UNIVERSITE PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS U.F.R Arts, philosophie, esthétique Ecole doctorale : Esthétique, Sciences et Technologies des Arts

THESE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITE PARIS 8 Discipline : Esthétique, Sciences et Technologies des Arts spécialité Images Numériques

présentée et soutenue publiquement par

CHANHTHABOUTDY Somphout le 18 novembre 2015

Vanité interactive : recherche et expérimentation artistique

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Directrice de thèse : Marie-Hélène TRAMUS ______

JURY

M. Gilles METHEL, Professeur Université Toulouse 2 Mme Chu-Yin CHEN, Professeure Université Paris 8 Mme Marie-Hélène TRAMUS, Professeure émérite Université Paris 8 Pascal Ruiz, Artiste multimédia

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Résumé

Vanité interactive : recherche et expérimentation artistique

Ce travail se positionne dans le domaine de l'interactivité sensorielle, de la 3D temps réel et des arts visuels. Cette étude artistique et technique s’inscrit directement dans une recherche entamée depuis des années, sur la question de la représentation sublimée de la mort, qui se retrouve pleinement transfiguré dans l’emblème de la Vanité et sur la recherche de nouvelles façons d’entretenir un dialogue en rétroaction avec l’œuvre. Sur le point artistique, la recherche analyse le processus de création, qui a mené de la représentation sublimée de la mort en vidéo, à la réalisation et l’expérimentation de Vanité au sein de tableaux virtuels interactifs et immersifs. Cette analyse apporte des réponses aux questionnements envers la signification des intentions liées à la création et l’utilisation de Vanité en 3D dans des installations conversationnelles. Elle met en lumière les enjeux de ce procédé innovant par rapport à l’histoire de la Vanité depuis son apparition. Elle en approfondit le contenu en développant une démarche significative, sur la relation entre l’œuvre et le spectateur, par l’utilisation d’interface sensorielle comme support de dialogue. Sur le plan technique, l’étude porte sur l’utilisation d’une interface BCI ( computer interface) afin d’apporter une nouvelle façon d’appréhender et de dialoguer avec l’œuvre, dans le cadre d’un processus de rétroaction. Il en émane une interactivité où se mêlent la concentration et la méditation. Par le contrôle des ondes cérébrales et des contractions musculaires, le corps et l’esprit doivent se rejoindre, pour accéder à la maîtrise de l’interface BCI. Une symbiose qui souligne la méditation/concentration devant la Vanité classique tellement exhortée par les œuvres du XVIIe siècle, qui trouve ici, un lien émotionnel direct entre l’emblème et le regardeur. Une méditation/concentration inconsciente mise au jour par des entretiens d’explicitation post expérience, qui ont pour but d’analyser les ressentis et les sensations des spectateurs.

Ces analyses ont pour vocation de démontrer que des représentations sublimées d’images de la mort dans des œuvres plastiques favoriseraient un changement d’attitude culturelle et émotionnelle par rapport aux habitudes de fuites de peur et d’occultation qu’engendre l’image de la mort.

Mots-clés (index RAMEAU) : art numérique / vanités (art) / art interactif / infographie / systèmes homme-machine / temps-réel (informatique)

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Abstract

Interactive Vanitas : artistic experiment and research

This work is about sensory interactivity, real-time 3D and visual arts. This artistic and technical study falls within a long-term research, introducing the notion of an enhanced representation of Death, embodied by the Vanitas and exploring new ways of inducing feedback about a work of art.

From an artistic point of view, this research analyses the creation process which led us from the enhanced representation of Death on video, to the experience of the Vanitas through a total immersion into virtual pictures. This analysis brings out the motives for the creation and the use of 3D Vanitases in interactive installations. It highlights the issues raised by this innovative process regarding the History of the Vanitas since its outbreak. It goes further, by developing an original approach, to the communication between the audience and the work of art, introducing the use of a sensorial interface as a medium.

At the technical level, the study revolves around the use of a Brain Computer Interface (BCI), inducing a new way of discovering and interacting with a work of art, as part of a feedback process. It creates a sense of interactivity, between concentration and meditation. The control of the brainwaves and muscular contractions brings the Body and the Mind together to achieve the mastery of the BCI. This symbiosis highlights the meditation/concentration in front of the classical Vanitas, so glorified in the XVIIth century pictures, which finds here a direct emotional link between the symbol and the viewer. A meditation/unconscious concentration revealed by feedback interviews, aiming at analysing the audience’s feelings and sensations.

These analyses aim at proving that enhanced images of Death combined with a sense of interaction in artistic works may induce a change in our cultural and emotional behaviour towards Death, beyond the usual evasion, fear and denial.

Mots-clés (index RAMEAU) : digital art / vanitases (art) / interactive art / computer graphics / man-machine interface / real-time (computer science)

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Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice de recherche Marie-Hélène Tramus qui a accepté de me suivre sur ce sujet délicat durant toutes ces années. Ses conseils avisés et toujours constructifs m’ont permis d’aller au bout de cette thèse, mais également au-delà de mes convictions artistiques.

Je remercie également les membres du jury de leur intérêt pour mon travail, ainsi que les prérapporteurs : M. Guy Chapouillié et M. Gilles Methel.

Je remercie Chu-Yin Chen pour ses conseils qui ont fait murir ma réflexion artistique.

Je remercie également mes camarades de thèse avec qui j’ai pu vivre de très beaux moments de partage et d’amitié, de réflexion et de création. Camila Eslava pour avoir passé toutes ces années de thèses avec moi, pour son amitié et le soleil qu’elle représente, Gilles-Alexandre Deschaud pour ses conseils et sa droiture d’esprit, Karleen Groupierre pour sa magnifique voix durant les sessions du groupe FMR et son amitié, Antoine Zanuttini pour ses points de vue toujours tranchés, ses conseils en 3D temps réel et ses rifts de guitare, Maxime Causeret pour ses qualités artistiques influentes, Suzanne Beer pour ses conseils méticuleux sur la recherche, Edwige Lelièvre pour son dynamisme qui donne envie de soulever des montagnes, Judith Guez pour les moments réflexifs autour de l’explicitation, Anne-Laure George-Molland pour sa vigueur au travail qui m’a inspiré.

Je remercie particulièrement, Sandra Bernard pour son soutien indéfectible toutes ces années. Sa présence à mes côtés et ses conseils m’ont permis d’avoir le courage de finir cette thèse.

Merci à ma Maman qui s’est toujours tenue au courant de mon avancée, de sa patience et de son soutien, car elle a toujours su que j’irai au bout de cette thèse.

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Sommaire Table des matières

Introduction générale ______13 Contexte ______13 Problématique ______14 Champ de recherche ______17 Première partie ______17 Deuxième partie ______19 Troisième partie ______20 Avant-Propos ______22 Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive. ______25

1.1 Vers l’hypothèse de la recherche ______26 1.1.1 La place de la mort en occident ______27 1.1.1.1 Introduction à Ariès ______27 1.1.1.2 La période du premier Moyen Âge ______28 1.1.1.3 L’apparition de la mort individuelle au second Moyen Âge ______31 1.1.1.4 Un début de camouflage par la « représentation » ______33 1.1.1.5 L’avènement d’une peur à l’époque moderne ______35 1.1.1.6 Le réveil de l’hygiène ______37 1.1.1.7 De la mort de soi vers la mort de toi______39 1.1.1.8 Les interdits envers la Mort ______41 1.1.1.9 Cheminement vers une mort contemporaine ______46 1.1.2 La mutation de la place de la mort dans nos sociétés occidentales ______48 1.1.2.1 Le business de la mort ______48 1.1.2.2 Absence de la communauté ______50 1.1.2.3 Le terme « Sauvage » ______51 1.1.2.4 Un ensauvagement de la mort dans les médias ______52 1.1.2.5 Le cas du cinéma et la télévision ______52 1.1.2.6 Le nouveau visage de la mort dans le numérique ______56 1.1.3 L’attrait pour la mort virtuelle ______59 1.1.3.1 Le renouvellement du macabre par l’image du zombie ______59 1.1.3.2 Question de mort dans les jeux vidéo ______60 1.1.3.3 Vers la création ______62 1.2 Les réalisations de vidéos Arts en question ______64 1.2.1 Dégradation ______65 1.2.1.1 Principe de la vidéo ______65 1.2.1.2 Les sources d’inspiration contemporaines ______66 1.2.2 Apparition ______68

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1.2.2.1 Principe de la vidéo ______68 1.2.2.2 Les Sources d’inspirations filmiques ______69 1.2.3 Mea culpa ______71 1.2.3.1 Principe de la vidéo ______72 1.2.3.2 Une mise en lumière du « deuil » ______72 1.2.4 Follow me ______75 1.2.4.1 Principe du dispositif ______75 1.2.4.2 une continuité dans l’exploration du mental ______75 1.2.5 De la vidéo à l’interaction ______77 1.3 Création et expérimentation de l’interaction tactile ______79 1.3.1 Principe du dispositif ______82 1.3.1.1 Les intentions ______82 1.3.1.2 Le fonctionnement ______85 1.3.1.3 Les limites et contraintes ______90 1.3.2 Vers une représentation de la mort aux caractères sublimes ______92 1.3.2.1 Le sublime des images funestes ______92 1.3.2.2 Le numérique dans un rendu crépusculaire ______98 1.3.3 Les interactions de la première interactivité ______102 1.3.3.1 Positionnement de l’œuvre ______103 1.3.3.2 Exploration de la surface tactile : ______107 1.3.4 Réflexion sur l’interaction avec la vidéo ______110 1.3.4.1 L’immersion ______110 1.3.4.2 Les dialogues possibles : ______112 1.3.5 Des origines culturelles ______115

Partie 2. Création de la Vanité interactive ______119

2.1 L’attirance pour les Vanités et les Natures Mortes ______121 2.1.1 La figure du squelette de l’antiquité au Moyen Âge ______121 2.1.1.1 Le squelette dans l’antiquité : ______121 2.1.1.2 Le Gisant et le Transi ______123 2.1.1.3 Le thème des trois vifs et des trois morts ______127 2.1.1.4 Le thème de la danse macabre ______131 2.1.1.5 Le thème du triomphe de la Mort ______134 2.1.1.6 Le thème de la Jeune fille et la Mort ______137 2.1.1.7 Les versos de portraits, les polyptyques, les iconotextures ______140 2.1.1.8 L’influence du squelette sur la Vanité ______143 2.1.2 De la genèse du crâne de la Nature Morte antique à l’apparition des Vanités __ 145 2.1.3 Le XVIIe siècle, le siècle des Vanités ______151 2.1.3.1 Les prémisses de la Vanité ______151 2.1.3.2 La Vanité une allégorie de la mort ______153 2.1.4 Les symboles dans les Vanités ______158 2.1.4.1 Objet de Vanité ______158

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2.1.4.2 Couleurs et Lumières des Vanités ______164 2.1.4.3 La symbolique approfondie des objets ______166 2.1.5 L’hégémonie des deux écoles et deux siècles d’absence ______169 2.1.5.1 Objets et Figures ______169 2.1.5.2 Les causes de deux siècles d’absence ______172 2.1.6 La Vanité dans l’art contemporain ______177 2.1.7 Evolution de la figure du crâne ______190 2.1.8 Les évolutions qui ont conduit à la Vanité interactive ______196 2.1.8.1 Catégorisation des Vanités contemporaines ______196 2.1.8.2 Le médium dans la Vanité moderne ______198 2.1.8.3 Le crâne et son spectateur dans la Vanité moderne ______203 2.1.8.4 Les questionnements qui ont conduit à la Vanité interactive ______208 2.2 La création de l’installation Vanité interactive ______211 2.2.1 Les origines ______211 2.2.2 Le principe du dispositif______212 2.2.3 Le fonctionnement ______215 2.2.4 Les intensions ______217 2.2.5 L’aspect technique de l’installation ______220 2.2.5.1 La figure du crâne ______220 2.2.5.2 Technique, méthode de création des crânes ______228 2.2.5.3 Les différents types d’interaction avec ces crânes ______236 2.2.6 Les univers virtuels de l’expérience ______240 2.2.6.1 La pièce principale ______240 2.2.6.2 Technique, méthode de création ______248 2.2.7 Une installation évolutive ______266 Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive ______267

3.1 L’immersion en question ______269 3.1.1 Les deux grandes théories ______269 3.1.2 Le lien avec la notion de présence ______271 3.1.3 L’immersion fictionnelle ______278 3.1.4 Le vécu immersif ______283 3.1.5 L’observation immersive ______287 3.1.6 Immersion en jeu dans le dispositif ______294 3.1.6.1 Théorie immersive de Vanité interactive ______294 3.1.6.2 L’interaction ______299 3.1.6.3 La vanité dans le processus d’immersion ______300 3.1.6.4 Un spectateur acteur ______303

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3.2 Immersion cognitive ______304 3.2.1 Les sciences cognitives ______304 3.2.1.1 Les sciences cognitives ______304 3.2.1.2 La computation symbolique et les réseaux de neurones ______314 3.2.1.3 Enaction ______321 3.2.2 La perception cognitive dans Vanité interactive ______329 3.2.3 Interface sensorielle utilisée dans le dispositif ______337 3.2.3.1 Introduction au BCI ______337 3.2.3.2 Exemple d’œuvre BCI ______354 3.2.3.3 BCI utilisé dans Vanité interactive ______360 3.2.3.4 Les enjeux de cette interface ______367 3.3 Immersion sensorimotrice ______371 3.3.1 L’interaction de mouvement ______371 3.3.2 L’interaction physique et motrice dans Vanité interactive ______373 3.3.3 Une perception proche de l’enaction ______375 3.4 Immersion et interaction fonctionnelle ______377 3.4.1 Accessibilité du dispositif ______377 3.4.2 Une installation ludico-artistique ______380 3.4.3 A propos de l’interaction à la manette, au clavier et à la souris ______384 3.4.4 Les ressentis contemplatifs et méditatifs en jeu ______389 3.5 Retour d’expérience utilisateur ______394 3.5.1 Pourquoi ces retours d’expérience ? ______394 3.5.2 Type d’utilisateur ______396 3.5.3 Protocole d’expérience ______397 3.5.4 Résumé global des retours d’expériences ______404

Conclusion générale ______415 Réflexion sur la place de la mort dans nos sociétés en relation avec la représentation de la mort. ______416 Le médium de la vidéo ______417 Images spectrales interactives ______418 Vanité interactive ______419 Interaction et immersion ______422 Le vécu du spectateur-acteur ______425 Ouverture ______427

Bibliographie ______428

Table des figures ______438 10

Vanité interactive : recherche et expérimentation artistique

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Introduction générale

Contexte

Ce doctorat de recherche-création découle d’un long processus de réflexion sur le rapport entre le spectateur et l’œuvre en relation avec la question de la représentation de la mort. En effet, j’ai toujours été attiré par trois grandes thématiques : la première est relative à la représentation de la mort d’un point de vue artistique ; la deuxième concerne les relations entre le spectateur et l’œuvre à l’ère des nouveaux médias numériques ; la troisième se rapporte, plus particulièrement, au vécu du spectateur durant son expérience artistique.

C’est pourquoi j’ai proposé une recherche-création sur la vanité interactive comme représentation contemporaine de la mort et de son rapport avec le spectateur, en m’appuyant sur les domaines de la réalité virtuelle et des cognitives.

Les thématiques sous-jacentes, sur la mort et sa représentation qui structuraient déjà le sens de ma création, ont été amplifiées par la lecture d’un auteur spécialiste de l’histoire de la mort, Philippe Ariès. Ses ouvrages1 sur l’histoire de la mort en occident ont été pour moi un apport essentiel dans ma réflexion. Ils relatent les soubassements des rapports de la société occidentale avec la mort, ainsi que l’évolution des attitudes devant celle-ci.

Ainsi, je me suis appuyé sur les constats historiques de Philippe Ariès concernant les attitudes devant la mort du Moyen Âge jusque dans le milieu des années 70, pour proposer une recherche artistique sur la représentation de la mort par la création de vanité interactive, et formuler une problématique articulant les trois thématiques majeures qui animent cette recherche-création.

1 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours. Seuil, 1977. L'homme devant la mort, tome 1. Seuil, 1985. L'homme devant la mort, tome 2. Seuil, 1985. 13

Introduction

Problématique

Pour Philippe Ariès, l’attitude nouvelle des sociétés occidentales devant la mort au XXe siècle a conduit à l’expulsion de celle-ci hors de la vie courante, alors que durant tout le Moyen Âge, la mort était une compagnie familière. Cette expulsion a conduit à « l’ensauvagement de la mort2 », résultat du déni de la société envers elle. Pour Ariès, ce retour de « la mort ensauvagée3» se retrouve même dans les hôpitaux, avec l’image plus terrible encore des mourants intubés, perfusés, assistés par des machines. Une image qui représente bien cette volonté de la société de vouloir anéantir la mort par le progrès des technologies et des techniques médicales.

Au sortir de ce constat d’Ariès qui s’arrête dans le milieu des années 70, une réflexion sur la place de la mort à notre époque s’est imposée. En prenant en compte les mutations de la société parallèlement aux avancées technologiques, je me suis demandé comment cette attitude devant la mort se retrouvait dans les médias numériques, les productions filmiques et ludiques contemporaines à travers les représentations de la mort qu’elles véhiculent, et d’autre part comment proposer des créations numériques ayant comme intention d’aller à contre-courant de ce rejet et ainsi d’offrir d’autres représentations de la mort, en créant des vanités interactives. Des créations numériques qui souligneraient que le fait de réfléchir sur la question pourrait induire un changement d’attitude.

Cette étude sur la place de la mort dans la société (la mort expulsée) m’a amené à faire l’hypothèse du retour de la mort par « sa représentation ensauvagée » dans le cinéma, les mass-médias, les contenus d’internet, les jeux vidéo… En effet ce retour s’est adapté aux nouvelles technologies de communication, à l’évolution des mœurs. Ses principales caractéristiques résident d’une part dans ses modes de présence  une représentation de la mort ou une simulation avec « la mort virtuelle » des jeux vidéo  d’autre part, dans le caractère violent de ce retour.

2 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours. Seuil, 1977, p. 24. 3 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2. Seuil, 1985, p. 324. 14

Introduction

De ce fait, au-delà du retour de la mort ensauvagée que Philippe Ariès décèle dans certains cas d’acharnement thérapeutique des hôpitaux, la mort reviendrait dorénavant dans la vie courante, sous la forme médiatisée de sa représentation ou simulation. Des mass-médias aux univers virtuels, l’ensauvagement de la mort se serait transformé de nos jours en un retour sous une forme violente. Une mort qui n’est plus « l’innommable » du début du XXe siècle, mais une mort qui est devenue médiatisée ou virtuelle, que l’on n’accepte qu’à la condition qu’elle reste une représentation. L’omniprésence de cette représentation violente de la mort aurait l’effet paradoxal de la dédramatiser, et la banaliser tout en créant une dépendance à ce type de représentation qui pourrait rejaillir sur notre attitude face à la mort. La fascination de la mort imagée, représentée, fictionnelle, virtuelle ou la mort empaquetée dans des images, trouverait ainsi une nouvelle expression attractive de son ensauvagement dans une société qui tente de vivre sans elle en lui tournant le dos.

Alors que les mass-médias tendent à banaliser la violence de la mort médiatisée ou virtuelle, la mort réelle fait toujours peur. En effet, si la mort à la télévision, la mort fictionnelle au cinéma, la mort dans les jeux vidéo et sur internet ne choquent presque plus, ce n’est pas le cas pour la vraie mort.

C’est à partir de l’analyse de ces réactions ambivalentes de la société « occidentale contemporaine » que j’ai entamé cette recherche-création. Une manière pour moi d’engager une création artistique qui aurait pour but d’étudier et de proposer une approche plus harmonieuse de la représentation de la mort par la création de vanité interactive. C’est avec cette intention artistique que j’ai tenté d’analyser et de dégager les possibilités de susciter chez le spectateur un état réflexif, créatif et sensible, pouvant éventuellement agir sur son attitude face à la mort, grâce à des créations artistiques interactives véhiculant un nouveau regard. Des installations d’art numérique conçues comme la possibilité de l’instauration d’une situation expérimentale sensori-motrice et cognitive, invitant le spectateur à réfléchir sur son attitude face à la mort dans la perspective d’un éventuel changement de comportement.

Comment conduire le spectateur devant des représentations de la mort ? Comment offrir une situation propice à la réflexion et à la contemplation du spectateur ?

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Introduction

Comment favoriser un changement d’attitude devant la mort ? Quels rôles peuvent jouer les aspects ludiques d’un tel dispositif ?

Cela m’a conduit à l’hypothèse principale sur laquelle cette recherche se fonde :

« Des représentations symboliques d’images de la mort, associées à une certaine forme d’interaction dans des œuvres plastiques, telle la vanité interactive, favoriseraient une réflexion et un changement d’attitude culturelle et émotionnelle, par rapport aux habitudes de fuites, de peur et d’occultation qu’engendre la mort ».

Il s’agit de questionner cette contradiction entre l’omniprésence de la mort médiatisée ou « virtuelle » sous une forme violente insérée dans la quotidienneté, et le rejet de la mort « réelle ». La recherche développée tente de faire ressortir des points de réflexion concernant cette possibilité de changements de point de vue et d’attitude. Cette possibilité de changement pourrait avoir lieu grâce à un travail esthétique sur l’image de la mort, avec la représentation de celle-ci sous la forme de « vanité interactive » et grâce au dialogue interactif au sein d’une installation immersive de réalité virtuelle, qui accorde au spectateur une nouvelle forme d’expérimentation participative de l’œuvre.

Afin de mener cette recherche-création, j’ai organisé ma problématique autour de trois thèmes principaux :

Le premier thème de recherche se focalise sur la façon de représenter la mort dans la perspective de l’hypothèse principale de cette recherche, et ainsi à comprendre ce qui a conduit à engager les travaux expérimentaux sur la vanité interactive.

Le deuxième thème de recherche porte sur la volonté de permettre un dialogue entre le spectateur et l’œuvre, dans une rétroaction interactive. Cela amènera à découvrir les caractéristiques de l’immersion dans la réalité virtuelle, l’interaction sensorielle avec les BCI (Brain computer interface) et les mesures cognitives en jeu dans cette condition d’immersion. 16

Introduction

Le troisième thème de recherche concerne la volonté d’avoir un retour sur le vécu des spectateurs, de connaître leur cheminement cognitif. Cela permettra d’explorer des retours d’expérimentation par le biais d’entretiens.

Ces trois thématiques seront développées en analysant l’installation Vanité interactive.

Champ de recherche

La thèse se structure sous la forme de trois parties qui retracent le déroulement de la recherche : de l’idée du retour de la mort ensauvagée dans les mass-médias qui marque le début de cette étude, en passant par l’émergence du concept de vanité interactive comme représentation de la mort, jusqu’à la création de l’installation Vanité interactive et son expérimentation par les spectateurs accompagnés de leurs retours d’expérience. Ces trois parties montrent l’évolution de la recherche au fil des expérimentations, des créations artistiques et techniques développées.

Première partie

La première partie explicite ce parcours théorique et pratique qui a conduit à cette recherche sur Vanité interactive et ce qui en découle dans les différents domaines. C’est l’occasion de découvrir le cheminement de ma réflexion, depuis la prise en compte du constat de Philippe Ariès sur l’ensauvagement de la mort à notre époque contemporaine, jusqu’à l’apparition dans cette recherche du thème de la vanité, en passant par la description des premières créations artistiques autour de cette question.

Dans un premier temps, en m’appuyant sur Philippe Ariès, c’est l’occasion de comprendre comment le constat sur la place de la mort dans la société occidentale a conduit à l’hypothèse principale (chapitre 1.1). Pour cela, il s’agit de retracer l’histoire de la place de la mort en occident (section 1.1.1) et de montrer sa présence prégnante

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Introduction dans les mass-médias sous une forme encore plus violente que l’ensauvagement souligné par Ariès (section 1.1.2). Cela permet de mettre en lumière ensuite une expansion de sa présence souvent violente dans les médias numériques tels qu’internet, les jeux vidéo, les mondes virtuels (section 1.1.3). Ce phénomène se développant dans une certaine forme de virtualité familière, pose des questions sur les attitudes ambivalentes des personnes et de la société face à la mort. Autant l’idée de la mort du proche ou de soi-même est redoutée et mise à l’écart, autant il existe une véritable attraction pour la mort « imagée », celle qui se trouve derrière les écrans, qu’elle soit fictionnelle, réelle ou virtuelle.

Dans un deuxième temps, l’étude porte sur quatre créations utilisant le médium de la vidéo (chapitre 1.2). Ces réalisations marquent les prémices de ma recherche- création sur le thème de la représentation de la mort, et les différents médiums qui ont permis à la mort de faire un retour sous une forme violente. Ce chapitre souligne comment ces créations exposent ou critiquent le retour de la mort dans les mass- médias en utilisant le même contexte de diffusion, c’est à dire : la télévision. Ainsi il est question du mourant privé de sa propre mort et des conditions de mort à l’hôpital (section 1.2.1). Ensuite d’un témoignage du retour de la mort dans les mass-médias sous une forme violente (section 1.2.2) et des éventuels effets de ce retour. Il est également question de montrer les implications du refus du deuil imposé par la société qui peut provoquer des pathologies mentales (section 1.2.3 et 1.2.4). Puis, il s’agit de comprendre comment mes créations vidéo ont contribué à poursuivre mes travaux de recherche sous la forme de vidéo interactive, avec comme thème une représentation de la mort aux caractères sublimes (section 1.2.5).

Dans un troisième temps, les questionnements institués auparavant sont les lignes conductrices de la suite d’une création artistique interactive. La réalisation d’une installation de vidéo interactive intitulée Images spectrales interactives (ISI) (Chapitre 1.3) est décrite. C’est l’occasion de découvrir le développement d’une représentation de la mort sous des traits attirants, et esthétiquement beaux pour le regardeur. Mais également l’émergence d’un questionnement sur la manière de permettre une interaction entre le spectateur et l’œuvre, par l’intermédiaire d’une interface

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Introduction technologique. Ce chapitre expose les différentes facettes de la réalisation de cette installation. De plus il développe les questions qui en découlent, tant sur l’aspect de la représentation de la mort aux caractères sublimes que sur l’émergence du dialogue interactif. Ceci permet de comprendre pourquoi cette installation de vidéo interactive a été en quelque sorte un tremplin pour la création de Vanité interactive.

Deuxième partie

Dans la deuxième partie de cette étude, il est montré comment la symbolique de la vanité est devenue une représentation esthétique de la mort. Puis, il est expliqué en détail le fonctionnement et le caractère symbolique de l’installation Vanité interactive.

Dans un premier temps, un long historique est réalisé sur les Vanités en appuyant la démarche sur des auteurs comme Alain Tapié, André Chastel et Claudio Strinati (chapitre 2.1). Ce rappel historique est important, dans la mesure où il est l’occasion de montrer à quel point, le genre de la Vanité a joué un rôle important dans la mise en œuvre de cette esthétique de la représentation de la mort aux caractères sublimes (section 2.1.7). Il est également retracé l’évolution de la recherche-création vers l’interactivité numérique, avec la vanité virtuelle en 3D temps réel, en faisant ressortir l’idée que la vanité interactive serait une nouvelle manière, de proposer une représentation expérientielle de la vanité (section 2.1.8). La vanité classique consiste souvent en une composition symbolique d’objets disposés autour du crâne, alors que la vanité moderne tend le plus souvent à se réduire à un seul objet, le crâne, celui-ci devenant l’emblème de la vanité. Si la vanité interactive reprend la représentation symbolique du crâne, elle modifie profondément la relation du spectateur à l’œuvre en lui donnant la capacité d’interagir avec celle-ci.

Dans un deuxième temps, l’installation Vanité interactive est décrite d’un point de vue technique et artistique, tout d’abord dans une présentation générale de l’œuvre (chapitre 2.2), puis en développant davantage la relation entre les aspects techniques et artistiques au service de la symbolique. Ceci conduit à développer tout

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Introduction particulièrement sur la signification des crânes, leur symbolique se rapprochant de celle des « calaveras » de la culture mexicaine. Les enjeux créatifs de ces éléments et la définition des différentes caractéristiques de ces crânes sont également abordés (section 2.2.5). Ceci amène à explorer la signification de l’environnement virtuel, la symbolique de sa structure, de ses formes, de ses couleurs, etc. (section 2.2.6). Il en ressort à quel point l’installation propose une expérience visuelle autant artistique que symbolique, et en quoi l’expérimentation proposée ici provoque une synergie entre le visuel produit par la réalité virtuelle, et la symbolique des éléments composant la vanité.

Cette mise en évidence de l’importance de la réalité virtuelle, sera l’occasion par la suite de faire le lien avec la troisième partie de cette thèse qui développe effectivement les autres aspects importants de la réalité virtuelle : l’immersion et l’interaction.

Troisième partie

La troisième partie se compose de cinq grands chapitres. Les quatre premiers portent sur l’immersion et l’interaction dans l’installation qui sont, deux questions essentielles en rapport direct avec le domaine de la réalité virtuelle, lesquelles questions sont éclairées par des analyses relevant des neurosciences cognitives. Dans le dernier chapitre, je récolte et j’analyse les retours d’expériences effectués sous la forme d’entretiens, qui permettent l’appréhension du vécu des utilisateurs et qui sont en même temps une source extrêmement intéressante de réflexion.

Le premier chapitre de la troisième partie (3.1) traite de la notion d’immersion en réalité virtuelle et de la notion d’immersion fictionnelle. Puis, plus précisément du vécu subjectif et de l’observation immersive en rapport avec l’installation Vanité interactive.

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Introduction

Le deuxième chapitre (3.2) poursuit sur cette voie de la compréhension de l’immersion dans l’installation Vanité interactive, en s’intéressant à l’immersion cognitive. Il y est décrit les modèles cognitifs mis en jeux dans le dispositif par rapport à l’immersion à partir d’éléments issus de l’histoire des sciences cognitives. Il y est exposé la description de l’interface sensorielle utilisée, avec un développement explicatif sur les BCI (Brain computer interface) et de leur utilisation pour l’installation Vanité interactive.

Le troisième chapitre (3.3) explore l’immersion dans le dispositif d’un point de vue sensori-moteur. Pour cela, la théorie de l’enaction4 y est abordée pour expliquer l’importance de la fonction sensori-motrice, dans le sentiment de présence ressenti dans l’installation. Ainsi, il traite de l’interaction physique du spectateur grâce au capteur gyroscopique du dispositif, associé à l’interface BCI en relation avec l’interaction visuelle et motrice au sein de l’environnement virtuel.

Le quatrième chapitre (3.4) aborde l’immersion et l’interaction fonctionnelles du dispositif, du point de vue de l’interfaçage, de la compréhension et de l’ergonomie. En ce sens, il traite de l’accessibilité du dispositif, de sa manière d’être présenté, de sa mise en œuvre d’un point de vue muséal, de son aspect ludique ou non, des différences entre l’interface BCI par rapport à une manette, un clavier ou bien une souris. Il aborde également le ressenti contemplatif et méditatif engendré par le dispositif. Ainsi, tous ces points sont étudiés par rapport à leurs effets sur la qualité de l’immersion.

Le cinquième chapitre (3.5) traite du retour d’expérience de la part d’utilisateurs, d’un point de vue expérientiel. Il y est question des retours d’expériences résultant d’entretiens s’inspirant des entretiens d’explicitations qui permettent de recueillir une description du vécu de l’utilisateur. L’intérêt de ces entretiens est d’obtenir des informations qui ne sont pas tout de suite conscientes, mais qui sont cependant vécues

4 La théorie de l'enaction est "l'étude de la cognition non plus comme représentation, mais comme « action incarnée » qui montre que les capacités cognitives sont liées à l’historique de ce qui est vécu". Ici l'action prédomine sur la perception. Pour plus de détail voir, F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit. Seuil, 1999. 21

Introduction et ressenties lors de l’expérience. Ceci est l’occasion de découvrir la véritable portée de l’installation et de son dispositif interactif et immersif, sur le spectateur.

Avant-Propos

Mélangeant habilement l’art, la science et la technologie, le but de cette recherche est de mettre en exergue un phénomène qui passe inaperçu, mais qui semble bien s’installer dans les habitudes sociétales d’une manière irrationnelle, c’est à dire : le retour de la mort ensauvagée à l’expression ultra violente dans les médias de masse et le monde numérique. Cette recherche souligne cette situation, afin de proposer d’une manière artistique et technologique un dispositif réflexif et sensible allant à l’encontre de ce phénomène.

Tout au long de cette étude, il sera l’occasion de découvrir les raisons, le développement et l’évolution d’une recherche artistique sur la représentation de la mort. Ainsi nous découvrirons que cette thèse a vu le jour afin de structurer une recherche qui porte sur des sujets autant artistique que scientifique. Ces sujets ont la particularité d’avoir une relation forte de sens, dans la structuration du modèle de pensée et d’expression artistique développé dans ces pages. Ces sujets se divisent ainsi : 1- Suite à l’étude d’Ariès et le constat de la violence de la mort dans les mass- médias. La volonté de rechercher une nouvelle façon de représenter la mort a émergé. Une représentation artistique de la mort qui a pour vocation, de révolutionner le choc et la violence par la beauté et la curiosité. Ce qui conduit la recherche vers une manière douce de représenter la mort, en s’appuyant sur le développement des « Vanités » avec comme toile de fond les calaveras mexicaines.

2- Dans cette optique de développer un nouveau regard loin des habitudes de fuite et d’occultation. Il y a la volonté d’expérimenter une nouvelle approche de la mort, par l’interaction, le dialogue en rétroaction et le divertissement.

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Introduction

3- La mise en place des deux premiers points, conduit à découvrir différents domaines scientifiques et techniques enrichissants pour la création artistique comme : la cognition, la réalité virtuelle, les neurosciences cognitives. Tous ces domaines conduisent au développement et à l’expérimentation de l’installation Vanité interactive. 4- Dans ces conditions, « le numérique » peut être considéré comme un médium artistique intéressant à questionner. Surtout lorsqu’il s’agit d’étudier et d’expérimenter l’interaction en art, mais aussi le dialogue cognitif que cette interaction engendre.

5- Ce médium permettrait au spectateur de devenir acteur (interacteur), de développer son propre imaginaire créateur, au-devant même d’un sujet aussi révulsant que la mort.

Comment conduire le spectateur à développer son imaginaire créateur face à des représentations de la mort ? Cette manière d’agir favorise-t-elle un changement d’attitude devant la mort ? Ou ne déclenche-t-elle qu’une réponse emplie de divertissement ludique ? C’est ce que nous allons essayer de voir tout au long de cette thèse. Peu importe ce qui se passera dans l’esprit du spectateur. Que celui-ci réagisse positivement ou négativement aux sollicitations, l’important est le vécu et l’expérience personnelle qu’il en tirera.

Le long cheminement qui se dessine tout au long de cette étude trace l’évolution d’une réflexion qui tente de proposer une forme de représentation artistique, et une approche (expérientielle) différente de la symbolisation macabre habituelle de la mort. Cela dans le but d’apporter un regard différent sur les attitudes innées de révulsion de la part des spectateurs envers la mort. Cette thèse vise à montrer tout le travail de réflexion, de création et d’expérimentation à ce sujet.

Il s’agit de découvrir l’évolution d’une création en tant que moteur de recherche autour de la représentation de la mort, orienté vers la participation du spectateur, pour souligner les soubassements artistiques et créatifs.

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Introduction

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive.

Cette recherche sur la Vanité interactive découle d’un long processus de réflexion artistique sur la question de la représentation de la mort, mais également des possibilités de conférer au spectateur de nouvelles configurations expérientielles devant une œuvre d’art et de la compréhension des ressenties de ces expériences artistiques de la part du spectateur. Pour ce faire, je vais contextualiser les prémices de cette recherche dans cette première partie, afin de mettre en lumière les différentes études et expérimentations qui m’ont amené à cette recherche-création sur la Vanité interactive. Dans le chapitre 1.1, il s’agira de revenir sur les constats de l’Historien Philippe Ariès, pour introduire les raisons qui ont poussé cette recherche vers la représentation de la mort d’un point de vue artistique. Dans le chapitre 1.2, l’exposition de mes premières créations de vidéos artistiques sur le sujet de la représentation de la mort, sera l’occasion de découvrir un début de questionnement, sur la place de la mort dans la société en écho aux constats d’Ariès. Ces questionnements amèneront au chapitre 1.3 ou je vais approfondir la création autour de la représentation de la mort d’un point de vue artistique, dans une œuvre de vidéo interactive. Cela marquera le point de départ de cette recherche, avec l’introduction de l’interactivité, et de l’esthétique de la Vanité comme figure symbolique d’une représentation de la mort qui pourrait être acceptée.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1 Vers l’hypothèse de la recherche

Ce premier chapitre aborde, l’évolution du lien entre la mort et la société, de l’époque du Moyen Âge à nos jours, en s’appuyant sur l’étude de l’historien Philippe Ariès. Il propose une analyse de l’évolution de la mort à l’ère numérique en s’appuyant sur la théorie de « l’ensauvagement de la mort » propre à Ariès, et en reprenant son point de vue en ce qui concerne la place de la représentation de la mort à l’époque contemporaine.

Dans la section 1.1.1, je retracerai l’évolution de la relation de la société avec la mort, du Moyen Âge jusque dans les années 1970. Il s’agira alors de comprendre selon l’analyse historique d’Ariès, comment la société se serait d’abord accoutumée à la mort dans une sorte de familiarité. Puis comment peu à peu, se serait-il installé un sentiment de peur et de rejet qui induira un effacement de la mort dans la vie quotidienne, aboutissant à une sorte de tabou de la mort propre aux sociétés modernes occidentales.

Dans la section 1.1.2, je dresserai le tableau du double visage de la mort dans les sociétés occidentales contemporaines. Bien que refoulée par la société, la mort se retrouverait grâce à son retour dans les mass-médias, sous une forme violente dans les foyers. Il sera ensuite décrit les conditions qui rendent ce retour possible : qu’elle soit une fiction, une représentation ou qu’elle soit relative à la mort de l’autre « c’est-à-dire lointain » l’abondance et la violence de la mort dans les mass-médias serait devenu un spectacle banalisé.

Enfin dans la section 1.1.3, je reviendrai sur l’évolution de la présence de la mort dans l’environnement numérique actuel. Un environnement dans lequel la mort est omniprésente et peut exprimer toute sa violence, tant elle est devenue constitutive de celui-ci. Cela conduira à expliquer les raisons de cette recherche sur la représentation de la mort d’un point de vue artistique et à présenter les prémisses de l’hypothèse principale.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1.1 La place de la mort en occident

Actuellement la place de la mort en occident serait le résultat d’une attitude de rejet, de la honte et du dégoût provoqués à sa seule pensée. Cependant, il faut se rappeler que l’attitude de l’homme, voire même de la communauté envers la mort, n’a pas toujours été ainsi. Pour Philippe Ariès, la place de la mort était tout autre dans le Moyen Âge, avant de finalement retourner à un état « sauvage » avec les changements de mentalités, l’avancée de la science moderne en médecine et du progrès technologique. Cette section explorera comment Philippe Ariès dresse un tableau historique des relations de la société avec la mort, du Moyen Âge jusqu’au milieu du XXe siècle, de son apprivoisement à son ensauvagement. Il s’agira de retracer ensemble les propositions historiques et les grandes théories de cet auteur, sans aller dans les détails de ses ouvrages. Le but étant de faire ressortir les grands courants des attitudes de l’homme devant la mort, afin de comprendre comment la lecture de Philippe Ariès a contribué à la mise en œuvre de l’hypothèse de cette recherche.

1.1.1.1 Introduction à Ariès

D’après Philippe Ariès, la mort jadis sauvage (il faut comprendre ce mot dans un contexte où la mort était vue comme un fait de la nature), aurait été en quelque sorte apprivoisée par les anciens (par exemple par les différents rites des civilisations antiques). À l’orée du Moyen Âge, la mort était familière, elle n’était pas conceptualisée comme quelque chose d’extraordinaire, elle faisait partie de la vie de tous les jours. Une époque dans laquelle, les doctrines religieuses s’imposaient aux croyants qui vivaient alors, autrement leurs relations avec la mort dans une soumission que les sociétés occidentales contemporaines ont chassée et oubliée. Aujourd’hui, avec les progrès de la science et de la médecine, face à la mort, nous ne

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive sommes plus dans une acceptation résignée telle qu’elle avait pu exister durant tout le Moyen Âge.

Il est important de rappeler, l’évolution de cette relation avec la mort, afin de mieux comprendre les raisons qui ont poussé la société occidentale à rejeter la mort. Il s’agira de montrer à partir de l’étude de Philippe Ariès ce qui aurait contribué à modifier « le sens du mourir ».

1.1.1.2 La période du premier Moyen Âge

L’étude d’Ariès sur la mort remonte à la période du Moyen Âge. Pour lui, la première partie de cette période constituerait ce qui représente le mieux, le concept de la mort apprivoisée que l’on retrouve également dans les écrits de Michel Vovelle. Pour reprendre Ariès, cette « mort apprivoisée » pourrait être définie suivant quatre éléments psychologiques, bien caractéristiques de cette relation très familière de la communauté avec la mort.

Premièrement, dans l’esprit de chacun, la mort semblait acceptée comme une continuité naturelle de la vie. L’homme du Moyen Âge était résigné face à la mort. Cette résignation commune faisait que la mort n’était pas un acte seulement individuel. Comme pour la vie, la mort avait lieu au sein d’une communauté qui partageait avec le mourant les derniers instants. D’après Ariès, « la mort n’était donc pas un drame personnel, mais l’épreuve de la communauté chargée de maintenir la continuité de l’espèce5 ». Ceci explique l’importance donnée à cette époque aux rituels au chevet du mourant ou pendant les processions funèbres au sein des villes. Des rituels auxquels participait toute une communauté soudée autour de l’évènement.

5 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2. Seuil, 1985, p. 313. 28

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Deuxièmement, cette manière de considérer la mort dans ces rituels et ces cérémonies semble trouver ses origines, dans la défense de la communauté humaine contre la nature. C’était d’après Ariès, une manière d’établir un équilibre entre l’homme et l’imprévisibilité de la nature nourricière avec la nécessité d’organiser une société de travail, d’ordre et de moralité, fait d’interdits et de concessions. Ainsi ces ritualisations de la mort avaient pour but de rassembler, de canaliser ce qui aurait pu remettre en question la structure de la vie commune. La mort n’aurait pas été laissée à elle-même et à sa démesure, mais, au contraire, aurait été insérée dans des rituels et des cérémonies spectaculaires. Cette stratégie de défense face à la nature montrerait selon Ariès « pourquoi elle ne pouvait être une aventure solitaire, mais un phénomène public engageant la communauté tout entière6 ».

Troisièmement, à cette époque où la croyance en dieu ainsi que la croyance en l’au- delà et en la vie après la mort physique était dominante, il était aussi considéré que les trépassés pouvaient être dans un état d’atténuation, une sorte de sommeil, dans l’attente de la gloire d’une résurrection promise par l’Église. D’après Ariès, cette considération émanant du christianisme et des religions du salut aurait conduit à enterrer les morts près ou au sein des églises. Ainsi, durant un bon millénaire, les planchers des églises, les cimetières, les charniers, puis les alentours proches des villages étaient le théâtre d’un entassement de défunts. Cette coutume montrerait une certaine familiarité avec les morts confiés à la protection de l’Église, afin de pouvoir « reposer en paix » dans un sommeil empli de saintes prières et de messes tenues pour eux. La familiarité avec les morts se faisait dans le respect, mais elle ne devait pas être perturbée par un retour de ces morts comme l’écrit Ariès : « Les vivants tolèrent bien la familiarité des morts dans les églises, les places et les marchés, mais à condition qu’ils reposent7 ».

Quatrièmement, la mort était considérée comme la résultante du mal, faisant partie du péché originel instauré par le christianisme. L’explication par l’Église, de la souffrance, du péché et de la mort sous les traits communs du péché originel, avait

6 Ibid., p. 314. 7 Ibid. 29

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive conduit à conceptualiser la mort comme innée et inséparable de l’homme. Une mort qui malgré sa familiarité avec la communauté, ne perdait pas pour autant le mal qu’elle diffusait lorsqu’elle s’abattait sur les pauvres croyants. Un mal qui dans le fond apprivoisait la mort (il faut comprendre cette expression comme la relation intime entre le mal et la mort), par la peur de l’enfer, des damnations, que l’Église ne manquait pas de rappeler. D’après Ariès, « ce mal apparaît alors nécessaire […] à l’entretien d’un amour de la vie, fondé en partie sur la conscience de sa fragilité8 ».

Nous voyons bien alors, comment la psychologie des croyants de la première partie du Moyen Âge était canalisée par l’Église, en particulier avec sa mainmise sur la relation de la communauté avec la mort. L’exemple le plus probant est sans doute l’enfouissement des morts au sein des églises, des cimetières et des charniers. Une manière d’être au plus près du bâti religieux. L’idée d’une sépulture moderne personnelle n’existait pas, seule la proximité des os avec les lieux sacrés comptait. Nous étions bien évidemment en totale contradiction avec la relation des anciens de l’époque antique concernant la mort, pour qui cette proximité n’était pas tout à fait profitable pour les vivants. Cependant, cette situation a permis au cours du temps à l’Église d’en récolter les fruits, ainsi les dalles mortuaires des églises ont été ainsi accordées aux nobles et au clergé contre un droit payant, alors que les cimetières, les fosses communes étaient réservés aux autres laïcs. Toujours selon Ariès, dans cette atmosphère il n’était pas concevable de construire un cimetière sans église ni de cimetière séparé physiquement de l’église9.

De plus, il faut avoir à l’esprit que « le cimetière était, avec l’église, le foyer de la vie sociale. Il tenait la place du forum10 ». Il gardera ce double rôle de place publique, de forum et d’espace dédié aux morts, du Moyen Âge jusqu’au cours du XVIIe siècle. Durant cette période, des habitations furent même construites autour et au sein de ces cimetières. Il n’était pas inhabituel d’habiter dans un tel endroit, « sans être le moins

8 Ibid., p. 317. 9 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 1. Seuil, 1985, p. 90. 10 Ibid., p. 68. 30

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive du monde impressionné par le spectacle des enfouissements, par le voisinage des grandes fosses communes, laissées béantes jusqu’à ce qu’elles fussent remplies11 ». En somme la mort et le spectacle qu’elle offrait aux environs des cimetières, « n’impressionnait pas plus les vivants que l’idée de leur propre mort. Ils étaient aussi familiers avec les morts que familiarisés avec leur mort12 ».

1.1.1.3 L’apparition de la mort individuelle au second Moyen Âge

L’évolution de la situation de la mort dans la seconde partie du Moyen Âge est l’occasion de découvrir, une prise de conscience de l’individu face à la mort. Cette évolution représente les bases d’un changement qui va s’accélérer. Ariès introduit alors le concept de « la mort en soi », pour expliquer l’évolution de la prise de conscience collective vers l’importance de la personne. La mort n’est plus un acte qui engage le destin de toute la communauté, mais elle devient la mort personnelle de « soi ». Pour Ariès, « l’homme du premier Moyen Âge se résignait sans trop de peine à l’idée que nous sommes tous mortels (…) alors que l’homme du milieu du Moyen Âge, l’homme occidental riche, puissant ou lettré, se reconnaît lui-même dans sa mort13 ».

Ce changement commence chez une élite à partir du XIe siècle, avec cette prise de conscience que la mort est un fait personnel. Il y a ici un triomphe de l’individualisme qui prévaut sur la communauté. La prise de conscience identitaire a pris le pas sur l’absolue tragédie commune. Un extraordinaire amour de la vie naît de cette volonté d’être au-devant de la scène durant sa vie, dans le but de préparer une bonne mort. La passion de l’individualité, d’être plus remarqué au long de sa vie, amène à cultiver l’apparence d’une existence aimable. Une existence lumineuse qui s’expose sous la

11 Ibid., p. 70. 12 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 31. 13 Ibid., p. 45. 31

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive forme d’une richesse de son vécu que la mort ne peut dénaturer. Cette vie vertueuse est alors vue comme la promesse d’un passage vers un au-delà qu’aucun mal ne peut investir.

De plus, l’apparition du testament et le développement de l’art funéraire qui évolue vers la personnalisation jusqu’au début du XVIIe siècle, attestent de cette volonté d’exprimer un salut perpétuel de l’âme. Pour les croyants ordinaires, les plaques tombales font alors leur apparition. Tandis que pour l’élite, « le défunt peut être représenté deux fois sur la même tombe, en gisant et en priant14 ». Ainsi « l’instrument qui a permis d’assurer la continuité entre l’en-deçà et l’au-delà, a été le testament15 ». L’art funéraire des pierres tombales qui s’émancipent au XVIIIe siècle montre cette volonté de sortir de l’anonymat, de conserver son identité au-delà de la mort, afin de perpétuer le souvenir d’une vie heureuse, de sa richesse éternelle.

Nous voyons dans ce changement d’attitude, une évolution des mentalités communautaires concernant la mort. Autrefois nécessaire à la stabilité de la société, la relation collective évolue vers une émergence individualiste qui considère « l’heure de la mort comme une condensation de la vie tout entière, avec sa masse de richesses tant temporelles que spirituelles16 ». Cette évolution contamine également la notion de survie, en rapport avec l’état de sommeil du mort dans l’attente de la véritable fin de la vie. Effectivement, il n’était plus possible qu’un état apaisé et inactif après la mort puisse exister. Au-delà du souvenir de la personne, et de ses bonnes actions, il devait y avoir l’expression d’une éternité. En ce sens, il y a eu l’émergence d’une séparation du corps et de l’âme, qui mena à une double vision de l’individu. Cette séparation considérait d’une part, un corps fondamental à la jouissance de la vie, mais également offert aux souffrances caractéristiques de la condition de l’homme. Et de l’autre, une âme immortelle qui était le lieu de l’exposition symbolique de l’individu, dont la mort délivre, une délivrance qui accordait à cette âme immortelle, des bienfaisances créatrices dans les deux mondes.

14 Ibid., p. 42. 15 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 316. 16 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 97. 32

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Pour Ariès, le désir d’affirmation de son identité au-devant de la mort, a apporté avec lui la recherche de « la bonne mort ». Une manière de mourir associée à une âme immortelle. Ainsi, « l’idée d’une âme immortelle, siège de l’individu, déjà cultivée depuis longtemps dans le monde des clercs, s’étendit de proche en proche, du XIe au XVIIe siècle, gagna à la fin presque toutes les mentalités17 ».

1.1.1.4 Un début de camouflage par la « représentation »

Concernant les cérémonies, et les rites, le changement paraissait moins radical, mais cachait en réalité le début d’une importante transformation des mentalités qui se manifestera surtout de nos jours. Jusqu’au XVIIe-XVIIIe siècle, le mort n’était pas du tout cachée. La familiarité pour la mort poussait les proches (petits et grands) et même les moins proches, à venir honorer les moribonds et se recueillir au pied du lit. Ces habitudes de la mort au lit et des sépultures, qui suscitaient une vive émotion douloureuse, dans une communion solidaire, se retrouvent alors confrontées à « une attitude mixte d’acceptation et d’indifférence18 ». Cela montre un changement de rituel cérémonial qui se transforme peu à peu en convois funèbres, une sorte de procession ecclésiastique. Le corps est toujours présent, mais à la différence des rites traditionnels, il est dissimulé. Ariès dira à ce propos :

« Le visage du cadavre qui était exposé aux regards de la communauté, et qui l’est resté longtemps dans les pays méditerranéens, et l’est encore aujourd’hui dans les cultures byzantines, a été recouvert et enfermé sous les masques successifs du suaire cousu, du cercueil et du catafalque ou « représentation19 ».

17 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 316. 18 Ibid., p. 317. 19 Ibid. 33

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Ainsi dès le XIVe siècle, une certaine occultation du cadavre commençait à se faire sentir. Les pauvres corps ne s’exposaient plus comme ils étaient jadis, sous le recueillement de tout un chacun, dans une acceptation du cadavre, ce qui paraissait normal. Dorénavant, la vision des corps morts avec leurs caractéristiques morbides pouvait trop émouvoir. Ils étaient donc camouflés derrière des « représentations » soi- disant plus ostentatoires. Cette nouvelle manière d’exposer le sujet de la mort mettait en valeur une certaine beauté du sujet, et non les simples traits du corps mort. Une fois ce « camouflage » effectué, il fut étonnant de constater le retour à la normale de l’ancienne familiarité. De la sorte, les proches accompagnaient toujours autant les morts, mais la barrière de « la représentation » les séparait à présent.

L’apparition de cette peur de la mort était nouvelle et atteignait toutes les sphères de la société du second Moyen Âge. On pourrait expliquer cette angoisse de mourir sans doute par le fait que le XIVe siècle a été ravagé par la mort. En effet, la peste noire a dévasté un tiers de la population de l’Europe dans ce second Moyen Âge. Une Europe qui a également été dévastée par la famine et les guerres, notamment la guerre de Cent Ans. C’est dans cette ambiance lugubre de la moitié du XIVe siècle, où la mort était partout, qu’une certaine peur de celle-ci fit son apparition. Une peur qui avait nécessairement entraîné une certaine fascination pour la mort. Cette fascination qui se développa dans les Arts macabres apparus au XIIIe siècle avec le thème « dit des trois vifs et les trois morts ». Dans cette période funeste, l’attrait pour la mort se retrouva dans les différents thèmes de ces Arts macabres comme « la danse macabre, la jeune fille et la mort, le triomphe de la mort, les vanités, le mémento mori ». Ces arts macabres montraient l’opposition des splendeurs de la vie, mais aussi son envers, la putréfaction des corps, l’égalité de tous devant la mort… Ils montraient « l’heure de la mort comme une condensation de la vie entière, avec sa masse de richesses tant temporelles que spirituelles20 ». Pour sa part, l’Ars moriendi, qui était apparu au XVe siècle, soulignait l’émergence de ce désir très personnel de la prise de conscience de sa mort. Une recherche autour de l’art du décès, l’art de bien mourir, comment bien se préparer à sa

20 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 97. 34

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive mort, le sens d’une bonne mort, comment y parvenir. Cet Ars moriendi soulignait parfaitement cette émergence de la mort individuelle.

Cette peur de la mort, des émotions qu’elle pouvait provoquer, faisait écho à l’abondance de ce soulèvement des mentalités représenté dans les arts macabres. Ces arts traduisaient cette évolution de la familiarité avec la mort, une familiarité qui commençait à détourner le regard de ses morts, pour les cacher dans ce qui semblait être plus acceptable : une « représentation » du cadavre. Le vrai corps était dorénavant interdit de manifestation comme cela se faisait depuis plus d’un millénaire. Philippe Ariès dira à ce propos que les arts macabres seront passagers, mais « l’occultation du cadavre sera, au contraire, définitive21 ». Cette occultation serait l’une des bases d’un début de rejet de la mort qui se développerait à l’époque moderne, et continuerait à l’époque contemporaine, à façonner notre relation à la finitude.

1.1.1.5 L’avènement d’une peur à l’époque moderne

Durant l’époque moderne, cette relation à la mort a eu une évolution assez intéressante avec l’érotisme. Du XVIe au XVIIIe siècle, il y eut un rapprochement entre Éros et Thanatos. Ce rapprochement toucha la conscience collective d’une manière singulière. Dans les arts, les sujets macabres qui ne faisaient preuve d’aucune revendication de ce point de vue jusqu’au XVe siècle se chargèrent peu à peu d’érotisme. Le thème de « La jeune fille et la Mort » aurait illustré ce rapprochement érotico-macabre dans les mentalités. L’autre exemple flagrant est peut-être le marquis de Sade, qui incarnait à lui seul « l’érotico-macabre et morbide » de son époque.

Au même titre que « l’acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l’homme à sa vie quotidienne (…) pour le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel (…) Comme l’acte sexuel chez le

21 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 318. 35

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive marquis de Sade, la mort est une rupture22 ». Il apparaît ici que la mort est loin de sa familiarité apprivoisée. Au contraire pour Ariès, la mort produit un sentiment ambivalent entre l’effrayant et la fascination. Cette fascination pour la mort se transforme dans le XVIIIe siècle en une obsession. Elle provoque « les mêmes curiosités étranges, les mêmes imaginations, les mêmes détours pervers que le sexe et l’érotisme23 ». Elle est rationnée dans la relation intime, pour contrôler la défense contre la nature. Elle déclenche une fascination, alors que d’un autre côté, la familiarité avec elle n’a jamais été autant remise en question. À la fin du XVIIIe siècle, la mort est alors considérée « au même titre que l’acte sexuel, comme une rupture à la fois attirante et terrible de la familiarité quotidienne24 ».

C’est sur ce point qu’il serait possible de voir comment la mort a su prendre le penchant de l’imaginaire, pour développer son rapprochement avec l’érotisme. Un rapprochement de l’imaginaire que le marquis de Sade a justement inscrit dans la conscience collective comme quelque chose de bien réel, un fait qui montrerait cette lente évolution de la mort vers un retour à l’état sauvage, en contradiction avec son apprivoisement.

Dans ces conditions, la mort inspirait autant le désir que la peur. Une peur qui prendra les devants avec l’apparition de la première grande forme de la peur de la mort : « la peur d’être enterré vivant, qui implique la conviction qu’il existait un état mixte et réversible, fait de vie et de mort25 ». Un état de mort apparente qui initie cette peur de la mort dont l’évolution se manifeste « par la répugnance à représenter d’abord, à imaginer ensuite la mort et son cadavre26 ». Cette peur profonde aurait poussé la représentation de la mort vers « l’interdit », et au « silence » la fascination de la mort. Au début du XIXe siècle, la mort ne trouve plus grâce aux yeux de la bienfaisance sociale. Dorénavant la mort se doit d’être belle dans les condoléances, sans exprimer sa familiarité jadis pleine d’émotion.

22 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 47. 23 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 318. 24 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 112. 25 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 319. 26 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 113. 36

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1.1.6 Le réveil de l’hygiène

Pour récapituler, ce long parcours sur l’évolution de la mort, il faut remarquer que son changement se réalise très rapidement à la fin du second Moyen Âge. Alors que durant plus de mille ans, l’occident moyenâgeux a instauré une relation à la mort, sous la forme d’une familiarité quotidienne avec la mort et les morts. L’apparition des arts macabres à la fin du Moyen Âge marque les esprits avec la fascination pour la mort, qui dans ses représentations morbides du corps, soulignait l’importance de l’amour de la vie pour préparer une bonne mort. Selon Ariès ces arts macabres marquent également la « fin de la prise de conscience, commencée au XIIe siècle, de l’individualité propre à chaque vie d’homme27 ». De plus d’après l’auteur, du XVIe au XVIIIe le courant érotico-macabre, atteste de cette rupture familière entre l’homme et la mort. La mort est considérée au même titre que le sexe, comme une chose qu’il faut cacher, alors que les représentations en art se font plus explicites (thème de la jeune fille et la Mort). Cependant ces représentations commencent à disparaître à partir du XIXe siècle, et finissent par ne plus du tout apparaître au XXe siècle. Pour Ariès, la disparition des représentations de la mort, mais en même temps de toute familiarité avec elle, « signifie que celle-ci a rompu ses chaînes et est devenue une force sauvage et incompréhensible28 ». Ce point de vue d’Ariès est important pour bien comprendre le développement de la démarche qui est à l’origine de l’hypothèse de cette recherche. Il explique cette évolution brutale de la mort du Moyen Âge, jusqu’à la mort de l’époque contemporaine, avec une transformation des mentalités à l’époque moderne.

De plus cette évolution est également visible dans la conception de la sépulture. Le Moyen Âge a effectué une rupture radicale avec la période antique, concernant l’attitude envers la place de la sépulture. À cette période, les morts devaient être proches des lieux saints. Ils étaient « abandonnés » aux Églises qui se chargeaient de veiller sur leur sommeil. Il n’y avait pour l’époque aucune importance pour le lieu de sépulture. Les cadavres s’entassaient sous les planchers des Églises, dans les cimetières

27 Ibid., p. 114. 28 Ibid. 37

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive où les fosses communes et les os une fois découverts se retrouvaient stockés dans des charniers. Aucune stèle ni inscription ne permettait de savoir qui pouvait reposer dans ces étalages béants. Cela expliquerait quelque part cette familiarité avec la mort qui a duré tout le long du premier Moyen Âge. Elle était proche, elle pouvait arriver à tout moment, il était facile de mourir, la vision des cadavres faisait partie de la vie quotidienne. Mais cette familiarité avec la mort ne connaissait pas le lien privé de l’individu face la mort : « la visite pieuse ou mélancolique au tombeau d’un être cher était un acte inconnu29 ». Une fois le moribond dans le sommeil, plus rien ne le distinguait des autres corps des fosses communes. Cela est l’image la plus représentative de cette relation à la mort durant tout le premier Moyen Âge. Ensuite du XIVe au XVIIIe siècle, un désir de reconnaissance de la sépulture prit le pas sur la sépulture commune et anonyme. Cela atteste de l’évolution du changement opéré dans les mentalités des élites, concernant l’individualisation de la mort qui commença au XIe siècle. Les plus grands exemples sont les gisants et le retour des inscriptions sur les pierres tombales, qui accorde de l’importance à l’individu. De plus, cette proximité des fosses communes et des cimetières débordés en contact avec les villes, ou la plupart du temps à l’intérieur des villes et villages commençaient à poser des problèmes d’insalubrité. Vers le XVIIIe siècle, cette situation devenait intolérable pour les intellectuels, qui voyaient là les causes de bon nombre de maladies et d’infections. Ariès dira à ce propos :

« Le progrès des connaissances concernant la médecine et l’hygiène, dont on a d’autres preuves, a rendu intolérables les manifestations de phénomènes dont on s’était très bien accommodé pendant des siècles30 ».

Les cimetières sont alors déplacés hors des villes, pour remédier à ce problème de santé publique. Cette réaction radicale par rapport aux anciennes familiarités, modifie

29 Ibid., p. 54. 30 Ibid., p. 125. 38

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive profondément la relation à la mort, parallèlement au dénigrement des représentations de la mort qui s’opère progressivement en cette fin du XVIIIe siècle.

Cependant il faut garder à l’esprit que malgré ce rejet des cimetières hors des villes, un certain culte des morts reprendra son importance vers le début du XIXe siècle, un culte qui ne représente pas la mort, mais la suggère dans ses monuments aux morts. À cette période romantique, le cimetière acquiert de nouveau une importance morale dans une société pour laquelle « les morts sont aussi significatifs et nécessaires que les vivants31 ».

1.1.1.7 De la mort de soi vers la mort de toi

L’époque contemporaine est le théâtre de ce qu’Ariès appelle avec beaucoup de véracité, « La mort de soi devient la mort de toi ». Le XIXe siècle de la technique industrielle, des découvertes scientifiques qui font suite aux Lumières, marque un regain d’intérêt passager pour la mort. Contrairement à l’attitude que le XVIIIe siècle avait engagée, avec l’expulsion des cimetières hors des villes. Une certaine nécessité de maintenir l’organisation du culte des morts fit son retour. Ce retour du culte des morts se fit cependant d’une manière nouvelle : par un transfert des rôles.

Il a été vu que la mort au Moyen Âge était conceptualisée comme une destinée commune de l’espèce. Ensuite l’individualité face à la mort avait pris le pas « la mort de soi ». Selon Ariès, au XIXe siècle, « l’Autre » en tant que l’être aimé prend ensuite le dessus sur les deux premières évolutions. Le moribond du village cesse d’être le centre des préoccupations de la relation à la mort, « l’affectivité, jadis diffuse, s’est désormais concentrée sur quelques êtres rares dont la séparation n’est plus supportée et déclenche une crise dramatique : « la mort de toi32 ». Cette révolution serait selon

31 Ibid., p. 56. 32 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 320. 39

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive l’auteur, un point majeur dans l’explication de notre relation avec la mort à notre époque. De fait, l’importance est dorénavant accordée à la famille. Celle-ci remplace l’accompagnement traditionnel de la communauté et se substitue au moribond du Moyen Âge. Pour Ariès, « la mort de soi » qui avait eu tant de mal à prendre sa place n’avait plus lieu d’être. La peur de la mort, la peur de sa mort, la mort de soi de la fascination du XVIIe et XVIIIe siècle, s’était détournée vers l’être aimé. Une transformation profonde s’était instaurée, dans l’expression du bouleversement des êtres aimés, qui considéraient non plus la mort de soi, mais la mort de l’autre. Les cérémonies « furent déritualisées et réinventées comme l’expression spontanée de la peine des survivants33 ».

La mort physique n’importait pas autant que la séparation qu’elle engendrait. L’émotion dramatique se devait d’être le spectacle que les proches étaient tenus de montrer. La dernière rencontre avant la séparation transformait la mort, en une expérience ou « le compromis de la beauté est le dernier obstacle inventé pour canaliser le pathétique démesuré qui avait emporté les anciennes digues34 ». La solennité, la banalité et les gestes dictés par l’usage de jadis, étaient maintenant jalonnés par l’expression de l’émotion sans retenue, des pleurs, des accomplissements d’une complainte tragique. Ariès montre que dorénavant, la seule idée de la mort émeut. Cette « expression de la douleur des survivants est due à une intolérance nouvelle à la séparation35 ».

Cette évolution vers une certaine beauté de la mort fut possible, grâce à la fin de la croyance dans les anciennes relations entre la mort, le mal physique, la peine morale, l’enfer et le péché prôné par le christianisme. Dès le XVIIIe et surtout au XIXe siècle, l’évolution des mentalités avait conduit à ne plus avoir peur des conséquences malsaines de la mort. La crainte de souffrance en Enfer avait quitté les esprits et l’au- delà était devenu l’endroit où l’on pouvait retrouver les êtres chers. Une certaine forme de « complaisance de l’idée de la mort » pouvait alors faire son apparition dans cette période romantique. Cette fascination pour le débordement d’affectivité apparaissait

33 Ibid. 34 Ibid. 35 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 48. 40

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive comme une forme religieuse, qui sublimait les fantasmes érotico-macabres de la période précédente. La mort était devenue l’instant des retrouvailles entre celui qui partait et ceux qui restaient dans une union parfaite et une communion avec Dieu.

D’après Ariès, malgré ce tableau romantique, les tendances affectives et expressives du XIXe siècle n’étaient pas assez ancrées dans les mœurs comme la familiarité traditionnelle, pour pouvoir tenir la mort dans cette relation entre l’apprivoisement et l’ensauvagement. Pour lui l’évolution du rapport à la mort du romantisme a produit un effet inverse. Cet effet est ce que le XXe siècle entretiendra comme relation avec la mort, que l’auteur nomme « la mort inversée ».

1.1.1.8 Les interdits envers la Mort

Cette affectivité débordante du XIXe siècle de l’entourage pour le mourant a eu quelques conséquences qui pour Ariès, se retrouveraient malheureusement toujours à notre époque. Une première conséquence concerne la dissimulation au mourant de la gravité de son état. Une pratique d’occultation de l’information, qui est apparue dans le souci de préserver le mourant de ses propres émotions. Le moribond qui se savait condamné répondait à ce jeu pieux, « par la complicité, pour ne pas décevoir la sollicitude de l’autre36 ». Une deuxième conséquence se retrouve dans la confiance nouvelle que le moribond exprime pour ses proches. Ce qui lui permettait de leur déléguer une partie de sa mort et le soin de la complaisance qui devait l’accompagner. Cette situation de confiance accordée aux proches était d’ailleurs, soulignée par la laïcisation du testament au XVIIIe siècle. Les services religieux, et tout ce qui consistait à permettre à l’âme du mourant d’atteindre l’au-delà disparurent, pour ne laisser place qu’à des lignes sur l’héritage de la fortune. D’après Ariès, le mourant n’avait plus besoin de lier ses proches à ses dernières volontés par un acte juridique. La confiance

36 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 322. 41

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive qu’il leur témoignait était suffisamment grande pour qu’il leur communiquât oralement ses consignes « que lui inspirait sa sensibilité, sa piété, ses affections37 ». La fortune pour sa part était toujours consignée dans le testament. Cette situation qui permettait au proche de jouer un second rôle plus que démonstratif, dans la dernière communion, aurait continué jusqu’au premier tiers du XXe siècle.

Conséquemment au début du XXe siècle, cette démonstration du romantisme s’effacera peu à peu. Dans une société occidentale qui était révulsée par la laideur de la maladie, les démonstrations de la dernière communion disparaissent avec l’avancée des hospitalisations. De même le mensonge hypocrite réalisé pour le bien du mourant, va s’accélérer, avec la prise en charge du malade à l’hôpital. Ainsi après « l’horreur et la fascination (…) d’une mort fixées sur la mort seulement apparente, puis sublimées par la beauté de la dernière communion (…) l’horreur revint, sans fascination, sous la forme dégoûtante de la grande maladie et des soins qu’elle réclamait38 ». Ce mensonge et cette disposition du malade au grand soin des hôpitaux, dans lesquels les émotions étaient bannies, enlevèrent tout son sens à la communion qui tentait en vain de rendre sa mort au moribond. La famille aurait vaincu l’individualité de la mort identitaire, en destituant le mourant de sa mort. Une mort que le mourant avait pourtant gardée précieusement jusqu’ici, mais qu’il a perdue en raison de sa confiance grandissante en ses proches.

Progrès de la honte

Cette situation qui marque avec éloquence le début du XXe siècle, souligne ici, les faits d’une société qui semblerait dorénavant avoir plus honte que peur de la mort. En effet, la mort naturelle ainsi que la mort faisant partie de la vie de tous les jours, celle qui peut frapper régulièrement ne serait plus un problème. Les progrès de la science et de la médecine font de plus en plus reculer la mort dans ses derniers retranchements. La société qui devait se défendre contre la nature sauvage du Moyen Âge n’a alors

37 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 51. 38 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 322. 42

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive plus lieu d’être. Le rôle de la communauté qui se devait d’accompagner les mourants, où la vie collective a été remplacée par une libéralisation des mœurs et la proéminence de l’individualisme sociétaire. Une manière de vivre tout seul sa vie, sans jamais penser à la mort, car l’évolution des mœurs défend d’y penser. Dans ces conditions, les mourants finiraient par être délaissés par leurs proches, qui laisseraient davantage aux hôpitaux la charge qui ne leur importe plus. Une charge qui avait jadis permis au moribond de garder un droit sur sa mort, d’avoir le premier rôle de sa veillée.

Ainsi pour Ariès la présence de la mort illustrée par l’éloquente parade du XIXe siècle, aurait basculé au début du XXe siècle, vers une mort qui est chassée par le progrès technique et la médicalisation. Elle se retrouverait alors expulsée des habitations, pour se retrouver dans un univers où l’ancienne familiarité n’est plus, où le mourant ne tient plus le rôle principal de l’acte de la mort.

« La mort est devenue l’innommable. Tout se passe désormais comme si, ni toi ni ceux qui me sont chers, nous étions plus mortels39 ».

Le courant de la société qui est animé par l’unité et le développement personnel, « a dressé la société de masse contre la mort (…) il l’a conduite à avoir honte de la mort, plus de honte que d’horreur, à faire comme si la mort n’existait pas40 ». L’importance accordée à l’autre (l’être aimé) poussée à son sens extrême serait une forme de l’individualisme qui rejette la confrontation avec la mort. Ce rejet créerait une honte et un interdit qui rejoignent la volonté de la société de contrôler son image, afin de garantir les pleins pouvoirs à la bienfaisance hypocrite de l’entourage, mais surtout de garantir le bon fonctionnement du système tourné vers le bonheur et la productivité. Une productivité qui n’a plus le temps ni la volonté de permettre à quoi que ce soit d’empêcher la vie de mener son cours, quitte à interdire ce qui a canalisé pendant des millénaires la relation entre la vie et la mort, entre le défunt et les survivants. Cette chose qui se voit interdite d’expression est le deuil.

39 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 74. 40 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 323. 43

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Interdit de Deuil

Dans cet élan qui semble affecter toute la société, l’interdit du deuil est selon Gorer, à l’origine de bon nombre de pathologies du XXe siècle. Dans son article de 1955 Pornography of Death, publié dans Encounter, il esquisse comment la mort est devenue honteuse et interdite de la même manière que le sexe. Pour Gorer « aujourd’hui, la mort et le deuil sont traités avec la même pruderie que les pulsions sexuelles, il y a un siècle41 ». Dans son livre Death, Grief and Mourning de 1965, il développe davantage ces idées et montre l’évolution de la société britannique par rapport à la mort. Il y souligne le refus de cette société à permettre un deuil décent dû à la diminution des enterrements, jusqu’à la solution radicale qui prédomine en Angleterre : l’incinération qui exclut tout pèlerinage. Désormais la manifestation du deuil « n’inspire pas la pitié, mais une répugnance ; c’est un signe de dérangement mental ou de mauvaise éducation ; c’est morbide42 ». Il n’est plus possible de pleurer le défunt, tout doit rester discret sous prétexte d’éviter les émotions. La douleur du deuil doit être solitaire et honteuse. Ce qui pousse Gorer à la comparer à « une masturbation ». Cette situation de refoulement permanent de sa peine, de l’interdiction de quelque manifestation publique de la souffrance du deuil, est selon Gorer une des causes de l’aggravation des traumatismes causés par la mort de l’être aimé. Cet état n’a plus la finalité d’antan où le deuil, accepté de tous, accordait aux survivants un temps nécessaire pour cicatriser ses peines, ou alors afin d’empêcher l’oubli trop prématuré des défunts. Le Deuil est dorénavant considéré comme « un état morbide qu’il faut soigner, abréger, effacer43 » comparable à une maladie.

Voilà la réponse de la société du milieu du XXe siècle, qui serait beaucoup plus attachée à la nécessité du bonheur collectif et du bien paraître. Une société qui rendrait tabou ce qui pendant plusieurs siècles a été un évènement public, capable de faire émerger une cohésion sociale. Dorénavant, elle perdrait de sa saveur dans l’illusion du bonheur imposé par la société moderne. Une société qui par la nouvelle convention

41 G. Gorer, Ni pleurs ni couronnes précédé de Pornographie de la mort. trad. par H. Allouch. éd. par Ecole lacanienne de psychanalyse. Paris : EPEL, 1995. 42 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 64. 43 Ibid., p. 70. 44

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive qu’elle s’imposerait, aurait peur d’elle-même, peur de craquer et montrer sa détresse publiquement. Une frustration émergente de cette attitude à cacher ce que l’on montrait il n’y pas si longtemps encore : la peine. Ainsi, toute la relation, qu’entretient ou plutôt n’entretient plus cette société avec la mort, conduirait cette dernière à devenir sauvage. L’interdit de deuil n’est pas isolé dans cette quête d’une désertification de la relation avec la mort. La fin de la mort à domicile y est aussi pour beaucoup.

Le lit de mort des hôpitaux

Dans les deux grandes guerres successives, la considération pour la mort s’était amenuisée. La première guerre de 1914 aurait introduit les prémices de cette interdiction du deuil et de tout ce qui touchait à la mort dans la vie publique. Cependant, les traditionnelles cérémonies résistaient encore, avec leurs scènes de communion et d’adieux. La seconde guerre de 1945 aurait marqué un changement radical avec la généralisation de la médicalisation du mourant. On ne mourrait plus au lit, mais bien dans cet espace neutre, qu’était l’hôpital. Un endroit où les murs pleurent l’émotion silencieuse et effacent toute trace de la tradition qui pourrait ébranler les conventions. Pour répondre à un désir relevant de l’hygiène (car la mort était désormais innommable et sale), mais surtout pour répondre à l’affectivité bienveillante des proches, qui ne voulaient plus devoir absorber le poison de la souffrance macabre, les moribonds étaient tout de suite envoyés à l’hôpital. Un lieu où les miracles étaient devenus possibles, où la souffrance pouvait être supprimée ou du moins atténuée. Cet envoi rapide du malade ou du vieillard en mauvaise santé à l’hôpital, avait également le bon côté d’apaiser le poids d’un entretien des malades à domicile pour les proches.

La société aurait traité ici ses mourants ou ses grands malades comme des parias, dont l’aspect est devenu intolérable. L’hôpital serait donc devenu pour la conscience collective l’endroit où l’on doit mourir d’une mort qui serait normale et médicale. À présent, l’hôpital se permet même une typologie de la mort pour aller plus loin que

45

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive l’arrêt du cœur ou de la respiration : « il y a la mort cérébrale, la mort biologique, la mort cellulaire44 » contrôlés avec des EEG45 etc...

La mort n’a plus le droit de frapper quand elle veut. Le médecin peut dorénavant maintenir artificiellement le comateux ou le vieillard tout le temps nécessaire, avec l’aval de la famille. Il apparaît comme le seul à pouvoir donner son avis et agir en toute souveraineté, avec cette décharge macabre que la famille et la société lui confient. Pour Ariès le mourant a confié sa mort une fois à ses proches, il se la fait voler une seconde fois à l’hôpital. De même que ses proches lui ont caché la gravité de sa maladie pour le garder de ses émotions, les médecins contribuent à feindre le secret de son état, dans le but de lui procurer dans l’ignorance, une mort douce.

Ainsi dans la bonne mort instituée par l’hôpital, « on arrive à ne plus savoir où on en est de la mort ou de la vie ( …) c’est d’ailleurs le but recherché46 ». L’hôpital transformerait la mort en « sa chose » qui deviendrait l’objet de sa fonction première, de son soi-disant combat. Ce qui a pour résultat de manifester le constat que « la mort n’appartient plus ni au mourant – d’abord irresponsable, ensuite inconscient – ni à la famille, persuadée de son incapacité47 ». Elle appartiendrait selon Ariès à une bureaucratie qui va dans le sens de la société.

1.1.1.9 Cheminement vers une mort contemporaine

Depuis le Moyen Âge jusqu’au milieu du XXe siècle la relation à la mort aurait changé de visage pour passer d’un apprivoisement à un ensauvagement. Nous avons ici selon Philippe Ariès, le constat que l’on peut dresser de la place de la mort dans nos

44 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 295. 45 L'Électro-encéphalographie (EEG) est une méthode d'exploration cérébrale basée sur la mesure de l'activité électrique du cerveau. Cette mesure est réalisée grâce à des électrodes placées sur le cuir chevelu. Utilisé principalement en neurologie, cet examen permet de représenter l'activité du cerveau sous la forme de tracé d'électro-encéphalogramme. 46 P. Ariès, L’homme devant la mort, tome 2, op. cit., p. 297. 47 Ibid., p. 298. 46

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive sociétés occidentales jusqu’au milieu du XXe siècle. Une situation qui selon lui découle également d’une corrélation avec la seconde révolution industrielle. La technique a dépassé le domaine de l’industrie et de la production pour inscrire dans la conscience collective qu’elle n’aurait plus de limite dans son pouvoir de transformer l’homme et la nature. La mort inversée, source du modèle contemporain de la mort, paraîtrait alors découler de cette croyance en la puissance de la technique nouvelle. Ariès résume magistralement l’origine du modèle contemporain de la mort par ces mots :

« Notre modèle de la mort aujourd’hui est donc né et s’est développé là où se sont succédé deux croyances : d’abord la croyance dans une nature qui paraissait éliminer la mort, ensuite la croyance dans une technique qui remplacerait la nature et éliminerait la mort plus sûrement48 ».

Dans la section qui va suivre, je vais rechercher comment cette relation à la technique a évolué au cours du XXe siècle et comment cette évolution a eu un impact sur les attitudes face à la mort.

48 Ibid., p. 305. 47

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1.1.2 La mutation de la place de la mort dans nos sociétés occidentales

Dans cette section je vais préciser comment la mort aurait résisté à la pression de l’expulsion. Tout d’abord il sera développé le business de la mort aux États-Unis, puis son retour sauvage pointé par Ariès dans les hôpitaux. Ensuite il sera question de montrer comment cette mort aurait imposé son retour dans les mass-médias, en faisant évoluer son ensauvagement vers une dépendance et une banalisation de sa représentation violence et macabre dans les médias filmiques, télévisuels et numériques.

1.1.2.1 Le business de la mort

Dans ce contexte occidental plutôt maussade pour la mort, une chose nouvelle fait son apparition et redonne un peu de dignité aux morts. En Amérique du Nord, l’interdit de la mort est également présent, mais n’a pas réussi à prendre le dessus sur le business de la mort. Les funeral home et funeral parlour font de la mort leur fonds de commerce. Sous une épaisse couche de modernité, ces pratiques à première vue nouvelles sont comme le précise Ariès, d’après J. Mitford dans son livre The American Way of Death, inspiré de la consolation du XIXe siècle. Ces funeral home dont les origines remontent justement au XIX sont apparus pour répondre à l’interdit qui proscrivait le deuil. Le temps des funérailles, l’endeuillé pouvait retrouver dans ces endroits un espace consacré à la mort afin d’exprimer toute sa peine. Ces structures qui fleurissent de nos jours en Amérique, font du besoin d’apaiser la peine des familles endeuillées, leur gagne-pain. De plus elles permettent aux églises, aux hôpitaux de se délester d’une charge devenue trop lourde à porter et que personne ne veut plus assumer, pas même la famille.

Fidèle à l’usage du XIXe siècle, ces funérailles comportent l’embaumement et la visite des proches. Mais elles apportent également la spécificité du « casket » 48

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive permettant de découvrir le visage du défunt durant la cérémonie. Ainsi, le défunt préparé pour l’occasion paraît encore vivant. Le but étant de donner l’impression que celui-ci est tout simplement endormi, mais aussi de permettre aux proches de braver leurs intolérances pour honorer une dernière fois le défunt. Dans ce contexte « l’embaumement sert donc moins à conserver et à honorer le mort, qu’à maintenir quelque temps les apparences de la vie, pour protéger le vivant49 ». Ce procédé montre bien des aspects plus que discutables de cette industrie de la mort. Une industrie qui profite de l’interdit de la manifestation émotionnelle de la mort, pour proposer des services englués dans le profit d’entrepreneur peu regardant, sur les réels besoins de la société. Cachée derrière, la volonté de faire vivre les traditions du romantisme face à la pression des interdits contemporains, ces funeral home traitent en réalité la mort comme une industrie des funérailles.

Ce modèle américain peut paraître à la limite du raisonnable, mais il n’est rien comparé à la solution radicale de l’incinération du modèle anglais qui malheureusement, tend à se développer de plus en plus en Europe. En France des funérariums qui permettent de voir une dernière fois le trépassé ont aussi fait leur apparition, mais seraient assez rares en comparaison des simples crématoriums. Le business de la mort à l’américaine comporte certes des défauts, mais a au moins le mérite de soulager les familles qui retrouvent dans ces pratiques ce qui n’existe presque plus en Europe.

Je précise que l’étude menée ici ne concerne que la relation à la mort en occident, d’autres cultures comme celles de l’Amérique latine ou de l’Asie entretiennent un autre type de relation à la mort. Je me suis essentiellement attaché à découvrir l’évolution de cette relation à la mort dans les sociétés occidentales en m’appuyant sur le travail d’Ariès.

49 Ibid., p. 310. 49

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1.1.2.2 Absence de la communauté

L’étude d’Ariès a découvert une société qui aurait développé ce besoin d’expulser la mort loin d’elle, en toute discrétion et avec le silence de chacun. La proposition du bonheur accessible par la technique chassant la mort paraît utopique. L’interdit de deuil et les problèmes liés à cette attitude contemporaine face la mort, sont là pour le montrer. Je suis frappé par l’analyse d’Ariès qui fait ressortir la déraison de la société dans sa gestion de la mort, tant elle est faite d’interdit : ni sa présence, ni même son existence ne seraient admises. Ceci conduit à contraindre ceux qui doivent faire face à la mort de leur proche, à se taire, quitte à générer psychologiquement un autre problème tout aussi grave. Tout cela se fait alors au nom d’un désir de bonheur, dans une vie faite de règles et de privations. Cette recherche d’une vie sans finitude inhibe la fatalité qui rendait chaque jour important. Pour Ariès la nouvelle relation à la mort des deux premiers tiers du XXe siècle montre une chose importante : « ni l’individu ni la communauté n’ont assez de consistances pour reconnaître la mort50 ».

Ariès pointe que le déni de la mort et son expulsion hors des villes auraient jeté les bases d’une honte de la mort, et laissé apparaître des comportements face à la mort comme ceux venant des pratiques et techniques médicales actuelles. Ariès critique ces pratiques et techniques médicales, car pour lui « la mort à l’hôpital, hérissée de tubes, est en train de devenir aujourd’hui une image populaire plus terrifiante que le transi ou le squelette des rhétoriques macabres51 ». « L’état tributaire du patient envers la machine illustré par les intubations, les contrôles des fonctions vitales, expose ici la prédominance du « paradigme de la médecine de prolongation52 » comme le souligne Jocelyne Saint-Arnaud dans son article Réanimation et transplantation : la mort reconceptualisée. Cette médecine de prolongation transformerait la mort naturelle en une mort qui aurait cessé d’être dans « les mains » du mourant, pour être dans celles du médecin et de la technique. L’institution hospitalière a dorénavant son mot à dire

50 Ibid., p. 324. 51 Ibid. 52 Pour plus de renseignement à ce propos, voir l’article de Jocelyne. Saint-Arnaud, « Réanimation et transplantation : la mort reconceptualisée ». Sociologie et société. 1996, XXIII, no 2, p. 101. 50

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive quand la mort arrive. D’après Ariès, l’ensauvagement de la mort, c’est-à-dire de cette attitude particulière face à la mort, passerait également par cette image plus horrible encore que celle livrée par les arts macabres, car elle enlèverait toute identité à la mort. Le mourant se ferait voler sa mort, elle ne lui appartiendrait plus.

1.1.2.3 Le terme « Sauvage »

Par « sauvagerie de la mort » ou « ensauvagement », il faut comprendre le terme comme une opposition à l’apprivoisement de la mort du Moyen Âge. Selon les propos d’Ariès :

« L’attitude ancienne où la mort est à la fois familière, proche et atténuée, indifférente, s’oppose trop à la nôtre où la mort fait peur au point que nous n’osons plus dire son nom. C’est pourquoi j’appellerai ici cette mort familière la mort apprivoisée. Je ne veux pas dire que la mort a été auparavant sauvage, puisqu’elle a cessé de l’être. Je veux dire au contraire qu’elle est devenue aujourd’hui sauvage53 ».

L’ensauvagement de la mort se caractérise alors par l’attitude de la société envers elle. Le fait d’en avoir dorénavant peur, d’en avoir honte, de faire comme si elle n’existait pas, de vouloir vivre sans prendre en compte son rôle dans la vie, représente la manifestation de cet ensauvagement. La mort n’est plus familière, elle est devenue sauvage, d’une sauvagerie qui est l’image de la relation que lui accorderait l’occident du XXe siècle.

Devant ce constat, et pour établir une continuité aux affirmations d’Ariès, je me suis demandé ce que pourrait bien représenter cette ensauvagement de la mort parallèlement aux avancées technologiques, dans d’autres domaines comme celui les mass-médias de la fin du XXe siècle.

53 P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op. cit., p. 24. 51

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1.2.4 Un ensauvagement de la mort dans les médias

Au même titre que l’art macabre du XIIIe au XVIIIe siècle, la photographie, le cinéma et la télévision auraient joué un rôle tout aussi important dans l’attitude contemporaine complexe, faite d’interdit et de silence, mais également de visibilité, de violence, d’acceptation et de dépendance. Pour Roland Barthes dans la Chambre claire et Edgar Morin dans L’Homme et la mort, la photographie et par prolongement le cinéma, sont apparus à une période de grand changement dans les rapports avec la mort à la fin du XIXe siècle. Ils ont été les témoins privilégiés d’une grande « crise de la mort ». L’un fut le témoin d’un instant figé du temps indissociable de la finitude de l’homme, c’est la photographie. L’autre fut le témoin de l’évolution de ce temps, il inscrit dans la vie qu’il montre, l’action de la mort en cours, c’est le cinéma. Je n’aborderai pas le domaine de la photographie, tout en sachant l’importance qu’il a sur cette question, mais je m’en tiendrai aux images en mouvement, celles du cinéma, de la télévision au XXe. L’évolution de la technique conduira également mes propos vers les nouvelles technologies numériques du XXe et du XXIe siècle : les jeux vidéo et l’explosion d’internet permettront alors de montrer comment l’attitude face à la mort continuerait à être modifiée à travers les représentations qu’elle véhicule.

1.1.2.5 Le cas du cinéma et la télévision

Avec l’apparition du cinéma, la mort qui tendait à devenir l’innommable, qui faisait peur et détournait les regards, aurait naturellement trouvé dans ce médium une place, et une visibilité à travers la diffusion de son image. Ainsi Roland Barthes affirme que : « la Mort, dans une société, il faut bien qu’elle soit quelque part ; si elle n’est plus (ou est moins) dans le religieux, elle doit être ailleurs ; peut-être dans cette

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive image qui produit la Mort en voulant conserver la vie54 ». Dans cette continuité de pensée, je me suis aussi demandé si elle ne trouvait pas également sa place dans ce nouveau type d’image qu’est l’image numérique pour s’inscrire dans ce nouveau courant médiatique.

En ce qui concerne, le cinéma, si on prend seulement le cas du cinéma de genre, où les représentations de la mort sont si présentes, on constate au XXe siècle l’émergence des codes du film d’horreur qui perdurent encore, grâce à trois grands films marquants: Nosferatu le vampire, de Friedrich Wilhelm Murnau réalisé en 1922, Dracula de Tod Browning réalisé en 1931 et Frankenstein de James Whale réalisé en 1931. Ces films de fiction affirmèrent ici un tournant en ce qui concerne la représentation de la mort qui revint avec l’adhésion de la société, cinéma de genre dont le public était friand et continue à l’être. L’image de la mort fut également visible dans les films de reportage ou de propagande sur la Première Guerre mondiale et surtout sur la Seconde Guerre mondiale grâce aux progrès technologiques qui permirent d’amener les caméras sur les champs de bataille. Elle fut utilisée pour garder une trace et témoigner des horreurs de cette guerre, celles de tous ces morts qu’elle produit. L’image de la mort n’était plus celle de la fiction, mais bien celle de la captation du réel. Puis les actualités télévisées prirent le relais des actualités cinématographiques, mais à une autre échelle en étant diffusées dans presque tous les foyers, les images de la guerre du Viêtnam et l’impact salutaire qu’elles produisirent sur le public en atteste.

La mort représentée des fictions et la mort réelle filmée se rejoignaient dans leur visibilité que le cinéma, puis la télévision leur donnaient. Ainsi, au cinéma et à la télévision, les images de la mort apparurent sur les écrans. Les scénarios de fiction ne pouvaient se passer d’elle pour raconter leurs histoires. Les spectateurs trouvaient à présent, un plaisir à regarder ces morts de fiction, la mort de l’autre jouée par des acteurs, ou la mort personnifiée dans les stéréotypes des morts-vivants, ou des zombies ou toutes autres créatures fantastiques. Également, l’image de la mort était présente dans les journaux télévisés, avec l’intérêt grandissant pour une information

54 R. Barthes, La chambre claire: note sur la photographie. Paris : « Cahiers du cinéma » Gallimard Seuil, 1980, p. 144. 53

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

« vraie et crue », attestant : « dans le règne des images télévisuelles, les images de la mort (comme au temps des exécutions filmées), sont ce qu’il y a de plus couru55 ». Encouragée par le désir et la nécessité constants de la presse de montrer l’actualité, apparaissent à la télévision, dans les journaux télévisés, dans les reportages, dans les documentaires, des images insoutenables de la mort, « la vraie » sous la forme de cadavres, dans des accidents, des attentats, des catastrophes naturelles, des guerres, des génocides, etc. Avec le développement de la télévision, la place de la mort serait, par ce nouveau moyen de diffusion, réintroduite dans la vie quotidienne. En s’appuyant sur l’espoir de voir la mort réellement, la mort a pu aller au-delà de cette curiosité morbide qui reste « dans nos sociétés, toujours suspecte, perverse, bien que terriblement répandue56 ».

L’ambivalence du retour

Ce qui est troublant dans la relation entre la mort et la société de la fin du XXe siècle et du début du XXI, est que l’attitude de la société ne changerait pas vraiment par rapport à la mort physique, celle qui frappe réellement, celle qui arrache un proche. La société tendrait à contraindre les survivants à s’interdire un deuil visible ou à exprimer la peine et la douleur publiquement. En effet, la société continuerait à exercer une pression sur l’apparition de cette mort dans l’espace public, mais simultanément elle laisserait l’image de la mort, sa représentation, se développer dans l’espace des médias. J’émets ici un paradoxe qui soulignerait les limites de ce rejet de la mort effectué dans un climat d’ambivalence, d’angoisse et de grand frisson. Car « l’angoisse de la mort est elle-même progressive-régressive, puisqu’elle conduit à cette aberration et à cette terreur, en même temps qu’elle entretient ce “frisson” dont Goethe dit qu’il est le meilleur de l’homme57 ». Cette antinomie apparaîtrait dans le fond comme une manifestation en réponse aux pulsions des hommes dans un besoin de catharsis.

55 A. Habib, « L’épreuve de la mort au cinéma ». 2002, , consulté en janvier 2012. 56 Ibid. 57 E. Morin, L’Homme et la mort. Éd. revue et augmentée. Paris : Éditions du Seuil, 1976, p. 327. 54

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Une violence devenue banale

Un effet pervers de la diffusion massive des images de la mort à la télévision serait leur banalisation : « certaines images, terrifiantes il y a à peine trente ans, ne nous choquent plus parce que nous avons accommodé le choc, à force de le pratiquer58 ». L’omniprésence de cette représentation violente de la mort aurait l’effet paradoxal de la dédramatiser, et la banaliser tout en créant une dépendance à ce type de représentation.

