Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines

27 | 2011 André-Georges Haudricourt (1911-1996) : la matière du monde

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/leportique/2525 DOI : 10.4000/leportique.2525 ISSN : 1777-5280

Éditeur Association "Les Amis du Portique"

Édition imprimée Date de publication : 29 juin 2011 ISSN : 1283-8594

Référence électronique Le Portique, 27 | 2011, « André-Georges Haudricourt (1911-1996) : la matière du monde » [En ligne], mis en ligne le 04 août 2011, consulté le 26 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/ 2525 ; DOI : https://doi.org/10.4000/leportique.2525

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SOMMAIRE

André-Georges Haudricourt (1911-1996) La matière du monde

Préface Barbara Niederer, Alban Bensa et Jean-François Bert

Haudricourt, un marginal philosophe antiphilosophe Jacqueline M. C. Thomas et Luc Bouquiaux

André-Georges Haudricourt et la phonologie : la phonologie panchronique en perspective Jean-Claude Rivierre

Les fleurs, les langues et Haudricourt ou les sirènes du cœur et la discipline de la raison Claude Hagège

Ce que la linguistique historique sur les langues de l’Asie du Sud-Est doit à André-Georges Haudricourt Michel Ferlus

Des goûts et des odeurs… François Sigaut

Une passion de la différence : le parcours pédagogique avec A.-G. Haudricourt Georges Drettas

Haudricourt et les ethnosciences au Muséum National d’Histoire Naturelle Serge Bahuchet

Note sur la domestication des porcs Alban Bensa

Dans l’intimité du professeur A.-G. Haudricourt – son voyage au Japon Tadahiko L. A. Shintani

Le patrimoine génétique de L’Homme et les Plantes cultivées : historiographie d’un ouvrage riche en ancêtres et fécond en héritiers Carole Brousse

Correspondance Haudricourt/Mauss (1934-1935) Présentée, éditée et annotée par Jean-François Bert André-Georges Haudricourt

Entretien A.-G. Haudricourt et Alban Bensa

Inédits André-Georges Haudricourt

Recensions

Fleuves et rivières couleront toujours François Fourquet

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André-Georges Haudricourt (1911-1996) La matière du monde

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Préface

Barbara Niederer, Alban Bensa et Jean-François Bert

1 Issu d’une famille de propriétaires picards, André-Georges Haudricourt est né en janvier 1911. Il est décédé dans sa quatre-vingt-sixième année, à Paris, le 20 août 1996. Ingénieur agronome en 1931, il a découvert l’ethnologie grâce à Marcel Mauss, s’est formé à la botanique avec Auguste Chevalier, la linguistique et la phonologie avec Marcel Cohen, les techniques rurales avec les historiens Marc Bloch et Charles Parain.

2 Pratiquant autant les sciences humaines que les sciences naturelles, il a su mettre en évidence les liens intrinsèques entre ces champs traditionnellement séparés dans des études pionnières sur la domestication des animaux, la culture des plantes, l’évolution des langues, la technologie, ou encore le traitement d’autrui 1.

3 Son impressionnante bibliographie permet de prendre la mesure de l’extrême diversité des objets auxquels il a consacré sa réflexion savante et libre de tout cloisonnement disciplinaire 2.

4 Esprit inclassable, il entretenait un rapport de biais avec les institutions. Le CNRS – section de biologie végétale d’abord, de linguistique ensuite – lui offrait l’indépendance qui lui était nécessaire pour développer sa créativité. Entièrement voué à son travail, mais ouvert à ceux qui l’entouraient ou le sollicitaient, il a attribué une partie de son appartement de la rue d’Assas à ses collaborateurs qui venaient y travailler quotidiennement. Il recevait régulièrement des chercheurs français et étrangers, tantôt pour aborder des questions ponctuelles et précises, tantôt pour élaborer des projets communs. Occasionnellement, il finançait lui-même les études de certains chercheurs, et en hébergeait d’autres, réfugiés ou simples passagers.

5 Les discussions avec lui se poursuivaient bien souvent au restaurant ou finissaient en excursion botanique. Tel légume, tel arbre lui offrait l’occasion d’une excellente illustration des liens entre son origine et ses dénominations actuelles, entre sa diffusion géographique et ses utilisations par l’homme.

6 Si les particularités du parcours d’A.-G. Haudricourt ont donné lieu à de nombreux travaux biographiques 3, la parole a ici été donnée à des chercheurs qui ont eu l’occasion de travailler avec lui et sont, en quelque sorte, les dépositaires de son œuvre orale. Qu’ils évoquent leurs souvenirs de ces rencontres ou nous livrent les réflexions

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qu’elles ont suscitées, ils témoignent du plaisir partagé d’observer comment sont engendrées nos façons de dire et de faire, raison d’être de nos pratiques humaines dont A.-G. Haudricourt faisait la matière du monde.

7 *

8 Nous remercions l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) pour avoir mis à notre disposition les documents d’archives et les photographies d’A.-G. Haudricourt, et le Centre de recherches linguistiques sur l’Asie orientale (CNRS) d’avoir rendu possible leur reproduction dans le présent volume.

NOTES

1. . Les lecteurs de la collection « Les carnets » du Portique ont pu découvrir ce dernier sujet avec la parution, en 2008, d’un article inédit d’Haudricourt intitulé « Essai sur l’origine des différences de mentalités entre Occident et Extrême-Orient ». 2. . Voir la bibliographie très complète élaborée par Andrée DUFOUR, Bulletin de l’EFEO N° 84, 1997, p. 30-64. 3. . Voir, par exemple, A.-G. HAUDRICOURT et Pascal DIBIE, Les Pieds sur terre, Paris, Éditions Métailié ; Georges CONDOMINAS, « In memoriam », Bulletin de l’EFEO N° 84, 1997, p. 8-29, Jean-François BERT, Préface, dans : A.-G. HAUDRICOURT, Des gestes aux techniques, Paris, Éditions MSH/QUAE, 2010, p. 11-22.

AUTEURS

BARBARA NIEDERER

ALBAN BENSA Directeur d’études à l’EHESS, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie kanak, il soutient le principe d’une anthropologie d’abord descriptive et toujours historique. Il a puisé chez Haudricourt le souci du détail, des interactions et des variations inscrites dans des contextes locaux précis. Il a récemment publié : La Fin de l’exotisme, essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006 et Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Textuel, 2010.

JEAN-FRANÇOIS BERT Sociologue et historien des sciences sociales françaises. Appartient au IIAC (EHESS-CNRS). Il a publié, en particulier sur Haudricourt, Des gestes aux techniques, Paris, MSH/QUAE, 2010.

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Haudricourt, un marginal philosophe antiphilosophe * Haudricourt, marginal anti-philosophy philosopher Haudricourt, ein Aussenseiter der Philosophie, ein Antiphilosoph

Jacqueline M. C. Thomas et Luc Bouquiaux

1 En 1983-1984, un concours de circonstances fit que, dégagés pendant un temps des contraintes du terrain, nous décidâmes, Jacqueline Thomas, Serge Bahuchet et moi, de temps en temps rejoints par Jean-Claude Rivierre, de faire subir pendant plusieurs semaines, à notre maître et ami, le supplice de l’interview… ou de l’entretien si l’on veut, sans objectif bien précis. Ou plutôt, nos motivations ne devaient pas être les mêmes, car en dépouillant presque vingt ans plus tard, les enregistrements de nos conversations, il apparut que j’[LB]avais été le plus bavard du lot, toujours disposé à relancer le débat et à poursuivre parfois dans ses derniers retranchements un personnage qui, sous des dehors ouverts, s’avançait masqué, pratiquait à merveille l’art de l’esquive, réglait d’une pirouette une question insidieuse et ne se livrait que sans le vouloir vraiment quand on s’éloignait du sujet… Il est possible que j’aie toujours été fasciné par des personnalités hors normes et que c’est la raison pour laquelle mes questions s’apparentaient de temps à autre à une traque, soucieux que j’étais de découvrir je ne sais quel secret, exactement comme lorsque j’écoute du Mozart ou du Bach et que je me demande où « ils » ont bien pu aller chercher ça (qu’il s’agisse d’un thème inattendu ou d’un développement particulièrement heureux). Ma comparaison n’aurait pas plu à Haudricourt, qui disait détester la musique, nourrissant même des idées de meurtre envers les musiciens du métro, bien qu’il possédât des enregistrements de Boris Vian et de Brassens qu’il devait bien écouter parfois. Ce que j’essayais de faire apparaître en fait, c’est ce qui avait bien pu, à travers les particularités de son enfance, ses années de jeunesse et de formation, les aléas de son éducation, façonner un personnage si particulier, plein de contradictions, à la fois solitaire et sociable, pingre et généreux, génial et plein de travers mesquins, égoïste et le cœur sur la main, communiste et grand bourgeois, indulgent et formulant des avis tranchants et à l’emporte-pièce sur certains de ses contemporains. Condominas a fait de lui un portrait particulièrement réussi 1. Je n’ai pas la prétention de l’égaler, mais

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plutôt de combler les interstices de sa présentation, d’ajouter quelques pièces d’un puzzle, qui ne s’adapteront pas tout à fait aux autres parce qu’aussi bien, toute vision est toujours un peu partiale et personnelle et qu’il n’a pas fallu attendre À chacun sa vérité et Rashomon pour savoir que la réalité a de multiples facettes et qu’il est vain de vouloir harmoniser l’ensemble.

2 Quand on veut faire une synthèse de ces enregistrements, on constate qu’il faut éliminer une bonne partie de bavardages sans réel intérêt, style discussion autour d’un thé ou d’un distributeur de café, mais que des constantes apparaissent : une vie en marge des grandes institutions, qu’il s’agisse de l’école (qu’il n’a pas fréquentée), du lycée auquel il n’a pas résisté quand il a dû y devenir interne, de la boîte à bachots (il obtient ce dernier après deux échecs successifs), d’études d’agronomie réussies de justesse (avant-dernier de promotion…), d’un voyage inattendu qui a un peu l’allure d’un défi ou d’une gageure (l’Albanie dans les années 1930 c’était le comble de l’exotisme), d’une option de spécialisation qui n’en est pas vraiment une : il se résout à choisir génétique et phytopathologie parce que son rang de classement à la sortie de l’école d’agronomie ne risquait pas de lui ouvrir le corps prestigieux des Eaux et Forêts où il aurait pu « vivre toute sa vie en se promenant à cheval dans les bois » s’il en avait cru les phantasmes paternels, un séjour en Russie dans les difficiles années 1930 de la chasse aux koulaks et de la grande famine en Ukraine, un retour en où il effectue des tâches alimentaires et séduit quelques-uns de ses maîtres. C’était une période, ultérieurement fustigée par les soixante-huitards qui y mirent bon ordre, où des mandarins nantis de pouvoirs dictatoriaux plaçaient leurs créatures, mais qui pouvaient avoir du flair (voir la remarque de Marcel Mauss – qui lui fit obtenir une bourse pour l’U.R.S.S. – à son endroit : « Je me suis parfois trompé sur le caractère des gens, jamais sur leur valeur »). Bien qu’il ne s’y attarde pas, son parcours est jalonné, si l’on peut dire, non seulement d’échecs, mais d’interruptions dues à des problèmes de santé, tuberculose latente et récidivante avec opérations sérieuses allant jusqu’à l’ablation d’un poumon, passage heureux de visites médicales grâce à des cloisonnements administratifs qui lui permettent quand même de partir en Extrême- Orient pour en revenir au bout de deux ans de séjour sur un bateau-hôpital, mais toujours une étrange faculté de rebondir et de tourner à son avantage les longues périodes de convalescence propices pour lui à une réflexion créatrice.

Un parcours scolaire et universitaire chaotique et jalonné d’échecs

3 « Il n’aime rien tant que se diminuer, c’est le propre des orgueilleux. »

4 Pas plus que Léonard de Vinci, Pascal, Mozart ou plus près de nous Norbert Wiener, il n’a fréquenté l’école. Il a fait ses études par correspondance dans la ferme de ses parents. Il n’apprenait jamais une leçon par cœur, travaillait à la petite semaine et finissait le programme en octobre pour commencer le suivant. Quelques leçons d’orthographe chez la veuve d’un instituteur. L’intérêt d’une telle situation c’est de pouvoir travailler à son rythme, l’inconvénient c’est qu’on ne se frotte guère aux autres et que la socialisation et la convivialité ne sont pas au rendez-vous. A.-G. H. prétend que c’est parce qu’il était autodidacte – il avait libre accès à la bibliothèque paternelle – et qu’il réfléchissait sans idées préconçues, qu’il a pu faire des choses originales et peut- être des découvertes : les autres ne regardaient pas les choses comme lui.

5 De la ferme paternelle, il passe directement au lycée Saint-Louis, logé d’abord chez sa grand-mère, puis celle-ci disparue peu après, placé en internat, situation qu’il supporte

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mal. Pas de cursus classique : « Mon père m’a dit un jour à côté de la forge, je le vois encore : « André, on m’a fait faire du grec et du latin, je n’ai jamais compris à quoi ça pouvait bien servir ». Quand on dit ça à un gosse de 8 ans ! Alors j’ai fait anglais- sciences. Pour l’anglais, j’avais un handicap terrible parce que je n’avais jamais compris ce que c’était que cette langue au point de vue prononciation... ». En philo, il arrive bon dernier, il avait confondu induction et déduction… (« La droite, la gauche, je suis ambidextre, les trucs qui se ressemblent, je les comprends à l’envers »). Le bac enfin réussi après deux essais infructueux, il fait une année de mathématiques élémentaires, puis l’année de préparation à l’agro. Pour ses certificats, il réussit la botanique, mais rate la physiologie. Il est classé avant-dernier à la sortie de l’école d’agronomie. Il choisit de se spécialiser en génétique et par le biais de l’histoire des plantes cultivées, il ressent le besoin de s’intéresser à la linguistique qu’il avait découverte seul en lisant les ouvrages de Meillet. Il s’inscrit au cours de phonétique de Marguerite Durand et rate l’examen : il s’agissait d’interpréter un enregistrement en y découpant les consonnes et les voyelles ; on était là aux antipodes de la phonologie ou même de la phonétique évolutive. Il met aussi partiellement son échec sur le compte de ses déficiences auditives : « Je suis un visuel, non un auditif », alors qu’il fera plus tard en dialectologie des remarques particulièrement pertinentes sur de fines distinctions vocaliques.

6 Quand il rencontre Martinet, il lui avoue qu’il n’a pas de diplôme de licence et que pour remédier à cela il va entreprendre le diplôme des Hautes Études. Il lui propose d’abord un projet sur l’évolution des voyelles de l’anglais, mais fait marche arrière après avoir appris que Martinet était agrégé d’anglais et était censé en connaître plus que lui sur la question. C’est alors qu’il lui propose un sujet sur le gallo-roman qui sera plus ou moins accepté par Dauzat, mais refusé par Mario Roques. À cette époque, les dialectologues étaient loin d’avoir franchi la frontière de la stricte notation phonétique et, comme me l’a avoué un auteur d’atlas dialectologique : « On notait aussi exactement que possible les réalisations phonétiques avec les signes, diacritiques et autres, qui étaient à notre disposition ». On comprend que ce point de vue, en totale contradiction avec la recherche de la pertinence en phonologie qui est, en plus, une phonétique hiérarchisée, était aussi éloigné que possible des positions adoptées par A.-G. H. Le refus de Mario Roques le découragea et le dissuada de rédiger une thèse jusqu’à sa soixantième année où il se résolut à soutenir sur travaux, sous la pression de ses disciples, qui voulaient être officiellement dirigés par lui sans être obligés de se trouver un prête-nom comme directeur de thèse.

Le parcours atypique d’un philosophe scientiste et systématicien

7 A.-G. H. inaugure le récit de ses souvenirs de jeunesse par une déclaration d’athéisme, j’allais dire par une déclaration de foi d’athéisme, un peu comme une provocation ou l’affichage d’une religion : « J’appartiens à la secte des athées » ou « Je suis athée, Dieu merci ». C’était en tout cas très tôt : « À sept ans, j’étais athée ». Tout de suite après, il avoue son intérêt précoce pour la Chine, comme tous les athées, précise-t-il, et pour le confucianisme. Il enchaîne sur les systèmes philosophiques et dit son admiration pour le positivisme d’Auguste Comte pour lequel, dès le lycée, il tente de faire des adeptes. Notons que pour lui, l’accusation d’être scientiste n’est pas une critique – il a eu à ce sujet toute une controverse avec Thuillier – « Scientiste », dit-il, est le nom dont nous affublent les croyants, je suis scientiste pour les vraies sciences ».

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8 Il faut peut-être nous attarder ici un instant sur ce que son parcours a d’atypique en regard de celui de la plupart des linguistes et anthropologues. Les premiers ont généralement fait des études de lettres, classiques, romanes, germaniques, une agrégation littéraire, les autres viennent majoritairement de la philosophie, d’où leur intérêt pour l’échange, le don, les systèmes de parenté, les stratégies de pouvoir, les images du religieux. A.-G. H. fait des études d’agronomie, se spécialise en génétique et décroche une bourse pour aller travailler chez Vavilov sur l’origine des plantes cultivées. C’est alors qu’il découvre l’utilité pratique des langues pour suivre l’itinéraire de celles-ci. La linguistique a donc d’abord pour lui un aspect pratique et n’est rien d’autre qu’une science auxiliaire de l’agronomie. Comme on ne peut guère étudier les plantes cultivées sans s’occuper aussi de ceux qui les cultivent, il ne peut s’empêcher de s’intéresser aux différents types de société et également aux techniques qui ont permis l’amélioration de ces plantes cultivées, d’où son intérêt pour l’histoire des sciences qu’il voit d’abord comme l’histoire des techniques, aspect si l’on veut de l’ethnologie au sens large, mais qui ne suscitait guère l’intérêt des anthropologues issus de la philosophie. Quand l’orientation de ses recherches l’amena à demander de quitter la section de botanique pour être rattaché à la linguistique, il aurait en fait préféré s’occuper explicitement d’histoire des sciences, mais cette discipline n’existait pas nommément à l’époque au CNRS, même en histoire où cela aurait pu être, pas plus qu’en philosophie, section à laquelle elle est rattachée aujourd’hui.

9 Ce parcours et cette option philosophique justifient dans une certaine mesure le point de vue très scientifique et très restrictif qui est le sien en matière de linguistique : il distingue soigneusement entre l’étude des langues, tâche dévolue aux linguistes, et l’étude du langage, qui est à laisser aux psychologues. Le reproche majeur qu’il fait à Chomsky et à ses épigones est, outre la mystification (il emploie, pire, le terme d’escroquerie pure et simple pour la phonologie générative), de n’être pas scientifique. Il s’agit pour lui d’une régression qui a commencé à l’époque médiévale, d’une scolastique qui tourne en rond, d’un véritable déni scientifique. La phonologie générative, c’est un retour au Moyen Âge avec une explication verbale, avec ce point de vue d’une stupidité sans nom comme quoi il faut rendre compte d’une chose avant de l’étudier. Faut-il rendre compte des plantes avant de faire de la botanique ? En 1962, j’ai été écouter Chomsky et je me suis dit : enfin les Américains vont revenir à des choses sensées. Ses critiques étaient celles que nous faisions contre le distributionnalisme de Harris. Je ne me suis pas rendu compte que les différences de mentalité étaient telles qu’il allait tourner le dos à la science. Il ne faut pas mélanger deux choses : la science du langage qui est l’affaire des psychologues (et, sur ce plan, Chomsky est logique dans sa démarche de faire de la linguistique une branche de la psychologie) et la science des langues. Nous autres linguistes ne pouvons dire que des banalités puisque ce qui est commun à toutes les langues, ce n’est pas grand chose, ce sont des choses générales et sans importance. L’erreur de Chomsky, c’est de n’avoir rien compris à la science, c’est d’avoir voulu faire la science du langage en charcutant une langue au lieu de faire des expériences psychologiques sur les gosses, sur l’acquisition…

10 Il dénonce aussi dans l’engouement pour le chomskisme le côté métaphysique des Américains, qui ont une phobie de la réalité concrète, veulent toujours aller jusqu’à l’absolu alors qu’il y a tous les degrés entre le vrai et le pas vrai. L’abstraction en science est nécessaire, mais ce n’est jamais qu’un moment de la recherche. Eux, ils vont dans l’abstraction et ils y restent au lieu de retourner au concret pour voir si l’abstraction dégagée éclaire et explique les faits.

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En grammaire, la méthode de Chomsky est également absurde, alors que la transformation existe si l’on se place au point de vue martinétien strict de la communication pure. En réalité, les phrases transformées ne sont pas équivalentes. Si vous prenez les trois fonctions du langage comme je l’ai appris chez Buller et l’ai enseigné à Hagège, celles-ci apparaissent en phonologie, mais également en grammaire générale. En phonologie, la communication intellectuelle permet de délimiter les phonèmes, l’expression sociale permet de raffiner la réalisation des phonèmes, si l’on peut dire, et puis l’expression individuelle permet, dans la mesure du système, de mettre un accent là, dans les langues où il n’y a pas d’accent, pondérer les éléments que l’on dit du parler individuel. Sur le plan grammatical, la communication, c’est ce qu’Hagège appelle le sémantico-référentiel, c’est-à-dire ce qu’on communique, le communiqué ; on peut le faire sous forme d’un dessin, mais il est très difficile de le formuler non linguistiquement. Ensuite, ce que la société nous impose, c’est la morphologie, c’est de passer à travers un vocabulaire, une structure de vocabulaire et de grammaire obligatoires. Enfin le point de vue individuel, c’est le point de vue thématique, l’opposition thème/rhème. Ce sont les choses sur lesquelles on doit insister dans la présentation, les normes de présentation qui donnent une certaine liberté à l’individu. Or, dans la transformation chomskienne, celle-ci n’est faite que du point de vue thème/rhème. C’est égal du point de vue sémantico-référentiel, c’est différent du point de vue grammatical évidemment puisqu’on passe d’une structure grammaticale à une autre. C’est à la fois social et expression de la liberté individuelle. Si l’on dit : “la maison a été construite par cet architecte idiot” ou “c’est l’architecte idiot qui a construit cette maison”, tout dépend de ce sur quoi on insiste. La transformation est un outil que Benveniste a utilisé brillamment, ce qui est absurde c’est de pousser les choses trop loin, de faire du transformationnalisme dans l’absolu à partir d’une transformation.

11 Assez curieusement l’évocation de Chomsky lui rappelle l’affaire Lyssenko. Il était en effet aux premières loges pendant son séjour auprès de Vavilov. Ce dernier souhaitait améliorer les plantes cultivées en URSS et avait créé l’embryon de ce qu’on appelle aujourd’hui une banque de gènes et ce, à une époque où, en France, la génétique n’était pas à l’honneur. On prétendait même que les chromosomes étaient une vue de l’esprit et on préférait s’en remettre au milieu, point de vue largement développé par Lyssenko pour qui la génétique était une science bourgeoise. En modifiant le milieu, on pouvait en revanche transformer le seigle en blé ou, pour commencer, obtenir des variétés de blé plus résistantes au froid et se contentant d’un sol plus pauvre, etc. Bref, comme pour les générativistes en matière de langues, en structure profonde, on avait des céréales et en structure superficielle, du blé, du seigle, du maïs…

L’invention de la phonologie

12 Invention est à prendre ici dans son double sens de « découverte » et « moyen inventé ». À son retour d’URSS, A.-G. H. fait une conférence au Museum et fait la connaissance de Marcel Cohen, de Charles Parain et d’Auguste Chevalier. C’est celui-ci, botaniste spécialisé sur l’Asie et l’Afrique et lointain précurseur de l’ethnobotanique, qui lui demande de traduire Vavilov en français et lui fait remarquer que pour faire carrière, il est largement dépourvu de diplômes universitaires. Agronome ce n’est pas sérieux. A.-G. H. s’inscrit donc à la Faculté des sciences pour passer des certificats. Il réussit celui de botanique, rate celui de physiologie et tombe gravement malade. Hospitalisé en sanatorium et se sentant proche de sa fin, il rédige en hâte ses réflexions sur la façon d’étudier et d’expliquer les changements phonétiques et les envoie à Marcel Cohen qui lui dit : « Ce que vous me racontez, ça existe, c’est la phonologie ».

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13 À l’époque, d’après ses propres dires, A.-G. H. ne connaissait pas le monde linguistique, il avait lu quelques ouvrages de Meillet sur le slave et vraisemblablement la classique Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes. Mais le plus intéressant, c’est qu’il nous dit ceci : « J’avais transposé ce que j’avais appris en génétique » et il explique : Ce qu’on étudie, si l’on se réfère à Mendel, ce n’est pas l’hérédité, ce sont les différences héréditaires. On croise des pois verts et des pois jaunes et on constate qu’à la première génération on a un quart de pois verts et trois quarts de pois jaunes. On examine ce qui se passe à la deuxième génération et ainsi de suite. De même en linguistique, ce ne sont pas les mots qui s’héritent, mais les différences entre les mots pour qu’on ne les confonde pas quand on parle.

14 C’est la raison pour laquelle la phonologie lui avait semblé évidente dès l’abord alors que ce n’est pas le cas pour les phonéticiens, obnubilés par le son, la matière sonore. C’est aussi la raison pour laquelle l’opposition synchronie/diachronie est beaucoup trop simpliste à ses yeux et qu’il inventera le concept de panchronie, remarquablement illustré dans l’ouvrage écrit avec Claude Hagège 2. Les successions de générations de pois sont diachroniques, mais c’est synchronique par rapport au capital génétique dont il s’agit, cela redeviendra diachronique quand il y aura une mutation, c’est-à-dire l’apparition d’un nouveau caractère. En réalité, c’est abusivement qu’on parle d’un nouveau caractère, généralement ce qui se passe, c’est un chromosome qui se coupe en morceaux et qui se recolle d’une autre façon. Il y a à cela un parallèle en linguistique : quand un trait se reporte sur un autre phonème, c’est la même chose qu’un chromosome qui se coupe en morceaux. Il y a, sur un autre plan, conservation de l’énergie et c’est ce qu’on appelle une transphonologisation, analogue en quelque sorte à la translocation d’un chromosome. Un exemple concret bien connu est la suppression de l’opposition de sonorité qui donne un ton haut sur les voyelles suivant les anciennes sourdes et un ton bas sur les voyelles suivant les anciennes sonores.

15 C’est à la suite de cette « invention » de la phonologie que Marcel Cohen envoya A.-G. H. chez Martinet en 1938. À celui-ci, il rend plusieurs fois des hommages qui ne sont pas minces, même s’ils sont parfois inattendus, et non exempts de critique. Un des apports majeurs de Martinet, c’est l’importance qu’il a donnée à la prosodie dans les évolutions. Quand vous avez affaire à des langues qui opposent consonnes géminées, consonnes non géminées, voyelles longues, voyelles brèves et autres combinaisons diverses telles que la présence ou l’absence d’accent phonologique, ce que j’appelle les traits prosodiques constituent presque le moteur essentiel des évolutions, d’autant plus que ce sont des choses qui s’attrapent inconsciemment d’une langue à l’autre et qui s’influencent.

