Exercices de rhétorique

13 | 2019 Sur des vers de Virgile

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/860 DOI : 10.4000/rhetorique.860 ISSN : 2270-6909

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-37747-177-5

Référence électronique Exercices de rhétorique, 13 | 2019, « Sur des vers de Virgile » [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 20 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/860 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhetorique.860

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SOMMAIRE

DOSSIER. Commenter l'Énéide (XVe-XVIIIe siècles) Sous la direction de Christine Noille

Présentation. Les commentaires dans l’Europe de la première modernité, entre interprétation et rhétorique Christine Noille

La lecture de l’Énéide par Cristoforo Landino : élaboration et aboutissement du genre du commentaire chez un humaniste du Quattrocento Hélène Casanova-Robin

De la paraphrase à l’interprétation : Tiberius Donat défenseur d’Énée aux chants 2 et 10 de l’épopée virgilienne Séverine Clément-Tarantino

Un remaniement de l’Énéide à Venise : L’Achille et l’Enea de Lodovico Dolce (1571) Valeria Cimmieri

Modèle ou faire-valoir ? La référence à Homère dans les commentaires de Virgile de Servius à La Cerda Christiane Deloince-Louette

Les Remarques de Marolles dans ses traductions en prose de l’Énéide : un regard de Moderne sur une œuvre antique ? Florence de Caigny

Mythologies de la préméditation et mythologies de l’improvisation : sur quelques commentaires rhétoriques de l’Énéide Francis Goyet

La rhétorique est-elle une herméneutique ? Christine Noille

ATELIER

Marco Antonio Ferrazzi, Exercices de rhétorique sur les principaux discours de l’Énéide (1694) : édition des deux premiers discours Francis Goyet

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DOSSIER. Commenter l'Énéide (XVe- XVIIIe siècles) Sous la direction de Christine Noille

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Présentation. Les commentaires dans l’Europe de la première modernité, entre interprétation et rhétorique

Christine Noille

1 Sur des vers de Virgile… À la suite de Montaigne et de son chapitre III, 5 des Essais, c’est à un voyage que nous vous invitons, dans les traditions anciennes du commentaire de texte. Cette longue pratique, qui a laissé un corpus abondant, a transmis la mémoire des modèles antiques, dans la lettre de leurs textes comme dans leur esprit : elle a actualisé au fil des siècles leur lisibilité ; et elle a construit un monde avec leurs mondes. À l’occasion d’une journée d’études à l’origine des articles ici réunis1, le pari a été de confronter les analyses et les lectures en se focalisant sur un seul corpus, les commentaires consacrés à l’Énéide de Virgile, modèle à la fois herméneutique et discursif pour toute la culture européenne, de la Renaissance au XVIIIe siècle. Au gré de nos étapes, dans les pratiques herméneutiques des humanistes, dans les annotations des grammairiens, dans les montages éditoriaux des philologues et dans les exercices des rhétoriciens, nous avons alors poursuivi quelques interrogations résistantes, sur ce qu’est l’interprétation et sur les manières d’en sortir, sur les réseaux de sens qui font la forme d’un texte et au bout du compte, sur ce que lire veut dire – ou plutôt, sur ce que l’ Énéide nous dit.

2 Car que signifie exactement le texte virgilien quand il énonce : À ces mots, elle embrasse tendrement son époux, et le serre amoureusement entre ses beaux bras. Vulcain, jusqu’alors insensible, sent renaître tout à coup sa première ardeur pour sa divine épouse. Un feu, qui ne lui est pas inconnu, pénètre dans ses veines, et se répand dans tous ses membres amollis. Ainsi l’éclair, qui s’échappe de la nue enflammée, vole en un instant d’un pôle à l’autre… En même temps il lui donne les plus vifs et les plus délicieux embrassements, puis il s’endort tranquillement sur son sein2.

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3 Plusieurs réponses nous sont parvenues, de versants éloignés de la pratique commentatrice. Toutes concourent cependant à reconnaître que ce texte signifie un peu plus qu’il ne dit. Ce qui donne, sous la plume de l’interprète Michel de Montaigne : [La poésie] représente je ne sais quel air plus amoureux que l’amour même. Vénus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est ici chez Virgile […]. Ce que j’y trouve à considérer, c’est qu’il la peint un peu bien émue pour une Vénus maritale3 […]. Efficacité des mots tout autant que des choses, qu’un rhétoricien plus tardif confirmera ainsi à propos d’une séquence juste antérieure de la même scène4 : Elle ne se sert d’aucun exorde, les caresses du lit conjugal ayant suffi à mettre son époux dans de bonnes dispositions5, et qu’un Melanchthon aura résumé, un siècle et demi plus tôt, dans une formule suggestive : « exordium per insinuationem6 », Vénus ou la créature insinuatrice – « foemina », la Femme par excellence, comme dira ailleurs Ferrazzi7. Alors, de Montaigne à Melanchthon et à Ferrazzi, de la Renaissance humaniste aux classes de rhétorique, de l’Europe méditerranéenne à l’Europe protestante, comment décrire ces commentaires, qui tous ont fait une place à la rhétorique du corps par-delà l’éloquence des mots ? interprétation morale ? ou description d’un dysfonctionnement rhétorique ? Les deux sans doute, mais cela revient au même ici : sur les vers de Virgile, entre commentateurs des XVe-XVIIIe siècles, il a été possible de se mettre d’accord.

4 Or, cela ne sera pas toujours le cas. La problématique à l’initiative de ce dossier repose en effet sur les implicites du débat critique contemporain, qui opère deux gestes fondamentaux dans notre optique : il associe l’interprétation au commentaire et la rhétorique à l’analyse théorique ; et il oppose systématiquement théorie et interprétation. C’est donc par l’histoire de ce clivage qu’il nous faut ici commencer, pour rappeler ensuite la fluidité et la perméabilité des pratiques telles qu’elles sont attestées par le corpus des annotations virgiliennes dans l’Europe de la première modernité, avant d’en revenir à une perspective plus théorique pour penser en dehors de l’antinomie théorie-interprétation une identité forte pour ces pratiques commentatrices qui sont effectivement informées par des disciplines hétérogènes, de la philosophie à la grammaire et à la rhétorique.

Division

5 Pour la critique contemporaine, il y a une différence radicale – épistémologique, méthodologique, éthique, idéologique – entre interpréter et analyser un texte, ou comme on dit par facilité, « décrire » quelque chose d’un texte8.

6 Différence épistémologique tout d’abord, entre deux finalités de savoir étrangères l’une à l’autre, une investigation philosophique sur la tension du sens littéral vers d’autres niveaux de sens d’une part ; un savoir sur l’architexte d’autre part, autrement dit sur les procédures, les formes et les modes de fonctionnement des œuvres de langage. Au moment de se mettre au travail sur les textes, un choix stratégique préside bel et bien à la relecture, entre d’un côté s’engager dans la décision du sens et de l’autre s’atteler à la mise en formes de la textualité. 7 Différence et même opposition de méthode, ensuite, entre deux discours critiques, avec d’un côté ce que Genette nommait déjà dans Figures I un discours de reprise herméneutique du sens, en symbiose commentatrice (citationnelle) avec le fil du texte,

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et de l’autre côté un discours d’analyse et de mise à distance9. La séparation se fait ici sur les manières d’étudier les textes, entre deux positionnements de l’auctorialité critique, le pathos de l’herméneute d’une part, son engagement polémique dans la poursuite du sens ; l’éthos du théoricien d’autre part, entre désengagement et domination. 8 Différence éthique, également, en l’occurrence une gestion pragmatique différente du débat intra-disciplinaire : pour les uns (les interprètes), la négociation polémique du dissensus dès lors que l’interprétation établit une tension herméneutique entre le texte et un au-delà doctrinal toujours sujet à contestation, qu’il s’agisse des intentions (interprétation intentionnaliste) ou des valeurs et des normes (interprétation finaliste) ; pour les autres (les analyticiens), la gestion conciliatrice du consensus dans une modélisation des formes dont le critère de pertinence est strictement technique, puisqu’interne au geste même de mise en forme. (On n’a jamais vu des rhétoriciens se battre pour savoir si le discours de Vénus à Vulcain commence avec ou sans exorde : car les deux descriptions sont très strictement correctes.) L’accord entre analyticiens repose de fait sur le seul consensus opérationnel (protocolaire) et permet de donner aux formes décrites, selon les époques, force de norme (le théoricien établissant en quelque sorte l’état de fait du texte) ou force de proposition (le théoricien inscrivant dans le texte la possibilité d’une forme). 9 Différence idéologique surtout, quant aux présupposés sur le statut et la définition du texte qui légitiment et motivent ces deux gestes critiques – une différence d’ordre culturel, qui porte sur les « pourquoi » et par là même sur les « comment », pour reprendre l’analyse de Michel Charles10, et qui engage deux conceptions pour le coup contradictoires concernant le rapport au texte : d’un côté, l’idée contemporaine de l’autorité et de la monumentalité du texte détermine une enquête qui en déploie toujours plus les richesses et la singularité ; de l’autre, l’idée que le texte est le composé, la combinatoire – plus ou moins arbitraire, plus ou moins contingente –, de structures et de formes reproductibles et modifiables s’accorde avec une pratique manipulatrice et interventionniste, qui opère une sérialisation toujours possible du texte sur d’autres corpus exemplifiant des formes comparables, sur d’autres versions exemplifiant des formes modifiées. 10 Ou, si l’on veut, une culture du texte – que Michel Charles nomme « commentaire » – contre une culture qu’il nomme « rhétorique » et dont la fonction est de « casser11 » l’autorité du texte, de le considérer comme un assemblage de possibilités, « un instrument à fabriquer d’autres discours12 ». – Et Michel Charles n’en finit pas alors, dans la culture à dominante commentatrice qui est la nôtre et qui permet à une société de s’identifier par un certain nombre de textes monumentalisés, de promouvoir une méthode d’analyse alternative qui fonctionne comme « moyen le plus efficace de mettre le texte à distance13 » et oppose au discours de la révérence et de la confortation un discours de la résistance et de la contestation. 11 Bilan de cet état de l’art pour notre XXIe siècle : il y a d’un côté l’interprétation et de l’autre la réflexion théorique, comme il y a d’un côté un engagement dans le sens et de l’autre une technique de mise en formes, d’un côté le commentaire et de l’autre l’analyse, d’un côté une investigation en profondeur dans le texte et de l’autre un positionnement en surplomb, d’un côté une lecture partisane et de l’autre une construction intellectuelle, d’un côté une sanctification et une sanctuarisation de la textualité et de l’autre un démontage jubilatoire.

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12 Qu’une telle conceptualisation pointe avec justesse un vrai partage à la fois dans l’institution et dans les pratiques, on en conviendra bien volontiers. Mais elle tombe complètement à plat pour prendre en charge les pratiques commentatrices de la première modernité, comme en témoignent abondamment les annotations liminaires, marginales ou infra-paginales qui accompagnent et structurent les grandes éditions des textes antiques, au premier rang desquelles celles de l’Énéide.

Circulation

13 Tout va bien lorsque les objets, les méthodes et les finalités épistémologiques sont séparables et séparés et qu’il y a lieu de distinguer entre théorie et interprétation, entre analyse travaillant à la productivité des textes et commentaire travaillant à leur autorité.

14 Mais il arrive qu’il existe aujourd’hui des pratiques herméneutiques tournées vers la création et l’invention des possibles (confer les propositions de Sophie Rabau sur le travail philologique14), vers la variation et la défamiliarisation (confer les travaux d’Yves Citton sur l’actualisation lectoriale15), des pratiques herméneutiques qui intègrent ainsi une part de la contestation des textes et des méthodologies de possibilisation ; et des pratiques rhétoriques défendant l’hypothèse méthodologique du commentaire au sein de notre culture du texte16 ; de même que sont attestées plus loin dans le temps, nous y revoilà, des pratiques commentatrices qui n’établissent pas de coupure entre travail herméneutique et travail rhétorique, paraphrase idéologique, explication grammaticale et description anatomique. 15 La leçon majeure qui ressort en effet des articles ici rassemblés est la fluidité des démarches et la circulation des traditions commentatrices : de Cristoforo Landino au XVe siècle à Charles Rollin, deux siècles et demi plus tard, les pratiques commentatrices ne sont jamais « pures », exclusivement grammaticales, philosophiques ou rhétoriques, parce que fondamentalement elles répondent à deux visées elles-mêmes composites, la visée pédagogique (dans notre livraison, Melanchthon, La Cerda, Ferrazzi, Rollin) et la visée éditoriale (Landino, Dolce, Marolles). 16 L’introduction du commentaire de texte dans les classes de grammaire et de rhétorique relève d’un enseignement par l’usus, par la lecture commentée17 : et fût-elle centrée sur l’une ou l’autre des deux disciplines, cette pratique de la lecture expliquée est solidaire d’un cursus studiorum qui se parachève dans la classe de philosophie, d’où un étoilement possible des remarques sur toute la gamme qui va de l’explication lexicale à la réflexion morale. Là est au demeurant la grande caractéristique des commentaires antiques de Virgile aux IVe et Ve siècles (ceux d’Aelius Donat, Servius, Macrobe, Tiberius Donat) : à la fois grammaticaux et rhétoriques (avec déclinaisons multiples : un Aelius Donat commentera d’abord en grammairien, par exemple), ils intègrent sans difficulté des annotations morales ou des interprétations allégoriques. 17 Si les savoirs des commentateurs pédagogues sont multiples, les scénographies éditoriales de la première modernité convoquent également des annotations abondantes, qui forment tout un appareil de couches métatextuelles, des titres aux manchettes et aux notes marginales, des préfaces aux résumés incipitiaux et aux commentaires intercalés – sans oublier les opérations typographiques à valeur sémantique, séquençage, intitulation, illustration, etc. Il peut arriver que l’édition

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distingue entre les remarques grammaticales, rhétoriques ou morales en les spécialisant dans une partie dédiée du dispositif opéral, mais la pratique est plus généralement à la fusion voire à la confusion, comme l’emblématise au XVIe siècle l’édition triplex du théâtre de Térence18. Dans le détail, les options disciplinaires restent cependant identifiables : les explications grammaticales (lexicales et syntaxiques) s’accompagnent souvent de référence à des usages comparables dans d’autres textes antiques ; les remarques d’obédience rhétorique portent sur le genre, le plan et les ressources du discours virgilien quand il est argumentatif ; la transposition allégorique des énoncés littéraux ouvre à des enseignements moraux ; l’identification des obscurités introduit des débats d’ordre philosophique ou théologique. Ajoutons qu’au demeurant la compatibilité de ces remarques entre elles n’est pas un fait récent : dans la tradition éditoriale des dialogues platoniciens, le dispositif est fixé depuis l’antiquité tardive qui, pour chaque dialogue, fait précéder les lemmes interprétatifs d’un préambule rhétorique chapeautant l’ensemble, où sont exposés les « principaux points » de l’argumentation, parmi lesquels son but, sa division et son mode19. 18 Qu’en est-il cependant du statut de toutes ces remarques métatextuelles ? Relèvent- elles de l’annotation discontinue (de la description ponctuelle) ou forment-elles un commentaire, au sens où notre contemporanéité l’entend, un discours cohérent prenant en charge un texte en tant qu’il est un tout composé et non l’addition d’éléments autonomes ? Et qu’en est-il subsidiairement de l’idéologie du texte qui les sous-tend ? Une différence s’établit ici entre les notes grammaticales et les autres20 : le commentaire lexical se caractérise précisément par son pointillisme et sa discontinuité : il ne prend pas en charge le sens global du texte mais en reste au sens des phrases et l’ensemble de ses énoncés ne produit pas littéralement un dispositif discursif continu, mais reste de fait une liste ouverte. Il n’en est pas de même pour les remarques rhétoriques, morales ou allégoriques, qui thématisent une totalisation littérale ou idéologique du texte, modélisant sa cohérence sémantique ou dépliant ses implications herméneutiques. L’éclatement en énoncés discontinus, au fil des items textuels annotés, ne doit pas faire illusion : ces commentaires peuvent se lire comme des résumés descriptifs à la suite (pour les descriptions rhétoriques : lesquelles peuvent même faire l’objet d’une publication séparée, sans le texte en regard21) ou comme une thèse en réseau (pour les interprétations idéologiques). 19 Dernier point à relever, qu’elles soient commentaires au sens plein ou annotations ponctuelles, et qu’elles soient analytiques ou interprétatives, il n’en reste pas moins que ces annotations virgiliennes participent toutes d’une idéologie du texte tournée vers l’idée d’une combinatoire et non vers la confortation d’une singularité22. Les enjeux herméneutiques déploient le texte poétique sur des intertextes philosophiques, les notes grammaticales ouvrent l’énoncé sur une bibliothèque des usages, et l’anatomie rhétorique d’une cohérence morphologique est au service d’une sérialisation du texte sur d’autres corpus exemplifiant des formes comparables, sur d’autres versions exemplifiant des formes modifiées. 20 Il est enfin un dénominateur commun à toutes ces pratiques anciennes du commentaire de texte : leur proximité avec des opérations de récriture, qui contreviennent définitivement à un quelconque dogme de l’intangibilité du texte. Tout se passe en effet comme si le geste du commentaire était d’abord un geste interventionniste, suggérant du même coup la supériorité du commentateur sur le texte commenté ou pour le moins

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sa liberté – et l’inventivité en général de ces relectures dans ce qu’elles font au texte, tout autant (et parfois plus) que dans ce qu’elles en disent.

Intégration

21 Disons qu’ici, nous allons faire bouger les lignes : et par exemple, ne plus analyser les métatextes en termes de discours – les évaluant qui par rapport à leurs objets, leurs méthodes, leurs raisons… –, mais revenir en arrière, en amont, et les ressaisir comme la mise au propre d’un travail, l’écriture d’une relecture. Ce qui va nous intéresser, ce n’est donc pas le discours métatextuel, mais le dispositif métatextuel, autrement dit l’ensemble formé par le texte et le métatexte pour y voir à l’œuvre un énoncé composite unique, dont certains énoncés (les énoncés métatextuels) interviennent sur le texte, sur sa structuration, sur le rythme de son déploiement, sur sa cursivité, sans cependant en changer une seule lettre. Telle est la voie pour substituer aux typologies clivantes des discours métatextuels une typologie intégrative des dispositifs métatextuels selon les modalités de leur intervention sur le syntagme textuel.

22 Il s’agira ici d’étendre le geste d’intervention à toute pratique métatextuelle, de la plus citationnelle à la plus distancée : titres, manchettes, en-têtes, résumés, notes, commentaires interlinéaires, commentaires autonomisés, discours théoriques…, tous, dès lors qu’ils accompagnent la lecture d’un texte, exemplifient un dispositif d’intervention sur le matériau textuel tout autant qu’ils dénotent un certain nombre de propositions sur le texte. Tous font quelque chose au texte avant que de faire quelque chose de leur propre discours23. Une des formes du commentaire juxtalinéaire, l’annotation philologique, nous servira ici de paradigme sensible, de matérialisation visuelle sur ces dispositifs immatériels que sont les dispositifs métatextuels. 23 Lisons donc quelques vers de Virgile dans une des éditions de la première modernité : un appel de note nous propose de nous interrompre. En lecteurs idéaux, à la fois compétents et coopératifs, nous nous interrompons, nous nous déportons vers la lecture de la note, nous revenons au texte dont elle est l’annotation pour mieux en mesurer la portée, puis nous refermons cet espace de va-et-vient entre note et texte annoté pour reprendre notre lecture de la suite du texte. Rien de plus, mais rien de moins. 24 De fait, le dispositif relectorial est ici exhibé dans son intégralité : il délimite le point d’insertion et l’extension de sa référenciation, il désynchronise la lecture cursive, l’interrompant, la dupliquant, la reprenant ; il multiplie les contextes pertinents, des cotextes amont et aval aux énoncés métatextuels. Dans le premier cas on parlera d’un dispositif de référenciation ; dans le deuxième, d’un dispositif de scansion textuelle ; dans le troisième, d’un dispositif de parallélisation cotextuelle. 25 Premier point, donc, en quoi le dispositif métatextuel de référenciation est-il une intervention sur le texte ? Comme le montrent les différents types d’annotation et de citation (de la plus précise : citation in extenso ; à des formes moins lourdes : appel de note et note infrapaginale ; et jusqu’aux plus modalités les plus distancées : évocation d’un passage textuel par une mention, un titre, un mot), la référence à un syntagme textuel nous oblige à deux manipulations sur le tissu textuel : nous le coupons (à l’endroit du point d’insertion) et nous délimitons l’extension du point d’impact (le métatexte porte-t-il sur un mot ? un paragraphe ? un épisode24 ?). Autrement dit, toute référenciation, aussi distancée et non citationnelle soit-elle, nous amène à identifier un

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espace défini du tissu textuel, à introduire dans le tissu textuel un morcellement et une focalisation. Retenons-en qu’en tant qu’il est un dispositif référentiel, le métatexte introduit dans le syntagme du texte un séquençage ; il opère ce faisant un aménagement de la cursivité textuelle ; et la mise en forme du texte qu’il produit est une structuration par délimitation. 26 Deuxième point, en quoi le dispositif métatextuel de scansion textuelle est-il une intervention sur le matériau textuel ? Très clairement, l’irruption d’un métatexte suspend (temporairement ou définitivement) la poursuite du texte et introduit dans le temps de ma lecture des lectures supplémentaires : qu’il s’agisse d’une relecture de la séquence commentée ou de la lecture de la séquence de commentaire. Le dispositif métatextuel resynchronise ainsi le texte en interpolant des interruptions et un certain nombre de lectures désynchronisées (lectures réitératives, lectures additionnelles), en le ponctuant donc par des effets de suspension, de reprise et d’allongement. Retenons- en qu’en tant qu’il est un dispositif de scansion du texte, le métatexte introduit dans la dynamique textuelle une ponctuation différente ; il opère ce faisant un aménagement de la temporalité lectoriale (de la durée et de la vitesse de la lecture) ; et la mise en forme du texte qu’il produit est une structuration par réordonnancement du rythme. 27 Troisième point, enfin, en quoi le dispositif métatextuel de parallélisation cotextuelle est- il une intervention sur le texte ? L’étoilement du texte sur des séquences métatextuelles n’arrête pas de le décontextualiser et de le recontextualiser, la chose est connue : non seulement la séquence textuelle est mise en réseau avec la séquence métatextuelle ; mais, plus décisif quant à la forme du texte commenté, le métatexte repense la coordination des énoncés textuels, en la défaisant ou au contraire en la justifiant. D’un côté, deux séquences textuelles qui ne sont pas à la suite l’une de l’autre peuvent en effet être mises en relation par les séquences métatextuelles qui les commentent. De l’autre côté, l’enchaînement de deux séquences textuelles se succédant peut être raisonné, parce que les séquences métatextuelles qui les commentent prennent en charge une réflexion sur leur place et leur ordre dans un ensemble plus global25. Dans les deux cas, nous retiendrons que le métatexte est un dispositif de parallélisation des séquences textuelles qui aboutit à un montage du texte (par redistribution et/ou coordination) ; il opère ce faisant un aménagement des cotextes ; et la mise en forme du texte qu’il produit est une structuration par mise en réseau. 28 L’on voit dès lors en quoi appréhender le métatexte comme dispositif relectorial revient à en souligner la force réorganisatrice : avant que de produire un discours plus ou moins autonomisable, plus ou moins subordonné, le dispositif métatextuel intervient massivement sur la textualité sans en transformer la lettre, grâce à tout un travail de mise en forme : soit qu’il délimite et focalise une séquence ; soit qu’il resynchronise le rythme du texte selon des processus de suspension, de récurrence et de reprise ; soit qu’il parallélise les séquences textuelles en les coordonnant ou les redistribuant. Ces interventions, nommons-les par leur vrai nom : ce sont bel et bien des opérations de recomposition du texte. Elles aménagent l’organisation du texte dans l’espace et dans le temps, elles le modélisent et le reconfigurent – sans en changer la moindre lettre.

29 Tout commentaire est interventionniste, en tant qu’il prend en charge de retisser la textualité. Telle est, tout aussi bien, la grande leçon des montages qu’opèrent les

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commentaires anciens, des plus interprétatifs aux plus rhétoriques : lecture néoplatonienne de l’Énéide, avec la grande œuvre de Landino (XVe siècle) que retrace ici Hélène Casanova-Robin ; annotations rhétoriques à visée morale qu’analysent Séverine Clément-Tarantino pour Tiberius Donat (Ve siècle ap. J.-C.) et Florence de Caigny pour Michel de Marolles (XVIIe siècle) ; commentaire en forme de réfection dans la récriture de Lodovico Dolce en 1571 que présente Valeria Cimmieri ; remarques stylistiques à arrière-plan doctrinal pour Marolles, mais aussi pour une génération de rhétoriciens de la seconde moitié du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle que confronte Christiane Deloince-Louette sur la question du style homérique ; analyses spécifiquement rhétoriques enfin, mais travaillées par des impensés herméneutiques, que l’on se place, avec Francis Goyet, sur le plan des intentions, ou avec Christine Noille sur celui des finalités.

NOTES

1. Journée d’études du 22 avril 2011 à l’université Paris 7 Denis Diderot, intitulée « Les commentaires de l’Énéide à la Renaissance et à l’âge classique : entre rhétorique et interprétation » ; organisée par Christine Noille-Clauzade pour l’équipe RARE – Rhétorique de l’antiquité à la Révolution (UMR 5316 Litt&Arts / CNRS-Université Grenoble Alpes) dans le cadre du projet HERMES (ANR, Paris 7, dir. F. Lavocat). La présente publication s’inscrit également à la suite d’une précédente livraison d’Exercices de rhétorique (2 | 2013 – Sur Virgile, URL : https:// journals.openedition.org/rhetorique/172). 2. Virgile, Énéide, VIII, 387-392 et 404-406 ; traduction par l’abbé Desfontaines (Pierre-François Guyot), dans Les Œuvres de Virgile, à Amsterdam, par la Compagnie des Libraires, 1743. Nous modernisons systématiquement l’orthographe. C’est cette citation, non traduite, que Montaigne donne intégralement dans son essai (voir note suivante). 3. M. de Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey (1924), Paris, PUF, 1978, l. III, chap. 5 « Sur des vers de Virgile », p. 849. 4. Énéide, VIII, 372-374, op. cit. : « Couchée dans un lit d’or à côté de son époux, elle lui tient ce langage, qui réveille sa tendresse : ‘Mon cher époux, dans le temps que les rois de la Grèce assiégeaient Ilion […]’. » 5. [M. A. Ferrazzi] Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis orationes, quae in Aeneidum libris leguntur, Padoue, Presses du Séminaire, 1694, « Discours 56. Vénus à son époux Vulcain : demande d’armes pour Énée » (sur Énéide, VIII, 374-386). Notre traduction s’appuie sur le travail de l’équipe RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (UMR 5316 Litt&Arts – CNRS / UGA). Sur Marco Antonio Ferrazzi (1661-1748), voir dans cette même livraison l’article de Francis Goyet, « Mythologies de la préméditation et mythologies de l’improvisation : sur quelques commentaires rhétoriques de l’Énéide ». 6. « Exorde par insinuation » : dans Ph. Melanchthon, Virgilius cum Phil. Melanchthonis scholiis, Hagueneau, Secerius, 1530 ; réédité sous le titre Enarratio Aeneidos Virgilii dans les Opera de Melanchthon, vol. XIX, éd. K. G. Bretschneider et H. E. Bindseil, Brunswick, Schwetschke et fils (Corpus Reformatorum), 1853, p. 459. 7. M. A. Ferrazzi, op. cit., « Discours 4. Vénus à : plaidoyer pour les Troyens » (sur Énéide, I, 229-253).

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8. Nous reprenons ici un développement initialement paru dans notre article « La forme du texte : rhétorique et/ou interprétation », Fabula-LhT, no 14, février 2015 ; URL : http:// www.fabula.org/lht/14/noille.html, §. « Le roman de la division (l’Arbre ou la Source) ». 9. Voir Gérard Genette, « Structuralisme et critique littéraire », Figures I (1966), Seuil, « Points », 1976, p. 159-161. 10. Voir M. Charles, L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, 1984, p. 101 : « [Le critique] choisit à la fois une méthode et un discours, […] il ne peut prendre l’une sans prendre l’autre, […] prenant, donc, le discours avec la méthode, il prend, avec le discours, tout un héritage. » 11. Ibid., p. 52 : « La rhétorique […] cesse de “faire parler” infiniment le texte, elle cesse de s’y référer, elle casse son autorité. » 12. Ibid., p. 12. 13. Ibid., p. 52. 14. Voir le numéro de Fabula LHT que Sophie Rabau a dirigé sur la « Poétique de la philologie » (Fabula LHT n o 5, nov. 2008, URL : https://www.fabula.org/lht/5/); en particulier sa présentation (« La philologie et le futur de la littérature », ibid., URL : http://www.fabula.org/lht/5/ presentation.html) et son article intitulé « Pour une poétique de l’interpolation » (ibid., URL : http://www.fabula.org/lht/5/rabau.html). 15. Voir Y. Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. 16. Au premier rang desquelles les travaux de Michel Charles, en particulier : Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995 ; et Composition, Paris, Seuil, 2018. 17. Voir Fr. Goyet, « Charles-Joseph Hubert et la lecture rhétorique », Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 2017, p. 52-63 ; DOI : 10.4396/RHETPHIL201706. 18. Terentius, in quem triplex edita est P. Antesignani Rapistagnensis commentatio, Lyon, Macé Bonhomme, 1560 ; édition qui compile tous les commentaires disponibles en les fondant en un seul commentaire continu. Voir Ch. Deloince-Louette et J.-Y. Vialleton, « Présentation : Térence commenté, une école de rhétorique et de dramaturgie », Exercices de rhétorique, 10 | 2017 ; URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/557. 19. A. Lernould, « Commentaire », dans C. Berner et D. Thouard dir., L’Interprétation. Un dictionnaire philosophique, Paris, Vrin, 2015, p. 82. 20. Sur la spécificité du rhetor, voir Fr. Goyet, Le Regard rhétorique, Paris, Garnier, 2017. 21. Il en va ainsi pour les Exercitationes rhetoricae de Ferrazzi sur l’Énéide (op. cit.). 22. Pour une reformulation théorique de ce fait, voir Ch. Noille, « La forme du texte : rhétorique et/ou interprétation », op. cit., § « Le commentaire rhétorique : existence, résistance ». 23. Pour une première version de ce développement, voir ibid., § « Ce que tout métatexte fait au texte ». 24. Il s’agit là d’un enjeu capital dans la compréhension des commentaires rhétoriques anciens, puisqu’ils ne font référence qu’au premier mot de la séquence qu’ils décrivent (« exorde », « amplification », « colère »)… 25. Sur cet impensé critique de la cursivité, voir Ch. Noille, « Le pion de la Tour. Analyse rhétorique des brouillons perdus du Quichotte », Fabula-LhT, n° 17, 2016 ; URL : http:// www.fabula.org/lht/17/noille.html.

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AUTEUR

CHRISTINE NOILLE

Sorbonne Université – CELLF (UMR 8599)

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La lecture de l’Énéide par Cristoforo Landino : élaboration et aboutissement du genre du commentaire chez un humaniste du Quattrocento

Hélène Casanova-Robin

1 Cristoforo Landino (1424-1498), humaniste fameux du Quattrocento, ami intime de Marsile Ficin et précepteur de Laurent le Magnifique fut le titulaire de la chaire de rhétorique et de poétique au Studium de Florence de 1457 à 1497. Si son recueil poétique intitulé Xandra, composé dès les années 1443 1, a contribué à sa notoriété en révélant son intérêt pour une poésie savante, ce sont surtout ses praelectiones et ses commentaires de grandes œuvres antiques et modernes que la postérité a retenus, à côté de traités philosophiques d’inspiration platonicienne2. On compte parmi ses principales productions, un commentaire des Tusculanes puis des Lettres familières de Cicéron, des Satires de Juvénal et de celles de Perse, des œuvres d’Horace, de l’Histoire Naturelle de Pline, ainsi que du Canzoniere de Pétrarque et de la Divine Comédie de Dante 3. Mais le poète auquel Landino attache un intérêt majeur demeure Virgile, dont il ne cesse d’étudier et de commenter les œuvres tout au long de sa carrière, lecture qui irrigue largement toute sa réflexion critique, orientant notamment son analyse de la Divine Comédie. D’emblée apparaissent indissociables la fonction d’universitaire de Landino, sa fréquentation de l’Académie de Careggi et sa production personnelle qui témoignent toutes de l’effervescence intellectuelle du cercle florentin de cette seconde partie du XVe siècle mais également d’une certaine rupture avec le premier humanisme qui avait été dominé par les débats autour de la vie civile. Or, précisément, l’exégèse proposée par Landino de l’œuvre de Virgile reflète ces diverses influences et notamment place au cœur de la réflexion la question de la vie active et de la vie contemplative, nourrie par la lecture de Platon.

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2 Landino consacre à Virgile plusieurs travaux, conçus à des époques différentes et tous riches d’enseignements divers. Le premier d’entre eux est la fameuse Praefatio in Virgilio4, leçon inaugurale aux sept premiers livres de l’Énéide, prononcée en 1462 et suivie de cours dont il nous reste quelques notes manuscrites5. Le second est l’ouvrage majeur, les Disputationes Camaldulenses6, dialogues à la manière platonicienne composés dans les années 1472-1473, dont la seconde moitié (chapitres III et IV) fournit une lecture allégorique de l’épopée virgilienne. Enfin, le troisième, d’une ampleur considérable est un commentaire de toute l’œuvre de Virgile, donné en accompagnement du texte antique et augmenté de plusieurs introductions, l’une au volume complet, d’autres à chacun des textes poétiques, publié en 1488 sous le titre Christophori Landini in P. Vergilii Maronis Opera Interpretationes7 et qui suscite un vif engouement (dix-huit rééditions en douze ans) chez les contemporains comme dans les générations suivantes. Cet ensemble offre une interprétation unitaire et novatrice de l’ Énéide, dans la réflexion critique qu’elle manifeste autant que dans la méthode mise en œuvre, riche d’outils multiples mais utilisés d’une façon convergente, pour embrasser le poème dans toute sa densité. Certes, d’éminents travaux ont déjà amplement mis en lumière la place fondamentale des œuvres de Landino, s’attachant principalement aux Disputationes Camaldulenses8. Aussi, la modeste étude que je proposerai ici, nourrie de ces précédents fameux, vise-t-elle seulement à souligner la cohérence du commentaire landinien en considérant particulièrement la réflexion attachée au chant IV du poème virgilien, objet de prédilection de l’humaniste florentin. Mais, auparavant, il semble nécessaire de rappeler brièvement les orientations majeures de la tradition exégétique qui l’a précédée, afin de retracer l’itinéraire intellectuel ainsi dessiné par la succession de ces différents ouvrages, pour rendre compte de l’aboutissement de ce cheminement herméneutique.

1. Landino dans la tradition exégétique de l’Énéide

3 Si, dans la première partie du XVe siècle, la tradition des commentaires allégoriques des grands poèmes antiques se prolonge, on voit se développer d’autre part sous l’instigation de Lorenzo Valla, un courant purement philologique, auquel participera brillamment Politien, qui entend étudier la poésie principalement sous l’angle grammatical et stylistique. Or, Landino affirme, par ses écrits comme par ses prises de position dans les polémiques contemporaines, son adhésion à une interprétation symbolique et philosophique de ces textes et de l’Énéide en particulier, qu’il considère comme l’une des œuvres les plus brillantes de l’Antiquité, s’inscrivant ainsi résolument dans l’héritage d’exégètes fameux, même s’il s’en démarque aussi sur un certain nombre de points9.

4 À la fin de l’Antiquité, Servius10 puis Macrobe 11, chacun d’une manière qui lui est propre, ont caractérisé Virgile comme un poète omniscient (« omnium disciplinarum peritus », Saturn. I, 16, 12), incitant à rechercher sous la fiction de la fable les sagesses des anciens philosophes ; Macrobe pousse plus avant l’analyse et considère également le style virgilien qui subsume, à ses yeux, toutes les catégories. À leur suite, Fulgence, dans son Expositio Virgilianae continentiae, invite à lire dans l’Énéide en particulier, une représentation de la vie humaine, sur un schéma initiatique, lecture qui permet de concilier l’étude des œuvres païennes et la doctrine chrétienne, légitimant par avance le succès rencontré par les poèmes de Virgile tout au long du Moyen Âge. Mais la voie

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ouverte comporte aussi certaines restrictions : cette exégèse, subordonnée à la pensée religieuse, éclipse les qualités proprement poétiques du texte et subordonne la lecture des vers à une grille interprétative préalablement établie. 5 Parmi les auteurs médiévaux, quelques personnalités apportent une pierre nouvelle à l’interprétation philosophique de l’œuvre : pour considérer prioritairement les auteurs de langue latine, Bernard Silvestre et Jean de Salisbury12 s’inscrivent dans le sillon ouvert par Macrobe pour déchiffrer la pensée spéculative de Virgile sous la « fiction poétique » (« figmentum poeticum », Saturn. I, 9, 8) et les vérités que l’on peut y déceler. Bernard Silvestre, le premier, tente une glose suivie de l’Énéide qui présente une lecture imprégnée d’éléments platoniciens13, approche que retiennent par la suite Jean de Salisbury puis Dante, et prémisses de celle que Landino composera au XVe siècle. Peter Dronke14 a montré comment Énée, dépeint comme le fils d’Anchise (le Créateur) et de Vénus, figure de l’amour cosmique, devient chez Bernard Silvestre le symbole de la vie de l’âme qui s’achemine vers Dieu, à travers des réalités physiques et des expériences intérieures, jusqu’au livre VI. Sont ici dessinés les traits d’un poeta theologus, ce « poète théologien » ou plutôt « inspiré par Dieu », cher à Dante et aux premiers humanistes15. Boccace, dans le De Genealogia deorum gentilium16, procède d’une manière assez semblable, choisissant précisément l’exemple de l’Énéide pour justifier la suprématie des poètes qui savent, plus que tout autre, grâce à l’usage d’un uelamentum mythique, représenter des vérités humaines : Deuxièmement, cachée sous le voile poétique, l’intention de Virgile est de montrer dans toute son œuvre par quelles passions la fragilité humaine est assaillie et par quelles forces un homme doué de constance les surmonte17. 6 Pétrarque avait également suggéré de nouvelles perspectives morales, dans sa correspondance18. Mais la plupart de ces auteurs n’offrent qu’une analyse de caractère ponctuel, s’attachant à un épisode ou à un trait particulier d’un personnage de l’Énéide, privilégiant le séjour à Carthage ou la descente aux Enfers d’Énée. Boccace paraît toutefois offrir une voie nouvelle d’argumentation pour nourrir la démonstration landinienne, bien que son propos ne soit pas exclusivement centré sur l’Énéide. En effet, dans la Généalogie des dieux, apparaît également prépondérante la conception d’un poète-vates, devin et divin, qui contribue à renforcer l’appropriation philosophique. Or, la suprématie accordée à l’œuvre poétique repose grandement sur l’admiration que l’on voue à Virgile et elle devient le fer de lance des premiers humanistes du Quattrocento qui revendiquent tous la place centrale de la poésie dans l’éducation des jeunes et dans les études universitaires19.

7 Landino hérite ainsi d’une tradition exégétique variée en même temps que d’une réflexion solide sur la fonction du poète. Mais il se distingue de ses prédécesseurs, d’une part en rejetant un système allégorique qui reposerait sur un découpage du texte au détriment du sens global, d’autre part en récusant la dimension pédagogique de l’œuvre qui a ouvert la voie, selon lui, à une dérive réductrice de la lecture de Virgile. Certes, il retient et amplifie la supériorité du poète, réaffirmée quelques années auparavant avec vigueur par l’autorité d’un Leonardo Bruni notamment, et son intérêt pour la rhétorique lui permet de nourrir substantiellement son éloge de l’écriture poétique qu’il ne dissocie pas de sa visée philosophique. Aussi, la première prise de position qu’il affirme dans la Praefatio in Virgilio témoigne-t-elle autant d’une singularisation au regard d’une tendance contemporaine développée à l’instigation de Lorenzo Valla, que d’une filiation avec ces premiers humanistes florentins dont la pensée est pénétrée de la lecture de textes platoniciens sur le furor poeticus. Comme

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l’ont montré Roberto Cardini20 puis Frank La Brasca21, ce texte présente un éloge de la poésie extrêmement argumenté qui tend à situer l’étude de Virgile au cœur d’un itinéraire intellectuel excédant la seule fin exemplaire et à l’insérer pleinement dans la réflexion philosophique menée dans le cercle ficinien. Les principes de la stratégie exégétique sont ainsi posés. Le langage du poète est dit investi d’une fonction heuristique, non seulement parce qu’il émane d’un être inspiré par une fureur divine, qui possède un savoir ancien car il est inscrit dans la fameuse chaîne de transmission des connaissances, mais aussi parce qu’il maîtrise l’ars capable de toucher la sensibilité du lecteur et de le conduire sur la voie du souverain bien (le summum bonum) : Tous les poètes, quels qu’ils soient et bien qu’ils soient éloignés des choses célestes, quand ils les représentent par certains simulacres ou par des images, ne nous conduisent pas moins à nous souvenir de ces premiers éléments et nous enflamment d’un désir très vif de revenir d’un coup d’aile à notre ancienne patrie, pour que nous connaissions la vraie musique dont ils ont, en quelque sorte, esquissé l’image22. D’autres – et ils sont certes plus rares (car tout ce qui est prestigieux est rare) –, qui ont imité l’harmonie divine avec une intelligence plus profonde et plus solide, expriment dans leurs vers raffinés les sens élevés et intimes de l’esprit et, inspirés précisément par cette fureur divine, représentent des actions souvent si admirables et la puissance supra humaine si bien définie par un souffle plus grand, au point que, peu après, lorsque cette fureur s’est calmée, ils s’admirent eux-mêmes et en demeurent stupéfaits : c’est pourquoi non seulement ils flattent les oreilles des auditeurs, mais ils inondent leur esprit d’un nectar si suave et d’ambroisie divine. Ces poètes sont divins et les prêtres sacrés des Muses, ils sont à juste titre appelés « saints » par l’excellent Ennius23. 8 Dès cette Préface, Landino établit ainsi les fondements d’une méthode allégorique qui demeure prépondérante tout au long de son œuvre. Cette orientation intellectuelle justifie très certainement la présentation qu’offre Marsile Ficin de son ami lorsqu’il le met en scène dans son Commentaire sur le Banquet de Platon (1468, IV, 1 24) : « uir doctrina excellens, quem potissimum cognouimus nostris temporibus orphicum platonicumque poetam », « homme d’un savoir exceptionnel en qui nous voyons de nos jours surtout le poète orphique et platonicien ». C’est donc en tant qu’herméneute le plus qualifié et poète « orphique et platonicien » lui-même, que Landino intervient dans le dialogue pour exposer l’interprétation allégorique du mythe d’Aristophane dans le Banquet25. Les Disputationes Camaldulenses fournissent une illustration magistrale de cette compétence.

2. De l’allégorie au commentaire global : un itinéraire inédit

9 Comme on l’a déjà souligné, le texte central, pivot de toute l’interprétation landinienne, demeure les Disputationes Camaldulenses. Certes, pour signifiant qu’il soit, il n’est pas séparable, sans doute, de l’ensemble des écrits de l’humaniste sur Virgile, si l’on tente d’apprécier les enjeux de l’exégèse de Landino : l’ouvrage marque une étape fondamentale dans l’élaboration du commentaire, mais non l’ultime, puisqu’il est suivi des Interpretationes qui embrassent toute l’œuvre virgilienne, dont les introductions, là encore, occupent une place déterminante pour cerner la méthode choisie et l’idéologie qui la sous-tend. Si les prolégomènes ont déjà été posés par la Praefatio de 1462, on découvre ici une démarche exégétique tout à fait inédite, qui ne suit pas le texte dans son déroulement narratif, mais qui s’attache à en dégager les lignes de force, de façon à

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identifier la construction symbolique qui lui est attachée, en le considérant dans sa globalité26. La prééminence du sens apparaît ainsi exhaussée, indissociable d’une méditation ontologique qui vise à définir l’Énéide comme une forme achevée d’une pensée philosophique dont les racines sont à rechercher dans l’étude des textes platoniciens et cicéroniens en particulier.

10 Œuvre composée d’une succession de quatre dialogues, fortement imprégnée du néo- platonisme ficinien dans lequel baigne Landino dans ces années 1470 et suivantes, les Disputationes27 représentent un débat sur la question des genres de vie – active ou contemplative – si prégnante au XVe siècle28, qui se déroule dans le cadre sylvestre des collines florentines, site du couvent des Camaldules. Les éléments du décor ne sont pas anodins et rappellent, par leurs vertus « apaisantes » (« animi relaxandi causa ») et délectables, certains traits du Phèdre de Platon, mais aussi des Bucoliques virgiliennes : la réflexion philosophique, pour être féconde, doit être menée dans des conditions de bien-être physique et moral, de même qu’elle doit s’inscrire dans une progression (« maximos in philosophia progressus fecerant »), dont l’image est signifiée d’emblée par l’évocation de l’ascension (« in Camaldulam siluam ascendere »). Le réseau isotopique ainsi créé invite à comprendre l’étude sur l’Énéide, introduite dans la seconde partie du texte (chapitres III et IV), comme le point d’aboutissement de ce débat – lecture pour le moins originale –, qui revendique donc une étroite implication de l’herméneutique poétique et de la pensée philosophique. La docte assemblée ici réunie est composée de protagonistes fameux pour certains (Alberti, Laurent, Ficin), mais aussi d’adversaires de Landino29 et de jeunes gens, tous choisis parmi ses contemporains et, pour fictif que soit cet échange, leur sélection révèle la volonté de l’humaniste d’ancrer fortement ces méditations dans le contexte culturel et politique de la Florence médicéenne. Or, si les deux premiers chapitres portent sur le sujet annoncé, les deux suivants sont consacrés à l’interprétation allégorique qu’il convient d’appliquer à l’Énéide, l’épopée virgilienne devenant emblématique du choix de vie. La clé de lecture ainsi proposée est justifiée tout d’abord par le rappel de la définition du poète et de la poésie comme les médiateurs prestigieux et indispensables de l’accès au divin : l’Énéide devient alors, tout naturellement, le mode d’expression poétique de ce cheminement vers le summum bonum préalablement exposé dans le dialogue sur un fondement également cicéronien et sénéquien. Les arguments présentés par Ficin dans le prologue du livre III développent les traits du poète déjà dépeints dans la Praefatio pour amplifier de façon significative la « puissance de compréhension » (« intellegendi uis ») du poète inspiré par Dieu – « poeta theologus30 » – mais aussi les vertus du langage poétique capable de susciter ce plaisir ou volupté (« uoluptas ») qui prédispose l’âme à entendre un enseignement supérieur et à l’assimiler : La poésie est quelque chose de plus divin [qu’une simple discipline rangée parmi les arts libéraux], qui embrasse tous les autres arts, liée par des rythmes bien précis, progressant par des unités métriques et rehaussée par des ornements lumineux, elle pare toutes les actions des hommes, toutes leurs connaissances, tout ce qu’ils ont contemplé, grâce à d’admirables fictions et elle les transpose en d’autres formes. Ainsi, lorsque les vers semblent rapporter des narrations assez ordinaires et assez humbles ou lorsque l’on croit qu’ils représentent des fables destinées à distraire les oreilles d’hommes oisifs, en fait ils expriment des réalités supérieures, cachées dans la source même de la divinité ; détourné par cette erreur si profitable enfin, l’auditeur non seulement en arrive à la suprême connaissance des choses mais il est tout entier inondé de ce plaisir admirable qui provient de la fiction31.

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11 L’outil allégorique se trouve ici clairement exprimé par le terme courant de figmentum, « création, représentation », mais aussi par le syntagme « in alias species », « en d’autres formes », qui invite le lecteur à se détourner de l’apparence, au prix d’une erreur (« errore ») ou d’une errance, à ne pas se laisser abuser par une forme humble du récit ou de la situation exposée. Plus encore, Landino touche à l’essence même du langage poétique, « source divine », qui procède de l’incantation musicale (« numeris certis astrica et pedibus progrediens »), ainsi que par le recours aux images destinées à susciter « l’admiration » de l’auditeur (« miris » apparaît à deux reprises) et capables de faire naître ce plaisir enchanteur et stimulant. Cette caractérisation du langage allégorique qui puise son efficacité dans la volupté provoquée par l’excellence poétique semble tout à fait inédite au regard des traditions médiévales, plus proche en revanche de l’argumentation développée par Boccace dans les derniers livres du De Genealogia deorum, bien connus, et de l’étude que Coluccio Salutati consacre à l’hexamètre dans le chapitre 6 du premier livre de son ouvrage De laboribus Herculis32 pour exalter les vertus d’une unité métrique capable de reproduire la musique des sphères. Le processus cognitif se trouve ici très étroitement lié aux sens, selon un principe qui rejoint les fameux propos de Platon et d’Aristote sur le mythe33.

12 La suite du discours de Landino, prenant appui sur le Phèdre de Platon, confirme encore cette importance de la musique des vers, associée à l’inflammation de l’âme ainsi portée vers la connaissance de l’harmonie universelle34. Les références destinées à justifier l’ampleur et la nécessité de l’entreprise sont multiples, non dénuées de polémique toutefois envers les philologues qui proposent une lecture trop restrictive, selon Landino. L’humaniste justifie son choix herméneutique de l’Énéide par une interprétation d’Homère attribuée à Platon35, que Virgile n’a pu manquer de connaître, selon lui36, et de mettre à profit dans sa propre épopée : Platon donc, dans son livre Sur le souverain bien, affirme que tous les arts humains et divins sont réunis dans le poème entier d’Homère comme dans un coffret approprié. C’est pourquoi, Virgile, remarquant que la doctrine de cet homme puisée aux sources des prêtres égyptiens était semblable à celle de Platon, dont il fut l’ardent lecteur, en tint compte et l’admira au point qu’il voulut faire avec Énée, ce qui avait été fait, auparavant, avec Ulysse. Ainsi, par de magnifiques fictions poétiques, a-t-il modelé pour nous un personnage qui peu à peu se débarrasse de ses nombreux et graves défauts et qui illustre ensuite d’admirables vertus. Ce qui est le bien suprême pour l’homme, mais ce qu’aucun être, s’il n’est sage, ne peut atteindre, à la fin, Énée l’atteint37. 13 Le cheminement du proficiscens (« celui qui progresse sur la voie de la sagesse ») est donc l’axe herméneutique prioritaire, pour Landino, ce qu’il confirme à la fin de son discours préliminaire, en rappelant que, des quatre voies de l’exégèse habituellement pratiquées – depuis la fin de l’Antiquité38 –, dont il ne retient que trois, il privilégiera ici l’allégorie : Donc, nous abandonnerons cette fois les trois sortes [d’interprétation] et nous n’userons que de la seule allégorie pour étudier ce que veut signifier le poète en évoquant Troie, Énée, l’Italie et tout le reste39. Une stratégie herméneutique solide est ainsi requise pour exposer avec rigueur le cheminement du héros Énée depuis le lieu de la sensualité que symbolise traditionnellement Troie40, jusqu’en Italie, lieu de la vie contemplative, points que rappellera Landino dans son Commentaire à l’Énéide. Dans le livre III des Disputationes, l’humaniste recourt à Platon pour justifier le désir du héros qui le guide vers le divin, sous l’impulsion de Vénus qui incarne l’amour céleste41. La lumière de la pensée

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platonicienne n’est ainsi jamais dissociée de la virtuosité iconique de cette écriture qui recèle une réflexion si dense, sous couvert d’images séduisantes et souvent plus éloquentes qu’un long discours philosophique42 : C’est assurément une chose admirable que quelques mots puissent embrasser les si longues phrases de l’enseignement de Platon et d’Aristote43. 14 Cette ultime étape de la théorisation exégétique reprend et approfondit tous les points évoqués dans les textes précédents : Roberto Cardini l’a exposé précisément, soulignant également quelle résonance pouvait avoir ce discours au moment où la poésie néo- latine connaît un essor remarquable à Florence et dans tous les cercles culturels de l’Italie. Landino s’attarde toutefois ici plus particulièrement sur le style de Virgile, reprenant pour les compléter, toutes les qualités qu’y avait déjà repérées Macrobe : cette union de la rhétorique et de la poétique, que l’humaniste excelle à révéler, constitue également l’un des traits les plus admirables de son propre discours, où se trouvent mis en œuvre des outils destinés non seulement à persuader le lecteur mais aussi à le charmer par un langage habilement structuré et subtilement orné. Cet aspect, qui mériterait à lui seul une étude approfondie, peut être déjà mesuré dans la méthode d’ensemble, choisie par Landino, qui apparente ses écrits à ceux de son ami Ficin. Or celui-ci, comme l’a montré Pierre Laurens, considère également, dans son Commentaire au Banquet, le texte platonicien à la fois pour en restituer la théorie, offrant un itinéraire de lecture accordé à la spéculation philosophique, mis en perspective avec d’autres ouvrages issus d’une longue tradition, mais également en usant de toute la palette d’un langage varié, sans renoncer aux élans lyriques44. De plus, chez Landino, le choix d’un style qui relève majoritairement du genus grande, visant à émouvoir (mouere) et se manifeste dans l’ampleur des phrases, tend à reproduire ce mouvement ascensionnel que l’humaniste cherche à susciter dans l’esprit du lecteur. Toujours axée sur l’universel, l’écriture porte en elle-même les marques de l’oraculaire, à l’instar du texte poétique que le commentateur s’est donné pour objet de décrypter45.

3. Les Interpretationes de 1488 : aboutissement d’un itinéraire exégétique ? L’exemple de l’analyse du Chant IV

15 Contrairement à ce qui a pu être dit parfois46, les Interpretationes in P. Vergilii Maronis Opera ne sont pas une renonciation à la conception exégétique que Landino a définie, dans toute son ampleur, par ses écrits précédents, mais semblent plutôt une somme globale de ce que peut apporter un commentaire, rassemblant à la fois les interprétations allégoriques, largement développées et liées à la doctrine philosophique néo-platonicienne et les informations historiques, géographiques ainsi que des études rhétoriques et stylistiques disposées autour du texte virgilien. L’introduction à l’Énéide se présente ainsi comme une synthèse et un complément47 des éléments développés dans les Disputationes Camaldulenses III et IV, l’humaniste affinant encore sa définition du poète en comparant son œuvre à celle de Dieu : Mais le poète [i.e. à la différence de Dieu, ou d’un homme ordinaire] s’il ne tisse pas de poème sans posséder une matière (Virgile a choisi de chanter les errances et les combats d’Énée), cependant, en plus de cet argument selon lequel s’ordonne toute son œuvre, il insère des significations très profondes à partir de rien [i.e. comme Dieu crée ex nihilo], de façon cachée et obscure, pour que ceux capables de les saisir, comprennent par quelle voie un homme né pour la gloire devient peu à peu capable

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de se débarrasser de sa sottise et de ses erreurs diverses pour parvenir au bien suprême. C’est pour cela que les Grecs ont forgé le nom de poète sur le verbe poiein48. 16 Or, décrivant ainsi le processus allégorique, Landino ajoute ici un élément fondamental dans la caractérisation de l’écriture poétique, emprunté précisément à l’arsenal rhétorique : il s’agit du procédé de l’emphase, qui vise à dire bien plus que la simplicité des mots ne le laisse paraître au premier abord, ou, comme le définit Georges Molinié49, « dont le dire excède le dit », que l’humaniste présente comme consubstantiel à l’écriture poétique virgilienne, « profundissimos sensus quosdam ex nihilo », « certains sens très profonds à partir de rien ». Suit un développement sur l’art ou artificium propre au poète qui justifie alors l’assimilation de ses vers au chant céleste des Muses et l’appellation de poeta theologus, doué d’un langage d’exception, capable d’exprimer les mystères divins ainsi que l’ascension d’un héros vers les hautes sphères, grâce un langage qui élève l’âme de l’auditeur par la mise en branle de tous les sens : Par l’admirable douceur de son discours il nous attire vers ces actions, tantôt c’est par la véhémence de son expression et par son élan qu’il nous touche profondément et nous stimule50. 17 Landino n’entend pas ici négliger la signification allégorique de l’Énéide qu’il se donne pour objet de démontrer, une fois de plus51, mais en y ajoutant cette fois des compléments d’ordre rhétorique et stylistique52, revendiquant une place auprès des auctoritates anciennes et des philologues contemporains. Cet objectif paraît tout à fait atteint dès le préambule53 donné au chant IV de l’Énéide.

18 Le séjour à Carthage a déjà été présenté dans les Disputationes – interprétation novatrice – comme le lieu où s’effectue pour Énée le choix entre la vie active et la vie contemplative, Didon incarnant une juste implication dans la gestion de sa cité54, jusqu’au moment où elle succombe à la passion. Le commentateur justifie la description de la dégradation morale de la reine par la nature même des vertus sociales qui ne sont jamais totalement accomplies55. Le lien entre l’idéal de vie et la réflexion sur l’amour se trouve alors établi, puisque la vie civile ne permet pas d’atteindre pleinement le souverain bien car elle ne préserve pas des tentations de la passion : [Le poète] a présenté la reine tout d’abord maîtresse d’elle-même dans toutes ses actions, mais peu après, lorsque l’amour surgit, elle glisse progressivement de la tempérance vers la retenue [continentia], puis, vaincue par l’amour, elle revient à un état d’incontinence, pour, finalement, tomber dans une extrême intempérance56. 19 L’analyse de l’épisode est alors rattachée explicitement aux théories exposées dans le Commentaire sur le Banquet sur le triplex amor 57, qui permet à l’humaniste de rehausser plus encore sa signification en la complexifiant. Une telle digression avait été introduite dans les Disputationes 58 ; mais elle n’était pas chargée d’une telle densité sémantique. L’humaniste use ici d’une écriture plus ornée que celle des Disputationes, et, de surcroît, empreinte d’un lyrisme quelque peu inattendu lorsqu’il exprime ses propres sentiments à la lecture du poème virgilien : C’est pourquoi, si j’apprécie de nombreuses qualités chez d’autres poètes et si je les loue, c’est lui (Virgile) seul que j’admire. Et je reste en proie à la stupeur59. L’éloge de Virgile confine ici au dithyrambe, confirmant le caractère sublime du langage conçu par le poète antique pour susciter une telle émotion chez l’auditeur/ lecteur, sans pour autant que disparaisse la fin cathartique de la représentation des amours coupables de Didon et Énée :

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Le propre de cet excellent poète est de charmer nos oreilles par la douceur de ses paroles […] mais il y a beaucoup plus : il le fait pour purifier les cœurs humains des vices, grâce à la gravité des faits (narrés) et par ses excellents préceptes et pour nous former par les vertus : ainsi toutes les misères si grandes attachées à l’amour, il les extirpe, autant que possible, du plus profond60. L’armature rhétorique fortement appuyée du discours permet ensuite de légitimer la narration virgilienne au nom du symbolisme exceptionnellement riche de l’épisode tel que le dépeint Virgile, grâce au caractère sublime de ses vers transposés ici dans l’hyperbole : Je dirai donc qu’il n’y a rien de plus grand que l’amour ni de plus excellent pour les mortels : je dirai encore qu’il n’y a rien de plus misérable ni de plus malheureux que l’on puisse imaginer61. 20 Si l’excursus sur l’amour a permis d’exposer avec ferveur les symptômes affectifs de la passion, prolégomènes qui confirment, aux yeux du commentateur, l’adhésion du poète aux discours platoniciens sur le sujet, l’interprétation allégorique revient au premier plan ensuite, exprimée en un style plus simple construit sur un réseau d’antithèses et adapté à la visée pédagogique du commentaire : cette fois le docere l’emporte sur le delectare. Il s’agit là de montrer Didon comme l’incarnation de la vie active. Le portrait du personnage qui est alors brossé repose sur la notion de tempérance, vertu fondamentale pour un souverain62, comme pour un simple individu qui entend maîtriser ses passions. Ce choix facilite l’articulation ici entre l’évocation de la reine et celle de l’héroïne prisonnière de ses affects : Car, puisque, comme nous l’avons montré dans nos interprétations allégoriques, nous entendons Didon comme la vie active et civile, cette vie active elle-même a été instituée depuis le début pour être orientée vers la vertu. Mais, comme elle évolue dans le monde physique des mortels et qu’elle est pressée par leurs attraits, elle se détourne de la vertu pour se laisser aller au libertinage et elle se dégrade. Mais je reviens à Didon : alors que le poète l’avait représentée, depuis le début, maîtresse d’elle-même, il ne veut pas l’amener déjà à cette intempérance, sinon en passant de la continence à l’incontinence. On ne va pas en effet d’une extrémité à l’autre sans qu’il y ait une voie médiane/ un stade intermédiaire. C’est pourquoi, afin que nous voyions tout cela, il y a une certaine Vertu qui fait que nous ne sommes pas portés vers quelque passion honteuse. On appelle cela la tempérance63. Le commentaire donne lieu ici à un long développement sur la notion de continentia, alliée à celle de temperantia, qui est étayé par des références à Platon, mais aussi à Sénèque. L’héroïne ne fait pas l’objet d’une condamnation systématique, mais la lutte qu’elle met en œuvre pour résister à la passion est minutieusement analysée : l’humaniste retient prioritairement la subtilité de l’écriture virgilienne mise en œuvre pour une telle démonstration. Ces traits réapparaîtront tout au long des notes qui accompagnent le texte du chant IV. 21 Après ce long préambule, Landino intervient sur des points précis du poème, pour offrir des compléments divers, destinés ici à élucider une référence mythologique, là à caractériser le type de discours choisi par Virgile, mais sans que jamais ne soit négligée la portée symbolique du texte. Ainsi, l’interruption des activités dans le port de Carthage est-elle rapportée à l’état de dégradation psychique de Didon (Énéide IV, v. 86) : Plus ne s’élèvent les tours commencées : c’est une plainte suscitant la pitié, énoncée par le poète lui-même. Il veut montrer quelles forces possède l’amour, combien il peut être néfaste pour les mortels ; comme il le démontre par cette reine, qui était, peu de temps auparavant, si pleine de sagesse et si habile à édifier sa ville : elle a été

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transformée par les poisons de l’amour au point de négliger même les affaires les plus importantes. La répétition accroît la gravité de la plainte64. Quant à l’épithète virgilienne saturnia (« fille de Saturne »), attribuée à Junon, au vers 92, elle fournit au commentaire l’occasion de rappeler l’influence néfaste des astres, conception chère à Ficin : Son esprit facilement rusé montre la malignité qui provient des astres65. 22 Mais le plus souvent, Landino saisit l’occasion d’enrichir la lecture du texte non seulement par des rapprochements poétiques, citant Térence ou Properce, à propos de la souffrance de la reine, notamment, mais surtout pour souligner la transposition iconique d’éléments relevant de doctrines philosophiques. Ainsi, fulsere ignes, les « feux qui brillent » dans le ciel orageux, au moment où Énée et Didon s’unissent dans la grotte (Énéide IV, v. 167), sont commentés en ces termes : Les feux qui brillent : Comme le dit Varron, l’union requiert le feu et l’eau, car selon Thalès, l’eau et le feu engendrent tout. Voir Ovide66. On retrouve ici les théories cosmogoniques commentées également par Ficin au début du De Amore et liées à la nature principielle de l’Amour. Le commentaire vise alors à unir des connaissances de nature et d’origine diverses que l’humaniste découvre dans le poème virgilien. 23 Heureux aboutissement de la réflexion méthodologique et herméneutique conduite durant plus de vingt années, les Interpretationes in Vergilii Opera de Landino illustrent ici les vertus de la poésie qu’il a louée avec enthousiasme dans son introduction à l’Énéide : sa capacité à englober toutes les disciplines, à leur conférer une majesté et une noblesse plus grandes67, à conduire l’esprit de l’auditeur jusqu’aux sphères célestes. Tous ces traits justifient pleinement l’appellation de poeta theologus, non restreinte ici à la dimension chrétienne mais conçue dans une optique plus largement platonicienne, que l’humaniste confère à Virgile. Grâce à ses multiples compétences de philosophe, d’herméneute et de rhéteur, Landino s’est efforcé de révéler la fonction gnoséologique des vers de Virgile sans jamais la dissocier de leur qualité éminemment enchanteresse.

NOTES

1. Mais remanié à plusieurs reprises, jusqu’en 1475-1476. Le texte est consultable dans l’édition moderne de M. Chatfield : C. Landino, Poems, Harvard University Press, « The I Tatti Renaissance Library », 2008. 2. Citons à titre d’exemple : De anima, De dignitate hominis. 3. Voir les études majeures sur Landino par R. Cardini, La critica del Landino, Florence, Sansoni, 1973 et Scritti critici e teorici, Cristoforo Landino, edizione, introduzione e commento, éd. R. Cardini, , Bulzoni, 1974 ; celles également de C. W. Kallendorf, « Cristoforo Landino’s and the Humanist Critical Tradition », Renaissance Quaterly 36, 4, 1983, p. 519-546 ; id., In Praise of , and Epideictic Rhetoric in the Early Italian Renaissance, Hanover-Londres, University Press of New England, 1989 ; et id., The Virgilian Tradition. Book History and the History of Reading in Early Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2007 ; la thèse de doctorat d’État de F. La Brasca, Cristoforo Landino et la culture florentine de la Renaissance, soutenue le 29 juin 1989, imprimée par l’atelier

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national de reproduction des thèses de Lille, 3 vol. micr., Lille, ANRT, 1990 ; les différents travaux d’A. Field, « A Manuscript of Cristoforo Landino’s First Lectures on Virgil, 1462-63 », Renaissance Quarterly 31, 1978, p. 17-20 ; id., « An Inaugural Oration by Cristoforo Landino in Praise of Virgil (from Codex 2, Casa Cavalli, Ravenna) », Rinascimento, 2 nd ser. 21, 1981, p. 235-245 ; ainsi que l’étude de P. Laurens, « Pius Aeneas, héros de la vie contemplative dans les Disputationes Camaldulenses de Cristoforo Landino », dans Les loisirs et l’héritage de la culture classique, Actes du XIIIe Congrès de l’Association Guillaume Budé (Dijon, 27-31 août 1993), éd. J.-M. André, J. Dangel et P. Demont, Bruxelles, Latomus, 1996, p. 441-451. 4. Citée dans l’édition de R. Cardini (La critica del Landino, op. cit., p. 312-326). Publiée pour la 1 re fois par R. Cardini en 1970, en appendice à l’étude « Il Landino e la poesia », La rassegna della letteratura italiana, LXXIV, 1970, p. 273-297. Voir les autres travaux de Cardini déjà cités, ainsi que la thèse de F. La Brasca et son article, « Scriptor in cathedra : les cours inauguraux de Cristoforo Landino au Studio de Florence (1458-1474) », dans L’écrivain face à son public en France et en Italie à la Renaissance, éd. C. A. Fiorato et J.-C. Margolin, Paris, Vrin, 1989, p. 107-125. 5. Voir F. La Brasca, Cristoforo Landino, op. cit., p. 310-311. 6. C. Landino, Disputationes Camaldulenses (c. 1473), éd. P. Lohe, Instituto nazionale di studi sul Rinascimento, studi e testi 6, Florence, Sansoni, 1980. 7. L’ouvrage fut publié pour la 1re fois à Florence en 1488 (même titre, sans nom d’imprimeur), adressé à Pierre fils de Laurent de Médicis. 8. Voir les travaux cités précédemment de Cardini, Field, Kallendorf et La Brasca. 9. Sur la tradition des commentaires de Virgile, voir l’ouvrage (anthologie) de J. M. Ziolkowski et M. C. Putnam, The Virgilian Tradition, The First Fifteen Hundred Years, New Haven-Londres, Yale University Press, 2008. 10. Servius, In Vergilii Aeneidos Librum Sextum Commentarius, éd. G. Thilo, Leipzig, Teubner, 1881. Sur la tradition complexe du commentaire de Servius, voir l’introduction de M. Bouquet à Servius et sa réception de l’Antiquité à la Renaissance, dir. M. Bouquet et B. Méniel, Rennes, PUR, 2011 ; voir également les autres études contenues dans ce volume ainsi que la riche bibliographie présentée en appendice. 11. Macrobe, Saturnales : consulté dans l’édition de R. A. Kaster (Macrobius, Saturnalia, Cambridge [Mass.]-Londres, Harvard University Press, Loeb Classical Library, 2011). 12. Jean de Salisbury, Policraticus siue de nugis curialium et uestigiis philosophorum, éd. C. C. J. Webb, Oxford, Clarendon Press, 1909, VI, 22 : « sub imagine fabularum totius philosophiae exprimit ueritatem » (« sous la forme des fables, il exprime la vérité de toute la philosophie ») ; Alexandre Neckam désigne également Virgile comme un philosophe dans ses Commentarii in Canticum Canticorum, 2, 17. 13. (Pseudo-) Bernard Silvestre, Commentum super sex libros Eneidos Virgilii, éd. J. W. Jones et E. F. Jones, Lincoln-Londres, University of Nebraska Press, 1977, commentaire qui nous est parvenu de façon fragmentaire et dont la tradition manuscrite est complexe, suscitant un certain nombre de divergences d’établissement du texte et d’interprétation. Cet auteur justifie ainsi dans sa préface la finalité métaphysique de l’épopée virgilienne : « Scribit ergo in quantum est philosophus humane uite naturam. Modus agendi talis est : in integumento describit quid agat uel quid paciatur humanus spiritus in humano corpore temporaliter positus. Atque in hoc describendo naturali utitur ordine atque ita utrumque ordinem narrationis obseruat, artificialem poeta, naturalem philosophus ». « Donc, c’est en tant que philosophe qu’il écrit sur la nature de la vie humaine. Sa méthode est la suivante : sous le voile (de la fable) il décrit ce que l’esprit humain accomplit ou endure tant qu’il est placé dans l’enveloppe humaine. Et, en décrivant cela, il use de l’ordre naturel et ainsi il respecte chacun des deux ordres de la narration : en tant que poète, l’ordre artificiel, en tant que philosophe, l’ordre naturel ». 14. P. Dronke, « Integumenta Virgilii », Lectures médiévales de Virgile, Collection de l’École Française de Rome, Rome, 1985, p. 313-329.