Cette dépendance de la mort dans la société du fait de la diffusion télévisuelle de son image, permet de retrouver une certaine familiarité avec elle. Il faut souligner que cette familiarité n’est pas la même que celle du Moyen Âge. Contrairement à la familiarité du Moyen Âge qui se fondait sur une approche apprivoisée de la vraie mort physique (proximité et respect du défunt et de la mort des autres), cette familiarité retrouvée est différente, car elle est basée sur une représentation, une image de la mort lointaine et virtuelle. Une différence essentielle apparaît alors sur ce point : la mort à la télévision, aussi cruelle et horrible qu’elle puisse paraître, est aux yeux des spectateurs, une mort lointaine. Il ne s’agit pas, comme l’écrit Jankélévitch d’une mort à la première personne, « trop subjective et tragique », ni d’une mort à la seconde personne, celle d’un proche qui est « presque aussi déchirant que la nôtre ». Il s’agit de la mort dans l’anonymat, de l’inconnu qui se retrouve malgré lui, transformé en un acteur. Une mort qui perd cette caractéristique que Jankélévitch avait si admirablement conceptualisée, comme « un destin œcuménique qui reste inexplicablement un malheur privé59 ».

C’est une mort qui n’est jamais là, et cependant toute proche, elle est une image derrière l’écran de la mort de l’autre, lointain, presque virtuelle. Cette familiarité ou plutôt cette dépendance moderne avec la mort serait acceptée, car elle ne représente ni plus ni moins, qu’une image devenue banale et dépouillée de son sens profond. Cette image ne susciterait pas ou plus d’émotion à la fois du fait de sa banalisation, mais aussi parce qu’elle reste virtuelle et ne renverrait pas à une expérience réelle du

58 A. Habib, « L’épreuve de la mort au cinéma », op. cit. 59 V. Jankélévitch, La mort. Flammarion, 1993, p. 28. 55

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive spectateur, expérience qui le plus souvent n’apparaît dans le cours de sa vie qu’assez tard. Cela lui permettrait de continuer de vivre dans le sentiment de ne pas être mortel, sentiment renforcé par l’ambiance d’amortalité contemporaine émanant de la lutte de l’homme contre la mort, par la science60.

1.1.2.6 Le nouveau visage de la mort dans le numérique

La diffusion des images de la mort dans les médias va prendre encore une autre ampleur avec l’explosion des nouvelles technologies et d’internet vers les années 2000. Ces images de la mort sont diffusées maintenant sur la toile à une très grande vitesse dans l’immédiateté du temps réel, et la société ne serait plus en mesure de contrôler ce flux incessant comme elle tentait de le faire avec le cinéma et la télévision (censure, CSA61). À l’ère d’internet, l’image de la mort est présente partout, plus seulement à la télévision, mais également sur les ordinateurs. Elle se transformerait en objet de consommation et de divertissement. Par exemple, avec la création de YouTube en 2005, les images de la mort prennent un nouvel essor, car l’information ne reste plus le seul fait de journaliste, mais tout un chacun peut proposer ses propres vidéos sur tout sujet.

Avec, le regain d’intérêt pour les films d’horreur et la mode du zombie, le public prendra un malin plaisir à se faire peur, en regardant des vidéos macabres où l’on assiste à des scènes horribles. Même si ces vidéos numériques sont très vite retirées d’internet actuellement, au début de la création de YouTube, elles restaient longtemps sur le réseau comme ce fut le cas pour les « Hoax62 ». Digne héritier du « Snuff

60 Edgar Morin et Céline Lafontaine dressent un tableau extrêmement détaillé de cette question dans leur ouvrage. E. Morin, L’Homme et la mort, op. cit., p. 329‑ 357. C. Lafontaine, La société postmortelle : La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences. Seuil, 2008. 61 Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). 62 Hoax est un mot anglais qui peut être traduit par canular informatique. Ce sont des mensonges créés de toute pièce qui apparaissent tellement vraie qu’ils circulent durant plusieurs années sur internet. 56

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive movie63 », ce mode de diffusion est emblématique de l’ère internet que nous connaissons. L’image de la mort aurait dorénavant infiltré les réseaux, propageant sa sauvagerie morbide sous la forme de l’ultra violence.

Ce qui change avec l’arrivée d’internet est l’absence de contrôle de l’image de la mort qui s’échange sur les réseaux. Cette absence de contrôle conduirait l’image de la mort à devenir davantage l’amie macabre de tous nos loisirs numériques. Cette image serait devenue familière d’un point de vue fictionnel et virtuel.

La relative désolation affective concernant la mort de l’autre filmée, semble résonner en parallèle de ce que Jankélevitch écrit sur la relative indifférence des autres par rapport à la tragédie de notre nihilisation : « la mort de l’autre pour moi est un incident des plus ordinaire ; et réciproquement ma mort à moi pour l’univers lui-même n’est pas une si grande catastrophe (…) cette disproportion dérisoire nous fait sentir bien amèrement l’insignifiance objective de la mort-propre, les propositions minuscules de nos tragédies personnelles64 ». Souvent, la mort de l’autre, qui pourrait très bien être notre propre mort, est exposée à travers les images diffusées comme un spectacle offert au plus grand nombre, comme une vulgaire « représentation », perdant son sens et ne suscitant plus l’empathie du spectateur devenu indifférent.

Au sortir de cette section, il serait possible d’émettre l’hypothèse que l’évolution de l’attitude de la société qui a conduit à l’ensauvagement de la mort d’après Ariès, trouverait à notre époque une nouvelle forme d’expression. Suite à son expulsion, le retour de la mort à notre époque serait effectué par « sa représentation ensauvagée » dans le cinéma, les mass-médias, les contenus d’internet, les jeux vidéo… Il ne s’agirait plus d’un ensauvagement de la mort lié à l’attitude sociétale de rejet envers la mort,

63 Le Snuff movie est un film clandestin mettant en scène la torture et le meurtre d’une personne qui n’est pas un acteur, mais qui est réellement mise à mort devant la caméra. Depuis l’expansion d’internet et surtout du darknet (internet parallèle et clandestin), ces vidéos sont légion, surtout celle montrant l’exécution d’otages. 64 V. Jankélévitch, La mort, op. cit., p. 24. 57

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive comme l’a conceptualisé Ariès, mais d’une représentation ensauvagée conséquente de la mutation de la société et de l’avancée technologique de notre époque.

Ce retour s’est adapté aux nouvelles technologies de communication, à l’évolution des mœurs. Ses principales caractéristiques résident d’une part dans ses modes de présence  une représentation de la mort ou une simulation avec « la mort virtuelle » des jeux vidéo  d’autre part, dans le caractère violent de ce retour. Dorénavant, cette attitude devant la mort se retrouverait dans les médias numériques, les productions filmiques et ludiques contemporaines à travers les représentations de la mort qu’elles véhiculent. Le caractère violent de cette représentation ensauvagée de la mort et la dépendance à cette violence de la part de la société pourraient alors, rejaillir sur notre attitude face à la mort.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1.3 L’attrait pour la mort virtuelle

Que ce soit au cinéma, à la télévision, ou dans les médias numériques, l’image de la mort est présente partout. À l’intérieur des écrans du XXIe siècle, une nouvelle forme de « représentation », différente de celle de la sublimation du XVIIIe siècle habille l’image de la mort. L’engagement vertueux, artistique et symbolique des arts macabres ne serait plus de mise, et même les films d’horreur du début du XXe siècle semblent désuets. Je vais expliciter dans cette section la nouvelle image de la mort véhiculée par les médias numériques.

1.1.3.1 Le renouvellement du macabre par l’image du zombie

La mort au cinéma n’est plus imagée par le fantôme au drap blanc ou le revenant à l’allure si humaine. Elle est dorénavant souvent matérialisée par le zombie, sorte d’envers du corps humain, tout ce qui peut y avoir de plus putride et répugnant. Avec sa forme disgracieuse, le « Zombie » est sans nul doute l’image la plus représentative de l’attitude particulière qu’entretient la société face la mort grâce à la fiction. La récente explosion des productions des films de « Zombies » depuis les années 1980 le montre : de l’éternel Evil dead de Sam Raimi (1981) à la récente série the Walking dead de Frank Darabont et Robert Kirkman (2010-2015), en passant par les classiques le jour des morts vivants de George A. Romero (1985), 28 jours plus tard de Danny Boyle (2003). Le zombie attire et répugne en même temps par son apparence et par son comportement caractéristique d’avoir, un appétit insatiable pour la chair humaine.

Concernant notre sujet, la représentation extrême du zombie et l’abondance de cette violence de la mort dans les films ne choquent plus. Elle a en quelque sorte été annihilée par la surenchère du macabre et du spectaculaire : « tout au long de son histoire, se sont déposés, au fond de notre imaginaire cinématographique, les signes d’une mort conventionnelle (régie par des codes très précis de représentation), qui 59

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

forcent notre croyance, et réduisent la mort à l’ordinaire du spectacle65 ». L’attrait que les jeunes ou moins jeunes ont pour les films d’horreur ultra violents le montre bien. Les enfants que la société voulait éloigner de la présence de la mort se retrouvent devant des scènes de violence, où la mort en image apparaît tous les jours à la télévision, dans les films et dans les médias numériques.

1.1.3.2 Question de mort dans les jeux vidéo

Au-delà des mass-médias classiques, c’est bien dans la virtualité des réseaux que l’image de la mort a réussi sa plus grande exposition. YouTube en est l‘exemple le plus concret. En explorant plus largement les médias numériques, on se rend compte qu’avant YouTube, la représentation de la mort avait déjà pris place dans une certaine forme de divertissement au devenir prometteur : les jeux vidéo. De la même manière que les productions filmiques, la mort est devenue indispensable dans la majorité des jeux afin de garantir un « Game design » qui puisse plaire aux joueurs. De Mario Bros sorti en 1983, qui sautait sur la tête des méchantes tortues Koopa Troopa pour les tuer et se frayer un chemin, en passant par Mortal Kombat sorti en 1992 premier jeu vidéo à proposer un « game design » où la mort apparaissait sous une forme ultra violente (comme un hymne aux corps maltraités et humiliés), jusqu’aux derniers jeux vidéo à la mode sur les zombies comme Left 4 Dead sorti en 2009, où il faut tuer, déchiqueter, laminer, pulvériser, exterminer des hordes de zombies pour survivre. Des zombies aux formes humaines qui rappellent que le plaisir de les voir mourir, pourrait être relié au concept de « la mort de l’autre ». La mort dans les jeux vidéo est devenue au fil de son évolution, d’une violence sans limites, à tel point que sur les boites de jeux, une mention « PEGI66 » stipule l’âge d’utilisation optimal de 3 à 18 ans. Cela donne à penser

65 A. Habib, « L’épreuve de la mort au cinéma », op. cit. 66 Pan European Game Information (PEGI) est une évaluation des jeux vidéo par un système Européen, afin d'informer le consommateur sur le type de jeu par l'intermédiaire de différent logo présent sur les boites du produit. 60

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive que la mort violente dans les jeux vidéo interdits aux moins de 18 ans serait devenue un objet de consommation aussi pervers que les films pornographiques. Elle devient acceptable sous la condition d’être réservée à un public adulte. Il serait possible de faire un parallèle de ces mentions d’interdiction avec celles du cinéma. En effet, les films interdits au moins de 18 ans sont souvent les films d’horreur extrêmement violents et les films pornographiques. Les jeux vidéo violents rejoindraient alors ce courant des divertissements érotico-macabres que la société produirait comme catharsis du rejet de la mort.

Au même titre que dans le cinéma, la mort dans les jeux vidéo aurait procuré un cheminement similaire à l’évolution des attitudes de la société sur la place de la mort de la fin du XXe siècle, jusqu’à ce début du XXIe siècle. Ainsi parallèlement au cinéma et à la télévision, les jeux vidéo auraient contribué à représenter une image de la mort ensauvagée. Ce qui est nouveau dans les jeux vidéo est la position du joueur qui peut devenir virtuellement celui qui donne la mort. Dans ces mondes virtuels, il serait même possible de prétendre que le plaisir n’est pas seulement de tuer l’autre virtuellement, mais de ressentir pour soi une immortalité. Cela donne le sentiment d’avoir le dessus sur la mort et sur la vie, étant donné que l’on ne peut pas mourir et qu’il est possible de donner la mort. Avec l’évolution des jeux en réseau, ce pouvoir de décision de mort serait devenu primordial, car il est devenu possible de tuer l’autre virtuel, et cela en toute impunité (virtuelle). Les exemples les plus caractéristiques de cette évolution de la mort virtuelle sont sans doute les FPS (first person shooter) et les MMOG (massively multiplayer online game) comme je l’ai montré dans l’article « Les enjeux d'immortalité pour le post-humain, dans la réalité et dans le monde virtuel des jeux vidéo » 67.

67 S. Chanhthaboutdy « Les enjeux d'immortalité pour le post-humain, dans la réalité et dans le monde virtuel des jeux vidéo » in X. Lambert, Le post-humain et les enjeux du sujet. Paris : l’Harmattan, 2012, p. 189‑ 203. 61

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.1.3.3 Vers la création

J’ai énoncé tout au long de cette sous-section qu’à mesure où la vraie mort est rejetée, il y aurait une véritable attraction pour la mort « imagée », celle qui se trouve derrière les écrans, qu’elle soit fictionnelle, réelle ou virtuelle, émerge.

Au sortir de cette analyse de la place de la mort dans la société actuelle et des attitudes qu’elle induit, plus précisément dans les mondes virtuels, on peut s’interroger sur la possibilité d’un changement des mentalités sur cette question. Il ne s’agit pas de combattre la mort, mais comme certains le pensent, de l’humaniser. Indéniablement, la violence de la mort est grandissante. Elle s’inscrit dans les mentalités collectives grâce aux médias, d’une manière totalement différente du Moyen Âge ou de l’époque moderne. Même la familiarité jadis percutante et respectueuse à évoluer vers une acceptation purifiante, tant que cela reste loin et virtuel. La société incitant les individus au déni de leur propre mort, les entraînerait à développer une curiosité concernant la mort de l’autre, d’une manière spectaculaire en se délectant des images de la mort de ces autres, filmés, représentés, ou virtualisés sous la forme d’une représentation ensauvagée.

Avec ce constat, l’art m’est apparu comme un moyen d’apprivoiser la mort, c’est- à-dire notre attitude face à la mort , afin de pouvoir l’humaniser dans des rituels comme le font encore par exemple, les cultures mexicaine, tibétaine, malgache, asiatique et hindouiste. La grande différence entre ces sociétés et la culture occidentale réside dans la question de la proximité vécue avec la vraie mort. Une proximité, que l’occident avait pourtant cultivée sous les traits de la familiarité du Moyen Âge. Mais cette proximité s’est perdue avec l’émergence des mentalités contemporaines tournées vers le bonheur individuel, la productivité et le rejet de toute forme d’émotion liée à la mort. C’est cela qui aurait engendré ce retour de la mort sous la forme « ensauvagée » ce qui signifie pour Ariès, notre attitude ensauvagée par rapport à la mort. Dans ces conditions, est-il possible de proposer une alternative plus respectueuse, avec une proposition artistique favorisant la mort apprivoisée en utilisant les mêmes médias numériques ? C’est avec cette intention artistique que je me suis décidé à mener une

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive recherche-création sur la représentation la mort en liaison avec l’attitude face à la mort tout en utilisant les médias numériques : la vidéo numérique, l’installation interactive et la réalité virtuelle.

Cette intention artistique qui est le moteur de ma recherche-création m’a conduit à créer des réalisations qui vont être étudiées tout au long cette recherche. Ainsi les premières expérimentations se feront avec le médium de la vidéo artistique, en traitant de la mort dans la fiction. La deuxième expérimentation se fera avec la vidéo interactive, par le développement d’une installation artistique avec écran tactile. Et enfin, une troisième expérimentation, objet principal de cette recherche sera une installation de réalité virtuelle sur le thème de la vanité et l’exploration de l’interaction par les ondes cérébrales.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2 Les réalisations de vidéos Arts en question

Dans ce chapitre, j’examine les prémices de ma recherche doctorale sur la vanité interactive, afin de mieux comprendre l’évolution de mon approche depuis mes premiers travaux. En effet, pour expliquer clairement le cheminement de ma pensée, je reviens sur des créations antérieures que j’ai réalisées avec le médium de la vidéo. Quatre films de fiction ont été conçus au début de mon questionnement dans les années 2000, sur la représentation de la mort et sur l’attitude face à la mort. Ces films constituent mes premiers essais artistiques sur le sujet. Il s’agissait de développer une critique du média télévisuel sur la question de la représentation de la mort d’un point de vue artistique, en s’appuyant sur les travaux de Philippe Ariès. Je voulais critiquer l’attitude paradoxale de la société occidentale qui tend à cacher la mort, à la rejeter de la vie quotidienne, alors qu’en même temps, elle la montre sans cesse à la télévision, ce qui conduirait à une banalisation de la mort par son image médiatique.

La première vidéo qui se nomme « Dégradation » est une œuvre imaginaire, sur la place de l’errance de l’âme quand la mort survient. La seconde vidéo « Apparition » est une autre œuvre imaginaire, sur le retour à la vie d’un spectre qui tente de briser les lois physiques pour communiquer et s’échapper à sa condition. C’est un essai critique de la représentation de la mort dans les médias télévisuels. « Mea Culpa » la troisième vidéo fait suite à la critique entamée avec « Apparition », et s’oriente vers une remise en question de l’attitude de la société occidentale envers le deuil. La quatrième vidéo qui s’intitule « Follow me », nous invite à vivre les différents stades de la négation de la mort, en proposant une représentation des états psychotiques, que peut engendrer ce refoulement infondé de la mort. Elle fait suite à « Mea culpa » dans son discours sur le refus de la mort dans la société. D’un point de vue technique, il est nécessaire de rappeler que ces vidéos numériques sont à replacer dans leur contexte technique de création. Seules les caméras HI8 et DV permettaient de réaliser des films artistiques avec un budget raisonnable. De plus, les traitements numériques nécessaires pour obtenir le rendu esthétique recherché étaient plus abordables que les effets sur les pellicules super 8 ou 16mm.

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1.2.1 Dégradation Ainsi, j’ai réalisé Dégradation, premier court-métrage de cette série de quatre vidéos numériques qui explorent, les possibilités offertes par le médium de la vidéo, pour représenter la mort grâce à des images animées.

1.2.1.1 Principe de la vidéo

Avec la vidéo artistique de fiction « Dégradation », il s’agissait d’imaginer ce qui pourrait se passer après une mort accidentelle. J’ai alors imaginé d’un point de vue artistique, que le corps-âme du défunt aurait la capacité de ressentir toute la violence, le désarroi et les tensions provoquées par l’évènement de la mort. La vidéo illustre des images comme les flash-back de vie, la découverte du corps et l’enterrement.

Cette mise en images des conditions du corps après la mort, se veut être une critique indirecte de la place de la mort dans les médias. Deux types de banalisations de la mort sont ici critiqués. Une première banalisation se retrouverait dans la fiction et renforcerait une seconde, qui découlerait des images filmées de la réalité, des reportages, des documentaires. Dans les films de fictions, tout ce qui se rapporte à la mort et sa représentation devient un élément narratif essentiel, c’est une mort fictionnelle, une histoire avec des morts et son abondance qui banalise cette dernière. Dans l’image filmée de la réalité, nous assistons également à la banalisation des images de la mort, mais cette fois, d’une « vraie mort ». Par exemple, au journal télévisé, il n’est presque plus choquant de voir des cadavres dans les actualités, tellement ces images sont devenues habituelles, alors qu’elles avaient eu un impact si fort sur le public pendant la guerre du Vietnam.

J’ai alors choisi d’utiliser le médium de la vidéo pour Dégradation dans le but d’amener le spectateur à s’interroger sur le sens profond de ces images de fiction, et sur la raison de ces enchaînements de violence. Il s’agissait de faire émerger chez le spectateur une réflexion sous le choc des images perturbantes visionnées, contrairement aux habitudes de réception de la plupart des films, des séries ou des reportages diffusés le plus souvent à la télévision.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2.1.2 Les sources d’inspiration contemporaines

Concernant le style de la réalisation de Dégradation et la mise en place de cette tension palpable tout au long des séquences, les films de Peter Tscherkassky m’ont apporté une inspiration profonde. Dans ces films, ce cinéaste exerce une fascination exaltante pour les tensions dans l’image animée. Cette tension est le fruit d’un travail exemplaire sur le montage, avec une synchronisation « imagée » de grande qualité entre l’image et le son.

Figure 1. 1 : Peter Tscherkassky, Miniatures - Many Berlin Artists in Hoisdorf, 1983, super 8, 16 min, couleur.et n&b.

Figure 1. 2 : Peter Tscherkassky, Outer space, 1999, 35mm, 10 min, n&b.

Figure 1. 3 : Patrick Bokanowski, La Femme qui se poudre, 1972, 16 mm, 18 min, n&b.

Figure 1. 4 : Patrick Bokanowski, L’Ange, 1982, 35 mm, 70 min, couleur. 66

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

D’un point de vue esthétique les films de Patrick Bokanowski, et Bill Viola m’ont également inspiré avec la relative plénitude surréaliste qui s’en dégage. La force de ses images réside dans cette part de rêverie qui en émane. De même la maîtrise du médium apporte à ces artistes une touche qui leur est propre, un style reconnaissable dans les images, le rythme, les compositions, la musique et les sujets abordés.

À la manière d’un « témoignage personnel » du corps mort, le film Dégradation s’inscrivait dans une stratégie de réception des spectateurs qui les incitait à réfléchir sur leur attitude face à la mort en les plaçant face à des images violentes, choquantes, suscitant des émotions perturbantes.

Figure 1. 5 : Extraits du film Dégradation.

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1.2.2 Apparition

À la suite du cout-métrage Dégradation, je voulais développer une réalisation de fiction concernant l’imaginaire de « l’au-delà », à partir de la figure du « spectre ». Intitulée Apparition cette seconde vidéo fait suite à Dégradation de la même manière que dans les romans fantastiques, l’âme errante, fait suite à l’évènement de la mort, lorsque celle-ci a été violente ou dérobée par autrui dans le meurtre. Reprenant ce mythe classique, elle met en scène un esprit exalté, qui ne trouve pas le repos tant il a souffert avant la mort. Il erre sous la forme d’un spectre, s’efforçant en vain de communiquer avec le monde des vivants. Bloqué entre l’au-delà et notre monde, cet esprit s’expose en s’immisçant dans le flux télévisuel pour apparaître sur les ondes hertziennes68 sous la forme d’un ectoplasme.

1.2.2.1 Principe de la vidéo

La diffusion incessante des images de la mort à la télévision aurait pour conséquence de donner l’idée qu’elle ne concernerait que les autres, des inconnus ou diverses personnalités n’ayant aucun lien avec nous. Ainsi, la mort apparaît comme lointaine, presque abstraite, sauf lorsqu’elle se manifeste réellement et emporte nos proches. C’est pour exprimer la critique de cette idée que j’ai mis en scène l’apparition du spectre à la télévision. Par ses gestes et son attitude de communication, le spectre en question veut nous faire comprendre son désir d’échapper de sa condition, d’esprit coincé entre deux mondes. Le spectre s’adresse directement au spectateur pour communiquer avec lui, et ainsi de cette manière, dénoncer indirectement l’omniprésence de la mort télévisuelle qui la rendrait à proprement dit invisible. C’est « ce regarder sans voir » que je voulais mettre en cause avec la mise en scène de ce spectre qui fait tous ces efforts pour qu’on le voie enfin. Je voulais souligner à quel point nous vivons sans prendre en compte la mort, tout en la regardant tous les jours à la télévision. Par la banalisation des images télévisuelles, notre rapport à la mort aurait évolué vers une attitude de détachement,

68 Il faut souligner que lorsque cette vidéo a été réalisée, internet et les sites du type You Tube n’avaient pas encore l’importance qu’ils revêtent maintenant, d’où cette approche typiquement télévisuel. 68

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive une façon de regarder sans empathie la mort des autres comme si elle ne nous concernait pas, car elle reste derrière l’écran de télévision. C’est pour mettre le spectateur face à la mort télévisuelle que la mise en scène de cette vidéo, imite celle d’une transmission télévisuelle avec un spectre qui a l’air d’être enfermé à l’intérieur de la télévision. Cette vidéo aborde des points essentiels à la compréhension de l’ensemble de mes travaux vidéo qui sont : la remise en question de la place du spectateur, la critique de la représentation ensauvagée de la mort dans les médias, son abondance et sa violence qui est devenue familière.

1.2.2.2 Les Sources d’inspirations filmiques Ce cout-métrage s’inspire clairement des contes et légendes sur les spectres et les revenants, essentiellement ceux qui racontent qu’un esprit hante un lieu, car il lui reste quelque chose à accomplir, ou qu’il a été victime d’une malédiction, ou encore que sa mort y a été particulièrement atroce. De nombreux films, « blockbusters », séries B et parfois des réalisations d’auteurs reprennent cette même trame narrative déclinée selon de multiples variations. Ainsi, j’ai été inspiré par le film « The ring » étant donnée la place essentielle que joue le médium vidéo dans l’intrigue et aussi par son ambiance, la lumière, le choix des couleurs et de la composition de l’image. J’ai été aussi influencé par le film « The grudge » basé sur ce mythe japonais du « fantôme vengeur ».

Le film « Kairo » m’a donné l’idée du spectre figuré sous la forme d’une ombre opaque. En effet, dans ce film, les spectres apparaissent comme des taches d’ombres noires sur les murs. L’histoire est celle de l’invasion de revenants qui auraient Figure 1. 6 : Kurosawa Kiyoshi, Kairo, 2001. découvert un passage entre l’au-delà et le monde des vivants grâce à une brèche dans le réseau internet. Ce film serait une sorte de variation techno-contemporaine de la même trame narrative. Après le court-métrage Dégradation, un travail de fiction sur la figure du spectre m’a semblé être le plus approprié, dans la continuité de la recherche sur la

69

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive représentation de la mort en vidéo artistique. Ainsi, « Apparition » représente le mort revenant sous les traits d’un spectre, avec l’intention de dénoncer la représentation de la mort dans le média télévisuel, qui conduit par sa diffusion pléthorique à sa banalisation et à une indifférence du public à la mort des autres. En effet, derrière la vitre de l’écran de télévision, elle deviendrait abstraite.

Figure 1. 7 : Extraits du film Apparition.

70

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2.3 Mea culpa

À la suite de ces deux courts-métrages, j’ai voulu développer une réflexion sur la place de la mort dans les affects individuels. Si la réalisation d’images lugubres et fantomatiques est une manière classique de représenter la mort, il m’est paru qu’il fallait dépasser ces stéréotypes afin d’étendre la réflexion aux sentiments ressentis à la mort de proches. Mea Culpa est une réalisation qui porte sur le deuil et la mélancolie, deux réactions psychologiques liées à la mort ou la perte de proches. Le choix de ces thématiques est intervenu à partir de mes propres observations sur la différence entre les funérailles et le deuil en Occident et en Asie. Il m’a semblé que les liens et les sentiments qui unissent les proches en ces moments très importants dans la tradition bouddhiste, sont différents de ceux qu’on trouve actuellement dans la société occidentale. En lisant l’ouvrage de Philippe Ariès, j’ai cru retrouver, dans le Moyen Âge occidental, une ferveur similaire d’une communauté soudée lors des cérémonies funèbres et du deuil.

Pour Philippe Ariès, de nos jours en Europe le deuil serait considéré comme une maladie qu’il faudrait cacher. D’après lui, l’absence de deuil serait néfaste et elle pourrait être l’un des points de départ de certaines pathologies socio-psychologiques modernes. Ainsi il écrit en s’appuyant sur les recherches de Geoffrey Gorer69:

« On en vient à se demander alors, avec Gorer, si une grande partie de la pathologie sociale d’aujourd’hui n’a pas sa source dans l’évacuation de la mort hors de la vie quotidienne, dans l’interdiction du deuil et du droit de pleurer ses morts70. »

C’est un point de vue similaire que j’ai voulu développer dans la vidéo Mea Culpa en mettant en lumière les affects induits par les effets de la mort de proches sur la psyché. Le court-métrage serait une restitution des affects, prenant la forme d’une explicitation du deuil et de la mélancolie. Ces deux états mentaux seraient en rapport direct avec la mort.

69 Geoffrey Gorer, Ni pleurs ni couronnes précédé de Pornographie de la mort, ed. Ecole lacanienne de psychanalyse, trans. Hélène Allouch (Paris: EPEL, 1995). 70 Philippe Ariès, Essais Sur L’histoire de La Mort En Occident : Du Moyen Âge à Nos Jours (Seuil, 1977), p. 189. 71

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2.3.1 Principe de la vidéo

Comme dans les deux premiers courts-métrages, cette réalisation explorait les différentes façons de représenter la mort. Pourtant, l’approche était différente ici, car il n’était plus question de la représenter directement, mais d’évoquer les affects qu’elle provoque. Ainsi la vidéo, dévoilait un univers pesant empreint d’une profonde tristesse. Cette atmosphère caractérisait l’accablante réalité de la dépression ressentie par le personnage principal, dépression si forte qu’au cours de la narration elle prenait la forme d’une mélancolie suicidaire. Mea Culpa se compose de deux séquences. La première explore les profondeurs du deuil, en mettant en scène une femme en proie à une grande dépression due à la perte d’un proche. La deuxième séquence approfondit cette question du deuil en traduisant visuellement cette forte dépression, qui derrière la tristesse, cache une dépréciation extrême du soi, une véritable mélancolie. Ces séquences envisagent le deuil d’un point de vue corporel et mental, en proposant des images qui donnent des représentations esthétiques et artistiques de ce que pourrait être une forme pathologique du deuil : la mélancolie.

1.2.3.2 Une mise en lumière du « deuil »

Dans ce court-métrage, il y a une interprétation des conséquences pathologique d’un deuil refoulé. Je voulais mettre en lumière, d’un point de vue extérieur, la condition de ceux qui le vivent. Ainsi, il s’agissait de mettre en scène les effets pathologiques résultant du refoulement du deuil chez certaines personnes. Mais aussi de représenter artistiquement cette pathologique de l’intérieur pour en souligner les effets sur le corps et la psyché. D’après Freud le deuil et la mélancolie sont dans une proximité. Le deuil est la « réaction à la perte d’un être aimé, ou bien d’une abstraction71 ». La mélancolie est physiquement caractérisée par « une humeur profondément douloureuse, un désintérêt pour le monde extérieur, la perte de la faculté d’amour, l’inhibition de toute

71 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Petite Bibliothèque Payot 783 (Paris: Payot & Rivages, 2010), p. 45. 72

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive activité72 ». Pour lui, la cause en est l’objet perdu. Cependant une différence existe dans l’« identification du moi à l’objet perdu73 ». Pour l’endeuillé ce qui manque « c’est de ne plus manquer à l’objet, de ne plus être lui-même vivant pour l’autre74 ». Le mélancolique, lui « s’identifie à l’image d’un objet déjà perdu, une identification imaginaire nécessaire pour éviter l’effondrement narcissique que cause la perte75 ». Mais pour Freud : « Le mélancolique est condamné par son propre moi, objet d’une haine de soi, ni toi, ni moi, soi76 » […] « une haine contre lui-même, implacable, destructrice, l’exposant aux pires châtiments et punitions qu’il s’inflige à lui-même77 ». Il est alors possible de voir une autre différence fondamentale qui se situe dans le fait que : « Le mélancolique présente encore un autre trait qui est absent chez l’endeuillé : une autodépréciation extrême, un formidable appauvrissement du moi. Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide ; dans la mélancolie, c’est le moi lui-même78 ».

Le court-métrage développe ainsi deux représentations différentes pour exprimer le deuil et la mélancolie. Dans la première partie, le deuil s’incarne dans une femme tourmentée de culpabilité concernant la disparition de son enfant. Puis, dans la deuxième partie de la vidéo, la mélancolie apparaît chez cette femme, elle prend la forme d’un enfermement de soi, d’une haine envers soi-même, qui est figurée à l’image par une forme ensauvagée qui surgit et s’anime de manière à montrer une dépréciation envers son propre « moi ». Philippe Ariès arrive à la conclusion que : « le deuil n’est donc plus un temps nécessaire et dont la société impose le respect, il est devenu un état morbide qu’il faut soigner, abréger, effacer79 ». Il est intéressant de souligner que son constat d’historien rejoint celui des psychologues et des psychanalystes : « leur thèse est que la mort d’un

72 Ibid. 73 Ibid, p. 36. 74 Ibid. 75 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Petite Bibliothèque Payot 783 (Paris: Payot & Rivages, 2010), p. 38. 76 Ibid, p. 36. 77 Ibid. 78 Ibid, p. 49. 79 Philippe Ariès, Essais Sur L’histoire de La Mort En Occident : Du Moyen Âge à Nos Jours (Seuil, 1977), p. 70. 73

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

être cher est une déchirure profonde, mais qui guérit naturellement, à condition qu’on ne fasse rien pour retarder la cicatrisation. L’endeuillé doit s’habituer à l’absence de l’autre, annuler la libido, encore obstinément fixée sur le vivant, “intérioriser” le défunt. Les troubles du deuil surviennent quand ce transfert ne se fait pas : “momification” ou au contraire inhibition du souvenir80».

Tout en en représentant la proximité qui existe entre le deuil et la mélancolie dans leur rapport à la mort, la vidéo Mea Culpa se veut être une critique de l’inhibition du deuil qui est néfaste pour la personne endeuillée.

Figure 1. 8 : Extraits du film Mea culpa.

80 Philippe Ariès, L’homme Devant La Mort, Tome 2 (Seuil, 1985), p. 291. 74

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2.4 Follow me

À la suite du court-métrage sur le deuil et la mélancolie, il m’est apparu intéressant de continuer dans cette voie de la représentation des problèmes liés aux souffrances psychologiques en relation avec le phénomène de la mort. Cette dernière vidéo porte sur la démence liée à l’anxiété de la finitude. En effet, il n’est plus question de la représentation des effets psychologiques causés par la mort des autres. Il s’agit plutôt de mettre en image l’angoisse de l’attente de la mort et son effet sur le corps.

1.2.4.1 Principe du dispositif

Cette vidéo tente de donner une représentation à l’angoisse concernant sa propre mort qui ronge en silence. Cette anxiété se traduirait physiquement sur le corps par des crises d’angoisse. Ici, ce sont les résultats du refoulement de la mort dans l’esprit que l’œuvre tente d’explorer. Cette vidéo présente le combat qui se mène au sein d’une maladie psychotique, dont les racines auraient pour fondement l’angoisse de la mort refoulée. Une mort refoulée qui s’exprimerait sauvagement dans la démence et l’anxiété généralisée.

1.2.4.2 une continuité dans l’exploration du mental

À la suite de Mea culpa cette œuvre délimite son style de représentation de la mort, par les limites de l’immatériel. Les images de Follow me sont quasiment dénuées d’illustrations mortuaires et seul le jeu particulier de la symbolique des images, apporte une narration funèbre au film. La vidéo est découpée en deux parties et se comporte comme un voyage à l’intérieur des reflux psychiques du personnage. Les séquences commencent par présenter le personnage et son environnement, pour ensuite plonger au cœur de ses problèmes liés à l’expression refoulée de la mort.

Les séquences illustrent les résultats d’une psychose, qui serait dans ce cas précis engendrée par le refoulement de la mort. La psychose est généralement l’incapacité d’adaptation sociale, un état morbide (une absence de conscience), une perte de la réalité, une altération du moi, une atteinte de la faculté de communication. Ces manifestations se retrouvent dans les séquences du film. En effet l’incapacité d’adaptation sociale est soulignée par l’enfermement dans la chambre, la solitude du

75

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive personnage. L’état morbide se manifeste par la position figée du personnage, mais aussi plus tard les mouvements de torsion qui semblent dépossédés de toute conscience. La perte de réalité se traduit par les changements d’ambiance, de couleur, des apparitions d’informations textuelles par milliers et la matérialisation sous une forme filandreuse de la pathologie. L’altération du « moi » se dessine surtout par l’affaiblissement du « moi » du personnage, illustré par le jaillissement d’une nuée rouge du corps de la femme. L’atteinte de la faculté de communication est soulignée par l’absence de parole tout au long du film. Je voulais montrer ici une pathologie mentale qui révèlerait son lien étroit avec la mort. Le film tente de souligner que le refoulement de la mort peut conduire à des pathologies irrémédiables, et que toute maladie mentale peut conduire à la mort. Avec ce court-métrage, dont le propos se garde bien d’être universel, ou d’apporter des solutions, j’ai voulu mettre en lumière les affects d’angoisse liés à la mort et les effets d’une répulsion de la mort sur le « moi », ce « moi » qui a besoin de penser la mort pour vivre.

Figure 1. 9 : Extraits du film Follow me. 76

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.2.5 De la vidéo à l’interaction

L’intérêt des images mentales du médium vidéo

Nous avons vu tout au long de ce chapitre mon cheminement concernant la question de la représentation de la mort d’un point de vue artistique. Pour ma part, ce qui importe avec ces vidéos numériques, est la relation que le court-métrage entretient avec le spectateur, en permettant à celui-ci une implication. Une participation du spectateur prise en compte lors de la création, qui aboutit à une relation et une réflexion portées par l’image. Pour reprendre la terminologie de Gilles Deleuze81 cela pourrait être des images-relation et des images-réflexion.

La traduction des images-relation et des images-réflexion dans les courts-métrages présentés ici, a pour objectif de faire réfléchir le spectateur sur la représentation de la mort. Ainsi avec une esthétique propre, les images mises en avant dans ces vidéos développent une approche réflexive sur le lien entretenu avec la mort et sa représentation. En effet toutes les images, les symboles qu’elles soulignent, les sons choisis et le style du montage participent à un ensemble qui a pour but d’exprimer une pensée sur la représentation de la mort, pensée qui veut critiquer l’attitude face à la mort de la société occidentale contemporaine.

Une représentation moins violente de la mort

Ces quatre courts-métrages de vidéo numérique du début des années 2000, traduisaient déjà mon intention artistique constante, de faire réfléchir le spectateur sur les représentations de la mort, en lien avec son attitude face à la mort. Il s’agissait à cette époque de faire émerger chez le spectateur, une réflexion sous le choc des images perturbantes visionnées et en réutilisant des stéréotypes de cette représentation de la mort. Au fur et à mesure de ces travaux, mon approche a évolué, me conduisant à vouloir imaginer des représentations de la mort moins lugubres, moins violentes.

81 G. Deleuze, L’Image-mouvement. Paris : Éditions de Minuit, 1983. 77

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Si d’abord les images-chocs de certains artistes comme Andres Serrano ou Damien Hirst ou encore les frères Chapman m’ont inspiré, par la suite, j’ai été plus intéressé par les images d’artistes comme Rudolph Schäfer, avec ses photos de morts qui semblent endormis, ou celle de Diana Michener, avec la beauté figurative qui se dégage de ses photos à la limite de l’abstraction. Mon approche alors, allait se référer à une vision plus sereine de la mort, à la recherche d’une esthétique plus contemplative plus harmonieuse, bien que toujours incitant à la réflexion. Je me dirigeais ainsi vers la création d’une représentation de la mort, ou prédominerait une forme de beauté comme témoignage de son acceptation et non de son rejet. Cette esthétique se concrétisera par la suite dans ma recherche doctorale sur la Vanité interactive.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3 Création et expérimentation de l’interaction tactile

Les courts-métrages vidéo précédemment étudiés mènent à ce chapitre sur l’évolution de cette recherche-création vers l’interactivité numérique, avec la création d’une installation interactive. Ce troisième chapitre sera l’occasion de restituer la genèse de l’installation Images spectrales interactives (ISI) au travers de trois points. Premièrement comment cette création artistique s’inscrit dans la recherche antérieure sur la représentation de la mort, en s’orientant vers une esthétique de l’image sublimée de celle-ci, deuxièmement comment elle participe à l’interrogation sur le rapport entre l’attitude du spectateur et la mort, et troisièmement comment, d’un point de vue technico-artistique, elle expérimente de nouvelles manières de vivre l’œuvre artistique.

Cette installation artistique exposée aux Bains Numériques #2 et #3 en 2007 et 2008, fait suite aux travaux sur la représentation de la mort développés avec le médium de la vidéo. Elle poursuit l’intention de représenter la mort d’une manière différente en lui donnant des caractères sublimes, et elle introduit également une autre façon d’envisager la relation entre l’œuvre et le spectateur par l’expérimentation du dialogue interactif. L’intention première de concevoir une autre image de la mort est ainsi maintenue avec la volonté d’une représentation aux caractères sublimes de celle-ci, associée à une expérience immersive et dialogique du spectateur grâce à l’interactivité du médium de la vidéo numérique. L’idée est alors d’instaurer entre l’œuvre et le spectateur, une rétroaction qui permettrait à celui-ci de vivre une expérience artistique sensible, en rapport avec son attitude face à la mort. Cette expérience inciterait le spectateur à réfléchir sur cette attitude, à prendre du recul par rapport au rejet de la mort que la société répand, et éventuellement ouvrirait sur la possibilité qu’il réalise de lui-même, grâce à son expérience personnelle, un changement d’attitude sur sa relation à la mort.

La recherche développée avec la création d’Images spectrales interactives (ISI), explorera une fusion possible entre l’art vidéo et l’art numérique. En utilisant l’apport technologique de l’art numérique, je décrirai comment j’ai proposé une immersion

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive plus poussée du spectateur, au niveau de sa perception visuelle, au niveau de sa perception auditive, mais aussi au niveau de sa perception tactile. Cette immersion se réalise par le biais d’une interaction entre l’œuvre et son public, c’est-à-dire un échange visuel, sonore, tactile, mais aussi émotionnel. Le spectateur participerait ainsi activement à l’expérience de l’œuvre dont l’esthétique, mystérieuse et attirante tente d’aller à l’encontre de la violence et du choc, donnés à voir et à ressentir dans les représentations de la mort propagées par les médias contemporains.

Dans ce chapitre qui marque l’apparition de la question de l’interactivité numérique dans la recherche, je développerai dans la section 1.3.1 le principe du dispositif. Il s’agira alors de découvrir les origines de l’installation en rapport avec les créations vidéo et la critique de la place de la mort. Ensuite je décrirai le fonctionnement de cette installation, afin de découvrir le détail des mécanismes de la mise en œuvre du dialogue entre l’œuvre et le spectateur. Par la suite, il s’agira d’identifier les différents médiums utilisés, ainsi que les difficultés rencontrées lors de la création.

Dans la section 1.3.2, l’esthétique de la représentation de la mort propre à l’installation sera présentée. Ceci conduira à découvrir les origines de cette esthétique du sublime, ainsi que le rôle de la symbolique du spectre dans cette mise en œuvre à contre-courant de la représentation ensauvagée de la mort dans les médias contemporains.

Dans la section 1.3.3, l’interactivité mise en jeu dans l’installation sera décrite. Un état de l’art concernant les œuvres interactives sera dressé dans le but de positionner et de confronter Images spectrales interactives (ISI) aux créations existantes. Cela permettra de mettre en avant le choix des interfaces utilisées pour l’interactivité numérique en jeu dans l’installation, par rapport à d’autres formes d’interactivité. Je décrirai alors le lien essentiel entre, l’interactivité offerte par le dispositif de l’écran tactile et le médium de la vidéo, afin de mettre à jour les caractéristiques de l’écran tactile comme transformateur de réalité.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

La section 1.3.4, d’exposera une réflexion sur la place du dispositif technologique dans le cadre d’une vidéo artistique interactive. Il s’agira aussi de faire ressortir l’importance de l’interaction concernant l’immersion du spectateur engagé dans l’expérience, et également de montrer l’approfondissement de l’immersion par l’aspect ludique de l’interaction et le travail sur l’environnement sonore. Ensuite j’analyserai la nature des dialogues se réalisant entre le spectateur et l’œuvre afin de mettre au point le schème de fonctionnement engagé pour instaurer l’interactivité.

Enfin, dans la section 1.3.5, je développerai les raisons qui ont orienté de nouveau la recherche vers une autre esthétique de la mort, ainsi qu’un développement plus approfondi de la question de l’immersion.

Je tiens à préciser que cette installation a été réalisée dans le cadre de mon master recherche en 2005. Si certaines sections et sous-sections ont été tirées ou inspirées de ce master, la plus grande part de la teneur de ces lignes consiste à positionner ce travail dans l’évolution globale de la recherche menée en doctorat.

Figure 1. 10 : Images spectrales interactives (ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.1 Principe du dispositif

Suite au travail vidéo sur la critique de la place de la mort, Images spectrales interactives (ISI) poursuit cette recherche en approfondissant la question de l’esthétique de la représentation de la mort, tout en y ajoutant un facteur déterminant et émergeant dans la recherche : l’interactivité. Je vais expliciter cela dans quatre sous-sections qui soulignent le rapport entre le contenu visuel et l’interaction en lien avec la relation de l’œuvre au spectateur. D’abord je vais analyser les intentions engagées dans cette recherche par le biais de l’installation. Ensuite j’explorerai l’aspect technologique du dispositif en expliquant rapidement son fonctionnement, puis j’exposerai le choix des images, les questionnements et la problématique inhérentes à la cette recherche- création.

1.3.1.1 Les intentions

Cette sous-section retrace les intentions en jeu dans cette recherche-création autour de la vidéo interactive. Il sera l’occasion d’énoncer l’intention artistique portée sur ce thème de la représentation de la mort aux caractères sublimes, et les critiques soulignées par ce choix esthétique.

Intentions artistique

Mon intention artistique vise à la réalisation d’images qui rendrait la représentation de la mort attirante, mystérieuse, étrangement fascinante, interrogative, sensible, bouleversante, révolutionnant par la beauté. Autant de termes que je conçois dans cette recherche comme : des caractères sublimes.

Pour cela, je me suis inspiré de films, de contes, de mythes, de romans fantastiques. Mais mon inspiration première provient surtout des fausses photos de spectres, qui représentent pour moi, l’expression d’un imaginaire hors du commun et mystérieux.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Ceci explique l’apparition dans ce travail, des figures des spectres, des fantômes et des revenants qui symbolisent de fascinantes et attirantes représentations de la mort. Cette esthétique serait une manière d’attirer l’attention du spectateur sur la question de son attitude face la mort. L’intention de ce dispositif de vidéo interactive est d’amener le spectateur à avoir une réflexion sur cette attitude.

Il y a, avec cette proposition d’expérience de l’installation, le souhait de redessiner les contours de cette représentation ensauvagée et médiatisée de la mort, sous des traits beaucoup moins abrupts, ce qui permettrait une réflexion, une méditation, et peut-être même induire un changement d’attitude par rapport à la mort. Ce faisant, le dispositif interactif mis en œuvre dans cette installation a pour but, de développer une certaine interactivité, afin de mettre en place un dialogue entre le spectateur et l’œuvre, dont l’intention et de favoriser le changement d’attitude. De la sorte, il est proposé au spectateur de s’immerger dans ce type de représentation attirante et mystérieuse de l’image de la mort, par l’intermédiaire d’une interaction tactile.

En 2006 lors de la réalisation de l’installation, cette interface tactile qui n’était pas encore répandue comme elle l’est aujourd’hui, apportait une touche de magie aux installations. Ainsi, il était possible d’aller plus loin dans la contemplation des images, avec cette faculté d’interagir avec elles, comme si les images étaient vivantes. Les réactions qu’elles manifestaient en réponse à l’action du toucher donnaient l’impression de pouvoir communiquer avec elles. Le schéma sensori-moteur affecté au sens du toucher prenait alors une autre dimension artistique, en rapport direct avec les sens de la vue et de l’audition.

La force de ce genre d’interactivité serait l’implication qu’elle engendre chez le spectateur. Elle le plongerait dans ce que l’artiste propose par l’intermédiaire de son œuvre. C’est la raison pour laquelle je me suis orienté vers cette voie de l’interaction. Dans le cadre de la recherche, je voulais développer un nouveau moyen d’expression artistique, sous la forme d’une installation de vidéos tactiles, pour permettre aux spectateurs, l’expérimentation de mes idées sur le changement d’attitude devant la mort.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Un message symbolique et interactif

Suite aux œuvres vidéo du deuxième chapitre de cette première partie, critiquant la position de la société face à la mort, l’installation Images spectrales interactives (ISI) a été développée pour permettre une autre appréhension de la mort. Dans cette intention, l’installation tente de :

- proposer un dialogue avec une représentation de la mort dont l’esthétique peut attirer le spectateur, le faire réfléchir et peut-être même l’engager vers une perspective de changement d’attitude envers la mort en opposition avec celles diffusées par les médias. - favoriser une approche ludique dans la réflexion sur l’attitude face à la mort, sujet qui habituellement n’incite pas au jeu, en l’intégrant dans un dispositif technique qui se retrouve ici sous la forme de la vidéo interactive. - laisser le spectateur libre de ses choix, dans le but d’établir une rétroaction en rapport direct avec son expérience personnelle. Dans la réalisation de l’installation d’Images spectrales interactives (ISI), j’ai cherché une esthétique des images en adéquation avec la visualisation d’un monde à la fois imaginaire et fantaisiste en extrapolant toutes les lignes, les couleurs et la composition afin qu’elles donnent à voir des formes, sans jamais renvoyer à quelque chose de réellement vivant. Face à cette exposition fantomatique, le spectateur doit non seulement voir les images, mais surtout les ressentir afin de s’en imprégner et de se projeter dans l’univers présenté.

Figure 1. 11 : Images spectrales interactives (ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.1.2 Le fonctionnement

Les lignes qui vont suivre aborderont le fonctionnement de l’installation d’un point de vue technique. Il sera alors question de repositionner l’installation à l’époque de sa création et de découvrir les technologies associées, comme les écrans tactiles et la vidéo multicouche. Ensuite, il s’agira de souligner en quoi ces technologies permettent de développer au mieux l’approche expérientielle de l’installation.

Technique de l’écran tactile

Le contenu diffusé dans l’installation se présente sous la forme d’une vidéo en boucle composée de treize plans d’une trentaine de secondes chacun. Ces plans défilent les uns après les autres comme dans un film traditionnel, à la différence, que chaque plan présente des possibilités d’interaction propres. La visualisation des images se fait par l’intermédiaire d’un moniteur. Seul l’écran de ce moniteur apparaît, le reste étant dissimulé dans une boîte noire de forme rectangulaire. D’un point de vue scénographique, le dispositif a été réalisé pour simuler un écran de télévision, afin de faire une sorte d’hommage à Nam June Paik. Les présentations que j’ai pu faire de cette installation ont toujours été faites avec l’écran posé à plat sur une table avec une légère inclinaison vers le spectateur.

Au-dessus de cet écran se trouve une surface tactile en verre de la même taille. Cette surface tactile utilise la technologie des rayons infrarouges. Ces rayons quadrillent horizontalement et verticalement l’écran, à quelques millimètres de la surface, juste au-dessus du verre. La position du doigt est ainsi définie par l’obstruction des faisceaux infrarouges sur la surface quadrillée. Les informations sont ensuite traduites en positionnement X et Y à la manière d’une souris, puis traités sous la forme d’une simulation de la position d’une souris virtuelle, avec éventuellement la possibilité de simuler un clic et un double clic. Contrairement à la technologie capacitive qui permet la reconnaissance du multipoint (cette technologie est la plus répandue de nos jours dans les téléphones portables), la technologie infrarouge,

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive n’autorise que la détection d’un point à la fois. Il sera vu par la suite que cela est suffisant dans le cas de cette installation.

L’écran est connecté à un ordinateur qui contrôle le flux vidéo, et une paire d’enceintes stéréo permet de diffuser l’environnement sonore. L’ordinateur contrôlant les vidéos se devait d’être assez puissant pour pouvoir lire et superposer deux flux vidéo au format flash, en même temps qu’il contrôlait la mise à jour des informations tactiles. Or un problème d’optimisation ralentissant le défilement des images s’était vite posé à cause du logiciel utilisé : Adobe Flash. À l’époque Adobe Flash n’était pas prévu pour cette utilisation. Figure 1. 12 : Écran tactile posé au-dessus d’un écran De plus un autre problème lié à la puissance LCD de calcul s’était également posé. Dans un premier temps, le processeur Centrino de Intel que j’utilisais n’était malheureusement pas assez puissant pour exécuter l’application dans sa résolution native au format PAL, j’ai dû alors diviser la résolution de l’image par deux (320 par 288 pixels). Dans un deuxième temps, avec l’arrivée du processeur Core 2 Duo, les vidéos ont pu être présentées dans leurs résolutions natives, c’est-à-dire 720 par 576 pixels.

Puisqu’il fallait superposer deux couches vidéo, deux sources sonores et prendre en compte une couche alpha pour la transparence de la couche vidéo supérieure, la puissance de l’ordinateur se devait d’être conséquente. Si de nos jours, le logiciel Flash gère très bien ces opérations et peut réaliser de la superposition vidéo en Full HD, à l’époque le mixage vidéo en temps réel avec Flash était un véritable défi. J’avais aussi essayé des logiciels de Vjing (mixage vidéo temps réel) comme Isadora ou VVV, mais ils ne se s’étaient pas révélés plus performants que Flash.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 13 : Leds infrarouges autour du cadre tactile

Figure 1. 14 : Fonctionnement de l’écran infrarouge

Figure 1. 15 : Installation Images spectrales interactives (ISI), exposition aux Bains Numériques #3, 2008.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Méthode d’approche

Concernant la présentation de l’installation, elle se déroule de cette manière : une première séquence vidéo se lance (sur les treize que comporte le film interactif). Lorsque le spectateur entre en interaction avec les images, une seconde vidéo représentant un spectre vient se superposer sur la première couche vidéo. Devant les vidéos qui défilent, le spectateur a la possibilité ou non d’interagir avec sa main ou ses doigts sur certains éléments des images. Ces actions déclenchent l’apparition de spectres ou d’éléments graphiques fantomatiques, qui effectuent des actions bien précises. Ces apparitions sont également accompagnées d’un environnement sonore distinct qui amplifie et souligne le caractère sépulcral des images. Cela a pour effet de conférer à la nouvelle composition, un sens complètement différent de l’image d’origine, ou alors d’en augmenter la signification.

Concernant la vitesse du déroulement des vidéos, le spectateur n’a qu’une trentaine de secondes pour interagir avec chaque plan, passé ce délai, la vidéo enchaîne le plan suivant qui permet une nouvelle interaction. Le spectateur doit trouver dans chaque plan la façon d’interagir tactilement avec la vidéo. Alors que des compositions d’images se contentent d’une pression de la main sur n’importe quelle partie de l’image, certaines vidéos requièrent un positionnement des doigts sur des parties précises de l’image, ou une action répétée des doigts pour déclencher l’action des images. Le déroulement de ces différences d’interactions est planifié d’une manière précise, afin que le spectateur soit concentré sur ce qu’il expérimente, voit et entend. Ceci a pour but d’immerger celui-ci dans les images grâce à la rétroaction de l’interaction tactile.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 16 : ISI Vidéo sans action du spectateur

Figure 1. 17 : ISI L’action du spectateur fait apparaître un spectre

Figure 1. 18 : ISI L’action continue agit sur le spectre

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.1.3 Les limites et contraintes

Les limites d’Images spectrales interactives (ISI) se situaient au niveau de l’interactivité des vidéos avec le spectateur. De toute évidence, donner une plus grande liberté d’intervention au spectateur aurait été intéressant. Mais après réflexion, les limites ou les contraintes seraient plutôt à considérer par rapport à la volonté artistique engagée vis-à-vis du spectateur. Au lieu d’offrir à celui-ci une multitude d’interactions qui pourrait le perdre, j’ai préféré me concentrer sur un seul type d’interface pour en utiliser toutes ses ressources, dans le but de servir mes intentions artistiques.

L’autre limite concerne l’utilisation de cette installation et sa diffusion auprès du public. En effet l’œuvre a été conçue pour une seule personne à la fois, et son mode de fonctionnement induit nécessairement une interaction avec un seul spectateur. Afin de permettre un impact sur plusieurs personnes, un projet de retransmission en temps réel a été élaboré. Ainsi, des spectateurs présents dans une autre salle seront en mesure de découvrir sur un écran annexe, le résultat filmique de l’expérience personnelle d’un spectateur. Ce dernier devient, pendant la durée de son expérience, « le monteur » de son propre film, exposé ainsi au regard des autres.

Autre point de limite, le nombre de séquences a été limité à treize vidéos de trente secondes environ, pour que le temps de présence du spectateur devant l’installation soit approximativement de six minutes, avant de reboucler sur le début de la première séquence. Il aurait été intéressant que l’expérimentation du voyage interactif dure plus longtemps (de trente minutes à une heure), cela aurait permis au spectateur de se projeter davantage dans l’œuvre, mais cette longueur aurait également pu le lasser. Cette question sur la longueur de l’expérience soulèverait également le problème de l’accessibilité de l’installation à un grand nombre. Comment permettre à un grand nombre de spectateurs de vivre l’expérience, si elle dure trop longtemps ? Une des réponses a été de réduire la durée de l’expérimentation.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 19 : Projet scénographique

Figure 1. 20 : Essai de représentation de spectre

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.2 Vers une représentation de la mort aux caractères sublimes

Suite à l’introduction des principes du dispositif de l’installation, il apparaît intéressant de développer les caractères sublimes des représentations de la mort véhiculé dans Images spectrales interactives (ISI). Pour cela je vais positionner l’esthétique de ces images par rapport à d’autres créations artistiques plus ou moins macabres, afin de me positionner dans une mouvance de représentation de la mort à contre-courant. Ensuite, je décrirais l’importance de l’outil numérique dans la mise en œuvre de cette représentation de la mort aux caractères sublimes porté par la symbolique du spectre.

1.3.2.1 Le sublime des images funestes

Je vais expliquer dans cette sous-section de quelle manière le caractère des représentations se manifeste dans l’installation sous l’emblème du sublime. Mais également de comprendre comment celui-ci utilise la symbolique du spectre pour se manifester comme belle et attirante.

Au sein des vidéos interactives d’Images spectrales interactives (ISI), la représentation du spectre n’est pas dissimulée, au contraire elle est mise en avant pour en souligner la beauté. Cette représentation en devient même la symbolique, car les compositions de tous les plans gravitent autour de ces apparitions de spectres. De fait chaque Figure 1. 21 : Images spectrales interactives (ISI) apparition déclenchée par le spectateur

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive change complètement la signification du plan qui lui sert de toile de fond.

Ainsi les caractères sublimes des représentations de la mort dans Images spectrales interactives (ISI) se retrouveraient dans l’harmonie qui se dégage de la fusion entre les images de fond et celles des apparitions spectrales.

C’est pour cette raison que chaque plan Figure 1. 22 : Images spectrales interactives (ISI) vidéo de l’installation est avant tout, une recherche sur une représentation de la beauté de l’image de la mort. Une représentation qu’il faut considérer comme mon interprétation artistique sur la question de la représentation de la mort, matérialisée en tant qu’image aux caractères sublimes qui renverrait, à une représentation de la mort : attirante, mystérieuse, étrangement fascinante, interrogative, sensible, bouleversante, révolutionnant par la beauté.

Dans ce contexte de la recherche ou la sublimation se caractérise par l’action de rendre beau et attirant ce qui est habituellement repoussant et malsain. Cette recherche du beau dans le macabre semblerait être un procédé efficace, pour attiser le regard du spectateur, dans le but de voir naître en lui des sentiments, des passions, du plaisir à être devant l’œuvre.

Sans la présence de ces caractères sublimes qui apparaissent comme un leitmotiv, les images auraient perdu de leur force d’attraction par rapport à l’intérêt du public et se confondraient, avec la représentation ensauvagée de la mort dans les mass médias. Cette esthétique du sublime est une manière de créer de l’intérêt par la révolution du macabre. La différence entre les représentations d’Images spectrales interactives (ISI) et la représentation ensauvagée de la mort ainsi que les artistes représentant la mort sous son aspect le plus effroyable résident, dans le fait que l’installation donnerait à penser, à réfléchir sur la conception de la mort. Cette réflexion pourrait se révéler sur la question de notre attitude face à la mort. Alors que l’exposition de cadavres comme ceux du groupe d’artiste chinois Cadavre, Serrano, Damien Hirst ou encore du docteur

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Gunther Von Hagens, proposerait simplement quelque chose à voir sous la forme d’une spectacularisation de la mort. Il ne s’agirait pas ici de penser « La Mort » et sa représentation, mais plutôt de la présentation de la mort. Ou alors ne serait-ce pas plutôt l’incitation à une curiosité malsaine justifiée par un semblant de découverte anatomique ?

Contrairement à cela, des artistes tels que William Blake ou récemment Diana Michener et Rudolf Schafer, exposent des images de la mort dans un autre état d’esprit. Les tableaux de William Blake avec leur esthétique romantique extraordinaire, ou la série des têtes de vache de Diana Michener ou encore la série des dormeurs de Rudolf Schafer, sont tous des œuvres dans lesquelles la mort n’est pas violente. Elle y apparaît même sereine, belle, et ainsi bouleverserait les sentiments habituels du spectateur. Ces travaux sont des exemples mêmes des « caractères sublimes » que je cherche à représenter avec les compositions vidéo d’Images spectrales interactives (ISI). Dans le sens de ces artistes, le sujet de la mort se transforme en sujet artistique et en intention esthétique. La beauté dans l’image de la mort y est révélée, parce que ces artistes ont su proposer une manière différente de la contempler. Leurs travaux sur l’aspect sublime de la finitude modifieraient par la beauté les habitudes répulsives de l’image de la mort.

Figure 1. 23 : William Blake, Pity, 1795.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 25 : William Blake, The Lovers Whirlwind, 1824-1827.

Figure 1. 24 : Rudolf Schafer, Visages de Mortes 9, 1987.

Figure 1. 26 : Diana Michener, Head N2, 1986.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

De la même manière que les photographies de Diana Michener, pour qui l’irréversible finitude révolutionne par la beauté, le choc que l’horreur donnait à ressentir, l’expérience d’Images spectrales interactives (ISI) et surtout les images de la mort qu’elle propose, sont à envisager comme porteuses d’une esthétique suscitant réflexion et contemplation dans l’intimité familière de la relation instaurée. Diana Michener disait que la sensibilité et la beauté dans l’inconnu et l’effrayant étant inattendues, ces sentiments attirent et permettent d’offrir beaucoup plus que de simples images au public. Frappant le système nerveux comme le voulait Francis Bacon pour ses tableaux, ils donnent au spectateur la possibilité de ressentir de l’attachement pour des sujets qui interrogent la hantise de la mort. Une singularité d’expression qui fait écho à ce que je veux proposer avec l’installation d’Images spectrales interactives (ISI) grâce à son expérience visuelle et interactive.

Figure 1. 27 : Images spectrales interactives (ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 28 : Images spectrales interactives (ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.2.2 Le numérique dans un rendu crépusculaire

Dans le but de conférer aux représentations de l’installation cette esthétique en rapport avec le sublime, un travail particulier tout numérique a été nécessaire. Cette sous-section va exposer les procédés qui ont rendu possible le rendu de cet aspect sublime grâce aux techniques numériques. Il sera également l’occasion de détailler les différents spectres présents dans l’installation et de comprendre les bases de leurs créations.

Après avoir été influencé par les travaux photographiques de Diana Michener et Rudoph Schafer. J’ai voulu conjuguer cette beauté sublime de la mort avec un dispositif immersif et interactif, dans le cadre d’une installation mélangeant la vidéo et l’interaction pour véhiculer différemment mon message. Avec le numérique et les images de synthèse, j’ai eu la possibilité de créer tout ce que l’imagination pouvait concevoir. C’est en ce sens que l’installation présente des compositions, dont l’aspect fantastique a été créé à l’aide des techniques numériques.

Toutes les images présentes dans l’œuvre ont été numérisées par des appareils numériques, sans jamais être passées par aucun signal analogique. Je tenais à ce que toute la chaîne de production, de la prise de vue à la projection sur l’écran, ne transite que par des signaux numériques. Cependant, dans un souci esthétique, je voulais que les vidéos gardent cet aspect typique du super 8. De ce fait, le caractère usé de celui-ci a été simulé grâce au numérique. Ainsi, une importance particulière a été accordée à l’aspect de la bande, en y appliquant abondamment des imperfections typiques des signaux analogiques. Ce qui confère à l’image un caractère authentique et une chaleur qui ne se retrouve pas directement dans les images numériques, souvent trop froides et sans imperfection.

Cette manière de procéder semble contradictoire avec le désir de réaliser des vidéos entièrement numériques, mais dans certains cas l’application de simulation d’effet analogique est préférable pour être en accord avec l’œil du spectateur. En effet l’utilisation des effets de simulation analogique comme l’ajout de bruit pour simuler

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive l’esthétique de la pellicule. Cela leur confère un dynamisme et une authenticité propres aux pellicules 8mm, que le spectateur a l’habitude de voir comme image « authentique et artistique ».

La composition des plans des vidéos mélange des éléments filmés à partir d’éléments réels puis retouchés, des compositions photographiques montées ensuite sous forme de vidéo, et des séquences complètement en images de synthèse. Les images représentant le décor des plans sont souvent des photos prises dans des lieux insolites, puis retouchées pour leur donner un aspect plus fantastique. Ces décors visualisés seuls proposent la représentation d’un monde imaginaire, ou alors complètement en dérision par rapport à la réalité. Mais accompagnées des images de spectres que le spectateur déclenche, elles prennent une autre tournure, et dévoilent leur véritable sens.

Figure 1. 29 : ISI Travail sur logiciel 3D

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 30 : ISI Rendu brut depuis le logiciel 3D

Figure 1. 31 : ISI Résultat après retouche numérique

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Concernant les spectres, ceux-ci ont entièrement été réalisés à partir d’images de synthèse ou filmés à partir de véritables acteurs. Tous ces spectres ont fait l’objet d’une attention particulière par rapport à leurs apparences, car chaque spectre se doit de représenter la mort de manière « sublime », en accord avec le décor dans lequel il apparaît. Pour cela il a été développé trois sortes de spectres ; une apparaissant sous la forme d’une ombre filandreuse ou d’éclat lumineux, une autre sous la forme de l’ombre d’une personne apparaissant par intermittence, et enfin une ayant un aspect sensiblement effrayant utilisé surtout dans les plans éloignés. Tous ces spectres entretiennent un rapport avec le spectateur, en se montrant sous des traits divers et variés. La diversité de ces traits jouerait de cet imaginaire, qui se manifesterait différemment suivant le spectateur. Le dialogue perceptif et interactif qui en émane pourrait conduire le spectateur vers un regard différent sur la mort, en lui montrant une image différente de la finitude.

Figure 1. 32 : Images spectrales interactives (ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.3 Les interactions de la première interactivité

Concernant le rapport qu’il y a entre le regardant et l’œuvre, la première interactivité tend de plus en plus vers un mode dialogique82 qui pour reprendre les termes de Marie-Hélène Tramus agirait comme « un transformateur de réalité ». Car « entre la réalité brute, la réalité artificielle et la réalité virtuelle, le propre du mode dialogique serait de rendre effectifs les passages d’un niveau à l’autre83 ». En effet face à une œuvre interactive, l’expérimentation de la communication avec cette œuvre permet de passer d’une réalité à une autre, et cela, grâce notamment aux dispositifs interactifs polysensoriels. Ces dispositifs se retrouvent aussi dans l’installation présentée ici sous la forme d’un écran tactile ainsi que son retour visuel et sonore. Ce sont d’ailleurs les principaux éléments qui renvoient à la notion d’interactivité exogène, qui seront développée dans cette section.

Pour cela, je vais expliquer les fondements de l’interaction proposée par Images spectrales interactives (ISI) concernant l’interaction exogène. Ensuite je vais explorer le fonctionnement de l’installation pour découvrir comment l’interaction exogène arrive à procurer une expérience sensitive au spectateur. Suite à cela, les raisons qui ont poussé à orienter la recherche vers l’écran tactile, afin de mettre en place ce dialogue sensitif seront exposées. Ceci permettra d’établir une comparaison entre les différentes interfaces de saisie et l’écran tactile, afin de montrer que l’écran tactile participe à donner vie aux images en permettant une meilleure immersion dans les images par une hybridation du réel et du virtuel.

82 Pour caractériser la relation qui unit l’homme à l’ordinateur, certains auteurs, trouvant l’emploi du terme interactif ambigu, ont préféré parler de mode « conversationnel » ou encore de mode « dialogique ». Voir J.-L. Weissberg, Le Simulacre interactif. thèse de doctorat en sciences de l’éducation. Paris 8, 1985. 83 M. H. Tramus, Recherche, expérimentation et création dans les arts numériques : interactivité et acteurs virtuels. Habilitation à Diriger des Recherches 18ème section du C.N.U. Paris 8, 2001, p. 171. 102

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.3.1 Positionnement de l’œuvre

Dans cette sous-section, je vais faire un état de l’art numérique afin de positionner Images spectrales interactives (ISI) par rapport à d’autres créations interactives. Il sera également l’occasion de voir si l’interaction proposée ici est à considérer comme exogène ou endogène, et comprendre son fonctionnement pour mieux en appréhender le sens.

État de l’art

Depuis l’apparition du premier ordinateur, des premiers prototypes de jeux vidéo créés par Ralph Baer en 1966, qui ont inspiré la borne d’arcade Pong programmée par Nolan Bushnell en 1972, l’interactivité a su trouver sa place au sein de l’art numérique. Tout d’abord utilisée dans des dispositifs expérimentaux scientifiques comme Put that there (1979)84 par le Média Lab du MIT, l’interactivité est très vite devenue un outil permettant une action humaine (appartenant au réel) sur une image virtuelle. Elle ne tarde pas à intéresser de nombreux artistes, désirant mettre en place une nouvelle forme de relation entre l’œuvre et son public. C’est alors que des artistes comme M.W. Krueger réalisent des œuvres interactives comme Video Place (1987)85, qui propose au spectateur de jouer avec les éléments de l’image, par l’intermédiaire de leur silhouette ou celle de leur main. Depuis les artistes Intègrent l’interactivité dans leurs travaux qui relèvent de différents domaines des arts.

84 S. Brand, The media lab: inventing the future at MIT. London : Penguin books, 1988, p. 138‑139. 85 M. W. Krueger, T. Gionfriddo, K. Hinrichsen, « VIDEOPLACE : an Artificial Reality ». In : Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems. New York, NY, USA : ACM, 1985, p. 35-40. 103

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 33 : Ralph Baer, Pong, 1967.

Figure 1. 34 : Média Lab, Put that there, 1979.

Figure 1. 35 : Myron W. Krueger, Video Place, 1987.

D’autres artistes vont plus loin dans l’interactivité, comme Kurt Hentschläger ou encore Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, avec leurs œuvres Life Spacies II (1999) et Still ALife (2005). Ces œuvres utilisent des images virtuelles comprenant des entités intelligentes, capables de communiquer entre elles en même temps qu’elles interagissent avec le spectateur. Ceci favorise l’immersion du spectateur dans une relation intime avec ces êtres artificiels. Cette plongée dans l’œuvre est alors renforcée par l’utilisation de l’interactivité endogène en plus de la présence d’une interactivité exogène.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 37 : Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Figure 1. 36 : Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, Life Spacies II, 1999. Still Alife, 2005.

L’interactivité endogène est l’aptitude des éléments apparaissant dans l’image à interagir entre eux. Étant munis d’une intelligence artificielle, ces êtres virtuels ont la capacité de décision sur leurs actions, mais aussi, de « percevoir certaines caractéristiques (forme, couleur, position, vitesse de déplacement, etc)86 ». C’est ce que nous pouvons constater dans l’œuvre Life Spacies II qui présente des êtres totalement autonomes, évoluant dans un environnement lui aussi autonome. La seule action possible du public sur cet environnement est simplement la mise à jour de la population.

La mise en place d’une interactivité utilisant les deux concepts d’interaction, apporte une diversité et un enrichissement aux œuvres. Tout comme dans l’œuvre Genetic Images87 de Karl Sims, qui nous propose de simuler l’évolution des êtres vivants suivant la théorie de Darwin (variation et

88 Figure 1. 38 : Karl Sims, Genetic Images, sélection) , en remplaçant les êtres vivants par des 1993. images.

86 M. H. Tramus, Recherche, expérimentation et création dans les arts numériques : interactivité et acteurs virtuels, op. cit., p. 31. 87 K. Sims, « Artificial Evolution for Computer Graphics ». In : Proceedings of the 18th Annual Conference on Computer Graphics and Interactive Techniques. New York, NY, USA : ACM, 1991, p. 319‑328. 88 En 1858 Charles Darwin propose une théorie pour expliquer la genèse des espèces par filiation directe et continue : le Sélection Naturelle favorisant la reproduction des individus les mieux adaptés. Voir C. Darwin, « On the tendency of species to 105

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Pour sa part l’installation Images spectrales interactives (ISI), essaie d’apporter une autre fonction à l’interactivité, dans le but d’explorer une diversité nouvelle concernant la relation au public. Comme dans les œuvres de l’artiste chinois Du Zhenjun, l’installation Images spectrales interactives (ISI) transforme la perception de la vidéo en la rendant interactive. Le spectateur est interrogé par cette vidéo interactive, sur l’importance de ses actions envers elle, par rapport à son positionnement dans l’espace, concernant ce qu’il voit et entend. Cette mise en scène a pour but de conduire le spectateur à avoir une réflexion sur la mort, grâce aux images qui lui sont présentées.

Figure 1. 39 : Du Zhenjun, Vent, 2003.

Ainsi, Images spectrales interactives (ISI) est une installation qui explore les spécificités de l’interactivité d’une manière exogène, car cette forme d’interaction ne met en jeu que la relation entre le spectateur et les images de l’œuvre.

L’installation est à considérer comme une œuvre appartenant à la « première interactivité », car elle est essentiellement conçue à travers le paradigme de « la commande ». C’est-à-dire que le spectateur exprime des commandes au travers de son action sur l’écran tactile, donnant alors l’impulsion aux images de lui montrer quelque chose. Dans la pratique cette manière de procéder n’est pas très éloignée de l’action- réaction. Alors pour définir l’interaction dans Images spectrales interactives (ISI) il ne sera pas possible de parler d’une « seconde interactivité » selon Edmont Couchot qui

form varieties; and on the perpetuation of varieties and species by natural means of selection. » Journal of the Proceedings of the Linnean Society of London. 1858, p. 45‑50. 106

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive suggère de l’appeler ainsi par analogie à la « seconde cybernétique89 », car il n’y pas eu de recourt à l’intelligence artificielle pour exprimer la relation voulue avec le spectateur. Le simple rapport action réaction suffisait amplement dans le cadre de cette recherche création.

1.3.3.2 Exploration de la surface tactile :

Dans cette sous-section, il sera développé les raisons qui ont poussé la recherche à s’orienter vers la solution de l’écran tactile pour mettre en œuvre cette installation. Il sera l’occasion ici de comparer l’écran tactile à d’autres périphériques afin de mettre en avant les aspects positifs d’une telle interface. Cela conduira à découvrir pourquoi l’écran tactile donne vie aux images, et peut se présenter comme une interface qui permet, de franchir la frontière entre la réalité et le virtuel.

Le spectateur agit sur les images par l’action de sa main ou de son doigt directement sur les images. Cela est rendu possible grâce à la présence d’un écran tactile disposé au-dessus de l’écran dans lequel les scènes apparaissent. Cet écran agit sur l’œuvre par l’intermédiaire d’une passerelle logicielle qui traduit les informations de positions captées par l’écran tactile, en informations simulant le positionnement d’une souris. L’écran tactile permet au doigt du spectateur d’agir comme une souris. Le clic se fait alors par une pression succincte du doigt sur la surface.

L’utilisation d’une surface tactile dans l’œuvre est un point essentiel de la démarche sur l’interactivité. Sans la présence de cette forme de communication avec les images, le spectateur se retrouverait confronté à de simples vidéos. Il aurait l’impression d’être devant un écran de télévision ou de cinéma, sans aucune possibilité d’interaction. Alors qu’au-devant d’un écran tactile, le spectateur est en mesure de se

89 E. Couchot, « Pour une pensée de la transversalité ». In : F. Soulages. Dialogues sur l’art et la technologie : autour d’Edmond Couchot. L’Harmattan, 2001, p. 155. 107

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive confronter à ce qu’il voit, il peut diriger sa manière de percevoir les éléments en décidant ou non d’agir sur eux. En effet, rien n’oblige le spectateur de l’installation à toucher l’écran tactile. Si les images dénuées de spectre lui conviennent, il est libre de rester passif devant le défilement des décors. Cette liberté offerte au spectateur de vivre son expérience fait partie de la démarche.

La grande différence avec les autres interfaces d’entrée réside dans le fait que le spectateur utilise son doigt pour interagir avec ce qu’il voit. Par cette action « directe et physique » sur l’image, il se rapproche d’une interaction similaire à la réalité, ainsi il a l’impression que ce sont ses actions physiques qui interagissent avec un élément de l’image, contrairement à l’action qu’il réalise « par le biais» d’une souris ou de toute autre interface, qui « lui permet » de se mettre en relation avec ce qu’il voit dans Figure 1. 40 : Images spectrales interactives (ISI) l’image. Par ce rapport interactif direct avec l’image, l’écran tactile devient le lien d’une hybridation du réel avec le virtuel, et en renforcerait l’immersion dans l’œuvre.

Contrairement aux interfaces comme le clavier, ou la souris, l’écran tactile peut rapidement être oublié par le spectateur. La grande différence avec les autres interfaces est qu’il donne l’impression au spectateur, d’intervenir directement sur l’image elle- même en la touchant sans intermédiaire. L’aspect multisensoriel de l’écran tactile, car il nécessite autant le sens de la vision, que l’action motrice par le toucher et dans notre cas de l’ouïe, accentuerait le sentiment de présence dans l’installation.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Par ses fonctionnalités, l’écran tactile donnerait l’impression au spectateur qu’il se trouve devant des images vivantes, appartenant en partie au même espace palpable que lui. Cette interface serait alors à considérer comme le lien interactif entre le réel et le virtuel. Elle serait selon la terminologie de Marie Hélène Tramus « un transformateur de réalité », car elle permettrait de transformer, une action réelle, celle du toucher en une action virtuelle, celle de la modification de l’image numérique.

Figure 1. 41 : Interaction avec l’installation Images spectrales interactives (ISI), exposition aux Bains Numériques #3, 2008.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.4 Réflexion sur l’interaction avec la vidéo

Dans cette section, je vais m’intéresser aux caractéristiques de l’immersion proposée dans Images spectrales interactives (ISI). Je développerai aussi une réflexion sur la nature du mode dialogique instauré par l’installation. Enfin je montrerai, les apports d’une interface multisensorielle, pour un dialogue interactif plus immersif.

1.3.4.1 L’immersion

L’écran tactile d’Images spectrales interactives (ISI) apparaît comme un élément fondamental, pour donner au spectateur l’impression d’être en étroite relation avec ce qu’il expérimente. Cette démarche s’inscrit dans la même lignée que les impressionnantes installations utilisant des casques de réalité virtuelle, comme Osmose (1995) ou Éphémère (1998), de Char Davies. Ces œuvres de référence représentent pour moi les meilleurs exemples d’immersions réalisés dans une installation. En effet, ces installations proposent au spectateur d’expérimenter son évolution au travers de magnifiques décors virtuels, de nuages, de forêt, de terre, de l’air, d’abysses. Muni d’un casque de réalité virtuelle, le spectateur peut orienter son regard et pointer une direction. Des capteurs placés sur son torse lui permettent d’engager des déplacements dans l’espace virtuel, par l’intermédiaire de ces propres Figure 1. 42 : Char Davies, Subterranean Earth tirée de mouvements de sa respiration. Osmose, 1995.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 43 : Char Davies, Forest Stream, tirée d’Ephémère, 1998.

L’installation Images spectrales interactives (ISI) ne propose pas une immersion aussi poussée que dans ces œuvres. Elle n’est pas un voyage dans un monde évolutif en trois dimensions, mais dans l’univers en deux dimensions des séquences vidéo numériques interactives. La démarche pour sa part est la même, elle réside dans cette volonté de plonger le spectateur dans un univers dans lequel il a la possibilité de se projeter cognitivement et de façon sensori-motrice.

Cette projection a provoqué des réactions multiples chez les spectateurs. Certains pouvaient se sentir touchés par cette confrontation avec des représentations de la mort, alors que d’autres pouvaient exprimer un sentiment de rejet en jugeant le contenu trop provocateur ou trop abstrait, d’autres encore pouvaient manifester une incompréhension. Afin d’anticiper ces réactions, j’ai poursuivi cette recherche en y développant le côté ludique et accessible de l’interaction tactile. Ainsi, j’ai proposé au spectateur des univers à la fois beaux, attirants visuellement et auditivement, avec lesquels il pourrait entretenir un dialogue ludique. Un dialogue ludique qui pourrait rendre accessible le thème de la mort en immergeant le spectateur dans les compositions vidéo d’Images spectrales interactives (ISI).

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Immersion sonore

L’univers sonore a été développé pour souligner au mieux l’ambiance de chaque plan. Les œuvres d’artistes qui ont travaillé l’esthétique du son dans leurs vidéos comme Wolf Vostell ont montré sa grande importance. Le sens de la vue et celui de l’ouïe sont simultanément stimulés ce qui permet d’élargir le spectre des sensations et des sentiments du spectateur. Le son est un élément important dans le dialogue interactif avec le spectateur, il peut éveiller en lui des souvenirs. C’était un véritable défi de plonger un spectateur dans une expérience tactile, visuelle et sonore, traitant du sujet de la mort, en alliant ambiance sonore et visuelle, tout en évitant les stéréotypes qui pourraient conduire le spectateur vers des chemins en désaccord avec l’intention envisagée.

1.3.4.2 Les dialogues possibles :

Après avoir étudié les caractères immersifs proposés par Images spectrales interactives (ISI), je vais aborder les dialogues interactifs qui se dévoilent lors de l’expérimentation du spectateur.

L’installation met en évidence l’aspect multisensoriel du mode conversationnel, en amenant le spectateur à dialoguer avec l’œuvre non plus seulement par la vue, mais aussi par le toucher, l’ouïe, et également le mouvement. Si on considère que la communication est «[…} une notion centrale pour la meilleure compréhension de l’utilisation des ordinateurs. D’autant plus que s’opère un déplacement du rôle des machines vers un “partenariat”, une collaboration d’égal à égal90 ». La communication dont il est ici question est interindividuelle : « La communication homme-homme est un modèle de référence pour la communication personne-machine91 ». La mise en

90 J. Pomian, « A la recherche de la machine communicante ». Quaderni. 1988, vol. 5, no 1, p. 54. 91 M.F. Barthet, C. Sibertin-Blanc, « Analyse linguistique du langage de la communication homme- machine ». Acte du colloque de l’ARC, 1988, p. 247-263. 112

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive place de ce dialogue personne-machine montre à quel point la relation de l’homme à la machine doit avant tout passer par une interaction multisensorielle, puisque celle-ci prend exemple sur le mode de la communication réelle. Le dialogue doit alors se faire autant au niveau de la vue qu’au niveau des autres sens comme le toucher, et l’ouïe.

Le but de ce dialogue entre le spectateur et l’installation Images spectrales interactives (ISI) réside alors essentiellement, sur la possibilité d’un tête-à-tête, entre le spectateur et les images de la représentation de la mort proposées par le créateur. Dans ce cas précis, il serait possible de parler d’une communication personne-machine- œuvre-artiste et inversement. Dans Images spectrales interactives (ISI) cette communication peut alors être vue comme un agencement, au sens où l’entend G. Deleuze : « qu’est-ce qu’un agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de co-fonctionnement, c’est une symbiose, une sympathie92 ». L’agencement dans l’installation est donc un système de co-fonctionnement où chaque élément doit bien être mis en évidence et décortiqué, pour que le schème puisse fonctionner et permettre le dialogue. L’installation Images spectrales interactives (ISI) a été orientée vers une interactivité, fonctionnant en mode multisensoriel, un mode qui est le propre de la communication de l’homme. La machine simule alors un autre homme afin de répondre au mieux aux sollicitations du spectateur et se faire comprendre de celui-ci : « sera retenue interactive une relation personne-machine où celle-ci simule à des degrés divers la présence d’un sujet humain dans les dimensions de reconnaissance et de restitution du langage ou des vecteurs de la communication humaine (geste, voix, regard)93 ». Ainsi la relation homme-machine pourrait être rapportée à la relation homme-homme. Malgré l’orientation de son interaction vers un mode exogène, Images spectrales interactives (ISI), apporterait dans un sens un dialogue proche de ce que l’on peut éprouver avec un être vivant.

92 G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues. Flammarion, 1977. 93 J.-L. Weissberg, Le Simulacre interactif, op. cit., p. 64. 113

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

De la même manière que les œuvres d’Emmanuel Valette du groupe Dumb Type, Images spectrales interactives (ISI) pourrait entraîner le regardeur vers des univers insoupçonnés de la pensée et de l’imagination. Dans la lignée des recherches sur l’immersion d’artistes tels que Jeffrey Shaw ou encore Kurt Hentschläger et Ulf Langheinrich du groupe Granular Synthesis, ou encore Peter Dimakos du même groupe d’artiste, avec l’œuvre 360 (2002), Images spectrales interactives (ISI) explore de nouveaux médiums artistiques, pour proposer une approche différente du dialogue entre l’œuvre et le spectateur, entre l’homme et la machine.

Ainsi à la suite des vidéos des premières réalisations, j’ai voulu davantage développer cette relation avec l’image de la mort, en proposant au spectateur de devenir acteur de son expérience artistique dans une communication avec la machine. Une participation du spectateur dans la réalisation de l’œuvre qui comme le dit Jean- Louis Weissberg le positionne en tant qu’« interacteur94 ».

Figure 1. 45 : Jeffrey Shaw, Legible City, 1999. Figure 1. 44 : Peter Dimakos, 360, 2002.

94 La première utilisation de ce terme est du à Jean-Louis Weissberg en 1989. Il définit un spectateur en interaction avec ce qu’il observe dans un dialogue rétroactif. Il participe au fonctionnement de l’œuvre, en même temps que l’œuvre dialogue avec lui en répondant à ses actions interactives. Pour certain le terme « interacteur » est équivalent à « spect-acteur ». J.-L. Weissberg, Le Simulacre interactif, op. cit. 114

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

1.3.5 Des origines culturelles

Concernant intention esthétique, il apparaît que mon désir de représenter la mort d’une manière sublime est en un lien avec mes origines culturelles. En effet la relation à la mort vue par les cultures bouddhiques est totalement différente de l’occident. Pour ces cultures la mort n’est pas la fin de tout, mais la porte vers une renaissance, une réincarnation. La relation, le respect et l’égard porté aux morts sous la forme de cérémonie, d’offrandes et de prières ont beaucoup plus d’importance dans la vie quotidienne. La notion de bienfaisance autour de soi durant sa vie terrestre, afin de préparer une bonne renaissance, souligne un rapport avec la mort différent de ce que l’on trouve en occident. Il existe encore bien d’autres différences, mais gardons simplement à l’esprit que la notion de renaissance est à elle seule la différence fondamentale entre les cultures occidentales et orientales que je souhaite souligner ici, par le biais de cette recherche.

Ainsi dans mon désir de représenter la mort sous des traits sublimés, il est possible d’y lire le résultat du choc culturel dont j’ai moi-même fait l’expérience. Ce résultat se présente sous la forme d’une analyse concernant la relation à la mort, et par l’orientation prise dans l’esthétique concernant la création.

La représentation de la mort aux caractères sublimes sous la forme de « Vanité » s’inscrit dans la suite logique de ces premiers travaux. Pour moi, la Vanité interactive serait une manière de joindre ces deux points de vue entre la culture bouddhique et occidentale, dans la représentation de la mort. Elle est ainsi devenue le cœur de ma recherche-création doctorale.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Figure 1. 46 : Images spectrales interactives(ISI)

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Cette deuxième partie va traiter d’un long état de l’art sur le genre de la Vanité. Il ne s’agira pas de remettre en question les différentes études qui ont déjà été réalisées sur le sujet. Mais de développer cette recherche en appuyant mes idées sur les propos d’éminents chercheurs en histoire de l’art, qui ont remarquablement montré comment la Vanité a joué, et continue de jouer un rôle important dans l’art jusqu’à aujourd’hui. En ce sens, je cite énormément Alain Tapié qui est à mes yeux le plus grand spécialiste sur la question de la Vanité classique. Avec ses livres Les Vanités dans la Peinture au XVIIe siècle (1990) et Vanité que me veux-tu (2010), il a apporté un regard nouveau sur le sujet de la Vanité, en classifiant cette dernière pour rendre compte des enjeux de ce genre tout au long de l’histoire sur les mœurs et l’esthétique. André Chastel est aussi largement cité pour son travail méticuleux sur l’histoire des iconotextures qui sont des phylactères, exhortant ce que deviendra plus tard le genre de la Vanité.

Je cite également un bon nombre d’écrits de Marie-Claude Lambotte qui a extrêmement bien redessiné les contours de la Vanité moderne, afin de la repositionner avec force dans l’art contemporain.

J’ai considéré que pour chacun de ces auteurs, les exemples qui accompagnent leurs citations doivent également apparaître pour argumenter en faveur de leurs écrits. C’est pour cette raison qu’une partie des exemples de Vanités ont été tirés de leurs ouvrages, le reste concerna des œuvres qui m’ont inspiré et touché. Il ne faut pas voir sur ce point un défaut de recherche de ma part, mais plutôt un désir de diffuser le plus précisément possible l’approche historique de ces historiens de l’art. Ceci dans le but de permettre par la suite, une meilleure compréhension des raisons et du cheminement de ma recherche, qui m’ont conduit des vidéos artistiques sur la représentation de la mort, à sa représentation sous la symbolique de la Vanité interactive.

Cet état de l’art sur la Vanité sera développé dans le chapitre 2.1. Il survolera une grande partie du Moyen Âge jusqu’à la Vanité moderne et conceptuelle. Grâce à cet

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Partie 2. Création de la Vanité interactive historique, il s’agira de comprendre comment la Vanité interactive a vu le jour, en jouant autant des caractéristiques et des symboliques de la Vanité classique et moderne. Ensuite le chapitre 2.2 sera l’occasion de découvrir la genèse de l’installation d’un point de vue réflexif et technique. Je vais expliquer en détail le principe du dispositif, le fonctionnement de l’installation et les intentions que j’ai voulu mettre en exergue. Je vais également, montrer comment l’installation a été réalisée comme une installation de réalité virtuelle, engageant tous les processus liés à ce type de création numérique, et développer toute la symbolique de cette installation.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1 L’attirance pour les Vanités et les Natures Mortes 2.1.1 La figure du squelette de l’antiquité au Moyen Âge

2.1.1.1 Le squelette dans l’antiquité : Avant le genre de la Vanité, la figure du squelette relatait l’essentiel des représentations du thème de la mort, de la fuite du temps et de la fin de toutes choses dans les arts. Apparue dans l’antiquité, la représentation de la mort était au cœur même des maisons, comme en témoignent les deux mosaïques retrouvées à Pompéi (50 après J.-C.). La première représente un corps sous la forme d’un squelette noir sur fond beige et cadre noir. Il tient dans chacune de ses mains une jarre à eau en céramique romaine. La constitution du squelette est naïve, il manque la colonne vertébrale, ce qui fait ressortir une prédominance du tronc supérieur, mais l’ensemble reste relativement bien proportionné. L’expression du visage est simple et fait penser que cette mosaïque est peut-être le dessin d’un esclave qui nous invite à jouir pleinement de la vie, mais aussi au « Carpe diem » car le futur est incertain.

Figure 2. 1 : Mosaïque trouvée à Pompéi. (Musée archéologique de Naples)

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Le deuxième dont le titre attribué est La roue de la Fortune montre un crâne (symbole du corps) en suspension et un papillon (emblème de l’âme) reposant sur une roue. Le crâne est surmonté d’un niveau de maçon qui fait office de balance entre une belle robe mondaine (image de richesses et de pouvoir) et une robe de bergère (effigie de pauvreté et de sobriété). Cette allégorie nous montrerait l’équilibre instable de la vie livré à la roue du destin. Elle serait la transposition visuelle de l’avertissement : « Omnia Mors aequat » (« la mort aplanit tout ») et aucune différence n’est faite. Ces allégories de la mort sont probablement les premières connues en histoire de l’art et elles sont les témoins de la relation particulière qu’entretenaient les Romains avec la mort.

Figure 2. 2 : Mosaïque trouvée à Pompéi : La roue de la Fortune. (Musée archéologique de Naples)

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.1.2 Le Gisant et le Transi Au Moyen Âge, la notion de vie et de mort est imprégnée par le christianisme qui maintient, des horizons culturels et religieux différents de la conception antique. La représentation des formes macabres, des squelettes pour exprimer la mort terrestre et la peur du néant sont rejetés. Pour la doctrine chrétienne, la mort n’invalide pas la vie, elle est le lien qui permet le passage d’un cycle à un autre, qui incarne un ensemble voué au temps de la vie éternelle. De ce fait, la crainte du néant n’a pas lieu d’être en tant que telle, et les images de la mort ne doivent pas agresser le cycle continuel de la vie. C’est dans ce contexte théologique que les squelettes macabres disparaissent des scènes religieuses. Jusqu’au milieu du XIIIe siècle, les sculptures et les éléments de décoration des tombeaux, s’affirment par la beauté et la plénitude des gisants qui éloignent la réalité cadavérique et le temps qui passe, au profit d’une figure idéale du défunt en pleine possession de sa gloire et de sa splendeur.

Figure 2. 3 : Anonyme, Gisants d’Isabelle d’Angoulême et de Richard Cœur de Lion, Fontevraud, Abbaye royale, XIIe siècle.