16 A.-G. H. est en revanche beaucoup plus réticent sur la conception exagérément simplificatrice du fonctionnalisme par laquelle Martinet prête le flanc aux chomskistes. Ce qui est essentiel dans le langage, dit-il, c’est la communication, dès lors les servitudes grammaticales sont sans intérêt. Pas du tout, les servitudes grammaticales c’est précisément l’essentiel de la langue, si vous les minimisez, vous tombez dans le langage en général et dans le chomskisme. Il est évident qu’un slaviste a dans les langues qu’il connaît un enchevêtrement de la phonologie et de la grammaire. Il n’est pas étonnant que ce soit Troubetzkoy qui ait développé la morphophonologie. C’est pour échapper à ce piège qu’ayant commencé la linguistique par le slave, je me suis dit qu’il fallait que j’étudie des langues à mots invariables, parce que les lois d’évolution phonétique ne devaient pas y être gênées par les évolutions grammaticales qu’on trouve en slave et des tas d’autres langues ; cela explique en grande partie mon intérêt pour les langues d’Extrême-Orient.

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L’ethnolinguistique est la linguistique 3

17 L. B. Vous avez toujours soutenu que la linguistique, c’était l’étude de la société...

18 A. H. Oui, parce que d’abord je n’étais pas polyglotte et ensuite que la linguistique a d’abord été pour moi une science auxiliaire de l’histoire des techniques, mais une histoire des techniques reliées à la vie. Les historiens sont toujours prisonniers des textes, quand il n’y a pas de textes, ils renoncent, moi je considérais que lorsqu’il n’y a pas de textes, il fallait utiliser les vocabulaires, d’autant plus que le vocabulaire est impartial. Le texte est toujours fabriqué par quelqu’un pour quelqu’un, c’est beaucoup moins impartial que le vocabulaire. J’avais derrière la tête l’idée de m’occuper de choses importantes. Je me suis d’abord intéressé aux forces motrices, le moteur animal en premier, puis les grands traits de la métallurgie, la technique du fer et de la fonte. J’ai ainsi étudié le trajet de plusieurs mots empruntés en russe. L’intérêt du russe c’est qu’on peut y suivre beaucoup mieux qu’ailleurs l’itinéraire des emprunts. Qu’il s’agisse des plantes où il y a beaucoup d’emprunts aux langues d’Asie centrale, turc et tatar, aux objets manufacturés, au vocabulaire technique de construction des bateaux venant du néerlandais à l’époque de Pierre le Grand..

19 En 1933 je lis le traité de phonétique de Grammont qui me laisse complètement insatisfait, étant donné ses contradictions et où, pour expliquer pourquoi les langues changent, il invoque entre autres la mode, le climat. On ne peut parler de « loi » phonétique quand on prétend que tel phonème devient tel phonème à une certaine époque. On ne peut expliquer quelque chose qu’avec un grand nombre de paramètres. Dans l’idéal, quand on fait des études de biologie, il faudrait avoir des êtres vivants homogènes et des milieux identiques. Ce n’est jamais le cas dans la réalité. Mais comme on l’a fait plus haut, on peut proposer un parallèle avec la linguistique. Pour moi, les traits pertinents du phonème ont une réalité du même ordre que les chromosomes et c’est la raison pour laquelle je considère le phonème comme une réalité sociale, plus vraie que le son, et la phonologie comme une science sociale. Pour le dire autrement, les traits pertinents sont aussi une réalité phonétique, mais qui n’a de valeur que socialement dans un groupe déterminé. Mon point de vue général c’est que ce qui est intéressant dans une langue, c’est l’obligation sociale, c’est-à-dire les contraintes par lesquelles on est obligé de passer pour s’exprimer, à savoir les servitudes grammaticales. Sur un autre plan, il est bien clair pour moi que les changements phoniques sur les continents sont surtout le fait des pressions sociales produisant un bilinguisme non égalitaire, alors que dans les petites îles comme en Océanie, par exemple, l’habitat insulaire permet d’observer des évolutions linguistiques échappant à ce type de bilinguisme.

Du bon usage de la théorie ou De la théorie à bon escient

20 A.-G. H. exprime vis-à-vis de toute théorie une méfiance a priori, allant jusqu’à souhaiter vouloir trouver un mot (avec un a- privatif) pour désigner « le système de ne pas avoir de théorie ». Ce qui le met en fureur c’est d’entendre des gens dire : il faut d’abord faire la théorie de… Le classement de ses charrues il l’avait trouvé en analysant le vocabulaire des paysans. C’est en entrant dans l’usage et dans la fonction des objets et des concepts qu’on peut proposer des classements sains. Ce qu’on fait n’est pas vraiment théorisable, il faut qu’il y ait une dialectique constante entre la réalité et la théorie. Et surtout ne jamais oublier l’homme. On peut aussi ne pas théoriser, proposer une typologie intéressante des outils, mais on ne peut s’occuper de l’outil tout seul. Ainsi le reproche majeur qu’il fait aux classifications de Leroi-Gourhan, c’est d’oublier l’homme qui s’en sert : l’outil n’est que le prolongement du geste. Dans sa jeunesse, il

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avait été à bonne école avec Marcel Mauss qui combattait vigoureusement les Kulturkreise du P. Schmidt et hurlait qu’il ne fallait surtout pas de théorie, qu’il fallait observer les choses sans théorie. Ça me semblait absurde parce qu’on observe les choses avec les préjugés que l’on a, à travers la langue que l’on a, etc. Ce qui compte, c’est d’avoir conscience de ces présupposés, de ces théories. Après la période Mauss, ce sont des agrégés de philo qui se sont précipités sur l’ethno et c’est le point de vue inverse qui a triomphé : il fallait nécessairement une théorie. Certains, qui avaient eu comme moi un parcours différent n’y ont pas résisté.

Haudricourt et le CNRS

21 C’est grâce à l’appui du botaniste Auguste Chevalier qu’A.-G. H. entra peu avant la guerre dans ce qui deviendrait le CNRS. Jusque-là, depuis son retour d’URSS, il avait vécu d’allocations de chômage et de travaux alimentaires consistant essentiellement en vacations de secrétariat et en traductions du russe. La Caisse nationale des Sciences, comme on disait à l’époque, lui assura enfin des revenus réguliers. Cet embryon de CNRS avait une souplesse qu’a perdue l’organisme actuel : il put sans difficulté passer de botanique en linguistique dès 1939 et il prépara une thèse sur les parlers gallo- romans qui fut refusée. Cela ne l’empêcha pas de faire une carrière paisible, ponctuée par des avancements normaux, bien qu’il ne soutînt finalement une thèse de doctorat sur travaux que la soixantaine passée. Il n’eut pas trop de peine à publier ses articles, non plus que ses ouvrages, car à l’époque c’était encouragé, on tenait même compte des publications et du renom international pour accorder des promotions.

22 A.-G. H. n’émet aucune critique contre l’institution. Il se rendit compte très vite en revanche qu’il y avait des chasses gardées, qu’en matière d’indo-européen notamment, il valait mieux ne pas s’y frotter si l’on ne faisait partie de la camarilla des Normaliens, des « Ulmiens mondains » comme il disait, auxquels il joignait les intouchables du Collège de France ou de l’Institut (Mario Roques…). Les choses n’ont fait que s’aggraver sur ce plan ; il suffit d’établir pour ces vingt dernières années la liste des directeurs de recherche de première classe et de classe exceptionnelle, des présidents de commission en section de linguistique et des responsables de département. À part quelques nominations alibi pour faire passer la pilule, l’écrasante majorité est issue de Normale Sup. À cela s’ajoutent quelques mesures honteuses, comme d’avoir instauré un âge obligatoire pour le passage de grades, sans tenir compte que certaines disciplines demandent un investissement beaucoup plus lourd en temps, surtout quand les séjours de terrain sont obligatoires, ou que la difficulté intrinsèque demande une spécialisation beaucoup plus longue. Cette situation donne lieu à de scandaleux marchandages : il n’y a de postes disponibles que certaines années, si bien que certains ne seront jamais promus, quelles que soient leurs qualités et leur talent. Il s’y ajoute, vraisemblablement sous l’influence des sciences dures où le chercheur est jetable dès quarante ans (entendez fortement convié à se reconvertir dans l’enseignement) un jeunisme ridicule qui donne lieu à des formulations de ce type : « Le programme accordera une attention particulière aux thématiques innovantes et aux initiatives émanant de jeunes chercheurs ou de jeunes équipes ». Je ricane et je m’esclaffe. Ce qui m’amuse là dedans c’est la confusion ridicule entre thématiques innovantes et jeunes chercheurs ; un vieux chercheur blanchi sous le harnais peut proposer des thématiques innovantes et un jeune chercheur proposer les mêmes vieilles ratiocinations, apparemment c’est l’habillage qui compte. A.-G. H. ne pourrait aujourd’hui poursuivre une carrière au

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CNRS où on demande des recherches pointues, dans des domaines restreints, qui durent peu et qui sont immédiatement rentables. Il faut aussi être « tendance » : le cognitif est actuellement bien vu, il est recommandé d’en fourrer partout. Quant aux publications, une réforme bien dans la ligne de la mondialisation et de la découverte éblouie de l’économie de marché a supprimé depuis 1996 les subventions aux éditeurs privés et transformé les Éditions du CNRS en CNRS-Éditions (coup de chapeau à l’anglomanie au passage…), société de droit privé qui se doit avant tout d’être rentable (la notion de service public et de l’obligation de la diffusion scientifique sont passées aux oubliettes). On ne s’étonnera donc pas d’y trouver des ouvrages comme Belles de Shanghai. Prostitution et sexualité en Chine aux XIXe-XXe siècles ou Le Dictionnaire des noms de cépages de France nettement plus affriolants – et plus vendables – que L’Évolution des tons en chinois archaïque.

23 Il faut noter aussi, toujours pour faire moderne, l’intérêt manifesté par le CNRS pour la médiatisation. Il tient bien plus compte de celle-ci que du sérieux des recherches, de leur finalité et de leur portée. Un chercheur qui a du bagout, qui passe à la télé (Apostrophes et autres Bouillons de culture) a beaucoup plus de chance d’être reconnu, honoré, médaillé que celui qui travaille dans son coin sur des langues à tradition orale peu connues. C’est ce qui explique, partiellement, sans la justifier, la reconnaissance tardive et posthume d’Haudricourt par l’institution, le reste devant être mis sur le compte d’un hiatus, plus grand qu’ailleurs, entre l’administration et les responsables scientifiques. Je n’irai pas jusqu’à dire que la lâcheté et l’incompétence sont les deux mamelles de l’administration française, mais le cloisonnement et l’absence de concertation sont des maladies congénitales des grands organismes d’État. Les déménagements successifs de la maison-mère permettent au CNRS de justifier la perte ou le désordre de ses archives (demandez une reconstitution de carrière et vous verrez), l’incapacité où il se trouve de retrouver au bout d’une dizaine d’années les précieux rapports d’activité qui mobilisent pendant plusieurs semaines l’énergie des chercheurs et qui sont la seule trace de leurs travaux s’il n’y a pas eu de publication. Quant aux médailles, s’il existe bien une brochure qui les recense avec pour chaque médaillé une courte biographie et la raison qui en a motivé l’attribution, celles-ci sont souvent fantaisistes et il est impossible d’y apporter la moindre correction une fois qu’elles ont été diffusées. C’est de cette grande fantaisie dont A.-G. H. a été au choix victime ou bénéficiaire. Un brin d’histoire ne sera pas inutile.

24 C’est le rôle des sections du Comité national de proposer des candidats méritants à certaines récompenses. C’est ainsi que je fus amené en 1990 à rédiger le texte que voici pour proposer la candidature d’A.-G. H. pour la médaille d’or du CNRS.

25 Rattaché lors de son entrée au CNRS à la section de botanique, André-Georges Haudricourt a achevé sa carrière à la section des sciences du langage. Ce parcours inhabituel montre bien qu’il transcende les barrières artificielles qui semblent établies à des fins plus administratives que scientifiques et sont plus gênantes qu’utiles quand on sait embrasser d’un seul regard des disciplines ne pouvant que s’enrichir l’une l’autre si on les surplombe d’assez haut. Ce souci de briser le cloisonnement entre les sciences n’était certainement pas présent au départ ; du moins toute sa vie de chercheur a-t-elle montré qu’en tâchant de concilier des inconciliables, on pouvait, si l’on disposait de solides connaissances dans des domaines variés, doublées d’une vision créatrice, proposer des solutions lumineuses et lancer de nouvelles pistes de recherche particulièrement fécondes.

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26 Né en 1911, il put, au cours d’une enfance paysanne, développer très tôt ses dons d’observateur. Son milieu familial semblait le prédestiner à des études d’agronomie qu’il entreprit dans un premier temps. Le hasard voulut qu’en dernière année, il choisit de passer un certificat de génétique, science à laquelle peu de personnes s’intéressaient alors en France. Lors d’une rencontre avec Marcel Mauss, car il avait commencé à s’intéresser à l’ethnologie, il lui fit part de son désir d’aller en Asie centrale chercher l’origine du blé. Nanti d’une mission en URSS, il rencontra Vavilov, spécialiste mondialement connu des plantes cultivées. C’est par ce biais qu’il prit conscience que l’histoire de l’agriculture était liée à l’histoire des langues et que les techniques agricoles ne pouvaient être envisagées en dehors de leur contexte social. Cette découverte le sensibilisa à l’intérêt que présentaient l’ethnologie et la linguistique, cette dernière vue d’abord sous l’angle très pratique de la phonétique distinctive, puis de l’évolution des changements phonétiques. Cette étude lui permit d’élucider un problème délicat d’histoire des techniques dont les résultats parurent dans un premier article sur l’histoire de l’attelage moderne (1936). Redécouvrant seul la démarche des phonologues, il obtint en 1939 de rejoindre la section de linguistique où il prépara une thèse sur les parlers gallo-romans, tellement novatrice pour l’époque qu’elle fut refusée…, mais publiée dix ans plus tard et rééditée en 1970 sous le titre d’Essai pour une histoire structurale du phonétisme français. En 1943 avaient paru L’Homme et les Plantes cultivées (réédité en 1987), admirable synthèse de ses premières enquêtes, où il jette les fondements de l’ethnobotanique, et en 1955 un maître-livre sur L’Homme et la Charrue.

27 Quelque peu déçu par ses premières tentatives universitaires, mais peu enclin au découragement, il perfectionna ses connaissances des langues d’Extrême-Orient, à la fois à cause de leur intérêt pour l’histoire des techniques et parce que…, dans ces langues à mots invariables, les évolutions phoniques n’étaient pas influencées par les alternances grammaticales. En 1948, il part pour l’Indochine et inaugure une longue série de travaux de tout premier ordre qui lui assurent immédiatement une réputation internationale, notamment sur la naissance des tons en chinois et en vietnamien, la reconstruction du thaï commun, le mon-khmer. On se reportera pour le détail à la bibliographie (plus de trois cents titres) figurant en tête des deux volumes qui lui furent offerts pour son soixantième anniversaire. Les éditeurs de l’ouvrage, quelque peu atterrés, durent multiplier par trois les dimensions initialement prévues pour pouvoir accueillir les articles qui lui étaient dédiés, rédigés par d’éminents spécialistes de la botanique, de l’ethnologie et de la linguistique, disciplines où il s’est pareillement illustré.

28 Si ce parcours brièvement rappelé, paraît sinueux au spécialiste monovalent, il a été pour Haudricourt l’occasion d’enrichissements successifs parce qu’il dominait suffisamment les disciplines pour qu’elles se fécondent mutuellement. Il a fait, en matière de langues, des découvertes fondamentales, transposant en linguistique ce qu’il avait appris en génétique, voyant dans les phénomènes de transphonologisation (changements phoniques qui conservent les traits distinctifs) l’équivalent de la translation d’un des chromosomes, n’hésitant pas à faire appel à la définition du lieu géométrique pour éclairer de délicats phénomènes inexpliqués existant à des frontières dialectales, ou à rapprocher la classification des manuscrits – qui se fait grâce à des innovations qui sont souvent des fautes – de la taxinomie zoologique où les animaux se rédupliquent avec quelques variantes au cours de l’évolution.

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29 L’ampleur de son expérience l’a amené à envisager toujours globalement le phénomène social, où une importance primordiale est accordée à la langue. Il a montré que c’est grâce à son expression linguistique qu’on peut savoir comment la société interprète, classe et agence la réalité pour la conformer aux modèles qu’elle s’est forgés pour assurer son équilibre. Dans chaque société, la langue entretient des rapports avec son milieu naturel et elle se modèle elle-même sur la réalité telle qu’elle est perçue par ses locuteurs. C’est là la vision d’un humaniste, décelant dans le phénomène social un tout indissociable dont l’étude doit se poursuivre nécessairement sur plusieurs plans et à plusieurs niveaux sur chaque plan. L’élucidation de l’ensemble, pour autant qu’on ne perde pas de vue le point de départ de la recherche, le tout dans lequel elle s’insère, et qu’on prenne en compte les disciplines connexes, constitue l’objet de l’ethnolinguistique dont Haudricourt est, sinon le créateur, du moins un des représentants les plus éminents et le principal artisan de son développement.

30 Sa pensée, quasi universelle dans le domaine des sciences humaines et sociales, constitue un tout remarquablement ordonné et dominé où l’interdisciplinarité s’organise en un ensemble dynamique. Elle a, au cours du temps, fécondé de très nombreux travaux. Plusieurs formations du CNRS et de l’Université, et de nombreux chercheurs des sciences humaines et naturelles se réclament de son enseignement.

31 J’écrivais en 1982 : « S’il y avait un prix Nobel de linguistique, Haudricourt le recevrait haut la main ». Peut-être le CNRS, dont la médaille d’or est de ce niveau, permettra-t-il de pallier son inexistence en honorant comme il le mérite ce savant de toute première grandeur ».

32 Les plus grands saints ne sont pas sur les autels, ni les meilleurs écrivains à l’Académie ; les augures n’étant pas favorables, non plus que les haruspices préposés à l’examen des candidatures, il n’y eut ni médaille d’or, ni même de médaille d’argent, mais comme il y a quand même une justice ou plutôt que la pression extérieure est telle qu’il faut bien un jour reconnaître et réparer ses oublis, sinon ses erreurs (feignons de croire que la médaille d’argent fut attribuée à Haudricourt « à titre posthume » – seul exemple jusqu’ici au CNRS –), il y a donc, depuis peu, sur le campus de Villejuif, un bâtiment qui porte son nom.

NOTES

Quelques aphorismes haudricourtiens

La généralisation des études produit une adolescence prolongée. La botanique à la Linné, c’est l’ethnobotanique des Européens. Faire de L’ethnoscience c’est faire le point des connaissances qu’une population déterminée a de son environnement, de son milieu. N’importe quel objet, si vous l’étudiez correctement, toute la société vient avec. La science, c’est l’exigence de la méthode ou alors ce n’est pas un travail scientifique. Ce qui est scientifique ce n’est pas le résultat, ce n’est pas la matière, c’est la méthode.

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J’ai besoin qu’une chose soit située non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Je dis souvent que le structuralisme, c’est l’application des règles d’Aristote pour le théâtre : unité d’action, unité de temps, unité de lieu, c’est l’essentiel. La structure c’est ce qui se passe dans le cerveau, il faut que ce soit simultané. L’excès d’objectivité qui se traduit entre autres par un recours de plus en plus exclusif à la machine est une idée absurde. Elle aboutit à la méthode américaine : plus c’est bête, plus c’est beau, parce que plus c’est bête plus ça ressemble à la machine et ce qui est beau c’est la machine. C’est précisément ce que disent les Américains : big is beautiful, mechanic is beautiful… Les chomskistes ne sont pas des linguistes, mais des fumistes. C’est un peu ce que prétend Chomsky en matière d’innéité : tous les gens parlent l’anglais inconsciemment, donc ils sont égaux. Quand on n’a pas encore atteint quatre-vingts ans, il est difficile de trouver des interlocuteurs compétents pour discuter, les gens ne vous ont pas encore lu. Ma façon de voir les choses, c’est essentiellement de ne pas comprendre les gens qui les voient autrement. L’inventaire des choses vivantes est plus urgent que l’inventaire des choses passées. Sauf cas particuliers (construction de barrage, aménagements urgents) l’archéologie n’a rien d’urgent, ce qui est grave, ce sont les choses vivantes qui disparaissent sans retour, cela vaut aussi bien pour les plantes, les animaux, les sociétés humaines que pour les langues. Je n’ai pas d’oreille, je n’ai jamais entendu un ton de ma vie, je n’ai jamais pu apprendre correctement une langue étrangère, je me console en me disant qu’il ne faut pas confondre le jardinier et le botaniste. Je suis surtout un visuel, je n’ai aucune peine à pénétrer un système et je travaille uniquement avec le raisonnement. *. . Cet article a été rédigé par Luc Bouquiaux, ce qui explique l’emploi de la première personne. La participation de Jacqueline M. C. Thomas fut toutefois essentielle dans la genèse de la rédaction. 1. . Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient 84, 1997, p. 7 à 30. 2. . La phonologie panchronique. Comment les sons changent dans les langues, Paris, PUF, coll. « Le Linguiste », 1978. 3. . Rappelons que nous avons créé en 1976 le LACITO (Laboratoire de Langues et Civilisations à Tradition Orale) du CNRS dans la ligne scientifique d’A.-G. H.

RÉSUMÉS

Retour sur la philosophie et l’itinéraire d’A.-G. Haudricourt à travers les particularités de son enfance, ses années de jeunesse et de formation, les aléas de son éducation.

A retrospective on the path and philosophy of A.-G. Haudricourt: the singularities of his childhood, youth and training years; the vagaries of his education.

Ein Rückblick auf die Philosophie und die Entwicklung von A.-G. Haudricourt anhand der Besonderheiten seiner Kindheit, seiner Jugendjahren und seiner Ausbildung, des Unvorsehbaren seiner Erziehung.

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AUTEURS

JACQUELINE M. C. THOMAS Jacqueline M. C. Thomas et Luc Bouquiaux sont D. R. honoraires au CNRS. Ethnolinguistes africanistes, ils ont créé le LACITO (laboratoire de « Langues et Civilisations à Tradition Orale ») dans la ligne scientifique d’André-Georges Haudricourt, c’est-à-dire dans une perspective pluridisciplinaire dont la linguistique est le pivot. Ils sont également à l’origine de la création de la SELAF (Société d’Études Linguistiques et Anthropologiques de France) qui a permis de publier plus de 400 volumes concernant essentiellement des langues non écrites d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie.

LUC BOUQUIAUX

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André-Georges Haudricourt et la phonologie : la phonologie panchronique en perspective A. G. Haudricourt and phonology: putting panchronic phonology in perspective A.-G. Haudricourt und die Phonologie: die panchronistische Phonologie

Jean-Claude Rivierre

1 L’ouvrage La Phonologie panchronique, signé en 1978 avec C. Hagège, a été le dernier livre de linguistique d’Haudricourt. On pourrait en conclure que la panchronie ne fut pour lui qu’une préoccupation tardive, suscitée par le besoin d’approfondir sa réflexion et de synthétiser ses recherches. En fait les prémices de ce livre figurent déjà dans deux articles qu’Haudricourt rédige avant la Guerre, alors qu’il a à peine plus de vingt-cinq ans. Le premier de ces deux articles intitulé « Quelques principes de phonologie historique » paraît dans les Travaux du Cercle Linguistique de Prague en 1939. Quant au deuxième, « Méthode pour obtenir des lois concrètes en linguistique générale », il est publié l’année suivante, en 1940, dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Il s’agit d’articles de jeunesse, mais Haudricourt tenait à ce qu’ils figurent en ouverture de Problèmes de phonologie diachronique (Haudricourt 1972), ouvrage dans lequel il a regroupé ses principaux articles de phonologie pour l’obtention de sa thèse.

2 On peut se demander pourquoi Haudricourt tenait à ces deux petits textes, pas spécialement originaux à première vue, qui semblent s’inscrire avec application dans le courant phonologique de son époque. Dans ces deux articles Haudricourt manie les notions de système phonologique, de faisceau de corrélations et de case vide. Il s’intéresse aux lois de l’évolution, parle des effets de différentes tendances : l’inertie, l’intégration des systèmes, le maintien des distinctions, etc.

3 En fait, il faut se rappeler que si la phonologie pragoise développe, durant les années trente, ses principaux concepts et sa doctrine, elle tarde à en tirer les conséquences sur le plan de l’histoire et de l’évolution phonique des langues. À cette époque les principales contributions de phonologie historique sont celles de Jakobson. En France, Martinet commence à défricher ce domaine et une chaire s’ouvre pour lui, à l’École

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Pratique des Hautes Études, en 1937. Il se trouve que c’est l’année où Haudricourt fait sa rencontre et suit son enseignement. Les deux articles d’Haudricourt témoigneraient donc de ses débuts en linguistique, dans le sillage et aux côtés de Martinet.

4 En réalité les choses ne sont pas si simples, et on le comprend à la lecture du livre Les Pieds sur terre, paru en 1987, où Haudricourt, en collaboration avec Pascal Dibie, retrace les principales étapes de sa vie et de sa pensée.

5 Nous montrerons qu’à cette époque, juste avant la Guerre, Haudricourt n’est pas seulement, loin s’en faut, un épigone de Martinet. Les deux articles cités reflètent un itinéraire beaucoup plus personnel qu’il n’y paraît ; il y affirme d’emblée son originalité, des préoccupations qui lui sont propres et, déjà, balise le chemin vers les études de panchronie.

Un agronome qui se mêle de linguistique

6 On peut d’abord noter qu’au détour de son deuxième article, « Méthode pour obtenir des lois concrètes en linguistique générale », Haudricourt déclare : « Je n’ai pas la prétention dans ce qui suit de réaliser ce programme qui ne peut être rempli que par un linguiste professionnel ». À cette époque, Haudricourt se présente comme un amateur qui se mêle de linguistique et il est bien vrai que si l’on consulte l’année 1940 de sa bibliographie, cet article, paru dans le BSLP, figure parmi une dizaine d’autres titres (des traductions, pour la plupart) parmi lesquels : « Les bases de la sélection de la pomme de terre », « Existe-t-il des hormones de tubérisation ? », « L’origine du maïs », « Contribution à l’étude du moteur humain », etc.

7 En effet, Haudricourt est d’abord agronome de formation ; il est sorti de l’Institut Agronomique à vingt ans, en 1931, puis il s’est tout de suite spécialisé en génétique des plantes. Outre qu’il connaît fort bien la botanique, il s’intéresse aussi à ce que Marcel Mauss englobe sous le nom de technologie : aussi bien les techniques du corps, les façons de porter, de se vêtir, que les outils et leur histoire. Dès 1936, il fait paraître dans la revue Les Annales un article remarqué sur l’origine de l’attelage. Sa curiosité l’entraîne dans de multiples directions et sa correspondance – celle notamment qu’il adresse à Marcel Mauss – contient aussi bien de vastes fresques sur l’histoire des sciences et des civilisations que des considérations très pointues de philologie romane.

8 En effet, les langues, les alphabets et les systèmes d’écriture l’intéressent depuis toujours. Avant de passer son bac, il a déjà lu Meillet pour comprendre les particularités de la langue russe. Son premier article, consacré à l’histoire de l’attelage, s’appuie sur une documentation qui lui permet, à partir de l’histoire phonétique des mots, de repérer les emprunts de vocabulaire, de dater les contacts, d’élucider l’histoire de cette technique sur laquelle on a peu de textes.