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15. E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. fr. 1956, Paris, PUF (1 re éd. Europäische literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, A. Francke, 1948), chapitre « Poésie et théologie » ; Ch. Trinkaus, The Poet as Philosopher : Petrarch and the Formation of Renaissance Consciousness, New Haven-Londres, Yale University Press, 1979. 16. Consulté dans l’édition de V. Branca : Boccaccio, Tutte le opere, Milan, Mondadori, 1998, t. 7-8. 17. Ibid., XIV, 13 : « Secundo, quod sub velamento latet poetico, intendit Virgilius per totum opus ostendere quibus passionibus humana fragilitas infestetur, et quibus viribus a constanti viro superentur ». Sauf mention contraire, je traduis toutes les citations latines. 18. Voir par exemple Seniles (Lettres de la vieillesse), 4, 4. Le texte est consultable dans Pétrarque, Lettres de la vieillesse, II, éd. E. Nota et U. Dotti, Paris, Les Belles Lettres, Les Classiques de l’Humanisme, 2003. 19. Voir, sur ce sujet, les écrits de Bruni, Guarino, Vergerio, Manetti, Piccolomini. Un certain nombre d’entre eux sont réunis et traduits en anglais dans l’ouvrage édité par C. W. Kallendorf, Humanist Educational Treatises, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University Press, 2008. 20. R. Cardini, La critica del Landino, op. cit. 21. F. La Brasca, Cristoforo Landino, op. cit. 22. Landino, Praefatio in Virgilio, éd. R. Cardini, op. cit., p. 21, 8-13 : « Qui tamen, quicunque ii sint, etsi a caelestibus longe absint, nihilominus cum simulachra quaedam ac imagines illorum existant, nos in tacitam quandam primorum recordationem inducunt ardentissimaque cupiditate ad antiquam patriam reuolandi inflamant, ut ueram ipsam musicam, cuius adumbrata quaedam imago est, pernoscamus. » 23. Ibid., p. 21, 20-30 : « Alii autem, et hi quidem rariores (omnia enim praeclara rara), qui grauiori ac firmiori iudicio diuinam harmoniam imitati, altos intimosque mentis sensus eleganti carmine exprimunt atque, diuino ipso furore afflati, res saepe adeo mirabiles adeoque supra humanas uires constitutas grandiori quodam spiritu proferunt, ut paulo post cum iam furor ille resederit, ipsi se ipsos admirentur atque adstupescant : quapropter non auribus solum auditorum adulantur, sed suauissimo nectare atque diuina ambrosia mentes perfundunt. Hi diuini uates sunt et sacri Musarum sacerdotes, hi iure optimo “sancti” ab Ennio appellantur. » 24. Marsile Ficin, Commentaire au Banquet de Platon, De l’amour, éd. P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, Les Classiques de l’Humanisme, 2002, p. 64-65. 25. Voir ibid., IV, 2, p. 67. 26. Voir l’expression « continuata serie », « dans une continuité », utilisée dans ce passage des Disputationes Camaldulenses (op. cit. p. 113), puis reprise peu après par « sua serie patefactum », « mise à jour dans son propre enchaînement », ibid. p. 117. 27. Pour l’édition utilisée, voir supra note 6. 28. Le débat, déjà présent chez Dante et chez Pétrarque, se prolonge tout au long du Quattrocento, après les réflexions sur l’humanisme civil développées par Salutati et Bruni. Voir la synthèse présentée par E. Garin : L’humanisme italien (1 re édition Der italianische Humanismus, Tübingen-Bâle, Francke, 1947 ; publiée et enrichie en Italie en 1952, L’Umanesimo italiano. Filosofia e vita civile nel Rinascimento, Bari, Laterza), rééd. Paris, Albin Michel, 2005. 29. Identifiés par F. La Brasca ( Cristoforo Landino, op. cit. p. 473-474) : Donato Acciaiuoli et Alamanno Rinuccini sont d’anciens adversaires de Landino ; se trouvent également présents des personnages qui appartiennent à l’élite intellectuelle florentine, même si on ne connaît pas d’œuvres majeures qu’ils auraient produites : Marco Parenti et Antonio Canigiani (dédicataire du De Voluptate de Ficin) ; en outre : Julien, jeune frère de Laurent et Pierre, le frère de Landino. Voir également sur ce point R. Cardini, Scritti…, op. cit., II, p. 66. 30. Disputationes Camaldulenses, op. cit. p. 111. 31. Ibid., p. 111, l. 3-18 : « […] Poesis […] est res quaedam diuinior, quae uniuersas illas [artes] complectens certis quibusdam numeris astricta certis quibusdam pedibus progrediens uariisque luminibus ac floribus distincta quaecunque homines egerint, quaecunque norint, quaecunque contemplati fuerint ea miris figmentis exornet atque in alias quasdam species traducat, ut, cum aliud quippiam multo inferius

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multoque humilius narrare uideantur aut cum meras fabellas ad cessantium aures oblectandas ludere credantur, tum maxime excelsa quaedam et in ipso diuinitatis fonte recondita promant, quo quidem gratissimo errore tandem animaduerso auditor non solum in summam rerum cognitionem deueniat, sed mira etiam uoluptate ex figmento perfundatur. » 32. Editio princeps par B. L. Ullman : C. Salutati De laboribus Herculis, Zürich, Thesauri Mundi, 1951 ; voir l’article de J.-Y. Tilliette, « Coluccio Salutati à la croisée des chemins. Structure, sources, méthodes et intentions du De laboribus Herculis », Polymnia 3, 2017, https://polymnia-revue.univ- lille3.fr/pdf/2017/Polymnia-3-2017-6-Tilliette.pdf ; le chapitre I, 6 est intitulé : « Quot et quae musice perfectionis principia contineat hexameter », « Quels nombreux éléments de perfection musicale contient l’hexamètre ». 33. Platon, dans le Théétète (155d), établit une filiation certaine entre la philosophie et l’étonnement, attribuant à Socrate ces propos (trad. M. Narcy, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 163) : « C’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir que le sentiment, s’étonner ; il n’y a pas d’autre point de départ de la quête du savoir que celui-là, et celui qui a dit qu’Iris est née de Thaumas n’a pas mal dressé sa généalogie. » Aristote, à son tour, développe cette relation, dans la Métaphysique, A 2, 982b, 11 sq. (trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 8) : « C’est en effet l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques… » 34. Disputationes Camaldulenses, op. cit. p. 112 : « His [poetis] solum diuinitus concessum est, ut carmine modo iocunde suauiterque labenti, modo grauiter alteque surgenti, modo uehementi impetu ruenti, modo in sedati amnis morem fluenti, nonnunquam copiose exundanti, nonnunquam breuiter atque compresse progredienti quocunque uelint auditorem rapiant. » « C’est aux poètes seulement qu’a été donné d’emporter l’auditeur où ils veulent, par leurs vers s’enchaînant agréablement et délicieusement, tantôt s’élevant avec gravité et noblesse, tantôt s’élançant d’un impétueux élan, tantôt s’écoulant tel un fleuve paisible, quelquefois débordant abondamment, tantôt progressant dans la brièveté et d’une manière contenue. » 35. Référence difficile à identifier selon les critiques : peut-être Rép. X, 598d, ainsi que le suggèrent Cardini (Scritti…, op. cit., II, p. 71) et Lohe (Landino, Disputationes…, op. cit., note ad loc.). Cardini pense que Landino interprète mal la pensée de Platon ici ; Field pense que ce serait plutôt au Philèbe, 62d, traduit par Ficin en 1464 qu’il serait fait allusion : voir A. Field, « An Inaugural Oration by Cristoforo Landino … », op. cit. 36. Même opinion chez Ficin, comme l’expose R. Cardini, Scritti…, op. cit., II, p. 74. 37. Disputationes Camaldulenses, chap. III, éd. P. Lohe, op. cit., p. 118, l. 24 et p. 119, l. 6 ; ou éd. R. Cardini, Scritti…, op. cit., I, p. 70, l. 8-20 : « Is (Plato) igitur in eo uolumine, quod De summo bono scripsit, omnes artes siue diuinae siue humanae illae sint, in unum Homeri poema ueluti in proprium receptaculum confluxisse affirmat. Quamobrem animaduertens Maro doctrinam huius hominis ex Aegyptiorum sacerdotum fontibus haustam simillimam cum Platonicis, quorum studiosissimus fuit, rationem habere, eam usque adeo admiratus est, ut idem in suo Aenea efficere uoluerit, quod ille antea in Ulyxe finxerat. Quapropter pulcherrimis poeticisque figmentis eum nobis uirum informauit, qui plurimis ac maximis uitiis paulatim expiatus ac deinceps miris uirtutibus illustratus, id quod summum homini bonum est, quodque nisi sapiens nullus assequi potest, tandem assequeretur. » 38. Dans ses Scritti…, op. cit., II, p. 75, R. Cardini cite Augustin, De Genesi ad litteram imperfectus liber 2, 5 : « Quatuor modi a quibusdam Scripturarum tractaroribus traduntur Legis exponendae, quorum uocabula enuntiari graece possunt, latine autem definiri et explicari : secundum historiam, secundum allegoriam, secundum analogiam, secundum aetiologiam. Historia est, cum siue diuinitus, siue humanitus, res gestae commemorantur. Allegoria, cum figurate dicta intelliguntur. Analogia, cum Veteris et Noui Testamentorum congruentia demonstratur. Aetiologia, cum dictorum factorumque causae redduntur ». « Certains commentateurs des Écritures rapportent que l’on peut expliquer la Loi (l’Ancien Testament) de quatre manières : on peut énoncer en grec leur formulation et la définir ainsi que la développer en latin, suivant l’histoire, suivant l’allégorie, suivant l’analogie, suivant l’étiologie. L’histoire c’est lorsque sont rapportés des événements accomplis soit par Dieu, soit par les

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hommes. L’allégorie, lorsqu’on comprend que les mots sont des images. L’analogie, quand on montre la cohérence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. L’étiologie, lorsqu’on donne la cause des paroles et des faits. » 39. Disputationes Camaldulenses III, éd. Lohe, op. cit., p. 120, 19-22 ou éd. Cardini, Scritti…, op. cit., I, p. 71, l 25-28 : « Nos igitur reliquia tria genera hoc tempore omittemus atque in ipsa sola allegoria uersabimur, ut quid per Troiam, quid per Aeneam, quid per Italiam reliquaque huiusmodi sibi uelit uideamus. » 40. Disputationes Camaldulenses III, éd. Lohe, op. cit., p. 120, l. 25 : « Troia… in qua solus sensus regnat … », « Troie… où seuls les sens règnent… ». 41. Ibid., p. 126 : « Praesentiori igitur illa Venere duce in Italiam peruenire potuit Aeneas. […] Est, ut dixi, diuinus Amor, si Platoni credimus, desiderium redeundi a corporea pulchritudine ad diuinam contemplandam. » « Donc c’est sous la conduite de Vénus et grâce à son aide qu’Énée a pu parvenir en Italie. […] C’est, comme je l’ai dit, l’Amour divin, si nous en croyons Platon, ce désir de revenir d’une beauté corporelle à la contemplation du divin. » 42. Conception qui rejoint celle de Pétrarque ; voir C. Trinkaus, The Poet as Philosopher…, op. cit. 43. Disputationes Camaldulenses III, éd. Lohe, op. cit., p. 175, l. 11-1 : « Mira profecto res, ut singula paene uerba longissimas e Platonica Aristotelicaque re publica sententias amplecti ualeant. » 44. P. Laurens, « “Platonicam aperiamus sententiam” : la lectura platonis dans le Commentaire sur le Banquet », Classiques de l’humanisme, 2002, II, p. 17-28 ; et id., introduction à l’édition du Commentaire sur le Banquet de Marsile Ficin, Paris, Les Belles Lettres, 2002. 45. Voir les propos de Ficin cités par P. Laurens, dans son introduction à l’édition du Commentaire sur le Banquet, op. cit. p. LVIII. 46. Voir F. La Brasca, Cristoforo Landino, op. cit. 47. Landino, Introduction à l’Énéide, éd. R. Cardini, Scritti…, op. cit., I, p. 231 : « Itaque in tertio ac quarto nostrarum Camaldulensium disputationum libro rem uniuersam perpetuo interpretationis tenore prosecuti sumus. « Ainsi, dans le troisième et dans le quatrième livre de nos Dialogues de Camaldules, nous avons poursuivi, dans un cheminement interprétatif ininterrompu, la connaissance universelle. » 48. Ibid., p. 228 : « At poeta quanuis non omnino sine materia poema texat (delegit enim sibi errores atque bella Aeneae quae caneret Vergilius), et tamen praeter illud argumentum quo opus totum suo ordine decurrit, profundissimos quosdam sensus ex nihilo pene latenter dissimulanterque in eo argumento includit, quo qui eos attingunt tandem intelligant qua uia uir ad laudem natus paulatim stultitiam uariosque errores exuens ad summum bonum ualeat peruenire. Quapropter ex eo uerbo quod apud illos est poiein, poiètèn Graeci deduxerunt. » 49. G. Molinié, « L’emphase entre rhétorique et stylistique », dans L’emphase : copia ou breuitas ? XVIe-XVIIe, dir. M. Lesvesque et O. Pédeflous, Paris, PUPS, 2010, p. 63-67 : « […] on arrive alors au parler-virtuose, ou à l’écrire-virtuose, qui me sont chers, sans fin, sans justification, sans instrumentalisation, autres que le plaisir et la jouissance, eux-mêmes triples : de l’orateur ou du poète à les ressentir dans l’exercice de sa parole, des auditrices ou des lectrices dans la sensation de cet effet, de la rencontre (éventuelle) des deux dans le ravissement partagé de l’extase. Cela s’appelle, dans ma théorie, l’effet de l’art. On voit mieux dès lors comment cette approche permet d’interpréter les gloses traditionnelles de l’emphase, avec ses paroles de feu, ses paroles dont le dire excède manifestement le dit. Nous avons finalement de la sorte l’impression que l’emphase, comme effet intransitif dont la valeur s’épuise tout entière dans le geste de son ressentiment, s’apparente beaucoup à une autre notion de la tradition rhétorique à forts enjeux proprement stylistiques : celle de sublime. » 50. Landino, Introduction à l’Énéide, éd. R. Cardini, Scritti…, op. cit., I, p. 232, l. 29-31 : « Mira orationis suauitate ad illas [actiones] alliciat, tum etiam cum opus est dicendi uehementia atque impetu permoueat atque impellat. »

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51. Ibid., p. 232 : « Verum ut haec in nostro Marone cognoscamus, quemadmodum duo sunt apud homines uiuendi genera, quorum alterum in speculatione alterum in actione positum est », « afin que vraiment nous comprenions dans notre Virgile comment il y a chez les hommes deux genres de vie, l’une contemplative et l’autre active ». 52. Ibid., p. 233 : « in his commentariis grammatici rhetorisque uices praestabimus », « dans ce commentaire, nous excellerons en étant tour à tour grammairien et rhétoricien ». 53. Le texte varie selon les éditions. Je cite ici celle de Venise, 1491 : Publii Virgilii Maronis Opera, cum Servii Mauri Honorati, Christophori Landini, Aelii Donati et Domitii Calderini commentariis, Venetiis, per B. de Zanis de Portesio, 1491 (Bnf RES G-YC 269). 54. Voir Disputationes, op. cit., p. 182 : « quae pudicissima fuerat mulier et in re publica administranda uigilantissima », « elle était une femme extrêmement chaste et très attentive à l’administration de son royaume ». 55. Ibid. : « uirtutes in uita sociali potius incohatae quam absolutae sunt », « ses vertus dans la vie sociales étaient ébauchées plutôt qu’accomplies ». 56. Ibid., p. 182-183 : « […] iccirco reginam a principio in omni re temperatam posuit, paulo uero postea amore insurgente paulatim ex temperantia in continentiam labitur, postremo uicta amore incontinens ita reditur, ut demum in summam intemperantiam incidat. » 57. Interpretationes in P. Vergilii Maronis Opera, op. cit., ad loc. 58. Voir Disputationes III, éd. P. Lohe, op. cit., p. 125. 59. Interpretationes in P. Vergilii Maronis Opera, op. cit. préambule au chant IV : « Itaque si multa apud nonnullos probem : laudemque : hunc tamen solum admiror. Atque stupesco. » 60. Ibid. : « […] Et quoniam optimi uatis id [BNF 269 : id ; BNF 1004 : ad] proprium est ut non solum nostras aures dicendi suauitate demulceat : […] multo magis : ut grauitate rerum ac optimis praeceptis humana pectora a uitiis purget : & uirtutibus informet : ita miserias omnes quae [?] maximae in amore sunt persequuntur ut nos quantum in se est idem penitus abstrahat. » 61. Ibid. : « Dicam igitur nihil amore maius excellentiusque apud mortales esse : dicam rursus nihil miserius, nihil infelicius excogitanti posse. » 62. Sujet principal des premiers livres des Disputationes : l’ouvrage est dédié à Frédéric de Montefeltre, duc d’Urbino, qui incarne une figure de prince idéal. 63. Ibid. : « Nam cum ueluti in nostris allegoriis ostendimus per Didonem uitam actiuam et ciuilem intelligamus est quidem ipsa uita ciuilis a principio ita instituta ut ad uirtutis finem dirigatur. Verum cum in rebus corporeis & mortalibus uerset illarum illecebris delinita a uirtute ad lasciuiam deflectit ac degenerate. Sed redeo ad Didonem quam cum a principio temperatam induxisset non uult illam ad intemperantiam iam nisi per continentiam ad incontinentiam deduci. Non enim ab extremo ad extremum nisi per medium itur. Quapropter ut haec omnia uideamus Virtus est quaedam quae facit ne in aliquam turpem libidinem deferamur. Hanc autem temperantiam appellant. » 64. Il s’agit de la répétition de non (« non coeptae… non arma »). Ibid. : « Non coeptae adsurgunt turres : Miserabilis conquestio ex persona poetae et quae uelit ostendere quantas uires habeat amor, quam pernitiosus mortalium generi : cum demonstret ea regina : quae paulo ante sapientissima fuerat & in condenda urbe solertissima : amoris ueneficiis ita immutatam esse ut etiam maximarum rerum curam negligat. Auget praeterea conquestionis grauitatem repetitio. » 65. Ibid. : « Saturnia : ex syderis malignitate facile fraudulenta mens ostendit. » 66. Ibid. : « Fulsere ignes : Quia ut ait Varo : in connubiis adhibebatur ignis & aqua : Nam secundum Thalete ignis & aqua omnia gignunt. Hinc Ovidius. » 67. Ibid. : « Nam haec sola [i.e. disciplina poetica] est, quae omnia quaecumque hactenus humana ingenia excogitarunt ita complectatur, ut, cum illa suo artificio exornauerit et noua quadam pulchritudine uel, ut rectius loquar, maiestate maiora augustioraque reddiderit, alta penitus reddat. […] Poeta uero eadem haec omnia cum et integre susceperit et suscepta mira quadam et rerum et uerborum maiestate praestiterit[…] caelestibus alis assumptis, mundum uniuersum peruolat, transcendit aereos aethereosque incolas, ac per omnes caelos sublatus ad beatorum usque coetus spirituum ascendit. » « Car elle seule peut ainsi

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embrasser tout ce que le génie humain a imaginé, au point de, lorsqu’elle a orné cela avec son art et avec une beauté nouvelle, pour parler plus correctement, elle rend les choses avec une majesté plus grande et plus majestueuse, elle les rend plus profondes. […] Le poète, lorsqu’il a accueilli toutes ces choses merveilleuses, dans leur intégralité, et les a exhaussées avec une majesté verbale admirable, il les exhausse, […], adoptant des ailes célestes, il parcourt d’un vol le monde de l’univers, il dépasse les habitants des cieux éthérés et, porté à travers le ciel, il s’élève jusqu’à l’assemblée des esprits bienheureux. »

AUTEUR

HÉLÈNE CASANOVA-ROBIN

Sorbonne Université – E.A. 4081 Rome et ses renaissances

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De la paraphrase à l’interprétation : Tiberius Donat défenseur d’Énée aux chants 2 et 10 de l’épopée virgilienne

Séverine Clément-Tarantino

Introduction

1 Le commentaire antique dont il va être question reste le moins fréquenté de l’œuvre de Virgile : les Interpretationes Vergilianae de Tiberius Claudius Donatus (nom complet que j’abrège en Tiberius Donat1). Tel fut son sort, du moins, jusqu’à ces toutes dernières années, où en particulier deux chercheurs italiens s’y sont intéressés de très près. Massimo Gioseffi a consacré plusieurs articles très stimulants à cette œuvre, envisagée dans son ensemble ou en certains de ses passages2. Luigi Pirovano a, quant à lui, consacré une monographie à un aspect précis de la composante rhétorique – la composante dominante – du commentaire de Tiberius Donat : la connaissance que ce dernier a de la doctrine des status causarum et l’utilisation qu’il en fait dans son œuvre3. En dehors de l’Italie, d’où vint aussi, en 1985, la synthèse capitale de Marisa Squillante4, peu d’études ont été consacrées à cet auteur depuis son édition pour Teubner au début du XXe siècle5. En France, cependant, l’essor des études sur la tradition du commentaire, de l’Antiquité à la Renaissance, lui est désormais profitable : au sein des travaux sur le commentaire accomplis à Lyon (programme HyperDonat) et à Grenoble (atelier de l’équipe RARE sur les commentaires rhétoriques6), Tiberius Donat a sa place, et c’est en rapport avec le programme HyperDonat que j’ai, à l’origine, entrepris de le traduire7.

2 Si ce commentaire a été particulièrement délaissé, cela tient sans aucun doute à son style si singulier : les Interprétations virgiliennes sont généralement présentées comme une « paraphrase » de l’Énéide, au mauvais sens du terme8. De fait, sous une forme « continue », après avoir cité des passages relativement longs du poème virgilien, Tiberius Donat reformule ce qui y est exprimé avec ses propres mots, qui se mêlent aux

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mots de Virgile même9. Le problème est que, régulièrement, cette reformulation ne se fait pas en une fois, mais qu’au contraire, le commentateur s’y prend à plusieurs reprises, au point de donner lieu, en apparence au moins à des redites10. Celui qui, au tout début de son œuvre, exprime sa crainte d’être taxé d’arrogant (il vient après des commentateurs prestigieux), s’est plutôt vu taxer de redondant11. Il a paru verbeux et creux, et son commentaire, ennuyeux et sans intérêt – ce, depuis longtemps et y compris à ses éditeurs. 3 Mon propos n’est pas ici de défendre à proprement parler l’œuvre de Tiberius Donat, ce que M. Gioseffi a déjà fait, et très bien fait, en soulignant par exemple la propension des Interpretationes à devenir autre chose qu’un commentaire – une nouvelle Énéide12. Je voudrais néanmoins rappeler, dans une perspective plus pratique que théorique, que ce texte est encore digne d’être lu « en marge » de l’épopée de Virgile. Les critiques qu’il s’est attirées à différentes époques n’ont d’ailleurs pas empêché qu’il soit également lu et utilisé, et l’on doit avoir en tête que le « DON. » qui se trouve cité dans les commentaires à l’Énéide de Landino par exemple13 ou dans les notes du Virgile de N.-E. Lemaire (182214), est bel et bien le Tiberius Claudius Donatus dont nous parlons. En partant du présupposé que les Interprétations virgiliennes sont un texte instructif à plusieurs égards et digne d’étude, c’est ainsi à la défense assumée par Donat lui-même que je vais m’intéresser, à travers l’examen de deux cas particuliers : l’interprétation donnée, au sein de ces « Interpretationes », du comportement d’Énée aux chants 2 et 10 de l’Énéide. 4 Il faut rappeler que le commentaire de Tiberius Donat se distingue par une ligne interprétative nette et forte. En effet, quoiqu’elle ne soit pas exceptionnelle et qu’elle soit bien enracinée dans les pratiques de lecture et d’enseignement de l’Antiquité, la lecture rhétorique que cet auteur fait de l’Énéide demeure tout à fait remarquable en raison de son caractère systématique. Dans le « proème » sur lequel s’ouvre le commentaire, Tiberius Donat expose son projet de lecture en définissant l’Énéide en termes de genres rhétoriques15 : le « genre de sujet » dont elle relève est, en premier lieu, le genre laudatif, nous dit-il, mais, tant en raison de ses immenses capacités qu’en vertu des besoins de l’éloge qu’il voulait composer, Virgile n’a pas manqué d’avoir recours aux autres genera, et surtout, au genre judiciaire, genus iudiciale. Concrètement, Tiberius Donat est animé par la conviction que Virgile, dans l’Énéide, a voulu louer Énée et, à travers lui, Auguste ; il est par ailleurs certain que, pour mener à bien cet éloge, il lui a fallu contrer toutes les critiques et les accusations dont ce personnage héroïque avait été la cible. Sa propre tâche de commentateur va consister, dès lors, à signaler tous les passages où Virgile poursuit l’un ou l’autre but, ou les deux ensemble ; mais il s’agit aussi pour lui de contrer, à son tour, les lecteurs, jugés mauvais, qui prétendent retrouver dans les vers de Virgile des traces de mise en cause d’Énée ou qui, tout bonnement, s’appuient sur des vers de Virgile pour critiquer eux-mêmes Énée et / ou les Troyens16. L’on verra que Tiberius Donat est tellement soucieux d’accomplir au mieux cette tâche qu’il semble parfois relever des motifs possibles de blâme ou d’accusation qu’il est peut-être le seul à voir. Dans sa détermination à défendre personnage et poète, il en vient parfois à faire naître des soupçons inattendus et de nouvelles accusations. Pour le dire en faisant appel à des catégories de lecteurs modernes, il est un interprète « optimiste » de l’Énéide qui court de temps en temps le risque de porter de l’eau au moulin des « pessimistes ». À côté de passages qui témoignent du caractère systématique de son approche du poème de Virgile, il s’en trouve d’autres, cependant, où Tiberius Donat se révèle capable de nuancer sa position,

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d’être moins partial que l’on eût pu s’y attendre, de ne pas ignorer, en tout cas, certaines complexités de l’épopée d’Énée.

1. Commentaire du chant 2 : défendre Énée vaincu

5 La « complexité » qui a suscité le plus de discussions de la part des commentateurs modernes, en particulier au XXe siècle, concerne sans aucun doute la fin du poème, avec une « victoire » d’Énée qui est apparue comme problématique à beaucoup de lecteurs17. Le problème que les commentateurs anciens traitent le plus vigoureusement et le plus visiblement concerne beaucoup moins cette victoire, que la défaite qu’elle est censée inverser et faire oublier : la défaite originelle des Troyens, que Virgile a fait le choix de ne pas passer sous silence. Les anciens manifestent en effet une conscience bien plus aiguë que nous de la difficulté qu’il y avait pour le poète à faire d’Énée le héros épique par excellence, celui dans lequel les Romains reconnaîtraient volontiers leur ancêtre « mythique » : non seulement Énée était, à l’origine, un vaincu, mais en outre, les circonstances dans lesquelles ce vaincu avait échappé à la destruction de sa patrie avaient semblé douteuses. Pourquoi avait-il fui ? Avait-il trahi ? Ce sont des questions auxquelles Virgile s’est senti en devoir de répondre et il en a même confié la tâche au héros lui-même lorsqu’il relate la ruine de Troie à Didon au chant 218. Dans le commentaire de Servius, une attention si grande est prêtée à la dimension apologétique de ce chant qu’elle donne lieu, à propos du v. 13, à une redéfinition de l’intentio du poète19 : BRISÉS PAR LA GUERRE : dans ce livre l’intention est double : éviter que tant la défaite de Troie que la fuite d’Énée ne paraissent infâmes20. 6 Au même endroit, Tiberius Donat réagit de façon semblable, mais à sa manière, more suo, en développant davantage. De plus, il y a déjà eu dans son commentaire une remarque qui fait état d’une partialité – bien naturelle, compréhensible – du narrateur, partialité que devrait identifier et assumer le lecteur, et dont on peut penser que le commentateur la reprend lui-même à son compte. Voici, en effet, ce que Tiberius Donat dit à propos des vers fameux « Tu me demandes, reine, de raviver une douleur indicible… » (Énéide 2, 3-5) et, en l’occurrence, de la désignation de Grecs et Troyens aux v. 4-5 (« en disant comment les richesses troyennes et un royaume lamentable ont été anéantis par les Danaens ») : Quand il dit ‘Danaens’, il faut prononcer avec mépris, comme pour des hommes inaptes à la guerre et sans aucun courage, alors que dans ‘troyennes’ l’on doit entendre ‘grandes’ et ‘que l’on est en droit de pleurer’…21 Après une telle entrée en matière, les Grecs « brisés par la guerre » du vers 13 n’échappent pas à une dépréciation comparable. Mais avant cela, Donat s’attache à souligner les objectifs – et les qualités – de la narration d’Énée : BRISÉS PAR LA GUERRE ET REPOUSSÉS PAR LES DESTINS, LES CHEFS DES DANAENS, TANT D’ANNÉES S’É COULANT DÉSORMAIS : narration pleine de subtilité et d’art de la part d’un homme qui, comme on sait, a été vaincu et de quelqu’un qui semble avoir été incapable de porter secours à lui-même, aux siens et à sa patrie, quelqu’un dont l’aide devait apparaître comme nécessaire à Didon qui redoutait tout, ce qui ne pouvait devenir un espoir solide, si Énée n’avait commencé par justifier sa propre personne par une défense appropriée22. Le vers 15 ([« les chefs des Danaens] édifient un cheval haut comme une montagne selon l’art divin de Pallas ») permet ensuite au commentateur de donner une illustration de ce qu’il a identifié comme de la faiblesse (cf. supra « inaptes à la guerre »

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et « sans aucun courage » dans le commentaire relatif à « Danaens » au v. 5) ; l’édification du Cheval de bois le conduit en effet à s’exprimer de manière bien plus véhémente qu’Énée, et à donner forme, pour de bon, à un blâme des Grecs : Voilà qui est bien d’hommes inaptes à la guerre ! Ils ont eu recours à un piège, pour pouvoir, avec l’aide d’une ruse, remporter une victoire qui, menée de façon loyale, était devenue désespérée23. L’intention de blâmer les Grecs est plus loin (à propos de Sinon et des v. 152-153) expressément imputée par Tiberius Donat au poète même : L’AUTRE, INSTRUIT DANS LES RUSES ET L’ART DES PÉLASGES, LEVA VERS LES ASTRES SES MAINS DÉ BARRASSÉES DE LEURS CHAÎNES : en toute occasion et comme il l’a fait en de très nombreux passages, le poète flétrit la personne des Grecs, en disant qu’ils ont vaincu, non grâce à leur vaillance, mais grâce à un piège. C’est pour cette raison qu’il a mis ‘Instruit dans les ruses et l’art des Pélasges’ : il était ‘instruit’, dit-il, en vertu de sa nature propre et il était aussi instruit du fait de la mission que les siens lui avaient confiée. Cela a été mis pour montrer qu’il n’est pas un Grec qui n’use de perfidie et ne recoure aux faux-fuyants24. 7 Le héros-narrateur peut sembler davantage lié à la « mission » apologétique concernant les Troyens et le concernant, surtout, lui-même. Ainsi, à propos de la formule d’introduction de l’épisode de la mort de Laocoon (« Ici, un événement plus grave, beaucoup plus effrayant, se présente devant les malheureux », Énéide 2, 199-200), on peut lire : En toute occasion, Énée cherche à se justifier de l’accusation relative à la perte de sa cité et de son royaume, et précisément dans ce qui pouvait lui être reproché, il recherche les parties de l’éloge25, montrant, comme cela a été mis plus haut, que les Grecs n’ont pas obtenu la victoire grâce à leur vaillance, mais grâce à des ruses et des tromperies ; il ajoute également que ces ruses et tromperies étaient elles- mêmes ruinées par le caractère astucieux des Troyens26, si la faveur des dieux n’avait avantagé les plans de la partie adverse au point de jeter le trouble, aussi, dans l’esprit des Troyens par toutes sortes d’erreurs27. 8 Mais en réalité, tout n’est pas si clair, et si une distinction s’opère, c’est entre le personnage-narrateur qui s’en tient à son premier et principal objectif – se défendre – et le poète, qui est capable de faire entendre sa voix propre comme « par-dessus » celle de son héros, et d’exprimer un point de vue beaucoup plus nuancé, beaucoup moins partial que le commentaire à peine cité aux v. 152-153 (Virgile blâme les Grecs dès qu’il peut) ne le laisse entendre : aux yeux de Donat, en effet, lorsque l’occasion se présente, Virgile peut très bien en venir à louer les Grecs ! Voici ce qu’il dit à propos des vers décrivant l’introduction dans le Cheval de bois des « meilleurs des Achéens » (Énéide 2, 18-19) : Après les avoir tirés au sort, ils y enferment furtivement des guerriers d’élite, dans les flancs obscurs [du Cheval]. Quelle sorte d’hommes il fallait enfermer dans les recoins du cheval, ou en vertu de quel ordre ils avaient été distingués du plus grand nombre28, vu qu’il s’agissait de nécessité publique et qu’ils étaient conduits par une profonde volonté de réussir, voilà ce que le poète traite dans le détail, quoiqu’il ait introduit Énée comme personnage qui parle. Il veut en effet que de là, naisse un exemple de ce qu’il faut faire en pareilles circonstances : que, par la mise en péril de quelques-uns, profite à tous ce dont on espère qu’il sera utile et avantageux29. Si l’on pense au commentaire auquel la construction du piège a donné lieu, l’on est forcé de constater que Tiberius Donat se contredit. Mais tout un ensemble de remarques, dans la suite du texte, donne surtout à penser que se met ainsi en place un thème de réflexion dont M. Gioseffi a pu déjà souligner à quel point il était capital dans

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l’interprétation que Tiberius Donat donne du chant 230 : c’est le thème du bonus ciuis, du « bon citoyen ». 9 De façon relativement déconcertante pour le lecteur plutôt habitué à lire le récit d’Énée avec les yeux de ce dernier, le premier modèle de bon citoyen qui est présenté par le commentateur se trouve être le Grec Sinon. Le thème du bonus ciuis, en effet, est explicitement introduit à propos du serment que prononce Sinon (Énéide 2, 154-156) au cours de son récit mensonger : Vous, feux éternels, et votre puissance qu’on ne saurait violer, je vous prends à témoin, dit-il, et vous, autels, épées maudites que j’ai fuis, bandelettes des dieux que, victime, j’ai portées : il a, il est vrai, juré, mais il a été suffisamment subtil pour à la fois abuser les Troyens et ne pas trahir cependant les secrets de ses concitoyens ; car alors, il serait apparu comme un traître à ses concitoyens, s’il avait révélé les propos qu’ils avaient effectivement tenus en secret. À cet endroit, Virgile expose le fait que l’on ne devient pas citoyen seulement en naissant mais aussi par son état d’esprit ; en effet, qui naît citoyen est assurément un citoyen, mais s’il ne vit pas dans les dispositions favorables qu’un citoyen doit à sa patrie et à ses concitoyens, il cesse d’être ce qu’il était quand il est né ; et pour un étranger, s’il présente l’attitude d’un homme de bien, il commence alors à être un citoyen31. En fait, ce thème est subordonné à l’analyse rhétorique de ce passage du discours de Sinon : il ne s’agit pas de dire que ce dernier est un bon citoyen tout court, mais que, en se montrant hésitant à révéler les prétendus secrets des Grecs, il veut apparaître comme tel aux yeux des Troyens, afin ne pas perdre sa crédibilité et leur bienveillance32. La suite du commentaire à ce passage est davantage centrée sur les mali ciues, les mauvais citoyens que sont les Grecs, ce qui justifie et rend recevables le comportement et les propos de Sinon pour ses auditeurs, lorsqu’il en vient – apparemment – à trahir ses futurs ex-compatriotes33. 10 Ainsi, le contexte restreint considérablement cet apparent « éloge » et le rend moins paradoxal qu’il n’y paraît d’abord. En revanche, aucune réserve ne vient diminuer l’appréciation positive qui est faite du comportement des Grecs enfermés dans le Cheval. Ce qu’on a lu à leur sujet au moment de leur entrée se voit d’abord confirmé au moment de leur sortie (Énéide 2, 259 sqq.) : Commence l’énumération de ceux qui avaient été enfermés, de manière à ce que, par la mention spécifique de leurs noms et de leurs mérites, il soit montré que, dans l’intérêt de l’État, c’est-à-dire, du bien commun, tous les meilleurs doivent mépriser leur propre salut : LES CHEFS THESSANDRUS, dit-il, ET STHÉNÉLUS, AINSI QUE LE REDOUTABLE ULYSSE34. Et ce dévouement de chacun à la cause collective conduit ensuite Donat à identifier un « authentique » éloge des Grecs en tant que bons citoyens lorsqu’il est question de l’invasion de la ville et des premiers meurtres de Troyens après l’ouverture du Cheval ( Énéide 2, 265-267) : Voilà un éloge de bons citoyens ; la mise en péril de quelques hommes a en effet permis la victoire qui n’avait pu être obtenue en dix ans, avec mille navires et un nombre infini de guerriers35. Par la suite, il est encore question des bons citoyens dans l’épisode du songe d’Énée : là, il s’agit même, aux yeux de Donat, d’un excellent citoyen (optimus ciuis), Hector, qui parle à un autre excellent citoyen, Énée, et qui l’informe que la situation est totalement désespérée. La prégnance de la réflexion morale du commentateur à propos de ce chant 2 fait que « bon citoyen » fonctionne alors comme le synonyme de « héros », uir fortis36. De manière plus générale, dans ce chant, cette interprétation morale tend à prendre le pas sur l’identification systématique de ce qui a trait à la défense des Troyens et surtout

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au blâme des Grecs. Virgile maître de sagesse serait guidé par un but plus profond dans ce récit, un but qui le conduit et conduit son lecteur, Tiberius Donat en tête, à se placer au-dessus des partis et à méditer sur les bons exemples de comportement donnés par les Troyens mais aussi par les Grecs. Pour autant, la dimension apologétique du récit d’Énée n’est pas oubliée, ni par Virgile ni par le commentateur, qui veille jusqu’au bout à présenter sous le meilleur jour l’attitude du héros : c’est en particulier le cas à propos de la fuite que l’ombre d’Hector préconise à Énée et à laquelle ce dernier finit par se résoudre37, et c’est aussi le cas à propos de l’« incident » final de la perte de Créüse38. 11 Le commentaire de Tiberius Donat au chant 2 de l’Enéide développe ainsi deux intérêts qui peuvent paraître assez singuliers au lecteur moderne : l’intérêt pour quelque chose qui ne nous touche plus autant (la nécessité de défendre le héros vaincu) ; l’intérêt pour quelque chose dont on n’aurait peut-être pas pensé qu’il était au cœur des préoccupations de Virgile en ce lieu (la réflexion sur le bon citoyen). Le commentaire du chant 10, vers lequel nous allons nous tourner maintenant, est sans doute d’un intérêt plus immédiat, pour autant qu’il fait écho à un débat qui a été très vif dans la deuxième moitié du XXe siècle et qui n’était sans doute pas inexistant dans l’Antiquité39 : étroitement lié aux questionnements suscités par l’attitude d’Énée face à à la fin du poème, il concerne l’attitude du héros au combat après que le jeune Pallas a été tué par le chef rutule40.

2. Commentaire du chant 10 : justifier l’attitude d’Énée au combat

12 Concernant la fin même du poème, Tibérius Donat n’est, à vrai dire, pas plus bavard que Servius : comme lui, il avance l’idée que, dans son hésitation même à tuer Turnus, Énée est « pieux » et donc louable. D’un côté, en effet, quand il ne veut pas tuer son adversaire, il est pius à son endroit, et de l’autre, quand il se résout à ce meurtre, il manifeste la pietas qui le liait à Pallas et à son père41.

13 Dans le commentaire du chant 10 et, en l’occurrence, de la séquence du récit occupée par l’« aristie » d’Énée42, il semble qu’affleurent plus d’indices de ce que put être le débat ancien sur le comportement du héros. C’est le cas chez Servius, et plus précisément dans la partie « augmentée » du commentaire servien. On y lit à propos du vers 556 (Énée prononce un discours plein de haine sur le cadavre de Tarquitus qu’il a décapité et tué sans même lui laisser le temps de le supplier) : EN PLUS DE CELA IL DIT LE CŒUR PLEIN DE HAINE : il y a une quaestio qui consiste à demander ce que cet homme avait commis de si grave pour qu’Énée soit tellement cruel. Mais à chaque fois c’est la douleur causée par la mort de Pallas qui s’impose43. 14 Mais c’est en fait surtout le cas chez Tiberius Donat. De fait, l’attitude de ce dernier a alors ceci de remarquable qu’il ne fait rien, au contraire, pour esquiver la difficulté que peut représenter le comportement d’Énée. Son point de vue « optimiste » ou, pour le dire selon ses termes, son interprétation globale de l’Énéide comme éloge d’Énée, le conduisent apparemment à ignorer complètement, à l’occasion, de potentiels « problèmes ». Ainsi, lorsque le chef troyen s’empare des hommes qu’il immolera sur le bûcher de Pallas (Énéide 10, 517-520 44), Tiberius Donat ne voit que des qualités admirables, à la fois dans la déférence témoignée au mort et dans le courage nécessaire pour saisir ou « ravir », vivants, ces ennemis45. En outre, dans sa première remarque, il interprète sans hésiter une expression qui a pu davantage faire douter les modernes –

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totidem quos educat Vfens au v. 518, l’enjeu étant de faire paraître moins terrible la cruauté d’Énée en limitant le nombre de ses victimes sacrificielles. Il s’agit en fait de savoir si Énée a « ravi » « quatre hommes, fils de Sulmo » (Sulmone creatos / quattuor hic iuuenes, Énéide 10, 517-518) et « autant d’hommes élevés par Ufens » (totidem quos educat Vfens, Énéide 10, 518), ou bien « quatre hommes, fils de Sulmo, autant d’hommes élevés par Ufens » – autrement dit si totidem (« autant, le même nombre ») et la relative ajoutent un complément d’objet, ou bien s’ils forment une apposition au premier complément d’objet. Il ravit alors, vivants, quatre jeunes hommes, fils de Sulmo, et quatre autres, élevés par Ufens, pour les immoler en victimes aux ombres infernales et pour inonder de ce sang captif les flammes du bûcher : il a ravi les quatre fils de Sulmo et ceux d’Ufens, qui étaient du même nombre, c’est-à-dire quatre, de même qu’ils étaient en vie. Dans le fait qu’il n’emmène (abducere) pas seulement, mais ravit (rapere) huit hommes, quel grand courage est visiblement reconnu à Énée ! Quelle grande déférence pour honorer la mémoire du défunt ! Il faisait cela pour apaiser, en mettant à mort des ennemis, les mânes de celui qui avait été tué, et pour inonder du sang de ces prisonniers les flammes du bûcher46. Pour Tiberius Donat, il ne fait donc pas de doute que totidem et la relative ajoutent quatre hommes de plus aux quatre victimes précédemment évoquées. La longue note de Jacques Perret à cet endroit fait remarquablement honneur à ce commentateur47, en tenant précisément compte de la lecture qu’il propose ici… et en le plaçant, ce faisant, à l’origine d’une option interprétative bien plus « pessimiste » que lui-même ne l’aurait souhaité ! De fait, J. Perret penche pour sa part pour la lecture « restrictive » qui souligne la différence entre Énée et Achille, le premier ne prenant que quatre hommes (les fils de Sulmo élevés par Ufens) pour les offrir en sacrifice au mort, au lieu du triple (douze hommes) pour le fils de Pélée48. 15 Ainsi, en ce début de l’« aristie » d’Énée, plus nombreux sont les ennemis dont le héros s’empare vivants, plus il est digne d’éloge pour sa force et son courage, aux yeux de Tiberius Donat. En fait, déjà dans l’introduction de la séquence, le commentateur se distingue par une interprétation singulière, qui, comme dans le cas précédent, pour qui ne porte pas le même regard élogieux que lui sur l’ancêtre d’Auguste, pourrait tout au contraire contribuer à en noircir le portrait. C’est à propos du vers où il est dit que, avisé de la mort de Pallas et du péril extrême encouru par les siens, Énée plonge dans la mêlée et « moissonne » tout sur son passage49, alors que c’est le seul Turnus qu’il souhaite atteindre (« te cherchant toi, Turnus, si fier de ton meurtre récent », te Turne, superbum caede noua quaerens, Énéide 10, 515). Tiberius Donat écrit : Il fallait tuer avant tout autre celui qui, à ce moment-là, avait infligé les causes d’une si grande douleur. « Recherchant » est bien employé : lorsque, en effet, entre de très nombreuses choses, on recherche celle qui est plus nécessaire, on néglige les autres et on les laisse de côté, pour parvenir, à force de chercher et d’explorer, à ce qui a rendu l’enquête nécessaire. Ainsi il recherchait Turnus à cause du meurtre de Pallas et c’est lui que, par un meurtre d’un nouveau genre (caede noua), c’est-à-dire, par une forme recherchée de supplice, il désirait anéantir50. Le groupe à l’ablatif glosé à la fin de la remarque (caede noua, « par un meurtre d’un nouveau genre ») est régulièrement construit dans les traductions et les commentaires comme complément de l’adjectif superbus, « orgueilleux », « superbe », de manière à se rapporter à Turnus51. Or Tiberius Donat, pour sa part, ne recule ni devant une construction syntaxique plus difficile, ni devant une affirmation qui, au désir de vengeance d’Énée, ajoute un désir de cruauté (« par une forme recherchée de supplice52 »).

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16 Tout au long de la séquence, on voit le commentateur assumer, et accepter complètement l’attitude vengeresse du personnage, et ce alors même que le récit de la mort de Pallas n’a suscité aucune forme d’indignation ou de réserve de sa part53. Cette position vaut non seulement pour la réaction « globale » d’Énée à la mort de son jeune ami, mais, dans le détail de l’épisode, cela vaut encore pour chacune – ou presque – des ripostes furieuses que le héros réserve aux ennemis qu’il affronte. Le parti-pris du commentateur éclate alors au grand jour quand il affirme en substance qu’Énée a bien raison de ne pas s’apitoyer sur son adversaire parce que, par ses paroles de provocation audacieuses, ce dernier l’a bien mérité ! C’est ce qui se produit au moment du meurtre de Lucagus (Énéide 10, 591), à la fin de l’épisode : ET LE PIEUX ÉNÉE LUI ADRESSE CES PAROLES AMÈRES : voilà bien l’acte réfléchi du héros ; ce n’est qu’après avoir achevé le combat au cours duquel il a tué le premier , que lui aussi a eu recours à des mots amers54, sortant de la réserve que lui dictait sa piété55, parce qu’il avait été provoqué par des propos injurieux56. Ici encore, le ton de Tiberius Donat est celui de l’éloge. Il semble cependant que des éléments de défense affleurent par endroits, de manière plus ou moins nette, plus ou moins appuyée. Ainsi, lorsqu’est évoquée la posture de suppliant de Liger, le frère de Lucagus (Énéide 10, 595b-596), le commentateur n’omet pas de conclure ses remarques par une justification du comportement d’Énée, qui, une fois encore, s’éloigne de l’idéal du parcere subiectis, « épargne les soumis » (Énéide 6, 853) ; la faute est de nouveau imputée à l’adversaire et à sa langue trop impudente : Le malheureux s’en remit aux prières, tendant ses mains suppliantes, d’autant plus facilement qu’elles n’étaient occupées par aucune arme : ainsi on eût pu l’épargner puisqu’il était désarmé, si l’impudence de sa langue ne l’avait, pour son malheur, trompé57. 17 Les cas où le commentateur semble le plus pressé de répondre, ou de prévenir, quelque attaque visant le personnage d’Énée, sont peut-être ceux où sa série de remarques s’ouvre sur une question rhétorique58. Un cas tout à fait remarquable et où tout se passe complètement en silence, concerne le meurtre du prêtre, « fils d’Hémon » qu’Énée tue après Magus. C’est le texte même de Virgile qui est alors en jeu : dans le vers où l’apparence et même l’habit du prêtre sont décrits (vers 539), Tiberius Donat retient la leçon transmise par ailleurs par la tradition directe, insignibus armis, « aux armes remarquables59 » ; Servius à cet endroit nous apprend qu’Asper lisait ainsi en se recommandant de Salluste, tandis que Probus préconisait la lecture insignibus albis, « aux blancs insignes », plus adaptée au portrait d’un prêtre, et qui, désormais, est en général reconnue comme la bonne par les éditeurs60. Tiberius Donat ne fait pas état de cette duplex lectio, mais il est clair que la leçon armis présente pour lui un grand intérêt. Car elle est susceptible de donner tort au personnage en question : au lieu des ornements blancs propres à sa fonction, celui-ci porte ainsi des « armes remarquables » ; or pour le commentateur, cela en vient à signifier que cet homme a eu l’audace de s’aventurer sur le champ de bataille, alors que sa place était auprès d’Apollon et de Diane. Dans un premier temps, en fait, Tiberius Donat relève seulement l’élément de description que constituent ces « armes » : Non loin de Magus apparut le fils d’Hémon, dont il dit qu’il était prêtre de Phébus et Trivia, et dont la tête, étant donné ce qui la couvrait, révélait l’identité ; il portait en effet des bandelettes que les prêtres seuls avaient pour habitude de posséder. Il se signalait encore par ses armes et son vêtement61.

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Mais dans la dernière remarque qu’il fait au sujet de cette scène, lorsque Séreste dédie à Mars les armes recueillies sur le mort, Donat ne se prive pas de blâmer ce dernier pour sa conduite jugée irréfléchie : Et c’est ainsi que cet homme téméraire, qui avait oublié sa charge et abandonné Apollon et Diane pour s’avancer sur le champ de bataille, a été puni de mort et a orné le temple du dieu de la guerre de ses propres dépouilles62. Sans doute, de « blancs insignes » auraient donné plus de fil à retordre au commentateur à qui le meurtre d’un prêtre ne semblait peut-être pas anodin63. 18 Mais, pour finir, le commentaire de Tiberius Donat qui m’a semblé le plus étonnant dans toute cette séquence concerne la partie de son « analyse » de la réponse d’Énée à Magus. Après un début qui relève plutôt, précisément, de l’analyse64, au moment d’aborder les vers 532b-533 (de l’Énéide 10), Tiberius Donat se tourne vers une reformulation qui allonge considérablement le texte de départ et propose une explicitation qui nous éloigne quelque peu de ce dernier. Reformulant les paroles du héros, il s’exprime alors à la première personne. Plus qu’ailleurs, il assume ainsi le point de vue d’Énée – d’un homme en colère et désireux de venger la mort de son jeune ami, fils de son hôte ; ce choix d’énonciation lui permet peut-être en même temps d’éviter d’avoir à motiver davantage tel ou tel point de sa reformulation et de son interprétation65. Voici le passage : TURNUS A SUPPRIMÉ AVANT MOI CE GENRE DE MARCHÉS ENTRE GUERRIERS QUAND IL A TUÉ PALLAS : tu fais appel à mon humanité, dit-il, et il arrive qu’on en témoigne entre camps ennemis, mais cette humanité que je possédais, ton Turnus l’a supprimée, et en tuant Pallas il m’a donné une leçon de barbarie absolue. Déborder de cruauté n’était pas dans mon caractère et il m’était très facile de faire preuve de compassion, mais en suivant l’enseignement de votre camp, j’ai appris ce que la nature ne m’a pas donné quand je suis né : je suis devenu ce que je n’étais pas et ce que j’accordais parfois s’est mué en son contraire66. 19 La ligne de « défense » d’Énée ressemble au fond à ce que l’on a vu par ailleurs : il s’agit de rejeter la faute sur l’adversaire, qui serait, en l’occurrence, le vrai et le seul responsable, de l’attitude impitoyable du chef troyen. Ce qui paraît extraordinaire, est le fait que Tiberius Donat désigne cette attitude, que, plutôt que de la masquer ou de la contester, il en parle, et qu’il le fait en des termes qui font tout sauf l’atténuer. Or, même si rien de tout cela ne va conduire Tiberius Donat à nuancer véritablement, à problématiser le portrait qu’il (se) fait du héros de Virgile, même si la première visée de tels propos est étroite (il s’agit en quelque manière de faire plaider la non responsabilité à Énée), il n’en reste pas moins qu’il formule des choses que l’on n’aurait certainement pas pensé trouver dans la bouche de cet « optimiste », et qui, même par un pessimiste, ne sont pas toujours dites de manière aussi radicale – Énée devenu l’envers de lui-même, alors que pour certains, c’est à ce moment-là qu’il devient véritablement un héros, le héros de l’Énéide, futur vainqueur de Turnus67.

20 Ce n’est sans doute pas dans ces moments, où il court apparemment le risque d’affaiblir sa démonstration globale, que Tiberius Donat a paru digne d’être médité, cité ou reformulé lui-même par les commentateurs des âges ultérieurs68. Son interpretatio de la réponse d’Énée à Magus illustre toutefois un intérêt pour la psychologie des personnages dont on pourrait donner de nombreux autres exemples et qui donne, pour le moins, à réfléchir. Ce n’est pas non plus le seul endroit où l’on surprend Tiberius

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Donat en train de faire le contraire de ce qu’on eût attendu de lui : mettre en évidence, au lieu de la passer sous silence, une espèce de « faille » dans le comportement du héros. Mais en en parlant, et notamment, en faisant décrire par le héros lui-même, « à partir de sa personne » (ex persona Aeneae), de tels actes aussi troublés que troublants, il en vient, me semble-t-il, à créer l’image d’un Énée encore plus louable, ou louable autrement, pour sa profonde sincérité69. C’est aussi, fondamentalement, un Énée plus humain – qui semble plus homme que héros – et l’on comprend qu’un lecteur de Virgile aussi sensible et attentif à toutes les nuances et à toutes les complexités du poème que Jacques Perret, ait prêté attention, plus que de coutume70, aux mots nombreux, mais pas toujours creux de Tiberius Donat.

NOTES

1. Ce DONAT doit être en effet distingué de l’illustre grammairien AELIUS DONAT, avec lequel il lui est souvent arrivé d’être confondu. 2. Voir en particulier « Ritratto d’autore nel suo studio. Osservazioni a margine delle Interpretationes Vergilianae di Tiberio Claudio Donato », dans M. Gioseffi éd., E io sarò tua guida. Raccolta di saggi su Virgilio e gli studi virgiliani, Milan, LED-Edizioni, 2000, p. 151-215 ; « ‘Vt sit integra locutio’ : esegesi e grammatica in Tiberio Claudio Donato », dans Grammatica e grammatici latini : teoria ed esegesi. Atti della I Giornata ghisleriana di Filologia classica, Pavie, Collegio Ghislieri, 2003, p. 139-159 ; « Un libro per molte morali. Osservazioni a margine di Tiberio Claudio Donato lettore di Virgilio », dans I. Gualandri, F. Conca et R. Passarella éd., Nuovo e antico nella cultura latina di IV-VI secolo, Milan, Cisalpino, 2005, p. 231-305 ; « Amici complici amanti. Eurialo e Niso nelle “Interpretationes Vergilianae” di Tiberio Claudio Donato », dans l. Cristante éd., Incontri Triestini di Filologia classica V, Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2006, p. 185-208. 3. l. Pirovano, Le Interpretationes Vergilianae di Tiberio Claudio Donato. Problemi di retorica, Roma, Herder, 2006. Parmi ses articles, on citera « ‘Deformare’e ‘deformatio’ nel lessico di Tiberio Claudio Donato », dans E io sarò tua guida, op. cit., p. 217-238. 4. M. Squillante Saccone, Le Interpretationes Vergilianae di Tiberio Claudio Donato, Naples, Società editrice napoletana, 1985. 5. Cette édition est due à H. Georgii : Tiberi Claudi Donati Interpretationes Vergilianae, Leipzig, Teubner, 1905-1906. R.J. Starr a consacré trois articles à ce commentaire : « Explaining Dido to your son : Tiberius Claudius Donatus on Vergil’s Dido », The Classical Journal 87, 1991, p. 25-34 ; « Vergil in the courtroom : the law and Tiberius Claudius Donatus’ Interpretationes Vergilianae », Vergilius 37, 1991, p. 3-10 (que je n’ai pas vu) ; « An epic of praise : Tiberius Claudius Donatus and Vergil’s Aeneid », Classical Antiquity 11, 1992, p. 159-174. Parmi les articles isolés, je citerai le tout récent travail de D. Vallat, « Le commentaire de T. Claude Donat au chant 1 de l’Enéide, sa place dans les débats virgiliens et ses relations avec Servius », Eruditio antiqua 1, 2009, p. 155-184. 6. Il s’agit en particulier du commentaire de Marco Antonio Ferrazzi à l’Énéide (Exercitationes rhetoricae in praecipuas p. Virgili Maronis orationes, Padoue, Presses du Séminaire, 1694). C’est l’occasion pour moi de remercier vivement Christine Noille et Francis Goyet pour l’intérêt qu’ils ont prêté à mon travail sur TIBERIUS DONAT et pour leur invitation à contribuer à cette livraison sur les commentaires virgiliens.

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7. J’ai accompli cette traduction du livre 1 en collaboration avec Gisèle Besson, Bruno Bureau, Emmanuelle Raymond, et des élèves de lettres modernes et classiques de l’ENS-LSH de Lyon ; des extraits en seront cités ici. Les traductions qui seront données pour les livres 2-12 sont de mon fait. La présentation du texte de TIBERIUS DONAT diffère légèrement de celle de H. Georgii dont le texte est cependant conservé. Dans les références que je vais donner, les chiffres romains renvoient aux tomes – I ou II – de l’édition Georgii ; ils sont suivis des numéros de pages, puis des numéros de lignes. L’édition utilisée pour SERVIUS est celle de G. Thilo et H. Hagen ( Servii grammatici qui feruntur in Vergili Carmina commentarii, 3 vol., Hildesheim, G. Olms, 1961). Les traductions qui seront données des passages cités de Servius et de Virgile sont personnelles. 8. « Développement verbeux, diffus » est ainsi le deuxième sens donné par le Dictionnaire de Littré. Pour une histoire de l’exercice scolaire de reformulation appelé paraphrase, de Quintilien à Érasme, voir J.-F. Cottier, « La paraphrase latine, de Quintilien à Érasme », Revue des Études Latines 80, 2002, p. 227-252. Pour un prolongement et une réflexion stimulante en rapport avec la pratique du commentaire littéraire jusqu’à nos jours, voir B. Daunay, Éloge de la paraphrase, Presses Universitaires de Vincennes, 2002. 9. Souvent, TIBERIUS DONAT reprend çà et là les mots de Virgile en se les appropriant, mais il le fait également sous la forme de « sous-lemmes » ; le texte se trouve alors cité plusieurs fois et même si l’impression globale reste totalement différente, il en résulte une « fragmentation » du poème virgilien semblable à celle que l’on voit, notamment, dans les commentaires serviens. 10. D’article en article (voir déjà les deux premiers titres cités note 2 supra), M. Gioseffi complète sa description de la méthode de commentaire de TIBERIUS DONAT, qui combine au moins trois opérations : la citation du texte de Virgile ; son analyse à la manière « grammaticale » antique, laquelle comprend, entre autres, la « remise en ordre » de l’énoncé du poète, la glose des mots difficiles, la clarification de l’intention du poète ; sa reformulation tantôt dans le sens de l’ interpretatio telle que la définit Quintilien (une reformulation simple, proche de l’original), tantôt – et plus souvent – dans le sens de ce que le même Quintilien nomme « paraphrasis », c’est-à-dire une « version » intralinguistique qui admet resserrements et expansions et est volontiers soutenue par une visée rhétorique (un accroissement du pathos, par exemple) : voir Quintilien, Institution oratoire, 1, 9, 1-4 et 10, 5, 2-5 et M. Gioseffi, « Interpretatio e paraphrasis da Seneca a Tiberio Claudio Donato », dans F. Stok éd., Totus scientia plenus. Percorsi dell’esegesi virgiliana antica, Pise, Edizioni ETS, 2013, p. 361-389. 11. TIBERIUS DONAT, Interpretationes, I, Proem., p. 1, l. 1-5 : « Post illos qui Mantuani uatis mihi carmina tradiderunt postque illos quorum libris uoluminum quae Aeneidos inscribuntur quasi quidam solus et purior intellectus expressus est silere melius fuit quam loquendo crimen adrogantis incurrere. » (« Après ceux qui m’ont enseigné les poèmes du chantre de Mantoue et ceux qui ont exprimé dans leurs ouvrages ce qui constituait, selon eux, le sens unique et plus pur des livres intitulés Énéide, il aurait mieux valu garder le silence que de risquer d’être taxé d’arrogant en prenant la parole. ») La loquacitas est expressément revendiquée comme un bien par le commentateur dans le cours de la préface, adressée à son fils. Voir ibid., Proem. p. 4, l. 18-20 : « … melius existimans loquacitate quadam te facere doctiorem quam tenebrosae breuitatis uitio in erroribus linquere » (« jugeant préférable de te rendre plus savant au moyen d’une certaine loquacité, plutôt que, en péchant par une obscure brièveté, de te laisser dans l’erreur »). 12. L’intention exégétique contribue autant à ce but que l’intention artistique qui sous-tend les reformulations proposées par TIBERIUS DONAT : ce dernier a en effet à cœur d’exprimer clairement ce qui n’est pas toujours clair ou ce qui reste diffus chez Virgile, de faire ce que le poète n’avait pas fait en somme, de compléter son œuvre sinon de l’améliorer. À ce sujet, voir surtout M. Gioseffi, « Ritratto d’autore... », op. cit. (note 2), passim. 13. Pour Cristoforo Landino, voir l’article d’H. Casanova-Robin dans la présente livraison. 14. Cette date d’édition est celle de l’ouvrage concerné, consulté pour les passages du chant 10 dont il est ensuite question : p. Virgilius Maro qualem omni parte illustratum tertio publicauit Chr.

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Gottl. Heyne, cui Seruium pariter et Cerdam et uariorum notas cum suis subiunxit N.E. Lemaire, Paris, Lemaire, 1822. 15. Voir Interpretationes, I, p. 2, l. 7-15 : « Primum igitur et ante omnia sciendum est quod materiae genus Maro noster adgressus sit ; hoc enim nisi inter initia fuerit cognitum, uehementer errabitur. Et certe laudatiuum est, quod idcirco incognitum est et latens, quia miro artis genere laudationis ipse, dum gesta Aeneae percurreret, incidentia quoque etiam aliarum materiarum genera complexus ostenditur, nec ipsa tamen aliena a partibus laudis ; nam idcirco adsumpta sunt, ut Aeneae laudationi proficerent. » (« Ainsi donc, ce qu’il faut savoir en premier lieu et avant tout, c’est le genre de matière que notre Maro a abordée. Si cela n’est pas acquis dès le début, on commettra, en effet, de graves erreurs. Il ne fait pas de doutes que le genre en question est le genre épidictique : celui-ci reste ignoré et caché, parce que, en un genre admirable d’art appliqué à l’éloge, en retraçant la geste d’Enée, Virgile a manifestement embrassé les autres genres de matière toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Ces autres genres ne sont cependant pas en eux-mêmes étrangers à son rôle de faiseur d’éloges ; de fait, s’ils ont été pris en compte, c’est précisément pour servir l’éloge d’Énée »). 16. Il s’agit aussi pour lui – mais cet aspect nous intéressera moins ici – de repousser les accusations et les critiques visant Virgile. Voir Interpretationes, I, Proem. p. 5, l. 26 sqq. À la défense d’Énée par ce dernier, correspond en effet, d’une certaine manière, dans le commentaire, la défense du poète par TIBERIUS DONAT. 17. Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans le détail de ces interrogations et d’une bibliographie trop longue pour être rapportée (parmi les publications relativement récentes, je signalerai néanmoins : M. C. J. Putnam, The Humanness of Heroes. Studies in the Conclusion of Virgil’s Aeneid, Amsterdam University Press, 2011 ; F. Ripoll, « Comment appréhender la violence d’Énée dans l’ Énéide », Revue des études latines 90, 2012, p. 180-202). Comme le fait C. Kallendorf avant de présenter des cas de lectures pessimistes de l’Énéide à la Renaissance (« Historicizing the ‘Harvard School’ : Pessimistic readings of the Aeneid in Italian Renaissance scholarship », Harvard Studies in Classical Philology 99, 1999, p. 391-403, p. 392), il peut être cependant utile de rappeler, en y apportant des nuances, que l’ancienne Aeneiskritik ignore « le genre de critique des actions d’Énée que certains lecteurs modernes croient voir » (p. 392). G.K. Galinsky, cité par C. Kallendorf, souligne bien que c’est surtout du côté des lecteurs – de certains lecteurs – chrétiens de l’épopée de Virgile que l’on trouve exprimées des condamnations du furor et de l’inclémence d’Énée (voir par exemple G.K Galinsky, « How to be philosophical about the end of the Aeneid », Illinois Classical Studies 19, 1994, p. 191-201, p. 191). On rappellera en particulier le chapitre de Lactance, Diuinae Institutiones 5, 10 où cet auteur dénonce la fausseté d’une piété comme celle d’Énée, en invoquant plusieurs exemples pris dans l’« aristie » du héros au chant 10. Quant à ces « gardiens de la langue » que sont les grammatici comme Servius, R.F. Thomas (Virgil and the Augustan reception, Cambridge University Press, 2001), dans le chapitre où il traite du commentaire servien, les définit (p. 121) comme étant aussi des « gardiens du sens augustéen » (sc. de l’Énéide) ; mais il a tout de même pu relever des « traces » de voix contraires, que l’on n’a donc pas tout fait pour étouffer. Les scholies que nous avons relevées dans le commentaire du chant 10 peuvent également en témoigner. 18. Sur ces questions, voir notamment l’article de V. Ussani, Jr., « Enea traditore », Studi Italiani di Filologia Classica 22, 1947, p. 109-123. Dans S. Clément-Tarantino, « Éloge et défense dans le commentaire de Servius à l’Énéide » (dans M. Bouquet et B. Méniel éd., Servius et sa réception de l’Antiquité à la Renaissance, Rennes, 2011, p. 101-120), j’ai recherché les griefs qui valaient à Énée d’être défendu dans le commentaire servien (ou dans l’Énéide d’après le commentaire de Servius) : la fuite d’Énée est le grief le plus souvent traité, tandis que face au comportement d’Énée à la guerre (et spécialement aux chants 10 et 12), le commentateur réagit plutôt par des éloges. 19. Rappelons que dans la préface du commentaire servien, il est dit que l’intentio du poète dans l’ Énéide est de louer Auguste à partir de ses ancêtres et d’imiter Homère.

