 1 vol. in-16 3 50 . Rois d'Espagne, de Philippe II à Charles III, 1 vol. in-16 4 — Rois d'Espagne, de Charles IV à Alphonse XII, 1 vol. in-16 3 50 La Cour et la Société du Second Empire, 1er série, 1 vol. in-16 3 50 Un peu partout, du Danube au Bosphore, 1 vol. in-16 3 — Du Bosphore Alpes, 1 vol. in-16 3 — aux — — Du Jura à l'Atlas, 1 vol. in-16 .... 3 — Madrid, 1 vol. in-16 — D'Alger à 3 — De Tolède à Grenade, 1 vol. in-16 3 — . . . —

Pages Neuchâteloises, recueillies par Philippe Godet, 1 vol. in-16 3 50 Histoire littéraire de la Suisse française, par Ph. Godet, 2me édition, 1 vol. in-8 8 — Le Régent de Lignières, par O. Huguenin, 1 vol. in-16 illustré 4 — Nos vieilles gens, par O. Huguenin, 1 vol. in-16 ill. 4 — Récits de chez nous, par O. Huguenin, 1 vol. in-16 4 illustré — La fille aux fraises, Ad. Ri baux, 1 vol. in-16 3 50 par . Le petit Lord, par F.-H. Burnett, 2me édition, 1 vol. in-16 illustré 3 —

imprimerie Delachaux & Niestlé, Neuchàtel (Suisse)