9 En 1934 et 1935, il est à Leningrad, dans le laboratoire de Vavilov, pour étudier les méthodes de la génétique appliquée à la culture des plantes. Pour les besoins de sa mission, il visite aussi les régions asiatiques de l’URSS ; il en profite alors pour étudier les langues, n’omet jamais de noter phonétiquement le nom des plantes qu’il recueille, même au Caucase et quand bien même ses interlocuteurs parlent un dialecte tcherkesse très compliqué. Sur le géorgien il écrit ces lignes qui montrent qu’à 24 ans il ne s’en laisse pas conter en linguistique : En me reposant ici, je me renseigne sur la langue géorgienne ; elle est très intéressante, surtout pour comprendre comment on peut se tromper à son sujet. Il

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y a une foule de coïncidences qui peuvent donner le vertige à quelqu’un qui ne connaît pas très bien les bases de la linguistique moderne et le calcul des probabilités. Par exemple l’accusatif en -m, le pluriel en -eb (cas obliques pluriels, latin -ibus) les prépositions se suffixent... D’après la morphologie on a la première impression de se trouver devant un proche parent de l’ancêtre de l’indo-européen. Au contraire après réflexion on voit que c’est une langue située pendant des millénaires sur le même substrat phonique, de sorte que l’analogie l’emportant de beaucoup sur les changements phonétiques a dû effacer beaucoup de traces du passé. (Haudricourt & Dibie 1987, p. 43.)

10 Durant toute cette décennie des années trente, Haudricourt passe donc en permanence des sciences exactes aux sciences humaines, que ce soit pendant ses études supérieures, ses voyages, ou bien dans ses lettres et ses articles. Dès sa sortie de l’Agro, alors qu’il est encore en spécialisation de phytopathologie et de génétique, il suit des cours d’anthropologie physique, puis de géographie et d’ethnologie à la Sorbonne.

11 Lors de ces rencontres avec ces maîtres s’établissent des relations fortes, d’admiration mais parfois aussi de rejet, qui ne font qu’accroître encore son effervescence intellectuelle. En génétique, en histoire, en ethnologie il a ses idoles..., mais il a aussi ses têtes de Turc. Et c’est exactement ce qui se passe lorsqu’il fait de la linguistique.

L’enseignement de Grammont

12 Côté idoles, on trouve bien entendu Antoine Meillet, mais Haudricourt se déclare trop intimidé pour fréquenter le Collège de France où Meillet donne son enseignement.

13 Par contre, entre 1932 et 1934, il suit assidûment les cours de phonétique de Pierre Fouché, lui-même disciple de Grammont. Or c’est justement en 1933 que Maurice Grammont publie son imposant Traité de phonétique. Pour Grammont, qui a une conception un peu impérialiste de sa discipline, la description des sons n’est qu’une sorte de préambule à l’étude de l’évolution phonétique des langues et la partie la plus importante de son Traité s’intitule « La phonétique évolutive ou phonétique proprement dite ». Or Haudricourt est autant captivé par la phonétique articulatoire que par l’histoire des langues et il tient à obtenir le Certificat de phonétique ; malheureusement les choses ne tardent pas à se gâter entre lui et ses maîtres en phonétique.

14 Grammont s’est en effet rendu célèbre par l’étude et le classement des changements dits « conditionnés », déterminés par un segment voisin de la chaîne parlée. Le Traité de phonétique contient donc de longs développements sur l’assimilation, la différenciation, la dilation, etc. Tous les autres changements, ceux que les néo-grammairiens considèrent comme inconditionnés, Grammont les appelle des changements « indépendants », qui surviennent sans que les phonèmes du voisinage « y soient pour rien », pour reprendre son expression.

15 Bien que son enseignement soit parfois entrecoupé de professions de foi d’inspiration structuraliste, Grammont s’en tient comme les néo-grammairiens à l’évocation de vagues « tendances évolutives contractées par les langues au cours de leur histoire. » Les changements sont des phénomènes « purement physiologiques » et la phonétique se doit de les expliquer en décrivant minutieusement les mouvements des organes phonateurs qui les accompagnent, ce qui évidemment ne constitue qu’une sorte de paraphrase où interviennent des « causes fermantes », des « causes ouvrantes », « différenciantes », etc.

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16 Pour expliquer les mutations du germanique, Grammont soutient que « les Germains, par suite d’influences diverses [...] et après le consolidement héréditaire de nombreuses générations, se trouvèrent avoir leurs organes émetteurs de sons tenus dans telle attitude qu’il leur fut impossible de faire commencer les vibrations glottales avant l’explosion d’une douce ou immédiatement après l’explosion d’une forte », d’où le passage de [d] à [t] et de [t] à [th] (Grammont 1933, p. 167).

17 Cet enseignement est dispensé avec autorité et le style dans lequel est rédigé le Traité n’invite guère à la contradiction : « Qu’il suffise de dire, écrit Grammont, que la phonétique ne paraît plus guère aujourd’hui avoir de mystères ; il reste beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à trouver, mais ce sont des détails. »

L’article de 1939 (à bas Grammont !)

18 C’est contre cet enseignement, qu’il juge mandarinal et quelque peu obscurantiste, qu’Haudricourt finit, deux ans plus tard, par rédiger une note à l’intention de Marcel Cohen. Et c’est cette note qui deviendra l’article de 1939, le premier texte d’Haudricourt en linguistique.

19 On est en 1936, après le voyage en URSS. Gravement malade, Haudricourt séjourne dans un sanatorium d’où il ne sortira qu’un an et demi plus tard. Il rédige ses idées et théories sur les sujets qui l’intéressent, puis il envoie ses différents pensums à ses différents maîtres.

20 Voici ce qu’il dit de cette note consacrée à la phonétique, dans une lettre datée de février 1937 : En ce qui concerne la phonétique, j’y suis dans une position pire qu’en biologie. La note que j’ai confiée à Marcel Cohen tend à démontrer que les « phonéticiens français » (M. Grammont, P. Fouché, etc.) sont une bande de perroquets qui parlent pour ne rien dire ; or vous savez que je suis résolu à ne pas attaquer les gens en place tant que je n’aurai pas de situation stable. Enfin, circonstance aggravante, j’ai été recalé deux fois à l’écrit du Certificat de phonétique, je n’ai donc aucune espèce d’autorité en la matière et suis dépourvu de tout diplôme. M. Cohen peut l’utiliser comme bon lui semble, et même la publier pourvu que je n’y sois pas nommé.

21 Après cette lettre qui est reproduite dans Les Pieds sur terre, Haudricourt ajoute : « Marcel Cohen jugea mon article recevable et le fit paraître sous le titre « Quelques principes de phonologie historique » dans les Travaux du Cercle Linguistique de Prague, juste avant que les Allemands n’envahissent la Tchécoslovaquie, si bien que je n’ai su qu’il avait été publié qu’après la guerre. » (Haudricourt & Dibie 1987, p. 72.)

22 Ainsi cet article de 1939, qu’on prend maintenant pour un article assez sagement structuraliste, se veut plutôt à l’origine un texte vengeur. Il émane d’un étudiant plusieurs fois recalé à l’examen qui, au moment où il commence à le rédiger sous forme d’une « note », ignore encore tout de Martinet et de la phonologie pragoise. À sa lecture son correspondant Marcel Cohen lui révèle bien sûr qu’il fait de la phonologie sans le savoir ; il lui procure quelques revues, lui parle de Troubetzkoy, de Martinet et l’incite à reprendre son texte pour qu’il soit linguistiquement à jour, par sa terminologie et par ses références. Le texte paraît ainsi avec des références à Martinet et à Grammont, lequel peut s’étonner qu’un étudiant lui fasse la leçon dans un domaine qu’il considère comme sa spécialité. La « leçon » est assortie de règles un peu scolaires du genre :

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« Règle 1 – Un phonème isolé d’une langue, s’il n’est pas trop fréquent, viendra occuper la case vide la plus proche », etc.

L’article de 1940 : vers des lois en linguistique générale

23 Cependant, on vient de le voir, Haudricourt ne sait pas que son texte est publié, alors... il récidive ! On peut dire même qu’il aggrave son cas puisque, dans le deuxième article qui paraît en 1940, il est question, dès l’introduction, d’établir des lois en linguistique, « valables pour toutes les langues et pour toutes les époques ». Le linguiste doit en effet rechercher « des lois concrètes », s’appliquant à des faits précis d’évolution, dans le cadre de ce structuralisme dont Haudricourt se réclame une seconde fois.

24 Exemple de ce que pourrait être une « loi concrète » :

25 « Dans toute langue et à toute époque, st- initial de mot devient : voyelle + st- lorsque les conditions suivantes sont réalisées ». Suit l’énumération des conditions prosodiques, syllabiques, de fréquence et de distribution qui sont nécessaires pour que ce fait particulier se réalise. Pour les besoins de sa démonstration, Haudricourt prend des exemples dans les différents groupes de la famille indo-européenne, mais aussi en turc et en hongrois. Puis il ajoute : « Cette tentative montre comment on peut essayer empiriquement d’établir les conditions d’un phénomène en cherchant ce qu’il y a de commun dans chaque état de langue où le phénomène se produit. »

26 Son article se conclut enfin par ces quelques lignes : « C’est seulement par la recherche et la vérification des lois générales que l’on pourra distinguer les changements qui ont leurs causes dans la structure même de la langue et ceux qui ont des causes extérieures au système de la langue ».

27 Donc, en récapitulant, durant toutes ces années trente Haudricourt est d’abord un généticien spécialiste des plantes cultivées qui fait des incursions brillantes dans différents domaines des sciences humaines. En linguistique, ses critiques contre l’enseignement de Grammont l’amènent à élaborer, seul dans son coin, ce qu’il appelle des « principes rationnels » permettant de comprendre le fonctionnement et l’évolution des langues, principes tout à fait proches de ceux que proposent au même moment les tenants de la phonologie pragoise. C’est en 1937, auprès de Martinet et de Cohen, qu’il prend connaissance des concepts et de la terminologie de cette école dont les méthodes sont appliquées surtout à la description et, dans une moindre mesure, à l’explication de l’histoire des langues. Mais, comme nous venons de le voir, dès cette époque Haudricourt pour ainsi dire saute les étapes et engage la recherche vers les universaux de la diachronie.

Génétique et linguistique

28 On ne s’étonnera pas que sa culture et sa pratique des sciences exactes l’amènent à critiquer ce que les linguistes de son époque appellent des « lois ». On sait que ces « lois » présentées comme « absolues » ou « ne supportant aucune infraction », comme dit M. Grammont, ne désignent en fait que des régularités de changement en un lieu et une époque déterminés. Ne peut-on pas, demande Haudricourt, faire de la linguistique une « science normale », comportant de véritables lois et capable même de faire des prédictions sur le changement ? C’est certainement son ambition en cette époque où le fascinent les avancées de la génétique et les idées de Vavilov dont il a été en Russie un proche collaborateur, qu’il traduit et dont il diffuse les théories.

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29 Or Vavilov est précisément le savant qui, en génétique, théorise les changements indépendants et parallèles, explique pourquoi, en des lieux très éloignés les uns des autres, surgissent les mêmes variétés d’une espèce particulière, appliquant avec succès le précepte : « établir les conditions d’un phénomène en cherchant ce qu’il y a de commun dans chaque état où se produit ce phénomène ». Mieux encore : Vavilov démontre l’homologie des variations entre espèces voisines ou entre genres voisins, ce qui lui permet de prédire l’existence de variétés de céréales non encore recensées et même le type d’écosystèmes où on a toutes chances de les trouver. Et on les découvre effectivement !

30 Bref, entre les résultats de la génétique et ceux de la linguistique, l’écart reste considérable et Haudricourt dissimule mal son impatience devant le manque d’audace et de rigueur dont les linguistes font preuve. D’autant qu’avec la théorie phonologique naissante, la linguistique dispose d’outils nouveaux pour repenser d’anciens problèmes. Après tout, les développements indépendants – parallèles à l’intérieur d’une même famille, ou homologues entre familles diverses – existent aussi en linguistique et ne demandent qu’à être théorisés.

Un programme de recherche

31 Ces deux articles de jeunesse constituent donc un véritable « programme » comme le dit explicitement Haudricourt, puisqu’ils posent tout à la fois :

32 – des objectifs : il s’agit de chercher à établir des lois panchroniques,

33 – des principes d’évolution, tels que la tendance à l’harmonie des systèmes, la conservation des oppositions utiles, etc.,

34 – enfin quelques règles de méthode, dont la suivante : « Il faut se fonder, pour établir ces lois, sur les dialectes actuels dont on connaît la phonétique, la phonologie et la morphologie, et confronter les résultats avec ce que l’on sait de l’histoire des langues mortes » (Haudricourt 1972, p. 51). Bref, il s’agit de vérifier que les changements récents, observables dans les dialectes actuels, permettent de comprendre des changements bien plus anciens.

35 Haudricourt semble destiner ce programme aux linguistes professionnels et ne pense certainement pas le remplir puisque c’est précisément vers cette époque, en 1939, qu’il est recruté au CNRS, mais comme botaniste, affecté au Laboratoire d’agronomie coloniale du Muséum.

36 Et pourtant maintenant, à considérer sa carrière rétrospectivement, elle semble s’ordonner en vue de réaliser ce programme. En effet on peut dire, en gros, que les années quarante vont être pour lui la période des langues romanes, avec déjà des incursions vers l’Indochine ; les années cinquante sont la décennie des langues d’Extrême-Orient ; les années soixante la décennie des langues océaniennes. C’est enfin au cours des années soixante-dix qu’il fait paraître, en collaboration avec Claude Hagège, La Phonologie panchronique, sous-titrée « Comment les sons changent dans les langues ».

37 Bien sûr, cette vue panoramique de sa carrière est schématique, ce découpage chronologique de ses activités est arbitraire puisque Haudricourt n’abandonne jamais vraiment un sujet qui l’intéresse, puisqu’il confronte les différentes familles qu’il

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étudie, pratique bien sûr l’approche pluridisciplinaire, publie aussi, pendant toute cette période, plusieurs ouvrages spécialisés en botanique et en technologie.

Du Muséum à l’École Française d’Extrême-Orient

38 Nous ne ferons qu’évoquer rapidement les circonstances qui l’amènent d’abord à réorienter sa carrière, à passer de la génétique appliquée à la linguistique, puis, dans un second temps, à quitter la linguistique romane pour enfin trouver sa voie dans l’étude des langues d’Extrême-Orient et de l’Océanie.

39 Alors qu’au Muséum, il voudrait faire des expériences, cultiver les plantes et les croiser, il doit se contenter de travailler sur des herbiers, dans un environnement scientifique et matériel médiocre. Lorsque, juste après la Guerre, on lui impose un parrain de recherche ignare en génétique, la coupe est pleine. Il change de commission et trouve refuge chez les linguistes. Malheureusement, on signifie à ce transfuge dépourvu de diplôme, qu’il doit confirmer sa vocation et ses talents dans cette spécialité.

40 Il entreprend donc, sous la direction de Martinet, un diplôme de l’École Pratique des Hautes Études. Par goût de convaincre les contradicteurs, ou par provocation, imprudemment en tout cas, il choisit de faire son diplôme sur les parlers gallo-romans. Entre 1945 et 1947, il analyse, classe les patois français et présente une explication structurale de leur histoire. La partie historique de ce travail constitue l’ouvrage de référence connu maintenant sous le titre Essai pour une histoire structurale du phonétisme français, publié en collaboration avec Alphonse Juilland. L’ensemble de ce travail, synchronique et diachronique, qui devrait lui valoir le diplôme de l’EPHE, c’est-à-dire l’équivalent de la licence, est tout simplement refusé par son jury, Albert Dauzat et Mario Roques. Le jury salue l’ingéniosité du travail, mais lui dénie toute solidité et ne voit pas « l’utilité scientifique de la voie qui est ouverte. »

41 Comme si cela ne suffisait pas, la commission du CNRS n’accepte de le voir continuer ses recherches qu’en dehors du domaine européen. C’est ainsi que dès 1948, on le retrouve à Hanoï, détaché à l’École Française d’Extrême-Orient, mis à distance des spécialistes qui s’opposent à ses orientations mais à pied d’œuvre pour entreprendre ce qui l’intéresse. Il s’engage dans le travail de reconstruction de différentes familles de langues : karen, thaï, chinois, miao-yao. Comme dans les sciences de la nature, il fait des hypothèses et peut parfois les vérifier : certains proto-phonèmes qu’il reconstruit par déduction, en thaï ou en karen, sont découverts ensuite, attestés dans des dialectes archaïques.

Transphonologisations et universaux dans les langues d’Extrême-Orient

42 Mais surtout, la diversité des familles de langues présentes dans le sud-est asiatique va lui permettre de se consacrer aux universaux de la diachronie.

43 En effet, les évolutions de systèmes ou de portions de systèmes phonologiques, attestées dans un grand nombre de ces langues et de ces familles, peuvent selon lui être systématisées, classées de manière à ce que se dégagent sinon des lois, du moins des régularités, exprimant, par exemple pour une corrélation donnée, le cours normal et attendu de l’évolution. Étant bien entendu que pour des raisons diverses, où interfèrent des faits d’ordre social et historique, ce cours normal et attendu n’est pas un cours inéluctable.

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44 Dans cette quête d’universaux, ou de quasi-universaux, sont étudiées de façon privilégiée ce que Jakobson appelle les transphonologisations. En effet, principe fondamental qui guide l’évolution des langues, les distinctions phoniques importantes par leur rôle dans le lexique et la grammaire tendent à se maintenir. Lors de l’évolution interviennent donc des réaménagements qui préservent l’opposition de rendement élevé « par déplacement d’un des deux termes, ou de l’opposition entière, un trait pertinent continuant, de toute manière, à distinguer ces termes » (Hagège & Haudricourt 1978, p. 75).

45 Ainsi, dans la corrélation qui oppose des consonnes douces sonores à des occlusives sourdes, l’étude des langues d’Extrême-Orient permet de dégager :

46 – un type d’évolution dit « germanique », bien connu en Occident, mais limité ici à quelques langues mon-khmer : les sourdes se renforcent, deviennent des aspirées, cependant que les sonores douces perdent leur sonorité,

47 – un autre type d’évolution voit au contraire les sonores se confondre avec les sourdes ; mais l’assourdissement des consonnes sonores est compensé par une nouvelle série de voyelles ou, s’il s’agit de langues tonales, par le dédoublement des tons, de sorte que les distinctions restent partout maintenues.

48 Autre corrélation : celle qui oppose des fortes glottalisées sonores aux sonores simples. Là encore, l’examen de leur évolution montre qu’elles ne se confondent pas et, comme l’écrit Haudricourt, « la présence d’occlusives sonores à attaque dure, c’est-à-dire fortes au point de vue laryngal, contribue à faire relâcher l’articulation laryngale des sonores ordinaires, c’est-à-dire à les assourdir. » (Haudricourt 1972, p. 129-130). L’opposition sonore glottalisée/sonore simple est donc régulièrement transphonologisée en une opposition sonore simple/consonne sourde.

49 Ces régularités tirent leur valeur d’universal, ou de quasi-universal, du fait qu’on les observe dans un grand nombre de langues relevant de familles diverses et Haudricourt expose ces faits, ainsi que bien d’autres, dans une série d’articles restés célèbres parmi lesquels « Les consonnes préglottalisées en Indochine » paru en 1951, « De l’origine des tons en vietnamien » paru en 1954, « Bipartition et tripartition des systèmes de tons dans quelques langues d’Extrême-Orient » (1961), etc.

50 Ces types d’évolution permettent parfois de suivre sur une longue période, pour une corrélation donnée, à la fois d’où elle tire son origine et ce à quoi, par transphonologisation, elle donne naissance.

51 Toujours par référence aux sciences exactes, Haudricourt écrit : De même qu’en physique le principe de la conservation de l’énergie suppose qu’une énergie observée actuellement provient d’une énergie antérieure, de même qu’en biologie tout être vivant provient d’un être vivant antérieur, de même en linguistique, toute différence phonique significative doit remonter à une différence phonique précédente. (Haudricourt 1972, p. 17-18.)

52 C’est dire que les tons des langues d’Extrême-Orient ne sont pas des créations artificielles ou ne sortent pas de la nuit des temps, comme Maspero le pensait, « ils sont le produit du changement de certaines consonnes ».

53 Le linguiste est donc en position d’apprendre de manière tout empirique, auprès des langues, selon quelles lois elles se transforment. Il lui incombe de vérifier ces lois, de les

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tester, bref d’importer dans une famille de langues quelconque des principes d’explication trouvés ailleurs, pour voir si là aussi ils sont opératoires.

Applications à l’indo-européen

54 C’est précisément ce qu’Haudricourt fait dès ses premiers travaux en Indochine, en revenant, on pourrait dire clandestinement, sur le domaine indo-européen d’où on s’efforce de l’éloigner. Il est d’accord, bien sûr, quand Jakobson déclare : « [...] les théories qui opèrent avec les trois phonèmes /t/ - /d/ - /dh/ en proto-indo-européen doivent reconsidérer le problème de leur essence phonologique » ; en effet, un tel système paraît suspect d’un strict point de vue typologique. Mais Haudricourt essaie d’aller plus loin et, dans les Mélanges linguistiques offerts à Émile Benveniste, il nous explique : En 1948, à Hanoï, lorsque je pris connaissance de la différence entre occlusives sonores et occlusives préglottalisées [...] et de l’importance de cette distinction dans les mutations consonantiques, je voulus l’appliquer pour résoudre le paradoxe phonologique des restitutions indo-européennes, mais au lieu de considérer seulement la typologie statique [...] comme le fait Jakobson [...], je considérais la typologie dynamique : les possibilités d’évolution. En définitive, j’arrivai à considérer l’arménien classique, dans sa prononciation orientale : /th/ – /t’/ – /d/ comme représentant le stade proto-indo-européen ; Jules Bloch, à qui je communiquai ce résultat, l’envoya à J. Kurylowicz qui le réfuta en concluant : « Il nous semble que dans un domaine aussi minutieusement labouré comme l’indo- européen, seul un groupement inattendu de faits particuliers pourrait pousser les linguistes à revenir sur les opinions courantes. Or je pense, au contraire, comme Jakobson, que ce sont les faits généraux (les universaux) qui doivent commander l’interprétation des faits particuliers. Et il ajoute : Quels sont les faits d’évolution phonique (les universaux diachroniques) que nous enseignent les langues d’Extrême-Orient ? (Haudricourt 1975).

55 Et dans cet article consacré aux langues indo-européennes, on trouve d’abord un exposé, assez dense, sur les langues d’Extrême-Orient. Puis il en tire quelques universaux qui invitent à restituer pour le stade indo-européen une opposition t’/d (et non une opposition d/dh). Et d’ajouter comme argument supplémentaire, en référence à la typologie statique : Beaucoup de phonéticiens et de linguistes ne se sont pas rendu compte que la majorité des langues à trois séries d’occlusives actuellement attestées comportent une série glottalisée, en Éthiopie, au Caucase ou dans les langues indiennes de l’ouest de l’Amérique du Nord.

Application à l’aire océanienne

56 Dans l’aire océanienne, Haudricourt délaisse les problèmes de classification des langues en groupes et en sous-groupes qui mobilisent toute l’énergie des spécialistes. Ce qui l’intéresse, ce sont les « Variations parallèles en mélanésien », titre d’un de ses articles consacré aux évolutions parallèles des ordres consonantiques. C’est le devenir, vérifié maintes fois, d’un système proto-océanien à trois séries, construit sur une opposition graduelle de la nasalité (nasale/semi-nasale/orale). Dans un tel système l’opposition semi-nasale/orale perdure régulièrement en tant qu’opposition consonne orale/ spirante. Quant aux nasales, les conditions panchroniques de leur évolution

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apparaissent lorsque les faits calédoniens sont rapprochés d’exemples amérindiens ou asiatiques.

57 Autre curiosité néo-calédonienne : l’évolution de consonnes postnasalisées dont le devenir éclaire certaines correspondances bien énigmatiques attestées dans les langues thaïes. Sur ces différents sujets, on consultera Problèmes de phonologie diachronique (1972) où figurent ses principaux articles consacrés aux langues d’Océanie.

Les facteurs externes

58 Ce serait une erreur cependant de penser qu’Haudricourt fait de ces régularités panchroniques l’objet exclusif de ses recherches. La façon dont le changement est orienté, infléchi, par le contact et par le bilinguisme l’amène à exposer aussi de nombreux cas déviants, si l’on peut dire, dont la complexité prend sens par référence aux conditions sociales et historiques. En voici deux exemples qu’il aimait bien citer, et que nous rappelons schématiquement ici :

59 – On constate que les préglottalisées du vietnamien se changent en consonnes nasales, c’est-à-dire qu’elles disparaissent en tant que telles. Mais cette évolution se produit quand les lettrés parlant le viet se trouvent sous l’influence, ou la domination, de l’occupant chinois qui ignore (on pourrait dire qui méprise) les préglottalisées.

60 Corrélativement, les consonnes sourdes viendront redonner ces préglottalisées qui existaient toujours dans les dialectes montagnards ; mais il s’agit ici d’une deuxième phase qui a valeur d’affirmation identitaire et n’aboutit qu’après l’indépendance, aux alentours du XIIe siècle... (Hagège et Haudricourt 1978, p. 153-154.)

61 Autre exemple : l’évolution de l’opposition consonne géminée/consonne simple dans le domaine francien. Elle combine tout à la fois le modèle celtique (la lénition des consonnes simples) et le modèle germanique : l’opposition quantitative est reportée sur la voyelle précédente (« pendant que VCC devient VC, VC devient VVC »), puisqu’en effet le superstrat de ces dialectes est germanique, avec des voyelles longues et brèves. Dans le dialecte toscan, en revanche, la transphonologisation ne va pas jusqu’à son terme ; les géminées tardent à se simplifier sous l’influence de parlers voisins méridionaux qui ont aussi des géminées (Haudricourt 1970b).

62 Enfin, bien sûr, dans bien des cas, les oppositions utiles ne se maintiennent pas et là encore, il faut examiner ces faits à la lumière de la sociologie et de l’histoire. Dans La Phonologie panchronique, Hagège et Haudricourt renvoient par exemple aux confusions de sourdes et de sonores en castillan, telles qu’elles sont exposées de façon convaincante par Martinet, qui les met en relation avec le substrat basque.

63 Si la panchronie a donc un intérêt, c’est bien parce que, comme l’écrit en 1940 le jeune chercheur en génétique des plantes, elle doit permettre de « distinguer les changements qui ont leurs causes dans la structure même de la langue et ceux qui ont des causes extérieures au système de la langue. »

64 Lorsqu’au début des années soixante-dix Haudricourt se voit reprocher de ne pas avoir de thèse, il regroupe quelques articles et, en guise de résumé de son œuvre, il se contente de l’approximation suivante : « Le principe directeur de mes recherches a été de substituer au classement formel de Grammont un classement plus fonctionnel, entre les changements qui conservent les distinctions utiles et les changements qui les suppriment » (Haudricourt 1972, p. 17). Il n’en écrit guère plus, mais cette fois sa thèse

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n’est pas refusée par le jury... Ceci pour rappeler qu’Haudricourt s’exprime souvent de manière bien elliptique, qu’il n’est pas facile à lire, mais que son œuvre vaut d’être revisitée.