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20. Servius, Commentaire à l’Énéide, ad Aen. 2, 13 : « FRACTI BELLO in hoc libro duplex intentio est : ne uel Troiae quod uicta est, uel Aeneae turpe esse uideatur quod fugit. » 21. Interpretationes, I, p. 147, l. 6-8 : « Quod dixit ‘Danai’, abiecte pronuntiandum est quasi homines imbelles et nullius uirtutis, Troianas autem magnas et merito lugendas. » 22. Interpretationes, I, p. 148, l. 5-11 : « FRACTI BELLO FATISQVE REPVLSI DVCTORES DANAVM TOT IAM LABENTIBVS ANNIS satis subtilis et artificiosa narratio hominis scilicet uicti et eius qui uideatur sibi, suis et patriae adesse nequisse, eius cuius auxilium Didoni metuenti omnia debuit uideri necessarium, quod in spem certam uenire non potuit, nisi Aeneas primo personam suam iusta defensione purgasset. » 23. Interpretationes, I, p. 148, l. 16-18 : « Ecce inbellium factum ! Verterunt se ad insidias, ut desperatam in aperto marte uictoriam adminiculo fraudis obtinere potuissent. » 24. Interpretationes, I, p. 168, l. 4-12 : « ILLE DOLIS INSTRVCTVS ET ARTE PELASGA SVSTVLIT EXVTAS VINCLIS AD SIDERA PALMAS omni occasione †et ut plurimis locis fecit deformat poeta Graecorum personam, quod non uirtute, sed insidiis uicerint. Idcirco posuit ‘ille dolis instructus et arte Pelasga’ : ‘instructus’, inquit, natura sua itemque instructus mandatis suorum. Hoc ideo positum est, ut ostenderet a perfidia et tergiuersatione nullum Graecorum esse inmunem. » 25. Dans le « proème » du commentaire, ce tour de force est attribué à Virgile, identifié au plus grand orateur (Interpretationes, I, Proem., p. 3, l. 10-14) : « Quod est summi oratoris, confitetur ista quae negari non poterant et summotam criminationem conuertit in laudem, ut inde Aenean multiplici ratione praecipuum redderet unde in ipsum posset obtrectatio conuenire. » (« Ce qui est le propre d’un très grand orateur, il admet les faits qui ne pouvaient être niés, et après l’avoir écartée, il transforme en éloge l’accusation calomnieuse, le résultat est que, par toutes sortes de biais, il a fondé la supériorité d’Énée sur ce à quoi pouvaient s’appliquer les critiques le concernant. ») 26. On voit ici comment TIBERIUS DONAT « ajoute » lui-même des éléments au texte de Virgile. Prêtant l’astutia aux Troyens, le commentateur tend cependant à réévaluer ce trait de caractère, ce qui peut aider à mieux comprendre les jugements contradictoires que, comme nous allons le voir, il semble exprimer par ailleurs. 27. Interpretationes, I, p. 175, l. 23-31 : « Omni occasione purgat Aeneas crimen perditae ciuitatis et regni et in eo ipso in quo reprehendi poterat partis laudis exquirit ostendens, ut superius positum est, Graecos non uirtute sed dolis et fraudibus consecutos esse uictoriam ; adiungit hoc quoque, etiam dolos ipsos atque ipsas fraudes Troianorum astutia subuerti, si studium superum diuersae partis consilia non in tantum fouisset, ut Troianorum etiam mentes omni errore confunderet. » 28. Dans les remarques qui viennent après (Interpretationes, I, p. 149, l. 16-21), TIBERIUS DONAT sépare nettement deux moments : le choix de héros pris, non parmi la foule (non plebeiorum), mais parmi les chefs (ducum, hoc est potiorum, « de chefs, c’est-à-dire d’hommes plus puissants ») ; puis la désignation, par tirage au sort, d’autant de héros que le Cheval pourrait en contenir et qui, tout héros qu’ils fussent, ne se seraient peut-être pas portés volontaires pour faire face à des incerta, « des hasards ». 29. Interpretationes, I, p. 149, l. 8-15 : « HVC DELECTA VIRVM SORTITI CORPORA FVRTIM INCLVDVNT CAECO LATERI Quales uiri includendi essent in equi secretis uel quo ordine de plurimis separati, quoniam publica necessitas fuit et pleno obtinendi studio ducebantur, poeta pertractat, licet Aenean loquentem induxerit. Vult enim exemplum hinc nasci quid faciendum sit in talibus causis, ut paucorum periculo uniuersis proueniat quod speratur commode profuturum. » 30. Voir M. Gioseffi, « Un libro per molte morali », op. cit. [note 2], p. 287-288. 31. Interpretationes, I, p. 168, l. 15 : « VOS AETERNI IGNES, ET NON VIOLABILE VESTRVM TESTOR NVMEN, ait, VOS ARAE ENSESQVE NEFANDI QVOS FVGI, VITTAEQVE DEVM QVAS HOSTIA GESSI : iurauit quidem, sed satis subtilis fuit, ut et Troianos falleret et tamen suorum secreta non proderet ; nam tunc suorum proditor extitisset, si protulisset quae re uera in secretis habuerunt. Hoc loco tractat Vergilius ciuem non tantum nascendo uerum etiam animo fieri ; nam ciuis qui nascendo prouenit ciuis quidem est, sed, si non beniuolentia ciuis

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erga patriam et suos uiuat, desinit esse quod natus est, et ille qui alienus est, si boni uiri repraesentet adfectum, esse incipit ciuis. » 32. Le commentaire continue avec ces mots (Interpretationes, I, p. 168, l. 26-30) : « Si Sinon igitur facilis esset ad prodenda uelut suorum secreta, et malum ciuem profitebatur et Troianis se suspectum faciebat ; nullus enim crederet illum sine tormentis uera dicere, nisi commendasset primo personam suam. » (« Ainsi, si Sinon avait été prompt à révéler les soi-disant secrets des siens, il se révélait être un mauvais citoyen et il se rendait en même temps suspect aux yeux des Troyens ; personne en effet n’aurait pu croire qu’il disait la vérité sans avoir été torturé, s’il n’avait commencé par recommander sa propre personne. ») 33. Voir Interpretationes, I, p. 168, l. 30-p.169, l. 14. Bien que TIBERIUS DONAT garde à l’esprit que Sinon est en train de mentir et de nuire gravement aux Troyens, je me demande si son ardeur à justifier le fait que Sinon en vienne bien à la trahison, si feinte soit-elle, ne doit pas quelque chose aux soupçons de trahison qui pesaient sur Énée. Sinon, injustement poursuivi par la haine d’Ulysse, peut en outre faire penser (et lui avoir fait penser) à Énée, injustement poursuivi par la haine de Junon. 34. Interpretationes, I, p. 183, l. 7-12 : « Incipiunt enumerari qui fuerant clausi, ut specialiter eorum nominibus et meritis expressis ostendatur in causa reipublicae hoc est publici commodi optimum quemque salutem suam debere contemnere : THESSANDRVS, inquit, STHENELVSQVE DVCES ET DIRVS VLIXES. » 35. Interpretationes, I, p. 184, l. 20-22 : « Ecce laus bonorum ciuium ; periculo quippe paucorum procurata uictoria est quae annis decem et mille nauibus et infinito armatorum numero quaeri non potuit. » Manifestement, TIBERIUS DONAT a en tête le vers 198 du chant 2 (« non anni domuere decem, non mille carinae », « ni dix années ni mille navires [n’avaient dompté les Troyens] ») et se contredit. Voir Interpretationes, I, p. 175, l. 9-12 : « QVOS NEQVE TYDIDES NEC LARISSAEVS ACHILLES, NON ANNI DOMVERE DECEM, NON MILLE CARINAE : unius fraude decepti sumus qui fortissimorum manibus et ingentis numeri per annos decem non sumus superati. Conplexus est hic personas specialiter positas, numerum mille carinarum, temporis uero ratione excusationem praetexuit monstrans imperium Troiae non uirtute aliqua, sed insidiis et fraude esse superatum. » (« QUE NI LE FILS DE TYDÉE, NI ACHILLE DE LARISSA, NI DIX ANNÉES, NI MILLE NAVIRES : nous avons été abusés par la tromperie d’un seul, nous qui n’avons pas été défaits pendant dix ans même face à des troupes très nombreuses d’hommes très courageux. Il a réuni ici les personnages, spécifiquement nommés, le nombre de carènes, mille, mais en considérant la circonstance, il a fait passer devant une défense, montrant que l’empire de Troie n’avait pas été défait par de la vaillance, mais par des pièges et une tromperie. ») Le caractère scandaleux du recours à la ruse est par ailleurs relativisé dans le commentaire, quand les Troyens y recourent eux-mêmes en se déguisant : voir ainsi Interpretationes, I, p. 200, l. 8-11. 36. Interpretationes, I, p. 186, l. 5-6 : « Fugam quippe uiro forti suadebat imago uiri fortis, ciui optimo optimus ciuis. » (« Fuir – c’est à faire cela qu’un héros cherchait à persuader un autre héros, un excellent citoyen, un autre excellent citoyen. ») 37. Voir par exemple Interpretationes, I, p. 187, l. 26-p. 188, l. 2, où TIBERIUS DONAT identifie l’ombre d’Hector à la patrie qui, elle-même, presse le héros de fuir, contribuant ainsi à le disculper. Lorsqu’éveillé par le fracas de la ville en train d’être prise, Énée désobéit aux injonctions du héros mort, le commentateur se contente d’abord de reprendre ses mots sur la beauté de la mort au combat (la volonté de combattre jusqu’au bout, pour mourir et non pour vaincre, est valorisée positivement ailleurs dans le commentaire du chant 2, notamment à propos de Priam) ; il veille cependant, par la suite, à relever l’expression qui justifie ce nouveau comportement d’Énée (ibid., I, p. 193, l. 14-16, à propos de la dernière phrase de Panthus). 38. La neglegentia, la « négligence », d’Énée perdant Créüse n’est pas totalement niée (voir Interpretationes, I, p. 247, l. 24-25), même si, dans un premier moment, TIBERIUS DONAT soutient les « justes allégations » du héros qui, comme il est naturel, dit le commentateur, incrimine quelque « puissance maligne » (à propos d’Énéide 2, 735-736) : voir Interpretationes, I, p. 247, l. 2-14 ;

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l’explication rappelle alors ce qui a été dit dans le commentaire cité précédemment (Interpretationes, I, p. 175, l. 23-31, à propos des erreurs par lesquelles les dieux ont égaré les esprits des Troyens : voir supra n. 26). Le commentateur se montre surtout soucieux de justifier la « lenteur » avec laquelle Énée se met en quête de son épouse (il ne le fait pas avant d’avoir atteint « le tertre et la demeure sacrée de l’antique Cérès », v. 742). Cette purgatio (justification) tend en fait à l’éloge, celui du caractère réfléchi d’Énée, et plus encore, de la sagesse de Virgile qui enseigne, une fois de plus, ce qu’il convient de faire dans une situation si difficile : ne pas se précipiter au risque de tout perdre, c’est-à-dire, en l’occurrence, même les deux personnes qui avaient été préservées jusqu’ici (Anchise et Iule) : voir ibid., I, p. 248, l. 1-9. Dans son commentaire du chant 2, en insistant lui-même sur les actes et les mots qui empêchent de dire qu’Énée ne se soucie pas de son épouse, N. Horsfall souligne que les anciens commentateurs, SERVIUS mais aussi TIBERIUS DONAT, ont parfaitement compris la « stratégie » du poète dans le détail (i.e. favorable à Énée) : voir N. HORSFALL, Virgil, Aeneid 2. A commentary, Leyde-Boston, Brill, Mnemosyne Suppl. 299, 2008, e.g. p. 503-504 ad Aen. 2, 711. 39. Que certains vers relatifs à l’attitude d’Énée dans ce passage faisaient bien problème pour les anciens lecteurs de Virgile, plusieurs scholies que nous allons mobiliser peuvent en attester. Les lecteurs du XXe siècle ont sans doute réagi avec une sensibilité accrue. Chr. G. Heyne (P. Virgilius Maro, uarietate lectionis et perpetua adnotatione illustratus a C.G. Heyne, ed. quarta curauit Wagner, vol. tertium, Aeneidis libri VII-XII, Leipzig, Hahn, 1833) prenait lui-même la peine de préciser dans une note à ce passage (au v. 518, p. 510), qu’à son époque, Virgile n’avait pas à craindre que les gestes et les mots de cruauté prêtés à Énée déplaisent à ses lecteurs : « Nec uideri ille [sc. Aeneas] ea aetate debuit inhumaniter et impie egisse ; etsi hoc ad nostrum sensum aliter se habet » (« À l’époque, il n’a pas forcément semblé qu’Énée avait agi de manière inhumaine et impie, même si par rapport à notre sensibilité il n’en va pas de même ») ; et d’ajouter que, pour sa part, ce qui lui déplaît dans l’épisode, c’est l’imitation trop évidente d’Homère ! 40. Rappelons de quoi est fait l’épisode : à la nouvelle de la mort de Pallas et du péril des siens, Énée se déchaîne sur le champ de bataille avec l’espoir d’y affronter Turnus. Il commence par prendre vivants des hommes pour les sacrifier sur le bûcher de Pallas (Énéide 10, 517-520) ; il tue un homme qui le suppliait, Magus (v. 521-536) ; ce meurtre est suivi par celui d’un prêtre (v. 537-542) ; après avoir écarté Anxur, il décapite Tarquitus avant même que celui-ci ait eu le temps de le supplier et raille le corps sans tête qu’il a fait rouler à ses pieds (v. 550-560) ; il met en fuite hommes et chevaux et déploie une telle énergie qu’il est comparé au Cent-Bras Égéon (v. 561-574) ; enfin, il abat Lucagus et Liger, deux frères, qui avaient osé se porter contre lui et le défier, invectivant contre l’un et l’autre, quand le premier est déjà mort et que le premier en vient à le supplier (v. 575-605). 41. SERVIUS est, à vrai dire, très clair sur sa manière de lire – comme matière à éloge – l’hésitation et la décision finales du héros ; c’est à propos du vers 940 du chant 12 (Servius, Commentaire à l’Énéide, ad loc.) : « CVNCTANTEM FLECTERE SERMO COEPERAT omnis intentio ad Aeneae pertinet gloriam : nam ex eo quod hosti cogitat parcere, pius ostenditur, et ex eo quod eum interimit, pietatis gestat insigne : nam Euandri intuitu Pallantis ulciscitur mortem. » (« CE DISCOURS AVAIT COMMENCÉ À LE FLÉCHIR, TANDIS QU’IL HÉ SITAIT : l’intention est tout à la gloire d’Énée ; quand il pense à épargner son ennemi, il est présenté comme pieux, et quand il le tue, il accomplit un exploit de piété puisque, à la pensée d’Évandre, il venge la mort de Pallas. ») Chez TIBERIUS DONAT, avant une reformulation (dans un état lacunaire) des paroles d’Énée à Turnus, on peut lire (Interpretationes, II, p. 641, l. 7-12) : « Recte immotus est ; praestabat quippe interfectori Pallantis negare uitae beneficium quam inultam relinquere familiaris mortem. Ecce seruata est in persona Aeneae pietas, qua uolebat ignoscere, seruata religio Pallanti, quia interfector eius non euasit. » (« Il a eu raison de ne pas se laisser émouvoir. Il valait mieux en effet refuser le bénéfice de la vie au meurtrier de Pallas que laisser invengée la mort d’un proche. C’est ainsi qu’a été préservée dans la personne d’Énée la piété en vertu de

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laquelle il voulait pardonner, et qu’a été préservé l’engagement sacré qui le liait à Pallas, parce que son meurtrier ne lui a pas échappé. ») 42. Rappelons qu’une aristie est, dans l’épopée, un épisode au cours duquel un héros est distingué par les exploits guerriers qu’il accomplit seul, en faisant beaucoup de victimes, et en contribuant ainsi à valider et / ou à accroître sa renommée. 43. Servius, Commentaire à l’Énéide, Servius auctus ad Aen. 10, 556 : « SVPER HAEC INIMICO PECTORE FATVR quaeritur quid tantum iste commiserat, ut sic saeuiret Aeneas. Sed ubique de morte Pallantis obicitur dolor. » J’ai laissé quaestio, car il s’agit d’une question au sens philologique du terme, d’un « problème » comparable aux problèmata relevés (et souvent résolus) par les Anciens dans la poésie d’Homère. C’est dans le Servius auctus que l’on trouve la longue note (ibid., Servius auctus. ad Aen. 10, 567) visant à expliquer le choix remarquable fait par Virgile de la version cyclique (du Cycle épique) du mythe d’Égéon (Virgile compare Énée à Égéon révolté contre le père des dieux et non allié de celui-ci, comme il est dit dans l’Iliade) : contrairement aux apparences, Virgile suivrait la « leçon » homérique, le contra qui figure dans ce vers (Énéide 10, 567) pouvant se comprendre au sens de « de la même manière que Jupiter », plutôt que « contre Jupiter ». Du côté de SERVIUS, il faut mentionner tout de même la scholie au vers 519 (où il est question du sacrifice humain auquel Énée destine les prisonniers qu’il fait tout d’abord) : l’embarras causé par le geste du héros est suggéré par la mention d’une coutume antique – sacrifier des hommes sur les tombes des héros – qu’il a fallu remplacer par une autre – faire combattre des gladiateurs sur lesdites tombes –, parce que la première avait paru « cruelle », crudele. 44. Dans le commentaire de J. Conington et H. Nettleship (P. Vergili Maronis opera, the works of Virgil, with a commentary, Vol. III, containing the last 6 books of the Aeneid, 2e éd. revue, Londres, Bell, 1875), on lit à ce propos (p. 274 ad v. 519, 520) : « Virgil in imitating Homer imputes to Aeneas a barbarity which was regarded with horror in his own day : comp. the language in which Livy speaks of the sacrifice of Roman soldiers by the Tarquinians (7, 15) ». Cf. S. Harrison, Vergil. Aeneid 10, with introduction, translation and commentary, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 202-203. Tiberius Donat n’a pas pour habitude de confronter l’œuvre de Virgile à ses modèles : ainsi, la prise en compte du modèle iliadique de ce passage (Achille capture douze jeunes Troyens qu’il tue ensuite sur le bûcher de Patrocle, Iliade 21, 26-33 ; 23, 175-183) n’entre pas du tout en ligne de compte dans ses remarques. 45. On lit aussi cette interprétation dans le Servius auctus (Servius, Commentaire à l’Énéide, Servius auctus ad Aen. 10, 518) et elle est souvent reprise dans les commentaires d’époques ultérieures : « QVATTVOR HIC IVVENES emphasis uirtutis quod multos, quod iuuenes, quod inferis soluuntur : minus enim fuerat si dixisset ‘capit’ » (« ALORS, QUATRE JEUNES HOMMES : évocation emphatique de sa vaillance, en ce qu’ils sont nombreux, que ce sont de jeunes hommes, qu’ils sont une dette payée à ceux d’en bas : de fait, l’expression aurait eu moins de force s’il avait dit ‘il prend’ [capit, au lieu du rapit, « il ravit », qu’emploie Virgile] »). 46. Interpretationes, II, p. 360, l. 2-11 : « SVLMONE CREATOS QVATTVOR HIC IVVENES, TOTIDEM QVOS EDVCAT VFENS VIVENTIS RAPIT, INFERIAS QVOS IMMOLET VMBRIS CAPTIVOQVE ROGI PERFVNDAT SANGVINE FLAMMAS Sulmonis filios quattuor et Vfentis totidem, hoc est quattuor, sicut uiui fuerant, rapuit. In octo hominibus non adbductis, sed raptis quanta Aeneae uirtus ostenditur ! quantum obsequium propter honorandam memoriam mortui ! hoc idcirco faciebat, ut hostium nece manis placaret occisi et captiuorum sanguine rogi perfunderet flammas. » 47. Virgile, Énéide, livres IX-XII, Paris, les Belles Lettres, C. U. F., deuxième tirage, 1987, note complémentaire p. 206-207. Cette prise en considération n’est pas étonnante au sein de l’édition de J. Perret, qui, en particulier à propos de ce passage, mentionne souvent TIBERIUS DONAT dans ses notes. Il n’y a rien de comparable dans l’édition antérieure pour la C. U. F. de R. Durand et A. Bellessort (Virgile, Énéide, livres VII-XII, texte établi par R. Durand et traduit par A. Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, 1936).

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48. J. Perret (op. cit., p. 207) défend aussi un équilibre numérique au sein du livre, où Virgile indique en outre, à deux reprises, que la chance des combats reste, précisément, en équilibre : aux quinze victimes troyennes faites par Mézence et ses guerriers à la fin, devraient ainsi correspondre quinze victimes d’Énée, soit onze guerriers tués et quatre hommes mis en réserve pour le sacrifice. 49. L’emploi même de metere, « moissonner » (proxima quaeque metit gladio, « avec son glaive, il moissonne tout ce qui se trouve au plus près de lui », v. 513) est interprété de manière positive, pour autant que l’opération agricole qu’il évoque se caractérise par la plus grande facilité (Interpretationes, II, p. 358, l. 20-22). C’est une idée qui se retrouve ensuite, par exemple chez La Cerda (P. Virgilii Maronis posteriores sex libri Aeneidos argumentis, explicationibus, notis illustrati, Lyon, Cardon, 1617, p. 487), dans le point b) de l’explicatio : « sic uirtus indicata ; facile enim aristas siccas messor demetit, pari facilitate Aeneas hostes » (« cela sert à exprimer sa vaillance ; le moissonneur fauche les épis secs avec facilité, et c’est avec une facilité égale qu’Énée fauche les ennemis »). 50. Interpretationes, II, p. 359, l. 1-8 : « Occidendus fuit ante omnis qui illo tempore causas tanti doloris inflixerat. Bene positum ‘quaerens’ : cum enim inter plurima quod magis necessarium est quaeritur, negleguntur cetera et remouentur in partem, ut ad id perueniatur inuestigando et scrutando quod necessitatem inquisitionis inuexit. Quaerebat igitur Turnum occisi Pallantis causa et hunc caede noua hoc est exquisito supplicii genere cupiebat extinguere. » 51. Il est rare que l’alternative envisagée par TIBERIUS DONAT (caede noua rapporté à quaerens) soit mentionnée. Elle l’est par J. Perret, dans sa n. 1 ad loc. (à la p. 208 dans le même tome – III – de son édition de Virgile, dans une conclusion de note où il s’exprime lui-même comme TIBERIUS DONAT, il renvoie à un autre endroit, celui sur lequel nous terminerons notre parcours : « depuis la mort de Pallas, Énée a comme perdu son humanité… »). Cette autre construction est également mentionnée dans l’édition italienne d’E. Paratore (trad. l. Canali, Milan, Fondazione l. Valla, 1981-1989), mais il n’est pas du tout question de TIBERIUS DONAT. La construction retenue pour la traduction consiste en fait à rattacher noua caede à superbum (« cercando te, o Turno, superbo del nuovo eccidio », « te cherchant, Turnus, toi, superbe de ton meurtre récent »), mais deux autres possibilités sont ensuite évoquées : l’une ressemble donc à celle de Donat, bien qu’un autre sens soit donné à noua (« [Enea] va cercando Turno per sottoporlo alla caedes che sarà noua in quanto il re dei Rutuli finora non era stato sopraffatto da nessuno », « Énée recherche Turnus pour le soumettre à un meurtre, caedes, qui sera nouveau, noua, dans la mesure où le roi des Rutules n’avait encore été défait par personne »), l’autre, présentée comme la préférée, et qui ne semble en effet pas moins aisée que la construction impliquant Turnus, qui fait de noua caede un ablatif de moyen (« Enea va in cerca di Turno compiendo intanto una nuova strage, nuova rispetto a quella compiuta ai vv. 310 sgg. », « Énée est à la recherche de Turnus et en attendant il accomplit un nouveau massacre, nouveau par rapport à celui qu’il a accompli aux v. 310 sqq. »). 52. À propos de ce qui précède immédiatement dans le texte de Virgile, à savoir l’image d’Énée faisant une moisson de morts (proxima quaeque metit gladio…, « avec son glaive, il moissonne tout ce qui se trouve tout près de lui… », Énéide 10, 513), TIBERIUS DONAT souligne au contraire qu’il ne faut pas s’imaginer le héros prenant plaisir à tuer, mais considérer simplement que, étant donné la situation d’urgence du camp troyen, il a à cœur de traverser les bataillons ennemis au plus vite pour rejoindre les siens. Le caractère « fonctionnel » de l’aristie d’Énée se trouve de fait ainsi souligné en son début et ce sera encore le cas à la fin (voir Interpretationes, II, p. 369, l. 23 sqq. à propos du v. 605). Dans la série de remarques relatives aux v. 513-514a (« il moissonne tout… »), l’on constate tout de même une évolution significative entre un début en forme de question rhétorique, qui suggère un Donat sur la défensive (Interpretationes, II, p. 358, l. 17-19 : « Quid faceret qui properabat ad suos, cui dictum fuerat subueniendi tempus urgere et hostibus in medio positis transire non poterat ? » « Que pouvait-il faire, lui qui se hâtait de rejoindre les siens, à qui l’on avait dit qu’il devait leur porter secours de toute urgence, et qui ne pouvait pas passer avec des ennemis placés sur son chemin ? »), et une fin qui voit se déployer sereinement l’éloge

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(Interpretationes, ibid., l. 25-27) : « Quantae fuit uirtutis per infinitam bellantium latitudinem aperire caesorum funeribus uiam et incolumem transire per medios ! » (« Quelle immense vaillance il a fallu pour s’ouvrir un chemin sur les corps des tués au milieu d’une étendue infinie de combattants, et pour passer au milieu d’eux en restant sain et sauf ! ») 53. Ainsi, à propos de la réponse qu’Énée adresse à Magus qui l’a supplié (et des v. 531-532a en particulier), Donat commence par dire (Interpretationes, II, p. 361, l. 25-27) : « Admiranda responsio pro persona eius qui eo tempore nulli decreuerat esse parcendum propter Pallantis ultionem et commodum uictoriae suae » (« Réponse admirable conforme à la personne de qui à ce moment avait décidé qu’il ne lui fallait épargner personne pour la vengeance de Pallas et pour le bien de sa propre victoire »). On constate que, à la différence de ce qu’on lisait dans le commentaire aux vers introductifs de l’épisode (voir note précédente), la vengeance est ici la première motivation d’Énée qui se trouve mentionnée. 54. Le fait qu’Énée a choisi de riposter en actes et non en paroles à la provocation du premier frère, Lucagus, a précédemment donné lieu à un éloge, ou plutôt au repérage d’un éloge d’Énée par Virgile, ce dernier célébrant précisément la prudentia ( ibid. p. 367, l. 8) ou la sapientia (sapientis, l. 13) d’un héros guerrier qui ne perd pas de temps en paroles vaines. Une appréciation comparable, et de portée plus générale, se trouve dans le commentaire que donne La Cerda (op.cit. [n. 48], p. 487) du début de l’épisode (« Nota 2. PROXIMA QVAEQVE &c. ») : il souligne la supériorité de Virgile sur Homère, dont un défaut, illustré au moment de la réaction d’Achille à la nouvelle de la mort de Patrocle, consiste à ce que « souvent, chez lui, la plus grande colère entraîne les plus grands retards » (« saepe habet in summa ira summas moras »). La Cerda se recommande de Scaliger qu’il cite et qui avait évalué de manière positive le fait qu’Énée ne parle pas, pour agir sans tarder. 55. Ici, l’emploi de pius, alors qu’Énée va rester impitoyable, ne gêne pas TIBERIUS DONAT outre mesure. Ce n’est plus le cas un peu plus loin, lorsque pius est étroitement lié au meurtre d’un homme (v. 783). Mais l’identité de cet homme apporte la solution : au moment de tuer Mézence « l’impie », Virgile a raison de rappeler le principal trait de caractère d’Énée, qui consiste précisément en la qualité contraire. L’interprétation de pius dans un sens religieux (pius envers les dieux, pieux) est la solution retenue par le commentateur pour rendre compte de son emploi dans des cas difficiles, où le poète pourrait sembler se contredire. 56. Interpretationes, II, p. 367, l. 26-p. 368, l. 1 : « QVEM PIVS AENEAS DICTIS ADFATVR AMARIS : ecce consilium uiri fortis, confecto certamine et unius interim procurata morte ipse quoque amaris usus est uerbis egressus pietatis suae modestiam, quoniam iniuriosis uocibus fuerat prouocatus. » 57. Interpretationes, II, p. 368, l. 26-29 : « Infelix sese conuertit ad preces tendens supplices manus, eo facilius quia illas nulla occupauerant arma : quocirca inermi parci potuisset, nisi infelicem linguae proteruitas decepisset. » Cf. ce que l’on peut lire dans l’explicatio de La Cerda à cet endroit (op. cit. [n. 48] p. 498, point f) : « Quid tu, Lector, hoc homine et dementius prius, et nunc abiectius ? atqui Aeneas hoc totus ferox reuocat illi in memoriam, quae prius iactauerat. » (« Que vois-tu, Lecteur, de plus dément que cet homme tout à l’heure et de plus abject à présent ? Il est sûr que c’est pour cela qu’un Énée tout de sauvagerie lui remet en tête les paroles de vantardise qu’il avait prononcées tout à l’heure. ») 58. Je dois à Marianna Ingrassia d’avoir attiré mon attention sur ce point. Un cas a déjà été signalé, à propos de l’introduction de l’épisode, dans la note 51 supra . Un autre cas (Interpretationes, II, p. 363, l. 12-13) se trouve à propos d’une phrase de transition qui redit explicitement l’état de furor d’Énée (face à Caeculus et Umbro qui ont remis leurs troupes en ligne de bataille, Énéide 10, 545 : « Dardanides contra furit », « en face le Dardanide exerce sa fureur ») : « Quis enim non moueretur in immensum modum iri obuiam nisibus suis ? » (« En effet qui ne s’émouvrait pas en voyant que l’on s’avance en nombre immense pour contrer sa propre difficile avancée ? »)

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59. Avant d’exposer toutes les raisons qu’il y a de choisir la leçon albis (« blancs »), S. Timpanaro (Per una storia della filologia virgiliana antica, Roma, Salerno Editrice, 1986, p. 91) précise à propos des manuscrits : « soltanto P […] ha albis, ma, stranamente, corretto in armis dalla stessa prima mano, a quanto pare » (« seul P […] porte albis, mais étrangement, le mot est corrigé en armis par la première main elle-même, à ce qu’il semble »). 60. S. Harrison note ad loc.(op. cit. [n. 43], p. 208) : « The majority reading is armis », « la lecture prédominante est armis ». Dans les éditions les plus récentes, en tout cas, albis l’a emporté. C’est notamment le cas de celles de R.A.B. Mynors pour Oxford, en 1969 ; M. Geymonat pour Paravia, à Turin, en 1973 ; de même pour les éditions Durand-Bellessort et Perret pour la C. U. F. Parmi les éditions commentées plus anciennes, on mentionnera par exemple celles de Conington- Nettleship, où armis est retenu dans le texte, mais mis en doute par la note ; Heyne (1833, pour l’édition citée n. 38 supra) conserve aussi armis ; et, pour remonter encore dans le temps, La Cerda (1617) ne donne qu’armis. 61. Interpretationes, II, p. 362, l. 19-23 : « Non longe a Mago Haemonides apparuit, quem dicit Phoebi et Triuiae fuisse sacerdotem, quem quis esset prodebat habitus capitis ; uittas quippe gestabat, quas non nisi sacerdotes habere consueuerunt. Fuit idem etiam armis et ueste conspicuus. » 62. Interpretationes, II, p. 363, l. 4-7 : « Atque ita temerarius, qui immemor officii sui Apollinem Dianamque deserens processit in campum, morte poenas exoluit et templum dei bellatoris suis spoliis ornauit. » Il est à signaler qu’entre les deux remarques (p. 362, l. 30-p. 363, l. 2), TIBERIUS DONAT justifie le geste de Séreste en soulignant bien qu’il n’était pas dicté par la cupiditas, mais par le désir de rendre hommage au dieu de la guerre. 63. C’est ce que suppose J. Perret ad loc. (Énéide, t. III, p. 64, n. 1) : « Peut-être est-il impie de tuer un prêtre, paré de ses ornements (cf. 11, 768) et d’en dresser un trophée ? La leçon armis (v. 539) pourrait trahir un embarras des éditeurs antiques. » Le grand commentateur J. L. de La Cerda, tout en se montrant sensible au tragique de la mort de cet Haemonides, accru par le portrait détaillé que Virgile en a fait (op. cit. [n. 48] p. 492, explicatio a.), n’est pas du tout gêné, ensuite, par une hypothèse qui lui fait porter à deux le nombre de prêtres tués par Énée dans son furor. Il considère en effet que la victime suivante d’Énée, avant Tarquitus, est Umbro, Anxur n’étant nommé qu’au détour d’une parenthèse, ou étant plutôt un Axur qui s’applique au même Umbro (p. 493-494, notae 15 et 16). 64. Un extrait du commentaire des vers précédents a été cité plus haut, note 52. 65. S’il s’était exprimé en son nom propre, il aurait peut-être pris le temps d’expliquer en quoi le meurtre de Pallas par Turnus pouvait être considéré comme un acte d’inhumanitas. Ou peut-être n’en eût-il pas parlé. (Rien n’est dit de tel, en tout cas, lorsqu’il est question de ce meurtre.) 66. Interpretationes, II, p. 362, l. 2-9 : « BELLI COMMERCIA TVRNVS SVSTVLIT ISTA PRIOR IAM TVM PALLANTE PEREMPTO humanitatem, inquit, poscis, quae inter partis solet aliquando praestari, sed istam mihi tuus ille sustulit Turnus et inhumanitatem plenam morte Pallantis docuit. Saeuire non erat meum et fuit misereri promptissimum, sed magisterio partis uestrae didici quod mihi non dedit natura nascenti, factus sum quod non eram et in contrarium uersum est quod aliquando praestabam. » 67. S. Harrison (op. cit. [n. 43], p. 201, ad Aen. 10, 510-605) écrit en introduisant l’épisode : « This episode leads to the prime military objective of relieving the camp […] ; it also shows that Aeneas is susceptible to an excess of vengeful anger. This anger is necessary for Aeneas’ victory and crucial to the last scene of the poem ; like his other failings, it makes Aeneas a credible character rather than a pale paragon. » (« Cet épisode mène au premier objectif militaire, qui était de soulager le camp […] ; il montre aussi qu’Énée est passible d’un excès de colère vengeresse. Cette colère est nécessaire à la victoire d’Énée et cruciale pour la dernière scène du poème. Comme ses autres failles, cela fait d’Énée un personnage crédible, au lieu d’un pâle parangon. ») 68. Je ne parle pas des commentaires ou des éditions commentées de l’époque contemporaine ou récente où, à l’exemple de J. Perret, le commentaire de TIBERIUS DONAT est pris en compte, avec ses nuances, et intégré à une réflexion sur la complexité de l’épopée virgilienne. De l’interpretatio sur

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laquelle je me suis arrêtée pour finir, en recherchant dans les commentaires et éditions antérieurs, j’ai trouvé une trace isolée dans une note du Virgile de N.-E. Lemaire (1822, op. cit. [n. 13]). Toutefois, et de manière très significative, elle est réduite, et réduite à un essentiel qui est tiré du bon côté (du côté de l’humanité plutôt que de la barbarie) ; après avoir cité la remarque de Servius à propos de commercia au v. 532 (Servius, Commentaire à l’Énéide, ad Aen. 10, 532 : « COMMERCIA uicissitudines et ignoscendi facultatem », « MARCHÉS : des échanges et la possibilité de pardonner »), il écrit en effet : « Donatus de humanitate tantum interpretatur » (« L’interprétation de Donat ne traite que d’humanité »). 69. Il tend aussi à prêter à Énée une grande lucidité vis-à-vis de lui-même, comme s’il était capable (non, certes, sans critiquer les autres) de faire son auto-critique au beau milieu de cet épisode terrible de furor – ou comme s’il y revenait plus tard avec du recul, comme dans son récit du chant 2. 70. L’essor actuel des études sur le commentaire antique va certainement changer le sort même de cet auteur. Un commentateur contemporain qui tient régulièrement compte de TIBERIUS DONAT est Nicholas Horsfall (voir note 38).

AUTEUR

SÉVERINE CLÉMENT-TARANTINO

Université de Lille, Centre de recherche Halma UMR 8164 (CNRS, Univ. Lille, MC)

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Un remaniement de l’Énéide à Venise : L’Achille et l’Enea de Lodovico Dolce (1571)

Valeria Cimmieri

1 L’Achille et l’Enea de Lodovico Dolce voit le jour en 1571 à Venise. Selon son titre, très long en réalité1, il s’agit d’une réduction en huitains de l’Iliade et de l’Énéide. Un récit linéaire en cinquante-cinq chants unit les vicissitudes de Troie, dont le protagoniste est Achille, aux péripéties d’Énée en direction de l’Italie, avec l’ajout de maintes digressions dédiées à d’autres personnages, comme Polyxène et Astyanax. Le récit du voyage d’Énée commence au chant XXX et c’est justement cette seconde partie qui sera au centre de nos réflexions.

2 En effet, si l’activité de Dolce mérite généralement que l’on s’intéresse à sa théorie personnelle de la traduction et à son mode de commentaire des textes anciens, L’Achille et l’Enea permet d’affronter particulièrement trois ordres de discours qui articuleront cette contribution en trois parties. 3 Dans un premier temps, nous présenterons les raisons qui ont poussé Dolce à cette opération que nous qualifierons de « composite », c’est-à-dire une opération de contamination, d’emploi et de commentaire des matériaux narratifs divers. Il s’agit là d’un préambule nécessaire pour cerner, dans une seconde partie, les finalités dont l’explication du texte virgilien se charge. Il faut préciser que le commentaire moral mis en place par Dolce semble s’adresser à des types précis de lecteurs, et plus précisément aux détenteurs du pouvoir d’une part, à un public plus spécifiquement féminin d’autre part. Concernant cette dernière catégorie, nous nous concentrerons sur l’histoire de Didon du fait de sa grande diffusion à l’époque. Ainsi, les enjeux multiples que ces publics entraînent nous permettront, à l’occasion, d’éclaircir certains traits spécifiques du contexte culturel dans lequel écrit Dolce. Enfin, dans une troisième partie, nous nous consacrerons grâce à l’analyse d’exemples ciblés, aux rapports que l’image (qui rend par ailleurs cet ouvrage précieux) entretient avec le texte même.

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1. Les raisons d’une opération composite

4 Par cette opération composite de traduction et de commentaire de deux grands poèmes épiques de l’Antiquité, Dolce illustre une nouvelle mentalité qui s’impose dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle vis-à-vis de la vulgarisation des textes antiques. Cette activité d’exégèse d’ouvrages des littératures grecque et latine – qui a particulièrement occupé Dolce – devient intense à cette époque, voire frénétique.

5 La nature des lecteurs potentiels a effectivement beaucoup changé depuis le siècle précédent : on s’adresse désormais à un large public, qui n’est pas nécessairement érudit et qui, surtout, ne connaît pas les langues anciennes. Des bourgeois, des marchands, sans oublier les femmes. La production de Dolce est alors fonction des exigences d’un système culturel nouveau où l’on souhaite lire les classiques antiques, mais en italien et à l’aide de commentaires. Ainsi, les intellectuels sont-ils de plus en plus introduits dans les mécanismes productifs d’une société en forte évolution où des contraintes sociales et économiques précises pèsent sur leur démarche. 6 Lodovico Dolce (1508-1568) a été l’un des protagonistes principaux de l’industrie typographique vénitienne du XVIe siècle, laquelle, on le sait, a connu un développement remarquable après le déclin du commerce de la ville en Méditerranée2. C’est là un marché très rentable et la nouvelle politique éditoriale des imprimeurs nous le confirme : désormais, il est surtout question d’imposer une présence continue sur le marché en s’adaptant aux exigences des ventes. La conscience qu’il existe des lecteurs prêts à acheter des livres influe ainsi fortement sur les choix des textes à éditer, mais aussi sur le contenu des ouvrages comme sur leur paratexte. 7 Gabriele Giolito de’ Ferrari (1508-1578), l’un des imprimeurs les plus importants de la Sérénissime, connaît en la matière une véritable réussite : il choisit de s’adresser surtout au marché national de la langue vulgaire, qui était jusqu’à ce moment-là assez négligé par les autres éditeurs et encourage dès lors la publication d’œuvres de la littérature italienne enrichies par un vaste commentaire, mais aussi l’édition des textes des Anciens, traduits et commentés. Les livres de la Libreria della Fenice, connus pour l’élégance de leurs caractères typographiques et imprimés dans des formats différents qui permettent parfois un prix très inférieur à celui d’autres éditeurs, seront distribués jusqu’à Naples ou Lyon3. 8 En outre, ayant fort bien compris que la présence de nombreuses lectrices pouvait être lucrative, Giolito se consacre à la publication d’ouvrages en faveur du beau sexe à une époque où la fameuse querelle des femmes à Venise travaille savants et savantes4. Nous évoquons l’activité de Giolito parce que c’est justement pour lui que Dolce travaille. Au- delà de l’influence de Giolito sur Dolce, cet auteur incarne un nouveau type d’érudit, présent sur les scènes intellectuelles de l’époque. 9 Originaire d’une famille peu aisée, Dolce doit vivre de sa plume : il s’agit donc pour lui de conquérir un marché étendu de lecteurs pour des raisons avant tout économiques5. Au service de Giolito dès 1550, son activité à la fois d’auteur, de traducteur et de correcteur de brouillons est des plus conséquentes6 et permet d’avoir une idée des goûts du public de l’époque. En effet, au-delà des tragédies, des comédies, des romans ou des traités historiques et pédagogiques, la production de Dolce accorde beaucoup de place au genre épique qui, au XVIe siècle italien, compte nombre de lecteurs fidèles.

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10 Profitant de cela, la collaboration Giolito – Dolce produit en 1556 une édition du Roland Furieux de l’Arioste qui obtient un succès éditorial énorme grâce notamment à son précieux apparat paratextuel, composé d’un frontispice très élaboré et d’un commentaire enrichi de quarante-six gravures. En outre, dans le cadre de l’activité de vulgarisation des Anciens, Dolce traduit en 1553 les Métamorphoses d’Ovide, sous le titre des Trasformationi, qui se présente comme un roman en huitains, divisé en trente chants, chacun avec un exordium et un congé, et publié par Giolito dans le même format que le Roland Furieux7. C’est donc à la suite de ces expériences que Dolce se consacre finalement à L’Achille et l’Enea, composé sur les conseils de Giolito lui-même ainsi que l’affirme le fils de l’éditeur dans sa dédicace de l’ouvrage. 11 Pour ce qui est du marché éditorial de l’époque, on peut dire que Virgile est un produit qui se vend bien : un nombre conséquent d’œuvres (vulgarisations, adaptations8, parodies9 ou même poèmes inventés ex novo 10) ne cessent de faire référence au poème virgilien, rassurant ainsi le public sur la qualité de leur contenu, sans compter qu’avec la Contre-réforme, l’Église encourage tout particulièrement la diffusion de l’image d’Énée pour célébrer la puissance de la Rome catholique. Dolce alors s’insère parfaitement dans le climat culturel de l’époque : il publie, chez les héritiers de Manuce en 1547, la tragédie Didone et en 1568 il traduit très librement l’Énéide, qu’il édite chez Giovanni Varisco sous le titre de L’Enea. 12 Au-delà du succès éditorial certain qu’offrent les vulgarisations et les commentaires de Virgile, on peut aussi évoquer une autre raison à l’origine du travail de Dolce. Il participe d’un mouvement culturel plus vaste qui s’applique à démontrer que la langue vulgaire peut égaler les nuances et l’expressivité des langues classiques. Sur fond de querelle des Anciens et des Modernes destinée à se poursuivre au cours des siècles, en Italie et au XVIe siècle le vulgaire s’affirme pleinement comme langue littéraire. Depuis les controverses dites « questione de la lingua », animées par de grandes figures de la Renaissance italienne comme Bembo, Machiavel et Castiglione, la question de la traduction des Anciens acquiert une importance remarquable. Aussi le choix d’éditer des textes en italien n’a-t-il donc plus seulement une fonction de vulgarisation, mais est-il le résultat d’ambitions littéraires qui font du texte final, la traduction, un produit différent de son modèle de départ, un texte qui intègre les tournures littéraires et les conventions esthétiques propres à son époque et qui aboutit à une sorte de « re- sémantisation » radicale du texte antique du point de vue de l’elocutio, de l’inventio et de la dispositio11. 13 Des modifications émergent alors à plusieurs niveaux. Du point de vue de la langue, le texte original est remanié selon les exigences poétiques de l’italien de l’époque et pour ce qui est de la métrique, l’hexamètre latin est transposé en ottava rima, la strophe des poèmes chevaleresques, ce qui inscrit donc L’Achille et l’Enea dans la tradition épique des cours italiennes de la Renaissance12. Surtout, l’œuvre de Dolce est un projet ambitieux de « correction » du récit virgilien pour conclure le cycle des poèmes classiques antiques comme l’Arioste l’avait fait pour le cycle carolingien avec son Roland Furieux. Il est alors intéressant de remarquer qu’après la dédicace que le fils de Giolito adresse à Francesco Nobellino, un notable de la cour de Philippe d’Autriche, c’est bien le portrait de Dolce que nous trouvons, et non celui d’Homère ou de Virgile. 14 Ainsi, du point de vue du récit, les vides de l’histoire d’Énée, notamment dans sa conclusion, sont comblés par la narration des funérailles de Turne, du mariage d’Énée avec Lavinia, de la purification spirituelle du héros grâce à une sorte de baptême et de

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son ascension au ciel. Ce sont des récits que probablement Dolce a tiré du Supplementum Aeneidos, un treizième livre de l’Énéide composé par le moine italien Maffeo Veggio au milieu du XVe siècle, un supplément qui, à l’époque, était souvent ajouté à la fin des éditions de l’Énéide13. 15 À vrai dire, si les revendications d’habileté littéraire de Dolce tendent à faire de cet auteur un nouveau Virgile, son choix programmatique d’interprétation libre du texte de départ lui permet aussi d’éviter les critiques de ses détracteurs. En effet, du fait de certaines erreurs de traduction et d’interprétation dans son commentaire des Métamorphoses d’Ovide (1553) – des erreurs probablement liées à la rapidité avec laquelle il devait travailler –, Dolce a été impliqué dans une controverse enflammée avec des érudits de Venise et notamment avec l’humaniste et polygraphe Girolamo Ruscelli14, qui travaillait pour Valgrisi, éditeur concurrent de Giolito – un épisode qui a abouti à une véritable bataille légale entre les deux auteurs, avec diverses plaintes pour diffamation15. Au-delà de l’aspect anecdotique, c’est là une nouvelle illustration de la lutte ardue nécessaire aux éditeurs et à leurs collaborateurs pour s’affirmer sur un marché éditorial encore restreint. 16 Si cette première partie de notre proposition nous a permis d’éclaircir aussi bien le contexte socioculturel dans lequel travaille Dolce, que les raisons de sa production littéraire, nous reviendrons à présent sur l’analyse du commentaire en lui-même pour saisir quelles formes de savoir y sont transmises et les buts qui y sont poursuivis.

2. Le commentaire : aspects et finalités

17 Dans L’Achille et l’Enea, les thématiques mythiques, les problèmes et les allusions présents dans le texte original sont simplifiés pour un public qui n’est pas en mesure de les décoder facilement. Aussi le commentaire que Dolce met en place est-il avant tout un commentaire moral où le récit antique fait l’objet d’une lecture allégorique permettant à l’auteur d’introduire des significations édifiantes. Il s’agit alors d’un véritable manuel du savoir-vivre à l’usage de ses lecteurs, en tenant bien compte que Dolce s’adresse à des figures spécifiques de lecteurs : les cercles proches du pouvoir, le souverain, mais aussi le beau sexe. C’est ainsi que les péripéties d’Énée et des autres personnages permettent à Dolce d’expliquer de quelle manière l’homme politique catholique gère le pouvoir avec sagesse ou comment, par la maîtrise de ses sentiments, la femme est l’ange du foyer et le moteur même de la félicité domestique.

18 Le paratexte éditorial se prête également à la diffusion de normes éthiques. Après la dédicace et le portrait de l’auteur comportant la devise de la licorne, symbole de sagesse et de vertu, suit un « tableau des sentences contenues dans cet ouvrage » où à des mots classés par ordre alphabétique16 correspondent des vers sentencieux du poème, organisés en expressions gnomiques, faciles à repérer et à mémoriser. Un tel dispositif aboutit donc à multiplier et faciliter les emplois de l’ouvrage par un public qui demande l’accès à un savoir facilement utilisable. 19 Viennent ensuite dix pages d’un « tableau des noms et des éléments les plus remarquables contenus dans cet ouvrage », toujours par ordre alphabétique et avec l’indication de la page : on peut alors repérer aisément le passage où « Énée se bat avec Achille », « Énée porte son père Anchise sur le dos », « Énée perd son épouse Créüse » et ainsi de suite. Des changements sont d’ores et déjà introduits : par exemple selon cette liste, au chant

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XXX, il serait possible de retrouver l’épisode « des Troyens pestiférés à Candie ». On fait de cette manière référence à l’arrivée d’Énée en Crète (Énéide, livre III) et au présage funeste de la peste, qui fait comprendre au héros que l’île grecque n’est pas la destination finale de son voyage. Or, par la référence précise à la ville crétoise de Candie, Dolce fait un clin d’œil aux lecteurs vénitiens de l’époque et évoque les guerres du XIIIe siècle entre les républiques maritimes de Venise et de Gênes et l’empire de Nicée qui se sont terminées par la colonisation vénitienne de la Crète et la création du duché de Candie. C’est donc là un exemple des variations, apparemment anodines, que Dolce introduit dans le commentaire et qui offrent à son lecteur une clé d’interprétation du réel. 20 Puis le récit commence : à l’instar de l’édition du Roland Furieux, chaque chant est introduit par un huitain qui en résume le contenu, entouré d’une frise élaborée. Après l’exordium, on trouve toujours la liste des allégories. Au chant XXXIV, par exemple, où Énée arrive à Carthage, Didon qui le reçoit de bon cœur symbolise la noblesse de l’âme des rois ; Vénus qui transforme Cupidon en Ascagne représente la cupidité, le désir charnel, et Jarbas maudissant le couple d’amants marque la jalousie. Ou encore : la mort de Palinure et la tristesse conséquente d’Énée17 illustrent la capacité des grands hommes à bien réagir aux cas néfastes, ou encore l’annonce des descendants illustres d’Ascagne18 met en lumière les prix glorieux que les divinités savent offrir. 21 Comme le montrent ces aperçus, il s’agit d’un niveau exégétique très simple, immédiat, quasiment proverbial. Chaque explication est toujours placée avant le début du récit et ainsi un « guide » du lecteur est mis en place afin d’orienter la compréhension qu’il en fera selon les intentions de l’éditeur. Enfin le prologue de chaque chant fournit des réflexions édifiantes et morales. L’exordium du chant XXX en particulier offre la clé d’interprétation au lecteur du poème dans son entier : les souffrances et les périls que le héros troyen affronte dans son voyage ne sont que la métaphore des deuils et des afflictions que l’on pâtit sur terre, que l’on supporte en s’appuyant sur la foi dans le but d’une récompense divine. 22 À côté des interprétations simples d’accès, on trouve une seconde catégorie, un peu plus complexe et à forte teneur didactique. Voici des exemples ciblés. Dans un des chants consacrés à l’histoire de Didon19, Junon, la puissante déesse, qui persuade la légère Vénus de favoriser l’union entre la reine de Carthage et Énée, démontre aux lecteurs qu’il est bien de consentir aux volontés des souverains car, même si cela ne plaît pas au courtisan, il est souhaitable pour lui de faire contre mauvaise fortune bon cœur, d’aduler son roi et, ainsi, d’obtenir ce qu’il veut. Un dessin rigoureux unit alors la caractérisation de quelques personnages : la défaite de l’orgueilleux Darès20, lors des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise, permet de montrer qu’il vaut mieux être humble et sortir vainqueur des difficultés que de se vanter excessivement et subir une défaite morale. En revanche, Évandre qui aide Énée21 est le bon conseiller qui sait rendre service à son seigneur quand il le faut et l’entreprise héroïque d’Euryale et de Nisus représente l’attachement qu’un serviteur fidèle doit montrer, lorsqu’il s’agit de favoriser son seigneur22. 23 Ce sont là des conseils pour les courtisans qui se multiplient fréquemment et qui permettent à Dolce de mêler au récit des avertissements précis pour une catégorie spécifique de lecteurs, dans un commentaire qui se veut, dès le début, polysémique. 24 Néanmoins Dolce vise encore plus haut et des explications s’adressent directement au souverain. Énée qui laisse une partie de sa troupe en Sicile invite le sagace capitaine à

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bien choisir ses compagnons d’arme, quitte à ne pas obtenir la victoire. Cet avertissement évoque alors la délicate situation politique italienne où la présence d’armées mercenaires avec leurs condottieri (qu’évoquent par exemple, chez Dolce, les Rutules qui rendent hommage à Énée23), avait souvent influencé la bonne réussite des campagnes militaires24. 25 Les aléas de la gestion politique d’un royaume sont également passés en revue, toujours dans un but didactique : les incitations que les bergers adressent à Latinus pour qu’il venge la mort d’Almo et de Galèse représentent, au chant XLIII de L’Achille et l’Enea, l’étincelle qui peut allumer le feu d’une révolte incontrôlable et qu’un souverain prévoyant doit savoir éviter. Latinus offre à plusieurs reprises matière à réflexion autour des qualités souhaitables du détenteur du pouvoir, capable de gérer des circonstances délicates que la folie d’Amata ou les menaces de Turne symbolisent. Aussi, Latinus, qui accorde toujours sa confiance à Énée, est-il le prince clairvoyant qui distingue les bons conseillers des adulateurs et qui sait tourner à son avantage les conditions les plus difficiles. Force est alors de constater que dans la partie finale du poème le personnage du roi du Latium permet à Dolce de composer son portrait du souverain idéal. Latinus, à la fois père sage et roi avisé, reproduit dans la communauté civile les actions qu’il opère avec sagesse dans la sphère domestique et figure ainsi le double rôle de pater patriae et pater familiae que l’on souhaitait retrouver chez les souverains. 26 Toutefois, d’autres suggestions relevant du champ du politique se font jour dans le commentaire. Dans la réflexion post-tridentine autour de l’ars governandi, la Raison d’État et la justification de ses lois acquièrent une importance remarquable. Il faut effectivement rappeler qu’à cette époque l’État princier laisse au fur et à mesure place à une organisation d’état soutenue par une administration circonspecte où la fermeté des dispositions relève de la légitimation du gouvernant. Par conséquent, même le bon souverain a besoin de montrer de façon inflexible son autorité au moyen d’actions cruelles. Dolce retrouvera alors dans l’Énéide la mise en pratique de cette loi indispensable au pouvoir politique : les meurtres qu’Ascagne et Énée accomplissent lors du combat contre Turne ne sont que la préfiguration des iniquités qu’un roi est forcé parfois d’accomplir25. 27 Sans laisser de côté des questions d’ordre plus spirituel qui sondent la phénoménologie des sentiments26, Dolce focalise son attention surtout sur l’image d’Énée, princeps catholicissimus, que démontrent sa pietas et les multiples interventions divines en sa faveur. Le duel final entre Énée et Turnus, exemple de la lutte entre la Raison, épaulée par la Religion, et la Force brute27, figure alors la maîtrise d’une ratio politique religieusement éclairée, c’est-à-dire le but de l’action de tout homme politique. 28 Dolce semble ici être influencé par le climat culturel de la Venise de l’époque où se diffusait le mythe du bon condottiere, humble et inspiré par la charité chrétienne. On souhaitait ainsi, grâce à ces hommes de pouvoir, l’instauration d’une monarchie catholique universelle qui aurait ramené un nouvel âge d’or : quand le fils de Charles Quint, Philippe II, appelé justement « le Catholique », monta sur le trône, cet événement fut salué comme le retour de la concorde en Italie, comme ce fut le cas après la signature de la paix de Cateau-Cambrésis (1559). 29 Il n’est donc pas anodin qu’un poème qui remanie l’Énéide, conçue dans une perspective élogieuse du pouvoir augustéen, soit dédié à l’empereur Philippe d’Espagne : les instances idéologiques de célébration du seigneur sont ainsi amplifiées et actualisées

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par la mise en place d’un manuel du « bon souverain ». En effet, comme l’explique la dédicace, par cet ouvrage Dolce a voulu composer une sorte de classement des qualités du souverain idéal. Il a donc hiérarchisé les héros anciens et, au sommet de ce crescendo, se trouve justement l’empereur : valeureux physiquement comme Achille, il est surtout excellent en esprit à l’instar d’Énée. Mais la pietas, qui est pourtant une vertu chrétienne, ne suffit pas : il lui faut aussi la caritas, vertu catholique – on est à l’époque de la Contre-Réforme – dont Philippe II est la préfiguration parfaite. 30 Ces considérations autour du modèle du bon prince que Dolce cherche à établir par l’interprétation des vertus d’Énée nous conduisent à nous attacher à la figure féminine détentrice du pouvoir que l’on retrouve chez Virgile, à savoir la reine Didon. Sa malheureuse histoire occupe les chants XXXIV, XXXV, XXXVI et s’adresse particulièrement à un public féminin. À l’époque de la Contre-Réforme, l’histoire de Didon a connu en effet une grande diffusion en raison des multiples suggestions morales qu’elle offre : l’incapacité de maîtriser ses appétits amoureux signifie pour la femme sa perte dans le tourbillon du péché28. 31 La relecture moralisatrice de l’Énéide demeure un atout dans la mise en place d’un projet plus global d’édification des femmes, qui est loin de se restreindre à la seule production de Dolce. On pourrait évoquer un autre exemple intéressant, l’ouvrage collectif I sei primi libri dell’Eneide di Vergilio, tradotti a più illustre et onorate donne, édité à Venise, chez Comin da Trino, en 1540, réédité avec succès quatre ans plus tard. Six traducteurs différents vulgarisent les six premiers chants de l’Énéide, en les dédiant à des nobles dames de l’époque. Comme on le lit dans la dédicace générale de l’ouvrage, la variété de thématiques que l’on aborde dans l’Énéide font du poème de Virgile une lecture particulièrement adaptée au public féminin, d’autant plus que les récits romanesques, « tels que les voyages et les périls qu’Énée vit en mer, les accidents divers et touchants et les effets de l’Amour29 », en rendent la lecture passionnante. La justification moralisatrice demeure néanmoins capitale. Selon Alessandro Piccolomini, traducteur du sixième livre qu’il dédie à Madame Frasia Venturi, l’Énéide est « riche d’un savoir honoré et d’affirmations raisonnées, puisées dans la théologie ancienne […], lesquels conviennent tout à fait aux oreilles honnêtes d’une noble dame de cour30 ». 32 Le souci d’instruire le public féminin est aussi très présent dans l’esprit de Dolce, comme le montre le reste de son œuvre, en particulier ses tragédies, inspirées de celles d’Euripide et de Sénèque31. Dans son commentaire à l’Énéide, Dolce amène ses lectrices à cerner le bon comportement à tenir face aux pulsions de l’amour. L’impératif qui en sort est catégorique : elles ne doivent surtout pas suivre l’exemple de Didon qui, pour reine qu’elle fût, n’hésita pas à condamner à la mort son peuple pour mieux assouvir sa passion. Cet avertissement fait écho aux débats autour de la noblesse des femmes et rappelle que, bien sûr, les souveraines doivent être des modèles d’abnégation cohérents avec leur rôle de suzeraines, mais il rappelle aussi que toute dame peut concourir à la ruine de sa famille. 33 Les allégories proposées sont encore une fois élémentaires, adaptées probablement à la supposée simplicité intellectuelle du public féminin. Par exemple, lorsque Didon profite d’un orage pour se retirer dans une grotte avec Énée, c’est la femme amoureuse, prête à saisir tout instant pour favoriser ses pulsions d’amour ; lorsqu’elle manifeste ses sentiments à sa sœur Anne, elle incarne l’Amour lui-même qui est « à l’instar d’un feu et ne peut pas être caché32 ». Plus loin, son suicide enseigne aux dames qu’il ne faut pas

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céder à la lascivité sans quoi elles en sortiront déshonorées et déchirées par les remords et les regrets. 34 Il faut souligner qu’ici Dolce efface en bonne partie le doute que Didon éprouve vis-à- vis de sa passion. Comme il le déclare explicitement au chant XXXV de L’Achille et l’Enea, pour cela il a utilisé déjà la tragédie, genre plus adapte à la dramatisation des sentiments : et il est vrai que l’histoire de la reine carthaginoise inspire effectivement, dès la moitié du XVIe siècle, un nombre remarquable d’œuvres dramatiques. Toutefois, le commentaire est conçu dans une volonté didactique plus rationnelle : au départ d’Énée, les ennemis guidés par Jarbas mettent à feu et à sang Carthage et massacrent la population de la ville, témoignant ainsi que des sentiments irréfléchis conduisent à la ruine. 35 Dans une perspective contre-réformiste, Didon s’érige alors en anti-modèle pour la femme honnête qui doit plutôt imiter Lavinia, évoquée seulement à la fin du commentaire comme l’exemple de la bonne ménagère et de la compagne affectueuse. L’introduction du récit du mariage entre Énée et Lavinia n’est pas un hasard. Dolce évoque ici l’œuvre d’institutionnalisation du mariage qui a débuté avec la publication du De reformatione matrimonii, paru en 1563, pendant le Concile de Trente, qui indiquait le mariage comme l’institution principale de la communauté chrétienne33. 36 C’est ainsi que la matière épique sert des desseins politiques et culturels précis et s’intègre dans un discours sentencieux autour des préoccupations contemporaines – la religion, la noblesse et les sentiments – qui reflètent la société du XVIe siècle, ses rites, ses héros et ses grandes dames.

3. Commenter le texte par des images

37 Nous en arrivons donc à un dernier ensemble de considérations consacré à la dimension iconique qui enrichit le commentaire. Le nom de Giolito était connu pour sa production de livres illustrés qui obtenaient un réel succès de vente : par exemple, en quatre mois furent vendus 1800 exemplaires des Trasformationi de Dolce (1553), traduction et commentaire des Métamorphoses d’Ovide, ouvrage qui présente deux ou trois gravures pour chacun des trente chants34. L’Achille et l’Enea s’insère donc dans cette production.

38 Comme on l’a dit, chaque chant est introduit par un décor élaboré comprenant une strophe de huit vers. Suit la liste des allégories dont nous avons donné des exemples. L’ensemble est systématiquement accompagné d’une illustration qui, aux yeux du lecteur moderne, semble fort détachée du récit. Cette impression est confirmée par le réemploi des mêmes matrices qui avaient été créées pour l’apparat paratextuel du Roland Furieux, édité environs vingt ans auparavant, que Giolito recycle pour des raisons de coût35. 39 De ce fait, la traduction en images d’un poème différent de celui pour lequel les gravures ont été conçues produit bien évidemment des interprétations forcées. Par exemple, l’image des rencontres entre l’héroïne du poème de l’Arioste, Angélique, et le sarrasin Médor, épisode à l’origine de la folie de Roland36, sert de glose, dans L’Achille et l’Enea, au récit de la mort de Palinure et à l’arrivée à Cumes, chez la Sybille37. En sens inverse, de manière plus cohérente, une gravure montrant la bataille finale entre

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chrétiens et Sarrasins38 accompagne, dans L’Achille et l’Enea, le récit de la préparation de la bataille entre Énée et Turnus39. 40 Cela dit, il nous semble qu’un motif unificateur tente de mettre en relation les deux poèmes qui sont le Roland Furieux et L’Achille et l’Enea. Parfois, l’association entre la gravure et la matière d’un chant de L’Achille et l’Enea est assez évident : par exemple, chez Dolce le récit d’Énée et des malédictions des Harpies40 est glosé par la gravure de l’épisode d’Astolphe qui chasse justement les Harpies qui salissent la table du roi d’Éthiopie41. L’on voit ici que les Harpies fonctionnent comme élément connecteur. Et plus généralement, la gravure destinée au poème de l’Arioste est associée à un certain chant de L’Achille et l’Enea en vertu de similitudes dans la matière narrative ou bien dans les caractères des personnages. 41 Une objection semble se faire jour : étant donné la quantité d’intrigues et de protagonistes du poème de l’Arioste, il n’est pas dit que la gravure choisie corresponde aux événements que nous pourrions aujourd’hui rapprocher de ceux du poème de Dolce. Pour le lecteur ne maîtrisant pas dans le détail la trame de l’Arioste, l’image qu’il voit pourrait alors sembler totalement décontextualisée. Mais le public de l’époque, même s’il n’est pas très érudit, est supposé saisir facilement les réminiscences du Roland Furieux. La mise en tension de deux poèmes est alors fructueuse et établit une relation intertextuelle significative. 42 Pour expliquer la logique associative entre l’image et le texte, nous allons analyser de plus près les chants consacrés à Didon. Chez Dolce, la rencontre entre la reine et le héros troyen42 est commenté par une image figurant les événements du chant XVI du Roland Furieux, qui s’ouvre par des réflexions amères sur l’amour, puisqu’ici le chevalier chrétien Griffon est trahi et vilipendé par l’impudique Origille. La gravure montre cependant la guerre entre les Sarrasins et l’armée de Charlemagne à l’entrée de Paris, qui a lieu dans la partie finale du chant. Force est alors de constater que l’analogie narrative entre les deux chants de deux poèmes – deux histoires d’amour y sont racontées – est donc perdue du point de vue iconique. 43 Plus loin, l’image qui accompagne le récit de l’union de Didon et Énée43 est tirée du chant XII du Roland Furieux où Angélique, qui fuit ses nombreux soupirants, arrive dans une forêt et trouve un jeune homme blessé, Médor, qu’elle épousera quelques chants plus tard. Encore une fois, deux histoires d’amour – Énée et Didon, d’un côté ; Angélique et Médor, de l’autre – sont associées, mais ici on saisit plus immédiatement la cohérence entre le récit et la représentation. 44 Enfin, une gravure tirée du chant XXXII de l’Arioste, où Bradamante se consume d’amour pour Roger et se croit trahie, commente chez Dolce le chant XXXVI où Didon se suicide après l’abandon d’Énée44. Mais l’image qui glose le récit virgilien célèbre dans le même temps la valeur militaire de Bradamante : elle y désarçonne, à l’aide de sa lance magique, un de trois rois guerriers, prétendants de la reine d’Islande.

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Arioste, Roland Furieux, Venice, 1556, chez Giolito, chant XXXII [la victoire de Bradamante] = Dolce, L’Achille et l’Enea, Venise, chez Giolito, 1571 chant XXXVI [la défaite de Didon]

45 Comme l’énonce une prophétie du poème de l’Arioste, de l’union entre Bradamante et le chevalier Roger naîtra la maison des Este, autrement dit les seigneurs de Ferrare, en l’honneur desquels le poète avait composé son œuvre. Il est donc intéressant de remarquer que Didon, la femme qui aurait pu empêcher la fondation de la dynastie d’Auguste, est associée par contraste à Bradamante, descendante, comme Roger, d’Astyanax. En effet, selon la version que Matteo Maria Boiardo donne dans le Roland Amoureux (1495) et que l’Arioste accepte aussi, Andromaque aurait substitué à Astyanax lors du siège de Troie un autre enfant que les Grecs tuèrent, et aurait abandonné le sien dans un bois. Par la suite, Astyanax aurait été conduit par un compagnon de son père en Sicile où il aurait eu un fils, Polydore, avec la reine de Saragosse avant qu’Égisthe ne le tue. Et de Polydore viendraient donc les dynasties de Roger et Bradamante.

46 La figure de Bradamante, au contraire de celle de Didon, est alors parfaitement intégrée dans un dessein enconomiastique qui semble avoir des enjeux précis dans le commentaire de Dolce. 47 Pourquoi donc associer la valeur de Bradamante au suicide, voire à la débâcle de Didon ? Un tel parallèle semble avoir des justifications précises. Tout d’abord, dans l’ epos ancien, genre traditionnellement masculin, la présence de la femme risque souvent de subvertir la continuité, la hiérarchie, l’ordre. Codifiée à l’instar de l’Autre et associée au pôle négatif d’oppositions binaires (dans l’Énéide, amor vs. pietas), sa mise à l’écart implique par conséquent la survivance de la communauté patriarcale45. Dans le même temps, sur Didon, à l’instar de Médée et Cléopâtre, pèsent les effets de l’affrontement entre l’Occident et l’Orient, où ce dernier devient enfin le lieu de la perdition et de l’eros charnel, associé à la Mort. L’image de la virago étrangère, de l’Amazone (comme Sémiramis ou Zénobie) peut être lue comme une apothéose de l’Altérité : elle se concrétise alors dans la tradition médiévale avec la figure de la femme sarrasine. Les aventures de Doralice et Marphise chez l’Arioste ou d’Armide et de Clorinde chez le Tasse, femmes souvent guerrières, souvent tentatrices et amoureuses d’un chevalier chrétien, sont donc issues d’un imaginaire chevaleresque bien codifié. 48 Néanmoins, parmi ces héroïnes, Bradamante présente des caractères très particuliers, liés à sa condition de chrétienne, une sorte de Jeanne d’Arc ante litteram. Bradamante, déjà célébrée par Dolce dans le poème Le prime imprese del Conte Orlando, publié de façon posthume en 1572, est alors une figure féminine positive dont les singularités offrent

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toute sorte de transpositions et de réceptions. Son courage féminin est en particulier au service de la vraie religion et son amour sincère culmine dans la conversion de l’infidèle Roger, jusqu’au sacrement du mariage, bien différemment de la passion entre Didon et Énée. Aussi, le désir féminin n’est-il plus diabolisé ni condamné mais glorifié dans l’éloge des Este, chez l’Arioste, et dans l’éloge de la religion catholique du côté de L’Achille et l’Enea. On remarque alors que, dans une Venise aux prises avec l’hostilité des Turcs dès la moitié du XIVe siècle, un nouvel esprit de croisade se répand, comme la diffusion d’une littérature au ton prophétique et l’art de l’époque en témoignent46. À cette époque, l’association entre Bradamante et Didon ne semble pas anodine mais s’intègre parfaitement dans le contexte. Encore une fois, les suggestions anciennes se renouvèlent à la lumière de nécessités contingentes et actuelles et divers plans de lecture s’interposent. 49 Du fait de la mort de Dolce, survenue avant la publication, nous ne savons pas la part de l’auteur dans la création de cet apparat. Giolito lui-même était âgé de soixante-dix ans et, très probablement, son fils, qui dirigeait désormais l’atelier, cherchait-il à prolonger la tradition du livre illustré que son père avait commencée. 50 Toutefois, on retiendra que le phénomène de la vulgarisation des classiques s’est développé parallèlement à l’élaboration théorique autour du poème chevaleresque, provoquant un phénomène d’interaction, d’intertextualité important : même si les traducteurs des Anciens règlent leurs efforts sur le modèle épico-romanesque en vogue, les autres parties de l’ouvrage, comme le paratexte, intègrent des thèmes propres à d’autres contextes littéraires.

51 Nous reviendrons pour finir sur le caractère composite propre à L’Achille et l’Enea : le perfectionnement qu’il propose au niveau de la trame ; le commentaire s’adressant à plusieurs publics, du souverain aux courtisans et aux dames ; le recyclage effectif des images du Roland Furieux, autorisé aussi par des logiques intertextuelles. Tout cela porte à corriger et à « moderniser » le texte ancien pour le modeler sur les nouveaux paramètres idéologiques tout en suivant les goûts du public.

52 Pour ce faire, nous avons montré qu’il existe désormais un code culturel qui rend possible cette opération : l’emploi des images du Roland Furieux correspond à l’usage des topoi et des tournures littéraires introduits par l’Arioste, pour commenter la matière homérique ou virgilienne, ce qui est accepté, voire souhaité à l’époque. Dans un contexte littéraire où l’on cherche à fonder une littérature moderne qui aurait la même portée que les littératures antiques, Virgile continue à être un modèle irremplaçable pour les auteurs. Cependant, dans le même temps, le texte ancien est renouvelé dans le but de créer à son tour un modèle à réutiliser et sa signification est rapprochée aussi de la forma mentis des lecteurs. Grâce au paratexte, les modèles culturels et idéologiques qui y sont véhiculés sont désormais prêts à être employés et à gagner de nouveaux publics. 53 Ainsi, l’œuvre de Dolce – et par conséquent celle de Virgile – se propose-t-elle comme un réservoir textuel, iconique et didactique prêt au réemploi.

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NOTES

1. Lodovico Dolce, L’Achille et l’Enea di messer Lodovico Dolce. Dove egli tessendo l’historia della Iliade d’Omero a quella dell’Eneide di Virgilio, ambedue l’ha divinamente ridotte in ottava rima. Con argomenti, et allegorie per ogni canto et due tavole : l’una delle sentenze ; l’altra de i nomi, et delle cose più notabili. Al potentissimo, et invittissimo Filippo d’Austria Re Catholico. Aggiuntovi nel fine una oratione del s. Andrea Menechini, sopra le lodi della poesia, et de’ fautori delle virtù, Venise, chez Gabriele Giolito de’ Ferrari, 1571. Il existe deux versions de l’œuvre : la première date de 1570 et ne contient pas le discours d’Andrea Menechini. La seconde, celle que nous consultons, date de 1571 et est rééditée en 1572. Nous pouvons traduire le titre ainsi : « L’Achille et l’Énée de messire Lodovico Dolce. Où, tressant l’histoire de l’Iliade d’Homère et l’histoire de l’Énéide de Virgile, il les a toutes deux divinement réduites en huitains. Avec les arguments et allégories pour chaque chant et deux tables : la première des sentences, l’autre des noms et des choses les plus remarquables. Au très puissant et invincible Philippe d’Autriche, Roi Catholique. Avec le discours de m. Andrea Menechini, sur l’éloge de la poésie et des faiseurs de vertu ». 2. Voir A. Quondam, « “Mercanzia d’onore” e “Mercanzia d’utile”. Produzione libraria e lavoro intellettuale a Venezia nel Cinquecento » in Libri, editori e pubblico nell’Europa moderna. Guida storica e critica, édité par A. Petrucci, Rome-Bari, Laterza, 1977, p. 51-104. 3. Voir A. Nuovo et C. Coppens, I Giolito e la stampa nell’Italia del XVI secolo, Genève, Droz, 2005. 4. La querelle des femmes à Venise assume des caractères particuliers puisque, pour la première fois, des femmes prennent la plume pour répondre aux nombreuses thèses misogynes en vogue parmi les savants de la ville : il s’agit de Lucrezia Marinella qui compose le traité La noblesse et excellence des Femmes et les défauts et manquements des hommes (Venise, 1591) et de Moderata Fonte, auteur de l’ouvrage Les mérites des Femmes. Où l’on découvre clairement combien elles sont plus dignes et plus parfaites que les hommes, publié de façon posthume à Venise en 1600. Voir Cl. Lesage, « Femmes de lettres à Venise aux XVIe et XVIIe siècles : Moderata Fonte, Lucrezia Marinella, Arcangela Tarabotti » dans Clio, 2001, no 13, p. 135-144 ; M. Fonte, Les mérites des femmes, traduction, annotation et postface de Fr. Verrier, Paris, Éditions de l’ENS, 2002.

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5. Voir R. H. Terpening, Lodovico Dolce, Renaissance man of letters, Toronto, University of Toronto Press, 1997. 6. Lodovico Dolce a été un auteur très prolifique de divers traités, commentaires, romans, poèmes épiques, œuvres historiques, tragédies et comédies. Son activité de relecteur et correcteur de brouillons des œuvres qui ont vu le jour dans l’atelier de Giolito a été tout aussi intense : dans une période qui va de 1532 à 1568, Dolce aurait contrôlé trois cent cinquante-huit ouvrages, rééditions comprises. Voir Cl. Di Filippo Bareggi, Il mestiere di scrivere. Lavoro intellettuale e mercato librario a Venezia nel Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1988. 7. Voir Fr. Glénisson-Delannée, « Illustration, traduction et glose dans les Trasformationi de Ludovico Dolce (1553) : un palimpseste des Métamorphoses », dans Le livre illustré italien au XVIe siècle : texte/image, actes du colloque organisé par le « Centre de recherche Culture et société en Italie aux XVe, XVIe et XVIIe siècles » de l’Université de la Sorbonne Nouvelle (1994), textes réunis par M. Plaisance, Paris, Klincksieck, Publications de la Sorbonne Nouvelle, 1999, p. 119-150. 8. Par exemple Tommaso Cambiatore, Eneide in terza rima, Venise, chez Comin di Trino, 1532 ; Giovanni Paolo Vasio, L’Eneide in terza rima, Venise, chez Bernardino del Vitali, 1538 ; Carlo Piccolomini, Il quarto libro di Vergilio tradotto in lingua toscana in versi sciolti, Venise, chez Volpini, 1540 ; Giovanni Andrea Anguillara, Il primo libro della Eneida di Vergilio, ridotto da Giouanni Andrea dell’Anguillara in ottava rima, Padoue, chez Gratioso Pachino, 1564 ; Annibale Caro, L’Eneide di Virgilio, Venise, chez Bernardo Giunti, 1581. 9. Par exemple Pietro Aretino, Dialogo nel quale la Nanna insegna alla Pippa le poltronerie degli uomini verso le donne dans la Seconda giornata des Ragionamenti, Venise, chez Marcolini, 1536. Voir P. Larivaille, « La “grande différence entre les imitateurs et les voleurs” : à propos de la parodie des amours de Didon et Énée dans les Ragionamenti de l’Arétin », dans Réécritures 1, Commentaires, parodies, variations dans la littérature italienne de la Renaissance, Paris, Université de La Sorbonne, 1983, p. 73-97. 10. Voir V. Zabughin, Vergilio nel Rinascimento italiano : da Dante a Torquato Tasso. Fortuna, studi, imitazioni, traduzioni e parodie, iconografia, éd. S. Carrai e A. Cavarzere, introduction d’A. Campana, Ristampa anastatica, Trente, Università degli studi di Trento, Dipartimento di scienze filologiche e storiche, 2000. 11. Voir L Borsetto, Tradurre Orazio, tradurre Virgilio : Eneide e Arte poetica nel Cinque e Seicento, Padova, CLEUP, 1996. 12. Voir L. Borsetto, « Riscrivere l’“historia”, riscrivere lo stile : il poema di Virgilio nelle “riduzioni” cinquecentesche di Lodovico Dolce », dans Scritture di scritture. Testi, generi, modelli nel Rinascimento, éd. G. Mazzacurati et M. Plaisance, Rome, Bulzoni, 1987, p. 405-437. 13. Voir L. Borsetto, Riscrivere gli antichi, riscrivere i moderni, e altri studi di letteratura italiana e comparata tra Quattro e Ottocento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002. 14. Voir C. Lucas, « Didon. Trois réécritures tragiques du livre IV de l’Énéide dans le théâtre italien du XVIe siècle », dans Scritture di Scritture. Testi, generi, modelli nel Rinascimento, éd. G. Mazzacurati et M. Plaisance, Rome, Bulzoni Editore, 1987, p. 557-604. 15. Voir L Borsetto, Il furto di Prometeo. Imitazione, scrittura e riscrittura nel Rinascimento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1990. 16. Affection ; Ambition ; Amitié ; Amour ; Bassesse ; Bien ; Blâme ; Capitaine ; Conseil ; Désir ; Destin ; Destrier ; Dieu ; Discorde ; Désespoir ; Donna, femme ; Faute ; Fama, renommée ; Fatum ; Fraude ; Générosité ; Gentillesse ; Jeunesse ; Gloire ; Grecs ; Guerre ; Huomo, homme ; Inimitié ; Insidie, pièges ; Ira, colère ; Louange ; Magnanimité ; Mesure ; Mort ; Nature ; Offense ; Peine ; Piété ; Pauvreté ; Prudence ; Princes ; Raison ; Roi ; Royaume ; Religion ; Sottise ; Sdegno, dédain ; Seigneurie ; Sommeil ; Speranza, espoir ; Superbe ; Témérité ; Temps ; Trahison ; Vieillesse ; Victoire ; Vengeance ; Veste (« se vêtir des dépouilles d’autrui ») ; Vertu divine. 17. Dolce, L’Achille et l’Enea, op.cit., XXXIX. 18. Ibid., XLI.