Ces gisants de Richard Cœur de Lion et d’Isabelle d’Angoulême de l’Abbaye royale de Fontevraud, témoignent de leur sérénité après la mort. L’allure béate que dégagent ces gisants manifeste que la mort est un renouveau dont ils sont dignes. L’attitude majestueuse et pieuse confirme leurs images par rapport à une doctrine chrétienne affirmée. Bien entendu cette manière d’exalter le corps après la mort n’est le fait que

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Partie 2. Création de la Vanité interactive d’une petite minorité de l’élite de l’époque. Elle montre à quel point, ces sculptures idéalisées, constituent la figuration de l’eschatologie chrétienne qui mène, soit à la Damnation ou alors au Salut éternel.

Figure 2. 4 : André Beauneveu, Gisants de Charles V le Sage, Paris, Musée du Louvre, 1374.

À cette époque on réalisait généralement trois gisants. Un gisant d’entrailles, un gisant de cœur, et un gisant de corps. Cette division de sépulture était liée à la tradition et aux difficultés de conservation du corps. Ainsi, on séparait entrailles, cœur et corps pour les placer dans différents lieux saints. Le gisant d’entrailles comme celui de Charles V ci-dessus était reconnaissable à la bourse de cuir représentée dans la main gauche du défunt. Le gisant de cœur se distinguait par la présence d’un cœur gravé sur la main gauche. En France les gisants les plus nobles se trouvent en la Basilique de Saint-Denis, où ne repose que des gisants de corps. À partir du XIVe siècle, dans un contexte de guerre interminable et de famines historique, les choses s’inversent avec l’apparition du premier transi connu, celui de Francis de la Serra, à Vaud. Contrairement au gisant, ces sculptures funéraires accordent de l’importance aux faits du temps qui passe, à la putréfaction, à la chair décharnée et sèche qui laisse entrevoir les os. Par l’horreur qu’elles donnent à voir, elles inspirent l’humilité aux pèlerins, comme dans le Transi de René Chalon. Ici le défunt asséché expose avec fierté son corps famélique, afin de montrer aux fidèles l’apparence qu’ils auront après la mort, pour leur inspirer d’avantage cette ferveur chrétienne.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Dans la double tombe de Henry Chichele Archevêque de Canterbury, la structure se compose de deux niveaux. Au premier niveau se trouve le transi, un cadavre asséché et momifié. Au second niveau se trouve le gisant (ou le priant pour certains tombeaux) en position de prière avec tous les signes de pouvoir et de richesse. Cette double représentation permet d’affirmer, un attachement aux valeurs terrestres, et une croyance spirituelle pour le royaume des cieux. Elle Figure 2. 5 : Anonyme, Transi de Francis de la Serra, souligne également par la figure macabre du transi, la vanité Vaud, Chapelle de La Sarraz, 1362. de tous les apparats de la vie du trépassé, qui sont inutiles dans la mort.

Figure 2. 6 : Anonyme, Tombe de Henry Chichele Archevêque de Canterbury, en la cathédrale de Canterbury, 1424-1426.

Sans jamais vraiment prendre la place du gisant Figure 2. 7 : Ligier Richier, Transi de René dans l’art funéraire du Moyen Âge, la figure du de Chalon, en l'église Saint-Étienne de Bar-le-Duc, XVIe siècle. transi perdure jusqu’à la fin du XVIe siècle. Elle est la célébration de la vie par le macabre qu’elle propose, ainsi que l’expression d’une évolution dans l’attitude face à la mort qui revient, vers la considération d’une mort terrestre de plus en plus porteuse. On commence à y voir, avec la mort du corps, les biens terrestres que l’on perd à notre mort et qui font toute la vanité de l’existence. Il est intéressant de noter que ces transis préfigurent à leur manière la dévotion pour le

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Partie 2. Création de la Vanité interactive face à face avec la mort méditative qui n’aura de cesse d’être exploré dans les natures mortes de vanité à partir du XVIe siècle.

Figure 2. 8 : Germain Pilon, Deuxième transi de Catherine de Médicis et transi d’Henri II, Saint-Denis, Basilique, 1567-1573.

Figure 2. 9 : Girolamo Della Robia, Premier transi de Catherine de Médicis, Paris, Musée du Louvre, c. 1565.

L’exemple du transi de Catherine de Médicis et d’Henri II montre à quel point le transi était à l’époque une figure sujette à polémique. Après avoir refusé la première version de son transi par Girolamo Della Robia, Catherine de Médicis ne laissa pas le temps au sculpteur de la finir. Elle commanda une nouvelle œuvre à Germain Pilon qui exécuta une sculpture à la croisée entre le transi et le gisant. Cette œuvre représente Catherine de Médicis en jeune Vénus allongée et pieuse, au côté de Henri II qui inspire la fraîche mort. À l’inverse des transis traditionnels, ce transi de la fin de la Renaissance n’inspire pas la mort par le côté macabre du corps en décomposition. Nous y voyons la mort par l’absence de symboles de richesse et de pouvoir. Les personnages sont représentés dans leur simple habit et semblent dormir profondément. Transi ils le sont, par la mise en œuvre d’une mort humble.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.1.3 Le thème des trois vifs et des trois morts Les grandes épidémies qui sévissent dans toute l’Europe au XIVe siècle et la peur qu’engendre cet épisode macabre, occasionnent dans les esprits une fascination pour la mort. Cet attrait porte essentiellement sur des illustrations qui montrent le contraste entre la splendeur de la vie et les conditions du corps en putréfaction lorsque la mort frappe. De plus, « la tradition médiévale avait fourni de nombreuses représentations de ce genre, facilement compréhensibles dans un monde où la dévotion religieuse dominait la totalité de la vie sociale et la conditionnait 95» Dans la lignée des transis, la même évolution macabre apparaît dès la fin du XIIIe siècle dans le thème de « La rencontre des trois Vifs et des trois Morts ». Ces illustrations de manuscrit exposent la rencontre entre trois vivants, généralement des nobles ou des personnalités de l’Église, et trois cadavres anciennement nobles ou ecclésiastiques. Dans une première mesure, cette rencontre est un simple face à face où l’étonnement se fait ressentir. Il n’y a manifestement pas de confrontation ni d’identification entre les cadavres et les vivants. Le mort n’est en aucun cas le miroir des vivants comme dans cette première illustration accompagnant un poème de Baudoin de Condé.

Figure 2. 10 : Poème de Baudoin de Condé, Paris, BNF, ms.3142, f.311v, vers 1285.

95 Claudio Strinati, « Vanitas » in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p.13. 127

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Dans cette illustration, les vivants ne sont guère étonnés de voir des cadavres à l’allure figée se présenter à eux. La présence d’un faucon témoigne de l’insistance de la symbolique chrétienne dans les ouvrages de psautier de l’Europe médiéval. En effet le faucon représente l’espérance de la lumière de la vie pour celui qui erre dans les ténèbres. Dans ces premières illustrations, les vivants et les morts sont séparés d’une frontière imaginaire, pour signifier la distance entre les deux mondes. Par la suite, les illustrations deviennent plus expressives. Les nobles sont à cheval, et les morts de plus en plus macabres interpellent les vivants par des gestes. On remarque qu’il y a toujours cette séparation entre les vivants et les morts, par une frontière que les cadavres ne traversent pas. La page elle-même peut faire office de démarcation, comme sur l’illustration du Psautier de Bonne de Luxembourg.

Figure 2. 11 : Psautier de Bonne de Luxembourg, New-York, Cloisters Museum., ms.1969, f.321v-322r, entre 1332-1349.

Vers la fin du XIVe siècle, les vifs et les morts se retrouvent dans le même décor. La démarcation qui les séparait jusqu’à présent prend la forme d’objet symbolique. La surprise des premières illustrations laisse place à de la peur. Ainsi, dans cette enluminure des Petites Heures du Duc de Berry, les trois vivants se dérobent face à leurs doubles macabres qui ne sont séparés d’eux, que par la frontière de leurs tombes.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 13 : Anonyme, « Dict des trois Vifs et des trois Morts », Petites Heures du Duc de Berry, Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. lat. Figure 2. 12 : Livre d'Heures à l'usage des Bourges, 18014, 1390. Moscou, Musée Historique, Mus.388, f.17, vers 1460.

Le XVe siècle verra ce thème prendre la tournure d’une confrontation entre les trois mondains et les cadavres. Même si dans la plupart des illustrations l’affrontement est toujours régi par une délimitation, sous la forme d’une tombe ou d’un calvaire ; dans certaines œuvres la frontière qui existait jusqu’ici disparaît. Les corps en décomposition s’attaquent dorénavant aux vivants. Comme dans le Livre d'Heures à l'usage des Bourges, les vifs n’expriment que le désarroi dans cet affrontement contre les revenants. Soulignant ainsi l’impuissance face à la mort, que l’on soit puissant, noble ou paysan.

Dans cette illustration votive, les trois morts revêtent l’apparence de corps décharnés et sombres proche des transis en sculpture funéraire. Ils portent pour certains des lances et jaillissent sur les vivants dans des scènes d’attaques lugubres, ou la Mort apporte elle-même les tombes (jadis représentant la frontière). La Mort contrôle ici la frontière entre la lumière et les ténèbres, c’est elle qui décide du sort de chacun.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 14 : Livre d’Heures à l’usage de Rome, Lewis, ms.E108, f.109v. fin du XVe siècle.

Figure 2. 15 : Livre d'Heures flamand, Londres, British Library, ms.35313, f.158v, vers 1500.

Certaines figures des Recueils de psaumes montrent la Mort dominatrice envers les trois vifs par une prise de liberté sur le thème et une évolution de la pensée sur la mort en accord avec l’époque. Ce thème des trois vifs et des trois morts qui a évolué vers la confrontation résume le dialogue entre les vivants et les morts, tout en faisant apparaître les classes sociales. Un dialogue mis en abîme dans le contraste, entre le faste de la noblesse des trois vifs, et la pourriture de l’aversion des dépouilles macabres, qui rend compte de l’égalité de tous face à la mort. Ce thème illustre une Mort qui incite les vivants à faire acte de remords et de repentir, par rapport à leurs offenses envers Dieu. Il offre en outre « un fil conducteur essentiel pour parcourir l’évolution du motif de la vanité dans l’image du squelette qui parle et avertit96 ». Ce point sera essentiel, car je vais y revenir tout au long de cette étude de l’évolution du squelette dans les thèmes suivants.

96 Ibid, p. 13. 130

Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.1.4 Le thème de la danse macabre À la suite des conceptions théologiques du cycle de la vie éternelle prêchées jusqu’au XIIIe siècle, une certaine évolution a été perceptible dans le thème des trois vifs et des trois morts. Cette évolution rappelle au peuple, la conception de la mort comme une fortune commune. Dans le même esprit, ce changement est aussi marqué par l’apparition du thème de la danse macabre ou de la danse de la mort. Elles seraient probablement apparues en France en 1424 dans les charniers du Cimetière des Saint- Innocents sous la forme de peinture murale. Aujourd’hui détruite, cette peinture nous est parvenue grâce aux gravures éditées par Guyot Marchant (1485). Composée de 17 panneaux, cette peinture est un exemple typique de danse macabre.

Figure 2. 16 : Gravures de La Danse Macabre du cimetière des Saints-Innocents, 1485.

Dans : Valentin Dufour, La Danse macabre peinte en 1425 au cimetière des Innocents, Paris, Guyot Marchant.

Généralement peintes dans des lieux saints ou plus rarement sculptées, ces fresques montrent des scènes où des squelettes décharnés entrainent les représentants de classes sociales suivant leur dignité dans la danse de la mort. Le nombre de personnages, la composition de la danse, la présence d’instruments de musique et

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Partie 2. Création de la Vanité interactive d’accessoires varient en fonction du lieu de la création. Ces œuvres sont généralement accompagnées de vers (souvent abandonnés au XVIe siècle), dans lesquels la Mort adresse sa détermination sans faille à son partenaire de danse (sa victime), et le refus intimiste de celui-ci de quitter la bienfaisance de la vie. Conséquemment, la mort ne prend en compte aucun critère lorsqu’elle nous entraine dans la danse. Riches ou pauvres, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, la mort n’invite pas à sa farandole, elle exige et séduit par sa musique satyrique à la suivre dans sa beuverie. À la manière des sirènes, la Mort charme, par l’illusion de la fête, elle n’épargne personne. La danse macabre est finalement un avertissement envers le peuple pour une vie plus pieuse et responsable. Pour cela elle rappelle que nous devons tous mourir un jour et saluer la vie qui est et sera toujours éphémère.

L’image de la Mort évolue au fil du temps et elle passe d’une représentation à base de squelette, au cadavre en putréfaction ou décharné. Une expression commence à apparaître sur son visage et l’on peut y lire le sourire sardonique qu’elle présente à ses clients.

Figure 2. 17 : Alfred Mahlau, vitraux de la danse macabre, Lübeck, Église Ste-Marie, 1955-56.

Cette remarquable danse macabre se situe à la ville de Lübeck en Allemagne. Elle remplace l’historique de 1463 peinte par Bernt Norke, puis remaniée en 1701 par Anton Wortmann et finalement détruite durant la Seconde Guerre mondiale. 132

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Au XVIe siècle, ces images deviennent de plus en plus variées. Hans Holbein le Jeune apporte une nouvelle vision à la danse macabre en redéfinissant le genre, avec sa série La Grande Danse macabre de 1525-1526, qui paraîtra par la suite en 1538 dans Les simulacres et historiees faces de la mort afin d’illustrer des citations de la Bible. En 1545 une deuxième édition rajoutera 12 épreuves aux 41 déjà présentes. Dans ses gravures, la Mort ne danse pas, mais joue de son agressivité sur les hommes, les obligeant à la combattre tous les jours. Elle en devient le fardeau que chacun porte en soi, en s’immisçant dans la vie comme une tragédie où tout est joué d’avance.

Figure 2. 18 : Hans Holbein le jeune, Danse macabre : l’Enfant, l’Empereur et la Nonne, gravure sur bois parue dans Les Simulacres & historiees faces de la Mort, 1538, Lyon.

Ces trois illustrations montrent cette lutte entre les vivants et la mort alors que celle-ci fait irruption dans la vie quotidienne. À gauche, la mort enlève l’enfant sans prévenir sa famille, qui ne peut que regarder avec désarroi, la détresse et l’incompréhension de leur enfant. Au centre l’empereur se retrouve sous l’emprise de la mort qui se place au-dessus de tous, elle règne à la place du souverain, sur les hommes et humilie celui- ci en posant ses mains sur sa couronne. À droite, une nonne tente de prier alors que la mort et un musicien l’empêchent de rester sur le droit chemin. Dans ce dernier exemple, il serait possible d’apercevoir un lien avec les danses macabres qui s’exerce avec la figure du musicien. Dans toutes ces gravures, y figure la Mort qui s’accompagne d’un sablier symbolisant sa maîtrise du temps de la vie. En somme, dans la danse de la Mort, la dernière heure a sonné, tout le monde est invité à suivre la mort, il n’y a plus de temps pour la rédemption.

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2.1.1.5 Le thème du triomphe de la Mort Un autre thème fait également son apparition suite aux innombrables épidémies de peste et à la vie quotidienne confrontée à la mort du fait des guerres interminables. Dans le même esprit que le thème des trois vifs et des trois morts, ainsi que de la danse macabre, se développe en Italie : le triomphe de la Mort. Le sujet est y le même, c'est- à-dire : l’égalité de tous devant la mort qui frappe impunément sans regarder les différences entre les hommes. Ici, l’apparence de la Mort continue son évolution vers toujours plus d’agressivité et de réalisme. À la différence des autres thèmes, le triomphe de la Mort relate des combats acharnés qui sont menés entre la Mort et les vivants.

La première œuvre connue serait Triomphe de la Mort, qui date d’environ 1365. Il a été attribué à Francesco Traini ou à Buonamico Buffalmacco. Cette œuvre réalisée au Campo Santo de Pise faisait partie d’un immense ensemble comprenant également une Rencontre des trois vifs et des trois morts, une Vie des pères du désert et un Combat entre anges et démons pour les âmes des morts.

Figure 2. 19 : Francesco Traini ou à Buonamico Buffalmacco, Triomphe de la Mort, Pise, Campo Santo, 1365.

Dans ce triomphe les dix vivants ne se soucient pas des atrocités qui se déroulent à leur côté. Ils continuent leur fête comme si la Mort ne pouvait pas les atteindre. À leurs pieds des cadavres de pauvres et de mendiants jonchent le sol et ne demandent qu’à mourir pour être libérés de leurs souffrances. Au-dessus d’eux, la mort surgit ; représentée dans une robe, une longue chevelure blanche et des ailes de chauve-souris,

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Partie 2. Création de la Vanité interactive elle vole en direction des jeunes insouciants, avec une faux démesurée pour les faucher. Ce qui ressort de cette œuvre est certainement cette image de la mort qui n’attaque pas toujours ceux qui veulent mourir.

Dans cette œuvre de Lorenzo Costa, le thème du triomphe de la Mort, montée sur un char trainé par des bœufs noirs, est mis en avant. La Mort semble avoir pris le pouvoir sur tous les hommes. Elle se positionne comme le centre de toutes les attentions, donnant même l’impression d’être devenue un meneur. Tous les hommes la suivent et laissent derrière eux leurs croyances ; signe que la mort arrache à tout ce qui peut relier à la vie.

Figure 2. 20 : Lorenzo Costa, Le Triomphe de la Mort, St-Jacques-le-Majeur-de-Bologne, Chapelle Bentivoglio, 1490.

Dans certaines œuvres du XVe siècle, la Mort devient encore plus cruelle. Dans le triomphe de Palerme, elle monte à cheval Figure 2. 21 : Gaspare Pesaro, Triomphe de la mort, pour attaquer les vivants en décochant Palerme, 1445-46. Aujourd’hui déposé au Palais Abatellis des flèches. À la manière d’un assassin, elle surgit de nulle part pour attaquer en plein jardin mondain. Des gens heureux, qui l’espace d’un instant se retrouvent au sol, agonisant, alors que la mort bien adossée à son cheval continue sa sauvagerie. Dans le cas présent, il n’est plus question de danse ou de découverte macabre. Les œuvres du XVe et XVIe siècle représentent des scènes de massacres ou de champs de bataille immenses.

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L’œuvre de Bruegel est parmi les plus belles illustrations du triomphe de la Mort dans une version apocalyptique. L’évolution qui s’y expose achève la transformation de ce thème en apothéose.

Figure 2. 22 : Pieter Bruegel l’Ancien, Triomphe de la mort, Madrid, Musée du Prado, c. 1562.

La Mort montée sur un cheval est venue avec son armée cueillir les vivants sur leur propre terrain. Elle ne se cache plus et n’agit plus de façon solitaire. Dans ce tableau toute promesse de rédemption est absente, il n’y a pas non plus de sens moral qui s’en dégage. La Mort a décidé du Jugement Dernier et tous les vivants seront obligés de la suivre. Une vision qui repositionne la Mort comme le sort ultime de l’homme et du monde, en somme la Mort dans une vision eschatologique. Les cadavres assaillants sont devenus très fidèles à l’anatomie d’un corps décharné, nous sommes loin des premières représentations de squelette du XIIIe siècle. Les anatomies d’André Vésale (1543) qui traitent de la description complète du corps humain peuvent être à l’origine de cette précision dans les dessins de la chair et du squelette. Finalement, au-delà de « l’image de la mort qui frappe puissante et inexorable, une méditation sur la caducité de la vie est en outre constamment présente dans les représentations médiévales des Triomphes de la Mort97 ».

97 Ibid, p. 14. 136

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2.1.1.6 Le thème de la Jeune fille et la Mort Un autre thème conduit cette étude vers la représentation de la mort qui commence à s’ancrer de plus en plus dans la vie quotidienne. L’empreinte moralisatrice et religieuse de la chrétienté n’est plus le seul commanditaire d’iconographie. Dans ce contexte apparaît le thème de la Jeune Fille et la Mort, qui exprime le macabre d’un point de vue humain en soulignant le lien entre la sexualité et la mort. Mis en forme vers la fin du XVe siècle à partir d’anciennes Mythologies, ce sujet sera très en vogue durant la Renaissance. C’est durant cette période que ce thème s’érotisera davantage, avec une jeune fille qui se laisse aller à l’échange sensuel et un revenant qui ne se gêne plus pour poser ses mains sur les attributs de la femme. Malgré cette sensualité charnelle, il ne faut pas en oublier la morale sur le caractère éphémère de la vie. Une morale que l’on retrouve dans le contraste entre la beauté innocente de la fille et l’aspect squelettique, décomposé et repoussant de la mort qui est le miroir de la pucelle.

Le temps d’un acte érotique, le squelette cadavérique prend le rôle des hommes dans ces iconographies. Par le plaisir sensuel, il invite les jeunes filles à le rejoindre, tel un Satyre ayant charmé une Nymphe. Le mort prend même l’initiative de poser ses mains sur le sexe de la pucelle, pour signifier la maîtrise qu’il a sur elle. N’ayant plus le choix, elle s’offre au revenant putride qui l’emmène dans sa danse. L’œuvre célèbre de Nicolas Deutsch montre une certaine transition avec le thème de la danse macabre, tant on a l’impression d’une danse érotique et sexuellement agressive. Dans l’œuvre Les trois âges de la femme et la Mort de Hans Baldung, c’est une allusion aux trois vifs qui est faite.

En effet les trois âges de la vie que cette œuvre propose, réinterprète le thème des trois vifs et des trois morts. Sans toutefois en garder le même sens moral, cette iconographie présente le caractère éphémère de la vie. Qu’elle soit enfant, adulte ou vieille, la femme aura toujours la mort derrière elle pour s’emparer de son innocence, de sa beauté et de sa sagesse.

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Figure 2. 24 : Hans Baldung Grien, Les Trois Âges de la femme et la mort, Vienne, Figure 2. 23 : Nicolas Deutsch, La jeune Fille et la mort, Kunsthistorisches Museum, 1510. Bâle, Kunstmuseum, 1517.

Même si dans la plupart des œuvres, la jeune fille parait éprouver du plaisir à côtoyer la Mort d’aussi près. Il ne faut pas oublier qu’elle ne peut en faire autrement, car la Mort a sonné le glas pour cette jeune vierge. C’est ce que nous pouvons constater dans l’œuvre La jeune Fille et la Mort de Hans Bladung, la jeune fille semble exprimer de la rédemption et de la crainte. Les mains jointes elle paraît prier et demander le pardon. Sachant que la fin est proche, ses yeux sont rouges, des larmes lui coulent sur les joues, son visage exprime de l’effroi, du dégoût et de la peur.

Figure 2. 25 : Hans Baldung Grien, La jeune Fille et la mort, Bâle, Kunstmuseum, 1517.

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Par un signe de main vers le sol, la Mort lui montre sa tombe. En tenant sa victime par les cheveux, le cadavre affirme sa maîtrise sur cette jeune âme qui ne demande qu’à vivre. Souvent les jeunes filles sont dénudées face à cette Mort sauvage et pervertie. Cette nudité symbolise l’intimité dévoilée qui se dégage de ces œuvres, une intimité mise au grand jour, car elle finira dans tous les cas décharnée, comme le corps putride de ces cadavres qui sont de plus en plus réalistes et effrayants.

On peut supposer que ce thème de la jeune fille dénonce la vanité de la vie, comparée à l’attitude inébranlable de la Mort qui ne fait pas de différence entre jeunesse et vieillesse. Il était déjà possible de retrouver cette vanité dans le thème de la danse macabre, mais avec une indifférence concernant les séparations sociales. La Mort entrainait tout le monde dans son sillage : riche ou pauvre, puissant ou mendiant, jeune ou vieux, homme, femme ou enfant. Pour tous ces thèmes : la danse macabre, la jeune fille et la Mort, le triomphe de la Mort, le glas a sonné et il n’est plus question de revenir en arrière, de penser à se repentir. La Mort vient chercher son dû et peu importe les moyens scandaleux qu’elle utilise. Ce que le thème de la jeune fille et celui de la danse macabre, soulignent dans l’érotisme macabre ou les festivités morbides, le triomphe de la mort l’affirme avec agressivité et violence. Pour sa part le thème des trois vifs et des trois morts, même s’il exprime aussi l’avertissement que tout le monde est concerné par la mort, accorde et exhorte les vivants à faire acte de contrition. Ces thèmes qui représentent un mal collectif, tant diffusé par l’église du Moyen Âge pour assurer la ferveur des croyants, représentent dans le fond la vanité de l’existence par rapport à une mort, qui ne se lassera jamais de nous suivre et de nous séparer de nos acquis terrestres.

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2.1.1.7 Les versos de portraits, les polyptyques, les iconotextures Cette idée de la vanité de l’existence peut également être aperçue, dans les versos de certains portraits ou les polyptyques. Par exemple, cette œuvre qui se compose de deux tableaux montre dans la première œuvre deux amoureux de la noblesse, couverts de leurs plus belles parures. Dans le deuxième tableau, les mêmes amoureux sont représentés dans la mort. Ils sont hâves, couverts de vers, de serpents et d’insectes qui leur rongent le corps. Le sexe de la femme est recouvert d’un crapaud, pour cacher cette partie intime, mais aussi pour symboliser la décomposition des chairs qui n’attire que ces batraciens. Comme habit ils ne portent qu’un drap et leur expression est celle du désespoir. Ces œuvres n’accordent aucune perspective de salut possible. Cette absence de rédemption est en accord avec l’évolution de la place de la mort entamée depuis le XIIIe siècle. Ici la peur du néant s’exprime et les formes de représentation macabres symbolisent le contraste avec la jeunesse, la beauté de la vie. Cela accentue cette idée de vanité de l’existence.

Figure 2. 26 : Anonyme, Couple d'amoureux, Figure 2. 27 : Anonyme, Les amants Musée de Cleveland, c.1470. trépassés, Strasbourg, Musée de l'Œuvre Notre-Dame, c.1470.

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Dans son œuvre Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, Hans Memling conçoit six tableaux qui mélangent habilement différents thèmes. Une des représentations est une tête de mort qui se présente sous une niche, et serait le même modèle que le revers du Diptyque de Jean et Véronique du même auteur. Aucun autre ornement n’est présent étant donné que le thème de la vanité n’existe pas encore. Par contre, l’œuvre est accompagnée d’une inscription sur la pierre, qui est tirée du chapitre XIX du livre de Job : « Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum)

Une autre est la représentation d’un cadavre qui vient de sortir de terre. Son ventre est ouvert et rongé par les vers. Un crapaud s’agrippe encore à ses parties génitales et son corps famélique est toujours recouvert de peau. Son crâne est à l’air libre, et sa posture indique sa joie de revenir marcher sur la terre des vivants. Sa posture est enveloppée d’un phylactère, sur lequel est inscrite une paraphrase du verset 3:19 de la Genèse98: « Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

La manière de composer ces représentations de la mort préfigure ce qui deviendra dans le Moyen Âge finissant les anatomies de cadavre. Souvent présentées dans les couvents et les églises, ces anatomies avaient pour fonction d’inciter ceux qui les regardaient à penser la mort. Elles renvoient à la finitude humaine et la conception pénitente que « seule la rédemption pourra faire échapper l’homme à cette dégradation99 ». Ces compositions étaient souvent constituées d’un squelette plus ou moins burlesque et d’un phylactère sur lequel étaient inscrits des textes sacrés. Cette

98 Tu es poussière : modestie de la condition humaine. Origine : formulation du châtiment, après le péché originel: " À la sueur de ton visage, tu mangeras du pain jusqu'à ce que tu retournes au sol, car c'est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras " (Ancien Testament, Genèse 3:19). 99 E.D, in Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p. 61. 141

Partie 2. Création de la Vanité interactive fusion entre le texte et l’image très rependue dans le bas Moyen Âge, se retrouve également comme il a pu être vu, dans les thèmes tels que les trois vifs et les trois morts, ou dans la danse macabre.

Figure 2. 28 : Hans Memling, Polyptyque de la Figure 2. 29 : Hans Memling, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, la tête de mort, Vanité et de la Rédemption, le squelette, Strasbourg, Musée des Beaux-arts, vers 1494. Strasbourg, Musée des Beaux-arts, vers 1494.

Ces « iconotextures » d’après André Chastel100 se développeront jusqu’à la moitié du XVIIe siècle. Elles incarneront la fatalité dans un contexte de tragédie collective, ou encore une fois les épidémies et les guerres imposent de penser la mort. « Ces anatomies moralisées101 », ainsi les nommes encore André Chastel, « suggèrent au mendiant un comportement et le renvoient à la lecture d’un texte de l’Ancien ou du Nouveau Testament qui exhorte à ne pas tomber sous le jugement et à attendre patiemment l’avènement du seigneur102 ».

100 André Chastel, « l’Iconotexte Bouffon », in Giovannie Pozzi, Forme e Vicende, Padoue, Antenore, 1989. 101 Ibid. 102 Alain Tapié, « Visage de la mort, temps, mémoire », in Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p. 66. 142

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D’après Tapié, « le squelette, par la précision scientifique dont il fait l’objet dans sa traduction, évoque les vertus de la connaissance positive103 ». En cela le squelette apparaît comme une mimétique de l’illusion de la vie qui lui est donnée pour parachever les dogmes de la religion, dans une période où la contre-réforme se fait sentir. La représentation du squelette dans ces iconotextures traduit alors ce que deviendront les vanités plus tard au XVIIe siècle. Pour Tapié, « Il se dessine dans ces représentations devenues symboliques du visage puis du corps de la mort une ligne de force fonctionnelle qui a trait de tout temps à la méditation sur la destinée. »104

2.1.1.8 L’influence du squelette sur la Vanité Le thème des Vanités succède en partie à ces différents thèmes qui sont les témoins d’une époque où la mort faisait partie de la vie. Une période ou la mainmise de l’église et de sa conception de l’au-delà, poussait les croyants à voir en ces figurations, l’avertissement qu’il faut avoir une vie repentie et sainte, afin d’atteindre le paradis et le cycle de l’éternité. Dans ce contexte la représentation de la Mort a beaucoup évolué. D’abord refusée avec les gisants, puis réintroduite avec les transis grâce à l’évolution des pensées à partir du XIVe siècle, la Mort se diffusa également avec les thèmes des trois vifs et des trois morts dès la fin du XIIIe siècle, en accordant au contemplateur, la possibilité de se repentir. Sa figure est celle du squelette décharné plus ou moins fidèle à l’anatomie, et devient de plus en plus agressive. Ensuite elle se développe dans le thème de la danse macabre, où elle est représentée comme l’instigatrice d’une festivité macabre qui a pour but, d’emmener avec elle les vivants sans faire de différence entre les Hommes. Ici la Mort est un squelette ou un cadavre putride en décomposition et sa représentation s’affine vers le macabre. Par la suite elle devient meurtrière et impose l’apocalypse dans le triomphe de la Mort, avec des revenants qui sont toujours plus agressifs. A cheval, armée de lance, d’épée ou d’arc, la Mort affirme sa suprématie sur

103 Ibid. 104 Ibid. 143

Partie 2. Création de la Vanité interactive les vivants qui mènent un combat perdu d’avance. Sa représentation y est extrêmement détaillée, l’anatomie du squelette et du corps est respectée. Dans ce thème il n’y a aucune contrition possible, la fin est là, on ne peut plus rien y faire. Ensuite dans le thème de la jeune fille et la Mort, elle s’adonne au plaisir de la vie en s’attaquant aux jeunes pucelles. Le cadavre en décomposition est dorénavant très proche de la véritable anatomie humaine. Qu’elle soit sous la forme d’un squelette ou d’un revenant osseux et en décomposition, la figuration du macabre est à l’opposé de la beauté des jeunes filles et permet d’insister sur ce caractère vaniteux de la beauté de la vie.

Au travers de ces différents thèmes, il a été souligné l’évolution de la représentation de la mort par le squelette qui s’est affiné vers le cadavre anatomique et les « anatomies moralisées ». Dans la même mouvance, l’évolution des pensées produite par la réforme de cette époque, conduit à cette idée que la vie est vaine, que les biens terrestres ne sont que vanités. Les morts collectives du Moyen Âge, canalisées et contrôlées par l’Eglise, ainsi que les commandes iconographiques religieuses, évoluent vers une personnification de la mort. Elle ne doit plus être une angoisse publique, mais elle doit devenir le signe d’une méditation solitaire. C’est ainsi que les commandes bourgeoises prennent le pas sur les iconographies religieuses dans la Renaissance et ce point sera essentiel dans le développement des Vanités du XVe au XVIIe siècle, au même titre que l’influence du calvinisme. Dans la section suivant je vais dépeindre comment les Vanités deviendront un genre pictural en soi durant le XVIIe siècle et cela en partie grâce à la nature morte, dont elle en est une catégorie.

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2.1.2 De la genèse du crâne de la Nature Morte antique à l’apparition des Vanités

On connaît de la Nature Morte sa période faste du XVIe et XVII siècle qui s’assimile souvent avec le thème de la Vanité. Il est cependant négligé de penser que la Nature Morte est une partie prenante de la Vanité. En effet il s’agit plutôt de l’inverse, en ce sens que la Vanité est une catégorie particulière de celle-ci dans un domaine beaucoup plus moralisateur, symbolique et religieux. Contrairement à la matérialisation de la beauté du réel de la nature morte, la Vanité exprime au travers de la représentation d’objet ou d’allégorie, un répertoire symbolique bien défini qui conduit à la méditation sur les vanités de la vie face à la mort. La composition d’objets (improprement nommé « Nature Morte ») est par définition, la représentation d’objets provenant de l’industrie humaine, de victuaille, de fleurs, d’animaux, d’éléments de la natures, qui appartiennent au plaisir de la vie et la vie elle-même, comme sujet de peinture. Elle naît d’après Charles Sterling, lorsqu’un peintre prend la décision d’organiser un groupe d’objets en une entité plastique chargée d’allusions spirituelles, qui ont pour vocation de communiquer par la beauté, leurs caractères émotionnels et poétiques entrevus par l’artiste dans l’assemblage de ces objets. Apparu dans le XVIe siècle dans l’Europe, il est intéressant de savoir que la Nature Morte existait déjà dans l’Antiquité. Les premières Natures Mortes datent en effet vraisemblablement de l’époque hellénistique et romaine de la Grèce, IIe et IIIe siècle avant Jésus-Christ. Malheureusement, aucun exemple ne nous est parvenu. Elle était à l’époque connue dans l’art Grec aux côtés des « scènes familières, paysages, représentations d’animaux »105. Les seuls connus qui nous sont parvenus sont des mosaïques d’Herculanum ou de Pompéi. Ces natures mortes étaient représentées pour leur existence propre et inspiraient les plaisirs épicuriens des choses de la vie, sans pensée morale. Ce qui s’avère diffèrent de la symbolisation hédoniste des Vanités du XVIIe siècle, qui sont pour moitié une lecture à contre sens de la nature morte antique.

105 Charles Sterling, La nature morte de l’Antiquité au XXe Siècle, Nouvelle édition révisée, Paris, Macula, 1985, p. 9. 145

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Malgré le dualisme mimétique (la représentation plus vraie que nature) et symbolique (les objets et le réalisme, qui invite au plaisir et sublime le réel) de ces natures mortes, l’Antiquité les place en tant que genre au plus bas de l’échelle.

Au Moyen Âge, avec l’hégémonie de l’Église catholique et le nombre sans

Figure 2. 30 : Mosaïque trouvée à Pompéi. (Musée archéologique de cesse croissant de Naples) représentations des scènes bibliques, la nature morte perd sa position centrale dans l’œuvre, ainsi que sa vocation de trompe-l'œil qui date de l’Antiquité. Il n’est plus question de conserver l’objet comme sujet de la peinture. L’importance que prend l’Église dans l’Europe médiévale impose l’objet au service de la composition de l’œuvre. Les symboles que revêtent ces objets doivent concourir au développement du thème religieux, en assujettissant ses caractéristiques, et son expressivité à la compréhension et la signification de l’œuvre religieuse. En somme, il ne doit pas être mis au premier plan ou être central, par rapport à la figure religieuse. Ainsi, la nature morte est peu à peu mise de côté et sera oubliée par l’art byzantin106 qui n’aura de cesse de concentrer sa création sur des thèmes religieux. Après des siècles de disparition, la nature morte réapparait en Italie au début du Trecento. Durant cette période de Pré-Renaissance du XIVe, Giotto compose de nouveau avec des objets au sein de ses figures afin d’apporter d’avantage de réaliste.

106 L'art byzantin s'est développé après la chute de l'Empire romain d'Occident en 476, et s’étend jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453. Son influence s’étendra encore durant trois siècles sur la Turquie, la Grèce, La Roumanie et la Russie. En occident, la Renaissance apporte un nouveau souffre à l’art. 146

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D’autre artiste comme Taddeo Gaddi, Pietro Lorenzetti, peignent des niches liturgiques en perspective. Ces peintures exposent des objets en trompe-l'œil, qui peuvent être considéré comme les premières natures mortes de la Renaissance. Il faudra attendre le XVe siècle et l’époque moderne de la Renaissance avec son élan théologique, intellectuel, philosophique et un regain d’intérêt des artistes pour l’illusion, pour que les éléments constitutifs de la nature morte commencent à se mettre en place. L’essor de la Nature Morte commence à se faire au XVIe siècle avec la peinture Flamande. La mise en scène des objets du quotidien va devenir un genre à part entière dans cette partie de l’Europe. Au départ, simple élément du tableau, la nature morte va progressivement occuper la place principale, au détriment des scènes religieuses, qui sont rejetées en arrière-plan. C’est à la fin du XVIe début XVII siècle que la nature morte se développe en tant que telle dans les écoles du Nord en Flandre et en Hollande. En effet, « la société néerlandaise, calviniste, répudiait les formes d’art religieux (…) Elle a prononcé et favorisé par son influence la laïcisation de la peinture107 ». Ainsi l’Europe du Nord favorisait-elle la commande bourgeoise en se spécialisant dans les Paysages et des Natures Mortes. Cette spécialisation de la composition aérée des fruits, des fleurs, et des repas servis ; souvent en vue plongeante, était essentiellement organisée autour du thème principal de la « table servie ». Un thème qui permet aux artistes d’explorer toutes les possibilités de leur sujet, sur les contours précis, des contrastes entre les jeux de lumière et les couleurs, ainsi que les différences de matière. Dans le langage d’atelier aux Pays-Bas on parlait alors pour l’époque de still leven qui signifie « nature immobile ». En Allemagne on parlera de stilleben ou encore still-life dans les pays anglo-saxons. En France on traduira cela par l’expression « vie coye » ou nature reposée. Enfin en Espagne on parlera littéralement de floreros y bodegones qui signifie fleurs et coins de cuisine. En plein développement dans les ateliers flamands et hollandais avec notamment F. Van Dijck, Frans Snyders, C. de Heen, David de Heen et surtout l’école de Leyde, la

107 André Chastel, « Glorieuses “Vanités” », in Alain Tapié, Jean-Marie Dautel, and Philippe Rouillard. Les Vanités Dans La Peinture Au XVIIe Siècle. Méditation Sur La Richesse, Le Dénuement Et La Rédemption. RMN - Paries Musées, 1990, p. 13. 147

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Nature Morte gagne peu à peu toute l’Europe. En Italie elle sera dominée par le Caravage qui affirme : « Il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu'un tableau de figures ». À l'inverse, les représentants des écoles modernes Paul Véronèse ou Le Bassan peignent la nature morte avec soin comme accessoires de leurs grandes compositions. Il faudra alors attendre le XIXe siècle pour que l’école italienne en fasse un sujet de tableau particulier. En France, dès le XVIe siècle les peintres hollandais installés sur le territoire amènent avec eux, ce genre qui sera vu par l’académisme comme un sujet mineur. Longtemps austère et imitant les artistes flamands, la nature morte française arrivera à maturité avec des artistes comme Jean-Siméon Chardin qui apporte, par la légèreté du pinceau et un coloris saturé, un relief surprenant aux objets. Dans un style plus décoratif, Paul Liégeois et Pierre Dupuis offrent une émancipation au genre en s’accordant avec l’époque baroque. C’est dans un contexte, où la Réforme affecte tous les aspects du catholicisme et protestantisme, qu’une catégorie de nature morte fait son apparition dès le début du XVIIe siècle. Alain Tapié en propose une explication :

« Les Ecoles du Nord de l’Europe, dans leur intérêt pour l’anatomie et la nature, lié à une profonde connaissance de la littérature antique, sont parvenues à formuler un type d’images picturales essentiellement destinées à la commande bourgeoise et privée conformes au principe de la Réforme pour l’iconographie et susceptibles d’inciter les non-croyants à la méditation. Le tableau se présente comme un amoncellement d’emblèmes et d’objets dont la possession apparaît vaine. La figure de l’homme est absente même si le symbole du crâne évoque, dans une ambiguïté volontaire, la fragilité de l’existence humaine et l’espoir de la Rédemption par le sacrifice du Christ. Souvent, un phylactère ou un billet reproduisent les mots célèbres de l’Ecclésiaste : «Vanité des vanités, tout est vanité108 ».

Dans un contexte où la figuration est refusée et méfiée par l’école du Nord, le crâne sera introduit de plus en plus dans les natures mortes comme un simple objet parmi

108 Alain Tapié, Jean-Marie Dautel, and Philippe Rouillard. Les Vanités Dans La Peinture Au XVIIe Siècle. Méditation Sur La Richesse, Le Dénuement Et La Rédemption. RMN - Paries Musées, 1990, p. 17. 148

Partie 2. Création de la Vanité interactive d’autres, au début du XVIIe siècle. Cette insertion du crâne a pour but d’accentuer la moralité du tableau. Tant celui-ci est le symbole de l’esthétisme et de la théologie éthique. Soumises à l’influence de la pensée réformée, « ces écoles du Nord établiront les règles de ce qui finit par être un genre à part entière prenant le nom de Vanité109 ». D’après Alain Tapié, ces représentations allégoriques s’expliquent par le besoin de supports pour une méditation personnelle et solitaire. Elles sont « une démarche qui conjugue savamment la pensée religieuse et philosophique, la représentation de la nature et la dialectique de la jouissance110 ». Elles sont la possibilité pour chacun de méditer, contrairement à l’angoisse publique du Moyen Âge exercé par l’Église.

Figure 2. 32 : Pietro Lorenzetti, l'Entrée du Christ Figure 2. 31 : Ambrogio di Bondone (Giotto), Les à Jérusalem, Assise, église inférieure de la noces de Cana, Padoue, fresque dans la chapelle basilique San Francesco, v. 1310-1320. de l’Arena, 1304-1306.

Figure 2. 33 : Ambrogio di Bondone (Giotto), Scènes de la vie de saint Jean Baptiste le banquet d’Hérode, détail, Florence, Basilique Santa Croce, Chapelle Peruzzi, 1320.

109 Alain, Tapié, « Visage de la mort, temps, mémoire » in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p. 67. 110 Alain Tapié, op. cit., p. 18. 149

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Figure 2. 35 : Floris Claesz van Dijck, Table dressée avec fromages et fruits, Amsterdam, Rijksmuseum, 1615.

Figure 2. 34 : David de Heen, Nature morte au homard, Rotterdam, Musée Boijmans Von Beuningen, 1648.

Figure 2. 36 : Jean-Baptiste Siméon Chardin, Nature morte, Paris, Musée du Louvre, 1760.

Figure 2. 37 : Caravage, Garçon à la corbeille de fruits, Rome, Galerie Borghèse, 1593-1594.

Figure 2. 38 : Jan Weenix, Un singe et un chien près de gibier mort, Amsterdam, Rijksmuseum, 1714.

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2.1.3 Le XVIIe siècle, le siècle des Vanités

2.1.3.1 Les prémisses de la Vanité

Dans le thème de la crucifixion, un crâne posé au sol accompagne souvent le christ. D’après Tapié « la tradition byzantine transmettait l’image du crâne dans la crucifixion, rappelant ainsi la signification du lieu-dit Golgotha, sépulture d’Adam, dont le péché devait être racheté111 ». Selon la doctrine de l’Église, ce crâne c’est l’homme lui-même que le christ est venu rédimer. Ce crâne, figure du destin de l’humanité « c’est aussi l’Homme universel, non nécessairement chrétien, qui médite sur l’image de la mort et met en garde tous ses semblables contre la caducité et la vanité des choses humaines112 ». Ainsi, pour Claudio Strinati la fresque de Masaccio La Trinité de l’église Santa Maria Novella de Florence peinte entre 1425-1428, « avait eu d’immenses effets sur les arts figuratifs, où le sujet de la vanitas acquit une profondeur accrue113 ». En effet, l’avertissement du squelette peint en bas du sépulcre : « J’ai été ce que vous êtes et ce que je suis, vous le serez-vous aussi » exprime parfaite les idées de la Vanité à venir. Il peut être émis l’idée que cette œuvre marque la fin d’une longue évolution de la place de la mort dans les arts figuratifs qui aura traversé tout le Moyen Âge pour s’achever à la Renaissance.

Un maître de l’envergure de Michel-Ange marquera aussi son époque en faisant scandale lorsqu’il commencera à peindre le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine en 1536. Loin du culte voué à la beauté qui caractérise la Renaissance, il accorde de l’importance au motif du squelette dans sa peinture. Alors que ses prédécesseurs traitent le thème avec profondeur, en délaissant la figure du squelette et n’osent pas enfreindre la tradition de la Renaissance, Michel-Ange remet tout en question, en apportant un regard neuf à la représentation et le symbole du squelette. En effet, « il ne le traita pas du point de vue de la vanitas, mais bien plutôt de celui de la terreur et du contact direct entre le vivant et le mort114 ». En effet les squelettes sont ici représentés comme des êtres qui n’ont pas de corps, seul un drap les recouvre et ils

111 Alain, Tapié, op. cit., p. 65. 112 Claudio Strinati, op. cit., p.13. 113 Ibid, p.14. 114 Ibid, p.17. 151

Partie 2. Création de la Vanité interactive sont en contact avec les vivants. Cette ambivalence du cadavre qui bouge comme un être vivant ; alors qu’il devrait être inerte, couché sur le sol, divulgué quelque part dans l’œuvre, dénonce d’après Strinati la dialectique du « non-corps ». Une peur indomptable et profonde de l’affrontement entre la laideur signe du néant de la mort, et la beauté attribut des joies de la vie. Dans cette peur, le squelette n’a pas de valeur philosophique ou méditative, sa seule présence est une fatalité refusée par beaucoup. De ce fait, Michel-Ange sera critiqué de toute part, mais le génie de ce visionnaire est qu’il a exprimé dans sa peinture ce que la plupart auraient pu imaginer, mais sans jamais pouvoir la représenter. D’après Strinati :

« Les images du squelette et du crâne ne sont pas des images chargées de terreur et elles ne revêtent pas, dans le domaine artistique, une simple fonction moralisatrice ; elles peuvent aussi en acquérir une autre, bien plus inquiétante, au point de faire émerger cette dimension de la laideur ancestrale dont l’homme a, à la fois, peur et besoin. Ce besoin fut ainsi mieux compris et canalisé vers de nouvelles formes d’art susceptibles de rendre à l’image du squelette, et surtout à celle du crâne, la fonction philosophique et méditative qui leur permit ensuite de jouer un rôle constant, indispensable et apprécié, en peinture et en sculpture, sans rien perdre de leur caractère intrinsèque d’inquiétude et de tragique115».

L’influence de Michel-Ange sur la suite du développement de l’art figuratif sera grande malgré les critiques qui auront raison de lui. Il faudra alors attendre le siècle suivant pour que l’hégémonie de la Vanité aperçue par ce maître soit comprise.

Les anamorphoses sont aussi un des procédés qui ont permis la mise en valeur de la Vanité du XVIIe siècle. Il s’agit ici de détacher le squelette ou le crâne du tableau par un procédé optique. Le but avoué de cette illusion est de travailler l’inconscient des vivants, de ceux qui pensent pouvoir vivre sans jamais croiser la mort. Inventées par Hans Holbein au XVIe siècle, les anamorphoses se développeront considérablement durant l’âge baroque. Dans son œuvre la plus célèbre, les Ambassadeurs de 1533, un objet étiré semble planer au beau milieu de la scène. Il s’agit d’un crâne peint en anamorphose, qui cache sa véritable nature du regard des non-initiés. Il faut en effet

115 Ibid, p.18. 152

Partie 2. Création de la Vanité interactive se mettre à une certaine position ou avoir un instrument de correction pour envisager l’apparition comme par magie d’un crâne dans le tableau. Cette non-présence optique, mais physique souligne la présence de la mort pour chacun de nous. Elle est une présence qui nous suit, sans que l’on puisse s’en rendre compte en l’absence de méditation et de sagesse. Cette présence s’applique aussi à ceux qui pensent être à l’abri de tout, comme ces ambassadeurs, qui manifestent leurs inintelligences dans l’obstination à ne pas voir la mort qui se matérialise devant eux.

En extrayant du contexte figuratif une dimension mystérieuse et inaccessible, les anamorphoses deviennent l’un des éléments principaux de la pensée baroque qui mènera aux Vanités.

2.1.3.2 La Vanité une allégorie de la mort

Le thème du crâne seul sans son squelette est apparu dans la peinture occidentale au XVe siècle sur les polyptyques flamands. Il se répand dans le nord sous l’influence calviniste. Comme cité ci-dessus il se cache dans les anamorphoses, et l’engouement autour de ce thème conduit jusqu’à la fin du XVIIe siècle. C’est au XVIIe siècle, période durant laquelle toutes les formes artistiques pourront libérer leur l’expressivité, que l’image du crâne incarnera la Vanité en tant que telle. Elle deviendra alors un symbole pour toute une décennie qui médita beaucoup sur la mort, la fugacité des biens et des plaisirs terrestres ainsi que l’espoir d’atteindre l’au-delà. Dans un contexte de bouleversements politiques, sociaux, et théologiques avec la nouvelle contre-Réforme. La civilisation s’est orientée davantage vers ce qui ressemble à une possibilité de rédemption, un point d’attache philosophique moralisateur par rapport au monde tumultueux de l’époque. La vanité conjugue une intention philosophique et morale qui doit prévenir contre l’attachement accordé aux jouissances des biens du monde. Elle fait suite à la figure des memento mori et en approfondit le lien entre Dieu et l’Homme. À propos de cela, pour Isabelle Degut « la vue, et par extension la

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Partie 2. Création de la Vanité interactive possession d’un memento mori, forçait tout chrétien à réfléchir sur la vanité de son activité et sur la fugacité des plaisirs terrestres, et l’invitait à se concentrer sur sa vie dans l’au-delà116 ». En somme, la Vanité fait suite aux arguments de la récente Réforme qui incite à vivre intensément. Alain Tapié dit à propos de l’intention spirituelle du crâne :

« Il est alors sujet de réflexion sur le passage de la mort à la résurrection, l’abandon de l’enveloppe charnelle et le dépouillement des biens de ce monde ; loin de n’être qu’un objet de mort, il signifie le dépassement vers le salut éternel et la résurrection. Il perpétue le message antique qui se niche au cœur de la moderne Réforme, celui de la caducité de toute chose pour celles et ceux qui pratiquent le carpe diem : vivre intensément le présent117 ».

Ce message est facilement déchiffrable dans la symbolique des objets propres à la Vanité du XVIIe siècle. De ce fait, la Vanité est ce genre de composition « où l’on rencontre le plus fréquemment des symboles du temps, de la brièveté de la vie, de la mort et de la résurrection : sablier, crâne, fleur, que l’on associe aux objets de l’activité humaine118 ».

Il a été vu que les racines de la Vanité étaient nombreuses, tous ces éléments achèvent leurs évolutions (symbolique, figurative, philosophique) vers le début du XVIIe siècle. C’est dans les écoles du Nord que le crâne apparaîtra comme élément moralisateur en commençant à être introduit dans les tableaux de natures mortes en tant que simple objet. Ces écoles souhaitent répondre à la commande bourgeoise, conformément au principe de la Réforme pour l’iconographie. Ils répudient la figuration, car ils se méfient des émotions causées par la figure humaine. Imprégnés de la méfiance protestante, ils feront de l’emblème, de l’ex-voto et du trophée les clefs de leur langage symbolique. Cette présence du crâne, exalte la moralité de la peinture au même titre que ce qu’il avait déjà pu apporter dans les autres thèmes renvoyant au memento mori. Mais contrairement aux autres environnements, la peinture de Nature Morte, apporte

116 Isabelle Degut, in Vanité: mort, que me veux-tu ?, [exposition, Paris, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, 23 juin-19 septembre 2010], Paris: Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent La Martinière, 2010, p. 83. 117 Alain, Tapié , op. cit., p. 65-66. 118 Alain Tapié, Vanité: mort, que me veux-tu ?, [exposition, Paris, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, 23 juin-19 septembre 2010], Paris: Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent La Martinière, 2010, p. 28. 154

Partie 2. Création de la Vanité interactive sa valeur esthétique au crâne, alors que celui-ci expose sa valeur éthique. Cette symbiose se traduira par une tradition de la nature morte à caractère moral et moralisateur. Un genre qui est paradoxal et terrifiant dans sa composition et sa morale. En plaçant le crâne sur la table de la méditation, à côté des livres, de la plume et de l’encrier, on y insuffle de la vie, une symbolique du destin de l’humanité et du repenti. Ce nouveau genre de nature morte va plaire et se répandre partout en Europe, du centre et du sud, des Pays-Bas, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de l’Espagne.

Plusieurs tendances se feront sentir durant le XVIIe siècle. C’est ainsi qu’apparaîtront différent thèmes: Saints en méditation et le retrait du monde avec Saint-Jérôme et Saint François d’Assise. Marie Madeleine, le Christ enfant et l’allégorie de la Rédemption, le sacrifice et les instruments de la passion, le portrait, le temps et la mélancolie, le symbole de la Résurrection et de la Vie éternelle… la liste est encore longue. Mais aussi des sculptures, des objets d’horlogerie et des bijoux… Cependant, tous auront pour leitmotiv le fonds commun de présenter dans la même œuvre « l’hédonisme le plus convaincu et de la mortification la plus sévère119 ».

En effet peu importe la tendance qui se développera en peinture. Qu’elle soit sur la symbolique de l’objet au Nord ou sur la figure au Sud, il y a dans ces œuvres la présence de cette tension ; entre la vie s’instillant et la mort lugubre. Une tension depuis laquelle émane cette idée du « Miroir de la mort, portrait de l’homme, en même temps que portrait de la mort et miroir de l’homme ». Pour Tapié, même si la Mort apparaît comme la fin de toute chose « la fonction de l’image n’est pas d’effrayer, mais d’accoutumer à ce passage nécessaire de la vie à la mort120 ». De ce fait, cette allégorie de la mort dans les Vanités sous la forme du miroir entre le crâne et l’homme, n’a pas pour vocation d’horrifier le regardant, mais plutôt de l’inciter à méditer sur la mort durant sa vie. Pour qu’il puisse lui sourire avec sagesse lorsqu’elle viendra le chercher et qu’il devra renoncer à tous ses biens terrestres accumulés durant sa vaine vie. Cette méditation il doit dorénavant la faire seul en présence d’un memento mori (contrairement à la réflexion collective du Moyen Âge). Devant l’élément qui montre

119 Claudio Strinati, op. cit., p.18. 120 Alain Tapié, op. cit., p. 30. 155

Partie 2. Création de la Vanité interactive la mort et la vanité de la vie (le crâne sous toutes ses formes, la Vanité ou l’ex-voto) la spiritualité est recherchée par la présence de ces symboles religieux. Il devient dans le XVIIe siècle la compagne que chacun se doit d’avoir à ses côtés, de regarder tous les jours pour qu’en découle une vie beaucoup plus pieuse. À ce propos Alain Tapié fait le rapprochement entre la nécessité de spiritualité de l’homme chrétien et l’homme antique. Dans la culture de la contre- Réforme, les figures des saints dans les différents modes d’expressions « illustrent le nécessaire abandon des biens et sollicitudes terrestres ; saisis par le désir de la rédemption ils sont encore habités de leurs tourments passionnels. On retrouve dans ces figures la tradition antique de la personnification entourée de ses attributs121». Il affirme que depuis l’antiquité cette hantise de la mort pousse l’homme antique à la recherche d’un sanctuaire pour « exalter l’existence terrestre » et concernant l’homme du Christianisme à se préparer pour l’au-delà. Voilà ce qu’il dit :

« La société religieuse a très vite conféré une nouvelle dimension spirituelle à ces modèles empruntés. Ce qui permettait à l’homme antique d’ «exalter l’existence terrestre» (Schefold, 1972, p. 13) permet à l’homme chrétien moderne de préparer l’au-delà. La continuité des deux cultures apparaît dans la nécessité permanente de se doter d’un environnement plastique quotidien et religieux, à caractère magico-protecteur. Là où pour l’homme antique le sanctuaire embrasse la totalité de la maison, pour l’homme moderne qui singularise sa relation avec le spirituel, le tableau votif devient le paradigme de ce sanctuaire122 ».

C’est dans les écoles flamandes que l’image du crâne finit par dominer la nature morte. Cette composition autour du crâne devient un genre, quand elle se détache de la nature morte en promulguant sa qualité de dépassement et d’avertissement de la finitude et l’angoisse de la mort par la perspective hédonique. Cette manière de composer le tableau infuse par l’image le crâne la conception d’un dépassement des visions restreintes à la vie de tous les jours, pour un regard plus subtil et rempli de sagesse

121 Alain Tapié, Jean-Marie Dautel, and Philippe Rouillard, Les Vanités Dans La Peinture Au XVIIe Siècle. Méditation Sur La Richesse, Le Dénuement et La Rédemption (RMN - Paries Musées, 1990), p. 17. 122 Ibid, p. 76. 156

Partie 2. Création de la Vanité interactive envers nous-même. Associé à une symbolisation bien précise, ces tableaux de dévotion prendront le nom de « Vanité ». Ce nom, elles le doivent à la présence du célèbre motto de l’Ecclesiaste : « Vanitas vanitatum, omnia vanitas : vanité des vanités, tout est vanité (I, 2)» et à sa composante principale « le crâne », qui par rapport à l’Église est une réponse à « la nécessité d’une vie chrétienne devant l’inanité de l’existence123 ». Son champ conceptuel traduit la philosophie et la morale de la pensée artistique Réformée en formes plastiques. Ces formes, mettront en avant des notions telles que l’anatomie moralisée, le sacrifice, le savoir et les arts, le pouvoir, les richesses, les scènes de genre, la résurrection, le temps, la mort, la représentation cathartique, l’élévation, la sainteté, la spiritualité, l’éphémère…

123 Ibid, p.212. 157

Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.4 Les symboles dans les Vanités

2.1.4.1 Objet de Vanité

Le cadre théologico-moral du XVIIe siècle a contribué à l’apparition des Vanités avec ses dispositions conventionnelles des emblèmes et devises. Cette manière de composer l’objet et la figure, la différencie d’autres genres votifs de cette époque. Son rapport avec la mort insufflé et inspiré par l’Église Réformée attribua la signification à la composition allégorique tout entière. De ce fait la symbolique afférée aux objets de la Vanité différencie radicalement la représentation de la signification. C'est-à-dire que la signification des éléments présents dans la Vanité n’est pas toujours similaire à la définition visuelle de cette composante. Les différents répertoires iconographiques de la Vanité : le crâne, les fleurs fanées, la bougie éteinte ou en combustion, le sablier, la clepsydre doivent être compris comme les symboles de la mort et du temps qui passe. Les livres, les parchemins, les lunettes, les équerres, les pinceaux symbolisent quant à eux les sciences et les arts qui affirment la prétention humaine à dépasser le divin dans sa faculté à agir et à concevoir. Les pièces de monnaie, les bourses et les bijoux symbolisent les richesses et les biens terrestres auxquels il faudra renoncer. Les figures de jeunes femmes s’admirant dans un miroir, avec la mort derrière elles, de vieillards avares ou de scènes de genre, sont des allégories qui évoquent la vanité de l’humanité face à sa condition. La représentation des Saints méditant (Madeleine Pénitente, Jérôme, François d’Assise), sont quant à eux la symbolique de la vanité de l’entreprise humaine comparée à celle du tout puissant et que seule la méditation, la croyance et la sagesse permettra d’atteindre Dieu.

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Au début du XVIIe siècle, la première Nature Morte moralisatrice est apparue dans les écoles du Nord, avec l’œuvre de Jacques de Gheyn en 1603. Cette peinture néerlandaise représente très bien les premières Vanités à nature morte. Ces premières iconographies sont simples, très peu d’ornement forme la composition du tableau. Comme dans l’œuvre de Gheyn où on y voit juste quelques objets symboliques articulés autour d’un crâne qui renvoie à la mort. Des pièces de monnaie, une fleur fanée, une bougie éteinte, des pièces avec l’effigie de Charles V et Jeanne Figure 2. 39 : Jacques de Gheyn, Vanité, New-York, Metropolitan Museum, 1603. d’Aragon reine de Castille, un blason, rappellent le temps qui passe et la caducité de la vie pour tout le monde même les plus puissants. Tous ces éléments sont posés sur une niche au-dessus de laquelle on aperçoit une bulle de savon en lévitation qui est le reflet du monde. Deux philosophes Démocrite et Héraclite situés sur le haut de la niche montrent du doigt cette bulle, signe que cette fenêtre sur le destin de l’humanité est d’une vaine consistance éphémère comparée à la détermination inébranlable de la mort.

Les quelques décennies suivantes 1620-1630, verront apparaître cette convention des emblèmes et devises qui codifie et développe le répertoire iconographique de la Vanité. C’est à ce moment que les symboles apparaissent et se diversifient. Les œuvres se composent alors des symboles cités ci-dessus, comme celui de la puissance et de la richesse (couronne, bourse, bijoux, pièces de monnaie avec effigie, vaisselleries), de la

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Partie 2. Création de la Vanité interactive mort (verre vide, chandelles consommées, violon ou luths cassés, bulle de savon, boule de verre, et bien entendu le crâne ou animaux morts), du temps qui passe (les fleurs fanées, les fruits ou mets pourrissants, la clepsydre, le sablier), des arts et des sciences (ouvrage de littérature ou de musique ouvert, instruments de musique, pinceaux, cartes, globe terrestre, instrument de mesure mathématique), du plaisir de la vie terrestre (jeux de cartes, dès, gobelet, pipe, gourde à vin) et de la Résurrection (certaines fleurs, épi de blé ou de maïs, rameau de laurier ou de lierre).

Figure 2. 40 : Sébastien Stoskopff, Vanité avec un vase de thériaque, Zürich, Koetser Gallery, 1627.

À partir de la moitié du XVIIe siècle, et après s’être émancipée dans tous les grands pays de la Contre-Réforme, la vanité s’apparente à la mimétique de la nature morte dans la mesure où elle se transforme chez certains artistes en prétexte à la représentation savante d’objets luxueux.

Figure 2. 41 : Pieter van Steenwyck, Ars longa, vitta brevis, collection particulière, entre 1633-1656 160

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 43 : Vincent Laurensz Van der Figure 2. 42 : Simon Renard de Saint-André, Vanité, Vinne,Vanité avec couronne royale et le portrait de Marseille, Musée des Beaux-Arts, c. 1650. Charles Ier d’Angleterre, décapité en 1649, Paris, musée du Louvre, XVIIe siècle.

Dans la même mesure, les allégories de Vanité deviennent un genre important dans les écoles du Sud qui favorisent la figure. Ce thème sera largement traité, on y verra des allégories sous la forme de peinture historique, de scène de genre ou de vie domestique, de portrait ou d’autoportrait, de représentation de sages et d’ermites, de jeune personne insouciante que la mort guette, de femme au miroir ou au crâne dont la beauté égale la plus haute des vanités, d’enfant aux bulles de savon.

Figure 2. 45 : Antonio de Pereda y Salgado, Figure 2. 44 : Anonyme français, Rome, Galleria Allégorie de l'éphémère, Wienne, Nazionale d'Arte Antica, ca. 1630. Kunsthistorisches Museum, c.1654.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 47 : Guido Cagnacci, Allégorie de la Vanité Figure 2. 46 : Guido Cagnacci, Allégorie de la et de la Pénitence, Musée des Beaux-Arts, Amiens, vie humaine, XVIIe siècle. vers 1640.

La représentation de saints en méditation deviendra un des thèmes majeurs des Vanités du XVIIe siècle. Comme pour les allégories, ce thème se développera surtout dans le centre et au sud de l’Europe. Ce thème illustre Sainte Marie Madeleine pénitente, Saint-Jérôme, Saint-François-d ‘Assise, en recueillement, en étude ou en méditation sur l’objet du crâne. Ils tiennent souvent ce crâne à la main ou le regardent fixement avec un regard perdu dans les symbolisations théologiques. Ce thème rappelle alors au contempteur que seul Dieu peut offrir son salut à l’homme. Une élévation de l’âme qui doit passer par le repentir de l’homme.

Figure 2. 48 : Attribué à Abraham van der Schoor, Vanité à l'enfant, collection particulière, entre 1643-1650

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Figure 2. 50 : Caravage, Saint-Jérôme écrivant, Rome, Figure 2. 49 : Simon Vouet, St Jérôme et l'ange, Galleria Borghese, 1606. Washington, National Gallery, 1620.

Figure 2. 52 : Georges de la Tour, La Madeleine à la veilleuse, Rennes, Musée des Beaux-Arts, 1640. Figure 2. 51 : Domenico Fetti, Vanité, Paris, Musée du Louvre, 1623.

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2.1.4.2 Couleurs et Lumières des Vanités

Le ton des Vanités est souvent mélancolique, grave et silencieux, conférant alors à ses messages une valeur hautement spirituelle et emplie de développement personnel. Une renaissance pour celui qui entrevoit dans la Vanité, cette beauté de la transformation de l’âme par la couleur et les formes. De cette beauté, s’explicitent les valeurs chrétiennes Réformées qui permettent un passage de l’humain au divin. Les compositions sont souvent très chargées, et reposent la plupart du temps sur une ligne de force largement oblique. L’unité de la toile se repose alors souvent sur les couleurs, qui sont très chaudes : le blanc ivoire, l’ocre, le brun, le vert et le rouge (pour les fleurs et les drapés des saints entre autres). Toutes ces couleurs semblent avoir été traitées avec une teinte réchauffante, qui leur confère ce caractère mystique, profond, grave, conduisant à une empreinte de méditation et de spiritualité. Traditionnellement, le fond est souvent sombre, dans la pénombre, avec un brun foncé ou totalement noir. Rares sont les Vanités décrivant un paysage en arrière-plan, car la composition ne comporte presque jamais plus de deux plans. Cela permet de faire ressortir et de mettre en valeur la table servie, l’autel, les objets ou la figure. Couramment ces figures sont traitées avec le clair-obscur si cher au Caravage, qui par ailleurs avec Goya et sa période sombre, sont les prédicateurs de ce mode de rendu tellement propice au genre de la Vanité. L’éclairage dans la Vanité apporte beaucoup dans l’expressivité de l’atmosphère votive. En règle générale il y a un seul éclairage directionnel avec une illumination globale qui reste très faible pour accentuer le contraste, ainsi qu’une ambiance dans la pénombre. Dans certaines allégories, ou figures de saints, cet éclairage est fait par une bougie. Cette méthode accentue l’effet du clair-obscur et découpe les personnages du fond, comme s’ils surgissaient des ténèbres. Elle congédie les éléments non nécessaires de la pièce ou du décor, pour que le regard se focalise sur les seuls éléments et parties de personnage éclairés par la lumière de la flamme. La lecture de la lumière (quand il n’y a pas de bougie seule) se fait généralement de gauche à droite pour souligner la lecture du tableau comme s’il s’agissait d’un livre. Cette lumière provient la plupart du temps d’en haut avec un angle d’environ

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Partie 2. Création de la Vanité interactive quarante-cinq degrés. Cet angle est visible dans la réflexion spéculaire du crâne, des objets, la disposition de l’ombre sur les figures, et de l’ombre projetée des objets. Cet angle confère à l’éclairage, le sentiment que cette lumière est divine tant elle caresse les éléments et les personnages avec une délicatesse propre à son angle de projection et son intensité toujours douce. Cette manière de jouer sur la couleur et l’éclairage pour uniformiser la composition souvent très chargée permet de ne révéler que les objets importants de ces amoncellements. Cela permet également de présenter des œuvres dont la vocation est de donner confiance en son message méditatif. En ce sens, les tableaux de Vanité doivent respecter ces règles de réalisation, afin de pouvoir communiquer les affects qui aillent dans le sens de sa doctrine.

Cette œuvre de George de la Tour La Madeleine au miroir est un bel exemple de cette recherche de l’ambiance lumineuse spécifique aux vanités. Ici les formes et les couleurs ne sont visibles que par la découpe que produit la lumière de la bougie. Dans cette œuvre le clair-obscur est justifié par cette bougie qui brûle sa flamme derrière un crane qu’on ne distingue que par sa silhouette et son reflet. Pour sa part le visage et le torse de Madeleine s’en trouve sublimés Figure 2. 53 : Georges de la Tour, La Madeleine au miroir, National par cette lumière chaleureuse. Gallery of Art, Washington, vers 1635-1640.

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2.1.4.3 La symbolique approfondie des objets

Je vais maintenant développer les grandes symboliques des objets présents dans les Vanités. Un à un ces objets dévoileront leur signification en tant qu’éléments symboliques au sein de la composition allégorique de la Vanité. Pour ce faire je vais m’inspirer de la description des dix grands thèmes de l’expression picturale de la Vanité d’Alain Tapié provenant de son exposition de 1990124. - Le « crâne » est l’attribut de ce qui rappelle la signification du lieu-dit Golgotha. Dans l’art byzantin, il a été utilisé en ce sens dans les thèmes de crucifixions. Selon la tradition ce crâne est celui d’Adam (somme toute de l’humanité), dont Jésus est venu racheter les fautes. Passage de la mort à la résurrection selon la litanie de l’éternité de l’au-delà, il est le retour à la matière (la terre), l’abandon de l’enveloppe (l’aspect divin). Durant le Moyen Âge il aura été chez les artistes le masque de l’homme, chargé d’affects, ou bien encore une quasi-abstraction. Témoin du péché originel, il montre la voie à suivre, la Rédemption pour élever l’âme de chacun. Figure centrale et centralisée de la Vanité, la tête de mort du XVIIe siècle ne renvoie plus au domaine du macabre de l’art byzantin, elle est la figure qui prépare à cet espace de remise en question, de méditation et de spiritualité dans un contexte de Réforme ou la contrition à Dieu s’impose. - Les « phylactères » accompagnent la représentation de la mort depuis l’art byzantin. Ces missives, souvent tirées de textes bibliques dont le plus connu est « Vanitas Vanitatum omnia Vanitas », vont progressivement disparaître dans les Vanités, tant la composition symbolique de celle-ci portera seule le message. Ces exhortations si chères aux iconotextures seront remplacées par la force allégorique du mémento des iconographies à Vanité. - Le « livre » renvoie d’après Tapié aux amoncellements du savoir dans le studium, recueil de textes antiques, ouverts aux pages illustrées, refermés sur le secret de la parole sacrée, le livre est l’attribut du savoir et de la sagesse mais aussi de leur vanité.

124 A. Tapié, J.-M. Dautel, P. Rouillard, Les Vanités dans la Peinture au XVIIe siècle. Méditation sur la richesse, le dénuement et la rédemption. RMN - Paries Musées, 1990. 166

Partie 2. Création de la Vanité interactive

- Signe inévitable de la Vanité, « l’emblème » représente en un mot la vanité. Ses caractéristiques, sa philosophie qui conduisent à sa morale. Il est l’état intermédiaire de la représentation entre l’écrit et les images réelles. En somme l’emblème dans ce contexte est une image qui cache une moralité. - Élément disposé autour du crâne, ayant une importance aussi grande, les « objets » ont selon Calvin cette valeur de beauté, de somptuosité et matérialisent l’essence de Dieu. Ils peuvent être des objets d’art, de science, de richesse, de connaissance ou de plaisir. Par la valeur que l’artiste y confère, ils produisent des sentiments d’accumulation des biens. Des acquis qui restent cependant futiles, car ces objets sont périssables et leur abondance nous prévient du péché auquel conduit l’illusion de leur possession. Il faudra arriver à y renoncer pour accéder au salut éternel. - Un groupe d’objet esquisse cependant une autre acception, ce sont les objets renvoyant à la mesure du « temps ». Le temps se présente dans toutes les Vanités comme l’attribut qui amène toujours à la mort, à la fin de toute chose. Elle peut être sous la forme du sablier ou de l’horloge, de la notion plastique du passage ou de l’action en suspension, c'est-à-dire la fixité méditative, le mouvement en train de se faire. Elle affirme toujours l’avancement des choses. - Le crâne est souvent accompagné du temps, mais aussi d’un signe de la « nature ». Les fleurs et les insectes ou la nourriture qui décorent la composition, traduisent par leur beauté, la fragilité, le caractère éphémère de notre existence. - La figure du « corps » apparaît généreusement dans les vanités à caractère allégorique. Pour Tapié, dans les portraits, les scènes de genre, l’enfant aux bulles de savon ou la femme au miroir, le corps y est figuré dans le statisme de la condition sociale. Par la Vanité de sa condition, il exprime le dépouillement des biens terrestres vers la dévotion spirituelle. - La catharsis que représente la Vanité montre bien tous les « affects » d’une passion qui s’efforce d’éroder ou de glorifier les composantes symboliques des figures et des objets. Ces affects qui proviennent de la haute valeur morale des Vanités parlent directement à la sensibilité du regardant. De ce fait les affects de celui-ci, pourront l’amener vers un effet cathartique qui affirmera ou réfutera

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la dévotion pour le message spirituel de ce genre pictural. Le message des vanités dans les figures de Saint est l’exemple de missive ayant pour but de toucher les affects. - Selon Tapié, « l’impact de la topographie détermine le caractère de la représentation. « Lieux » naturels ouverts ou mi-clos. Paysages et grottes. Lieux quotidiens fermés. Tables et étagères. Lieux votifs ou fictifs. Niches et tablettes d’offrandes qui s’enfoncent dans l’infiniment obscur. La lumière est parfois seule à accueillir la composition125 ». - « La couronne de laurier » qui orne parfois les têtes de mort rappelle la philosophie néo-stoïcienne. Pour le stoïcien, celui qui s’affirme dans une vie vertueuse orientée vers la méditation et la spiritualité n’a pas à craindre de la mort, puisqu’il ne compte pas les heures qui le séparent de la mort. Elle peut aussi évoquer suivant les tableaux, la promesse d’une résurrection, car le laurier est le symbole de l’immortalité, la transcendance de la mort par l’empreinte qu’on laisse dans notre vie ou encore une gloire en train de s’éteindre.

Tous les constituants de la Vanité ont un rôle bien précis. Ils jouent souvent de la double perception (faste, et renonciation) qui accroît le regret de devoir quitter le confort de la possession du bien. Ils portent vers nous un regard de tentation souligné d’une caducité et d’une moralité du renoncement. Pour André Chastel, « toutes ces représentations, puisant aux mêmes répertoires, s’articulent par contraste et analogie en système126 ». Un contraste qui met en opposition et une analogie qui fait envie.

125 Ibid., p. 19. 126 André Chastel in, A. Tapié, J.-M. Dautel, P. Rouillard, Les Vanités dans la Peinture au XVIIe siècle. Méditation sur la richesse, le dénuement et la rédemption. RMN - Paries Musées, 1990, p.14. 168

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2.1.5 L’hégémonie des deux écoles et deux siècles d’absence

2.1.5.1 Objets et Figures

Au regard de la répartition des Vanités dans l’Europe du XVIIe siècle, deux grands courants se démarquent dans les méthodes d’expression du message de la vanité des biens de ce monde. Au Nord, sous l’influence de Réforme et par méfiance envers les émotions causées par la représentation humaines, les peintres et les commanditaires s’attachent plus à l’objet symbolique, à la décoration, au naturalisme des scènes. On préfère exposer le message conceptuel par la multiplication des signes. Alors que dans les pays latins, l’enjeu est la traduction de l’émotion du saint et des allégories antiques pour appuyer la morale de la Vanité. Alain Tapié dira à ce propos : « Aux écoles du Nord le jeu des attributs, le décor naturaliste, au sein desquels la figure fait parfois une apparition discrète, aux écoles du Sud le théâtre militant de l’expression des affects, analysant l’héroïsme douloureux de la foi et du renoncement incarné127 ». Pour André Chastel le Nord fait un discours sur la vanité de façon indirecte : « Les choses qui flattent les sens, cette pentarchie de notre vie, les symboles de la frivolité et même du labeur humain, tous sous le signe de la précarité et de la caducité. Pour sa part la figure n’a pas de place sinon par l’insertion de portraits qui marquent justement l’usage orgueilleux et illusoire de l’art128 ».

Alors qu’au Sud et au Centre la figure de Saint était privilégiée : « Le centre comme habitude, privilégiait la figure, et puisqu’il s’agit d’une image du deuil et de la déréliction, le Saint, la sainte, affrontent l’objet accusateur et médiateur : le crâne Saint-Jérôme, La Madeleine, le rencontre, le palpent, l’interrogent ; le scénario de la pénitence a inspiré plus d’un chef-d’œuvre129 ».

La figure des Saints qui se développe au Centre tient une place importante dans les Vanités. Ces tableaux ont un message plus accessible, moins abstrait que les

127 Alain Tapié in, I. Degut, R. Cotentin, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, Vanité: mort, que me veux-tu ? [exposition, Paris, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, 23 juin-19 septembre 2010]. Paris] [Paris : Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent La Martinière, 2010, p. 69. 128 André Chastel in, A. Tapié, J.-M. Dautel, P. Rouillard, Les Vanités dans la Peinture au XVIIe siècle. Méditation sur la richesse, le dénuement et la rédemption. RMN - Paries Musées, 1990, p. 14. 129 André Chastel, ibid., p. 14. 169

Partie 2. Création de la Vanité interactive compositions symboliques du Nord, tant ils tiennent lieu de représentation sacrée qui a déjà été étudiée et illustrée dans l’art byzantin. Sainte Madeleine pénitente incarne depuis le Moyen Âge un culte qui a pour fonction l’exhortation de la pénitence. En effet elle incarne un modèle de conversion d’une vie comblée de richesse et de plaisir évanescent vers une vie pieuse et solitaire, orientée vers le salut de son âme. Elle rejoindra Saint François dans cet abandon des passions, pour méditer sur le destin de l’humanité et l’espérance d’une Rédemption. Par la retraite de l’étude, de l’ascèse et de la prière, la dévotion de Saint-Jérôme « serait alors à l’origine des méditations sur les Vanités du monde parce qu’elle est le lieu du rassemblement des données poétiques, philosophiques et spirituelles, héritées de la tradition antique et fondues dans l’unité du message chrétien130 ». Ce manifeste est important dans le sens ou la Vanité tente de dégager une valeur spirituelle et méditative dans la peinture. Au Nord la vision stoïcienne est explicitée par la composition d’objet, alors qu’au sud, la spiritualité et la contrition auraient pour origine la dévotion de Saint-Jérôme.

L’Historien de l’art Ingvar Bergström montre bien le motto profond du genre des Vanités. Pour y voir plus clairement, il a effectué une division des tableaux de Vanité en trois groupes et sous-groupes : Le premier groupe évoque la Vanité des biens terrestres :  Livres, instruments scientifiques, art : c’est la vanité du savoir ;  Argent, bijoux, pièces de collection, armes, couronnes et sceptres : c’est la vanité des richesses et du pouvoir ;  Pipes, vin, instruments de musique et jeux : c’est la vanité des plaisirs. Le second groupe évoque le caractère transitoire de la vie humaine : squelette, mesure du temps, montres et sabliers, bougies et lampes à huile, fleurs. Le troisième groupe contient les symboles de la résurrection et de la vie éternelle : épis de blé, couronnes de laurier.

130 Alain Tapié in, I. Degut, R. Cotentin, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, Vanité, op. cit., p. 69. 170

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Dans la mesure où pratiquement tous les tableaux à Vanité incorporent plus ou moins les trois thèmes majeurs, il apparait clairement après cette mise à plat que les natures mortes à caractère moralisateur et les Vanités sont des tableaux qui expriment la vanité du monde, la nature passagère de notre existence et l’espoir de résurrection. Il est alors certain que les Vanités ont pour but d’éclairer les regardants sur ces sujets, pour qu’ils les dépassent, afin de renforcer leur sagesse, qu’ils laissent derrière eux leurs biens, méditent sur la mort, se dirigent vers la rédemption, dans le but d’atteindre l’éternité auprès de Dieu dans l’au-delà. La Vanité du XVIIe siècle aurait une conception qui tend à transcender l’image, par son champ sémantique qui couvre les mythes, la littérature, la pensée philosophique et théologique. Elle se nourrit pour cela des mythes, des thèmes antiques, des croyances envers l’au-delà qui se réalisent dans l’univers sacré de ses compositions.

À ce propos et pour faire suite à la classification ci-dessus, Alain Tapié accorde une explication au concept de la Vanité : « Le concept de la Vanité est polymorphe. Il se déploie dans une aire de conscience comprise entre les manifestations du vain, du vide, et les conséquences nécessaires que l’homme peut en tirer pour conduire sa vie, accomplir l’offrande et transcender la temporalité des choses terrestres. Nous avons vu que ce champ conceptuel traverse un mythe, un récit littéraire, anime une pensée philosophique, et se concrétise dans une pratique rituelle et religieuse. Les aspects de la Vanité prennent la forme de récit, eux- mêmes traduits symboliquement en des formes plastiques. Si la Vanité est bien un moment de la conscience formulée par le christianisme, elle n’en relève pas moins, nous l’avons vu, d’un substrat «archéologique» dont les composantes participent de l’universel sacré. S’y déploient les notions du temps, de mort, d’élévation, de résurrection au travers de pratiques, comme le sacrifice, l’offrande en ex-voto, la représentation cathartique131 ».

131 Alain Tapié, Jean-Marie Dautel, and Philippe Rouillard. Les Vanités Dans La Peinture Au XVIIe Siècle. Méditation Sur La Richesse, Le Dénuement Et La Rédemption. RMN - Paries Musées, 1990, p.75. 171

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2.1.5.2 Les causes de deux siècles d’absence

À la fin du XVIIe siècle, la Vanité se perd dans son extravagance à trop vouloir s’aventurer vers la quête illusoire du trompe-l’œil et à mettre en exergue la plasticité des choses. Contrainte par le renouveau stylistique, l’évolution de l’esthétique et le renouvellement commercial, l’iconographie anciennement originale de la Vanité lasse les artistes et s’épuise d’elle-même. Certains artistes n’auront de cesse de vouloir la relancer, mais la démarche est devenue uniquement structurale. Le message spirituel et les emblèmes symboliques ont laissé place à des objets peints à la perfection toujours plus réaliste pour émerveiller les commanditaires et le marché. En fin de compte, « l’image finit par porter seule le message et fait disparaître le sens fondamental (…) Les déclinaisons modernes et contemporaines de la Vanité parient sur l’enjeu formaliste au détriment de la richesse d’inspiration et plastique en lien avec des objectifs spirituels réels132 ». Cette lente agonie des Vanités se poursuivra durant le XVIIIe siècle où le poids de l’Église commencera à fléchir. La civilisation des Lumières entamera un changement profond dans de nombreux domaines intellectuels, philosophiques, culturels et scientifiques. Les intérêts du peuple se portent sur le bonheur personnel et l’échange intellectuel. Une profonde réforme de la société s’engage contre l’État et surtout l’Église. Dans ces conditions, des symboles moralisateurs propres à l’Église comme les Vanités ne pouvaient que s’effacer complètement. Début XIXe siècle un artiste défraye la chronique et présente des œuvres en rapport avec la Vanité, cet artiste est Francisco de Goya. Un peu avant sa période noire, il peint de grandes séries de tableaux en évocation du motif de la Vanité. À première vue, ces œuvres n’ont pas grand-chose à voir avec la Vanité du XVIIe. En effet les règles picturales de cette dernière sont absentes des tableaux du maître Espagnol. Goya souligne la vanité de l’existence par l’attribut du masque qui prend la forme du crâne comme dans l’Enterrement de la sardine 1812-14. Dans ce tableau « l’hallucinante mise en garde de la vanitas s’y superpose à la terrible dénonciation de l’insensibilité et de la

132 R. C, in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p.74. 172

Partie 2. Création de la Vanité interactive méchanceté des hommes 133». Le crâne prend la forme d’un masque sinistre et inquiétant, qui fait penser au miroir de l’homme des Vanités du XVIIe, mais en même temps nous conduit vers la Vanité moderne. Dans Le Temps dit Les Vieilles (1808-1810) Goya énonce la vanité moderne par le temps qui passe et la sénescence de la beauté qui s’installe. Tout comme les représentations de squelette du Moyen Âge, ces vieilles au visage fripées, sont ce que nous serons, en même temps qu’elles ont été ce que nous sommes ; de jeunes gens qui se croyaient éternels et qui ne concevaient pas qu’un jour, notre tour viendrait. Ces Vieilles et l’allégorie du temps qui se tient derrière elles, nous confrontent au temps inéluctable, aux hantises du vieillissement, et surtout elles représentent le côté futile de l’existence. Par la suite dans sa période noire, Goya exprimera la mort par la violence picturale et scénique.

Figure 2. 54 : Francisco de Goya, l’Enterrement de la Figure 2. 55 : Francisco de Goya, Le Temps dit Les sardine, Madrid, Real Academia de San Fernando, 1812- Vieilles, Lille, Palais des Beaux Arts, 1808-1810. 14.

133 C. Strinati in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol, C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. Paris : Skira-Flammarion, 2010, p. 20. 173

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Figure 2. 56 : Théodore Géricault, Les Trois Crânes, Montargis, musée Girodet, 1812-14.

Malgré le travail de Goya, durant le reste du XIX la Vanité sombre dans l’oubli collectif. Deux raisons principales en sont la cause. Tout d’abord les progrès en médecine qui depuis le XVIe siècle rendent les livres d’anatomies toujours plus précis et faciles d’accès. Le squelette se fait démystifier et les icônes en rapport perdent de leurs importances. Cette fracture s’ouvrira davantage à l’établissement de la Constitution civile du clergé de 1790 et du Concordat de 1801. Cette lente séparation de l’Église et de l’État marque une continuité dans la laïcisation entamée dès le XVIIIe siècle. Cela entrainera la fin de la mainmise de l’Église sur les croyances populaires au détriment de toutes les icônes religieuses. Ainsi « la figuration du rapport à la mort et à la rédemption sous la forme d’un avertissement «osseux» perd-t-elle de sa fonction134 ». C’est en ce sens que des œuvres de Géricault et de Cézanne font leur apparition comme de simple nature morte, ou le crâne ne représente que lui- même, un pur objet sans transcendance

Figure 2. 57 : Paul Cézanne, Nature morte, crâne et aucune. Des têtes parmi d’autres dans chandelier, Merzbacher Kunststiftung, 1866-67. une composition de nature morte. Ici la

134 Loïc Malle, “ « D’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent ». Essai d’inventaire thanatologique depuis me XXe siècle” in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol. C’est la vie !: vanités de Pompéi à Damien Hirst [exposition, Paris, Musée Maillol, 3 février-28 juin 2010]. 1 vols. Paris: Skira-Flammarion, 2010, p.82. 174

Partie 2. Création de la Vanité interactive mise en valeur se situe surtout sur la picturalité de l’œuvre, qui invite à s’initier à ce que deviendra la peinture moderne. Par la suite en Europe, les guerres se suivent de 1870 à la Seconde Guerre mondiale. Une grande effervescence intellectuelle remet tout en question et les œuvres picturales en rapport avec la mort se retrouvent au cabinet des curiosités. Le crâne devient le signe de la figure négative à bannir.

Au début du XXe siècle, la radiographie apporte une nouvelle façon de voir le squelette. Plus vrai que nature, cela permet une représentation et une perception du corps humain dans une nouvelle optique, qui aurait pu être utilisée par les artistes de l’époque. Mais les grandes guerres accableront cette découverte. Dans les mentalités collectives, on fera plus volontiers le rapprochement de toute représentation morbide avec l’horreur de la guerre et l’extermination concentrationnaire, relayée en masse par la photographie. Dans ce tourment historique, philosophique, scientifique et artistique, la Vanité propre au XVIIe siècle est oubliée au fond des caves, des musées ou des reliquaires. Pourtant, des artistes comme Braque et Picasso vont de nouveau s’emparer de l’image du crâne pour d’extraordinaires natures mortes. Ces œuvres resteront dans la même lignée de Cézanne, le crâne n’est qu’un objet qui représente un champ sémantique bien restreint par rapport au XVIIe siècle. L’acception moralisatrice du crâne n’existe plus dans ce genre de tableaux picturaux moderne.

Figure 2. 58 : Picasso, Poireau, crâne et pichet 4, Collection particulière, 1945.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Le crâne est dorénavant vécu et représenté autrement. On le rend plus accessible en « accentuant sa composante ludique, ironique et agressive, qui sert d’exorcisme suprême aux craintes et aux angoisses qui l’ont inévitablement connoté durant des siècles135 ». Pourtant même s’ils ne remettent pas en question la désacralisation de l’image de la Vanité dans leurs Natures mortes, les avant-

Figure 2. 59 : Georges Braque, L’atelier au crâne, gardistes comme Cézanne, Géricault, Collection particulière, 1938. Braque et Picasso, questionnent par la figure du crâne, la brutalité de la modernité par rapport aux valeurs traditionnelles. Car la Mort ne peut pas être associée purement et simplement à une valeur traditionnelle. En effet, tout dépend de notre manière de la concevoir, de vivre notre finitude. C’est peut-être en cela que la Vanité ne peut disparaître complètement. Elle ferait partie intégrante de notre culture, et chacun porte en soi un peu de cette symbolique qui ferait de l’humanité entière une Vanité.

En fin de compte le genre de la Vanité va de nouveau évoluer après presque deux siècles d’absence vers le milieu du XXe siècle. La figure du crâne suivra le même chemin, mais sera pour sa part propice à une culture populaire de masse.

135 C. Strinati in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol, C’est la vie !, op. cit., p. 21. 176

Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.6 La Vanité dans l’art contemporain

C’est au milieu du XXe siècle que le crâne va reprendre une importance chez les artistes. L’émancipation de la Vanité s’étendra de plus en plus dans le domaine de l’art. Depuis les progrès techniques, l’avènement des nouveaux médias, et les facilités que l’on connait à communiquer, jamais le crâne n’aura été aussi présent dans notre quotidien. Cette explosion permettra au crâne de dépasser la sphère de l’iconographie de l’art pour s’immiscer partout comme l’icône de la mort. Dans le domaine de l’art « les Vanités d’aujourd’hui ne répondent plus à une « stratégie d’intimidation » théologique ; au contraire, elles interrogent souvent, avec ironie ou virulence, le néant, le vide, la déliquescence du sacré136 ».

Dans l’art contemporain, La Vanité au XXe siècle est l’image désacralisée de la morale théologique qu’elle était auparavant. Elle a évolué vers une simplification de ses symboles, s’ouvrant de la même manière à un plus grand nombre. Dans la Vanité du XXe il n’est pas question de remettre au goût du jour, les amoncellements d’objets ou les figures de Saints. Dans les pays occidentaux, le crâne reste le symbole de la mort, ainsi dans la Vanité de l’art contemporain, il en reste évidemment l’attribut connotatif. La plupart des œuvres qui traitent de la représentation de la mort source de toute Vanité en sont le plus bel exemple. Presque tous les artistes contemporains ont au moins réalisé une œuvre sur le thème de la Vanité ou de la mort, en symbolisant leur intention par un crâne. Des photos des catacombes de Paris réalisées par Félix Nadar en 1861 en passant par les natures mortes de Braque, Picasso, les sérigraphies de crâne d’Andy Warhol opposées aux séries de stars, des têtes de mort en dessin de Jean-Michel Basquiat, des crânes voluptueux de Gerhard Richter, l’énorme tête de mort de Niki de Saint-Phalle, des Crânes de Gabriel Orozco, des sculptures de Xavier Veilhan, des vidéos de Koen Theys et de Gary Hill, aux performances de Marina Abramovic, des vidéos et installation de Abdessemed et des sculptures de Subodh Gupta… tous ces artistes ne

136 Élisabeth, Quin, et Isabelle d’Hauteville. Le livre des vanités. 1 vols. Paris: Regard, 2008, P28.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive travaillent pas particulièrement sur la mort, mais leur rapport à la mort les ont poussé au moins une fois à travailler sur la mort, afin peut-être d’exorciser ce mal qui les ronge, et qui les angoisse silencieusement. Que ce travail soit sous la forme d’un exercice envers la mort ou une Vanité, ils ont en commun de montrer la mort sous la forme du crâne ou du squelette désacralisé. D’un autre point de vue, il y a des artistes qui ont comme sujet la mort en elle-même. Le plus célèbre est très certainement Damien Hirst, mais ce serait sans compter sur les frères Chapman avec leurs sculptures de scènes morbides et Marc Quinn avec ses sculptures et son travail sur le corps. Pour ces artistes le crâne fait partie du corps, une partie qui peut-être symbolisée de toutes les façons possibles, elle renverra toujours à la mort. Pourtant en comparant, la première Vanité de l’histoire de l’art de Jacob de Gheyn le jeune de 1603, avec l’une des plus controversées et les plus chères de l’histoire, la Vanité diamantée For the love of God, 2007, de Damien Hirst, que reste-t-il de ces aspects spirituel, philosophique et moralisateur, hédonique de la Vanité classique ? Au premier abord, rien, si ce n’est que ces œuvres ont, vont et continueront de bouleverser et influencer le monde de l’art. Pourtant, une figure reste figée dans

Figure 2. 60 : Damien Hirst, For the love of God, 2007.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive cette recherche absolue de l’esthétique de la finitude ; le crâne demeure alors que tout disparait. Le crâne extraordinaire de Hirst, en platine moulé à partir d’un vrai crâne du XVIIIe siècle, avec de véritables dents, est serti de 8601 diamants et a été vendu pour cent millions de dollars. Cette œuvre résume à elle seule l’évolution de la vanité du XXe siècle jusqu’au XXIe siècle. À ce propos Gérard Wacjmann dira :

« L’œuvre prend à rebours la question de la vanité et montre comment on est passé de la vanité moralisée, théologisée par le calvinisme, à des objets infiniment plus séduisants, objets d’intérêt et de désir, et qui sont même en train de quitter progressivement leur statut d’objet pour acquérir celui de pure marchandise. Damien Hirst se situe là : à travers ce crâne ancien auquel on a rajouté des dents et serti plus de mille carats de diamants, il interroge le statut de l’objet. Marchandise artistique ? Objet d’art marchand ? Sa valeur est en tout cas sa valeur marchande. Quel est le statut de la mort et de son symbole dans un monde entièrement dominé par la marchandise ? Ce crâne renvoie à celui d’Adam, au Golgotha, à l’origine de l’homme, à l’objet le plus spirituel de l’humanité, mais là, il s’inscrit comme la marchandise absolue. Ce crâne diamanté est un aboutissement, l’ultime représentation de ce constat. C’est une bombe137 ».