BIBLIOGRAPHIE

Références bibliographiques

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A.-G. HAUDRICOURT, Problèmes de phonologie diachronique, Paris, SELAF (« Langues et Civilisations à Tradition Orale » 1), 1972, 384 p. [rééd. d’articles parus dans différentes revues françaises et étrangères].

A.-G. HAUDRICOURT, « La linguistique panchronique nécessaire à la linguistique comparée, science auxiliaire de la diachronie sociologique et ethnographique », Ethnies 3, 1973, p. 23-26.

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A.-G. HAUDRICOURT en coll. avec C. HAGÈGE, La Phonologie panchronique. Comment les sons changent dans les langues, Paris, PUF (coll. « Le Linguiste »), 1978. A.-G. HAUDRICOURT en coll. avec P. DIBIE, Les Pieds sur terre, Paris, Éditions A.-M. Métailié (coll. « Traversées »), 1987, 196 p. [bibliographie thématique]. A.-G. HAUDRICOURT, La Technologie, science humaine. Recherches d’histoire et d’ethnologie des techniques, préface de F. Sigaut, bibliographie par M.-C. Mahias, Paris, Éditions de la MSH, [rééd. d’articles], 1988, 343 p. A. MARTINET, Économie des changements phonétiques, Berne, Francke, 1955.

RÉSUMÉS

Haudricourt n’est pas seulement, loin s’en faut, un épigone de Martinet. Son itinéraire de linguiste est beaucoup plus personnel qu’il n’y paraît. Ses préoccupations qui lui sont propres depuis la fin des années 1930 balise déjà le chemin vers les études de panchronie qu’il développera par la suite.

Haudricourt was far from just an epigone of Martinet. His journey as a linguist was much more peculiar than might be assumed at first glance. His unique preoccupations from as early as the late thirties paved the way to the panchrony studies he later developed.

Haudricourt ist bei weitem nicht nur ein Epigon von Martinet. Seine Entwicklung als Linguist ist viel persönlicher als es zuerst scheint. Was ihn seit dem Ende der dreissiger Jahren beschäftigt, weist schon den Weg zu den Studien der Panchronie, die er später entwickeln wird.

AUTEUR

JEAN-CLAUDE RIVIERRE Jean-Claude Rivierre est linguiste et spécialiste des langues kanaks. Il a étudié les langues tonales parlées dans le centre et l’extrême-sud de la Grande Terre et a poursuivi, en collaboration avec Françoise Ozanne-Rivierre, les travaux de linguistique comparée initiés par Haudricourt sur cette aire de la Mélanésie du sud. Il s’est également consacré, en collaboration avec Alban Bensa, à la collecte et à l’analyse des différents genres littéraires traditionnels kanaks.

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Les fleurs, les langues et Haudricourt ou les sirènes du cœur et la discipline de la raison Flowers, languages and Haudricourt, or: the sirens of the hearts and the rule of reason Haudricourt, die Blumen und die Sprachen oder ...des Herzens Gesang der Sirenen und die Disziplin der Vernunft

Claude Hagège

1 Ceux qui ont lu André-Georges Haudricourt, et davantage encore ceux qui l’ont entendu, n’ont pu manquer de noter que chez lui comme chez d’autres esprits d’une hauteur comparable, la récurrence de certains thèmes rend plus surprenante la place mineure de certains autres. Haudricourt ne s’intéressait pas autant aux arts qu’au monde des espèces naturelles. Mais il était aussi habité d’une intense curiosité à l’égard d’objets naturels qui sont en même temps, comme les arts, des productions humaines, à savoir les langues, et singulièrement deux de leurs aspects les plus étonnants : les sons qu’elles prennent pour support matériel des sens, et les mots dont l’histoire façonne les mille avatars. C’est sur ces points que je voudrais apporter un petit témoignage, avec l’espoir qu’il contribuera à éclairer un peu certaines zones d’ombre d’une personnalité d’homme et de savant que n’ont connue, tant il se souciait peu de notoriété, qu’un nombre très restreint de ses contemporains… malheureusement pour les autres.

Haudricourt et les arts

2 Haudricourt, chez qui l’on décelait vite l’ethnologue autant que le botaniste et le linguiste, était loin d’être indifférent aux artéfacts. Mais ce qui l’intéressait, c’étaient les outils que l’homme forge pour améliorer ses conditions de vie. En revanche, les créations artistiques qui ne paraissent pas avoir d’autre finalité qu’elles-mêmes sollicitaient modérément son intérêt. C’est pourquoi les musées de peinture, contrairement à ceux d’objets qui servent dans la vie quotidienne de l’homme, n’étaient guère pour Haudricourt des lieux de culte ni de fréquentation assidue, bien qu’il fût

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loin de les ignorer, et qu’il y invitât à l’occasion ses amis. La recherche de ce qui est derrière les choses, faite au moyen d’une représentation picturale ou sculpturale qui les mime en les trahissant, ou peut-être en les transcendant, ne correspondait que partiellement à ses goûts. Elle ne correspondait pas davantage à sa tournure d’esprit, tout comme, en homme d’observation aiguë, il ne pouvait admettre qu’on dise qu’« il n’y a de science que du caché », ainsi que l’enseignait Gustave Guillaume, dont il se gaussait sans nuance, et que le reprenait en écho Émile Benveniste, qu’il ne lisait guère 1. À propos de l’architecture, certains déclarent qu’ils l’ont entendu exprimer des paroles d’attention, ou même d’admiration, sur les châteaux de tous les âges dont la France est couverte ou sur ce que ses édifices religieux et profanes offrent à profusion de voûtes romanes, d’arcs gothiques ou de volutes classiques. Il donnait à entendre, de temps en temps, quelques remarques de son inénarrable bon sens, sur la finalité pratique de telle ou telle partie des façades ouvragées de tant de magnifiques immeubles parisiens : l’art comme fonction instrumentale, en somme, et non comme décoration gratuite de l’existence. Quant à la musique, qui illumine tant de vies, je crois pouvoir dire que, selon toute apparence, seules l’opérette et la chanson, à l’exclusion du bel canto et de la musique instrumentale et romantique, éclairaient cette vie-là, celle d’un chercheur célibataire, auquel ne manquaient pas, pourtant, les moments de disponibilité.

3 Les arts s’enseignent, davantage peut-être qu’ils ne se découvrent, et il est probable qu’aucun d’entre eux n’habitait régulièrement la demeure du père agriculteur, qu’intéressaient surtout ses terres, et qui sut y intéresser son fils. Ainsi, alors même que plus tard le savant devait investir tant d’énergie et de curiosité dans l’étude des comportements, surtout linguistiques, l’enfance et l’adolescence d’Haudricourt ne se sont pas alimentées à cette forme spécifique de comportement que révèlent certains des produits artistiques de l’anxiété humaine, dont le halètement indéfini traverse obstinément les millénaires, et où son engagement politique d’adulte ne l’a pas conduit à voir autre chose, si j’en crois des allusions saisies en vol au cours de nos entretiens, que des marques de la domination des classes possédantes, soit que les artistes en fussent issus, soit qu’ils les servissent.

4 Le concept, et les œuvres, de beauté n’avaient ainsi qu’une place réduite, bien que non nulle, dans la vie d’Haudricourt. Et cela non pas parce que sa pensée, profondément relativiste comme toute saine pensée, le retenait de croire à une beauté absolue. Car il n’était qu’à peine plus sensible aux œuvres purement artistiques des cultures qui l’attiraient, comme celles de l’Extrême-Orient. En fait, sans plan concerté, il investissait ailleurs sa capacité d’émotion. Cet ailleurs, ce fut d’abord la nature, et en particulier les espèces vivantes, et parmi elles, surtout celles du monde végétal.

Haudricourt et les plantes

5 Les élèves linguistes d’Haudricourt savent le plaisir qu’il éprouvait aux promenades botaniques. Ces élèves pouvaient en outre trouver un intérêt accru à de telles promenades, puisque non seulement les remarques d’Haudricourt s’adressaient à ses compagnons botanistes, mais qu’en outre il ne perdait pas une occasion d’associer à l’étude des plantes les plus diverses celle de leurs noms à travers les âges. Ainsi fascinait-il ses auditeurs par cette science lumineuse et infinie, mais mâtinée d’un humour parfois féroce. C’étaient là des composantes essentielles d’un étrange état qu’on ressentait invariablement quand on l’avait écouté : l’impression que de tout

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dialogue avec cet homme on sortait enrichi, mais en même temps la sourde anxiété de ne pouvoir démêler, dans son discours de maître au gai savoir (cf. Hagège 1988, p. 169), les gemmes de l’intelligence savante et la gangue du persiflage.

6 Pourtant, une autre impression dominait quand on voyait Haudricourt écartant d’une main les sépales puis les pétales, découvrant les étamines et le pistil, effleurant les anthères avec une infinie délicatesse, tandis que de l’autre main, il ouvrait à la page adéquate un des vieux herbiers ruiniformes qu’il avait tiré d’une de ses poches martyrisées, et qu’il pointait l’image dans le livre en la comparant avec celle de l’objet vivant. On ressentait la même impression quand on l’entendait évoquer, devant les espèces végétales étrangères du Jardin des plantes, les vénérables catalogues botaniques chinois des siècles passés que lui seul savait retrouver parmi les atterrants amoncellements de livres qui jonchaient son appartement (cf. Hagège 1987). Oui, il fallait bien, alors, se rendre à l’évidence : Haudricourt, qui était si avare de mots aimables 2, était, en réalité, un homme pétri d’amour, mais ce qu’il aimait, c’était la nature.

7 Cet homme pouvait-il, dès lors, s’éprendre d’une production du génie humain où la part du gratuit est importante et où des pans entiers ne semblent pas répondre à d’autres motivations qu’irrationnelles ? Oui, il le pouvait, à condition qu’en même temps, on pût y déceler des principes rigoureux d’organisation, et la trace permanente d’une intelligence constructrice, même soumise aux contingences de l’évolution historique et à l’imprévisibilité des facteurs sociaux. Cette production, qui de surcroît, est un phénomène de la nature, ce sont les langues humaines. C’est peu de dire qu’il s’y intéressa. Quand elles entrèrent dans sa vie, elles s’installèrent au centre, et, sans en chasser la tendresse pour les fleurs, elles ne le quittèrent plus.

Haudricourt et les langues

8 Celui chez qui l’amour des langues est dévorant au sens littéral, c’est-à-dire qui les entend avec volupté et, dans une frénésie de mimésis tout attentive à reproduire, sans psittacisme mais sans écarts, les paroles de leurs locuteurs autochtones, en articule les sons comme s’il les mâchait, avec l’ardeur des nourrissons suçant le sein maternel, pouvait, au premier abord, juger qu’Haudricourt n’aimait pas les langues 3. Car son amour n’était pas de cette espèce. Il en voyait immédiatement l’architecture sonore dès qu’elle était graphiquement représentée dans un tableau phonétique ; mais il se souciait fort peu de les parler « correctement », ne se privant pas, même, de provoquer sciemment les amoureux et les locuteurs natifs par une prononciation encore plus française que nature, c’est-à-dire dépourvue, comme l’est la norme du français, si indigente et si singulière, si exotique, même, sur ces points, d’accent syllabique distinctif (présent dans la quasi-totalité des langues d’Europe : cf. Hagège 1996), de quantités vocaliques et consonantiques pertinentes, de tons, de vraies diphtongues, de vibrante alvéolaire, de glottale, et abondamment pourvue de voyelles nasales et d’articulations vocaliques très tendues. Haudricourt entendait bien les langues, mais il n’avait pas le goût de les parler. Ce qui, dans les langues, fascinait le plus Haudricourt, c’étaient l’énigme des sons et l’histoire des mots.

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L’énigme des sons

9 Cette formule n’était pas la sienne. Mais il me semble, bien qu’il ne l’exprimât pas ainsi, que mordu, à l’évidence, d’une rage de comprendre face à tout ce que son intelligence observait 4, il l’était particulièrement quand il considérait l’étrange façon dont maint système phonologique s’ordonne en synchronie et se modifie en diachronie.

La phonétique, champ des mutations épistémologiques

10 Depuis les débuts de la grammaire générative (1955), l’importance prise par la syntaxe est telle, les vocations de linguistes tendent si souvent à coïncider avec elle seule, que les études phonologiques, tout en continuant d’être conduites à travers des modèles non linéaires abstraits qui appellent eux-mêmes le débat, ont une place moins importante que naguère dans les revues et les livres. Cela pourrait faire oublier qu’à de nombreuses reprises dans l’histoire de la réflexion sur le langage et les langues, c’est de l’étude des sons que sont partis les changements de paradigmes théoriques, soit que leur représentation graphique ait fait prendre conscience de leurs structures, comme chez Pânini pour le sanscrit ou chez les Massorètes pour l’hébreu biblique, et d’une manière générale chez les créateurs des écritures alphabétiques, soit que l’étude des variations dialectales ait révélé les pertinences (cf. Hagège 1985, p. 94-95), comme cela se fit durant les dernières décennies du XIXe siècle qui, en Europe, furent les préliminaires de la révolution phonologique pragoise de la fin des années 1920.

11 Haudricourt appartient à la génération qui se forma au moment où ce courant se répandait et convainquait un nombre croissant de linguistes. Or une certaine distinction, qui devrait dominer toute pensée scientifique en général, façonne pour une large part, dans tous les champs des connaissances, la pensée scientifique d’Haudricourt, à savoir la distinction entre ce qui est important et ce qui l’est moins. Il peut donc paraître normal que, trouvant dans l’enseignement de Martinet la méthode pour procéder, en phonétique, à une telle distinction, Haudricourt se soit intéressé à la phonologie (pragoise), où la notion de pertinence matérialise cette opposition, davantage qu’à la syntaxe. Mais en fait, la recherche d’Haudricourt s’inscrivait dans la conscience d’un fait historique et épistémologique essentiel, même s’il ne le formulait pas comme je le fais ici : si les phénomènes sonores ont une importance telle dans l’histoire des langues 5 comme dans celle de leur étude scientifique, c’est parce que la propriété unique, et profondément énigmatique, des langues parmi les systèmes de communication est de produire et d’interpréter des sens avec des sons.

Les découvertes : vietnamien, miao-yao, thaï, austronésien, mon-khmer, etc.

12 Ce qui va suivre n’est pas un catalogue des intuitions et découvertes de Haudricourt, qu’une consultation de ses travaux peut facilement permettre d’établir. Il s’agit seulement ici de rappeler la manière dont il a fait progresser, le plus souvent d’un élan décisif, tous les domaines auxquels il s’est intéressé. Encore n’en citerai-je que quelques-uns, et fort brièvement, étant entendu qu’on peut trouver de plus amples indications dans d’autres études, en particulier celles qui composent le recueil d’hommages posthumes où s’insère la présente contribution.

13 Dans tous les cas mentionnés ci-après, il y avait des avancées, mais le génie d’Haudricourt fut, comme toujours, en n’insistant pas sur l’accessoire, d’en distinguer

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l’essentiel, et de le souligner avec force, puisant dans cette conscience même de ce qui comptait le plus une source d’inspiration pour des idées qui, elles, étaient vraiment nouvelles. La force de ses intuitions provenait aussi de l’importance qu’il donnait, au- delà du confinement étroit dans une seule langue, à la comparaison inter-dialectale, et du talent avec lequel il la conduisait, utilisant des sources établies par divers auteurs (souvent des missionnaires) dont le regard aigu et myope attendait d’être dépassé par l’ample vision synthétique qu’Haudricourt seul sut fournir.

14 Ainsi, l’origine des tons en vietnamien, sur laquelle on avait de vagues intuitions non ordonnées dans un cadre théorique explicatif, fut mise en lumière (1954a). La place centrale des langues miao-yao comme chaînon entre le sinitique et le tai et tibéto- birman apparut clairement lorsque Haudricourt (1954b), pour la première fois, traça la frontière entre ce qui, dans ces langues, était ancien et ce qui y résultait d’une évolution phonique récente. Un autre problème important de phonologie historique auquel Haudricourt apporta des solutions est celui des changements de structure syllabique. Cela est illustré, notamment, par le passage de polysyllabes à syllabes fermées à des monosyllabes à syllabes fermées, comme en mon, mais aussi en radé, langue austronésienne de certains des descendants des Cham, Indonésiens qui s’installèrent sur la côte de l’actuel Vietnam au début de l’ère chrétienne ; la comparaison avec le malais et le javanais fait clairement apparaître qu’en radé, la voyelle précédant une consonne liquide dans les anciens dissyllabes indonésiens s’est amuïe quand elle était brève, d’où la transformation de ces mots très nombreux en monosyllabes (Hagège et Haudricourt 1978, p. 82-83).

La transphonologisation

15 Malgré l’évolution vers le monosyllabisme qui lui donne une physionomie si différente de celle des autres langues indonésiennes, le radé n’a pas (encore ?) connu l’évolution qui, par simplification du consonantisme, perte des laryngales et assourdissement des consonnes initiales sonores, a déclenché le phénomène caractéristique des langues monosyllabiques et tonales d’Asie du Sud-Est, à savoir le dédoublement du système tonal. Sur ce point, Haudricourt a apporté une contribution essentielle à l’étude des changements phonétiques, en étendant à beaucoup d’autres langues la notion de transphonologisation, qu’il avait introduite très tôt (Haudricourt et Juilland 1949) pour décrire ce qui s’était produit dans les parlers gallo-romans méridionaux et certains idiomes voisins. Les distinctions phoniques à haut rendement dans le lexique et la grammaire doivent absolument être maintenues pour que l’accroissement des risques de confusions ne finisse pas par menacer gravement la communication à quoi sont utilisées les langues humaines. Ainsi, à Pragelato, à Camarès, dans le Valsavaranche, dans les vallées orientales du pays d’Aoste, à Lourtier (Valais), en Haute-Auvergne, en provençal d’Arles, dans les parlers gascons et dans le basque labourdin de Sare, la simplification des consonnes géminées, qui menaçait les corrélations de longueur consonantique, a entraîné le déplacement des consonnes simples, ou bien les géminées se sont elles-mêmes déplacées (Hagège et Haudricourt 1978, p. 75-76). Ailleurs, tandis que les mi-nasales deviennent occlusives sourdes, les occlusives orales deviennent spirantes : c’est le cas du rotumien, langue austronésienne orientale (ibid., p. 76).

16 Mais les cas de transphonologisation dans les langues d’Asie du Sud-est sont ceux sur lesquels a le plus insisté Haudricourt, qui reprenait, en lui donnant une tout autre importance que celle d’une remarque faite en passant, une observation de Jakobson

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(1931), elle-même inspirée de notations passagères de Maspero (1912) et Karlgren (1915). La force des consonnes dévoisées agit sur la voyelle subséquente en induisant une hauteur musicale, alors que les voyelles suivant une consonne sonore sont prononcées sur un registre plus grave. Ce phénomène purement mécanique peut se phonologiser : si une consonne sonore initiale devient sourde, le registre grave de la voyelle subséquente peut, de phénomène phonétique qu’il était, devenir pertinent, c’est-à-dire, dans une langue qui est déjà tonale, produire un ton bas, s’opposant au ton haut de la voyelle qui suit une sourde ancienne. Dès lors, l’ancienne opposition entre consonnes sourdes et consonnes sonores, qui disparaît du fait de l’assourdissement de ces dernières, est maintenue en se transphonologisant, c’est-à-dire en devenant une opposition entre ton haut et ton bas. Ainsi est respecté le principe essentiel du maintien des oppositions utiles, c’est-à-dire, ici, le sauvetage de l’opposition entre consonnes voisées et dévoisées, qui traverse tout le lexique d’un grand nombre de langues, et dont la disparition déclencherait une catastrophe homonymique.

17 Haudricourt a montré (Hagège et Haudricourt 1978, p. 94-111) comment la transphonologisation s’est produite en chinois mandarin, dans les dialectes wu, en thaï et dans d’autres langues tai, en vietnamien, dans le groupe lolo-birman. Dans d’autres langues, le report de pertinence sur la voyelle a entraîné non pas une différence tonale, mais une opposition entre des registres vocaliques soufflé et non soufflé, comme en mon, ou entre des types variés de timbres vocaliques et diphtongues, comme en khmer. On voit même naître des tons dans des langues qui n’en possédaient pas, comme la langue de Touho (camuhi) en Nouvelle-Calédonie, où Haudricourt a révélé qu’une réduplication syllabique expressive était à l’origine du phénomène, à travers les étapes du redoublement consonantique par chute de la voyelle de la syllabe issue du redoublement syllabique, puis du renforcement de la consonne redoublée en aspirée sourde, puis du report de l’intensité sur la voyelle suivante, d’où production d’un ton haut (Hagège et Haudricourt 1978, p. 117-122).

18 La transphonologisation prend place parmi les cinq grands principes qui décrivent les faits d’évolution des langues. Les quatre autres sont l’analogie, l’abduction, l’exaptation et la grammaticalisation. Ces principes ne constituent pas un tout homogène, puisque la transphonologisation ne concerne que la face phonique des faits linguistiques, et la grammaticalisation, ou production de morphèmes à partir de lexèmes (cf. Hagège 1993, chapitre 7), la face morphosyntaxique, cependant que les trois autres s’appliquent dans tous les champs : l’analogie, qu’invoquaient, comme on sait, les Néo-grammairiens lorsqu’ils observaient des exceptions aux lois phonétiques, est un principe, et une pulsion, d’alignement des formes et des structures sur le modèle de celles qui sont les plus répandues par l’usage ; ses effets sont souvent puissants, remettant en cause, sur une large échelle, les changements attendus. L’abduction est le processus mental par lequel les locuteurs-auditeurs généralisent à partir d’un trait particulier, l’étendant à tous les cas, que les conditions de son application soient ou non remplies. L’exaptation (Lass 1990) est la réutilisation, avec une fonction différente, d’une opposition qui a été vidée de son contenu : ainsi, l’opposition latine entre les indices de première personne me (accusatif) et mihi (datif), alors qu’elle s’est maintenue en roumain et a disparu en français, a été remplacée dans d’autres langues romanes par une opposition entre formes directe (me en espagnol, mi en italien) et indirecte ((a) mí en espagnol, (a) me en italien).

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19 On peut donc considérer que le rôle joué dans l’œuvre d’Haudricourt par la transphonologisation fait de lui une des figures les plus importantes dans l’histoire de la recherche sur l’évolution des langues et ses causes. Les unités ou les oppositions nouvelles qui sont produites par l’abduction et par l’exaptation ne sont pas aussi nombreuses au sein des langues particulières, ni à travers les langues, que les cas de transphonologisations dont j’ai donné plus haut quelques exemples empruntés aux parlers gallo-romans, au basque, à l’austronésien et aux langues d’Asie du Sud-Est. Les oppositions menacées de disparaître par la confusion de deux séries phonématiques, possèdent un haut rendement dans tous les cas étudiés. Dès lors, la transphonologisation apparaît, conjointement avec l’analogie et la grammaticalisation, comme un des grands principes descriptifs de l’évolution des langues. À côté de l’analogie comme reflet de la tendance essentielle à l’économie des formes, à côté de la fabrication d’outils relationnels (relateurs, auxiliaires, déictiques, etc.) par la grammaticalisation, qui rend possible la construction de phrases et donc la projection du sens sur l’axe linéaire du discours, la transphonologisation, qui, certes, ne joue que dans le domaine des sons, illustre avec une force particulière le souci, pour une large part inconscient, qui habite les sociétés humaines constructrices de langues comme instruments de communication : ne jamais laisser à l’homonymie la possibilité de gangrener la langue, et par là de rendre la communication impossible.

L’histoire des mots

20 Haudricourt considérait, et disait parfois, que l’histoire des mots reflète celle des idées. Évident et banal, dira-t-on. Il avait, cependant, ce talent rare, à travers un mode de dialogue parfois abrupt, une élocution hachée ou une voix étouffée, de faire invariablement surgir une vive lumière sur des pans cachés de l’activité humaine, en montrant comment les noms que les sociétés donnent aux choses nous racontent leurs relations avec ces choses. Mais c’étaient là les perles fortuites de l’entretien oral. Désormais, nous n’entendrons plus Haudricourt. Il est, pourtant, un exercice qu’il ne dédaignait pas. C’était d’écrire des livres. En fait, il en laissait la rédaction à d’autres, car il apportait tout, sauf ce qu’il appelait en ricanant la « rhétorique ». Il reste que ces livres exposent clairement une grande partie de ses idées, sauf hélas, évidemment, celles qui jaillissaient, en chaîne inattendue et fascinante, au détour d’une rue de Paris ou d’un chemin dans les champs.

21 Je me limiterai, ici, à un seul de ces livres, qui n’est pas consacré au langage, mais où apparaît avec éclat cet aspect de l’étonnante personnalité d’Haudricourt qu’était l’amour des mots. Non pour leurs sonorités, ni pour leurs implications, ni pour le halo d’évocations dont certains sont riches, mais « seulement », si je puis dire, pour ce qu’ils nous apprennent sur les sociétés et leurs modes changeants de pensée. Il s’agit de L’Homme et la Charrue à travers le monde, ouvrage publié en 1955 et co-signé par la géographe M. Jean-Brunhes Delamarre. L’intérêt d’Haudricourt pour les objets que fabrique l’industrie de l’homme apparaît dès le passage du début (édition de 1986, 49-50), où, développant un paragraphe intitulé « Appel aux représentations artistiques », il exprime son regret de constater que les gravures, dessins et peintures d’araires et de charrues, des plus antiques à celles de l’âge moderne, « ne nous renseignent pas sur les formes », et qu’on ne rencontre que rarement des « dessins exécutés avec un réel souci technologique », l’artiste omettant fréquemment de représenter des traits qui, pour Haudricourt, étaient importants. Pourquoi cette

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exigence, qui confirme ce que je notais au début de cet exposé à propos de l’indifférence relative d’Haudricourt à l’art comme expression de soi tout autant que du réel ? Simplement parce qu’il s’agit de repérer toutes les traces possibles de ce qu’ont été les activités des hommes.

22 Or il apparaît que, dans le domaine des instruments aratoires comme dans tant d’autres, le récit que déroulent les mots est plus sûr. C’est pourquoi ce livre retrace à plusieurs reprises l’histoire des représentations intellectuelles en retraçant celle des termes techniques : araire (53), charrue (54), reille, chambige, age (55). Plus loin (86), on apprend que « le mot qui signifie labourer a une racine commune aux langues indiennes et iraniennes », et que l’un des deux noms de l’araire dans les Vedas se retrouve depuis le brahui du Baloutchistan jusqu’au bugis des Célèbes en passant par les langues dravidiennes et munda. Les anachronismes et visions erronées sont brocardés, par exemple ceux d’un traducteur du fameux passage du livre I des Géorgiques de Virgile : ce traducteur s’étonne que, dans la description virgilienne de l’araire dont Cérès aurait enseigné le maniement aux hommes, le terme culter soit absent, qui désigne le coutre destiné à fendre le terrain pour le préparer à recevoir les semences ; Haudricourt note alors (100) que le coutre n’existait pas encore à l’époque de Virgile ! L’écriture est également invoquée, notamment les caractères chinois, qui nous disent (88-91), quand ils sont encore des pictogrammes anciens, la forme des objets, ou qui, quand ils associent des idéogrammes simples en idéogrammes complexes, nous racontent les conceptions des hommes.