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19. Ibid., XXXIV. 20. Ibid., XXXVII. 21. Ibid., XLIV. 22. Ibid., XLV. 23. Ibid., LIII. 24. Par exemple, les sujets de Turnus (ibid., chant XLIII) qui s’arment rapidement contre Énée manifestent l’illusion vaine que peut engendrer l’espoir d’une gloire facile. 25. Dolce semble évoquer ici le chapitre XVIII du Prince de Machiavel où l’on théorise l’emploi de la violence dans la gestion de l’État. 26. Par exemple, lorsque la Sybille calme Cerbère (L’Achille et l’Enea, op. cit., XLVI), on montre que l’ingéniosité de l’homme prévaut sur tout empêchement et, grâce à la raison, la chair libidineuse (Cerbère) est mise sous tutelle. Ou encore, les effets de l’Amour, capable de faire plier les plus farouches, sont symbolisés par Vulcain qui obéit au doigt et à l’œil à Vénus (ibid., XLIV). 27. Ibid., chant LIII. L’épisode d’Ulysse et Polyphème du chant XXIV est lu de la même manière. 28. Voir B. Collina, « L’esemplarità delle donne illustri fra Umanesimo e Controriforma », dans Donna, disciplina, creanza cristiana dal XV al XVII secolo : studi e testi a stampa, éd. G. Zarri, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1996, p. 103-119. 29. I sei primi libri dell’Eneide di Vergilio, tradotti a più illustre et onorate donne, Venise, chez Comin da Trino, 1540, p. 3. 30. Ibid., p. 12. 31. Voir R. Cremante, « Appunti sulla grammatica tragica di Ludovico Dolce », dans Cuadernos de Filología Italiana, 2008, no 5, p. 279-290 ; A. Paladini, « “Ornamenti” e “bellezze” : la tragedia secondo Ludovico Dolce », dans Scritti in onore di Giovanni Macchia, Milan, Mondadori, 1983, p. 33-45. 32. Dolce, L’Achille et l’Enea, op. cit., XXXIV. 33. Voir O. Piccoli, La vita religiosa nell’Italia moderna. Secoli XV – XVIII, Rome, Carocci, 2008. 34. Voir A. Nuovo et C. Coppens, op. cit. 35. Voir L. Bolzoni Lina, « Les images du livre et les images de la mémoire (L’Achille et l’Enea de Lodovico Dolce et la Rhetorica cristina de Diego Valadés) », dans Le livre illustré italien au XVIe siècle : texte/image, op. cit., p. 151-175. 36. Arioste, Roland Furieux, XIX. 37. Dolce, L’Achille et l’Enea, op. cit., chant XXXIX. 38. Arioste, Roland Furieux, chant XXXVI. 39. Dolce, L’Achille et l’Enea, op. cit., chant XLV. 40. Ibid., XXXI. 41. Arioste, Roland Furieux, XXXIII. 42. Dolce, L’Achille et l’Enea, op. cit., XXXIV. 43. Ibid., XXXV. 44. Ibid., XXVI. 45. Voir P. Bono et M. V. Tessitore, Il mito di Didone. Avventura di una regina tra secoli e culture, Milan, Mondadori, 1998. 46. Voir par exemple L. Pierozzi, « La vittoria di Lepanto nell’escatologia e nella profezia », dans Rinascimento, 1994, vol. XXXIV, p. 317-350 ; G. Tagliaferro, « Martiri, eroi, principi e beati : i patrizi veneziani e la pitture celebrativa nell’età di Lepanto », dans Guerre di religione sulle scene del Cinque-Seicento, édité par M. Chiabò Maria et Fr. Doglio, Rome, Torre d’Orfeo Editrice, 2006, p. 337-390.

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AUTEUR

VALERIA CIMMIERI

Docteur en Littérature Italienne - Équipe de recherche Il Laboratorio (EA 4590) / Université de Toulouse Jean Jaurès

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Modèle ou faire-valoir ? La référence à Homère dans les commentaires de Virgile de Servius à La Cerda

Christiane Deloince-Louette

Inclinez-vous, écrivains romains, et vous, Grecs, inclinez-vous ! Je ne sais quoi est né de plus grand que l’Iliade1. 1 En posant une claire hiérarchie entre le maître et l’élève, le modèle et l’imitateur, l’Ancien et le Moderne, ces vers de Properce donnent le coup d’envoi à une longue série de comparaisons entre le poète de l’Énéide et celui de l’Iliade et de l’Odyssée. Pratiquée de manière systématique chez les premiers commentateurs de Virgile que sont Servius et Macrobe, la comparaison avec Homère aide à cerner l’art de Virgile. À la Renaissance, la vogue de Virgile est indéniable mais, alors même qu’il est fort peu lu, Homère continue à jouir du prestige de l’antériorité, du moins jusqu’au milieu du siècle.

2 Une étude systématique de la référence à Homère dans les commentaires de Virgile va en effet montrer, c’est mon propos, à quel point la comparaison avec le grand Ancien a contribué à orienter la lecture de Virgile et, plus particulièrement, à définir les caractéristiques d’un style, celui de l’Énéide, voire celui de l’épopée. La rupture profonde entre les deux auteurs se joue dans la deuxième moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, à une époque où la Contre-Réforme catholique se nourrit de nouvelles références à la Rome antique et à la langue latine. Cette rupture a des implications idéologiques dont je vais essayer de rendre compte.

1. Homère : la source et le modèle

3 Les premiers grands commentaires de Virgile, ceux de Servius et de Tiberius Claudius Donatus, apparaissent à la fin du IVe siècle ou au début du Ve siècle de notre ère2. Si les Interpretationes virgilianae de Donat, essentiellement rhétoriques, ne s’intéressent pas à Homère, il n’en va pas de même chez Servius pour qui Homère est à la fois une source

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et un modèle. Une source, car la matière homérique nourrit l’Énéide : Énée est d’abord un héros de la guerre de Troie et c’est d’après Homère que Virgile évoque les héros et les dieux. Le choix même du contexte montre l’allégeance à Homère. Virgile parle secundum Homerum, selon Homère, il en est le brillant second3. Pour Servius, c’est un motif de louange. Pour Melanchthon aussi, qui publie en 1530 des scholies à l’Énéide : Virgile emprunte à Homère sa matière, il écrit ex Homeri [libris], en puisant dans les livres d’Homère4. C’est ainsi qu’il en acquiert le savoir : comme Homère, Virgile sera philosophe et son poème embrasse toutes les connaissances accessibles concernant la vie civile, la guerre, la conduite morale, la piété, etc. Le savoir prêté à Homère par toute l’Antiquité fait aussi la richesse de Virgile, c’est ce que signifie parler après et d’après Homère5.

4 En cela, Homère n’est pas seulement une source, c’est aussi un modèle. Dans le prologue à son commentaire, Servius l’énonce clairement : « L’intention de Virgile est d’imiter Homère et de glorifier Auguste en tirant argument de ses ascendants6. » L’imitation d’Homère est valorisée comme telle, indépendamment de tout jugement sur sa qualité. Son enjeu est double. Il concerne d’abord le genre du poème héroïque : imitant Homère, Virgile choisit le metrum heroicum et le stilus grandiloquus, le mètre héroïque et le style élevé7. Mais ce style élevé est lui-même directement repris d’Homère : Servius, Macrobe un peu plus tard, font l’éloge des emprunts de Virgile, des transpositions qu’il a su faire du grec en latin, des comparaisons, des épithètes. Lorsque Virgile traduit Homère mot à mot, il est loué ; lorsqu’il traduit mal, c’est-à-dire se permet de sortir des chemins homériques, il est blâmé. Ainsi lorsqu’après la tempête du chant I, il montre son Énée en proie au doute alors qu’au chant VI de l’Odyssée, Homère peignait en Ulysse le héros noble et héroïque (heroica persona) : On reproche ici à Virgile d’avoir improprement transposé les vers d’Homère : « Sentant se dérober ses genoux et son cœur, Ulysse alors gémit en son âme vaillante » [Od., V, 297-298]. Car « il sent un froid qui dénoue ses membres » est bien autre chose que « sentant se dérober ses genoux » : et « tendant ses deux mains vers les astres, il profère ces mots » est faible alors que « en son âme vaillante » a plus de grandeur, comme il sied à un personnage héroïque. De plus, qui lèverait de jour les mains vers les astres ou qui, tendant ses mains vers le ciel, ne ferait une autre prière plutôt que de dire « Ô trois et quatre fois heureux » ? Et Ulysse se parle à lui- même, de peur que ses compagnons ne l’entendent et, plus craintifs, ne perdent courage, quand Énée au contraire pousse de grands cris8. Au livre V de ses Saturnales, consacré au parallèle entre Homère et Virgile, Macrobe rend bien compte de ce type de lecture et de la position plus ou moins implicite qu’elle assume : [Virgile] ne pouvait pas, sur certains points, ne pas se montrer inférieur au poète que, dans toute son œuvre poétique, il a pris pour modèle unique. En effet, de toute son ardeur, c’est sur Homère qu’il a les yeux fixés : il veut l’égaler, non seulement en grandeur, mais en simplicité, en puissance, en majesté calme dans le style. 41. C’est à lui qu’il emprunte la noble variété, la diversité de ses héros, l’intervention des divinités, son autorité dans les questions mythologiques, l’expression naturelle des sentiments, la recherche des traditions, l’ampleur des comparaisons, l’éclat d’un style entraînant, la brillante perfection du détail9. Bref, sans Homère, Virgile ne serait rien. 5 Cette position des commentateurs me semble résumée par l’expression homericum est utilisée par Servius pour souligner les traductions judicieuses que Virgile donne d’Homère. Cette expression, que l’on trouve encore chez Melanchthon, dit tout à la fois l’allégeance de Virgile à Homère et l’admiration pour Virgile qui a si bien rendu

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l’indépassable Homère. Elle manifeste chez les commentateurs de Virgile la conscience aiguë d’une hiérarchie : ils commentent Virgile tout à la fois en référence à Homère et comme les commentateurs d’Homère ont commenté le poète grec. L’exemple de Melanchthon est éclairant à cet égard : la brièveté de ses scholies (quelques mots en marge du texte de Virgile) rend encore plus visible l’usage implicite de la référence. Chez Melanchthon en effet, homericus est un adjectif laudatif. La comparatio homerica souligne une réussite particulière dans la fidélité au modèle, comme le montre l’ample comparaison du chant X de l’Énéide (v. 726 et suivants), qui associe Mézence à un lion à jeun et dont Jacques Perret souligne encore qu’elle est empruntée au chant XVII de l’ Iliade. Elle est qualifiée par le commentateur de comparatio emphatica et Homerica, « comparaison frappante, qui vient d’Homère10 ». Accolée à l’adjectif emphatica qui désigne la force de l’expression, la référence à Homère prend aussi un sens technique : la comparaison homérique est un type de comparaison aisément reconnaissable et appréciable par tous. Dans les expressions homericum est ou comparatio homerica, l’adjectif suffit à désigner l’effet de style.

6 Pour expliquer Virgile, Melanchthon se réfère aussi à deux termes récapitulatifs : elegantia et eruditio, la forme et le fond. Eruditio, c’est le savoir, la science, la philosophie, tout ce qui fait d’Homère, et de Virgile à sa suite, le détenteur d’un savoir complet. L’ elegantia, c’est la forme, le style, le choix des mots et de leur agencement dans la phrase, dans le vers, etc.11. Le terme, assez problématique au XVIe siècle, on y reviendra, semble ici désigner l’ensemble du travail du style, quand eruditio rassemble tous les savoirs. Dans cette perspective, les deux termes transcrivent, on peut en faire l’hypothèse, les termes grecs qu’utilisait le pseudo-Plutarque dans son traité Sur Homère quand il se proposait d’étudier chez le poète grec à la fois la variété de la diction (lexis) et la connaissance des choses, la poluphônia et la polumatheia12. 7 On voit donc comment se met en place une terminologie stylistique : loin de se contenter de commenter Virgile par rapport à Homère, les commentateurs de Virgile adaptent les critères de lecture des commentateurs d’Homère au point que le nom même d’Homère devient un mot-outil du commentaire. Mais c’est un mot dangereux parce que, antonomase, il est lui-même figure. Il renvoie non à un critère objectif mais à un postulat implicite et subjectif : tout ce qui est homérique est digne d’admiration. Il peut donc changer de sens : ce sera la leçon de Scaliger.

2. La révolution scaligérienne

8 La lecture nouvelle que Scaliger va faire de Virgile à partir d’Homère, ou plutôt contre Homère, a cependant été préparée. Chez Macrobe déjà, même si le poète grec était ouvertement reconnu comme le modèle incontestable du poète latin, le parallèle entre Homère et Virgile a fait apparaître des distinctions stylistiques importantes. Quand il arrive à Virgile de surpasser Homère, c’est qu’il est plus expressif, qu’il a plus d’ornements, plus de couleurs, plus de détails. Virgile transcrit Homère de manière plus concentrée (Vergilium in transferendo densius excoluisse), il sait faire preuve d’un grand raffinement (magno cultu13). Lorsque les deux poètes décrivent une course de chars (Odyssée, XIII, 81 et Énéide, V, 144), les détails choisis par Homère ressortissent, semble- t-il, au simple travail du style (elegantia) quand Virgile a peint (pinxit) une description complète (descriptio plena14). Le cultus de Virgile renvoie à sa recherche du détail expressif, à sa varietas.

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9 Largement diffusés au XVIe siècle (trente-trois éditions), les jugements de Macrobe vont contribuer à inverser la hiérarchie initiale15. On ne peut arracher la première place à Homère, mais on peut amplifier la gloire de Virgile. Ainsi Peletier dans son Art poétique (1555) donne-t-il Virgile comme modèle absolu de « l’Œuvre héroïque et immortel ». Et après avoir montré comment Virgile excelle dans les quatre styles, il revient à la comparaison avec Homère : Voilà comment Virgile a distingué son éloquence en toutes façons, non sans une certaine prévoyance et présage : s’apprêtant de satisfaire à tant de sortes de Lecteurs à tant d’appétits et à tant de jugements. En quoi il a imité cette grande ouvrière et mère Nature, quand il a fait un accord de tant de sortes et de si divers tons. Vrai est que nous le trouvons redevable de la meilleure partie à Homère inventeur, et premier écriteur du genre Héroïque : qui fait que bien souvent nous détournons notre admiration de lui : quand nous voyons le lieu où il a pris son patron : et en référons l’honneur à son origine. Fors que telle fois, quand nous trouvons les choses qu’il a prises d’autrui, si bien enrichies, si bien polies, et accommodées, et d’un si grand jugement : et quand nous voyons ce qui est du sien, si entier, si net, et si bien agencé : nous ne pouvons penser, sinon que quand il n’eût point eu d’exemplaire : il n’eût laissé de faire aussi bien qu’il a fait16. Peletier s’efforce visiblement ici de concilier deux positions antagonistes. Certes Homère est encore « l’inventeur et premier écriteur du genre Héroïque », mais ce n’est plus qu’une concession. Car pour Peletier, Virgile n’a pas imité Homère, il a imité « cette grande ouvrière et mère Nature ». Dans ce face à face nouveau entre la Nature et le poète latin, l’« exemplaire » Homère s’évanouit discrètement, il n’est plus nécessaire. 10 Le coup de grâce que va porter Jules-César Scaliger au poète grec n’a en revanche rien de discret, il s’apparente plutôt à un enterrement en grande pompe. La comparaison d’Homère et de Virgile qui fait l’essentiel du livre V (Criticus) de La Poétique de 1560 s’inscrit dans la continuité du livre III (Idea) où Virgile est présenté au futur poète comme le seul auteur susceptible d’être imité17. Pour mieux donner la première place à Virgile et sous prétexte d’une comparaison, Scaliger se livre à une attaque en règle contre Homère dont les caractéristiques stylistiques permettent, par antithèse, de définir les beautés de Virgile.

11 Le chapitre 2 du livre V pose la nouvelle hiérarchie : Homère a beaucoup de génie, mais pour l’art il paraît l’avoir découvert plutôt que cultivé. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on dit qu’on trouve en lui l’Idée de la nature, mais point d’art, cependant cette observation ne doit pas être prise pour une condamnation. Virgile avait reçu de lui un art grossier, il l’a élevé au plus haut point de perfection grâce aux études et au jugement d’une nature plus raffinée. Chose qui a été donnée à très peu, en lui retranchant beaucoup, il l’a rendu plus grand. Car la grandeur ne consiste pas dans la masse et l’abondance du discours, mais dans sa pureté et sa sobriété. Il a su aussi choisir ses idées de telle sorte que leur rayonnement donne à ses poèmes leur brillant éclat18. Scaliger établit ici des distinctions que les siècles suivants vont entériner : l’opposition entre Homère et Virgile recoupe pour une part l’opposition entre la nature (ingenium, natura) et l’art (ars). Mais Scaliger est plus habile : loin de dénier tout art à Homère, il lui accorde un « art grossier » (artem rudem) dont l’examen va mettre en valeur le raffinement, l’éclat et la densité du poème virgilien. Homère éparpille, Virgile concentre, l’un disperse, l’autre unifie. Homère a enseigné les deux formes de vie que nous pouvons embrasser, la morale civile dans l’Odyssée, la militaire dans l’Iliade, et il les a en quelque sorte incarnées en deux hommes ; Virgile les a réunies en un seul personnage, en y joignant ainsi que je l’ai dit ailleurs la piété19.

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Deux grandes oppositions stylistiques sont ainsi mises en place : aux longueurs et au relâchement d’Homère s’opposent la densité et la brièveté de Virgile, à la simplicité et au dépouillement homériques, la richesse et la majesté de Virgile. Au dixième livre de l’ Iliade, dit Scaliger, « tout est nu ; tout est languissant » (« nuda omnia ; omnino languet »). Les adjectifs nuda, rudia, infelicia (nus, grossiers, malheureux) condamnent la description du camp de Rhésus. En revanche, dans l’épisode comparable du chant IX de l’Énéide (l’expédition de Nisus et d’Euryale) : « Chez notre poète, tout est divin : cadencé, varié, inattendu20 ». Les vers d’Homère décrivant le bouclier d’Achille sont choses frivoles et puériles (« frivola et puerilia »), les termes qu’il utilise sont ceux du peuple (« plebeiis verbis »). Mais lorsque Virgile peint le bouclier d’Énée, c’est un ouvrage céleste et les termes dont il use sont divins (« divinis verbis21 »). De même, à côté d’Andromaque qui pleure la mort de son époux comme une femme du peuple (« plebeiam mulierculam »), la mère d’Euryale fait entendre une plainte sublime (« conquestio sublimis22 »). Face au vrai poète qu’est Virgile (« verum poetam »), Homère n’est qu’un conteur de foire (« foraneum narratorem »). Et si Scaliger reconnaît parfois à Homère une simplicité positive, il montre immédiatement comment Virgile a donné à la même matière plus de grandeur et de raffinement (grandior, cultior23). 12 Ces exemples, et il y en a beaucoup d’autres, prouvent que, loin d’être le poète qui excelle dans tous les styles comme le présentait Quintilien, Homère est pour Scaliger un représentant du style simple (humilis, en grec iskhnos). À propos d’une course de chars (Iliade XXIII, v. 500-501 et Énéide V, v. 144-147) Scaliger oppose ainsi la sécheresse (iskhnologia) d’Homère et l’animata oratio de Virgile, la phrase simple d’Homère et celle pleine de vie de Virgile. La conclusion est sans appel : « Les beautés des vers de Virgile et la plate sécheresse d’Homère ne sont pas comparables24. » À Homère le commun, le simple, le peu travaillé ; à Virgile l’ampleur, la force, la majesté, la grandeur. Il atteint seul à la noblesse du poème héroïque.

13 Mais Scaliger place aussi la polémique sur un autre terrain. À propos de la Rumeur de l’ Énéide imitée de la Discorde de l’Iliade : Quant aux niaiseries que disent les Grammairiens chez Aulu-Gelle sur l’Éris homérique et la Rumeur virgilienne, elles sont fort ridicules. Voici le passage sur la Discorde au IVe de l’Iliade : Elle, petite d’abord, se dresse ; mais ensuite / elle a touché le ciel de la tête et elle marche toujours sur la terre. Ils se récrient parce que Virgile a dit de la Rumeur qu’elle cache sa tête dans les nuées ; pourtant Homère, qui est sa source, place la tête d’Éris au ciel. Je vous répondrai pour ma défense : je ne l’ai pas imité. Je ne veux pas l’imiter. Cela ne me plaît pas. Il est invraisemblable de placer la tête de la Discorde au ciel. C’est ridicule. C’est bouffon. C’est homérique. C’est grec. Ce n’est pas virgilien. Ce n’est pas romain. En outre ils sont aveugles à la force du jugement virgilien. S’il a caché la tête de la Rumeur dans les nuages, c’est parce que la tête de la Rumeur, c’est-à-dire l’origine des on-dit, est en général inconnue ; et il a dit les nuées, et non le ciel, parce que depuis la terre des cris peuvent parvenir jusqu’aux nuages25. Ce passage est intéressant à plusieurs égards : d’abord parce qu’on y retrouve l’expression homericum est, dont on a vu plus haut l’emploi glorieux qu’en faisaient Servius et Melanchthon. Or ici, homericum est devenu synonyme de ridiculum et de fatuum (bouffon). Mieux, il est remplacé par virgilianum, comme si, chez Scaliger, qui donne ses lettres de noblesse à l’adjectif, seul l’adjectif « virgilien » pouvait véritablement qualifier le style inimitable et inimité de Virgile ! Deuxièmement, on remarque ici que la confrontation entre les deux poètes cède la place à une

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confrontation entre deux langues. Scaliger oppose non seulement Homère à Virgile, mais le grec au romain – et même le petit grec (« graeculum ») avec un évident mépris. En 1560, la Poétique de Scaliger transforme la rivalité entre deux poètes en une rivalité linguistique : la langue latine (ou romaine, puisque Scaliger ne considère la langue latine que dans l’état de perfection qu’elle a atteint à l’époque d’Auguste) l’emporte sur la langue grecque26. 14 À l’évidence, le parallèle entre Homère et Virgile chez Scaliger a fait d’Homère le faire- valoir, et même le repoussoir de Virgile, ce qui permet à l’Italien de définir le genre du poème héroïque sur des bases exclusivement latines. Et même si Ronsard, composant La Franciade quelques années plus tard, dit avoir « patronné [son] œuvre plutost sur la naïve facilité d’Homere, que sur la curieuse diligence de Virgile », le poète futur imitera désormais non Homère mais Virgile, désigné par Scaliger comme « exemple, règle, principe et fin27 ». Les positions de Scaliger vont marquer pour longtemps la lecture de Virgile comme celle d’Homère.

3. Homère et Virgile : la distinction de deux styles au début du XVIIe siècle

15 En 1583 paraît à Bâle le premier commentaire continu des poèmes homériques depuis celui d’Eustathe de Thessalonique au XIIe siècle. C’est l’œuvre d’un jeune protestant français, Jean de Sponde28. De 1612 à 1617, le Père Juan Luis de La Cerda donne à son tour un commentaire complet et continu de l’Énéide qui, tout en s’appuyant sur la lecture de Scaliger, n’ignore pas le commentaire d’Homère par Sponde29. La confrontation de ces deux ouvrages va nous permettre de préciser les termes du divorce entre nos deux poètes.

3.1. L’Homère de Sponde

16 Dans ses « Prolégomènes à Homère », Sponde fait incidemment référence à Scaliger qui, « s’il a bien parlé de la Poétique, a mal parlé d’Homère30 ». Le propos de Sponde est au contraire tout entier orienté vers la défense d’Homère et ses amples « Prolégomènes » qui font l’éloge de la Poétique (Poetica) puisent tous leurs exemples chez les auteurs grecs et tout particulièrement chez le premier d’entre eux. Il est clair qu’en rédigeant son commentaire, il a en tête les critiques de Scaliger. Sans faire de parallèle systématique avec Virgile mais en le citant très abondamment (c’est l’« Homère latin » !), Sponde tente en effet de réhabiliter Homère sur plusieurs plans : 1) celui de la langue : les poèmes homériques montrent la richesse de la langue et de la littérature grecques ; 2) celui de la piété : les héros d’Homère sont pieux et Homère lui-même était un homme pieux car en maints passages de son œuvre, il a manifesté une compréhension de la divinité presque chrétienne ; 3) celui du style : Sponde ne discute pas la lecture de Scaliger, mais il va justifier et louer la « simplicité » d’Homère.

17 Nous nous intéresserons ici aux deux derniers points, la question de la langue grecque risquant de nous entraîner fort loin de Virgile. Au reste, nous verrons que, dans l’esprit de Sponde, la question du style et celle de la piété sont liées. Dans l’ensemble de son commentaire en effet, Sponde souligne de manière récurrente l’elegantia d’Homère qui semble désigner pour lui la quintessence du style homérique. Chez Homère, les

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comparaisons sont elegantes et aptae (belles et appropriées), et sa description du bouclier d’Achille montre un artificium elegans (une belle composition). Qu’est-ce à dire ? Il faut revenir au sens premier du terme dans l’Antiquité. 18 Pour la Rhétorique à Herennius (IV, 7), l’elegantia tient à deux éléments : la latinité (latinitas), donc la correction de la langue, et la clarté (explanatio). Au livre III du De l’Orateur, évoquant l’agencement des mots dans la phrase, le Crassus de Cicéron n’utilise pas le terme mais en donne pratiquement une définition : De même, dans toutes les parties d’une phrase, ce qui est utile et presque indispensable ne va pas sans une sorte de charme et d’agrément31. L’elegantia, c’est le charme qui naît du juste choix des mots et de leur arrangement dans la phrase. C’est le degré zéro du style, mais aussi sa condition nécessaire, la base sans laquelle il n’y a pas d’ornement possible. Dans L’Orateur, Cicéron l’associe au refus de la parure voyante, de l’ornement trop visible : l’elegantia, c’est l’effet de style qui ne se déclare pas comme tel. 19 Les humanistes vont s’emparer de la notion : si Lorenzo Valla l’associait surtout à l’expression d’une pure latinité, Scaliger la définit comme l’agencement non commun de termes choisis (« verborum electorum non vulgaris coaptatio32) ». Le sens est proche de celui qu’on trouve dans L’Orateur de Cicéron : le travail du style ne concerne pas seulement le choix des mots, mais aussi leur agencement dans la phrase. Il est lié au style bas ou simple, à la subtilis oratio33.

20 Or le terme, principalement sous sa forme adjectivale ou adverbiale (elegans, eleganter) est l’outil le plus fréquemment utilisé par Sponde pour qualifier le style d’Homère. Le commentaire au v. 5 du chant X de l’Iliade glose ainsi la comparaison que fait Homère entre les soupirs d’un Agamemnon angoissé par la situation et les éclairs que lance Jupiter : À quel point tous ces éléments concourent à la beauté de l’expression, le lecteur cultivé peut aisément en juger et même, d’après ce seul passage, s’assurer du génie d’Homère34. Et trois vers plus loin, commentant l’image de « la gueule de la guerre » : La gueule de la guerre […] est une belle expression que le Poète a inventée pour rendre ce qu’on pourrait appeler sa voracité. […] D’une façon similaire, dans son discours pour le poète Archias [au § 21], Cicéron parle aussi de la gueule et du gosier de la guerre. « C’est à la louange du peuple romain, dit-il, que la ville des Cyzicéniens, nos si grands alliés, a été préservée de tout assaut royal par le conseil du même homme, et arrachée à la gueule et au gosier de la guerre ». Par conséquent tu vois bien qu’on peut dire à bon droit qu’Homère est le père des belles expressions et qu’il a emprunté longtemps avant les autres la voie du discours harmonieux35. L’harmonie (concinnitas) découle donc de l’elegantia : il n’y a pas d’harmonie sans choix et disposition judicieux des mots. Et dans toute l’Iliade, déclare Sponde dans son commentaire au début du chant IX (les ambassades à Achille), il n’y a pas de chant (rhapsodia) « où l’expression soit plus belle et dans lequel éclate davantage l’art Rhétorique36 ». L’elegantia en vient à désigner l’ensemble du travail du style – la mise en œuvre de l’art rhétorique – que le chant IX révèle avec éclat37. 21 Or cette beauté de l’expression homérique, cette habileté stylistique qui conjoint l’harmonie et la clarté, Sponde l’associe à la simplicité d’un Poète qui, avant tout, transmet un savoir : « Poeta docet, Poeta docet simpliciter38 ». Pour Sponde comme pour l’ensemble de l’Antiquité, Homère est un maître et les poèmes homériques relèvent d’abord du docere. Sponde ne récuse pas Scaliger : il reconnaît la simplicité homérique

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mais tourne à l’avantage du poète grec ce qui était pour Scaliger un motif de condamnation.

22 Il est temps alors de revenir à la piété. On se souvient que là résidait pour Scaliger un des apports principaux de Virgile : l’Énéide ne se contentait pas d’associer en un même poème une Iliade et une Odyssée, elle mettait en scène la piété par l’intermédiaire de son héros. Sponde rétorque en montrant sans cesse les héros d’Homère respectueux du culte et des dieux. Pour le protestant, la beauté simple du style d’Homère va de pair avec la simplicité de héros qui vivent sans luxe superflu, comme au temps de Moïse ou des premiers chrétiens. Au reste, à plusieurs reprises, Sponde opposera au luxe des princes de son époque la simplicité et l’absence d’ornements superflus chez les Grecs d’Homère39. 23 La lecture de Sponde donne donc une nouvelle cohérence à Homère : le fond justifie la forme, la vie simple et pieuse des héros homériques ainsi que la dimension didactique et morale de sa poésie justifient le recours au style simple. Cette réhabilitation d’Homère n’aura cependant pas grand succès. Au début du XVIIe siècle, elle sert à son tour de repoussoir au jésuite espagnol Juan Luis de La Cerda lorsqu’il publie entre 1612 et 1617 son ample commentaire de l’Énéide40.

3.2. Le Virgile de La Cerda

24 Professeur de rhétorique, de poésie et de littérature grecque, La Cerda avait déjà en 1608 publié une édition commentée des Bucoliques et des Géorgiques. L’édition de l’Énéide achève donc une édition des œuvres complètes de Virgile dont l’unité est assurée par l’« Éloge de Virgile » qui ouvre le premier volume. Virgile y est comparé, sans surprise, à ces deux autres auteurs « récapitulatifs » que sont Cicéron et Homère. Sur ce dernier point, la source essentielle, et avouée, est Scaliger et on ne s’étonnera pas de trouver sous la plume du jésuite une condamnation en règle des absurdités d’Homère. Dans son commentaire à l’Énéide, les références à Homère (au nombre d’une cinquantaine si l’on ajoute celles qui concernent les héros homériques) renvoient presque exclusivement au poète grec comme source et non comme modèle. Et même dans ce cas, la critique est là, opposant par exemple à Énée un Ulysse rusé et menteur. Dans son éloge initial de Virgile, le jésuite ajoute même que, si beaucoup d’autorités de l’Église ont fait grand cas de Virgile, tout particulièrement Tertullien, c’est que Virgile, à la différence d’Homère, a su mettre en scène un pieux héros (Énée est « piissimorum piissimus », « le pieux parmi les pieux ») et faire de l’Énéide une œuvre pieuse 41. Sur le plan stylistique, La Cerda dépasse même Scaliger dans l’énumération des caractéristiques négatives du style homérique : Ses propos sont nus, communs, faciles, tout simples, ébauchés seulement et non parfaits, faibles, chétifs, légers et niais au dernier degré, secs, misérables, bouffons, menteurs, puérils, languissants, dépourvus d’art et de sentiment ; ce sont des contes de bonne femme, de petits mots desséchés, grossiers, des pensées décharnées, un éclat sans recherche, des choses futiles et bavardes, un style misérable et qui sent la taverne, une façon de parler contrainte et sans douceur, des figures barbares. Ses répétitions sont absurdes et montrent sa folie. Il est plein des funestes balivernes des Grecs42. 25 Virgile, en revanche, excelle dans tous les genres : si La Cerda souligne à plusieurs reprises la beauté (elegantia) de ses images ou de ses comparaisons, son attention se porte tout particulièrement sur deux qualités, pour lui proprement virgiliennes, l’

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aptum (ou convenance, prépon en grec) et l’expression des émotions, deux qualités, on ne s’en étonnera pas, qu’il dénie à Homère. L’aptum se lit dans les comparaisons, des comparaisons qui, bien souvent – mais cela n’est pas dit – pourraient être des comparaisons homériques. Ainsi dans le commentaire au v. 565 du chant X où Énée est comparé à Égéon, monstre aux cent bras, La Cerda loue une « comparaison tout à fait propre à expliciter la fureur d’Énée » (aptissima comparatio ad Aeneae furorem explicandum) mais explique que Virgile ne compare jamais Énée à un lion, un tigre ou d’autres bêtes cruelles et farouches car ce type de comparaison n’est pas approprié à la dignité du prince Énée qui représente l’empereur Auguste. Il est donc réservé aux « méchants » comme Turnus ou Mézence43. Homère, dont tous les héros sont comparés au moins une fois à un lion, est directement visé.

26 Mais ce qui intéresse par-dessus tout La Cerda, c’est la mise en valeur de la qualité dominante du style de Virgile, l’expression de l’émotion. Quand Homère, sec et sans âme, écrit sans aucune recherche (« sine ullo apparatu »), Virgile excelle « in movendis affectibus », dans l’art de faire naître l’émotion44. Dans l’ensemble du commentaire, on trouve 256 occurrences du terme affectus (contre 18 pour elegantia). Ainsi dans l’explication de la fin du discours d’Énée à Vénus, au v. 388 du chant I, alors que le héros énumère les épreuves qu’il a subies : Dans cette ultime partie du discours, il laisse libre cours à son éloquence et suscite les plus vives émotions ; tels sont les moyens qui peuvent provoquer les larmes45. Si la beauté du style et la simplicité d’Homère le plaçaient du côté du docere, le pathétique et le raffinement de Virgile le poussent à l’évidence du côté du movere. 27 On voit l’implication idéologique de la confrontation de ces lectures : l’esthétique belle et simple s’apparente à celle de la Réforme, désireuse d’enseigner à tous un Évangile dont la simplicité elle-même n’est plus à prouver. En revanche, l’esthétique de la grandeur et de l’émotion, liée à la glorification de la langue latine, est bien celle de la Contre-Réforme. À la même époque, les travaux d’Isaac Casaubon sur Polybe (1609) révèlent des préoccupations identiques : Polybe est du côté de l’elegantia, son éloquence est « âpre et toute militaire, elle sent les champs de batailles et refuse le recours aux fards et au fer à friser » ; Tite-Live en revanche est « divinement éloquent », il est du côté du grand style46.

28 De Servius à La Cerda, du Ve au XVIIe siècle, la lecture que l’on a fait de l’auteur de l’ Énéide a considérablement changé. Le brillant second d’Homère a vu sa gloire s’accroître au fur et à mesure que les lecteurs d’Homère se raréfiaient. Lorsque les humanistes de la Renaissance redécouvrent la langue et la littérature grecques, l’admiration pour le premier des poètes cède vite la place à la conscience de son « insuffisance ». C’est cependant la confrontation avec Homère qui permet, a contrario, de nommer les différences et de définir la qualité principale de l’art virgilien, l’art de faire naître l’émotion, que les Jésuites de la Contre-Réforme vont exploiter à leur profit. Dans cette époque troublée qui suit immédiatement les guerres de religion, il semble que le conflit entre protestants et catholiques se soit déplacé non seulement sur le terrain de la parole – c’est la grande époque de la controverse religieuse – mais aussi sur celui, pourtant a priori moins polémique, du commentaire.

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NOTES

1. Properce, Élégies, II, 34, v. 65-66 : « Cedite Romani scriptores, cedite Grai ! / nescio quid maius nascitur Iliade ». Nous traduisons. Ces vers sont encore cités par le P. Rapin dans la conclusion de sa Comparaison des poëmes d’Homere et de Virgile, Paris, Claude Barbin, 1664. 2. Servii grammatici qui feruntur in Vergilii carmina commentarii, 4 volumes, éd. Thilo-Hagen, Leipzig, Teubner, 1923 ; Ti. Cl. Donatus, Interpretationes virgilianae, éd. H. Georgi, Leipzig, Teubner, 1905. 3. Les occurrences de la formule sont innombrables : ainsi dans le commentaire au v. 4 du livre I : « VI SUPERUM uiolentia deorum, secundum Homerum, qui dicit a Iunone rogatos esse deos in odium Troianorum » (Servius, op. cit., vol. I, p. 10) ; au v. 30 du livre I encore : « ATQUE INMITIS ACHILLI bene secundum Homerum segregat duces a populo » (op. cit., vol. I, p. 24) ; au v. 108 du livre II : « SAEPE FUGAM DANAI hoc secundum Homerum verum est, apud quem suadet Agamemnon Graecis relicto bello fugere » (op. cit., vol. I, p. 236), etc. 4. Philippi Melanthonis Opera quae supersunt omnia, vol. XIX, éd. K. G. Bretschneider puis H. E. Bindseil, Brunswick, C. A. Schwetschke et fils (Corpus Reformatorum), 1853, col. 435-472 (première édition 1530, Haganoae per Ioh. Secerium) : voir par exemple les notes aux v. 626 et 894 du livre VI, au v. 264 du livre X, aux v. 170, 206, 347, 725, 731 du livre XII. 5. C’est la tradition du poète « récapitulatif » (le terme est de J. Lecointe, L’Idéal et la différence, Genève, Droz, 1993, p. 162-172) telle que la transmet par exemple Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 46. 6. Servius, op. cit., vol. I, p. 4 : « […] intentio Vergilii haec est, Homerum imitari et Augustum laudare a parentibus. » 7. Ibid. 8. Servius, commentaire au chant I, v. 92 ( op. cit., vol. I, p. 47) : « Reprehenditur sane hoc loco Vergilius, quod improprie hos uersus Homeri transtulerit Και ̀ τοτʹ Οδυσσἠ ος͂ λυτό γουνατά και ̀ φιλον́ ητορ͂̓ ◌̓Οχθησας́ δʹαρἄ ειπ͂̓ ε προς̀ ον̔̀ μεγαλητορά θυμον́ . nam ‘soluuntur frigore membra’ longe aliud est, quam λυτό γουνατα ́ : et ‘duplices tendens ad sidera palmas talia uoce refert’ molle, cum illud magis altum et heroicae personae προς̀ ον̔̀ μεγαλητορά θυμον́ . praeterea quis interdiu manus ad sidera tollit, aut quis ad caelum manum tendens non aliud precatur potius, quam dicit ‘o terque quaterque beati’ ? et ille intra se, ne exaudiant socii et timidiores despondeant animo, hic uero uociferatur. » 9. Macrobe, Saturnales, V, XIII, 40-41, édition et traduction de H. Bornecque, Paris, Garnier, 1937 : « Et re vera non poterat non in aliquibus minor videri, qui per omnem poesim suam hoc uno est praecipue usus archetypo. Acriter enim in Homerum oculos intendi, ut aemularetur ejus non modo magnitudinem, sed et simplicitatem et praesentiam orationis et tacitam majestatem. 41. Hinc diversarum inter heroas suos personarum varia magnificatio, hinc deorum interpositio, hinc auctoritas fabulosorum, hinc affectuum naturalis expressio, hinc monumentorum persecutio, hinc parabolarum exaggeratio, hinc torrentis orationis sonitus, hinc rerum singularum cum splendore fastigium. » 10. Voici quelques exemples supplémentaires de l’usage de l’adjectif homericum chez Melanchthon (op. cit.) : « Homericum est, qui fingit Ulyssem circumdari nebula a Minerva » (scholie à I, 411, « Imitation d’une fiction homérique : Minerve enveloppe Ulysse d’une nuée ») ; « Homericum est ; finguntur enim Dii venti quidam illi » (scholie à IV, 278, « Imitation d’une fiction homérique : certains vents sont des Dieux ») ; en IX, 106 à propos du vers « adnuit et totum nutu tremefecit Olympum » (« il fit un signe et le mouvement de sa tête fit trembler l’Olympe tout entier »), il note simplement « Homericum » ; en II, 496 : « Comparatio Homerica » ; en IV, 441 : « Homerica comparatio ». 11. Les deux termes apparaissent ensemble au tout début du commentaire au livre IV de l’Énéide (ibid., col. 446) : « In hoc libro plus est elegantiae quam eruditionis ; in V. et VI. plus eruditionis ». 12. Pseudo-Plutarque, Essay on the Life and Poetry of Homer, éd. de J. J. Keany et R. Lamberton, Atlanta (GA), Scholars Press, 1996, p. 70. 13. Saturnales, V, XI, 1-9, op. cit., p. 101-105.

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14. Ibid., V, XI, 21. 15. Voir S. Lecompte, La Chaîne d’or des poètes. Présence de Macrobe dans l’Europe humaniste, Genève, Droz, 2009. 16. Jacques Peletier du Mans, Art poétique, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, introduction, notices et notes de Francis Goyet, Paris, Librairie Générale Française, 1990, p. 313. 17. Julius Caesar Scaliger, Poetices libri septem, éd. en six volumes de L. Deitz et G. Vogt-Spira, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994-2011. 18. Ibid., V, 2, t. IV, p. 46 : « Homeri ingenium maximum, ars eiusmodi, ut eam potius invenisse quam excoluisse videatur. Quare neque mirandum est, si in eo naturae idea quaedam, non ars exstare dicatur. Neque censura haec pro calumnia accipienda. Vergilius vero artem ab eo rudem acceptam lectioris naturae studiis atque iudicio ad summum extulit fastigium perfectionis. Quodque perpaucis datum est, multa detrahendo fecit auctiorem. Neque enim in mole frequentiave orationis, sed in castitate atque frugalitate magnitudo constituta est. Rerum quoque delectum eiusmodi habuit, e quarum splendore luculentus ille nitor suis poematibus adiungeretur. » Pour toutes les citations de Scaliger, la traduction est celle qu’a proposée Jacques Chomarat, dans J.-C. Scaliger, La Poétique, V, Le Critique, Genève, Droz, 1994 (ici, p. 12). 19. Scaliger, La Poétique, livre V, op. cit., p. 12 ; Poetices, op. cit., t. IV, p. 48 : « Fudit Homerus, hic collegit ; ille sparsit, hic composuit. Homerus ergo cum vitae nostrae duas instituerit rationes, civilem prudentiam in Ulyssea, militarem in Iliade, easque tamquam duas species in duobus viris ostendisset, in uno utramque Aenea composuit Maro, cui etiam sicut alibi diximus addiderit pietatem. » 20. Voir ibid., t. IV, p. 158 : « Nostra divina omnia, numerosa, varia, inexspectata. » 21. Ibid., p. 194 et 196. 22. Ibid., p. 206. Et Scaliger ajoute (ibid., p. 208, trad. Chomarat, op. cit. p. 100) : « Omnia signate ex natura, ex arte, ex eruditione : sententiae, numeri, figurae, simplicitas, candor, ornatus incomparabilia atque uno ut absolvam Vergilii », « Tout est expressif, selon la nature, selon l’art, selon l’érudition ; les pensées, les rythmes, les figures, la simplicité, la limpidité, les ornements y sont incomparables ; et pour tout dire d’un mot : virgilien. » 23. Ibid., p. 208-210 : la grandeur et le raffinement viennent aussi du rythme (« numerus »). 24. Voir ibid., p. 212 : « […] cum virtutibus horum carminum non est conferenda ieiuna illa humilitas. » L’adjectif iskhnos (ισχνος̓́ ) désigne le style simple chez Démétrios de Phalère (Du Style, éd. et trad. de P. Chiron, Paris, Les Belles Lettres, 2002), essentiellement par opposition au grand style. 25. Voir ibid., p. 152-154 : « Quae vero apud Gellium nugantur grammatici de Eride Homerica et Fama Vergiliana, valde ridicula sunt. De Contentione ille in quarto Iliadis : ̔ Ή τʹολἰ γή μεν̀ πρωτᾶ κορυσσεταί , αυτἀ ρ̀ επ̓́ ειτα / Ουρανὠ ͂ͅ εστἠ ριξέ καρή και ̀ επ̓ ι ̀ χθονι ̀ βαινεί . Clamant, quod Μaro de Fama dixit eam inter nubila caput condere, cum tamen Homerus unde ipse accepit in caelo caput Eridis constituat. Iam tibi pro me respondeo : Non sum imitatus. Nolo imitari. Non placet. Non est verum Contentionem ponere caput in caelo. Ridiculum est. Fatuum est. Homericum est. Graeculum est. Vergilianum non est. Romanum non est. Praeterea latet eos vis iudicii Maroniani. Abscondit enim Famae caput nubibus, propterea quod famae caput, id est auctor rumorum, fere incertus est. Et dixit nubila, non caelum, quia ad nubes usque pervenire a terra clamor potest. » 26. Sur cette question, qui dépasse le cadre du présent article, voir La Statue et l’empreinte : la Poétique de Scaliger, études réunies et présentées par C. Balavoine et P. Laurens, Paris, Vrin, 1986 ; J.-C. Saladin, La Bataille du grec à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 2000 ; Ph. Ford, De Troie à Ithaque. Réception des épopées homériques à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, chapitre VI. 27. Scaliger, Poetices, V, 3, op. cit., t. IV, p. 300 ; Ronsard, préface à La Franciade, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1183. Pour Ronsard, l’art est cependant toujours du côté de Virgile (« curieuse diligence ») et la nature du côté d’Homère (« naïve facilité »). Notons tout de même la parution en 1575 chez Christophe Plantin à Anvers d’une édition annotée de Virgile due à un ami de Ronsard, Vaillant de la Guerle (Valens Guellius), abbé

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de Pimpont, dont les annotations à l’Énéide consistent presque exclusivement à relever les emprunts à Homère. 28. Jean de Sponde, Homeri quae extant omnia,[…] perpetuis item iustisque in Iliada simul et Odysseam Io. Spondani Mauleonensis commentariis […], Basileae, Eusebii Episcopii opera ac impensa, 1583. Pour une édition critique avec traduction française, voir Jean de Sponde, Commentaire aux poèmes homériques, éd. Ch. Deloince-Louette avec la collaboration de M. Furno, Paris, Classiques Garnier, 2018 (3 vol.). 29. P. Virgilii Maronis Priores sex libri Aeneidos Argumentis, explicationibus, notis illustrati, Auctore Ioanne Ludouico de la Cerda […], LVGDVNI, sumptibus Horatii Cardon, 1612 ; P. Virgilii Maronis Posteriores sex libri Aeneidos Argumentis, explicationibus, notis illustrati, Auctore Ioanne Ludouico de la Cerda […], LVGDVNI, sumptibus Horatii Cardon, 1617. Le premier volume est republié en 1619 chez le même éditeur. La traduction française est la nôtre. 30. Sponde, op. cit., « Prolégomènes à Homère », p. 29. 31. Cicéron, De l’Orateur, III, 181, édition et traduction de H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1956 : « Hoc in omnibus item partibus orationis euenit, ut utilitatem ac prope necessitatem suauitas quaedam et lepos consequatur. » 32. Poetices, IV, 1, op. cit., p. 292. Sur les Elegantiae de Valla et celles de Dathi, voir J. Lecointe, op. cit., p. 594-604. 33. L’Orateur, 78-79, édition et traduction de A. Yon, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 28. Du fait de cette simplicité même, la traduction d’elegantia reste difficile. J’ai opté pour une traduction neutre comme « beauté de l’expression » ou « belle expression » pour tenter de rendre ce degré zéro mais nécessaire du travail stylistique, assez proche cependant de notre moderne « bonheur d’expression ». 34. Sponde, op. cit., p. 175 : « Quae omnia quam eleganter conueniant, facile potest lector eruditus iudicare, et uel ex hoc solo loco ingenium Homericum explorare. » 35. Ibid., commentaire au v. 8 du chant X : « Os bello, […] eleganter Poeta affingit, propter eius quasi uoracitatem. […] Simili ratione Tullius quoque belli os et fauces appellat pro Arch. Poeta. Populi, inquit, Romani laus est, urbem amicissimam Cyzicenorum, eiusdem consilio ex omni impetu regio, ac totius belli ore et faucibus ereptam esse atque seruatam. Vnde uides elegantiarum parentem merito Homerum nostrum dici posse, et aliis hanc concinne loquendi uiam longo ante tempore praeiuisse. » Il y a sans doute un peu d’ironie chez Sponde à commenter Homère avec l’aide de Cicéron. Est-ce une pique contre Scaliger ? 36. Ibid., p. 150 :« In toto hoc Iliadis opere nullam elegantiorem extare, et in qua maius artificium Rhetoricum eluceat. » 37. C’est aussi le sens que donnera au terme Marmontel dans ses Éléments de littérature française (1787) (édition présentée et établie par S. Le Ménahèze, Paris, Éditions Desjonquères, 2005, p. 441 sq.) : « ÉLÉGANCE – Celle du style suppose la correction, la justesse, la pureté de la diction, c’est-à- dire la fidélité la plus sévère aux règles de la langue, au sens de la pensée, aux lois de l’usage et du goût ; mais tout cela contribue à l’élégance et n’y suffit pas. Elle exige encore une liberté noble, un air facile et naturel, qui, sans nuire à la correction, déguise l’étude et la gêne. » 38. Ces expressions se trouvent partout dans le commentaire de Sponde : voir Ch. Deloince- Louette, Sponde commentateur d’Homère, Paris, Champion, 2001, p. 207-210. 39. Voir par exemple ce commentaire au chant III de l’Iliade, v. 269 (ibid., p. 56) : « […] tanta fuit simplicitas elegantis illius seculi », « […] tant était grande la simplicité de cette époque sans affèterie ». 40. Pour la référence précise, voire supra note 28. 41. « P. Virgilii Maronis Elogia » (non paginé), chapitre II, op. cit., t. I. La Cerda éditera en 1624 les œuvres complètes de Tertullien. 42. Ibid., chapitre IV, « De Homero », op. cit., t. II : « Proponit nuda, plebeia, quovis ingenio parabilia, simplicia, incoata tantum et non perfecta, mollia, tenuissima, levissima, ineptissima, ieiuna, pessima, fatua,

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falsa, puerilia, languida, sine arte, sine affectu, nugas anicularum, verbula sicca, vasta, sententias aridissimas, apparatum sine apparatu, futilia, loquacia, orationem miseram et tabernariam, dictionem coactam et insuavem, figuras barbaras. Ineptit repetendo, insanitque. Plenus est fatali Graecorum nugacitate. » 43. Ibid., t. III, p. 495. 44. La Cerda, « P. Virgilii Maronis Elogia » (non paginé), respectivement chapitres IV et III (op. cit., t. I). 45. Ibid., t. II, p. 74 : « Est haec extrema pars orationis, ubi fontes aperit eloquentiae, maioresque affectus mouet ; et talia haec sunt, ut a quouis lacrymas possint excitare. » 46. Voir H. Parenty, Isaac Casaubon helléniste. Des studia humanitatis à la philologie, Genève, Droz, 2009, p. 189-191.

AUTEUR

CHRISTIANE DELOINCE-LOUETTE

Université Grenoble Alpes – UMR 5316 Litt&Arts

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Les Remarques de Marolles dans ses traductions en prose de l’Énéide : un regard de Moderne sur une œuvre antique ?

Florence de Caigny

1 S’il est connu, et parfois décrié par ses contemporains, pour être un traducteur prolifique de poètes latins, l’abbé de Marolles (1600-1681) n’a encore à son actif que la mise en français de Lucain1 lorsqu’il publie, en 1649, une première traduction en prose de l’Énéide, suivie des Bucoliques et des Géorgiques 2. Durant plus de vingt ans, il n’a de cesse de remettre l’œuvre de Virgile sur le métier. Amendant son premier travail, dont il augmente le volume des Remarques, il fait paraître une seconde traduction en 1662 3. Puis, délaissant la prose, il offre en 1673 une translation en vers des douze chants de l’ Énéide, également assortie de notes4. Cette ultime entreprise est le fruit d’un labeur qui s’étend sur plusieurs années et dont on perçoit les étapes intermédiaires dans un volume intitulé l’Énéide de Virgile, traduite en vers par M.D.A.D.V. 5(1671). Recueil imprimé à frais d’auteur, cet ouvrage comporte, outre un relevé des comparaisons contenues dans l’Énéide, une traduction partielle ou totale des chants VI, VII, VIII, IX, X et IV, reprise dans l’édition intégrale de 16736.

2 L’ensemble de ces traductions est accompagné d’un apparat critique disparate qui prend notamment la forme de commentaires ou de réflexions théoriques sur l’épopée comme en témoigne la présence d’un Traité sur le poème épique inséré dans le volume de 1662. Son abondance et sa variété suggèrent que le projet de Marolles ne s’arrête pas à la seule restitution d’un texte antique et conduisent à s’interroger sur la nature et le but d’un tel travail. En raison de l’ampleur du corpus, nous ne retiendrons ici que les traductions de 1649 et 1662, ensemble dont la cohérence s’articule autour du choix de la prose et des considérations de l’abbé sur l’épopée. Héritier d’une longue tradition de commentaires de l’œuvre virgilienne, Marolles transforme, nous semble-t-il, ce lieu dédié à l’herméneutique en espace de dialogue avec ses contemporains.

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3 L’étude de la figure du destinataire et l’examen des positions théoriques de Marolles sur la traduction nous permettront de saisir l’enjeu initial des Remarques : la mise à disposition fidèle d’un texte antique à un vaste lectorat. Nous verrons ensuite que, dépassant la posture d’interprète-pédagogue, Marolles se fixe comme objectif la lisibilité et la recevabilité de l’Énéide pour des lettrés du XVIIe siècle. Enfin, un tel projet s’inscrit, à nos yeux, dans celui, plus moderne, d’un dialogue moral, littéraire et politique avec son époque : instrumentalisant l’œuvre de Virgile, l’abbé invite – consciemment ou non – à la constitution d’une épopée à la française, par le processus de création littéraire qu’il donne à voir chez les auteurs antiques et contemporains.

1. L’enjeu des Remarques : mettre à disposition un texte pour le plus grand nombre ?

4 Marolles n’est pas le premier à traduire l’Énéide, comme en témoigne l’énumération des mises en français antérieures à laquelle il procède dans ses Préfaces et en préambule de ses Remarques dans l’une et l’autre de ses éditions. En 1649, il mentionne les traductions partielles de Du Bellay7, du Perron8, Bertaut9, Marie de Gournay10 – dont il a été un proche –, de Pierre Perrin11 ainsi que d’Annibal Caro dont il signale les versi sciolti12. Puis, il évoque les traductions intégrales en vers d’Octavien de Saint Gelais13, Louis des Mazures14, des frères Robert et Antoine Le Chevalier d’Agneaux15, mais également celles en prose de La Mothe du Tertre, qui publie les six premiers livres de Virgile en 162616, et de deux autres traducteurs, dont seul l’un est identifié, le Sieur de Tournay de Soissons17. En 1662, dans le début de ses notes, il reprend en partie cette liste de traducteurs, qu’il place toutefois après celle des commentateurs – absente de l’édition antérieure – et actualise cette énumération en précisant que Perrin a achevé en 1658 la traduction des six derniers livres de l’Énéide18. Cet état des lieux, accompagné dans les Remarques de jugements divers sur la qualité de ces mises en français, plus qu’il n’inscrit le travail de l’abbé dans une succession, permet à ce dernier de spécifier la nature de son entreprise. Celle-ci se veut novatrice en 1649 en ce qu’il est le premier à proposer une version complète qui ne soit pas resserrée « dans les contraintes de la rime, où il est mal-aisé de conserver de bonne grace les pensées d’un Autheur grave & concis comme Virgile », et il assure les lecteurs qu’ils « y trouveront le vray sens de l’Autheur que [il a] traduit, auquel [il] pense n’avoir rien adjousté ny diminué19 ». Il affirme donc avec force le principe d’exactitude, qui ne doit pas faire oublier la recherche de l’élégance dans la formulation, et précise ce que doit être la démarche du traducteur : […] j’ay tasché d’y observer jusques aux moindres figures : & sans estre barbare en nostre langue, j’ay essayé d’y conserver toutes les forces du Latin. Je n’ay fait que suivre, où la phrase a eu du rapport à nostre usage. Mais quand elle luy est contraire, ce qui arrive souvent, il faut inventer, & se donner quelquefois bien de la peine pour trouver des expressions equivalentes. En cela principalement, si je ne me trompe, consiste l’art de traduire les grands Autheurs : & je tiens qu’il ne leur faut rien prester, si on ne se veut mettre en hazard de les diminuer : mais aussi ne leur faut-il rien oster, de crainte de les aneantir tout à fait20. 5 Cette double exigence se trouve réaffirmée dans la Préface de 1662 où il revient sur ce qu’il définit comme le « sens » d’un auteur et ses modalités de restitution : […] il ne faut pas douter, que la difficulté du sens & des paroles ne soit beaucoup plus facile à interpreter, qu’il n’est aisé de traduire une periode fort éloquente, &

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luy conserver en mesme temps sa grace. Sans cela, il est certain qu’il ne se fait point du tout de bonne Version. Et certes, l’élegance & les belles façons de parler, avec les figures d’Orateur, font bien souvent partie du sens des Illustres Escrivains : car peut-on nier, que s’ils estoient rendus mot à mot, ou qu’on n’y voulust considerer que la force des termes dans leur propre signification, sans se soucier de la grace & du beau tour, on n’en trahist bien souvent le sens, qui est la plus solide partie de ce que nous lisons21 ? Rendre la force des termes dans leur signification et la beauté de leur formulation, sans perdre ni l’exactitude, ni l’élégance de l’expression dans la restitution : tel est donc le projet que se fixe Marolles dès 1649 et qu’il maintient en 166222. Le choix de la prose s’impose alors à lui car il considère qu’elle est la plus adaptée pour réaliser cette gageure et donner accès à l’œuvre au plus grand nombre. Dès le début, il adresse en effet son travail à « ceux qui n’entendent pas assez le Latin, ou qui ne l’entendent point du tout23 », et il ajoute en 1662 qu’il a traduit en prose « pour en donner l’intelligence facile, à plusieurs qui se sont peu souciez des connaissances de la langue latine, ou qui l’ont mal apprise24 ». Pourtant, il présente, en 1662, une édition bilingue, d’aspect plus érudit par la mise en regard du texte latin avec la traduction et par l’importance des commentaires. Si choisir la prose signifie s’adresser à un destinataire large, quelle(s) fonction(s) confère-t-il alors à cet apparat critique qu’il étoffe ? 6 La liste de quarante et un commentateurs de Virgile, énumérés par Marolles en préambule de ses Remarques25, semble établir une filiation entre leur travail et celui de l’abbé. Elle est en réalité une compilation de sources et il n’a probablement consulté que celles qu’il mentionne dans le cours de ces notes (Donat, Servius, La Cerda sont le plus souvent cités). Elle n’en permet pas pour autant de déterminer l’exacte nature ou la fonction des Remarques, sur lesquelles Marolles ne donne que de rares indications dans l’édition de 1662. Dans sa Préface, il signale qu’il a accompagné sa version « de Remarques assez amples26 ». De même, avant d’aborder les notes du premier chant, il précise : Je ne m’estendray que le moins qu’il me sera possible dans les Remarques que je destine à cét Ouvrage : mais, comme il y a beaucoup de choses à observer, je ne voudrois pas répondre aussi qu’elles fussent bien courtes27. 7 De fait, Marolles ajoute de nouvelles remarques et amplifie considérablement celles de l’édition de 1649, en insérant notamment ses propres réflexions qui s’appuient sur les traductions qu’il a réalisées entre 1649 et 1662. Il a mis en français Lucrèce en 1650, Horace en 1652, Juvénal, Perse, Catulle et Tibulle en 1653, Properce et de nouveau Lucain en 1654, Martial en 1655, Stace et Plaute en 1658, Lucrèce pour la seconde fois, Térence et Sénèque le Tragique en 1659, il reprend Horace en 1660 et traduit Ovide en 1660-1661. Plusieurs ajouts dans les Remarques de 1662 sont issus de ses analyses sur les poèmes épiques de Stace et Lucain et sont liés à la rédaction du Traité du poème épique, pour l’intelligence de l’Énéide, seul ouvrage théorique de l’abbé de Marolles, joint à la traduction de 1662, comme il le dit explicitement dans la Préface : lesquelles [remarques] ont du rapport au traité que j’ay fait exprés du Poëme épique sur le modelle de celuy de Virgile, quoy que plusieurs autres en eussent écrit avant moy : Mais ils ne l’ont peust-estre pas fait avec plus de soin, ny avec des Recherches particulières28. Les Remarques apportent certes des éclaircissements sur le genre lui-même, mais le fait de consacrer un ouvrage particulier aux aspects génériques de l’Énéide suggère qu’elles ne s’arrêtent pas à cet aspect. En outre, le souci d’un vaste lectorat est également

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perceptible pour les commentaires (et non simplement pour la traduction) puisqu’il précise, toujours dans la Préface : J’ay traduit dans mes Remarques tous les passages Latins que j’y ai alleguez. Et pour les Grecs, je n’en ay employé que la Version vulgaire, afin de n’estre pas ennuyeux à ceux qui ne sont pas fort charmez des beautez du Grec & du Latin, ou qui ont peu de commerce avec l’usage de ces deux langues, qui ne sont vivantes que dans les Livres29. Il n’entend donc pas réserver l’espace des commentaires à un public savant, sans toutefois l’exclure. Pour autant, il ne définit pas la fonction exacte de ces observations. 8 Un premier parcours des Remarques nous amène à penser qu’elles participent à ce que Marolles appelle « l’intelligence facile » du texte. Leur abondance, sur des aspects autres que génériques ou théoriques, souligne l’échec partiel de la traduction dans la restitution et la compréhension totale du texte, voulues initialement par Marolles ; elles apparaissent alors comme un auxiliaire pour la « lisibilité » du texte par le plus grand nombre.

2. Rendre lisible l’Énéide pour un lecteur du XVIIe siècle

9 Rendre lisible le texte de l’Énéide commence par le refus de toute obscurité qui serait liée à une erreur de construction – et dont Marolles aurait pris conscience entre le moment de la rédaction et celui de la réalisation de l’ouvrage – ou liée à une faute typographique lors de l’impression. Les rectifications s’identifient par la présence de la mention « Lisez », tandis que des observations sur le manque de soin de l’imprimeur signalent en plusieurs occasions ce suivi exercé par le traducteur sur la production de ses œuvres, comme en témoigne l’une de ses Remarques du livre X de l’édition de 1649 : En la ligne 26. Favorable par la fuitte pour où serace. Lisez favorable pour la fuitte, par où sera-ce. Cette faute de l’Imprimeur est demeurée en 500. Exemplaires, & je l’ay corrigée pour le reste, m’estant heureusement rencontré à l’Imprimerie, comme on tiroit les 1 000. de cette edition30. 10 À plusieurs reprises, Marolles fait état de ses scrupules de traducteur : il réaffirme par ce biais sa volonté de fidélité à Virgile et le refus d’une traduction qui serait peu claire pour le lecteur. Les commentaires à l’occasion de passages difficiles en latin sont, sur ce point, significatifs. Marolles y étoffe son propos et justifie ses choix de traduction, en les appuyant sur les annotations des commentateurs antérieurs qu’il cite, confronte, rejette ou suit. Ainsi dans les Remarques du livre IX, commente-t-il un passage du texte virgilien : Page 22. Euryale prit les ornements & les ceintures de Ramnes. Ce lieu est difficile & les interpretes varient au sens & en la construction des mots. Je pense avoir suivy l’exposition de Servius qui ajouste ces mots en suitte. Sane sciendum hunc locum unum de 12. Virgilis, sive per naturam obscuris, sive insolubilibus, sive emendandis, sive sic relictis ut a nobis per historiae antiquae ignorantiam liquide non intelligantur31. Bien que ne citant pas précisément l’ensemble des commentateurs consultés, Marolles donne à voir que son travail minutieux est guidé par le souci de clarifier le sens du texte. 11 L’obscurité du passage, sans relever de la difficulté de construction latine, peut s’expliquer par le caractère poétique des images utilisées par Virgile. Ainsi, dans les Remarques consacrées au Livre VI précise-t-il à propos du vers 545, et cela dans les deux éditions :

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Page 152. Je suis prest de m’en aller, & d’achever le nombre.] Il y a au Latin, explebo numerum. Ce qui est mal-aisé à entendre, & souffre beaucoup d’interprétations. Servius l’explique, je diminueray le nombre, voulant dire qu’il se retireroit de la compagnie d’Enée et de la Sibylle. Mais ceux que j’ay suivis l’entendent, ou du nombre des années qu’il eust deu vivre en ce monde, ou de celles qu’il devoit passer en l’autre dans le lieu de purgation, avant que d’entrer dans le sejour des bienheureux32. L’abbé, se faisant pédagogue, recourt alors à la paraphrase pour expliquer le ou les sens possibles de l’expression. 12 Cette posture est fréquente même lorsque le lecteur n’est pas confronté à une difficulté liée au latin. Le commentateur semble anticiper une éventuelle obscurité en reformulant sa traduction de façon plus commune ; il propose ainsi un synonyme pour le verbe « nettoyer » au livre IX dans les deux commentaires, en l’introduisant par l’expression « c’est à dire » que l’on rencontre quasi systématiquement dans ces cas de figure : Je nettoiray tout cecy. C’est à dire, je tailleray en pieces tout ce qui se presentera devant moy33. 13 Il signale parfois une figure de style (les prosopopées, beaucoup plus systématiquement les comparaisons34 et plus occasionnellement les métaphores), tout en paraphrasant sa traduction quand cela lui paraît nécessaire pour la parfaite intelligence du sens du texte. Ainsi, en 1649, signale-t-il sans plus de développement ce qui lui semble être une prosopopée dans ses Remarques sur le livre VIII : P. 198. D’où leur vint un grand étonnement.] C’est une sorte de prosopopée, puisque l’étonnement est attribué aux eaux & aux forests qui sont des choses insensibles35. L’utilisation de la conjonction de subordination « puisque » introduit la justification de la lecture du passage comme prosopopée : tout en dévoilant les procédés stylistiques dont use Virgile, Marolles en propose indirectement une définition dans l’explication (les eaux et les forêts éprouvent de l’étonnement). Dans l’édition de 1662, il garde cette définition et ajoute des exemples issus d’autres textes qu’il a traduits antérieurement : 92. D’où leur vint un grand étonnement.] C’est une sorte de prosopopée, puisque l’étonnement est attribué aux eaux & aux forests qui sont des choses insensibles. Il y a quelque chose de semblable à cecy dans le 9. L. de Stace, où il dit en parlant du fleuve Ismene, Stupet hospita belli Unda viros, claraque armorum incenditur umbra36. Silius dans son 10. L. dit du Tibre, qu’il admira la hardiesse de Clelie qui entreprit de le traverser à la nage, quoy qu’il fust débordé. Et Ovide dans le 2. Livre des Amours, parlant du Navire des Argonautes, écrit que les eaux en furent émerveillées, Mirantibus aequoris undis37. Un tel ajout s’inscrit, pour partie, dans une démarche pédagogique en offrant au lecteur d’autres illustrations du procédé sur une thématique identique. 14 Enfin, il lui arrive parfois de qualifier la nature d’un passage ; ses explications, sans entrer dans les détails, relèvent alors de l’explication du genre du texte et servent à clarifier l’effet recherché par l’auteur. Ainsi au livre IX mentionne-t-il de façon identique dans les deux éditions le début de la plainte de la mère d’Euryale : Euryale est-ce donc toy ?] C’est le commencement de cette ingénieuse plainte que fait la mere d’Euryale sur la mort de son fils, pour attirer la commiseration de tout le monde, selon toutes les regles de l’art, remarquées par Cicéron au jugement de Servius38.

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Il emprunte à ses prédécesseurs une partie de son commentaire mais ne détaille pas, s’arrêtant à la simple mention de « toutes les règles de l’art » ; signalant l’effet produit, il célèbre autant l’inventio que l’elocutio de Virgile. 15 C’est encore en bibliothécaire-pédagogue que Marolles assure le lien entre deux cultures – celle d’une époque révolue et celle du temps présent – en élucidant les allusions du texte qui pourraient échapper à un lecteur non érudit. S’appuyant sur les commentateurs précédents et sur sa propre culture antique – sur ce point, Marolles innove peu –, l’abbé identifie les personnages par leur nom, lorsqu’ils sont désignés par une périphrase ou un adjectif lié à leurs aventures. Pour justifier cette dénomination, il narre ensuite leur histoire et signale la transition de l’identification à l’éclaircissement de la périphrase par l’usage d’expressions telles que « car », « pour ce que ». Cette seconde partie du commentaire est souvent amplifiée dans l’édition de 1662 par la mention d’autres références antiques, qu’il ne cite pas systématiquement dans le texte. De même, pour les lieux géographiques, clarifie-t-il l’appellation et donne-t-il l’origine de cette dernière grâce à des précisions d’ordre historique ou mythologique. Enfin, dans l’établissement de ce lien entre deux époques, il explique certains traits de civilisation : par cette remise en contexte, il permet au lecteur de saisir le sens d’une expression ou d’une situation et d’éviter toute erreur par une lecture anachronique.

16 Cette démarche du commentateur vise à donner les outils nécessaires à tout lecteur pour saisir pleinement le sens du texte virgilien et à rendre son « intelligence facile ». Mais Marolles glisse souvent de la compréhension du sens à sa lisibilité pour un lecteur du XVIIe siècle. Il opère à plusieurs reprises des actualisations ou rapprochements avec l’époque contemporaine dans le cadre de ses Remarques. Ils peuvent concerner des aspects pratiques : il justifie par exemple l’emploi du mot français « bourdelier » dans la traduction, terme technique de son époque, pour traduire au vers 45 du livre VIII le latin ubera – qui signifie littéralement « mamelle » – en précisant dans ces deux commentaires que « c’est un terme connu par les chasseurs, pour dire les mamelles de la laye ou de la truye sauvage39 ». Les actualisations sont presque systématiques lorsqu’il évoque un lieu géographique pour lequel, outre l’explication mentionnée précédemment, il ajoute la localisation actuelle : cela permet au lecteur de situer le lieu de l’action avec des repères contemporains. Ce souci était visible dès 1649 puisque Marolles, en sus de ses Remarques et de la traduction, propose une « Description du Voyage d’Énée40 », description accompagnée d’une carte pliée et d’une « Explication geographique de tous les lieux mentionnés dans les œuvres de Virgile, par ordre alphabetiques, B. signifie Bucoliques, G. Georgiques, E. Eneide41 ». 17 Enfin, cette recherche de lisibilité se perçoit par la confrontation des us et coutumes antiques avec ceux du XVIIe siècle. Ainsi, dans ses deux commentaires du Livre VIII de l’ Énéide, Marolles suggère une proximité entre les ablutions des Anciens et le baptême chrétien : Recevez Énée en vostre saincte riviere. Le sujet se presente bien en cet endroit de dire beaucoup de choses des ablutions des Payens : mais pour ne m’esloigner pas de la briesveté que je me suis proposée, il me suffira de remarquer, que par une sagesse incomprehensible, l’esprit de Dieu & de l’Église, a voulu sanctifier plusieurs coustumes des Gentils, & qu’il a substitué les eaux incorruptibles du Baptesme, à celles qui estoient mises en usage par la vaine superstition42. 73. Recevez Énée en vostre saincte riviere. Le sujet se presente bien en cet endroit de dire beaucoup de choses des ablutions des Payens : mais le sujet en est trop ample :

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& il me suffit de remarquer, que nostre baptesme n’est pas tant une suitte de cette coustume, qu’elle en est le renouvellement & la sanctification43. L’exemple concerne ici la religion, mais celle-ci n’est pas le seul domaine d’application de ce type de remarques. Marolles souligne la parenté qu’il peut y avoir entre deux civilisations distantes dans le temps et facilite la réception d’un texte antique profane par le lien établi entre les deux époques. Cependant, l’abbé va souvent au-delà de la simple actualisation par pédagogie et, utilisant le texte de Virgile, il entame dans le cadre de ses Remarques un dialogue avec ses contemporains, dialogue dont les enjeux sont autant moraux que littéraire.