À l’image de ce crâne de lumière, la Vanité est devenue une marchandise, un objet qui se vend, qui pose des questions sociétales de la première importance. Même si la Vanité ne fonde plus ces certitudes sur la religion, elle s’ancre sur le marché de l’art, et continue à nous évoquer des questionnements et à nous faire réagir face à son image. Des réactions plus ou moins profondes sur le sens de l’existence, la valeur de l’argent par rapport à la vie et la mort, la société marchande et de consommation à outrance, en somme elle interroge l’ontologie sociale moderne dans un monde toujours plus orienté vers la possession et les biens.

137 Gérard Wacjmann, in, Élisabeth, Quin, et Isabelle d’Hauteville. Le livre des vanités. 1 vols. Paris: Regard, 2008, p.50. 179

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C’est pour ces raisons et dans ces conditions qu’elle souligne une partie de la morale du XVIIe siècle en nous demandant au fond : « Que vaudront ces biens quand tu devras me suivre ? » Certains artistes affirment la Vanité dans un autre registre. Ces artistes travaillent sur la vanité en soulignant la mort par la fuite inéluctable du Temps, qui se caractérise dans leurs œuvres par le caractère éphémère des choses. Roman Opalka nous montre avec l’œuvre de sa vie, la matérialisation de la peinture du Temps. À partir de 1965, il entreprend de peindre une suite de chiffre de 1 à l’infini sur des toiles à fond noir de 196 x 135 cm. Arrivé à 1 000 000, il ajoute à chaque nouvelle toile 1% de blanc pour accentuer encore plus le passage du temps. Pour récuser les fraudes, il utilise un blanc de titane pour ses nombres et un blanc de bronze pour le blanchiment progressif du fond de la toile. De plus chaque fois qu’il finit une toile, il se prend en photo devant elle. Cette démarche se terminera à sa mort en 2011 sur le nombre 5 607 249. L’œuvre de Roman Olpaka exprime avec une grande sagesse la dualité entre l’existence et la mort, une méditation certaine sur la fuite du temps, et un désir d’éternité par la trace de son œuvre. Tous ces éléments se manifestent dans ses chiffres grandissants, qui traduisent le défilement de sa vie. Un défilement témoigné par les photographies qu’il prenait de lui. Voilà ce qu’il affirmait sur son œuvre :

« Pour appréhender le temps, il faut prendre la mort comme réelle dimension de la vie. L’existence de l’être n’est pas plénitude, mais un étant où il manque quelque chose. L’être est définit par la mort qui lui manque138 ».

Un manque qu’Opalka a retranscrit dans son œuvre comme s’il voulait en maîtriser le mouvement, la durée, le Temps qui y mène irréversiblement. Son œuvre répond « au paradoxe des Vanités non plus au plan de l’interpellation réflexive du spectateur, mais bien au plan de son implication au sein du processus temporel de corruption139 ». Car la vie du peintre se trouve indissociable de la démarche de l’œuvre envers le Temps.

138 Voir le catalogue de l’exposition Vanités contemporaines, Musée de Soissons, 1er mars-12 mai 2002, sous la direction d’Evelyne Artaud Cercle d’art, coll. Diagonales, p. 110. 139 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain, une introduction » in, A.-M. Charbonneaux, M.-C. Lambotte, C. Buci-Glucksmann[et al.], Les vanités dans l’art contemporain. Flammarion, 2005, p. 19. 180

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Figure 2. 61 : Roman Opalka, OPALKA 1965/1-infini, 1965-2011.

Figure 2. 62 : Roman Opalka, OPALKA 1965/1-infini, 1965-2011.

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Michel Blazy pour sa part, expose la fuite du temps par un travail sur la métamorphose et la dégradation de la vie organique. Dans ces œuvres il travaille des matériaux périssables comme des aliments, du papier, du coton hydrophile. Ses installations sont de véritables mises en scène du Temps et de la Mort vues comme « les moteurs d’un cycle sans cesse renouvelé de la génération à la corruption140 ». Dans ses œuvres, la matière organique se transforme dans le temps par la prolifération incontrôlée de micro-organismes qui la détériorent. Il réaffirme alors que le pourrissement signe de déchet et de mort, est finalement un processus produit par le cycle de la vie. Cette détérioration naturelle, créée de la vie, en se donnant en spectacle macabre. La Mort y apparaît alors comme le motif principal de la Vanité qui en découle. Car elle serait le passage obligé pour permettre la régénération vers un nouveau cycle de vie. En somme cela nous rappelle le cycle de la vie éternelle promulgué par les propos des Vanités classiques.

Figure 2. 63 : Michel Blazy, Sculptcure, 2002, Ausstellungsansicht.

Cette pertinence de la Vanité qui est entrevue dans la transformation organique de Michel Blazy nous permet de voir l’action essentielle de la Mort et du Temps engagés dans une dynamique de renouvellement de la vie. Une dynamique qui renvoie à un registre esthétique de la métamorphose et un registre philosophique de l’existentiel.

140 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain, une introduction » in, Ibid., p. 38. 182

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Déployés dans ce double registre, les dégradations des surfaces, les dégénérescences, les transmutations, les décrépitudes des formes, les moisissures et pourrissements microscopiques, les dessiccations et altérations des matières, les germinations souhaitées ou accidentelles, sont en somme une énergie du vivant qui s’articule autour de la Mort et du Temps en se nourrissant d’elle. Une sorte de mise en scène de l’éphémère et de l’approche matérialisée de la mort.

Pour leur part, certains artistes en viennent à faire disparaître le crâne, lorsqu’il s’agit de Vanité objet. Andy Warhol connu pour ses Vanités au motif de crâne, a créé ce type de vanité avec les Time Capsules. De 1974 à 1987 il a collecté toutes sortes d’objets, allant des souvenirs de vacances, des vieux journaux, des films, des cassettes, des emballages, aux chaussures de Clark Gable, une part du gâteau d’anniversaire de Caroline Kennedy ou plus extraordinaire, un pied momifié d’égyptien… bref, la liste est encore longue. Par manie de possession et par compulsion en rapport au temps, il range toutes ces « choses » dans des boîtes afin de donner forme à son obsession du temps. Il aurait également écumé New York à la recherche du moindre objet hétéroclite qu’il aurait pu croiser, afin de remplir ses boîtes, qu’il numérote soigneusement en plus de l’inscription de la date de début de collecte et de fin de collecte. Andy Warhol arrivera ainsi à rassembler 610 boîtes qu’il vendra chacune 500 dollars. Ce qui est intéressant de retenir est ce mystère des boîtes temporelles qui entoure ce travail, car l’acquéreur ne sait pas à l’avance le contenu des boîtes qu’il achète. Il y a aussi cette façon de contenir le temps dans ces boîtes, d’en arrêter l’avancée inéluctable. Warhol cherche à rattraper le Temps et à appuyer sur pause lorsqu’il met tous ces objets en boîte. Il accorde alors à l’acheteur la possibilité de relancer le Temps en l’ouvrant, afin de redécouvrir toute la nostalgie d’une époque, d’un événement particulier, d’un souvenir émotionnel.

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Figure 2. 64 : Andy Warhol, Illustration du contenu d’une Time Capsules.

Le travail de Warhol souligne par cette lutte contre le Temps, le refus de laisser celui- ci s’emparer des biens, de laisser la mort s’installer. Il combat à sa manière la fuite du temps inéluctable et cela rappelle les Vanités classiques dans une idéologie évoluée. Ici le Temps est mis en vente, la seule idée de biens dans ces boîtes, associés au nom de l’artiste suffit pour susciter de l’intérêt. Warhol aurait pu vendre le concept de boîte vide avec du temps virtuel à l’intérieur, mais ce qui intéresse les gens, ce sont ces objets et ce qu’ils représentent : le rappel d’un parfum passéiste. Un intérêt pour la possession qui reste cependant vanité, car le Temps reprend son cours une fois la boîte ouverte et perd ce qui en faisait sa valeur. L’ouverture de ces boîtes est alors comparable à la mort qui frappe.

Il est possible de remarquer avec ces exemples d’œuvres que la Vanité contemporaine a tendance à dévier du symbolisme de la Vanité classique. Elle expose son intention dans ses conceptions du Temps et de la Mort qui agissent au même titre que les emblèmes de sa figuration. À ce propos Marie-Claude Lambotte dit :

« Le paradoxe de la fixité qui rend compte de la fuite inéluctable du Temps, et de la Mort qui en interrompt le cours, continue ainsi d’agir dans le tableau ou l’installation au

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

même titre que la disposition conventionnelle des emblèmes de la Vanité. Plus généralement, et à la différence des Vanités classiques, la tentative pour résoudre ce paradoxe dans les Vanités contemporaines devrait naturellement compter avec la diversité des modes d’expression envisagés ; cependant, le déplacement de registre qui attribue à l’objet contemporain une signification quasi littérale plutôt que symbolique, et ceci indépendamment de tout contexte spirituel préalable, éloigne la Vanité du champ de la représentation pour la faire quasiment agir comme une de ces propositions performatives pour lesquelles l’énoncé fait acte141 ».

Dans l’installation de Claude Lévêque, les Champions de 1996, cette fixité du Temps et de la Mort est rendue manifeste par la disparition apparente de toute forme de vie. Dans son œuvre, la scène désaffectée témoigne d’une activité festive récente. Pourtant, il ne reste que la trace temporelle et matérielle du passage de cette existence. Les chaînes qui pendent au plafond, la boule à facettes qui continue d’éclairer, les chemises laissées à l’abandon sur des pneus témoignent un désert inhabituel pour ce genre de scène, comme si les hommes avaient disparu en un clin d’œil emportés par la mort.

Figure 2. 65 : Claude lévêque, les Champions, 1996.

141 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain, une introduction » in, Ibid., p. 16. 185

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Cette installation rend finalement compte de ce Temps qui passe constamment, et de cette mort qui nous fait disparaître. Ces deux notions devenant ainsi l’emblème de cette nouvelle définition de la Vanité. De la même manière que la définition des Vanités du XVIIe siècle pouvait se faire par la morale du Temps et la Mort, la Vanité contemporaine peut « affirmer une « vision du monde » qui inclut d’emblée la Vanité dans une des problématiques spécifiques du contexte contemporain142».

Cette façon d’appréhender la Vanité contemporaine, comme un témoignage de fixité sur le Temps et la Mort, trouve son évolution chez des artistes qui remettent en cause la moralité symbolique ostentatoire issue de la Vanité classique. Ici l’artiste laisse le choix au spectateur de conceptualiser et d’interpréter l’œuvre. Il n’est pas conduit par le fil des ornements symboliques. Le choix d’objet comme Vanité de la part de l’artiste entraîne une modification du lien entre le plasticien et son spectateur. De ce fait, le plasticien accorde au regardeur la liberté de son interprétation, le délivre des rapports conventionnels du monde de l’art. La balance passe du côté du spectateur qui doit peser le pour ou le contre. Ainsi la valeur de cette conception de la Vanité contemporaine repose sur l’approbation ou le refus du spectateur, à porter la responsabilité du sens à donner à l’objet et au concept de l’opération. L’œuvre de Jean-luc Moulène, Vanité, de 1996, traduit littéralement ce concept opérationnel. Son œuvre est une sculpture qui à première vue semble être un simple morceau de pierre à peine sculpté. En réalité, il s’agit d’un casque de motard à visière qui renvoie au crâne de la Vanité. Posé par terre, l’objet fait penser à l’accident de moto, mais la partie qui le supporte ne représente en rien ou très peu la forme d’un visage. Par cette mise en abyme du casque avec une forme indistincte, Moulène laisse l’interprétation de l’œuvre en suspens. Une histoire qui se nourrit des possibilités de représentation suscitées chez le regardeur, qui peut très bien en refuser la responsabilité et renvoyer l’objet à son inutilité. Dorénavant, le spectateur est malgré lui convié au choix de la destinée de la Vanité. Il ne se trouve plus dans la position, ou l’image en miroir des Vanités classiques lui imposait sa morale. Dans ce genre de Vanité contemporaine, il participe à la

142 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain, une introduction » in, Ibid., p. 39. 186

Partie 2. Création de la Vanité interactive signification de la Vanité, juge la véracité de l’objet et la survie du projet. Le spectateur deviendrait décideur, celui qui fait vivre l’œuvre par son choix esthétique et philosophique.

L’œuvre de Jana sterbak, Robe de chair pour albinos anorexique de 1987, revêt en partie cette opération de la Vanité contemporaine. Ici l’œuvre est une robe de chair portée par l’artiste. Cette œuvre traduit à la fois le caractère séduisant du corps et la répugnance de la chair à l’air libre qui renvoie à la mort. Provocant, mais en même temps réflexive cette robe finira par s’assécher, par se transformer au fil du temps pour devenir une relique engagée dans la mort, mais en même temps (comme il a été vu avec Michel Blazy)

Figure 2. 66 : Jana Sterbak, Vanitas, Robe de engagée dans un renouveau perpétuel, un cycle chair pour albinos anorexique, 1987. de la matière. Au-delà du titre, cette œuvre est un exemple de Vanité contemporaine. Elle symbolise, toute la complexité de la conception de vanité à une époque où toute chose est vouée à la soumission du marché. Par cet étalage de chair, de l’objet « femme » enveloppé, elle représente les biens de consommation courante, dans la lignée directe des tables d’abondance des Vanités traditionnelles. La valeur de cette marchandise vaniteuse n’a de prix que le renoncement à la procession de ce bien macabre qu’elle souligne. En effet, un rapprochement de cette œuvre des allégories de la femme et la mort du XVIIe pourrait être fait, tant cette femme semble implicitement embrasser la Mort. Chair contre chair, c’est bien de la mort sur la peau, la mort dans les tissus de l’humanité, que l’artiste nous invite à regarder. Les emblèmes du Temps, considérés dans la dégradation certaine de la chair, et de la mort, représentés par la robe, sont ici manifestés avec rage et puissance et nous confrontent à cette vanité conceptuelle. L’objet que représente cette femme, est exposé au jugement du regardeur, à lui d’en accepter ou non la proposition pour élaborer sa propre philosophie.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Dans ce contexte, toute chose peut être prétexte à une Vanité, tant que l’objet présenté par l’artiste est ressenti de cette manière et accepté comme tel par le spectateur. Les objets et sujets de la Vanité contemporaine, attendent du spectateur qu’il retrouve dans l’expérience artistique, la reconnaissance de son propos. Une reconnaissance qui est amenée par l’ensemble du travail métaphorique et métonymique de l’artiste pour expliciter son message. À la différence de la Vanité du XVIIe siècle, qui donnait à lire la morale de l’époque dans sa représentation. Le spectateur doit accepter l’expérience proposée par la Vanité contemporaine pour pouvoir se forger sa propre moralité. D’une lecture collective d’objet symbolique moralisateur, conduisant à la méditation, nous sommes passés à une expérience qui conduit à une interprétation philosophique personnelle. Pour ce faire, la Vanité contemporaine a réussi à se démarquer en réussissant le remplacement des objets et sujets classiques de l’allégorie du XVIIe siècle, par des emblèmes conceptuels et des objets considérés dans leurs singularités. À ce propos Marie-Claude Lambotte affirme :

« En effet, libérée du cadre métaphorique qu’offrait le contexte théologico-moral du XVIIe siècle et qui attribuait la signification à la composition allégorique tout entière, la Vanité contemporaine peut se trouver réduite à un seul objet, objet isolé d’une Vanité classique et désormais privé de son cadre ou objet hétéroclite dépouillé de ses significations passées. Dans les deux cas, et si l’objet ne procède pas d’une intention précise de l’artiste, il offre au spectateur l’occasion de s’éprouver philosophe et de tirer parti de l’insaisissabilité du sens. C’est en cela que la définition de l’abstraction procéderait plus de nos jours de cet écart entre la représentation et la signification que de l’aspect plus ou moins figuratif de la représentation. Et les Vanités contemporaines témoignent pleinement de cette problématique143 ».

La Vanité contemporaine apparaît comme cet art qui met en jeu l’image et l’objet dans un questionnement esthétique, pour manifester au regardant, par sa morale introspective, la remise en question de ses principes. La mise en lumière de l’action du

143 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain, une introduction » in, Ibid., p. 38. 188

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Temps, de la dégradation, du caractère évolutif de la Mort au profit de l’image du crâne miroir de l’homme, permet d’apporter une nouvelle façon de vivre l’expérience de la finitude. Par sa lecture empreinte de réflexion solennelle, qui invite à sa table la bienveillance du spectateur. Elle peut prendre le risque de dépasser tous les aspects symboliques de sa consœur du XVIIe siècle. Mais dans une société tournée de plus en plus vers la possession et la consommation de masse, elle pourrait singulièrement finir désuète, par rapport aux images et vidéos toujours plus nombreuses dans les médias numériques. Des médias qui traitent la mort sans aucun message autre que « l’information ou le divertissement… ».

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.7 Evolution de la figure du crâne

Vers la fin du XXe siècle, une différence importante se profile dans cette évolution de la Vanité, en même temps que la place de la mort dans "la société occidentale". Plus que jamais, pour la culture populaire, le crâne est l’attribut de la mort, pur symbole de cette finitude angoissante. Dans l’art contemporain, la Vanité garde son message moralisateur, mais comme il a été vu, elle ne le montre pas tout de suite, il faut en accepter la lecture que l’artiste propose, afin d’y accéder. La Vanité aurait tendance à disparaître au profit de l’effigie du crâne en se transformant en terme conceptuel, ou disparaissant derrière une mise en abyme. Ainsi depuis « l’âge moderne, l’idée de la vanitas ne disparaît pas, mais elle change d’aspect : on la vit et on la représente autrement que par le passé144 ». Dorénavant à l’époque contemporaine les valeurs de la Vanité auraient été réduites à la tête de mort. Le crâne peut être exposé « seul », comme l’objet emblématique établissant un raccourci vers la pensée théologique du XVIIe siècle. Hors de la toile d’un tableau, le crâne est devenu un objet que l’on peut voir, toucher, sentir, un objet physique, dans l’espace réel. Un élément qui porterait en lui toute la symbolique de la Vanité classique et qui englobe désormais la vanité elle-même. Non content d’avoir pris plus d’importance que la Vanité. Le crâne a su s’adapter à l’évolution des mentalités. Au fil des siècles, il a pu se décharger des valeurs théologiques qui le suivaient depuis les Vanités. Dans un monde qui ne croit plus autant et aveuglément en la parole de l’Église, ce déchargement lui permet d’être en accord avec la culture populaire en constante désacralisation. Le crâne, cet emblème de la mort, diffère de l’époque dans laquelle la vue ou la possession d’un memento mori « forçait tout chrétien à réfléchir sur la vanité de son activité, sur la fugacité des plaisirs terrestres, et l’invitait à se concentrer sur sa vie dans l’au-delà145 ». Cette tradition faisait référence à « In omnibus operibus tuis memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis » ( « Dans tout acte, souviens-toi de l’au-delà

144 C. Strinati in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol, C’est la vie !, op. cit., p. 21. 145 I. Degut in, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, Vanité, op. cit., p. 83. 190

Partie 2. Création de la Vanité interactive et tu ne pêcheras pas », Eclésiaste 7, 40). Aujourd’hui, la possession d’un crâne a perdu toute valeur ecclésiastique dans une société ou la religion est moins importante.

Fort de l’évolution de son signifiant le crâne s’émancipe. Il avait déjà été le signe d’un ralliement idéologique comme l’emblème de la rébellion envers la société dominatrice, lorsque les pirates se sont emparés de l’icône du crâne comme Pavillon de leur navire vers 1700. Après l’oubli des thèmes macabres entre le XVIIIe et XIXe siècle, en 1948 le crâne comme signe de ralliement idéologique réapparait chez les Hell’s Angels, qui vivent avec l’image de la tête de mort. Elle représente pour eux le signe de leur rébellion envers la doctrine du christianisme qui repose sur le paradis et l’enfer. Pour eux l’enfer est sur terre, nous sommes tout voués à payer nos fautes passées en vivant sur terre. Leurs doctrines affirment que le salut ne pourra se trouver qu’en s’échappant de cette vie (d’enfer), par la vitesse, la route et les produits stupéfiants. C’est dans cette optique que les Hell’s Angels entretiennent cette « relation viscérale avec la mort et son symbole, cherchant à la fois à la prendre de vitesse, à l’apprivoiser et à la faire rugir au nez des bonnes gens, messagers des highways infinies et de poussière146 ». Depuis les Hell’s Angels, les Bikers, mais aussi les gothiques, les « métaleux », les punks, en somme la culture de la musique au gros son distordu de la guitare électrique (appelons-les ainsi) ont tous la tête de mort et la couleur noire comme signe de ralliement. Un signe qui au-delà du goût esthétique, est le signe de la contestation, de la révolte, de la mort, du mal, de l’enfer, envers la société. Cet éveil des Hell’s Angels et des courants gothiques sont parmi les nombreux points de départ dans la culture populaire occidentale en rapport avec le macabre. Même si elle reste disproportionnée pour la plupart des gens, elle a contribué à l’évolution de la définition du crâne comme symbole de la mort et la démocratisation de celui-ci tout au long de cette moitié du XXe siècle. Pour aller plus loin, cette définition du crâne comme symbole de la mort, remonte à la représentation du squelette dans les iconotextures du Moyen Âge. Au XVIIe siècle, cet attrait pour le squelette ne faiblit pas avec l’arrivée des Vanités. Au contraire, « la réapparition en Italie du thème du squelette en tant que symbole de la mort qui menace

146 Élisabeth, Quin, et Isabelle d’Hauteville. Le livre des vanités. 1 vols. Paris: Regard, 2008, p. 15. 191

Partie 2. Création de la Vanité interactive ou accompagne l’homme, au-delà de l’idée même de vanitas147 » montre qu’à cette époque, la morale de la Vanité commençait déjà à être dépassée par son emblème principal du squelette et du crâne. De nos jours la Vanité ne peut même plus être prise en compte en dehors de son contexte artistique. Sans la présence de l’artiste ou d’un cadre muséal, elle n’inspire plus les foules. Alors que pour sa part la figure du crâne se propage plus vite que le concept de la Vanité elle-même. La figure du crâne dépasse les obstacles qui auraient pu empêcher son ascension dans les goûts, les mœurs et la mode. En effet, même si le crâne garde en lui les vestiges des horreurs des deux grandes guerres mondiales, et plus encore de toutes les guerres, il a pu en dépasser les stigmates, grâce notamment à l’évolution idéologique de la société moderne. À la différence de cette image populaire du crâne entaché par le deuil durant la première moitié du XXe siècle, il se profile dans les années 1950 avec les Hell’s Angels, de cette nouvelle ascension de la tête de mort qui ne rappelle plus les horreurs du passé. L’évolution de la symbolique du squelette et du crâne se fait au détriment de la Vanité et du devoir de mémoire. C’est en ce sens que le crâne dépasserait toute moralité, en se permettant d’être l’icône d’une génération, l’icône de la contestation. D’un mal de vivre dans une société qui à partir du dernier quart du XXe siècle, se transforme en une masse géante avide de consommation. D’ailleurs, une société de consommation souvent dénoncée comme la vanité de la mondialisation par les artistes. Ces dernières années, la tendance s’est vraiment portée sur un phénomène autour du crâne que l’on appelle dorénavant Skull dans le milieu de la mode. C’est le styliste Alexander Mc Queen qui a en partie démocratisé cette mode en 2004 avec le fameux foulard en soie aux imprimés Skulls. Depuis cette tendance a fait son chemin à tel point que le design et la joaillerie de luxe reviennent vers ce genre de représentation. Les jouets, et les objets de consommation courante ne sont pas non plus en reste. Sous l’aspect d’un bijou, d’une bague, d’un pendentif, d’une fantaisie, d’un t- shirt, de pâtes alimentaires, de jouet érotique, de mug, de casque audio, de couvert, de drap, d’insigne, de stickers, de bonbon… l’icône en forme de crâne est devenue aux yeux du grand public une image comme les autres qui plaît esthétiquement.

147 C. Strinati in, Fondation Dina Vierny - Musée Maillol, C’est la vie !, op. cit., p. 18. 192

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Mais là où le phénomène est le plus important, est la mode. Une mode qui fait et défait continuellement les goûts. Ainsi depuis peu elle se permet de voler l’exclusivité de la figure du crâne au gothique. Voici visuellement quelque exemple parlant de ce phénomène, qui je le rappel, ne touche que les pays occidentaux et certains pays asiatiques :

Figure 2. 67 : Exemple de produits dérivés de la figure du crâne.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

De haut en bas et de gauche à droite : Guirlande, Tête de mort, décoration mexicaine par Cocoflower. Foulard, Ivory Black Skull Scarf, par Alexander Mc Queen. Accessoire, Lucien Pellat-Finet. Montre et Pull, Lucien Pellat-Finet collection 2006-2011. Lampes, memento mori, de Fernando Agostinho collection 2012. Porte clés One Piece, Casque audio, goodbye-kitty-skull, par On-earz, Pendentif et Bague, Reines et Rois, par Victoire de Castellane, collection Dior Joaillerie 2009. Figurine, Goldies, Par Seletti, collection 2012. T-shirt, Raven Long-Sleeve, par Alexander Mc Queen, collection 2012. T-shirt, collection Galerie Lafayette 2012. Portefeuille, Alexander Mc Queen, collection 2012. Crâne déco, the hamlet dilemma, par Seletti, collection 2012.

Figure 2. 68 : Lustre en verre de Murano de Philipp Plein, collection 2012.

À cause de cette émergence du « crâne populiste », la Vanité n’a plus lieu d’être dans les esprits de la jeunesse contemporaine à l’ère d’internet. Il suffit de regarder les médias, télévisuels, informatiques, la presse et la culture du divertissement pour s’en convaincre. Le crâne est partout, et hors d’une mise en scène symbolique, il n’inspire plus la Vanité et son message symbolique.

Ainsi, tant qu’elle reste sous la symbolique du crâne « stylisé » et du divertissement la mort semble être acceptée. Mais de là à affirmer qu’un jour la relation à la mort arrivera à être aussi festive que dans un pays comme le Mexique ou le genre de la Vanité aurait un autre sens, il y a un pas à franchir. Peut-être qu’un jour arriverons nous aussi à manger couramment des gâteaux « Calaveras » en forme de tête-de- mort. Je rappelle que ce point de vue ne concerne que l’occident, l’étude ne parle pas des autres pays comme le Moyen Orient, de l’Asie ou encore de l’Amérique du Sud où les mœurs sont totalement différentes.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

En fin de compte, deux courants se font face. La culture populaire occidentale conçoit la mort par la figure du crâne pour se jouer d’elle. Alors que pour le monde artistique, le crâne est sensiblement encore relié à la Vanité. C’est en cela que dans le domaine de l’art, le crâne n’échappe pas au regard critique des artistes qui continueront à confronter ce phénomène pictural au thème de la Vanité. Les artistes apparaissent alors comme les émissaires qui remettent en cause, et canalisent les acquis de la figure du crâne, afin d’éviter qu’il ne perde définitivement le sens premier de sa définition dans cette masse grouillante de la tendance. Voici deux exemples d’œuvres qui pour moi sont les plus représentatives de notre époque :

Figure 2. 69 : Wim Delvoye, Kiss 3, Cibachrome sur aluminium, 2000.

Figure 2. 70 : Xavier-Lucchesi, radio portraits, X-Ray, 2012.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.8 Les évolutions qui ont conduit à la Vanité interactive

À la suite du parcours sur les origines de la Vanité, de la Vanité contemporaine et de la place du crâne dans la culture populaire occidentale. L’analyse de cette section va permettre de mieux situer ma création et d’expliquer l’émergence de ma recherche sur la vanité interactive. En premier lieu, je vais développer une catégorisation des Vanités contemporaines afin de préciser les caractéristiques de la Vanité moderne. Ensuite je vais mettre en valeur l’importance du médium et du mode de présentation du crâne dans la Vanité moderne, afin de montrer que le médium insiste autant sur la symbolique que sur le message de l’œuvre. Cela va me conduire à explorer le rôle implicite du spectateur dans la mise en œuvre du face à face avec les crânes des Vanité moderne. Par la suite, je vais développer comment ce rôle implicite du spectateur dans la Vanité moderne, va m’inspirer dans la genèse de la Vanité interactive.

2.1.8.1 Catégorisation des Vanités contemporaines

Les artistes contemporains offrent différents types de regards sur la façon d’interpréter la Vanité. Parmi cette diversité, j’ai souligné trois modes d’expression. Le premier mode se rapproche du genre de la Vanité, par son travail sur l’aspect conceptuel qui s’en dégage. Le deuxième mode s’interroge sur la Vanité en laissant voir la lente progression d’une mort qui paraît nécessaire à la vie. Ces deux approches ont fait le choix de ne pas utiliser le crâne comme modèle représentationnel de la vanité. Ce qui n’est pas le cas du troisième mode qui reste fidèle à la Vanité classique, et expose le crâne comme le seul attribut de la vanité. Je vais maintenant donner à chacun de ces modes, une définition et un nom précis afin de les identifier par la suite. La « Vanité conceptuelle » serait ce genre d’œuvre qui exclut la figure du crâne de son travail sur la Mort en rapport avec le Temps. Dans ces œuvres, seuls l’idée et le concept de la Mort et, ou, du Temps comptent au détriment de l’objet ou de l’esthétique. D’où cette disparition du crâne, remplacé par autre chose. À tel point que tout objet peut devenir le substitut de la tête de mort, du moment qu’il est choisi par l’artiste et mis en valeur dans ce but. Dans ces œuvres, l’interprétation est laissée ouverte par l’artiste ;

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Partie 2. Création de la Vanité interactive la tâche revenant au spectateur de bien vouloir en apprécier ou d’en refuser le contenu conceptuel. L’usage de thème comme le Temps et la Mort en tant qu’emblème symbolique abstrait, accorde à ces œuvres un caractère incisif qui tranche avec la définition et le symbolisme classique des vanités. Dans la même mouvance, la « Vanité absolue » serait ce genre qui affirme une disparition totale de l’objet, en faveur de l’exposition de la fuite du Temps pas la décomposition de la matière. Dans ces œuvres ou la métamorphose de la matière implique une esthétique en perpétuelle évolution, le temps de la mort s’applique comme le passage obligé du cycle de la génération cellulaire à la corruption avant une nouvelle régénération (en somme, il n’y a pas de mort, il y a transformation et cela rappelle la maxime de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » qui est elle-même une reformulation de la phrase d’Anaxagore de Clazomènes : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau »). Dans la lente dégradation de la matière, le caractère éphémère de la vie s’engage avec la Mort dans un renouvellement qui peut apparaître comme le cycle de la vie éternelle. À l’inverse de ces deux premiers modèles, la « Vanité moderne » est certainement le genre le plus répandu à notre époque, et travaille pour sa part sur la figure du crâne. Souvent exposé seul, en tant qu’objet ou sculpture, le crâne est devenu l’interprétation anagogique du sujet. Contrairement à la Vanité classique, ce genre de Vanité met en avant toute la richesse symbolique de la tête de mort, et arrive à se délester des objets ostentatoires qui l’accompagnaient. Le crâne n’est plus le simple objet rajouté dans la composition pour souligner le côté moralisateur, comme ce fut le cas avec les natures mortes. Il est l’élément principal de l’installation, la pièce maîtresse ou même l’unique objet de l’œuvre. Des œuvres qui par l’attribut du crâne arrivent à exprimer toutes les caractéristiques de la Vanité. Par rapport aux deux premiers modes d’expression de la Vanité, la présence du crâne accorde une compréhension plus directe, un accès plus proche de la Vanité classique. Ici, nous ne sommes pas dans un domaine où le spectateur doit comprendre, par le jeu que lui propose l’artiste les conceptions qui se cachent derrière des objets ou des éléments allégoriques. Le crâne des Vanités modernes insuffle son message

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Partie 2. Création de la Vanité interactive directement par l’analogie que représente l’objet du crâne, par son médium et sa scénographie. Il n’est pas nécessaire de se prémunir d’un guide pour en découvrir toutes les subtilités.

2.1.8.2 Le médium dans la Vanité moderne

Après cette catégorisation de la Vanité contemporaine qui permet de bien comprendre les différentes interprétations que peuvent avoir les artistes, j’ai décidé de travailler à partir du genre le plus répandu, celui de « la Vanité moderne ». Avec la Vanité moderne, l’image du crâne est au centre de son propos. Le crâne garde ainsi toute la parenté auquel il faisait référence dans le passé ; la sépulture d’Adam, le lieu-dit Golgotha, l’allégorie Figure 2. 71 : Martinot Denis, Montre à tête de l’humanité, du soit personnel, le miroir de de mort, Ecouen, musée national de la Renaissance, vers 1620. l’homme, et bien sûr de la Mort… Il peut de ce fait être l’objet unique de l’œuvre, tant son symbolisme est vaste. Concernant la différence fondamentale qu’il y a entre la Vanité moderne et la Vanité classique, elle se situe dans la façon dont les artistes exposent leurs

œuvres. Au XVIIe siècle la Vanité Figure 2. 72 : Memento mori, anneau du XVIIe siècle. est présentée avec le médium de la peinture et le crâne faisait partie de cette peinture en tant qu’objet allégorique en référence à la mort. Mis à part les bijoux, les montres, les pommeaux de canne ou certains objets utiles, la figure du crâne faisait de faibles apparitions en tant que memento mori en dehors du tableau.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Désormais, ces memento mori reviennent au goût du jour avec les Vanités modernes. Les artistes se focalisent davantage sur l’emblème du crâne comme sculpture. Les objets emblématiques tels que le sablier, les livres, la bougie… ont été retirés. L’attention est portée sur la matière avec laquelle le crâne est réalisé, sa taille, sa présentation dans l’espace, la diversité de ses couleurs, la lumière qu’elle reflète ou qu’elle laisse passer, le nombre de crânes dans l’installation, son mode de présentation avec des animaux ou des personnages humains, son type de médium (sculptural, photographique, dessiné ou en graffiti…). La tête de Mort est devenue sujette à expérimentations diverses et variées qui Figure 2. 73 : Memento mori en ivoire permet aux artistes d’exprimer leurs messages avec patiné, travail européen du XVIIe siècle. extravagance, brutalité, exagération, créativité esthétisme et philosophie, tout en inspirant un arrière-goût de moralité en accord avec l’époque. Des messages qui peuvent être d’une richesse insoupçonnée tant ils arrivent à toucher les affects de toute une société. L’œuvre de Damien Hirst For the love of God est sans nul doute la plus représentative des Vanités modernes tellement son médium, sa manière d’être représentée rassemble à elle seule tous les questionnements que suscitent le crâne. Question sur la beauté ou l’atrocité de l’objet, sur l’état du marché de l’art. En somme, une provocation polémique envers la valeur marchande d’un objet d’art par Figure 2. 74 : Memento mori en ivoire à rapport à la vie humaine. patine translucide ambrée, Japon, XIXe siècle.

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La série Skull de Dimitri Tsykalov sont des sculptures de crânes réalisées sur des légumes ou des fruits souvent très mûrs que l’artiste à pris en photo pour en laisser une trace plastique. Ses clichés sont le témoin d’une critique sur nos habitudes alimentaires qui ont tendance à représenter une consommation excessive. Ce qui entraine un gaspillage immodéré de tout ce qui semble être hors date de consommation ou « trop mûr » pour être apprécié. Ici le médium est en harmonie avec la figure pour communiquer le message de l’artiste, sur ce problème de denrée alimentaire. L’utilisation Figure 2. 75 : Dimitri Tsykalov, Skull, 2008. directe de l’objet du problème comme support théorique et plastique de l’œuvre, est manifeste dans cette œuvre. Nous retrouvons aussi ce manifeste dans le crâne de Serena Carone intitulé Crâne gaulois. Nous remarquons tout de suite que ce crâne a été modelé à partir de paquet de cigarettes gauloises. Le médium utilisé est ici un symbole Figure 2. 76 : Serena Carone, Crâne gaulois, Collection Serge Bramly, 1991. fort en définition, envers les effets nocifs de la cigarette. Un tabac qui mène droit à une destinée stylisée par la forme du crâne. Avec ce matériel comme enveloppe de la sculpture, il n’est pas besoin d’objet supplémentaire pour en communiquer le message du premier coup d’œil. C’est sur ce constat que repose la force de l’œuvre, qui souligne l’expressivité du caractère symbolique du médium et de la figure du crâne. Figure 2. 77 : Geoffroy Nicolet, Vanité, 2011.

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Pour aller plus loin dans cette importance du médium, le travail de Geoffroy Nicolet est à la limite de l’objet design. Un objet dénué de tout message superflu, rappelant les crânes de cristal maya. Ici, la beauté de l’objet, sa matière et la valeur marchande sont mis en avant, au même titre que le memento mori. Il faut voir en cela une critique de cette obsession du XXIe siècle pour la consommation et la possession, mais aussi cette image si démocratisée du Skull dans les arts, la mode, le design, le cinéma, la musique…

Figure 2. 78 : Jan Fabre, L'Oisillon de Dieu, collection particulière, 2000. L’œuvre de Jan Fabre, montre la mort par la

sculpture de la matière morte. À partir d'aile de coléoptères, il réalise ce crâne qui symbolise Dieu. Un Dieu vengeur qui saisit la vie empaillée dans ses crocs. Cette scène rappel par ailleurs les œuvres de Goya Saturne dévorant un de ses enfants, 1819-1823, et de Rubens Saturne dévorant ses enfants, 1637. Par ces références, se retrouve ici la force de dieu qui a droit de vie ou de mort, sur ses enfants. Un tout puissant, dont l’immortalité est signifiée par son médium. En effet le scarabée est le symbole de l’éternité pour les Égyptiens. Ce qui est intéressant ici est cette imbrication de la Figure 2. 79 : Philippe Halsman, Dali’s skull, New matière morte comme médium, pour York, 1952. représenter une tête de mort dont la

vocation est de représenter le créateur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Dans cette photographie très connue de Philippe Halsman représentant Dali’s skull, nous avons l’impression d’être témoins d’un numéro d’illusionniste. Avec Dali comme magicien principal, capable d'arranger sept corps de femmes en une figure de la Vanité. Avec cette œuvre, Dali revisite à sa manière le thème de la Vanité. Ici le corps de la femme devient médium de la figure du crâne, qui s’empare de cet enchevêtrement de corps pour apparaître au grand jour. En montrant la mort par la disposition de leurs corps, ces femmes ont cependant le pouvoir de faire disparaître cette figure du crâne, qui au final n’est que l’illusion de notre imagination et notre façon de concevoir l’œuvre comme nous le voulons. Et cela rejoint la mise en scène de la photo de Halsman.

Toutes ces œuvres montrent à quel point le médium utilisé apporte de la richesse et de nouveaux horizons symboliques au crâne, dépassant même les frontières de la définition allégorique : « le crâne est le signe éternel de la mort ». Cette analogie du médium comme figure symbolique est une nouvelle façon de concevoir la tête de mort. En somme ce travail étonnant de la part des artistes concernant le symbolisme du médium, atteste à quel point l’image du crâne et sa manière d’être présentée est devenue capital dans la réalisation d’une Vanité moderne. En ce sens, le crâne est le moyen d’expression le plus direct de leur revendication. Des revendications somme toute dans l’air du temps, lorsque l’on connaît l’importance et la définition symbolique de la tête de mort dans la société. Tout compte fait cette importance du médium dans la réalisation d’un crâne en tant qu’objet artistique, n’est pas nouvelle, puisqu’en fin de compte ce procédé s’inspire grandement des crânes aztèques et de toute la culture de l’Amérique du Sud envers la mort. Comme nous le montre ce masque Aztèque qui inpira Damien Hirst pour la réalisation de son œuvre Figure 2. 80 : Art aztèque, masque de Tezcatlipoca, Smoking Mirror, crâne diamantée For the love of God. humain, British Museum, XVe-XVIe siècle.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.1.8.3 Le crâne et son spectateur dans la Vanité moderne

Maintenant, une question se pose par rapport à la place du spectateur dans ce genre de vanité. En effet à la différence de la Vanité classique qui met en jeu une relation œuvre et spectateur, le spectateur étant extérieur à l’œuvre. Dans la Vanité moderne, l’œuvre est une sculpture, la relation est alors différente. Ici l’observateur contemple une œuvre qui se trouve dans le même espace que lui. Il est physiquement en présence du crâne objet, qu’il peut voir sous tous les angles. Cette différence dans la relation avec le spectateur est l’autre point de différenciation entre les deux courants de Vanité. En effet dans la Vanité moderne, le crâne n’est plus représenté comme dans la Vanité du XVIIe siècle, il est un objet physique sculpté, que le spectateur peut voir réellement ou toucher. La manière dont les deux courants abordent le dialogue avec le spectateur est donc totalement différente. Dans la relation avec les tableaux de Vanités, le spectateur se projette cognitivement dans l’œuvre, il s’immerge dans la toile en regardant la scène qu’il a devant lui. Par l’exploration du symbolisme des objets, de la composition, il comprend le sens moral que l’artiste a voulu faire passer avec son tableau. Un sens qui montre que la peinture de Vanité est moralisatrice tout en étant une sorte de catharsis pour le spectateur, qui se purgerait de ses angoisses envers la mort devant le tableau. Par la même occasion, il se nourrit spirituellement et philosophiquement de la sagesse que la Vanité l’amène à ressentir. Ici le message est transmis directement par les objets symboliques qui composent le tableau, et le spectateur en est un témoin extérieur. Il en lit le contenu d’une manière linéaire, afin de comprendre la teneur qui en émane sur la vanité de la vie, et la nécessité d’une rédemption par l’abandon des biens terrestres.

Comme il a été vu, dans les sculptures de Skull les artistes ont enlevé tous les signes distinctifs de la peinture de Vanité classique. Le crâne n’est plus peint, il est souvent l’unique objet sculpté et exposé comme un bijou de haute valeur. Le spectateur se retrouve dans un espace ou la présence physique du crâne, le met dans un contexte de face à face avec la mort. Un contexte différent de ce que le crâne illustré pouvait apporter. La présence physique de l’objet insuffle ce sentiment de mal être, de révulsion ou tout au contraire de fascination envers la mort. Ce que la représentation 203

Partie 2. Création de la Vanité interactive du crâne suggère et symbolise dans les tableaux se retrouve transcendé dans la sculpture du crâne. La communication du message en devient plus subtile et jouerait sur tous les attributs profonds que l’objet pourrait renvoyer. Le spectateur en comprendrait alors les acceptions par rapport à son expérience personnelle. Il n’a pas besoin de lire les Skull pour en ressentir l’esthétique et en comprendre toute la teneur philosophique et morale. À l’inverse de la Vanité classique qui promulguait un message religieux « à lire » (tels les phylactères du Moyen Âge), les Vanités modernes laissent le choix de l’interprétation suivant la personnalité de chacun. Mais généralement leurs thèmes conduisent aux questionnements personnels, aux remises en causes des convictions, aux face à face instinctifs avec le spectateur et à la mise en abyme de celui-ci au sein de l’œuvre. Mais au fond que signifie cette mise en abyme ?

Dans la Vanité moderne, j’ai émis l’idée qu’une mise en abyme du spectateur pouvait reposer sur cette constatation : dans les Vanités modernes, les artistes ont enlevé la représentation des objets symboliques (significatifs de la vanité des biens de la vie) mais ils ont gardé le crâne sous la forme d’un objet ou d’une sculpture comme allégorie de la Mort. Cette manière de représenter la Vanité accorderait au spectateur en interaction autour du crâne, la fonction de représenter la vanité incarnée. Le spectateur face à la sculpture exposée, remplacerait alors les objets symboliques du XVIIe siècle, par ce qu’il représente en tant qu’individu. Il serait en quelque sorte l’analogie des ornements symboliques auxquels il fallait renoncer dans les peintures classiques de Vanité. En un mot, les artistes auraient remplacé les emblèmes typiques de la Vanité classique par les attributs que le spectateur incarne dans son humanité. Ainsi, les artistes de Vanité moderne n’ont pas besoin de représenter une Vanité comme au XVIIe siècle, avec une tête de mort entourée de nombreux objets provenant de l’activité humaine qui symbolisent la richesse de la vie. Pour eux le crâne peut être un objet exposé seul ; c’est le spectateur en pleine réflexion devant le crâne qui fait office de représentation de la vanité humaine. Une vanité parfaitement exprimée par un spectateur qui ne s’en doute pas lorsqu’il contemple l’objet. Explicitement sa présence autour de l’œuvre, accorde à la sculpture du crâne la possibilité d’exprimer toute la vanité de la vie humaine. Dans le sens où l’observateur exprimerait mieux que

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Partie 2. Création de la Vanité interactive n’importe quels objets, la nécessité d’abandonner l’attachement aux biens, aux savoirs, à la richesse, à la science, aux plaisirs de la vie… pour affronter avec sérénité l’angoisse de la mort.

Cette manière d’entrevoir le spectateur comme représentation symbolique de la vanité de la vie, se retrouve explicitement chez les artistes qui posent en présence d’un crâne. Des œuvres dont la mise en scène tourne autour d’un personnage, souvent l’artiste, qui pose ou fait une performance en compagnie d’un crâne ou un squelette, avec lequel il entretient un lien particulier. Ces œuvres se présentent comme un témoignage photographique. Des clichés qui rappellent à première vue les scènes de genres ou d’allégories que l’on pouvait trouver dans les Vanités du XVIIe siècle. Mais dans le fond cette façon de poser se rapproche de la métaphore du spectateur symbole. La différence ici se situe dans la figure humaine, qui dans le cas présent est une performance de l’artiste, alors que l’on ne pourrait pas parler de performance du spectateur, mais plutôt d’une intervention implicite de celui-ci dans la Vanité moderne. De ce fait, la photo qui résulte de la performance de ces artistes serait l’exemple même de mon constat : Dans une Vanité moderne, la figure humaine en présence d’un crâne, exposerait ses caractéristiques propres à l’humanité, et apparaît comme la représentation des objets symboliques qui accompagnaient le crâne dans les Vanités du XVIIe siècle. Dans cet autoportrait, Andy Warhol est photographié avec un crâne sur l’épaule. Cette mise en scène dénote bien le concept dans le sens où la figure principale n’est pas Andy Warhol, mais bien le crâne. L’artiste n’est là que pour accompagner et symboliser par sa présence la vanité de la vie. Alors que le crâne quant à lui garde, son rôle de symbole de la mort.

Figure 2. 81 : Andy Warhol, Autoportrait au crâne, 1977.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Certains artistes offrent leur corps pour accompagner le crâne. C’est le cas de Marina Abramovic qui dans ses œuvres sur le thème de la mort insuffle de la vie dans l’objet macabre. Dans cette œuvre, elle pose le visage recouvert par ses cheveux comme pour signifier le caractère universel de cette performance. Son torse est nu et elle tient entre ses mains posées contre son ventre, un crâne qui semble se réjouir de cette tentation Figure 2. 82 : Marina Abramovic, Balkan Erotic Epic: Banging the Skull, 2005. érotique. Son corps tout entier est voué à ce crâne afin d’en signifier la représentation de l’érotisme charnel et la beauté à laquelle il faut renoncer. En ce sens, cette œuvre rappelle les allégories de la Vanité classique dans lesquels des femmes posent torse nu,

Figure 2. 83 : Marina Abramovic, Nude with exposant fièrement leur jeunesse avec un skeleton, 2002. crâne près d’elles. Marina va plus loin dans la communication de la vie, dans ses performances avec squelette. Dans l’une d’elles, l’artiste est couché nu sur le dos, avec un vrai squelette qui repose sur elle. Par le mouvement de sa respiration, elle transmet parallèlement le souffle au squelette, qui semble alors prendre vie en suivant comme un partenaire ce mouvement érotique.

Dans cet autoportrait réalisé un an avant sa disparition, Robert Mapplethorpe montre toute l’intensité de la Figure 2. 84 : Robert Mapplethorpe, Autoportrait, Paris, maison représentation symbolique que peut avoir l’artiste en européenne de la Photographie, 1988. train de poser avec un crâne. Dans son visage dont le

regard est perdu, on peut lire la mort. Dans ce qu’il

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Partie 2. Création de la Vanité interactive exprime, on peut lire le désespoir d’un homme condamné. Un errant flottant qui tient fermement sa canne dont le pommeau est un crâne en train de le conduire vers la mort.

Cette œuvre de Suboth Gupta, Very Hungry God, est une sculpture qui dans sa composition matérielle est déjà très symbolique. Les médiums utilisés sont des ustensiles de cuisine en aluminium. Ils montrent que des matériaux pauvres peuvent devenir un assemblage complexe, fragile et sujet à l’hégémonie de la cotation en art. Il Figure 2. 85 : Subodh Gupta, Very Hungry God, 2006. dénonce par là le monde de l’art qui au regard de cette société d’inégalités entre les hommes, ne compte pas. La vanité mise au jour avec cette œuvre est celle qui est née avec la mondialisation. Cette façon d’assembler entre eux, de tisser des liens entre toutes ces différences sociales (certains sont riches et profitent, d’autres sont toujours plus pauvres et envient) est comme le montre l’œuvre, un assemblage qui ne tient qu’à un fil avant l’effondrement. Ce sens de la Vanité est alors mis en avant dans le titre de l’œuvre, et informe que dans ce contexte, la faim de Dieu ne peut se traduire que par la mort. Ce petit garçon qui est en train de toucher l’œuvre avec appréhension, ne sait-il pas qu’il est justement cette représentation de la globalisation du monde, et que Dieu pourrait le dévorer d’un clin d’œil ? En un mot, tous les spectateurs de cette œuvre seraient des emblèmes qui évoquent les objets et les sujets symboliques, dans l’allégorie de cette Vanité moderne.

Ce que les Vanités modernes expriment n’est pas tant éloigné du message des Vanités classiques. La différence réside sur la démarche utilisée par les artistes pour nous y amener. L’évolution du genre de la Vanité apparaît essentiellement sur ces différences dans les médiums, la scénographie, le concept, la place du spectateur, les modes

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Partie 2. Création de la Vanité interactive d’expressions. Le thème quant à lui ne change pas beaucoup, il est très souvent orienté vers l’exposition de la caducité de la vie. Un point de différenciation est cependant à prendre en compte. Contrairement à la Vanité classique qui insistait sur la dévotion du culte, une méditation personnelle et religieuse vouée à la Rédemption. La Vanité moderne invite davantage à une réflexion personnelle plus empreinte de philosophie, apte à être comprise par le plus grand nombre. Dans certains cas, une réflexion qui sera en dehors de toute contingence religieuse qui pourrait prêter à polémique. Dans d’autres cas, la religion peut servir de prétexte à la provocation.

2.1.8.4 Les questionnements qui ont conduit à la Vanité interactive

Toutes les différences qui ont été vues entre les Vanités classiques et les Vanités modernes, interrogent profondément ma conception de la Vanité. Il m’est alors venu à l’esprit les questions suivantes : Comment serait-il possible d’apporter une nouvelle façon de vivre l’expérience de la Vanité, en permettant de retrouver les sensations et les vibrations des tableaux du XVIIe siècle ? Dans la même mesure, de faire évoluer la relation si particulière qu’entretient le propos de la Vanité avec son public ? Comment apporter une nouvelle approche de la place du spectateur et étendre l’analogie du « spectateur symbole » ? Dans la poursuite de ma recherche sur la représentation de la mort aux caractères sublimes, comment sublimer davantage la figure de la vanité, alors que tout semble avoir été réalisé dans ce domaine ? Quelle importance accorder à l’image du crâne, faut-il continuer dans cet effet de mode du Skull exposé seul ou alors approfondir la figuration classique de la tête de mort, dans la lignée de ce qui se faisait à l’époque baroque ? Dans la poursuite de ma recherche sur une manière différente d’interagir avec l’œuvre et son contenu, comment exprimer le message ecclésiastique de la vanité d’une nouvelle façon? Comment faire pour que le spectateur découvre une approche

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Partie 2. Création de la Vanité interactive différente de ce qu’il a pu connaître du genre de la Vanité ? Que faire pour qu’il ressente les mêmes sentiments et émotions que lorsqu’il se trouve devant une Vanité classique et une Vanité moderne ? Comment faire pour qu’il s’amuse en même temps qu’il expérimente un sujet tel que la Vanité ? En somme, comment faire pour qu’il expérimente une installation sur le thème de la représentation de la mort aux caractères sublimes, tout en lui montrant autre chose ?

Au-delà de ces questions, je voulais avant tout manifester les deux points de vue, classique et moderne, dans une seule et même installation expérimentale dans laquelle le spectateur pourrait avoir un dialogue plus profond avec le contenu de l’œuvre. C’est pour essayer de répondre à ces questions ouvertes et à mon désir de fusionner l’ancien avec le moderne, que j’ai mis en place les premières idées concernant l’installation Vanité interactive. Partant du constat que j’ai fait sur le caractère symbolique du spectateur, qui devient emblème de la vanité dans les réalisations modernes du sujet. Mais aussi de l’importance du médium dans l’expression symbolique du crâne. J’ai orienté la réflexion sur cette place du spectateur dans l’espace. Le spectateur serait-il contraint à rester dans l’espace scénique ? Qu’arriverait-il s’il advenait à passer au-delà de cet espace ? Que se passerait-il si le spectateur évoluait dans un espace virtuel, avec un crâne lui aussi virtuel? Comment pourrait réagir le spectateur s’il était en présence d’une installation de réalité virtuelle, dans laquelle une certaine interaction avec le crâne est possible ? Le mot virtuel a été comme une révélation dans le sens où je voulais justement travailler sur ce rapport entre l’interaction, l’œuvre et son public. Il est apparu dans la continuité de cette recherche, l’idée de réaliser une œuvre qui utiliserait les univers virtuels pour permettre une nouvelle approche du thème de la Vanité. Tout en apportant un réel renouveau dans la démarche entreprise dans la Vanité moderne par rapport à la place du spectateur, et en représentant de nouveau le crâne des Vanités anciennes, mais dans un contexte d’objet virtuel avec lequel le spectateur pourrait interagir.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Au sortir de cette réflexion, il peut être résumé le point de vue sur l’émergence de l’installation interactive par trois points essentiels qui expliquent les spécificités de chaque genre de Vanité afin de mieux expliciter mes choix envers ce travail. - Dans les Vanités classiques, les objets symboliques étaient représentés autour du crâne lui-même peint. - Dans les Vanités modernes, le crâne devient la signature de la vanité et les objets symboliques sont retirés. C’est le spectateur lui-même en interaction autour du crâne qui reprend le rôle des objets symboliques vaniteux. Le spectateur devient l’emblème des biens auxquels il fallait renoncer. Il devient lui-même une métaphore de la pure vanité lorsqu’il se trouve en présence du crâne. - Dans la Vanité interactive, le crâne est représenté à nouveau, mais le médium est différent ; il n’est plus objet physique, ni peinture, mais représentation numérique. Le spectateur est repositionné autour de cette représentation du crâne. Il se projette dans un espace virtuel qui lui permet de voir et d’interagir avec son environnement composé d’objets symboliques, qui sont de nouveau représentés. Il peut faire évoluer ces objets dynamiquement, en même temps que ces objets agissent sur ses affects. Il prend ce rôle de spectateur acteur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2 La création de l’installation Vanité interactive

Ce deuxième chapitre aborde l’installation Vanité interactive pour en expliquer la genèse. Au sortir de ce qui a été abordé, je vais expliquer dans un premier temps les origines de l’œuvre, puis la nature de l’œuvre et ses atouts, son principe de fonctionnement, mais aussi les intentions liées à sa réalisation par rapport à la recherche-création menée ici. Ensuite, j’explorerai les aspects techniques de l’installation, concernant la création, la symbolique et le rôle de la figure du crâne, des objets inspirés du genre de la vanité et de l’univers virtuel composant l’œuvre.

2.2.1 Les origines

À la suite du long développement sur les origines de la Vanité interactive, qui a consisté à explorer l’historique du genre de la vanité. Il m’est apparu que d’un point de vue esthétique, le genre de la Vanité classique et moderne soulignait la meilleure approche sublime de la représentation de la mort. Dans ma recherche de la création d’une représentation de la mort aux caractères sublimes, cette mise en évidence a fait évoluer ma création durablement. Dorénavant, le genre de la vanité serait la représentation de la mort autour de laquelle je devais travailler. Elle serait la symbolisation de la mort qui me permettrait de travailler l’hypothèse concernant la possibilité d’un changement d’attitude. Mes questionnements sur la relation entre le spectateur et l’œuvre qui avaient débuté avec mes travaux vidéo, puis évolué vers une interaction avec l’installation de vidéo interactive, se sont alors rapprochés de cette nouvelle esthétique de la vanité. J’ai alors orienté cette recherche vers la création d’un nouveau moyen de communication, entre l’œuvre et le spectateur, avec l’intuition qu’un dialogue approfondi, sensible et créatif pourrait toucher profondément le spectateur d’un point de réflexif sur un sujet comme la mort. Mon désir d’apporter une réponse à toutes ces questions sur la relation à la mort et la recherche d’un dialogue différent avec l’œuvre, s’était alors matérialisé dans la réalisation d’une œuvre. C’est ainsi que j’ai commencé à mettre en place mes idées sur

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Partie 2. Création de la Vanité interactive l’éventualité d’un changement d’attitude, dans une installation artistique interactive qui exprimerait pleinement mes intentions sur le sujet. L’installation Vanité interactive est cette œuvre qui joue de l'ambivalence entre la mort réelle rejeté par la société et la représentation ensauvagée de la mort (virtuelle) dans les médias dont la société est devenue dépendante. Elle utilise la réalité virtuelle comme médium de présentation ainsi que d’attraction figurative, et l’interactivité comme effecteur d’une rétroaction qui serait capable d’induire une réflexion sur de la question de la relation avec mort. C’est avec cette intention artistique que j’ai tenté d’analyser et de dégager les possibilités de susciter chez le spectateur un état réflexif, créatif et sensible, pouvant éventuellement agir sur son attitude par rapport à la mort, grâce à une création artistique interactive véhiculant un nouveau regard.

2.2.2 Le principe du dispositif

La création Vanité interactive est une installation de réalité virtuelle en 3D temps réel qui explore différentes questions comme : la représentation de la mort sous les traits de la Vanité interactive, le dialogue immersif avec le spectateur qui se réalise par l’intermédiaire d’interfaces sensorielles innovantes, les effets que pourrait exhorter ce face à face entre la vie et la mort. Par ses composantes qui expriment autant l’allégorie de la vanité, que l’expérimentation d’une nouvelle dynamique dialogique, elle reformule le genre de la vanité en la faisant évoluer vers le domaine prometteur du numérique. Elle propose dans cette optique une approche interactive, sensorielle et sensible de son contenu. Elle est une installation qui engage le spectateur dans une expérimentation virtuelle autour du thème de la mort, avec éventuellement la possibilité d’inciter un changement d’attitude de ce dernier sur sa relation à la mort.

L’œuvre se présente comme l’expérimentation en 3D temps réel de représentation de vanité sous la forme d’un environnement virtuel à explorer. Dans cet univers le spectateur découvre des éléments symboliques, inspirés du genre de la vanité et de la culture mexicaine concernant la mort. Grâce à l’interface sensorielle, le spectateur peut interagir physiquement dans le virtuel avec les éléments par la force de sa

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Partie 2. Création de la Vanité interactive concentration ou sa relaxation. Il peut ainsi contrôler son avatar virtuel pour se diriger dans l’environnement de l’installation Vanité interactive, avec la possibilité de regarder autour de lui. Par des mouvements du visage ou la contraction sur l’image, et l’orientation du regard virtuel, le spectateur peut bouger, découvrir et interagir avec ce qu’il voit dans la pièce.

Grâce à ces différentes interfaces, l’installation accorde au spectateur une diversité d’appréhension qui lui permettrait de se projeter cognitivement dans l’œuvre. La réalité virtuelle proposée par l’installation, joue de ce prolongement perceptif qui simule un autre genre de réalité au spectateur, et le conduirait à expérimenter un monde imaginaire qui présente des objets symboliques, faisant référence à un genre pictural souvent rejeté et une culture forte de sens, loin des habitudes occidentales.

L’installation offre la possibilité de vivre une expérience avec des représentations de la mort, qui pose les bases d’une remise en cause de notre relation à la mort, en réponse à la représentation ensauvagée et la dépendance qu’elle engendre. Elle propose pour cela de jouer de la mort dans une installation de réalité virtuelle qui permettrait d’appréhender cette confrontation avec plus de sensibilité, ainsi qu’une certaine créativité et conduirait peut-être à une réflexion sur une attitude différente envers la mort, loin de l’ambivalence du rejet de la vraie mort, et de la dépendance à la mort virtuelle. Elle est également une installation qui par prolongement, permet de découvrir le vécu utilisateur afin d’approfondir et d’améliorer l’expérience d’immersion dans une œuvre de réalité virtuelle et découvrir les réels impacts de l’œuvre sur le spectateur.

Le spectateur a la possibilité de se mouvoir dans un environnement de réalité virtuelle en 3D temps réel. La pièce dans laquelle l’avatar du spectateur est plongé est de forme cubique. Elle représente une sorte de tableau virtuel en volume dans lequel il est possible de divaguer, pour en apercevoir la moindre subtilité. Ce tableau virtuel porte sur la vanité et s’engage dans une démarche proche de celle des vanités du XVIIe siècle. Le contenu de l’environnement est composé d’objets symboliques liés au genre

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Partie 2. Création de la Vanité interactive vanité, qui s’illustrent dans une évocation de la fragilité de la vie humaine, du temps qui passe, de la richesse, du savoir… face à la mort symbolisée par la multitude de crânes.

Par rapport aux tableaux de Vanité classique, la mise en scène de ce genre de tableau virtuel de vanité diffère sur deux points : - D’une part, elle concerne les avantages caractéristiques de la réalité virtuelle, qui permet de simuler une certaine représentation de la vie par le mouvement des éléments virtuels. Ainsi, la prétention d’une certaine vie dans la scène est représentée par le mouvement incessant des crânes dans le tableau virtuel. - D’autre part, elle concerne l’interactivité qu’offre la réalité virtuelle soulignée par la réaction des crânes. La principale caractéristique de ces crânes par rapport à leur trait symbolique, réside dans le fait qu’ils réagissent aux sollicitations du spectateur, ils sont interactifs, ils agissent comme de vraies entités vivantes, alors qu’ils représentent la mort. Cette interaction se retrouve également avec les objets symboliques de la pièce qui dévoilent leur contenu et le message au spectateur qui s’en approche.

Figure 2. 86 : Vanité interactive 1.0, exposition aux Bains numériques #4, 2009.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.3 Le fonctionnement

Composition et interfaces interactives L’œuvre se compose d’un ordinateur avec le programme de l’installation contenant l’environnement virtuel. D’un système audio spatialisé qui diffuse l’ambiance sonore sur 5 enceintes. Les éléments principaux de l’installation sont un casque BCI148 « brain computer interface » ou ICO « interface cerveau ordinateur », et d’une interface de capture de mouvement intégrés à une sculpture en forme de crânes. Au vu du mode de fonctionnement qui requiert une interface à utiliser précisément, l’installation ne permet que l’expérimentation d’une seule personne pendant la session. Ce spectateur s’équipe d’un casque BCI qui lui accorde la possibilité d’interagir et éventuellement de dialoguer avec les éléments virtuels de l’installation. Il tient dans ses mains une sculpture représentant plusieurs crânes qui renferme en réalité le capteur de mouvement. Ce capteur lui permet de diriger le regard de son avatar dans l’œuvre, alors que l’interface BCI lui permet de se mouvoir dans l’espace virtuel. Équipé de ces interfaces qui lui permettent de se prolonger cognitivement dans le virtuel, il peut laisser libre cours à sa curiosité pour découvrir l’environnement de l’installation comme il le souhaite.

Mise en place du dispositif Le Fonctionnement de l’installation Vanité interactive est différent des installations interactives autonomes, dans le sens où elle ne peut pas fonctionner seule. Elle a besoin de l’intervention d’un assistant qui s’occupe de la pose du casque BCI sur la tête du spectateur. Un positionnement adéquat du casque est requis, celui-ci doit respecter quelques règles, afin que les capteurs puissent fonctionner de manière optimale. À la suite de cela, le spectateur doit suivre les explications de l’assistant afin de bien comprendre les principes de cette installation. Ensuite, il entame une série de calibration plus ou moins rapide de l’interface BCI, pour adapter au mieux le casque à chaque utilisateur. Lorsque le casque est calibré à la personne, l’assistant propose

148 Les interfaces BCI sont une évolution de l’utilisation des EEG médicaux. Ils se présentent comme des interfaces composées de capteurs EEG, capables de transformer les signaux électriques du cerveau en commande reconnaissable par un ordinateur. Ce sont des interfaces de communication directe entre le cerveau et une machine. Pour plus d’information à ce sujet, se référer à la partie 3.2 de ce manuscrit. 215

Partie 2. Création de la Vanité interactive d’effectuer un test pour déterminer les capacités de chacun à interagir de cette manière. Par la suite, une explication est faite concernant l’utilisation du capteur de mouvement en relation avec l’interface BCI, pour permettre au spectateur de comprendre très vite le fonctionnement de cette interface, mais surtout pour que le spectateur l’utilise comme le prolongement de l’interface BCI. Ce n’est qu’à la suite de toutes ces étapes que le participant pourra accéder à l’environnement virtuel de l’installation de manière interactive et immersive, grâce au casque BCI et au capteur de mouvement gyroscopique.

Figure 2. 87 : Un spectateur avec le casque BCI sur la tête.

Figure 2. 88 : Sculpture de Crânes intégrant les capteurs de mouvement, à tenir dans la main.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.4 Les intensions

L’installation Vanité interactive est une création qui découle de tous les questionnements que j’ai développés dans la première partie de cette thèse de recherche-création, concernant la représentation de la mort d’un point de vue artistique, la relation entre le spectateur et l’œuvre à l’ère des nouveaux médias numériques, la possibilité d’un changement d’attitude devant une représentation de la mort. Elle propose l’expérimentation d’une représentation de la mort sous des traits proches du genre de la vanité. Pour ce faire, de multiples crânes qui rappellent les « calaveras » typiques de la célébration du jour des morts dans la culture mexicaine sont les éléments principaux de l’installation. Alors que la Vanité classique est une représentation symbolique autour du crâne, et que la Vanité moderne positionne pour sa part le crâne comme l’emblème de la vanité, la Vanité interactive joue de ce face à face entre vie et mort dans son interaction avec les spectateurs en faisant référence aux calaveras. Conséquemment, il y a dans cette installation une mise en regard des symboliques de la mort, mais dans une relation de la vie. J’essaie de mettre en regard la vie et la mort de la même manière que les vanités. En ce sens, si la Vanité classique est une représentation symbolique du combat entre la vie et la mort, dont le message que tout est vain semble funeste. Pour sa part, la Vanité interactive propose l’expérience d’un dialogue avec ces représentations symboliques. Le message que je souhaite exprimer avec la Vanité interactive est moins dépressif que les Vanités classiques. Elle est plus proche de la vision mexicaine qui met la vie et la mort en regard, afin de profiter de la vie et se souvenir des morts pour qu’on se souvienne de soi, dans un cycle vie et mort. Je joue de ce rapport de face à face, pour donner l’impression de vie grâce à la réalité virtuelle, en mettant en relation un spectateur vivant et les calaveras (représentation de la Mort) qui se mettent à vivre sous l’impulsion du spectateur. L’intention première de l’installation Vanité interactive est d’être une expérience de vécu immersif qui favorisera peut-être le déclenchement d’un mécanisme de réflexion sur la vie et la Mort. Une réflexion qui pourrait alors conduire à un changement d’attitude.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Par rapport aux rituels communautaires autour de la mort soulignés par Ariès, je propose avec Vanité interactive un rituel intimiste autour de la personne, de son « moi », en référence aux messages des Vanités classiques qui insistaient sur une réflexion individuelle de sa propre finitude. Je pense que les vanités sont plus intimes de nos jours et correspondraient à l’individualisme des sociétés contemporaines occidentales. C’est pour cette raison que l’installation propose une mise en regard des symboles de la mort, mais dans une relation de la vie comme le faisaient déjà les Vanités classiques, en positionnant le spectateur dans une relation intime de réflexion et de création avec le contenu de l’installation. Un positionnement qui se réalise par le biais de l’interface de communication sensorielle BCI.

Cette installation est un dispositif artistique ouvert qui tente de mettre les personnes en situation réflexive, contemplatif, sensible, pour appréhender ce problème de la relation à la mort mise à jour dans mes recherches grâce à Ariès. Je précise que je ne suis pas dans la rééducation par la réalité virtuelle, je ne soigne pas, je ne corrige pas. Je suis un artiste sensible à certains problèmes de par ma culture bouddhique, qui ne pose pas de barrière entre la vie et la mort, au contraire. Cette différence de culturelle m’a conduit à cette question artistique que je propose au public avec Vanité interactive. Ce que je souhaite avec cette création est loin d’être en rapport avec l’éducation des gens ou la remise en question de ce sujet. Ce que je fais est beaucoup plus profond que cela. Je propose un dispositif artistique qui conduit à avoir des émotions, des sentiments, sur la question. Cette recherche-création est une intention artistique qui me permet de faire ressentir et réfléchir sur la question en expérimentant, en créant.

En somme, mon message n'est pas très éloigné du message de la culture mexicaine. Je veux rappeler aux Occidentaux (écrasé par la représentation ensauvagée de la mort aux caractères violents) qu’autre chose existe, et qu’il est possible de mettre la vie et la mort en regard comme au Mexique ou pour le Bouddhisme ou ils ne la séparent pas.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 89 : Vanité interactive 1.0, exposition aux Bains numériques #4, 2009.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.5 L’aspect technique de l’installation

Dans cette sous-section, je vais expliquer la création des éléments virtuels de l’installation d’un point de vue technique. Il s’agira d’explorer comment la figure du crâne a été mise en œuvre, dans l’optique de lui conférer l’aspect typique des calaveras. Je vais également développer les différentes étapes qui ont constitué sa réalisation technique en 3D temps réel. Par la suite, je vais décrire le rôle et les fonctions des différents types de de crânes présents dans l’environnement.

2.2.5.1 La figure du crâne

Description des crânes La figure du crâne dans l’installation est l’élément qui interagit directement avec le spectateur. En cela, les têtes de mort de l’installation diffèrent de leurs homologues classique et moderne. Elles ne sont plus représentées de la même manière149. Dans la Vanité interactive, le crâne est de nouveau représenté comme dans la Vanité classique, mais dans le virtuel. Il quitte la sphère de la réalité des sculptures des Vanités modernes, pour créer une nouvelle forme de réalité virtuelle dans son propre monde et invite le spectateur à le rejoindre dans une interaction inattendue, emplie d’une immersion dialogique et créative.

Cette représentation de la mort sous les traits d’une Vanité interactive utilise le même support de diffusion que la représentation ensauvagée de la mort que j’ai développé dans la première partie. Car, cet emblème de la mort virtuel plaît à la société, comme le montre l’évolution de la figure du crâne à notre époque, qui a transfiguré sa symbolique forte de sens au XVIIème siècle, en un objet de mode et de consommation. Elle serait devenue une représentation qui se réfère au divertissement tant qu’elle reste virtuelle. Dans ce contexte, il est apparu intéressant de figurer le crâne d’une certaine manière : premièrement, pour attiser la curiosité du spectateur en lui

149 En effet, dans la Vanité classique le crâne est l’emblème de la mort et caractérise bien que tout est vain face à elle. Dans la Vanité moderne elle préfigure souvent le message de la vanité par le biais de sculpture de crâne stylisé. 220

Partie 2. Création de la Vanité interactive proposant une présentation proche de ce qu’il a l’habitude d’expérimenter avec des images numériques des médias ; deuxièmement pour emmener le spectateur vers l’environnement de l’installation ainsi que son message sur la relation avec la mort sans qu’il s’en rende compte.

Formes symbolique Le retour de la mort dans la vie quotidienne sur un autre plan que celui des médias a contribué au choix de la forme des crânes de l’installation. Contrairement à son retour dans les médias numériques sous la forme d’une représentation ensauvagée, la mort serait aujourd’hui pour la mode et le style, sur le point de devenir une figure iconique comme une « Marilyn » ou un « Che Guevara » ou dans le monde des Geeks un « Pacman ». Le crâne s’émancipe également dans l’univers du design dans lequel il est décliné sous toutes les coutures. Dans toutes ces figurations, il apparaît comme une image esthétiquement accrocheuse, typique d’un style des arts graphiques et du dessin d’enfant. L’image du crâne vivrait maintenant dans l’harmonie de sa revendication désacralisée. Dans ce contexte du réveil de l’icône du crâne dans les pays occidentaux, le design de mes crânes se devait d’interpeller par ses formes, mais en même temps souligner le plaisir de lignes fluides, qui inspire de la beauté voire même du sublime. Pour mettre en œuvre ces crânes, il a été décidé d’aller aux sources de ce qui représente pour moi une réelle indifférenciation entre la mort et la vie. Je me suis alors inspiré des gâteaux en pâte à sucre en forme de crâne du Mexique : les « Calaveras ».

Ces crânes en sucre que l’on appelle calaveras, ont une forme plaisante, une décoration typique, avec des motifs colorés qui attirent l’œil des petits comme des grands. Ils abondent généralement les étalages durant le « Día de los Muertos » (le jour des morts au Mexique). Leurs rôles sont souvent de servir d’offrande pour garnir les autels, ou de don envers les proches ou tout simplement pour se faire plaisir durant cette journée des morts. Ce qui est intéressant dans ces calaveras, concerne leurs formes typiques qui rappelle tout de suite le crâne, mais en même temps la festivité et quelque chose de léger. Ces descriptions sont justement ce que je veux mettre en avant dans le design de mes crânes. C'est-à-dire une forme ovale, à peine

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Partie 2. Création de la Vanité interactive anthropomorphique, qui ne ressemble pas directement à une tête de mort, mais dont la silhouette rappelle la douceur d’un bonbon qui aurait la forme d’un crâne. Cela permettrait de souligner le caractère amusant de ces petites boules qui rappellent des crânes sans en montrer directement les attributs.

Couleurs et signes Pour décorer les crânes, six petits points, en deux rangées verticales de trois points texturent leurs fronts. Ces points rappellent des symboles du Tikka, une marque portée par les hindous, ou personne de religion hindouiste. Il est le plus souvent composé d’un seul point, mais il peut aussi être un trait ou formé de plusieurs points. Sa couleur est généralement rouge, mais elle peut aussi être noire, ou gris cendre. Cette marque indique l’appartenance à un groupe religieux, ou la situation maritale d’une femme, ou dans la plupart des cas censée porter bonheur. Dans les monastères bouddhiques, les six points arrangés de cette manière marquent l’appartenance de la personne à cette religion, et lui confère le statut de moine. Cette pratique est surtout repandue chez les moines Shaolin.

Sur les crânes en question, ces points symbolisent un caractère philosophique. Hors de tout signe religieux, ils montrent l’importance de la philosophie que chacun porte à la mort. Comme dans le bouddhisme, dont la portée philosophique accorde à la mort, une croyance envers la réincarnation. Ces points veulent affirmer cette façon de concevoir la vie et la mort.

Matière En regardant de plus près, la surface des crânes est sensiblement similaire à celle d’un vrai crâne. Un soin particulier a été apporté à la simulation d’une texture de crâne. Suivant son exposition à la lumière cette minuscule rugosité caractéristique des crânes est rendue avec finesse, afin de correspondre au mieux avec une véritable texture d’ossement. Cela permet d’accentuer le côté osseux de ces petites formes crâniennes qui apparaissent de loin comme des calaveras, mais affinent leurs textures d’ossement

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Partie 2. Création de la Vanité interactive lorsque le spectateur se rapproche, pour montrer qu’elles ne sont pas de simples pâtes de sucre. Ce travail sur la surface de l’objet permet à celui-ci de ne pas apparaître trop plastique ou trop métallique. Ce qui aurait complètement entaché le symbole de ces crânes, apparaissant alors comme des jouets en plastique ou des boules de métal. Avec ce procédé, une certaine impression organique se dégage de ces formes en même temps qu’ils rappelent l’aspect coloré des calaveras.

Physique À la différence des sculptures, les objets virtuels ont la possibilité de bouger dans l’espace dans lesquels ils sont représentés. Ces crânes sont en constant mouvement, certains rebondissent, d’autres glissent, d’autres suivent un mouvement aléatoire, d’autres encore ont l’air de n’en faire qu’à leur tête. Par le mouvement, ils donnent l’impression d’être en vie, d’une existence certes virtuelle, mais une existence qui affecte le spectateur en lui montrant des objets virtuels en répondant à une interactivité endogène et exogène. Il y aurait alors une interaction entre les éléments présents dans l’espace virtuel, et une interaction de ces éléments avec l’avatar invisible du spectateur qui se projette dans la pièce.

Figure 2. 90 : Calaveras mexicaine durant El Día de Muertos.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Les différents types de crâne Il y a plusieurs types de crânes ayant chacun une spécificité et un rôle bien précis afin de structurer la pièce. Même si au premier abord on a l’impression que les éléments de la scène bougent n’importe comment dans tous les sens, ils répondent en réalité à des règles bien précises qui ont été mises en place, afin de contrôler le rendu et l’expressivité et l’ambiance. Ce qui est important est de donner l’apparence d’une réaction comportementale des crânes.

Les crânes calaveras La première chose que l’on voit lorsque l’on pénètre dans l’univers de cette installation, ce sont des formes plus ou moins ovales. Des formes qui se matérialisent sous les traits de petits crânes en pâte à sucre dont les yeux et le nez auraient été peints rapidement. Ces petites têtes de mort rappellent tout de suite les calaveras mexicaines. Ils représentent ici une vanité qui est mise en lumière grâce aux symboles de fête et de plaisir de la vie qu’ils représentent, mais également le message de respect et de souvenir envers les morts qu’ils exhortent. Des symboles d’une relative innocence et ignorance qui s’accorde avec la mort par les profondes valeurs qu’ils inhibent. Une vision de la mort qui n’est pas à craindre, mais à concevoir comme le respect mutuel que chacun se doit d’une génération à une autre, une manière de fêter la mort pour l’assimiler plutôt que de la craindre. Ces Calaveras soulignent la présence de la mort dans l’installation, mais avec des caractères sublimes et festifs.

C’est pour communiquer ces valeurs qu’ils ont pour rôle d’être en interaction directe avec le spectateur. Ils dialoguent avec lui par le mouvement, comme s’ils étaient vivants, mais dénués de parole. Certains suivent du regard, d’autre se font éjecter comme de vulgaire objet inerte et continuent leur vie comme si de rien n’était. D’autre encore, rebondissent ou glissent continuellement, alors qu’une partie ne bouge pas beaucoup, mais peuvent quand même suivre du regard.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 91 : Calaveras virtuelles dans Vanité interactive 3.1.

Les crânes orange Parmi toutes ces calaveras, quatre têtes de mort sont ocre. Hormis leur couleur, ils sont visuellement semblables aux autres crânes. Cette différence de teinte suggère qu’ils ont un rôle : celui d’émettre l’ambiance sonore de la pièce. Ils agissent comme des haut-parleurs dont le pouvoir est de diffuser l’environnement sonore autour d’eux. Ils permettent une spatialisation sonore qui a l’avantage d’immerger plus profondément le spectateur dans l’environnement virtuel.

La diffusion des sons ambiants est découpée en quatre parties. Chaque partie de l’ambiance sonore est diffusée par l’intermédiaire d’un crâne orange.

- La première partie propage le son d’accord mineur de corde, ainsi qu’une détonation très aiguë qui marque le début des nouveaux accords tous les huit temps. Cette partie est audible à peu près partout dans la pièce. - La deuxième partie est une boucle de batterie, apportant du rythme et soulignant le côté festif de la pièce. Cette partie sonore n’est audible, que dans un diamètre de deux mètres autour du crâne émetteur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

- La troisième partie est un son plutôt synthétique, qui relève l’ambiance sonore « atmosphérique » qui règne. Pour entendre ces sons, il faut être collé au crâne qui le diffuse. - La dernière partie est une voix qui murmure les questionnements de l’œuvre au sujet des vanités. Contrairement aux autres, ce crâne parle au spectateur, en lui évoquant ses questionnements. Ce qui lui confère une symbolique particulière.

Figure 2. 92 : Calaveras virtuelles dans Vanité interactive 3.1.

Le gros crâne Une tête de mort se démarque des autres crânes par sa taille. Ce crâne représente la vanité grandissante de toutes les autres têtes de mort. Comme si celui-ci grandissait au fur et mesure que le sentiment d’attachement au bien terrestre augmente. Il est en quelque sorte une allégorie reflétant la vanité de tous les autres. Cela se voit d’autant plus qu’il est le seul, à revêtir une surface reflétant son environnement sous la forme d’un verre texturé. Alors que les autres têtes de mort ont une texture plus osseuse.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Le crâne réaliste Un élément se démarque des autres par son réalisme. Il s’agit d’un crâne fidèle à la morphologie d’un vrai crâne. Il se positionne en lévitation au-dessus de tous les autres éléments. Il représente par le réalisme de ses formes, de sa couleur et de sa texture, la Mort. Contrairement aux autres crânes, il n’est pas présent pour s’amuser. Il est l’allégorie de la mort qui veille et attend patiemment le bon moment pour venir chercher son dû. Du haut de sa puissance, ce crâne suit du regard tout ce qui se passe en dessous de lui. Il surveille ces moribonds qui déambulent sans penser à la Mort. De son expression sarcastique typique des crânes, il se régale déjà des futures âmes qui passeront par ses mains.

Figure 2. 93 : Crâne réaliste qui prône au-dessus de tout et le gros crâne, dans Vanité interactive 3.1.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.5.2 Technique, méthode de création des crânes

Je vais dorénavant expliquer la méthode de création de ces différents crânes, afin de mieux comprendre comment sont réalisés ces éléments de réalité virtuelle en 3D.

Le logiciel Unity Pour la réalisation des crânes, le procédé ressemble à celui du développement d’un jeu vidéo. En effet pour donner vie à l’installation je me suis inspiré du workflow de l’industrie des jeux vidéo. Au début de la mise en place du workflow, en 2009 une question s’était posée concernant le logiciel principal qui permettrait d’avoir un moteur 3D assez performant, afin d’arriver à mettre en images mes idées. En effet, mon cheminement créatif avait toujours été de favoriser l’idée, puis de rechercher par la suite la technologie qui permettrait de réaliser cette idée. L’intuition m’avait fait choisir le moteur 3D « Unity » qui à l’époque commençait à prendre de l’importance dans le domaine émergent des jeux vidéo indépendants. Le choix s’était avéré judicieux dans la mesure où Unity est dorénavant une des plateformes de développement de jeux vidéo les plus reconnues et dynamiques. Bien sûr comparé à des ténors tels que CryEngine et Unreal Engine, Unity n’était pas aussi performant. Mais contrairement aux autres moteurs de jeu, Unity était abordable. De plus par rapport à ce que je voulais réaliser Unity semblait être largement suffisant pour la question du réalisme, et surtout beaucoup plus ouvert concernant l’interfaçage avec des systèmes d’interaction à base de capteur.

Unity est un logiciel que l’on appelle généralement « le moteur du jeu ». C’est lui qui gère tous les éléments qui seront présents dans le jeu. Que cela soit le code, les éléments graphiques, les objets 3D, les textures, le son, l’interface… tout est géré par Unity. Il est en quelque sorte le logiciel qui permet de compiler tous les éléments provenant des autres logiciels de création plus spécialisés, tels que graphisme 3D, graphisme 2D, vidéo, son, texte, capteur… Dans cet environnement unifié, tous les éléments vont travailler de concert pour permettre au jeu d’être une entité unique. Unity n’est pas un logiciel de création, il est l’interface qui permet à tout le jeu de prendre vie par l’intermédiaire de son moteur graphique et physique. Un moteur qui permet la représentation de la virtualité la plus proche possible de la réalité.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Dans le cadre de la recherche, Unity était apparu comme la technologie qui permettrait de coder toutes les interactions possibles et imaginables, en même temps qu’il porterait la création graphique toujours plus loin. Unity avait joué un rôle important dans la création de cette installation. Il était le moteur qui a permis de matérialiser toutes les conceptions sur la représentation de la mort par la figure de la vanité et l’exploration de nouvelle approche interactionnelle. Dans la réalité virtuelle offerte par Unity, tout semblait possible, car j’avais accès à tous les paramètres de cette réalité alternative, afin de créer mon monde, de le modeler à ma convenance. N’est-ce pas en cela que tous les artistes rêvent, la création de leur monde dans leur réalité ? Me concernant, la création de ce monde a été possible avec le logiciel Unity, beaucoup d’imagination, de référence.

Figure 2. 94 : Interface du logiciel Unity 3D.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Création des crânes calaveras Les crânes devaient rappeler les calaveras tout en étant symboliquement proches des vanités. La réalisation de ceux-ci en 3D devait prendre en compte tous les paramètres relatifs aux limites techniques de la réalité virtuelle en temps réel, tout en communiquant un rendu expressif, sensible et interactif.

Tout commence avec le dessin de l’idée inspiré de calaveras, puis ce dessin est créé en trois dimensions dans un logiciel de modélisation. La plupart des logiciels de modélisation récents proposent une modélisation organique très poussée. C’est le cas de Zbrush, Mudbox ou 3D Coat, qui sont d'excellents outils de sculpture et de texture d’objet en 3D. Ces logiciels permettent de simuler la sculpture avec une précision et une ergonomie qui dépassent la limite physique de la sculpture conventionnelle. On commence souvent la modélisation par une forme primitive, une sphère ou un cube. Avec différents outils qui permettent de déformer, de rogner, d’extruder ou de rajouter de la matière au primitif, on sculpte notre objet à la manière d’un sculpteur traditionnel. Dans une optique temps réel, la modélisation doit prendre en compte le nombre de polygones dans la réalisation de l’objet. Dans le sens où plus il y a de polygones plus l’objet sera réaliste, mais en contrepartie il sera lourd lors de son affichage. Moins il y a de polygones, moins l’objet sera détaillé, mais plus l’objet sera léger pour l’affichage.

Pour ma part, chaque crâne ne dépasse pas les cinq cents polygones pour ne pas alourdir la scène 3D, car ces crânes seront présents en nombre. Une fois la modélisation en maillage réalisée, il faut y appliquer un shader, qui consiste à définir la manière dont la surface de l’objet va réagir aux différentes sources lumineuses, ainsi qu’une texture qui affirme les différentes couleurs de l’objet. La texture est appliquée directement sur l’objet en 3D, à l’aide d’outil de peinture ou de placage de texture, comme si l’on peignait ou l’on collait des textures directement sur l’objet. Cette méthode permet de se passer de la fastidieuse étape du dépliage d’UV, qui n’est pas nécessaire dans notre cas.

Une fois cette étape de modélisation finalisée, l’objet apparaît comme une simple sculpture de crâne en 3D que l’on peut découvrir sous tous les angles. Mais cet objet

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Partie 2. Création de la Vanité interactive n’est pas encore prêt pour l’installation. Il faut encore le positionner dans un environnement virtuel et définir toutes ses caractéristiques techniques, physiques, interactives, afin de lui donner ce simulacre de vie dans l’œuvre. À ce stade, il est comparable à une sculpture inerte qui n’aurait à présenter que sa forme et sa matière.

Pour donner à cet objet ses caractéristiques visuelles et interactives, il faut l’importer dans le logiciel Unity. C’est dans ce logiciel que l’on pourra utiliser cet objet comme un crâne interactif en lui attribuant divers paramètres, tels que la duplication, la taille du crâne, sa rotation, sa réaction à la lumière, le genre d’ombre qu’il projette suivant l’éclairage, net ou diffus, l’opacité de cette ombre, la réaction de ce crâne à la lumière, etc. C’est également à cette étape que sont codées les caractéristiques comme la réaction physique de l’objet, la gravité, le poids, l’intelligence artificielle (IA) qui permettent la réaction du crâne en réponse aux actions du spectateur, mais aussi de lui donner l’apparence d’un être vivant capable d’interagir avec les autres entités de son univers.

L’intelligence artificielle utilisée pour les crânes est assez simple. Elle est à envisager comme des règles auxquels les objets doivent répondre. On est loin de l’IA conventionnelle, où les agents sont véritablement autonomes et peuvent apprendre. C’est-à-dire des agents construits sur un modèle connexionniste, de réseaux de neurones, d’automates cellulaires ou d’algorithme génétique qui permettent véritablement et techniquement de parler d’intelligence artificielle.

La technique des règles utilisées ici est tributaire des jeux vidéo. Elle est largement utilisée par tous les jeux et fonctionne parfaitement pour les « NPC (non-player character )» afin de simuler un genre d’IA simple. Elle donne l’illusion que l’agent est voué d’une intelligence, alors que cet agent ne répond qu’aux différentes règles établies à l’avance. Dans mon cas, cette illusion est suffisante, dans la mesure où le propos de l’œuvre n’est pas de créer des agents véritablement autonomes et évolutifs. Mais des agents qui ont pour vocation de jouer sur le degré de présence ressenti par le spectateur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Voici quelques exemples de règles utilisées : certains crânes ont une zone de contact invisible autour d’eux, lorsque l’avatar d’un spectateur touche cette zone, le crâne a pour ordre de faire un choix aléatoire entre se pousser à gauche ou à droite, prendre de la distance, ou ne pas bouger et faire face au spectateur en le regardant, tant que celui-ci est à l’intérieur de cette zone. Cette règle toute simple, donne vraiment l’impression que chaque crâne a sa volonté propre et ses humeurs, puisqu’il ne réagira pas deux fois de la même façon à l’approche d’un spectateur. Avec cette technique des choix aléatoires, chaque crâne est alors capable de réagir différemment avec les autres têtes de mort. Cela permet d’apporter une cohérence, mais en même temps une diversité, une dynamique à l’attitude des crânes en tant qu’être virtuellement vivant.

Une fois toutes ces caractéristiques mises en place, l’objet devient un crâne virtuel dans un environnement en 3D temps réel. Multipliés par centaines, et répondant à des règles d’IA, ils donnent l’impression au spectateur d’être devant une sorte de tableau virtuel de vanité. Un tableau dans lequel les crânes, dans une errance tragique, seraient des êtres doués d’une intelligence. Une façon de donner vie à la mort grâce à la réalité virtuelle.

Figure 2. 95 : Fenêtre de travail dans Unity 3D.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Création des crânes orange Les crânes orange ont été réalisés avec la même approche que les autres crânes. La différence repose sur l’IA et le rôle de ces crânes. Contrairement aux autres, l’IA de ces éléments est différente, puisque leur rôle est de diffuser l’ambiance sonore de l’univers. Devant le spectateur, ces émetteurs de son ne répondent pas, ils continuent leur errance comme si de rien n’était. Par contre avec les autres crânes, ils entretiennent une interaction directe. Parmi les quatre crânes oranges, un seul d’en eux entretient un lien de proximité avec le spectateur, dans le sens où il fixe souvent le spectateur dès lors qu’il s’approche de lui afin de lui transmettre son message sous la forme de murmure. C’est le seul crâne qui s’adresse directement au spectateur par la parole.

Techniquement, ces crânes diffusent des sons suivant une sphère invisible qui les suit, avec une atténuation du niveau sonore du centre vers les bords de la sphère. Lorsque les oreilles virtuelles du spectateur entrent dans la zone de contact, celui-ci entend le son, et plus il se rapproche du centre de la sphère plus le son sera intense. Pour permettre cet univers sonore élaboré, chaque crâne émetteur de son a une taille de sphère différente. De la sorte, cette mise en scène technique du son a pour but de le spatialiser et favoriser l’immersion du spectateur.

Création du crâne réaliste La création du crâne réaliste qui se positionne au-dessus comme représentation de la Mort aura nécessité un travail différent dans l’étape de la modélisation. Je voulais qu’il soit le plus réaliste possible dans ses formes, pour qu’il souligne la mort dès le premier regard. De ce fait, anatomiquement il devait correspond à un vrai crâne humain. Pour le réaliser, j’ai récupéré par hasard un scanner 3D en très haute définition d’un crâne humain utilisé dans la médecine. Tel quel, le crâne est magnifique, doté de tous les détails d’une vraie boîte crânienne. J’aurais pu utiliser ce crâne dans l’installation, mais éthiquement je ne voulais pas employer ce genre d’élément. Premièrement, le crâne est trait pour trait le crâne d’une vraie personne. Même si cela n’est que le modèle 3D, une gêne m’a interdit de faire usage de ce genre d’élément. En somme comme pour une photo, il est difficile de réutiliser des représentations issues

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Partie 2. Création de la Vanité interactive directement d’un vrai corps. Deuxièmement pour certaines raisons il est préférable de modéliser son propre modèle 3D. Troisièmement des problèmes techniques auraient entaché la manipulation de ce crâne dans Unity. En effet, cet objet fait environ vingt millions de polygones, avec un agencement des triangles typique des modèles réalisés à partir d’un scanner (c'est-à-dire que toutes les faces sont explosées, dès lors que l’on ouvre le fichier avec certain logiciel 3D). Avec un poids aussi important il était juste impossible d’envisager une utilisation de ce crâne dans un environnement en 3D temps réel.