23 Beaucoup d’autres types de charrues, appartenant aux civilisations les plus variées et les plus éloignées les unes des autres à travers le globe, sont étudiées dans ce livre, et presque toujours, Haudricourt commente les désignations de ces instruments et ce qu’elles nous apprennent sur les schémas de pensées des communautés et leurs changements d’âge en âge. Ainsi, les mots sont à déchiffrer tout autant que les choses qu’ils nomment. Ce qu’ils nous enseignent est d’un autre ordre que l’observation des formes et des structures des plantes et des artefacts. Mais ce sont eux qui fondent la connaissance. Car que peut être le monde des objets si l’homme ne les met pas en paroles ?

24 * * *

25 Haudricourt ne détestait pas les vastes fresques dans lesquelles, non sans quelque provocation, il esquissait une comparaison entre des aires de civilisations en choisissant des discriminants inattendus, au moins pour une partie de ses auditeurs et lecteurs fascinés. On n’a pas fini de tirer profit de l’étonnant article (1962), maintes fois repris oralement avec diverses variantes, où il opposait deux façons de traiter la nature et autrui. L’une, l’action indirecte négative, est illustrée par la culture de l’igname en Mélanésie ou par celle, irriguée, du riz en Asie du Sud et du Sud-Est ; elle aménage le mieux possible l’environnement de l’animal domestiqué ou de la plante cultivée, mais n’agit pas sur eux d’une manière directe, et l’on retrouve le même type de relation dans le politique, puisque les sociétés qui suivent ce modèle de traitement du monde naturel sont aussi celles où l’autorité se contente, en quelque sorte, d’édicter des principes généraux de morale civique, comme dans la Chine ancienne, où le pouvoir de l’empereur s’appuyait sur la philosophie confucéenne, ou dans les chefferies tropicales et équatoriales d’horticulteurs, que ce soit aux Philippines ou dans les grandes îles d’Indonésie. Au contraire, l’action directe positive, telle qu’elle se donne à observer

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dans l’aire méditerranéenne, est faite d’interventions multiples et intimes sur les céréales, et d’un contact immédiat et permanent avec l’animal, essentiellement le mouton ; quant aux populations humaines, elles dépendent d’une manière toute parallèle, pour leur subsistance et pour leur sécurité, du seigneur ou du souverain qui les guide.

26 Cet article d’Haudricourt ne traite pas des faits de langage, mais on voit bien qu’ils sont toujours présents. Ce traitement de la nature animale et végétale, dont les schémas sont, avec le gouvernement des hommes, dans un rapport de si frappante cohérence, qu’est-ce autre qu’un type de communication ? Et qu’est-ce qui passionnait cet homme étrange, et apparemment si peu doué pour communiquer, lui-même, avec autrui, sinon la projection de cette infirmité dans l’immense univers qui l’abolit, à savoir celui du dialogue indéfini que l’individu humain entretient avec les plantes qu’il cultive, les animaux qu’il domestique, les autres individus auxquels le relient des relations de pouvoir ? Sans tomber ici dans la complaisante facilité des harmonies redécouvertes comme allant de soi, on peut dire qu’il y avait beaucoup de cohérence dans cette énigmatique, attendrissante et stupéfiante personnalité d’un maître qui se défendait de l’être. Un étrange savant, obsédé de curiosité pour tout ce qui communique. Un savant d’autrefois, nourri de vieux livres qui racontent le dialogue infini de l’espèce humaine avec tout. En insistant sur le mystère des sons et sur l’histoire des mots, je n’ai retenu que deux dimensions, parmi beaucoup d’autres, de ce que, au risque de surprendre certains de ceux qui ont connu Haudricourt, il faut bien appeler un homme de passion.

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Henri MASPÉRO, « Études sur la phonétique historique de la langue annamite », Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient 12, 1912, p. 1.

NOTES

1. . Il n’était pas attiré non plus, il était rebuté même, par la psychanalyse, qui met au jour les parties occultées ou refoulées de la conscience, c’est-à-dire précisément l’inconscient. 2. . Il ne ménageait pas les mots acerbes, mais il était d’une rare parcimonie quant aux mots d’éloge. Pourtant, il était parfaitement capable d’admiration. Il éprouva ce sentiment pour un ethnologue d’exception que, jeune ingénieur agronome, il eut la chance de rencontrer en 1931, Marcel Mauss. Il admirait aussi le grand Marcel Cohen, dont, en outre, il dévora la bibliothèque, que lui laissa ce dernier au moment de prendre le maquis en 1942. Ce fut le début d’une histoire d’immense engloutissement raisonné de connaissances, caractéristique de la personnalité scientifique d’Haudricourt. 3. . Cela ne signifie pas qu’il ne fût pas capable d’être fasciné par elles. Il le fut assez tôt, quand, lors d’un voyage, en 1932, il fut frappé par ce qui lui parut être une langue aux étranges sonorités : l’albanais. 4. . J’ai tenté de caractériser, dans un article de presse consacré à Haudricourt (Hagège 1987), ce trait étonnant de sa personnalité. 5. . Je veux parler ici des langues à support matériel vocal-auditif. Cela ne s’applique pas, bien entendu, aux langues de signes, c’est-à-dire, pour l’essentiel, celles des communautés de sourds. À ma connaissance, Haudricourt ne s’y est jamais intéressé, pas plus qu’à d’autres aspects statistiquement minoritaires, qui, par ce fait même, ne retenaient guère son attention, et ne le convainquaient pas de rechercher ce que, dans les sciences humaines comme dans celles de la nature, l’étude du « pathologique » peut apporter à celle du « normal ». Si je puis me permettre une notation qu’on voudra bien ne pas juger incongrue, je n’ai pas connaissance que son propre bégaiement, qu’il soulignait lui-même avec une ironie défensive et comme cause de son incapacité à mettre l’art oratoire et la parole universitaire publique au service de la diffusion de ses idées, lui ait inspiré, quand c’eût été pour n’aboutir à rien d’éclairant, une étude du rôle des articulations déviantes, du blésement et d’autres inadéquations, dans l’histoire phonétique des

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langues. Pourtant, les amis d’Haudricourt savent qu’il avait un étonnant don d’observation et une aptitude parfois cruelle à déceler chez d’autres des particularités bizarres que dénigraient ses sarcasmes (le tout sur un fonds de générosité qui n’échappait qu’à ceux qui le connaissaient en pure surface).

RÉSUMÉS

L’auteur revient sur le rôle joué dans l’œuvre d’Haudricourt par la transphonologisation qui a fait de lui l’une des figures les plus importantes dans l’histoire de la recherche sur l’évolution des langues et ses causes. La recherche phonologique d’Haudricourt s’inscrit dans la conscience d’un fait historique et épistémologique essentiel : l’importance des phénomènes sonores dans l’histoire des langues.

The author of this paper examines the role of transphonologization in Haudricourt’s work, which made Haudricourt a major figure in research on the evolution of languages and its causes. Haudricourt’s phonology research fits in with his awareness and appreciation of a crucial epistemological and historical fact: the importance of voiced phenomena in the history of languages.

Die phonologischen Forschungen eines Haudricourts wurzeln im Bewusstseins einer wesentlichen historischen wie auch epistemologischen Tatsache: die vorrangige Bedeutung der Klangphenomene in der Geschichte der Sprachen.

AUTEUR

CLAUDE HAGÈGE Claude Hagège est professeur titulaire de la chaire de théorie linguistique au Collège de France depuis 1987, actuellement professeur honoraire. Dans ses travaux les plus récents, Claude Hagège s’est efforcé de construire un modèle théorique rendant compte de la relation entre l’homme et le langage. Il publia avec A.-G. Haudricourt La Phonologie panchronique (1978).

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Ce que la linguistique historique sur les langues de l’Asie du Sud-Est doit à André-Georges Haudricourt What historical linguistics of Southeast Asian languages owe A.-G. Haudricourt Was die Sprachhistorische Linguistik Südasiens A.G. Haudricourt verdankt

Michel Ferlus

1 Il est superflu ici de rappeler l’originalité de ce grand savant car c’est bien par cette expression, aujourd’hui un peu surannée, qu’il convient de qualifier André-Georges Haudricourt dont la pensée, servie il est vrai par des capacités intellectuelles hors du commun, était capable de couvrir des disciplines aussi diverses que l’agronomie, la botanique, la technologie culturelle et la linguistique. Son envergure scientifique est telle qu’aujourd’hui encore peu de gens sont en mesure de dominer tout son apport linguistique, et encore moins, sinon personne, l’ensemble de son œuvre. Cependant, bien que connu et immortalisé par une imposante production scientifique de qualité, en ouvrages et articles, sa renommée ne s’est guère étendue en dehors des milieux scientifiques et encore de ceux où se sont exercées ses compétences. Fuyant l’académisme, non par hostilité mais par tempérament, mal à l’aise devant la médiatisation, hostile aux mondanités, il ne se sentait vraiment en confiance qu’avec ses pairs et ses disciples, c’est-à-dire avec ceux qui appréciaient ses compétences et qui pouvaient valablement dialoguer avec lui. Il s’est peu adonné au jeu des souvenirs et des confidences et, sauf dans quelques articles et séquences de film, ce n’est que sur le tard de sa vie scientifique qu’il s’est livré à une série d’entretiens révélateurs recueillis par Pascal Dibie et publiés dans Les Pieds sur terre, ouvrage remarquable où se révèlent pleinement toute la richesse, la diversité et les cheminements de la pensée de ce chercheur exceptionnel.

2 Comment parler d’un personnage qui suscite tout à la fois admiration et humilité, respect et affection, même s’il était, ou feignait d’être, indifférent à ces attitudes. Je vais essayer de dire quelques mots sur mes rencontres et mes échanges avec André-Georges Haudricourt et de mettre en valeur quelques-uns de ses apports fondamentaux à la

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linguistique historique des langues de l’Asie du Sud-Est auxquelles j’ai moi-même consacré la plus grande partie de ma vie de chercheur.

3 Un peu avant les années soixante, étudiant aux Langues’O et commençant à m’intéresser aux langues thai, j’eus la curiosité de lire un article d’un certain André-G. Haudricourt intitulé « Les phonèmes et le vocabulaire du thai commun » (1948), dont je venais de découvrir l’existence en consultant le fichier de la bibliothèque de cet établissement. Je dois avouer qu’à la première lecture je n’y compris pas grand chose, le sujet était bien trop neuf pour moi et je n’étais pas encore initié à la phonétique historique. Toutefois, la méthode développée dans cet article m’intriguait énormément. La clarté de l’expression et des raisonnements m’encouragèrent à persévérer et je finis par trouver extrêmement ingénieux cette façon de reconstruire les sons de la langue mèredes dialectes thai actuels. J’étais fasciné, comme aujourd’hui encore d’ailleurs, par cette prouesse qui consiste à restituer les sons d’une langue à jamais disparue. Certes, je me rappelais bien de professeurs du secondaire qui, à l’occasion, citaient l’étymon latin de mots français, mais le latin, bien que langue morte, n’avait jamais été perdu pour la connaissance. Point n’était besoin de le reconstruire ! Dans le cas du thai on ne pouvait pas opérer par déduction comme du latin au français, il fallait reconstruire. Cette situation était pour moi à la fois nouvelle et déroutante. La curiosité et sans doute aussi un désir secret de relever un défi intellectuel m’incitèrent à persévérer dans la compréhension de cette démarche. Mon goût pour les travaux de phonétique historique date peut-être de ce temps-là. Après avoir relaté les circonstances de ma première découverte de l’œuvre de Haudricourt, je vais brièvement illustrer les principes et les étapes de l’élaboration de son « thai commun ».

4 En s’aidant de l’écriture conservatrice d’origine indienne du siamois (translittérée ici en italiques) et des correspondances entre différents parlers thai convenablement connus (siamois, lao, tay noir, tay blanc et shan pour l’essentiel), Haudricourt proposait la restitution du système des initiales du thai commun. Il suivait en cela le chemin tracé par Henri Maspero (1911) qui, malgré une méthode comparative rigoureuse, n’avait pas tenté de restituer les anciennes prononciations. Je vais brièvement présenter la démarche de l’auteur en me limitant aux quatre points d’articulation des occlusives orales : bilabiales, apicales, palatales et vélaires.

bilabiales apicales palatales vélaires

1 pʰ ph tʰ th kʰ kh

2 pp p tt t c c k k

3 p p t t

4 b b d d ɟ j g g

5 Tableau 1 :Système partiel du thai commun, première version (1948)

6 La série 1 des consonnes écrites ph th kh est reconstruite par les aspirées pʰ tʰ kʰʰ, préservées dans tous les dialectes ; pareillement pour la demi-série 2 des consonnes écrites c k reconstruite par les non aspirées c ket également préservées. En revanche, la

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série 4 des consonnes écrites b d j g est reconstruite par les sonores b dɟg. Cette ancienne série est aujourd’hui réalisée par des aspirées au sud, [pʰ tʰ cʰ kʰ]en siamois et [pʰ tʰ s kʰ] en lao, et par des non aspirées au nord, [p t c k]dans les dialectes tay du Vietnam (tay noir et tay blanc) avec la variante [p t s k]dans le shan de Birmanie. La restitution de ces anciennes occlusives sonores pour la série 4 n’a pas posé de problème grâce au conservatisme de l’écriture du siamois et du lao adaptée à ces langues avant les changements consonantiques, et grâce aussi aux séries tonales associées aux séries de consonnes. En effet, les confusions d’initiales ont entraîné un dédoublement du nombre des tons qui passait de trois à six, un registre de trois tons se combinant avec les consonnes initiales sourdes aspirées (série 1), et l’autre registre se combinant avec les initiales sonores (série 4). Le transfert des oppositions distinctives des initiales vers des oppositions tonales a empêché les confusions de mots, c’est ce que l’on appelle une transphonologisation. Toutefois, l’aide de l’écriture a été trompeuse en ce qui concerne les consonnes translittérées p t de la demi-série 3, logiquement reconstruites p t en suivant la valeur présupposée des formes écrites, tandis que pt (symboles graphiques dérivés de p t) de la demi-série 2 l’étaient par pp tt qu’il pensait être des consonnes « fortes » (par opposition à p t considérées comme « normales »). Ce n’est que lors de son séjour à Hanoi en 1948-1949, c’est-à-dire peu de temps après avoir élaboré cette première version de son thai commun, que Haudricourt a pris conscience de l’existence d’occlusives préglottalisées dans cette région du monde (Les consonnes préglottalisées en Indochine, 1950) et qu’il s’est rendu compte que ses reconstructions pouvaient être améliorées. À la place de p t (écrites p t) il fallait donc restituer les préglottalisées ˀb ˀd, préservées dans presque tous les dialectes, tandis que les supposées « fortes »pp tt (pt) cédaient la place aux occlusives sourdes non aspirées p t. Ces modifications ont été plus tard commentées par Haudricourt lui-même dans la note introductive à la reprise de son article sur le thai commun dans Problèmes de phonologie diachronique (1972). La reconstruction révisée comprenait aussi une palatale glottalisée ˀj, translittérée y (symbole graphique dérivé de y) et jusqu’alors passée inaperçue. Les nouvelles reconstructions se présentaient désormais comme suit:

bilabiales apicales palatales vélaires

1 pʰ ph tʰ th kʰ kh

2 p p t t c c k k

3 ˀb p ˀd t ˀj y

4 b b d d ɟ j g g

7 Tableau 2: Restitution corrigée (1950, 1972)

8 Loin d’être fautives, les inexactitudes de la première version de la restitution du thai commun ne font que témoigner d’un état de connaissance très lacunaire de l’éventail phonétique des langues exotiques à cette époque. Les linguistes n’avaient pas encore une idée claire de la nature des occlusives sonores préglottalisées et de la façon dont elles se différenciaient des sonores ordinaires. C’est encore là un des mérites de

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Haudricourt de les avoir révélées à la communauté des spécialistes et d’en avoir tenu compte dans ses travaux.

9 Mais un autre problème restait à résoudre. Pourquoi les graphies p t des écritures indiennes étaient-elles utilisées pour noter les préglottalisées ˀb ˀd, et pourquoi les graphies modifiées pt l’étaient pour les occlusives simples p t ? Cette fois, la clé de l’énigme se trouvait dans la langue khmère et plus particulièrement dans l’histoire de son phonétisme et de son rapport avec l’écriture à l’époque angkorienne (peut-être même pré-angkorienne). Entre l’adaptation d’un modèle d’écriture indienne à la langue khmère ancienne, puis sa transmission au thai (siamois) ancien, les initiales p t du khmer se sont glottalisées en ˀb ˀd, tout en gardant les mêmes graphies p t, par un changement encore inexpliqué mais bien identifié. En empruntant l’écriture aux Khmers, les Thai ont tout naturellement attribué ces mêmes graphies p t à leurs propres préglottalisées. Conséquemment, ils ont créé les nouveaux symboles pt pour noter les consonnes p t de leur système.

10 L’exemple du thai commun illustre remarquablement la méthode employée par Haudricourt pour dénouer les imbrications complexes entre langue et écriture. Lorsque l’on sait qu’il a jeté les bases de ce travail dans les années 1940-44, avant son séjour sur le terrain indochinois (terme d’époque), uniquement à l’aide des dictionnaires et lexiques publiés par des auteurs sans formation linguistique, on ne peut qu’être admiratif devant le résultat même si, comme il l’a écrit vingt-cinq ans plus tard, « cet article n’a plus qu’un intérêt méthodologique et historique ».

11 Ma première rencontre avec Haudricourt eut lieu en 1962, à l’occasion d’un passage à Paris au retour de mon premier séjour au Laos comme enseignant. J’avais collecté de copieuses données sur le khamou, une langue austroasiatique peu décrite, et je cherchais un directeur de thèse. Sans être décourageant, il ne sembla pas extrêmement intéressé et daigna tout juste jeter un coup d’œil sur mes notes de débutant en me conseillant un autre directeur. Il venait ainsi de se priver du plaisir d’apprendre – du moins dans un premier temps – que les nombreux anciens emprunts lao en khamou avaient, grâce au conservatisme de cette langue, préservé des traits phonétiques du thai commun. Les anciennes occlusives sonores (siamois : pʰ tʰ cʰkʰ, écrites b d j g) étaient, et sont encore, prononcées b d ɟ g en khamou. Les préglottalisées (siamois : ˀb ˀd, écrites p t) étaient préservées par les nasales préglottalisées ˀm ˀn, mais par dessus tout, les nasales et sonantes sourdes (siamois : m n ... l, écrites hm hn ... hl) étaient, superbe joyau de la phonétique, prononcées comme des préaspirées sourdes ʰʰm ʰn ... ʰl en khamou ! Je dois reconnaître que la langue khamou a beaucoup compté dans ma formation de linguiste de terrain –quoique je réprouve cette expression, un linguiste de terrain n’étant qu’un linguiste qui va chercher les données qui lui font défaut sur le terrain. Je devais apprendre plus tard que l’attitude de Haudricourt n’avait rien de surprenant pour ceux qui le connaissaient bien et qu’elle n’était qu’une de ses nombreuses manifestations derrière lesquelles il cachait sa personnalité complexe. En fait, il était toujours intéressé par les travaux des autres, surtout de ceux qui revenaient du terrain, mais il n’aimait pas la direction de thèses. D’ailleurs, par la suite, au cours d’une correspondance espacée mais profitable, il devait me prodiguer de nombreux et judicieux conseils. Il était devenu mon seul lien avec la communauté scientifique de la linguistique. Quelques années plus tard, je devais avoir la confirmation de l’intérêt qu’il

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portait à mes travaux lorsque, grâce aux vocabulaires et notes que je lui envoyais systématiquement, il me suggéra de présenter ma candidature à l’entrée au CNRS. À cette époque-là, le Laos était dans une situation politico-militaire instable et il était devenu impossible d’accéder aux zones reculées du pays, justement celles qui abritaient le plus de langues minoritaires dont plusieurs n’avaient jamais été décrites ni même recensées. Instruit par les mésaventures d’un missionnaire, le regretté Père Subra, qui avait dû plusieurs fois consécutives quitter précipitamment son terrain en abandonnant ses notes – il travaillait chez les Khamou – j’avais pris pour habitude de dactylographier tous les vocabulaires recueillis dès qu’ils avaient une forme présentable et d’en envoyer des copies de sécurité en France, dont une à Haudricourt. En un sens, les problèmes de l’ex-Indochine Française ont eu une conséquence positive – ironie du sort loin d’être exceptionnelle – sur l’orientation de ma carrière. Les populations de ces pays qui ont subi tous ces malheurs n’ont pas eu autant de chance.

12 Si je me suis longuement arrêté sur la restitution du thai commun par Haudricourt c’est parce que, dans mon isolement exotique, j’y ai souvent trouvé des réponses à mes interrogations, les changements phonétiques qu’il a mis en évidence sont en effet communs à de nombreuses langues de la région. Dans la suite, il avait d’ailleurs appliqué la même méthode au karen, une langue tibéto-birmane (Restitution du karen commun, 1946), bien que par une facétie des délais de publication ce dernier article ait été publié deux ans avant le premier. Ces travaux n’étaient que le début d’une longue série d’articles magistraux et fondateurs qui ont communiqué une impulsion décisive au comparatisme et à la reconstruction dans certaines familles de langues de l’Asie du Sud-Est : austroasiatique (ou môn-khmer) – dont le viet-muong –, thai (ou daique) et miao-yao (ou hmong-mien). Sans vouloir éplucher sa volumineuse bibliographie, accessible à chacun, je me contenterai de rappeler, sans respecter la chronologie des publications, quelques-uns de ses travaux en me limitant à ceux qui ont marqué le développement de la linguistique historique dans cette partie du monde.

13 Tout d’abord, Introduction à la phonologie historique des langues miao-yao (1954) qui est une application à cette famille de la méthode comparative mise en œuvre pour le thai et le karen. Les documents utilisés sont des dictionnaires rédigés par des missionnaires, enquêteurs consciencieux mais non linguistes, et quelques dizaines de questionnaires linguistiques remplis par des enquêteurs pour la plupart vietnamiens ou français. Le traitement de ces données est un témoignage du savoir-faire de Haudricourt qui a su retrouver les vrais valeurs phonétiques au travers des erreurs complémentaires des enquêteurs.

14 Puis,Mutations consonantiques des occlusives initiales en mon-khmer (1965) qui vient couronner les études précédentes et qu’il convient de considérer comme une sorte de théorie générale des phénomènes de confusion des séries d’initiales. Haudricourt y utilisait quelques-uns de mes vocabulaires envoyés du Laos, ce qui provoqua en moi une discrète fierté.

15 Dans la suite logique, Bipartition et tripartition des système de tons... (1961) où il est démontré comment, consécutivement aux confusions des séries de consonnes initiales, se forment des séries tonales, deux ou trois, par partition d’une série tonale primordiale. Avec cet article, nous avons la première étude d’envergure sur les phénomènes de tonogénèse dont le modèle est applicable à la plus grande partie des langues de l’aire extrême-orientale.

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16 Enfin, le très célèbre De l’origine des tons en vietnamien (1954) où, pour la première fois, la formation du système tonal d’une langue était entièrement expliqué. En comparant le vietnamien avec des langues austroasiatiques sans ton, Haudricourt y démontrait que les trois tons primordiaux du vietnamien d’avant leur bipartition provenaient de la chute des laryngales -ʔ et -h en fin de syllabe. Le modèle développé, même s’il a été depuis affiné, est là encore applicable à la plupart des langues à tons de l’aire extrême- orientale.

17 Il convient ausside rappeler une autre contribution d’importance, souvent passée inaperçue, à la phonétique historique du vietnamien, présentée en quelques lignes dans l’article cité ci-dessus, Mutations consonantiques... (1965, p.171). La comparaison entre le vietnamien et le muong, langue proche parente, montre une double correspondance à propos des occlusives initiales. La série unique du muong, p t c k, correspond à deux séries en vietnamien, la première occlusive et partiellement glottalisée, ˀb ˀd c k (vietnamien écrit : b đđ ch c/k) et la seconde spirante sonore v z z (<*ʐ) ɣ (vietnamien écrit : v d gi g/gh). Si la première est normale et attendue, la seconde en revanche, plus surprenante, est restée longtemps inexpliquée. Henri Maspero (1912) avait lui-même achoppé sur cette énigme. Dans une remarque brève et fulgurante Haudricourt avance cette explication : « Cette seconde série [de spirantes] pourrait s’expliquer par l’existence d’un préfixe r- que l’on trouve dans certains dialectes : Ruc, Arem [apparentés au vietnamien] ». Quelques lignes pour présenter la solution d’un problème crucial ! C’est bien là tout le génie de Haudricourt. Ce phénomène de spirantisation en vietnamien a, depuis, fait l’objet d’analyses plus approfondies, mais Haudricourt restera toujours celui qui en a lancé l’idée en premier.

18 Lorsque l’on sait que la connaissance de ces phénomènes, brièvement résumés ci- dessus, fait partie aujourd’hui du bagage de base du linguiste débutant en Asie du Sud- Est, on mesure l’importance des progrès réalisés depuis cette époque pionnière. Grâce aux travaux de Haudricourt, la linguistique de cette région a gagné plusieurs décennies et même si quelques linguistes ont continué avec succès, chacun dans son domaine, la voie qu’il a tracée, personne n’a pu égaler son envergure scientifique. Ses idées ont été à l’origine de la plupart des avancées qui permettent aujourd’hui à ses continuateurs de poursuivre les recherches en faisant sauter un à un les problèmes qui restent à résoudre dans le comparatisme et la reconstruction. Rappelons que la plupart des idées innovantes qui viennent d’être évoquées sont reprises et refondues dans La Phonologie panchronique (1978), ouvrage cosigné avec Claude Hagège, dans lequel les auteurs proposent une approche générale aux phénomènes de changement linguistique.

19 Or, tous ces apports sur l’Asie du sud-est qui combleraient déjà une carrière de chercheur, ne représentent qu’une petite partie des travaux linguistiques de Haudricourt qui a par ailleurs apporté des contributions pertinentes et novatrices dans les domaines chinois, austronésien – en particulier néo-calédonien – et, plus près de chez nous, dans le domaine roman. Plus encore, la linguistique ne représente qu’une part réduite des activités de Haudricourt qui s’intéressait aussi aux techniques, à l’histoire des outils, à la botanique, à l’origine des plantes cultivées... Dans chacun de ces domaines il a produit des travaux originaux et fondateurs. Qu’on ne s’y trompe pas, malgré les apparences il y a une unité profonde derrière la diversité de ses recherches : tous les domaines qu’il a couvert sont intimement liés aux activités humaines.

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20 Haudricourt menait ses recherches seul, selon le bon plaisir de sa passion et hors de tout projet imposé – qui, d’ailleurs, aurait pu lui imposer quoi que ce soit – même s’il lui est arrivé de collaborer et de cosigner des ouvrages. Car la recherche fondamentale gagne à être libre et non programmée ainsi que l’a développé Pierre Joliot (2001), n’en déplaise à certains promoteurs dans les sciences humaines qui lancent de grands projets mégalomaniaques pour satisfaire aux courants à la mode. Hormis leur coût en argent et en temps, ces projets ont surtout pour effet d’attirer des chercheurs en besoin de financement et de les éloigner de leur recherche personnelle. Le vrai chercheur, celui qui trouve et fait avancer la connaissance travaille le plus souvent en solitaire, c’est-à-dire libre de ses choix et de sa rélexion, guidé par sa seule impulsion créatrice ce qui n’exclut pas, loin de là, l’échange et la concertation, ni même un programme suggéré et accepté. Solitaire mais non isolé, Haudricourt aimait recevoir chez lui en toute simplicité, ses pairs, ses disciples et les chercheurs de passage, au milieu des célèbres empilements de livres qui faisaient le pittoresque de sa bibliothèque. Lui qui n’aimait pas les cours magistraux était toujours disponible pour parler de science et répondre aux questions. Ces petites conversations qui m’ont beaucoup apporté valaient les meilleurs cours du monde.