3. Les Remarques : les enjeux moraux et littéraires d’un dialogue avec son époque

18 En gommant les distances entre deux civilisations, Marolles opère un glissement : quittant sa position médiane de passeur44, il érige l’Énéide en texte édifiant et fait de l’œuvre l’intermédiaire par lequel il dialogue avec ses contemporains. Au détour d’une expression, il propose dans ses Remarques une lecture orientée par son regard d’homme d’Église ou de lettré et qui n’est destinée qu’à l’instruction morale ou la réflexion littéraire.

19 À plusieurs reprises, il souligne en effet la possibilité d’une lecture chrétienne de l’œuvre qui serait profitable et délivre implicitement un enseignement religieux. Ainsi, au Livre II, à propos du vers 777 qu’il traduit par « Ces choses n’arrivent point sans l’ordonnance des Dieux », commente-t-il en 1649 puis en 1662 : Cette sentence est digne d’un Chrestien, qui doit estre persuadé, que rien n’arrive sans la providence de Dieu45. Il est certain que rien n’arrive sans la Providence de Dieu : Et Creüse ne dit cela que pour consoler Enée qui estoit affligé de sa perte, & qui avoit trop de pieté pour se plaindre en cette occasion la mesme de la sagesse & de la Justice des Dieux46. La première « Remarque » marque la filiation entre le héros virgilien et le chrétien, puis l’emploi du verbe « devoir » au présent signale le passage au dogme religieux chrétien. Celle de 1662, supprimant le rapprochement, donne directement le précepte religieux puis propose une explication du texte orientée vers le dévoilement de vertus toutes chrétiennes chez Énée : Marolles, abbé, délivre l’enseignement à tirer pour le lecteur de ce passage. De tels enjeux moraux se trouvaient en filigrane dans la Préface, lorsque Marolles prenait soin de se justifier, en tant qu’ecclésiastique, de traduire des œuvres profanes : Si quelqu’un me reprend d’avoir travaillé à un ouvrage prophane, au lieu de m’estre occupé à escrire quelques Traittez de piété, ou de Theologie, puis que je suis de profession Ecclesiastique ; encore que je ne m’en veuille pas excuser tout à fait, si est-ce que je ne craindray point de dire, puis qu’il faut rendre compte à Dieu & au public, de l’employ de toutes ses heures, que non seulement il n’y a rien icy contre les bonnes mœurs, mais encore, que plusieurs y pourront profiter47. 20 Si beaucoup d’analyses de l’homme d’Église concernent des aspects du culte et du dogme chrétien, les plus nombreuses se lisent à propos d’Énée. Cette focalisation s’explique par la lecture politique qu’il donne de l’œuvre de Virgile. Le héros incarne – ce n’est pas en soi une nouveauté – la figure du Prince idéal par son courage, sa vertu et sa piété. Marolles ne manque pas de le souligner dans ses Remarques tout en donnant une inflexion contemporaine à ses commentaires : Énée est le modèle auquel peut se référer le monarque français et même plus largement toute personne ayant autorité

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sur le peuple48. Une telle orientation s’explique par le contexte dans lequel fut rédigée la première traduction : l’abbé a dû en retarder la publication en raison des troubles de la Fronde qu’il mentionne dans sa Préface. Sa dédicace « AU ROY », alors mineur, n’a rien d’anodin en ce moment de fragilité du pouvoir royal : il établit clairement le parallèle entre le héros de fiction et le jeune Louis XIV, et mentionne pour cela son origine divine qui renvoie à la conception française de la monarchie de droit divin : Énée qui est du sang des Dieux, représente bien à mon avis, la grandeur de votre extraction, qui tire son origine du plus glorieux Sang de l’Univers49. Lorsqu’il énumère par la suite les qualités attendues d’un souverain, et illustrées par Énée, ce « Prince parfait50 », Marolles n’est pas interprète ; il change de posture d’énonciation comme en témoigne l’emploi du verbe « devoir » et de pluriels comme « Les Princes et les Roys » et se fait théoricien de la pratique du pouvoir. 21 L’âge du roi au moment de la première traduction tend à conférer à cette dernière une dimension éducative à destination du Prince, en sus d’un objectif moral pour le plus grand nombre. Elle ne disparaît pas dans la seconde traduction en prose. Certes, Louis XIV n’est plus mineur, mais il vient de prendre les rênes de l’État après la mort de Mazarin en 1661, et le pays sort à peine des agitations de la Fronde. L’ouvrage devient alors une invitation pour le tout jeune prince régnant à conserver les qualités qui font déjà de lui un parangon de monarque. La nouvelle dédicace « AU ROY » en 1662 réaffirme en effet l’identification du héros au monarque mais en soulignant qu’il incarne déjà les qualités que l’on peut attendre d’un roi : Et Virgile qui n’est jamais inferieur à personne en toutes les choses qu’il écrit, a fait dans son immortel Ouvrage, au sujet de son Heros, une Peinture naive de tout ce que nous voyons en la Personne Royale de VOSTRE MAJESTÉ, & des choses inouïes que chacun de nous a tant raison d’esperer de toutes ses grandes qualitez51. La fin du propos suggère une attente des hommes, un espoir placé en un roi jugé comme possédant toutes les vertus idéales de la fonction et qu’il se doit de conserver. 22 Sans être une mise en garde pour le roi, cette traduction et ses Remarques offrent un miroir pour rappeler ce que doit être, à ses yeux, la pratique du pouvoir : celle d’un père. Marolles développe en ce point une vision proprement française remontant à l’époque de Louis XII, qualifié de « Père du peuple » lors des États Généraux réunis à Tours en mai 1506. Il le mentionne explicitement dans la dédicace de 164952 et développe cette position à plusieurs reprises dans le cadre de ses commentaires, tant pour la première traduction que pour la seconde. Ce regard d’homme du XVIIe siècle se retrouve dans l’absence d’une admiration sans faille de l’abbé pour les agissements d’Énée, dont il a pourtant repris le statut de prince vertueux. Lorsque le comportement du fils d’Anchise lui semble contestable au regard des conceptions modernes, il le signale explicitement, et plus particulièrement dans ses Remarques de 1662. Ainsi, au Livre II, le héros raconte-t-il les massacres perpétrés dans le palais de Priam et auxquels il a assisté ; Marolles se montre alors sévère : 499. Je veis Neoptoleme, &c. On reprend icy Virgile, & pour plusieurs vers qui sont en suitte de celui-cy, de ce qu’il fait raconter à Enée, ce qu’il vid dans le Palais de Priam, quand la porte en fut forcée par Neoptoléme fils d’Achile, & on dit que ce n’est pas le representer bien valeureux de luy faire voir du haut d’une tour ce qui se passe en ce lieu-là, & de ne s’exposer point luy-mesme dans le peril pour resister avec ses amis à la violence des Grecs : Et qu’enfin il ne luy est pas fort glorieux de voir tuër Polite son beau-frere, & le Roy Priam son beau-pere, sans y faire de resistance : car en effect c’estoit une occasion où il falloit perir. J’avoüe, que cela est difficile à sauver, du moins de la façon que nous concevons aujourd’huy la valeur

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des Heros, & qu’il a de l’apparence qu’elle se doive concevoir. Sans mentir, il y a bien de l’apparence que Virgile n’a pas considéré cecy d’assez prés, & que pour orner sa narration d’une circonstance necessaire pour dépeindre la Catastrophe de l’Empire de l’Asie, il n’a pas assez observé ce qui estoit de la bienseance pour son Heros. Que diroit la dessus Jules Cesar Scaliger, si grand admirateur de Virgile ? Que diroient Servius, Donat, les doctes Jesuites Lacerda & Pontanus, & les autres Partisans les plus passionnez ? Pour moy, je me rends & je ne voudrois jamais entreprendre la deffense d’une cause qui n’est pas soutenable53. L’abbé ne nomme pas les auteurs des critiques à l’encontre du héros latin, comme en témoigne l’usage du « on », mais il prend position à titre personnel, se démarquant des commentateurs antérieurs admiratifs de Virgile. Son analyse s’explique par son état d’ecclésiastique qui confère un enjeu moral et politique à ses Remarques destinées au Roi comme au plus grand nombre. 23 Que Marolles s’empare de l’Énéide en raison du profit moral qu’un lecteur peut en tirer, ne doit pas toutefois effacer la dimension littéraire qu’il donne à son travail. Au fil de ses Remarques, Marolles utilise l’épopée de Virgile pour discuter des codifications contemporaines du genre épique. Les considérations sur le pouvoir royal sont l’occasion de rappeler les traits de caractère du héros épique et l’abbé étend ses commentaires au style propre à ce type de poèmes. Grâce à la distinction des styles utilisés, il présente les trois premiers vers de l’Énéide comme emblématiques du parcours poétique de Virgile : le premier renvoie aux Bucoliques, le deuxième aux Géorgiques et le troisième à l’Énéide 54. Puis il développe ce que doit être à ses yeux le style héroïque : 4. Gratum opus Agricolis. Il parle des Géorgiques, qu’il appelle ouvrage agreable, pour les Laboureurs, où certainement le stile est plus relevé que dans les Bucoliques ; mais il ne l’est pas tant aussi que dans l’Eneide. En quoi le Poëte fait paroistre son grand jugement, dans ces trois sortes d’Ouvrages, parce qu’en effet, le stile se doit hausser ou baisser, selon que les sujets l’exigent. Ce qu’il a partout observé admirablement. Or dans les matieres heroïques toutes les choses ne sont pas également sublimes. C’est pourquoy il faut qu’il y ait par tout une grande varitation, sans y perdre pourtant jamais la gravité ou la majesté du stile héroïque, lequel pour n’estre pas en tout lieu également sublime ou figuré, ne doit pourtant jamais ramper ny degenerer dans les impertinentes allusions des mots, ou les basses railleries55. 24 Nourri par ses traductions antérieures de genres variés56, Marolles développe en 1662 ce qui ne faisait l’objet que d’un bref commentaire en 164957 et ses ajouts, dans lesquels il use des verbes « devoir » et « falloir », dévoilent le théoricien. Ce type de Remarques, disséminées au gré des différents vers, s’explique sans doute par la concomitance de son travail de commentateur et de théoricien puisqu’il joint à sa traduction de 1662 un Traité du poème du poème épique, comme nous l’avons dit précédemment. Il est l’occasion pour lui de célébrer l’elocutio virgilienne, dont il souligne la gravité, l’élégance et la concision, qualificatifs qui sont traditionnellement attribués à Virgile. Il n’en reste toutefois pas au stade de l’admiration : s’il place l’auteur latin en position de modèle générique supérieur à Homère, il tient à évoquer sa filiation littéraire et, surtout, sa postérité jusque dans les œuvres les plus contemporaines. Ce dessein, plus novateur, se perçoit dans le traitement qu’il accorde aux comparaisons dans ses commentaires de 1662, traitement qui explique leur étendue considérable par rapport à ceux de 1649. Pour cela, Marolles s’appuie largement sur le chapitre XIV du cinquième livre de la Poétique de Jules César Scaliger consacré aux comparaisons58. Il cite les différents auteurs, latins ou grecs, qui ont usé d’une comparaison similaire, mentionne la référence précise, transcrit le texte antique (à l’exception des textes grecs) et en

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propose presque systématiquement la traduction, qui provient pour beaucoup de ses travaux antérieurs. Il complète ce qui nous semble relever de l’emprunt59 par des jugements esthétiques qui ne s’accordent pas toujours avec ceux de Scaliger, et augmente son travail d’une recherche du même ordre dans les épopées des XVIe et XVIIe siècles dont il donne les passages correspondants. À propos de la comparaison avec le serpent, il fait ainsi figurer des extraits de La Jérusalem délivrée du Tasse (1581), du Moïse sauvé de Saint Amant (1653), du Saint Louis, ou la Sainte couronne reconquise sur les infidèles du Père Le Moyne (1653), de La Pucelle, ou la France délivrée de Chapelain (1656), du Clovis ou la France chrétienne60 de Desmarest de Saint Sorlin (1657) et l’on trouve cités à plusieurs reprises pour d’autres comparaisons la Franciade de Ronsard (1572), le Saint Paul d’Antoine Godeau (1654) et le poème sur Jésus Christ d’Arnaud d’Andilly61. Dépassant la simple compilation, il n’hésite pas à souligner la beauté de ces passages qui ne le cèdent en rien, à ses yeux, à leur source, voire l’emportent sur elle.

25 Cette filiation antique et cette postérité épique de l’Énéide sont établies en termes d’imitation par Marolles. Mais celui-ci élargit son champ d’investigation en insérant dans ses Remarques des œuvres appartenant à d’autres genres que l’épopée. Il parle notamment de l’influence exercée par l’Énéide sur l’embrasement de Troie décrit par Pétrone dans le Satyricon62 et cite dès sa Préface de 1649 le Virgile travesti de Scarron mais aussi les tragédies de Didon se sacrifiant de Jodelle (1558) et de Hardy (1603), et la Didon de Scudéry (1637) à propos du chant IV de l’Énéide 63. Marolles aborde ainsi, quoique de façon implicite, la question du rapport au modèle dans le processus de création littéraire. Il définit ce rapport comme une imitation plus ou moins proche, comme la reprise d’un motif, – indépendamment du genre –, ce dont témoigne l’expression « avoir beaucoup de rapport à » à propos d’un passage de Lucain qui puise chez Ovide pour évoquer la tempête64. L’apparition du terme d’« émulation », bien qu’appliqué à des auteurs antiques65, vient alors qualifier la relation des auteurs avec leurs sources. Ce mot nous semble également inscrire l’ample travail théorique et critique de Marolles dans une perspective plus ambitieuse que la simple restitution et intelligence d’un texte antique. Virgile est certes un modèle incontesté pour le genre épique, mais l’éloge que fait Marolles de ses propres contemporains, tout comme ses considérations sur la langue française, sont une invitation, consciente ou non, pour les lettrés du XVIIe siècle à s’inscrire dans une démarche de concurrence stimulante et d’émancipation66 vis-à-vis de la source antique, et partant, une invitation à créer des modèles français d’un égal prestige, voire d’un prestige supérieur. 26 Ce dialogue littéraire à propos de la définition d’une épopée à la française s’inscrit dans l’entreprise plus vaste de promotion de la langue et de la prose française. Dans ses commentaires et ses écrits liminaires, l’abbé insiste sur les potentialités de celle-ci, et ce dès 1649 : […] je me suis persuadé que nostre prose estoit capable aussi bien que celle des Grecs & des Latins, de soustenir quelquefois les graces de la Poësie, quand on s’y veut soigneusement appliquer67. Sa traduction en prose se met donc au service de cette promotion et plusieurs Remarques tendent à souligner la capacité de la prose à restituer une écriture poétique dont il n’a eu de cesse de vanter les qualités, souhaitant ainsi rehausser davantage le français. Marolles revendique alors une prose poétique, notamment lorsqu’il justifie l’emploi de certaines figures dans le « style ordinaire » face aux critiques de certains : Ceux qui tiennent que la Poësie consiste seulement en des lignes mesurées, ou en certains nombres de syllabes, qui font une harmonie agreable, reprendront possible

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quelques expressions dont je me suis servi, pour n’estre pas assez du stile ordinaire, ou pour estre trop Poëtiques, quoy que je traduise un Poëte. […] Mais comme il ne seroit pas mal-aisé de monstrer qu’ils se peuvent tromper, ou qu’ils ont perdu le souvenir de ces charmantes Poësies en prose, & du stile Poëtique de Xenophon, de Platon, de Philostrate, de Lucien, d’Achilles Statius, de Pline le jeune, de Petrone, d’Apulée, & d’une infinité d’autres entre les anciens, aussi bien que des façons de parler figurées de nostre Balzac et de nos Traducteurs des Metamorphoses d’Ovide, de la Jerusalem du Tasse, du fameux Roland de l’Arioste, de l’Histoire Ethiopique d’Heliodore, des Couches de la Vierge de Sannazare, & de tant d’autres ouvrages agreables, qui sont donnez par la liberalité de nos Muses aux divertissements de la Cour ; il me suffira de dire qu’on l’a fait à dessein, & qu’il seroit de mauvaise grace de traduire un Poëte comme un Historien68. Mais le visage qu’il donne à cette prose est celui du début du XVIIe siècle, et sa promotion est surannée pour la traduction vers 165069. Ainsi s’expliquent sans doute le petit nombre de commentaires de ce type dans sa traduction de 1662 et la disparition du panégyrique d’une telle écriture dans la Préface70. Si Marolles se tourne vers les réflexions génériques (nous l’avons vu), il n’en demeure pas moins que ses prises de position transforment l’espace des notes finales en lieu de dialogue ; l’œuvre antique est devenue le truchement par lequel s’entame cet échange, fragmenté au gré des vers qui ont retenu son attention, plurielle dans ses sujets et ses enjeux, tant moraux que littéraires.

27 Se tourner vers Virgile pouvait passer pour le geste d’un Ancien et le traduire en prose dans la deuxième moitié du XVIIe siècle pour une entreprise passéiste. Pourtant, le travail de Marolles dans ses Remarques témoigne d’une démarche plus originale et moderne qu’il n’y paraît. Héritier des commentateurs des siècles passés, Marolles reprend à son compte une partie de leurs remarques qu’il destine au plus grand nombre dans un souci de vulgarisation ; celle-ci passe par le recours à la traduction en français, tant pour le texte source que pour les observations. Cet apparat critique, où le plaisir d’une certaine érudition transparaît, doit servir, avant toute chose, à l’« intelligence facile71 » de la lettre du texte. Mais il contribue également à la lisibilité du texte pour un lectorat du XVIIe siècle. Ce glissement de la restitution à la recevabilité d’une œuvre antique entraîne l’abbé vers des observations plus personnelles. Quittant sa position de passeur entre deux époques, Marolles place l’œuvre entre lui et ses contemporains du XVIIe siècle en vue d’une réflexion morale, politique et littéraire. S’il fait toujours d’Énée le parangon du prince vertueux, c’est pour mieux définir ce que doit être la pratique du pouvoir royal et s’adresser au jeune Louis XIV ; s’il inscrit l’ Énéide dans un héritage antique et une postérité contemporaine, c’est pour donner à voir la translatio de l’œuvre virgilienne. Il transmet à son lecteur une démarche de création littéraire, pensée en termes d’émulation créatrice, et il lui propose un discours théorique moderne sur l’épopée (quoique fragmentaire) ; son travail devient une sorte d’invitation implicite au dépassement du modèle antique vers la création d’une œuvre conforme aux attentes esthétiques du XVIIe siècle, et digne d’être un modèle. Quand il se tourne vers Virgile, geste digne d’un Ancien, Marolles regarde, en Moderne, vers sa propre époque, et cela, même si sa vision de la prose est déjà vieillie.

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NOTES

1. Michel de Marolles publie une première traduction de Lucain en 1623, qu’il reprend en 1647 et 1649. 2. Les Œuvres de Virgile, traduites en prose, enrichies de figures, tables, Remarques, Commentaires, éloges et Vie de l’Autheur, Avec une explication geographique du voyage d’Enée, & de l’ancienne Italie, et un abbregé de l’histoire divisé en trois livres, contenant ce qui s’est passé de plus memorable depuis l’embrazement de Troye, jusques à l’Empire d’Auguste, pour l’intelligence du Poëte, Au Roy, par Michel de Marolles, Abbé de Villeloin, A Paris, Chez Toussaint Quinet, au Palais sous la montée de la Cour des Aydes, MDCXLIX, Avec Privilège du Roy. L’ouvrage dédié au roi, de format in quarto, propose, pour l’Énéide, 73 pages de Remarques finales, présentées par chant suivant l’ordre du texte. Il ne comporte pas le texte latin. L’ouvrage ne comprend qu’un seul volume divisé en deux parties. La première est consacrée à l’Énéide, la seconde aux Bucoliques et aux Géorgiques. Cette dernière est marquée par une nouvelle pagination. 3. L’Énéide de Virgile, en latin et en françois, avec des Remarques utiles & fort amples, accompagnées d’un Traité du Poëme Epique ; pour montrer de quelle sorte celui-cy a esté imité des Grecs, & comme l’ont aussi imité plusieurs Escrivains Celebres de diverses Nations, qui sont venus depuis, Par M. de Marolles, abbé de Villeloin, A Paris, Chez Guillaume de Luyne, Libraire Juré, au Palais, en la Gallerie des Merciers, à la Justice, MDC LXII, 3 vol. L’ouvrage, in octavo, également dédié au roi mais présentant le texte latin en regard de la traduction française, offre 703 pages de Remarques sur les différents vers de l’Énéide, présentées suivant l’ordre des vers dans chaque chant à la fin du premier et du deuxième tome. Le troisième tome est consacré aux Bucoliques et aux Géorgiques. 4. Toutes les œuvres de Virgile traduites en vers françois. Divisees en deux Parties. Dediees au Roy, Seconde Partie contenant les douze Livres de l’Eneide avec des Remarques & des Tables tres-amples, A Paris, Chez Jacques Langlois, Imprimeur ordinaire du Roy, dans la Grand’Salle du Palais, au sixiéme Pillier, vis-à-vis la Grand’Chambre, à la Reyne de Paix ; et Emmannuel Langlois, ruë Saint Jacques, à la Reyne du Clergé, M.DC.LXXIII, avec privilege du Roy. 5. L’Énéide de Virgile, traduit en vers par M.D.A.D.V., A Paris, MDCLXXI, avec privilège du Roy. Au verso de la page de titre se trouve décrit le contenu de l’ouvrage : « Ce recueil contient quelques Pieces du premier & du troisiéme Livres de l’Eneide, dispersées en divers lieux, Avec 109 Comparaisons que ce Poëte a employées dans tout son Ouvrage. A quoy ont esté adjoustées les Traductions en Vers des IV. VI. VII. VIII. IX. & X. Livres, Et encore plusieurs Epistres, Discours & Prefaces pour servir d’ornement & d’instruction sur ce sujet. » La pagination de l’ouvrage est continue, et chaque traduction, où ne figure pas le texte latin, est précédée d’une page de titre, d’une dédicace et d’une préface. L’absence de mention d’un imprimeur libraire sur les pages de titre peut laisser supposer qu’il s’agit d’une impression à frais d’auteur regroupant les étapes intermédiaires d’un travail en cours. 6. Marolles mentionne dans l’« Avis au Lecteur » de la traduction inachevée du Livre IV (ibid., p. 462) : « Et pendant qu’on a fait l’Edition de ce 4. Livre, je ne sçaurois m’empescher de dire icy que j’ay achevé la Traduction du 5. Livre, qui n’est pas une petite avance du reste de l’Ouvrage, où je me propose de travailler, sans oublier les Bucoliques, afin de ne rien obmettre dans nos Vers, apres ceux de Virgile, de tout ce qui nous reste des Œuvres d’un si excellent Poëte. » 7. Joachim Du Bellay, Le quatriéme livre de l’Eneïde de Virgile, traduict en vers François, La Complainte de Didon à Enée, prince d’Ovide ; & d’autres œuvres de l’invention du Translateur, par J.D.B.A. [Joachim Du Bellay, Angevin], à Paris, par Vincent Certenas, 1552 ; et id., Deux livres de l’Éneide de Virgile, a scavoir le quatrieme, et sixieme, traduicts en vers francois par J. Du Bellay, angevin avec la Complainte de Didon à Enee, prise d’Ovide, la Mort de Palinure, du cinquieme de l’Éneide,& l’Adieu aux Muses, pris du latin

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de Buccanan, A Paris, de l’imprimerie de Federic Morel, rue S. Jan de Beauvais, au franc Meurier. M. D. LX. Avec privilege. 8. Jean Davy du Perron, Partie du premier livre de l’Æneïde de Virgile, Paris, Robert Etienne, 1610 ; l’ouvrage est en vers et sans nom, mais l’auteur en est Jean Davy du Perron, cardinal et évêque d’Évreux ; et id., Partie du premier et quatriesme livre de l'Ænéide de Virgile, Paris, Robert Etienne, 1611. 9. Jean Bertaud, Traduction du second livre de l’Enéïde, en vers françois, par Jean Bertaud, Evêque de Sées, dans Les Œuvres de Mademoiselle de Gournay et dans le recueil de Poësies de M. Bertaud, Paris, Toussaint du Bray, 1620. 10. Marie de Gournay, Versions de quelques pièces de Virgile, Tacite et Saluste, avec l’institution de Monseigneur, frère unique du roy... par la damoiselle de Gournay [et M. Bertault, évêque de Séez. Précédé d’ un traité sur la poésie, par Mlle de Gournay], Paris, F. Bourriquant, 1619. 11. Pierre Perrin, L’Eneïde, traduite en vers François : premiere partie, contenant les six premiers livres, dédiée à l’Eminentissime Cardinal Mazarin, avec des remarques du Traducteur aux marges, pour l’intelligence de la carte, & de l’histoire ancienne, veritable & fabuleuse, par Pierre Perrin, Conseiller du Roi en ses Conseils, Introducteur des Ambassadeurs & Princes étrangers près la personne de son Altesse Royale M. le Duc d’Orleans, Paris, Pierre Moreau, seul Imprimeur & Graveur ordinaire du Roi de la nouvelle imprimerie, 1648. 12. Annibal Caro, L’Eneide di Virgilio, del commendatore Annibal Caro, Venise, B. Giunti et frères, 1581. 13. Octavien de Saint Gelais, Les Eneydes de Virgile, translatez de Latin en François, par Messire Octavian de Sainct Gelais, en son vivant Evesque d’Angoulesme, revuës & cottés par Maître Jehan Divry, Bachelier en Medecine, Paris, Antoine Verard, 1509. L’ouvrage connaît une nouvelle édition en 1529 et en 1540. 14. Louis des Mazures, L’Eneïde de Virgile, Prince des Poëtes Latins, translatée de Latin en François, par Loüis des Mazures, Tournisien, Lyon, Jean de Tournes, 1560. 15. Robert et Antoine Le Chevalier d’Agneaux, Les Œuvres de Virgile Maron, traduites de Latin en vers françois, par Robert et Antoine Le Chevalier d’Agneaux, freres, de Vire en Normandie, dédiée au Roi, Paris, Thomas Périer, 1584 (une deuxième édition paraît en 1583 chez Guillaume Auvray avec le texte latin en marge, puis une troisième, toujours avec le texte latin en marge, chez David Le Clerc, en 1607). 16. René de La Mothe du Tertre, L’Eneïde de Virgile en prose Françoise ; savoir, les six premiers livres, & les autres par M. Du Pelliel, avec enrichissemens de figures, Paris, Toussaint du Bray, 1626. 17. L’Eneïde de Virgile, traduction nouvelle, par le sieur Tournay, Paris, Antoine de Sommaville, 1648. 18. Pierre Perrin, L’Eneide, seconde partie, contenant les six derniers livres, dédiée à Monsieur le Cardinal Barberin, fidellement traduite en vers héroïques, avec le Latin à côté, & les remarques à chaque livre, pour l’intelligence de l’histoire & de la fable, enrichie de figures en taille douce, Paris, Etienne Loyson, 1658. 19. Marolles, Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., préface non pag. 20. Ibid. 21. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., préf. non pag. 22. Cette perspective s’inscrit dans les débats sur la traduction qui agitent le milieu du siècle et dont Port-Royal est l’un des foyers. Marolles fut en contact proche avec les milieux de Port-Royal. Pour plus de détails sur la position de Marolles dans ce débat, on se reportera à nos analyses dans Sénèque le Tragique en France (XVI-XVIIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 733-745. 23. Marolles, Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., préf. non pag. 24. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, préf. non pag. 25. Voir ibid.., vol. 1, p. 257-258 : « Plusieurs en [des remarques] ont écrit devant moy, sous le nom de Commentaires, d’Annotations & d’Observations ; les uns anciens, comme Servius Honoratus, Donat, Pomponius Sabinus, le Grammairien Probus, Philargyrius, Modestinus. Les autres modernes, tels que Germanus Valens, Adrian Turnebus, Louys Lucreda [sic pour Lacerda],

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Jacques Pontanus, Hortensius Montfortiensis, Nascimbenus, Nannius, à Myen, Abramus, Jodocus Badius Ascentius, Philippe Beroalde, Philippe Melancton, Mancinellus, Domitius Calderinus, Augustinus Dathus, Pierius Valerianus, Janus Parrasius, Janus Guilielmus, Baptista Pius, Robortellus, Alexandre de Naples, Chrystophorus Landinus, Joannes Hartungus, Jodocus Vvillichius, Camerarius, Georgius Fabricius, Corrardus, Erythreus, de Bonfinis, Jean Louys Vives, Adrianus Burlandus, Casaubon, Lipse, Marc-Antoine Muret, Scaliger, Lambin, Gifarius, Taubmannus, Claude Saulmaise, Ludovicus Lucius Professeur de Basle, Magius, Merula, Thomas Farnabius, & Cornelius Schrevelius. » Voir infra note 48 : en 1649, mentionnant les commentaires de Pontanus et La Cerda, Marolles ajoutait ceux d’un autre jésuite, « Gallucius Sabinus », non repris ici (Les Œuvres de Virgile [1649], op. cit., préf. non pag.) – Tarquinio Galluzzi, Virgilianae Vindicationes…, Rome, A. Zannetti, 1621. Voir aussi, dans l’Atelier de la présente livraison, la liste des commentateurs que donne Jacob Pontanus (qui cite sans coquille le nom de Corradus). 26. Ibid., préf. non pag. 27. Ibid., p. 257. 28. Ibid., vol. 1, préf. non pag. 29. Ibid. 30. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 424. 31. Ibid., p. 418. La remarque est identique dans l’édition de 1662 (op. cit., vol. 2, p. 403). Nous traduisons : « Il faut assurément reconnaître que ce lieu fait partie de ceux qui, dans les douze livres de Virgile, sont obscurs par nature, ou impossibles à résoudre, ou à corriger, ou laissés tels quels sans que nous puissions les comprendre avec certitude faute de connaître l’histoire antique. » 32. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 395-396. Nous mettons ci-après les commentaires de l’édition de 1662 qui ne diffèrent légèrement que dans la formulation de la dernière phrase (id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 1, op. cit., v. 545, p. 646) : « 545. Je suis prest de m’en aller, & d’achever le nombre.] Il y a au Latin, explebo numerum. Ce qui est mal-aisé à entendre, & souffre beaucoup d’interprétations. Servius l’explique, je diminueray le nombre, voulant dire qu’il se retireroit de la compagnie d’Enée et de la Sibylle. Mais ceux que j’ay suivis l’entendent, ou du nombre des années qu’il eust deu vivre en ce monde, ou de celles qu’il devoit passer en l’autre dans le lieu de purgation, avant que d’être admis dans le sejour des bienheureux. » 33. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 418 et id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 2, op. cit., p. 401. 34. Nous aurons l’occasion de revenir sur les comparaisons ci-après, en raison du traitement qu’il leur consacre dans l’édition de 1662 et qui s’inscrit également dans une intention autre que pédagogique. 35. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 407. 36. Nous traduisons : « L’onde s’étonne d’offrir un refuge à la guerre et s’éclaire du reflet brillant des armes ». 37. Marolles, L’Énéide de Virgile (1662), vol. 2, op. cit., p. 349. Il s’agit d’un ablatif absolu : « les flots de la mer s’étonnant ». 38. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 418 et id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 2, op. cit., p. 409. 39. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 406 et id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 2, op. cit., p. 51. 40. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 177-179. 41. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 180-208. 42. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 407. 43. Id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 2, op. cit., p. 348-349. 44. En tant que passeur, et passeur pédagogue, il se place en intermédiaire entre ses contemporains et l’Antiquité.

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45. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 366. Le vers de Virgile est : « Non haec sine numine diuom / eueniunt » (trad. Jacques Perret : « Ces choses n’arrivent pas sans le vouloir des dieux »). 46. Id., L’Énéide de Virgile (1662), vol. 1, op. cit., p. 402. 47. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., préf. non pag. Pour se justifier, Marolles s’appuie sur des arguments d’autorité dans la suite du passage et énumère un grand nombre d’ecclésiastiques ayant traduit des œuvres profanes (ibid.) : « Et s’il faut des exemples de ce que j’ay fait, outre Monsieur le Cardinal du Perron, & les Evesques d’Angoulesme [Octavien de Saint Gelais] & de Sées [Jean Bertaud], que j’ay desja nommez, ne sçavons nous pas que l’Evesque Eustatius a fait un tres-ample Commentaire sur toutes les Poësies d’Homere ? Heliodore n’est-il pas autheur de l’Histoire des amours de Theagene & de Cariclée, que M. Jacques Amiot E. d’Auxerre a traduite, aussi bien que les Œuvres de Plutarque, de Diodore Sicilien, & le Livre des amours de Daphnis & de Cloé ? Jerosme Vidas E. d’Albe a composé des Poëmes du ver à soye, & du jeu des Echets. J’ai appris de M. de Salmonnet, qui joint une grande erudition à une extreme courtoisie, que Gravinus Douglasius E. de Dunkelle en Escosse dans la province de Perth a fait il y a plus de six vingts ans, une traduction en vers de l’Eneide de Virgile, en sorte que chaque vers Escossois respond à chaque vers Latin. M. Coeffeteau E. de Dardanie, & depuis E. de Marseille, de l’Ordre de S. Dominique, a traduit le Florus, & a composé un abregé du Roman d’Argenis. Claude de Seissel Arch. de Turin, a traduit l’Histoire de Thucydide, & plusieurs autres pieces semblables. Messire Philippes de Vitry E. de Meaux, escrivit en vers de son temps une Paraphrase des Metamorphoses d’Ovide, en faveur de la Reine Jeanne, dont le Manuscript est curieusement gardé en la Bibliotheque de S. Victor à Paris, & mourut en l’année 1351 ; Et nous voyons par les Commentaires de Jacobus Pontanus, de Ludovicus Lacerda, de Gallucius Sabinus, sur Virgile ; & par ceux de Raderus, & de Martin Delrio sur Martial, & sur Seneque, comme les Peres Jesuites, qui sont d’une Compagnie de grande reputation pour la pieté, se sont exercez bien souvent sur un pareil sujet. » 48. Commentant la première comparaison de l’Énéide en 1649, Marolles ajoute (ibid., p. 350) : « De cette comparaison qui est la premiere de ce grand ouvrage, les Seigneurs & tous ceux qui ont authorité sur le peuple doivent apprendre à se rendre recommendables par la vertu. » 49. Ibid. « Au Roy », non pag. 50. Ibid. 51. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., « Au Roy », non pag. 52. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., « Au Roy », non pag. : « Virgile l’appelle Pere, pour dire le Prince Énée. Car, SIRE, les Princes & les Roys, comme celuy-cy, doivent tenir lieu de Peres de leurs peuples & leur dignité, sans doute, est une dignité de Pere & une charge de Pasteur. Ce que sçeut si bien reconnoistre un des predecesseurs de vostre Majesté, & du mesme nom qu’elle porte, qu’il se glorifia du titre que les Estats assemblez lui donnerent de Pere du Peuple en la ville de Tours. » 53. Marolles, L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, p. 390-391. Le terme de bienséance renvoie certes à la convenance du caractère d’Énée sur le plan littéraire, mais cette convenance repose sur une conception du héros épique propre au XVIIe siècle, tant sur le plan moral que littéraire. 54. Ibid., p. 363 : « Les trois stiles s’y observent en peu de paroles, l’humble dans le premier Vers, le mediocre dans le second, & le grand dans le troisieme pour marquer les Ouvrages qu’il avoit faits. » 55. Ibid., p. 265. 56. Il a achevé la traduction des tragédies de Sénèque, qui se caractérise par un style « sublime », des comédies de Plaute et de Térence : l’expression « basses railleries » peut faire allusion à Plaute. 57. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., p. 345 : « Ouvrage agréable au peuple rustique.] Cela s’entend des Géorgiques, où le stile est plus relevé que dans les Bucoliques, & ne l’est pas tant que dans l’Eneide. »

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58. Jules César Scaliger, Julii Caesaris Scaligeri, viri clarissimi, Poetices libri septem. Ad Sylvium filium, apud Antonium Vincentium, M.D.LXVI. Le livre V a été traduit par Jacques Chomarat : La Poétique, V, Le Critique, Genève, Droz, 1994. 59. Il conviendrait de mener une comparaison approfondie de l’ouvrage de Scaliger et du travail effectué par Marolles. L’ampleur d’une telle investigation ne pouvait trouver sa place dans les limites de cet article. 60. Marolles, L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, p. 383-387. 61. On ne peut qu’être frappé par la quasi-exclusivité des sujets religieux des poèmes cités. La question de la présence du merveilleux chrétien dans le genre épique sera une dizaine d’années plus tard au cœur de la querelle des Anciens et des Modernes. Marolles ne semble pas initier de débat sur ce point dans ses Remarques de 1649 et 1662. L’étude des Remarques de sa traduction en vers de 1673 (que nous n’avons pas prise en compte pour le présent article) permettrait de s’interroger sur cet aspect. 62. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, p. 354. 63. Id., Les Œuvres de Virgile (1649), p. 673 : « Plusieurs endroits de ce mesme livre, qui ont aussi esté imitez par M. de Scudery dans sa Tragedie de Didon, ont encore servy de matiere à l’une et l’autre Didon se sacrifiant d’Estienne & d’Alexandre Hardy, qui ont esté des Poëtes celebres en leur temps. » 64. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, p. 291. 65. Id., L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, p. 354. Marolles cite des vers de Pétrone, tirés de « son Poëme de l’embrazement de Troye, lesquels sont tout à fait élegants, & qu’il est aisé de juger qu’il les auoit faits par émulation de ceux de Virgile ». 66. S’émanciper ne doit pas être entendu ici en termes de rejet, mais bien de dépassement et de filiation prenant en considération les critères esthétiques du XVIIe siècle. 67. Marolles, Les Œuvres de Virgile (1649), op. cit., préf. non pag. 68. Ibid. 69. Nous renvoyons sur ce point aux analyses de R. Zuber dans Les Belles infidèles et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1990 (plus particulièrement à la première partie de l’ouvrage, aux chapitres IV et V, p. 97-161). 70. Marolles a en effet célébré l’éloquence de la chaire, du parlement, la beauté des traités de morale ; mais il a également souligné la grandeur de ceux qui écrivent en vers dans une sorte d’élan vigoureux pour une défense plus générale des beautés de la langue française. 71. L’Énéide de Virgile (1662), op. cit., vol. 1, préf. non pag.

AUTEUR

FLORENCE DE CAIGNY

CELLF 17e-18e, UMR 8599

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Mythologies de la préméditation et mythologies de l’improvisation : sur quelques commentaires rhétoriques de l’Énéide

Francis Goyet

1 Par préméditation, on entendra ici de façon très large l’idée de projet ou de dessein. Appliquée à l’orateur, la notion désigne sa prudentia, la maîtrise qu’il exerce sur son discours, à la manière de la formule prêtée à Racine, « mon plan est fait, ma pièce est faite ». À cela s’oppose l’improvisation. Dans le monde de la prudentia, gouverner c’est prévoir ou « proviser », c’est-à-dire anticiper, jouer en pensant déjà aux coups suivants ; à l’inverse, improviser, ne pas voir venir ce qui menace, ce serait ne pas gouverner1. Le premier côté décrit clairement l’âge classique et toute idée de classicisme, où projet et maîtrise vont de pair, avec pour figure éminente l’architecte. Le second côté rejette le classicisme, de quelque nom qu’on appelle ce rejet. De nos jours, un romancier explique ainsi qu’il a commencé son roman sans savoir où il allait, que ses personnages lui ont imposé tel ou tel chemin, bref, il se plaît à louer un bricolage vivant plutôt qu’une architecture planifiée.

2 Si je parle de mythologies, de la préméditation comme de l’improvisation, c’est pour les renvoyer dos à dos, et prendre un peu de distance critique avec ce que chacune valorise en caricaturant l’autre. Ma thèse sera que, pour l’analyse proprement rhétorique, on peut faire l’économie de la question de savoir s’il y a ou non préméditation. Car dans tous les cas, il y a forme. C’est cela le point essentiel si l’on veut définir l’objet de la rhétorique en tant que rhétorique, comme discipline, indépendamment de son ancrage historique dans telle ou telle époque, ou de son rattachement à d’autres disciplines (l’esthétique, la politique, le droit, voire l’anthropologie ou la psychologie). L’analyse rhétorique ne fait pas d’hypothèse sur la façon dont l’auteur est parvenu au résultat qu’est le discours. Elle se contente d’étudier et de décrire la forme de ce discours, en entendant par forme « ce à quoi il ressemble ». La façon de parvenir au résultat relève d’un récit des origines, d’une mythologie, donc d’une autre approche critique. Le

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romancier qui raconte comment il a écrit en improvisant détourne en fait le public de l’examen de la forme qu’a pour finir son roman, tout comme, dans le Misanthrope, Oronte soulignant que son sonnet lui est venu en un quart d’heure. Or, l’improvisation, ou le temps passé à l’écrire, « ne fait rien à l’affaire » ; la préméditation, non plus. Certes, de façon récurrente, et à toute époque, on aimerait bien pouvoir indexer l’efficacité ou la beauté du résultat sur le processus de création. Mais cette confusion courante et plaisante tient elle-même de la mythologie, elle remplace l’examen de la forme par l’éloge du geste artistique. 3 En d’autres termes, nous pouvons éviter les débats très lourds liés au « classicisme », à l’ordre et à la maîtrise, avec leurs enjeux esthétiques, politiques ou théologiques, tous soulevant au fond la grande question de la téléologie. Ces débats ne sont pas rhétoriques. En les évitant, nous allons redécouvrir un autre type de débat, dont nous avons à peu près tout oublié. Ce sera, entre rhétoriciens, un débat sur la forme même des discours. Pour en donner un aperçu, je convoquerai plusieurs commentateurs de l’âge classique, à propos de deux discours : dans l’Énéide, Junon à Éole ; et chez Tite-Live, un discours particulièrement improvisé, avec pour une fois une analyse en français, et non comme d’habitude en latin.

1. Junon à Éole (Énéide, I, v. 65-75) : la forme petitio

4 Le point de départ de ma réflexion a été l’étonnement suivant. Je rédigeais le travail commun de l’équipe RARE sur l’analyse rhétorique de l’ Énéide par Marco Antonio Ferrazzi (1661-1748)2, en complétant une partie très importante, la comparaison avec d’autres commentateurs3. Dès le deuxième discours analysé, où Junon s’adresse à Éole, j’ai été frappé par la différence entre Ferrazzi et Servius. Elle peut se dire très simplement. Ferrazzi annonce deux parties, l’exorde et l’argumentation (qu’il nomme contentio) ; Servius, lui, donne un plan en quatre parties.

5 La différence est d’autant plus frappante que, pour Servius, ce discours de Junon est érigé en modèle de tous les discours de demande ou requête, dits petitiones : « il faut savoir que c’est selon cet ordre [ce plan] que sont formées toutes les requêtes que l’on trouve chez Virgile [est secundum hunc ordinem omnes petitiones formare Vergilium] ». Formare, ce n’est pas seulement « former », c’est « former comme sur un modèle, mouler avec un moule ». L’autorité de Servius est telle que ce modèle quadripartite est appliqué par Érasme à toute espèce de requête ou petitio, et pas seulement à celles de Virgile : Érasme cite explicitement Servius et voit dans son plan le modèle de toute lettre de requête4. Pour en rester au discours de Junon, les quatre parties de Servius se retrouvent (à peu près) chez Melanchthon5, ainsi que chez les commentateurs que ce dernier a formés. Si l’on compare cette lignée avec Ferrazzi, les différences ne sont pas minces :

Servius Érasme Melanchthon Ferrazzi

A possibilitas ostendit facultatem Exordium ab officio Exordium v. 65-66

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B iusta [petitio] declarat esse justum Narratio Contentio v. 67-68

C modus [petitionis] modum aperit et viam ∅ ∅ v. 69-70

D remuneratio Addit remunerationem Remuneratio ∅ v. 71-75

Pour C, Melanchthon et Ferrazzi indiquent simplement « Petitio », « Requête, demande ». C’est pour eux une façon de dire qu’ici se trouve explicitée la proposition même du discours, laquelle n’est pas en soi une partie. 6 Deux différences sont spectaculaires. Le B est une narratio chez Melanchthon mais une argumentation chez Ferrazzi. Le D est pour Servius et sa lignée une partie du discours de requête ; pour Ferrazzi, comme nous allons le voir, l’argumentation s’arrête avec l’énoncé de la requête (donc à C), et le reste, D, est une sorte d’ajout mal défini, hors discours – ce en quoi il rejoint au fond le Addit d’Érasme, « Junon ajoute… ».

7 Ce tableau comparatif étant assez abstrait, pour poursuivre le raisonnement il faut d’abord lui donner chair en relisant le texte même du discours chez Virgile, que l’on trouvera dans cette même livraison d’Exercices de rhétorique, section « Atelier », en latin et en français, suivi du commentaire de Ferrazzi. 8 Le A est le même chez tous, aux noms près. Pour Servius, dans toute requête le demandeur doit dire la « possibilité » : dire que le destinataire est un puissant, qui a par là-même le pouvoir d’accorder la requête, le service ou la faveur demandé. Soit, chez Virgile (v. 65) : « Éole, vous que le Père des Dieux a rendu l’arbitre du calme et de l’orage ». Le dieu a sur les vents un pouvoir qu’Érasme reformule en facultas, la faculté de les maîtriser ou de les déchaîner. En d’autres termes, c’est l’éloge de la puissance du destinataire. Un tel éloge relève sans problème de la captatio benevolentiae, comme le dit explicitement Ferrazzi. On est donc bien dans l’exorde, qui est non moins classiquement (Quintilien, Institution oratoire, IV, 1, 5) une préparation ou « praeparatio » du discours proprement dit : ‘puisque vous avez un pouvoir, servez-vous en’. 9 Le B, selon Servius, déclare que la requête est juste, légitime. Virgile : « [v. 67] voyez cette flotte qui vogue sur la mer de Toscane : ce sont mes ennemis ; [v. 68] ce sont les Troyens vaincus, qui veulent aborder en Italie et s’y établir ». Servius ajoute : « car toute requête contre des ennemis est légitime6 ». Il faut donc que Junon montre, « fasse voir clairement » (c’est le sens du declarare d’Érasme) que les Troyens sont ses ennemis. Cette idée de faire voir clairement est réinterprétée par Melanchthon en narratio, à juste titre. En effet, toute narratio est comme le dit Cicéron une expositio rerum, un « exposé des faits7 ». Le mot actuel de narration s’est spécialisé dans le sens de récit, donc d’exposé des seuls faits passés. Ce sens ne convient guère ici. Quintilien rappelle, au début de son propre descriptif (Institution oratoire, IV, 2, 3), que pour certains auteurs de traités l’exposé peut être aussi celui des faits présents ou même futurs. Ici, c’est donc plutôt l’exposé des faits présents, ce que nous appellerions l’exposé de la situation. ‘Éole, tu vois ce que je vois ? Voici la situation : mes ennemis font actuellement route vers l’Italie.’ Sous-entendu : ‘s’ils y parviennent, leur réussite sera ma défaite’, scandale que soulignent au texte le tout début et la toute fin de B, gens inimica (v. 67) et victos

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(v. 68). ‘Des vaincus, me vaincre ?’ Ferrazzi, lui, considère ce B comme une argumentation, à laquelle est inféodée cette narratio : c’est, dirions-nous aujourd’hui, un exposé factuel orienté, à valeur argumentative8. J’y reviens dans un instant. 10 Le C, selon Servius comme selon Ferrazzi, est à son vers 70 l’énoncé de la requête, ou, comme le dit Ferrazzi, « la requête proprement dite » (ipsa petitio) : « disperse non seulement ces vaisseaux, mais les corps des Troyens en pleine mer9 », « disice corpora ponto... » L’impératif, comme souvent, énonce la « proposition », qu’on l’appelle propositio ou en français propos. En définissant le sujet même du discours, la proposition définit aussi le type dont relève ce discours, à savoir ici une petitio. Ce que Ferrazzi omet par rapport à Servius, c’est l’idée de modus, la « manière » de disperser la flotte des Troyens, ou encore le « moyen », la « modalité » : le « comment » ou quomodo (quo modo, « de quelle manière, avec quel moyen ? »). Autrement dit, Ferrazzi ne commente pas le premier des deux vers de C : « Déchaînez vos vents… » (incute uim uentis, v. 69). Déchaîner la tempête est le moyen qui permet de parvenir à la fin voulue par Junon, la destruction de la flotte. 11 De A à la fin de C, donc de l’exorde à l’énoncé explicite de la proposition, la requête est précédée par des éléments qui peuvent être vus comme la préparant. Tout cela n’occupe que six vers. 12 Enfin le D, la remuneratio ou récompense, est presque aussi long. Cinq vers (v. 71-75) : « J’ai quatorze Nymphes d’une beauté parfaite ; Déiopée, qui l’emporte sur toutes les autres, sera le prix du service que vous m’aurez rendu », etc. Ferrazzi est bien d’accord que ces cinq vers forment un tout. La question ou débat entre rhétoriciens ne porte pas sur la délimitation de ce sous-ensemble. Le point est de savoir quelle place il occupe dans l’économie générale du discours. Non seulement Ferrazzi évite le mot de remuneratio, mais surtout, le début de sa remarque sur D modifie l’éclairage : « Pour qu’il obéisse plus vite à la requête de Junon… » Avant lui, le jésuite Juan Luis de La Cerda (1560-1643) dit de même, au terme d’une analyse analogue mais bien moins schématique : « Si Éole hésite encore, les vers suivants, récompense et mariage avec Déiopée, achèveront de le convaincre complètement10. » Ces deux commentateurs signalent qu’Éole ou bien n’obéit pas assez vite, ou bien hésite à accéder à la demande. La résistance d’Éole est ce dont ne parle pas Servius. Mais ne nous précipitons pas pour dire que c’est le point aveugle de son analyse. 13 Ce premier parcours de lecture nous donne ainsi un résultat très important, la résistance ou réticence d’Éole. Entre A-C et D, il faut imaginer un temps plus ou moins long de silence, d’hésitation. Nous sommes, comme au théâtre, dans une rhétorique de proximité où chacun des deux personnages sur scène voit dans les yeux et l’attitude de l’autre le résultat de ses paroles, ou de sa réaction. Selon Ferrazzi et La Cerda, Junon arrivée à C n’obtient pas une approbation immédiate, et ce serait pour cela qu’elle ajoute un élément supplémentaire, D. Cette absence d’approbation est déjà annoncée, chez Ferrazzi, par sa formule de « captatio benevolentiae » pour caractériser l’exorde (le A). Si l’orateur cherche à susciter l’amitié (l’amitié en acte, selon la nuance que beneuolentia apporte à amicitia), c’est bien parce que son public n’est pas a priori un ami. 14 L’intérêt de Ferrazzi et La Cerda pour la réticence d’Éole les inscrit dans une autre lignée, celle de Tiberius Donat, l’autre grand commentaire antique de Virgile. En effet, Donat débute ainsi son commentaire sur D : « L’autorité de qui donne un ordre ne suffisant pas, elle ajoute [addit] aussi une récompense11 ». Notre premier parcours de

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lecture suivait Servius. Il nous faut maintenant recommencer à partir de Donat, mais cette fois de façon moins linéaire. 15 Dès le début de son commentaire, Donat a souligné le problème. Virgile lui-même, dans une sorte de didascalie qui précède le discours, affirme que l’ethos de Junon est celui d’une demandeuse ou supplex (v. 64, « tum Iuno supplex »). C’est aussi le point de vue de Servius. Mais pour Donat, l’ethos de la déesse est celui d’une donneuse d’ordre, iubens. À D, le addit d’Érasme est donc comme la trace de Donat, là où Servius disait sequitur (« ut sequatur remuneratio »). Pour Donat et sa lignée, La Cerda ou Ferrazzi, il n’y a pas continuité ou suite entre A-C et D, mais ajout, addition. De ce nouveau point de vue, A-C est un premier discours, complet en lui-même, avec deux parties fondamentales, exorde (A) et argumentation (B), d’où sort ou s’ensuit (sequitur) l’énoncé explicite de la requête (C). Cet énoncé est aussi, de façon très classique, la conclusion logique du raisonnement (lequel est ici, selon Ferrazzi, un enthymème). 16 Donat ayant contredit le supplex de Virgile, il nie aussi que A-C soit une petitio, une requête, une supplique. Selon lui, la demandeuse énonce en réalité un ordre, celui d’une Junon « qui ordonne [iubens] » (Donat) ou même qui est « tyrannique [tyrannica] » (La Cerda), c’est-à-dire qui abuse de son pouvoir. Dès lors, l’argumentation que dégage Ferrazzi à B n’a rien de ridicule : « Toi, tu peux et tu dois m’accorder cette grâce. Donc tu le feras. » La Cerda en précise en effet les enjeux politiques : Il y a [à l’appui de sa requête] une double raison ou argument, répondant, la 1e, à la question « pourquoi elle, Junon, fait-elle une telle requête ? » ; la 2e, à la question « pourquoi lui, Éole, doit-il l’accomplir ? ». Réponse au 1e : car « ce sont mes ennemis », les Troyens vaincus, qui veulent aborder en Italie et s’y établir. Réponse au 2e : car il a le pouvoir de le faire, lui « que le père des dieux a rendu l’arbitre du calme et de l’orage ». Mais cette 2e raison est le diktat d’un tyran, fais-le, car tu peux le faire. Aussi Junon fait-elle une tout autre dispositio ou plan12. Derrière le fac, nam potes, La Cerda entend un fac, nam volo encore plus digne d’un tyran : « fais-le, puisque je le veux ». Avant lui, un élève de Melanchthon, Victorinus Strigel (1524-1569), y entendait le vers célèbre de Juvénal (Sat. VI, 223), qu’il cite ainsi13 : « Sic volo, sic iubeo, sit pro ratione voluntas », « Je le veux, je l’ordonne, que ma volonté vous tienne lieu d’argument. » Pour pasticher La Fontaine : ‘et la raison, c’est que je m’appelle Junon’. Strigel ajoute, avec une indignation anti-aulique de protestant : Éole est l’image même du courtisan parasite se faisant le complice des grands seigneurs […]. En effet il ne met pas en cause la légitimité de la requête, il ne soulève pas la question de savoir s’il est juste ou non de soulever une tempête contre tout usage et tout ordre établi14. Le jésuite La Cerda est plus subtil, il porte un regard de l’intérieur sur la vraie vie du courtisan. Loin de s’écraser platement, un courtisan à la fois mesure la quasi- impossibilité de dire non à la reine des dieux et tâche de faire monter les enchères. 17 Pour en revenir à Ferrazzi, l’enthymème que celui-ci dégage ne ridiculise en fait que Junon. Il suffit à signaler que le premier discours, complet en lui-même, ne tient pas : ‘Puissant Éole (A), tu vois comme moi mes ennemis qui triomphent (B), détruis-les je t’en prie (C).’ Cela postule que ses ennemis à elle sont ses ennemis à lui. Pareil postulat et pareille brièveté sont, sans problème, ceux de Don Diègue à Rodrigue : ‘mon vaillant fils (A), vois, j’ai reçu un soufflet (B), venge-moi, venge-nous (C)’. Or, autant Rodrigue est aussitôt prêt à venger son père (avant, bien entendu, cet autre « ajout » : l’offenseur est le père de sa belle), autant Éole n’est pas prêt à bouger. C’est que le dieu des vents tient sa charge de Jupiter, pas de Junon, même si dans sa réponse, lorsqu’il aura été convaincu, il fera poliment comme s’il la tenait de la déesse15. Donc l’argument tout

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entier s’écroule : ‘si tes ennemis ne sont pas les miens, il n’y a aucune raison que je te rende un tel service’. L’ajout de la récompense prend acte de cet échec rhétorique. L’ajout est en fait un nouvel argument, qui vient remplacer le précédent. La grâce ou faveur sera accordée, mais en échange de paiement. De même que la supplique (A-C) était en fait un ordre, de même, maintenant, la grâce n’a rien de gratuit. La manière schématique dont Ferrazzi dégage la structure profonde du discours est ainsi sans pitié. Il se pourrait du reste que son refus constant du quadripartisme de Servius soit la trace d’une réflexion théologique sur la possibilité de la grâce et de la gratuité en ce bas monde : dans une petitio suivante de l’Énéide 16, ce qui compte à ses yeux est qu’Amour accorde la requête de sa mère Vénus sans exiger de récompense, qu’il s’exécute de bonne grâce et non, comme Éole, de mauvaise grâce, en maugréant.

18 Au terme de ce second parcours de lecture, on voit que l’analyse de Donat est dynamique, quand celle de Servius a, par comparaison, quelque chose de statique. Ferrazzi abonde dans le sens du dynamique, au risque de ne pas rendre compte du discours comme un tout. Si en effet les vers « ajoutés » à la fin (le segment D) interviennent parce que l’argument donné à B n’a pas convaincu, on est dans le paradigmatique, pas le syntagmatique, et l’effet produit par B est perdu. La Cerda, lui, en bon jésuite, opère une synthèse entre Donat et Servius. Chez lui, rien ne se perd. Il relève ce dont Servius ne parle pas, à savoir la résistance d’Éole, mais il conclut comme Servius que le discours tout entier est quadripartite17. Cette synthèse revient à dire que Servius n’est pas aveugle à la résistance de l’auditoire, et plus généralement que la forme, aussi canonique soit-elle, est en tant que telle dynamique, et non pas statique. En d’autres termes, nous ne pouvons pas identifier l’opposition entre analyse dynamique et analyse statique avec celle que j’ai posée en commençant, entre improvisation et préméditation. 19 Préméditer veut dire ici : Junon dès le début a prévu qu’elle aurait à payer le service rendu, à cette réserve près que, dans la culture noble de l’époque, un tel paiement se disait récompense donnée gratuitement, « en prime », remuneratio ou praemium, c’est-à- dire contre-don18. Improviser, au contraire, signifie : Junon au début n’a rien prévu, elle n’a pas vu venir la résistance d’Éole, son refus ferme et poli d’obéir, et l’idée de la nymphe lui vient impromptu, après un lourd temps de silence entre C et D. Les deux interprétations sont tenables, mais ce ne sont que des interprétations. On peut supposer que l’improvisation est ce qui informe l’analyse de Ferrazzi, car dès que l’on compare avec ses autres analyses, on voit que Junon et sa féale Didon incarnent chez lui le type de la femme en colère et même en furie. En tant que telles, elles sont impulsives, et leurs discours n’ont pas de plan digne de ce nom, comme ici, voire pas de plan du tout (presque tous ceux de Didon, selon Ferrazzi). Cette ligne interprétative est très classique, on la trouve chez Scaliger, sur fond de misogynie. C’est, je crois, celle de Donat19. 20 À l’inverse, il est tentant de penser que le plan quadripartite de Servius implique à ses yeux une préméditation générale. La tentation est encore plus forte avec le plan de Melanchthon. Quand ce dernier rebaptise le B une narratio, il laisse en effet attendre l’argumentation qui la suivra, laquelle du coup ne peut être que la récompense (D). Melanchthon retombe ainsi sur la forme globale à peu près universelle de tout discours, exorde (A), narratio (B), contentio (D). En ce cas, Junon d’emblée jouerait de façon délibérée le jeu de la petitio. C’est aussi ce que laisse entendre l’analyse complexe et passionnante de La Cerda. Pour le jésuite, Junon fait au début « comme si » elle était

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demandeuse, tout en laissant entendre qu’elle essaie de passer en force. Du coup, l’offre finale de la nymphe est aussi une information de menace, une intimidation : ose me la refuser. Et inversement, Junon fait au début « comme si » elle ordonnait, tout en y mettant déjà les formes avec la captatio, donc en atténuant la dimension tyrannique. Bref, le tout est une négociation, calculée ou non. Si c’est calculé d’avance, Junon, avant de parler, sait ou sent qu’elle demande trop, et a décidé quel prix elle était prête à payer. Si au contraire elle n’y a pas réfléchi, la résistance imprévue la ramène chemin faisant à un peu plus de réalisme politique, et la déesse retrouve vite des réflexes de prudens ou vieux routier, en dépit de sa furie initiale. Quoi qu’il en soit, l’idée de négociation permet d’intégrer le fait qu’Éole va faire monter les enchères. Une fois qu’il aura obtenu le maximum, il fera à son tour dans sa réponse « comme si » il était depuis toujours l’obligé de Junon, comme si il s’écrasait platement : ‘t’entendre, c’est t’obéir’. 21 L’analyse dynamique, qui penche vers l’absence de préméditation, est certainement plus en phase avec nos préoccupations de modernes. Mais celles-ci nous empêchent de voir que la forme même de la requête ou petitio, comme héritage des pratiques rhétoriques, permet de prendre en compte une réticence ou résistance de l’auditeur. L’analyse dynamique est donc déjà présente, en fait, chez Servius : elle est portée par la forme elle-même. La forme d’ensemble de ce type de discours est une mémoire, la mémoire de la résistance de l’auditeur, la mémoire aussi du rite ou de la cérémonie qui classiquement permet de surmonter cette résistance. Éole lui-même fait une analyse rhétorique de A-C, un rappel aux formes, rappel que Junon lit dans son regard. ‘Tu fais ta commandante, mais je te rappelle que sur le fond c’est toi qui es demandeuse, donc rituellement il y a un prix à payer ; alors que m’offres-tu en échange ?’ Ou, en termes plus synthétiques, Junon subjectivement veut commander, quand objectivement elle est en situation de demandeuse. Voilà tout ce que dit le simple identifiant petitio, sur lequel s’accordent l’ensemble des commentateurs20. Que Junon improvise ou non, qu’elle bricole ou calcule, que le commentateur recoure ou non à une analyse dynamique, dans tous les cas, la forme d’ensemble du discours est, de fait, en pratique, celle d’une petitio, ce qui inclut en soi la résistance du destinataire, donc la récompense ou remuneratio qui y répond. Servius n’est pas un esprit « classique » au sens (caricatural) où il voudrait imposer un canon, une forme normative, pour des raisons esthétiques ou autres. Il est plutôt comme le médecin qui identifie la forme récurrente et reconnaissable d’une maladie, sa forme en effet classique. Le fait même que Junon finisse par en passer, malgré elle, par une remuneratio, signifie que la forme prime, qu’elle s’impose. Il n’y a pas de requête possible sans offre de compensation : cette règle n’est pas une norme idéale, mais une constatation empirique, une mémoire de ce qui a marché. Car sans l’offre, ce n’est plus requête mais ordre, ou plutôt peut-être une exhortation, autrement dit non pas une absence de forme (et une absence de formes, de politesse), mais une autre forme de discours, donc un autre ethos et un autre pathos, en somme une autre situation pragmatique. 22 L’orateur qui prémédite sait d’avance dans quel cadre se place son discours, à quel jeu il joue, ce qui lui promet en principe une plus grande efficacité – c’était en tout cas la promesse de la rhétorique. L’orateur qui improvise, quant à lui, découvre le cadre et le jeu chemin faisant ; contraint et forcé il se rétablit dans le mouvement, en vitesse21. Souvent son rétablissement réussit, et alors le résultat ressemble au cas précédent. Rhétorique consciente ou rhétorique « naturelle », dans les deux cas, l’analyse rhétorique décrit la même forme. Tout ce que dit Servius, c’est qu’une petitio qui a réussi

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est toujours quadripartite. Son travail de rhétoricien, comme celui de Ferrazzi, c’est de décrire la forme que prend un type de discours donné, pas d’interpréter.

2. Pacuvius à son fils Pérolla (Tite-Live, XXII, 9, 2-8)

23 Dans le discours de Junon à Éole, l’auditeur ne résiste qu’à un seul moment, celui du passage de A-C à D : pour surmonter cette résistance, l’orateur se contente d’ajouter un seul argument supplémentaire. Comme cette résistance pouvait être anticipée, il n’est pas facile de trancher la question de savoir si l’ajout a été lui-même anticipé, ou pas. Préméditation, ou improvisation ? L’essentiel, pour nous, est au fond ailleurs : en nous posant la question, nous avons mieux mesuré l’enjeu que pouvait représenter la forme d’ensemble d’un discours donné, et pourquoi les rhétoriciens y prêtaient tant d’attention.

24 Tirant parti de ce premier résultat, je voudrais maintenant l’appliquer à un autre discours, non pas de Virgile, mais de Tite-Live, où s’effectue un passage à la limite. En effet, en termes d’analyse dynamique, on peut y montrer non pas une mais plusieurs résistances successives de l’auditeur, et donc plusieurs « ajouts » de l’orateur, lui-même confronté à une situation tout à fait imprévue. Cette multiplicité devrait mettre en péril non seulement l’idée de préméditation, mais même celle de forme d’ensemble. Or il n’en est rien, du moins à lire l’analyse rhétorique de Charles Rollin (1661-1741). Celui- ci considère en effet que l’orateur a eu le temps de décider de l’ordre dans lequel il allait placer ses arguments, et que le tout est un ensemble parfaitement bien formé, avec un plan imparable22. Préméditation, ou improvisation ? De nouveau, trancher cette question n’est pas l’essentiel. La question est un outil pour penser en même temps la résistance de l’auditeur et la puissance de la forme : même non voulue, la progression des arguments « ajoutés » finit par faire effet. L’ajout complète ce qui précède, il ne le remplace pas. Ma thèse abondera donc dans le sens « jésuite » et synthétique de La Cerda : rien de ce qui est dit n’est perdu, chaque élément contribue à l’œuvre de persuasion. 25 Rollin commence par résumer très clairement la situation. L’action se situe immédiatement après la reddition de Capoue, jusque-là alliée de Rome : Capoue, par les intrigues de Pacuvius, et malgré l’opposition de Magius, qui tenait pour les Romains, et avec qui Pérolla était uni d’amitié et de sentiments, s’était rendue à Hannibal, qui bientôt après y fit son entrée. Cette journée se passa en joie et en festins. Deux frères, qui étaient les plus considérables de la ville, donnèrent à manger à Hannibal. Tauréa et Pacuvius, seuls de tous les Capouans, furent admis à ce repas ; et le dernier obtint avec beaucoup de peine cette grâce pour son fils Pérolla, dont les engagements avec Magius n’étaient pas inconnus à Hannibal, qui voulut bien pourtant lui pardonner tout le passé à la prière de son père. Après le repas, Pérolla conduisit son père dans un endroit écarté, et là, tirant de dessous sa robe un poignard, il lui déclara le dessein qu’il avait formé de tuer Hannibal, et de sceller par son sang le traité fait avec les Romains. Pacuvius, tout hors de lui-même, entreprend de détourner son fils d’une si funeste résolution. Ce résumé est en fait un sujet de devoir, autrement dit une « matière de composition ». L’analyse de Tite-Live qui suit se place en effet dans le cadre d’un exercice scolaire, dont le but est de trouver les arguments que va avancer le père, ou, dans les termes de Rollin, de « faciliter aux jeunes gens l’invention des preuves » (p. 419). L’exercice est oral, puisqu’on leur fera « trouver sur le champ ce qu’on peut dire sur ce sujet, en les interrogeant de vive voix, et en les aidant par des ouvertures qu’on leur donne » (ibid.).

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Cet oral sera peut-être mis par écrit, car le discours inventé par les élèves « doit être fort court, et n’avoir que douze ou quinze lignes tout au plus ». 26 Alors même que cet exercice scolaire semble relever de l’épreuve improvisée, le descriptif de Rollin ne cesse de parler de préméditation du plan. L’exercice passera en effet d’abord par une liste de trois arguments (inuentio), puis par une réflexion sur l’ordre le plus efficace dans lequel les avancer (dispositio) : Il faut commencer par chercher en soi-même des motifs capables de convaincre et de toucher le fils. Il s’en présente trois assez naturellement. Le premier se tire du danger où il s’expose en attaquant Hannibal au milieu de ses gardes. Le second regarde le père même, qui est résolu de se mettre entre Hannibal et son fils, et qu’il faudra par conséquent percer le premier. Un troisième se tire de ce que la religion a de plus sacré, la foi des traités, l’hospitalité, la reconnaissance. Voilà le premier pas qu’il faut faire en composant, qui est de trouver des preuves et des moyens : et c’est ce qui s’appelle en rhétorique invention, et qui en est la première partie. Après qu’on a trouvé des raisons, on songe à l’ordre qu’il faut leur donner ; et cet ordre demande, dans une harangue aussi courte que celle-ci, qu’elles aillent toujours en croissant, et que les plus fortes soient mises à la fin. La religion n’est pas pour l’ordinaire ce qui touche le plus un jeune homme du caractère de celui dont il s’agit : c’est donc par là qu’il faut commencer. Son propre intérêt, son danger personnel, le touchent bien plus vivement : ce motif doit tenir la seconde place. Le respect et la tendresse pour un père qu’il faudra égorger avant que d’arriver à Hannibal passent tout ce qu’on peut imaginer : c’est donc par où il faudra finir. Voilà ce qui s’appelle en rhétorique disposition, et qui en est la seconde partie. Rollin jusqu’ici ne mentionne même pas la surprise qu’a eue le père en apprenant que son fils voulait tuer Hannibal. Il n’en parle qu’ensuite, à propos du tout début : L’entrée, qui tient lieu d’exorde, est courte, mais vive et touchante. « Per ego te, fili, quaecumque jura liberos jungunt parentibus, precor quaesoque, ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda velis23 ». Cet arrangement confus, per ego te, convient fort au trouble d’un père qui est tout hors de lui-même : amens metu24, dit Tite-Live. 27 Le père au début est « tout hors de lui-même », il perd ses moyens intellectuels, la mens dont parle amens 25. La lecture de Rollin donne l’impression que ce trouble est vite surmonté, que le père retrouve sa tête, tous les réflexes du vieux routier ou prudens qu’il est en effet, comme nous l’a montré Tite-Live auparavant. Le père les retrouverait même dès la fin de son exorde26, à partir du « ne ante », « ne rends pas ». En somme, l’exorde lui donne le temps, en très grande vitesse, de se rétablir, de calculer son plan. Nous sommes en plein dans une mythologie de la préméditation.