Pour ces raisons, j’ai préféré réaliser une retopology150 du crâne, afin d’alléger le maillage et de garder à peu près les détails et la forme de l’original. Cette retopology est une opération utilisée dans les logiciels de modélisation à base de sculpture 3D. Il permet de remodéliser polygone par polygone au-dessus d’un objet ayant un grand nombre de polygones, afin d’en réduire le nombre. Cette technique est surtout utilisée par ces logiciels pour permettre de réaliser des objets ayant très peu de polygones, tout en gardant une bonne lisibilité de la silhouette originale. Il accorde également la possibilité de créer une map de normal mapping à partir du modèle haute résolution pour simuler tous les détails. Une auto-retopology existe, mais elle ne fonctionnait absolument pas avec autant de polygones en input, et de toute façon le résultat n’aurait pas été convaincant. Il a donc fallu coudre à la main tous les polygones entre eux tout au long du crâne original et séparer l’objet en trois parties. Une partie pour la boîte crânienne, une pour la mâchoire et une autre pour les dents.

Avec cette méthode, il a été possible de passer de vingt millions de triangles à environ trois mille cinq cents facettes, tout en gardant les principaux détails du crâne humain, mais sans toutefois maintenir la même topologie que l’original. Ce résultat est justement ce que je cherchais à faire grâce à la retopology.

150 La retopology en 3D consiste à déduire le nombre de polygone d’un objet haute résolution (souvent plusieurs million de polygone) afin que celui puisse convenir à différente application comme le temps réel. Cette méthode essais de garder le plus fidèlement possible la silhouette du modèle originale haut résolution mais en divisant par 10 ou 20 voire même 100 le nombre de polygone. Ensuite différente technique comme la normal et le displacement map, permettent de simuler les différents détails effacés durant le processus. 234

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 96 : Crâne réaliste dans Unity et dans Vanité interactive 3.1.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.5.3 Les différents types d’interaction avec ces crânes

Je vais maintenant parler des modes d’interaction qu’il est possible de retrouver dans l’installation, pour souligner l’importance de l’IA dans la relation instaurée que les crânes.

Interaction endogène et exogène envers et avec les crânes Les agents sous la forme de crâne sont capables d’interagir entre eux. Ils ne sont pas doués d’une réelle intelligence artificielle, mais plutôt commandés par un système de règles et d’aléatoire régi par le programme de règles (une sorte d’IA simplifiée). Même si l’IA utilisée dans Vanité interactive ne correspond pas directement à des programmes d’intelligences artificielles tels que : les réseaux neuronaux, des automates cellulaires issues du connexionnisme et les algorithmes génétiques, qui ont pour modèle le mode de fonctionnement neuronal, cellulaire et génétique de l’homme, ses règles issues du monde des jeux vidéo arrivent, à recréer un ensemble cohérent et logique capable de donner en partie l’apparence de l’indépendance à un agent. Le fait est qu’ils donnent l’impression d’être des éléments qui interagissent entre eux et avec l’environnement virtuel de manière réaliste. Ce genre d’interaction au sein d’un système virtuel a été nommé par Michel Bret « interaction endogène » (c'est à dire au sein d'un système). L’installation utilise abondamment ce genre de système d’interaction au sein d’un système, pour donner l’illusion que les crânes apparaissent comme des agents autonomes, capables de choix et de décision avec leur environnement. La mise en œuvre d’un tel système endogène renforce l’impression que la pièce est habitée par des êtres doués d’une intelligence et non des objets inertes. Cela augmenterait davantage l’impression du spectateur de se retrouver devant un phénomène émergent proche du vivant et accroît le sentiment de présence.

Un autre genre d’interaction est également possible de la part des crânes. Dans la continuité directe de l’interaction endogène, il s’agit de l’interaction de l’agent virtuel avec le réel par l’intermédiaire d’interface qui fait le lien entre les deux réalités. Dans le cas présent, l’interface dont il est question est un casque EEG (nous en parlerons davantage dans la troisième partie de cette étude). Ici le programme de l’agent est en lien direct avec le capteur qui fournit les informations nécessaires à celui-ci, afin qu’il

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Partie 2. Création de la Vanité interactive puisse répondre adéquatement aux sollicitations du monde extérieur. Un monde extérieur matérialisé sous la forme d’un avatar invisible, mais sensible aux lois physiques de l’environnement virtuel. Ce genre de relation entre le virtuel et le réel a été nommé par Michel Bret « interaction exogène » (c'est à dire avec le monde réel). Ce genre d’interaction peut être enrichi lorsqu’elle est couplée à une interaction endogène. Dans ce cas, les agents sont alors capables d’interagir entre eux dans leur système. Ils sont en même temps en relation avec le monde extérieur à leur environnement, par le biais de capteurs qui font alors office de liens entre les agents du monde virtuel et les actions du spectateur.

Dans l’installation, les deux modes d’interactions sont pris en compte par le programme qui contrôle les règles d’IA des crânes. Ce programme définissant les règles de conduite a été codé sous Unity. C’est un système interne ou chaque entité représente un être à part entière, qui doit prendre en compte son environnement virtuel pour se mouvoir dans l’espace et faire des choix. Ici les choix sont aléatoires et non régis par un devoir de survie, une ligne directrice ou un but précis, comme il est souvent le cas dans la simulation de foule (le meilleur exemple est celui du vol d’oiseaux ou de banc de poissons). Le but est de donner l’impression de vie non de simuler la vie. Je voulais que de ces choix aléatoires, naissent l’interaction de l’agent avec son environnement composé de forces directives, de forces physiques, d’obligations et d’autres agents du système qui répondent eux aussi à ces règles.

Lorsque ce mode de fonctionnement endogène est augmenté par une interaction exogène, les agents additionnent à leur prise en compte de l’environnement, de nouvelles réactions et prise de décision par rapport aux informations envoyées par les capteurs. Dans ce cas, ces capteurs représentent des transformateurs de réalité, dans le sens où ils encodent toutes les actions du spectateur (niveau de pression, type d’action sensorielle, information de mouvement, vitesse de l’exécution, angle du mouvement…) afin de les envoyer vers les agents. Ce schéma de communication permet le dialogue rétroactif que je recherche. Pour ce faire, les agents virtuels (ici les crânes) doivent alors répondre de façon adéquate, coordonnée, et en temps réel aux

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Partie 2. Création de la Vanité interactive actions du spectateur, afin de lui procurer l’illusion qu’il agit réellement sur les éléments de l’installation.

De plus, cette multitude de crânes rappelle tous les « calaveras » que l’on voit sur les autels et dans les rues lors du « jour des Morts » au Mexique. Ces calaveras dénotent la festivité qu’il y a autour de la mort, que la culture mexicaine savoure par l’intermédiaire de ces pâtes à sucre en forme de crâne. Des festivités qui contrairement à la mode en occident, n’en oublient pas la notion de respect envers les morts, dans le sens ou ces calaveras sont en général des offrandes. Leur présence implicitement soulignée dans l'installation, insiste sur la sagesse qu’ils symbolisent de se souvenir des morts pour qu’ils soient éternels. Ainsi malgré le côté relativement amusant de ces êtres (il faut entendre par là « être virtuel ») en forme de tête de mort, il faut y voir le respect que chacun doit avoir envers les morts.

En somme, cette multitude de crânes est là pour convaincre le spectateur qu’il peut ressentir une émotion esthétique non conventionnelle devant des images de la Mort. Un sentiment qui pousse celui-ci à entreprendre une démarche personnelle, spirituelle et philosophique sur ses propres valeurs. Riches de toutes ces symboliques, les éléments principaux de l’installation agissent au final de la même manière que les Vanités classiques qui symbolisaient leurs messages par des amoncellements d’objets. Ici ce sont les amoncellements de crânes à la symbolique multiple qui font office de vanité.

Figure 2. 97 : Ici tous les crânes sélectionnés en bleu intègrent une IA, les autres sont inertes.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 98 : Un exemple de création issu de l’IA implémenté dans les crânes : un totem ou une pyramide de calaveras.

Figure 2. 99 : Ici certains se font des bisous justes sous la mort…

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.6 Les univers virtuels de l’expérience

Dans cette sous-section, je vais décrire la pièce principale de l’installation, ainsi que les éléments qui la composent comme les objets symboliques. Je parlerais ensuite de la création de la pièce d’un point de vue technique et scénographique et enfin des objets symboliques, pour en souligner le rôle dans le dialogue interactif.

2.2.6.1 La pièce principale

Description de la pièce Après avoir présenté la méthode de création des crânes ainsi que leur symbolisme profond. Je vais maintenant parler de la méthode de création de l’environnement et des objets symboliques qui le constitue.

L’environnement est composé d’une pièce qui forme un tableau interactif. Il est composé d’une centaine de crânes qui s’agitent dans tous les sens, d’objet symbolique, d’une salle close avec une partie creuse au milieu de la pièce et de murs dont la texture semble bouger. Tout cela inspire une expérience dans un univers fantastique, et onirique. Un voyage dans un monde sans apesanteur ou tout paraît léger. Un univers qui invite à se laisser aller à l’exploration de sa finitude sans en ressentir une quelconque angoisse oppressante.

Cette fascinante sensation, conduit le spectateur à se perdre dans cet environnement où tout est fait visuellement et interactivement pour le plonger au milieu de la pièce et de ses objets, à dessein de transformer sa position de regardeur passif en spectateur actif. Un spectateur, qui compose et fait vivre le contenu de l’installation. Une sorte d’immersion visuelle et spirituelle qui passe par une projection du spectateur au sein même de ce qu’il voit. Ce qui aurait pour conséquence de l’amener à concevoir cette réalité virtuelle comme un prolongement de sa réalité. Une projection analogue au ressenti devant une toile, mais qui explore davantage l’espace de l’image dans toutes ses coutures, et sous tous les angles. Une expérience rendue possible par la virtualité de l’environnement et les différents objets qui interagissent avec le spectateur. Une interaction qui repose sur une rétroaction sans fin,

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Partie 2. Création de la Vanité interactive indéfiniment renouvelable entre les entités (environnements et objets) de l’œuvre et les actions du spectateur.

Le dispositif a été conçu en vue d’intégrer cette logique d’interaction en rétroaction. L’espace et les objets symboliques qui composent la partie visuelle de l’installation répondent tous à ce principe. Un principe qui met en avant l’esthétique des formes et des symboles au service de l’interaction, afin d’établir une approche innovante et profonde avec la Vanité interactive.

Les murs L’environnement de cette installation est une pièce apparemment fermée. L’impression qui en émane, au-delà de la présence des crânes, est la volupté d’un mouvement continuel. Une subtile ondulation qui dessine et impose sa litanie presque hypnotique. Ce bercement est perceptible sur les quatre murs de la pièce, de manière presque symétrique. Cela leur confère une impression de grouillement organique, mais aussi d’illusion mystérieuse.

Pour ce faire, les murs sont recouverts d’une texture abstraite en mouvement vertical oscillatoire et perpétuel, qui ressemble à des rideaux de théâtre. Des rideaux dont la texture imbibe l’ambiance d’une légère rêverie, s’ouvrant et se refermant constamment sur le vide, comme pour montrer qu’il n’y a rien à attendre en dehors de cette scène. La couleur de ces murs est plutôt chaude dans des tons orangé, ocre, vert de cobalt et azur. Des couleurs qui n’agressent pas le regard, mais invitent plutôt à s’émanciper doucement dans cette absence de repère visuel. Une gamme colorimétrique qui correspond à la palette de nuances très chaudes des vanités du XVIIe siècle. Cependant à l’inverse de celle-ci, cette gamme ne se présente pas sous une allure grave. Elle s’attache plutôt à souligner le ton de la rêverie, de l’environnement joyeux, presque enfantin, en même temps que les textures lui confèrent un aspect organique et voluptueux digne d’un rêve mystérieux dans un autre univers.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Le sol Contrairement au sentiment de plénitude devant la texture mouvante des murs, le sol est quant à lui fixe et fourni en symbolisme. Il est composé de la texture virtuelle d’une plaque de marbre qui recouvre toute la surface de la pièce, avec au centre un renfoncement en forme d’ovale allongé. Cette plaque de marbre est de couleur rouge clair avec de belles veines bordeaux, qui accentue cette uniformité chaleureuse des couleurs tout en soulignant la richesse et le côté mondain de ce genre de matériaux. L’utilisation du marbre comme sol fait référence au symbole de la richesse et du pouvoir au même titre que les pièces de monnaie et les blasons, signe des biens mondains et de puissance auxquels il faut savoir renoncer, dans la doctrine ecclésiastique du XVIIe siècle.

Sur ce marbre on y remarque des inscriptions sur le genre de la vanité qui disent ceci :

La vanité est-elle L’illustration du sublime L’exploration du crépuscule Un fardeau illuminé ?

L'affirmation d'une peur Le besoin de catharsis L’insolite fantastique Sont-ils transfigurés dans les vanités ? La Mort n'embrasse-t-elle pas nos angoisses avec l'image de la vanité ? Ces crânes pensent-ils un seul instant qu’ils réfléchissent notre mort ?

À la manière d’un phylactère et des ex-voto des Vanités classiques, ces inscriptions expriment des paroles à caractère moral de l’œuvre. Ils s’expriment ici sous la forme de questionnement sur la nature même de la vanité. Du XIIIe siècle au XVIIe siècle, ces inscriptions étaient souvent tirées de textes bibliques. Elles avaient pour but de mettre en garde le passant que le trépas n’est jamais loin et d'exhorter celui-ci à s’alimenter de la sagesse des textes sacrés pour trouver Rédemption à son âme. Dans cette 242

Partie 2. Création de la Vanité interactive installation, elles ont gardé un rôle moralisateur. Fidèle aux phylactères elles incitent le spectateur averti à méditer sur la mort. De plus, comme pour les Vanités conceptuelles et modernes, elles posent implicitement des questions d’ordre idéologique et spirituel. Tout en laissant le choix au spectateur d’accepter ou non cette mise en scène, elles font de lui le spectateur qui donne sens ou non au message.

Le creux au milieu de la pièce Au centre de la pièce se trouve un renfoncement en forme d’ovale allongé, dans lequel s’amoncellent la plupart des crânes. Ce creux peut être défini comme une partie de la scène qui regroupe les crânes en son sein. Comme si cet endroit était pour les têtes de mort un lieu de rassemblement, afin de créer une accumulation désordonnée de crânes entreposés comme de vulgaires objets. Cette interprétation peut paraître plausible dans la mesure où au lancement de l’installation, très peu de crânes se trouvent dans ce creux. Après environ une minute, leur nombre a tellement augmenté que la cavité s’en trouve pleine. Certaines interprétations peuvent même aller jusqu’à prêter un caractère enfantin à ce creux, en le définissant comme un bac à sable ou les entités se rejoignent pour jouer ensemble. Ou alors comme un amoncellement qui permet de faire du bowling lorsque l’avatar du spectateur entre en contact à vive allure avec tous ces crânes. Je tiens à préciser que toutes ces interprétations sont de véritables énoncés recueillis avec des spectateurs. Des spectateurs qui après quelques minutes se rendent finalement compte (ou pas) que la symbolique de ce renfoncement est beaucoup plus subtile. En effet la présence de cet élément relève du double sens. D’un côté il est le point amusant ou l’endroit qui rassemble le plus de crânes, comme s’ils étaient attirés ou obligés d’aller vers ce point. De l’autre, ce trou s’apparente plutôt à une tombe ou une fosse commune creusée à même le marbre qui symbolise le lieu de finalité de toute vie. D’où cette omniprésence de tous les crânes qui finissent dans cette sépulture. Le point commun de ces deux sens est la finalité que représente ce renfoncement. Tous les crânes seront amenés, un moment ou un autre à passer par cet endroit qui est l’emblème de la finitude humaine. En sachant cela, il devient intéressant d’essayer de comprendre ce que peut bien signifier l’action du spectateur, qui par le biais de son avatar virtuel, se jette dans cette

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Partie 2. Création de la Vanité interactive fosse commune pour éparpiller les crânes dans tout le reste de la pièce. Dans un premier temps, ce geste paraît amusant, mais lorsque l’on comprend la symbolique de cette action, on se rend compte que l’on vient d’accepter allégoriquement de se jeter dans la tombe, de se confronter à sa finitude. En fin de compte, cette fosse est un élément symbolique qui au-delà de l’aspect festif et féérique de la pièce ne perd pas de vue son objectif.

Le plafond Pour sa part, le plafond se présente comme un vortex avec au centre une ouverture sur une lumière. Par ce vortex tourbillonnant, j’ai voulu mettre en scène artistiquement une représentation symbolique de la porte vers l’au-delà. Un passage vers des monts célestes symbolisé par une forte lumière blanc ivoire au centre du vortex, alors que le reste de celui-ci est plutôt ocre rouge et jaune. Ce plafond lumière est en contraste avec le reste de la pièce, dans la mesure où contrairement au mur et au sol, il offre une ouverture. Mais une ouverture qui est surveillée par la Mort. Une mort symbolisée par ce crâne réaliste en train d’observer d’en haut toutes les autres âmes d’ici-bas. Sa position surélevée proche de l’entrée du vortex, symbolise l’importance qu’elle joue dans le voyage vers l’au-delà.

Au sortir de cette description de l’environnement de la pièce, celle-ci apparaît plus que jamais comme un endroit imaginaire qui se laisse interpréter esthétiquement et appréhender philosophiquement par le spectateur. Sans conteste, elle peut aussi bien être un tombeau, que l’intérieur du mausolée de l’humanité qui se retrouve devant le jugement dernier. Ou alors un espace fictif dans lequel l’âme attend et erre, avant de pouvoir monter vers l’au-delà. Ou bien la matérialisation d’un rêve de rencontre avec la Mort, ou l’angoisse de notre mort, ou un espace de découverte de notre propre finitude. Enfin, elle peut aussi simplement être une pièce dans laquelle il est plaisant de déambuler en présence de crânes en sucre, comme durant les jours des Morts. Au spectateur de choisir la définition qui lui conviendra le mieux, puisque chacun a un point de vue privé et une expérience différente lorsqu’il s’agit de la mort.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 100 : Mur et plafond de la première version.

Figure 2. 104 : Résultat de la fosse en rendu.

Figure 2. 101 : Sol et fosse de la version 3.1.

Figure 2. 103 : Résultat en rendu.

Figure 2. 102 : Forme du plafond version 3.1dans Unity 3D.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Les petites particules Après avoir détaillé la pièce dans laquelle se passe l’installation, je vais dorénavant explorer les éléments présents dans celle-ci. Le premier élément dont je vais parler est quelque chose que l’on ne remarque pas tout de suite. Ce sont de petites particules en lévitation dans la pièce qui apportent beaucoup à l’ambiance particulière de l’environnement.

Ces particules se composent de milliers de petites lueurs diffuses. Au premier abord, elles ont l’air de pollen ou d’akène de pissenlit en suspension, qui habillent l’ambiance d’une douce et légère lueur. Mais à y regarder de plus près, ces particules ont été représentées avec ironie, comme de petits bonshommes en formes de boules blanches. Visuellement, ces éléments miniatures ont été intégrés à l’œuvre pour apporter de la légèreté et du mystère à l’image, mais aussi pour dédramatiser la scène avec cette touche festive et enfantine. C’est pour ces raisons que graphiquement, ils ressemblent beaucoup aux Calaveras, ou à des Pacmans ou encore à des smileys.

D’un point de vue symbolique, j’ai voulu représenter des feux follets d’une manière plus contemporaine et joyeuse. Ces lueurs sont dans les légendes, des âmes en peine réclamant des prières afin de sortir du Purgatoire ou encore des esprits malins qui cherchent à égarer les voyageurs perdus vers la mort. Ici il s’agirait plutôt d’une représentation stylisée et allégorique d’esprits qui invitent à la légèreté du moment.

Figure 2. 105 : Petite particule dans Unity 3D.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Les objets symboliques : bougie, livre, bulle de savon, téléphone portable Disposés un peu partout dans l’espace de la pièce, quelques objets sont en référence directe avec les Vanités classiques. À la différence des d’objets symboliques, ces éléments ne sont pas disposés dans un abondant amoncellement, comme dans le style flamand. Ils sont plutôt répartis aux quatre coins du tableau virtuel. À la manière d’objets réels ils interagissent physiquement avec le spectateur et les différents éléments qui les entourent. Il y a une bougie, symbole du temps qui se consume, un livre qui est l’attribut du savoir humain, une bulle de savon151 qui évoque la fragilité du monde et la brièveté de l’existence humaine. Le dernier objet que l’on peut retrouver est un objet de notre quotidien qui serait l’allégorie même de la science et des techniques humaines, ainsi que le miroir du lien social de la société contemporaine. Cet objet est un téléphone portable de dernière génération : « un smartphone ».

L’utilisation de l’ordinateur comme symbole de la frénésie engendrée par internet, la mondialisation, la société de consommation aurait pu être d’actualité. Mais le téléphone portable est apparu comme l’objet du XXIe siècle le plus en vogue pour refléter et dénoncer la vanité humaine. En effet le téléphone portable est devenu l’objet auquel on tient le plus, et dans lequel est confiée une énorme partie de notre vie quotidienne. Plus loin que n’importe quel objet, le téléphone est devenu le prolongement de nous-mêmes, de nos activités, de notre nouveau mode de vie orienté vers la communication à distance, vers le réseau. Cette merveille technologique serait pour moi, la plus belle vanité humaine que l’homme ait réalisée. L’importance que cet objet a acquise depuis son apparition en fait une symbolique qui aurait complètement sa place dans une Vanité moderne, tant ce genre de bien et tout ce qu’il représente (avancée technologique, phénomène de société, objet de désir, objet de plaisir, objet de mode et d’image…) sont vains lorsqu’on le compare à la sagesse humaine et une vision plus religieuse de la vie.

151 D’un point de vue symbolique, il a été préférable de faire une bulle qui n’éclate pas, mais qui se déforme. S’il fallait respecter les propriétés physiques de la bulle de savon, il n’aurait pas été possible de la voir correctement. Elle aurait été constamment en contact avec les autres éléments, qui l’auraient sans cesse éclatée. 247

Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.6.2 Technique, méthode de création

Je vais maintenant aborder les questions techniques et scénographiques concernant la création de l’environnement, de ses objets symboliques, ainsi que le rôle de l’interaction de ces objets avec le spectateur.

Création de la pièce La scénographie de la pièce La mise en œuvre de cette installation a commencé avec l’idée de vouloir aller plus loin d’un point de vue interactif et immersif que l’installation Images spectrales interactives (décrit dans la première partie de cette thèse), qui est une œuvre de vidéo interactive basée sur la technologie de l’écran tactile. La découverte du logiciel de création Unity a permis de réaliser l’expérience que j’avais toujours eu envie de formuler : l’œuvre en 3D temps réel interactive. Ce désir est sans doute hérité de l’admiration que je porte envers les œuvres de réalités virtuelles de Char Davies. Osmose et Ephémère, qui m’ont marqué, inspiré et continuent de m’éclairer grâce à leur univers virtuel onirique.

Dans la même mesure que les œuvres de Davies, j’ai alors voulu proposer avec Vanité interactive une expérience aussi immersive que possible. Mais contrairement à Osmose ou Ephémère qui accorde un voyage contemplatif ou l’interaction sert à se mouvoir dans l’espace. L’interaction est ici mise en avant pour permettre au spectateur d’agir en rétroaction avec ce qu’il voit et entend. En ce sens, le dispositif ne limite pas les interactions du spectateur au choix d’une direction dans la plongée virtuelle. Celle-ci ne doit pas être seulement une manière de progresser dans l’espace, mais elle doit aussi déclencher des événements, des actions concrètes sur l’environnement. Avec Vanité interactive je ne voulais pas proposer une expérience de rêve éveillé, mais bel et bien une immersion dans un univers simulant une réalité. Pour ce faire, l’environnement ne doit pas être trop complexe ou trop grand, de peur de perdre le spectateur dans un espace trop vaste et déclencher en lui une contemplation passive, une incompréhension du sujet et un rejet.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Pour ces raisons, il a été décidé de restreindre l’œuvre à une pièce, afin de focaliser l’attention du spectateur sur son interaction avec les éléments et la symbolique de ceux-ci. Cela permet de simplifier le mode de fonctionnement de l’installation, pour que le spectateur puisse s’habituer assez facilement à l’environnement. Cette taille de l’environnement permet au spectateur de s’attarder sur des détails, des objets et de prendre la décision d’interagir avec. Là où Osmose immergeait le spectateur grâce à la perte de repère, ainsi que la taille et la diversité d’un environnement contemplatif ; Vanité interactive immerge le spectateur en lui permettant de vivre une autre réalité visuelle, physique et sensorielle, dans un univers restreint, mais riche. Un environnement qui le conduit à voir et ressentir visuellement chacun de ses actes en rétroaction.

Les caractéristiques physiques de la pièce Une fois la scénographie de la pièce mise en place, une étape importante consiste à définir ce qui sera en interaction, quel genre d’interaction et avec quoi l’élément sera en interaction ? Dans notre cas, les murs, le plafond et le sol seront en interaction avec tout ce qui pourra entrer en contact avec eux. Cette interaction sera similaire à la réalité, c'est-à-dire un simple rebond. Pour ajouter du réalisme, l’interaction doit prendre en compte les propriétés physiques de chaque matière. Ainsi les différences de renvoi d’énergie (de rebondissement) seront mises en place suivant la matière que la paroi ou l’objet simule visuellement. De ce fait, un crâne, qui contient lui aussi des paramètres physiques propres à la matière du crâne, rebondira différemment s’il touche les murs, le sol ou le plafond, car chacune de ces parois se compose d’une matière différente.

Étant donné que la simulation de la physique est lourde à calculer graphiquement, les jeux vidéo ont tendance à utiliser des « collider » pour définir les zones et les points de contact entre les objets. Ces collider sont des objets en basse résolution, invisibles et patentés aux objets principaux qui sont eux en haute résolution (c'est-à-dire avec un nombre conséquent de polygones). Les colliders sont là en tant que « rigid body » pour simuler la physique des éléments entre eux à la place des objets en haute résolution. Cette technique a ses avantages et ses inconvénients. Avantage, car elle permet

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Partie 2. Création de la Vanité interactive d’économiser du temps de calcul, puisque les éléments à simuler physiquement sont souvent très simples. Inconvénient puisque la simulation ne prend pas en compte tout le maillage de l’objet principal, ce qui résulte d’une simulation qui n’est pas physiquement correcte. Malgré cet inconvénient, ce genre de simulation convient très bien au propos et donne des résultats convaincants lorsqu’il s’agit de formuler l’illusion d’une interaction physique.

Création de l’éclairage Dans l’étude sur les Vanités classiques, il a été vu que les objets y étaient souvent constitués de couleurs chaudes comme le blanc ivoire, l’ocre, le brun, le vert et le rouge. Des couleurs qui semblent avoir été uniformisées par la teinte réchauffante de la lumière. Une prédominance lumineuse ocre qui confère ce sentiment mystique, grave et profond, soulignant le message méditatif et spirituel de ces œuvres. Dans l’installation, la couleur de la lumière a été traitée de la même façon. La teinte principale souligne les mêmes sentiments de calme, de méditation et de spiritualité. Mais à la différence des Vanités classiques qui faisaient du clair-obscur leur leitmotiv, j’ai préféré appliquer une illumination globale moins contrastée, plus douce et lumineuse. Cela, dans le but d’apporter une bonne lisibilité à l’ensemble de la pièce et de lui conférer un sentiment de légèreté lumineuse.

En ce sens, il a également été décidé d’utiliser plusieurs sources d’éclairage, avec une lumière principale positionnée au centre du passage éclairé tout en haut de la pièce. Ainsi à la différence des Vanités classiques qui n’utilisent souvent qu’un éclairage orienté à environ quarante-cinq degrés, j’éclaire la scène avec trois types de lumières. Dans la mesure où je travaille dans un environnement virtuel en 3D, il était préférable pour des raisons techniques d’utiliser ces trois types de lumières qui forment un éclairage à trois points. Une « directionnal light » pour simuler la lumière ambiante du soleil, une « point light » pour rehausser davantage les zones sombres et les ombres, et une « area light » qui permet de simuler l’apport luminescent, engendré par le puits de lumière du vortex. Seule cette dernière permet aux objets de projeter une ombre, alors que les autres lumières n’affectent que l’éclairage et la spéculaire des

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Partie 2. Création de la Vanité interactive surfaces. Concernant les ombres celles-ci ne sont que très peu prononcées étant donné le flux lumineux qui baigne la pièce. D’ailleurs, pour augmenter le réalisme il a été appliqué un shader de SSAO (Screen space ambient occlusion), qui consiste à générer des ombres de contact entre deux surfaces proches l’une de l’autre. Cela permet de créer des ombres douces en dessous de tous les crânes et objets de la scène qui apportent énormément au réalisme.

Le choix délibéré de ne pas réaliser un éclairage similaire à l’ambiance votive des Vanités classiques, mais plutôt de m’en inspirer, permet de proposer une ambiance plus en rapport avec le thème de la recherche : une manière plus belle de représenter la mort, par le sublime qu’illustrent les vanités.

Figure 2. 106 : Cône de lumière dans Unity 3D et le rendu dans l’installation.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Création des objets de l’environnement Je vais développer ici les différents objets qui ornent l’environnement en expliquant précisément leur symbolisme et leur rôle dans l’installation.

La bulle de savon Cet Objet est une simple sphère, sur laquelle a été appliqué un shader qui permet de simuler les reflets, la spéculaire, la transparence et la réfraction de la bulle de savon. Ce shader a été programmé avec soin afin d’être en accord avec l’esthétique générale de l’installation. Pour son interaction, la sphère a été paramétrée comme un soft body, c'est-à-dire un corps mou, afin de simuler les fluctuations de ses collisions. Elle est en constante interaction avec tous les éléments qu’elle rencontre, comme une vraie bulle qui réagit à toutes les forces qui l’entourent. De plus afin d’accentuer son image de bulle, sa portance à l’air et été configurée pour lui donner l’animation d’un corps léger qui flotte au-dessus de tout, rebondissant sur le moindre obstacle. Dans la mesure où cette bulle de savon comporte une certaine forme d’IA pour son déplacement, elle se différencie des autres objets tels que les particules, la bougie, le livre et le téléphone portable. Sa caractéristique à se mouvoir dans l’espace lui confère une intensité qui ressemble aux crânes. En effet, cette bulle de savon ne se laisse pas emporter par les dérives des autres éléments, comme on serait tenté de le penser au premier abord. Au contraire, son IA la pousse tout doucement à retrouver son chemin afin de revenir à un point bien précis, c'est-à-dire le centre de la pièce, sous le crâne réaliste, au-dessus de l’amoncellement de crânes qui se forme naturellement dans le creux de la pièce.

Ce comportement souligne encore plus le symbole que représente cette bulle de savon. Le fait qu’elle revienne sans cesse au centre de la pièce met en valeur sa relative narration envers la fragilité de la vie humaine et son caractère éphémère. Une fragilité qui se voit en dessous d’elle, alors que la mort trône tout en haut. Dans ces conditions, la fragilité et l’éphémère sont des caractéristiques innées, comme l’atteste cette bulle de savon qui reflète finalement la réalité intime de ces centaines de crânes. Par contre, son interaction avec le spectateur se limite à des rebonds très simples, mais suffisamment efficaces pour lui donner le rôle d’une bulle de savon qui bouge au moindre choc, mais dont l’intérêt est sa signature symbolique.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 107 : Bulle de savon dans Unity 3D.

Figure 2. 108 : Bulle de savon avec son rendu spécifique dans Vanité interactive 3.1

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

La Bougie La bougie a été sculptée directement dans Zbrush pour lui donner ce côté organique et typique de la cire. Sa texture a été peinte également dans Zbrush au pinceau virtuel sur un modèle en très haute résolution. Une fois le nombre de polygones réduit, le modèle a été placé dans Unity. Contrairement aux crânes et à la bulle de savon, elle est solidement posée sur un lustre de mur qui se trouve au milieu de la paroi de gauche lorsque la scène s’ouvre. Pour la réalisation de la flamme, la technique de la texture vidéo s’est révélée être la plus réaliste. La flamme est un simple carré sur lequel a été placée une texture vidéo de flamme en boucle. Il suffit alors de paramétrer cette flamme pour qu’elle fasse constamment face à la caméra. Le résultat est saisissant de réalisme, malgré l’absence de mouvement de la flamme aux fluctuations de l’air ambiant (ce genre de simulation demanderait trop de ressources graphiques alors qu’elle n’est pas l’essentiel de l’installation).

L’interaction que propose la bougie ne comporte aucune IA. Elle s’apparente plutôt à une réponse linéaire de la bougie en fonction de la présence ou non du spectateur. De ce fait, autour de la bougie se trouve une zone d’action. Par sa présence dans cette zone, le spectateur actionne l’allumage de la bougie qui continue alors à se consumer. S’il quitte cette zone, la bougie s’éteint progressivement. Notons toutefois que cette action ne peut être effectuée que par le spectateur. Aucun crâne passant par- là ne peut actionner la bougie. Techniquement, cette réaction est réalisée avec de simples règles de collision ou non entre le bloc de collision de l’avatar du spectateur et celui de la bougie.

Une fois actionnée, toutes les lumières de la scène s’adoucissent pour mettre en valeur la lumière de la bougie. Il s’installe alors une ambiance calme et reposante, qui propose de redécouvrir la pièce d’une autre manière tellement le changement de luminosité affecte la perception. Symboliquement, la bougie est l’illustration du temps qui passe pour celui qui la regarde, elle consume sa vitalité temporelle. C’est pour cette raison qu’elle ne s’allume que pour le spectateur qui passe près d’elle. Au-delà du simple fait de signifier le d’écoulement inéluctable du temps, la bougie s’attribue le

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Partie 2. Création de la Vanité interactive droit de signifier la temporalité mortelle du spectateur. En lui stipulant bien que c’est sa flamme qui brûle devant lui, non une flamme universelle.

Figure 2. 109 : Bougie et son support dans Unity 3D, puis éteinte et allumée dans le rendu de l’installation. 255

Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 110 : Ambiance de la pièce lorsque la bougie est allumée.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Figure 2. 111 : Le livre et son support.

Le livre Pour sa part, le livre a été modélisé et texturé dans le logiciel 3D Lightwave. Importé dans Unity, le livre a été placé à l’opposé de la bougie sur la paroi qui lui fait face. Le livre hérite des mêmes paramètres d’interaction physique que la bougie. Celui- ci ne bouge pas, alors que les crânes peuvent rebondir dessus. À la manière d’une sculpture, le livre reste stoïque. Comme dans les tableaux classiques il représente la connaissance. Et cette manière de présenter le livre, met en valeur le symbole qu’il incarne sans le détourner de sa fonction, alors que nous sommes dans un environnement où presque tous les éléments sont dynamiques.

Cependant derrière cette relative passivité visuelle du livre, celui-ci interagit au final comme la bougie. En effet, il comporte aussi une zone d’interaction dans laquelle, le spectateur déclenche par sa présence une action. Dans le cas présent, cette action est de nature auditive. Lorsque le spectateur se rapproche du livre, une voix se fait entendre et donne l’impression d’en lire le contenu à la manière d’un conteur. Le rendu est saisissant d’étonnement et de questionnement. Cependant en y prêtant l’oreille, le spectateur se rend vite compte que ce n’est pas le contenu du livre qu’il entend.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

J’ai voulu dans un premier temps donner l’impression que le livre nous parle de son contenu. Mais au fond, c’est bien de la narration de la vanité des choses de la vie, et plus précisément de la connaissance humaine, dont il est question dans ses paroles. Le livre garde ainsi une valeur morale qui se transmet dans l’installation par la communication orale. Cette forme d’interaction a pour fonction d’enrichir l’expérience d’immersion, en apportant à l’environnement sonore une importance par rapport à l’espace visuel. À la manière du crâne orange qui parle, le livre s’adresse au spectateur afin de nourrir davantage son expérience au sein de cet univers.

Figure 2. 112 : Le livre dans l’installation.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Le smartphone Autre emblème dans l’illustration symbolique de la vanité, le téléphone portable est le plus surprenant, mais aussi le plus interactif parmi les objets de la pièce. Tout d’abord, sa conception a été réalisée dans le logiciel Lightwave comme pour le livre. Une fois texturé, et importé dans Unity, le téléphone a été placé sur le mur se situant derrière l’avatar du spectateur. Ce positionnement permet à ce dernier de découvrir l’objet au fur et mesure de son expérience. Pour des raisons de visibilité, on remarque tout de suite que la taille du smartphone n’est pas la même que les autres éléments, puisque celui-ci doit faire trente fois la taille normale. Cette différence s’explique pour des raisons de lisibilité. Contrairement au livre qui donnait à entendre une voix et la bougie à modifier l’ambiance lumineuse, le smartphone montre des choses par l’intermédiaire de son écran. D’où cette taille disproportionnée du téléphone. Ainsi, lorsque l’avatar du spectateur se rapproche, l’écran du smartphone s’allume, si le regardeur s’éloigne de quelques mètres, l’écran du téléphone s’éteint. Comme pour la bougie ou le livre, cette réaction du téléphone est déclenchée par une zone de contact tout autour de l’objet.

Lorsque l’écran est allumé, le spectateur peut y découvrir de nombreuses séquences qui ont pour but, de montrer différentes symboliques du smartphone. Les séquences permettent au spectateur de prendre du temps devant le smartphone afin d’en comprendre l’essence du message. La présence de plusieurs séquences est justifiée par la volonté de surprendre celui-ci, pour qu’il ne sache pas à l’avance ce qu’il va voir. Cet effet de surprise prolonge cette mise en scène immersive si importante à la démarche.

Ces séquences sont déclenchées aléatoirement et se comptent au nombre de trois. La première montre une séquence qui fait défiler des lettres en boucle. La deuxième montre une vidéo temps réel de ce qui se passe dans la pièce par l’intermédiaire d’une seconde caméra virtuelle. La troisième diffuse par l’intermédiaire d’une webcam l’interacteur en train d’expérimenter l’œuvre. Cette dernière interaction symboliserait au spectateur que la plus grande vanité serait sa propre image en faisant référence aux Vanités modernes.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

La première séquence est une vidéo dont la composition fait défiler des lettres. Elle se compose des lettres de la phrase suivante : « Je suis ce que tu désires, ton désir est une vanité ». Chaque lettre apparaît l’une à la suite de l’autre pendant une seconde, ensuite, c’est au tour de la phrase entière de défiler. Cette phrase fait comprendre au spectateur que le téléphone portable est une représentation de la vanité du XXIe siècle. Il se transforme de l’objet de mode, de désir et de richesse, en l’objet qui dénonce toute la mascarade autour d’un bien qui deviendra finalement futile. En somme, dans son message implicite, cette séquence demande au fond la valeur et l’utilité du smartphone dans cet environnement clos dénué de toute relation avec l’extérieur. Elle affirme alors qu’il serait vain de croire que face à la mort, des biens de consommation comme le smartphone peuvent servir à soulager sa peine.

Figure 2. 113 : Smartphone sans l’intervention du spectateur.

Figure 2. 114 : Smartphone interagissant avec le spectateur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

La deuxième séquence est une mise en abyme de la pièce elle-même. En effet, le spectateur peut voir dans l’écran du smartphone allumé, un plan en contre-plongée de la pièce en train de se jouer en temps réel. Comme si une caméra placée en hauteur filmait l’environnement en direct pour ensuite les retransmettre simultanément dans l’écran du téléphone. Cette mise en abyme de l’environnement permettrait au spectateur de voir qu’il n’est rien dans cet univers. De ce fait, lorsqu’il se rend compte que ce qu’il aperçoit est la retransmission en direct de ce qui se passe dans la pièce, le spectateur ne trouve pas de matérialisation de sa présence dans l’environnement sous la forme d’un corps. Un corps qui habituellement le représente visuellement et physiquement comme étant présent et vivant. Or ici, l’immatérialité du corps souligne qu’il n’est rien. Cette mise en scène le confronte au fait qu’il évolue en quelque sorte comme une âme invisible dans un univers où il expérimenterait virtuellement le fait d’être trépassé. Cette confrontation au néant de la corporalité est une expérience très intéressante à vivre, lorsqu’il s’agit de se projeter dans un avatar invisible au sein d’un espace virtuel. Cela rappelle que nous ne sommes finalement rien, que notre corps est fragile et éphémère. Cette situation pourrait induire une réflexion sur le sens même de l’intérêt de notre présence, de notre rôle dans la vie. Dans le cas présent, le fait de s’en rendre compte devant l’écran du téléphone met en évidence la symbolique de la vanité de tout bien terrestre, tant la mort nous enlève toute notre corporalité et matérialité, ainsi que l’apanage de notre vie.

Figure 2. 115 : Mise en abyme de la pièce par le smartphone.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

La troisième séquence est aussi une mise en abyme, mais cette fois-ci avec la réalité au sein du virtuel. Au lieu de montrer une vidéo pré calculée ou les images en direct d’une caméra virtuelle, le spectateur se voit lui-même grâce à une webcam posée devant lui. Il voit en temps réel son image avec l’interface BCI sur la tête, en même temps qu’il aperçoit son expression étonnée de se voir lui-même. Cette rétroaction visuelle positionne l’image réelle du spectateur comme étant une entité au sein du monde virtuel et cela en temps réel. Dans cette mise ne scène le smartphone joue le rôle du miroir de l’homme. Cette mise en scène fait référence à la symbolique du miroir dans les vanités. Au même titre que les crânes représentant l’humanité dans les tableaux du Christ crucifier sur le rocher du Gogotha, la réflexion de l’image du spectateur au sein de l’installation dans un miroir, évoque sa présence inéluctable dans cette scène de vanité. Il n’y apparaît pas comme un objet virtuel, mais comme s’il faisait véritablement partie du tableau virtuel. Cette mise en scène représente d’une manière symbolique cette projection du spectateur dans l’œuvre, en transgressant la frontière entre le réel et le virtuel, en positionnant véritablement l’image du spectateur dans l’action de la scène. De cette manière, elle questionne le spectateur sur sa véritable position cognitive par rapport à ce qu’il expérimente, afin de l’amener vers une réflexion certaine concernant sa condition et son attitude envers cet univers virtuel qui symbolise dans le fond la mort.

Figure 2. 116 : Le spectateur devient une représentation de la vanité…

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

La bulle de savon, la bougie, le livre et le smartphone sont utilisés dans l’installation pour représenter et communiquer leurs références symboliques. C’est pour ces raisons que ces objets s’apparentent à ce que l’on peut retrouver dans le genre de la vanité. À leur façon, ces objets soulignent leurs expressions contemporaines de la symbolique classique de la vanité. Ils mettent en relief le sujet de l’installation, tout en se délimitant à leur contenu. Un sujet qui pour rappel est l’immersion dans un espace qui s’apparente à un tableau virtuel, un environnement propice à la confrontation et l’interaction avec le symbole sublimé de la Mort qui est ici la vanité.

Figure 2. 117 : Les trois sphères vertes représentent la zone d’interaction du spectateur.

Figure 2. 118 : La capsule montée d’une caméra et le rectangle représentent l’avatar invisible du spectateur.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

Environnement interactif Au-delà de la possibilité de dialoguer physiquement avec les crânes, le mouvement de l’avatar du spectateur dans la pièce provoque des réactions de l’environnement en fonction de sa position. Les murs, le plafond et le sol n’ont pas de rôle à jouer dans cet échange. Seuls les éléments symboliques mis en avant avec les crânes interviennent dans cette manifestation interactive. Contrairement aux crânes qui ont une réaction différente chaque fois qu’ils sont sollicités, les objets symboliques de l’environnement réagissent à peu près de la même manière. Excepté le téléphone portable qui comporte trois réactions différentes, la bougie et le livre répètent inlassablement le même leitmotiv. Cette répétition n’est d’ailleurs pas innocente, car j’ai voulu accentuer la symbolique que représente chacun de ses éléments.

La bougie s’allume et consume le temps virtuel du spectateur chaque fois que celui-ci se présente à elle. Le livre récite un Phylactère au passage du spectateur. D’une voix indiciblement posée, il exprime la connaissance humaine qu’il faut se résigner à quitter, car elles sont vaines par rapport à la mort. Dans une autre mesure, le téléphone portable affiche pour sa part plusieurs réactions. Au nombre de trois, ces réactions se déclenchent de la même manière que pour la bougie et le livre. Le spectateur est au centre de ce système de réaction en fonction de sa position. Dès qu’il quitte la zone d’interaction, d’environ un mètre autour de l’objet, la réaction s’arrête. Ainsi, contrairement à l’IA des crânes, la notion d’aléatoire n’est pas prise en compte dans le déclenchement de ces interactions. Elle ne s’applique que dans le choix de proposer un contenu au spectateur lorsque celui-ci sollicite le smartphone.

Dans le fond, ces trois objets symboliques représentent ces instants de la vie vertueuse sans attachement, immodérément orienté vers la méditation de sa situation mortelle, où l’abandon de tout attachement à la vie est une ouverture vers la reconnaissance d’un voyage ineffable. Ils ont pour rôle de conférer ce point de vue au spectateur ou tout du moins de l’amener vers une réflexion sur la vanité des biens et sa condition par rapport à sa finitude.

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Partie 2. Création de la Vanité interactive

D’un point de vue interactif, cette manière de réagir à la présence du spectateur est suffisante, pour que celui-ci ait l’impression de vraiment agir sur son environnement. Cette action directe sur ce qui l’entoure, lui permet de s’immerger davantage au sein du système représentationnel. Avec cette simulation des réactions typiques ou non des objets symboliques, j’ai voulu accorder au spectateur davantage d’action sur les éléments de l’environnement, afin de développer sa curiosité et sa créativité. Pour qu’il puisse vivre à sa manière son expérimentation de l’installation, suivant sa propre expérience, sa propre exigence et son point de vue concernant la mort et de l’exprimer au travers de ce qu’il réalise au sein de l’œuvre en tant qu’interacteur.

Figure 2. 119 : Vanité interactive 3.1. 265

Partie 2. Création de la Vanité interactive

2.2.7 Une installation évolutive

Exposée lors du festival des Bains numériques #4152 en 2009, la première version 1.0 de l’installation Vanité interactive ne contenait pas autant d’éléments que la version décrite dans ce chapitre. Avec ses seuls crânes dépourvus d’IA, et son univers festif, elle a quand même suscité beaucoup d’intérêt de la part du public, d’interrogation des petits comme des grands, d’émerveillement autour de son dispositif. Elle a également induit chez les expérimentateurs différentes acceptions de son contenu et de son principe, comme quelque chose invitant à la découverte, à la création et à la remise en question de la manière de regarder un tableau.

Au sortir de cette première présentation au public, j’ai considéré Vanité interactive comme une installation évolutive qui m’aiderait dans ma recherche sur les relations entre le spectateur et l’œuvre à l’ère des nouveaux médias numériques, et plus particulièrement sur la question du vécu de l’interacteur durant son expérience artistique. Pour ce faire, j’ai approfondi l’installation et son message en y intégrant les différents éléments développés dans ce chapitre. C’est ainsi que l’IA a été incorporée aux éléments afin d’augmenter le caractère dialogique de l’interaction, mais également la bulle de savon et le crâne réaliste dans une version 2.0. Ensuite dans une version 3.1 apparaissent le livre, la bougie et le smartphone qui approfondirent le message de l’installation par l’interaction symbolique qu’ils proposent.

Dans la continuité de cette recherche, la troisième partie va explorer davantage l’interface BCI pour expliquer pourquoi la liberté d’immersion et d’interaction accordée au spectateur pourrait contribuer à lui donner ce rôle d’interacteur, de co- créateur de l’installation Vanité interactive.

152 « Les Bains Numériques » est un festival d’art numérique organisé par la ville d’Enghien-Les-Bains. Durant toute une semaine la ville entière tourne à l’heure de l’art numérique, avec des expositions, des installations, des concerts, des performances numérique en direct… 266

Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Cette troisième partie conduit la recherche vers les questions de l’immersion et de l’interaction dans l’installation Vanité interactive. Après avoir découvert la genèse de l’installation d’un point de vue représentationnel inspiré du genre de la Vanité, le point important à développer maintenant, est relatif au dialogue que le spectateur est en mesure d’établir par l’intermédiaire des interfaces sensorielles que je propose ici.

Pour cela je vais développer dans le premier chapitre 3.1, toutes les questions relatives à l’immersion, en faisant un bref récapitulatif des grandes théories sur l’immersion en réalité virtuelle. Dans les sections 3.1.4 et 3.1.5, je vais introduire la conception du vécu immersif et de l’observation immersive, tirée respectivement de l’immersion subjective et l’immersion objective. Ensuite j’analyserai l’immersion en jeu avec les différents dispositifs de l’installation et leurs effets sur le spectateur.

Dans le chapitre 3.2, je vais m’intéresser aux différentes théories des sciences cognitives, afin de pouvoir argumenter autour de la perception cognitive ressentie dans Vanité interactive par rapport au cognitivisme, au connexionnisme et à l’enaction. Par la suite dans la section 3.2.3, je vais étudier le phénomène des BCI (Brain computer interface) de leurs origines du monde médical, jusqu’à leur utilisation dans des œuvres artistiques, et ainsi expliquer mon choix concernant ce type d’interface sensorielle pour Vanité interactive.

Dans le chapitre 3.3, je vais étudier toutes les possibilités d’interaction offertes par les interfaces de Vanité interactive, afin de comprendre les réactions cognitives qui sont en jeu pour le spectateur lors de son expérimentation. Dans le chapitre 3.4, je vais développer les aspects fonctionnels de l’installation, afin de comprendre la relation de l’installation avec le public de par : son accessibilité, son positionnement par rapport au côté ludique ou artistique, une comparaison de l’interaction avec des interfaces classiques, et les éventuels ressentis contemplatifs ou méditatifs que l’installation pourrait induire chez le spectateur.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Enfin dans le chapitre 3.5, je vais m’intéresser au retour d’expérience recueilli sous la forme de vécu utilisateur. Je vais expliquer en détail les raisons qui m’ont conduit à m’intéresser à ce genre d’information post expérientielle, et leurs apports pour la recherche. Je vais également détailler le protocole d’expérience par rapport au recueil de ces retours réalisé sous la forme d’entretiens. Ensuite je résumerai dans une analyse, ces entretiens réalisés avec de nombreux spectateurs, afin de comprendre davantage les réels effets de l’installation sur le spectateur par rapport au propos de l’hypothèse principale.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1 L’immersion en question

Avant d’aborder l’immersion qui est proposée dans l’installation, je vais faire un retour sur les différentes théories qui ont pu être mises au jour, à propos de l’immersion en Réalité virtuelle. Cela permettra de mieux appréhender le développement d’une immersion subjective à la première personne qui sera détaillée comme un « vécu immersif », et d’une immersion objective à la seconde personne développée comme une « observation immersive » que l’on retrouve dans l’installation. Le sujet n’étant pas une remise en question de ces théories, il sera fait un bref rappel afin d’éviter de théoriser à nouveau ce qui a très bien été démontré. Ce qu’il faut retenir ici du mot « immersion » est le positionnement et la définition de ce terme, lorsqu’il s’agit de son utilisation dans le cadre d’expériences en environnements virtuels. Une utilisation qui a néanmoins conduit les chercheurs à la concevoir comme un élément menant à la « présence ». Je vais également faire une brève incursion vers l’immersion fictionnelle que l’on ressent devant les films ou les spectacles. Mais il faut garder à l’esprit que cette définition n’est pas le sujet principal de ce chapitre. Cet écart sera essentiellement l’occasion de recentrer le positionnement qui sera fait sur la façon de concevoir l’immersion dans Vanité interactive.

Ainsi par immersion, on entend surtout la définition dans son acception usuelle, à savoir qu’une immersion réussie est celle qui conduit à un sentiment de présence élevée dans un environnement, un espace qui n’est pas physiquement réel. En ce sens la définition de l’immersion est étroitement liée à la notion de présence. Ce lien sera développé par la plupart des chercheurs avec plus ou moins de divergence. Des divergences qui graviteront cependant autour de la même base.

3.1.1 Les deux grandes théories

Je vais relater dans cette section les grandes théories autour de la question de l’immersion et de la notion de présence qui l’accompagne en réalité virtuelle. Il sera

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’occasion de revenir sur la dualité qui oppose la mise en valeur de la cognition versus la technologie dans la définition de l’immersion.

Concernant la définition du concept de l’immersion en réalité virtuelle il existe deux grands courants de pensées différents. Le premier est celui de Witmer et Singer153, qui affirment que l’immersion est un état psychologique dans lequel il y a la perception de se sentir inclus, d’être à l’intérieur de, et enveloppé dans un environnement qui permet une interaction. L’immersion y est définie comme la sensation d’appartenir à un nouvel espace non matériel, qui serait accentuée par un prolongement des stimuli et des expériences du réel vers le virtuel dont la résultante, transforme l’immatériel en tangibilité incarnée. De la sorte, les auteurs avancent également que différents facteurs peuvent affecter l’immersion durant l’expérience en environnement virtuel : l’isolation de l’environnement physique, la perception de se sentir inclus dans l’environnement virtuel, l’état naturel des interactions et de la perception de contrôle, la perception de mouvement dans un environnement virtuel.

À l’inverse de ces théories, le deuxième grand point de vue concerne les théories de Bystrom, Barfield, & Hendrix154, Draper, Kaber, & Usher155, Slater & Wilbur156. Ces théories gravitent autour de l’idée suivant laquelle, l’immersion est la résultante des technologies utilisées dans l’interfaçage avec l’utilisateur et le dialogue multimodal qui s’établit entre l’environnement virtuel et celui-ci. En ce sens, il s’agit de la capacité de la technologie (du système) employée à présenter des illusions de réalité, d’un point de vue visuel et multi sensoriel, capable d’isoler l’utilisateur du monde réel. Slater & Wilbur iront plus loin en définissant l’immersion d’un point de vue objectif ; comme les dispositions de la technologie à créer l’illusion tout en étant inclusives, vastes, environnantes et vives. Inclusives, lorsque l’utilisateur est profondément coupé de sa réalité physique pour ne faire qu’un avec l’environnement virtuel. Vastes, quand les stimulations sensorielles établies entre l’utilisateur et l’environnement virtuel

153 B. G. Witmer, M. J. Singer, « Measuring Presence in Virtual Environments: A Presence Questionnaire ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1998, vol. 7, no 3. 154 K.-E. Bystrom, W. Barfield, C. Hendrix, « A conceptual model of sense of presence in virtual environments ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1999, vol. 5, no 1. 155 J. V. Draper, D. B. Kaber, J. M. Usher, « Telepresence ». Human factors. 1998, vol. 40, no 3. 156 M. Slater, S. Wilbur, « A Framework for Immersive Virtual Environments (FIVE)- Speculations on the role of presence in virtual environments ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1997, vol. 6, no 6. 270

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive transforment les illusions de la réalité en réalité virtuelle. Environnantes, car le champ de vision de la réalité virtuelle est souvent panoramique et parfois même affiché à 360 degrés. Ce qui permet de proposer une nouvelle forme de réalité. Vives, car pour les auteurs, la vivacité de l’environnement représente la fidélité des stimuli pour chaque modalité, ainsi que la qualité du système et son contenu d’information. De ce fait, ils suggèrent que l’immersion peut être une description objective et quantifiable du contenu du système. C’est dans cette optique que Slater157 se permet de critiquer la théorie de Witmer et Singer, en affirmant qu’elle confond les propriétés objectives et physiques de l’environnement virtuel avec des aspects subjectifs et des expériences de la présence. En effet la théorie de Slater permet de distinguer les caractéristiques technologiques des attributs du comportement.

3.1.2 Le lien avec la notion de présence

Dans cette section je vais explorer l’importance de la notion de présence dans la mise en place d’une l’immersion de qualité. Il s’agira également de mettre en avant les éléments qui accordent un facteur positif dans l’augmentation de ce sentiment de présence.

Définie par la perception psychologique d’être « là », à l’intérieur de l’environnement virtuel dans lequel la personne est immergée ; la présence est à peu près conceptualisée de la même manière par la plupart des chercheurs. Cependant quelques points de divergence apportent de l’intérêt à cette notion, même si au final il apparaît que la notion d’immersion en environnement virtuel conduit généralement à

157 M. Slater, « Measuring Presence: A Response to the Witmer and Singer Presence Questionnaire ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1999, vol. 8, no 5. 271

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive la conception de la présence. Ce qui montre qu’en réalité virtuelle les deux termes y sont intimement liés.

Ainsi, Witmer et Singer158 affirment que plus la qualité de l’immersion sera ample, plus grand sera le sentiment de présence. En effet pour eux, la présence est un flux perceptuel demandant une attention directe de l’utilisateur. La présence dépend alors du degré d’attention consentie par « l’interacteur159 » lors de son expérience. Les auteurs affirment de ce fait que la perception psychologique de présence dans un environnement virtuel est perçue principalement comme le sous-produit des propriétés d’immersion et d’implication de l’environnement virtuel.

Sadowski et Stanney160, proposent une théorie dans la même lignée que Witmer et Singer en affirmant qu’il faut une immersion suffisante dans l’environnement virtuel pour permettre l’apparition d’un sentiment psychologique de présence. Dépendante d’une bonne qualité d’immersion, la présence semble alors modérée de la même manière que l’immersion par des éléments internes ou externes à l’utilisateur.

Dans la même mouvance, Kim et Biocca161, proposent une théorie autour de « l’arrivée » qui se manifeste quand l’utilisateur concentre son énergie et son attention sur les stimuli, les événements et les actions réalisées dans l’environnement virtuel. Cette « arrivée » permettrait alors l’augmentation de l’implication et par la même occasion du degré de présence. Il y a dans cette théorie, une importance capitale de l’attention tout comme chez Witmer et Singer. Ce qu’il faut retenir c’est cette notion d’implication, qui au même titre que la présence, est la résultante de cette attention particulière portée à l’environnement virtuel.

158 B. G. Witmer, M. J. Singer, « Presence : Where are we now? » In : Design of Computing Systems: Social and ergonomic considerations. Elsevier, 1997. 159 Pour rappel, la première utilisation de ce terme est du à Jean-Louis Weissberg en 1989. Il définit un spectateur en interaction avec ce qu’il observe dans un dialogue rétroactif. Il participe au fonctionnement de l’œuvre, en même temps que l’œuvre dialogue avec lui en répondant à ses actions interactives. Pour certain le terme interacteur est équivalent à spect-acteur. J.-L. Weissberg, Le Simulacre interactif, op. cit. 160 W. Sadowski, K. M. Stanney, « Measuring and Managing Presence in Virtual Environments ». In : Handbook of Virtual Environments: Design, Implementation, and Applications. Mahwah : Lawrence Erlbaum Associates, 2002. 161 T. Kim, F. Biocca, « Telepresence via Television: Two Dimensions of Telepresence May Have Different Connections to Memory and Persuasion ». Journal of Computer-Mediated Communication. 1997, vol. 3, no 2. 272

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Dans une autre perspective, mais pas si éloignée de la définition usuelle, Sheridan162 propose que la présence peut être perçue comme le sentiment d’être transporté dans un environnement synthétique créé par ordinateur ou d’autres systèmes similaires. Pour lui la présence est comme le sentiment d’être dans un autre espace immatériel, étranger à l’endroit physique où se trouve l’utilisateur. Sheridan163 note également une distinction entre la présence virtuelle, la téléprésence que l’on retrouve dans la réalité virtuelle, et la téléopération qui concerne plus le domaine de la télérobotique.

D’autres théories très intéressantes proposent de concevoir l’environnement virtuel et tous ses stimuli, comme des espaces dans lesquels peut se prolonger, la présence du monde physique au monde virtuel. Ainsi pour Zahorik et Jenison164, la présence est étroitement liée à la réponse de l’environnement virtuel. En effet, ces chercheurs stipulent que dans la mesure où nos systèmes perceptuels se retrouvent en équivalence dans les réponses offertes par l’environnement virtuel, le sentiment de présence se fera sentir. Par exemple, si notre manière de percevoir des choses dans le monde réel est adaptée de la même manière dans l’environnement virtuel, il y aura de fortes chances que la présence sera d’autant plus grande. Car notre système perceptuel aura la sensation d’évoluer dans un monde, qui est similaire à celui qu’il a l’habitude de percevoir et dans lequel il a évolué.

De leurs côtés, Büscher, O’Brien, Rodden et Trevor165 vont plus loin en affirmant que le sentiment de présence en réalité virtuelle n’est pas une « coupure » de la présence du monde réel, mais bel et bien l’extension du réel dans le monde virtuel. D’où l’importance de la simulation des affects et des systèmes perceptuels de tous les

162 T. B. Sheridan, « Further Musings on the Psychophysics of Presence ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1996, vol. 5, no 2. 163 T. B. Sheridan, « Musings on telepresence and virtual presence ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1992, vol. 1, no 1. 164 P. Zahorik, R. L. Jenison, « Presence as Being-in-the-World ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1998, vol. 7, no 1. 165 M. Büscher, J. O’Brien, T. Rodden[et al.], « “He’s Behind You”: The Experience of Presence in Shared Virtual Environments ». In : E. F. C. Bs. MSc, D. N. S. Bs. MSc, A. J. M. MA, (éds.). Collaborative Virtual Environments. Springer London, 2001. 273

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive jours afin de rendre l’immersion plus vive. Ce qui aura pour effet de conduire à un sentiment de présence accru.

Pour sa part Heeter166 propose une théorie intéressante pour évaluer la présence. Pour cela il suggère de classifier les différents types de présences : présence environnementale, présence sociale et présence personnelle. La présence environnementale est le résultat du degré d’immersion interactive de « l’interacteur » avec son environnement virtuel et les réponses de cet environnement par rapport aux actions de l’utilisateur. La présence sociale dépend de l’existence ou non de plusieurs utilisateurs dans le même environnement, au même moment, interagissant sur les mêmes éléments. La possibilité de voir bouger d’autres personnes sous forme d’avatars apporte et augmente la sensation que l’environnement « existe », et ainsi le degré de présence. La présence personnelle se rapporte aux explications et aux arguments de l’utilisateur pour expliquer le sentiment de présence élevée qu’il peut ressentir devant une expérience de réalité virtuelle.

Il est ici possible de remarquer que la présence serait intimement liée à l’immersion, il s’agirait même de dire que la présence ne peut pas être exprimée sans l’immersion et inversement. Je n’irai pas plus loin dans cette recherche concernant les différentes manières de concevoir l’immersion en réalité virtuelle. Pour approfondir le sujet, les travaux de Sadowski et Stanney167 sont un récapitulatif des facteurs influant sur le degré de présence. Ils montrent bien les enjeux concernant le degré de présence dans un environnement virtuel et son lien direct avec la notion d’immersion. Ils soulignent également un bon nombre des questions qui se posent, dans la conception et la mise en œuvre d’un environnement virtuel.

166 C. Heeter, « Being There: The Subjective Experience of Presence ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1992, vol. 1, no 2. 167 W. Sadowski, K. M. Stanney, « Measuring and Managing Presence in Virtual Environments », op. cit. Consulté le 15 novembre 2013 : http://web.cs.wpi.edu/~gogo/courses/imgd5100/papers/Sadowski_HVE_2002.html 274

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

À la lumière de ce qui a été énoncé, il apparaît clairement que la conduite à tenir par rapport à la complémentarité entre l’immersion et la présence est proche des propos de Daniel Mestre et Philippe Fuchs dans leur traité de la réalité virtuelle168.

« Nous proposons que l’immersion soit réservée à une description des caractéristiques objectives d’un dispositif de réalité virtuelle et que la présence soit décrite comme effet que cette immersion produit sur le comportement du sujet ».

Sous cet angle, l’immersion apparaît comme une description technique des attributs qualitatifs et objectifs du système, proche de la conception de Slater sur l’aspect technocentrique de cette propriété. En ce sens, « le caractère immersif d’un monde virtuel est une description objective des propriétés de ce monde169 ». Pour sa part, la présence se dévoile comme l’effet de l’immersion, sur le comportement de l’utilisateur, qui se rapproche ici des théories de Witmer et Singer sur les quatre catégories de facteurs liés à la sensation de présence, dont la plupart sont listés ci- dessus. Mais également des propos de Burkhardt et al.170 qui le définissent comme « un comportement au sens large du sujet dans un environnement virtuel immersif ».

Il faut alors retenir que l’immersion est une conception objective qui comporte des stimulations sensorielles et des interactivités. Ainsi, la présence découle de cette objectivité comme produit et résultat des effets de l’immersion sur l’individu dans ses interactions sensori-motrices et cognitives. De nature subjective par essence, la présence en réalité virtuelle est alors à mi-chemin entre le réel et le virtuel, un sentiment éprouvé par l’utilisateur, et sujet à la fluctuation de l’intensité de l’immersion. En somme, elle est la résultante d’une recherche de mise à jour interne des perceptions sensorielles, sensori-motrices, cognitives et fonctionnelles de l’utilisateur projeté au sein d’un espace virtuel. Un espace virtuel dans lequel les règles perceptives et interactives ne sont pas exactement les mêmes que dans le monde réel.

168 D. Mestre, P. Fuchs, « Immersion et présence ». In : Le traité de la réalité virtuelle: L’homme et l’environnement virtuel. Paris : Presses des MINES, 2006, p. 309. 169 Ibid., p. 310. 170 Burkhardt, Bardy, Lourdeaux, « Immersion, réalisme et présence dans la conception et l’évaluation des environnements virtuels ». Psychologie française. 2003, vol. 48. 275

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

L’enjeu de la réalité virtuelle est justement de proposer des interactions multisensorielles les plus justes possibles, par rapport au modèle de la réalité. Cela afin de permettre une émergence du sentiment de présence, quantifiable au vu des réactions des utilisateurs dans les mêmes circonstances dans un environnement réel et un environnement virtuel qui doivent être similaires171.

Pour Fuchs et Mestre, au-delà des théories, il ne faut pas perdre de vue la raison d’être d’un système de réalité virtuelle dont le but « est d’isoler sensoriellement l’utilisateur du monde réel et de substituer aux stimulations sensorielles en provenance du monde réel les stimulations sensorielles gérées par l’ordinateur172 ». Ils affirment également que de nombreuses théories oublient ou font l’impasse sur l’importance d’une immersion multisensorielle. En ce sens, la définition de l’immersion ne doit pas s’arrêter sur le seul sens visuel, mais au contraire s’extraire de ce stéréotype que la réalité virtuelle est avant tout une histoire d’interfaçage visuel. Ils proposent de considérer plus largement la question en prenant en compte « l’interaction du sujet dans ses niveaux sensori-moteur, cognitif et fonctionnel173 ». Ainsi, il ne faut pas oublier que l’immersion de l’utilisateur ne pourra être que partielle, puisqu’il fera toujours partie physiquement de ce monde. Contrairement à cela, l’immersion cognitive doit être la plus étendue possible afin d’isoler le sujet de la manière la plus opaque possible. De même l’immersion acoustique et proprioceptive ne doit pas être mise de côté, au profit de l’immersion visuelle qui est certainement la plus importante, mais qui peut être enrichie. En somme :

« La notion d’immersion doit être aussi analysée par rapport au niveau d’immersion sensori-motrice, celle-ci étant partielle, et au niveau d’immersion cognitive, qui doit être totale et efficace, en référence aux tâches à accomplir (définies au niveau d’immersion et d’interaction fonctionnelle)174 ».

171 J. Freeman, S. E. Avons, R. Meddis[et al.], « Using Behavioral Realism to Estimate Presence: A Study of the Utility of Postural Responses to Motion Stimuli ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 2000, vol. 9, no 2. 172 D. Mestre, P. Fuchs, « Immersion et présence », op. cit., p. 312. 173 Ibid., p. 327. 174 Ibid. 276

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Il faut alors retenir que dans la mise en place d’un système de réalité virtuelle, il ne faut pas oublier vers quoi l’on se tourne, lorsque l’on tente de proposer une immersion caractéristique des environnements virtuels. Car restreindre la recherche sur la définition et les possibilités d’immersion au seul sens de la vision est rédhibitoire, si l’objectif est de définir avec précision l’immersion dans le but d’offrir la meilleure expérience possible. Une immersion ne peut pas être élevée si l’on ne prend pas en compte : l’interaction fonctionnelle, l’interaction sensori-motrice en tâche de fond, et l’interaction cognitive en élément principal. À ce sujet Burkhardt, Bardy et Lourdeaux sont du même avis concernant la présence. Ces auteurs concèdent qu’elle dépend de l’expérience perceptive et cognitive de l’utilisateur175. De la sorte qu’il « est faux de penser que plus l’immersion sensori-motrice est élevée, plus automatiquement la présence (l’immersion cognitive) dans l’environnement virtuel est importante et efficace176 ». Car dans ces environnements, plusieurs caractéristiques sont à prendre en compte.

En somme, ce qui va influer sur notre perception de cet environnement virtuel comme « existant » seront les éléments en accord avec notre perception induite du monde, de notre cognition et de nos affects. Une bonne immersion doit avant tout permettre à l’individu de retrouver ses stimuli multimodaux et sensori-moteurs, ses expériences, ses affects qui ont évolué en lui durant sa vie, ainsi que développer un aspect multi sensoriel de ses interactions, qui lui ont permis de se mouvoir dans le monde d’une manière bien précise. Il doit être en mesure de retrouver des simulations de ces perceptions aussi proches que possible de la réalité. Si cela n’est pas le cas, l’immersion ne peut conduire à une présence poussée et l’environnement virtuel n’aura pas la possibilité de donner l’impression d’exister pour « l’interacteur ».

175 Burkhardt, Bardy, Lourdeaux, « Immersion, réalisme et présence dans la conception et l’évaluation des environnements virtuels », op. cit. 176 D. Mestre, P. Fuchs, « Immersion et présence », op. cit., p. 331. 277

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1.3 L’immersion fictionnelle

D’après toutes les théories qui viennent d’être explorées, la présence serait induite par le comportement et l’implication de l’utilisateur lors d’une expérience de réalité virtuelle. Dans le cadre de la recherche, cette façon de concevoir l’immersion est étendue à la pratique d’un champ artistique. De ce fait, l’immersion mise en cause dans notre cas explore de nouvelles expériences. Dans ses fondements, la recherche s’inscrit directement dans une mise en valeur de la réalité virtuelle. Dans sa pratique elle est une recherche artistique, qui essaie avant tout de trouver de nouveaux moyens d’expression dans le dialogue entre l’œuvre et le regardeur (ici « l’interacteur »), ainsi qu’une manière différente d’interagir, de vivre et de dialoguer avec l’œuvre artistique. C’est dans ce contexte que l’immersion se voit accorder une place importante dans l’organisation et la structure du travail de réalisation et de conception de l’installation. En ce sens l’immersion dans Vanité Interative est l’une des composantes principales afin de mettre en exergue les objectifs du dispositif. Le système tout entier est conçu autour de cette notion d’immersion. Il est alors important de bien expliquer la manière de concevoir l’immersion, les enjeux d’une telle conception dans la mise en œuvre du dispositif et du discours.

Mais avant de parler d’immersion dans l’installation, revenons un temps sur la notion de présence. La présence est une conception par essence liée à notre état psychologique et résulte de notre manière de concevoir, la projection intérieure des états perceptifs et cognitifs. Des projections au sein d’une entité qui n’appartient pas au même espace physique que notre corps au moment de l’expérience. C’est à partir de cette définition communément admise, que j’ai décidé de concevoir un dispositif capable de mener à bien et le plus loin possible, le sentiment de présence de « l’interacteur » lors de son immersion dans l’installation. Plus le degré de présence sera grand, plus l’utilisateur aura la possibilité d’oublier, le temps de l’expérience, les repères de la réalité et de se plonger dans les images qui lui sont proposées. Ainsi il sera beaucoup plus apte à recueillir et peut-être ressentir des émotions et des sentiments. Des affects vers lesquels le dispositif est amené à le conduire.

278

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Pour cela il est préférable de ne pas se situer exclusivement sur la sphère théorique, mais de mener plus loin les recherches sur ce sujet. C’est ainsi que la plupart des images qui ont été créées jouent un rôle primordial dans la validité de l’immersion. Ces images ont pour but de parler directement à nos affects profonds pour qu’il se produise une perception mimétique entre la réalité et l’environnement virtuel.

Dans cette optique, je vais reprendre quelques arguments de Jean-Marie Schaeffer sur l’immersion fictionnelle. Il ne sera pas question de traiter en profondeur ses idées, mais plutôt d’aller à l’essentiel par rapport à notre sujet.

La théorie sur l’immersion fictionnelle de Schaeffer apporte une extension à la façon de concevoir l’immersion dans Vanité Interactive. Comme les théories qui ont été explorées, Schaeffer accorde de l’importance à l’affect et la perception proche de la réalité. Mais il va plus loin dans la relation de l’affect avec notre monde perceptif. Pour lui, « le monde perceptif n’est jamais un monde neutre, mais est toujours fortement structuré par nos affects177 ». En effet nous ne percevons pas les choses avec un regard vide, mais avec celui d’un être doué d’état affectif, de sentiment. Ce sont ces états, propres à chacun, qui induisent une perception différente, selon les individus, du monde, de la vie réelle. Dans le cadre d’une fiction cinématographique, ces états affectifs portent notre regard vers l’empathie pour des personnages ou des éléments de la scène, car notre perception en est saturée. Une perception affective qui tend à l’identification psychologique et une sensation d’immersion. Cependant, pour Schaeffer l’immersion est déclenchée dans le fond, au travers de notre « identification avec un sujet qui voit, qui regarde, qui est en position de témoin (ou, parfois, de voyeur)178 ». Le regard fictionnel saturé par nos affects contribue certes à l’immersion fictionnelle, mais n’en est pas entièrement la cause.

En effet, la fiction conduit à une perception fictionnelle extrêmement proche de la réalité. C’est une des raisons pour lesquelles la projection des affects est similaire à celle qui est faite dans la vie réelle. Une projection d’affects qui est nécessaire pour que la fiction fonctionne en tant que telle, puisqu’elle fait coexister l’environnement réel et

177 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Poétique (Paris: Seuil, 1999), p. 186. 178 Ibid. 279

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’univers imaginé. La fiction se traduit ainsi par un recours permanent à un répertoire de représentation, de perception et d’affect induit chez le spectateur. Elle dialogue constamment avec nos états affectifs. En ce sens Schaeffer parle de « représentation fictionnelle » pour souligner que la fiction ne se base pas sur une invention des scénarios ou des représentations, mais repose sa force sur la mémoire et l’expérience de chacun. Pour illustrer cela, il prend l’exemple du spectateur qui verse des larmes :

« La réaction relève d’un transfert préattentionnel, de nature affective cette fois-ci : il ne pleure pas parce qu’il croit qu’il assiste réellement à la séparation réelle du héros au grand cœur et de sa belle, mais parce que la constellation affective représentée induit un raptus affectif préattentionnel. La situation n’est d’ailleurs pas limitée aux contextes fictionnels : les réactions affectives provoquées par les représentations échappent largement à notre contrôle conscient179 ».

Ces réactions affectives préattentionnelles sont effectivement hors de notre contrôle conscient, il suffit de voir les réactions émotionnelles causées par la joie ou la tristesse pour s’en rendre compte. La fiction se base alors sur ces représentations fictionnelles, qui sont liées à nos réactions affectives préattentionnelles, pour garantir son bon fonctionnement. Le rôle de la fiction est dans la forme, de nous divertir et dans le fond, de purger nos affects par un effet de catharsis.

La fiction incarne en un sens une manière de s’immerger par la représentation fictionnelle. Il s’agit alors d’immersion fictionnelle en situation de réception au-devant d’œuvres fictionnelles. Pour bien situer les choses, Schaeffer parle d’immersion en situation de production et d’immersion en situation de réception. Il propose de distinguer le jeu fictionnel (l’acteur qui s’immerge dans son rôle), de l’œuvre fictionnelle (le film qui est projeté). Cette différence se traduit également dans le domaine artistique entre l’immersion projective de l’artiste, qui traduit l’implication de celui-ci dans son œuvre et l’immersion réactivante du public, qui souligne la diversité de lecture de l’œuvre, propre à chaque spectateur, dépendant de son expérience. L’immersion se traduit alors suivant son dispositif. Selon les vecteurs

179 Ibid., p. 193. 280

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive d’immersion (c’est-à-dire les types de feintise ludique), elle investit des postures d’immersion différentes180. De ce fait, qu’il soit ressenti par l’acteur, l’artiste ou les spectateurs, le sentiment d’immersion ne met pas en jeu les mêmes systèmes, car l’immersion peut prendre différentes formes.

Pour Schaeffer, l’immersion dans le cadre de la fiction est d’une part ressentie par une réaction affective d’empathie avec le ou les personnage(s), mais n’est pas nécessairement causée par cet état. Elle peut également être causée par l’assomption d’une attitude perceptive :

« Une fiction cinématographique est un semblant quasi perceptif qui induit un effet d’immersion chez les spectateurs, puisqu’elle les amène à adopter dans une certaine mesure la posture perceptive qui est la leur dans la vie de tous les jours181 ».

Il faut alors comprendre que pour cet auteur, la représentation et l’immersion sont indissociables dans la fiction. L’immersion fictionnelle rend compte de ce lien qui met en jeu nos affects qui conduisent à l’empathie avec le personnage, mais aussi cette assomption d’une attitude perceptive qui est la même que notre posture perceptive de tous les jours. L’immersion ne peut se faire complètement sans attitude perceptive qui est dépendante de la qualité de la représentation, et la représentation ne peut pas être perçue et comprise comme telle s’il n’y a pas d’immersion.

Cependant il faut garder à l’esprit que l’immersion perceptive en réalité virtuelle n’est pas totalement la même que l’immersion perceptive, dont l’auteur traite en tant que « fiction numérique ». La grande divergence que Schaeffer souligne concerne cette impossibilité pour l’immersion perceptive cinématographique, d’évoluer en fonction des actions de son public et jouer sur une substitution mimétique. Alors que le propre de l’immersion dans la réalité virtuelle est d’être « irréductible à la fois à l’immersion perceptive (puisque la réalité virtuelle dans laquelle je me meus dépend en partie de mes propres actions, ce qui n’est pas le cas de l’immersion perceptive du dispositif cinématographique par exemple), à l’immersion dans une position d’observateur et à

180 Ibid., p. 188. 181 Ibid., p. 197. 281

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive la substitution d’identité allosubjective182 » (le sujet fictionnel qui se déplace dans l’univers virtuel est en fait un double du joueur réel).

Dans le fond, l’idée importante que Schaeffer met en lumière par rapport aux « jeux fictionnels numériques » (la réalité virtuelle), est qu’ils « sont plus proches des fictions artistiques (…) et ne s’adressent pas seulement au sens ludique du joueur, mais aussi à son attention esthétique183 ».

De ce fait il est alors possible de penser que l’immersion fictionnelle, et dans une certaine mesure l’immersion fictionnelle dans les environnements virtuels, ne serait pas complète sans une attention esthétique et une certaine richesse représentationnelle. En quelque sorte, un mimène « fidèle » qui dialogue avec les charges affectives et une posture perceptive de l’individu proche de ce qu’il a l’habitude de vivre dans la réalité. Il est possible de remarquer que cette conception se rapprocherait des théories de Zahorik et Jenison184, Büscher et al.185 sur l’extension du réel dans le monde virtuel, qui a été évoqué précédemment.

182 Ibid., p. 314. 183 Ibid., p. 315. 184 P. Zahorik, R. L. Jenison, « Presence as Being-in-the-World », op. cit. 185 M. Büscher, J. O’Brien, T. Rodden[et al.], « “He’s Behind You” », op. cit. 282

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1.4 Le vécu immersif

À la suite des explications concernant la définition de l’immersion, et l’immersion fictionnelle, il est dorénavant possible d’orienter le discours vers une explication plus artistique de l’immersion dans l’installation Vanité interactive. Mais avant d’aller plus loin, il est important de remarquer deux manières d’appréhender l’immersion dans une installation qui fait appel à un « interacteur ». Un spectateur, dont le rôle est d’être l’élément central de la pièce, en tant que vecteur du lien entre la réalité et le virtuel.

Tout d’abord, il faut bien garder à l’esprit que ce genre d’installation comporte un environnement réel, qui est assujetti à la réalité de l’espace ainsi que du dispositif (visuel, interactif, auditif, sensitif, hardware) et un espace virtuel qui concerne la virtualité de l’environnement projectif et du contenu mis en jeu. Au vu de ce qui a été abordé dans les sections précédentes, l’immersion est ce qui permet de faire coexister ces deux espaces, afin de permettre à « l’interacteur » de se sentir présent dans l’espace virtuel, alors qu’il est physiquement toujours dans un environnement appartenant à la réalité.

Il est alors possible de remarquer deux positions lorsque l’on décrit l’immersion dans une installation de réalité virtuelle. Tout d’abord un système fermé dans lequel l’utilisateur est inclus et présent. Une expérience subjective à la première personne ou l’environnement virtuel entoure complètement « l’interacteur » dans un ensemble commun. Ce qui importe dans notre cas est de souligner l’expérience physique et mentale engagée par ce système d’immersion, que cela soit virtuel ou réel. C’est pour cette raison que l’on parlera plutôt de « vécu immersif », étant donné que ce sont les aspects cognitifs engagés qui m’intéressent.

D’un autre point de vue il est possible de remarquer le second mode d’émergence de l’immersion. Il repose sur un espace ouvert, dans lequel on ne parlerait pas « d’immersion dans » comme ce qu’il est entendu avec la première caractéristique, mais plutôt « d’immersion de ». En effet, cette manière de concevoir permet une approche en tant qu’observateur d’un système, non comme un élément présent et participant à l’œuvre dans l’espace virtuel. Il s’agit ici d’une vision objective à la

283

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive seconde personne en tant qu’observateur d’une représentation. Pour clarifier le point de vue sur ce système et de l’exposer en accord avec l’expérience du vécu, je l’aborderai plutôt comme une « observation immersive » pour traduire ce système.

Afin d’appuyer ces deux visions de l’immersion au sein de l’installation Vanité Interactive, je vais expliciter comment celles-ci sont mises en œuvre en m’appuyant sur les différentes théories qui ont été vues. Dans les lignes qui vont suivre, il ne sera pas question de vérifier si oui ou non, cette manière de concevoir l’immersion est une vérité universelle applicable à tous les dispositifs. Ce qui importe dans le cas présent, est l’application de cette façon de concevoir l’immersion dans une œuvre bien précise et les résultats qui en découlent. Avant d’arriver à ces résultats, il est important d’exposer : ces deux manières de concevoir un terme aussi riche en acceptions que l’immersion, et leur manière de collaborer dans l’installation pour son bon fonctionnement.

La première approche que je vais appeler « l’approche du vécu immersif » (en écho à l’immersion à la première personne) repose sur un ensemble d’éléments qui cohabitent pour faire émerger une expérience immersive. En cela l’utilisateur se positionne à l’intérieur d’un ensemble, faisant alors partie intégrante du système comme le stipulent Witmer et Singer186. Son positionnement se fait par la projection de sa cognition, de sa sensorialité au sein d’un environnement virtuel, dualiste et mimétique par rapport au monde dans lequel il se trouve. De ce fait, comme l’affirme Freeman et al187, un sentiment de présence se fait sentir chez l’utilisateur d’un environnement virtuel ; lorsqu’il expérimente une configuration sensori-motrice et cognitive similaire à l’espace réel dans lequel il a l’habitude d’évoluer. Ces idées sont à peu près les mêmes dans la pensée de Schaeffer188, lorsqu’il propose « les assomptions d’attitude perceptive » par rapport au déclencheur d’immersion fictionnelle. De plus comme je l’ai souligné plus haut, plus le sentiment de présence est élevé chez l’utilisateur, plus au final, la qualité de l’immersion vécue par celui-ci sera apte à le mener à confondre la réalité et le virtuel dans son esprit. Une sorte de

186 B. G. Witmer, M. J. Singer, « Measuring Presence in Virtual Environments », op. cit. 187 J. Freeman, S. E. Avons, R. Meddis[et al.], « Using Behavioral Realism to Estimate Presence », op. cit. 188 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction?, op. cit. 284

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive perte de repère qui conduit à une évaluation constante de la présence tout au long de la durée de l’expérimentation. C’est en ce sens que cette aptitude à marquer les esprits est justement un facteur qui m’intéresse tout particulièrement. Elle peut être une façon de capter et mener le spectateur à s’intéresser à un sujet qui n’est pas à première vue à son goût.

Dans ce genre d’approche, il ne s’agit pas d’immersion subjective, mais de vécu immersif, pour mettre en valeur l’expérience physique et mentale que cela engage. Il n’est pas question seulement de « voir », mais de convoquer tous les sens afin de ressentir intensément une expérience singulière par l’action. De ce fait afin de pouvoir vivre cette expérience, l’influence de « quelque chose » pour permettre ce transfert de présence est nécessaire. Ce quelque chose est justement comme le précisent Slater et Wilbur : la technologie189. Pour reprendre ses mots, la technologie permet l’immersion et en devient même l’un de ses principaux attributs. Pour Slater il ne peut y avoir d’immersion que s’il y a un dispositif technologique qui nous le propose et nous le permet. En son sens, l’approche de l’immersion serait tributaire du dispositif qui fait évoluer le mode de perception du spectateur avec l’œuvre. En ce qui me concerne, ce dispositif d’immersion est non seulement une technologie, mais avant tout un médium artistique qui peut être le terrain de nouvelles expériences subjectives du spectateur.

En partie, il est essentiel pour l’immersion d’être le résultat d’un système technologique, qui met en relation la virtualité du programme et les informations émises par les capteurs issus d’information réelle. Comme il est essentiel pour la présence d’être le résultat des effets de l’immersion sur les sentiments de l’utilisateur.

En ce sens, l’immersion dans l’installation Vanité interactive apparaît grâce aux dispositifs interactifs et sensoriels. Des dispositifs multimodaux, qui interagissent avec les réactions sensori-motrices et cognitives de « l’interacteur ». Une interaction typique qui conduit à un degré de présence élevé. En somme, une présence subjective par

189 M. Slater, S. Wilbur, « A Framework for Immersive Virtual Environments (FIVE)- Speculations on the role of presence in virtual environments », op. cit. 285

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive essence permettant au spectateur, cette projection quasi instinctive de son « moi » et de ses perceptions, lorsque la qualité du dispositif technologique le permet.

Cette question de la présence de la technologie a été traversée par l’opposition qu’il y a entre la théorie de Witmer et Singer, Sheridan et Zeltzer190 et les théories de Slater et al. Dans le cas de notre installation Vanité interactive Witmer, Singer, Sheridan et Zeltzer se rejoignent, lorsqu’ils affirment que l’immersion est le sentiment d’être présent, au sein d’un espace autre que celui dans lequel notre corps physique se trouve. En effet dans ce système subjectif, le sentiment de présence dépendant de l’aspect cognitif est très important. C’est un vécu immersif qui positionne l’utilisateur comme un être, qui se trouve justement au sein de l’espace virtuel.

190 D. Zeltzer, « Autonomy, Interaction, and Presence ». Presence: Teleoperators and Virtual Environments. 1992, vol. 1, no 1. 286

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1.5 L’observation immersive

Dans une autre mesure, il est possible d’envisager une approche à la seconde personne qui sera caractérisée comme une observation immersive. Dans cette manière d’appréhender le système, celui-ci est ouvert contrairement à la structure fermée du vécu immersif à la première personne. Ce système d’observation immersive à la deuxième personne propose d’être observateur d’une représentation de l’immersion « de ». Dans ce cas précis se dessine devant nous une représentation d’immersion dans laquelle, nous n’avons pas forcément une action directe. À l’inverse de l’approche du vécu immersif à la première personne qui permet d’avoir une interaction avec l’ensemble du système, nous ne sommes ici que spectateurs de celui-ci. Or cela n’est pas un frein pour qu’il y ait immersion. En effet, l’observation immersive accompagne souvent le vécu immersif dans le sens où elle en est (dans le cas d’une installation de réalité virtuelle) indissociable ou une résultante. De plus, l’observation immersive peut aussi être comprise comme une manière de se projeter dans l’image, sans avoir obligatoirement la possibilité de se mouvoir à l’intérieur ; dans ce cas précis, elle est proche de l’immersion fictionnelle que l’on ressent devant une fiction.

Cette manière de concevoir l’immersion en tant qu’observateur d’une représentation, marque une différence de positionnement avec le premier système subjectif. En effet hors du système, l’immersion du sujet regardant ne se fait pas de la même manière. Il ne se projette plus dans l’environnement virtuel grâce à des stimuli multimodaux et sensori-moteurs qui tendent à lui faire ressentir un sentiment de présence élevé. L’immersion se fait par l’intermédiaire de quelque chose d’autre, qui est propre à l’observateur qui regarde une représentation. C’est pour cette raison qu’il a été question de l’immersion « de » pour caractériser ce système objectif. Pour mieux comprendre ces différences, je vais m’appuyer sur quelques exemples d’installations.

Le premier genre d’installation que je vais aborder est le CAVE191 dont les quatre murs forment un semblant d’environnement virtuel. Devant ce genre d’installation,

191 CAVE, (Cave Automatic Virtual Environment) est une installation en forme de cube composé de 3 à 6 écrans, présenté pour la première fois au SIGGRAPH en 1992. Le principe est de projeter sur chaque mur des images en stéréoscopie, afin d'immerger l'utilisateur dans l'environnement virtuel qui l'entoure complètement. 287

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

« l’interacteur » est projeté cognitivement dans un espace virtuel, et physiquement au milieu des images. Il ressent un sentiment de présence élevé, tant le système retranscrit avec exactitude ses réactions motrices dans l’environnement virtuel. Ce qui permet au spectateur d’avoir véritablement l’impression d’évoluer dans un univers qui répond à sa manière de bouger et d’interagir comme dans la réalité. L’intérêt immersif de ce genre d’installation réside dans la position du spectateur par rapport à l’œuvre. En effet celui-ci est plongé à l’intérieur du système comme s’il en faisait partie, comme si son corps ne faisait qu’un avec l’environnement virtuel. De ce fait, il expérimente la réalité virtuelle (RV) d’une manière subjective. Ce qui lui procure un vécu immersif global, étant donné qu’il est physiquement et mentalement dans le dispositif de Réalité virtuelle (RV), il vit une véritable expérience sensorimotrice et cognitive dans cet environnement immersif que lui propose le CAVE.

Figure 3. 1 : Un exemple de CAVE typique avec un rendu stéréoscopique et des lunettes 3D munies de pastilles pour les capteurs de position.

Cependant dans ce système à priori subjectif relevant d’une immersion complète du corps et de la cognition, il est possible de retrouver également les caractéristiques d’une observation immersive. En effet, « l’interacteur » ne voit qu’au travers de la vision d’un avatar ou plus techniquement d’une caméra virtuelle. Même s’il est dans le système physiquement et à l’impression de faire partie de cet environnement, cela ne repose que sur un système qui lui fait vivre l’expérience d’un autre genre de réalité,

288

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive une réalité virtuelle (RV) qui n’est possible que par la technologie. Ce n’est que la projection de sa cognition, et l’interaction perceptive qui lui permet d’avoir l’impression d’être à l’intérieur de la pièce virtuelle, d’avoir un haut niveau intégratif et une expérience complète. Même si son corps physique est entouré du flux d’images de la réalité virtuelle, il reste pour sa part en dehors de ce genre de réalité appartenant justement au virtuel, et cela ne changera pas (à moins de pouvoir véritablement transférer son esprit dans le système).

Dans le cas présent il faut comprendre que même si un « interacteur » se trouve dans la position d’un vécu immersif en ressentant un sentiment de présence élevé, avec une présence physique de son corps au sein des écrans, des images, avec une simulation parfaite des stimuli sensori-moteurs, il n’en demeure pas moins l’observateur de ce que le système veut bien lui montrer. Malgré le haut niveau d’immersion sensorimoteur et cognitif engagé, il reste l’observateur des représentations du système. En tant qu’observateur, il se positionne alors, également face aux caractéristiques d’une observation immersive, c’est-à-dire qu’il serait observateur de son propre vécu immersif au travers d’un dispositif. Peu importe le moyen utilisé pour agrémenter le sentiment de présence du spectateur, celui-ci garderait conscient au fond de lui, qu’il serait observateur de son immersion en même temps qu’il éprouverait un vécu immersif, car il serait tributaire d’un dispositif technologique dans le cas de la réalité virtuelle.

Pour aller plus loin, reprenons le concept d’immersion sociale de Heeter192, qui affirme que le sentiment de présence est accru par la présence d’autres utilisateurs dans l’environnement virtuel. Citons l’exemple des jeux en ligne, où plusieurs personnes sont connectées à une partie. Disons que je suis moi-même connecté à ce jeu par le réseau et je m’immerge dedans, tant mon sentiment de présence est grand pour de multiples raisons. Je suis dans ce cas dans un système à la première personne (ou je ne vois que mon point de vue subjectif), car j’ai l’impression d’être présent dans le jeu par le biais de mon avatar. Dans le même état d’esprit que pour la définition de l’immersion de Witmer et Singer, je suis cognitivement dans le jeu, immergé dans ce

192 C. Heeter, « Being There », op. cit. 289

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive qui produit en moi un sentiment de présence, avec certainement une projection cognitive de mon corps vers mon avatar. Or physiquement je réponds toujours aux conditions d’une observation immersive, puisque je reste tributaire du système technologique pour vivre cette projection cognitive.