21 Haudricourt était une personne honnête. Il y avait des gens qu’il appréciait et des gens qu’il n’aimait pas – comme tout un chacun d’ailleurs – mais s’il a pu aider les premiers il n’a jamais pensé à nuire aux seconds. Il savait aussi être généreux, mais d’une générosité utile et bien appliquée. Enfin, il était habité par une grande probité, vertu qu’il partageait avec quelques-uns de son entourage scientifique, mais pas tous loin s’en faut. Lorsqu’il m’a incité à poser ma candidature au CNRS, il ne m’a jamais demandé ni essayé de savoir quelle chapelle je fréquentais, seul mon travail l’intéressait. Aujourd’hui, devant le triste spectacle du noyautage feutré des Institutions de Recherche par quelques groupes de pression chez lesquels la qualité de la recherche n’est plus une priorité, on ne peut qu’avoir une pensé émue en se rappelant les qualités morales de André-Georges Haudricourt.

22 La disparition de Haudricourt est aussi celle d’une époque où la linguistique des langues avait sa place et où des linguistes savaient encore marcher sur leurs pieds. Ces linguistes-là étudiaient les langues sur tous les terrains et dans leur merveilleuse diversité sans se soucier des tendances à la mode qui égarent la recherche. Ils étudiaient les langues avant le langage, le particulier avant le général, le concret avant l’abstrait, la pratique avant la théorie. En ce temps-là, cette orientation de la recherche linguistique débouchait sur des acquis tangibles. Loin de moi l’idée de minoriser les autres domaines de la linguistique, toutes les tendances ont leur place et doivent s’exprimer au sein d’une répartition équitable des thèmes et des domaines, mais si l’on veut comprendre le fonctionnement et l’histoire des langues majeures, les plus attractives, le linguiste a besoin de modèles. Les petites langues, nombreuses et diverses, sont justement de grandes pourvoyeuses de modèles. Malheureusement, cet âge d’or est bien lointain et cette dernière décennie a vu une partie de la recherche linguistique sombrer entre les mains d’un noyau de gens de pouvoir et de couloir, sans réelle envergure scientifique.

23 En cette époque tourmentée, il est au plus haut point salutaire de se remémorer André- Georges Haudricourt.

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24 André-Georges Haudricourt a été honoré par deux ouvrages d’hommages sous la forme traditionnelle de recueil d’articles, l’un en France (Thomas & Bernot 1972) et l’autre en Thailande (Ratanakul & als 1985). En outre, deux revues lui ont consacré un numéro spécial, Ngôn Ngữữ (1991), revue de linguistique au Vietnam, et Mon-Khmer Studies (1996) édité à Bangkok mais à vocation internationale. La diversité des lieux d’élaboration confirme bien sa renommée sur les terrains qu’il a vivifiépar ses découvertes. Une excellente nécrologie a été rédigée par Georges Condominas (1997). La bibliographie complète des œuvres d’A.-G. Haudricourt nous est connue grâce au travail patient et dévoué de Mme Andrée Dufour (1997).

BIBLIOGRAPHIE

Références bibliographiques

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Surya RATANAKUL, David D. THOMAS et Suwilai PREMSRIRAT eds.,Southeast Asian Linguistic Studies Presented to André-G. Haudricourt, Bangkok, Mahidol University, 1985.

RÉSUMÉS

L’auteur revient sur la plupart des idées d’Haudricourt sur la linguistique historique des langues de l’Asie du Sud-Est doit, idées qui ont été à l’origine de la plupart des avancées qui permettent aujourd’hui à ses continuateurs de faire sauter un à un les problèmes qui restent à résoudre dans le comparatisme et la reconstruction. Des idées innovantes reprises et refondues dans La phonologie panchronique (1978), ouvrage qu’il cosigne avec Claude Hagège et dans lequel les auteurs proposent une approche générale aux phénomènes de changement linguistique.

This paper takes a prolonged look at Haudricourt’s ideas on historical linguistics regarding Southeast Asian languages. These ideas are at the root of many advances that have enabled his contemporary followers to solve, one by one, many problems of comparison and reconstruction.

Der Autor untersucht die Hauptideen Haudricourts über die historische Sprachwissenschaft der Sprachen Südasiens. Diese sind die Quelle mancher Fortschritten, die den Nachfolgern heute erlaubt eines nach dem anderen die Probleme beim vergleichende Grammatik und Rekonstruktion zu lösen. Im Werk, das er mit Claude Hagège veröffentlicht, „La phonologie panchronique“, werden diese innovative Ideen wiederaufgenommen und neuverfasst. Die Autoren schlagen eine allgemeine Perspektive vor, was das Phänomen des Sprachwechsels anbelangt.

AUTEUR

MICHEL FERLUS Michel Ferlus,chercheur au CNRS (1968-2001). Recherches linguistiques en Asie du Sud-Est (Laos, Thaïlande, Vietnam) sur des langues des familles Austroasiatique et Thai-kadai : dialectologie, comparaison et reconstruction dans le but de comprendre les règles des grands changements phonétiques. Applications en vietnamien, khmer, môn, thai et chinois. Évolution et dispersion des écritures d’origine indienne. Les résultats sont diffusés sous forme d’articles et de communications.

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Des goûts et des odeurs… François Sigaut, Of tastes and smells… François Sigaut, Über Geschmack und Geruch…

François Sigaut

1 Parmi toutes les idées qu’a semées Haudricourt, il y en a une qui m’est toujours restée à la mémoire, bien qu’à l’époque – ce devait être un peu avant 1975 – l’histoire de la botanique fût bien étrangère à mes préoccupations d’étudiant. Il y avait eu au XVIIIe siècle un curieux changement dans cette science, me dit un jour Haudricourt au détour d’une conversation que mon souvenir situe dans une rue proche de la rue d’Assas. Avant le XVIIIe siècle, les botanistes identifiaient les plantes par l’ensemble de leurs caractéristiques, y compris leurs usages – la botanique n’était pas encore dégagée de ses origines médicales – et leurs qualités sensorielles, couleurs, odeurs, saveurs, etc. Mais au XVIIIe siècle, Linné fait triompher une conception tout autre. Usages, odeurs et saveurs disparaissent, sinon de la description des plantes, du moins de leur diagnose. Celle-ci ne repose plus que sur un petit nombre de caractères choisis à l’avance, parmi lesquels la disposition et le nombre des organes de la fleur ont désormais le premier rang. La botanique devient systématique, pour ne pas dire géométrique. Les qualités sensorielles sont autant que possible exclues de la détermination des espèces.

2 Ce n’est que bien plus tard, au début des années 1990 en fait, que j’ai commencé à me rendre compte de ce que pouvait signifier cette observation. Commencé est le mot : il faudrait, pour aller au fond des choses, des recherches que je n’ai pas eu le loisir d’entreprendre, en tous cas pas de façon suivie. Car il s’agit d’histoire de la philosophie, un domaine où la littérature est d’une abondance accablante et souvent d’une obscurité décourageante pour le profane que je suis. Il se peut fort bien que les questions que je vais poser aient déjà été traitées d’une façon aussi complète que définitive dans quelque ouvrage tout à fait classique, rendant mon propos actuel parfaitement superflu. Tout ce que je dirai pour ma défense est que, si un tel ouvrage existe, je n’en ai pas eu connaissance. Aussi me bornerai-je à présenter mon argument de la façon la plus sommaire, sans même donner les références précises qui sont d’usage. Que le lecteur

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veuille bien me le pardonner, considérant que mon seul but est d’attirer l’attention sur une question qui, sauf ignorance de ma part, ne pourra être résolue qu’au terme d’une recherche beaucoup plus approfondie que ce qui est impliqué ici.

3 L’ancienne physique – ne précisons pas davantage pour l’instant – donnait une importance fondamentale à la notion de qualité. Les qualités étaient sensibles, elles correspondaient en gros à ce que nous appellerions aujourd’hui des catégories de perceptions. Et en même temps elles étaient réelles, c’est-à-dire qu’elles existaient comme choses concrètes appartenant effectivement aux corps dont elles émanaient. Appartenance qui était comprise sur le mode grammatical : les qualités étaient aux corps, et à la matière dont étaient fais les corps, ce que le prédicat est au sujet. En somme, les corps étaient des composés matériels donc la nature se manifestait par leurs diverses qualités, parmi lesquelles bien sûr les couleurs, les odeurs et les saveurs, mais aussi la forme et le mouvement, la solidité et l’impénétrabilité, la chaleur et quantité d’autres qu’il faudrait commencer par recenser exactement, car la liste n’est jamais tout à fait la même d’un auteur à l’autre.

4 Cette théorie, qui remonte probablement à Aristote, permettait d’expliquer beaucoup de choses, du moins pour des esprits qui pouvaient se contenter de ce genre d’explications faute d’en connaître de meilleures. Pourtant elle avait un point faible et un défaut logique. Le défaut logique, c’était que la matière, considérée en elle-même, indépendamment de ses qualités, n’était plus qu’un substrat échappant par définition à toute perception, autrement dit une pure entité métaphysique, inobservable et impalpable ; j’y reviendrai. Le point faible, c’était l’impossibilité de rendre compte des illusions des sens. Si les qualités sont à la fois la réalité et la perception que nous en avons, il n’y a plus de place pour les illusions. Or celles-ci sont des faits d’expérience courante : un bâton plongé dans l’eau paraît coudé, une tour carrée vue de loin paraît ronde, etc. Là encore, un catalogue exact de ces exemples, qu’on retrouve d’un auteur à l’autre mais avec des variantes, serait nécessaire. Quoi qu’il en fût, la seule existence d’illusions sensibles, à partir du moment où elle fut communément admise, était pour la théorie des qualités une objection grave.

5 Comment s’en tira-t-on ? On imagina qu’il y avait deux sortes de qualités : les qualités premières, d’ordre exclusivement géométrique ou mécanique, donc non susceptibles d’illusion ; et les qualités secondes, réduites à des impressions sensibles, n’appartenant donc pas aux corps dont nous les recevons. Il semble que l’auteur de la distinction entre qualités premières et qualités secondes ait été Galilée, qui fut suivi par Descartes, par Locke et par la plupart des philosophes du XVIIe siècle et de la première moitié du XVIIIe siècle ; Voltaire la donne encore pour évidente à l’article « Corps » de son Dictionnaire philosophique. Cependant, c’est peut-être chez Descartes que le dualisme des qualités apparaît le plus élaboré et le plus radical. Pour lui, il n’y a que deux qualités premières : l’étendue et le mouvement (et on se rappelle que par ailleurs, la matière n’est rien d’autre que l’étendue). Quant aux qualités secondes, ce sont de pures impressions sensibles, qui n’ont plus de rapport direct avec les corps dont nous les recevons. Pour faire sentir à quel point cette dernière proposition était radicale et paradoxale, rien de mieux qu’un exemple. Si nous recevons un coup d’épée, dit quelque part Descartes, nous éprouvons une violente douleur, mais cette douleur n’est pas dans l’épée, elle ne lui appartient pas comme une qualité qui lui serait inhérente. De la même façon, le feu nous chauffe ou nous brûle, mais la chaleur n’est qu’une sensation qui n’est pas plus

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dans le feu que la douleur dans l’épée. Il en est ainsi de toutes les qualités secondes, qui sont en quelque sorte éliminées de la physique.

6 Cette élimination ne sera ni complète ni définitive. Les idées de Descartes ne firent jamais l’unanimité, même en son temps. En particulier, sa physique s’avéra bientôt n’être qu’une métaphysique artificielle, une construction imaginaire sans rapport avec des réalités que le développement de la véritable physique révélait bien différentes. Dès le XVIIIe siècle, la physique de Descartes sera considérée comme un « roman » (le mot se trouve chez Voltaire, entre autres). Cela dit, il fut un temps, deux ou trois générations peut-être, pendant lequel les cartésiens furent nombreux et actifs dans toute l’Europe, notamment en Suède. Linné fut-il l’un deux ? Disons que cela n’a rien d’impossible. On voit en tout cas en quoi son système peut être considéré comme cartésien : par l’élimination des qualités secondes. Le fait, bien sûr, reste à prouver, et il ne pourra l’être que par l’étude complète des écrits de Linné et des autres cartésiens suédois qui l’ont précédé. Il se peut, encore une fois, que cette recherche ait déjà été faite ; si c’est le cas, qu’on veuille bien me pardonner mon ignorance.

7 Il ne faudrait pas faire de la théorie des qualités premières et secondes la chose de Descartes. D’abord parce que ce n’est pas lui qui l’a inventée mais Galilée, à moins que ce ne soit, qui sait, un auteur encore antérieur. Ensuite parce qu’elle fut admise bien au-delà des rangs cartésiens, comme le montre l’exemple de Voltaire. Si Descartes nous intéresse, c’est par son extrémisme, en quelque sorte. Les extrémistes ne sont guère fréquentables dans la vie courante, mais leur imprudence les rend précieux pour l’historien. Inflexibles et naïfs à la fois, ils n’hésitent pas à suivre la logique de leurs idées jusqu’aux dernières conséquences, mettant souvent à jour des absurdités que leurs adversaires auraient été bien en peine de leur imputer autrement. Le raisonnement de Descartes sur la douleur qui n’est pas dans l’épée nous paraît aujourd’hui puéril, mais le fait est que pour Descartes et pour ses partisans, il était tout à fait sérieux. Par ce qu’il a de déconcertant pour nous, il nous aide à prendre la mesure de la distance qui nous sépare des façons de raisonner du XVIIe siècle et de l’étrangeté de notions comme celle de qualité.

8 Un autre extrémiste, presque aussi utile pour nous que Descartes, est l’évêque anglican George Berkeley (1685-1753). De son vivant et jusqu’après le milieu du XIXe siècle, Berkeley fut assez peu apprécié, on était rebuté par l’aspect paradoxal de sa doctrine. C’est seulement au XXe siècle que justice lui fut rendue, notamment dans les quinze dernières années, qui ont vu se multiplier les rééditions, les traductions et les commentaires de ses œuvres. Or Berkeley est celui qui mit au jour le défaut logique de la théorie des qualités auquel j’ai fait allusion plus haut. Si en effet tout ce qui est perçu est qualité, la matière elle-même n’est plus qu’un substrat qui échappe à toute perception. De là à dire qu’elle n’existe pas, il n’y a qu’un pas, que Berkeley franchit d’autant plus facilement que pour lui, être c’est être perçu : il n’y a pas d’existence physique pensable en dehors de la perception. On trouve bien sûr beaucoup plus que cela dans ce qu’on a appelé l’immatérialisme de Berkeley ; on trouve, entre autres, une réfutation en règle de la différence entre qualités premières et qualités secondes, qui éclaire avec une grande netteté la notion même de qualité. Ce n’est pas le lieu ici d’en dire davantage. Il serait ridicule de ma part de prétendre résumer la philosophie de Berkeley en quelques lignes, d’autant qu’encore une fois, ses œuvres sont aussi accessibles aujourd’hui que celles de Descartes. Son intérêt, pour nous, est dans le dévoilement logique qu’il opère, montrant que dans la physique des qualités, la matière

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n’est qu’une entité superfétatoire. Voltaire, entre beaucoup d’autres, a refusé ce résultat comme contraire au bon sens. Or c’est justement quand elle dépasse le bon sens qu’une théorie révèle ses virtualités les plus profondes et les plus originales. Sans l’immatérialisme de Berkeley, il manquerait quelque chose d’essentiel à notre appréhension de l’ancienne physique des qualités.

9 Thomas Kuhn a dit quelque part combien il lui avait été difficile de comprendre la physique d’Aristote. Presque aussi difficile, en fait, pour qui a reçu une formation classique, que de pénétrer les arcanes de la physique moderne (relativité, quanta). Cette difficulté est d’ordre culturel. Car toute physique – tout système de pensée, dans quelque domaine que ce soit – repose sur des notions implicites ou tacites, c’est-à-dire si complètement intériorisées que nous ne les considérons plus comme des notions, mais comme l’évidence même des choses. Seul un véritable choc peut nous amener à prendre conscience que cette évidence n’en est pas une. Ce choc peut être d’origine intellectuelle, comme l’histoire des sciences nous en propose une multitude d’exemples depuis le début du XVIIe siècle. Il peut aussi être d’origine culturelle, comme lorsque l’ethnologue rencontre des humains qui vivent, avec la même tranquille assurance que lui, sur des évidences complètement différentes. De semblables rencontres attendent également l’historien. On a souvent souligné (Koyré, par exemple) que pour vraiment comprendre le passé, la grande difficulté était d’oublier ce que nous savons pour pouvoir faire place, pour ainsi dire, à un savoir différent du nôtre. S’agissant de savoirs tacites, la difficulté est double. Car nous ne pouvons pas « oublier » ce que nous savons à notre insu, puisque nous ignorons que nous le savons. Il faut d’abord en reprendre conscience. L’oubli méthodique, c’est-à-dire volontaire, exige une anamnèse préalable.

10 Je crois que nous vivons tous sur un corps de notions physiques implicites, qui est pour chacun de nous l’évidence des choses dont il ou elle a l’habitude. Cette physique implicite fait obstacle à l’apprentissage de la physique scientifique, les enseignants le savent depuis longtemps. Elle fait également obstacle, et de la même façon, à la compréhension des physiques dites primitives, qui sont en fait autant de physiques implicites différentes. De ce point de vue, la physique d’Aristote est particulièrement précieuse : scientifique par l’effort d’élaboration qu’elle représente, elle reste primitive par le contenu d’une partie des notions qu’elle emploie. Je rêve d’un manuel où la physique d’Aristote serait présentée aux étudiants d’aujourd’hui exactement de la même façon que la physique classique. Un manuel comme celui-là serait, me semble-t- il, la meilleure propédeutique possible aux recherches de physique comparée, que ce soit par l’ethnologie ou par l’histoire.

11 Revenons une dernière fois à la notion de qualité. Si, à partir d’un certain moment qu’on peut situer au tournant des XVIe et XVIIe siècles, on a senti le besoin de distinguer qualités premières et qualités secondes, c’est que le concept de qualité tout court, tel qu’on l’avait pratiqué jusqu’alors, faisait difficulté. De là une première question : d’où est venue la difficulté (peut-être des progrès de l’optique, qui permettaient de comprendre autrement les illusions) et quand exactement en a-t-on pris conscience ? Ensuite, il est assez clair que la distinction entre qualités premières et qualités secondes n’était qu’une solution ad hoc, un compromis commode mais sans fondements solides : c’est ce dont Berkeley s’aperçoit entre 1705 et 1710. Cependant si sa critique est pertinente, la solution qu’il imagine ne vaut guère mieux. Elle restera sans application, dans les sciences en tout cas. Ce n’est donc pas à Berkeley qu’il faut imputer la disparition de la notion de qualité. Celle-ci semble s’être éteinte dans le courant du

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XVIIIe siècle, progressivement et sans que personne s’en soucie, simplement peut-être parce que les transformations de la pratique scientifique la laissaient sans emploi. Tout cela est hypothétique. En réalité, la question est sans réponse (à ma connaissance du moins), ce qui est d’autant plus frustrant que les conséquences de ces transformations nous touchent plus directement. Rien aujourd’hui, dans le monde tel que nous le voyons, ne nous rappelle une façon de voir le monde qui a été courante dans notre Europe jusqu’à Voltaire, et qui est devenue pour nous proprement inimaginable.

12 J’ai parlé de physique comparée. L’expression n’est pas usuelle, mais celle, équivalente dans mon esprit, d’ethnophysique, ne l’est pas davantage. Pourtant, n’est-il pas évident que tous les peuples ont une physique comme ils ont une botanique et une zoologie, une cuisine et une musique, une économie, une religion, un droit… ? Il est vrai que l’accès à ces physiques est particulièrement difficile puisqu’elles sont tacites. Si en effet il nous est aussi difficile de comprendre la physique d’Aristote, qui est exposée dans des livres, que sera-ce de ces conceptions qui ne s’expriment jamais par elles-mêmes, mais seulement dans des pratiques infiniment diverses et qui nous paraissent n’avoir aucun rapport avec la physique telle que nous la concevons ? La physique des peuples est à rechercher dans les techniques, dans le folklore, dans les rites religieux ou funéraires, dans les interdits et les règles du droit, etc. La théorie des humeurs selon Françoise Héritier en est un bon exemple, et je me risque à dire qu’elle ne perdrait rien, au contraire, à être présentée comme une véritable théorie physique, ne s’appliquant à la parenté que par voie de conséquence. Il en est de même de toutes les théories concernant l’âme, ou plutôt les âmes, lesquelles sont essentiellement des principes physiques expliquant la vie dans ses diverses manifestations (croissance, mouvement, respiration, sommeil et rêve, parole et pensée, désirs…). Ces principes ne sont ni immatériels ni surnaturels (de telles conceptions sont tardives et peut-être propres au christianisme latin). Très concrètement, ils sont rattachés au sang, au souffle, à l’ombre… Les applications sont innombrables, il me suffira d’évoquer l’œuvre d’un Frazer pour que chacun comprenne de quoi je veux parler. Il me semble que l’ethnologie s’est découragée un peu vite devant cet immense magasin de bizarreries.

13 Qu’on me permette, pour finir, d’appuyer mon propos sur un dernier exemple : le mauvais œil. Tout le monde sait de quoi il s’agit, d’autant que la croyance au mauvais œil est probablement universelle. Considérons maintenant l’histoire de l’optique, et plus particulièrement celle des théories de la vision. Dans l’Antiquité grecque, on connaît déjà plusieurs théories concurrentes, certaines assez compliquées (ou confuses). Cependant, toutes ont un point commun, qui est de prêter à l’œil un rôle actif. L’œil n’est pas seulement, pas même principalement, le réceptacle de la lumière émise par l’objet. Il faut certes que l’objet soit éclairé pour être visible, mais la lumière n’est qu’une sorte de medium permettant aux « rayons » proprement optiques, c’est-à-dire émis par l’œil, d’atteindre l’objet. C’est dans cette saisie de l’objet par les rayons de l’œil que consiste la vision proprement dite. Cette conception avait de grands avantages. Elle a permis à Euclide et à Ptolémée de construire un modèle géométrique de la vision qui expliquait l’essentiel des faits d’observation courante, et qui ne sera pas surpassé avec le XIIIe ou le XIVe siècle. Le modèle antagoniste, celui qui nous est familier aujourd’hui, est dû à Al Hazen (965-1039), mais il n’eut aucune diffusion dans le monde musulman, où on commençait alors à rejeter comme impie toute pensée indépendante de la révélation coranique. C’est dans l’Occident chrétien que les idées d’Al Hazen furent accueillies, à partir de traductions réalisées en Italie à la fin du XIIe ou au début du XIIIe

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siècle ; Roger Bacon (1214-1294) reste le plus célèbre des partisans d’Al Hazen. La nouvelle optique était plus complexe et beaucoup plus difficile à mettre en forme géométrique que celle de Ptolémée. Il faut attendre Kepler et ses Compléments à Vitellion (1604) pour trouver résolues la plupart des difficultés ; le schéma de Kepler est encore, en gros, celui qu’on enseigne aujourd’hui. Nous sommes à nouveau au XVIIe siècle, et ce n’est pas un hasard. Avec Kepler, la nouvelle théorie n’existe que pour la poignée de savants qui y travaillent, dans l’obscurité d’un cloître pour la plupart. Pour le reste de la société, c’est-à-dire pour presque tout le monde, la seule théorie de la vision est celle d’Aristote, d’Euclide et de Ptolémée : l’œil voit en émettant des rayons qui saisissent l’objet. Il est donc parfaitement logique que l’objet puisse être affecté par le fait d’être vu, surtout quand le regard semble perçant ou insistant. Le mauvais œil n’est donc pas une superstition (il ne pourra le devenir qu’après Kepler) ni même une simple croyance. C’est une réalité physique, aussi réelle et physique que peut être, pour nous, le fait de produire de la lumière en appuyant sur un interrupteur.

14 Il y a eu des milliers de pages consacrées à l’histoire de l’optique. Je ne les ai pas toutes lues, mais j’en ai lu un bon nombre. Je n’y ai jamais trouvé la moindre allusion au mauvais œil. Réciproquement, je n’ai jamais trouvé la moindre référence à l’histoire de l’optique dans l’abondante littérature folklorique sur le mauvais œil. Haudricourt reste pour moi l’exemple de quelqu’un qui n’a jamais été prisonnier de ces compartimentages désastreux.

RÉSUMÉS

Usages, odeurs et saveurs disparaissent, sinon de la description des plantes, du moins de leur diagnose. Celle-ci ne repose plus que sur un petit nombre de caractères choisis à l’avance, parmi lesquels la disposition et le nombre des organes de la fleur. La botanique devient systématique, pour ne pas dire géométrique. Les qualités sensorielles sont autant que possible exclues de la détermination des espèces. Sigaut nous propose à partir d’une intuition d’Haudricourt de reprendre l’histoire de cette disparition.

Usage of smells and tastes is disappearing, if not from the descriptions of plants, at least from their diagnostic identification. The latter now only relies on a small number of characteristics specified in advance, including the number of organs of the flower and their arrangement. Botanics has become systematic, almost geometric. Sensory qualities are left out of the process of species determination. Sigaut, starting from Haudricourt’s intuition, takes a long look at the history of this disappearance.

Die Botanik wird systematisch, wenn nicht geometrisch. Die sensorielle Beschaffenheit wird so viel wie möglich bei der Artbestimmung ausgeschlossen. Von einer Intuition Haudricourts ausgehend, schlägt uns Sigaut vor die Geschichte dieses Verschwindens zu verfolgen.

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AUTEUR

FRANÇOIS SIGAUT François Sigaut. Après des études d’agronomie (1960-1964) et quelques années de pratique dans cette discipline, F. Sigaut est passé à l’ethnologie, avec une thèse sur L’Agriculture et le Feu (Éd. de l’EHESS, 1975) sous la direction de Lucien Bernot. Une collaboration particulièrement fructueuse avec Marceau Gast a abouti à la publication d’un ouvrage collectif sur Les Techniques de conservation des grains à long terme (Éd. du CNRS, 1979-1985, 4 vol.). Dernières parutions : Nous labourons (avec R. Bourrigaud, Nantes, CHT, 2007), La Troublante histoire de la jachère (avec P. Morlon, Quae/Educagri, 2009) et Couscous, boulgour et polenta (avec M. Chastanet et H. Franconie, Karthala, 2010).