28 Ici il m’est difficile de reconstituer des lignées aussi nettes que précédemment, parce que je dispose seulement de trois autres commentateurs, chacun ayant analysé tous les discours de Tite-Live : Perion (assez mince pour la partie rhétorique), de nouveau Ferrazzi (ce discours est son no 85), et entre les deux Johannes Tesmar (1612-1654)27, que Ferrazzi a visiblement sous la main pour rédiger son propre commentaire. À défaut de lignées, tentons d’appliquer ce que nous a appris le discours de Junon, avec d’abord une analyse dynamique à la manière de Donat, puis une analyse qui comme celle de Servius mette en avant la forme d’ensemble du discours. Entre les deux, ce qui s’aperçoit est l’hésitation du fils, tout comme celle d’Éole, hésitation que le père lit et même guette dans ses yeux. 29 Pour l’analyse dynamique, il suffit de souligner ce dont Rollin ne parle pas plus que Servius, la résistance du destinataire, ou plutôt ici ses résistances successives. Oublions toute idée de plan prémédité, voire de plan, et donc, par hypothèse, toute illusion téléologique rétrospective. Après l’exorde (§ 2 de Tite-Live, le A de Ferrazzi), le père

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essaie d’abord, dans l’urgence, un argument qui lui paraît extrêmement fort : la religion (§ 3-4, ou B), qui, dit Rollin, « se subdivise en trois autres, […] 1e La foi des traités confirmée par le serment et les sacrifices. 2e Les droits sacrés et inviolables de l’hospitalité. 3e L’autorité d’un père sur son fils ». On peut aisément faire l’hypothèse que cet argument massue n’est pas au départ le « premier » dans une liste préméditée, mais le seul. Or, tout comme Junon avec Éole, le père lit dans les yeux de son fils que cet argument ne prend pas, et qu’il suscite même le plus vif mépris. Car à l’évidence le fils (et le narrateur, Tite-Live) trouve son père bien impudent d’avancer pareil argument, puisque ce père a œuvré pour livrer Capoue à Hannibal et est donc, à ses yeux à lui de résistant, un traître à la foi donnée lors du traité précédent, celui avec Rome. La religion et ses subdivisions ont tout pour toucher une âme romaine comme celle du fils, à la Corneille, et c’est justement pour cela que l’argument s’écroule. L’argument est faible non pas à cause du « caractère » (Rollin) ou ethos du fils résistant, mais à cause de celui du père, peu cornélien. La force intrinsèque de l’argument se retourne contre celui qui l’avance. 30 L’argument de la religion ne marchant pas, il en faut un autre, qui le remplace : § 5-7a, ou C, jusqu’à sustinebis. Nous retrouvons le problème du D de Junon et de l’addition ou addit. Si on oublie la lecture de Rollin, ce « deuxième » argument n’est pas un deuxio dans un plan prévu d’avance, pas plus que l’argument de la religion n’était un primo. Le « deuxième » argument est au contraire un ajout de fortune, une roue de secours, moins un supplément qu’un remplacement. ‘Je vois que la religion ne t’impressionne pas, OK, oublie ce que j’ai dit, mais pense au moins à sauver ta peau.’ Soit, dans le texte de Tite-Live : « Mais que parlè-je de choses sacrées, d’honneur, de religion, de piété filiale ? » Dans cette perspective, c’est en désespoir de cause que le père tente autre chose, un ajout, un argument subsidiaire qui devrait au moins toucher le destinataire, et non « le touche[r] bien plus vivement » (Rollin). Nouvel échec, lui aussi prévisible, si ce jeune résistant a décidé de commettre un attentat-suicide. L’argument du salut personnel est intrinsèquement plus faible que le précédent, quoi que dise Rollin. C’est un recours, pas une gradation. C’est même, aux yeux du fils, une dégradation. Car, comme Éole, le fils mène lui aussi son analyse rhétorique. Il se dit à peu près : ‘de mieux en mieux, ce traître commence par me faire l’apologie du serment, maintenant ce lâche me dit de ne pas jouer les héros, de songer à ma vie.’ 31 Enfin (§ 7b-8a, ou D), le « troisième » argument du père est un ajout à un ajout, puisque même la roue de secours n’a pas marché. Le désespoir de cause est à son comble, le père joue son va-tout, à quitte ou double. Ces expressions disent bien qu’on efface ou oublie tout ce qui précède – qu’on est dans le paradigmatique, pas dans le syntagmatique. Selon Rollin, le père dès l’invention de ses arguments aurait songé, et en no 2, à « se mettre entre Hannibal et son fils ». ‘Tu veux te suicider ? tue-moi le premier.’ Dans une lecture dynamique, pareille résolution radicale se forge chemin faisant. C’est parce que le père échoue qu’il en vient à cette dernière extrémité. On peut charger cela de considérations psychologiques. Il ne supporterait pas le regard de plus en plus méprisant de son fils, et réagirait à la réaction de celui-ci. ‘Tu joues les héros ? Eh bien moi aussi, qu’est-ce que tu crois, je suis capable de me sacrifier pour la cause que je crois juste.’ Une telle résolution parle enfin à l’âme romaine du fils. De toute façon, si attentat il doit y avoir, le père sera sans aucun doute le premier à être exécuté en représailles – ce que dit déjà le deuxième argument : ‘en te tuant, tu mènes notre clan à sa perte’.

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32 Le va-tout du père cette fois réussit, et Rollin a une très belle description de la péroraison (§ 8b, à Sed hic deterreri, ou E 28). Mais en fait d’ordre, on peut maintenir la thèse que ce n’était pas un plan organisé. L’orateur est pour ainsi dire allé à la pêche au bon argument. Il a lancé un premier hameçon, pour voir si le destinataire mordait ; puis un autre, et encore un autre, en guettant toujours la réaction du destinataire. Si le premier avait réussi, on n’aurait pas eu les autres. C’est bien l’impression que donne, chez Racine, Narcisse avec Néron (Britannicus, IV, 4). Narcisse est pris au dépourvu par la décision que lui annonce impromptu Néron, la réconciliation avec Britannicus. Pour s’y opposer, Narcisse tâtonne, il tâte le terrain. L’argument du danger ne marche pas (v. 1402-1408), ni la rivalité amoureuse (v. 1410-1411), mais bien la rivalité de pouvoir avec Agrippine (v. 1414-1416). Narcisse aussi improvise, il guette la réaction de Néron, et attaque là où se révèle la faille. La dernière attaque est la bonne, les premières sont un échec, à oublier. 33 Venons-en maintenant à l’analyse à la manière de Servius. Oublier ce qui précède est précisément ce que celle-ci ne peut faire. Là, rien ne se perd ni ne s’oublie, tout sert, même ce qui en apparence a échoué. La forme d’ensemble du discours pose que ce qui est dit en premier n’est pas ensuite oublié, mais joue un rôle, produit un effet, volens nolens. Même s’il y a improvisation totale, la progression du discours finit par faire effet en tant que tout. ‘Je ne te convainc pas avec mon B ni même mon C, et pourtant déjà je t’ébranle.’ Dans cette perspective, B et C sont donc des préparations, un travail peu visible de sape, ce sont des premiers coups qui ébranlent et déstabilisent les fondations. Dans l’analyse dynamique précédente, à la Donat, les résistances sont vues comme monolithiques : âme romaine, le fils est un bloc. En ce cas, à la fin de chacun de ses deux arguments, le père se heurte comme on dit à un mur, B et C ne serviraient à rien. Dans l’analyse présente, à la Servius, ce sont des coups de bélier contre la muraille réputée infrangible, chacun des coups sert, même s’ils ne la font pas tomber aussitôt. 34 Il faut donc supposer ici que le fils n’est pas d’un bloc, qu’il a des failles, des hésitations. L’argument de la religion ne le laisse pas insensible, loin de là, pas plus que celui des risques encourus, par lui et son clan, même s’il fait mine d’y être insensible. Il s’affiche en héros, mais est travaillé sourdement par des doutes sur la pertinence de son projet. Cela se devine d’emblée, dans ce simple fait, bien étrange et imprudent, de dévoiler son dessein à son père et opposant politique. Le père a saisi aussitôt la faille. ‘Tu ne m’aurais pas révélé ton secret si tu ne voulais pas être ébranlé.’ ‘Père, retenez-moi, ou je vais faire un malheur, notre malheur : donnez-moi une raison valable de ne pas poursuivre.’ On peut en dire autant du Néron de Racine. Face au danger de conjuration qu’agite d’abord Narcisse, le jeune empereur s’affiche en Prince magnanime qui court le risque généreux de la clémence, mais en même temps, cet argument l’ébranle, atteint une fibre en lui. La muraille s’affiche infrangible, mais le travail de sape poursuit souterrainement son œuvre. De telles métaphores militaires sont bien dans l’esprit romain. La résolution du jeune homme est une citadelle ? Voyons si on peut la faire tomber. De façon habituelle chez Tite-Live, l’attaquant, ici Hannibal face à Capoue, sent et souvent sait par ses espions que la citadelle est en fait divisée entre deux partis : pour et contre l’alliance avec Carthage, pour et contre l’attentat-suicide, pour et contre la réconciliation avec Britannicus. 35 Servius ne mentionne pas la résistance du destinataire, pas plus que Rollin29. Mais nous avons vu ce qui en tient lieu chez Servius : la mention de la forme petitio, qui est une mémoire de ce qu’il faut faire, donc qui inclut et la résistance, et la solution face à celle-

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ci. Or, Rollin répugne à dire techniquement de quelle forme relève le discours du père. Un tel oubli transforme son descriptif de la préméditation en mythologie, appuyée chez lui sur l’idéologie du naturel. Il faudrait donc d’abord « chercher en soi-même des motifs capables de convaincre et de toucher le fils », et aussitôt « il s’en présente trois assez naturellement ». Dans une lecture à la Servius, le père aussi se rétablit très vite, dès la fin de l’exorde. Mais il n’y a là rien de naturel. Pacuvius est un vieux routier, un prudens, face à cette tête brûlée qu’est son fils, modèle de l’imprudens. Or la prudentia n’est pas une nature mais une seconde nature, elle s’acquiert dans et par l’entraînement. Il en va de même pour Junon. Les réflexes qu’elle retrouve vite, c’est la culture rhétorique passée dans le sang. L’idéologie du naturel, chez le pédagogue que prétend être Rollin, a ainsi quelque chose en soi d’éminemment paradoxal, tout en étant conforme à la doxa de son temps. 36 Pareille présentation ramène aussitôt des questions d’ordre d’ensemble, de suite et non d’addition. Il suffirait par exemple que Pacuvius songe au binôme archi-classique du délibératif, cette paire de « lieux » que Montaigne nomme « l’utile et l’honnête », ou en termes modernes l’intérêt personnel (l’utilitarisme) et la loi morale. Le B ou argument de la religion met en avant l’honestas. En l’énonçant, le père ne peut pas ne pas s’en rendre compte. Du coup, par réflexe (acquis dans et par l’éducation), cela lui donne son pendant, l’utilitas. Rollin ne nomme même pas ces deux concepts. Les rhétoriciens, si30. Voilà déjà un résultat en termes de forme d’ensemble. Qui dit paire ou binôme dit en effet enchaînement, et aussitôt on retrouve la question de dispositio que soulève Rollin : quel ordre choisir, lequel des deux arguments avancer en premier, l’utile, ou l’honnête ? L’utile et l’honnête selon les cas se répondent, se complètent, se contredisent, mais toujours ils sont pensés l’un par rapport à l’autre. On sort aussitôt du paradigmatique : tuer Hannibal est non seulement la négation de l’honnête, mais encore de l’utile. Le nouvel argument, C (‘c’est un suicide’), est dès lors vu comme un deuxième argument. Non pas ajout mais suite. 37 Mais nous n’avons pas encore identifié la forme, à l’instar de la forme petitio.

3. De la forme dehortatio à l’improvisation selon Quintilien

38 Le père veut donc, dit Rollin, « détourner son fils » du projet de tuer Hannibal. Le concept qui est derrière est, pour les trois commentateurs, et sans problème, une dehortatio, l’exhortation à ne pas faire31, laquelle relève bien entendu du genre délibératif. Le texte même de Tite-Live permet de préciser, au début de la péroraison : « Laisse-toi donc détourner ici de ton projet » [Sed hic te deterreri] ». Ce verbe deterrere de Tite-Live est repris par nos trois commentateurs32. La composition du mot (de et terror) en fait une sorte particulière de dehortatio, qui détourne en terrifiant, d’où le pathos de la crainte ou effroi, timor. Le lien avec un pathos est d’ailleurs logique. On peut en effet reporter sur dissuasion et dehortatio la différence classique posée par les traités, d’Érasme à Vossius, entre suasoire et exhortation. La première s’adresse à l’intelligence et la seconde, au cœur et à la volonté. L’une instruit (docet), l’autre enflamme (inflammat). De même, la dissuasion insiste sur l’argumentation, et la dehortatio est un appel vibrant aux passions. Comme sorte de dehortatio, le deterrere est évidemment encore plus vibrant de pathos.

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39 Par rapport à notre problème, la préméditation, la place du verbe deterreri chez Tite- Live est très significative. Le père l’emploie au début de sa péroraison (le E de Ferrazzi), de façon « anaphorique », pour désigner et récapituler tout ce qui précède. Cela veut dire qu’à ce stade, à E, lui et son fils ont identifié la forme du discours. L’ensemble A-D était donc cette sorte de dehortatio qui recourt à la terreur. Les deux interlocuteurs s’en rendent compte à la fin, et eux aussi par rétrolecture, pour ainsi dire. Cela même plaiderait fortement en faveur de l’improvisation. Si en effet l’argument de la religion (l’honestas de B) avait suffi, on aurait eu avec un discours A-B une autre sorte de dehortatio, attestée33, celle qui détourne sans recourir à la terreur (laquelle se trouve dans C, qui couple utilitas et pathos timor). Quoi qu’il en soit, l’espèce de didascalie interne qu’est le deterreri au début de E correspond au Iuno supplex de Virgile. Nous avons vu que pour Servius, ce supplex qualifie tout le discours, alors que pour Donat il fait discordance avec l’attitude initiale de commandante. Le supplex est « cataphorique », le deterreri est « anaphorique », mais dans les deux cas ils sont un point de vue extérieur, surplombant, sur la totalité du discours, sur sa forme d’ensemble. Les interlocuteurs, eux, n’ont pas nécessairement d’emblée ce point de vue surplombant. Pris dans le feu de l’action, ils ne savent pas tout de suite ce qu’ils font, la forme de ce qu’ils disent. 40 La rétrolecture de même est par hypothèse surplombante, et non dynamique. Elle est ce moment où on peut regarder le discours comme un tout, avec le risque de céder au charme des illusions téléologiques. La rétrolecture est donc le début du processus d’analyse, lequel décompose ce composé vivant et réactif qu’est un discours. À chaud, dans le mouvement, l’idée même d’analyse, dynamique ou non, ne permet pas de décrire le jeu d’interactions permanent entre l’orateur et son destinataire. Il faudrait plutôt se représenter des masses tourbillonnantes et conflictuelles. Une masse orageuse s’abat sur Éole ou sur le père. Ils y répondent, dans l’urgence, par une autre masse, un autre orage. Feu et contre-feu. Dans cette espèce de mêlée, chacun cherche à mesurer jusqu’où va au juste la détermination de l’autre. Le tout finit par cristalliser, par aller progressivement vers une direction et une résolution. De l’indifférenciation on retourne au différencié, tout comme, dans un champ de particules de fer, les masses d’abord indistinctes finissent par se polariser sous l’action d’un aimant. 41 Mais à froid, entre rhétoriciens, l’analyse est le seul outil disponible, aussi imparfait soit-il. Pour aller plus loin, il nous faudrait ici documenter ce qu’est la forme habituelle d’une dehortatio, à l’instar de ce que Servius nous a appris sur la forme de toute petitio. L’enquête passe par la théorie et la pratique : les traités et d’autres discours que celui- ci. Ce ne sera pas simple. Du côté des traités, dans sa rhétorique abrégée le grand Gerardus J. Vossius (ou Voss, 1577-1649) donne comme unique exemple de dehortatio ce discours même de Tite-Live, mais avec un descriptif théorique qui n’a pas grand rapport34. Dans ses Institutiones, il ne traite qu’incidemment de la dehortatio, à propos de l’exhortation, et là il pose qu’il faut montrer que le projet ou res est « conforme à la pietas, utile, glorieux35 », « piam, utilem, gloriosam ». À supposer que cette liste décrive un ordre des arguments, en ce cas la suite pia puis utilis correspondrait à nos B et C – mais gloriosum est chez les rhétoriciens un équivalent usuel d’honestum. Du côté maintenant des autres discours, en l’état actuel du corpus rassemblé par l’équipe RARE, nous avons pour l’instant les quatre dehortationes de Tite-Live, auxquelles ajouter trois dissuasiones (nos 1, 92 et 145 de Ferrazzi). Ce n’est pas assez pour en tirer des régularités. Certains de ces discours ont les deux pathè correspondant à honestas et utilitas, « pudor et timor ».

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Mais cela ne résout pas notre problème sur l’ordre du binôme. Il serait pourtant bien utile de préciser tout cela, par exemple pour la scène de Britannicus. Puisqu’en effet Narcisse cherche à détourner Néron de son projet de réconciliation, c’est une dissuasio ou plutôt une dehortatio, tant elle fait appel aux passions. Par réflexe et non par nature, ce vieux routier commence par l’utilitas et le pathos timor : attention danger, le parti de Britannicus va se réveiller. Est-ce à dire qu’une dehortatio commence toujours par l’ utilitas, et que commencer par l’honestas est une exception, comme le laisse entendre Rollin ? À ce stade de l’enquête, je n’en sais rien. Tant qu’on ne le saura pas, on ne pourra dire en particulier comment Pérolla et Néron écoutent la dehortatio, quelles sont leurs attentes en la matière, comment ils la décryptent au fur et à mesure, à la manière dont Éole se sert de la forme petitio pour rappeler Junon à l’ordre ou plutôt aux formes. 42 Sans attendre ce supplément souhaitable d’information, nous pouvons étager deux sortes de préméditations, l’une maximale et l’autre plus faible. 43 La maximale autorise une analyse en « comme si », comme celle de La Cerda pour Junon. Si le père retrouve dès la fin de l’exorde ses réflexes de vieux routier, s’il est un vrai prudens qui a absolument tout prévu, cela signifie que B et C sont un piège. ‘Je fais comme si je me déconsidérais à tes yeux, et dans ton analyse de ma dehortatio tu la trouves catastrophique, réduite au misérable argument de l’utilitas et du danger, que précisément ton sacrifice récuse. Or c’est au moment même du discrédit le plus total qu’intervient ma propre résolution de mourir.’ Le D serait ainsi ménagé « comme » une surprise, un effet de sublime et de raptus. L’orateur architecte, archi-prudens, prévoit l’effet imprévu qu’il va produire sur l’auditeur, tel Démosthène avec sa célèbre apostrophe aux morts de Marathon. Ce qui précède amène et ménage la surprise, de façon très habile : en terminant par l’invocation du danger (le C), invocation minable aux yeux du fils, le père passe… à son propre refus du danger (le D), pour le coup grandiose. Le retournement est complet, et rétablit la situation. Celui là-même qui paraissait aux yeux du destinataire comme incapable d’engagement véritable met en avant sa propre résolution à mourir, en miroir de celle du fils, qui est comme on dit bluffé. Le Traité du sublime (IX, 13) voit dans cette capacité à se retourner et à surprendre l’auditoire, to agchistrophon, une des grandes qualités de l’orateur36. 44 Un cran plus bas, la préméditation minimale est celle qui se fait chemin faisant. Elle n’est pas d’un archi-prudens, mais d’un prudens habituel, d’un vieux routier rompu aux affaires. Au lieu de prévoir son retournement dès la fin de A (de l’exorde), le père a pu l’inventer sur place, par exemple quand il voit l’échec de B (l’argument sur la religion). ‘Je plaide C, tout en devinant que cet argument du danger court lui aussi à l’impasse, si bien qu’en disant C une autre partie de mon cerveau cherche une solution.’ C’est là reformuler Quintilien dans son chapitre sur l’improvisation. Lui aussi aboutit à l’idée du « chemin faisant », traduction de 1718 pour son paulatim 37. Quintilien (X, 7, 8) : « Pour dire ce qu’il faut dans le moment, et pour songer en même temps à ce que nous dirons ensuite », il suffit en général d’« une certaine vivacité naturelle [naturalis mobilitas animi] », ou bien d’une « routine instinctive », à la manière dont les yeux en lisant anticipent les lignes suivantes (X, 7, 11, « usus inrationalis »). L’art en revanche est à son maximum quand « nous nous trouvons obligés de parler en public sans aucune sorte de préparation », ce qui exige « une présence d’esprit extraordinaire » (X, 7, 22, « mobilior ingenium »), c’est-à-dire cette nature supérieure qu’est le génie. Il y a alors (X, 7, 22-23) une manière de prononcer, et de tenir nos paroles comme en suspens, qui donne temps à la réflexion, mais en sorte pourtant que nous paraissions penser, et non hésiter. [23.] Voilà ce que l’on peut faire quand on est contraint de s’embarquer

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avant que d’avoir mis son vaisseau en état de résister aux vents et aux tempêtes. Ensuite chemin faisant [Deinde paulatim] on appareille, on dispose les cordages, on tend les voiles, et l’on n’a plus qu’à souhaiter d’avoir le vent en poupe. L’image canonique du pilote n’est pas celle de l’architecte qui veut tout prévoir et calculer, dans le moindre détail, avant même de commencer. Le pilote nous ramène à la prudentia ou phronèsis qui s’exerce dans un monde mouvant. Une autre de ses images était celle du stratège, ici face à une bataille qui se déclenche à l’improviste. Le père tout en parlant essaie de comprendre la situation, et d’inventer une stratégie au plus fort de la mêlée, en parant au plus pressé. L’événement ne le prend pas longtemps au dépourvu, la technique acquise de longue date lui permet de se rétablir, de retrouver une maîtrise sur la situation déchaînée, contre « vents et tempêtes » (Quintilien dit seulement : uentus). Cette préméditation faible de la prudentia est un paradoxe, puisque ce n’est au fond qu’à moitié improvisé. L’imprévu ne prend pas le sage pilote au dépourvu, il est toujours prêt à partir. 45 Un tel paradoxe brouille la question que nous nous posons. Le plan de ce discours a-t-il été complètement improvisé, ou au contraire complètement prémédité, même en un éclair de génie ? La vérité vécue est sans doute quelque part entre les deux, comme le donne bien à sentir la métaphore filée du pilote. Essayons de décrire cette réalité vécue : nous allons retrouver, là encore, un passage de Quintilien.

46 Reprenons d’abord ce que Rollin dit de façon apparemment non technique, à propos de la fin de l’exorde : Cette proposition, ne ante oculos patris facere et pati omnia infanda velis [« ne rends pas ton père témoin de ton crime et de ton supplice »], qui représente le crime et les suites funestes d’un tel meurtre, est comme l’abrégé de tout le discours. Tout ici a un sens technique. Pour partir du milieu, les « suites funestes » sont les conséquences ou consequentiae : selon Ferrazzi, le C est « a Consequentibus ». Juste avant, « représente le crime » désigne l’hypotypose, en latin repraesentatio : Rollin est sensible aux ante oculos et omnia de Tite-Live, qui sont les marqueurs standards de l’hypotypose38. Enfin, on jurerait, avec « proposition » au début de sa phrase et « abrégé de tout le discours » à la fin, qu’il a sous les yeux l’analyse technique de Ferrazzi. 47 Le syllogisme de Ferrazzi récrit en effet l’exorde en donnant au patris de Tite-Live une valeur générale, et à juste titre : on ne met pas de telles horreurs sous les yeux d’un père. Comme ce syllogisme est pour Ferrazzi celui de l’ensemble du discours, la majeure (propositio) est aussi la propositio ou thèse de tout le discours, ou chez Rollin son « abrégé 39 ». La majeure est une loi générale : « Non debet filius ante oculos Patris facere, et pati infanda », « un fils ne doit pas rendre son Père témoin », etc. La mineure est l’application au cas particulier, par modus ponens : ‘or tu vas en rendre ton père témoin’ ; ‘donc ne l’accomplis pas’. Du coup, et comme Rollin, Ferrazzi voit dans le balancement « faire et subir » de Tite-Live une annonce du plan ou diuisio : d’un côté facere, le crime que tu vas commettre (le B), de l’autre pati, le supplice que tu vas subir (le C40). Balancement improvisé, ou annonce méditée d’un plan déjà tout formé dans la tête d’un orateur peu longtemps pris au dépourvu ? Impossible à déterminer à ce stade.

48 Mais à ce stade aussi, le balancement honestas et utilitas était d’un emploi si universel qu’il suffisait sans doute à prêter main-forte au père ou pilote d’abord déstabilisé. Ou même le simple couple grammatical de l’actif et du passif, facere, pati : ‘que vas-tu faire, et que va-t-on te faire ?’ Plus profondément, il me semble que l’hypotypose apporte une réponse élégante à la question. Tout ou totum est déjà là, dans l’œuf, en germe. Que le discours soit improvisé ou prémédité, il suffira ensuite au père, face aux résistances

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successives du fils, de développer ce qui était enveloppé dans la majeure (Ferrazzi : « amplificat » à B, « exaggerat » à C). Il faudra transformer le totum en omnia, passer du synthétique aux détails. ‘Tu te rends compte, j’espère, de ce que tu vas faire ? et de ce que tu vas subir ?’ Si le discours s’était arrêté là, parce que le fils aurait aussitôt acquiescé, le A n’aurait même pas été un exorde… Mais le fils signifie par son regard que non, il ne veut pas s’en rendre compte. ‘Non ? eh bien, je vais te le dire, moi !’ Tout est là, en germe, mais ce tout n’a peut-être pas été prévu d’emblée, au sens de « planifié explicitement », comme chez l’architecte. La prudentia qui gouverne prévoit, c’est-à- dire qu’elle devine, qu’elle entrevoit, dans et malgré l’opacité des choses. Tout ce qui peut découler du projet d’attentat, le père l’a en un éclair devant les yeux, ante oculos – devant les yeux de l’imagination, de la phantasia. Il « voit » en ce sens-là, dans la nuit de terreur qui tout d’un coup l’a submergé. C’est l’éclair fulgurant de l’intuition, elle- même soutenue par la culture du vieux routier. Le père a donc fort bien pu tout prévoir, si prévoir (et voir) signifie avoir une intuition d’ensemble, vécue, imaginative, affective. Il n’a pas nécessairement tout prévu dans le détail, de la façon rationnelle et explicite que semble nous décrire Rollin. La forme-mémoire de la dehortatio aide singulièrement son intuition, et ensuite la soutient quand il s’agit de développer. 49 Or, ce passage par l’intuition et la phantasia est justement décrit par Quintilien dans son chapitre sur l’improvisation. L’un des moyens sûrs d’y réussir, c’est de bien concevoir ou saisir (capiendae) les « choses », les res, idées ou réalités. Il faut saisir vivement les choses par le moyen de ces images dont j’ai parlé , et se mettre devant les yeux tout [omnia] ce qui doit faire la matière de notre discours, les personnes, les questions, les espérances, les craintes, afin d’en être bien plein, bien pénétré [ou, dans la trad. Jean Cousin aux Belles Lettres : « il faut se les représenter, il faut se passionner pour elles », habenda in oculis, in adfectus recipienda]. Car c’est la force du sentiment qui nous rend éloquents. C’est pour cela que les personnes même les plus ignorantes s’expliquent aisément, lorsque la passion, ou quelque intérêt particulier les fait parler. (X, 7, 15) C’est peut-être parce que Rollin vient de relire ce chapitre de Quintilien qu’il est sensible aux ante oculos et omnia de l’exorde. Le père a tout « saisi » d’emblée, grâce à son imaginatio ou phantasia. Il s’est mis devant les yeux tout ce qui va faire la matière, la res de son discours : après cette inuentio fulgurante et synthétique de la res tota, le reste suivra chemin faisant, le plan et les expressions utilisées, autrement dit dispositio et elocutio42. Ce qui s’est conçu vite se dira aisément, grâce à l’aisance que donne l’habitus. 50 On aboutit ainsi à une description finalement très classique de l’improvisation. Quintilien en fait un comble de l’art. Il commence par louer la facultas dicendi (X, 7, 1), c’est-à-dire l’habitus de la parole, qui s’acquiert par un exercice intense (X, 7, 8) et qui seul procure la facilité suprême face à l’imprévu et aux « dangers les plus pressants » (X, 7, 1), en rendant entre autres capable de modifier dans l’urgence un plan tranquillement conçu (X, 7, 3). N’improvisent bien que ceux qui se sont beaucoup exercés. Mais même chez eux cela ne supprime pas le côté impromptu et tâtonnant. C’était la description de la maîtrise habituelle chez le grand professionnel. Car dans le monde de la prudentia, la maîtrise, et en particulier, en pleine bataille, la maîtrise de l’imprévu, cela n’a jamais voulu dire le contrôle absolu du moindre détail, contrôle qui serait non pas maîtrise mais tyrannie. En d’autres termes, l’architecte archi-prudens par lequel j’ai commencé n’était pas le seul modèle disponible de la maîtrise, et par bien des côtés, il prête le flanc à la caricature, tant il semble parfois se prendre pour un dieu

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tout puissant. Le pilote et le stratège représentent un autre modèle du prudens, plus manœuvrier, plus réactif à l’événement, plus humain et tâtonnant aussi.

51 Au total, il ne faudrait donc pas réduire le classicisme à cet épouvantail, la planification et la préméditation absolues, qui nous évoquent aussitôt une normalisation de fait insupportable. Chez Rollin lui-même, il ne faudrait pas non plus se laisser abuser par le sentiment de trop grande rationalité que suscite son descriptif par écrit. En effet, nous avons vu quel était son objectif. Le maître doit obtenir que les élèves trouvent « sur le champ » les arguments que l’on peut avancer, et qu’ils les trouvent par oral, pressés par le maître qui « les interrog[e] de vive voix ». L’objectif est donc l’apprentissage d’une saisie globale, intuitive, réflexe. Pour cela on met l’élève sur la brèche, dans la même situation de danger et d’improvisation que le père de Pérolla. C’est peut-être la raison qui justifie le choix de ce discours, tout de même assez compliqué à manier, et, par certains côtés, hors de toutes considérations rhétoriques, assez étrange voire amoral – un jeune résistant dévoile à son père collabo son projet d’attentat contre leur hôte, un haut dignitaire nazi : faites impromptu la belle réponse du père. 52 L’espoir du pédagogue est que la pression ainsi mise sur l’élève, liée au sentiment d’émulation (Quintilien, X, 7, 16), fera surgir l’éloquence, la « vraie », celle du cœur ou pectus, ce cœur qu’annonce le titre complet de Rollin : De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres, par rapport à l’esprit et au cœur, ou Traité des études. Car c’est dans le dernier passage cité de Quintilien que se trouve la célébrissime formule « Pectus est enim quod disertos facit », dont on oublie en général la suite, « et uis mentis ». « C’est le cœur, en effet, et la vigueur de l’intelligence, qui rendent éloquent » (trad. Cousin, je souligne). Disertus n’est d’ailleurs pas du tout la même chose qu’eloquens, Quintilien l’a rappelé avec force43, mais ceci est une autre histoire, qui nous conduirait à faire la critique en profondeur des attendus de Rollin. Celui-ci est en fait assez peu technique, malgré les apparences, à force de mettre en avant le cœur et le naturel.

53 Les deux discours que nous avons vus sont sans doute des cas-limite, et il ne manque pas à l’âge classique d’exemples de discours sciemment prémédités. L’intérêt était de montrer que, dans ces deux exemples canoniques, nous pouvons faire l’économie de toute téléologie. En d’autres termes, les charmes de la rétrolecture ne doivent pas faire oublier la dynamique, l’avancée progressive et tâtonnante, chemin faisant. Il s’en déduit deux conséquences importantes. La première est que nous pouvons appliquer les descriptifs anciens à des discours modernes. Même si l’orateur n’a aucune culture rhétorique, son discours finira par ressembler à quelque chose, par avoir une forme, descriptible en tant que telle. La seconde conséquence est que, à l’inverse, il ne faut pas s’imaginer les discours de l’âge classique comme plats et statiques. Même quand l’orateur prudens se réfère à une forme d’ensemble, consciemment et d’emblée, il n’en guette pas moins le regard et les réactions de son auditoire, et en bon tacticien ou pilote il rectifie le tir ou la voilure, en tant que de besoin. La forme n’est pas un « tunnel » qu’il pourrait nous imposer en autiste, mais un moyen de transformer les contraintes en atout, les résistances en appui. La forme est une mémoire qui, dans une situation de crise majeure, aide à se piloter, à réduire l’imprévu à du déjà connu ou vécu. La forme est donc une aide, pas une contrainte supplémentaire. Il en va de même, en général, pour les règles de tout art.

54 De ces spéculations nous pouvons tirer deux leçons assez simples.

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55 La première est pratique. La comparaison des divers commentateurs sur un même discours est une excellente gymnastique. Quand nous sommes trop enclins à aller du côté d’une lecture dynamique, elle nous rappelle l’intérêt qu’il y a, aussi, à dégager l’ordre des arguments, le plan. Inversement, face à des discours où nous voyons trop vite pur statisme, elle remet en avant les droits du dynamisme, du mouvement. Cette seconde mésaventure m’est arrivée un peu plus loin dans l’Énéide, quand Ilionée demande à Didon de ne pas rejeter les Troyens à la mer44. Tous les commentateurs poussaient à voir là un discours parfaitement construit, d’autant que c’est le premier discours d’orateur en bonne et due forme de l’Énéide : situation officielle de discours d’assemblée, grand sujet politique, longueur du discours, et pour la première fois les cinq parties canoniques. En prime, pour le seul autre discours d’Ilionée, bien plus loin dans l’Énéide45, Ferrazzi dégage exactement le même plan que pour celui-ci. J’étais donc entièrement dans l’idée de la préméditation, sinon du statisme. Là-dessus, je consulte une compilation de commentaires sur Virgile, qui retient de tel ou tel commentateur les seules remarques qui ne se trouvent pas chez les autres46. La compilation cite ici un commentateur italien que j’avais ignoré, Sebastiano Corrado47. Celui-ci nomme digressio ce que Ferrazzi voit comme le début de l’argumentation ou contentio, soit juste après la narratio où Ilionée raconte la tempête qui les a fait échouer sur les côtes. Certes, d’autres commentateurs parlent ici d’apostrophe, ce que fait également Corrado, et l’apostrophe en un sens est un détour, ou en tout cas une rupture, puisque l’orateur change de destinataire brutalement. Mais tout de même, j’ai eu du mal à m’en remettre. Car il s’en déduit un tout autre plan, tout à fait plausible, et que je n’avais pas imaginé un instant : Ilionée n’argumenterait pas, il se contenterait d’une vaste narration, à l’imparfait, interrompue par sa digression. Au final, en croisant ce commentateur avec le consensus omnium, on obtient le même résultat qu’avec La Cerda sur Junon, l’ambivalence du « comme si ». Insister sur la digression, c’est attirer l’attention sur la structure de surface, sur l’effet de sublime de l’apostrophe aux Carthaginois : le discours tout d’un coup se fait drame, avec l’irruption surprise d’un violent pathos. Mais cet effet de surface n’empêche pas que, en structure profonde, celle qui intéresse Ferrazzi, ce soit aussi le début de l’argumentation. La question surgit, toujours la même, irrépressible, et c’est celle du « comme si » dans laquelle Quintilien nous a tous piégés. L’orateur a-t-il prévu cet effet, d’autant plus sublime qu’il aura l’air imprévu ? Ou bien l’imprévu est-il vraiment improvisé ? La seule réponse possible est qu’il faut qu’il ait l’air improvisé pour faire de l’effet48. Le reste est, d’un strict point de vue rhétorique, indécidable, même si bien entendu cela fait les délices de l’analyse du sublime, lequel relève plus de l’esthétique que de la rhétorique. On remarquera que ces délicieuses discussions sont, en général, sourdes et muettes sur la forme même des discours, improvisée ou non. Le goût des critiques pour le sublime s’accompagne logiquement d’un dégoût pour les considérations techniques, que le sublime est censé transcender. 56 Après la leçon pratique, la leçon théorique est la suivante. Pour progresser en rhétorique, il nous faut refaire du formalisme, ou si l’on préfère de la morphologie : de l’étude des formes. Par forme, entendons ce que désigne Servius avec son formare, à savoir la forme du tout qu’est un discours. Il me semble que c’est ce à quoi songe aujourd’hui Michel Charles lui-même, dans un article de 2010 dont Christine Noille cite ici une formule49 : même si on peut toujours « réinvestir […] la forme » d’un sens, « une activité théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même, s’attache à en analyser la construction et en reste là ». Charles étudie dans son article un objet plus

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long que bien des discours, une séquence de plus de cent pages d’À la recherche du temps perdu. De notre côté, par « forme » nous pouvons entendre, de façon plus limitative, la forme des divers types de discours. Nous avons vu la petitio et la dehortatio. Il en est nombre d’autres, dont la liste n’était d’ailleurs pas infinie : oraison funèbre, consolation, invective, remontrance, discours de remerciement, de recommandation, « suasoire », « monitoire », etc. Le problème n’est pas tant la liste que d’établir une description documentée de chacun de ses items. Et là, convoquer les traités ne suffira pas. Il faudra ajouter de nombreuses études de cas, en commençant par constituer pour chaque forme une collection de discours qui en relèvent ; c’est le programme de travail actuel de l’équipe RARE50. L’équipe ne fait ainsi que reproduire le geste des commentateurs de l’âge classique, quand ils donnent l’analyse de grandes séries de discours, tous ceux de Virgile, de Tite-Live, de Cicéron, mais aussi toutes les odes d’Horace ou de Pindare, tous les Psaumes, etc. L’amplitude répond à une nécessité épistémologique, celle, en médecine, de la clinique. Le grand praticien a besoin pour se former et de la littérature critique et d’examiner beaucoup de cas, dans un va-et-vient constant entre théorie et pratique. 57 Le concept de forme dont nous avons besoin est celui des biologistes ou des naturalistes. Le darwinisme nous a habitués à faire l’économie de toute téléologie : une espèce n’est pas un moule canonique préétabli qui s’impose ensuite indéfiniment à chaque individu, car les formes du vivant sont le résultat d’une dynamique permanente, d’une tension constructive entre les contraintes qu’exerce le milieu et le désir obstiné de survie – le conatus de Spinoza, le conatur de Ferrazzi51. Il en va de même pour ces formes vivantes que sont les discours. Dans ce domaine aussi on peut faire l’économie de la question du dessein. En bref, quittons la mythologie pour la morphologie.

NOTES

1. Sur la prudentia, je me permets de renvoyer à Les Audaces de la prudence, littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009. 2. Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis orationes, quae in Aeneidum libris leguntur, Padoue, Presses du Séminaire, 1694. 3. Toutes les traductions du latin des commentateurs sont miennes, mais synthétisent nombre de discussions de l’équipe RARE sur chaque terme technique (la discussion n’est d’ailleurs pas close). 4. De conscribendis epistolis (1521), chap. 51 (« De petitoria epistola »), 6e sorte de lettre (Leyde, P. van der Aa, 1703, I, col. 435) ; même chose plus tard chez Vossius (Rhetorices contractae… [1621], Leipzig, Christian Kirchner, II, 25, 1660, p. 210-211), qui élargit encore, de la lettre au discours, dans son chapitre « De petitoria [sous-entendu : oratio] ». 5. Enarratio Aeneidos Virgilii (1530), dans Philippi Melanthonis Opera, vol. XIX, éd. Karl Gottlieb Bretschneider puis Heinrich Ernst Bindseil, Brunswick, C.A. Schwetschke et fils, 1853, col. 435. 6. « Omne enim quod contra inimicos petimus iustum est ». Une telle formulation est potentiellement dangereuse, et bien des commentateurs tentent de la circonscrire. Le point est de définir la

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bonne petitio face à la mauvaise, petitio iusta contre iniusta : est mauvaise celle qui formule une demande malhonnête. 7. De l’invention, I, 27 (trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1994) : « La narration consiste à exposer les faits comme ils se sont passés ou comme ils ont pu se passer [Narratio est rerum gestarum aut ut gestarum expositio] ». Expositio reprend le grec ekthesis. 8. Quintilien (IV, 2, 79, trad. J. Cousin) : « Quelle différence y a-t-il entre une preuve et une narration, sinon que la narration est une preuve présentée sous la forme d’un récit continu, et qu’à son tour, une preuve est une confirmation qui s’accorde avec une narration ? » 9. La traduction française de l’Énéide que nous utilisons est celle de l’abbé Desfontaines (Pierre- François Guyot), Paris, Quillau, 1743. 10. « Si quid autem adhuc ille haesitet, sequentes versus de praemio et nuptiis Deiopeiae omnino rem pervincunt » (La Cerda, P. Virgilii Maronis Priores sex libri Aeneidos, argumentis, explicationibus, notis illustrati, Lyon, H. Cardon, 1612 ; dans l’éd. Lemaire des Opera de Virgile, Paris, P. Didot l’aîné, 1821, t. VI, p. 18). 11. « Ad auctoritatem iubentis addit et praemium » (Interpretationes Vergilianae, éd. H. Georgii, Stuttgart, Teubner, 1969 [repr. de l’éd. 1905], vol. I, Aeneidos libri I-VI, p. 26, l. 3, sur archive.org). 12. Op. cit., p. 17 : « Est vero duplex ratio ; prior, cur ipsa petat ; posterior, cur ipse debeat facere. Ipsa petit ; nam gens inimica sibi navigat aequor Tyrrhenum ; portat Ilium, et victos penates in Italiam. Ipse debet facere, nam potest, ut qui a Jove praepositus sit mulcendis tollendisque fluctibus : sed quia haec ratio tyrannica est, fac, nam potes ; ideo Juno omnia transponit », etc. Aurait été complètement tyrannique selon La Cerda de commencer par l’énoncé de la requête (le C), sans aucune préparation (ni A ni B) – selon Quintilien (IV, 2, 55-57), la narratio est autant une praeparatio que l’exorde, car le cœur de tout discours, c’est l’argumentation (la confirmatio, ou, chez Ferrazzi, la contentio). 13. In Publii Virgilii Maronis sex priores libros Aeneidos nouus commentarius ex privatis lectionibus, éd. par Steph. Riccius (1512-1588), Wittenberg, sans nom d’éditeur, 1588, p. 45 (sur digital.staastbibliothek-berlin.de) ; le commentaire a été dicté dans les années 1552-1555. 14. Id., ibid. : « Æolus est imago aulicorum parasitorum, colludentium cum dominis […]. Non enim disputat Æolus de iure, an iuste vel secus faciat excitando tempestatem inusitatam et extraordinariam, sed sese inflectit, et accommodat ad affectum principis. » 15. Éole n’est pas le cliens de la déesse, ce que laisse entendre Maurice Rat dans son édition de l’ Énéide (Paris, Garnier, 1932), note ad loc., tout en ajoutant : « on n’a point par ailleurs d’autres preuves de cette dépendance ». Cf. la même situation chez Homère (Iliade, XIV, 225-279) : Héra demande au Sommeil d’endormir Zeus, avec l’offre d’un premier cadeau, un siège pour dormir. Mais le Sommeil, qui est très loin d’être l’affidé de la déesse, marque ses réticences et fait ainsi monter les enchères, d’où l’offre d’un second cadeau, bien plus important : la nymphe Pasithée, comme ici Déiopée. 16. I, v. 664-688, discours 9 de Ferrazzi. 17. La Cerda, op. cit., p. 18 : « Donc, voici le tout du discours. Junon dit : puisque vous pouvez le faire [A] ; puisque ma douleur est juste, étant contre mes ennemis [B] ; puisque ce vous sera utile, avec à la clé un mariage intéressant [D] : eh bien, submergez ces vaisseaux ou bien dispersez-les [C, requête et à la fois conclusion]. » (« Ergo ait Juno : quum possis ; quum meus dolor sit justus, ut qui contra meos inimicos ; quum tibi hoc sit utile propter tuas nuptias, obrue, aut, disjice. Haec pro tota oratione. ») 18. Remunerari signifie (Gaffiot) « donner un présent [munus] en retour » (munus, « présent, faveur). 19. Voir sa remarque à propos de C : « il l’a représentée complètement dominée par ses passions : car si nous voulons comprendre ce qu’elle dit en suivant l’ordre de ses mots, cela est incohérent. » (« expressit plenam patheticam ; nam si eo ordine quo locuta est vellemus intellegere, non cohaeret. ») 20. Ferrazzi a le mot petitio à C, mais il en pose d’emblée le concept quand il donne pour pathos la gratia et pour ethos celui du supplex. C’est conforme à l’hypothèse générale de Christine Noille,

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selon laquelle il suffit chez lui de coupler pathos et ethos (motus et mores) pour déterminer le type de discours qui est ensuite décrit. 21. C’est à mon sens le cas pour nombre de discours de personnages chez Racine. Voir mon article « Racine et le mystère de la bonne rhétorique : repérage de discours dans La Thébaïde, Britannicus et Mithridate », Exercices de rhétorique, 1 | 2013, http://rhetorique.revues.org/98. 22. Rollin, Traité des études (1e éd. 1726-1728), dans Œuvres complètes, livre III, chap. III, art. II, § 1, « Explication d’une harangue de Tite-Live », Paris, Didot le Jeune, 1818, t. XVI, p. 420-424 (graphies modernisées : je remplace Annibal par Hannibal). 23. Soit, dans la traduction de Tite-Live par Nisard (Paris, Firmin-Didot, 1864) : « Mon fils, par tous les droits qui unissent les enfants à leurs parents, je t’en prie, je t’en supplie, ne rends pas ton père témoin de ton crime et de ton supplice. » 24. Voir au § 1, juste avant le discours : c’est le même type de didascalie initiale que le Iuno supplex de Virgile. 25. Joachim Perion (1499 ?-1559), lui aussi, note que l’exorde est ex abrupto : « a principio abrupto ». Et il donne son nom technique à l’« arrangement confus » du « per ego te », l’« hyperbaton » (In omnes T. Liuii Conciones… (1532), Bâle, Rob. Winter, 1545, p. 269-270 pour ce discours, qui est chez lui le no 111). Cet ouvrage de Perion est le premier Conciones ; voir la traduction de sa préface dans la thèse de Lionel Piettre, Se mêler d’histoire : conseils et jugements de l’action politique dans l’histoire- jugement chez Guillaume du Bellay […], Université Grenoble Alpes, 2017, p. 113-117. 26. À preuve, la traduction par Rollin de la fin de l’exorde, dont le également, absent du texte latin, accentue le balancement facere et pati (je souligne) : « Mon fils, je vous prie […] de ne point entreprendre de commettre sous les yeux de votre père une action également criminelle en elle- même, et funeste par les suites qu’elle aura pour vous. » Le balancement est vu par Rollin comme une annonce du plan, une diuisio : idem dans le commentaire de Ferrazzi sur ce discours. 27. Exercitationum rhetoricarum libri VIII, édités par son gendre Daniel Stephanus, Amsterdam, L. et D. Elzévir, 1657 ; le livre IV est l’analyse de tous les discours de Tite-Live (ce discours y est le no 118, Tesmar étant plus complet que Ferrazzi). 28. Voir Rollin, op. cit. : « Jusqu’ici Pacuvius avait employé les figures les plus vives et les plus pressantes : tout était animé et plein de feu : ses yeux, son visage, ses mains en disaient sans doute encore plus que sa langue. Tout d’un coup il s’adoucit, il prend un ton plus tranquille, et finit par les prières, qui dans la bouche d’un père sont plus fortes que toutes les raisons. Aussi le fils ne put-il tenir contre cette dernière attaque. Les larmes qui commencèrent à couler de ses yeux firent voir qu’il était ébranlé. Les baisers du père qui le tint longtemps tendrement embrassé, et ses prières redoublées avec instance, achevèrent de le persuader. » 29. Ferrazzi, si : il dit pour sa part que le père « tente » de terrifier son fils, « deterrere conatur ». Le verbe conatur, rare chez lui, veut dire : le discours ne réussit pas, ou, ici, pas tout de suite. Ainsi, Énée « conatur probare », il « s’efforce de convaincre Didon » que son départ de Carthage est légitime, il tente donc de réfuter l’accusation d’abandon (titre du discours 30, Énéide, IV, v. 333-361). Mais comme on sait, il n’y parvient pas. Didon et Pérolla sont des auditoires particulièrement réfractaires. 30. Tesmar nomme l’honestas de B par la négative (« argument tiré de la honte et de la cruauté du crime [a rei turpitudine & immanitate] »), et de même pour l’utilitas, qu’il appelle un « a difficultate » (pour C et D, qu’il regroupe : « argument tiré de la difficulté [à réaliser l’entreprise] »). Perion disait déjà, pour le B, « argument tiré de la pietas, ainsi que de l’équitable et du légitime [a pio, tum ab aequo & iusto] », et pour le C, « argument tiré de la difficulté et de l’impossibilité [a difficili & impossibili] ». Ferrazzi parle de honte (« a turpi ») pour l’ensemble du discours, auquel il donne comme pathos général timor, la terreur, qu’il fait apparaître à propos de C ; or la terreur est classiquement liée à l’« utile » ou intérêt bien compris.

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31. La table de Tesmar, par genres de discours, classe celui-ci parmi les « Dissuasiones, & dehortationes » : « Dehortatur filium », de même que la fin de son analyse, sur E, qui parle de « dissuasio ». Idem dans la table de Perion : « Dehortatio Pacuuij ». 32. Perion, à propos du tout début (« dehortandi, atque deterrendi ») ; Ferrazzi, au même endroit (« deterret ») ; Tesmar a une légère variante, absterrendo, pour définir le pathos d’ensemble (« Pathos, in absterrendo filio »). 33. Parmi les trois autres dehortationes que relèvent nos commentateurs dans tout Tite-Live (discours 21, 46 et 72 de Ferrazzi), le no 46 n’a que l’appel à l’honestas, et donc uniquement le pathos pudor, le déshonneur. 34. Rhetorices contractae…, op. cit., II, 23, p. 198-200. 35. G. J. Vossius, Commentariorum rhetoricorum, sive oratoriarum institutionum… (1605), Leyde, J. Maire, 1630, p. 392. 36. Sur le lien entre l’agchistrophon et l’apostrophè, je me permets de renvoyer à mon article « The meaning of apostrophè in Longinus’ On the Sublime (16, 2 ) », Translations of the Sublime. The Early Modern Reception and Dissemination of Longinus' Peri Hupsous in Rhetoric, the Visual Arts, Architecture and the Theatre, éd. C. van Eck, S. Bussels, M. Delbeke and J. Pieters, Leyde, Brill, 2012, p. 13-32. 37. Je reprendrai partout la traduction de Quintilien par l’abbé Gedoyn, De l’institution de l’orateur, Paris, G. Dupuis, 1718, graphies modernisées. 38. Quintilien, VIII, 3, 69 : « il y a bien de la différence entre dire la chose en gros, et l’exposer en détail [minus est tamen totum dicere quam omnia] ». 39. Mot qui rend bien le summa de Tesmar, à E : « La conclusion répète en abrégé l’ensemble de la dissuasion [Conclusio repetit summam dissuasionis] ». Cf. Fénelon, dans sa fameuse Lettre à l’Académie : « Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé » (j’ai analysé cette citation, et en général l’opposition entre totum et omnia, dans Le Regard rhétorique, Paris, Classiques Garnier, 2017). 40. Ferrazzi comme Rollin isole le D, mais pour lui c’est un surplus : le discours est fini à C (tout comme pour Junon), car on a fait le tour du syllogisme d’ensemble. Cela me paraît plus juste que l’analyse de Rollin, et rend bien compte du statut à part de ce D. 41. Renvoi au célèbre passage de VI, 2, 29. 42. La phantasia n’est pas seulement productrice de visions, d’« images » (d’où sa traduction en latin par imaginatio). Elle est aussi une puissance de synthèse. Cf. le fameux passage de la Rhétorique à Herennius (III, 33) sur la mémoire artificielle. L’avocat se représente mentalement une scène baroque : la victime est sur un lit, malade, pendant que l’accusé tient dans la main droite une coupe, dans la gauche des testicules de bélier. La critique en a surtout retenu l’accumulation d’images : celle des testicules permet ainsi de se rappeler les témoins (latin testes), à la faveur d’un jeu de mots déjà chez Plaute. Mais l’accent du passage est surtout sur la synthèse, dès son incipit : « Rei totius memoriam saepe una nota et imagine simplici comprehendimus » ; et, un peu plus loin, « rei totius imaginem ». Guy Achard dans sa traduction rend les deux fois res tota comme s’il y avait, au pluriel, res omnes : « le souvenir d’un ensemble de choses » puis « une scène avec tous les faits » (Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1989, p. 118-119). Non : la res tota est la scène dans sa totalité, sa globalité. Totum, et non omnia. Le paradoxe est que, grâce à la phantasia, « souvent nous faisons tenir [la res tota] dans un seul signe et dans une image unique », une imago simplex, synthétique, qu’il ne reste plus qu’à déployer ou déplier de façon analytique, en détaillant les omnia. Tout le passage porte en effet sur la dispositio : l’image unique sert à l’avocat à se rappeler le plan de la première partie de sa plaidoirie. 43. « Disertos uisos esse multos ait [Antonius], eloquentem neminem » (VIII, pr., 13, citant Cicéron, De l’Orateur, I, 94) : le grand orateur Antoine disait avoir vu (trad. J. Cousin) « bien des gens diserts, mais aucun éloquent ; d’après lui, pour être disert, il suffit de dire ce qu’il faut [trad. Gedoyn : « il suffit de dire sur une matière ce qu’il en faut dire »], mais le propre de l’homme éloquent est le langage orné ».

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44. Énéide, I, v. 522-558 (discours 5 de Ferrazzi). 45. Énéide, VII, v. 213-248 (discours 48 de Ferrazzi). 46. Jacob Pontanus (1542-1626), S.J., Symbolarum libri XVII. Quibus P. Virgilii Maronis Bucolica, Georgica, Aeneis ex probatissimis auctoribus declarantur, comparantur, illustrantur, Augsburg, J. Prætorius, 1599 (reprint New York, Garland, 1976 ; j’ai vu Lyon, Pillehotte, 1604). 47. Mort en 1556. Il s’agit sans doute du « Corrardus » de la liste de Marolles (voir ci-dessus l’article de Florence de Caigny, note 25). 48. Corrado, Commentarius, in quo P. Virgilij Maronis liber primus Aeneidos explicatur, Florence, Laur. Torrentinus, 1555, p. 325 : « Ilionée avait commencé sa narration, mais au moment d’en venir à raconter que les Troyens avaient subi une telle offense [de la part des Carthaginois], comme [quasi] sous le coup de la douleur, l’indignation le tirant hors de lui-même, il a fait une digression. [Puis] il fait l’éloge d’Énée en tirant argument de ses quatre vertus [etc.] [Coeperat narrare Ilioneus, sed cum venisset ad locum, vbi Troiani tanta fuerant affecti iniuria, quasi dolore, indignatione abstractus, eo digressus erat. Laudat Aeneam a quatuor virtutibus]. » Tout est dans le quasi ; or Pontanus, quand il cite cette phrase, omet l’incise quasi dolore. Vérification faite, l’analyse complète de Corrado confirme que celui-ci voit cette digression comme une mise en scène calculée. Corrado s’inscrit donc dans la lignée de Quintilien, et songe au chapitre de celui-ci sur la digression et son « velut erumpente » (IV, 3, 5), que Gedoyn traduit : « nous en sortons [du récit d’un crime] par un mouvement d’indignation qui nous échappe comme malgré nous ». 49. Voir dans la présente livraison, l’article de Ch. Noille, « La rhétorique est-elle une herméneutique ? ». 50. Pour quelques jalons, voir Fr. Goyet, « Le problème de la typologie des discours », Exercices de rhétorique, 1 | 2013, http://rhetorique.revues.org/122 ; Ch. Noille, « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus) », Exercices de rhétorique, 3 | 2014, http://journals.openedition.org/rhetorique/337. 51. Cité supra à la note 29.

AUTEUR

FRANCIS GOYET

Université Grenoble Alpes – UMR 5316 Litt&Arts

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La rhétorique est-elle une herméneutique ?

Christine Noille

1 Pour répondre immédiatement et sans détour à la question que nous posons dans l’intitulé du présent article, nous dirons que la lecture rhétorique (l’analyse anatomique des textes) n’est pas une « reprise herméneutique du sens […] dans l’accord intuitif de deux consciences1 » : elle ne relève pas des critiques interprétatives (telles que sont les critiques thématiciennes, politiques, philosophiques, religieuses ou encore psychologiques2). Et pourtant l’analyse rhétorique d’un texte est en continuité étroite avec la recherche d’interprétation : elle s’inscrit généralement dans une herméneutique de l’argumentativité et dans une herméneutique de la cohérence. À cette différence près que pour la rhétorique, ce n’est pas le sens du texte qui fait problème, mais sa composition : en restant du côté du littéral, la mise en forme rhétorique du sens n’est pas tant la première étape d’un processus philologique au long cours, qu’une opération cognitive méthodique, expérimentant, en même temps que le dispositif du texte, les possibles des formes.

2 On l’aura compris, la réponse est donc complexe. Nous reviendrons sur l’ensemble de ces propositions en tissant un triple parcours, dans les ramifications d’un commentaire que le rhétoricien Ferrazzi fait du discours de Vénus à Vulcain (Énéide, VIII, 374-386), dans l’histoire commune que retrace Hans-Georg Gadamer de la rhétorique et de l’herméneutique à la Renaissance et pour finir dans le processus de différenciation entre analyse et interprétations qu’il est possible d’approfondir à la suite des hypothèses de Michel Charles sur la composition.

Anatomie d’un texte : le meccano rhétorique

3 Il convient tout d’abord de s’accorder sur ce que la lecture rhétorique fait précisément au texte quand elle l’analyse. Nous prendrons pour cela un extrait de l’Énéide que nous confronterons au commentaire qu’en donne Ferrazzi.

4 Virgile écrit ceci :

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Cependant la nuit arrive, et enveloppe la terre de ses sombres ailes. Vénus, que les menaces des Latins, et les mouvements de toute l’Hespérie alarment, a recours à Vulcain. Couchée dans un lit d’or à côté de son époux, elle lui tient ce langage, qui réveille sa tendresse : « Dans le temps que les rois de la Grèce assiégeaient Ilion, et lançaient des feux ennemis sur cette ville destinée à être réduite en cendres, je ne vous ai point importuné pour les malheureux Troyens ; je n’ai point eu recours à votre art, mon cher époux, et je n’ai point imploré votre secours. Malgré l’intérêt que je prenais à la famille de Priam, malgré les larmes que je versais pour mon fils Énée, sans cesse exposé dans les combats, je n’exigeai point de vous une peine inutile. Aujourd’hui, c’est par l’ordre de Jupiter, qu’il est sur les frontières des Rutules. Souffrez donc que je vous fasse une prière, que j’implore votre puissance que j’ai toujours révérée, et qu’une mère vous demande des armes pour son fils. La fille de Nérée et l’épouse de Tithon ont bien pu vous toucher par leurs larmes. Voyez la ligue formée contre moi : voyez combien de peuples renfermés encore dans leurs murs, aiguisent le fer pour la destruction de mes chers Troyens. » À ces mots elle embrasse tendrement son époux, et le serre amoureusement entre ses beaux bras3. 5 Et Ferrazzi commente ainsi : VÉNUS À SON ÉPOUX VULCAIN DEMANDANT DES ARMES POUR ÉNÉE PATHOS : AMITIÉ. ÉTHOS : QUI CONVIENT À UNE ÉPOUSE CARESSANTE. SOURCES DES RAISONNEMENTS : CONTRAIRES, COMPARAISON ET CIRCONSTANCES. Mon cher époux] Elle ne se sert pas d’Exorde, les caresses du lit conjugal ayant suffi à lui concilier les dispositions amicales de son époux ; mais d’emblée son raisonnement tire argument des Contraires : Pour sauver Troie, je ne t’ai pas demandé d’armes, puisque les destins s’y opposaient ; Or maintenant les destins veulent qu’Énée s’arrête en Italie ; Donc à bon droit [jure] je te demande des armes, pour qu’Énée ne soit pas chassé d’Italie. Mon cher époux] Majeure : elle apporte cependant les raisons pour lesquelles elle aurait dû lui demander des armes pour ses chers Troyens. Par l’ordre de Jupiter] Mineure. Souffrez que] Conclusion du syllogisme. Et elle loue, en suppliante, la puissance divine de son Époux, pour qu’il soit bien disposé envers elle ; Arist., II, 4, 29. Ajoutons que la source de raisonnement utilisée est très célèbre, c’est ce qu’on appelle dans les traités les Contraires mis côte à côte4. La fille de Nérée] Second raisonnement, qui tire argument d’une Comparaison avec une déesse de moindre grandeur : Les prières de ton Épouse ne doivent pas avoir moins d’efficacité que celles de Thétis ; Or, Thétis a obtenu de toi des armes pour son Fils ; Donc à plus forte raison je dois en obtenir, moi qui suis ton Épouse. Voyez la ligue] Troisièmement, en tirant argument des Circonstances : la nécessité la pressait, étant donné que de nombreux peuples se dressaient en ce moment même contre les Troyens, avec la haine la plus acharnée5. 6 Ferrazzi est un rhétoricien méthodique : il suit ici le déroulé standard que chacun de ses quatre-vingt huit commentaires réitère, avec un titre donné au discours commenté, un en-tête centré sur trois ou quatre catégories (ici, pathos, éthos, « loci communes », parfois « partes », parties), une liste de remarques sous forme d’items, chacun indexant en ouverture l’incipit de la séquence qu’il décrit, et composant par là-même une organisation du texte en parties probatoires. La mécanique rhétorique à l’œuvre dans l’anatomie6 du discours opère ainsi avec trois outils, le tout (le but), le plan (la division), le syllogisme (la preuve).

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Le but

7 Que l’organisation discursive soit conçue sur le modèle d’un discours tendu vers une finalité persuasive unifiée, trois éléments solidaires en témoignent : l’intitulé (« Vénus à son époux Vulcain demandant des armes pour Énée »), l’émotion ou pathos que le discours vise à susciter chez le destinataire (« amor », l’amitié), l’éthos de celle qui parle en « épouse caressante ».

8 Sont ici définis le genre de discours (la « demande », petitio dans les classifications rhétoriques7) et le but probatoire qui lui est afférent (ce que Ferrazzi nomme souvent la propositio : ici persuader que le destinataire doit accorder ce qui est demandé). Le genre subordonne l’éthos classique du suppliant (dont nous avons une variante érotique, sinon maritale8) et la volonté de mettre l’autre dans de bonnes dispositions (pathos de la benevolentia, déclinée sous la forme quasi synonymique, chez Ferrazzi, d’amor). 9 Ainsi modélisé, le propos constitue bien un tout unifié à visée persuasive, un discours stricto sensu9.

La division : canevas types

10 À l’unité du texte répond sa disposition, pensée selon le principe de la cohérence, c’est- à-dire en termes de division (organisation en séquences distinctes), d’architecture (intégration des parties en un réseau fonctionnel hiérarchisé) et d’ordonnancement (distribution des parties selon un canevas progressif tendu vers le but).

11 Plusieurs canevas types peuvent ici être convoqués pour modéliser la partition et l’ordre du texte : celui de l’éthopée pédagogique (exercice de rédaction où est convoqué à titre de modèle tout ce que la littérature antique comporte de discours insérés au style direct10), lequel offre l’avantage pédagogique de diviser très simplement les discours en trois types de séquences, au présent, au passé, au futur11 : ici nous aurions un premier système narratif dominé par des énoncés au passé (mais incluant dans la chronologie un énoncé au présent : « Aujourd’hui, c’est par ordre de Jupiter… »), un système focalisé sur le présent d’une prière argumentée (même si les preuves sont tirées de deux précédents notoires) ; enfin un ajout au futur (sur les dangers qui pourraient advenir). Le canevas rappelle également dans ses grands équilibres la trame du discours de Thétis à Héphaïstos, où une longue narration récapitulative vient se clore sur une brève demande argumentée12. Mais, sans aucun doute trop mécanique et pas assez spécifique, il n’est pas sans trahir – on l’aura noté – un certain nombre de variations fines, d’infractions à la répartition scolaire des temps, que la tradition pédagogique a elle-même pointées et qu’elle rapporte à une maîtrise supérieure de la variation13. 12 Pour un lecteur coopératif, dont l’encyclopédie est celle de l’ancienne rhétorique, un autre canevas offre autant d’évidence, et sans doute plus d’accointance, celui-là même de la petitio, de la demande directe, lequel est au demeurant théorisé sur le modèle paradigmatique des exemples virgiliens (la numérotation est la nôtre) : Par la requête, nous demandons quelque chose, soit pour nous, soit pour autrui. Dans ce dernier cas, on l’appelle intercession. Servius a rendu compte brièvement de l’art de composer l’une et l’autre dans son commentaire au discours de Junon à Éole14 : « C’est l’usage des rhéteurs de veiller dans toute requête : [1] à ce que l’objet de la requête puisse être exécuté, c’est-à-dire à sa possibilité ; [2] à ce que l’objet de

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la requête soit juste ; [3] à ce que la requête présente le moyen de sa réalisation ; [4] à ce qu’elle soit suivie d’une rémunération. Et il faut savoir que Virgile construit tous ses discours de requête en respectant cet ordre15. » 13 Ce canevas paraît cependant dans notre discours à la fois redistribué et incomplet : l’argument raisonnant sur le possible [1] correspond chez Virgile à l’avant-dernière séquence, consacrée aux deux cas antérieurs ; la preuve que la requête est juste [2] renvoie à une longue séquence inaugurale, qui compare le passé au présent et qui intègre la conclusion sur le « bon droit » de la demande (pour reprendre les mots de Ferrazzi) – et on notera en outre le déséquilibre syntagmatique entre l’argument de l’honnête, très développé16, et celui du possible, assez réduit et presque interpolé. Enfin manquent les séquences sur les moyens de la réalisation [3] et sur la « rémunération » [4] ; à la place, une séquence sur les dangers futurs. Autrement dit, tout se passe comme si la petitio n’en était pas (tout à fait) une, comme si le texte n’entretenait qu’un rapport local (mais non global) avec le modèle.

14 C’est qu’il existe de fait deux canevas pour la petitio, selon qu’on compose une demande directe ou une demande indirecte. La petitio obliqua est une demande plus longue, avec insinuation, « si ce que nous réclamons est trop peu honorable, ou si celui que nous sollicitons n’est peut-être pas notre ami17 ». Il convient dans ce cas de développer des séquences spécifiques de justification de la demande et d’amplifier des séquences de captatio benevolentiae. Les circonstances de la relation entre Vénus et Vulcain peuvent créditer cette alternative18. Le plan qui est alors retenu prend la forme d’un canevas multi-choix, à adapter à la situation particulière (la numérotation et les alinéas sont les nôtres) : [1] Dans ce cas, nous commençons par exposer à quel point la conscience de son honneur gêne celui qui est dans le besoin […]. [2] Nous ajouterons que nous avons néanmoins conçu le plus grand espoir que notre requête ne sera pas repoussée. Et, pour ne pas avoir l’air présomptueux, nous avancerons les raisons de notre confiance : […] Il existe chez cet homme une générosité quasi divine qui le pousse à se réjouir d’être utile à tous. […] [3] En outre, nous montrerons que notre requête est honorable, loyale, juste ; [4] aisée à accomplir pour celui que nous sollicitons ; [5] et pour nous fort utile, et même nécessaire. Et ici, nous en appellerons à sa miséricorde, en tirant argument de notre pauvreté ou de notre malheur. […] [6] Enfin, nous promettrons d’avoir un cœur reconnaissant19. 15 La longue séquence initiale du discours de Vénus (le parallèle opposant le passé au présent) peut assez facilement correspondre à une amplification sur la « gêne » morale de Vénus [1] et sa prudence à établir qu’elle est dans son bon droit [3]. S’ensuit une micro-séquence, que le pattern de la demande indirecte nous permet de dissocier, sur la personne du destinataire [2] à l’origine de notre assurance en lui, non pas ici du point de vue de sa générosité mais de son pouvoir, avec la formule « votre puissance que j’ai toujours révérée ». La dernière séquence du discours, sur les menaces futures, est une adaptation du motif de la nécessité [5] pour la personne qui demande. Enfin il manque ici encore une séquence conclusive [6] sur la remuneratio.

La division de Ferrazzi

16 Ferrazzi suit à peu près ce dernier plan tout en en réaménageant les articulations : il ne modélise pas en effet une composition d’arguments spécifiques à la petitio obliqua, mais une composition d’arguments tirés des sources communes de raisonnement (les

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fameux loci communes) et des lieux du pathos. Autrement dit, en conservant les mêmes quatre parties caractéristiques du déroulé de la demande indirecte – l’insinuation pour établir que la demande est juste, la puissance de Vulcain, les deux précédents notoires, la situation où se trouve Vénus devant les dangers futurs –, il ne modélise pas les preuves qu’elles établissent sur le juste, le certain, le possible ou l’utile mais sur un premier raisonnement tiré des contraires (le développement initial qui s’étend sur les trois quarts du texte), un deuxième raisonnement tiré d’une comparaison avec deux autres cas et un dernier raisonnement tiré des circonstances.

17 Pour ce qui est de la séquence restante (« votre puissance que j’ai toujours révérée »), Ferrazzi la dissocie du schéma argumentatif général en ne la mettant pas sur le même niveau : si les trois raisonnements précédents sont en effet dévolus à persuader par le logos que Vulcain doit fournir des armes, Ferrazzi ne voit pas dans cette formule un raisonnement sur le certain (du type « il est certain que vous devez m’aider, la raison de mon espoir est votre puissance »), mais un argument annexe portant sur le pathos visé (amor), visant à fournir une juste raison de le ressentir, autrement dit un raisonnement pathétique tiré d’un des lieux de l’« amor20 » – lequel s’intègre, mais à titre complémentaire, dans la stratégie générale de persuasion, sous le volet de la captatio benevolentiae (la benevolentia et l’amor étant, dans l’usage de Ferrazzi, des variantes pour un même pathos). 18 Une telle analyse n’est pas sans étrangeté : habituellement rattachée à une partie préparatoire (exordiale), la captatio benevolentiae apparaît ici à la fois très tardivement, décalée vers la fin du discours, et de façon bien brève – alors même que le contexte de la petitio obliqua suppose une amplification de la partie dédiée à la captation d’un affect positif, étant donné le postulat initial (« si celui que nous sollicitons n’est peut-être pas notre ami21 »). La réponse de Ferrazzi est limpide : selon son analyse, cette séquence n’est pas la seule qui prenne en charge la captation affective, elle est une récurrence – une insistance – s’accordant donc avec l’idée d’une amplification de la benevolentia ; car l’insinuation captatrice ne se réduit pas ici au verbal, comme le remarque à peu près Ferrazzi : Elle ne se sert pas d’Exorde, les caresses du lit conjugal ayant suffi à lui concilier les dispositions amicales de son époux […], ou comme l’écrit Virgile : Couchée dans un lit d’or à côté de son époux22 […]. Ce qui revient à dire que le propos (ce que l’énonciateur se propose d’établir) commence avant le début du discours, avec un préliminaire faisant office d’exorde gestuel, qui entre donc en résonance avec la séquence verbale subséquente sur la puissance du Dieu, mais aussi, pouvons-nous désormais ajouter, avec une autre micro- séquence en forme d’apostrophe enclavée juste un peu avant (« Mon cher époux », « carissime conjunx », v. 377). 19 À l’exemple de Ferrazzi, nous oserons enfin une solution ultime pour ce qui semble à première vue faire ici défaut, la péroraison et sa fameuse « remuneratio ». C’est que la rémunération de Vénus – érotique comme sa captatio exordiale – pourrait bien se trouver juste après : À ces mots elle embrasse tendrement son époux, et le serre amoureusement entre ses beaux bras23. Bilan du dispositif : Ferrazzi suggère de compléter l’identification du canevas de la demande indirecte, en ajoutant aux trois séquences probatoires (apportant les preuves que Vulcain doit fournir des armes) au moins deux séquences pathétiques à fonction

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préparatoire et une séquence pathétique conclusive. Mais dans le détail, les parties centrales (verbalisées…) restent les mêmes, qu’elles soient décrites comme recourant à des lieux spécifiques ou à des lieux communs (et on notera que Ferrazzi superpose dans la dernière séquence discursive le lieu spécifique de la nécessité et le lieu commun des circonstances lorsqu’il écrit que Vénus tire « argument des Circonstances : la nécessité la pressait […] »). Seul change le meccano syllogistique interne.