Il est possible de voir de nouveau le croisement entre les théories de Witmer et Singer sur l’immersion par la cognition, et les théories de Slater et consorts sur l’importance de la technologie dans l’immersion. Dans ce cas précis, il émerge l’idée consistant à dire qu’en réalité virtuelle : le vécu immersif serait une immersion cognitive en rapport avec le virtuel ; alors que l’observation immersive serait d’ordre physique, elle ferait appel à la technologie pour se révéler. Ce point de vue est d’autant plus intéressant lorsque l’on se rend compte qu’en plus de cela, l’observation immersive peut également se révéler dans le virtuel.

Pour mettre à jour cette idée, revenons dans notre jeu multi-joueurs. Maintenant je vois d’autres joueurs apparaître par le biais de leur avatar. Je suis dorénavant dans la situation d’observateur de l’immersion d’autre joueur dans le jeu. Autrement dit, je suis dans le système et ce système me permet de me poser en tant qu’observateur d’autres systèmes. J’acquiers de ce fait, une légitimité autre que subjective à ma présence dans le système, car je suis désormais acteur et en même temps spectateur. Cette manière de voir les choses se rapproche de la notion de présence sociale de Heeter. À la différence près qu’ici, il serait possible de concevoir que la présence d’autres avatars m’indique que je suis dans une situation d’observateur au sein d’un environnement virtuel. C’est à cet instant que le positionnement de l’observation immersive devient intéressant. En effet, cette manière de concevoir les choses offre alors la possibilité d’émettre l’idée d’une observation immersive « emmi-subjective » (qui serait au milieu de, parmi, une expérience subjective).

Prenons le temps d’éclaircir ce terme « emmi-subjective ». Par le biais de mon avatar, je me projette cognitivement au sein de l’environnement virtuel. Je vis alors une immersion dans un système subjectif que l’on caractérise comme un vécu immersif. Lorsque je suis projeté dans l’environnement virtuel, je le fais au travers de mon avatar et grâce à la technologie. Cette technologie d’ordre physique et palpable

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive me permet cette projection, mais en même temps me positionne physiquement comme un observateur de ce qui se passe dans l’écran. Je vis alors en même temps qu’un vécu immersif, une observation immersive, puisque et je suis toujours en ce monde dans la position de l’observation de ma propre immersion au travers d’un dispositif.

Or lorsque se présente à moi un avatar virtuel, régi lui aussi par un « interacteur » humain, au sein du même univers virtuel, cette rencontre augmente cognitivement mon sentiment de présence dans l’environnement virtuel (présence sociale de Heeter). Cependant, en même temps que ce sentiment de présence augmente (vécu immersif), je ressens une observation immersive emmi-subjective. Dans ce cas précis, je suis dans la position d’observateur de l’action d’un autre « interacteur » sur son avatar, alors que je suis moi-même, cognitivement projeté dans le même monde virtuel partagé. En d’autres mots, il faut concevoir cela comme un dédoublement de perception. D’un côté je vis une observation immersive, car je suis observateur de ce que l’écran me montre. De l’autre je vis un vécu immersif, car je me projette dans l’univers virtuel par le biais de mon avatar. Il faut bien considérer cette différence de perception réelle de l’observation immersive et de perception virtuelle du vécu immersif, qui sont à des degrés différents de cognition. Dans notre cas précis, cela se passe au niveau de la perception virtuelle du vécu immersif. Ainsi mon avatar, qui est l’extension de ma cognition, est lui-même spectateur de l’immersion d’autre avatar, ce qui me positionne dans un état d’observation immersive alors que je suis en train de vivre un vécu immersif par ma cognition. D’où le terme « emmi-subjective », car cette expérience d’observation immersive se réalise en même temps que je vis mon vécu immersif.

De ce fait, le terme « emmi-subjective » utilisé ici justifie ainsi son utilisation, pour souligner cette action d’observation au sein même d’une projection cognitive de présence élevée. En quelque sorte avoir le rôle du « tu » (seconde personne) alors que l’on est en train de vivre le « je » (première personne).

Ainsi, de ce point vue, l’observation immersive pourrait aussi être ressentie au sein même de ce que l’on considère comme vécu immersif ; cela grâce à la présence d’autres avatars qui représentent d’autres joueurs en pleine expérience d’immersion. En tant qu’observateur objectif d’autres joueurs, je me sens davantage dans le jeu. De ce fait

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive comme le conçoit Heeter, mon sentiment de présence en est augmenté. L’observation immersive est alors élargie à un degré où elle est ce qui permet par la technologie d’expérimenter le vécu immersif, mais en même temps lorsqu’il y a immersion sociale, d’engager un nouvel approfondissement de l’expérience immersive que j’ai nommée « emmi-subjective ». Cette piste pourrait être un futur sujet de recherche à explorer.

Revenons aux exemples d’œuvres. À l’inverse, l’œuvre Mindball, illustre une observation immersive dont la particularité est d’être une installation présente physiquement. Dans le cas présent il n’y a pas un, mais deux utilisateurs munis de casques EEG. Chacun contrôle la même boule par le niveau de relaxation de son état mental. Plus le joueur est relaxé, plus la boule avance vers l’adversaire. Ici chaque joueur expérimente un vécu immersif par le biais de son affordance avec le système, mais également une observation immersive dans le sens où il est également observateur de l’immersion « de » son adversaire par le biais du mouvement de la boule. Dans cet exemple, le vécu immersif n’est pas semblable à celle que l’on peut ressentir dans une installation de réalité virtuelle. À l’évidence, le sentiment de présence se confond avec un sentiment de prise de contrôle. Les joueurs de Mindball ne se sentent pas plongés dans un environnement, ils ont l’impression de pouvoir faire bouger un objet par la pensée. Ils s’immergent subjectivement dans l’œuvre par l’intermédiaire de leur concentration « relaxation » pour faire bouger la boule. D’un point de vue caractéristique du système objectif, cet exemple montre bien un de ses aspects. En effet dans sa position respective, chaque utilisateur est en mesure d’observer dans une réalité physique, l’immersion de son adversaire dans le système pour contrôler la boule.

Figure 3. 2 : Illustration d’une partie de Mindball

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Observation immersive et Immersion fictionnelle en question

Pour aller plus loin, un autre point de vue peut être discuté par rapport à l’observation immersive. Pour ce faire, je vais m’intéresser aux idées de Jean-Marie Schaeffer sur l’immersion fictionnelle, qui sera un support à l’argumentation.

Au vu de ce qui a été développé, le système d’observation immersive partage les mêmes conditions de perception que la fiction cinématographique. Pour expliciter ces dires, mettons-nous un temps à la place du spectateur. Dans les deux cas, je suis hors du système mais inconscient de l’être, car je me projette par l’intermédiaire de l’immersion fictionnelle dans le système. C’est le contenu qui me permet de me projeter. Je suis dans ce cas observateur d’une représentation. En somme, en comparant à la fiction, je suis physiquement hors du dispositif en tant que spectateur de l’immersion « de » l’acteur dans son rôle (immersion en situation de production). Mais je suis dedans, grâce aux sentiments d’immersion émergeant d’affects que la fiction me conduit à avoir, en exaltant l’empathie que je peux éprouver pour les situations ou les personnages.

D’après Schaeffer, ce sentiment d’immersion est d’autant plus grand, si la perception que j’ai de la fiction fait appel à ma mémoire et mes expériences personnelles. Dans ce cas, mon attitude perceptive sera la même que dans ma vie de tous les jours et j’aurais à peu près les mêmes réactions. Vue sous cette perspective, l’observation immersive est dépendante de la représentation. Schaeffer a montré qu’immersion et représentation étaient étroitement liées. Dans le cas présent d’une installation de réalité virtuelle, la représentation a la même importance que dans la fiction. Dans le sens où si elle n’est pas assez fidèle, aucun transfert d’affect ne pourra se faire. Cela rejoint les arguments de Büscher et al193, qui affirment l’importance de la simulation des affects et des systèmes perceptuels de tous les jours, afin de rendre l’immersion plus vive. Le système d’observation immersive en réalité virtuelle serait éventuellement similaire à l’immersion fictionnelle de Schaeffer et répondrait aux mêmes exigences de réalisme et de dialogue avec les affects.

193 M. Büscher, J. O’Brien, T. Rodden[et al.], « “He’s Behind You” », op. cit. 293

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1.6 Immersion en jeu dans le dispositif

Il a été exploré jusqu’à présent un grand nombre de champs de recherche concernant la notion d’immersion et de présence. Il est dorénavant temps de découvrir comment l’installation Vanité interactive reflète certaines de ces théories, de quelles manières elles apparaissent et sont utilisées pour mettre en œuvre les idées émises par cette recherche. Il ne s’agira pas de prétendre que telle ou telle théorie est plus importante qu’une autre, mais il conviendra de mettre en avant comment Vanité interactive s’articule autour de tout cela pour théoriser son fonctionnement et ses conceptions engagées dans cette recherche.

Pour ce faire, je vais montrer dans les différentes sous-sections cette diversité de parti-pris engagé dans Vanité interactive. Ainsi dans un premier temps il s’agira de découvrir comment Vanité interactive se dirige dans la voie de l’immersion. Dans une deuxième mesure, j’explorerai comment l’interaction agit sur l’immersion et le dialogue cognitif dans Vanité interactive. Dans une troisième mesure, je soulignerai le rôle des images, plus précisément la symbolique de la Vanité dans la qualité de l’immersion proposée. Enfin dans une quatrième mesure, j’élargirai cette recherche sur l’expression de l’immersion en me concentrant sur le spectateur et son dialogue cognitif.

3.1.6.1 Théorie immersive de Vanité interactive

Vanité interactive se base sur l’expérience de réalité virtuelle qui habituellement permet de faire cohabiter deux univers : le premier est virtuel et intangible (l’univers virtuel créé par l’artiste), le deuxième est réel et palpable (l’utilisateur et le dispositif). Une cohabitation qui se caractérise par la projection du réel au sein du virtuel, de « l’interacteur » (son être, sa cognition) vers la technologie. Cette projection est amplifiée lorsqu’un environnement virtuel est considéré comme le prolongement de la réalité. Il autorise une extension des stimuli multimodaux et sensori-moteurs

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive habituellement éprouvés dans le réel, comme la faculté de se mouvoir et d’interagir, vers l’expérience virtuelle. De la sorte, « cette transposition des propriétés sensorielles réelles dans l’espace virtuel sous la forme d’un simulacre, permet de ressentir et d’accentuer le sentiment de présence nécessaire à une immersion de qualité194 ».

Ainsi, comme d’autres réalisations de réalité virtuelle, Vanité interactive met en avant la qualité de son immersion. L’installation garde bien à l’esprit que la base d’une bonne immersion est avant tout, la capacité du dispositif à faire ressentir le sentiment de présence chez « l’interacteur », en stimulant sa cognition par la technologie interactive et le contenu. Mais aussi la capacité de l’utilisateur à suffisamment s’intéresser à ce qu’il expérimente pour réussir à se projeter. Notamment grâce au « prolongement de ses stimuli multimodaux et sensori-moteurs habituels, qu’il retrouve dans l’environnement virtuel195 ». L’idée qui ressort de tout cela est que la base d’une bonne immersion est avant tout, dépendante de la capacité de celui qui l’expérimente à se projeter dans ce qu’il vit comme expérience de réalité virtuelle. Cette manière de concevoir l’immersion, est le socle de la conception immersive de Vanité interactive. Ce constat est à peu près le même pour toutes sortes de médias qui ont pour ambition de susciter l’immersion.

En effet, qu’il s’agisse d’une installation artistique, d’une expérience scientifique, d’un jeu vidéo, l’immersion que l’on ressent devant ce genre d’expérience, relève à peu près des mêmes schémas fonctionnels. Le film ou le spectacle pour leur part relèvent d’un schéma fonctionnel sensiblement différent, comme le montrent les théories de Schaeffer. Malgré cette différence notable, l’importance de la cognition et des affects en rapport avec le réel est bel et bien là. Ce lien intrinsèque entre les stimuli multimodaux de tous les jours, et son prolongement dans l’environnement virtuel se retrouve dans toutes les installations, média filmique ou spectacle, qui travaillent autour de l’immersion de son public, d’autant plus si l’œuvre a pour vocation de provoquer une catharsis.

194 P. Zahorik, R. L. Jenison, « Presence as Being-in-the-World », op. cit. 195 J. Freeman, S. E. Avons, R. Meddis[et al.], « Using Behavioral Realism to Estimate Presence », op. cit. 295

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Au vu de ce qui a été développé plus haut, l’installation Vanité interactive, aborde dans son mode de fonctionnement, de nombreuses définitions et conceptions concernant l’immersion, dans le sens où elle répond aux caractéristiques d’une installation en réalité virtuelle, avec le dispositif technologique qui s’y prête. Elle met également en jeu de nombreux processus cognitifs, que je développerai dans le chapitre suivant, afin d’en faire le parallèle avec l’interaction sensorielle des interfaces BCI.

Par rapport à la conception du vécu immersif, Vanité interactive serait une installation qui proposerait une immersion cognitive très poussée, proche des propos de Witmer et Singer. De par sa configuration, la technologie utilisée, son contenu et le dialogue qu’elle instaure, l’installation s’accorde également très bien avec les théories de Slater et Witmer : le casque BCI permet une interaction sensorielle due à la technologie (Slater) et l’immersion cognitive selon Witmer est augmentée par l’interaction sensorielle. Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une immersion qui met en jeu le prolongement de la cognition au sein de l’univers virtuel.

Dans Vanité interactive, nous sommes plongés à l’intérieur de ce que l’œuvre nous montre, et il peut y avoir une projection de notre « moi » vers l’avatar présent dans l’environnement virtuel. Une immersion dans l’espace fictif, qui tend à transposer de manière intéressante, nos habitudes sensori-motrices et cognitives vers une manière de se mouvoir et d’interagir virtuellement en similitude avec la réalité. Ce qui a pour conséquence d’augmenter le sentiment de présence et donc la capacité de l’installation à immerger son utilisateur. Comme il a été vu, dans cette configuration l’utilisateur expérimente alors un vécu immersif. Une immersion où il est à l’intérieur du système par le prolongement de sa cognition dans l’espace virtuel, une sorte de projection dans le système. Ainsi, c’est ce qui se passe lorsque l’on expérimente l’installation Vanité interactive, grâce notamment aux systèmes interactifs sensoriels qui accompagnent l’utilisateur dans sa projection.

Le vécu immersif serait en rapport avec la cognition et le virtuel. Alors que l’observation immersive serait en accord avec la technologie mise en œuvre pour permettre l’immersion tout court. Elle accompagnerait très souvent le vécu immersif,

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive comme vecteur de visibilité physique et réel. Au sein de l’installation Vanité interactive, il y a la présence de cet amalgame entre le vécu et l’observation, qui est mis en œuvre pour servir l’immersion. L’observation immersive permettrait à l’utilisateur d’être l’observateur physique des résultats de son activité cognitive par le biais des écrans, et de la technologie. Cette observation immersive n’aurait pas de sens, ni lieu d’être ; si elle n’était pas présente pour permettre le vécu immersif de l’utilisateur.

En plus de permettre, l’observation de la projection de l’être, cette observation immersive, permet à certaines expériences subjectives d’être réalisées, comme l’interaction avec les différents contenus de la pièce. Les calaveras, le livre, la bougie ou encore le smartphone accusent de cette interaction soumise au dispositif de l’observation immersive. Sans elle, il ne peut avoir de lien entre les informations des capteurs, vers les éléments virtuels. Ainsi, ces interactions propres à l’expérience subjective virtuelle ne seraient pas possibles sans des dispositifs réels comme : l’ordinateur, les programmes qui permettent la mise en œuvre de la scène 3D temps réel, l’écran et la source sonore. Ajouter à cela, des spécificités de Vanité interactive comme la technologie d’interaction sensorielle sous la forme de capteurs EEG, EMG (électromyogramme) et sensori-motrice (gyroscope et accéléromètre). Ces technologies d’interactions apparaissent comme nécessaires et sont même une sorte de clé pour augmenter le sentiment de présence de l’utilisateur. Ils lui autorisent l’expérience de vivre autrement que par la vision et l’ouïe, le dispositif immersif. Au bout du compte, ce sont tous les éléments technologiques dans Vanité interactive, qui permettent cette expérience d’observation immersive, et dans sa continuité le vécu immersif.

En plus des éléments technologiques, un autre point contribue également à l’immersion. Le contenu symbolique et le sujet de la Vanité sont aussi à prendre en compte lorsqu’il s’agit de parler d’immersion. Pour ce faire, il ne faut pas oublier l’immersion fictionnelle développée plus haut. Cette manière de s’immerger dans les images que l’on voit est comme le conçoit Schaeffer, liée à notre regard fictionnel saturé par nos affects (réactions affectives préattentionnelles), qui trouve un écho dans les

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive représentations fictionnelles que sont les fictions. De plus l’assomption d’une attitude perceptive qui se met en place, rappelle également l’importance de la similitude qu’il doit y avoir entre la fiction et la réalité, pour que le spectateur puisse ressentir l’immersion fictionnelle. De ce fait si l’on considère le contenu des environnements virtuels, au même titre que ceux des fictions, le contenu virtuel se doit alors d’avoir une certaine richesse représentationnelle, pour espérer contribuer à l’immersion de « l’interacteur ». Il doit comporter des « mimènes » fidèles, qui dialoguent, avec les charges affectives et une posture perceptive proche des habitudes de la réalité. Cette manière de concevoir est somme toute très proche des théories de Zoharik et Jenison, Büscher et al. Ce qui souligne davantage l’importance de ces idées sur l’immersion.

Ainsi les objets, les images et les symboliques que présente Vanité interactive, jouent également un rôle très important dans l’émergence de l’immersion d’un point de vue fictionnel. Au même titre que les images de fiction cinématographique, ces images essaient de dialoguer avec les affects des utilisateurs, afin qu’ils puissent ressentir une empathie. Le concept de la Vanité que l’on retrouve sous la forme des calaveras s’expose alors pour dialoguer avec les réactions affectives préattentionnelles.

Au même titre que dans l’analyse de Schaeffer sur la fiction, « Il n’y a pas le moindre soupçon d’une séparation entre réalité et fiction196 », ce qui est proposé dans Vanité interactive est de faire disparaître cette séparation dans l’esprit de « l’interacteur ». Pour arriver à cela, le contenu de Vanité interactive est en quelque sorte la représentation de l’immersion projective du travail artistique et technologique sur la vanité, dans le but de simuler un nouveau genre de réalité. D’après Schaeffer, cette mise en œuvre, « accorde une immersion réactivante du public197 », qui en quelque sorte serait une immersion subjective de celui-ci

Le but avoué de Vanité interactive en matière d’immersion est de fondre l’utilisateur dans la réalité de l’œuvre, par la projection de sa cognition, par la technologie, mais

196 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction?, op. cit., p. 212. 197 Ibid., p. 188. 298

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

également par le contenu qui touche à ses réactions affectives profondes sur la question de la mort.

Il y a ici, des liens directs avec les différentes définitions qui ont pu être données sur la question de l’immersion. L’installation ne se cantonne pas à mettre en œuvre un genre d’immersion, mais explore l’immersion comparativement au sujet qu’elle veut traiter. Dans notre cas, ce sont les vanités qui sont mises en lumière. C’est pour cette raison que l’expérience immersive mise en place dans Vanité interactive, comporte des ouvertures à ces différentes manières de vivre l’immersion. Qu’elle soit cognitive, d’ordre des affects, ou tout simplement technologique, l’intérêt premier est de servir le sentiment de présence de l’utilisateur lors de son expérimentation. De lui permettre d’oublier un temps sa position « d’interacteur », pour qu’il puisse entretenir un rapport intime avec l’expérience qu’il vit dans l’espace virtuel. Cela, sans le moindre heurt qui pourrait le faire revenir en arrière, en position de simple observateur d’un écran. Mais aussi de manière à respecter les sept facteurs qui semblent influencer le degré de présence, d’après Sadowski et Stanney. Pour rappel ces facteurs sont :

1 — La facilité de l’interaction. 2 — Le contrôle de l’utilisateur. 3 — Le réalisme de l’image. 4 — La durée de l’exposition. 5 — Les facteurs sociaux. 6 — Les facteurs internes à l’individu. 7 — Les facteurs du système.

3.1.6.2 L’interaction

Au sortir de ces explications, une question reste en suspens. Qu’en est-il des actions interactives du spectateur par rapport à son expérience immersive et son dialogue cognitif avec le contenu de Vanité interactive?

Dans l’installation, il apparaît clairement que « l’interacteur » vit une expérience de vécu immersif, en même temps qu’une expérience d’observation immersive. Expérience d’observation immersive puisque le spectateur est toujours physiquement 299

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

à l’extérieur de la pièce en tant qu’observateur de sa projection. Vécu immersif étant donné qu’il se projette dans ce qu’il fait et à l’impression d’être à l’intérieur de cette pièce. De ce fait, il interagit physiquement (par le déplacement ou le toucher virtuel) avec les éléments de l’environnement 3D. Cette capacité que lui propose l’interaction lui donne l’impression d’être au milieu de l’espace virtuel. Il a la sensation d’appartenir à deux espaces. L’espace réel, sensible, tangible, dont il a l’habitude, et l’espace virtuel qui devient dans ce cas le prolongement de cette espace réel au point « T ». C’est-à-dire au moment même où il expérimente l’installation. À ce moment précis, son corps est toujours physiquement présent dans l’espace réel face à l’écran, mais son regard, ses pensées, ses agissements, ses mouvements de mains, voire même une extension de son corps se prolongent dans le virtuel.

Le spectateur n’agit plus pour et dans son monde réel, il agit en fonction du monde virtuel, car l’impression qu’il a d’exister est dorénavant orientée vers l’espace dans lequel il a été projeté. Cette impression d’exister est guidée par la possibilité de celui- ci de se mouvoir, d’interagir physiquement, de prendre des décisions, qui impactent le monde virtuel dans lequel il se trouve. De la sorte, les actions concrètes du spectateur dans Vanité interactive, jouent un rôle primordial dans sa capacité à se projeter dans ce qu’il voit, pour alimenter son sentiment de présence. Cette vision proche de l’enaction est d’ailleurs augmentée par le dialogue immersif qui s’établit entre « l’interacteur » et les Vanités.

3.1.6.3 La vanité dans le processus d’immersion

Ainsi, après cette longue recherche sur l’immersion en réalité virtuelle, je vais dorénavant m’intéresser à la relation qu’il y a entre l’immersion et la figure de la vanité. Afin de comprendre en quoi cette vanité est importante, lorsqu’il s’agit de dialoguer avec l’œuvre et de se mouvoir dedans.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

L’univers de la vanité dans Vanité interactive, est structuré autour de l’interaction sensorielle et de l’interaction physique, interprétées en caractéristique sensori-motrice virtuelle. Les différents crânes (calaveras), les objets symboliques, la configuration de la pièce sont mis en œuvre de cette façon, pour dessiner les contours de l’immersion de l’utilisateur. Ils ont pour fonction de repositionner l’expérience d’immersion de l’utilisateur par rapport aux symboliques de la vanité, afin de lui donner un rôle primordial dans le fonctionnement de la pièce.

Ainsi, les crânes entretiennent le dialogue avec le spectateur par leur mouvement, en donnant l’impression que certains sont réellement doués de vie et d’intelligence. Leur mouvement interactif accentue alors le symbolisme des crânes allégoriques de l’humanité, refusant de voir qu’elles sont condamnées par sa finitude. Leur relation légère avec « l’interacteur», souligne également le fait de profiter des plaisirs de la vie. D’où cette image des calaveras, qui représente la joie de vivre et le respect des morts. Les autres objets symboliques représentés par la bougie, le livre, et le smartphone font référence aux amoncellements d’objets propres aux tableaux du XVIIe.

Riche de toute cette symbolique, les éléments principaux de l’installation agissent au final de la même manière que les Vanités classiques, qui reposaient leurs messages sur l’amoncellement d’objets. Ici ce sont les amoncellements de crânes à la symbolique multiple qui font office de Vanité. Comparé aux Vanités modernes qui excluaient tous amoncellements d’objets, pour les remplacer par l’objet ou la sculpture du crâne, le crâne redevient dans Vanité interactive une sculpture virtuelle. Le spectateur est repositionné autour de ces crânes virtuels et des objets symboliques eux aussi virtuels, qui sont de nouveau représentés. De fait, le spectateur est hors de l’œuvre, mais cognitivement dans l’œuvre et fait évoluer le contenu de cette œuvre en même temps que celle-ci façonne ses réactions.

En somme du point de vue de l’immersion, le genre de la vanité dans l’installation, repositionne le spectateur autour d’une vanité de nouveau représentée (crânes, objets symboliques…), mais en 3D temps réel. Il est projeté à l’intérieur de cette représentation virtuelle. Il a alors la possibilité de se voir incarné dans la vanité, en train de créer avec elle les contours de son expérience.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Pour faire le lien direct avec le concept d’immersion dans Vanité interactive, voici de nouveau ce qui a été émis comme idée dans le chapitre sur « Les évolutions qui ont conduit à la Vanité interactive :

« Dans les Vanité interactive, le crâne est représenté à nouveau, mais le médium est différent ; il n’est plus objet physique, ni peinture, mais représentation numérique. Le spectateur est repositionné autour de cette représentation du crâne. Il se projette dans un espace virtuel qui lui permet de voir et d’interagir avec son environnement composé d’objets symboliques qui sont de nouveau représentés. Il peut faire évoluer ces objets dynamiquement, en même temps que ces objets agissent sur ses affects. Il prend ce rôle de spectateur acteur. »

Cela montre à quel point le contenu de l’installation, contribue à asseoir l’immersion comme un domaine dans lequel, elle montre sa richesse. Vanité interactive serait alors une installation qui joue de la théorie du spectateur acteur.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.1.6.4 Un spectateur acteur

Pour aller plus loin concernant cette idée de spectateur acteur ou « interacteur » régi par le contenu de l’installation et son immersion, une autre question se pose à propos des fonctions cognitives mises en jeu dans l’élaboration de cette sensation de présence, au-devant d’éléments simulant la réalité. Quel est le rôle de la cognition dans cette projection de l’être en réalité virtuelle ?

Un semblant de réponse proviendrait des agents interagissant entre eux. Ils donneraient l’impression qu’ils sont doués d’une intelligence. S’ils n’interagissaient pas, ils ressembleraient à de simples objets inertes. Ces agents émergent en tant qu’entité vivant, seulement lorsqu’ils montrent qu’ils sont capables de prendre en compte leur environnement pour se mouvoir. De la même manière, c’est parce que « l’interacteur » a la possibilité de se mouvoir dans ce monde, de le construire par l’intermédiaire de son action, qu’il conçoit le monde virtuel comme un monde à part entière. Il crée le monde virtuel en interagissant avec, en même temps que cet univers virtuel le crée ou crée en lui la conception de cet environnement comme « réel », et palpable grâce à l’interaction. Cela pourrait se résumer par : il est vivant dans l’espace, parce qu’il fait le monde qui l’entoure en même temps que le monde le fait…

Ce mode de fonctionnement et de définition de la perception du monde renvoie directement à la théorie de l’enaction de Varela. Je reviendrais sur cette question par la suite, mais il faut retenir que l’œuvre interactive non autonome (c’est-à-dire non régie par des systèmes d’intelligence artificielle évolutive) dans les arts numériques n’a pas lieu d’être ou ne peut pas exister sans « l’interacteur » qui lui permet de sortir de l’abstraction, en lui donnant tout le sens nécessaire à sa mise en œuvre.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2 Immersion cognitive 3.2.1 Les sciences cognitives

Pour faire le rapprochement entre les sciences cognitives et le travail sur l’immersion, je vais explorer l’historique les sciences cognitives pour bien en comprendre les enjeux. Il ne sera pas question d’aller dans les détails des sciences cognitives, mais juste de visualiser avec précision la portée de ce sujet.

3.2.1.1 Les sciences cognitives

Définition Un concept crucial des sciences cognitives est celui de la cognition. Tout d’abord, essayons de définir la cognition. Chose qui n’est pas simple, car comme le dit Guy Tiberghien dans le Dictionnaire des sciences cognitives :

« Le concept de la cognition ne se définit pas vraiment (…) Nous voulons dire, par là, que ce concept ne peut se définir à priori, et de façon exhaustive, car il est précisément ce que les sciences cognitives doivent décrire et expliquer198».

Avec cette définition, la cognition apparaît comme quelque chose de très flou. Peut-être que le sens étymologique en dira plus. Ainsi, la cognition au sens étymologique désigne un processus d’acquisition de la connaissance. Dans le grand dictionnaire de la psychologie, Jean-François Le Ny donne une définition générale. Pour lui, la cognition est « l’ensemble des activités et des entités qui se rapportent à la connaissance et à la fonction qui la réalise199 ». La cognition est comprise comme le processus qui met en œuvre la connaissance et non la connaissance elle-même. L’étude de la cognition a pour tâche de comprendre le fonctionnement de notre cerveau et la pensée qui en émerge, pour pouvoir appréhender la nature et la structure de nos opérations mentales. Cela concerne l’ensemble des activités qui découlent du fonctionnement

198 G. Tiberghien, Dictionnaire des sciences cognitives. Paris : A. Colin, 2002, p. 2. 199 J.-F. Le Ny, In : H. Bloch, R. Chemama, E. Dépret[et al.]. Grand dictionnaire de la psychologie. Paris : Larousse, 1999, p. 170. 304

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive cérébral chez l’homme et chez l’animal : sensori-motricité, perception, langage, apprentissage, mémoire, représentation des connaissances, décision et raisonnement. Il paraît alors évident que la science qui doit faire l’étude de la cognition ne peut à priori pas être seule, et doit être selon Daniel Andler « l’étude interdisciplinaire de l’acquisition et de l’utilisation de la connaissance200 ». C’est ainsi qu’une science nouvelle a vu le jour, sous le nom de sciences cognitives, et la cognition en est son sujet d’étude.

Avec cette définition plus juste, il apparaît clairement que les sciences cognitives et la cognition ont leurs importances dans cette recherche. La compréhension et l’analyse des processus qui permettent aux spectateurs de vivre leurs expériences sont des sujets qui sont en échos directs, avec le sentiment d’immersion et de présence développés plus haut. Ce qui va suivre sera l’occasion de voir toutes les théories sur la cognition. Cela permettra de faire un rapprochement entre ce qui se passe chez le spectateur dans une installation de réalité virtuelle, plus précisément dans Vanité interactive, et les théories cognitives.

Les sciences cognitives englobent de nombreux domaines scientifiques telles les neurosciences, la psychologie cognitive, l’intelligence artificielle, la linguistique et la philosophie… Il faut cependant savoir que la cognition ne représente qu’une partie seulement de leurs recherches. D’après Guy Tiberghien, « Les sciences cognitives seraient ainsi un vaste archipel de disciplines autonomes dont la coopération devrait permettre d’élucider ce qu’est la cognition201 ». Les sciences cognitives pourraient alors apparaître, au vu des différents domaines qui la constituent, comme une science de l’information et de la communication, de la connaissance et du savoir. Cependant il ne faut pas penser que les sciences cognitives ne sont qu’une juxtaposition des recherches de différents domaines se rapportant à l’esprit. Les sciences cognitives sont avant tout l’étude des fonctions qui produisent de la connaissance et tout ce qui peut s’y rapporter, dans des systèmes naturels ou artificiels. Dans son ouvrage Introduction aux sciences cognitives, Daniel Andler en donne finalement une définition précise :

200 D. Andler, Introduction aux sciences cognitives. Paris : Gallimard, 1992, p. 9. 201 G. Tiberghien, Dictionnaire des sciences cognitives, op. cit., p. 2. 305

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

« Par sciences cognitives, il faut entendre l’étude de l’intelligence, notamment de l’intelligence humaine, de sa structure formelle à son substratum biologique, en passant par sa modélisation, jusqu’à ses expressions psychologiques, linguistiques et anthropologiques. Cette caractérisation constitue en fait un programme de recherche ; elle exprime la conviction que seule une association étroite entre sciences du cerveau, psychologie, aidée d’hypothèses tirées de domaines d’investigation plus spécifiques, comme la logique ou la théorie des automates, par exemple, peut apporter des réponses nouvelles, c'est-à-dire issues de recherches empiriques, aux questions traditionnelles concernant la nature de l’esprit humain202 ».

Les trois révolutions Il faut néanmoins garder à l’esprit que les sciences cognitives, à leurs débuts, étaient divisées en deux grandes tendances. La première tendance considérait les sciences cognitives comme cognitive et les autres domaines s’y rattachaient. La deuxième tendance envisageait, les sciences cognitives comme psychosciences cognitives et les autres disciplines y étaient connectées. Cette séparation en deux tendances principales augure les trois grandes révolutions en sciences cognitives.

Tout d’abord la première révolution, concerne le domaine de la psychologie, elle a eu lieu quand le psychisme a été envisagé comme un système de traitement de l’information. En ce sens la représentation mentale est dorénavant devenue l’objet d’étude de la psychologie cognitive. Le psychisme est alors envisagé comme système de traitement de l’information, composé de modules fonctionnels autonomes, spécialisés et agencés dans une architecture contrôlée par un système de supervision. On y voit ici l’importance grandissante de la théorie de l’information dans les sciences humaines.

202 D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, op. cit., p. 49. 306

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

La deuxième révolution a eu lieu en 1956 durant des conférences au MIT à Cambridge, États-Unis. Les représentations mentales y ont été conceptualisées sous la forme de symboles, dont l’inscription physique dans le cerveau pouvait être postulée. On peut y voir un prolongement de la première révolution, tant l’esprit est décrit comme le résultat de manipulation de représentations symboliques, répondant à des règles. Le cerveau était présenté comme un système de traitement de l’information dont le fonctionnement est assimilable à celui d’un ordinateur, une machine computationnelle. Cette théorie, conduit alors à concevoir la pensée comme un processus structuré, comparable à un langage formel, et Jerry A. Fodor dira même que « la pensée est elle-même un langage, un mentalais203 ».

Les sciences cognitives représentationnelles de cette deuxième révolution ont cependant été contestées, dans les années 1970 par le programme « connexionniste ». La cognition n’est plus présentée en tant que représentation symbolique, mais plutôt comme un vaste réseau composé d’unités de traitement en interconnexion que l’on nomme « réseau de neurones ». Le connexionnisme modélise l’esprit en prenant le cerveau comme le modèle de référence plutôt que de comparer la cognition à une machine. L’esprit n’est plus un logiciel computationnel et le cerveau un d’ordinateur fonctionnel.

À cette contestation, il est possible d’y ajouter le néologisme de l’enaction théorisé par F. Varela. Dans le prolongement du constructivisme, Varela propose que l’expérience de la perception ne se limite pas aux caractéristiques sensorielles, mais qu’elle soit élaborée par la cognition. Pour lui l’action et la perception sont inséparables, dans le sens où la cognition émerge des processus sensori-moteurs. Il y a une codétermination étroite entre le monde et nos actions, dans le sens où notre monde existe par nos actions sur ce monde. Cette proposition est contraire aux théories considérant la cognition comme une représentation. Par rapport la recherche sur

203 J. A. Fodor, The Language of thought. Hassocks, Sus : The Harvester press, 1976. « Mentalais » ou « langage de la pensée » est une thèse soutenu par Fodor qui conçoit les processus mentaux comme une sorte de langage. Ce langage permettrait la mise en œuvre de pensées complexes au travers de configuration neuronal de concept plus simples. 307

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’immersion que propose Vanité interactive, l’enaction est la théorie qui permettra d’expliquer les processus de création de l’œuvre, j’y reviendrai par la suite.

La troisième révolution concerne « la neuro-imagerie cognitive » pour certains elle est déjà en cours, pour d’autres elle est à venir. En effet les progrès réalisés en neurosciences fonctionnelles, mais surtout en neuro-imagerie, permettent d’apporter des réponses nouvelles à la place des fonctions cérébrales dans la cognition. Les possibilités d’enregistrement et de visualisation de l’activité cérébrale, en rapport avec l’activité cognitive ou le comportement, associé aux énormes possibilités de simulation, représentent une révolution majeure dans les sciences cognitives. Les neurosciences cognitives sont peut-être en passe de départager les conceptions représentationnelle et connexionniste, en se fondant sur la réalité structurelle et physique du cerveau. Pour certains cette nouvelle approche permettrait même de dépasser les autres conceptions.

À travers les trois grandes révolutions des sciences cognitives, il est possible d’apercevoir que les sciences cognitives semblent être une science ou la diversité du champ d’application en est la force.

Avant d’aller plus loin dans la définition de la cognition au travers des différents courants tels que le cognitivisme, le connexionnisme, ou l’enaction, faisons un rappel historique concernant l’apparition des sciences cognitives. Nous y rencontrerons des termes comme « cybernétique » ou « intelligence artificielle » qui sont des conceptions relativement importantes dans la genèse des sciences cognitives.

Les racines La philosophie antique a sans doute été la première discipline en sciences cognitives de par son questionnement sur l’homme et son rapport au monde. On peut retrouver ces recherches dans la philosophie d’Aristote qui traitait déjà de l’apprentissage, de la mémoire, mais aussi des images mentales. Bien que le terme de

308

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive sciences cognitives n’arrive que tardivement, dans le milieu des années 1970, les événements clefs qui ont forgé le cœur des sciences cognitives ont eu lieu entre 1930 et 1950. Plusieurs événements conduiront vers l’émergence de l’idée que le vivant, ici les cellules nerveuses et leurs interrelations, pouvait être mimé par des machines.

Cela commencera avec l’article de Alan Turing qui présente en 1936 la machine de Turing dans l’article « On Computable Numbers, With an Application to the Entscheidungsproblem204 ». Turing pose les notions théoriques de base de la machine programmable, comportant des algorithmes, ainsi que des entrées-sorties, et de la mémoire. La thèse d’Alan Turing avec laquelle il démontre les capacités de sa machine affirme que pour toute procédure, manipulation ou fonction d’entier que l’esprit humain peut exécuter ou calculer, il existe une machine (de Turing) capable d’exécuter cette procédure ou de calculer cette fonction.

Ensuite les conférences de Macy, organisée à New York entre 1946 et 1953 marquent un point essentiel dans la naissance des sciences cognitives. Ces conférences avaient pour but de réunir à intervalle régulier des scientifiques autour des idées naissantes de l’époque et de mettre l’accent sur leurs échanges. C’est lors de cette période que la cybernétique voit le jour. Née sous la plume de Norbert Wiener en 1947, la cybernétique du grec « kubernêtikê » qui signifie pilote d’un navire, se veut être une science de la commande, Jean-Gabriel Ganascia la définit ainsi :

« Science de la commande, elle se veut enseigner des lois générales du gouvernement valables aussi bien pour les systèmes artificiels que pour les organismes vivants faits d’assemblages de cellules ou, même, pour les sociétés animales et humaines205 ».

Les grandes idées de la cybernétique se retrouvaient déjà en 1943 dans l’article de Warren McCulloch et Walter Pitts intitulé : « A logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity206 ». Cet article montrait que pour l’étude du cerveau, la logique devait être la discipline à prendre en compte. Le cerveau était ensuite décrit comme un

204 A. M. Turing, La machine de Turing. trad. par J. Basch et P. Blanchard. éd. par J.-Y. Girard. Paris : Éd. du Seuil, 1999. 205 J.-G. Ganascia, Les sciences cognitives. Paris : Flammarion, 1995, p. 14. 206 W. S. McCulloch, W. Pitts, « A logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous Activity ». Bulletin of Mathematical Biophysics. 1943, vol. 5. 309

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive ensemble constitué de neurones représentant des principes logiques. Chacun de ces neurones était perçu comme des entités à seuil, pouvant avoir deux états, actif ou inactif qui renvoyaient à des valeurs logiques vraies ou fausses. L’interconnexion de ces neurones pouvait ainsi conduire à la création de principes logiques comme (« et », « non », etc.). Appelés neurones formels par ces auteurs, ces modèles simplifiés de neurones étaient représentés comme des transformateurs de signaux électriques capables de véhiculer de l’information. Sous les mains de John Von Neumann, ces idées deviendront le principal axe de développement de l’ordinateur moderne, comprenant une unité centrale, une unité de traitement arithmétique, de la mémoire, le tout communiquant dans les deux sens. Au-delà d’une étude de l’esprit par une description mathématique et formaliste du cerveau, la cybernétique insistera sur le caractère universel de cette démarche. En effet le système humain n’est pas le seul à être concerné, car tout type de système, animal ou artificiel, peut être conceptualisé par des neurones formels traduisant des formules de logique mathématique, afin d‘expliquer le fonctionnement de l’esprit. La théorisation de la cybernétique sera ainsi le fruit de la réunification de conceptions comme la communication, la rétroaction, d’information, d’automate et de simulation. Même si le terme cybernétique renvoie de nos jours à une atmosphère de science-fiction, gardons à l’esprit les termes de Norbert Wiener qui disaient que :

« Le but de la cybernétique est de développer un langage et des techniques qui nous permettent effectivement de nous attaquer au problème de la régulation des communications en général, et aussi de trouver le répertoire convenable d’idées et de techniques pour classer leurs manifestations particulières selon certains concepts207 ».

Enfin, en 1957, durant une école d’été à Dartmouth College, des logiciens, des ingénieurs, des psychologues, des économistes, des cybernéticiens, tels que Marvin Minsky, Claude E. Shannon, Herbert A. Simon et Alain Newell décidèrent de créer une nouvelle science qui aurait pour but de modéliser sur ordinateur la prise de décision.

207 N. Wiener, Cybernétique et société, l’usage humain des êtres humains. trad. par P.-Y. Mistoulon. Paris : Union générale d’éditions, 1962, p. 45. 310

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Ils attribuèrent à cette science le titre d’Intelligence artificielle (IA). Ayant obtenu son autonomie très rapidement, L’IA considérait que la pensée humaine pouvait être simulée par ordinateur, qu’il serait possible de créer des machines intelligentes capables de raisonner, d’agir et de résoudre des problèmes comme les humains. De plus, L’IA annonce une rupture avec l’esprit de la cybernétique. Celle-ci réside surtout dans l’introduction du concept de « computation » sur lequel elle repose. La computation s’appuie de la notion de représentation. À ce propos Francisco j. Varela dit de la computation, dans Invitation aux sciences cognitives : « Le traitement computationnel est une opération qui est effectuée sur des symboles, c'est-à-dire sur des éléments qui représentent ce à quoi ils correspondent ». L’IA se détache ici de la conception de la cybernétique qui concevait le cerveau comme un ensemble neuronal, pour se concentrer sur l’étude de l’esprit comme une entité capable de traiter et de manipuler des expressions symboliques. On peut alors apercevoir dans l’objet d’étude des sciences cognitives un basculement du cerveau vers l’esprit. Jean-Gabriel Ganascia dira à ce propos :

« La rupture avec l’esprit de la cybernétique était patente : d’une simulation de mécanismes biologiques d’auto-organisation, on passait à une simulation de phénomènes d’ordre psychologique ; de la physiologie208 »

À ses débuts, les premiers programmes d’intelligence artificielle concernaient la modélisation de raisonnement que l’on retrouvait dans la simulation du jeu d’échecs et le langage, pour la traduction automatique. Ensuite les aspects les plus connus de l’IA seront la robotique, et les logiciels interagissant avec l’utilisateur que l’on retrouvera dans tous les ordinateurs.

Dans les années 1970, un carrefour interdisciplinaire commençait à se dessiner suite à l’institution de la cybernétique et de l’Intelligence artificielle. La rencontre de ces deux concepts avec les sciences de l’homme, les sciences du vivant, les sciences physiques et de l’information donnera naissance aux « sciences cognitives ». À partir

208 J.-G. Ganascia, Les sciences cognitives, op. cit., p. 18. 311

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive de 1975, les sciences cognitives prennent de l’importance, notamment aux États-Unis grâce à des fonds privés comme la fondation Alfred P. Sloan. En 1978, apparaît pour la première fois l’hexagone des disciplines cognitives dans la revue . Cet hexagone représente les disciplines cognitives qui sont reliées entre elles, et montre l’aspect multidisciplinaire des sciences cognitives, réunissant la philosophie, l’intelligence artificielle, la linguistique, l’anthropologie, la psychologie cognitive, les neurosciences. À cela il faudra rajouter aujourd’hui la sociologie et l’ethnologie.

À travers ces points clefs, les sciences cognitives ont su gagner de plus en plus le cœur des différentes disciplines qui ont recours à elle dans leur recherche, sans pour autant devenir une discipline à part entière. Même si le champ d’application s’étend de l’homme à la machine, le sujet qui centralise la majeure partie des recherches en cognition est l’homme. Il est alors tout à fait naturel que des disciplines comme L’IA ou les neurosciences aient vu le jour sous l’égide de la compréhension du fonctionnement de l’esprit. Retrouvant alors sur leurs chemins la philosophie, la psychologie, la sociologie et la linguistique. Cependant il ne faut pas non plus confondre les sciences cognitives avec une science de l’homme, ou penser qu’elles ont acquis une véritable unité en tant que discipline accomplie parvenue à maturité. Francisco J. Varela dira sur ce point :

« Elles ne disposent pas d’une orientation faisant l’objet d’un consensus, pas plus que d’un nombre élevé de chercheurs formant une communauté, à l’instar, par exemple, de la physique atomique ou de la biologie moléculaire. Elles consistent en un regroupent lâche de disciplines plutôt qu’en une discipline autonome209 ».

Cette diversité des disciplines constituant l’étude de la cognition, souligne ainsi la relative difficulté à définir ce terme en perpétuelle évolution, car comme le précise Jean-François Le Ny :

209 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit: sciences cognitives et expérience humaine. trad. par V. Havelange. Paris : Éd. du Seuil, 1993, p. 29. 312

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« La notion de cognition ne peut pas être définie a priori : comme d’autres notions de très haut niveau (“matière”, “vie”, “langue”, “société”) elle se forme et se développe dans une conceptualisation initialement floue, dont le contenu évolue au fur et à mesure que s’enrichissent les connaissances que divers domaines de la recherche prennent sur elle210 ».

210 J.-F. Le Ny, In : G. Tiberghien. Dictionnaire des sciences cognitives. Paris : A. Colin, 2002, p. 70. 313

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3.2.1.2 La computation symbolique et les réseaux de neurones

Deux courants forment les grandes théories sur lesquelles reposent les sciences cognitives. Le « cognitivisme » et le « connexionnisme » en sont les principaux acteurs. Né en 1956, le cognitivisme a posé les bases des hypothèses sur lesquelles reposent les sciences cognitives et tend à en devenir le socle. Cependant, malgré l’importance que garde le cognitivisme grâce à son caractère historique, il ne faut pas réduire la cognition ni les sciences cognitives au seul courant cognitiviste.

Le connexionnisme pour sa part, forme un mouvement contestataire majeur, qui est né des lacunes du cognitivisme concernant son rapport à la réalité du fonctionnement de l’esprit. Dans la plupart des livres généralistes, ces deux courants sont cités comme les courants majeurs en sciences cognitives. Pourtant je vais souligner dans la prochaine sous-section qu’un autre courant « l’enaction » remet en question les théories représentationnelle cognitiviste et connexionniste.

Le cognitivisme Le cognitivisme dans sa traduction littérale compare le cerveau humain ainsi que son fonctionnement à celui d’un ordinateur. Selon Francisco J. Varela, « L’intelligence – humaine comprise – ressemble tellement à la computation dans ses caractéristiques essentielles que la cognition peut en fait se définir par des computations sur des représentations symboliques211 ». Ici il faut comprendre le terme « computations » comme une opération effectuée sur des symboles. Comme je l’ai dit succinctement dans la première section, et pour reprendre les mots de Varela : « des éléments qui représentent ce dont ils tiennent lieu ». Il faut alors comprendre que la notion principale dans cette théorie est la « représentation », mais aussi la fonction d’être par rapport à quelque chose, qui renvoie à l’ « intentionnalité » :

« Le point de vue cognitiviste consiste à affirmer que le comportement intelligent présuppose la capacité de représenter le monde comme étant de certaines manières. À

211 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 73. 314

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partir de là, nous ne pouvons expliquer le comportement cognitif que si nous supposons qu’un agent agit en se représentant des traits pertinents des situations dans lesquelles il se trouve. Dans la mesure où sa représentation d’une situation est précise, le comportement de l’agent réussira212 ».

L’intelligence humaine peut alors être comprise comme la capacité de l’esprit à réaliser des représentations de son environnement afin d’effectuer des computations symboliques pour répondre de manière adaptée à un environnement ou une situation. Ces représentations seraient sous la forme de symbole qui « sont tout à la fois physiques et dotés de valeur sémantiques213 ».

De par leur nature « sémantique » ces symboles doivent prendre en compte la valeur « des relations sémantiques entre les expressions symboliques214 ». La computation apparaît ainsi comme une opération fondamentalement sémantique ou représentationnelle. Une opération sur des symboles véhiculant du sens ayant pour résultat une représentation, qui est au final l’interprétation d’un état du monde, d’une situation, qui détermine notre comportement face à notre environnement. Si la représentation s’avère être correcte, c'est-à-dire correspond à la réalité, la réponse sera en adéquation avec la situation. Si au contraire la représentation ne correspond pas, le comportement ne sera pas cohérent. Pour dire les choses plus simplement, la manipulation symbolique « computation » renvoie à l’image qu’en donne Varela dans le livre de Humberto R. Maturana l’arbre de la connaissance : « retrouver l’information dans le signal et agir de manière adaptée215 ». Cette action en réponse à un signal, renvoi à la considération que le cognitivisme considère le monde comme un environnement déjà existant et indépendant de nous. En tant qu’entité extérieure de ce monde, nous devons en faire une représentation, par nos divers processus sensoriels et mentaux, afin d’adapter nos comportements à ce monde.

212 Ibid., p. 73‑ 74. 213 Ibid., p. 74. 214 Ibid. 215 H. R. Maturana, F. J. Varela, L’arbre de la connaissance. trad. par F.-C. Jullien. Paris Reading (Mass.) Amsterdam : Addison- Wesley France, 1994, p. 10. 315

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De par la valeur physique des symboles, le cognitivisme cherche à donner une réponse aux mécanismes fonctionnels du cerveau. Pour cela il s’appuie sur « l’hypothèse que l’ordinateur fournit un modèle mécanique de la pensée ou en d’autres termes que la pensée consiste en computations physiques, symboliques216 ». Concrètement le cognitivisme exprime avec cette hypothèse, la matérialité physique de l’intelligence humaine. Pour cela il compare le fonctionnement de l’esprit à celui d’une machine manipulant des symboles physiques. Ainsi les activités du cerveau correspondraient à des calculs symboliques répondant à des règles, avec un schéma de fonctionnement analogue à celui d’un ordinateur. La connaissance humaine apparaît alors comme le produit de processus matériel, dont Guy Tiberghien nous explique le processus :

« Comme l’ordinateur, l’esprit humain reçoit ou saisit de l’information, la formate, la traite, c'est-à-dire la transforme, la conserve en mémoire de façon transitoire, et fournit au terme du processus une « sortie » informationnelle, qui peut être utilisée pour une action. Assez souvent cette sortie a une structure homologue à celle du réel, ou du réel imaginé : c’est alors une représentation217 ».

Daniel Andler pour sa part décrit le cognitivisme comme une forme de représentationalisme dont la cognition apparaît dans sa capacité à passer d’un état représentationnel à l’autre :

« Le computationalisme, tel que nous le comprenons, consiste dans l’hypothèse que ce qui fait qu’un système est cognitif, c’est qu’il exécute des algorithmes qui manipulent des représentations d’arguments et de valeurs de fonctions cognitives. Ainsi interprété, le computationalisme est une forme de représentationalisme, c'est-à-dire une forme de la doctrine d’après laquelle les systèmes sont cognitifs du fait qu’ils passent de façon réglée d’un état représentationnel à l’autre218 ».

216 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 75. 217 G. Tiberghien, Dictionnaire des sciences cognitives, op. cit., p. 76. 218 D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, op. cit., p. 380. 316

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Malgré l’importance des théories cognitivistes sur la façon de concevoir la cognition, il apparaît que cette conceptualisation de la pensée ne correspond pas à la réalité. En effet, le premier point concernant la notion de représentation a été relativement peu controversé. Mais la théorie de la matérialité physique de la pensée, reposant sous la forme de code symbolique, a été contestée dès les conférences de MACY. De fait, pendant les premières années de formation de la cybernétique, des alternatives avaient déjà été discutées, c’est ce que nous dit Fransisco J. Varela :

« On étudia de manière approfondie le fait que, dans les cerveaux concrets, il semble n’y avoir ni règles ni dispositif logique central de traitement, et que l’information ne paraît pas engrangée à des adresses précises. Au contraire, on peut considérer que les cerveaux opèrent de manière distribuée sur la base d’interconnexions massives, de sorte que les connexions effectives entre les ensembles de neurones se modifient en fonction du déroulement de l’expérience. Bref, ces ensembles présentent une capacité auto- organisatrice dont rien ne peut rendre compte dans le paradigme de la manipulation de symbole219 ».

Le connexionnisme Après avoir été rejeté et ignoré par l’histoire cognitiviste, le connexionnisme revient sur le devant de la scène vers la fin des années soixante-dix. Remis au goût du jour par la découverte parallèle des idées d’auto-organisation en physique et en mathématiques non linéaires, ainsi que l’accessibilité à la puissance de calcul sans cesse croissante des ordinateurs, le connexionnisme remet en question deux points sur lesquelles le cognitivisme n’a pas de réponse. Tout d’abord la computation symbolique repose sur des règles séquentielles, c'est-à-dire effectuées une par une. Or lorsqu’il est demandé au système un grand nombre d’opérations séquentielles, « le goulot d’étranglement de Von Neumann » impose des limites radicales220. Pour résoudre ce problème, il aurait fallu se tourner vers un algorithme de traitement parallèle, mais c’était sans compter sur les barrages forgés par le computationnalisme, qui ne voulait

219 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 131. 220 F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives. trad. par P. Lavoie. Nouvelle édition. Paris : Ed. du Seuil, 1996, p. 55. 317

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive pas remettre en cause ses convictions. Le second problème repose sur la distribution des symboles dans un système représentationnel. En effet le traitement des symboles est localisé, ce qui signifie que la perte ou la détérioration « d’une partie quelconque des symboles ou des règles du système provoque un sérieux dysfonctionnement de l’ensemble221 ». À l’inverse le caractère distribué des réseaux de neurones permet de faire face à ce genre de désagrément.

Il est possible de voir avec ces deux problèmes que d’un point de vue connexionniste, la computation symbolique s’éloigne de la réalité biologique. Le connexionnisme s’approche beaucoup plus du modèle biologique du cerveau et le prend même comme référence dans ses études. Sur ce sujet Varela dira :

« Les tâches les plus ordinaires, y compris celles qu’accomplissent de tout petits insectes, sont effectuées avec une rapidité que l’on ne peut atteindre en s’appuyant sur le type de stratégie computationnelle que propose l’orthodoxie cognitiviste222 ».

L’intuition connexionniste prétend que pour être cognitif, un système doit être analogue à la structure du cerveau. Pour reprendre les termes de Daniel Andler :

« Elle sera constituée de composants très rudimentaires, relativement lents, faillibles, fonctionnant en parallèle et sans contrôle hiérarchique, reliés entre eux par des liens dont l’efficacité sera modulée par l’expérience et « représentera » la compétence, ou encore les « connaissances » de la machine223 ».

Contrairement aux systèmes cognitivistes, les réseaux de neurones n’ont pas une unité centrale qui traite les informations. Chaque entité ou neurone comporte son propre processeur simple doté d’une valeur numérique à seuil. Le neurone peut communiquer avec les autres processeurs, suivant la force de la variable qu’il reçoit. De ce fait, si la valeur dépasse le seuil, elle est transmise. Cette façon d’opérer montre

221 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 132. 222 Ibid., p. 133. 223 D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, op. cit., p. 39. 318

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive que c’est dans l’interconnexion massive des neurones et les opérations parallèles de ceux-ci, que se matérialisent les capacités cognitives défendues par les connexionnistes. Il faut alors comprendre que « les connexions entre les processeurs déterminent la façon dont l’entrée est transformée en sortie224 ». Il est possible d’y voir une sorte « d’auto-organisation » qui émerge « d’un transfert de règle locale à la cohérence globale225 ».

« Dans cette approche, chaque composant opère seulement dans son environnement local, de sorte qu’il n’y a pas d’agent extérieur qui, pour ainsi dire, fasse tourner le système. Mais en raison de la constitution du système en réseau, une coopération globale émerge spontanément quand les états de tous les « neurones » impliqués atteignent un état mutuellement satisfaisant226 ».

Pour le système connexionniste, la connaissance ne provient pas du traitement de représentation basé sur des symboles, mais d’une configuration de la propagation de l’information dans le système, réalisée à un temps donné par les connexions entre processeurs. Il s’agit ici d’un système dynamique d’entités locales qui s’organisent pour former une réponse correspondant à l’environnement et se construit au fur et à mesure de ses expériences.

Cette manière d’opérer révèle, un autre point, celui de l’apprentissage. Étudié par Donald Hebb en 1949, l’apprentissage se définit par le terme « correlation ». Il suggéra que l’apprentissage provient de changements effectués à l’intérieur du cerveau. En somme, d’après sa thèse, c’est l’activité des neurones qui est à l’origine de ces changements. « Si deux neurones ont tendance à s’activer en même temps, leur connexion grandit, autrement elle diminue227 ». De ce fait, la configuration des liens dépend de l’histoire des interactions entre le système et son environnement. Il faut alors comprendre que le monde n’émerge pas d’un échange ni d’un traitement de

224 Ibid., p. 77. 225 F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, op. cit., p. 61. 226 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 135. 227 D. O. Hebb, The Organization of Behavior: A Neuropsychological Theory. New Ed. Mahwah, N.J : Psychology Press, 2002, p. 50. 319

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’information comme pour le cognitivisme, mais se construit au fil des expériences du système.

Un deuxième modèle d’apprentissage apparaît avec Franck Rosenblatt, qui propose un apprentissage par « instruction » grâce à un modèle qui reprend les grandes idées de son Perceptron apparu en 1956. La version moderne appelée « rétro propagation » se comporte comme un instructeur avec ses élèves. Les réseaux de neurones doivent imiter l’instructeur dans leur phase d’apprentissage, afin de stocker les informations pour une utilisation ultérieure. Cette méthode qui s’apparente à une sorte de reconnaissance trouvera un très bon champ d’application avec le logiciel NetTalk, une machine de conversion de graphèmes et de phonèmes.

En se rapprochant plus du système biologie et en refusant le concept de représentation sous forme symbolique, les théories connexionnistes ont réussi à atteindre des niveaux en IA et en neuroscience que le modèle cognitiviste n’arrivait pas à mettre en lumière. Reconnu de nos jours sous le nom de propriétés émergentes ou globales, de dynamique des réseaux, de réseaux non linéaires, de systèmes complexes, ou même de synergétique, le modèle connexionniste est suffisamment général pour s’appliquer à toutes sortes de domaines comme la reconnaissance de parole ou d’image, la vision, la motricité, qui permet de créer une IA capable d’apprendre et avoir une connaissance grâce à l‘auto-organisation.

Les deux courants que je viens d’explorer assez brièvement sont des valeurs sûres en sciences cognitives. Dans la plupart des ouvrages, beaucoup de choses ont été écrites à leur sujet, tant l’énoncé convenu « Le cerveau traite l’information venue du monde extérieur » est ancré chez le public. S’attaquer au fondement même d’une science qui aura autant bouleversé notre mode de vie et notre façon de concevoir nos actions sur le monde, revient déjà comme le dit Varela, à être « considérée comme philosophique ». Cependant le troisième modèle institué par Varela en 1980, n’aura de cesse de prendre de l’importance dans les recherches en sciences cognitives, surtout en IA et s’étendra même aux domaines de la robotique ou encore de l’art.

320

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2.1.3 Enaction

La théorie de Varela, repose sur un principe dynamique du monde où tous les éléments le constituant se construisent en même temps qu’ils interagissent ensemble. Cette théorie s’attaque à la conception qui veut que le monde soit prédéfini et sur laquelle repose le cognitivisme, le connexionnisme, ainsi que la tradition occidentale qui stipule que toute connaissance reflète la nature. En philosophie, on trouve une remise en cause de cette théorie représentationnelle chez des penseurs comme M. Heidegger, M. Merleau-Ponty ou encore M. Foucault avec leurs travaux sur l’interprétation. Ce qui apparaissait clairement nouveau ici était la prédominance de l’action sur la représentation. La notion de représentation qui dominait à l’époque s’est vue ainsi remise en question par des penseurs qui se préoccupaient plus de l’interdépendance entre actions et savoir. À côté de cela, la révolution de L’IA se voit réduire la tâche à laquelle elle était destinée. Malgré le fait qu’elle soit la traduction littérale du modèle computationnaliste, l’IA n’arrive pas à répondre aux besoins de problèmes trop complexes comme la traduction. Varela dira à ce propos : « En effet, les tâches les plus ordinaires, même celles qu’accomplissent des insectes minuscules, sont tout simplement impossibles à reproduire au moyen de stratégies informatiques228 ». Pour pouvoir dépasser ces problèmes, il a fallu mettre de côté les ambitions trop grandes de l’IA et envisager de « comprendre la cognition en fonction de la manière dont la signification naît de ce tout autonome qu’est l’organisme229 ».

En psychologie et en neuroscience, cette remise en cause « du symbolique » a également eu lieu. Dans son programme épistémologie génétique, Jean Piaget nous montre comment un enfant biologiquement immature arrive à avoir une raison abstraite lorsqu’il devient adulte. Il explique ainsi dans ses recherches sur la perception à travers l’ontogenèse, comment l’enfant arrive à se créer son monde, par l’activité concrète de tout son organisme, c'est-à-dire ses actes sensori-moteurs. Sa thèse stipule

228 F. J. Varela, Quel savoir pour l’éthique ? : action, sagesse et cognition. trad. par F. Regnot. [Nouv. éd. Paris : la Découverte, 2004, p. 23. 229 Ibid. 321

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive ainsi que la cognition est fondée sur le couplage sensori-moteur. En ce sens Varela définit alors cette nouvelle approche qui prédomine l’action sur la perception avec le terme « enaction » littéralement « faire émerger ». Il définit alors sa théorie par ces mots :

« Le monde n’est pas quelque chose qui nous est donné : c’est une chose à laquelle nous prenons part en fonction de notre manière de bouger, de toucher, de respirer et de manger. C’est ce que j’appelle la cognition en tant qu’enaction, car l’enaction connote cette production par la manipulation concrète230 ».

Essayons à présent de comprendre les deux points critiques sur lesquels Varela s’appuie pour construire sa théorie, à l’encontre de l’opinion classique. Nous avons observé que le modèle cognitiviste du fonctionnement de l’esprit reposait sur le traitement et la manipulation de symbole physique ayant une valeur sémantique. Nous avons ensuite vu que la cognition pouvait apparaître, comme un phénomène qui émerge des schémas d’activation des réseaux de neurones auto-organisés, sans qu’il y ait la moindre manipulation symbolique. Ce qui est en jeu dans ces modèles est la notion de représentation d’un monde déjà prédéfini, qui « veut que la perception soit essentiellement l’enregistrement de l’information ambiante en vue de reconstituer fidèlement une partie du monde physique231 ». Les sciences cognitives contemporaines parlent des représentations avec « l’idée d’un monde ou d’un environnement doté de traits pré donnés, extrinsèques, qui se voient reconstitués par le biais d’un processus de représentation232 ». De ce fait « la plupart des gens conviendraient que nous n’avons pas réellement connaissance du monde ; nous n’avons connaissance que de nos représentations du monde. Nous semblons condamnés par notre constitution à traiter ces représentations comme si elles étaient le monde, car notre expérience quotidienne nous donne l’impression de porter sur un monde donné et immédiat233 ».

230 Ibid. 231 Ibid., p. 30. 232 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 197. 233 Ibid., p. 203. 322

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Dans ce contexte, l’information existe quelque part dans le monde, notre cognition porte sur ce monde. Cela revient à imaginer que le sujet serait comme parachuté au milieu de cet environnement :

« Pour les écoles représentationnistes, une entité cognitive est pour l’essentiel parachutée dans un monde préexistant. Cette entité n’y survivra qu’à condition de posséder une carte et d’apprendre à agir en fonction de celle-ci234 ».

Il faut considérer que les écoles représentationnistes conçoivent le monde comme prédéfini, Varela remet en question la notion de « représentation » ainsi que la théorie d'un monde prédéfini et hors du sujet : quand Varela parle de « carte », il sous-entend les « représentations » issues chez le sujet en interaction avec son milieu ; de même, dans une ville inconnue, il apparaît nécessaire de construire mentalement une carte de cette ville qu’on est en train d’explorer. Pour lui la représentation du monde n’est pas quelque chose qui nous est externe, au contraire « Nous ne pouvons-nous exclure du monde pour comparer son contenu avec ses représentations : nous sommes toujours immergés dans ce monde235 ». D’après l’auteur, le monde perçu se crée au fur et mesure de nos actions en même temps que nous sommes façonnés par lui et « si le monde dans lequel nous vivons se réalise naturellement plutôt que d’être prédéfini, la notion de représentation ne peut plus dorénavant jouer un rôle aussi central […] seul un monde prédéfini peut être représenté236 ». Il apparaît clairement dans cette critique que le lien intrinsèque entre l’organisme et l’environnement apporte une nouvelle façon de concevoir le monde, ou ce qui est mis en valeur par Varela, est la dépendance réciproque qui les relie l’un à l’autre.

234 F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, op. cit., p. 101. 235 Ibid., p. 98. 236 Ibid., p. 92. 323

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Le deuxième point critique de Varela concerne l’environnement trop limité sur lequel reposent les sciences cognitives contemporaines, qui ne s’accorde pas avec notre cognition quotidienne :

« En posant des règles pour exprimer l’activité mentale et des symboles pour exprimer les représentations, on s’isole justement du pivot sur lequel repose la cognition dans sa dimension vraiment vivante237 ».

Ce qui est critiqué ici est la manière dont l’étude sur la cognition a été faite dans le cognitivisme et le connexionnisme. En effet ces courants ont élaboré des théories basées sur des entités qu’ils ont considérées non pas vivantes, mais artificielles, placées dans des milieux non naturels, pour répondre à des situations spécifiques. Dans la plupart des expérimentations du courant cognitiviste, ces sujets devaient réagir à des règles bien précises, qui ne correspondent pas à la dimension biologique. Les résultats de ces expérimentations n’apportent alors une réponse viable que lors des sessions « dans un contexte limité où presque tout est statique238 ». C’est le point sur lequel s’appuie Varela, pour lui ces expérimentations ne peuvent pas correspondre à une situation quotidienne de la vie où tout est dynamique. Un système vivant ne peut pas se fonder sur un système répondant à des règles statiques, il considère que nous sommes nous-mêmes un système dynamique évoluant dans un environnement dynamique. Cet aspect dynamique des choses s’explique dans l’interdépendance des influences génétiques et environnementales :

« L’environnement extérieur à l’organisme est intériorisé par l’assimilation psychologique ou biochimique ; et, réciproquement, l’état interne est extériorisé à travers les produits et le comportement qui sélectionnent et organisent le monde alentour239 ».

237 Ibid., p. 98. 238 Ibid. 239 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 269. 324

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Varela positionne le système cognitif au sein même de son environnement, dans lequel la cognition n’apparaît plus comme une reconstitution ou une projection. Pour l’auteur, la cognition s’éloigne de son fonctionnement similaire à une machine, restreinte par des règles, pour se rapprocher d’une cognition plus proche du caractère dynamique d’un système vivant et de la biologie.

À la suite de cela, Varela construit sa théorie sur l’ « enaction » qui entreprend de montrer que « la connaissance est le résultat d’une interprétation permanente qui émerge de nos capacités de compréhension240 ». Le point principal dans l’enaction est l’étude de la cognition non plus comme représentation, mais comme « action incarnée » qui montre que les capacités cognitives sont liées à l’historique de ce qui est vécu.

« La cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices (…) ces capacités individuelles sensori- motrices s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large241 ».

Il n’y a ici plus de représentation du monde qui serait traitée par un sujet, mais un sujet qui crée le monde en le faisant « émerger » grâce à un couplage structurel qui le lie à son milieu. Par couplage structurel, il faut comprendre la relation d’interdépendance entre l’environnement et le sujet, qui sont imbriqués l’un dans l’autre et se façonnent par leurs actions. Pour expliquer cette histoire de couplage structurel, Varela prend l’exemple de la coévolution des abeilles et des fleurs dans son livre inscription corporelle de l’esprit242. Il explique que les abeilles sont trichromates avec une sensibilité spectrale qui est déplacée vers l’ultraviolet. Pour attirer les abeilles, les fleurs reflètent ces rayons ultraviolets de manière contrastée afin que celles-ci viennent butiner tout en récoltant et en déposant du pollen, ce qui permettra à la fleur de se reproduire. Cet exemple montre que la coévolution et le monde que ce sont créées les

240 Ibid., p. 211. 241 Ibid., p. 234. 242 Ibid., p. 273. 325

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive abeilles et les fleurs ont émergé au fil de cette histoire de couplage structurel qui les lie.

Pour reprendre les termes de Varela : « l’idée fondamentale est donc que les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, de la même manière qu’un sentier au préalable inexistant apparaît en marchant243 ». Humberto R. Maturana dans son livre l’arbre de la connaissance, explique à ce sujet que nous sommes dans un monde que nous créons grâce à notre expérience (historique) qui est profondément ancrée dans notre structure. Pour lui, « nous ne voyons pas l’espace du monde ; nous vivons notre champ de vision, nous ne voyons pas les couleurs du monde ; nous vivons notre espace chromatique244 ». Pour donner un exemple, notre vision du monde est trichromatique c'est-à-dire que nous voyons que trois couleurs, les écureuils, les lapins sont dichromates (deux couleurs), les poissons rouges, les pigeons et les canards sont tétrachromates (quatre couleurs), voir mêmes pentachromates (cinq couleurs). Il apparaît alors naturel de souligner que ces animaux n’exploitent pas les mêmes régularités du monde que nous. Le monde tel que le vivent ces animaux n’est pas le même que celui dont nous faisons l’expérience.

Varela affirme que le monde « enacte » de nos actions corporelles en même temps que le monde nous façonne. Ceci est la base de l’histoire du couplage structurel. Pour lui le monde et le sujet percevant se déterminent l’un l’autre, contrairement à la vision classique, ou le monde est indépendant et hors du sujet. En ce sens, « la cognition n’est pas simplement affaire de représentation, mais elle dépend de nos capacités d’action corporelles245 ».

Il faut alors comprendre que la perception et l’action, qui sont inséparables dans la cognition vécue, s’incarnent dans « des processus sensori-moteurs (qui s’auto- organisent) », ce conduit à penser que « les structures cognitives émergent des schémas récurrents de l’activité sensori-motrice246 ». Dans ce schéma de fonctionnement la cognition vécue, les processus sensoriels et moteurs, la perception et l’action, sont

243 F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, op. cit., p. 111. 244 H. R. Maturana, F. J. Varela, L’arbre de la connaissance, op. cit., p. 9. 245 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 243. 246 F. J. Varela, Quel savoir pour l’éthique ?, op. cit., p. 34. 326

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive fondamentalement indissociable et ne sont plus liés sous une forme entrée-sortie, comme dans un schéma classique.

Dans sa théorie Varela insiste alors sur deux points, qui sont la perception et les structures cognitives. Pour lui la perception « consiste en une action guidée perceptivement247 », c'est-à-dire qu’elle n’est pas la récupération d’un monde prédéterminé, mais le guidage perceptif de l’action dans un monde inséparable de nos capacités sensori-motrices. « Voir des objets ne consiste pas à en extraire des traits visuels, mais à guider visuellement l’action dirigée vers eux248 ». Quant aux structures cognitives, elles « émergent de schèmes sensori-moteurs récurrents qui permettent à l’action d’être guidée par la perception249 ». C'est-à-dire que la cognition n’est pas représentation, mais action incarnée, et que le monde que nous connaissons n’est pas préexistant, mais enacté par l’histoire du couplage structurel qui nous lie à notre milieu.

Dans l’enaction il n’est pas question de comprendre le principe de la récupération de donnée ni le fonctionnement du traitement de l’information, d’un monde indépendant. Il s’agit plutôt de déterminer les principes des « connexions pertinentes entre les systèmes sensoriels et moteurs, qui expliquent comment l’action peut être guidée par la perception dans un monde dépendant du sujet percevant250 ». Dans sa théorie, Varela ne conçoit pas la réalité comme « une donnée », la réalité du monde dépend du sujet percevant, « non pas parce qu’il la « construit » à son gré, mais parce que ce qui compte à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant251 ».

La théorie de Varela resitue le sujet percevant comme l’entité centrale du système. L’environnement n’apparaît plus indépendant du sujet, mais imbriqué avec le sujet

247 F. J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit., p. 271. 248 Ibid., p. 237. 249 Ibid., p. 235. 250 F. J. Varela, Quel savoir pour l’éthique ?, op. cit., p. 30. 251 Ibid. 327

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive dans l’histoire du couplage structurel. C’est des actions et des interactions corporelles du sujet, que celui-ci enacte un monde basé sur son histoire corporelle :

« Quoi que nous fassions dans n’importe quel domaine, que ce soit concret (marcher) ou abstrait (réflexion philosophique), nous implique totalement dans le corps, puisque cela prend place à travers notre dynamique et nos interactions structurales252 ».

Varela positionne aussi sa théorie beaucoup plus près de la biologie que la vision classique. Il y apporte une portée historique, sociale et culturelle, qui rend la théorie beaucoup plus proche, que les expérimentations sous conditions des autres courants. À ce propos il dira au côté de Maturana :

« La biologie nous montre que le caractère unique de l’être humain, réside exclusivement dans un couplage structural social qui a lieu grâce au langage et qui engendre (a) les régularités propres à la dynamique sociale humaine, comme par exemple l’identité individuelle et la conscience de soi, et (b) la dynamique humaine sociale récursive qui entraîne une réflexion nous permettent de voir que nous disposons que du monde créé avec d’autres – que nous les aimions ou non253 ».

252 H. R. Maturana, F. J. Varela, L’arbre de la connaissance, op. cit., p. 242. 253 Ibid., p. 240. 328

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2.2 La perception cognitive dans Vanité interactive

Après ce long historique sur les origines des sciences cognitives et des trois grands courants qui en composent les fondements. Qu’en est-il de ces disciplines par rapport aux propos tenus jusqu’ici sur l’immersion dans l’installation Vanité interactive ? En quoi cela pourrait expliciter le fonctionnement de Vanité interactive ?

Pour répondre à ces questions, je vais élaborer une réflexion autour de la forme de la cognition admise lors de l’expérience du vécu immersif et de l’observation immersive. Il sera alors question de m’appuyer sur les différentes théories de la cognition pour explorer l’aspect cognitif institué par Vanité interactive. Cela permettra d’expliquer d’avantage l’immersion dans la réalité virtuelle que propose Vanité interactive, et de comprendre ce que l’installation permettrait de faire émerger.

Dans le fond, l’idée de ce développement de la cognition dans un cadre artistique, est de comprendre en quoi, pourquoi et comment (grâce à des systèmes interactifs), la technologie et la communication des images artistiques, peuvent affecter notre perception de la réalité ainsi que nos sentiments sur des sujets bien précis.

L’immersion et la réalité virtuelle sont des sous-sections de recherches menées dans le domaine des sciences cognitives modernes. L’enjeu étant l’étude de la cognition humaine au sein de systèmes naturels comme artificiels ; la sensori-motricité, la perception, la décision, le raisonnement, les aspects multi sensoriels de l’interaction, les réponses aux stimuli multimodaux, sont autant d’éléments pris en compte dans l’étude de l’immersion cognitive, lors d’expériences en réalité virtuelle.

Si l’on voulait faire un résumé de la cognition dont il a été question plus haut par rapport à l’immersion et la notion de présence engagée en réalité virtuelle, il serait simple de dire que la cognition qui se réalise est de l’ordre du cognitivisme. En effet l’interacteur expérimente alors un transfert de ses représentations du monde réel, vers le virtuel, grâce à des figures symboliques et perceptives apprises de ses représentations de la réalité. Il serait en mesure de réaliser une carte de son

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive environnement lorsqu’il voit pour la première fois l’univers virtuel. Un ensemble immatériel, qui au final ressemble à peu près, d’un point de vue sensoriel et mental à ce qu’il connaît de la réalité.

Pour la conception cognitiviste, le monde préexiste et le spectateur est plongé dans ce monde. C’est pour cette raison qu’il est alors obligé de se procurer une carte de ce monde, pour s’adapter à celui-ci afin d’exister en son sein. Le processus représentationnel qui est alors mis en jeu préfigure le monde à la manière d’une computation. C’est-à-dire une opération sur des symboles amenant à créer une représentation de l’environnement, qui est l’interprétation d’un état du monde, d’une situation donné. Chaque représentation a une forme symbolique physique dotée d’une valeur sémantique propre. Ces représentations déterminent notre comportement, et doivent correspondre au signal du monde réel, pour que la réponse soit en adéquation. Or qu’en est-il lors d’une expérience de réalité virtuelle comme Vanité interactive ou les caractéristiques du monde sont différentes?

Cette question se pose car les principes mêmes du cognitivisme ne prennent pas en compte cette structure non naturelle. De la sorte, qu’en est-il vraiment, si l’on transpose cette computation symbolique d’un monde qui préexiste à un environnement virtuel ? Comment l’adaptation peut-elle être aussi rapide, quand les lois physiques et symboliques ne correspondent pas entre monde réel et virtuel. Enfin, pourquoi nos actions sensorimotrices s’adaptent-elles aussi rapidement à ce genre d’expérience ?

Si je prends le problème d’un point de vue cognitiviste, celui-ci n’est pas vraiment en mesure d’expliquer l’adaptation réalisée par la cognition, lors d’une expérience virtuelle et interactive. En effet, comment expliquer ce qui se passe lorsque le spectateur se projette cognitivement dans l’environnement virtuel ? L’espace virtuel est par essence inexistant. La règle qui veut que l’on doit se faire des représentations de ce monde virtuel pour pouvoir se mouvoir à l’intérieur ne peut s’appliquer, puisque physiquement on touche à l’immatérialité. Le spectateur ne pourrait donc pas être en mesure de faire des représentations de son environnement. L’espace dans lequel il se projette n’a d’existence que dans la projection cognitive de son être. Ce qui tend à

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive penser que le monde virtuel devient alors dépendant des représentations du spectateur pour exister. Dans ce cas de figure, le monde virtuel ne préexiste pas et le spectateur n’est pas parachuté dedans, étant donné que c’est l’utilisateur lui-même qui permettrait la mise en œuvre du monde virtuel.

D'un point de vue cognitiviste, la projection cognitive dans un espace virtuel afin d’éprouver un sentiment de présence élevé, ne pourrait pas vraiment être mise en œuvre. Tout d’abord parce que le monde virtuel est dépendant de la volonté de l’utilisateur. Le monde virtuel n’est pas préexistant et indépendant de l’homme, comme le conçoit le cognitivisme pour le monde réel. Le monde virtuel est un autre genre de réalité, qui est le fruit de l’interprétation de l’homme. Il n’a donc d’existence, que dans la simulation de la réalité pour « tromper l’interacteur ». Ainsi, ce monde virtuel serait une entité qui n’a pas d’existence physique, toute représentation pour quelconque computation symbolique ne serait en réalité qu’une opération illusoire.

Enfin, les processus mis en jeu dans une projection cognitive ne peuvent être réalisés avec une logique computationaliste. En effet, la projection est une affaire qui se réalise autour d’opérations multiples et parallèles. Lors d’une projection de son « moi » dans l’espace virtuel, un nombre important de caractéristiques sensorielles, mentales, sensorimotrices et multimodales sont mises à contribution en même temps. Chose dont la computation n’est pas en mesure de procéder. Le nœud d’étranglement de Von Neuman est là pour le rappeler. Les propos de Varela sur l’impossibilité pour un système cognitiviste de simuler la moindre action d’un insecte, montrent qu’il n’est pas judicieux d’envisager la projection cognitive en réalité virtuelle, comme une opération cognitiviste.

Le fonctionnement de Vanité interactive ne repose pas forcément sur une computation mettant en relief des représentations de valeurs sémantiques, pour que naisse chez le spectateur le sentiment de présence recherché. L’interprétation qui est de mise dans ce genre de système ne peut pas conduire à une évolution commune de l’agent émetteur et du système récepteur. L’impossibilité de traiter les informations de manière parallèle ne permet pas entièrement de concevoir la projection cognitive en réalité virtuelle.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Ainsi, les problèmes liés à la conception du cognitivisme sont : l’aspect des règles séquentielles et linéaires de sa réalisation, qui ne permettent pas le traitement d’un large flux d’information simultanément, la disposition localisée de sa structure formelle et la règle quant à la conception d’un monde indépendant de l’homme, qui ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de la transposer à la réalité virtuelle. Le connexionnisme répond à ces problèmes en se rapprochant du fonctionnement biologique du cerveau. Il solutionne les obstacles rencontrés par la computation symbolique, grâce un fonctionnement parallèle de distribution adaptative et évolutive. En effet la structure du connexionnisme, met en avant l’émergence d’une organisation structurée à partir des connexions de neurones en réseaux. De simples entités autonomes aux réponses limitées (oui ou non) opèrent de concert dans ce mode de fonctionnement neuronal. Des capacités qui ne se basent pas sur le traitement séquentiel des représentations symboliques, mais sur la configuration d’un système dynamique à propagation d’information entre entités locales. En quelque sorte, ce sont des milliards de micro-processeurs qui se coordonnent pour répondre à l’environnement, afin d’en apporter une réponse adéquate.

Plus proche du vrai fonctionnement du cerveau, ce réseau de connexion neuronal permettrait une plus grande diversité lorsqu’il s’agirait de mettre en lumière, une cognition qui doit prendre en compte la transposition du réel vers le virtuel.

L’avantage qui est mis en avant pour ces réseaux de neurones est leur capacité, à se développer au fur et à mesure des expériences. Une capacité d’acquérir de la connaissance grâce à l’auto-organisation. Ainsi, grâce aux capacités cognitives qui surgissent de l’auto-organisation d’un système dynamique, ne répondant pas à une règle de symbole attaché à la réalité, le connexionnisme permet l’émergence de la connaissance et peut même créer de l’intelligence, en résolvant les obstacles rencontrés par la computation symbolique.

Pour le connexionnisme, l’acquisition d’un monde virtuel est également une affaire de représentation. Mais une représentation qui peut dépasser la règle de l’interprétation d’un monde réel pour s’appliquer au monde virtuel. Pour preuve, cette application du connexionnisme dans la mise en œuvre de monde virtuel n’est pas

332

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive nouvelle. De nombreux travaux menés autour des réseaux de neurones dans la génération d’entités virtuelles intelligentes, ayant la capacité d’apprendre sont légion. Citons par exemple les travaux réalisés par l’artiste Michel Bret. Ses travaux montrent à quel point les capacités de l’auto-organisation des neurones peuvent simuler des caractéristiques cognitives réelles. Ce qui augure de l’application possible du connexionnisme dans l’explication de phénomène virtuel, en rapport ou non avec la notion de représentation dans lequel le connexionnisme est relié. Dans le cas de l’observation immersive, les capacités cognitives exprimées par le connexionnisme seraient suffisantes pour expliquer la réalisation de la cognition lors d’une expérience d’observation immersive.

Conséquemment, si la cognition qui est mise en jeu dans l’expression de l’observation immersive peut être comprise comme une opération connexionniste, cette capacité auto organisatrice doit pouvoir s’appliquer au vécu immersif. La capacité de notre esprit à réaliser la projection du « moi » dans ce que nous expérimentons doit pouvoir s’appuyer sur le connexionnisme. Or le problème du vécu immersif n’est pas applicable entièrement au connexionnisme, car le connexionnisme est une conception qui ne se vérifie qu’avec l’interprétation de la représentation d’un monde, qu’il soit réel ou virtuel. Le principal problème reste cette organisation autour de la représentation, qui ne prend pas assez en compte, les caractéristiques d’un monde palpable au niveau sensoriel, sensorimoteur, sensitif et interactif. Même en s’appuyant sur les travaux menés en intelligence artificielle résultant de réseau de neurones, il serait difficile d’expliquer comment pourrait fonctionner cette émergence du sentiment de présence.

Le vécu immersif qui est la capacité de faire émerger le sentiment de présence et donc de concevoir, le monde virtuel comme le prolongement du monde réel, ne pourrait pas s’appuyer sur le seul fait des réseaux de neurones. Ici ce qui est en jeu est la simulation d’une réaction biologique de la vie de tous les jours, et cela d’un point de vue artistique, loin du cadre d’une expérience de laboratoire. Comme le dit Hebb254, le monde se construit au fil des expériences du système. Or pour que ce système puisse

254 D. O. Hebb, The Organization of Behavior, op. cit. 333

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive avoir une expérience où transposer cette expérience, il faut quelque chose qui permette de faire le lien. Dans le cas présent, un lien entre la réalité des actions, de la cognition même du spectateur, et ce qui se passe dans l’environnement virtuel, afin de faire dialoguer les deux univers. C’est dans ce contexte que l’action incarnée et le couplage structurel de Varela pourraient prendre leur mesure, en écho aux mots de Hebb.

En se basant sur la théorie d’un monde dynamique, où tous les éléments constitutifs se construisent en même temps qu’ils interagissent ensemble, Varela conçoit la cognition comme n’ayant aucun rapport avec la représentation d’un monde existant, mais comme une démarche dépendant de nos capacités d’action corporelles au sein d’un monde dynamique.

Le cognitivisme et le connexionniste sont critiqués par Varela comme étant liés à la notion de représentation d’un monde déjà existant. En effet pour ces deux courants, la représentation dont ils tiennent lieu concerne nécessairement un monde qui doit être physiquement palpable et prédomine toute autre existence. Exprimés de la sorte, ces courants ne peuvent s’appliquer directement à l’explication du vécu immersif dont il est question dans l’installation. Selon Varela, ces courants ne prennent pas assez en compte l’aspect biologique et vivant du processus mis en jeu dans la cognition et s’offusque à cause de l’importance accordée à la représentation. D’après lui, toute entité a besoin d’une interaction avec son environnement afin de coexister et d’évoluer avec.

Pour que le vécu immersif puisse avoir lieu dans Vanité interactive, il faut quelque chose qui fasse le lien entre la réalité et le virtuel. Cette chose doit être capable de traduire des informations sensorielles, sensorimotrices et interactives. Ainsi ce dont il est question, se dévoile sous les traits de la technologie du dispositif, des interfaces d’interactions sensorielles et motrices, comme le système BCI, le capteur gyroscopique et l’accéléromètre.

Dans le chapitre précédent, j’ai étudié l’importance de cette technologie dans la prise en compte de l’immersion et du sentiment de présence suivant la théorie de

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Slater. Dans le cas présent, elles apparaissent comme primordiales à l’émergence de la présence dans Vanité interactive. D’un point de vue cognitif, ces interfaces permettent le prolongement du virtuel comme un genre de réalité. Mais une réalité virtuelle qui passe nécessairement par la perception sensorimotrice et sensorielle que proposent ces interfaces. De fait, ils permettent le dialogue en rétroaction entre l’interacteur et l’environnement virtuel. Une rétroaction qui ferait évoluer l’interacteur au sein d’un l’environnement qu’il modulerait suivant ses actions, en même temps que cet environnement modifierait sa perception.

Cette manière de concevoir le fonctionnement cognitif de Vanité interactive, se rapproche des propos de Varela, sur l’importance de l’activité sensorimotrice dans l’émergence du monde, ainsi que le lien inné qui existe entre nous et notre environnement, par le couplage structurel. Ainsi, puisque le vécu immersif que propose Vanité interactive, fait appel à la technologie pour se réaliser, il serait plausible d’émettre l’idée que : de la même manière que les actions et les interactions corporelles enactent d’un monde basé sur notre histoire corporelle selon Varela, le sentiment de présence dans Vanité interactive enacterait des interactions sensorimotrices et sensorielles que propose l’installation (BCI, capteur de mouvement…).

En plus de cela, dans le cadre de cette installation artistique, la cognition entendue comme enaction, a la capacité de proposer une expérience différente d’un interacteur à l’autre. Cela s’explique par cette capacité cognitive qui émerge des actions de l’interacteur en même temps que celui-ci réagit en fonction des retours de cet environnement. Une sorte de rétroaction constante, mais toujours différente d’un utilisateur à un autre, qu’il faut ici souligner. Une réaction qui simulerait à merveille la réalité physique et biologique pour une expérience artistique propre à chaque interacteur. Appliquée dans un cadre d’une recherche immersive artistique en réalité virtuelle, cette manière de concevoir la cognition dans le sens de Varela, pourrait apparaître comme quelque chose d’inné et multi support, puisqu’elle s’appliquerait aussi bien aux phénomènes cognitifs liés à la réalité, qu’aux problématiques cognitifs liées au virtuel.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Dans la pratique, l’enaction du sentiment de présence dans Vanité interactive, conduirait l’interacteur à concevoir le monde virtuel comme un autre genre de réalité, qui simulerait les caractéristiques du monde dans lequel il a l’habitude de se mouvoir. Ce monde virtuel apparaîtrait pour l’interacteur comme le prolongement de l’espace réel dans lequel il se trouve lors de l’expérimentation. Un espace virtuel qui serait vu comme « un genre de réalité propre à chaque interacteur ». Ainsi, il faut retenir que le spectateur expérimente un sentiment de présence dans un monde virtuel qui n’est pas la réalité, mais comme le stipulent Varela et Maturana, qui est la réalité du monde de celui qui vit l’expérience. Il faut alors le concevoir de cette manière « Je ne vois pas, je ne vis pas la réalité du monde, mais ma réalité de l’environnement qui m’entoure255 ».

Avec Vanité interactive j’ai voulu que l’expérience qui découle de cette jouabilité sans cesse renouvelée suivant l’histoire corporelle de chacun, conduise chaque utilisateur vers une immersion en rapport avec sa propre expérience. Dans le cas de la recherche il s’agit de son rapport avec la mort.

Il faut retenir simplement que le fonctionnement cognitif immersif opéré par le spectateur durant l’expérience de Vanité interactive, met en avant la technologie en tant que passerelle. Une sorte de médiateur entre les actions réelles du spectateur, pour les incarner dans le virtuel en actions interactives. La traduction d’une rétroaction des actions sensorielles et sensorimotrices d’un monde à l’autre, qui permet l’enaction du sentiment de présence, lors de l’expérience du vécu immersif dans Vanité interactive.

Dans la prochaine section, je vais m’intéresser à l’aspect technologique des interfaces interactives. Il sera question du système BCI qui est à la base de ce vécu immersif et cette observation immersive si important dans cette recherche.

255 H. R. Maturana, F. J. Varela, L’arbre de la connaissance, op. cit. 336

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2.3 Interface sensorielle utilisée dans le dispositif

3.2.3.1 Introduction au BCI

Les origines de l’EEG Les interfaces cerveau-machine que je vais explorer ici, sont la promesse d’un outil avec lequel l’action se fait par la pensée. Un mythe de la science-fiction, qui commence à se démocratiser avec les BCI (Brain Computer Interface) ou ICO (Interface Cerveau Ordinateur) que diverses sociétés proposent dans des solutions tout-en-un. Depuis quelques années ces interfaces commencent à faire parler d’elles, comme étant l’avenir de l’interaction entre l’homme et son environnement toujours plus informatisé. Hors du champ d’application de la recherche médicale ou militaire, les interfaces cerveau- machine d’un nouveau genre envisagent un développement toujours plus ouvert à l’application marketing ou artistique.

Cette manière d’interagir avec l’ordinateur qui semble extraordinaire, s’inscrit en réalité dans la continuité de ce que nous vivons tous les jours avec l’informatique. Depuis l’apparition de celle-ci, il a toujours été question d’interfaces qui fassent le lien entre les actions humaines et la machine ; avec comme axe central une rétroaction des deux côtés. Le couplage perception action de James J. Gibson256 qui met en avant l’émergence du comportement de l’utilisateur par un système, dont l’acteur et l’environnement communiquent par des échanges informationnels, est présent dans le fonctionnement de toutes les interfaces que nous connaissons. Le clavier, la souris, l’écran sont autant d’interfaces qui permettent à l’action de guider la perception. Plus récemment, les écrans tactiles sont également à prendre en compte, avec un prolongement de l’interaction sur le plan haptique. Le « eyes tracking » la reconnaissance de mouvement avec Kinect et Leap motion, montrent à quel point la relation que l’on a avec notre entourage numérique est en pleine mutation. Cette mutation concerne de plus en plus le prolongement de nos actions, dans notre perception du monde virtuel.

256 J. J. Gibson, The Ecological Approach To Visual Perception. New Ed. Boston : Psychology Press, 1986. 337

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Avant d’aller plus loin, je vais revenir un temps sur les bases de cette neuroscience à l’origine biomédicale. C’est avec la découverte de l’activité électrique du cerveau par Hans Berger en 1924, que le premier enregistrement de l’activité du cerveau a été réalisé sur un humain. À l’époque de simples fils argentés était insérés sous le cuir chevelu des patients, et reliés à un galvanomètre d’une sensibilité de 1/10 000ème de volts. Une première électroencéphalographie (EEG) dont la fréquence d’oscillation correspondait aux rythmes alpha 8-12Hz a été enregistrée. Ces rythmes alpha caractérisaient un état de relaxation. Cette technique sera appliquée plus en profondeur avec l’apparition de l'électrocorticographie (ECoG ou iEEG), qui est une sorte de EEG intracrânien mise en place par Wilder Penfield et Herbert Jasper dans les années 1950. Cette méthode qui consiste à implanter directement une série d’électrodes au contact du cerveau servait à l’étude des épileptiques. D’autres ondes seront découvertes par la suite comme les ondes Bêta, Gamma, Delta, thêta257. Ou encore tout récemment en 2013, des ondes « complexes Nu258 » qui proviendrait de l’activité de l’hippocampe chez les personnes dans le coma profond.