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Une passion de la différence : le parcours pédagogique avec A.-G. Haudricourt A passion for difference: A. G. Haudricourt and the pedagogical journey Eine Leidenschaft der Differenz: A.-G.Haudricourts pädagogische Entwicklung

Georges Drettas

1 Formé à l’école des pionniers, tels Marcel Mauss et Marcel Cohen, puis Charles Parain, André Martinet et Émile Benveniste, A.-G. Haudricourt a, lui-même en échange avec ses contemporains, produit trois générations de chercheurs. Il est, aujourd’hui encore, particulièrement difficile de déterminer précisément son influence réelle, en raison même de la diversité de ses domaines d’intervention. Les esquisses biographiques qui lui ont été consacrées depuis le livre de Pascal Dibie (1987) rendent compte de la difficulté que j’évoque. Indépendamment de ce fait, la dimension « historique » du personnage Haudricourt doit être évoquée, même brièvement, car elle joue un rôle non négligeable dans la relation pédagogique entre le maître et l’élève. Sur ce point, il convient de rappeler que l’entretien public ou privé a été pour lui un moyen privilégié de l’échange pédagogique. Dans cette situation, il n’était pas rare qu’il parle de lui- même. On peut dire que le récit de vie, au demeurant très sélectif, venait étoffer la problématique contemporaine.

2 Il existe en fait un rapport étroit entre ce qui relève de l’expérience existentielle et ce qui appartient à la démarche intellectuelle. Interrogé de plus en plus souvent sur son passé à la fin de sa vie, A.-G. Haudricourt était très conscient de l’interaction profonde qui reliait ses intérêts scientifiques à des moments cruciaux de sa vie personnelle. Jusqu’au dernier moment, les territoires de l’enfance lui ont fourni des objets d’étonnement, des énigmes qu’il eût aimé résoudre. Nous savons tous que l’érudition s’intégrait tout naturellement, chez lui, à la pratique de recherche, mais cette dernière ne s’en contentait pas et, souvent, elle était mue par des vagues de mémoire dont les flux se cristallisaient en réseaux d’associations assez complexes.

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3 Ayant souligné le caractère exemplaire, dans la pédagogie, de la référence biographique, je crois utile de rappeler deux motifs récurrents du discours d’Haudricourt.

4 1) Il s’agit d’abord du père, qui gère une exploitation agricole moderne et qui destine son fils à devenir ingénieur agronome. Sur ce point, nous voyons que le cadre familial associe la ruralité à la modernité.

5 Souvent, dans l’échange à bâtons rompus, en parlant de choses presque anodines, Haudricourt évoquait ce père doué de nombreuses qualités. L’image qu’il en a donnée était celle de quelqu’un qui savait tout faire à la ferme. Je me souviens en particulier des meubles qu’il avait lui-même façonnés au tour et assemblés ; Haudricourt les avait conservés dans son appartement parisien débordant de livres, et c’est avec fierté qu’il lui arrivait de me les signaler. Il est clair que le lien entre le savoir-faire artisanal du père et la méthode acquise dans les études d’agronomie a constitué le fondement de l’orientation pluridisciplinaire du jeune savant. La virtuosité dont il a fait preuve dans ce domaine a été reconnue par tous : par ses pairs, bien sûr, mais d’abord par les maîtres qui l’ont encouragé en ses débuts. Cependant, l’expérience précoce avec des machines a influencé sans aucun doute la sensibilité du chercheur au problème du geste organisé en séquences auxquelles certains mécanismes peuvent se substituer.

6 2) L’autre thème de mémoire était constitué par le voyage en Albanie, qui m’intéressait personnellement à cause de mon terrain balkanique. Rappelons brièvement les faits : en 1931, à la fin de l’année scolaire à l’Agro, le jeune Haudricourt se décide à passer ses vacances avec son condisciple Léon Kantorowicz, qui lui propose d’aller chez l’une de ses tantes mariée en Albanie. Ce voyage constitue le premier dépaysement d’importance avant son séjour en URSS (1935-1936).

7 Pour le jeune agronome, l’Albanie a représenté un véritable révélateur de l’étrange, produisant une sorte de choc initial dont il avait conservé un souvenir intense. Afin d’en préciser la signification, il convient de considérer l’expression de cette étrangeté. Tout d’abord elle est d’ordre visuel. La plupart des Albanais ne sont pas physiquement très différents des autres populations européennes que le jeune Haudricourt avait pu côtoyer jusque-là. Cependant, leurs postures et leurs gestes les en distinguent radicalement. Ajoutons qu’à cette époque le vêtement populaire accentue encore l’impression d’étrangeté, mais c’est la langue qui complète le climat d’exotisme paradoxal dans lequel notre voyageur se trouve immergé. Il savait déjà que l’albanais était une langue indo-européenne dont une grande partie du lexique est d’origine latine. De plus, l’alphabet utilisé était fort simple. Or, l’amateur de langue se retrouve complètement perdu ; il ne reconnaît rien : les étymologies tentées se révèlent opaques, la forme phonique des mots les rend méconnaissables à l’audition, bien sûr, mais également à l’écrit. Je me souviens, à cet égard, des commentaires qu’il faisait au sujet du mot mbret « roi » lorsque nous parlions de la recherche contemporaine sur l’albanais.

8 La réalité révèle ainsi le caractère non immédiat de la parenté génétique. Dans l’ordre biologique, par exemple, la culture produit de la différence. On observe ainsi une disjonction assez radicale entre phénomènes naturels et les phénomènes sociaux. La langue est à cet égard exemplaire, puisque l’évolution historique peut en rendre les origines totalement méconnaissables. Dans ce domaine, les similarités structurelles existent bien, mais leur mise en évidence nécessite l’application de procédures analytiques complexes.

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9 L’inconfort ressenti dans cette société opaque est à l’origine d’une conception qui finira par s’imposer avec la force de l’évidence dans la pensée du linguiste : les êtres humains produisent de la différence même avec le langage, système fortement structuré et en grande partie inconscient.

10 On voit que ces deux thèmes s’articulent comme les composants d’un mode de pensée que caractérise l’interrogation constante appliquée à la relation entre le monde naturel et l’univers social. Deux aspects fondamentaux du réel émergent dans le processus de connaissance : c’est la notion du mécanisme comme prolongement du geste humain, d’une part, et celle de la différence comme condition nécessaire et effet de la production sociale, d’autre part.

11 Avant d’enchaîner dans une perspective plus personnelle, je voudrais rappeler le fait que A. Haudricourt pensait que sa formation familiale ajoutée à celle de l’Agro l’avait préparé à acquérir facilement la maîtrise des théories structuralistes et, plus spécifiquement, les bases de la linguistique moderne. Il formulait souvent cette idée en prenant l’image de la bicyclette, machine à moteur humain et qui représentait pour lui un prototype des mécanismes structuraux avec l’agencement ordonné de relations solidaires entre un ensemble, des parties et une fonction principale.

12 * * *

13 Je n’ai pas rencontré Haudricourt par hasard, mais à l’issue d’une véritable quête. J’avais terminé un cursus de linguistique à Paris V et je décidai de faire une thèse (i.e. un doctorat de 3e cycle) d’ethnolinguistique. L’objet que j’avais choisi étant le tissage, il n’était pas facile de trouver quelqu’un qui maîtrise à la fois la technologie, la linguistique et l’ethnologie, pour me diriger effectivement. J’ai dû prendre conseil auprès d’Aurore Monod qui me dit spontanément de m’adresser à Jacqueline Thomas. Je fus invité à venir exposer mes problèmes au séminaire qu’elle assurait alors, rue de Tournon, dans le cadre de la VIe section de l’E.P.H.E. Je brossai à grands traits les lignes principales de mon projet et parmi les présents, Jacqueline Thomas, Luc Bouquiaux et Nicole Revel évoquèrent aussitôt le nom d’André-G. Haudricourt. J’obtins très vite un rendez-vous avec lui et, à ma grande surprise, il accepta immédiatement de me diriger.

14 À l’égard de l’institution, Haudricourt était spécialiste de l’Asie et de la Nouvelle- Calédonie et cela aurait pu poser problème, puisque j’étais sur un terrain européen. Or, je compris dès le début de notre cheminement que mon directeur s’intéressait tout autant au tissage qu’à la région des Balkans où il avait fait sa première expérience d’exotisme. La situation de départ une fois posée, on peut illustrer le mode de fonctionnement dialogique de la direction de recherche, au moyen des thèmes évoqués.

15 Il faut dire d’entrée de jeu que le maître manifestait une aptitude remarquable à poser des questions. Ce trait permettait à l’élève de mesurer sa compétence ou ses défauts.

16 La question du tissage suscite immédiatement toute une série de connexions problématiques : le cadre qui permet de fixer la chaîne et de la tendre varie de forme. Quel est le principe structurel dominant qui détermine la variation. Certes, la conception de la séquence technologique en chaîne opératoire permet de mieux formuler certaines hypothèses historiques, mais il reste bien des questions non résolues. Une fois posée l’originalité de l’univers textile, comment pourrait-on expliquer de façon plausible l’invention du métier horizontal à pédales, qui représente une véritable machine. Ici, c’est la combinaison de deux éléments qui attire l’attention

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du technologue : a) la forme et l’orientation du cadre, b) le dispositif auquel s’adapte le balancier à poulies qui soutient les lices. Ce dispositif constitue une véritable mutation par rapport au métier vertical et il pourra se démultiplier sous la forme du métier à la tire, ancêtre direct des machineries modernes.

17 La comparaison des formules techniques opère avec des prototypes, mais la réflexion à visée diachronique ne devra pas se limiter à la logique évolutive déterminée par la morphologie. Par exemple, le développement du pédalier de lices présuppose l’existence de la poulie. À ces éléments vient s’ajouter la dimension corporelle de l’agent technique, c’est-à-dire la gestuelle et la posture. Précisons que la façon de poser son corps relève du cadre plus général de la gestuelle. De ce point de vue, les postures relatives aux métiers à tisser sont profondément différentes. Devant le métier vertical, le corps est en position assise ou plutôt accroupie, l’axe du corps est parallèle à la chaîne et les mains tirent celle-ci vers l’agent tissant. Le comptage des duites se fait en accord avec les mains. Le métier horizontal, lui, exige que les corps soient assis, certes, perpendiculairement à l’axe de la chaîne, avec les jambes tendues en dessous de la poitrinière. Au rapport de latéralité vient s’ajouter celui de la verticalité, était donné que le comptage des duites intéresse les quatre membres, les pieds agissant autant que les mains.

18 La description des séquences techniques suscitait chez Haudricourt la question de leur représentation. Celle-ci ne devait pas se limiter aux outils et aux machines, mais s’étendre aux gestes eux-mêmes. En ce qui concerne la première classe d’objets techniques, il avait fait un usage considérable d’images graphiques – schémas, croquis, photographies – dans certains de ses travaux. En ce qui concerne les gestes et leurs séquences, il est conscient de la difficulté que l’on rencontre pour les représenter. Il ressent la nécessité de créer un système de notation cohérent et économique, selon le modèle de l’API. Il pense en fait que nombre d’ensembles gestuels sont organisés selon le principe de pertinence. Si l’analyse en dégageait les éléments constituants, il deviendrait possible d’élaborer un ensemble fini de symboles, ce que l’on pourrait appeler un alphabet cheironomique.

19 On voit que la difficulté n’est pas mince. Le développement des techniques modernes comme le cinéma et la vidéo permettent certes d’enregistrer une totalité séquentielle à l’instar de ce que réalise le magnétophone pour la parole, mais le simple arrêt sur image ne peut se substituer à l’abstraction graphique. Le système de notation devrait pouvoir s’utiliser aussi bien lors de l’observation directe qu’à celle du matériel enregistré.

20 Bien entendu, nous sommes restés loin du compte et la notation cheironomique continue de briller comme un espoir à l’horizon radieux des sciences sociales, mais le questionnement évoqué mérite l’examen.

21 Chez Haudricourt, la conception du geste comme objet relevant d’une analyse segmentale va de pair avec la proposition maintes fois répétée que les sons du langage étaient en fait des « gestes vocaux ». La similitude formulée de la sorte manifeste une constante de la pensée – peut-être faudrait-il dire « façon de penser » – de l’ingénieur linguiste. Le corps humain, fondement naturel de l’univers des pratiques, est organisé par des schémas structuraux. Le « moment structural » constitue le passage de la nature à la culture, ou plutôt à l’univers des praxis sociales.

22 Même pour des motifs méthodologiques, Haudricourt répugnait à manipuler une dichotomie qu’il concevait plutôt comme une relation dialectique. Il convient de

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préciser que, pour lui, la théorisation ou prise de conscience d’un processus reflète l’acquisition du point de vue scientifique, et les modes de représentation peuvent être des indices du passage à la démarche proprement scientifique.

23 À son séminaire du Museum, il nous présentait souvent des livres de botanique anciens. La valeur esthétique de ces objets pouvait nous séduire alors que lui ne manquait jamais de souligner l’imprécision de telle ou telle planche. De façon non pas identique mais similaire à ce que l’on observe dans la représentation iconique de la flore, les divers systèmes d’écriture témoignent d’une analyse spontanée et implicite du langage. Un saut qualitatif se produit lorsque le système graphique devient explicite. La coupure radicale intervient dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsqu’une discipline nouvelle, la phonétique, isole les sons des signes graphiques qui les représentaient. Les phonéticiens ont élaboré un système de notation des sons, international et standardisé, qui fait partie des outils d’enregistrement de la parole.

24 Haudricourt insistait toujours sur le fait que les phonéticiens avaient pratiqué une sorte de « protophonologie » sans le savoir, à partir du moment où ils établissaient les classes de sons. La similarité apparente de la démarche leur a rendu plus difficile l’adoption des procédures phonologiques. Ce paradoxe peut se rencontrer dans d’autres domaines de la recherche. On constate, dans l’histoire récente de nos disciplines, que la pratique intuitive et la construction d’un outillage purement empirique peuvent avoir un effet de blocage.

25 On pourrait multiplier les exemples de telles réflexions critiques dans les domaines où Haudricourt a conduit ses recherches. Avec un sens aigu de l’histoire proche, le chercheur fait l’inventaire de l’actif et du passif, et cela avec beaucoup d’humilité. On sait que le retour critique sur la pratique s’exprimait souvent dans les termes d’une dérision qui pouvait causer parfois des malentendus. En réalité cette attitude soutenait l’effort continu de se situer et de nous situer dans une sorte de plan de travail. Je donnerai deux exemples permettant de concrétiser ce mode de penser.

26 1) L’étude du textile considéré du point de vue de la chaîne opératoire, de la fibre du fil au produit fini laissait espérer une solution à l’énigme du tricotage. Cette technique, dont il est difficile de dater exactement l’apparition, n’est pas très ancienne. Elle s’est répandue dans toutes les cultures à tissage et l’on doit remarquer que c’est l’un des premiers processus textiles à être automatisé, dès la fin du XVIe siècle, avec les machines à fabriquer les bas.

27 Le tricotage a une parenté évidente avec le tissage et le tressage, à ceci près qu’il repose sur le façonnage d’un fil continu. Dans certaines langues, le lexème verbal qui dénote l’action de « tricoter » est le même que celui signifiant « tresser ». En grec, par exemple, on dit pléko, en bulgare plétam, etc. Cela dit, nombre de cultures où l’on constate la fabrication de filets n’ont pas pour autant le tricotage. L’association nécessaire avec l’existence du tissage, qui favorise du reste des tressages complexes (ganses, galons, etc.), semble bien établie, mais on ne peut aller au-delà du fait constaté.

28 Haudricourt a toujours attiré mon attention sur le fait que la gestuelle de ce genre d’activité présentait une similitude avec les jeux de ficelle, mais là encore, la plupart des traitements du fil présente une telle similitude. On en est donc réduit à espérer qu’un jour l’archéologie découvrira un « prototricot » qui nous permettra de mieux concevoir la genèse d’une technique qui a connu un tel succès. Certes, on pourrait avancer l’idée que le tricot représente aussi une sorte d’inversion du croisement

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chaîne/trame, puisque dans ce cas le nouage continu repose sur le croisement récurrent des aiguilles, qu’il y en ait deux ou quatre. Le comptage des points, qui sont en fait des sortes de nœuds, est évidemment similaire à ce qui fonde les rapports d’armure dans le tissage. Là aussi les difficultés de représentation se cumulent, qu’elles soient graphiques ou linguistiques. Pour des raisons que les spécialistes des sciences cognitives n’ont pas encore expliquées, les logiques gestuelles ne sont pratiquement pas verbalisables.

29 La recherche est renvoyée à une aporie qui laisse la place, cependant, à un constat fondamental : la créativité existe et un groupe peut inventer un jour une production originale. Cette question nous renvoie au thème de la différence qui se situe au cœur de la dynamique stochastique du savant. Avant de revenir sur ce point, il nous convient d’évoquer la deuxième illustration, empruntée à la phonologie.

30 2) Point n’est besoin de rappeler la réputation, voire la célébrité, d’Haudricourt dans le domaine de la phonologie. Remarquons que, dans certains cercles, c’était le seul aspect de son activité scientifique qui fût connu. En fait, j’ai toujours eu l’impression que sa curiosité en la matière était insatiable. On peut dire sans exagérer qu’il était un gros consommateur de données phonologiques. À cet égard, son intérêt était toujours en éveil et il appréciait les problèmes qu’on venait lui présenter.

31 Haudricourt était extrêmement sensible aux problèmes de notation de la réalité phonétique. Il rappelait toujours le fait que la méconnaissance de la variété intralinguistique parfois associée à des idées reçues ancrées dans la tradition d’étude de telle ou telle langue, pouvait constituer un obstacle à la perception exacte d’un son. Il illustrait ces mises en garde avec son expérience des préglottalisées asiatiques ou de la notation des tons dans les langues qu’il avait étudiées. Dans la recherche, il fallait être modeste, accepter le risque d’erreur et, surtout, être capable de pratiquer l’autocritique.

32 J’avais enquêté sur le grécocalabrais, un isolat résiduel du grec, parlé dans cinq habitats de l’Aspromonte méridional. Ce dialecte est en voie d’être remplacé par le roman local, pour des raisons qui sont loin d’être claires. Il se trouve que ce groupe dialectal est l’un des plus étudiés de l’ensemble grec. Depuis la fin du XIXe siècle, les études du dialecte, réalisées entre autres par le romaniste allemand Gerhardt Rohlfs, ont été très fortement influencées par la tradition des Atlas Linguistiques italiens. C’est ainsi que l’on note comme des « géminées » les consonnes sourdes aspirées de ces dialectes [ph, th, čh, kh], ainsi que les deux occlusives sonores fortes [g:w] et [gj:].

33 J’avais remarqué que la dentale rétroflexe forte était parfois réalisée avec une tension glottale très audible, ressemblant à la réalisation d’une préglottalisée. Du point de vue de la comparaison, la dentale forte correspond à la latérale sonore, simple ou « géminée » dans d’autres dialectes ou en grec ancien. Du point de vue strictement phonétique, on peut hésiter devant la découverte d’une articulation glottalisée dans un dialecte grec, aussi périphérique soit-il, ou un parler italoroman. En diachronie, on constate l’évolution [l] [t:], [ɖ:]. S’il n’existe pas de principe explicatif cohérent à l’intérieur du système, il faudra s’armer de patience et proposer des hypothèses, mais avec beaucoup de prudence.

34 Le statut phonologique des éléments considérés ne peut être établi que dans le cadre de la syllabe. On sait l’importance qu’Haudricourt accordait à ce cadre tout en

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reconnaissant à la notion elle-même, qui reste peu théorisée, une valeur essentiellement empirique.

35 Dans le cas précis du grécocalabrais, et plus particulièrement du roghudésien, on constate que le type phonotactique est à syllabes ouvertes. Dans ce cadre, la série des occlusives sourdes aspirées, devenues phonologiques, et les deux occlusives sonores du système /ɖ:/ et /gj:/, réalisées avec tension glottale, répondent à la tendance à constituer des syllabes à attaque forte. Nous retrouvons là une caractéristique opérant en « panchronie » dans l’ensemble des dialectes grecs dits géminants : chypriote, dodécanésien, parlers de Chios, parler de Kimi, groupes suditaliques.

36 On pourrait avancer l’hypothèse que la constitution de syllabes à attaque forte reflète une tendance à obtenir une différenciation maximale des composants syllabiques par rapport au noyau, c’est-à-dire à la sonorité. Quant à la forme particulière que revêt la tendance typologique évoquée dans ce dialecte particulier, elle n’est pas explicable seulement par la dialectique entre les contraintes physiques et les pressions structurelles. Le grécocalabrais a reconstitué, en diachronie, sept phonèmes consonantiques qui reflètent son originalité propre tant au sein des dialectes dits géminants que par rapport au tsakonien ou aux autres groupes dialectaux du grec moderne.

37 On pourrait recourir, en dernière analyse, au principe de différenciation majeure qu’Haudricourt avait formulé avec brio dans un texte auquel il tenait beaucoup, le fameux article « Richesse en phonèmes et richesse en locuteurs » publié en 1961. Il montre que, dans certaines situations, les êtres humains produisent de la différence afin de se singulariser en tant que groupe social. Cela peut s’observer même dans l’évolution des systèmes phonologiques qui ne correspond pas toujours à une relative simplification. Ce principe est très fécond, car il rapproche les pratiques langagières des phénomènes d’évolution complexe que l’on observe souvent en technologie culturelle.

38 * * *

39 J’ai voulu illustrer ici un certain climat de l’échange que le savant construisait avec ses interlocuteurs. Dans cet échange qui devait avoir une certaine régularité, les apories avaient autant d’importance que les réponses que l’on avait pu proposer à leur égard. Or, pour Haudricourt, tous les ordres de phénomènes présentent des similitudes et des différences, mais seules ces dernières valent la peine d’être étudiées.

40 Cependant la différence, en tant que phénomène, n’est pas toujours aisément perceptible. Nous avons vu que la question de la notation des données de l’expérience joue un rôle fondamental dans les processus heuristiques, car elle constitue en fait un mode de représentation du réel. Si cette question a revêtu tant d’importance dans l’œuvre et dans la pratique pédagogique du chercheur, c’est qu’elle révèle le double aspect de la différence, comme perception et comme pensée.

41 Nous avons repéré également une conception maintes fois formulée sous forme d’ébauches théoriques ou dans la communication orale, selon laquelle les êtres humains ou, plus abstraitement, les organismes sociaux produisent de la différence. Dans cette optique, les gestes et les langues constituent, à partir d’un même fondement physiologique, des mécanismes sémiotiques extrêmement efficaces. L’inventaire de ces

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mécanismes reste à faire. Il constitue très profondément le bien commun des Sciences de l’Homme qui rencontrent le problème des genèses de la pertinence où vient se cristalliser, dans les mouvements du corps et de la voix, l’infinie diversité du monde sensible.

BIBLIOGRAPHIE

Références bibliographiques

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D. FRANÇOIS-GEIGER, À la recherche du sens. Des ressources linguistiques aux fonctionnements langagiers, Peeters/SELAF (NS 22), Paris, 1990, XVI-279 p. (une partie de ce dernier travail de D. François est consacré à l’analyse de la gestuelle de A. Haudricourt, à partir d’un enregistrement vidéo du film « Le Passe-Muraille »).

A.-G. HAUDRICOURT, « Richesse en phonèmes et richesse en locuteurs », L’Homme I/1, Paris, 1961, p. 5-11.

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J. M. C. THOMAS et L. BERNOT (éds), Langues et techniques, nature et sociétés, vol. I et II, Klincksieck, Paris, 1972.

RÉSUMÉS

L’auteur évoque ses échanges avec Haudricourt autour de la pratique du tissage et illustre la « méthode » d’analyse des techniques développée au fil du temps par l’anthropologue-linguiste.

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The author recalls his dialog with Haudricourt around the practice of weaving, and illustrates the methodical analysis for such techniques of practice developed by the linguist-anthropologist Haudricourt.

Der Autor schildert seine Austausche mit Haudricourt und illustriert die „Methode“, die der Sprachforscher-Anthropologe nach und nach entwickelt um die Techniken zu analysieren.

AUTEUR

GEORGES DRETTAS Georges Drettas est né en 1945. Il a obtenu une licence de lettres modernes à la Sorbonne (1968) puis une maîtrise spécialisée de linguistique générale à Paris V, enfin la formation FRA (anthropologie) à l’École pratique VIe section (act. EHESS). En 1978, G. D. a obtenu le doctorat de 3e cycle (Paris V) puis en 1993, le doctorat d’état ès Lettres et Sciences Sociales (Paris V). G. D. a enseigné à Paris VII, Paris V et à l’EHESS ; devenu membre du CNRS en 1979, il a été chercheur au LACITO puis au LMS (2000-2010). G. D. travaille sur les langues et les cultures de l’espace post- ottoman (Balkans : Bulgarie, Grèce, Israël) dans une perspective descriptive, bi-disciplinaire et typologique. Les langues abordées sont les dialectes grecs, bulgares, les langues sémitiques et les langues kartvèles. Une bibliographie sommaire est accessible sur les sites du LACITO et du LMS.

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Haudricourt et les ethnosciences au Muséum National d’Histoire Naturelle Haudricourt and ethnosciences at the Muséum National d’Histoire Naturelle Haudricourt und die Ethnowissenschaften im Museum National d’Histoire Naturelle

Serge Bahuchet

En fait ma principale raison de vivre est de « comprendre » ; non seulement de comprendre l’univers, mais de comprendre les autres et aussi moi-même par la même occasion. AGH (PST 8) 1

1 Paradoxe : André-Georges Haudricourt n’ayant fait qu’une très brève apparition formelle au Muséum, vous ne le trouverez pas dans la liste des professeurs ni même celle des assistants (Jaussaud & Brygoo 2004)… En effet, au début de la Seconde Guerre mondiale, il fut simple « travailleur libre » (vacataire, de nos jours) auprès du Professeur Auguste Chevalier, au laboratoire d’agronomie coloniale, afin de traduire des textes en russe pour la Revue de Botanique Appliquée (PST 72-74). AGH revenait d’un an passé en URSS à l’Institut de production végétale de N. I. Vavilov, qui se consacrait à l’étude de l’origine des plantes cultivées (1934-1935).

2 Bien qu’il n’ait pas été particulièrement impressionné par Chevalier, cet épisode fut cependant important pour Haudricourt, d’une part parce qu’il y rencontra le partenaire dont il avait besoin pour écrire le premier de ses livres majeurs, L’Homme et les Plantes cultivées (1943), en la personne de Louis Hédin, agronome comme lui, d’autre part parce que Chevalier le fit entrer au tout nouveau CNRS, dans la section botanique. AGH y effectuera toute sa carrière, mais il changera très vite de section, s’inscrivant en linguistique. C’est aussi au cours de sa présence au laboratoire qu’il entame les recherches sur « l’ethnographie agraire », qui conduiront en 1955 au volumineux ouvrage L’Homme et la Charrue, écrit avec Mariel Jean-Brunhes Delamarre.

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3 La personnalité scientifique d’AGH est remarquablement illustrée dès ses trois premiers articles :

4 1936 « De l’origine de l’attelage moderne »,

5 1939 « De l’origine de quelques céréales »,

6 1939 « Quelques principes de phonologie historique »,

7 dans lesquels il aborde les trois axes que sa manière originale de poser les problèmes renouvellera : histoire des techniques, ethnobotanique, linguistique.