Le syllogisme

20 Pour entrer en effet dans les méandres du raisonnement syllogistique, quand Virgile fait dire à Vénus : Voyez la ligue formée contre moi : voyez combien de peuples renfermés encore dans leurs murs, aiguisent le fer pour la destruction de mes chers Troyens24 […], 21 le rhétoricien entend : « quand on dit : Voyez les menaces, on veut suggérer : Il faut donc m’aider ». Identifier un raisonnement dans un énoncé simple, n’articulant pas trois propositions logiques (deux prémisses et une conclusive), revient d’abord à l’interpréter comme une proposition probatoire (solidaire d’autres propositions manquantes), comme un énoncé signifiant deux choses à la fois, ce qu’il dit littéralement et ce qu’il vient corroborer. A partir de là, la machine syllogistique varie selon qu’on se place du côté des lieux spécifiques ou des lieux communs. Si l’on voit dans l’exemple qui nous occupe une preuve tirée du lieu spécifique de la nécessité, qui suppose un raisonnement du type « Vous devez m’aider, la preuve, c’est la nécessité où je me trouve », les trois propositions du syllogisme seront : (Majeure) On doit aider celui qui est dans une grande nécessité. (Mineure) Or, je suis entourée de menaces (seul énoncé littéral), preuves de la nécessité où je suis. (Conclusion) Donc vous devez m’aider. Et si on l’identifie par le lieu des circonstances, on restituera alors comme syllogisme : On doit aider celui qui est dans des circonstances graves. Or, je suis entourée de menaces, qui sont des circonstances graves. Donc, vous devez m’aider. Au bout du compte, devant un énoncé réduit à une seule proposition, l’art syllogistique est donc à même de produire et établir trois propositions, la majeure, la mineure et la conclusion, laquelle est la formulation du but même de tout le discours, ce vers quoi il tend. Vue sous cet angle, la syllogistique est un formidable outil d’engendrement de propositions, un puissant opérateur de transformation (certains diront de travestissement) d’un énoncé – puisqu’à la place d’un énoncé assertif, elle produit un argument conclusif en trois membres. 22 Il existe cependant des cas où le texte est plus explicite, plus littéralement argumentatif, et le discours de Vénus nous en offre précisément un exemple dans la grande première séquence inaugurale : l’insinuation a en effet comme résultat de produire un long énoncé que Ferrazzi analyse comme donnant linéairement les trois membres du raisonnement, la majeure (« On ne doit pas aider celui dont la demande n’est pas légitime »), la mineure (« Or désormais ma demande est légitime ») et la conclusion (« Vous ne devez donc pas ne pas m’aider », c’est-à-dire « vous devez m’aider »), ou comme il le formalise lui-même : (Majeure) Pour sauver Troie, je ne t’ai pas demandé d’armes, puisque les destins s’y opposaient ; (Mineure) Or maintenant les destins veulent qu’Énée s’arrête en Italie ;

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(Conclusion) Donc à bon droit je te demande des armes, pour qu’Énée ne soit pas chassé d’Italie. 23 Syllogisme que l’on peut schématiser ainsi à partir du texte de Virgile : (Majeure) Dans le temps que les rois de la Grèce assiégeaient Ilion, et lançaient des feux ennemis sur cette ville destinée à être réduite en cendres, je ne vous ai point importuné pour les malheureux Troyens ; je n’ai point eu recours à votre art, […] et je n’ai point imploré votre secours. Malgré l’intérêt que je prenais à la famille de Priam, malgré les larmes que je versais pour mon fils Énée, sans cesse exposé dans les combats, je n’exigeai point de vous une peine inutile. (Mineure) Aujourd’hui, c’est par l’ordre de Jupiter qu’il est sur les frontières des Rutules. (Conclusion, qui énonce en même temps le but du propos) Souffrez donc que je vous fasse une prière, […] et qu’une mère vous demande des armes pour son fils25. La récriture syllogistique n’est pas passée ici par des opérations d’allongement mais de découpage, de réduction et de traduction, de paraphrase à valeur interprétative pour une meilleure formalisation sur le moule retenu pour le raisonnement, lequel superpose la preuve par les contraires et la preuve par le bon droit. 24 Bilan de ce parcours dans l’art du commentaire rhétorique : le discours est assurément un tout, divisible en une partition cohérente et déroulant le rail de ses raisonnements ; mais l’art de synthétiser le tout, de diviser l’ensemble et d’élucider les arguments est loin d’aller de soi. Nulle application méthodique, nulle forme passe-partout, nulle projection a priori. La cohérence naît d’un calcul, la restitution syllogistique d’un choix : il existe de fait toute une dialectique dans l’expérimentation d’une solution, qui va de sa discussion à sa validation ou à sa réfutation ; et l’art de lire en rhétorique est autant une enquête et une épreuve qu’une technique ou une méthode.

Sur les chemins de la compréhension : rhétorique et herméneutique

25 L’une des premières grandes voix à promouvoir le chemin qui va de la rhétorique à l’interprétation a été celle de Melanchthon à l’incipit de ses Elementorum Rhetorices Libri duo (1531) : Car personne n’est en mesure d’embrasser en esprit des discours argumentés de grande ampleur et des débats compliqués, si quelque art ne l’aide pas en lui montrant la succession des parties et leur délimitation aussi bien que les intentions de persuasion de leurs auteurs ; et qui lui enseigne une méthode (viam) pour expliquer et clarifier les choses obscures26. 26 L’art dont il s’agit ici n’est pas l’ars dicendi mais bien l’ars legendi, un art de lire centré sur le repérage de la dispositio (identifier les parties) et l’analyse conjointe de l’inventio (restituer la charpente syllogistique27). Ce n’est plus là un exercice auto-suffisant, qui trouverait sa fin en soi : ce type d’analyse est subordonné à un but explicitement herméneutique (« clarifier les choses obscures »). Car pour résoudre les difficultés du sens, il faut commencer par appréhender la visée probatoire, le plan et les syllogismes : C’est pourquoi nous-mêmes nous enseignons la rhétorique pour cet usage, afin d’aider les jeunes gens à lire les bons auteurs, lesquels sans cette méthode (via) ne peuvent être compris en aucune manière28. 27 L’anatomie rhétorique constitue le prolégomène29 nécessaire à l’approfondissement du sens ; c’est elle qui ouvre les chemins de la compréhension.

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28 Telle est la culture humaniste que va récapituler au XXe siècle le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer30, quand il mettra la rhétorique au fondement de la démarche herméneutique à la fois d’un point de vue historique – elle a conduit à la première formalisation avérée de la méthode interprétative comme herméneutique de la cohérence – et d’un point de vue théorique – elle permet de penser l’argumentativité indépassable du sens dans le langage.

Une herméneutique de la cohérence

29 La cohérence n’est pas un attribut objectif et stable de la forme : elle est, en amont, une norme, une idée – l’idée d’un tout tendu vers un but, l’idée d’une architecture vectorisée, que l’on va décliner sous autant d’interprétations (de modélisations) qu’il y a de discours. Sans aller jusqu’au punctum de Michel Charles (« la répétition est toujours construite, jamais donnée ; ce qui est donné, c’est la différence […] [chaque] élément est toujours nouveau dans son surgissement31 […] »), nous dirons plus prudemment que la partition du texte comme sa totalisation sont postulées par l’analyse avant que d’être élaborées (je fais le pari qu’il y a plusieurs séquences accolées dans le discours de Vénus à Vulcain et j’opère méthodiquement pour les identifier, de même que je fais le pari qu’il y un effet d’ensemble et j’opère méthodiquement pour le subsumer). Ce qui revient à dire que la conjonction et la disjonction fonctionnent comme normes puissamment régulatrices de l’analyse dispositive. Et le propre de la lecture rhétorique telle qu’elle a été développée dès la Renaissance protestante et dans toute l’Époque moderne est alors d’avoir déployé les implications herméneutiques liées au second postulat, celui de la cohérence.

30 Quelles sont-elles ? La cohérence met en place trois principes d’interprétation : un principe de tension (le sens se construit par son rapport au tout), un principe de liaison (le sens se construit par le contexte), un principe de proportion (le sens se construit par perspective). C’est à un successeur de Melanchthon, Matthias Flacius Illyricus, que l’histoire de l’herméneutique rapporte la systématisation de ces principes, lui attribuant par là-même le rôle fondateur de l’herméneutique moderne. Dans sa Clavis Scripturae Sacrae (1567), ce théologien luthérien formalise en effet une méthode exégétique qui, en s’inscrivant dans la lignée des propositions de Melanchthon, déploie plus amplement les apports de la lecture rhétorique : Le véritable sens dans les Écritures saintes comme aussi dans tous les autres écrits, se comprend généralement en grande partie à partir de l’enchaînement (contextu), du but (scopus), et, pourrait-on dire, du rapport (proportione) et de la conformité des parties entre elles, comme qui dirait des membres entre eux : ainsi en est-il des diverses parties d’un tout, qui se comprennent à partir de la considération et de l’harmonie de l’ensemble et des parties le composant32. La mise en cohérence du texte est en elle-même mise en forme du sens : les « préceptes pour la méthode de lecture des saintes Écritures33 » établiront comme règles pour résoudre les difficultés34 une analyse anatomique qui mette en évidence « visée, argument, disposition et synopsis35 » et qui modélise ce faisant les textes de la Bible sur les genres du discours, […] de sorte que le passage puisse être rapporté à un genre de discours, que ce soit au judiciaire, au délibératif, au démonstratif ou encore au didactique ou à une autre forme d’écriture36.

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La rhétorique n’est pas qu’un préalable à l’herméneutique : la méthode anatomique est devenue un protocole d’interprétation – que Dieu lui-même, au bout du compte, vient exiger. 31 On sait en effet que toute méthode critique est subordonnée aux fins, et le comment à un pourquoi 37 : et en l’occurrence la légitimité du geste exégétique – cette poursuite infinie du sens – s’ancre dans une mythologie de l’origine, la cause sublime de l’Écriture sainte (son Auteur sacré, Dieu lui-même) autorisant le statut du sens (le mystère de son infinité). En liaison avec des débats théologiques complexes, inhérents aux développements du protestantisme, Flacius adapte alors ce récit fondateur, en autorisant la recherche de la cohérence (la clarification du « véritable sens », « vera sententia38 ») au nom d’un Dieu orateur39 : Mais Dieu ne s’est pas satisfait de cette révélation qui est la sienne, si glorieuse et généreuse : il est allé plus loin, et par un mouvement de son immense amour des hommes, et par son dévouement au genre humain, quittant le siège secret de son infinie majesté et comme descendant de son trône et s’abaissant lui-même, il a abordé l’Homme, et s’est adressé à lui ouvertement et de la façon la plus humaine […] parlant par les Patriarches, les Prophètes, son propre Fils et enfin par les Apôtres. Mais il ne s’est pas satisfait cependant de cette faveur unique, immense et si souvent réitérée : venant au secours de notre faiblesse, de notre défaut de mémoire et de notre condition mortelle, et prévenant les imposteurs, il a pris soin de mettre toutes ces choses dans un écrit dont la compréhension soit fort claire40. Orateur suprême, Dieu a évité dans ses Écritures tout ce qui serait amoncellement désordonné (« miscellanea sententarium41 ») et y a ménagé une cohérence agréable (« pulchre cohaerentia42 ») de façon à garantir une bonne interprétation – à légitimer que la compréhension anatomique soit la bonne interprétation. 32 Telle est donc l’histoire que Gadamer récapitule en 1976 quand il associe la rhétorique au destin de l’herméneutique, ou pour le moins à la philologie43. C’est bien ici la rhétorique de la dispositio qui est en jeu, en tant qu’elle est normée par le principe de la cohérence et structurée ce faisant par l’identification conjointe du genre et de la division : sous cet angle, l’anatomie rhétorique fait office d’herméneutique. Mais il existe également un autre lien entre rhétorique et herméneutique – consubstantiel aux présupposés idéologiques de l’herméneutique : dès lors que l’on se place dans la perspective du meccano syllogistique, et que la rhétorique sert à restituer au langage sous soubassement argumentatif.

Une herméneutique de l’argumentativité

33 L’analyse rhétorique que nous avons vue à l’œuvre sur le discours de Vénus à Vulcain postule en effet de façon tout à fait fondamentale la discursivité, c’est-à-dire l’argumentativité des énoncés qu’elle prend en charge. Elle interprète les paroles – toute prise de parole, qu’elle soit fictionnelle ou factuelle, endossée par des personnages ou par un auteur – comme production d’un raisonnement : geste herméneutique incommensurable, que la tradition philosophique a depuis longtemps repéré.

34 C’est cette intention d’argumentation que dénonce déjà la Logique de Port-Royal pour disqualifier l’analyse rhétorique en tant qu’herméneutique – et nous retrouvons une fois encore l’Énéide en guise d’illustration :

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Virgile dans le neuvième livre de l’Enéide, après avoir représenté Euriale surpris et environné de ses ennemis, qui étaient prêts de venger sur lui la mort de leurs compagnons, que Nisus ami d’Euriale avait tués, met ces paroles pleines de mouvement et de passion dans la bouche de Nisus44. […] C’est un argument, dit Ramus, a causa efficiente45 ; mais on pourrait bien jurer avec assurance que jamais Virgile ne songea, lorsqu’il fit ces vers, au lieu de la cause efficiente. Il ne les aurait jamais faits, s’il s’était arrêté à y chercher cette pensée : et il faut nécessairement que pour produire des vers si nobles et si animés, il ait non seulement oublié ces règles, s’il les savait, mais qu’il se soit en quelque sorte oublié lui-même pour prendre la passion qu’il représentait46. 35 Arnauld et Nicole reportent l’argumentativité sur la question, herméneutique s’il en est, des intentions. Gadamer reviendra lui aussi sur le postulat de l’argumentativité47, mais en basculant du plan de l’intention à celui des finalités. Car il existe par nature une rhétoricité du langage, qui tient à un principe herméneutique fondamental, celui de « l’incarnation toujours rhétorique du sens48 » : tout énoncé est ontologiquement argumentatif parce que le vouloir-dire est toujours au-delà du dit et parce que le langage en garde la trace éloquente. Il en résulte que la formalisation syllogistique n’éloigne pas du sens mais qu’elle l’interprète au plus près, en comprenant dans le littéral sa finalité rhétorique – de défense et d’élucidation d’un sens qui ne va jamais de soi.

36 Bilan de ce double parcours, le jugement que porte le rhétoricien sur la parole – par exemple sur l’adresse de Vénus à Vulcain – s’avère mobiliser deux gestes interprétatifs : celui qui lui fait interpréter les énoncés comme des enthymèmes, c’est-à-dire des formes elliptiques de syllogisme ; celui qui lui fait interpréter la somme des propos comme un dispositif, c’est-à-dire comme un canevas cohérent. Mais ce sont là à tout prendre des normes de l’analyse – un cadrage, un prérequis, un horizon : dans cette approche-là de la lecture rhétorique, quelque chose échappe et résiste, qui tient au parcours plus qu’à la prise. Finaliser l’anatomie rhétorique sur l’émergence du sens est un biais, qui la ramène à la philologie ou à la critique littéraire, au désir de sens et à la monumentalité du texte. Le regard rhétorique quant à lui est bien plus en amont, du côté d’un questionnement, d’une confrontation du texte à une pluralité de formes – inscrivant le discours de Vénus au croisement d’autres requêtes exemplaires49, d’autres raisonnements par les contraires50, d’autres comparaisons avec des inférieurs51 : autant dire sur une ligne de fuite, au carrefour d’une bibliothèque.

L’exercice de la rhétorique

37 Si la rhétorique peut être dissociée de l’herméneutique, c’est d’abord et frontalement parce qu’elle ne partage pas avec elle le même objet d’analyse. Pour gloser la formule célèbre selon laquelle, dans la critique littéraire, ce n’est pas à chaque difficulté son type de lecture, mais à chaque lecture le genre de difficulté qu’elle construit52, nous dirons que la critique interprétative (dont la philologie est historiquement une des versions) a à voir avec une résistance du sens. Ce qui est au cœur de sa problématique, c’est ce qu’elle nomme le sens obscur, ambigu, sous-jacent, c’est cette idée que le sens littéral est insuffisant (incomplet, insatisfaisant…). Et il existe toute une palette de ressources auctoriales qui, dans les époques herméneutiques, rusent avec le désir et le refus du sens – ellipses, incohérences, collages hétérogènes, citations, énigmes, allusions… ; de même qu’il existe, du côté du pôle lectorial, tout un ensemble de termes

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pour désigner les lieux textuels ouverts à l’interprétation – places vides, dysfonctionnements, marges, traces…

38 Bref, le sens, pour l’interprète, fait problème : et ce constat légitime le parcours interprétatif – dont l’enjeu est tout autant d’approfondir la crise de sens que de la résoudre. Rien de tel alors du côté du rhétoricien : l’analyse « anatomique » d’un discours n’est jamais dans la difficulté du littéral, mais dans son évidence. Elle n’est pas dans un travail d’élucidation : elle se donne pour objet d’étude une autre difficulté, qui est la complication des formes. 39 Telle est au demeurant la leçon que nous avons expérimentée sur le discours de Vénus à Vulcain : pas de formule toute prête, mais un problème et un enjeu majeurs, la non- coïncidence des canevas possibles avec la cartographie du texte. La lecture rhétorique nous apprend toute une série de manipulations sur les textes (où se divisent-ils ? comment ? pourquoi ?), selon des protocoles de formalisation qui portent à la fois sur l’enchaînement énonciatif et sur la composition d’ensemble. Autrement dit, le commentaire anatomique est un exercice d’expérimentation sur le dispositif discursif : sa vertu est bien de nous apprendre à penser la complication des formes, et de nous rappeler qu’une telle pratique n’a rien d’automatique, qu’elle est bel et bien un travail et une enquête. Ou comme le dit Michel Charles à propos de la déclinaison actuelle de l’analyse rhétorique qu’il élabore, Que l’on puisse réinvestir d’un sens la forme mise au jour n’est pas douteux. Mais doit-on le faire ? La question n’est guère pertinente. On le fera de toute façon et ce sera bien ainsi. Il n’empêche qu’une activité théorique est légitime qui s’intéresse à cette forme pour elle-même, s’attache à en analyser la construction et en reste là. Ce n’est pas le tout des études littéraires, mais c’en est certainement une part indispensable53. Oui, s’attacher à analyser la construction des discours extraits de l’Énéide, modéliser la forme de la parole virgilienne, comprendre les ressorts d’une composition, ce n’est sans doute pas le tout des analyses littéraires : mais l’ancienne rhétorique nous apprend en tout cas que c’en est certainement une part – aujourd’hui encore – indispensable. 40 Et s’il est vrai que l’analyse compositionnelle véhicule une normativité dans sa pensée de la cohérence (dispositive et syllogistique), elle n’enferme pas le texte dans un carcan dispositif, parce qu’elle est une méthode, c’est-à-dire tout autant une incitation à poursuivre l’expérimentation, et qu’à ce titre ses assertions n’ont pas valeur de dogmes, mais de propositions : L’on examine […] si l’on est d’accord avec l’auteur, ou si, en cas d’opposition, ce ne serait pas l’auteur lui-même qui aurait tort : car, sans doute, il n’est pas infaillible, et il ne faut pas prendre toutes ses paroles pour des oracles54. De quoi le commentaire de Ferrazzi est-il donc la proposition ? Ferrazzi pose une modélisation cohérente possible du discours de Vénus, mais il désigne en même temps les lieux de son incertitude – les énoncés résistants au modèle de référence – tout en les fonctionnalisant plus ou moins. 41 1. Premier lieu d’une difficulté compositionnelle, la longue séquence introductive, à propos de laquelle Ferrazzi note l’impression de deux raisonnement superposés, l’un concluant à la demande d’aide, et l’autre « apport[ant] cependant les raisons pour lesquelles elle aurait dû lui demander des armes pour ses chers Troyens ». Autrement dit, tout en faisant le pari de la petitio, Ferrazzi donne les éléments qui suggèrent un autre discours, le reproche atténué ou expostulatio, dont la visée est d’abord d’accusation avant que de se retourner en négociation d’une réparation55. Une

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séquence ultérieure, la mention des deux précédents notoires, peut à la réflexion être raccrochée à cette cohérence alternative qui est celle d’une accusation ayant pour but de renouer les liens, en offrant un argument que l’on peut finaliser sur une accusation (ce que tu as fait pour d’autres, il serait injurieux que tu ne le fasses pas pour moi) tout autant que sur une incitation (tu l’as déjà fait, donc tu peux le refaire) – et c’est d’ailleurs à peu près ce que restitue le syllogisme de Ferrazzi (« les prières de ton épouse ne doivent pas avoir moins d’efficacité que celle de Thétis »).

42 2. Deuxième difficulté structurelle, la place de la captatio benevolentiae : extra-discursive, mais aussi intra-discursive, formant comme un réseau récurrent de remuneratio des préliminaires au pivot central (là où est formulée la demande proprement dite) et jusqu’aux suites immédiates narrativisées. Elle excède par là-même le lieu qui lui est propre dans les modèles de petitio (la seule péroraison) et transforme ainsi la scène rhétorique en manipulation d’abord érotique (et visuelle : pour le lecteur/spectateur56) – d’ailleurs, un Fénelon ne s’y trompera pas, qui éludera complètement l’imitiatio attendue et passera sous silence la parole (et les gestes) de Minerve dans la même situation57. C’est que c’est également là la forme de toute captation tentatrice – des amants fallacieux au serpent de la Genèse58 – et un terme en est l’emblème, qu’utilise Ferrazzi, celui des « blanditiae », des caresses conciliatrices (« cum […] blanditiae […] conciliarent »). Est ici explicitement désigné un lien avec le genre discursif de la conciliation, « qui joue pour les orateurs le rôle que les poètes attribuent à la ceinture de Vénus59 » et qui inclut après la partie captatrice une séquence petitio, « car avec ce type de discours séducteur on charme autrui pour en faire notre ami et allié60 ». À l’arrière- plan de la requête par insinuation, se profile ainsi une autre cohérence possible, que crédibilise celle-là même qui tient le discours, et dont le fantôme vient une nouvelle fois perturber les équilibres d’ensemble. 43 Que devient alors dans l’analyse de Ferrazzi le discours de Vénus ? D’abord une requête oblique, mais aussi un reproche atténué, et peut-être une conciliation tentatrice : autant dire que les modèles de cohérence que mobilise une lecture rhétorique permettent ici d’ouvrir le dispositif discursif sur une pluralité d’hypothèses qui se superposent ou se relaient selon les lieux de l’énoncé – à la façon des scénarios diagnostic et pronostic que Raphaël Baroni propose pour penser la modélisation dynamique du récit61 ; et qu’au bout du compte, témoignant de l’incessante productivité des formes, l’analyse compositionnelle n’en finit pas de mettre en série chacune des séquences avec des contextes possibles, avec des modèles d’organisation concurrents, avec des versions proches ou lointaines. 44 Sous l’ordre, le désordre, en quelque sorte, pour reprendre les mots de Roland Barthes : J’imagine une critique antistructurale ; elle ne rechercherait pas l’ordre, mais le désordre de l’œuvre ; il lui suffirait pour cela de considérer toute œuvre comme une encyclopédie […]. Comme encyclopédie, l’œuvre exténue une liste d’objets hétéroclites et cette liste est l’antistructure de l’œuvre, son obscure et folle polygraphie62. Roland Barthes nous ouvre ici la voie vers un usage alternatif radical de la lecture rhétorique, qui se désolidarise de l’impératif d’une cohérence exclusive de toutes les autres et privilégie la divergence sur la convergence, la pluralisation sur l’unification. Prise au pied de la lettre, une telle proposition semblerait devoir réduire la tâche du rhétoricien à celle d’un grammaticus d’école, qui s’en tiendrait à empiler non pas des annotations sur le lexique et la syntaxe, mais des listes de syllogismes et de figures. Mais il est possible d’y voir au moins deux autres programmes : pluraliser le principe de

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cohérence et construire ce faisant une modélisation souple, plurielle et dynamique de l’objet, comme nous l’avons vu ; ou alors, en congédiant toute référence à un principe d’organisation d’ensemble, décliner la disposition comme une architecture du mouvement, du montage discursif, du rythme séquentiel, et adjoindre au repérage anthologique qu’imaginait Barthes, le repérage des dispositifs locaux d’enchaînement ainsi que des dispositifs de récurrence63. Il y aurait là matière à un autre article.

NOTES

1. G. Genette, « Structuralisme et critique littéraire », Figures I (1966), Seuil, « Points », 1976, p. 161. 2. Sur la division entre interprétation et analyse, voir dans la présente livraison notre introduction au « Dossier » (Ch. Noille, « Présentation. Les commentaires dans l’Europe de la première modernité, entre interprétation et rhétorique », Exercices de rhétorique 13 | 2019). 3. Virgile, Énéide, VIII, 370-387, d’après la traduction de Desfontaines (P.-F. Guillot, abbé), Les Œuvres de Virgile, Amsterdam, « par la Compagnie des Libraires », 1743 ; corrigée sur la traduction de M. Rat, Paris, Garnier Frères, 1965, p. 181. Les alinéas sont ceux que la tradition éditoriale a établis. 4. Ou : « les Contraires en parallèle », le latin collatio ayant entre autres sens celui de comparatio. En latin : « a Contrariis collatis » (unique occurrence dans tout le corpus de Ferrazzi). La formule habituellement attestée, contraria inter se collata, est celle qu’emploie la traduction latine de la Rhétorique d’Aristote à laquelle renvoie Ferrazzi (De arte rhetorica libri tres [trad. M. Majoragio, 1550], Padoue, Presses du Séminaire, 1689, p. 343, textus 11) : « sin minus indecorum apparebit ; contraria neque inter se collata maxime perspiciuntur », « sinon, la disconvenance ressortira, car c’est quand ils sont côte à côte que les contraires ressortent le plus » (en grec, « par’allèla ta enantia », Rhétorique, III, 2, 1405a12, trad. fr. P. Chiron, Paris, Flammarion, 2007, p. 434). Voir aussi Rhétorique, III, 17, 1418b2 (De arte rhetorica, p. 433, textus 151 ; trad. Chiron, p. 517) : « propterea quòd inter collata contraria sunt evidentiora », « les enthymèmes réfutatifs ont plus de succès que les démonstratifs, parce que tout ce qui produit une réfutation est plus évidemment le résultat d’un syllogisme. Car les contraires mis côte à côte sont plus aisés à connaître. » 5. [M. A. Ferrazzi] Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis orationes, quae in Aeneidum libris leguntur, Padoue, Presses du Séminaire [imprimerie du séminaire épiscopal de Padoue, fondée en 1684 et dirigée de 1700 à 1743 par le libraire vénitien Giovanni Manfrè], 1694, Discours 56 (consulté dans les Pub. Virgilii Maronis Opera, Padoue, Presses du Séminaire, 1695, où le recueil des Exercitationes rhetoricae est repris en fin de volume avec une page de titre datée 1694 et une pagination propre, ici p. 29). Notre traduction s’appuie sur le travail de l’équipe RARE, Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (UMR 5316 Litt&Arts – CNRS / UGA), sous la révision de Fr. Goyet et Ch. Noille. L’original latin est consultable sur le site Schola-Rhetorica. 6. Pour des éléments de contextualisation de l’analyse rhétorique comme anatomie, voir Fr. Goyet, Le Regard rhétorique, Paris, Garnier, 2017, p. 301-202. 7. Ferrazzi emploie une tournure verbale (« petentis », « demandant ») ; d’autres rhétoriciens diront explicitement « petitoria oratio generis deliberativi », « discours de requête, dans le genre délibératif » (N. Nascimbeni, In sex primos Aeneidos libros erudita et perelegans explanatio, dans Lamberti Hortensii Montfortii enarrationes […] in XII libros P. Virgilii Maronis Aeneidos, Bâle, H.

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Petrus, 1577, p. 1391) ; ou encore « Petitio Veneris », « requête de Vénus » (M. Lauban, Archetyporum analyticorum ad integram P. Virg. Maronis Aeneidem Libri septem, Lignicii Lignesorum, 1610, p. 149). Sur les genres du discours (ou types de discours), voir Fr. Goyet, « Le problème de la typologie des discours », Exercices de rhétorique, 1|2013, URL : http://rhetorique.revues.org/122 ; et Ch. Noille, « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus) », Exercices de rhétorique, 3 | 2014, URL : http://rhetorique.revues.org/337. 8. Cf. la citation de Montaigne (III, 5 « Sur des vers de Virgile ») donnée dans notre article d’introduction au présent « Dossier » (« Présentation… », op. cit.). 9. Sur la distinction entre oratio et sermo, discours et entretien, par le critère de la contentio, de la tension argumentative, voir Cicéron, De officiis, I, 132 ; id., II, 48 ; id., Tusculanes, 2, 56-57. Voir également notre analyse dans Ch. Noille, « Le montage d’un sermon », Poétique 179, 2016/1, p. 17. 10. L’éthopée est la représentation d’un caractère par les paroles qu’il prononce, lesquelles doivent convenir à sa « dignité » et aux circonstances. Sur l’éthopée comme exercice d’entraînement dans l’Antiquité, voir Ethopoeia. La représentation de caractères entre fiction scolaire et réalité vivante à l’époque impériale et tardive, éd. E. Amato et J. Schamp, Salerne, Helios, 2005. 11. Voir Aphthonius, Progymnasmata, IV, 3. Pour une reprise tardive, voir J. de Jouvancy, L’Élève de rhétorique (Candidatus rhetoricae, 1e éd. 1710, 1e trad. 1892), édité par les équipes RARE et STIH sous la direction de D. Denis et Fr. Goyet, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 363 : « Dans tous ces sujets, dit Aphthonius, il faut observer trois époques, présent, passé, futur, qui doivent constituer l’éthopée, et il donne [le discours de] Niobé comme exemple. Pour le présent, elle se voit privée de ses nombreux enfants. Pour le passé, elle avait par son mari la qualité de reine ; par ses enfants, les joies d’une famille florissante, elle était heureuse, et presque digne d’envie de la part des dieux mêmes. Pour le futur, que lui reste-t-il ? si ce n’est d’être percée des traits de Diane, et de mourir misérablement, accablée de douleur. » 12. Voir Homère, Iliade, XVIII, v. 428 sq. 13. Voir J. de Jouvancy, op. cit. : « Quelquefois on commencera par le passé, d’autres fois par le futur, et l’on finira par le présent. De temps à autre, on entremêlera ces temps. » 14. Virgile, Énéide, I, v. 65-80 ; voir Maurus Servius Honoratus, Servii grammatici in vergilii aeneidos librum primum commentarius, v. 65 ; URL : http://www.perseus.tufts.edu/hopper/text? doc=Perseus%3Atext%3A1999.02.0053%3Abook%3D1%3Acard%3D65. 15. G. J. Vossius, Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque (1621), Leipzig, Christian Kirchner, 1660, trad. C. Deloince-Louette et Ch. Noille, en collaboration avec l’équipe RARE–Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (UMR 5316 Litt&Arts – CNRS / UGA), L. II, chap. XXV, p. 223. 16. Il s’étend sur les trois quarts du texte : du début jusqu’à « …et qu’une mère demande des armes pour son fils ». 17. Vossius, op. cit., p. 224. 18. Rappelons les circonstances qui rendent la demande particulièrement délicate : Vénus intercède pour Énée, fruit de ses amours adultères avec Anchise, auprès de celui-là même qu’elle a trompé, son époux Vulcain. Servius s’en souvient dans son commentaire (op. cit., http:// www.perseus.tufts.edu/hopper/text? doc=Perseus%3Atext%3A1999.02.0053%3Abook%3D8%3Acard%3D370), lorsqu’il revient sur la formule « Souffrez donc […] qu’une mère vous demande des armes pour son fils » : « Il faut remarquer qu’elle ne nomme pas celui pour qui elle intercède, mais elle le laisse entendre, de façon à ne pas raviver chez son mari le souvenir de ses amours avec Anchise. » (« Hic distinguendum, ut cui petat, non dicat, sed relinquat intellegi, ne foede apud maritum et amorem suum circa Anchisen memoret. ») 19. Ibid., p. 224-226.

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20. Dans les rhétoriques aristotéliciennes, les passions sont celles que le discours entend susciter dans le destinataire en recourant à une argumentation exposant les raisons qui font que cette émotion est légitime. La rhétorique recense pour chaque passion les « lieux », les raisons de sa juste excitation. Ici, le commentaire de Ferrazzi renvoie donc à un des lieux de l’amor, une des raisons d’une juste affection, telle qu’énoncée par Aristote (Rhétorique, l. II, chap. 4 « De l’amour et de la haine », 1381b11, éd. P. Chiron, Paris, Flammarion, 2007, p. 284) : « Nous aimons […] ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se comportent bien à notre égard, nous admirent, par exemple […]. » 21. G. J. Vossius, op. cit., p. 224. 22. Virgile, Énéide, op. cit., VIII, v. 372. 23. Ibid., VIII, v. 387-388. 24. Ibid., VIII, v. 385-386. 25. Ibid., VIII, v. 374-383. Dans la dernière phrase, la conjonction « donc » est mise en valeur en latin à l’incipit du v. 382 (« ergo eadem supplex uenio… »). 26. P. Melanchthon, Elementorum Rhetorices Libri duo (1531), dans Opera, éd. C. G. Bretschneider et H. E. Bindseil, vol. XIII, Halle, C.A. Schwetschke et fils (Corpus reformatorum), 1846, L. I, p. 417-418 : « Nemo enim potest longes contentiones et perplexas disputationes animo complecti, nisi arte aliqua adjuvetur, quae ostendat seriem partium, et intervalla, et dicentium consilia : et viam tradat, res obscuras explicandi ac patefaciendi. » Nous traduisons. 27. Le programme syllogistique est encore inscrit, dans ce premier XVIe siècle héritier de Rudolph Agricola, à la conjonction de la dialectique et de la rhétorique : voir K. Meerhoff, « Mélanchthon lecteur d’Agricola : rhétorique et analyse textuelle », Bulletin de l’Association d’étude sur l’Humanisme, la Réforme et la Renaissance, n° 30, 1990, p. 5-22 ; URL : www.persee.fr/doc/ rhren_0181-6799_1990_num_30_1_1716. D’Agricola, la référence majeure est son De inventione dialectica, 1e éd. Louvain, 1515. 28. P. Melanchthon, op. cit., p. 41 : « Quare et nos ad hunc usum trademus Rhetoricen, ut adolescentes adiuvent in bonis autoribus legendis, qui quidem sine hac via, nullo modo intelligi possunt. » 29. Érasme disait progymnasma. Voir Érasme, Apologia refellens suspiciones…, Bâle, J. Froben, 1519, p. 67-68 : « qui fatear […] rhetoricen, progymnasma tantum esse ad theologiam », « […] j’ai toujours dit […] que la rhétorique n’est qu’un exercice préparatoire à l’étude théologique ». Référence et traduction données dans K. Meerhoff, op. cit., p. 6. 30. Voir H.-G. Gadamer, « Rhétorique, herméneutique et critique de l’idéologie » (1967), L’art de comprendre I, trad. M. Simon, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 123-143 ; id., « Herméneutique classique et philosophique » (1968), La Philosophie herméneutique, trad. J. Grondin, Paris, PUF, 1996, p. 85-118 ; id., « Rhétorique et herméneutique » (1976), Langage et vérité, trad. J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 1995, p. 175-195 ; id., « Logik oder rhetorik ? », Archiv für Begriffsgeschichte, vol. 20, 1976, p. 7-16. 31. M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p. 50. Voir également J. de Guardia, « Les impertinences de la répétition. Portée et limites d’un outil d’analyse textuelle », Poétique 132, nov. 2002, p. 489-505 ; B. Bouchard, « Les figures de la diversité », Poétique 175, 2014/1, p. 3-20. 32. M. Flacius Illyricus, Clavis scripturae sacrae (1567), Bâle, Heinricpetrinos, 1629, Préface, n.p. : « Vera enim sententia sacris Literis, sic ut etiam in omnibus aliis scriptis, non minima ex parte ex contextu, scopo, ac quasi proportione et congruentia inter se partium, ac ceu membrorum, plerumque accipitur : sicut etiam alias ubique singulae partes totius alicujus, optime ex consideratione harmoniaque integri ac reliquarum partium intelliguntur. » Nous traduisons. 33. Nous reprenons ici la traduction de Philippe Büttgen et Denis Thouard dans M. Flacius Illyricus, La Clé des Écritures, éd. et trad. P. Büttgen et D. Thouard, Lille, Septentrion, 2009, p. 118. 34. Voir ibid., p. 119 : « Si nous ne saisissons pas tout à fait un passage [placé] devant nous […]. »

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35. Ibid., p. 120. L’application de ces quatre points aux obscurités se fait dans le reste du chapitre, aux paragraphes 20-27, ibid., p. 122-129. 36. Ibid., p. 124. Un paragraphe antérieur paraphrasait ainsi cette énumération (ibid., p. 122) : « […] voir s’il s’agit d’un récit ou d’une histoire, d’une instruction ou d’un enseignement particulier, d’une consolation ou d’une réprimande, ou bien de la description de quelque chose, de quelque discours ou de choses semblables ». 37. Voir M. Charles, L’Arbre et la source, Paris, Seuil, 1984, p. 1001 : « [Le critique] choisit à la fois une méthode et un discours, […] il ne peut prendre l’une sans prendre l’autre, […] prenant, donc, le discours avec la méthode, il prend, avec le discours, tout un héritage. » 38. M. Flacius Illyricus, Clavis scripturae sacrae (éd. de 1629), op. cit., Préface, n.p. Nous traduisons. 39. Sur le présupposé de la cohérence ontologique, voir G. Gusdorf, Les Origines de l’herméneutique, Paris, Payot, 1988, p. 126-127 ; J.-C. Gens, « Le sol et l’horizon rhétorique de l’herméneutique : de H.-G. Gadamer à R. Rorty », dans La Rhétorique : Enjeux de ses résurgences, éd. J. Gayon, J. Poirier et J.-C. Gens, Bruxelles, Ousia, 1998, p. 226-227. 40. M. Flacius Illyricus (éd. de 1629), op. cit., Préface, n.p. Nous traduisons. 41. Ibid. 42. Ibid. 43. H.-G. Gadamer, « Rhétorique et herméneutique », op. cit., en particulier p. 182-183 : « Ainsi la tâche de la rhétorique est transférée à l’herméneutique, sans conscience adéquate de ce déplacement, et à plus forte raison avant que le nouveau nom d’herméneutique soit trouvé. Mais en même temps, le grand héritage de la rhétorique reste actif en des points décisifs pour la nouvelle affaire de l’interprétation des textes. » 44. Citation des vers latins de l’Énéide (IX, v. 427-430, trad. Desfontaines, op. cit.) : « C’est moi, s’écrie-t-il, c’est moi qui ai lancé les traits. Rutules, punissez-moi ; je suis le seul coupable. Celui-ci n’a osé ni pu vous nuire ; j’en jure par le Ciel et par ces astres : son crime est d’avoir trop aimé son malheureux ami. » 45. P. Ramus, Dialecticae libri duo, Francfort, A. Wechel, 1579, p. 18 : « Secundo, causa efficiens sola efficit aut cum aliis. Earumque omnium saepe alia principalis, alia adjuvans et ministra. 9. Aeneid. Nisus avocat ab Euryalo in se factae caedis et culpam et poenam : quia solus author fuerit. » Traduction des deux premières phrases dans la Dialectique de Ramus, laquelle ne donne pas l’exemple (Dialectique, Paris, André Wechel, 1555, p. 11-12) : « En deuxième division la cause efficiente est seule ou en compagnie. […] L’efficiente en compagnie est principale ou ministre et aide. » Notre traduction pour l’exemple : « Au Livre IX de l’Énéide, Nisus ramène d’Euryale sur lui-même la faute et la punition du carnage : parce qu’il en était le seul auteur. » 46. A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l’art de penser, Paris, Flammarion, 1970, III, 17, p. 295-296. 47. Voir H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (1960), trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 441-456. 48. J. Grondin, « L’universalité de l’herméneutique et de la rhétorique : ses sources dans le passage de Platon à Augustin dans Vérité et méthode », Revue internationale de philosophie, 54, 2000, p. 469-485, ici p. 479 ; voir ibid. : « L’idée même d’argumentation […] présuppose que le sens ne va pas de soi et qu’il doit faire l’objet d’une défense éloquente, susceptible d’emporter l’adhésion et de convaincre les âmes. » 49. Au premier rang desquelles la petitio paradigmatique de Junon à Éole (Énéide, I, v. 65-80), analysée dans le présent numéro d’Exercices de rhétorique, section ATELIER. 50. Voir, dans l’Énéide, la réponse de Jupiter à Cybèle (IX, v. 94-103). 51. Voir le premier discours au style direct de l’Énéide, le monologue de Junon en colère (I, v. 37-49). 52. Voir M. Charles, L’Arbre et la source, Paris, Seuil, 1984, p. 29. 53. M. Charles, « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », Poétique 164, nov. 2010, p. 417.

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54. P. Fontanier, « De l’usage du Manuel », Manuel classique pour l’étude des tropes (1 re éd. 1821, 4e éd. 1830), dans id., Les Figures du discours, Paris, éd. G. Genette (1968), Paris, Flammarion, 1977, p. 35. 55. Sur le reproche conciliant, voir G. J. Vossius, « Institutiones (1605), III, 17, Le discours de reproches, et 18, Le discours de condamnation sans appel », Exercices de rhétorique, 2 | 2013 ; URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/187; et id., « Rhetorice contracta (1621), II, 27, Les discours de reproches et de condamnation sans appel », Exercices de rhétorique, 2 | 2013 ; URL : http !!://journals.openedition.org/rhetorique/190. 56. Il s’agit au demeurant d’un sujet pictural répertorié sous le titre « Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée » : voir Le Maître de l’Énéide (émail peint sur plaque de cuivre, c. 1530, Louvre), A. van Dyck (c. 1627-1632, Louvre), Ch. de La Fosse (c. 1690-1700, musée de Nantes), Fr. Boucher (1732, Louvre) ; sous le titre « Vénus dans la forge de Vulcain », voir L. Le Nain (1641, musée de Reims), L. Garzi (1712-1714, Palazzo Buonaccorsi, salle de l’Énéide, Macerata) ; « Vénus et Vulcain » : atelier de G. Pippi (c. 1520-1530, Louvre) ; « Visite de Vénus à Vulcain » : Fr. Boucher (1754, Wallace Collection, Londres) ; « Vulcain présentant à Vénus des armes pour Énée » : Fr. Boucher (1747, Louvre). 57. Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699), éd. J.-L. Goré, Paris, Garnier, 1987, L. XIII, p. 423 : « Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa douleur : il prend ses armes, dons précieux de la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d’un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna. Ses armes étaient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil […]. » 58. Sur le rapprochement entre discours de tentation profane et biblique, voir P. A. Deproost, « La mise en scène d’un drame intérieur dans le poème Sur le péché originel d’Avit de Vienne », Traditio 51 (1996), p. 43-72 ; et N. Hecquet-Noti, « Ève et le serpent, une réécriture chrétienne de la rencontre entre Médée et Jason », Dictynna [En ligne], 4 | 2007 ; URL : http:// journals.openedition.org/dictynna/148. 59. G. J. Vossius, « Institutiones (1605), III, 7, Le discours de conciliation », Exercices de rhétorique, 1 | 2013 ; URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/165. 60. Ibid. 61. Voir R. Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p. 110 sq. 62. R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 151 ; repris dans id., Œuvres complètes, éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2002, t. IV, p. 722. 63. Sur cette autre rhétorique de la dispositio, définie comme divisio, transitio et distributio, mais sans scopus, voir, à propos d’un corpus non discursif, nos propositions dans « Le montage d’un roman », Poétique 182, 2017/2, p. 177-194.

AUTEUR

CHRISTINE NOILLE

Sorbonne Université – CELLF (UMR 8599)

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ATELIER

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Marco Antonio Ferrazzi, Exercices de rhétorique sur les principaux discours de l’Énéide (1694) : édition des deux premiers discours

Francis Goyet

Présentation et principes d’édition

1 L’ouvrage de Ferrazzi (1661-1748) donne l’analyse rhétorique, très brève, de quatre- vingt-huit discours de l’Énéide, couvrant la totalité de l’épopée virgilienne. En éditant les deux premiers, notre but est simplement d’initier au mode d’analyse proposé, et de le situer par rapport à celui d’autres rhétoriciens. Il s’agit donc ici, pour pasticher le titre de Valéry, d’une introduction à la méthode de Marc Antoine Ferrazzi. C’est aussi une manière de jalon par rapport aux travaux de l’équipe RARE, qui avait démarré par cet ouvrage dès ses débuts en septembre 1998 : d’où le titre même de notre revue, Exercices de rhétorique.

2 L’ouvrage a été publié sans nom d’auteur : Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis Orationes quae in Aeneidum libris leguntur, Padoue, Presses du Séminaire (« Ex Typographia Seminarii »), 1694. Au siècle suivant, l’anonymat sera maintenu dans les très nombreuses rééditions chez Manfrè. À la même époque, l’ouvrage (ou livret) a été parfois inséré, toujours anonyme, à la fin d’éditions des œuvres de Virgile reprenant celle du jésuite français Charles de La Rue (1643-1725) pour la collection Ad usum Delphini1. On pouvait donc en déduire que ces Exercitationes rhetoricae étaient l’œuvre de La Rue. C’est ce que fait explicitement la toute dernière édition du livret : Exercitationes rhetoricae […] auctore P. Carolo Ruaeo […], Toulouse, Privat, 1859. Les bibliothèques aujourd’hui ont suivi ce raisonnement et classent le livret, à tort, sous le nom de La Rue.

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3 Ces Exercitationes de 1694 ont été publiées dans la foulée d’un autre ouvrage également anonyme, les Exercitationes rhetoricae in orationes Titi Livii Patavini. Mêmes lieu et éditeur, même date, même mode d’analyse, cette fois sur la totalité des discours chez Tite-Live, soit cent quatre-vingt. La seule différence est que, pour le Tite-Live, l’avis au lecteur donne le nom de l’auteur. Certes, l’anonymat en page de titre peut s’expliquer par le fait que, de façon usuelle, un ouvrage scolaire était alors anonyme, l’auteur comptant moins que l’institution. Mais on peut aussi y entendre un écho de la carrière mouvementée de Ferrazzi au Séminaire de Padoue, déjà racontée dans cette revue2. Les deux Exercitationes de 1694, sur Tite-Live puis Virgile, sont l’aboutissement d’une volonté de réforme pédagogique très forte. Ferrazzi les a en effet écrites en tant que directeur des études du Séminaire, où il avait été chargé par le cardinal Gregorio Barbarigo (1625-1697) de réformer et dynamiser le cursus. Mais ses collègues, excédés, obtiennent sa disgrâce, précisément en 1694. L’anonymat peut dès lors s’interpréter comme une damnatio memoriae, c’est-à-dire l’effacement durable du nom, devenu tabou aussitôt que Ferrazzi fut persona non grata. Quoi qu’il en soit, en récompense de ses bons services, le cardinal nommera Ferrazzi chanoine, et dans cette sinécure celui-ci aura à cœur de répondre sur le tard à une autre commande de son protecteur, l’analyse rhétorique de l’ensemble des discours de Cicéron, toujours sur le même mode. Son nom apparaît cette fois au titre même : M. T. Ciceronis Orationum […] analysi M. Antonii Ferratii, Padoue, Manfrè, 1729. Une autre information de ce titre est que le mot choisi par Ferrazzi ou son éditeur est analysis, et non commentarius – nous y reviendrons. 4 Pour chaque discours analysé, nous respectons l’ordre suivant : 1) Texte de Virgile, en français puis en latin 5 La traduction est celle de l’abbé Desfontaines (Pierre-François Guyot), Les Œuvres de Virgile, Paris, Quillau père, 1743 : graphies modernisées, casse conservée. Nous ajoutons partout, entre crochets droits, des repères de type 1A, 1B…, qui correspondent aux principaux appels de note de Ferrazzi et permettent d’identifier commodément des segments du texte. Dans le texte latin, nous numérotons chacun des vers. Dans la traduction française, nous introduisons des chiffres qui indiquent le début du vers latin correspondant, et des chevrons pour nos ajouts à la traduction Desfontaines. Ainsi, dans « 41 pour punir le seul Ajax », le chiffre renvoie au vers 41, et en délire rend furias, omis par Desfontaines. 2) Analyse du discours par Ferrazzi, en français puis en latin 6 Ferrazzi présente toutes ses analyses de la même façon. Il donne d’abord un titre au discours. Puis, dans ce que nous appellerons l’« en-tête », et que nous mettrons en petites capitales, il indique de façon synthétique pathos, ethos et sources des raisonnements (ainsi que, parfois, le nombre de parties). Il en vient alors au plus long, l’analyse proprement dite, qui suit de façon linéaire le texte analysé, avec pour appel de note quelques mots des vers de Virgile.

7 Dans l’analyse proprement dite, et comme nous l’avons fait pour le texte de l’Énéide, nous ajoutons partout les repères de type 1A et des chiffres indiquant dans quel vers se trouve tel mot isolé servant d’appel de note. La traduction est issue du travail collectif de l’équipe RARE ; on trouvera l’intégralité de cette traduction, pour les 88 discours et en mode texte, sur notre site Schola.Rhetorica. Nous respectons exactement les majuscules et les italiques de Ferrazzi3. Enfin, nous cherchons à rendre les termes et

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expressions techniques toujours de la même façon, Ferrazzi ayant une écriture très monotone, de façon probablement délibérée. 8 Son abréviation Arist. renvoie à la seule Rhétorique d’Aristote. Ferrazzi utilise l’édition commandée par le cardinal Barbarigo, qui a un paragraphage propre (continu pour chacun des trois livres). Nous ramenons les formes variées que prennent ses renvois à une seule. « II, 2, 10 » signifiera : livre II, chapitre 2, paragraphe 10 (« textus 10 ») dans Aristote, De arte rhetorica libri tres, traduction latine 1550 de Marcantonio Majoragio (1514-1555), Padoue, Presses du Séminaire de Padoue, 1689, également disponible en mode texte sur notre site (ainsi que la traduction française 1654 de François Cassandre, celle que nous utilisons). Nous ajoutons en petites capitales le numéro renvoyant aux paragraphes « traditionnels » de la Rhétorique, numéros que l’on trouve dans l’édition Loeb de la Rhétorique, ou dans la traduction Ruelle parue au Livre de Poche en 1991. 9 Pour l’ajout entre crochets droits de [NASC.] ou [DON.] dans le texte latin de l’analyse, voir le point suivant. 3) Nos remarques 10 Nous rendons compte de l’analyse de Ferrazzi de façon interne, en elle-même, mais aussi de façon externe, en la situant par rapport à nombre de ses prédécesseurs, nommés (dans nos notes) en abrégé et en petites capitales : DON. pour Tiberius Claudius Donat, etc. (voir la Bibliographie). Toutes les traductions des commentateurs sont nôtres, sauf exception mentionnée. Lorsque telle idée ou formulation remonte à l’un d’entre eux, nous l’indiquons dès le texte latin de l’analyse de Ferrazzi. Par exemple, à 1B : « Objectio [DON.], cui respondet a Comparatione Minorum [DON.] ». Nos ajouts entre crochets droits signifient ici que l’on trouve déjà ces deux idées chez Donat : à propos des destins, l’objection ; et, à propos de Pallas, la comparaison – Donat écrit « sibi objectat quod sciebat obici posse », puis « conparatio […] a minore ad majus ». Tous les commentateurs ayant lu Donat, il n’est pas pour surprendre que la plupart d’entre eux reprennent ces deux idées. Mais dès lors, il devient intéressant de relever leurs variantes.

Discours 1, analyse de l’Énéide, I, 37-49 : monologue de Junon

1) Énéide, I, 37-49 : traduction française et texte latin

La flotte Troyenne était encore à la vue des côtes de la Sicile ; elle commençait à peine à voguer en pleine mer, et à fendre les flots écumants, lorsque Junon toujours occupée de sa vengeance se dit à elle-même : [1A] « Faudra-t-il que j’abandonne mon entreprise, 38 et le Chef des Troyens fugitifs abordera-t-il malgré moi en Italie ? [1B] Les Destins traversent-ils4 mes projets ? Pallas aura donc pu foudroyer toute la flotte des Grecs , 41 pour punir le seul Ajax qui l’avait offensée. Enlevé dans un tourbillon, il fut jeté sur la pointe d’un rocher, où il expira aux yeux de la Déesse inexorable. [1C] Et moi, Reine des Dieux, moi femme et sœur de Jupiter, je poursuis vainement depuis tant d’années une seule nation ! [1D] Qui voudra désormais adorer Junon, encenser ses autels, et lui offrir des vœux ? » La fille de Saturne, remplie de ces pensées qui allumaient son courroux, poussa

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rapidement son char du côté des Îles Éoliennes, séjour des vents orageux, patrie des nuages et des tempêtes. 34 Vix e conspectu Siculae telluris in altum 35 uela dabant laeti et spumas salis aere ruebant, 36 cum Iuno aeternum seruans sub pectore uulnus 37 haec secum : [1A] ‘Mene incepto desistere uictam 38 nec posse Italia Teucrorum auertere regem ? [1B] 39 Quippe uetor fatis ; Pallasne exurere classem 40 Argiuom atque ipsos potuit submergere ponto 41 unius ob noxam et furias Aiacis Oilei ? 42 Ipsa Iouis rapidum iaculata e nubibus ignem 43 disiecitque rates euertitque aequora uentis, 44 illum exspirantem transfixo pectore flammas 45 turbine corripuit scopuloque infixit acuto : [1C] 46 ast ego, quae diuum incedo regina Iouisque 47 et soror et coniunx, una cum gente tot annos 48 bella gero. [1D] Et quisquam numen Iunonis adorat 49 praeterea aut supplex aris imponet honorem ?’ 50 Talia flammato secum dea corde uolutans 51 nimborum in patriam, loca feta furentibus Austris 52 Aeoliam uenit.

2) Énéide, I, 37-49 : analyse de Ferrazzi

1. DISCOURS DE JUNON, EN COLÈRE DE VOIR ÉNÉE ATTEINDRE L’ITALIE AVEC SA FLOTTE

PATHOS : COLÈRE ET SENS DE L’HONNEUR. ETHOS : D’UNE FEMME PLEINE D’UN ORGUEILLEUX SENTIMENT DE SUPÉRIORITÉ. SOURCES HABITUELLES DES RAISONNEMENTS : COMPARAISON AVEC UN(E) MOINDRE (GRANDEUR) ET CONSÉQUENCES.

[1A] Faudra-t-il que j’abandonne] Comme elle se parle à elle-même, elle n’emploie aucun Exorde, et immédiatement elle dévoile ce qui la tourmente le plus : qu’une Déesse ait été vaincue par un homme mortel, d’où naît sa Colère – repris d’Arist., II, 2, 10, VII. Faudra-t-il5] Certains Commentateurs voient dans ces mots une Antiphrase ; mais ils se trompent, car ici l’Interrogation nie au moment même où elle donne les apparences d’une affirmation.

[1B] Les destins] Objection , à laquelle elle répond en tirant argument d’une Comparaison avec une déesse de Moindre grandeur : Il est honteux pour Junon de ne pouvoir faire ce que Pallas a fait. Or Pallas a pu consumer par le feu la Flotte des Grecs. Il est donc honteux pour Junon de ne pouvoir de même l’emporter sur les Troyens. 39 Pallas] Mineure, énoncée avec éclat par la très belle Hypotypose d’Ajax 6 périssant sous la foudre, pour avoir violé Cassandre dans le temple de Pallas.

[1C] Et moi] Conclusion du syllogisme : elle montre qu’à de multiples égards elle est supérieure à Pallas en rang et dignité, et que pourtant elle ne peut obtenir la ruine d’un seul peuple quand Pallas en a détruit beaucoup. Ce qui ravive son sens de l’Honneur – repris d’Arist., II, 6, 68, xv.

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[1D] Qui voudra] C’est un raisonnement, lequel se fonde sur le sens de l’Honneur et est repris du passage cité. Ce raisonnement se fait sous la forme d’un Épichérème, en tirant argument d’une Conséquence : Il me faut prendre garde à ne pas perdre sur terre les honneurs dus aux dieux. Or je les perdrai, si je ne peux détruire les Troyens. Je dois donc les détruire, d’une manière ou d’une autre. ------I. JUNONIS IRATAE, QUOD ÆNEAS CLASSE ITALIAM PETERET

MOTUS IRA, ET PUDOR. MORES MULIERIS SUPERBAE. LOCI COMMUNES A COMPARATIONE MINORUM, ET A CONSEQUENTIBUS.

Mene incoepto] Cum secum ipsa loquatur, nullum adhibet Exordium, statimque aperit id, quo maxime angebatur ; vinci Deam a mortali homine [NASC.], unde oritur Ira, ex Arist. II, 2, 10. Mene] Quidam Commentatores in his verbis Ironiam agnoscunt [ NASC.] ; falluntur tamen, nam ipsa Interrogatio negat, cum affirmare videtur.

Quippe] Objectio [DON.], cui respondet a Comparatione Minorum [DON.] : Turpe est Junoni id non posse facere, quod Pallas fecit ; Sed Pallas potuit exurere Classem Graecorum ; Ergo turpe est Junoni idem non posse praestare in Trojanos. Pallasne] Assumptio, quae illustratur pulcherrima Hypotyposi, Ajacis fulmine pereuntis ob violatam in templo Palladis Cassandram.

Ast ego] Complexio, ostenditque se in plurimis dignitate Palladem superare, cum tamen unam gentem perdere non possit, illa multas perdiderit. Hinc Pudor, ex Arist. II, 6, 68. Et quisquam] Pudoris argumentum ex loco citato, et per Epicherema ita arguit a Consequentibus : Cavendum est mihi, ne divinos honores in terris amittam ; Sed amittam, si nequeam Trojanos perdere ; Ergo eos quoquo modo perdere debeo.

3) Énéide, I, 37-49 : nos remarques

11 Nos remarques s’organisent en trois grandes étapes. Nous décrirons d’abord, à l’occasion de ce premier discours, le système de Ferrazzi, auquel il se tient avec constance d’un discours à l’autre. Nous rendrons compte ensuite de son analyse, en elle-même ; nous la comparerons enfin à celle d’autres commentateurs du même texte de Virgile. En somme, d’une lecture interne nous passerons pour finir à une lecture externe.

a) Le système habituel de Ferrazzi

12 Ferrazzi a toujours une partie analytique et une partie synthétique. Il donne la synthèse en premier, dans ce que l’on peut appeler l’en-tête : indication du pathos et de l’ethos ainsi que des sources habituelles des raisonnements (des « lieux communs ») ; puis indication du plan du discours, du moins lorsque Ferrazzi considère qu’il y a un plan, ce qui n’est pas le cas ici. Il passe ensuite à l’analyse détaillée, qui suit l’ordre du texte, et que nous repérons par 1A, 1B etc. De façon prévisible, les indications synthétiques se retrouvent dans l’analyse détaillée, sauf pour l’ethos. Dans l’analyse, le pathos Colère est de façon explicite à 1A, comme le signale alors le renvoi à un passage précis du

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chapitre de la Rhétorique d’Aristote consacré à la colère. Le pathos du sens de l’Honneur est à 1C et à 1D, avec de nouveau, à 1C, un renvoi précis au chapitre correspondant d’Aristote. Pour les sources des raisonnements, le dispositif est le même. La Comparaison annoncée dans l’en-tête se trouve à 1B, et la Conséquence, à 1D. Pour ce premier discours, l’en-tête ne donne pas le plan du discours, comme Ferrazzi le fait dès le second discours (avec Exorde, à 2A, puis Argumentation, de 2B à la fin, 2D) : mais ici on voit tout de même apparaître, à 1A, le mot même d’Exorde – pour justifier son absence.

13 La synthèse de l’en-tête ne reprend pas la totalité des termes techniques signalés par l’analyse détaillée. Outre Exorde, on trouve dans celle-ci, signalés par des majuscules (avec en général les italiques) : à 1A, Antiphrase et Interrogation ; à 1B, Objection, Mineure et Hypotypose ; à 1C, Conclusion du syllogisme (Complexio) ; à 1D, Épichérème. Parmi ces sept termes non annoncés, trois dérivent en fait de l’en-tête. En effet, celui-ci se limite à décrire l’ensemble des arguments, au sens qu’a ce mot chez Aristote : les arguments du pathos comme ceux du logos – Ferrazzi ne détaille pas ceux de l’ethos. Pour le logos, les raisonnements, Ferrazzi s’astreint toujours dans son analyse à restituer l’argument sous forme syllogistique, comme on le voit ici pour la Comparaison (1B) et la Conséquence (1D). Une telle restitution ne manquera pas de surprendre le lecteur d’aujourd’hui, qui la trouvera sans doute triviale, voire comiquement pédante. Mais il faut bien comprendre à quoi elle sert, de façon très économique. Une fois restitué ce syllogisme sous-jacent au texte, Ferrazzi peut repérer brièvement ce qui est explicite dans le texte lui-même. Pour la Comparaison, la majeure seule est absente des vers de Virgile, mais on peut identifier la mineure (à 1B) et la conclusion du syllogisme (à 1C). Pour la Conséquence, l’Épichérème est une formule dense, dans le texte même, dense parce qu’elle condense tout un raisonnement syllogistique, restitué par l’analyse à 1D. On voit ainsi que Mineure, Conclusion du syllogisme et Épichérème relèvent, dans l’en-tête, des « sources habituelles des raisonnements », même sans y être annoncés, parce que ce sont des éléments de l’argumentation. 14 Ce que l’en-tête synthétique n’annonce pas, dans ce premier discours, ce sont : Antiphrase et Interrogation (1A) ; Objection et Hypotypose (1B). 15 L’Objection répond à l’Exorde mentionné à 1A : de même qu’on a une absence d’exorde à 1A (ou, pour certains commentateurs depuis Macrobe, un exorde ex abrupto 7), on a une espèce de mouvement argumentatif à 1B. Objectio apparaît donc là où on attendrait Contentio (comme à 2B). Nous reviendrons sur ce problème plus bas, lors de la comparaison avec les autres commentateurs. Si l’en-tête du premier discours avait annoncé un plan, il aurait dit « Exorde abrupt et Objection » ; mais, précisément, il ne le fait pas. 16 Au total, ce dont les en-tête de Ferrazzi ne donnent jamais la liste, ce sont les figures, et en général tout ce qui relève des formulations, du style, de l’elocutio : ici, Antiphrase et Interrogation (1A), puis Hypotypose (1B). Il les indique pour ainsi dire au passage, au fil de son analyse, en se contentant de signaler les plus remarquables. Là n’est pas son centre de gravité. 17 Nous pouvons ainsi conclure cet aperçu sur le système de Ferrazzi. Ses en-tête affichent la couleur. Ce qui l’intéresse prioritairement, c’est l’ensemble et l’organisation des arguments, à condition d’entendre par ce terme non seulement ce que nous appelons aujourd’hui ainsi (les raisonnements qui relèvent de l’Argumentation, du logos) mais aussi les « arguments pathétiques » et « éthiques » – même si ces derniers ne sont pas

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détaillés. Une telle priorité est typiquement aristotélicienne. Pour le pathos, ces Exercices de rhétorique relèvent le défi d’exemplifier pour les étudiants, dans une grande œuvre comme l’Énéide, la plupart des arguments pathétiques que détaillent les chapitres d’Aristote sur les passions (Rhétorique, II, 2-11). Pour le logos, les raisonnements (l’argumentation au sens moderne du terme), il n’y a pas de renvoi à Aristote, mais à la liste alors habituelle des loci communes, liste qui inclut la comparaison, les conséquences, les causes, les circonstances8… Mais le traitement même de cette liste est d’esprit aristotélicien, par la restitution constante des syllogismes et enthymèmes. 18 En fait d’aristotélisme, on notera d’ailleurs d’emblée que Ferrazzi ne conçoit pas l’enthymème comme un syllogisme abrégé, dont il faudrait restituer mentalement la proposition non énoncée, en général la majeure. Il voit l’enthymème comme un raisonnement à deux propositions, alors que le syllogisme en a trois. Cela, en structure profonde. En surface, ce qui apparaît dans le texte étudié est à géométrie variable. Les trois propositions constitutives du syllogisme sont rarement toutes énoncées, et celles qui le sont apparaissent dans un ordre qu’il s’agit de repérer (la conclusion peut se trouver en premier, etc.). Il en va de même pour l’enthymème au sens de Ferrazzi, puisque le plus souvent une seule de ses deux propositions constitutives est énoncée. Ce simple aperçu montre où est l’intérêt de son dispositif. Pour le dire d’un jeu de mots, l’analyse balise : elle est là pour pointer et identifier des passages du texte analysé. Le résultat peut paraître trivial, quand on a sous les yeux le texte de Virgile et l’analyse en regard. Mais il suffit au lecteur moderne de masquer l’analyse de Ferrazzi pour vérifier que, sans son aide, il n’est pas si simple de retrouver ce qu’elle balise.

b) Lecture interne de l’analyse du discours 1 : de 1A à 1D

19 L’en-tête de Ferrazzi se trouve en premier, mais il vaut mieux le lire en dernier. Il représente en effet un résumé : une reprise synthétique de l’analyse détaillée, un sommaire ou summa qui donne d’un coup d’œil les résultats globaux. Nous commencerons donc par les détails, de 1A à 1D.

20 1A, « Colère » et « Arist., II, 2, 10 ». Il s’agit d’un renvoi au chapitre que la Rhétorique consacre à la colère : première partie du paragraphe ou textus 10, partie qui correspond exactement au § VII de la traduction Ruelle. Soit, dans la trad. Cassandre de 1654 : [VII.] Tous les hommes au reste ont cette opinion-là d’eux-mêmes, Qu’ils croient toujours devoir être considérés et respectés [1378b35] de ceux qui leur sont inférieurs, ou en naissance, ou en crédit, ou en mérite ; en un mot [1379a1] dans toutes les choses en quoi ils excellent et qui leur donnent quelque avantage sur les autres. Par exemple, un Riche prétend, à cause de ses richesses, Que le pauvre lui doit rendre de l’honneur. Autant en croit un Orateur de celui qui est incapable de parler en public. Il en est de même d’un Prince à l’égard de son Sujet, et de quiconque est jugé digne de commander à l’égard d’un autre qui est né pour obéir. C’est aussi, à l’occasion d’un Roi en colère, qu’il a été dit, Des Rois enfants du Ciel la colère est extrême9. [1379a5] […] Car certainement le mépris est insupportable aux Rois et aux Princes, à cause de leur dignité et du haut rang qu’ils tiennent. Dans la traduction latine qu’utilise Ferrazzi, les mots dignum et indignantur ouvrent et ferment ce développement (nous soulignons) : « [VII.] Dignum autem censent, se ab illis observari, [1378b35] qui genere, opibus, virtute sunt inferiores […] indignantur enim propter excellentiam suam. » C’est une affaire de dignitas, de rang, comme le dit bien la traduction de Cassandre, « (la) dignité et (le) haut rang ». Énée est inférieur à Junon en

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naissance, genos en grec et genus en latin, et c’est même un abîme, celui qui sépare un homme d’un dieu. Tout comme était un abîme, sous l’Ancien Régime, la distance entre un roi et ses sujets. Or, Junon n’est pas seulement une déesse, mais la « reine » des dieux (vers 46, 1C). 21 Le thème de ce passage d’Aristote était alors une évidence, que l’on peut résumer par la formule « la colère du roi » (La Fontaine, Fables, VIII, 14, v. 30). L’originalité de Ferrazzi ne consiste pas ici dans l’idée, qu’il trouve formulée par Nascimbeni : « les Dieux supportent plus facilement d’être vaincus par d’autres Dieux que par des hommes10 ». Ce qu’il ajoute à Nascimbeni, et en général à tous les commentateurs de Virgile, c’est de faire le lien explicite avec ce passage précis d’Aristote, dans un geste fondamentalement pédagogique. Il s’agit d’inciter l’élève à lire en parallèle la Rhétorique et un exemple remarquable11. Grâce à ce va-et-vient où la théorie et la pratique s’éclairent l’un l’autre, l’exemple permettra de fixer dans la mémoire le passage théorique, et réciproquement. La colère du roi ? Voir, chez Virgile, celle de Junon ; ou, chez La Fontaine, « celle du roi lion ».

22 1A, « Antiphrase » ou « Interrogation » ? Comme c’est là explicitement une discussion avec les autres commentateurs, nous renvoyons à la fin de notre d). 23 1B, « Objection ». L’objection a pour marqueur le quippe initial, que ne traduit pas Desfontaines : « certes » ou « mais », ou encore « on me dira que ». Le système objection / réponse est bien rendu dans une traduction 1610 du vers 39 (Partie du premier livre de l’Aeneide de Virgile, Paris, R. Estienne, graphies modernisées) : Mais l’arrêt des destins contre mes vœux conjure. Et quoi ! Pallas sut bien pour une moindre injure […]. La Rue a une explication très claire : « Elle prévient l’objection qu’on pouvait lui faire, celle de la puissance suprême que les destins ont sur les Dieux mêmes ; et son indignation se teinte d’une sorte d’amère plaisanterie : “Ah bon vraiment ? les destins ont permis à Pallas de se venger, et à moi ils devraient l’interdire12 ?” » 24 1B, « Comparaison ». La Comparatio minorum, ou « a minore ad majus » (DON. p. 19) a une traduction ancienne très simple, le parallèle « du petit au grand » : Pallas est ici « le petit », et Junon, « le grand13 ». Dans notre propre traduction, il nous a paru préférable de spécifier chaque fois. Le syllogisme que restitue Ferrazzi fait clairement le lien entre la question de la supériorité (d’où la colère, à 1A) et celle du déshonneur ou pudor (à 1C et 1D, déjà présent ici avec « honteux, turpe »). La comparatio, présentée comme la source de ce syllogisme, souligne l’enjeu qu’est pour Junon sa supériorité ultime : maintenir son rang de plus grande des déesses, de reine des dieux. Autrement dit, la comparaison ou parallèle est ici une façon de poser une rivalité. De ce point de vue, on pourrait par exemple ajouter à Ferrazzi que la « pointe d’un rocher » de Virgile qui clôt 1B (scopulo acuto, v. 45) sera repris plus loin, dans la diégèse : la tempête suscitée par Junon aura pour effet, elle aussi, d’encastrer les navires des Troyens « sur la pointe d’un rocher » (nauis scopulo, v. 145). On peut considérer que cette reprise marque le poids qu’a sur sur l’esprit de Junon le parallèle avec Pallas.