Figure 3. 3 : Première courbe EEG de 1924 avec en haut l’amplitude, en bas la fréquence

257 Rythmes Bêta d’une fréquence de 12-30Hz caractérisent un état d’éveil conscient, un état d’activité journalière, une pensée active. Rythme Gamma d’une fréquence de 24-40Hz caractérisent un processus de liage perceptif. Rythme Delta d’une fréquence jusqu’à 4 Hz caractérisent le sommeil profond ou un trouble neurologique. Rythme Thêta d’une fréquence de 4-8Hz caractérisent le sommeil, l’imagination, la somnolence, l’hypnose ou la mémorisation d’information. 258 D. Kroeger, B. Florea, F. Amzica, « Human Brain Activity Patterns beyond the Isoelectric Line of Extreme Deep Coma ». PLoS ONE. 18 septembre 2013, vol. 8, no 9. 338

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Ensuite à la fin des années 1960, la question de la rétroaction sous forme de réponse électrique s’est posée. Il devenait intéressant de pouvoir stimuler en retour les neurones. Eberhard Fetz mène alors ses recherches avec des microélectrodes, qu’il implante de manière invasive (en contact direct avec le cerveau) à des singes. Il réussit à démontrer que des neurones de l’aire corticale (zone de la motricité) pouvaient être volontairement activés, grâce à la rétroaction biologique. À la suite de ces découvertes, Edward Schmidt propose en 1980 l’éventualité d’une utilisation de ces découvertes, dans le but de permettre le contrôle volontaire de prothèse par des patients. Cela marquera un point important dans la relation des interfaces cerveau-machine et leur application dans des domaines associés à la médicalisation humaine.

Un tournant est ensuite franchi dans les années 1990 avec les recherches de Miguel

Nicolelis qui ont très longtemps été financé par la DARPA (Defense Advanced

Research Projects Agency). Neurologue à la Duke University, Nicolelis et son équipe travaillent essentiellement sur le cortex primaire. Une zone du cerveau qui est principalement destinée au contrôle du mouvement volontaire. Ils ont réussi à démontrer qu’un rat muni de micro électrodes pouvait apprendre à exécuter une commande, en activant simplement une zone spécifique de son cerveau. Après un apprentissage sur une action motrice précise (appuyer sur un bouton), qui montre un schéma d’activation des neurones dans son cerveau lors de cette action, le rat a su activer de nouveau ces neurones correspondant au schéma enregistré, afin de réaliser l’action précise sans avoir à bouger. Dans le but d’appliquer un jour leur recherche sur l’homme, l’équipe de Nicolelis travaille sur des singes au niveau de leur cortex primaire. Avec plus 700 électrodes implantées dans 10 régions différentes du cortex primaire, ils ont montré que le singe réussissait à faire marcher un robot virtuel, connecté de façon à réagir de la même façon que ses membres. Tout d’abord, en marchant lui-même sur un tapis roulant, puis au bout d’une heure en restant figé, mais concentré sur le robot en train de continuer à marcher. Cela montre qu’il est alors possible d’activer des réponses neuronales en les activant par l’action imaginée, mais non réalisée réellement.

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En 2008, Andrew Schwartz et son équipe de l’université de Pittsburgh ont réussi à fermer la boucle, du problème de l’action réaction ouverte par Fetz en 1960. Ils ont réussi à permettre à un singe de se nourrir par l’intermédiaire d’un bras articulé, que le singe pouvait contrôler par son activité électrique cérébrale. Ce qui diffère cette fois- ci des autres expériences concerne le retour des informations du bras vers le cerveau du singe. Des informations qui ont permis au singe de coordonner ses mouvements dans cette tâche extrêmement complexe de préhension. Schwartz a réussi à démontrer qu’il est possible de réaliser toute la boucle sensorimotrice. Une sorte de révolution qui permettrait dans la pratique de ressentir les choses avec une prothèse.

Figure 3. 4 : Une simulation du singe de Miguel Figure 3. 5 : Le singe d’Andrew Schwartz, 2008. Nicolelis.

Figure 3. 6 : Le singe d’Andrew Schwartz, 2010.

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Encore plus étonnant, l’équipe d’Eberhard Fetz qui était à l’origine de la découverte de la rétroaction biologique a réussi à permettre à un singe de bouger de nouveau un membre paralysé. Pour se faire, ils ont comblé les zones défaillantes de la partie corticale du cerveau et des muscles paralysés, par des connexions artificielles. Résultat, l’adaptation extraordinaire du cerveau a permis aux connexions artificielles de remplacer les structures neurophysiologiques. Une avancée énorme qui permet de redonner vie à un membre paralysé, grâce à des connexions artificielles directement reliées au cerveau.

Appliquées à l’homme, ces recherches n’en sont qu’à leur début. Mais une chose se révèle être importante. Les interfaces cerveau-machines sont en relation étroite avec la neuro imagerie. De plus il paraît très peu probable que des techniques invasives (implantation d’électrode au plus près possible du cerveau) utilisées sur les animaux, puissent être appliquées à n’importe qui. Seuls certains patients tétraplégiques, bénéficient de ces implantations afin de permettre l’avancée de cette science qui se veut médicale. Le cas le plus connu est sans doute celui de , qui aurait été le premier humain à avoir reçu un implant d’électrode directement en contact avec son cerveau en 2004. Nommée BrainGate, cette interface développée par la société Cyberkinetics, a été implantée en collaboration avec les équipes de John Donoghue de l’université Brown. L’implant muni de 96 électrodes invasives de la taille d’un petit médicament a été positionné dans la région du cortex moteur de Nagle. Les résultats dépasseront toutes les espérances, malgré les risques de rejet de l’organisme. Le patient était en mesure de réaliser bon nombre d’actions comme suivre une cible sur un écran, l’évitement de forme, l’ouverture d’e-mail et sa lecture, le changement de chaine, le contrôle de l’ouverture et de la fermeture d’une prothèse de main et le déplacement d’un objet à l’aide d’un bras robotique. Plus étonnant encore, Nagle a également réussi à jouer au jeu Pong. Cet exemple de l’extraordinaire adaptation de Nagle, montre qu’il est possible, dans une certaine mesure, d’appliquer ces recherches à l’homme. Concernant ces applications à l’homme, ce qu’il est intéressant de noter est cet intérêt de l’armée pour ces questions, dans le but de créer des exosquelettes ou le pilotage d’avion à distance… alors que l’idée de base était de restaurer les fonctions motrices.

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Figure 3. 8 : BrainGate 1 installé sur le crâne de Figure 3. 8 : Matt Nagle avec BrainGate 1. Nagle, et le nouveau BrainGate 2 beaucoup plus petit. Au vu de ce panorama, il faut faire attention quant à la réalisation possible de ces recherches. Il faut bien garder à l’esprit que ces expériences sont menées en laboratoire, dans des conditions données qui sont loin d’être optimisées pour une application de la vie quotidienne. Sans compter le coût de ces recherches au niveau matériel et le côté invasif des micros électrodes utilisées la plupart du temps. Pour notre part, l’EEG correspond plutôt à ce qu’il est possible de subir comme examen, en neurologie ; plus précisément en neuro-imagerie aux côtés des IRM, IRMf et autres TEP et MEG259, mais aussi dans le cadre de recherche en neuroscience cognitive. L’EEG permet une visualisation de l’activité neurophysiologique du cerveau sous forme d’ondes de différente fréquence : alpha, bêta, gamma, thêta. De la même façon qu’un ECG ou un EMG, la technique n’est pas invasive. Aucune opération n’est

259 Pour plus de précision sur ces différents examens se référer à : http://www.coma.ulg.ac.be/papers/french/Gosseries_RMLg08.pdf consulté en Mai 2012 consulté en Mai 2012. http://www.labos.upmc.fr/center-meg/media/cours%20Line/CoursLine01.pdf consulté en Mai 2012. 342

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive effectuée sur le crâne du patient. Le dispositif se présente sous la forme d’électrodes que l’on positionne sur la tête du patient, à l’aide d’un bonnet muni de ces capteurs. Tout cela est relié à un ordinateur qui traite les données reçues afin de permettre la visualisation de l’activité électrique du cortex, sous la forme d’onde (ou de rythme). Les électrodes utilisées sont sous la forme d’une rangée d’électrodes humides (gel de contact). La disposition de ces électrodes correspond à la norme internationale instituée par H. Jasper dans les années 50. Cette norme appelée « système 10-20 » est une manière de placer les électrodes pour qu’elle soit toujours uniforme d’un sujet à l’autre, avec des résultats plus ou moins similaires. Les nombres 10 et 20 correspondent à la distance entre les électrodes égale à 10% ou 20% de la dimension totale du lobe crânien du patient. Le nombre total d’électrodes utilisées dans les tests cliniques varie actuellement de 16 à 32 électrodes. Leur disposition répond également à une numérotation : qui est impaire sur la partie gauche du crâne, paire sur la partie droite, précédée d’une lettre qui correspond généralement à des zones du cerveau (F pour frontale, C pour centrale, P pour pariétal, O pour occipital...). Les électrodes de la partie centrale sont par contre numérotées Z (d’où FZ, CZ, PZ, OZ…).

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Voici un schéma illustrant cette disposition 10-20 :

Figure 3. 10 : Schéma illustrant la disposition 10-20.

Figure 3. 9 : Schéma illustrant la numérotation des électrodes de la disposition 10-20.

Les résultats des EEG sont plutôt convaincants, suivant la qualité du matériel utilisé. Les données recueillies permettent une visualisation des potentiels d’action post-synaptiques synchrones, issus de l’activité électrique des neurones mis en jeu lors des différents états du cerveau. Ces électrodes aux contacts extra crâniens n’ont pas les mêmes finalités que les implants invasifs. L’utilisation la plus répandue de ces électrodes en neurologie et en neurosciences cognitives est plutôt de l’ordre du diagnostic médical, de la compréhension du cerveau et sa visualisation. Les dernières expériences menées avec les implants invasifs s’orientaient plus vers la convergence cerveau-machine, avec la mise en évidence d’une rétroaction capable d’être

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive physiologique, chose que l’EEG en surface n’est pas en mesure de faire. Malgré leurs différents champs d’application, ils ont les mêmes buts : comme l’aide aux personnes handicapées, les prothèses… avec comme finalité, la communication par le cerveau avec la machine. Il faut donc retenir que les ouvertures des implants invasifs sont plus poussées que l’EEG de base. Du fait de cette communication possible entre la machine et le cerveau qui respecte la neurophysiologie, l’implant reste la solution la mieux adaptée pour la théorie « cerveau-machine » imaginée par tant de prolongévistes. Mais l’EEG garde une longueur d’avance lorsqu’il s’agit de l’utilisation dans le domaine médical ou robotique avec le grand public grâce à son aspect non invasif. Cependant, malgré des recherches de plus en plus répandues sur cette technique, elle reste limitée quant à sa fiabilité dans le domaine du contrôle de fauteuil roulant ou des prothèses. En effet, cette méthode pose un problème assez conséquent au niveau du traitement des données. De fait, les électrodes d’un EEG n’analysent que la surface du cerveau, sans jamais vraiment pénétrer l’intérieur. Leurs niveaux de précision sont plus ou moins bons, suivant l’amplificateur utilisé et le traitement en aval des signaux captés. Ainsi l’enjeu de ces dernières années pour les défenseurs de l’EEG comme interface cerveau-machine, est de réaliser des capteurs toujours plus performants, avec un traitement de signal de plus en plus poussé. Le but étant de supprimer les bruits dus notamment au crâne lui-même, le cuir chevelu et l’activité musculaire, une activité musculaire qui génère beaucoup plus d’intensité électrique que le cerveau ; de l’ordre du millivolt260, alors que les ondes alpha et bêta représentent respectivement 25-100 microvolts et 5-15 microvolts. Le défi est également de proposer une modélisation en relief du cerveau à partir des informations obtenues en surface. Ce qui permettrait d’obtenir des informations spatiales qui ont un sens physiologique et donc une meilleure précision.

260 0.001volt (V) est égale à 1 millivolt (mV) qui est égale à 1000 microvolts (µV). 345

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Apparition des BCI Malgré ces difficultés à mettre en lumière certaines informations avec l’EEG. Les applications médicales de visualisation des ondes cérébrales, dans les diagnostics en neurologie, fonctionnent plutôt bien avec la technologie actuelle. La recherche en neuroscience cognitive voudra aller plus loin avec l’ordinateur et la neuro-imagerie. Ainsi sont apparues les interfaces cerveau-ordinateur (BCI). Les BCI concernent les recherches sur l’interaction entre le cerveau et la machine. Cette utilisation de l’EEG sous la forme d’un BCI dans le biomédical et la robotique, est récente. Mais dans le fond, l’interaction qu’offre cette interface avec la machine, les mondes virtuels et les prothèses s’inscrit dans la continuité de ce qui avait été entamé avec Nagle et les recherches de Nicolelis sur les singes. Dans la poursuite de l’étude sur la cognition, des recherches seront menées autour des schémas d’activation électrique du cortex, captés par les casques EEG. Ces schémas que l’on pourrait appeler schémas neuronaux sont la base des BCI. Ils définissent les schémas d’activation du cerveau reconnus par les casques EEG et les interprètent en action possible avec la machine. Le fonctionnement est à peu près similaire à l’expérience menée sur Nagle. Certains états d’activation du cerveau sont mappés sur une action définie sur l’ordinateur. Par exemple le mouvement imaginé du bras réalisé par un patient, qui va activer le schéma neuronal de ce mouvement dans le cortex et sera reconnu par le logiciel de traitement grâce aux informations fournies par le casque EEG. La machine répondra alors avec l’action qui aura été définie auparavant comme celui de bouger le bras d’un avatar ou de faire monter un avion ou d’ouvrir une porte dans un environnement virtuel. Tout est alors possible dans l’interprétation de cette information. Ce schéma de fonctionnement est applicable à tous les BCI, qui ont pour but d’apprendre un maximum de l’interacteur, afin de connaître davantage ses schémas neuronaux et ainsi apporter une réponse adaptée. C’est ainsi que bon nombre de laboratoires en neurosciences cognitives mènent leurs recherches. Les études de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) de Renne, menées par Anatole Lécuyer font figure de références en la matière. Le logiciel libre OpenVibe que lui et son équipe mettent à la disposition est

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive devenu au fil des années un des logiciels les plus utilisés dans la recherche en neuroscience cognitive utilisant des BCI. Ce logiciel est important dans le pipeline d’une recherche s’articulant autour des BCI, puisqu’il est en quelque sorte le cerveau de la machine. Les capteurs EEG représentant pour leurs parts, les traducteurs entre les deux mondes personne-machine. Le logiciel permet la lecture des informations provenant des capteurs EEG, sous la forme de signaux bruts (RAW). Il autorise ainsi le traitement de ces signaux afin de les afficher sous une forme visuelle d’onde, de graphique en tout genre, ou de schéma d’activation du cerveau en 3D… Le traitement ne s’arrête pas là, il permet la création, la mise en mémoire et la reconnaissance des schémas neuronaux. Ces schémas sont ensuite mappés sur des actions ou des variables, un programme qui crée ce qui est affiché sur l’écran. Dans la pratique, OpenVibe permet de donner vie à nos impulsions neuronales sous la forme d’une interaction avec l’environnement virtuel, ou des mécanismes en robotiques, ou encore des fauteuils roulants. Tout d’abord réservé au laboratoire, l’EEG est en passe de se démocratiser avec les BCI. Cette émergence a surtout été rendue possible grâce à certaines sociétés qui ont pris le parti de proposer des casques EEG à l’ergonomie repensée, pour une utilisation grand public. Contrairement aux BCI de laboratoire qui sont en quelque sorte des casques médicaux assez complexes, ces casques BCI d’un nouveau genre découlent dans le fond de la volonté de certains chercheurs, qui voulaient proposer des solutions mobiles plus adaptées aux tétraplégiques. Dorénavant le champ d’application des casques mis sur le marché est destiné aux jeux vidéo, à la détente, à la méditation, à la commande d’appareil mobile ou autres gadgets de geek. Ce qui est intéressant de noter dans cette nouvelle direction de développement d’applications conçues avec les EEG, est un engouement des laboratoires de recherche pour utiliser des solutions qui se voulaient à l’origine grand public. En effet, bon nombre de laboratoires de renom utilisent pour leurs recherches, les casques des deux principales sociétés Emotiv et Neurosky. Ces deux sociétés se partagent plus ou moins le marché avec deux casques vedettes qui n’ont pas du tout la même philosophie.

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Tout d’abord, Emotiv Epoc est un casque EEG sans fils, qui comporte 14 électrodes humides (ne fonctionnant qu’avec un gel de contact). Les qualités de ce casque reposent essentiellement sur le nombre de capteurs EEG présents et leur disposition. Un des atouts du casque est la conductivité améliorée des signaux électriques vers les électrodes, grâce au gel de contact qui est conducteur. Un autre avantage, est son application possible en réalité virtuelle, grâce à la présence d’un gyroscope qui peut reproduire le mouvement de tête d’un utilisateur. La position des électrodes s’inspire de la disposition 10-20 des casques EEG médicaux classiques, et permet de capter des signaux qui sont moins exposés aux interférences avec l’activité des muscles. Les signaux en sortie, sont plutôt de bonne qualité et permettent plus ou moins de différencier les ondes alpha, bêta, le mouvement des yeux de la zone occipitale et les expressions faciales. Par contre concernant les ondes Gamma, Delta et Thêta, les performances du casque montrent ici ses limites. De plus le calibrage d’une personne à une autre reste très compliqué à mettre en œuvre et prend du temps. Les électrodes semblent également être très fragiles et délicates à positionner. Sans compter que ces dernières sont oxydées peu à peu par le gel de contact. La cible d’usage de ce casque est avant tout les laboratoires de recherche en neuroscience cognitive qui ne veulent pas s’encombrer de système fixe, mais souhaitent travailler avec un système BCI portable, souple et plus facile à mettre en œuvre qu’un EEG classique. Mais il s’adresse également aux personnes paralysées, qui peuvent retrouver un semblant de motricité et d’expression avec ce genre d’interface. L’autre cible d’usage est le grand public, qui peut l’utiliser dans bon nombre d’applications relatives à la domotique, les jeux vidéo, l’internet…

Figure 3. 11 : Casque Emotiv EPOC.

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Le casque Neurosky Mindwave, est également un casque sans fils, mais doté d’une seule électrode sèche frontale (ne nécessite pas de gel de contact) et d’une autre électrode de référence placée sur l’oreille. L’avantage de ce casque est sa relative portabilité, et surtout sa mise en œuvre qui ne nécessite pas de calibrage trop long. L’intérêt de ce casque consiste essentiellement en un aspect pédagogique et ludique qui permet une sorte d’introduction au BCI à la portée de tous. Un casque qui s’enfile très facilement, avec un système d’électrode sèche passe-partout. Par contre, Neurosky ne dispose ni d’un gyroscope, ni de la précision du casque Emotiv. La faute, au choix de se restreindre à une seule électrode placée sur le front, ce qui affecte la précision de l’EEG, par les interférences avec l’activité musculaire du visage et du front. Ainsi, même si l’électrode devrait être capable de capter les ondes de 0,5 à 50 Hz d’après le constructeur, les ondes alpha et bêta semblent se confondre avec l’EMG. Un comble lorsque l’on sait que l’argument marketing de Neurosky et justement l’attention, la méditation et le mouvement des yeux. Cependant malgré ses défauts, Mindwave est un casque qui a su trouver son public. En effet avec un peu d’entrainement, il est possible de faire la différence entre les ondes alpha et bêta afin de réussir l’interaction. Même s’il est difficile de savoir si l’information qui résulte du traitement du casque est fiable, la magie opère tout de même avec le public visé. Ainsi les principaux domaines dans lesquels Mindwave s’illustre sont le contrôle d’application de son smartphone, les jeux vidéo, la domotique… Des produits dérivés apparaissent, comme le Necomini, un serre-tête avec des oreilles de chat qui se relèvent durant l’attention de l’utilisateur, le Mindflex, un jeu qui permet de faire léviter une boule suivant son niveau de relaxation, attention, ou encore le Puzzlebox Orbit Brain-Controlled Helicopter, qui permet de contrôler un drone avec Mindwave. Certains laboratoires utilisent tout de même Neurosky dans leurs expériences, mais en repositionnant l’électrode d’une autre manière par rapport au crâne. L’électrode peut alors se retrouver en position occipitale ou sur le dessus du crâne en contact avec le cortex moteur. Mindwave est également utilisé par de nombreux artistes qui apprécient son ergonomie et les possibilités qu’offre l’interface lorsqu’il s’agit d’un contexte artistique.

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Figure 3. 12 : Casque Neurosky Mindwave version mobile et bureau. Dans la même lignée que Neurosky, Emotiv a pour projet Insight, un nouveau casque financé totalement par le crowdfunding via Kickstarter. Ce casque à la particularité d’utiliser 6 électrodes sèches comme Mindwave. A ce stade de projet, aucune information vérifiable n’est disponible. Mais Insight montre que la voie prise par Mindwave concernant l’ergonomie et la praticité semble être la plus propice à un développement grand public de cette technologie. D’autres casques apparaissent régulièrement sur le marché et étendent le champ d’application à des sphères tout à fait étonnantes comme le NeuroFocus qui permet soi-disant de faire du Neuromarketing… ou encore Interaxon Muse, un BCI ressemblant à une paire de lunettes.

Figure 3. 13 : Casque Emotiv Insight.

Figure 3. 14 : Casque Interaxon Muse et ses capteurs EEG. 350

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Figure 3. 16 : Casque NeuroFocus.

Figure 3. 17 : Necomini qui utilise un casque Neurosky. Figure 3. 15 : Mindflex la version divertissement de Neurosky.

Figure 3. 18 : Drone Puzzlebox orbit polité par le casque Neurosky Mindwave mobile.

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BCI dans la pratique Ces technologies semblent prometteuses, mais qu’en est-il de leurs performances réelles ? Il semble bien que toutes les informations, les démonstrations et tout ce que l’on pouvait trouver au sujet de ces casques étaient avant tout du ressort du marketing. Au vu des articles scientifiques, ces interfaces ne pourront pas, à l’heure actuelle, remplacer une simple souris ou une manette. Tout d’abord le temps de réaction est assez long, la reconnaissance des rythmes alpha et bêta est hasardeuse, et les sujets ne maîtrisent pas assez bien ces aspects de leurs capacités cérébrales pour les mettre en évidence. J’en ai eu la confirmation lors d’une conférence de Yann Renard, ancien ingénieur INRIA Rennes qui a piloté le développement d’OpenVibe, expert en monitoring temps réel de l’activité cérébral et cofondateur de Mensia Technologie. D’après lui le pourcentage de reconnaissance oscillait vers les 30% concernant les rythmes alpha et bêta. Seule l’activité du lobe occipital concernant la vue peut être mise en évidence de manière constante. La seule activité qui est de nos jours qualifiée de fiable est la P300 ou P3. Cette activité cérébrale typique est en fait un potentiel évoqué, dans lequel la lettre P correspond à une onde d’amplitude positive, et le chiffre 300 souligne le fait qu’elle apparaît 300ms après le début de la stimulation. Ce potentiel est à considérer comme une activité cérébrale, qui relève de différentes aires du cortex suivant le type de stimulation. Le P300 correspond à une élévation de l’amplitude du tracé de l’activité cérébrale, qui se réalise environ 300ms après une stimulation inattendue d'un phénomène attendu. Dans la pratique le P300 s’illustre surtout avec le paradigme du P300 Speller. Cette méthode de sondage permet à un patient tétraplégique d’écrire des phrases, en épelant des lettres grâce à ce potentiel évoqué. Le système se présente par une matrice représentant toutes les lettres et les chiffres de l’alphabet. Les symboles sont alors successivement surlignés par ligne et colonne entière de manière aléatoire. Chaque fois que la lettre attendue par le patient est surlignée, un P300 se réalise puisque c’est une action inattendue. Grâce à un classifier, l’ordinateur est capable de déterminer quelle lettre correspond au choix du patient.

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En somme, les BCI ne sont pas utilisables telles quelles. Elles ne peuvent ni trouver leur application en robotique de précision, ni dans des champs d’activité où la réactivité et la précision sont de mise. Cependant un nouveau procédé d’analyse cérébrale non invasif est en plein chantier. Dans la théorie, cette nouvelle technique serait une variante de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) qui se base sur l’effet BOLD261 pour visualiser des zones d’activation du cerveau. Ainsi cette « IRMf miniature » n’utiliserait plus la conduction électrique du cerveau afin d’en connaître les zones d’activation. L’élément principal est le niveau d’oxygène présent dans le sang. En effet, il est connu depuis quelque temps grâce à l’effet BOLD que le sang présent dans le cerveau est plus ou moins chargé en oxygène suivant l’activité de celui-ci. Le débit et le volume sanguins augmentent à la proximité des neurones actifs, afin de leur fournir un supplément d’oxygène et de glucose. Il est également connu que la lumière infrarouge rebondit différemment suivant la composition de l’hémoglobine plus ou moins chargée en oxygène. L’utilisation d’un transmetteur et récepteur de lumière infrarouge peut alors permettre de connaître l’activité du cerveau suivant sa consommation d’oxygène présent dans le sang. Cela est rendu possible, car le corps humain est transparent à la longueur d’onde des infrarouges. Dans la pratique bon nombre de laboratoires reconnus mondialement (NASA, MIT…), travaillent sur l’élaboration de cette technologie. Elle permettrait de résoudre certains problèmes rencontrés par l’EEG en apportant une énorme précision aux signaux capturés. Elle conduirait également vers une reconstruction en volume fidèle de l’activité au même titre que les résultats de l’IRMf. C’est dans ce contexte que je me suis intéressé aux BCI, pour apporter une manière originale, mais surtout immersive d’expérimenter le dialogue en rétroaction que Vanité interactive propose. Mais avant de parler du système BCI utilisé dans l’installation, il est intéressant d’explorer quelques exemples d’œuvres réalisés avec des BCI.

261 « Blood Oxygen Level Dependant ou dépendant du niveau d'oxygène sanguin » est le signal qui reflète les variations locales et transitoires de la quantité d'oxygène transporté par l'hémoglobine en fonction de l'activité neuronale du cerveau. L. Hertz- Pannier, S. Lehéricy, Y. Cordoliani[et al.], « IRM fonctionnelle cérébrale : bases physiologiques, techniques et méthodologiques, et applications cliniques ». Journal de radiologie. 2000, vol. 81, no 6, (Editions françaises de radiologie). 353

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3.2.3.2 Exemple d’œuvre BCI

Sam@neurohack est sans doute l’artiste le plus créatif concernant les BCI entre science et art en France. Il produit des installations qui explorent sans cesse le champ d’application des BCI, avec un regard croisé entre l’art et la technologie qui surprend à chaque production. Pour lui ses expériences de ne cherchent pas à mettre à jour une nouvelle façon d’interagir, mais plutôt de mettre en scène, sur un plan artistique nos états internes. Pour cela il crée avec son collectif, des installations singulières qui questionnent nos réactions invisibles du corps, par rapport à des modifications sensibles de notre environnement. Avec l’installation Mindprocessing pour le Mac/Val en 2011, il interroge la relation qu’il peut y avoir, entre l’état cérébral et sa représentation possible sous forme de lumières et de sons différents. Il traduit ainsi un espace mental évolutif qui crée une représentation visuelle et auditive de ces changements, en rapport direct avec une forte concentration ou une faible concentration.

Au terme de sa résidence artistique à la Gaîté Lyrique en 2012 il proposa l’installation Psychedelight qui invite le spectateur à plonger dans une immersion colorée et vivante. L’espace scénique est redéfini à chaque instant par une transformation lumineuse émanant de plusieurs projecteurs de lumière reliés aux ondes cérébrales de quelques interacteurs. Une installation qui invite à l’immersion collective, aux partages, à vivre visuellement et cognitivement la performance de chacun.

Dans la même exposition, Pascale Gustin, Ursula Gastfall et Gérard Paresys qui travaillent habituellement sur des dessins abstraits de visualisation cérébrale, proposent avec In-Between un ballet de lumière, de micro-mouvements, de sons amplifiés et traités provenant des ondes cérébrales. Un ballet créé grâce aux rythmes alpha, bêta, delta et thêta de deux utilisateurs, qui se transforment le temps de l’expérience en metteurs en scène d’un spectacle imaginaire. Une installation qui oscille entre la performance et le spectacle électronique, guidée par une coordination silencieuse des oscillations créatives du public interacteur.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Toutes ces réalisations découlent d’un lent processus de transformation de l’application des EEG sur un plan médical, vers leur détournement ou transformation en BCI. Des BCI qui en profitent pour explorer de nouvelles pratiques plus artistiques. Un art qui expose l’état intérieur sous une forme expressive. La musique électronique a ainsi joué un rôle important dans l’utilisation des BCI hors du contexte de l’EEG médical. L’un des pionniers de la musique électronique Alvin Lucier marquera l’histoire avec sa performance Music for solo performer en 1965. Dans cette performance, Alvin Lucier est muni de capteur EEG posé sur son front. Ceux-ci retranscrivent ses rythmes alpha en concert sensoriel étonnant. Pour ce faire, les ondes émises par les électrodes sont amplifiées et connectées à une myriade d’enceintes ; qui sont elles- mêmes attachées à plusieurs instruments de musique, de sorte que le mouvement de leurs membranes joue et/ou agit sur l’instrument d’une manière totalement inattendue. Lorsque Lucier se concentre sur ses ondes alpha en fermant les yeux, les instruments commencent à être joués, formant alors ce que l’on pourrait appeler un concert de projections mentales. Lorsqu’il ouvre les yeux, tout s’arrête et montre qu’il est bien le performeur du concert mental. Considéré comme le précurseur de l’utilisation des BCI dans une forme artistique, il marque encore l’évolution de cette pratique hors norme.

Les recherches d’Eduardo R. Miranda de l’université de Plymouth sur les « brain- computer music interfacing » (BCMI) donnent un aperçu de cette évolution. Ses recherches tentent de dégager le lien qu’il peut y avoir entre les ondes cérébrales, l’action de ces ondes sur la création et la composition musicale. Dans le projet Intelligent assistive technology for music-making262, il réalise avec son équipe une interface qui permet de jouer du piano. Les ondes cérébrales agissent sur un générateur de gamme de musique. Ces fréquences sont séparées en deux : une pour les ondes de bonnes qualités, qui sont utilisées pour générer la musique, l’autre pour les ondes plus complexes, qui sont utilisées pour générer le rythme. Le BCMI contrôle ainsi un générateur qui va par exemple, plus ou moins jouer des gammes de classique ou de Jazz suivant les hautes fréquences ou les basses fréquences des ondes cérébrales. Il ira

262 E. R. Miranda, A. Brouse, B. Boskamp[et al.], « Plymouth Brain-Computer Music Interface Project: Intelligent Assistive Technology for Music-Making ». International Computer Music Conference, Barcelone, 2005. 355

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive jusqu’à permettre à des patients atteints de Locked-in Syndrome de jouer de la musique, grâce à son système BCMI263. C’est dans un de ses articles parus dans la revue Leonardo qu’il explique son point de vue sur ce rapprochement entre art et science264.

D’autres artistes chercheurs contribuent à l’évolution des BCI comme :

Mick Grierson de l’université de Londres, qui utilise le P300 Speller pour jouer la note de musique qu’il pense. Pour ce faire, il a remplacé la matrice alphabétique par des apparitions aléatoires de notes de musique sur plusieurs gammes. Le système fonctionne alors de la même manière que la dictée lettre par lettre, mais cette fois ce sont des notes de musique qui sont jouées. Cette création est un exemple intéressant de l’évolution d’une technique médicale vers la création.

En 2009 Valery Vermeulen alias Tamuraj, expose au Happy New Ears New Music and Sound Art Festival, un dispositif multisensoriel nommé Emo-Synth. Docteur en mathématiques, expert en intelligence artificielle et musicien, Tamuraj combine dans sa performance tout son savoir-faire, dans la création d’une œuvre BCI participative. L’installation propose à un interacteur de devenir le compositeur d’un spectacle son et image. Il est installé au-devant d’une série de vidéos artistiques censée modifier ses réactions internes, qui seront capturées par un système sensoriel. Pour cela il est muni d’un ECG, d’un EEG et d’un EMG, qui vont traduire ses émotions et son activité cérébrale en partition musicale personnalisée. Cette partition sera jouée par un ordinateur sous la forme de sons, mais également par des musiciens, qui interprèteront parfaitement la partition, générée par les réactions physiologiques de l’interacteur. Cette œuvre propose ainsi d’exposer à d’autres spectateurs, le côté invisible du corps. C’est-à-dire, les états émotionnels, les états internes et cérébraux d’un utilisateur, en une sorte de mise en scène sonore unique, qui accompagnent un visuel vidéo abstrait.

Toujours en 2009, Nick Hallett présente une performance au New Museum à New York. Intitulé Auroville la ville de Sri Aurobindo en hommage à la ville expérimentale

263 E. R. Miranda, W. L. Magee, J. J. Wilson[et al.], « Brain-Computer Music Interfacing (BCMI): From Basic Research to the Real World of Special Needs ». Music and Medicine. 7 mars 2011. 264 E. R. Miranda, A. Brouse, « Interfacing the Brain Directly with Musical Systems: On developing systems for making music with brain signals ». Leonardo. 2005, vol. 38, no 4, p. 331‑ 336. 356

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive située en Inde, cette performance mélange la tradition culturelle avec la technologie d’une manière étonnante. Elle montre que l’on peut très bien utiliser les BCI dans la création sonore et visuelle d’un véritable spectacle avec une composition scénique, visuelle et sonore.

En hommage à Alvin Lucier, bon nombre d’artistes réalisent à leur façon une performance similaire. Par exemple, le CargoCollective de Samson Young, réalisent avec des casques Neurosky la performance I am thinking in a room, different from the one you are hearing in now. Cette performance permet à deux performers de jouer de la musique avec leurs ondes cérébrales, le mouvement de leurs yeux, leurs concentrations ou relâchement. Leurs ondes cérébrales contrôlent de petits moteurs qui jouent alors des instruments de percussion suivant une partition prédéterminée.

Pour sa part, George Khut est un artiste qui fait le chemin inverse. Il utilise ses recherches en art visuel et sonore dans une certaine forme d’art thérapie. Cet artiste travaille autour de l’interaction du corps (EMG, ECG, EEG) dans un processus de création. Le biofeedback est son terrain de jeu. Pour lui ce genre d’interaction est intime et redessine à chaque fois les contours d’une présence dans l’œuvre elle-même. Avec son projet Thêta Lab, il propose ainsi à des utilisateurs de se plonger dans une sorte de rêve éveillé. Pour ce faire, un générateur de musique est contrôlé par le changement alpha et thêta de l’utilisateur. Ce générateur joue alors de la musique reposante, utilisée pour guider l’interacteur à se relâcher, à plonger dans une intense lévitation interne. Une sorte de rêve éveillé qui n’est conduit que par la volonté de l’utilisateur. Cela permet ainsi l’expérimentation d’une rétroction active inhabituelle de méditation, de relaxation, dans laquelle l’interacteur plonge toujours plus loin dans la découverte profonde de son corps.

Dans la continuité de cette recherche des biofeedbacks dans l’assistance de la relaxation. Khut propose avec le projet BrightHearts Research, d’aider des enfants hyperactifs à se calmer et apprendre à gérer leur hyperactivité. Pour cela, il propose une application médico-ludico-artistique qui met en avant un jeu sur tablette tactile, pour attirer les enfants. Une électrode ECG est placée sur l’enfant, et celle-ci est reliée à un générateur sonore et visuel, qui change suivant les pulsions cardiaques de

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’enfant. Cette méthode permet à l’enfant de se rendre compte de ses difficultés et l’aide à apprendre à se contrôler, en le transportant dans un univers sonore et graphique en adéquation avec son état intérieur.

L’exemple de cet artiste montre que les BCI peuvent aussi conduire la création à revenir vers le monde médical, pour développer un art thérapie numérique. Une manière innovante de partager la création avec le monde médical, et un retour aux sources pour les BCI et autres capteurs sensoriels.

Figure 3. 21 : Sam@Neurohack, Mindprocessing, 2011. Figure 3. 22 : Pascale Gustin, Ursula Gastfall et Gérard Paresys, In-Between, 2012.

Figure 3. 20 : Alvin Lucier, Music for solo performer, 1965.

Figure 3. 19 : John Cage et Alvin Lucier durant une performance à Wesleyan University, 1988.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Figure 3. 25 : Tamuraj, Emo-Synth, 2009. Figure 3. 26 : Nick Hallett, Auroville la ville de Sri Aurobindo, 2009.

Figure 3. 24 : CargoCollective de Samson Young, I am thinking in a room, different from the one you are hearing in now, 2011.

Figure 3. 23 : George Khut, BrightHearts Research, 2011.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2.3.3 BCI utilisé dans Vanité interactive

Après le survol de ces quelques réalisations artistiques, je vais revenir sur l’interface BCI utilisé dans Vanité interactive. Il a été vu que les interfaces les plus en vogue sont Neurosky et Emotiv. Cependant le casque que j'utilise est le casque Neural Impules Actuator (NIA), une évolution du casque Cyberlink du dispositif Brainfingers de Andrew Junker, développé à la base pour aider les personnes handicapées. Ce casque se présente sous la forme d’un bandeau en plastique, doté de 3 électrodes en fibres de carbones injectées dans du plastique. Les trois électrodes sont positionnées sur le front et sont plus ou moins capables de fournir des ondes d’électroencéphalogrammes (EEG), d’électromyogrammes (EMG) ou des électro- oculogrammes (EOG). D’après le créateur du casque, il est possible d’obtenir des données brutes EEG avec ce casque, mais il faut se procurer son logiciel propriétaire. Il existe ainsi deux versions du casque :

- Cyberlink, une version dont le logiciel permet d’accéder au signal RAW, avec des entraînements et une forme d’expression adaptée à une cible de personnes handicapées.

Figure 3. 27 : Casque Cyberlink du dispositif Brainfingers de Andrew Junker.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

- NIA, une version pour le jeu vidéo qui est plus orientée contrôle de l’objet par la pensée, que la société OCZ s’est chargée de mettre sur le marché en 2008. C’est ce système NIA qui sera utilisé dans ma recherche, car à l’époque il constituait une interface BCI enfin accessible...

Figure 3. 28 : Prototype du casque NIA

Figure 3. 29 : Casque Neural Impules Actuator (NIA) de la société OCZ

Le système NIA se compose de deux parties, un casque et un boitier liés par câble. Le casque se positionne autour de la tête comme un bandeau. Les électrodes doivent être bien positionnées en contact avec la peau. Car ce sont des électrodes sèches utilisant l’humidité de la peau afin d’assurer leur contact, contrairement aux électrodes humides qui ont besoin d’un gel de contact. Le boitier pour sa part, renferme l’amplificateur, qui aura pour charge d’amplifier et de filtrer les différents signaux captés par les électrodes. Il normalise également ces signaux afin d’en extraire que les ondes utiles. Cependant le reproche que l’on pourrait lui faire, est justement cette normalisation un peu trop poussive, qui supprime des données qu’il aurait été intéressant d’extraire. Mais cette méthode de normalisation, a l’avantage de facilité la calibration et l’utilisation, qui ne sont pas parasitées par de nombreux artéfacts. Le boitier est également très sensible aux champs électriques environnants. Un simple transformateur à proximité et le boitier ne fonctionne pas. De plus il faut impérativement le relier à la terre, pour que celui-ci arrive à se stabiliser.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Une fois le casque installé, le boitier stabilisé, le système fonctionne plutôt bien. La première étape est la calibration qui doit permettre au casque de s’adapter à tout un chacun. Cette étape est capitale, et doit se faire dans la joie et la bonne humeur avec une certaine dose de confiance accordée à l’opérateur. En effet, bon nombre de spectateurs ne se laissent pas approcher et toucher facilement du fait de leur appréhension du système. Je me souviens que l’on m’a déjà demandé si j’étais bien assuré, au cas où je grillerais un cerveau… Passé cette crainte du système, la calibration est aussi l’occasion de se familiariser, avec cette nouvelle façon d’interagir par les ondes cérébrales et d’apprendre à les utiliser d’une manière consciente. C’est surtout sur ce dernier point que la difficulté est la plus flagrante. Le spectateur se retrouve devant une courbe qui représente son activité interne (biosignal), qui est plus ou moins forte. Pour pouvoir valider la calibration, cette courbe se doit d’être maîtrisée.

Figure 3. 30 : Courbe représentant le biosignal du spectateur pour la calibration de NIA.

Une fois la calibration effectuée, il faut créer le profil utilisateur. C’est en quelque sorte une manière d’adapter les paramètres de calibration au plus près possible des capacités de chacun. Il faut alors configurer avec précision : l’EMG au niveau de la tension électrique produite par les muscles avant qu’une action se déclenche, la Glance pour définir l’activité gauche ou droite des yeux et l’EEG sur les ondes alpha et bêta, pour définir les niveaux des ondes qui seront utilisées. Pour aller plus vite, il est

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

également possible d’utiliser un profil prédéfini multi-utilisateur qui a été créé, afin de correspondre à un maximum d’utilisateurs.

Une fois la calibration, la configuration effectuée, et surtout l’utilisateur en confiance, je lui fais découvrir les différents rythmes cérébraux captés par NIA. Ces informations sont retranscrites sous la forme d'ondes en temps réel (avec quelques millisecondes de délai de traitement). Le spectateur a alors la possibilité de se rendre compte que son corps et plus précisément ses réactions internes sont en fait de formidables processus constamment en activité.

Ensuite, pour exercer le spectateur, celui-ci s’entraine sur le jeu Pong. Un jeu très simple ou la concentration fait monter la raquette et la relaxation fait descendre la raquette. Une fois que l’utilisateur à bien compris le principe, il est étonnant de voir comment certains réussissent plus que d’autres, à contrôler avec une précision relative la raquette. C’est durant ce petit test que les capacités d’adaptation de chaque interacteur sont mises à l’épreuve. Il est alors décidé si l’interacteur est apte ou non, à utiliser les EEG dans l’installation Vanité interactive ou simplement procéder avec les EMG.

Dans l’installation, l’utilisation d’EEG ou d’EMG conjointement avec l’EOG ou non, dépend du spectateur et de sa capacité à maîtriser ces nouveaux attributs. Cette adaptabilité a pour but de permettre au plus grand nombre d’expérimenter l’installation, sans que personne ne soit lésé par la barrière du contrôle cérébral. Cependant malgré cette adaptabilité et cette flexibilité dans le modèle de fonctionnement de Vanité interactive, un très faible pourcentage des personnes qui ont testé l’installation, n’arrivent pas à avoir une onde assez calme pour finaliser le calibrage. Soit ces personnes seraient trop crispées, soit elles seraient hyperactives, soit leur tension serait trop élevée, soit un pacemaker pourrait interférer avec les électrodes, etc. Ainsi avant de poser le casque sur les intéressés, je demande toujours si ceux-ci sont équipés d’un pacemaker ou d’appareil équivalent, afin d’éviter tout problème. Pour ces personnes dont le signal ne permet pas la calibration, il est impossible de continuer l’expérimentation.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Ainsi, dans la majorité des cas, je propose aux spectateurs de s’entrainer sur le contrôle des signaux EMG de leur visage. Pour ce faire, le mouvement des sourcils et du front fonctionnent bien. La mâchoire, le plissement des yeux fonctionnent aussi très bien voire mieux. Le fait de regarder là où l’on veut aller fonctionne aussi. Chez certaines personnes le mouvement du nez, des yeux ou mimer un baiser fonctionne aussi… Tout cela dépend des spectateurs et à leurs manières de réagir face à ce nouveau moyen d’expression et d’interaction. Cette appropriation de l’interface par chacun est un des éléments les plus intéressants dans l’expérience. Elle représenterait l’expression de l’adaptabilité des utilisateurs et peut-être même le début d’une immersion projective.

Pour certaines personnes lorsque je vois qu’ils sont aptes à aller plus loin (et quand la queue pour essayer l’installation le permet) je leur propose d’utiliser les ondes EEG. Il en ressort une expérience intéressante, car si cela fonctionne plus ou moins précisément (comme les autres caques Neurosky et Emotiv…), les spectateurs ont beaucoup de mal à comprendre ce qu’ils font, mais aussi à faire le lien avec les ondes alpha et bêta… Il est vrai que nous ne savons pas vraiment comment les ondes alpha et bêta sont dans la mesure du possible réellement contrôlables… Ou alors contrôlables avec une grande expérience, beaucoup d’entraînement ou en état de méditation intensive.

Concernant le type d’informations qui résultent du casque, la théorie ne rejoint pas parfaitement la réalité. Il y a une nuance qu’il faut distinguer lorsque l’on parle de signal ayant pour origine l’activité cérébrale. En effet, vu la position des capteurs. Ce qui est capturé est plus un mélange d’EMG (activité musculaire ou nerveuse) du front, du visage, des yeux, et de signaux neuronaux, amalgamés sous la forme de signaux biopotentiels. Ces signaux sont alors traités par le boitier afin de séparer les différents spectres de fréquence, dans le but de les classer suivant leur potentiel électrique. Chaque potentiel sera ensuite reconnu comme étant une onde cérébrale alpha ou bêta, ou alors un EMG ou un EOG.

Comparativement avec Neurosky et Emotiv, les informations qui résultent de ces deux casques sont sensiblement meilleures, même si certains utilisateurs de Neurosky

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive pointent l’hypothèse que ce casque serait dans le fond, sujet à contenir les mêmes défauts que NIA au vu de la disposition de l’électrode sur le front (EMG et EEG qui se mélangent). L’autre défaut de Neurosky est le nombre d’électrodes utilisées, qui ne permet pas vraiment de faire un EEG fiable et précis. Pour sa part, Emotiv se veut être un vrai casque EEG avec une disposition 10-20 des électrodes. Mais au vu des résultats de ce casque concernant les informations qu’il propose en output, et des retours concernant sa fiabilité et sa fragilité, l’intérêt est resté minime par rapport à ce que je voulais faire dans l’installation Vanité interactive.

C’est pour cette raison que le développement de Vanité interactive a été poursuivi depuis avril 2009 avec NIA, tout en maintenant une veille technologique certaine, pour les autres casques apparus plus tard. Mindwave de Neurosky ne fut accessible qu’en avril 2011, alors qu’Epoc de Emotiv a longtemps été réservé aux États-Unis lors de sa sortie en décembre 2009, avant d’arriver depuis quelques années seulement en France.

De plus, les autres raisons qui me poussent à utiliser le casque NIA à la place de Mindwave et Epoc sont les suivantes :

- Dans une exposition où je dois permettre l’expérimentation d’un nombre conséquent de spectateurs le plus vite possible, je dois utiliser un casque qui se calibre rapidement, avec lequel je peux ajuster le calibrage avec assez de précision pour qu'il s'adapte à chacun. (Les toutes dernières versions de Mindwave permettent cela, alors que le processus de calibration d’Epoc est trop lent).

- Il faut qu'il soit facile d'utilisation, en deux minutes le spectateur doit en comprendre le fonctionnement. (Mindwave fonctionne bien dorénavant, Epoc bug trop souvent).

- Il faut qu'il soit facile à mettre en place sur le spectateur et être assez agréable à porter. (A long terme Mindwave est beaucoup plus agréable à porter que NIA, Epoc est trop complexe à mettre en place, il est d'un point de vue ergonomique trop restrictif lorsqu’il s’agit de l’utiliser avec un grand nombre d’utilisateurs).

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

- Il doit être facile à installer sur n'importe quelle machine. (Les trois casques font jeu égal dorénavant).

Au vu de ce récapitulatif, il est vrai que les autres casques répondent aussi plus ou moins à ces critères, mais dans ma démarche NIA apparaît comme le plus adapté et le plus rapide à mettre en place. Il est une bonne alternative lorsqu’il s’agit de n’utiliser que les EMG, et à mon sens, offre plus de précision que Mindwave. Epoc pour sa part est trop long à mettre en place dans le cadre d’une installation artistique. Il correspond plus à une utilisation en laboratoire, dû principalement à la présence d’électrodes humides, qui améliorent certes la qualité de l’EEG, mais qui n’est pas du tout adaptée à une utilisation de tous les jours ou dans le cadre d'une exposition multi interacteurs.

Avec l’installation Vanité interactive, je ne suis pas dans le cadre d’une expérience en laboratoire, je suis dans l’application de BCI envers le grand public et il faut que l’ergonomie du dispositif s’adapte aux inconvénients d’une installation artistique. Même si la précision n’est pas vraiment de mise, dans le contexte d’une œuvre artistique, le simple fait de donner l’impression au spectateur d’interagir avec « sa pensée » est déjà magnifique. Avec les contraintes et la technologie d’aujourd’hui, tout dépend finalement de sa capacité à maîtriser lui-même ses ondes cérébrales. Mais aussi de son envie de se projeter subjectivement dans l’installation grâce au dispositif BCI.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.2.3.4 Les enjeux de cette interface

L’utilisation d’une interface BCI dans Vanité interactive relève d’un désir profond de ma part d’explorer de nouvelles pistes concernant l’interaction et leurs actions sur le vécu d’une expérience artistique. Pour cela, le casque NIA permet un mode d’interaction qui fonctionne de deux manières : soit par la capture des EMG, soit par la capture des EEG. Suivant la nature de l’interaction, l’incidence sur l’expérience est plus ou moins importante.

Concernant l’interaction conduite par la capture des EMG, il est possible de se mouvoir dans l’espace par la contraction ou le relâchement des muscles du visage. De la même manière qu’une action motrice physique dirigée vers un but, les contractions musculaires sont traduites en mouvement spatial dans Vanité interactive. Aucune règle n’est établie quant au mouvement à faire. Certains utilisateurs, sourient, d’autres serrent la mâchoire ou bougent la langue ou miment des baisers, d’autres encore font des grimaces, bougent la tête ou les bras et enfin la plupart font des contractions plus subtiles des muscles... Par la diversité d’expressions, il est étonnant de voir comment les spectateurs créent toute une chorégraphie, en rapport avec leurs désirs interactifs. Plus surprenant encore, la plupart de ces mouvements intenses du visage agissent réellement sur l’interaction.

D’un point de vue empirique, il est possible de caractériser ce genre de mouvement musculaire, comme une interaction ayant pour origine une activité cérébrale, étant donné que cette interaction d’EMG est également réalisée sous le contrôle du cerveau. Concernant les mouvements possibles, ceux-ci sont limités à un déplacement dans l’espace comme avancer, reculer ou sauter. Les règles qui définissent ces mouvements répondent au niveau d’activité électrique des muscles. Si ceux-ci sont au repos, avec une faible activation « mode stand-by » rien ne se passe. Si les muscles sont contractés, l’utilisateur pourra avancer. Si l’utilisateur se détend pour que son biosignal soit le plus plat possible, alors il pourra reculer. À l’inverse, si les muscles se contractent fortement d’une manière brève, l’utilisateur pourra effectuer un saut.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Concernant le fonctionnement par la capture EEG, cette méthode accorde une interaction plus profonde au niveau neuronal et sensoriel, et peut être décrite comme une interaction ayant pour origine le cortex. Concrètement, l’utilisateur utilise ses ondes alpha et bêta pour se mouvoir dans l’espace. Si celui-ci se concentre intellectuellement sur un objet dans la pièce, il sera dans un état d’activité de concentration, entrainant une augmentation certaine d’onde bêta. Il avancera alors vers la cible par le biais de son avatar virtuel. Par contre si celui-ci entre dans un genre de repos intérieur et se relâche complètement, ses ondes alpha se mettront alors en action. Il pourra de ce fait, reculer pour continuer à contempler la scène se présentant à lui. S’il reprend tout à coup une grande activité de concentration, comme un sursaut d’éveil intensif, ses ondes bêta formeront un pic, il aura alors la possibilité de sauter et de léviter durant un court laps de temps. Théoriquement les ondes alpha et bêta doivent permettre à l’utilisateur de se mouvoir d’une manière assez simple. Je ne voulais pas proposer une interaction trop compliquée, afin de ne pas perturber le contrôle des différents états mentaux, qui sont déjà assez compliqués à comprendre, dû notamment à l’aspect inhabituel de leur utilisation.

En plus de ces deux modes d’interaction, l’utilisateur peut également se mouvoir sur les côtés en faisant virtuellement un pas latéral. Pour ce faire, ce sont les informations EOG qui sont utilisées. Théoriquement, un regard vers la gauche ou la droite permet de faire un déplacement latéral. Mais dans la pratique, puisque cette interaction se base sur une analyse EMG, il faut plutôt plisser des yeux d’un côté ou de l’autre, pour que cela fonctionne correctement. Ainsi, ce mode de déplacement fonctionne plus ou moins bien suivant l’utilisateur.

Tout compte fait, cette possibilité de mouvance dans l’espace virtuel, par l’intermédiaire d’une interface qui transforme les règles habituelles de sensorimotricité, a pour but de conduire vers une meilleure immersion. Par ce déplacement, le spectateur peut interagir avec les crânes (calaveras) et découvrir l’ensemble du dispositif virtuel. Il peut alors actionner de nouvelles configurations de la scène en décidant de réagir avec les objets symboliques. Par exemple, en se rapprochant de la bougie, ce qui plonge la pièce dans une lumière douce, ou en se

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive rapprochant du livre pour entendre une voix lugubre conter un poème sur les Vanités, ou encore en touchant le smartphone et visualiser des séquences de mise en abyme, ou simplement faire des choses qui ne sont pas du tout prévues… L’interaction BCI proposée dans Vanité interactive permet beaucoup de choses, alors qu’elle reste très simple. Je n’ai pas voulu proposer une manière de transformer les ondes cérébrales en quelque chose de complexe, comme peuvent le faire certains artistes qui utilisent les signaux neuronaux, pour présenter des états internes sous la forme de visuels graphique, abstrait ou sonore. Mon but est de plonger davantage le spectateur dans une immersion, afin qu’il ressente un sentiment de présence élevé. C’est dans ce cas seulement, qu’il est possible et intéressant, de voir les réactions de l’interacteur concernant ses prises de décision, sa création à l’intérieur de l’œuvre, l’expression de son imagination, son parti pris sensoriel, cognitif et artistique dans l’expérience qu’il vit. Une émergence d’action créative du spectateur réalisée grâce à une interaction BCI simple à comprendre et à maîtriser. Ce qui m’intéresse dans le fond, est de voir comment le spectateur vit son expérience immersive grâce à cette nouvelle expression interactive. Pour moi l’interface BCI est là pour amener davantage l’utilisateur dans une immersion, et le conduire à faire ce qu’il veut dans un monde dans lequel il se sent bien. Libéré ainsi de ses craintes, il peut alors se mettre à créer en même temps qu’il vit l’œuvre, ce qui pourrait le conduire à une sorte de création imaginaire. A mon sens, je conçois les BCI comme des systèmes qui conduisent l’utilisateur vers une immersion encore plus poussée. Une immersion dans laquelle le sentiment de présence permettrait à l’utilisateur de vivre et ressentir différemment son expérience qui serait participative et créative. Les BCI représentent cette technologie, qui traduirait la rétroaction des actions sensorielles et sensorimotrices de l’interacteur, entre le réel et le virtuel. Une technologie qui pourrait amener à l’enaction d’un sentiment de présence élevé (une sorte de présence incarnée), et conduirait à une action créative de l’utilisateur sous une forme sensorielle et cognitive. Par « présence incarnée » il y a ici une référence forte à « l’action incarnée » de Varela qui insiste sur le fait que l’esprit est présent dans un corps qui le produit. Ainsi pour Varela le mot « incarné » souligne que « la cognition

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive dépend des types d'expérience qui découlent du fait d'avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu, ces capacités individuelles sensori-motrices s'inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large265 ». Pour lui le mot « action » souligne que « les processus sensoriels et moteurs, la perception et l'action sont fondamentalement inséparables dans la cognition vécue266 ». Si l’on transpose cette manière de concevoir la connaissance qui apparaît comme tributaire de l’action et de la situation, vers la notion de présence qui répond également à une structure cognitive tributaire de l’action et de la situation, l’idée de la « présence incarnée » dans Vanité interactive pourrait souligner le processus cognitif de vécu immersif de l’être dans un environnement virtuel (ou non), émergeant des capacités sensori-motrices mises en avant par un système de perception technologique (ici le casque BCI). De ce fait, autant les actions de l’utilisateur (permise par les BCI) le conduiraient à ressentir un sentiment de présence dans son immersion, autant ce sentiment de présence le plongerait davantage dans cette autre réalité. Une boucle est alors créée entre le spectateur, ses actions sensorimotrices (par le biais de sa sensorialité qui interagit par l’interface BCI) et l’environnement virtuel de Vanité interactive. Une sorte de voyage vers un intérieur profond, avec comme toile de fond les calaveras et comme contrôleur de réalité les BCI. L’utilisation des BCI dans Vanité interactive est différente de ce qui est généralement proposé. Les ondes ne servent pas à exposer le corps interne d’une manière visuelle et abstraite. Les BCI dans Vanité interactive sont justifiées par le désir d’immerger d’avantage le spectateur dans une sorte de réalité où les lois de la motricité ne sont pas les mêmes, où l’action se fait par la volonté de la pensée. Une volonté de pensée qui crée une interaction avec le monde virtuel, en même temps que celui-ci amènerait l’interacteur à ressentir une présence, une sorte de vécu immersif de son « moi » interne dans l’espace virtuel. En somme le système BCI serait une interface technologique, qui s’apparenterait dans le cas présent à un nouveau moyen d’expression artistique entre l’interacteur et l’œuvre.

265 F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, op. cit., p. 234. 266 Ibid. 370

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.3 Immersion sensorimotrice 3.3.1 L’interaction de mouvement

Dans Vanité interactive l’interaction ne se fait pas essentiellement par l’interface BCI. En effet une autre interface intervient dans le processus d’interaction. Ce périphérique se présente sous la forme d’un capteur de mouvement, dissimulé dans une sculpture en forme de crâne que le spectateur tient dans ses mains lors de son expérimentation. Ce capteur de mouvement est un dispositif qui se compose de deux capteurs distincts, travaillant de concert pour retranscrire des mouvements physiques en mouvements virtuels. Pour la partie matérielle, le premier capteur est un gyroscope qui détecte les mouvements angulaires sur les axes X et Y. le second est un accéléromètre qui détermine la vitesse des mouvements par rapport au champ de gravité. Pour la partie logicielle, un algorithme élimine les artéfacts de tremblement pour un mouvement plus fluide et plus précis. Dans la pratique, ces capteurs peuvent être comparés à ceux présents dans la Wiimote de Nintendo, mais ont une technologie sensiblement différente et beaucoup plus de précision.

Ce capteur de mouvement a pour vocation de remplacer le dispositif traditionnel de la souris, dans la simulation de l’orientation du regard en environnement virtuel. Il est une réponse adéquate à la problématique qui s’était posée sur les systèmes de capture de mouvement, car les périphériques qui proposaient cela étaient pour la plupart trop contraignants pour le fonctionnement de Vanité interactive. En effet, l’utilisation de système de head tracking par infrarouge, aurait conduit l’utilisateur à bouger la tête pour simuler le mouvement de son regard. Cela aurait parasité le biosignal reçu par l’interface BCI, dû notamment au mouvement musculaire du cou et de la tête. Il fallait impérativement un système qui permette au spectateur d’orienter son regard dans l’espace virtuel, sans qu’il soit obligé de bouger sa tête durant l’expérimentation. Cette problématique exclut également les algorithmes de reconnaissance faciale, comme le head tracking ou le eyes tracking par webcam. Deux méthodes dont la précision de reconnaissance fait des merveilles de nos jours.

Après des recherches sur d’éventuels dispositifs de head tracking, je me suis dirigé vers la Wiimote, mais celle-ci était limitée par le fait qu’elle devait avoir une source

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive infrarouge pour pouvoir activer sa fonction de pointage. J’ai alors utilisé un périphérique assez révolutionnaire pour l’époque (2007), qui avait toutes les caractéristiques dont j’avais besoin pour mener à bien le projet de recherche. Ce périphérique est la Logitech MX air, une souris 3D qui permet de simuler à merveille une souris en faisant des déplacements en trois dimensions dans l’air.

Ce périphérique fonctionne avec une très bonne précision sans nécessiter de mouvement de la tête. Une fois dans le contexte d’un programme simulant l‘orientation du regard de l’avatar (comme dans un jeu FPS), les inclinaisons et les orientations de la souris retranscrivent à merveille un mouvement virtuel du regard. C’est ainsi que ce périphérique a tout naturellement trouvé sa place dans l’élaboration immersive de Vanité interactive. Pour augmenter cette immersion et dissimuler le périphérique, celui-ci a été placé à l’intérieur d’une sculpture de crâne. Loin d’être un objet artistique, cette sculpture métallique était avant tout un cendrier. Mais la forme et la structure à quatre coins composés de quatre crânes correspondaient à ce que je voulais apporter au niveau symbolique et ergonomique. Ergonomiquement, la forme de cet objet est particulièrement adaptée à la manipulation à deux mains. Cette manipulation s’en trouve facilitée lorsqu’il faut orienter sur lui-même l’objet, grâce aux quatre extrémités structurées avec des têtes de mort. De plus le poids de l’objet, qui est assez conséquent, oblige un maniement en douceur et augmente la présence de cet objet dans les mains. Symboliquement la présence de cet objet, est une sorte de mise en abyme du regard du spectateur et de sa place devant l’installation. En effet, parallèlement à l’interface BCI, l’utilisateur oriente son regard dans l’espace virtuel par l’intermédiaire d’un objet bien réel qu’il tient dans ses mains. Par la rotation et l’inclinaison qu’il fait avec cet objet, il peut se mouvoir comme si ces « crânes » étaient le prolongement de son regard virtuel. De plus, sa matière métallique et froide, sa couleur grisâtre, est un renvoi direct à son image symbolique. Celle de « crânes » qui permettent le temps de l’expérience, la manipulation en un sens, de la mort. D’où le nom qui lui a été confié : « Gyrocrâne » en référence à sa capacité à retranscrire les mouvements gyroscopiques et à sa symbolique autour de la vanité.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.3.2 L’interaction physique et motrice dans Vanité interactive

L’interaction que propose gyrocrâne est tout à fait intéressante lorsqu’on l’intègre comme élément favorisant l’immersion. Celui-ci est en parfaite harmonie avec l’utilisation d’un casque BCI, étant donné sa position dans le schéma de fonctionnement de l’installation. L’interaction qui est en jeu avec ce dispositif permet à l’utilisateur de s’imprégner davantage de son expérience immersive, en retranscrivant les mouvements de sa manipulation de l’objet, en mouvement du regard de l’avatar virtuel. Par exemple, si la sculpture gyrocrâne est orientée ou inclinée dans une direction, le regard de l’avatar (la caméra du monde virtuel) s’orientera de la même façon. Ainsi, le pourcentage de correspondance entre l’angle de rotation de la sculpture et l’angle de rotation de la caméra virtuelle est plus ou moins multiplié par deux. De sorte que d’un point de vue ergonomique, l’utilisateur n’ait pas à faire des rotations sur 360 degrés pour s’orienter convenablement.

Les interactions possibles que cette interface propose s’arrêtent là. Les angles de rotation n’ont pas d’action directe sur les éléments de la scène. Il a été préférable de restreindre l’interaction de cette interface à la seule possibilité d’orienter le regard virtuel, pour ne pas gêner l’interface BCI sur ce point. La sculpture a donc pour objectif de permettre une interaction motrice dans l’espace virtuel, par la traduction de mouvement réel du spectateur.

Ce dispositif permet dans le fond de combler un manque que l’interface BCI ne pouvait résoudre. En effet il n’est pas possible dans cette configuration d’orienter le regard par l’activité cérébrale. Techniquement cela n’était pas réalisable, et aurait pour conséquence la problématique du head tracking. La solution du eyes tracking aurait pu être une solution, mais n’a finalement pas été envisagée, étant donné la volonté de faire tenir un objet bien réel dans les mains de l’utilisateur. Un objet qui apporte une présence physique et symbolique du crâne entre les mains, qui crée un rapport direct avec les calaveras de Vanité interactive. Un objet qui augmente la qualité de la rétroaction et de l’immersion, car il est une sorte de traducteur symbolique du regard de l’interacteur vers l’espace virtuel.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

D’un point de vue immersif, ce périphérique permet entre autres, à l’utilisateur de se mouvoir d’une manière plus naturelle dans l’environnement virtuel de Vanité interactive. Sans celui-ci, la qualité de l’immersion aurait été moindre. L’impossibilité d’orienter le regard, ampute d’une manière significative le sentiment de présence, sans toutefois en être un frein conséquent. D’un point de vue pratique, il aurait été dommage de proposer un environnement virtuel dans lequel, seules les actions sensorielles interagissent dans l’action sensorimotrice. L’utilisation conjointe d’action physique et sensorielle est à mon sens, un moyen d’accentuer significativement l’implication du spectateur dans son vécu subjectif en réalité virtuelle. Autant l’interface BCI conduit à ressentir davantage de sentiment de présence, grâce aux actions sensorimotrices générées par l’activité cérébrale, autant l’interface gyrocrâne est un transformateur de réalité, dans la mesure où il transforme la symbolique du crâne physique, en un regard subjectif virtuel, contribuant à l’immersion.

Cette utilisation conjointe des BCI et de capteurs physiques traditionnels apporte à l’utilisateur une accessibilité accrue. Elle propose de vivre l’installation Vanité interactive comme une expérience d’immersion multimodale, dans laquelle la rétroaction apparait sous une forme créative, avec comme leitmotiv l’immersion de l’interacteur. L’installation trouve grâce à ces deux interfaces, une manière de proposer une interaction cognitive, sensorielle et motrice ouverte à la diversité créative des utilisateurs.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.3.3 Une perception proche de l’enaction

L’approche de Varela sur sa théorie de l’enaction, a contribué à l’importance de la motricité dans Vanité interactive. C’est pour cette raison que les principales interactions avec l’interface BCI, conduisent à cette capacité de se mouvoir dans le monde virtuel. Une capacité motrice qui permet de ressentir une présence dans un genre de réalité, en même temps que celui-ci nous contribue à une rétroaction sensorielle, visuelle et créatrice. Ce constat d’enaction du sentiment de présence est intéressant dans cette approche sensorimotrice de l’immersion, qui dans le fond, se rapproche de la théorie du couplage structurel de Varela. Chaque utilisateur aura ainsi sa propre expérience de la création d’un genre de réalité virtuelle, il vivra toujours différemment l’expérimentation de l’installation, suivant ses humeurs et expériences. Toutefois dans ce contexte où les actions sensorimotrices sont si importantes dans l’immersion, il faut qu’il y ait justement une part d’action motrice physique, pour que l’expérience soit encore plus aboutie. Si une action motrice physique telle que la manipulation d’un objet (gyrocrâne), entre en relation avec l’action sensorimotrice virtuelle (interface BCI), cela ne pourra qu’augmenter considérablement l’expérience sensorimotrice à un niveau multimodal pour l’utilisateur. Ce prolongement de la motricité renforce l’expérience de l’utilisateur, au niveau du vécu subjectif de tous ses aspects multimodaux dans le monde virtuel. C’est pour cette raison que l’interface gyrocrâne transforme un aspect moteur et corporel de l’action du spectateur sur un objet, en action virtuelle permettant le prolongement de la réalité vers cet autre genre de réalité. Par là même cette transformation augmente considérablement le sentiment de présence lors de l’immersion. En effet rien de tel que l’impression de pouvoir agir sur un environnement virtuel par une action physique et concrète, pour ressentir l’émergence d’un sentiment de présence, dû à l’effet de prolongement et de projection du corps dans le virtuel. Cela ramène à cette idée de « présence incarnée » en rapport direct avec la théorie de Varela sur « l’action incarnée ». Pour aller plus loin dans cette idée, il faut considérer que la qualité de l’immersion sensorimotrice dans Vanité interactive est avant tout due à ce fonctionnement parallèle

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive et conjoint de l’interface BCI et de l’interface gyrocrâne. Si l’interface BCI traduit le regard sensoriel et cognitif, par une réaction sensorimotrice dans la scène virtuelle, la sculpture gyrocrâne engage chez le spectateur, une action motrice réelle vers la scène virtuelle. Ces deux interfaces s’articulent alors autour de l’expression d’une multi sensorialité chez le spectateur, afin qu’il puisse se guider et se mouvoir dans l’espace virtuel. Comme le stipule Alain Berthoz dans Le sens du mouvement267, se mouvoir implique la coopération de messages sensoriels multiples : proprioception musculaire, articulaire, sens tactile, vision, audition, capteur vestibulaire de l’oreille interne et cutanés. Les actions de motricité engagées par gyrocrâne et l’interface BCI expriment cette sollicitation multisensorielle du spectateur. Une sollicitation qui s’illustre dans Vanité interactive par l’action incarnée que le spectateur est en mesure de réaliser dans son expérience créatrice, c’est-à-dire les capacités sensorielles et motrices qui contribuent à la reconnaissance et la création d’un monde personnel. Il ne faut donc pas prendre ces interfaces comme un système qui n’est qu’un ajout superficiel. Au contraire, ces interfaces apportent beaucoup à l’expérience. Ils fonctionnent conjointement pour amener le spectateur dans une immersion, où comme le souligne Marie-Hélène Tramus : « le spectateur ne serait pas seulement acteur, mais qu’il deviendrait cocréateur de l’œuvre, d’une œuvre qui advient au cours même de l’interaction268 ». Une sorte de « co-création » qui fait écho aux propos d’Edmond Couchot lorsqu’il parle d’un « auteur aval » (le spectateur) et d’un « auteur amont » (l’initiateur de l’œuvre). En ce sens, l’intérêt de la recherche n’est pas de créer une installation pour mener le spectateur vers quelque chose de figé. L’intérêt réside essentiellement dans la mise en place d’une installation communicante, ouverte à la co-création d’un spectateur acteur de l’œuvre. Une sorte d’installation qui se présente comme un tremplin à l’imaginaire de l’utilisateur qui crée son monde expérientiel. Une manière de faire enacter la création dans l’interaction immersive, et souligner que la co-création semblerait être un fait de l’enaction.

267 A. Berthoz, Le sens du mouvement. Paris : O. Jacob, 2008. 268 M. H. Tramus, « Les artistes et la réalité virtuelle, des parcours croisés ». Intellectica. 2007, no 45, p. 136. 376

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.4 Immersion et interaction fonctionnelle 3.4.1 Accessibilité du dispositif

L’installation Vanité interactive a été conçue pour être utilisée par le plus grand nombre de personnes, dans le contexte d’une exposition. C’est un dispositif qui est destiné à être expérimenté par une personne à la fois. L’installation a été pensée pour être diffusée principalement sur un grand écran, afin de proposer des images plus immersives. Elle peut être aussi utilisée avec un moniteur ou plusieurs moniteurs en mode « écran panoramique ». Dans ce cas, l’approche y est sensiblement différente du point de vue de l’immersion visuelle, mais l’expérience reste sensiblement la même.

Le système utilisé ne requiert pas de connaissance spécifique. Mise à part l’interface BCI qui nécessite un petit temps de calibration et d’apprentissage, l’interface Gyrocrâne trouve naturellement sa place dans les mains de l’utilisateur. Dès les premières manipulations de celle-ci, l’utilisateur comprend très rapidement le fonctionnement du périphérique. D’un point de vue fonctionnel, ces interfaces sont également la vitrine de l’installation. Elles ont pour but de séduire, d’attirer visuellement le spectateur, de l’intéresser et de l’intriguer, grâce à leur mode de fonctionnement inhabituel. Cela est surtout vrai pour l’interface BCI qui par sa présentation sous la forme d’un casque, remporte un franc succès auprès du public.

D’autres éléments symboliques servent également la cause de l’accessibilité de l’installation. Ce sont les crânes qui ont été volontairement représentés sous la forme de calaveras. Des calaveras qui sont accompagnés de couleurs vives et chaleureuses, d’une ambiance légère. Une composition dont le but est d’adoucir la représentation de la mort qui est habituellement macabre. Ces images presque enfantines ont la vocation de conduire le spectateur à s’intéresser à l’installation, à s’y immerger sans retenue en lui donnant l’impression qu’il est devant un contenu amusant et joyeux. Une scène dont l’ambiance est comparable à des jeux d’enfants, mais qui souligne dans le fond le symbole de la Vanité.

Le choix des interfaces et de la forme du contenu est alors justifié par la volonté de faire passer l’installation pour ce qu’elle n’est pas. Une sorte d’œuvre artistique au

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive questionnement profond, qui est dissimulée derrière l’attraction d’un dispositif interactif similaire à un jeu vidéo ludique. Une manière subtile de proposer une réflexion sur la mort, par l’entremise d’un dispositif interactif et visuel qui joue un rôle d’attraction.

Le fonctionnement du système entier joue sur cette question de l’attraction de l’installation par ses dispositifs interactifs et son contenu. En ce sens, le système de Vanité interactive est un leurre qui positionne l’interacteur, dans les mêmes conditions d’utilisation que les jeux vidéo ou les films. L’installation revendique, par cette configuration typique du spectateur devant l’écran, un écho à toutes les perceptions sensorielles et cognitives, que l’utilisateur a l’habitude d’exprimer dans ces conditions. Cette mise en œuvre fonctionnelle et artistique, a pour but de conduire l’utilisateur à s’ouvrir à Vanité interactive. Qu’il n’éprouve pas de crainte ni de retenue dans l’expression de son immersion et de sa participation dans l’œuvre. Que ses réactions restent les plus naturelles possibles, comme celles qu’il peut éprouver devant un film, un jeu vidéo ou tout autre média télévisuel.

D’un point de vue ergonomique, le dispositif peut être rapidement mis en place pour chaque utilisateur. Celui-ci s’installe devant un écran de projection qui recouvre tout son champ de vision. Accompagné par un assistant ou l’artiste lui-même, l’installation de l’interface NIA sur son front ne prend pas plus de deux minutes. La calibration est également simple et rapide. Concernant la durée de l’expérience elle n’excède pas les cinq à dix minutes. La première raison est d’ordre pratique, afin de mettre à disposition l’installation au plus grand nombre. En cela, une expérience trop longue aurait pour conséquence de lasser les éventuels utilisateurs en attente. La deuxième raison se situe par rapport à l’interface BCI, qui peut donner mal au crâne ou des migraines si l’utilisation se prolonge trop. Un problème qui est notamment dû à la pression exercée par le casque sur le crâne, pour qu’il y ait un bon contact entre les électrodes et le front. De plus, forcer sur les différentes manières d’interagir avec les muscles du visage ou les ondes alpha et bêta, achève de conduire à une migraine. Cette migraine s’estompe cependant avec un peu d’entrainement méditatif, qui permet un meilleur contrôle de ses ondes alpha et bêta, sans forcer sur quoi que ce soit.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

L’accessibilité du dispositif a été pensée pour être la plus ergonomique possible dans le cadre d’une exposition. Je voulais que l’installation soit accessible à tout le monde. De l’enfant qui peut y voir un jeu vidéo, à l’adulte qui peut trouver des références à sa propre expérience, à la personne âgée qui peut y concevoir de multiples choses. Toutes ces personnes sont en mesure d’expérimenter le dispositif et en ressentir le message sans le moindre problème. La seule différence résiderait dans l’interprétation que chacun pourrait avoir de ce message.

L’installation Vanité interactive est un dispositif qui n’aura de cesse d’étonner par son ouverture. Accessible à un large public de tout âge, exposant ses atouts sous la forme d’interface nouvelle, dialoguant avec l’expérience de la finitude de chacun, Vanité interactive est une œuvre qui s’expérimente facilement et avec naturel. Il faut nécessairement ne pas avoir peur du ridicule et être assez intéressé par de nouvelles expériences, pour s’essayer à ce que Vanité interactive propose. C'est à dire, une expérience créative et immersive relevée d’une touche symbolique à base de vanité, dans un environnement léger, reposant et haut en couleur.

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3.4.2 Une installation ludico-artistique

Beaucoup de personnes n’ayant pas expérimenté Vanité interactive, mais l’ayant vue fonctionner en tant que spectateur m’ont posé une question sur l’aspect ludique ou non de l’installation. En effet cette question se pose lorsque l’on est spectateur du dispositif. D’un point d’un observateur, voir un spectateur devant un écran, avec un casque sur la tête et un objet en forme de crâne dans les mains, conduit forcément à une réflexion sur la nature réelle du dispositif. Ce dispositif est-il artistique ou ludique ? La question est légitime dans la mesure où Vanité interactive joue sur ce trait d’attraction artistique, à mi-chemin entre l’œuvre artistique et le jeu ludique pour attirer le spectateur et souligner son rapport avec la philosophie mexicaine des « dia de los muertos ».

Dans une première mesure, il s’agira de dire que l’installation est ludique dans sa présentation, son mode de fonctionnement et son contenu. En effet, Vanité interactive se présente à l’utilisateur comme une installation qui donne la part belle à la projection vidéo. Cela permet de rendre l’expérience moins abstraite et plus proche des habitudes de chacun, dans le sens où il est possible de retrouver ses repères devant ce genre de dispositif. Cette configuration permet à un grand nombre de spectateurs d’assister en même temps au résultat de l’expérimentation d’un seul utilisateur, dans un contexte de partage ludique. De son côté, la présence du casque BCI à poser sur la tête des utilisateurs, confie à l’œuvre une aura particulièrement attrayante. Par son aspect innovant, le casque BCI apporte beaucoup lorsqu’il s’agit de mettre en avant l’œuvre et de créer l’envie de l’essayer. Les possibilités offertes par ce système rendent l’installation beaucoup plus amusante et engageante. À l’aide de sa présentation accessible et ludique, le casque BCI apporte en relief cette touche ludique qui confie à l’ensemble de l’installation, l’intérêt des spectateurs.

Dans la même mouvance, le capteur Gyrocrâne apporte également cette touche plaisante. De par son fonctionnement en tant que caméra virtuelle, et sa plastique sous forme de crâne que l’on tient entre les mains, Gyrocrâne étonne. Il procure une expérience interactive surprenante et un intérêt accru pour le spectateur. En somme

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive ces deux interfaces proposent en un sens une approche ludique dans leurs présentations et leurs fonctionnements.

Cette approche fonctionne de concert avec le contenu proposé par l’environnement virtuel. De fait, les calaveras contribuent à donner accès au sujet principal de l’œuvre, par des formes, des couleurs et une légèreté joyeuse propre au divertissement. L’approche ludique des dispositifs d’interactions conduit l’interacteur, dans une première phase à jouer avec l’installation, puis dans une deuxième phase à s’intéresser plus profondément aux Vanités. Ainsi, cette mise en œuvre chaleureuse des images et les actions interactives grâce à leur aspect ludique, conduisent vers les véritables intentions de l’installation. Il est ici question de se servir des fonctions divertissantes de l’installation (découverte et jeu) dans le but d’amener le spectateur à s’intéresser aux vanités et à leur sens en interagissant avec elles, afin qu’il puisse même s’étonner de ses propres réactions envers des images qui évoquent la mort.

Ainsi Vanité interactive peut être considérée d’une certaine manière, comme une installation ludique. Il y a un certain plaisir à expérimenter l’œuvre avec les dispositifs d’interaction, la 3D temps réel, son approche très similaire à celui du jeu vidéo et les calaveras hauts en couleur. Mais il faut retenir que tous ces éléments sont des vitrines pour le public, dans le but de l’attirer vers une expérience résolument plus profonde de l’œuvre, pour lui permettre de s’immerger plus facilement dans le sujet abordé par les calaveras, et de le conduire vers l’émergence de son propre imaginaire.

Après avoir vu en quoi Vanité interactive pouvait être une œuvre ludique. Je vais souligner dans quelle mesure cette expérience personnelle de soi, rappelle d’une certaine manière que le sujet profond de l’installation n’est pas tout à fait ludique. De ce fait, les dispositifs d’interaction sont en relief des vitrines technologiques qui attirent le regard et la curiosité des spectateurs. Mais leurs fonctions par rapport à l’œuvre sont bien plus profondes que le simple rôle d’apparat qu’ils semblent tenir. Ils sont l’intermédiaire d’un dialogue entre l’homme et la machine. Des transformateurs de réalité qui accordent à l’interacteur la possibilité de se mouvoir, d’interagir et de dialoguer avec son environnement virtuel. Ils lui permettent une découverte intérieure, une méditation au-devant d’un sujet aussi essentiel que celui du rapport à

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive la mort. Ainsi, le dispositif Gyrocrâne, en forme de crâne, que l’on tient dans ses mains est là pour évoquer l’idée de la mort. Le dispositif BCI est quant à lui présent pour signifier davantage le dialogue en accentuant l’enaction du sentiment de présence lors de l’expérience. Il accorde au spectateur la mise en exergue de cette nouvelle réalité qui le conduit à se retrouver dans une expérience intime envers lui-même, de création imaginaire et de confrontation avec sa propre finitude.

Vu sous cet angle, Vanité interactive n’apparait pas comme une installation ludique, mais plutôt comme une expérience qui conduit à se projeter dans la découverte d’un plaisir esthétique, d’une interaction créatrice, de l’expérimentation d’un corps sensation, d’un aspect artistique et créateur qui découle de l’interaction avec l’espace virtuel. Elle est une pièce qui invite à redécouvrir son « moi » profond, au travers d’un environnement peuplé de calaveras symboliques de la mort festive.

Il apparait que l’installation Vanité interactive est une combinaison ludique et artistique, qui crée chez le spectateur un intérêt pour son contenu et l’envie de s’immerger davantage dans cet imaginaire. Un imaginaire qui est un environnement évolutif développé par l’utilisateur, en même temps que celui-ci agit sur sa création. C’est bien là le principal trait de caractère qui découle de Vanité interactive. L’installation jongle entre le ludique et l’artistique pour qu’émergent chez le spectateur, l’envie et le plaisir d’expérimenter les vanités. En somme, l’hybridation ludico-artistique est une manière toute à fait intéressante d’élargir le champ d’application de l’œuvre artistique. Vanité interactive le montre bien, avec la portée de son message qui permettrait au spectateur d’accéder au sujet intime et profond de sa finitude, par le biais d’une expérience singulière, subjective et créative.

En somme le côté ludique dans Vanité interactive est à concevoir comme une manifestation ludico-artistique. Une hybridation qui au-delà d’être une manière de camoufler la mort pour en faciliter l’approche, est en réalité un moyen de rire de la mort aux éclats parce qu’on est vivant, de conjurer cette mort. Un jeu de vie et de mort qui est inspiré de la culture mexicaine.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Cependant il faut préciser que le terme « ludique » n’est pas à considérer comme un « trait » qui définit un objet ou un fonctionnement, mais il est plus à objectiver comme une « attitude ». Dans le cas des jeux vidéo (classique ou serious game), Jane McGonigal définit cette « attitude » comme une « activité plaisante » régie par quatre éléments : le but, les règles, la rétroaction avec le système et la participation volontaire. Le but représente ce que le joueur doit réaliser dans le jeu. Les règles limitent les possibilités du joueur de réaliser le but. La rétroaction avec le système informe le joueur sur son degré d’avancement vers le but. La participation volontaire, souligne que tous joueurs connaissent et accepte le but, les règles, et la rétroaction avec le système269.

En ce sens, si on peut faire le rapprochement entre l’installation ludico-artistique Vanité interactive avec un « serious game » du fait de l’utilisation du jeu vidéo comme support, il faut souligner leur différence : Vanité interactive offre une expérience ludique intime, sensible, qui développe une attitude singulière et créative au spectateur. Alors que l’objectif des serious game est de proposer à un utilisateur d’avoir une attitude d’apprentissage spécifique dans un domaine professionnel, ou de la vie courante par le ludique.

269 J. McGonigal, Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World. London : Vintage, 2012, p. 21‑ 22. 383

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.4.3 A propos de l’interaction à la manette, au clavier et à la souris

L’un des éléments principaux contribuant à la réalisation de l’installation a été remis en question, par certains utilisateurs. Cet élément tant controversé est bien entendu l’interface BCI qui pour certaines personnes, pourrait être remplacée par un dispositif plus traditionnel. En effet, la question qui peut se poser concerne l’utilité réelle du dispositif BCI dans le fonctionnement de l’installation. Il est alors intéressant de comparer l’utilisation du casque BCI par rapport à d’autres interfaces plus traditionnelles comme le clavier, la souris ou encore la manette de jeu. Cette comparaison aura pour but d’étudier si la mise en œuvre de l’interface BCI, peut être vue comme une interface placebo donnant l’impression d’agir par la pensée, ou simplement un nouveau médium d’expression artistique. Cette comparaison avec les interfaces traditionnelles démontrera également l’intérêt que peut avoir, le dispositif Gyrocrâne dans l’engagement de l’utilisateur envers l’œuvre.

L’utilisation de Vanité interactive sans le casque BCI, est une expérience assez riche en enseignement à propos de la manière dont l’utilisateur vit l’expérience. Je m’étais déjà posé la question durant la phase de création, étant donné que j’effectuais régulièrement des tests « rapides » avec clavier et souris. La question était, en quoi l’interface BCI serait différente de ces périphériques de saisie classiques ? Je l’ai mise de côté en attendant que de multiples expérimentations m’aident à trouver les réponses adéquates. Un jour, la question m’a été posée par des spectateurs. Ils m’ont alors demandé sensiblement la même chose : la différence qu’il pourrait y avoir entre l’interface BCI et d’autres dispositifs interactifs tels que le clavier, la souris ou la manette ?

Avant de répondre, je vais rappeler brièvement à quoi sert l’interface BCI, pour pouvoir mieux la comparer à des interfaces classiques. Le casque BCI permet de se mouvoir dans l’espace virtuel, en accordant à l’interacteur l’impression qu’il contrôle son déplacement (concrètement celui de son avatar) par l’action cérébrale dans une configuration différente de la réalité. Ce mode de fonctionnement lui donne l’illusion qu’il est possible d’effectuer des actions motrices par la pensée. Même si ces actions

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive restent simples, dû notamment à la volonté d’éviter de créer des interférences dans les signaux EEG, la simple action virtuelle qui n’engage pas une motricité physique pour qu’elle se réalise, permet de donner l’impression de contrôle par la pensée. Ce constat est ceux sur quoi repose l’utilisation de l’interface BCI dans Vanité interactive. Or maintenant si les actions permises par le casque BCI sont remplacées par un clavier, il est évident que le résultat sur l’immersion ne sera pas le même.

Le clavier apporte des caractéristiques à l’interaction que le casque EEG ne peut pas réaliser, comme la précision de mouvement ou la rapidité d’action, qui reste beaucoup plus simple à effectuer avec le clavier. Ce périphérique représente un aspect ludique qui lui est propre et naturel. De plus ce côté ludique permet une plus large accessibilité à l’installation, étant donné qu’elle apparait comme une application qui peut être facilement contrôlable par une interface que tout le monde peut maîtriser.

Cependant, le danger avec ce côté trop ludique est qu’il confère à l’installation, un aspect « application » parmi tant d’autres. Il abaisse Vanité interactive au rôle d’un programme, véhiculant des images animées comme pourrait le faire n’importe quel jeu vidéo en 3D temps réel. C’est ici que s’arrête alors l’intérêt très minime du clavier pour Vanité interactive. Pour cause, le clavier ne peut pas permettre à Vanité interactive de se démarquer de l’image ludique. Au contraire la présence d’un clavier efface davantage le côté artistique, au profit d’une application ou d’un jeu. En outre, le clavier n’a pas le même attrait aux yeux des spectateurs, par rapport au casque BCI. Ce dernier produit chez le public de la curiosité, une envie d’essayer le dispositif et un intérêt pour l’installation entière. Sans parler de l’image artistique que véhicule le clavier, qui semble désuet comparé à aux capteurs sensoriels du casque NIA et de Gyrocrâne.

De fait, NIA et Gyrocrâne apportent une interaction plus en rapport avec mes convictions artistiques. Ils procurent également beaucoup plus de réalisme et d’imaginaire aux utilisateurs, tant le niveau d’immersion qu’ils proposent est au-delà de ce qu’un clavier peut proposer. Le dialogue qui s’établit entre le spectateur et l’œuvre grâce au casque BCI est sans conteste d’une richesse cognitive étonnante. Même si dans le fond, le casque ne donne que l’illusion d’interagir par la pensée pour certains (interaction EMG), pour d’autres la maîtrise des ondes alphas et bêta, accorde

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive une véritable expérience de dialogue cognitif avec la machine, dans un système de rétroaction créatrice. Un point que le clavier ou la souris ne peut pas réaliser ou du moins à un niveau cognitif qui n’est pas le même. Avec le casque NIA, l’interacteur se projette subjectivement dans l’espace virtuel, et à l’impression d’interagir directement avec ses ondes cérébrales. Cela enclenche un haut niveau cognitif pour la réalisation de telle ou telle action motrice dans Vanité interactive. Le clavier pour sa part n’engage pas les mêmes niveaux cognitifs, étant donné que ce sont des actions motrices et physiques des doigts de l’utilisateur sur le clavier, qui déclenchent l’action. Ce niveau d’interaction cognitif est somme toute classique, comparé au schéma mis en jeu dans le fonctionnement du casque BCI.

En somme du point de vue de la réalisation de l’immersion dans l’environnement virtuel, l’interface BCI permettrait l’enaction d’un sentiment de présence très élevé. Un sentiment de présence qui apporte à l’utilisateur une expérience du vécu dans une autre réalité qu’il peut expérimenter avec naturel. Une sorte de monde virtuel dans lequel il est en mesure de se mouvoir, d’interagir, de créer sa propre expérience imaginaire. La capture des EEG par l’interface BCI apparait alors comme un outil, permettant d’atteindre ce sentiment de présence typique que je cherche à véhiculer par l’intermédiaire de Vanité interactive. En somme, une expérience sensible dans laquelle les règles qui s’appliquent à la réalité sont totalement redéfinies, dans un monde virtuel qui est un tremplin à la création imaginaire partagée entre l’artiste et l’utilisateur.

Pour sa part l’utilisation de la souris pour remplacer Gyrocrâne, est possible. Mais il faudra alors revenir sur les mêmes arguments et contre arguments, que je viens d’émettre pour le clavier. La souris est un périphérique classique qui permet le pointage en bureautique, ou l’orientation de la caméra dans un jeu vidéo. J’ai choisi de garder cette dernière utilisation pour Vanité interactive, car il n’était pas possible d’utiliser l’orientation des yeux sans altérer la qualité des signaux cérébraux. D’un point de vue symbolique et fonctionnel, j’ai camouflé le dispositif de la souris 3D dans le Gyrocrâne, dans le but de rendre cette interaction beaucoup plus réaliste, et de permettre à l’utilisateur une meilleure immersion dans l’environnement virtuel. Loin

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive de l’éternel couple clavier-souris, mais avec un objet symbolique en main, l’utilisateur participe dès les premiers instants à la création de sa propre expérience immersive dans Vanité interactive.

Concernant le cas de la manette, celle-ci est encore plus encline à transformer l’installation en une sorte de jeu vidéo interactif. De fait, la manette est en mesure de remplacer complètement les interfaces sensorielles utilisées dans Vanité interactive. Le nombre de ses entrées sont nombreux et les sticks analogiques remplacent plutôt bien n’importe quel dispositif de pointage. Utilisée pour expérimenter Vanité interactive, la manette s’avère être d’une extrême précision dans toutes les actions motrices et interactives. Or malgré cet argument de précision, le problème avec la manette reste le même que pour le clavier et de la souris. Ce périphérique modifie la façon de vivre l’expérience à cause de son caractère trop ludique. Ainsi l’utilisation de la manette comme interface d’interaction, transforme l’expérience artistique en expérience ludique, en annihilant le niveau de projection immersive que l’interface BCI permet d’atteindre. L’expérience s’en trouve appauvrie de sens artistique, symbolique, voire même de sa vocation première qui est de permettre à l’utilisateur de s’émanciper face à sa finitude.

De fait, Vanité interactive n’a pas été conçue pour être expérimenté avec d’autre périphérique que l’interface BCI et Gyrocrâne. Dans sa phase de création j’ai personnellement utilisé le clavier, la souris et même la manette pour tester les différentes possibilités offertes. Si aucune de ces interfaces n’a retenu mon intérêt, c’est qu’elles ne devaient certainement pas convenir à mon désir de création. En somme la comparaison reste cependant intéressante, puisqu’elle montre à quel point les enjeux que je veux mettre en exergue avec Vanité interactive (immersion, enaction, co- création), conduisent au final au choix de la technologie utilisée pour les réaliser. Cela conforte en un sens la décision qui s’est portée sur des systèmes interactifs innovants. Des systèmes qui au-delà de leurs aspects audacieux contribuent à marier l’art et la technologie, dans la mise en œuvre d’un nouveau médium d’expression artistique participatif. Un médium qui permet d’étendre la participation du spectateur, de lui donner un rôle créatif en tant qu’interacteur de l’œuvre.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Au vu de ce discours sur l’importance de l’interface BCI, il faut cependant rappeler que la plus-value de cette interface réside également dans une sorte d’effet placebo. Une illusion de contrôle par la pensée qui passe nécessairement par la croyance de la part de l’utilisateur à ce « pouvoir surnaturel ». En effet, il a été vu que l’interaction par la pensée n’est pas à prendre au premier degré. La technologie actuelle des BCI ne le permet pas vraiment. D’autres technologies le permettent, mais elles sont invasives, donc inapplicables dans le cadre d’une installation artistique participative. En somme, il ne suffit pas de penser qu’on marche, pour que l’avatar avance. Ce qui bloque cette théorie est le mode de fonctionnement des BCI actuels. Dans la mesure où ce qui est analysé de l’activité cérébrale se retrouve sous la forme d’une onde. Ce sont les caractéristiques de l’onde qui permettent de connaître la nature de celle-ci, à savoir : alpha ou bêta. Pour réaliser la théorie de la pensée en action, il faudrait faire un schéma cérébral de telle ou telle pensée. Une sorte de carte en relief des zones d’activation du cerveau par rapport à une action ou une pensée précise. Cela permettrait par un procédé de reconnaissance, de savoir ce que pense ou veut faire l’utilisateur. Actuellement, dans la gamme peu étendue des BCI non médicaux, seule Emotiv donne l’impression qu’il est possible de visualiser les zones d’activité du cerveau afin d’en faire une cartographie. Mais au vu des résultats plus que hasardeux de cette pratique, il vaut mieux attendre l’avancée technologique pour espérer un jour aller encore plus loin dans l’interaction par la pensée.

C’est pour cette raison que l’effet placebo produit par le casque NIA est déjà une grande avancée dans le domaine. Il permet dans un sens non pas d’interagir avec une pensée précise, mais avec un état cérébral. Une manière certes simplifiée de procurer la sensation d’interagir avec sa volonté, mais pour l’instant largement suffisante pour que la magie opère. Une illusion qui ne conviendrait certainement pas à la recherche scientifique, mais dans notre cas, cela apporte tellement de crédibilité au propos, qu’il serait dommage d’offusquer l’immersion engendrée par un tel dispositif.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.4.4 Les ressentis contemplatifs et méditatifs en jeu

Avec cette étude sur l’aspect fonctionnel de l’installation, il apparait que tout le système qui compose le dispositif Vanité interactive est voué à le rendre attractif aux yeux des spectateurs. Sans pour autant présenter Vanité interactive d’une manière trop ludique, les systèmes d’interaction en jeu, accordent aux spectateurs une diversité d’appréciation créatrice. Cependant qu’en est-il du ressenti du spectateur ? Dans cette section je vais m’intéresser à cette question pour découvrir ce que le spectateur serait en mesure d’éprouver pendant l’expérience.

Les éléments symboliques de l’installation soulignent cette représentation de la mort aux caractères sublimes, que je veux proposer au spectateur. Une manière de faire le parallèle avec les éléments symboliques de la Vanité Classique et son message méditatif et réflexif. Cette forme de méditation est l’état que je recherche à faire ressentir à l’interacteur de Vanité interactive. Dans le même ordre d’idée que la méditation exhortée par les tableaux de vanité du XVIIe siècle, l’installation tente d’apporter une remise en question des aprioris envers la mort, par la méditation sur le caractère éphémère de la vie humaine face à la finitude qui guette. Une manière somme toute détournée de conduire à la « contemplation », la création et l’imaginaire, grâce à l’aspect fonctionnel et attractif des systèmes immersif et interactif de l’installation.

La notion de contemplation prend alors une place importante dans les ressentis qu’exprime le spectateur devant Vanité interactive. Par contemplation, il faut bien sûr faire référence à sa définition du sens intérieur se rapportant à la méditation. Dans notre cas, il ne s’agit pas de la définition au sens philosophique que Platon en fait dans le Banquet. Une définition qui tend à concevoir la contemplation (Theoria) comme le plaisir suprême au sommet de l’existence humaine. Un état qui d’après Platon, est associé à l’amour et la beauté. Une sorte de perfection accessible dès lors que la contemplation est dirigée vers ce qui est supérieur. Ou alors la conception d’Aristote dans le livre X de Éthique à Nicomaque, qui place la contemplation comme la plus haute activité de l’homme, ce qui lui permet d’atteindre le bonheur, et d’accroitre son intellect vers la connaissance.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

La contemplation dans Vanité interactive se rapprocherait plus de la contemplation esthétique en art. C’est-à-dire l’état du spectateur en train d’apprécier l’art en reliant l’ouïe et la vue à l’objet de son attention, afin de mettre en place une réceptivité de l’œuvre. Un état dans lequel l’âme se détache et devient spectateur dans une expérience hors du temps. La contemplation apparait alors comme une action de l’âme, vers un plaisir esthétique du « vivre l’œuvre d’art ». Elle accompagnerait le regard et l’observation de l’œuvre d’art. Plus précisément, Vanité interactive a été réalisée afin de conduire l’interacteur vers une contemplation méditative. Une méditation qui lui permettrait entre autres de s’immerger davantage dans son expérience, dans un état spirituel et intellectuel qui le pousserait à plonger au plus profond de lui-même, sans qu’il s’en rende compte.

Pour préciser davantage cette contemplation méditative dont il est question ici, il faut souligner le paradoxe culturel qui peut être fait concernant le terme « méditation ». Suivant les cultures, la méditation n’est pas conçue de la même manière. Avec Descartes, le point de vue occidental sur la méditation est d’ordre intellectuel. La méditation est alors vue comme un état de réflexion et de concentration intense. On peut facilement s’en rendre compte avec l’exemple du « flow270 ». Un terme qui est utilisé pour expliquer l’état de concentration intense dans lequel s’immerge un individu dans une tâche qui absorbe toute son attention.

Alors que d’un point de vue oriental la méditation est une notion beaucoup plus spirituelle. La méditation apparait pour beaucoup de cultures comme la recherche de la paix intérieure, une expérience de soi, un relâchement des sens et du corps, une prise de conscience de soi, un moment de sagesse, de calme et de volupté intime. Une pratique qui relâche le corps pour laisser divaguer l’esprit au sein de son être. D’un point de vue oriental, la méditation se révèle plus comme une pratique pour le bien être du corps et de l’esprit, grâce à leur libération spirituelle. Elle n’est pas une action

270 « Le flow (appelé aussi expérience optimal) est un concept élaboré par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi en 1990, à propos de l’état subjectif de se sentir bien, atteint quand une personne est complètement absorbée dans ses activités, dans un état de concentration intense, avec un sentiment d’engagement total et la perte de la notion de temps. Pour le psychologue qui travaille également sur le bonheur et la créativité, le flow est l’état dans lequel l’individu est le plus heureux. Très caractéristique de l’efficacité au travail ou dans les capacités personnelles créatives, cette conception a été reprise dans bon nombre de domaine en lien avec la réussite sociale, professionnelle, sportive… ». 390

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive définie par l’intellect, mais au contraire un relâchement complet de cette ébullition, pour laisser divaguer son moi dans la contemplation intérieure.

Dans Vanité interactive la méditation mise en jeu dépendrait du spectateur. Elle pourrait de l’ordre d’une méditation spirituelle Oriental, mais également une méditation intellectuelle occidental. Si le spectateur ressent une méditation spirituelle autour de soi, le bien-être qu’elle lui procure pourrait amener son expérience personnelle à se confronter avec les symboliques de la vanité interactive. Cette confrontation pourrait le conduire à se rende compte que rire et jouer de la mort, avoir une attitude relâché et ouverte spirituellement face à elle, peut-être plaisant. Si le spectateur ressent une méditation réflexive, celle-ci pourrait faire écho aux messages des Vanités classiques invitant à une réflexion sur la vanité de la vie. Dans les deux cas, le but de la méditation ressentie dans Vanité interactive, serait de proposer au spectateur des pistes possibles de prise de conscience par rapport à son attitude devant la mort, afin de lui souligner qu’un point de vue mexicain ou tibétain, pourrait être la meilleure façon de vivre pleinement sa vie.

Cette proposition artistique est à considérer comme un essai de réponse aux propos d’Ariès sur l’ensauvagement de la mort. Pour rappel, en occident, la mort a été expulsée hors des villes après avoir longtemps été inscrite au sein même des églises. Or de nos jours et plus particulièrement maintenant, les conventions ont transformé ce respect jadis pour les morts, en quelque chose d’incontrôlable, d’intolérable qu’il faut cacher, mais qui est pourtant partout... Ainsi j’avais fait la proposition que la mort reviendrais dans les villes par le biais de ces médias sous la forme d’une représentation ensauvagée. L’anthropologue Joan Halifax ira dans ce sens lors de son dialogue avec le Dalaïlama, et dira qu’il s’agit d’un conditionnement de la société qui chosifie et aliène l’expérience de la mort en lui attribuant une forme malsaine271. Une image de la mort qui est complètement absurde et qui fait peur sans raison, alors que l’approche de la mort dans les cultures mexicaines, tibétaines et même malgaches… se fait dans un profond respect empli de philosophie.

271 Bstan-dzin-rgya-mtsho, F. J. Varela, C. B. Levenson[et al.], Dormir, rêver, mourir : Explorer la conscience avec le dalaï-lama. Le Grand livre du mois, 1998, p. 233. 391

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

La méditation vers laquelle je veux amener le spectateur dans Vanité interactive, est une méditation proche de ces cultures respectueuses des morts, comme la culture festive mexicaine, qui fête ses morts dans la joie et le respect. Pour les mexicains les mort seront toujours présent tant que les vivants pensent à eux avec respect. Leur conception de la mort a su garder ce lien étroit entre la famille et le défunt là où en occident, le veuf ou la veuve reste souvent solitaire dans sa douleur (en référence aux propos d’Ariès). Cette méditation est également proche des relations que les Tibétains entretiennent avec la mort. Pour eux la mort, n’est pas la fin de toute chose, elle est intime, pleine de compassion.

Pour conduire le spectateur vers ce genre de méditation, j’ai choisi de représenter la mort sous la forme de calaveras, que je considère en adéquation avec ces pensées et cultures de références. Des représentations amusantes, qui peuvent mener vers une méditation sur la mort sans peur et peut-être même d’une manière inconsciente. Une manière de méditer sur l’instant humain qui est mortel, grâce à la symbolique de la vanité. Des symboliques qui dévoileraient l’importance de la vie et redonneraient son intimité et sa valeur à la mort dans la société moderne occidentale, en comparaison au XVIIème siècle où la vanité était l’effigie du respect que l’occident avait pour la mort et ses morts.

Au final, malgré le chemin tracé par le contenu, les interfaces interactives, le dispositif et le discours sur la contemplation méditative, ce qui transparaît est cette interaction personnelle que le spectateur réalise avec les éléments symboliques de l’installation. C’est bien là que réside l’intérêt de l’installation, c’est-à-dire : une appropriation du contenu symbolique grâce au système interactif qui le conduirait à façonner sa propre expérience et sa propre manière de ressentir, de vivre sensiblement l’œuvre. En effet, il apparaît plus intéressant de laisser le spectateur vivre l’expérience qu’il veut vivre, malgré les ressentis et sentiments que l’artiste aurait voulu faire émerger. Cela n’est pas un frein à la création, au contraire. Grâce aux interfaces qu’elle propose Vanité interactive joue sur ces deux points : autant elle conduit le spectateur à avoir une réflexion méditative vers quelque chose (les vanités, la mort, un éventuelle

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive changement d’attitude…), autant elle laisse l’interacteur mener l’expérience méditative comme il l’entend en répondant à ses actions, en le faisant participer au fonctionnement de l’œuvre. Comme le dit Marie-Hélène Tramus, il y a ici « l’introduction du corps interagissant, de son action, de sa perception, de son émotion, et de sa cognition, au cœur même de l’expérience esthétique272 ». Pour ma part, cette manière d’opérer est la suite logique de ma démarche qui est d’accorder au spectateur, la possibilité de devenir co-créateur de l’œuvre, que sa participation et ses choix lui procurent à chaque fois une expérience nouvelle. Cela permettrait l’introspection, une prise de conscience accrue de son expérience, pouvant induire un changement d’attitude face à la représentation de la mort.

272 M. H. Tramus, « Les artistes et la réalité virtuelle, des parcours croisés », op. cit., p. 129. 393

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3.5 Retour d’expérience utilisateur 3.5.1 Pourquoi ces retours d’expérience ?

Tout au long de ce manuscrit, il a été question d’expliquer le cheminement de pensée qui a mené à la création de Vanité interactive. Une fois la genèse de Vanité interactive développée, j’ai parcouru le processus d’élaboration, pour ensuite essayer de développer les enjeux qu’il peut y avoir avec cette œuvre. Pour cela, j’ai tenté de dessiner les contours de ce que l’installation est en mesure de faire ressentir au spectateur d’un point de vue cognitif. Mais également le message artistique dont elle est porteuse. Par la suite, j’ai survolé l’aspect technologique de ses dispositifs sensoriels, afin d’en comprendre le fonctionnement et de voir les interactions dont il est question. Suite à toute cette théorie sur l’émergence de Vanité interactive, son action sur le spectateur et son fonctionnement, il semble dorénavant évident de présenter l’installation d’un point de vue pratique, par l’intermédiaire d’une synthèse des retours d’expériences de la part d’interacteurs. Des retours d’expériences importants à considérer tant Vanité interactive est avant tout, une installation destinée à être expérimentée par le public dans un cadre muséal.

De plus mon intérêt concernant le ressenti de l’utilisateur est étroitement lié au fonctionnement de Vanité interactive. Ce retour d’expérience utilisateur est quelque chose dont il a toujours été question dans mon travail. Mais jusqu’à présent, je n’avais pas eu l’occasion d'établir de protocole dans lequel, j’aurais eu l’occasion de faire des entretiens post expérience. Or, grâce à cette installation et ses dispositifs interactifs, j’ai pu enfin réaliser ces entretiens sur le vécu du spectateur, découvrir son immersion dans la réalité virtuelle, et ses ressentis des dispositifs comme gyrocrâne et l’interface BCI NIA.

Par contre, il faut bien garder à l’esprit qu’il ne sera pas question de vérifier l’exactitude scientifique des théories citées plus haut. Mais bien de se rendre compte de la richesse du vécu de chaque personne interrogée ici. Une richesse qui se révèle dépendante de l’expérience de chacun. Je soulignerai alors comment cette expérience personnelle amène l’utilisateur à la création induite de son propre monde, de sa propre

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive manière de vivre l’œuvre. Une sorte de création imaginaire à l’intérieur même de l’installation, un essai de « co-création ».

La première fois que Vanité interactive a été exposé aux « Bains Numériques #4 273 » en 2009, je m’étais concentré sur le modèle d’interaction représenter par l’interface NIA, ainsi que toutes les problématiques que cela pouvait engendrer. Ce n’est qu’à la suite de cette première exposition que je me suis rendu compte que Vanité interactive pouvait aller beaucoup plus loin. Dans le fond je voulais apporter une nouvelle façon de vivre l’expérience d’une œuvre, avec en arrière-pensée : le désir caché de connaître les ressentis des spectateurs. Un désir qui tente de comprendre « le vécu » afin de faire évoluer l’œuvre, au fur et à mesure des retours d’expériences et de l’avancée de la technologie. Une œuvre vivante qui évolue en même temps que son époque. C’est pour cette raison que Vanité interactive s’est transformée au fil du temps, en une œuvre évolutive à laquelle j’ai travaillé depuis tout ce temps. Une œuvre qui continue toujours d’évoluer, en gardant une base qui se retrouve enrichie par des apports symboliques, interactifs et technologiques. Une évolution qui trouve ses inspirations dans les retours d’expériences, qui sont d’une importance capitale à la compréhension du lien qui se créé entre Vanité interactive et son public. Dans le but non pas de l’améliorer, mais de le rendre toujours plus créatif et artistique aux yeux des utilisateurs.

273 « Les Bains Numériques » est un festival d’art numérique organisé par la ville d’Enghien-Les-Bains. Durant toute une semaine la ville entière tourne à l’heure de l’art numérique, avec des expositions, des installations, des concerts, des performances numériques en direct… 395

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.5.2 Type d’utilisateur

Je suis conscient que le cadre joue énormément dans l’expérience d’une œuvre d’art. De ce fait, les vécus dont il sera question ne reflèteront pas forcément le même degré de pertinence cognitif que dans un cadre muséal. Mais cela ne pose pas de problème dans la mesure où justement, Vanité Interactive est une installation qui propose de jouer sur ces différences, afin de conduire à une expérience personnelle toujours renouvelée. Peu importe le cadre dans lequel Vanité interactive est expérimentée, puisque chacun la vit à sa manière. Ce qui compte dans le cas de la conduite de ces entretiens est l’ouverture sincère à la discussion et l’évocation du vécu expérientiel de l’interacteur. Dans le but de comprendre la manière dont les spectateurs expérimentent l’œuvre d’un point de vue cognitif et immersif, d’engager une réflexion sur la réception des messages de l’installation, ainsi que l’évolution des réactions des spectateurs face à ces représentations symboliques de la mort. En somme ces expériences ont pour vocation de recueillir des informations sur le vécu dans le but de faire évoluer davantage l’installation et la recherche qui s’y rattache.

Dans cette démarche, je voulais que les participants soient les plus variés possibles. Elles ont comme point commun de n’avoir aucune relation avec le domaine de cette recherche et peuvent donc être considérés comme des spectateurs. Les autres points communs sont leur curiosité pour l’art, leur intérêt pour tester une installation artistique et l’envie de donner leur point de vue. Concernant la diversité des individus, j'ai voulu une équivalence en nombre d’hommes et de femmes, de personnes jeunes, d’adultes, et de personnes âgées. La situation sociale n’a pas été prise en compte, ni les goûts concernant l’art ; même s’il s’est avéré que les personnes ayant un goût pour l’art, se sont davantage intéressées à ma proposition.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.5.3 Protocole d’expérience

Concernant le protocole d’expérience, il s’agit de voir en détail les étapes successives du déroulement de l’expérimentation afin de mieux les comprendre. Il faut cependant garder à l’esprit l’objectif qui est, la possibilité de faire un retour d’expérience sous la forme d’un entretien suite à l’expérimentation. Cet entretien, l’utilisateur pourra le choisir en fonction de sa curiosité. En effet deux sortes d’entretiens qui s’articulent tous les deux autour du vécu de l’utilisateur seront proposées, avec comme différence essentielle, une approche plus informative pour l’un et une accessibilité accrue pour l’autre.

De la sorte, la première forme d’échange, est un entretien de retour d’expérience basé sur une discussion et conduit par un questionnaire. Cet entretien permet de recueillir le vécu et le ressenti des interacteurs au travers des descriptions de leurs expériences.

Je propose également à l’interacteur, un écchange sous la forme « d’entretien d’explicitation274 » qui tente d’explorer des vécus de la conscience. Cet entretien est plus informatif concernant la mise en évocation de l’expérience de l’interacteur, puisqu’il permet d’avoir un accès aux vécus pré-réflexifs275.

J’ai découvert l’entretien d’explicitation grâce à Chu-Yin Chen durant le stage de l’Aphex2276, (l’atelier de phénoménologie expérientielle et exploratoire) un atelier organisé par Jean Vion-Dury au CHU Sainte Marguerite à Marseille. Cet atelier permet des rencontres entre psychologue, linguiste, philosophe, orthophoniste, neuroscientifique, psychiatre, artiste… autour de l’entretien d’explicitation afin de développer des méthodes, des réflexions épistémologiques, phénoménologiques,

274 L’entretien d’explicitation a été élaboré par Pierre Vermersch. C’est un entretien visant à faire décrire de la manière la plus fine possible une expérience : son déroulement, la partie implicite de la situation. Le but de cet entretien est l’information du sujet, par l’introspection et la verbalisation de son propre vécu. Les applications de cette méthode son multiple : médecine, psychiatrie, neurosciences… 275 C. Balzani, J.-A. Micoulaud-Franchi, N. Yunez[et al.], « L’accès aux vécus pré-réflexifs. Quelles perspectives pour la médecine en général et la psychiatrie en particulier ? » Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique. mars 2013, vol. 171, no 2. Pour voir l'article : https://docs.google.com/viewer?a=v&pid=sites&srcid=ZGVmYXVsdGRvbWFpbnxqZWFudmlvbmR1cnl8Z3g6N2Q2ZTkyMj FlMjFiMDM5Mw. Consulté le 23.01.2014. 276 Pour plus de précision : https://sites.google.com/site/jeanviondury/home/aphex. Consulté le 23.01.2014. 397

Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

éthiques et l’analyse des données… En somme ces rencontres permettent d’étudier les questionnements et les enjeux que peuvent souligner l’entretien d’explicitation dans divers domaines, afin de poursuivre son développement. Dans cet atelier j’ai découvert, comment il était possible d’explorer le vécu des personnes avec une certaine précision. Naturellement cette méthode d’exploration a rejoint mon désir de recherche concernant le ressenti du spectateur devant une œuvre. D’où l’utilisation de cette méthode dans cette recherche.

Cependant, il faut garder à l’esprit que la conduite d’un entretien requiert beaucoup d’expérience. Cela est une chose que je n’ai pas pu suffisamment acquérir durant le stage. J’ai alors conduit mes entretiens d’explicitation de manière à ce qu’ils soient les plus précis possible, par rapport à la méthode d’explicitation. C’est une forme d’entretiens qui s’inspire des entretiens d’explicitation, qui ont été réalisés dans cette recherche. Non des entretiens d’explicitation menés par un spécialiste de la question. D’où cette segmentation des entretiens en deux catégories pour être au plus proche des utilisateurs, dans leur envie de parler de leur expérience.

Malgré leur disparité sur la forme de leur mise en œuvre, ces deux catégories d’entretiens ont pour moi le même but : celui de permettre une exploration d’un vécu par l’introspection, de recueillir un point de vue, de connaître le ressenti, d’engager une discussion ouverte autour de Vanité interactive. Peu importe l’entretien qui sera réalisé, tant que le spectateur réussit à extérioriser par des mots, des gestes ou des émotions la richesse de son expérience, la finalité de ce que j’attends de ces entretiens sera accomplie. Dans cette étude sur le ressenti des interacteurs, je ne cherche que la compréhension du vécu utilisateur, afin d’améliorer sans cesse l’expérience immersive du spectateur.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Mise en place, installation et calibration :

- Version de Vanité interactive 2.0 c’est-à-dire que : les objets symboliques comme le livre, la bougie, le smartphone n’étaient pas encore présents. Les principaux ajouts comparés à la version 1.0 sont : l’IA de certains calaveras, dont le gros crâne, le paramétrage de la danse des calaveras, la bulle de savon avec IA, un plafond redessiné pour plus de hauteur. - Le spectateur s’assoit confortablement devant l’écran, de manière à ce que celui-ci lui apparaisse d’une taille conséquente. Il faut qu’il ait l’impression d’être enveloppé dans l’image, tout en ayant un champ de vision qui englobe l’image projetée. - Le spectateur doit se détendre et éviter d’avoir son portable sur lui, car cela crée des interférences avec le boitier de contrôle de NIA. D’ailleurs ce boitier doit également être tenu éloigné de tous champs magnétiques, comme ceux créés par les transformateurs de courant. Sinon le biosignal reste plat ou parasité. - Une fois le casque installé et les électrodes précisément positionnées sur le front, le spectateur doit se concentrer sur une courbe qui représente son biosignal. Il doit se détendre afin d’abaisser cette courbe à un certain niveau, pour que la calibration puisse se faire. - Lors de la calibration, le spectateur doit regarder fixement une cible, en restant le plus calme possible. Cette calibration permet d’adapter le casque aux potentiels électriques de chacun, et d’ajuster avec finesse la sensibilité des électrodes.

Premier entrainement :

- Une fois la calibration terminée, il faut définir la manière dont l’utilisateur va interagir. C’est-à-dire définir le mode dans lequel le casque NIA va être paramétré. Pour cela, l’utilisateur s’entraine sur un jeu « Pong », en essayant de faire monter ou descendre une raquette. Cet entrainement qui

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

conduit à une attitude ludique est nécessaire afin de permettre à l’utilisateur de comprendre les rudiments nécessaires au fonctionnement du casque NIA de manière concentrée mais détendue. Ce qui évite les abandons et les remises en cause des capacités personnelles, à cause de l’incompréhension du fonctionnement du casque. - Si l’utilisateur réussit son entrainement en mode EEG, ce mode sera choisi pour expérimenter la pièce Vanité interactive. Si l’utilisateur ne réussit pas (ce qui est le cas d’un très grand nombre d’utilisateurs) il devra s’entrainer avec le mode EMG qui est plus facile à maîtriser. - Une fois que l’utilisateur comprend la manière d’interagir avec le casque NIA suivant le mode dans lequel il se trouve, il arrête le test pour passer à l’expérience.

Expérience Vanité interactive :

- Vanité interactive est lancée, et l’interacteur prend la mesure du gyrocrâne pour comprendre son fonctionnement. - Une fois ce fonctionnement acquis, le casque NIA est lancé et l’interacteur commence véritablement l’expérience. - Durant l’expérimentation, l’interacteur doit se débrouiller tout seul. Il ne doit pas y avoir d’intervention de la part de l’artiste ni de la part du public, afin que l’interacteur puisse vivre l’expérience immersive la plus profonde possible. - Par contre si l’interacteur n’arrive vraiment pas à expérimenter l’installation, il peut y avoir une intervention de l’artiste pour l’aider. - La durée de l’expérimentation ne doit pas dépasser quinze minutes, pour éviter les éventuels maux de tête. Si l’interacteur veut dépasser ce laps de temps, il sera informé des risques éventuels dus à la prolongation de l'expérience. - La fin de l’expérimentation doit toujours se faire d’une manière douce avec des questions comme : « ça se passe bien, tu veux continuer ou revenir parmi nous ? », « veux-tu arrêter l’expérience et revenir parmi nous ? ». Ces

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questions ont pour but de faire revenir progressivement l’interacteur, qui serait complètement projeté dans l’espace virtuel. - Si l’interacteur décide lui-même d’arrêter avant les quinze minutes, il doit en faire le signe. - Une fois qu’il a fini d’expérimenter Vanité interactive, l’utilisateur peut prendre un moment pour se reposer avant la poursuite de l’expérimentation.

L’entretien sur le vécu :

- Une fois de retour, il est proposé à l’utilisateur de choisir entre deux modes d’entretiens : un mode d’entretien empirique basé sur le dialogue et un questionnaire, qui généralement débouche sur une discussion et un échange. Ou alors, un mode d’entretien basé sur la méthode d’explicitation, qui permet de découvrir le vécu de la personne, d’une manière beaucoup plus profonde. - Le choix de ces modes d’entretiens est libre pour l’utilisateur. Aucune suggestion n’est faite, ni aucune obligation. - Tous les entretiens sont suivis par la prise de note, afin d’en faire un résumé le plus fidèle possible par la suite. - Si c’est un entretien de retour d’expérience, il débouche souvent sur une discussion approfondie concernant l’expérience. voici les thèmes qui sont abordés afin de conduire l’échange : o Le point de vue de l’utilisateur sur les dispositifs interactifs NIA et gyrocrâne. o La manière dont il a vécu ce genre d’interaction. o Leur point de vue sur le contenu de Vanité interactive, c’est-à-dire l’ambiance générale, les calaveras, la symbolique des différentes entités présentes, les interactions possibles. o L’état dans lequel l’interacteur se trouve durant son expérience. o Son point de vue sur l’aspect ludique ou artistique de l’installation.

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Cet entretien s’accorde autour de l’expérience du vécu de l’utilisateur. Dans le but de découvrir à l’aide de celui-ci : ses ressentis, son point de vue sur tels ou tels caractéristiques, ses sentiments durant l’expérience, son jugement de goût… En somme des informations sur son vécu qu’il nous livre sous la forme d’une discussion ouverte, sans appréhension ni interprétation.

- Si l’entretien est une explicitation, il y a des règles propres à l’explicitation qui doivent être respectées pour la conduite de cet entretien particulier. En voici les grandes étapes : o Établissement d’un contrat entre la personne explicitée(A) et l’explicitant(B), afin d’instaurer un climat de confiance. Ce contrat prend la forme d’un accord sur l’exploration d’un vécu de la conscience. Mais aussi sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un entretien psychologique, et qu’aucune interprétation ne sera faite. o L’explicitant doit être dans une position neutre, pour accompagner d’une écoute bienveillante l’explicité dans son évocation. o Amener l’explicité à se mettre en état d’évocation, par la remémoration de son expérience, la mise en situation à l’instant vécu. o Faire attention aux signes de la mise en évocation de la personne qui sont : un regard fixe, une intonation de la voix typique, des gestes du corps pour mimer les actions du vécu, l’utilisation de métaphore, le silence… o Après une description globale et le survol de l’expérience, l’explicitant revient sur un point précis pour faire décrire l’état dans lequel se trouvait l’explicité avant cet instant. Cela dans le but de bien repositionner la personne explicitée dans le déroulement de son expérience, à ce point nodal. o Une fois ce positionnement effectué, commence la description fine des vécus autour de ce point nodal. Par des questions comme : qu’est-ce

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qui s’est passé, comment sais-tu que, comment fais-tu pour, comment ça s’est passé, comment tu te sentais… ? o Mais aussi par la reformulation qui doit être similaire au propos de la personne explicité, tant par les mots que par les gestes. Cela permet de vérifier l’exactitude des propos, mais aussi d’aider la personne à se replonger, se repositionner dans le cours de son évocation. o Attention à ne jamais poser la question « Pourquoi ? », car cela enclenche une dimension réflexive qui éloigne le sujet du vécu et de l’évocation. o Importance de la neutralité des questions, mais aussi du ressenti personnel. Il ne faut pas s’impliquer émotionnellement dans les dires de la personne explicitée, mais rester à l’écoute, partager le vécu et conduire l’entretien avec neutralité. o Cependant, il est tout à fait recommandé de laisser s’exprimer un accordage dans les gestes et la prosodie, entre la personne explicitée et l’explicitant. o La durée de l’expérience est variable. o Faire attention à la fin de l’expérience. Il faut toujours raccompagner avec douceur la personne explicitée vers l’instant présent et dans le lieu présent, en lui posant des questions de vérifications.

- Une fois ces entretiens terminés, il faut rester ouvert à d’éventuels questions ou dialogues de la part des spectateurs.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

3.5.4 Résumé global des retours d’expériences

Suite à une enquête auprès des spectateurs sur leurs expériences de l’installation, voici une synthèse qui permettra de réunir, de confondre, et de croiser toutes les retours des utilisateurs interrogés. Cela permettra de voir un peu plus clair dans la variété des informations recueillies sur le vécu.

Les échanges, se sont essentiellement réalisés sous la forme d’un entretien de retour d’expérience. Un entretien ouvert basé sur l’expérience et l’observation, qui prend la forme d’une discussion autour de points précis concernant le vécu de l’expérience. Par son aspect naturel et informatif, ce mode d’entretien a motivé la majorité des utilisateurs. Ainsi la majorité a préféré ces entretiens de retour d’expérience, plutôt que de s’aventurer vers l’entretien d’explicitation. Pour sa part, l’entretien d’explicitation a été choisi par seulement deux personnes qui ne voyaient pas en lui le moindre danger.

Ces deux personnes ont ainsi pu livrer un témoignage très intime de leurs expériences. Leurs retours, ont été l’occasion d’une véritable plongée dans leurs vécus expérientiels de Vanité interactive. Mais également de montrer une méthode d’exploration profonde qui a exposé avec des mots, leurs vécus de la conscience, sans passer le pont de la généralité commune ou d’idées préconçues. Des conceptions préétablies qui à l’inverse, constituent les entretiens de retour d’expérience. Ces derniers sont basés sur l’expérience et l’observation qui sont parasitées par l’environnement et les vécus passés. Cependant malgré ces différences, l’utilisation conjointe des deux modes d’entretiens, permet de recueillir des retours utilisateurs malgré tout intéressants et enrichissants à exploiter pour la recherche.

Il a été constaté lors de ces retours, que les dispositifs d’interactions proposées par Vanité interactive pouvaient avoir une fonction d’attraction. En effet le casque BCI et gyrocrâne ont beaucoup intéressé tant par leurs aspects visuels, que par leurs modes de fonctionnement qui ont permis une nouvelle forme d’interaction. Pour certains

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive utilisateurs, l’intérêt pour les interfaces a été un facteur favorisant l’acceptation de l’œuvre. Un certains nombre ont souligné que l’enthousiasme qu’ils ont éprouvé pour ces nouvelles interfaces d’interactions, peut conduire à une cohésion avec l’installation d’une manière plus poussée. De fait, ils ont ressenti le besoin d’apporter à leur expérience une approche créative en rapport direct avec leurs imaginaires. Un apport créatif sous la forme de jeux imaginaires, ou de personnification des entités virtuelles… Ainsi, l’enthousiasme d’un utilisateur pour les interfaces lui a certes, permis de plonger dans l’expérience. Mais elle lui a surtout accordé la faculté de critiquer l’installation, d’une manière constructive... Un autre utilisateur a pour sa part été intéressé du début à la fin par le fonctionnement technologique des interfaces. Ce qui l’a conduit à s’intéresser davantage au contenu lui-même, allant même jusqu'à se demander comment, les crânes peuvent bouger, pourquoi ils forment des pyramides de crânes…

Cependant, contrairement à tout ce qui a été vu, pour certaines personnes, la vue du dispositif NIA a provoqué une appréhension. Ces sentiments sont tout à fait fondés dans la mesure où le dispositif est nouveau, avec un positionnement des électrodes sur la tête. Cette ergonomie de fonctionnement tend donc naturellement à faire peur aux plus sceptiques, qui voient là un danger potentiel dans la mesure où l’on est raccordé à un système électrique… Ainsi un petit nombre d’utilisateurs ont éprouvé cette appréhension en voyant le dispositif BCI. Pour un utilisateur, cet effet s’est traduit par une inquiétude jusqu’à la mise en place du casque. Cette inquiétude a heureusement été un mal pour un bien, dans le sens où il a vaincu ses craintes, en réussissant une interaction en mode EEG que très peu de personnes sont aptes à réussir. Pour un autre utilisateur, ce fut un rejet du dispositif tout au long de l’expérience. Il n’a eu de cesse de comparer Vanité interactive à un simple jeu vidéo. Pour le dernier utilisateur, ce fut une véritable appréhension de sa part lorsqu’il vit le dispositif. D’où l’obligation pour moi de lui faire une démonstration afin d’apaiser ses craintes.

Ensuite, tout au long de ces retours, j’ai remarqué que certains utilisateurs avaient l’habitude des jeux vidéo, alors que d’autres n’étaient pas du tout familiarisés avec cette activité ludique. D’une manière générale, il en ressort une différence dans le vécu

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive de ces deux types d’utilisateurs. En effet cette habitude des jeux vidéo a un lien étroit dans la conduite de leurs expériences, leurs manières d’interagir, de concevoir, et de vivre l’installation. De plus, dans la mesure où l’installation présente une interaction avec de la réalité virtuelle, son mode de présentation est très proche visuellement du contenu des jeux vidéo. D’où cette approche expérientielle qui peut être différente de la part de ces personnes. Cela est d’ailleurs vérifié dans l’approche que certains ont pu avoir avec le périphérique gyrocrâne.

En effet, les habitués des FPS ont tous comparé le mode de motricité visuel de Gyrocrâne à ce que l’on retrouve dans les jeux FPS. Résultat, ces utilisateurs ont une adaptation plus rapide que les autres utilisateurs, dans la coordination des interfaces. Aucun de ces utilisateurs n’a eu de problème à agencer le mouvement de gyrocrâne, avec l’activité requise par le casque BCI. Alors que les autres utilisateurs non habitués aux jeux vidéo prennent plus de temps pour s’adapter. Néanmoins, il est intéressant de remarquer pour ces non-initiés, qu’une fois cette adaptation franchie, la coordination se fait très naturellement et de manière aussi précise que les habitués des FPS.

Cela contribue à penser que le mode d’interaction du gyrocrâne et le contenu en 3D temps réel de Vanité interactive, serait reçu de manière différente par les utilisateurs suivant leur expérience ou non des jeux vidéo, voir même suivant leur expérience tout court. Cette différence pourrait affecter ainsi l’expérience d’immersion toute entière qui pourrait se traduire, par de la découverte ou alors de la transposition de schéma sensoriel déjà ressenti devant les jeux vidéo.

Concernant l’interface BCI, la plupart des utilisateurs n’ont pas interagi avec le mode EEG, mais en mode EMG. Seules deux personnes sur la totalité ont pu accéder à une interaction EEG. Une disparité qui est peut-être due à la difficulté que représentent la compréhension et la maîtrise des ondes alpha et bêta. De plus, le type de personne qui est capable d’interagir de cette manière ne répond à aucun genre précis, si ce n’est (d’après toutes les expériences menées) les personnes pratiquant la

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive méditation, les individus zen, ou des individus qui ont une pratique travaillant de concert le corps et l’esprit tel que le Taïchi, Yoga, etc...

De la sorte, une utilisatrice a pu établir une interaction avec son activité cérébrale en mode EEG, car elle a une grande pratique de la méditation, et une manière de vivre tantrique. Alors que l’autre utilisateur capable d’établir un contrôle de ses ondes alpha et bêta est une personne loin de toute cette spiritualité. Une incompréhension qui est d’autant plus difficile à élucider tant, la technologie utilisée manque de précision et n’est pas non plus exempte de lacunes. Cela montre bien que la technologie actuelle ne permet pas d’établir un lien de cause à effet universel, dans l’interaction par les EEG. Le fait est que certaines personnes réussissent tout de même à toucher symboliquement cette approche sensorielle. Ce qui leur confère une expérience d'immersion totalement différente, dans la manière de ressentir la motricité au sein de l’espace virtuel.

Pour sa part, le mode EMG utilisé par le reste des utilisateurs offre, d’après les retours d’expérience, un sentiment d’immersion équivalent à l’interaction en mode EEG. Il est même intéressant de noter cette différence entre les deux modes qui réside, dans la préhension de la motricité au sein de l’environnement virtuel. Cette préhension différente n’est pas à prendre à défaut. Au contraire, elle devient sujette à enrichir davantage les vécus des utilisateurs. Dans le sens où chacun a sa manière de faire pour dialoguer avec l’espace virtuel par l’intermédiaire du casque BCI.

Dans la mesure où cette interaction a pour but de donner l’illusion d’interagir par la pensée, les différences entre interaction EEG et EMG n’ont pas d’importance, tant que cela fonctionne. La variété des retours des utilisateurs l’atteste dans la richesse des relations qu'entretiennent ces interacteurs avec l’interface NIA. Que cela soit en mode EMG ou EEG, le résultat est une immersion personnelle et créative, relevant de l’imagination de chacun. C’est en cela que Vanité interactive apparait comme une installation qui n’impose pas vraiment de conduite, mais permet à chacun d’explorer ce petit rien qui est la mise en lumière de la création grâce à l’imaginaire de chacun.

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

Cependant, malgré cette approche qui laisse libre cours à la création de l’utilisateur, par l’intermédiaire de sa projection immersive, certains critiquent tout de même l’interface BCI NIA pour son manque de visée rétroactive. En effet, certains utilisateurs sont unanimes dessus. L’interface BCI ne va pas assez loin dans le concept d’interaction. Ils pensent qu’une approche plus en rapport avec la véritable pensée ou les véritables gestes, peut conduire à une immersion encore plus profonde. Dans le sens où s’il était possible de se mouvoir dans l’univers virtuel, avec la simple action de penser que l’on avance, cela aurait véritablement apporté la faculté d’agir par la pensée. Dans le même principe, il a été critiqué que les interactions par l’interface BCI ne soient pas plus variées. Qu’elles se restreignent à la faculté de se mouvoir dans l’espace.

Face à ces critiques, les limites de la technologie et les choix opérés pour le bon fonctionnement de Vanité interactive ont été mis en avant. En effet, jusqu’à maintenant, il n’est tout simplement pas possible de lire la pensée telle quelle avec les BCI non invasifs, et non médicaux. Seul le casque Emotiv permet soi-disant de créer des « maps » d’activation d’électrode, dans une sorte de représentation schématique de la pensée à un point « T ». Une capture schématique utilisée comme déclencheur d’action précise, lorsque le logiciel détecte de nouveau cette « maps ». Mais cela fonctionne plus ou moins bien, et nécessite un temps d’apprentissage inné à chaque spectateur qui peut s’avérer extrêmement long. Dans le cadre de notre installation, ce temps d’apprentissage n’est tout bonnement pas envisageable, au vu des résultats qui au final sont plus ou moins similaires à NIA.

De plus la restriction de l’interaction au simple mode de motricité se justifie, dans le fait qu’il est déjà assez difficile pour l’utilisateur d’interagir avec l’interface BCI, alors même que cette interaction se limite justement à la simple motricité. D’où cette limitation à une interaction primaire qui permet justement, de donner son importance à la motricité. En ce sens, où la modification du mode de motricité dans un espace virtuel, oblige une implication et une adaptation de l’utilisateur. Celui-ci se retrouve obligé de trouver le moyen de s’adapter afin de pouvoir agir de la manière la plus simple possible dans l’environnement : c’est-à-dire la motricité. Cette recherche

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive l’oblige alors à impliquer une projection subjective de lui-même dans l’environnement virtuel. Ainsi, cette recherche de motricité conduit à accentuer l’émergence du sentiment d’immersion que je cherche tant à faire ressentir dans l’installation Vanité interactive.

De ce point de vue, les retours soulignés par la plupart des interacteurs vont dans ce sens. Ils ont ressenti une bonne projection de leur être dans les images de Vanité interactive. Un grand nombre d’utilisateurs, ont tous expérimenté un vécu immersif, grâce notamment à leurs implications dans le mode de motricité et d’interactions proposé par Vanité interactive. Seul un utilisateur reste sur sa faim, en comparant son sentiment d’immersion à celui qu’il peut ressentir devant un jeu vidéo. C’est-à-dire un sentiment qui ne le positionne pas complètement dans l’action au sein de l’espace virtuel, mais plus comme une observation immersive, où il reste spectateur de ses actions. Cela rejoint dans une moindre mesure la position d’une utilisatrice, qui ressent également cette position de spectatrice. Mais une spectatrice qui se détermine comme l’observatrice de l’immersion d’une autre entité qu’elle commande à distance et qui lui permet, d’être projetée comme un être supérieur observateur.

Ces projections presque instinctives dans Vanité interactive ont eu quelques réactions très intéressantes à souligner. Par exemple, la création de jeux dictés par l’imaginaire de chacun, au sein même de Vanité interactive. Ces jeux représentent une manière intéressante de faire émerger un univers personnel, par la mise en place d’une activité ludique intégrée à l’expérience artistique. Ainsi, lors de leurs projections ces utilisateurs ont montré dans leurs activités ludiques, une capacité à faire émerger leur création à l’intérieur même du contenu de Vanité interactive. En détournant ainsi le contenu de l'installation, ils réinventent, réinterprètent, remanient, à leur convenance le message original de Vanité interactive. Il y a également les exemples des utilisateurs qui parlent aux calaveras durant leurs expériences, en leur attribuant une sorte de personnification. Ils ont en un sens accordé une existence réelle, à des entités virtuelles. Ces utilisateurs se sont adressés aux calaveras, comme s’ils étaient de véritables êtres vivants, doués d’une intelligence et capable de comprendre leur langage. Par exemple, une utilisatrice les conçoit comme

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive des soldats qui doivent répondre aux ordres de « la reine » qu’elle représente. Un utilisateur les voit comme des bonshommes qui évoquent des amis de jeux. Alors qu’un autre utilisateur les superpose aux personnages qu’il a l’habitude de croiser dans ses jeux, et s’adresse à eux comme s’ils étaient des êtres humains. Plus étonnant encore, une utilisatrice ira même jusqu’à ressentir une certaine affection pour ces entités virtuelles. En un sens, toutes ces réactions typiques soulignent à quel point la qualité du sentiment de présence de ces interacteurs était grande, durant l’expérience qu’ils ont menée. Leurs projections cognitives au sein de l’environnement virtuel a été complètement bouleversée, à tels point qu’ils ont pour un temps fait l’amalgame entre la réalité et le virtuel. Ils ont en quelque sorte inventé de leur propre chef, tout ce scénario en s’appuyant sur leurs expériences personnelles et leurs imaginaires, pour vivre « leur » immersion de Vanité interactive. Ce qui est intéressant à noter ici, est le caractère involontaire, peut-être même inconscient de ces interacteurs à se retrouver dans ce rôle de création de leurs propres imaginaires. Ces réactions spectaculaires de la part des utilisateurs, m’ont conduit à penser que Vanité interactive serait en fin de compte une installation qui permet la co-création entre l’œuvre proposée par l’artiste et ce que les interacteurs font avec. Dans cette création commune, réside peut-être en réalité tout le message et les fondements de Vanité interactive. C’est-à-dire, permettre à l’expérience personnelle du spectateur envers la mort, de s’exprimer de la manière qu’il jugera opportune, à travers sa co-création.

Cette expression de la mort que l’utilisateur à la possibilité de concevoir à sa manière, se manifeste notamment grâce aux calaveras. Ces calaveras cachent derrière leurs formes amusantes, toute la symbolique du message de Vanité interactive sur la mort. Pourtant, ces calaveras ne font pas l’unanimité parmi les différents utilisateurs. De la sorte un petit nombre d’utilisateurs remettent en question cette utilisation des calaveras, afin de parler de la mort. Par exemple, un utilisateur prend les calaveras pour des « Hello Kitty Skull ». De son point de vue, quitte à parler de la mort autant le faire sans retenue… Pour une utilisatrice, l’expression des calaveras est en contradiction avec l’ambiance festive dont il est question. Ils donnent plus l’impression

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive d’âmes représentées sous la forme de crânes dépressifs qui veulent s’échapper de la pièce, plutôt que de calaveras en train de s’amuser. Or malgré cette remarque assez pointue, elle considère que l’utilisation des calaveras est une bonne chose en soit concernant le discours de Vanité interactive. Dans le sens où cela rend accessible l’installation à de jeunes enfants, qui pourront comprendre le message à leur manière. Même s’ils ne verront pas directement le lien très fort qui existe entre ces calaveras et la représentation de la mort sous la forme de Vanité, ils auront tout de même l’occasion de vivre une expérience immersive et créative.

D’ailleurs il n’est pas nécessaire d’être un enfant pour que l’imaginaire ou l’expérience prennent le dessus sur les propos de l’œuvre. Par exemple, l’utilisatrice qui voit les calaveras comme de petites bêtes qu’il faut protéger, et l’utilisateur qui les estime comme des personnages comparables à des PNJ (personnage non-joueur), montrent que Vanité interactive permet une multitude de points de vue dans la compréhension que l’on peut avoir des calaveras.

Finalement ce qui est intéressant de noter, malgré cette liberté de jugement conférée à l’interacteur, est qu’un nombre important d’interacteurs ont compris qu’il s’agissait dans le fond d’expérimenter quelque chose qui fasse à un moment ou un autre réfléchir sur la mort. Un grand nombre ont fait le rapprochement du dispositif entier avec les Vanités. Au-delà de leurs immersions co-créatives, ils ont dans un sens pris la mesure de la portée réelle du message que l’installation tente de proposer. Pourtant, malgré cette mise en évidence, certains ont préféré continuer dans leur imaginaire sans forcément approfondir le sujet. Cela n’est pas un mal, au contraire c’est en cela que l’installation accorde vraiment au spectateur la liberté de vivre à sa manière son expérience envers la mort ou non. Je ne peux que rester en admiration devant les réactions de chaque utilisateur, tant elles sont toutes fascinantes à découvrir dans les entretiens post expérience.

Surtout lorsque l’expérience est plus marquante pour certains utilisateurs. Pour ces utilisateurs, les questions concernant la mort, posées implicitement par l’installation,

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive ont trouvé un écho. Ils ont en effet ressenti au fond d’eux, une réaction en réponse à la manière dont Vanité interactive leur proposait de vivre l’expérience des calaveras. Ils ont tous été stupéfaits de leur manière de réagir à ces questions sur la mort. Dans le sens où ils se sont surpris à prendre du plaisir à jouer avec la mort, car elle se présentait à eux sous le signe des calaveras.

Une utilisatrice, pour sa part est la seule à avoir ressenti une méditation durant son expérience. En tout cas, elle est la seule à avoir su poser des mots sur son ressenti méditatif. Faisant alors la différence entre la méditation sous la forme de concentration qu’elle a ressentie dans son interaction avec le casque BCI, et la méditation ou plutôt l’émergence réflexive de pensée méditative en provenance de son expérience personnelle, qui lui a évoqué une multitude de souvenirs en rapport avec la mort. Cette utilisatrice apporte avec son expérience méditative, une manière de vivre Vanité interactive qui n’est pas accessible à tout le monde. Mais qui ouvre d’emblée les portes vers une méditation sur la mort, en établissant un dialogue avec les réminiscences de sa grande expérience sur la question. Elle montre qu’il est possible de ressentir une certaine méditation face à l’installation, mais au prix d’une connaissance et d’une pratique conséquente de la mise en valeur du corps et de l’esprit.

Enfin, il est possible de considérer que les entretiens qui ont été menés avec Vanité interactive, sont vraiment porteurs dans l’exploration post expérience du ressenti des spectateurs. Ces entretiens ont été une véritable surprise, tant les retours sont d’une richesse insoupçonnée. Grâce à ces échanges, les utilisateurs se sont impliqués davantage dans la compréhension de leur propre vécu après l’expérience. L’entretien de retour d’expérience, mais surtout l’entretien d’explicitation, a cela de magique, qu’ils consistent à faire revivre l’expérience une seconde fois, afin que le spectateur intègre d’avantage tout le vécu de son expérience, plutôt que de l’oublier dans un coin de sa conscience. En somme ces entretiens peuvent apporter aux spectateurs la possibilité de se remémorer et d’imprimer intimement leur expérimentation d’une manière durable. Pour ma part, elles sont surtout des sources informatives inépuisables, pour l’évolution de la création.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

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Partie 3. Une approche immersive et interactive de la Vanité interactive

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Conclusion générale

Ce doctorat de recherche-création a trouvé ses origines dans les analyses de Philippe Ariès, sur l’histoire de la place de la mort dans nos sociétés. Pour lui, après avoir été familière et acceptée comme au Moyen Âge  ce qu’il nomme « la mort apprivoisée », elle serait devenue tabou, rejetée de la vie quotidienne contemporaine et reviendrait sous la forme de « la mort ensauvagée ». Ainsi, dans la continuité et la transposition des idées de Philippe Ariès, j’ai proposé que la mort tabou reviendrait aussi sous une forme représentée et violente par l’intermédiaire des mass-médias, de la fiction cinématographique, d’internet, des mondes virtuels et des jeux vidéo.

Le chemin emprunté pour cette thèse de recherche-création a été orienté selon trois thèmes principaux articulés : celui de la question de la représentation de la mort d’un point de vue artistique en relation avec notre attitude face à la mort, celui du dialogue entre l’œuvre et le spectateur dans les œuvres interactives et celui de la réception des spectateurs avec l’analyse de leurs « vécus ».

Ces thèmes ont été développés dans une approche à la fois théorique, artistique et technique : théorique et artistique d’abord, avec le développement d’une réflexion sur les trois thématiques, accompagnées de la conception et la réalisation de créations artistiques, envisagées dans la perspective d’une représentation de la mort, avec la création de vidéos artistiques, d’installations interactives. Puis avec la conception et la création d’une vanité interactive inspirée par les « calaveras » du Mexique ; théorique et technique, avec le choix du médium numérique pour la création d’installations artistiques posant d’une part, la question de l’interaction avec le développement d’une nouvelle façon d’entretenir un dialogue avec l’œuvre et d’autre part, la question de l’immersion cognitive spécifique à la 3D temps réel de la réalité virtuelle.

Ces travaux m’ont permis de découvrir de nouveaux domaines d’expérimentation comme celui de l’interactivité sensorielle avec les interfaces BCI (Brain computer interface) associées à des capteurs de type gyroscopique et accéléromètre. Ils ont

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Conclusion générale

également permis de poser les questions de l’immersion et d’interaction en relation avec la place des spectateurs lorsqu’ils expérimentent l’installation Vanité interactive.

Cette recherche artistique et technique m’a conduit à m’intéresser à l’expérience des spectateurs lors de la réception de l’œuvre, en menant une étude empirique sur leurs expérimentations à partir d’enquêtes. Cette étude a permis d’approcher et d’analyser le vécu des spectateurs afin de tenter de comprendre, les effets d’une telle expérience artistique et d’en tirer les conséquences à dessein de faire évoluer l’installation.

Réflexion sur la place de la mort dans nos sociétés en relation avec la représentation de la mort.

J’ai montré que ma volonté de recherche-création a trouvé en partie ses origines, dans l’étude de Philippe Ariès sur l’histoire de la place de la mort dans nos sociétés, et son retour ensauvagé dans la vie contemporaine. J’ai décrit comment cet auteur a contribué d’une part à ma propre réflexion sur le sujet de l’attitude face à la mort, et d’autre part à mon intention artistique de créer des situations sensorielles et cognitives favorisant une réflexion sur cette relation à la mort. Ainsi, dans la continuité des idées de Philippe Ariès, j’ai fait l’hypothèse qu’aujourd’hui la mort rejetée de la vie quotidienne reviendrait « ensauvagée » par l’intermédiaire de sa représentation violente dans les mass-médias, dans la fiction cinématographique, sur internet, dans les mondes virtuels ou dans les jeux vidéo. À l’ère des mass-médias et de l’hyper connectivité, j’ai émis l’idée que l’omniprésence de cette représentation violente de la mort aurait l’effet paradoxal de la dédramatiser, et la banaliser tout en créant une dépendance à ce type de représentation qui pourrait rejaillir sur notre attitude face à la mort.

J’ai restitué le parcours de recherche-création, en montrant l’évolution des formes de représentation de la mort que j’ai élaborées dans la perspective d’une réflexion sur l’attitude du spectateur face à la mort : avec le médium de la vidéo numérique 416

Conclusion générale artistique, avec une installation de vidéo interactive et enfin avec une installation de vanité interactive en réalité virtuelle immersive.

Le médium de la vidéo

Les prémices de cette recherche sur la représentation de la mort se sont basées sur la critique de la banalisation de la mort dans les mass-médias, critique incarnée dans la réalisation de vidéos. Le but de ces vidéos artistiques a été de faire réfléchir le spectateur sur ses propres habitudes de réception télévisuelle, en le confrontant à une représentation de la mort qui s’adresse à lui dans son intimité, contrairement à la violence macabre anonyme qui se déverse habituellement par le canal télévisuel.

Quatre vidéos artistiques

Ces vidéos ont traité de la question de l’ensauvagement de la mort dans les hôpitaux, visible à travers le refus de deuil et les pathologies qui peuvent en découler. Elles ont aussi traité de l’apparition de la mort ensauvagée sous une forme violente dans les mass-médias télévisuels. Ces réalisations artistiques ont eu pour vocation d’apporter un regard critique sur les attitudes envers la mort à l’époque contemporaine. Avec un travail esthétique sur la représentation de la mort, ces vidéos ont été les premiers essais apportant un point de vue qui dénonce le rejet de la mort par la société et positionne le spectateur non plus comme simple récepteur passif d’une fiction ou d’une émission, mais comme le destinataire actif et réflexif d’une œuvre artistique.

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Conclusion générale

Images spectrales interactives

Puis, ces travaux sur la représentation de la mort ont évolué : il ne s’agissait plus de mener une critique directe de la place de la mort dans la société comme dans les premières vidéos artistiques, mais plutôt d’instaurer un dialogue réflexif et sensible entre le spectateur et l’œuvre, en tant que la représentation de la mort. Cette représentation n’a pas été envisagée comme macabre et violente, engendrant le dégoût et la crainte, mais comme porteuse d’une esthétique suscitant réflexion et contemplation dans l’intimité familière de la relation instaurée.

La création de l’installation Images spectrales interactives (ISI) a été une étape importante qui a permis, par le développement d’une interaction tactile avec les images des vidéos numériques, de donner au spectateur la possibilité de contrôler les scènes avec le toucher à l’aide d’un écran tactile. En adéquation avec l’évolution de ma recherche et grâce à cette interface tactile connectée à la vidéo numérique, cette installation a pu ainsi proposer au spectateur une expérience intime de dialogue interactif, réflexif et contemplatif, avec des images de représentation de la mort. Des images mystérieuses et symboliques, jouant de la beauté des formes spectrales, ce que j’ai appelé : la représentation de la mort aux caractères sublimes.

L’objectif de cette installation a bien été atteint, en positionnant par le toucher, le spectateur dans une proximité intime avec des images animées. Des images avec lesquelles il peut dialoguer par le biais des interactions tactiles, lui permettant de s’approprier l’œuvre en modifiant son cours. Ainsi, l’installation Images spectrales interactives (ISI) a été conçue pour solliciter le spectateur d’une façon plus sensori- motrice, faisant intervenir le sens du toucher pour agir sur le défilement des séquences vidéo. La relation entre l’œuvre et le spectateur s’en trouve approfondie d’une possibilité de rétroaction. Ce dernier peut se prendre au jeu d’expérimenter un dialogue méditatif avec des représentations de la mort devenues plus proches et presque séduisantes.

Avec l’installation Images spectrales interactives (ISI), une étape importante a été réalisée, car le médium de la vidéo interactive, a apporté au spectateur une expérience

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Conclusion générale intime par le toucher avec des images de représentation de la mort, grâce à une participation cognitive et sensori-motrice. Cette participation sous la forme d’une interaction tactile et visuelle, représente la suite logique de ces travaux sur le dialogue entre l’œuvre et le spectateur. Un dialogue interactif suscitant la réflexion et la contemplation sur la relation avec la mort qui trouve dans l’installation Images spectrales interactives (ISI), un approfondissement et un élargissement de l’expérience du spectateur.

Vanité interactive

Dans le même esprit que les travaux antérieurs, cette recherche-création de doctorat a consisté à créer ce que j’ai appelé « une vanité interactive ». L’idée de vanité interactive s’est inscrite dans la continuité des vanités dites modernes tout en jouant des spécificités nouvelles offertes par la réalité virtuelle. Il s’agissait avec la vanité interactive de créer une installation d’art numérique conçue comme la possibilité de l’instauration d’une situation expérimentale sensori-motrice et cognitive, invitant le spectateur à réfléchir sur son attitude face à la mort, dans la perspective d’un éventuel changement de comportement.

Les symboles classiques de la vanité ont été repris dans cette création en réalité virtuelle, proposant au spectateur de vivre une expérience immersive et interactive. Cette expérience m’a conduit à mener une réflexion faisant appel au domaine des neurosciences, de la perception et de la cognition.

J’ai décrit le comment et le pourquoi de la représentation de la mort qui se dessinent sous la forme de la vanité et j’ai aussi expliqué comment est apparu le concept de la vanité interactive dans cette recherche.

J’ai dressé un historique de la vanité afin d’expliquer les origines et retracer l’évolution de ce genre artistique du XVIIe siècle jusqu’au XXIe, et enfin j’ai décrit ses

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Conclusion générale caractéristiques telles que sa signification, la symbolique des objets, la composition et les couleurs, etc.

J’ai montré que le genre vanité trouvait sa source dans la longue histoire des représentations de la mort. Que ce soient dans les représentations de squelettes découvertes à Pompéi sous la forme de fresques, ou celle de la figure des transis du Moyen Âge, la représentation de la mort se faisait essentiellement sous la forme de la représentation du corps décharné, ou du squelette. Elle se faisait aussi sous la forme du corps quand il était vivant comme dans les gisants. J’ai alors étudié en détail le thème Des trois vifs et des trois morts, celui très connu et controversé de La danse macabre, mais également le thème du Triomphe de la mort, et enfin le thème de La jeune fille et la Mort sur le lien entre la sexualité et la mort. Enfin, j’ai étudié comme précurseurs des vanités, les versos de portraits, les polyptyques, les ex-voto, tant leurs messages préfigurent « les discours » portés par les vanités.

L’importance de l’émergence du genre de la vanité a été montrée par la figure du squelette, et par celle de la nature morte antique dont le thème est proche de celui des vanités. J’ai mis en évidence ce qui donne la possibilité de considérer la vanité comme une allégorie de la mort. C’est ainsi que j’ai abordé de grandes œuvres du XVIIe siècle, représentant ce genre selon différentes écoles du nord et du sud de l’Europe. La description de la symbolique des différents objets composant la vanité, a permis de comprendre le sens des messages portés par eux et par la vanité. À travers l’étude de nombreuses œuvres qui retrace chronologiquement le genre vanité, j’ai fait ressortir les propriétés, les règles techniques et artistiques qui structurent ce genre. Puis, je me suis interrogé sur les raisons de deux siècles d’absence du genre vanité jusqu’à son retour au début du XXe siècle.

Ensuite, j’ai abordé la vanité dans l’époque moderne en montrant comment ce genre artistique est passé de la représentation d’objets symboliques à une forme conceptualisée. En effet, les artistes modernes interrogent avec leurs réalisations, les mêmes thèmes que la vanité classique, comme la fuite du temps, mais avec des médiums et des approches différentes.

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Conclusion générale

J’ai été amené à poser la question de la place de la figure du crâne à l’époque contemporaine, ce qui m’a conduit à légitimer mon choix et l’importance de cette figure accordée dans la vanité interactive, que j’ai réalisé au cours ma recherche- création. Ainsi, j’ai fait ressortir les principales raisons de ce choix : dans la vanité classique, les objets symboliques étaient représentés autour du crâne lui-même peint, alors que dans la vanité moderne, le crâne devient la signature de la vanité et les autres objets symboliques n’y apparaissent plus. C’est le spectateur lui-même en relation avec le crâne qui reprend le rôle des objets symboliques. Le spectateur devient l’emblème des biens auxquels il faut renoncer. Il devient lui-même une métaphore de la pure vanité lorsqu’il se trouve en présence du crâne.

Dans mon installation, la figure du crâne est présente sous la forme d’une multitude de petits crânes inspirés des calaveras mexicains, mais ce ne sont ni des objets physiques ni des représentations picturales, ce sont des simulations numériques évoluant dynamiquement au sein d’un environnement virtuel. Le spectateur peut se projeter dans l’espace virtuel afin de contempler, et interagir avec les objets symboliques simulés, grâce à une interface BCI (Brain computer interface) placée sur sa tête captant l’activité électrique émise par son cerveau. Ainsi, il peut faire évoluer ces objets dynamiquement, en même temps que ces objets agissent sur ses propres affects.

La vanité comme représentation de la mort aux caractères sublimes

La vanité est alors devenue le cœur de cette recherche-création, puisqu’elle est une forme artistique de la représentation de la mort qui particulièrement, attire et attise curiosité et contemplation intimiste, par la beauté et le mystère qu’elle dégage. L’installation Vanité interactive avec ses multiples « crânes interactifs » en effigie qui rappellent les calaveras mexicains, dresse un tableau tout en douceur invitant le spectateur à une attitude réflexive sur sa relation à la mort, dans la perspective d’un éventuel changement de son comportement. La force de cette installation repose d’une

421

Conclusion générale part sur la symbolique des crânes sous forme de calaveras, et d’autre part sur la place du spectateur dans l’expérience interactive et immersive proposée.

Interaction et immersion

À la suite de la deuxième partie sur le développement artistique de la vanité interactive et de ses aspects visuels, j’ai engagé, dans la troisième partie une réflexion sur les questions d’interactions, et d’immersions. J’ai posé la question de savoir comment l’esthétique visuelle de la vanité s’articule avec un système interactif, comment proposer une nouvelle façon d’entretenir un dialogue avec l’œuvre en rétroaction avec elle ? Ainsi, j’ai étudié la notion d’immersion dans le cadre de la réalité virtuelle selon différentes théories sur le sujet. Elle peut être conçue, soit comme un état psychologique dans lequel il y a la perception de se sentir inclus, d’être à l’intérieur de, et enveloppé dans un environnement qui permet une interaction277, soit comme la résultante des technologies utilisées dans l’interfaçage avec l’utilisateur et le dialogue multimodal, qui s’établit entre l’environnement virtuel et celui-ci278. J’ai mis en évidence la relation étroite que l’immersion en réalité virtuelle entretient avec la notion de présence. Je me suis également intéressé à la notion d’immersion fictionnelle de Schaeffer279, qui accorde de l’importance à l’affect et à une représentation fictionnelle.

Puis, j’ai souligné que la définition de la place du spectateur lors d’une expérience immersive en réalité virtuelle pouvait s’appréhender selon deux conceptions concomitantes. D’une part, l’immersion du spectateur dans l’installation Vanité interactive pouvait être conçue comme un « vécu immersif » dans lequel un ensemble d’éléments cohabitent pour faire émerger une expérience immersive. Il est alors possible de parler d’une expérience caractérisant une « immersion dans », car

277 B. G. Witmer, M. J. Singer, « Measuring Presence in Virtual Environments », op. cit. 278 M. Slater, S. Wilbur, « A Framework for Immersive Virtual Environments (FIVE)- Speculations on the role of presence in virtual environments », op. cit. 279 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction? Paris : Seuil, 1999. 422

Conclusion générale l’utilisateur se projette cognitivement et sensoriellement au sein de l’environnement virtuel, et il a l’impression d’être à l’intérieur de cette virtualité se présentant comme le prolongement de son monde. D’autre part, j’ai également montré que l’immersion pouvait être conçue comme une « observation immersive » dans laquelle on peut parler « d’immersion de », car l’observation immersive s’approche alors de l’immersion fictionnelle qui positionne le spectateur comme observateur d’une représentation. J’ai déduit que pour l’installation Vanité interactive, l’expérience que vit l’utilisateur pouvait être à la fois une expérience qui le plonge dans l’environnement virtuel et un vécu le plaçant dans une observation immersive proche de ce que l’immersion fictionnelle déclenche.

Ensuite, j’ai étudié la question de la cognition, afin de saisir les mécanismes qui régissent les actions du spectateur, lors de son expérience de réalité virtuelle. Le but était de comprendre ce qui faisait que ces environnements virtuels pouvaient être perçus comme le prolongement de sa propre réalité durant l’expérience. J’ai fait ressortir que l’aspect cognitif engendré par l’installation se rapprochait des processus à l’œuvre proposés par la théorie de l’enaction.

En effet, cette installation Vanité interactive a été conçue pour que chaque spectateur en immersion vive une expérience singulière, émergeant de son interaction avec les éléments virtuels. Au cours de cette expérience, son vécu personnel et son attitude face à la mort sont sollicités. Grâce à l’espace de liberté qu’offre l’installation Vanité interactive, le spectateur, en interaction avec le virtuel, participe pleinement à la création de l’expérience qu’il est en train vivre dans l’œuvre, en même temps que le virtuel agit sur lui en fonction de ses choix et de ses actions.

Du point de vue de l’interface interactive, mon désir de proposer une nouvelle forme d’interaction en développant l’aspect sensoriel, a orienté la recherche vers le domaine récemment accessible des BCI (Brain Computer Interface). Un domaine proche des neurosciences cognitives, qui porte la promesse d’une interaction par la pensée, ce qui représente en quelque sorte la réalisation d’un rêve pour un artiste travaillant sur l’interaction. Mais j’ai constaté qu’il n’est pour l’heure, pas possible

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Conclusion générale d’interagir par la pensée à proprement parler, mais seulement d’utiliser le signal produit par les ondes cérébrales d’une certaine fréquence, pour le traduire en tant qu’effecteur d’une interaction.

J’ai mené une étude qui permet de bien appréhender l’utilisation d’interface cerveau machine (BCI) dans la mise en œuvre de l’interactivité sensorielle de l’installation Vanité interactive. J’ai choisi cette interface qui autorise une interactivité sensorielle du spectateur en utilisant les ondes électriques émises par son cerveau, car elle lui donne la capacité d’interagir, de se mouvoir, de ressentir un sentiment de présence élevé dans l’environnement virtuel et de s’y projeter cognitivement.

J’ai constaté que l’utilisation de l’interface (BCI) apporte la possibilité de développer un dialogue avec l’œuvre d’un autre ordre que celui émanant des interfaces sensori-motrices, car elle immerge le spectateur cognitivement dans l’univers virtuel. J’ai également constaté que les possibilités d’interactions supplémentaires offertes par le dispositif, comme les capteurs gyroscopiques, augmentaient la qualité de l’immersion et par conséquent le sentiment de présence.

424

Conclusion générale

Le vécu du spectateur-acteur

Cette recherche-création s’est appuyée sur une forme d’expérimentation artistique portée par l’installation Vanité interactive. Cette expérimentation a été menée en relation avec les questions fondamentales posées tout au long de cette étude : est-ce que la vanité peut être une représentation de la mort aux caractères sublimes? Était-il possible de faire réfléchir sur les attitudes devant la mort avec des images, dont la beauté esthétique inviterait à la réflexion méditative à l’encontre de la représentation violente de la mort, abondamment diffusée par les médias ? Un système interactif, immersif pourrait-il favoriser cette réflexion et ouvrir sur une possibilité de changement d’attitude? Un environnement de réalité virtuelle avec une interface cerveau machine serait-il en mesure de conduire le spectateur à entrer, dans un plaisir immersif ou un état méditatif, le faisant réfléchir sur son attitude face à la mort ?

Pour tenter de connaître le vécu du spectateur au cours de l’expérimentation de l’installation Vanité interactive, j’ai collecté les retours d’expérience des spectateurs par des enquêtes. Ils font ressortir une abondance d’expression et de co-création artistique, apparaissant comme les éléments de résultat de toute cette recherche-création et des questions qui l’ont animée.

Ces retours soulignent que la plupart des spectateurs ont ressenti le besoin de vivre leurs expériences de l’installation, avec une approche créative en rapport direct avec leurs imaginaires. Un apport créatif sous la forme de jeux imaginaires, ou de personnification des entités virtuelles. Cette capacité de créer du contenu à l’intérieur de l’installation représenterait l’émulsion participative d’une activité ludique. En détournant ainsi le contenu de l’installation, ils réinventeraient, réinterprèteraient, remanieraient à leur convenance le contenu de Vanité interactive, dans une attitude réflexive. Par exemple une spectatrice ira même jusqu’à ressentir une certaine affection pour les calaveras virtuelles.

Ce qui est intéressant à noter ici est le caractère involontaire, peut-être même inconscient de ces interacteurs, à se retrouver dans ce rôle de création de leurs propres imaginaires. Pour certains, cette prise de plaisir à jouer avec la mort, car elle se

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Conclusion générale présentait à eux sous le signe des calaveras, a été enrichissante. Leurs projections cognitives au sein de l’environnement virtuel les auraient en quelque sorte conduits à inventer de leur propre chef, tout ce scénario en s’appuyant sur leurs expériences personnelles et leurs imaginaires, pour vivre « leur » immersion de Vanité interactive. Dans cette création commune, résident peut-être en réalité tout le message et les fondements de l’installation. C’est-à-dire, permettre à l’expérience personnelle du spectateur envers la mort, de s’exprimer de la manière qu’il jugera opportune, au travers de sa co-création, dans une attitude induite de ses réflexions. Grâce à ces retours d’expériences, les spectateurs se sont impliqués davantage dans la compréhension de leur propre vécu de l’installation, même si malgré cette mise en évidence, certains ont préféré continuer dans leur imaginaire ou leur point de vue sans forcément approfondir le sujet. S’il apparaît que la situation proposée était bien propice à une réflexion sur notre attitude face à la mort, un changement de comportement semble plus hypothétique à mettre à jour.

La diversité des réactions collectées par les retours d’expériences, certaines allant dans le sens de l’intention artistique et d’autres non, montre une liberté propre à la création artistique ouverte aux interprétations créatives des spectateurs. Il ressort de ces enquêtes que cette expérience artistique a été, une véritable stimulation de l’imaginaire du spectateur qui pouvait laisser libre cours à son ressenti singulier. L’installation Vanité interactive a conduit le spectateur à agir au sein de l’environnement virtuel, dans une interaction avec les éléments de la scène, sous la forme d’un dialogue en rétroaction qui a permis le développement de l’imaginaire créatif de celui-ci. Un imaginaire qui puise sa force dans les expériences personnelles que chacun peut exprimer, avec la plus grande diversité et liberté lors de son expérimentation de l’installation. Ainsi le spectateur, serait non seulement acteur de cette expérience, mais aussi deviendrait alors un co-créateur d’oeuvre. C’est en cela que cette installation apparaît comme une expérience intime, qui invite à la poésie de ses propres émotions vis-à-vis d’une question non seulement sociale, mais aussi très personnelle, celle de notre attitude face à la mort.

426

Conclusion générale

Ouverture

L’entretien d’explication est un domaine capable d’apporter des éléments concernant le processus de création et de réception en art. En effet il permet de recueillir des éléments du vécu de l’artiste et du spectateur. De ce fait, il paraît important d’approfondir ce domaine en parallèle à la recherche-création.

Le cadre de cette recherche est un exemple des larges possibilités d’analyse et de compréhension que propose cette utilisation conjointe de l’art et de l’explicitation. L’approfondissement de ce point pourrait constituer un champ de recherche immense. Il faudrait alors approfondir et connaître véritablement cette question pour se forger une méthodologie plus forte concernant l’explicitation. J’ai eu une première approche qui s’est inspiré des entretiens d’explicitations, il serait vraiment intéressant de connaître et maîtriser cette méthode. Car elle serait une méthodologie de recherche essentielle pour étudier les phénomènes artistiques. Elle permettrait d’aller plus loin dans la compréhension des attitudes.

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Partie 1. D’une recherche sur la représentation de la mort à une recherche sur la Vanité interactive

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Figure 1. 1 : Peter Tscherkassky, Miniatures - Many Berlin Artists in Hoisdorf, 1983, super 8, 16 min, couleur.et n&b. ______66 Figure 1. 2 : Peter Tscherkassky, Outer space, 1999, 35mm, 10 min, n&b. ______66 Figure 1. 3 : Patrick Bokanowski, La Femme qui se poudre, 1972, 16 mm, 18 min, n&b. ______66 Figure 1. 4 : Patrick Bokanowski, L’Ange, 1982, 35 mm, 70 min, couleur. ______66 Figure 1. 5 : Extraits du film Dégradation. ______67 Figure 1. 6 : Kurosawa Kiyoshi, Kairo, 2001. ______69 Figure 1. 7 : Extraits du film Apparition. ______70 Figure 1. 8 : Extraits du film Mea culpa. ______74 Figure 1. 9 : Extraits du film Follow me. ______76 Figure 1. 10 : Images spectrales interactives (ISI) ______81 Figure 1. 11 : Images spectrales interactives (ISI) ______84 Figure 1. 12 : Écran tactile posé au-dessus d’un écran LCD ______86 Figure 1. 13 : Leds infrarouges autour du cadre tactile ______87 Figure 1. 14 : Fonctionnement de l’écran infrarouge ______87 Figure 1. 15 : Installation Images spectrales interactives (ISI), exposition aux Bains Numériques #3, 2008. ______87 Figure 1. 16 : ISI Vidéo sans action du ______89 Figure 1. 17 : ISI L’action du spectateur fait apparaître un spectre ______89 Figure 1. 18 : ISI L’action continue agit sur le spectre ______89 Figure 1. 19 : Projet scénographique ______91 Figure 1. 20 : Essai de représentation de spectre ______91 Figure 1. 21 : Images spectrales interactives (ISI) ______92 Figure 1. 22 : Images spectrales interactives (ISI) ______93 Figure 1. 23 : William Blake, Pity, 1795. ______94 Figure 1. 24 : Rudolf Schafer, Visages de Mortes 9, 1987. ______95 Figure 1. 25 : William Blake, The Lovers Whirlwind, 1824-1827. ______95 Figure 1. 26 : Diana Michener, Head N2, 1986. ______95 Figure 1. 27 : Images spectrales interactives (ISI) ______96 Figure 1. 28 : Images spectrales interactives (ISI) ______97 Figure 1. 29 : ISI Travail sur logiciel 3D ______99 Figure 1. 30 : ISI Rendu brut depuis le logiciel 3D ______100 Figure 1. 31 : ISI Résultat après retouche numérique ______100 Figure 1. 32 : Images spectrales interactives (ISI) ______101 Figure 1. 33 : Ralph Baer, Pong, 1967. ______104 Figure 1. 34 : Média Lab, Put that there, 1979. ______104 Figure 1. 35 : Myron W. Krueger, Video Place, 1987. ______104 Figure 1. 36 : Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, ______105 Figure 1. 37 : Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, ______105 Figure 1. 38 : Karl Sims, Genetic Images, 1993. ______105 Figure 1. 39 : Du Zhenjun, Vent, 2003. ______106 Figure 1. 40 : Images spectrales interactives (ISI) ______108 Figure 1. 41 : Interaction avec l’installation Images spectrales interactives (ISI), exposition aux Bains Numériques #3, 2008. ______109 Figure 1. 42 : Char Davies, Subterranean Earth tirée de Osmose, 1995. ______110 Figure 1. 43 : Char Davies, Forest Stream, tirée d’Ephémère, 1998. ______111 Figure 1. 44 : Peter Dimakos, 360, 2002. ______114 Figure 1. 45 : Jeffrey Shaw, Legible City, 1999. ______114 Figure 1. 46 : Images spectrales interactives(ISI) ______117

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Figure 2. 1 : Mosaïque trouvée à Pompéi. (Musée archéologique de Naples)______121 Figure 2. 2 : Mosaïque trouvée à Pompéi : La roue de la Fortune. (Musée archéologique de Naples) 122 Figure 2. 3 : Anonyme, Gisants d’Isabelle d’Angoulême et de Richard Cœur de Lion, Fontevraud, Abbaye royale, XIIe siècle. ______123 Figure 2. 4 : André Beauneveu, Gisants de Charles V le Sage, Paris, Musée du Louvre, 1374. ______124 Figure 2. 5 : Anonyme, Transi de Francis de la Serra, Vaud, Chapelle de La Sarraz, 1362. ______125 Figure 2. 6 : Anonyme, Tombe de Henry Chichele Archevêque de Canterbury, en la cathédrale de Canterbury, 1424-1426. ______125 Figure 2. 7 : Ligier Richier, Transi de René de Chalon, en l'église Saint-Étienne de Bar-le-Duc, XVIe siècle. ______125 Figure 2. 8 : Germain Pilon, Deuxième transi de Catherine de Médicis et transi d’Henri II, Saint-Denis, Basilique, 1567-1573. ______126 Figure 2. 9 : Girolamo Della Robia, Premier transi de Catherine de Médicis, Paris, Musée du Louvre, c. 1565. ______126 Figure 2. 10 : Poème de Baudoin de Condé, Paris, BNF, ms.3142, f.311v, vers 1285. ______127 Figure 2. 11 : Psautier de Bonne de Luxembourg, New-York, Cloisters Museum., ms.1969, f.321v-322r, entre 1332-1349. ______128 Figure 2. 12 : Livre d'Heures à l'usage des Bourges, Moscou, Musée Historique, Mus.388, f.17, vers 1460. ______129 Figure 2. 13 : Anonyme, « Dict des trois Vifs et des trois Morts », Petites Heures du Duc de Berry, Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. lat. 18014, 1390. ______129 Figure 2. 14 : Livre d’Heures à l’usage de Rome, Lewis, ms.E108, f.109v. fin du XVe siècle. ______130 Figure 2. 15 : Livre d'Heures flamand, Londres, British Library, ms.35313, f.158v, vers 1500. ______130 Figure 2. 16 : Gravures de La Danse Macabre du cimetière des Saints-Innocents, 1485. ______131 Figure 2. 17 : Alfred Mahlau, vitraux de la danse macabre, Lübeck, Église Ste-Marie, 1955-56. ____ 132 Figure 2. 18 : Hans Holbein le jeune, Danse macabre : l’Enfant, l’Empereur et la Nonne, gravure sur bois parue dans Les Simulacres & historiees faces de la Mort, 1538, Lyon. ______133 Figure 2. 19 : Francesco Traini ou à Buonamico Buffalmacco, Triomphe de la Mort, Pise, Campo Santo, 1365. ______134 Figure 2. 20 : Lorenzo Costa, Le Triomphe de la Mort, St-Jacques-le-Majeur-de-Bologne, Chapelle Bentivoglio, 1490. ______135 Figure 2. 21 : Gaspare Pesaro, Triomphe de la mort, Palerme, 1445-46. Aujourd’hui déposé au Palais Abatellis ______135 Figure 2. 22 : Pieter Bruegel l’Ancien, Triomphe de la mort, Madrid, Musée du Prado, c. 1562. _____ 136 Figure 2. 23 : Nicolas Deutsch, La jeune Fille et la mort, Bâle, Kunstmuseum, 1517. ______138 Figure 2. 24 : Hans Baldung Grien, Les Trois Âges de la femme et la mort, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 1510.______138 Figure 2. 25 : Hans Baldung Grien, La jeune Fille et la mort, Bâle, Kunstmuseum, 1517. ______138 Figure 2. 26 : Anonyme, Couple d'amoureux, Musée de Cleveland, c.1470. ______140 Figure 2. 27 : Anonyme, Les amants trépassés, Strasbourg, Musée de l'Œuvre Notre-Dame, c.1470. 140 Figure 2. 28 : Hans Memling, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, la tête de mort, Strasbourg, Musée des Beaux-arts, vers 1494. ______142 Figure 2. 29 : Hans Memling, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, le squelette, Strasbourg, Musée des Beaux-arts, vers 1494. ______142 Figure 2. 30 : Mosaïque trouvée à Pompéi. (Musée archéologique de Naples)______146 Figure 2. 31 : Ambrogio di Bondone (Giotto), Les noces de Cana, Padoue, fresque dans la chapelle de l’Arena, 1304-1306. ______149

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Figure 2. 32 : Pietro Lorenzetti, l'Entrée du Christ à Jérusalem, Assise, église inférieure de la basilique San Francesco, v. 1310-1320. ______149 Figure 2. 33 : Ambrogio di Bondone (Giotto), Scènes de la vie de saint Jean Baptiste le banquet d’Hérode, détail, Florence, Basilique Santa Croce, Chapelle Peruzzi, 1320. ______149 Figure 2. 34 : David de Heen, Nature morte au homard, Rotterdam, Musée Boijmans Von Beuningen, 1648. ______150 Figure 2. 35 : Floris Claesz van Dijck, Table dressée avec fromages et fruits, Amsterdam, Rijksmuseum, 1615. ______150 Figure 2. 36 : Jean-Baptiste Siméon Chardin, Nature morte, Paris, Musée du Louvre, 1760. ______150 Figure 2. 37 : Caravage, Garçon à la corbeille de fruits, Rome, Galerie Borghèse, 1593-1594. ______150 Figure 2. 38 : Jan Weenix, Un singe et un chien près de gibier mort, Amsterdam, Rijksmuseum, 1714. 150 Figure 2. 39 : Jacques de Gheyn, Vanité, New-York, Metropolitan Museum, 1603. ______159 Figure 2. 40 : Sébastien Stoskopff, Vanité avec un vase de thériaque, Zürich, Koetser Gallery, 1627. 160 Figure 2. 41 : Pieter van Steenwyck, Ars longa, vitta brevis, collection particulière, entre 1633-1656 160 Figure 2. 42 : Simon Renard de Saint-André, Vanité, Marseille, Musée des Beaux-Arts, c. 1650. ____ 161 Figure 2. 43 : Vincent Laurensz Van der Vinne,Vanité avec couronne royale et le portrait de Charles Ier d’Angleterre, décapité en 1649, Paris, musée du Louvre, XVIIe siècle. ______161 Figure 2. 44 : Anonyme français, Rome, Galleria Nazionale d'Arte Antica, ca. 1630. ______161 Figure 2. 45 : Antonio de Pereda y Salgado, Allégorie de l'éphémère, Wienne, Kunsthistorisches Museum, c.1654. ______161 Figure 2. 46 : Guido Cagnacci, Allégorie de la vie humaine, XVIIe siècle. ______162 Figure 2. 47 : Guido Cagnacci, Allégorie de la Vanité et de la Pénitence, Musée des Beaux-Arts, Amiens, vers 1640. ______162 Figure 2. 48 : Attribué à Abraham van der Schoor, Vanité à l'enfant, collection particulière, entre 1643- 1650 ______162 Figure 2. 49 : Simon Vouet, St Jérôme et l'ange, Washington, National Gallery, 1620. ______163 Figure 2. 50 : Caravage, Saint-Jérôme écrivant, Rome, Galleria Borghese, 1606. ______163 Figure 2. 51 : Domenico Fetti, Vanité, Paris, Musée du Louvre, 1623. ______163 Figure 2. 52 : Georges de la Tour, La Madeleine à la veilleuse, Rennes, Musée des Beaux-Arts, 1640. 163 Figure 2. 53 : Georges de la Tour, La Madeleine au miroir, National Gallery of Art, Washington, vers 1635-1640. ______165 Figure 2. 54 : Francisco de Goya, l’Enterrement de la sardine, Madrid, Real Academia de San Fernando, 1812-14. ______173 Figure 2. 55 : Francisco de Goya, Le Temps dit Les Vieilles, Lille, Palais des Beaux Arts, 1808-1810. 173 Figure 2. 56 : Théodore Géricault, Les Trois Crânes, Montargis, musée Girodet, 1812-14. ______174 Figure 2. 57 : Paul Cézanne, Nature morte, crâne et chandelier, Merzbacher Kunststiftung, 1866-67. 174 Figure 2. 58 : Picasso, Poireau, crâne et pichet 4, Collection particulière, 1945. ______175 Figure 2. 59 : Georges Braque, L’atelier au crâne, Collection particulière, 1938. ______176 Figure 2. 60 : Damien Hirst, For the love of God, 2007.______178 Figure 2. 61 : Roman Opalka, OPALKA 1965/1-infini, 1965-2011. ______181 Figure 2. 62 : Roman Opalka, OPALKA 1965/1-infini, 1965-2011. ______181 Figure 2. 63 : Michel Blazy, Sculptcure, 2002, Ausstellungsansicht. ______182 Figure 2. 64 : Andy Warhol, Illustration du contenu d’une Time Capsules. ______184 Figure 2. 65 : Claude lévêque, les Champions, 1996. ______185 Figure 2. 66 : Jana Sterbak, Vanitas, Robe de chair pour albinos anorexique, 1987. ______187 Figure 2. 67 : Exemple de produits dérivés de la figure du crâne. ______193 Figure 2. 68 : Lustre en verre de Murano de Philipp Plein, collection 2012. ______194 Figure 2. 69 : Wim Delvoye, Kiss 3, Cibachrome sur aluminium, 2000. ______195 Figure 2. 70 : Xavier-Lucchesi, radio portraits, X-Ray, 2012. ______195

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Table des figures

Figure 2. 71 : Martinot Denis, Montre à tête de mort, Ecouen, musée national de la Renaissance, vers 1620. ______198 Figure 2. 72 : Memento mori, anneau du XVIIe siècle. ______198 Figure 2. 73 : Memento mori en ivoire patiné, travail européen du XVIIe siècle. ______199 Figure 2. 74 : Memento mori en ivoire à patine translucide ambrée, Japon, XIXe siècle. ______199 Figure 2. 75 : Dimitri Tsykalov, Skull, 2008. ______200 Figure 2. 76 : Serena Carone, Crâne gaulois, Collection Serge Bramly, 1991. ______200 Figure 2. 77 : Geoffroy Nicolet, Vanité, 2011. ______200 Figure 2. 78 : Jan Fabre, L'Oisillon de Dieu, collection particulière, 2000. ______201 Figure 2. 79 : Philippe Halsman, Dali’s skull, New York, 1952. ______201 Figure 2. 80 : Art aztèque, masque de Tezcatlipoca, Smoking Mirror, crâne humain, British Museum, XVe-XVIe siècle. ______202 Figure 2. 81 : Andy Warhol, Autoportrait au crâne, 1977. ______205 Figure 2. 82 : Marina Abramovic, Balkan Erotic Epic: Banging the Skull, 2005. ______206 Figure 2. 83 : Marina Abramovic, Nude with skeleton, 2002. ______206 Figure 2. 84 : Robert Mapplethorpe, Autoportrait, Paris, maison européenne de la Photographie, 1988. ______206 Figure 2. 85 : Subodh Gupta, Very Hungry God, 2006. ______207 Figure 2. 86 : Vanité interactive 1.0, exposition aux Bains numériques #4, 2009. ______214 Figure 2. 87 : Un spectateur avec le casque BCI sur la tête. ______216 Figure 2. 88 : Sculpture de Crânes intégrant les capteurs de mouvement, à tenir dans la main._____ 216 Figure 2. 89 : Vanité interactive 1.0, exposition aux Bains numériques #4, 2009. ______219 Figure 2. 90 : Calaveras mexicaine durant El Día de Muertos. ______223 Figure 2. 91 : Calaveras virtuelles dans Vanité interactive 3.1. ______225 Figure 2. 92 : Calaveras virtuelles dans Vanité interactive 3.1. ______226 Figure 2. 93 : Crâne réaliste qui prône au-dessus de tout et le gros crâne, dans Vanité interactive 3.1. ______227 Figure 2. 94 : Interface du logiciel Unity 3D. ______229 Figure 2. 95 : Fenêtre de travail dans Unity 3D. ______232 Figure 2. 96 : Crâne réaliste dans Unity et dans Vanité interactive 3.1. ______235 Figure 2. 97 : Ici tous les crânes sélectionnés en bleu intègrent une IA, les autres sont inertes. _____ 238 Figure 2. 98 : Un exemple de création issu de l’IA implémenté dans les crânes : un totem ou une pyramide de calaveras. ______239 Figure 2. 99 : Ici certains se font des bisous justes sous la mort… ______239 Figure 2. 100 : Mur et plafond de la première version. ______245 Figure 2. 101 : Sol et fosse de la version 3.1. ______245 Figure 2. 102 : Forme du plafond version 3.1dans Unity 3D. ______245 Figure 2. 103 : Résultat en rendu. ______245 Figure 2. 104 : Résultat de la fosse en rendu. ______245 Figure 2. 105 : Petite particule dans Unity 3D. ______246 Figure 2. 106 : Cône de lumière dans Unity 3D et le rendu dans l’installation. ______251 Figure 2. 107 : Bulle de savon dans Unity 3D. ______253 Figure 2. 108 : Bulle de savon avec son rendu spécifique dans Vanité interactive 3.1 ______253 Figure 2. 109 : Bougie et son support dans Unity 3D, puis éteinte et allumée dans le rendu de l’installation. ______255 Figure 2. 110 : Ambiance de la pièce lorsque la bougie est allumée. ______256 Figure 2. 111 : Le livre et son support. ______257 Figure 2. 112 : Le livre dans l’installation. ______258 Figure 2. 113 : Smartphone sans l’intervention du spectateur. ______260 Figure 2. 114 : Smartphone interagissant avec le spectateur. ______260

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Figure 2. 115 : Mise en abyme de la pièce par le smartphone. ______261 Figure 2. 116 : Le spectateur devient une représentation de la vanité… ______262 Figure 2. 117 : Les trois sphères vertes représentent la zone d’interaction du spectateur. ______263 Figure 2. 118 : La capsule montée d’une caméra et le rectangle représentent l’avatar invisible du spectateur. ______263 Figure 2. 119 : Vanité interactive 3.1. ______265

Figure 3. 1 : Un exemple de CAVE typique avec un rendu stéréoscopique et des lunettes 3D munies de pastilles pour les capteurs de position.______288 Figure 3. 2 : Illustration d’une partie de Mindball ______292 Figure 3. 3 : Première courbe EEG de 1924 avec en haut l’amplitude, en bas la fréquence ______338 Figure 3. 4 : Une simulation du singe de . ______340 Figure 3. 5 : Le singe d’Andrew Schwartz, 2008. ______340 Figure 3. 6 : Le singe d’Andrew Schwartz, 2010. ______340 Figure 3. 7 : BrainGate 1 installé sur le crâne de Nagle, et le nouveau BrainGate 2 beaucoup plus petit. ______342 Figure 3. 8 : Matt Nagle avec BrainGate 1. ______342 Figure 3. 10 : Schéma illustrant la numérotation des électrodes de la disposition 10-20. ______344 Figure 3. 9 : Schéma illustrant la disposition 10-20. ______344 Figure 3. 11 : Casque Emotiv EPOC. ______348 Figure 3. 12 : Casque Neurosky Mindwave version mobile et bureau. ______350 Figure 3. 13 : Casque Emotiv Insight. ______350 Figure 3. 14 : Casque Interaxon Muse et ses capteurs EEG. ______350 Figure 3. 15 : Mindflex la version divertissement de Neurosky. ______351 Figure 3. 16 : Casque NeuroFocus. ______351 Figure 3. 17 : Necomini qui utilise un casque Neurosky. ______351 Figure 3. 18 : Drone Puzzlebox orbit polité par le casque Neurosky Mindwave mobile. ______351 Figure 3. 19 : John Cage et Alvin Lucier durant une performance à Wesleyan University, 1988. ____ 358 Figure 3. 20 : Alvin Lucier, Music for solo performer, 1965. ______358 Figure 3. 21 : Sam@Neurohack, Mindprocessing, 2011. ______358 Figure 3. 22 : Pascale Gustin, Ursula Gastfall et Gérard Paresys, In-Between, 2012. ______358 Figure 3. 23 : George Khut, BrightHearts Research, 2011. ______359 Figure 3. 24 : CargoCollective de Samson Young, I am thinking in a room, different from the one you are hearing in now, 2011.______359 Figure 3. 25 : Tamuraj, Emo-Synth, 2009. ______359 Figure 3. 26 : Nick Hallett, Auroville la ville de Sri Aurobindo, 2009. ______359 Figure 3. 27 : Casque Cyberlink du dispositif Brainfingers de Andrew Junker. ______360 Figure 3. 28 : Prototype du casque NIA ______361 Figure 3. 29 : Casque Neural Impules Actuator (NIA) de la société OCZ ______361 Figure 3. 30 : Courbe représentant le biosignal du spectateur pour la calibration de NIA. ______362

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