25 1C, « sens de l’Honneur » et « Arist., II, 6, 68 ». Comme nous traduisons partout chez Ferrazzi pudor par sens de l’Honneur, il nous est impossible ici de rendre justice à la brièveté du Hinc Pudor, « D’où la Honte ». Le renvoi est au chapitre de la Rhétorique sur la honte (grec aiskhunè) et son contraire l’impudence : deuxième partie (sur quatre) du

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paragraphe ou textus 68, cette deuxième partie correspondan au § XV de la traduction Ruelle (à 1384a25). Soit, dans la trad. Cassandre de 1654 (ses italiques) : Ceux devant qui on a de la Honte. [XIV.] Donc puisque la Honte est Une certaine imagination qu’on a, qui fait appréhender le scandale et la perte de la réputation […]. Il faudra nécessairement, Qu’on ait toujours de la honte en présence des personnes de qui on fait état. [XV.] Ces personnes-là sont, Ceux chez qui on est en estime ; ou que l’on estime soi-même ; ou de qui on veut être estimé ; ou avec qui on est en contestation pour le rang et qu’on regarde avec émulation ; En un mot, tous Ceux de qui on ne méprise point le jugement. La sous-sous-partie à laquelle renvoie Ferrazzi est l’avant-dernière, la « contestation pour le rang », la rivalité d’honneur, ou, dans la traduction latine 1550 : « quibuscum de honore, ac dignitate contendunt14 ». Nous retrouvons à la fois le rang ou dignitas (Ferrazzi : « dignitate superare ») et l’idée de rivalité, soit le premier renvoi à Aristote (à 1A) et la comparaison où l’enjeu est la primauté (à 1B). La comparaison/rivalité est portée ici par le verbe contendere. En effet, le substantif formé sur contendere, contentio, a trois sens : « effort pour soutenir son point, sa thèse » (en cela, synonyme de confirmatio) ; « lutte, rivalité » ; « comparaison, parallèle » (en cela, synonyme de comparatio ou collatio). Dans ces trois sens domine la même idée de conflit ou tension, conformément au radical de contendere, « tendre ». À noter que Ferrazzi, pour désigner l’Argumentation d’un discours, emploie Contentio et non le plus classique Confirmatio. 26 1D, « Conséquence » et « Épichérème ». On pourrait presque rendre Consequentia par conséquence néfaste – c’est le cas le plus fréquent dans les exemples de conséquences que donne Ferrazzi. L’Épichérème est défini par le rhétoricien Martin du Cygne (1619-1669) comme « un Raisonnement en bref, où malgré la brièveté tient la totalité du Syllogisme et du Raisonnement » ; il ajoute peu après : « Condensé dans un Épichérème, un Syllogisme devient tout vibrant de véhémence » (« vibraturque vehemens argumentum15 »). Les exemples qu’il donne sont logiquement sous la forme interro- exclamative. Notons ici que Scaliger restitue une majeure analogue : « Exemple d’enthymème, ces mots de Junon [à 1C] : “reine des dieux, femme et sœur de Jupiter”, je ne puis vaincre les Troyens. Or il faut que ma divinité soit adorée. Elle sous-entend la majeure, qui est : une divinité sans le pouvoir qu’on lui attribue ne saurait être adorée16. » Ferrazzi ne saurait parler ici d’enthymème, car comme nous l’avons dit plus haut (§ 18), il ne donne pas à ce mot le sens de « syllogisme dont la majeure n’est pas énoncée ». On ajoutera que le rapprochement avec Scaliger souligne là encore l’originalité de Ferrazzi, comme à 1A celui avec Nascimbeni. Ferrazzi pour être pédagogique est systématique. Il renvoie toujours explicitement à un passage précis d’Aristote, quand il est question de pathos (alors que Nascimbeni ne voit pas l’utilité de préciser une évidence comme la « colère du roi », ou des dieux). De même, Ferrazzi explicite toujours les trois propositions des syllogismes, ou les deux propositions des enthymèmes (selon le sens qu’il donne à ce terme), là où les autres commentateurs ne le font que de temps en temps.

c) Lecture interne de l’analyse du discours 1 : l’en-tête

27 Après l’analyse détaillée, nous pouvons maintenant en venir à la synthèse, c’est-à-dire à la lecture de l’en-tête.

28 Pathos, Ethos. Apparemment, on a deux pathè à égalité, la Colère et le sens de l’Honneur. Mais nous venons de voir dans l’analyse détaillée que l’honneur (ou plutôt la honte : le déshonneur que serait une défaite) était en fait subordonné à la colère. Le résumé en

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tête du discours est saturé par celle-ci. Si l’on va du titre au pathos, on a : « Junon en colère » puis « pathos Colère ». Même chose quand on va du pathos à l’ethos : l’ethos de supériorité (de superbia) implique lui aussi l’idée de colère, si on a présent à l’esprit le passage d’Aristote sur la « colère du roi ». Supériorité, rivalité d’honneur, voilà l’enjeu. Le même dispositif se retrouve au discours 49 (Énéide, VII, 293-322). Titre de 49 : « Junon en colère, Junonis iratae… » ; « pathos : Colère et sens de l’Honneur ; ethos : d’une femme offensée [laesae mulieris] » – s’il y a offense, il y aura la réaction en chaîne prévisible, qui mène de l’offense à la colère et de la colère à la vengeance. Le discours 49 a du reste une même comparaison du petit au grand, selon un rapprochement déjà fait par Macrobe. Le « petit » y est Mars (49D), et le « grand », Junon (49E) : « Mars a pu exterminer les féroces Lapithes » (v. 304), « et moi, je suis vaincue par Énée », uincor ab Aenea (v. 310). 29 La difficulté ici est la traduction de superba dans l’ethos, adjectif que seul le français du XVIIe siècle peut rendre par superbe : « Chaque passion parle un différent langage : / La colère est superbe, et veut des mots altiers17. » Notre propre traduction cherche à éviter un double piège, celui de l’interprétation psychologique et celui du seul sens négatif – juste avant, à Énéide I, 21, bello superbum est positif, un peuple « supérieur » à la guerre. Mais il se peut fort bien que Ferrazzi lui-même aille du côté négatif, sur fond quant à lui de moralisme chrétien. Même s’il ne va peut-être pas jusqu’à la misogynie de Scaliger à propos de ce discours, il voit sans doute en Junon le type exemplaire de la reine « orgueilleuse », emportée par une « colère » qui est elle aussi vue comme un défaut majeur à éviter, de même que l’orgueil ou superbia est chez les chrétiens l’un des sept péchés capitaux. La conception de la colère comme rage furieuse se rapprocherait ainsi de celle de Sénèque (et du motto de son De Ira, « la colère est une courte folie », « ira breuis furor est »), et du coup écarterait toute idée que la déesse puisse argumenter, et en un sens se dédoubler entre deux rôles, celle qui parle et celle qui se laisse convaincre 30 Au demeurant, chrétien ne veut pas dire angélique. La colère qui ne pardonne pas relève de la logique du monde, dont il faut tenir compte. En d’autres termes, même cette vision moralisatrice n’empêchait pas un lecteur de l’époque d’être sensible à la force de la hiérarchie. Or, c’est là ce qu’oublient nos modernes lectures psychologiques et que nous tentons pour notre part de rappeler avec notre traduction. Certes, la « superbe » dont parle superba est le thème de la colère du roi (1A). Mais, du point de vue du roi, cette colère ne saurait être que juste – quitte à susciter sur le public l’effroi sacré du deinos. Ne pouvant décalquer en superbe, et ne voulant pas rendre par orgueilleuse, nous préférons donc dire que Junon a une grande conscience de sa supériorité – voir superare à 1C. Voir aussi le discours 60 (Énéide, IX, 83-92) : Cybèle demande à son fils Jupiter que les navires d’Énée, faits avec les arbres sacrés du mont Ida, soient invulnérables, au motif que c’est sur ce mont qu’on lui offre à elle des sacrifices. Son Ethos est « reginae de sua auctoritate sollicitae » : « d’une reine très inquiète de son prestige ». Cela nous paraît gloser assez exactement le mulier superba appliqué à Junon. L’orgueil du roi ou de la reine n’est pas nécessairement péjoratif : c’est le sens de son rang ou dignitas à défendre. Chez Molière (Psychè, prologue), à la Grâce qui aurait « cru qu’une déesse / Devrait moins se mettre en courroux », Vénus réplique, sur un ton très cornélien (v. 97-101) : Et c’est là la raison de ce courroux extrême. Plus mon rang a d’éclat, plus l’affront est sanglant ; Et si je n’étais pas dans ce degré suprême, Le dépit de mon cœur serait moins violent. Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre […].

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« Moi », ou ici, dans la bouche de Junon (1C, v. 46), « Ast ego ». « Moi, reine des Dieux, moi femme et sœur de Jupiter ». Comme le dit fort bien Rollin à propos du Moi initial du discours : « cet unique mot dit tout ». 31 Pour conclure ce point, nous ne résistons pas au plaisir de citer en entier le commentaire du premier vers par le même Rollin : Ce commencement brusque convient parfaitement à une déesse pleine d’orgueil et de colère, qui, s’entretenant en elle-même du sujet de son mécontentement, exhale tout d’un coup par ce discours sa douleur et son indignation. Toutes les expressions doivent être pesées. Mene, Moi ? cet unique mot dit tout, et Junon elle-même nous développera dans la suite ce qui y est renfermé. Incoepto desistere : qu’une femme, qu’une déesse (et quelle déesse !) soit obligée de renoncer à son entreprise ! Victam, vaincue : qu’elle soit forcée de se reconnaître vaincue, malgré tous ses efforts et tous ses combats, et qu’elle voie sa rivale l’emporter sur elle et triompher de sa faiblesse ! Tous les mêmes mots pourraient demeurer et n’avoir pas la même force. C’est ce monosyllabe et cette interrogation Mene, Moi ? c’est cet infinitif desistere, arrêter, qui ne paraît gouverné par rien, qui animent cette pensée. Tel est le langage de la colère. 32 Sources habituelles des raisonnements. Dans l’en-tête, Ferrazzi use tantôt d’un singulier, « la » Comparaison, et tantôt d’un pluriel généralisant, ici « les » Conséquences, ailleurs « les » Causes ou encore « les » Circonstances. Ce pluriel renvoie en général, dans l’analyse détaillée qui suit, à un singulier. Par exemple, au discours 3, le a Causis de l’en- tête est reformulé en un a Causa finali : les Causes pointent, en pratique, vers une seule, la cause finale, c’est-à-dire l’une des quatre causes énumérées par Aristote (la finale, l’efficiente, la formelle et la matérielle). Il en va de même ici pour les Conséquences : une seule à 1D, la fin de tout culte de Junon. Même chose encore pour les Circonstances : sur place, dans l’analyse, sera désignée chaque fois une circonstance, par exemple, la circonstance de lieu, ou de temps, etc., c’est-à-dire la réponse aux questions « où, quand, comment », etc. Le pluriel de l’en-tête renvoie donc à la liste que donnent les traités, liste des quatre causes ou des diverses circonstances.

33 Il arrive, assez rarement, que Ferrazzi ne relève pas d’emploi des sources ou loci communes dans un discours donné. Il omet alors la ligne correspondant dans l’en-tête, ou même, parfois, il écrit un étonnant « Loci communes nulli sunt » : dans tel discours, « Il n’y a pas de sources habituelles des raisonnements ». Pareille remarque signifie que l’en-tête est aussi programmatique. C’est un formulaire contraignant dont Ferrazzi cherche systématiquement à remplir les cases pré-établies, en mettant ici l’équivalent d’un État néant ou Ne s’applique pas. En d’autres termes, il se lance un défi très dur à relever. Il lui faut montrer que chaque discours a pathos, ethos et sources, puis dire lesquels précisément. 34 La même logique s’applique à l’annonce des parties du discours. Ferrazzi omet, plus fréquemment que pour les sources, de les relever dans l’en-tête ; et il n’y écrit jamais une formule du genre « ce discours ne se divise pas en parties ». Pour le premier discours, l’en-tête n’annonce pas de parties, et l’analyse détaillée n’en signale pas non plus : tout au plus précise-t-elle, à 1A, qu’il n’y a « aucun Exorde ». Tout cela signifie nettement que Ferrazzi considère que ce premier discours n’obéit à aucun plan : pas d’exorde ; pas de proposition (de thèse à défendre) ; pas d’argumentation (c’est-à-dire d’arguments pour défendre la proposition) alors même qu’il y a bien recours, par deux fois, à des syllogismes donc à des arguments ; enfin pas de conclusion ou de péroraison.

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35 L’absence de plan chez Ferrazzi est une prise de position au sein d’un débat, comme nous allons le voir dans notre dernier point. Cela se sent dès le début de son analyse. Quand il dit « aucun Exorde », cela veut dire que pour sa part, et à la différence de la plupart des autres commentateurs, il se refuse à voir dans 1A un exorde (ou une proposition). De même, la répartition de ses remarques, de 1A à 1D, évoque irrésistiblement les trois parties que relèvent les autres commentateurs. Son 1A n’est pas un exorde, mais c’est tout de même une sorte de début. Ses 1B + 1C (réponse à une objection, avec mineure puis conclusion du syllogisme) évoquent ce que les autres identifient comme une argumentation. Enfin, son 1D, avec son « épichérème » ou interro-exclamative condensée, semble bien avoir la même valeur de conclusion signalée par Scaliger. 36 Pourquoi donc Ferrazzi n’indique-t-il pas de parties pour le discours 1 ? On peut avancer là-dessus deux hypothèses, qui ne s’excluent pas. La seconde aura besoin de la comparaison avec les autres commentateurs, mais la première peut se traiter sans attendre, car elle est dans la continuité logique de l’en-tête, sursaturé par la colère. En n’indiquant pas de parties, Ferrazzi signifierait par là que la colère ne prémédite pas de plan. Irait dans ce sens le fait qu’il ne dégage pas non plus de parties pour le discours 49, dont nous avons vu qu’il était très proche de celui-ci (autre colère de Junon), ainsi que pour les discours 31, 34 et 35 (la colère de Didon au livre IV, respectivement v. 365-387, 534-552 et 590-629). En cela il est fidèle à la remarque finale de Scaliger sur ce premier discours :« Ce discours servira de modèle pour mettre en forme les pensées du colérique18. » Donat de même renvoie régulièrement à la colère le désordre des mots dans les phrases de Junon. Bref, pour reprendre l’élégante formule de Rollin, qui résume toute cette tradition interprétative, on a dans le premier discours « le langage de la colère ».

d) Comparaison avec les autres commentateurs

37 Avant d’entrer dans cette question, il est utile de regarder comment Ferrazzi a travaillé pour son Tite-Live, dont la publication a précédé immédiatement son Virgile. Là, il a clairement eu sous la main un seul commentateur, Johannes Tesmar (1612-1654), Exercitationum rhetoricarum libri VIII (Amsterdam, L. et D. Elzévir, 1657), auquel il reprend le titre même d’Exercitationes rhetoricae.

38 Le livre IV de Tesmar (p. 269 à 506) analyse lui aussi la totalité des discours de Tite-Live. Ferrazzi y trouve le dispositif de l’en-tête décrit plus haut. Chez Tesmar, l’en-tête comporte toujours trois lignes : une pour l’Ethos (par exemple, « Ethos est principis de salute publica solliciti », p. 271) ; une autre pour le Pathos (« Pathos, metus periculi communis ») ; la troisième pour les parties (« Partes sunt tres : Exordium, Contentio & Conclusio »). Puis Tesmar a une analyse détaillée de même ampleur que celle de Ferrazzi, divisée en autant de paragraphes que de parties annoncées, donc, dans l’exemple cité, trois paragraphes numérotés de I à III. Enfin, à la manière de Melchior Junius (1545-1604), Tesmar ajoute à l’analyse l’eventus (le succès ou non du discours), l’ usus (d’autres situations dans lesquelles on pourrait appliquer un tel discours), et pour finir les sententiae (les formulations remarquables) – Ferrazzi dans son propre Tite-Live garde les sententiae mais écarte eventus et usus. Nous avons vu l’originalité de Ferrazzi. Dans l’en-tête, il ajoute les loci communes ou sources des raisonnements. Dans son analyse détaillée, il ajoute les renvois précis à la Rhétorique d’Aristote ainsi que l’explicitation systématique des syllogismes, là où Tesmar n’en reconstitue qu’un

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certain nombre. Mais au-delà de l’originalité, par rapport à notre problème ici, celui du débat entre commentateurs, la situation Tesmar-Ferrazzi est idéale. Ferrazzi reprend très souvent les formules mêmes de Tesmar, et tout aussi souvent il le contredit sur le fond. On peut donc suivre pas à pas ce qu’il approuve et ce qu’il désapprouve. 39 Terminons cette remarque préliminaire sur Tesmar en relevant le titre que celui-ci donne à son livre IV : « Commentariolus Analyticus in orationes T. Livii ». Littéralement, « petit commentaire analytique des discours chez Tite-Live », c’est-à-dire « commentaire en forme d’analyse ». Voilà qui décrit bien le analysis qu’emploiera Ferrazzi lui-même pour son Cicéron19. Ses commentaires pour chaque discours sont, comme ceux de Tesmar, de dimension très réduite quand on les compare aux commentaires si développés de leur époque, ou à ceux de Servius et de Donat sur Virgile : d’où le diminutif -olus de commentariolus20. La brièveté elle-même s’explique par le but visé. Il s’agit d’« analyser », c’est-à-dire de dégager nettement les diverses séquences du discours. En effet, de façon générale, le mot grec analusis a pour sens « résolution d’un tout en ses parties, analyse », selon la définition du Dictionnaire grec- français de Bailly (analusis 3 e), définition qui se souvient du mot latin des humanistes pour rendre analusis : resolutio. Descartes oppose ainsi « l’analyse ou résolution » à « la synthèse ou composition » (cité par Littré, résolution 6 e). Ana-luein, littéralement « dé- lier », c’est découper un tout selon ses articulations naturelles, et non pas le sectionner, selon des sections arbitraires ou artificielles. 40 Nous pouvons maintenant revenir au Virgile de Ferrazzi. La situation n’y est pas aussi claire que pour son Tite-Live. Mais 1A nous donne du moins un indice remarquable. C’est, dans tout le corpus de Ferrazzi – ses analyses de Tite-Live, Virgile et Cicéron –, la seule occurrence du mot commentator. Et surtout, nous retrouvons la même façon de citer un commentateur pour le contredire : « Certains Commentateurs voient dans ces mots une Antiphrase ; mais ils se trompent » (1A). 41 Le début de cette formule est en effet repris de Nascimbene Nascimbeni (né à Ferrare, actif dans les années 1555-1577), dans son très copieux commentaire de l’Énéide, l’ Explanatio parue en 1577. Celui-ci écrit, à propos du premier vers du discours : « Certains voient ici une ironie : pour ma part, je suis facilement de leur avis » (NASC., col. 32A, « Sunt qui hic eirônian agnoscant : quibus ego facile assentior »). Ferrazzi se coule dans la phrase. Il remplace Sunt qui par Quidam Commentatores, il garde « Ironiam agnoscunt », puis il prend le contre-pied de la fin : « falluntur tamen », « et pourtant ils se trompent ». Une ironie ? une antiphrase ? l’un est d’accord, l’autre non. Aux yeux de Ferrazzi, il n’y a pas là Antiphrase, et il lui substitue un autre terme, Interrogation, non mentionné chez Nascimbeni, mais bien présent chez d’autres commentateurs, dont Scaliger. Une telle substitution tendrait en soi à prouver que ses lectures ne se limitent pas à Nascimbeni. En tout cas, puisque nous sommes sûrs qu’il a lu celui-ci, il paraît à tout le moins vraisemblable qu’il ait pu aussi jeter un œil sur l’autre commentaire publié dans le même volume de 1577, les Enarrationes (1559) de Lambert van der Hove (Lambertus Hortensius Montfortius, environ 1500-1574, HORT.).

42 Ironie/Antiphrase, ou Interrogation ? Ainsi bien placé au tout début du Virgile de Ferrazzi, ce débat explicite mérite l’attention, alors même qu’il semble a priori mineur. En effet, dès que l’on regarde les autres commentateurs, on se rend compte qu’il engage en fait toute l’interprétation rhétorique du premier discours. Pour faire simple, nous commencerons cette fois-ci par un aperçu synthétique, avant de revenir à la question

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précise de l’ironie/antiphrase. Autrement dit, il faut voir d’abord le plan que proposent les commentateurs. 43 Ce plan est tripartite, nous l’avons déjà signalé. Rollin le résume bien : 1A. Ces deux vers « tiennent lieu d’exorde et de proposition ». 1B-C. « Confirmation » [l’argumentation : Confirmatio selon le terme le plus courant ; Contentio chez Ferrazzi et déjà chez Tesmar]. 1D. « Péroraison ». En apparence, ce plan s’oppose donc à Ferrazzi. Mais le résumé de 1B-C que donne Rollin rejoint en réalité le point de vue de Ferrazzi : Junon réfute par un seul exemple, qui fait toute la matière de son discours : Pallas a bien pu se venger d’Ajax ; et moi je ne puis venir à bout de perdre les Troyens. D’une part, cela reformule le syllogisme de Ferrazzi, à 1C (sans sa majeure). D’autre part, Rollin dit clairement ce qui est implicite chez Ferrazzi et déjà chez Melanchthon. Les arguments – « la matière du discours » – se réduisent à « un seul », l’exemple de Pallas. Voir l’analyse similaire, par Charles Batteux, du discours du Chêne dans « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine. Le chêne énonce d’abord la « proposition » de son discours : « Vous avez bien sujet d’accuser la nature ». Pour établir ce qu’il avance, il donne ensuite un premier puis un second exemple : « Un roitelet pour vous est un pesant fardeau » puis « Le moindre vent […] vous oblige à baisser la tête ». Batteux commente : « C’est la même pensée présentée sous une autre image. Le Chêne ne raisonne que par des exemples ; c’est la manière de raisonner la plus sensible [la plus accessible aux sens], parce qu’elle frappe l’imagination en même temps que l’esprit21. » Junon de même « ne raisonne que par des exemples », et encore : par un seul exemple, celui de Pallas, qui « frappe son imagination » grâce à l’hypotypose, laquelle agit sur la phantasia ou imaginatio22. 44 Comme Rollin, Scaliger appelle lui aussi « exemple » l’histoire de Pallas à 1B (« At exemplo apposito »). Or, il nous semble que Ferrazzi raisonne très précisément à partir du plan que propose Scaliger. Voici le plan de celui-ci : 1A, « sans exorde », ou plutôt « exorde ex abrupto, et sous forme d’interrogation23 » ; et proposition, mais implicite, sous-entendue (« Nihil proponit, sed supponit »). 1B, confirmatio : « Elle prouve sa proposition [Confirmat propositum] en réfutant l’objection, qui est “les destins s’y opposaient” ». 1C, l’exemple est alors simplement ajouté à la preuve, « apposé24 ». 1D, conclusio (et non peroratio), « La conclusion se fait sous la forme d’une indignation ». Concludere désigne une fin brève, qui clôt brusquement le discours, à la manière dont une clausule rythmique ferme une période oratoire. De ce descriptif de Scaliger, Ferrazzi déduirait sa propre absence de plan, en considérant que celle-ci est au fond plus conforme à l’interprétation générale du même Scaliger, selon laquelle ce discours est typique du colérique. 45 La relecture critique de Scaliger par Ferrazzi nous paraît être celle-ci. Scaliger enchaîne deux contradictions. Il dit à la fois « sans exorde » et « exorde ex abrupto » (c’est-à-dire « éruptif », abrumpere comme erumpere) : le plus simple au fond est de dire comme Ferrazzi « aucun exorde ». De même, Scaliger dit à la fois « proposer » et « supposer », ce qui, au sens de ces mots en latin, est un objet non identifié : un énoncé explicite qui reste implicite, puisque le terme même de propositio ou propositum signifie « pro/posé », « mis en avant », donc « explicite ». Ferrazzi supprime le problème de cet explicite implicite en évitant tout simplement de parler de propositio. Du coup, et très logiquement, Ferrazzi supprime à 1B le « Confirmat propositum » de Scaliger, « Elle

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prouve sa proposition (ce qu’elle a avancé) ». Ensuite, tout s’enchaîne. Ferrazzi s’étant libéré de la proposition, il se libère aussi de la nécessité de montrer par quel argument cette proposition ou thèse est démontrée, qu’elle soit ou non explicitée. À ses yeux, Scaliger en somme ne serait pas allé assez loin. Si c’est vraiment une colérique qui parle, il lui fallait oublier toute idée de plan. Pour Ferrazzi, ce discours est un désordre de femme en colère, impossible en tant que tel à qualifier d’argumentation, qu’on appelle celle-ci la confirmatio (chez Scaliger) ou la Contentio (chez Ferrazzi25).

46 En somme, et comme Scaliger (ou Rollin), Ferrazzi considère que ce discours est « le langage de la colère ». Mais, à la différence de Scaliger, il se refuserait à voir là une forma orationis, un discours en forme, un modèle à imiter pour tout discours de colérique. On pourrait donc faire l’hypothèse que, à ses yeux, il est encore plus simple de considérer qu’il n’y a pas là de forme. 47 Nous avancions plus haut une première hypothèse pour l’absence de plan chez Ferrazzi : le but serait de souligner l’absence de préméditation du discours par Junon, ce qui convient à l’état de colère où elle se trouve. Nous avons maintenant une seconde hypothèse, qui n’exclut pas la première et qui est facile à vérifier : Ferrazzi ne donne jamais de plan pour les sortes de discours où selon lui il n’y a pas de proposition, et donc pas d’argumentation26. De ce point de vue, on remarquera qu’il n’indique pas non plus ici le type de discours dont relève celui de Junon27. 48 Il est clair que ces deux hypothèses se rejoignent. Junon en colère a besoin moins de raisonner (d’argumenter) que de s’échauffer, de se rendre sa colère « sensible ». Non pas logos ou docere, mais pathos ou mouere. Même ses arguments sont pathétiques, ils pointent vers « ce qui la tourmente le plus » (1A), formule de Ferrazzi qui ne désigne pas du tout la proposition dégagée par les autres commentateurs. En somme, le colérique se raconte qu’il raisonne, quand il ne fait que s’exciter, d’argument en argument. Comme le dit à peu près Agricola, Junon « s’exhorte elle-même » (hortatur28), c’est de l’auto-persuasion. 49 Pour conclure, nous pouvons maintenant revenir sur le problème initial de l’ironie/ antiphrase29, dans le tout premier vers : « Mene incepto desistere uictam ? », littéralement « Moi, mon projet, l’abandonner, vaincue ? » Pour Nascimbeni, « Certains voient ici une ironie : pour ma part, je suis facilement de leur avis ; mais tous les mots sont dits avec un ton marqué, “moi”, “vaincue”, “abandonner”30. » Un peu plus loin, le même Nascimbeni (ainsi que HORT.) voit de nouveau une ironie dans le Quippe uetor fatis du v. 39 (début de 1B : « Les Destins traversent-ils mes projets ? »), ce dont Rollin se souvient, sans insister : « Quelques interprètes croient que cette objection est ironique, et ce mot quippe semble l’insinuer. Quoi qu’il en soit […]. » Enfin, Nascimbeni voit aussi une ironie dans le « Vincor ab Aenea » de Junon, « Je suis vaincue par Énée » (Énéide, VII, v. 310, discours 49 chez Ferrazzi). Ce commentateur semble donc donner à ironie son sens pour ainsi dire moderne, celui de « moquerie, sarcasme », ou, dans les termes de La Rue à propos du Quippe uetor fatis, « une sorte d’amère plaisanterie », « amaro quodam joco ». 50 Comme Ferrazzi, lui, donne constamment à ironia le sens strict d’antiphrase, sa remarque pourrait en première lecture être rapportée à un simple problème terminologique. Dans son vocabulaire, « il faut que j’abandonne » ne peut pas vouloir dire le contraire, « il ne faut pas que j’abandonne ». Ferrazzi considérerait que la figure de l’interrogation suffit à rendre compte de la négation implicite – « abandonner ? moi ? » (sous-entendu : « jamais ! »). Il serait donc superflu de convoquer la figure de

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l’ironie pour rendre compte de ce phénomène. Mais au-delà, il nous semble que l’on peut raccrocher cette remarque initiale à toute une réflexion sur la Colère dans ce discours. Ferrazzi n’a pas seulement pour lui le per interrogationem de Scaliger. Il a aussi Quintilien (IX, 2, 10) : ce dernier donne ce vers 37 comme exemple même de l’interrogation qui « convient à l’indignation31 ». C’est là sans doute ce qui fait rejeter à Ferrazzi toute idée d’ironie au sens de plaisanterie, même amère. Le « convenir » de Quintilien parle de convenance, tout comme l’exorde ex abrupto selon Macrobe « ne convient pas » si l’orateur n’est pas indigné (non convenit, cité note 7). L’idée de moquerie viendrait donc contredire toute la cohérence du personnage de Junon et, au- delà, du discours. L’indignation ou la colère sont trop violentes, ces passions excluent tout jeu ou jocus, toute ironie, quelque sens que l’on donne à ce terme. Au demeurant, quand Nascimbeni lui-même dit (poliment ?) être de l’avis de ceux qui parlent d’ironie, qu’il ne nomme pas32, il ajoute aussitôt un « mais » (« sed ») : son bémol insiste sur le ton « emphatique », sur l’énergie que met Junon dans chacun des mots qu’elle emploie, moi, vaincue, abandonner. Aux yeux de Ferrazzi, parler d’ironie reviendrait à ne pas entendre cette force d’expression de la Colère, qui rompt d’emblée toute digue, sur le mode du ex abrupto (rompre et abrupt viennent du latin rumpere, ruptum). Il ne faudrait donc surtout pas atténuer d’emblée ce que ce discours a d’éruptif, d’« extrêmement emporté et violent » (Rollin).

Discours 2, analyse de l’Énéide, I, 65-75 : Junon à Éole

1) Énéide, I, 65-75 : traduction française et texte latin

La sagesse de Jupiter, qui a prévu ce danger, a emprisonné dans des cavernes obscures, et les a chargés du poids des plus hautes montagnes. 62 Il leur a en même temps donné un Roi, qui sût à propos, et suivant les lois qui lui seraient prescrites, les retenir dans leurs prisons, ou les mettre en liberté. Ce fut à lui que Junon s’adressa : [2A] « Éole, lui dit-elle d’un air suppliant, vous que le Père des Dieux a rendu l’arbitre du calme et de l’orage, [2B] voyez cette flotte qui vogue sur la mer de Toscane : ce sont mes ennemis ; 68 ce sont les Troyens vaincus, qui veulent aborder en Italie et s’y établir. [2C] Déchaînez vos vents, submergez 70 ou dispersez ces vaisseaux . [2D] J’ai quatorze Nymphes d’une beauté parfaite ; Déiopée, qui l’emporte sur toutes les autres, sera le prix du service que vous m’aurez rendu. Je vous unirai ensemble pour toujours, 75 et les enfants qui naîtront de cet heureux hyménée, seront beaux comme elle. » « Déesse, lui répondit Éole, c’est à vous de commander, et à moi d’obéir. Si Jupiter me protège, si les vents et les orages sont soumis à mon pouvoir, si je me vois admis à la table des Dieux, c’est à vous que je dois ces honneurs. » 60 Sed pater omnipotens speluncis abdidit atris 61 hoc metuens molemque et montis insuper altos 62 imposuit, regemque dedit qui foedere certo 63 et premere et laxas sciret dare iussus habenas. 64 Ad quem tum Iuno supplex his uocibus usa est : [2A] 65 ‘Aeole (namque tibi diuum pater atque hominum rex 66 et mulcere dedit fluctus et tollere uento), [2B] 67 gens inimica mihi Tyrrhenum nauigat aequor 68 Ilium in Italiam portans uictosque penatis : [2C] 69 incute uim uentis submersasque obrue puppis

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70 aut age diuersos et disice corpora ponto. [2D] 71 Sunt mihi bis septem praestanti corpore Nymphae, 72 quarum quae forma pulcherrima, Deiopea, 73 conubio iungam stabili propriamque dicabo, 74 omnis ut tecum meritis pro talibus annos 75 exigat et pulchra faciat te prole parentem.’ 76 Aeolus haec contra : ‘tuus, o regina, quid optes 77 explorare labor ; mihi iussa capessere fas est. 78 tu mihi quodcumque hoc regni, tu sceptra Iouemque 79 concilias, tu das epulis accumbere diuum 80 nimborumque facis tempestatumque potentem.’

2) Énéide, I, 65-75 : analyse de Ferrazzi

2. JUNON À ÉOLE, AFIN QU’IL DÉCHAÎNE SES VENTS CONTRE LA FLOTTE DES TROYENS

PATHOS : BONNE GRÂCE. ETHOS : QUI CONVIENT À UN SUPPLIANT. SOURCES HABITUELLES DES RAISONNEMENTS : CIRCONSTANCES. DEUX PARTIES : EXORDE ET ARGUMENTATION.

[2A] Éole] Exorde : pour se concilier les dispositions amicales d’Éole, elle porte aux nues son pouvoir sur les flots, puisqu’il peut les calmer comme les agiter.

[2B] Voyez cette flotte] Exposé des arguments, qui semble consister en ce Raisonnement : Toi, tu peux et tu dois m’accorder cette grâce. Donc tu le feras. Qu’il le puisse, c’est évident, à cause du pouvoir que lui avait donné Jupiter sur les flots ; qu’il le doive, elle le montre en tirant argument d’une Circonstance : un peuple vaincu et ennemi de Junon, lui aussi se devait de l’avoir en haine.

[2C] Déchaînez] Conclusion de l’Enthymème, conclusion qui formule la Requête elle- même.

[2D] J’ai quatorze] Pour qu’il obéisse plus vite à la requête de Junon, elle lui expose la Faveur qui en sera la conséquence, à savoir l’union avec Déiopée ; et elle amplifie l’importance de cette Faveur en tirant également argument de Circonstances : elle est la plus belle des Nymphes, jamais elle ne rompra ce mariage, enfin en tirant argument de l’espoir d’une descendance ; Arist., II, 7, 80, III. Éole répond brièvement qu’il doit obtempérer en tout aux demandes de Junon, à qui il exprime sa reconnaissance pour toutes les faveurs déjà reçues. ------II. JUNONIS AD AEOLUM, UT IN TROJANORUM CLASSEM VENTOS EMITTERET

MOTUS GRATIA. MORES SUPPLICIS. LOCI COMMUNES AB ADJUNCTIS. PARTES SUNT DUAE, EXORDIUM, ET CONTENTIO.

Aeole] Ut sibi in Exordio benevolentiam conciliet, Aeoli in fluctus auctoritatem extollit [NASC.], qui eos et sedare, et concitare possit.

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Gens inimica] Contentio hoc videtur constare Argumento : Potes, et debes hanc mihi rem gratam facere ; Ergo facies. Quod possit, patet ex imperio, quod illi Jupiter in fluctus dederat ; quod debeat, ostendit ab Adjunctis, victam enim gentem, et Junoni inimicam debebat et ipse odio habere.

Incute] Complexio Enthymematis, et ipsa Petitio.

Sunt mihi] Ut promptius Junoni petenti pareat, exponitur, quod inde Beneficium consecuturus sit, nuptias Dejopejae ; et illud Beneficium amplificat pariter ab Adjunctis, quod pulcherrima Nympharum esset, et nunquam ab illius thalamo discessura, tandem a spe futurae prolis ; Arist. II, 7, 80. Aeolus breviter respondet, se in omnibus debere Junoni obtemperare, cui quaecumque haberet, accepta omnia referebat.

3) Énéide, I, 65-75 : nos remarques

51 Pour l’analyse de Ferrazzi et celle de ses prédécesseurs, nous renvoyons dans cette même livraison à l’avant-dernier article du Dossier (Francis Goyet, « Mythologies de la préméditation… », première partie). Ici même, nous nous contentons de donner quelques éléments supplémentaires

52 2A, le « extollit » de Ferrazzi est un terme fréquent chez les rhétoriciens : l’anglais en a conservé to extol et extollation. Mais, à propos de cet exorde, il se trouve uniquement chez Nascimbeni (NASC., col. 45B) : « extollit enim eius imperium à maiori ad minus » – avec un peu plus loin le même concitare. 53 2B, « Toi, tu peux et tu dois…, donc tu le feras ». Ce syllogisme peut paraître d’une platitude frisant le comique. Il n’en est rien : c’est un renvoi à la puissance divine, la potentia, terme qui elle-même sublime le mot de possibilitas qu’emploie Servius. Pareille puissance crée des devoirs. La formule « Tu potes » est du reste reprise à Virgile : Énéide, VII v. 335 (requête de Junon à Alecto, discours 50 de Ferrazzi : la formule est là aussi dans le syllogisme de Ferrazzi) et X, v. 81 (Junon à Vénus, discours 70). Virgile écrit encore « potes omnia » à VI, v. 117 (prière d’Énée à la Sibylle, discours 44) et « potes » à VI, v. 366, rendu par « tu potes » au syllogisme (prière de Palinure à Énée, discours 46). 54 Voir enfin la formule « tu peux », nullement comique, dans cette prière à Dieu chez Baïf (Mimes, éd. J. Vignes, Genève, Droz, 1992, p. 108) : Si tu es tout bon, tout puissant : Si tu veux et tu peux bien faire, D’un œil clément et salutaire, Voy-voy ton peuple perissant. 55 2D, Arist., II, 7, 80, III. Soit, dans la traduction Cassandre (ses italiques), le deuxièmement, à savoir l’importance des choses données : [III.] [1385a20] Or il faut remarquer qu’un Bienfait est considérable en quatre façons, Ou à raison des Personnes que l’on oblige, si ces personnes-là sont dans une extrême nécessité ; Ou à raison des Choses, si elles sont importantes, ou difficiles à avoir ; Ou à raison du Temps, si l’on vient à obliger en telle et telle occasion ; Ou enfin à raison de Celui qui oblige ; par exemple, s’il est le premier, ou le seul qui ait jamais fait une chose semblable, ou si de sa part il y a plus contribué que pas un. Ou, dans la traduction latine de Majoragio que suit Ferrazzi, les choses « magna » : Magna vero illa gratia est, quae valde egentibus praestatur, vel quae magna, et ardua tribuit, vel quae opportune fit ; vel quam aut solus, aut primus, aut copiose praestitit.

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56 Majoragio voit dans ce paragraphe d’Aristote le début de la deuxième partie du chapitre sur la gratia. Or, il annonce cette partie par un « Ex adjunctis », donc, comme Ferrazzi, par un renvoi aux Circonstances : À partir des circonstances et des précédents, on peut donner à connaître si la faveur est importante ou bien petite, si elle a été accordée ou bien non, et comment on peut en amplifier l’importance ou au contraire la minimiser. Ex adjunctis, et antecedentibus cognosci posse, utrum gratia sit magna, an parva, sit facta, an non facta, et quomodo possit amplificari, vel imminui. Selon Majoragio, tout le chapitre II, 7 d’Aristote, qui porte sur le bienfait, la faveur, porte surtout sur l’art d’agrandir ou abaisser celle-ci, l’amplifier ou la minimiser (« Caput VII. De gratia, et de arte gratiam amplificandi, et minuendi. »). 57 Pour Déiopée, la circonstance est une ou plusieurs des « circonstances de la personne » (Adjuncta personarum). Donat renvoie explicitement à deux de celles-ci : la beauté puis la naissance ou plutôt bonne naissance, c’est-à-dire la noblesse, en latin genus33. Pour lui, la beauté elle-même a surtout à voir avec la noblesse. En fait d’adjuncta, à 2B, Laubanus détaille des « circonstances de la chose », c’est-à-dire du fait (Adjuncta rerum) : le où, le pourquoi, le comment.

Conclusion : d’un ethos à l’autre

58 Nous avons vu l’analyse par Ferrazzi des deux premiers discours, ici et ci-dessus dans le dernier article du Dossier : il en reste ensuite quatre-vingt six, dont quelques-uns ont donné lieu à publication dans un autre Dossier d’Exercices de rhétorique34. À ce rythme, poursuivre jusqu’au discours 88 la comparaison avec les autres commentateurs excèderait les limites d’une contribution partielle comme celle-ci. Mais le but fixé en commençant est atteint, puisqu’il s’agissait ici, très simplement, d’introduire à la méthode de Ferrazzi.

59 De ce point de vue, le passage par les autres commentateurs nous paraissait un passage obligé. Il permet à la fois de situer l’originalité de Ferrazzi, qui est grande, et de ne pas prendre naïvement son analyse, ou n’importe quelle autre, pour le dernier mot rhétorique sur un discours donné. Tout discours peut donner lieu à des analyses à la fois convergentes et divergentes. De ce point de vue, on ne peut que se réjouir de voir Tiberius Donat susciter, enfin, l’intérêt des latinistes35. Car il suffit de mesurer l’écart entre lui et Servius pour prendre conscience de la liberté des commentateurs, et du fait que la rhétorique n’était pas une norme absolue qui se serait imposée de façon étouffante. Comme toute discipline, c’était plutôt une grammaire et une batterie de concepts, qui fournissaient un langage critique commun tout en laissant au commentateur une grande marge de manœuvre dans l’application. 60 Pour ce qui concerne ces deux premiers discours, en guise de conclusion nous pouvons les constituer en binôme. Tous deux sont prononcés par le même personnage, Junon, avec, de l’un à l’autre, une différence majeure en termes d’ethos. On va de superba à supplex, de la superbe à la supplication. Junon est d’abord une reine imbue de sa supériorité, puis elle se retrouve en situation de demandeuse, réduite à quêter une faveur auprès d’un dieu mineur qui est même, et très largement, son inférieur. Les commentateurs anciens sont sensibles au scandale hiérarchique que représentait, dans leur monde, une telle opposition. Éole pourrait s’exclamer, comme Achille dans l’ Iphigénie de Racine (I, VI, v. 952) : « Une reine à mes pieds se vient humilier ! » Dans son

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commentaire sur supplex, Scaliger y voit une preuve de l’« amentia » ou égarement de Junon : « C’est au point qu’elle s’abaisse à supplier des inférieurs, Éole ou la Furie36. » La remarque est d’autant plus précieuse qu’elle désigne un autre binôme junonien. Nous avons vu que le discours 1 de Ferrazzi a pour répondant le discours 49 (Énéide, VII, 293-322). Nous pouvons ajouter qu’au premier binôme que constituent les discours 1 et 2 répond le binôme des discours 49 et 50. À 49, Junon est de nouveau atteinte dans son orgueil de reine : la progression des Troyens dans le Latium est pour elle une défaite majeure. Au discours 50 (Énéide, VII, 331-340, même ethos de supplex selon Ferrazzi), elle demande à l’une des Furies, Alecto, de déclencher une autre tempête, cette fois dans le cœur du bouillant Turnus, afin que celui-ci à son tour entraîne les Latins à faire la guerre aux Troyens. 61 La reprise du binôme initial souligne l’importance de celui-ci. On peut interpréter en termes narratifs pareille reprise pour ainsi dire en spirale, un cran au-dessus. L’espèce de didascalie qui précède le discours 1 énonce (au vers 36) le moteur central de l’Énéide : « Junon toujours occupée de sa vengeance », « Iuno aeternum seruans sub pectore uulnus ». La déesse n’est pas seulement irata, en colère. Elle nourrit une colère éternelle, autrement dit, en termes latins, l’odium contre un ennemi, cette « haine » dont l’une des caractéristiques est que rien ne pourra jamais la faire cesser37. Rien, pas même les destins, ces fata qui sont, eux, en faveur d’Énée et de l’établissement des Troyens à Rome. Le binôme des discours 49-50 réaffirme ainsi que Junon, encore et toujours, nourrit contre ses ennemis la même haine, d’autant plus forte que leur victoire est désormais plus grande. Pour que Junon dépose sa haine éternelle, même après la mort de son champion Turnus en duel singulier, il faudra, tout au bout de l’Énéide, l’intervention de Jupiter lui-même. C’est le discours 87 et avant-dernier de Ferrazzi, qu’il intitule « Jupiter à Junon, pour qu’elle cesse enfin de haïr les Troyens38 ». Chez Ferrazzi, le chemin qui mène du discours 1 au discours 88 (où Junon obéit à Jupiter) épouse ainsi la trame narrative de l’épopée virgilienne. Autre manière de dire que les passions gouvernent les actions et les événements, à savoir, en ce cas, la colère de Junon, dès lors que cette colère est éternelle – sur le modèle de l’Iliade, où tout est suspendu à la colère d’Achille. 62 Le premier ethos du premier discours a ainsi un poids particulier, puisqu’il lance toute la suite de l’histoire. D’un point de vue rhétorique, le binôme qu’il constitue avec l’ethos suivant est aussi très instructif. On a là d’emblée les deux grands sens d’ethos chez Ferrazzi. Comme notre propos était d’expliquer la méthode de celui-ci, nous terminerons sur ce point. 63 Le sens d’ethos pour le discours 2 est celui qui est aujourd’hui redevenu familier, et qui est même d’usage courant. Quand on parle d’ethos de suppliant, le sens est clair. Cela signifie que le personnage entre dans un rôle préétabli, en l’occurrence celui de supplex, un rôle qui était parfaitement identifié par l’Antiquité. Puisque, dans le discours 1, Junon est superba, imbue de sa supériorité, on peut dire que le rôle de supplex est ensuite pour elle un contre-emploi, et supposer à partir de là qu’elle s’y plie de mauvaise grâce39. Au-delà, c’est cette dimension de rôle préétabli qui nous amène à traduire en ce cas au masculin, pour rendre compte de la valeur généralisante. Le rôle n’étant pas genré, il serait étrange de traduire par « ethos de suppliante ». Ferrazzi en donne une belle confirmation au discours 6 (Énéide, I, 562-578), où Didon répond au porte-parole des Troyens qui ont échoué sur les côtes de Carthage. Son ethos se dit au masculin, « humanissimi Principis ». Certes, princeps en latin est toujours masculin. Mais,

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au-delà, il faut entendre qu’il s’agit là d’un rôle préétabli, l’ethos ou attitude d’un Prince ou souverain faisant preuve d’humanité face à des rescapés. Notre traduction dans ces cas-là sera donc : « Ethos : qui convient à un Suppliant » ou « Ethos : qui convient à un Souverain très humain ». Comprendre : « attitude typique d’un suppliant (ou d’un bon prince) ». Didon se coule dans un rôle, un rôle qui pour le coup n’est pas un contre- emploi, tant elle met très haut l’idée de justice. 64 Comme Virgile lui-même parle de supplex pour Junon (au discours 2, v. 64, tum Iuno supplex), le traducteur Desfontaines nous fournit un terme très élégant pour rendre ethos dans cet emploi, celui d’air : « dit-elle d’un air suppliant ». Il rend avec le même mot le difficile uultum demissa (I, v. 561) par lequel Virgile rend compte de l’ethos ou attitude de Didon au discours 6 : « d’un air grave et modeste ». Le mot air dit bien à la fois l’effet d’affichage et la dimension typifiante, d’autant qu’il rend naturel le passage au masculin généralisant. Pour l’« air grave et modeste », en soi très loin du texte latin40, nous pouvons du coup supposer que c’est une formule toute faite du temps de Desfontaines, et donc a priori un rôle typique et reconnaissable. Vérification faite, c’est bien le cas : les ordonnances royales imposaient aux avocats d’Ancien Régime de parler de façon « grave et modeste », c’est-à-dire de conserver la gravité de leur fonction et de modérer leur langage. 65 Autant ethos au sens de rôle ou d’air est assez simple à comprendre, autant son sens pour le discours 1 ne va pas de soi. Il paraît en tout cas difficile de traduire « Mores mulieris superbae » par « Ethos : qui convient à une femme orgueilleuse / imbue de sa supériorité. » Même si, nous l’avons vu, Quintilien dit que la figure de l’interrogation, au début du discours 1, « convient à l’indignation », « indignationi conuenit ». Le problème ne tient assurément pas à l’emploi du féminin. Au discours 88 et dernier, la didascalie initiale de Virgile décrit Junon répondant à Jupiter « summisso uultu » (Énéide, XII, v. 807). Desfontaines traduit par « d’un air soumis », et Ferrazzi indique comme ethos : « Mores obsequens Uxoris ». L’emploi du mot air suffit à indiquer que Junon entre ici dans le rôle de l’épouse qui obéit à son époux, et nous pouvons pour notre part traduire Ferrazzi par « Ethos : qui convient à une femme obéissante ». Dans le cas du discours 1, toute la question est de savoir si la déesse entre dans un rôle. Comme elle se parle à elle-même, pourquoi lui faudrait-il s’afficher comme ceci ou cela ? Il semble bien que, dans cette situation, elle se donne à voir sans fard dans sa vérité, dans son être de reine pleine d’elle-même, pleine de superbe, ou, dans notre traduction, « pleine d’un orgueilleux sentiment de supériorité ». L’ethos dans ce genre de situation n’est pas un rôle, un affichage, il dit l’être, l’essence, avec le risque d’essentialiser (l’« orgueilleux », le « colérique »). On revient ainsi au sens général du grec èthos et du latin mores : la façon d’être habituelle, ou, comme le dit Rollin à propos du jeune Pérolla, le « caractère41 ». Voilà comment se comportent au naturel ces rois et ces reines, dans leur « superbe » insolente. Voilà à quoi ressemble une orgueilleuse. Ou, comme le dit Rollin, « tel est le langage de la colère ». À l’usage, la traduction par une formule commençant par plein.e de nous a paru cadrer assez bien avec l’ensemble des emplois de ce genre chez Ferrazzi, où les personnages sont à fond ce qu’ils sont. Pour pasticher Racine, Junon est « tout entière » à sa proie attachée. 66 La divergence entre ces deux sens d’ethos renvoie à une question à peu près insoluble : affichage, ou sincérité ? On pourrait considérer, à front renversé, que Junon au discours 1 surjoue la colère, et que, à l’inverse, Didon au discours 6 laisse parler son bon cœur, de façon très naturelle. C’est le même genre de question insoluble que celle que

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nous avons soulevée dans le Dossier, entre préméditation et improvisation. Pour conclure de même, il suffit de contourner ces questions, en posant qu’elles dépassent ce que peut promettre l’analyse rhétorique42. Que l’ethos renvoie à un rôle préétabli (le suppliant, le bon Prince) ou à un « caractère » entier et tranché (Junon l’orgueilleuse, Pérolla le résistant), dans les deux cas l’élément commun est qu’il relève du typifiant, du reconnaissable – « Je reconnus Vénus et ses feux redoutables ». En disant à l’instant voilà à quoi ressemble une orgueilleuse, nous avons retrouvé en fait ce qui intéresse le rhétoricien : la forme. Ce peut être la forme d’un discours donné, ou la « forme » d’un personnage, c’est-à-dire dans tous les cas « ce à quoi ressemble » l’un ou l’autre, ou d’un mot plus technique sa cause formelle, ce qui le caractérise. Les rhétoriciens cherchaient à repérer et à faire repérer par leurs étudiants du typique, du reconnaissable, du récurrent. Ils cherchaient donc à conquérir un univers de formes, un univers centré chaque fois sur un seul auteur43. Et c’est cet univers de formes que nous-mêmes aujourd’hui cherchons à reconquérir. C’est tout, et c’est beaucoup. De ce point de vue, Ferrazzi est un guide précieux, dans et par sa sécheresse et sa monotonie mêmes, mais aussi dans et par son obstination : tous les discours de Tite-Live, tous ceux de Cicéron, et les principaux de Virgile. Il ne peut y avoir d’étude des formes, de morphologie, sans systématisme.

La bibliographie que nous donnons ci-dessous se limite à la liste des commentateurs de Virgile auxquels nous renvoyons. Par ordre chronologique des ouvrages : SERV., DON., MACR., MEL., STRI., HORT., SCAL., REG., NASC., LAUB., CERD., LA RUE, Rollin.

Les ajouts du « Servius auctus », ou Scholia Danielis, indiqués par des italiques dans l’éd. Thilo, ne sont connus qu’à partir du Virgile édité par Pierre Daniel (Pub. Virgilii […] Aeneidos […], Paris, Séb. Nivelle, 1600) ; ces ajouts, très importants en nombre, sont parfois considérés comme une source de DON.

On trouvera une première tentative de comparaison des commentateurs chez Jacob Pontanus (Jacob Spannmüller, 1542-1626, S.J.), Symbolarum libri XVII. Quibus P. Virgilii Maronis Bucolica, Georgica, Aeneis ex probatissimis auctoribus declarantur, comparantur, illustrantur, Lyon, Pillehotte, 1604 (auparavant : Augsburg, Praetorius, 1599). Pontanus donne surtout des citations très abondantes d’auteurs de l’Antiquité, en priorité des poètes ; du côté des rhétoriciens, quand il cite des remarques de NASC., HORT. (qu’il nomme Montfortius), etc., il les leur attribue explicitement. Voici sa liste de commentateurs : « Donatus, Seruius, German. Valens, Nascimbaenus, Mont[f]ortius, Iunius Philargyr., Sebast. Corrad., Sebast. Regulus, Ramus, Bersmanus, Vrsinus, Erythraeus, Frischlinus ». Les sept premiers noms, de Donat à Corrado, se retrouvent dans la liste de 41 commentateurs recensés par Marolles (voir cette liste, in extenso, dans le Dossier de la présente livraison : article de Florence de Caigny, note 25).

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BIBLIOGRAPHIE

CERD. Juan Luis de La Cerda (1560-1643, S.J.), P. Virgilii Maronis Priores sex libri Aeneidos, argumentis, explicationibus, notis illustrati, Lyon, H. Cardon, 1612 (livres I-VI ; livres VII-XII et 1617) ; les explicationes seules, ou commentaire rhétorique, ont été éditées par N. Lemaire dans son Virgile, Quae extant opera omnia […] cui Servium pariter et Cerdam […], Paris, P. Didot l’aîné (Bibliothèque classique latine, ou Collection des auteurs classiques latins avec commentaires anciens et nouveaux), 1821 (t. VI) et 1822 (t. VII).

DON. Tiberius Claudius Donatus (fin du IVe siècle ap. J.-C.), Interpretationes vergilianae, éd. H. Georg, Leipzig, Teubner, 1905.

HORT. Hortensius Montfortius, Lambertus (Lambert van der Hove, environ 1500-1574, que Pontanus appelle « Montfortius », et La Cerda, « Hortensius »), Enarrationes in sex priores libros Aeneidos…, Bâle, H. Petrus et Oporinus, 1559 ; pour l’éd. de 1577, voir Nascimbeni. – Sur cet auteur, voir Cl. Loutsch, « Énée face à Didon… », op. cit., note 25.

LA RUE Charles La Rue (1643-1725, S.J., en latin Ruaeus), P. Virgilii Maronis Opera […] ad usum Delphini (1675), Paris, Simon Bernard, 1682.

LAUB. Melchior Laubanus (1567-1633), Archetyporum analyticorum Aeneidem libri septem, Legnica (en allemand Liegnitz), Sartorius, 1610. – Sur cet auteur, voir Cl. Loutsch, « Énée face à Didon… », op. cit., note 28.

MACR. Macrobe (début du Ve siècle ap. J.-C.), Saturnalia, IV, consacré pour l’essentiel à l’Énéide.

MEL. Philipp Melanchthon (1497-1560), Enarratio Aeneidos Virgilii (1530), dans Philippi Melanthonis Opera quae supersunt omnia, vol. XIX, éd. K. G. Bretschneider et H. E. Bindseil, Brunswick, C.A. Schwetschke et fils (Corpus Reformatorum), 1853, col. 435-472.

NASC. Nascimbene Nascimbeni (né à Ferrare, actif dans les années 1555-1577), Lamberti Hortensii Montfortii enarrationes […] in XII libros P. Virgilii Maronis Aeneidos. His accessit Nascimbaeni Nascimbaenii […] in sex primos Aeneidos libros erudita et perelegans explanatio, Bâle, H. Petrus, 1577. – Sur Nascimbeni, voir Cl. Loutsch, « Énée face à Didon… », op. cit., note 26.

REG. Sebastiano Regoli (1514-1569, en latin Regulus), In primum Aeneidos Virgilii librum ex Aristotelis de arte poetica et rhetorica praeceptis explicationes, Bologne, G. de’ Rossi, 1563 (p. 90-106, le monologue de Junon ; p. 122-139, Junon à Éole). L’ouvrage s’arrête peu après le discours 3 de Ferrazzi (Énéide, I, 198-207).

Rollin, Charles (1661-1741), Traité des études (1726), éd. Letronne, Paris, Firmin Didot, 1872, t. I, p. 292-297 : analyse du seul discours 1.

SCAL. Julius Caesar Scaliger (1484-1558), Poetices libri septem (1561), Stuttgart/Bad Cannstatt, Fr. Frommann Vg (reprint), 1964 ; éd. du texte latin et trad. allemande par L. Deitz, chez le même éditeur, 1994-2003. Sans autre précision, « SCAL. » signifie que le renvoi est à III, 23, chapitre qui donne une analyse suivie de quelques discours.

SERV. Servius Honoratus (fin du IVe siècle ap. J.-C.), In Vergilii carmina commentarii, éd. G. Thilo et H. Hagen, Leipzig, Teubner, 1923 (reprint de 1881). Voir l’introduction de : Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile, livre VI, éd. E. Jeunet-Mancy, Paris, Les Belles Lettres (C. U. F.), 2012.

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STRI. Victorinus Strigel (1524-1569, élève de Melanchthon), In Virgilii sex priores libros Aeneidos nouus commentarius ex privatis lectionibus, éd. Steph. Riccius, Wittenberg, sans nom d’éditeur, 1588. Le commentaire du livre II a été achevé en 1553 (« Auctore Victorino Strigelio. Anno 1553 », p. 150), et celui du livre VI en 1555 (« Absolvit foeliciter, Deo annuente, Die 6. Nouembris, Anno Christi 1555 », dernière page).

NOTES

1. Par exemple à Munich en 1735 : voir C. Loutsch, « Énée face à Didon (Énéide IV, 333-361) », Exercices de rhétorique, 2 | 2013, note 32, http://journals.openedition.org/rhetorique/179. 2. Fr. Goyet, « Présentation. Redécouvrir, en Virgile, l’immense rhéteur », Exercices de rhétorique, 2 | 2013, § 4-6, http://journals.openedition.org/rhetorique/174. L’édition princeps des Exercitationes rhetoricae sur l’Énéide est désormais sur Google Livres (exemplaire de la B. N. de Vienne, cote *35.L.19). Elle se trouve, avec sa page de titre propre, datée 1694, à la fin des Pub. Virgilii Maronis Opera, Padoue, Presses du Séminaire, 1695. Du décalage même entre ces deux dates, 1694 et 1695, il est tentant de déduire que les Exercitationes rhetoricae sur l’Énéide sont postérieures à celles sur Tite-Live. 3. Plus exactement, son alternance entre romain et italiques, que nous inversons : là où il écrit « Assumptio, quae illustratur pulcherrima Hypotyposi, Ajacis… », nous mettons « Assumptio, quae illustratur pulcherrima Hypotyposi, Ajacis… » 4. Traverser, « contrarier, empêcher » (se mettre en travers de). Racine, Britannicus, III, 8, v. 1041 : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés. » 5. Ce second appel de note est ponctuel (il désigne le seul vers 37), quand le premier porte sur l’ensemble de 1A (vers 37-38) : c’est la façon de faire habituelle de Ferrazzi et de son époque. 6. Non pas l’Ajax le plus célèbre de l’Iliade, fils de Télamon, mais l’autre Ajax, fils d’Oïlée, qui, le jour de la prise de Troie, « avait profané le temple de Pallas, d’où il avait tiré avec violence la prêtresse Cassandre, et l’avait déshonorée » (note de Desfontaines). 7. MACR. (2, 1-2) : « necesse est initium abruptum habeat, quoniam satis indignantibus leniter incipere non convenit. Ideo apud Virgilium Iuno sic incipit. De là, l’obligation d’entrer brusquement en matière, parce qu’un homme qui s’indigne ne saurait débuter avec douceur. Voyez dans Virgile le début de Junon. » Rollin parle de même de « commencement brusque » (cité plus bas, § 31). 8. Voici par exemple la liste des « lieux intrinsèques » que donne Joseph de Jouvancy, où les conséquences sont traitées à propos des « effets » : définition, énumération des parties, étymologie, genre (et espèce), ressemblance (et dissemblance), contraires, circonstances, causes (et effets), comparaison (Candidatus rhetoricae, Rome, 1710, I, chap. 7 et 9). Ces « lieux » étaient parfois appelés « communs » : voir sur ce point les notes 21 et 22 au chapitre I, 6 dans notre éd. de Jouvancy (L’Élève de rhétorique, éd. sous la dir. de D. Denis et Fr. Goyet, Paris, Classiques Garnier, 2019). 9. Homère, Iliade, II, 196. 10. NASC., col. 32B : « facilius Dij patiuntur se à Diijs, quàm ab hominibus uinci ». 11. Probablement sous l’influence de Christoph Schrader (1601-1680), De rhetoricorum Aristotelis sententia et usu Commentarius, Helmstedt, H. Müller, 1674. Schrader vante le potentiel extraordinaire du moindre « lieu » ou argument de la Rhétorique d’Aristote, et en donne pour chacun autant d’exemples que possible. – Là où Ferrazzi (ou Schrader) renvoie uniquement à la Rhétorique d’Aristote, un aristotélicien italien comme Sebastiano Regoli (REG.) renvoyait, lui, à tout Aristote, convoquant par exemple, pour la colère, l’Éthique à Nicomaque.

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12. LA RUE, p. 166 : « Occurrit objectioni, quae peti posset e summa vi fatorum in ipsos Deos ; et est indignatio cum amaro quodam joco : ‘Quasi vero fata debuerint ultionem injuriae permittere Palladi, mihi negare’. » 13. En français, il n’est pas nécessaire de recourir au… comparatif : « la Grande Ourse » s’entend nécessairement par rapport à la Petite Ourse, alors que le latin dit Ursa Maior, Ursa Minor. – Les autres commentateurs déploient ici un luxe de détails pour expliquer que Junon « atténue » (attenuatio) la faute d’Ajax contre Pallas : en montrant que c’était une faute mineure, elle grandit (amplificatio) d’autant la faute des Troyens envers elle-même. Comme on dit désormais, d’un côté elle minore, de l’autre elle majore. 14. De même, à XVII (nous soulignons) : « Cum paribus autem similibusque de honore, ac dignitate contendunt », « Pour les autres, avec qui nous avons à disputer du rang, et que nous regardons avec émulation, ce sont nos Pareils et nos Égaux ». 15. Explanatio rhetoricae accommodata studiosae iuventuti, Liège, J. M. Hovius, 1659, I, chap. II, art. VIII puis art. X. 16. SCAL. III, 70, p. 496 : « Enthymema in illis habes Iunonis verbis : ‘Divum […] coniunx’ non possum debellare Troianos. Ergo numen meum non est adorandum. Subticuit maiorem propositionem : numen sine potestate quae ei attribuitur non est adorandum. » 17. Boileau, Art poétique, III, v. 132-133 (nous soulignons) ; et encore « Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé » (III, v. 110). La première citation est un souvenir d’Horace, Ars poetica, v. 105, « iratum plena minarum ». 18. « Ad hanc formam orationis dirigendus erit animus irati. » La formule rappelle celle de Servius à propos du discours 2, citée plus haut dans cette livraison (Fr. Goyet, « Mythologies de la préméditation… », § 5) : « il faut savoir que c’est selon cet ordre [ce plan] que sont formées toutes les requêtes que l’on trouve chez Virgile [est secundum hunc ordinem omnes petitiones formare Vergilium] ». 19. Pour l’importance du mot analysis chez les rhétoriciens de l’époque, citons seulement le titre de Du Cygne, Analysis rhetorica (Ars ciceroniana, sive Analysis rhetorica omnium orationum M. T. Ciceronis, qua ars ejusdem, et methodus dicendi eruitur, et cuivis etiam docto Oratori ad imitandum proponitur, Douai, Bellère, 1661). 20. Substantif attesté en latin classique. Commentarius y désignant un recueil de notes (un aide- mémoire), commentariolus peut signifier « petit écrit, petit mémoire » (Jérôme, Lettres, 119, 1), et a une valeur dépréciative chez Cicéron (De l’Orateur, I, 5, pour décrire son De l’invention, cité par Quintilien, Institution oratoire, III, 6, 59) ou chez Quintilien (ibid., I, 5, 7, « profitentium commentariolis », que Jean Cousin traduit par « manuels élémentaires d’enseignement »). 21. Charles Batteux, Principes de littérature (1753), Paris, Delalain, 1824, vol. 2, p. 41-48. 22. Sur ces bases, on pourrait penser que, pour désigner le passage sur Pallas, le choix même de vocabulaire entre comparatio ou exemplum devrait être significatif d’un choix entre deux lignes interprétatives, celle qui dégage un plan et celle qui ne s’y résout pas. Mais les commentateurs semblent en fait assez indifférents au terme employé. La confusion entre comparatio et exemplum est manifeste chez MEL. : « [1B Pallas] Ab exemplo a minori. Par un exemple une déesse de moindre grandeur. [1C] Comparationis applicatio vel exempli. Application de la comparaison ou pour mieux dire de l’exemple. [« Application » à Junon, c’est-à-dire second volet du parallèle : d’abord Pallas, ensuite Junon.] » Cette formule même d’exemplum a minori n’est pas facile à traduire, tant elle fusionne les deux vocabulaires, celui de l’exemple et celui du parallèle ou comparatio. – Par « exemple », il faut entendre ici « exemple historique », sens « propre » du mot exemplum (Quintilien, V, 11, 6) : un fait réel qui sert de précédent, ou de point de référence. 23. SCAL. : « Indignatur Juno sine prooemio in primo, sed ex abrupto ut aiunt, idque per interrogationem. Indignation sans exorde mais comme on dit ex abrupto, et ce sous forme d’une interrogation. »

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24. Chez Quintilien (Inst. Or., VIII, 6, 40), adpositum est le mot latin qui rend le grec epitheton : l’épithète est le premier des tropes qui servent « non pour exprimer une idée, mais seulment pour embellir un discours ou lui donner de l’ampleur ». 25. Le paradoxe ultime est que, dans l’opération, Ferrazzi transforme la « conclusion » de Scaliger (1D) en… argument. On a presque envie de dire, comme chez Laubanus, en second argument, à la différence que cette accumulation d’arguments ne fait pas, chez Ferrazzi, une argumentation (c’est sans doute pour lui un « tas » sans ordre, dit en latin aceruus ; R EG. p. 96 parle explicitement d’absence de conclusion : « sermo concisus, imperfectus », « un discours interrompu, inachevé »). – LAUB. (tabula V) : « [1A] Propositio ex abrupto. Proposition ex abrupto. [1B-D] Confirmatio duorum argumentorum. Preuve des deux arguments. [1B] Primum, a remotione causarum impedientium, hoc Enthymemate Nulla fata me poterunt impedire : Antecedens. Ergo strenue urgebo vindictae studium : Consequens idem cum Propositione. 1°) En supprimant les causes qui l’en empêchent, par l’Enthymème suivant. Les destins ne peuvent m’en empêcher (Prémisse). Donc je presserai avec force mon désir passionné de vengeance (Conclusion de l’enthymème, identique à la Proposition). [1D] II. ex effecto contrariae intermissionis vindictae. Si desistam incepto, nemo amplius pro Dea me colet : Propositio. Atqui colenda sum pro Dea : Assumptio omissa, et notoria. Ergo nequaquam desistam incepto : Conclusio i. Propositio Orationis. 2°) Par l’effet contraire, l’arrêt de sa vengeance. Si j’abandonne mon entreprise, personne ne me rendra plus de culte comme à une Déesse (Majeure). Or il faut me rendre un culte comme à une Déesse (Mineure omise, car évidente). Donc en aucun cas je n’abandonnerai mon entreprise (Conclusion, identique à la Proposition du Discours). » 26. Cf. Marmontel (Éléments de littérature, article Preuve, éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 955), quand il énumère les types de discours qui se passent de « preuve » (d’Argumentation, Confirmatio ou Contentio). Ce sont : « (l)es actions de grâces, (l)es félicitations ou (l)es condoléances » – soit, pour les premières, le discours 7 de Ferrazzi, et, pour les dernières, son discours 76. 27. Seul L AUB. (tabula V) en indique un : « Consultatio indignabunda de perdendis Trojanis, Délibération pleine d’indignation, sur les moyens de perdre les Troyens. » Cela dérive peut-être du « consilium » de MEL. (« Occasio et consilium Iunonis. Occasion et dessein de Junon »). REG. (p. 90) parle de délibération : « Iunonem faciat [poeta] secum deliberantem Troianos perdere ». 28. Rodolphe Agricola (De Inventione dialectica libri tres, II, 16, éd. L. Mundt, Tübingen, Niemeyer, 1992, p. 304, l. 54-59 ; nous reprenons la traduction française, en cours, de Philippe Collé) : « Argumentatio autem est […]. Non dicit Iuno sibi ipsi tanquam credenti, nolle se desistere proposito : sed addita ratione, docet ipsa se, quare indignum sit vt desistat : hortaturque, vt in sententia permaneat. » « Une argumentation, c’est ce que le poète a ajouté peu après. Junon ne dit pas, comme quelqu’un qui aurait confiance en soi, qu’elle ne veut pas renoncer à son projet, mais elle s’explique [docet] à elle-même, en ajoutant une raison, pourquoi il serait indigne de renoncer [1B-C], et elle s’exhorte [hortaturque] à persévérer dans son intention [1D]. » Le passage du docere à l’exhortation est celui des raisons à la passion, puisque, comme le dit Érasme, l’exhortation enflamme plutôt qu’elle ne raisonne, d’où sa place habituelle en conclusion. 29. Sur l’ironie, voir Quintilien, VIII, 6, 54-57, ainsi que la note complémentaire de Jean Cousin (Institution Oratoire, Paris, Les Belles Lettres, 1978, t. V, p. 300-301). 30. « Sed & omnia emphatikôs, me, uictam, incepto desistere. » L’emphase (en latin, significatio) dit plus que ce qui est dit : Quintilien, VIII, 3, 83-86 (comme trope) et IX, 2,64 (comme figure). Nous traduisons en songeant au sens qu’a gardé emphasis en anglais, « accent marqué, particulier ». 31. Quintilien (IX, 2, 10) : « indignationi conuenit ». – Ferrazzi dit ira, « colère », là où Scaliger dit indignatio. Ferrazzi est cohérent avec Aristote, chez qui indignatio (grec nemesis) renvoie, stricto sensu, au chapitre II, 9 de sa Rhétorique. Mais SCAL. ne pense pas nécessairement à ce chapitre 9 : la synonymie entre colère et indignation était courante. Voir Johann Nicolaus Funck (De stilo latino

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exercitationes rhetoricae, Marburg, P. C. Müller, 1752, p. 457) : « Aliquando indignatio vocatur, latius sumto vocabulo », « Parfois la colère est dite indignation, lato sensu ». 32. Et que nous n’avons pas identifiés : mais nous ne prétendons pas avoir vu tous les commentateurs de l’Énéide. 33. Voir Quintilien : habitus corporis (V, 10, 26) et genus (V, 10, 24). 34. Pour les discours 7, 10, 30, 48 et 80 de Ferrazzi (respectivement Énéide, I, 597-610 ; II, 69-194 ; IV, 333-361 ; VII, 213-248 et XI, 336-375), voir Exercices de rhétorique, 2 | 2013. Pour le discours 31 ( Énéide, IV, 365-387), voir Fr. Goyet, « La rhétorique de Didon dans l’acte II : l’exprobratio au sein des vers 851-952 », dans Lectures de Jodell,e, Didon se sacrifiant, ed.́ E. Buron et O. Halevy,́ Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 65-96. Pour le discours 56 (Énéide, VIII, 370-387), voir Ch. Noille, « La rhétorique est-elle une herméneutique ? » dans le Dossier de la présente livraison. 35. Voir C. Loutsch, « Énée face à Didon… », op. cit., note 21 ; et dans la présente livraison, S. Clément-Tarantino, « De la paraphrase à l’interprétation… », § 1. 36. SCAL. (III, 13 A sexu, p. 182) : « Adeo ut etiam demittat se supplicem deterioribus Aeolo et Furiae. » 37. Aristote, Rhétorique, II, 4, 1382a5, dans un passage qui énumère tout ce qui distingue la haine de la colère (et que développe REG. p. 95) : « la colère est de telle qualité, que le Temps la peut guérir, au lieu que la haine est incurable » (« ira quidem tempore sanari potest, odium non potest »). Chez un Tite-Live, l’exemple classique de l’odium est l’acharnement avec lequel Rome poursuit jusqu’au bout le siège de Capoue : non pas simple vengeance qui punirait la trahison (Capoue ayant pris, après la défaite de Cannes, le parti d’Hannibal), mais inimitié qui veut la mort de l’ennemi. C’est le sens de haïr dans le fameux « Va, je ne te hais point » : Chimène doit faire punir Rodrigue pour venger son père, mais elle ne veut pas sa mort. 38. Avec haïr (odisse) en mot final : « Jovis ad Junonem, ut cessaret aliquando Trojanos odisse » (Énéide, XII, 793-806). 39. La supposition est nôtre, mais REG. p. 122 explicite l’opposition, à propos du discours 2 : « Ici donc dans l’ethos de Junon nous observons deux passions, l’une douce, celle du suppliant, l’autre violente, celle d’une personne en colère » (« Hic igitur in persona Iunonis spectamus duos affectus alterum mitiorem, qui est supplicis, alterum vehementiorem, qui est irati hominis. »). À ses yeux, 2C, « Déchaînez vos vents… » est le retour de la colère, alors que Junon jusque là avait parlé en suppliante (REG. p. 123, où il admire que le poète soit arrivé à conjoindre ces deux éléments contraires, « duo inter se contraria »). 40. Jacques Perret rend uultum demissa par « inclinant son visage », et Paul Veyne par « les yeux baissés » (respectivement : Virgile, L’Énéide, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1977, I, p. 27 ; Albin Michel/Les Belles Lettres, 2012, p. 46) : le lecteur moderne aura du mal à comprendre que ces mots sont une indication scénique, une didascalie. Desfontaines a au moins le mérite de s’être demandé quel rôle celle-ci décrit. 41. Voir dans le Dossier de la présente livraison l’article de Fr. Goyet, « Mythologies de la préméditation… », § 26. – REG. p. 91 identifie ethos et « habitus », au sens aristotélicien du terme (« animi morem, et quasi habitum »). Dans son Polyhistor (1688), Daniel Georg Morhof (1639-1691), lui, identifie mores et characteres, et il en dresse un long catalogue (« Codex morum seu characterum »), après en avoir noté l’absence même dans le De Usu de Schrader (Morhof, Polyhistor literarius, philosophicus et practicus, Lübeck, Boeckmann, 1747, III, ch. 9, § 16 puis 22-25, p. 615-617). Son catalogue commence par toutes les conditions sociales, et se termine avec les vertus et les vices, par exemple les orgueilleux, les avares, etc. (« ut ; superbi, avari, liberales, magnifici, ostentatores, inepte seduli, assentatores, cavillatores etc. », § 24, p. 616), avant de conclure par le renvoi attendu aux Caractères de Théophraste. 42. Pour l’ethos, elles sont traitées chez Cicéron, mais dans sa philosophie morale (théorie des quatre personae, Des Devoirs, I, 105-116, dont 114 sur la question du contre-emploi par rapport à sa nature propre ; pour une application à Didon et Énée, voir C. Loutsch, « Énée face à Didon… », op. cit., note 19).

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43. Ce qui répond à l’objection redoutable de la Rhétorique à Herennius, au début de son livre IV (§ 1-10) : « Si les rhéteurs avaient emprunté leurs exemples à un seul écrivain » (§ 8), alors oui, ils auraient pu prétendre que la rhétorique est un art.

AUTEUR

FRANCIS GOYET

Université Grenoble Alpes – UMR 5316 Litt&Arts

Exercices de rhétorique, 13 | 2019