Haudricourt et l’ethnobotanique au Muséum

8 C’est dans la conclusion du livre sur les plantes cultivées qu’est introduit en français pour la première fois le terme d’ethnobotanique 2 (HPC 203). On ne saurait sous-estimer l’influence de Haudricourt dans l’évolution de Roland Portères (1906-1974, professeur d’ethnobotanique au Muséum de 1948 à 1974), même si nous en manquent des témoignages écrits (voir Bahuchet & Lizet 2003). En effet Portères, ingénieur agronome spécialiste des céréales, chef des services agricoles de la France d’Outre-mer, élu en 1948 professeur d’agronomie coloniale à la suite de Chevalier, est celui qui, en 1963, transforme cette chaire en chaire d’ethnobotanique – la première en Europe et l’une des premières dans le monde –, après avoir écrit résolument dans son article programmatique de 1961 : « on peut classer l’ethnobotanique dans les Sciences Humaines ». (Portères 1961, p. 104).

9 Dès 1956, AGH avait annoncé que le laboratoire d’agronomie tropicale du Muséum était « le centre principal » des études d’ethnobotanique en France. C’est l’année où Jacques Barrau (1925-1997, sous-directeur puis professeur d’ethnobotanique au Muséum de 1965 à 1997) vient au laboratoire rédiger sa thèse d’État sur les plantes alimentaires d’Océanie, après un long séjour à la Commission du Pacifique Sud ; il y rencontre alors AGH qui, écrit-il, …devait m’aider à confirmer mon orientation ethno-botanique mais aussi biogéographique en matière d’origine et de distribution des végétaux domestiques. (1985, p. 31).

10 Haudricourt, qu’il avait surnommé « le passe-muraille » et qui « aiguisa [son] appétit de savoir » (2000, p. 52), fut pour Barrau « l’un des 2 maîtres 3 à qui je dois d’avoir acquis un peu de « savoir comprendre » les relations entre hommes et plantes dans leurs aspects diachronique et synchronique. » (2000, p. 53). Barrau et Haudricourt furent liés par une grande amitié, et Barrau a toujours reconnu son importance dans son itinéraire intellectuel : Quand, en 1956, je revins en France pour la première fois, je fis la connaissance d’André-Georges Haudricourt, agronome et botaniste devenu ethnographe, ethnologue et linguiste parce qu’il ne s’était pas contenté d’une approche strictement naturaliste dans l’étude des plantes cultivées. Un des résultats de nos discussions à propos d’histoire culturale et d’origine des végétaux domestiques fut qu’un jour il me conduisit dans une librairie de la rue Racine pour m’y procurer La Dialectique de la nature. Il me restait (il me reste encore) beaucoup à lire, à apprendre et à observer ! (1973, p. 40).

11 Dans son bref article de 1956, AGH associe à une ethnobotanique « statique et descriptive », dédiée à la description soigneuse de l’usage des plantes « par telle ou telle tribu » et aux rapports d’un groupe humain avec son milieu végétal, une

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« ethnobotanique dynamique, historique », explorant les plantes cultivées et utilisant la génétique, née avec Vavilov et cherchant à « élucider le sens des migrations ou de la propagation de l’agriculture » (1956, p. 294). Pour lui, l’étude de l’histoire des plantes ainsi que celle de leur place dans les sociétés humaines implique nécessairement l’usage de la linguistique, qui tient une place notable dans les raisonnements énoncés dans son livre sur les plantes cultivées (HPC, 1943).

12 Haudricourt applique sa démarche où la linguistique est nécessaire à l’ethnobotanique, en fondant en 1965 la Société d’Ethnozoologie et d’Ethnobotanique (SEZEB) avec Roland Portères et avec la linguiste Jacqueline M. C. Thomas comme secrétaire. Cette société savante publiera notamment de nombreuses fiches d’enquête à l’usage des chercheurs de terrain, ethnologues et linguistes. À partir de cette époque, AGH accompagnera constamment le laboratoire d’ethnobotanique et d’ethnozoologie, où il délivrera une partie de son enseignement de l’École Pratique des Hautes Études.

13 Agronome, AGH était attiré par les plantes, qu’il connaissait parfaitement. Dispensant aisément son enseignement lors de sorties botaniques, c’est dans le domaine de l’ethnobotanique qu’il a laissé une marque forte. Cependant, les animaux ne le laissaient pas indifférent, bien qu’il les connaisse moins bien. Dans les dernières années de sa vie, il fréquentait assidûment les sorties des Naturalistes parisiens, très excité d’y découvrir le monde des insectes ! Il n’a pas eu le temps d’écrire le livre symétrique de L’Homme et les Plantes cultivées, qu’il voulait consacrer aux animaux. Cependant, ses écrits témoignent de sa conception de l’ethnozoologie, axée nettement sur le comportement animal. Il a d’abord traité des animaux comme source d’énergie (1940, 1962a) en même temps que des problèmes techniques de l’attelage (1936, 1948) et de leur importance dans l’évolution de l’agriculture. Il s’est interrogé sur certains traits de comportement susceptibles d’être intervenus dans le processus de domestication, tout particulièrement la scatophagie de certaines espèces, chien, porc, renne, qui se seraient ainsi autodomestiquées (1977). Dans quelques pages consacrées à « l’adaptation à la faune » il a exposé, pour les différentes zones écologiques, comment les sociétés ont résolu le problème que posent « la sensibilité et la mobilité des animaux » pour leur capture et leur usage (1968). Il a enfin appliqué sa méthode linguistique à une brève réflexion sur la coexistence de l’Homme et de ses parasites principaux, le pou et la puce (1975), lors du colloque d’ethnozoologie qu’organisa au Muséum en 1973 Raymond Pujol, chargé par Portères de développer cette discipline dans le laboratoire.

14 Évidemment, l’animal est fort présent dans les pages devenues classiques où il cherche à contraster « les mentalités », à travers le modèle du jardin chinois, de la bergerie méditerranéenne et du parc zoologique (1962b ; PST p. 102-103). Là aussi, c’est le comportement, mais dans ce cas de l’homme envers l’animal domestique, qui est au centre de l’analyse. Dans son livre mémorial (PST, 1987), il insistera encore sur l’importance du comportement animal et l’on voit bien là ce qui, pour lui, distingue l’ethnozoologie de l’ethnobotanique : Si l’ethnozoologie a un sens, il faudrait qu’elle se dégage de la zootechnie où elle est née pour s’intéresser vraiment aux relations réciproques de l’homme et de l’animal. La question est de savoir ce qui de ces deux mammifères 4 a déteint sur l’autre ?

15 et plus loin : Une question reste pour moi sans réponse : si c’était les autres êtres vivants qui avaient éduqué les hommes, si les chevaux leur avaient appris à courir, les grenouilles à nager, les plantes à patienter ? (PST 169).

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16 Indéniablement, Haudricourt fut celui qui imprima une orientation originale aux recherches d’ethnobiologie au Muséum, et que nous nous efforçons de prolonger aujourd’hui, tant dans notre recherche que dans notre enseignement.

Un héritage d’Haudricourt

17 Associant une logique implacable à un esprit analytique, son regard critique cherchait la mise en contexte permanente. Haudricourt montrait une capacité infinie à associer des éléments inattendus. Il cristallise à lui seul le dilemme fondamental qui nous agite encore : l’interdisciplinarité est-elle dans la tête du chercheur qui associe seul des domaines intellectuels complémentaires, ou bien se pratique-t-elle en équipe pluridisciplinaire ? Lui se faisait fi des disciplines, car ce qui lui importe, « c’est de “comprendre” » (PST p. 8), autrement dit, l’important c’est la question de civilisation que l’on pose, et tous les outils doivent être mobilisés pour la résoudre. C’est probablement ce qu’il exprime ainsi lors d’un entretien : …j’attache de l’importance au caractère collectif de la recherche. Je suis un individu, ce que je raconte n’a aucun intérêt, ça n’a d’intérêt que si d’autres individus s’y intéressent. (1995, p. 51)

18 Il nous inculquait par l’exemple la puissance de sa méthode associative et synthétique – un enseignement toujours à la base des recherches menées par les chercheurs en sciences humaines au Muséum et que nous nous efforçons de transmettre à notre tour dans notre propre enseignement universitaire. Cette méthode est toujours féconde, encore plus nécessaire alors que les spécialisations tendent à fragmenter, voire à isoler de plus en plus les secteurs de recherche les uns des autres… C’est ce qu’il traduisait dans ses célèbres boutades, que nous nous répétons toujours avec délice : Il n’y a pas d’ethnolinguistique, il n’y a que de la bonne linguistique,

19 ou bien : il n’y a pas d’ethnosciences, il n’y a que de la bonne ethnologie,

20 ou bien encore, ce qui marque son irrévérence ou plutôt son regard critique sur tout ce qui est officiel : la botanique, c’est l’ethnobotanique des botanistes, qui ont une langue secrète, comme toutes les ethnies…

21 J’ai noté lors de l’un de ses cours : Ce qui est essentiel pour un spécialiste, ce n’est pas de connaître c’est de pouvoir juger.

22 L’interdisciplinarité en équipe nécessite de comprendre la démarche scientifique des autres spécialistes. La conscience qu’il avait de la nécessité d’un bagage en science naturelle, pour celui qui se consacre à l’étude des sociétés humaines, est résumée dans une phrase de son article sur l’origine des clones et des clans : mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut donner quelques indications de botanique et d’agronomie qui ne sont pas encore censées faire partie du bagage de l’ethnologue. (1964, p. 93, souligné par moi)

23 Dans ce même article, moins cité que celui sur la domestication (1962b) mais tout aussi révélateur de sa philosophie, il exprime clairement sa conception de l’ethnobotanique, dont le but ultime est de comprendre les relations des hommes entre eux, à partir des

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relations des hommes avec les plantes. C’est là aussi qu’il préfère, à l’opposition culture/nature, l’opposition culture/inculture (1964, p. 100).

24 Dans le même ordre d’idée, son ethnozoologie vise elle aussi à comprendre les comportements humains : …pour trouver l’explication des différences de comportement humain, il faut se référer aux animaux qu’il fréquente ou qui l’environnent. (PST p. 169)

25 C’est là l’une des trois leçons que j’ai apprises auprès de lui et qui guident encore ma pratique de l’ethnobiologie ; je les regarde comme toujours importantes dans notre époque où les « savoirs locaux » sont réhabilités, et considérés comme porteurs d’espoir pour un meilleur développement respectueux des populations.

26 Haudricourt préconisait d’étudier les objets avant les mots : à l’expression Wörter und Sachen (« les mots et les choses », nom d’une célèbre revue allemande) il substituait « des choses et des mots » (HC 49). Il convient de lier une observation précise des faits techniques (y compris les objets naturels) à un recueil méticuleux du vocabulaire. L’importance de la langue n’est pas à sous-estimer ; d’une part parce que le langage a une fonction sociale primordiale, consistant à communiquer un message, d’autre part parce que le fonctionnement d’une langue est étroitement conditionné par les modes de vie de la communauté considérée. Cela conditionne la transmission des savoirs et des techniques. AGH insistait sur l’importance de dégager dans leur complexité les liens entre les différents ordres de faits : langue, institutions, techniques. En particulier, il relevait que deux éléments pouvaient caractériser une « civilisation », d’une part le mode d’ascension de l’individu dans la hiérarchie sociale, et d’autre part les relations interindividuelles dans l’organisation pratique du travail, y compris les relations entre parents et enfants. Il y voyait un mécanisme explicatif dans les modes de transmission et d’évolution des savoirs et des parlers.

27 Enfin, tous ces principes prennent sens dans une méthode comparative, résumée dès le premier ouvrage et sans cesse affinée, consistant à étudier ensemble des phénomènes qui, pris isolément, ne comportent pas de signification : À la lumière de l’explication qui découle de l’examen des ensembles, il est possible de saisir la solution que pose chaque cas isolément. (HPC 13)

28 Reprendre l’Homme et les Plantes cultivées, en faisant bénéficier de la « méthode Haudricourt » les avancées en génétique des plantes, archéologie, ethnologie et linguistique, ne serait-ce pas un projet collectif digne d’enthousiasme ?

29 * * *

30 Haudricourt était un homme timide, qui surmontait ses appréhensions par une certaine brusquerie et une manière directe d’émettre son avis. Fidèle en amitié, il n’était pas un solitaire, et fréquentait assidûment les séminaires ; il acceptait aisément que l’on partage son repas – dans l’un de ses restaurants où il prenait régulièrement le même plat, changeant de lieu lorsqu’il voulait changer de mets. AGH suscitait l’admiration, cependant je ne me rendais pas chez lui sans une certaine inquiétude devant son jugement ! Néanmoins, dénué de toute méchanceté, Haudricourt a aussi éveillé une grande tendresse de la part de ses élèves.

31 Nombre d’entre nous ne pouvons séparer l’image de Haudricourt de celle des séminaires dans la grande « salle Chevalier » maintenant détruite, qui fut le bureau du vieux professeur, meublé de grandes boiseries vitrées, première utilisation en

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architecture d’intérieure des bois précieux d’Afrique centrale comme l’était le parquet en mosaïque de marqueterie. Dans cette salle, mon souvenir le plus précieux est ce moment privilégié au cours duquel Harold Conklin, cette autre personnalité remarquable, « inventeur » de l’ethnoécologie, fait énoncer par André-Georges Haudricourt ses pensées synthétiques sur les civilisations d’Extrême-Orient…

32 Autre souvenir, les excursions botaniques, maintes fois évoquées, qui furent probablement les épisodes où il était le plus à l’aise et le plus heureux, ceux où il transmettait le plus et dans la forme qu’il préférait : parole libre, portée par la rencontre de la plante et par les associations d’idées qu’elle lui suggérait – les moments aussi où il testait nos connaissances, très souvent déficientes, ce qui le comblait d’aise car il adorait plus que tout rechercher pourquoi nous nous trompions. Cela rejoint, finalement, une des explications de sa vie intellectuelle, telle que la porte la conclusion de son livre mémorial :

BIBLIOGRAPHIE

J’aimerais comprendre ce que furent et ce que sont les grandes causes d’erreur (PST, p. 170).

Références citées

Travaux de A.-G. Haudricourt

Livres

HPC : A.-G. HAUDRICOURT & L. HÉDIN, L’Homme et les Plantes cultivées. Paris, Gallimard, 1943 [rééd. 1987, Paris, A.-M. Métailié, 282 p.]

HC : A.-G. HAUDRICOURT, & M. JEAN-BRUHNES DELAMARRE, L’Homme et la Charrue à travers le monde, Paris, Gallimard, 1955, 506 p. [rééd. 1986, Lyon, La Manufacture, 410 p.]

PST : A.-G. HAUDRICOURT & P. DIBIE, Les Pieds sur terre, Paris, A.-M. Métailié, 1987, 196 p.

TSH : A.-G. HAUDRICOURT, La Technologie, science humaine. Recherches d’histoire et d’ethnologie des techniques, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987, 344 p.

Articles

1936. « De l’origine de l’attelage moderne », Annales d’histoire économique et sociale 42, p. 515-522 [rééd. TSH, ch. 6]

1939. « De l’origine de quelques céréales », Annales d’histoire sociale 1 (2), p. 180-182 [rééd. TSH, ch. 15]

1939. « Quelques principes de phonologie historique », Travaux du cercle linguistique de Prague VIII, p. 270-272 [rééd. Problèmes de phonologie diachronique, 1972, SELAF (TO 1), Paris, ch. 3]

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1940. « Les moteurs animés en agriculture. Esquisse de l’histoire de leur emploi à travers les âges », Revue de Botanique Appliquée 20, 230-231), p. 759-772 [rééd. TSH, ch. 10]

1948. « Contribution à la géographie et à l’ethnologie de la voiture », Revue de géographie humaine et d’ethnologie 1, p. 54-64 [rééd. TSH, ch. 9]

1956. « Une discipline nouvelle : l’ethno-botanique », Les Cahiers Rationalistes 158 (novembre), p. 293-294.

1962a. « Les premières étapes de l’utilisation de l’énergie naturelle », M. DAUMAS (éd.), Histoire générale des techniques, Paris, PUF, vol. 1, p. 91-115 [rééd. TSH, ch. 13].

1962b. « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme 2 (1), p. 40-50 [rééd. TSH, ch. 25].

1964. « Nature et culture dans la civilisation de l’igname : l’origine des clones et des clans », L’Homme 4 (1), p. 93-104 [Rééd. TSH, ch. 26].

1968. « La technologie culturelle, essai de méthodologie », J. POIRIER (éd.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 731-822 [rééd. TSH, ch. 4].

1977. « Note d’ethnozoologie. Le rôle des excreta dans la domestication », L’Homme 17 (2-3), p. 125-126 [rééd. TSH, ch. 28].

1975. « L’homme, le pou et la puce », L’Homme et l’Animal, premier colloque d’ethnozoologie. Paris, Institut international d’ethnosciences, p. 139-142.

1995. « Une lecture commentée de l’“Essai sur l’origine des différences de mentalité entre l’Occident et l’Extrême-Orient” », entretien avec F. Aubaile et B. Lizet, B. LIZET & G. RAVIS-GIORDANI (éds.), Des bêtes et des hommes, Paris, Éditions du CTHS, p. 30-53.

La bibliographie complète d’A.-G. Haudricourt a été publiée :

A. DUFOUR, « Bibliographie d’André-Georges Haudricourt », BEFEO, Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient 84, 1997, p. 31-64.

Autres références

S. BAHUCHET & B. LIZET, « L’ethnobotanique au Muséum National d’Histoire Naturelle. Les hommes, les idées, les structures », in P. LIEUTAGHI & D. MUSSET (éds.), Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Matériaux pour une ethnobotanique européenne,Mane, Musée-conservatoire de Salagon et Les Alpes de lumière ; « les Cahiers de Salagon » 8, 2003, p. 15-32.

J. BARRAU, « Plantes et comportements des hommes qui les cultivent. L’œuvre ethnobiologique d’André Haudricourt », La Pensée 171, 1973, p. 39-46.

J. BARRAU, Titres et travaux,1985, 53 p.

J. BARRAU, « Des îles comme sites propices à l’étude des relations entre les sociétés humaines et la nature » (conférence donnée en 1994), JATBA – Revue d’ethnobiologie 42, 2000-2004, p. 49-64.

H. C. CONKLIN, “An ethnoecological approach to shifting cultivation”, in A. P. VAYDA (ed.), Environment and cultural behavior, New York, The Natural History Press, p. 221-234. [éd. originale : 1954, Transactions of the New York Academy of Sciences, 17 (2), 1969, p. 133-142]

J. W. HARSHBERGER, “The purposes of ethno-botany”, The Botanical Gazette XXI (3), 1896, p. 146-154.

P. JAUSSAUD & E.-R. BRYGOO, Du jardin au Muséum en 516 biographies. Paris, Publications du Muséum, 2004, 630 p.

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R. PORTÈRES, « L’ethnobotanique : place – objet – méthode – philosophie », Journal d’Agronomie Tropicale et de Botanique Appliquée, VIII (4-5), 1961, p. 102-109.

R. PORTÈRES, « Un terrien des îles. À propos de Jacques Barrau », JATBA – Revue d’ethnobiologie 42, 2000-2004, 206 p.

NOTES

1. . Les abréviations des titres des ouvrages sont explicitées dans la bibliographie. 2. . Le terme ethnobotany a été inventé par le botaniste américain J. W. Harshberger en 1895. 3. . L’autre étant le botaniste I. H. Burkill. 4. . Relevons au passage qu’animal, pour Haudricourt, c’est « mammifère » ! En fait, ce qui l’intéresse, c’est essentiellement l’animal domestique, le plus proche de l’Homme.

RÉSUMÉS

On ne saurait sous-estimer l’influence d’Haudricourt dans l’évolution de l’ethnobotanique au sein du Museum d’Histoire Naturelle dont le but ultime est de comprendre les relations des hommes entre eux, à partir des relations des hommes avec les plantes.

The influence exerted by Haudricourt in the development of ethnobotany at the Muséum d’Histoire Naturelle should not be underestimated.

Der Einfluss Haudricourts auf die Entwicklung der Ethnobotanik im „Museum d’Histoire Naturelle“ ist nicht zu unterschätzen. Der Ethnobotanik, deren letzendliches Ziel es ist, durch die Beziehungen der Menschen mit der Pflanzenwelt, die Beziehungen der Menschen unter sich besser zu verstehen.

AUTEUR

SERGE BAHUCHET Serge Bahuchet est directeur de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique et directeur du laboratoire Éco-Anthropologie et Ethnobiologie du Muséum National d’Histoire Naturelle. Ses recherches portent sur l’adaptation des sociétés humaines au milieu forestier tropical. Travaillant d’une manière comparative, il applique une méthode ethnobiologique en abordant l’étude des savoirs et des savoir-faire. Ses principaux terrains d’étude sont l’Afrique centrale (Cameroun, Gabon : Pygmées et agriculteurs) et la Guyane française (agriculture sur brûlis, produits forestiers non ligneux).

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Note sur la domestication des porcs Of pigs and dogs; Haudricourt and animals Über Schweine und Hunde. Haudricourt und die Tiere

Alban Bensa

1 L’hypothèse centrale d’Haudricourt est la suivante : les hommes croient domestiquer les animaux mais en fait ce sont les animaux qui les domestiquent parce que les humains les imitent. Par exemple, les grenouilles nous auraient appris à nager. Plus certainement, les contraintes qu’imposent les animaux et les plantes ont rythmé nos existences au point de leur fournir des schèmes organisateurs à la fois généraux et concrets. Haudricourt aborde la question des rapports entre les hommes et les animaux à travers les relations que les grands mammifères entretiennent avec les plantes. Deux types se dégagent ainsi : d’un côté celui des herbivores qui broutent les graminées, de l’autre celui des porcidés qui déterrent et dévorent les tubercules. Ces deux catégories d’animaux vont entrer en concurrence avec les humains pour la quête de nourriture et, dans le même temps, leur donner à imiter leurs propres comportements. Ainsi domestication des plantes et domestication des bêtes sont-elles étroitement liées et constituent-elles par leur forme des modèles de comportements sociaux, moraux, voire religieux entre les humains eux-mêmes : la vie en larges groupes sous l’autorité d’un seul rappelle celle du troupeau dirigé par un unique mâle ; les petites hardes de porcs évoquent déjà l’ordre segmentaire ; les animaux solitaires l’érémitisme.

2 Pour Haudricourt, il existe deux types de civilisations, celles qui ont domestiqué les herbivores, utilisé le lait et développé des cultures de plantes à graines et celles qui ont domestiqué les porcs et mis en œuvre une horticulture de tubercules.

3 Dans les années 1980, il considérait qu’il avait suffisamment exploré le modèle kantien de l’impératif catégorique, intériorisation à son avis des ordres du berger par les individus du troupeau et souhaita développer plus avant ses idées sur les causes et les effets de la domestication des porcs et des chiens. Il travailla sur ce sujet d’abord avec Michel Panoff (voir en annexe le projet d’ouvrage retrouvé dans les archives d’Haudricourt) puis avec moi, sans que ce projet aboutisse finalement à la rédaction d’un ouvrage ou d’un article entièrement dédié au sujet 1. Restent toutefois desenregistrements et d’abondantes notes prises au cours de séances de travail

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égrainées durant toute la décennie 1980-1990. Je voudrais donner un bref aperçu de quelques-unes des idées directrices avancées alors par Haudricourt à propos des porcs et des chiens.

4 En regard du système qui lie étroitement la domestication des herbivores et celle des céréales à l’émergence d’un modèle social dominé par le berger et l’agriculteur de plantes à graines qui tous deux sélectionnent pour améliorer la race animale ou botanique, Haudricourt pose une autre configuration : celle qui unit l’élevage des porcs, le bouturage des tubercules à l’image sociale d’un homme qui ne trie pas dans la nature mais l’accompagne en collectionnant les clones. Les plantes à tubercules poussent en lisière des zones sèches et humides et sous les climats où l’alternance des périodes sèches et des périodes arrosées (moussons) oblige les plantes à faire des réserves dans leurs racines, comme c’est le cas pour les ignames. Ces plantes à tubercules sont recherchées par les porcs. Parallèlement, les premiers hommes apparaissent eux aussi aux confins des déserts et des forêts lorsque leurs ancêtres descendent enfin de leurs arbres. Pour Haudricourt, les porcs ont indiqué aux hommes qu’ils pouvaient déterrer les tubercules. Le bâton à fouir aurait été inventé comme substitut de la dent du cochon qui défonce le sol pour déterrer les ignames. La concurrence alimentaire entre les hommes et les porcs est donc à l’origine de la domestication de ces derniers.

5 Pour que les hommes domestiquent les porcs, il faut qu’ils aient inventé l’agriculture. S’ils volent aux porcs les tubercules sauvages aux marches des forêts, ils doivent en retour les nourrir avec des tubercules cultivés pour les fidéliser à proximité de leur habitat. Mais si les hommes plantent des tubercules, il ne faut pas non plus que les cochons viennent les dévorer. Deux solutions : soit on enferme les porcs, soit on enclot les jardins de tubercules ; les sociétés d’Océanie ont souvent eu à choisir entre ces deux options.

6 Les porcs sont aussi des vidangeurs scatophages ce qui les associe complètement à la vie domestique, alors que chez les céréaliers de la méditerranée, le porc, au lieu d’être dans la continuité de la vie domestique, une sorte d’enfant qu’on fait rentrer dans l’espace familial, est rejeté comme impur, voire diabolique : « Les démons supplièrent Jésus d’entrer dans les porcs » (Lc, 8-2).

7 On peut se demander en quoi ces modèles configurationnels peuvent nous intéresser aujourd’hui. J’y ai pour ma part puisé l’impulsion d’une réflexion interactionniste et historique. L’action est uneréaction et réciproquement. Les interactions premières ont tendance à se répercuter sur les suivantes au fil du temps mais toute structure reste conjoncturelle, tout invariant contextuel. Haudricourt voyait dans ces paradoxesune caractéristique générale du vivant.

8 * * *

Humanisation des animaux ou domestication des hommes ?

9 Projet de livre par A.-G. Haudricourt et M. Panoff.

Objet de l’ouvrage

10 Il s’agit de rechercher comment un paradigme matérialiste permet de rendre compte des différences observables entre des sociétés caractérisées par l’élevage d’herbivores

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et des sociétés caractérisées par l’élevage d’animaux omnivores. Les sociétés qui seront ainsi confrontées sont, d’un côté, celles de l’Europe méditerranéenne et occidentale et, de l’autre, celles de l’Asie du Sud-est et de l’Océanie. L’ensemble de l’entreprise s’inspire d’un article d’A.-G. Haudricourt (« Écologie et agriculture asiatique », La Pensée) dont les hypothèses seront testées et l’argumentation reprise en détail.

Plan adopté

11 Au stade actuel de la recherche les auteurs prévoient un plan en trois parties qui devrait s’organiser de la manière suivante :

Première partie

12 On y trouvera un historique de la question avec une discussion des principales tentatives d’explication matérialiste qui se sont succédé depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. À titre d’exemple des théories passées en revue dans cette rétrospective, on s’attachera en particulier à Montesquieu, Condillac (Traité des sensations, Traité des animaux), Taine (préface à l’Histoire de la littérature Anglaise), l’École géographique allemande et l’actuelle école matérialiste américaine avec Marvin Harris et Andrew Vayda notamment.

13 Dans cette même partie on trouvera ensuite un exposé de la méthode qui sera utilisée pour reprendre le problème à la base. C’est ainsi qu’on montrera pourquoi deux ordres de faits méritent un traitement de choix : 1) la place de tel ou tel animal dans la littérature orale d’un peuple déterminé, l’hypothèse de départ étant que la mythologie et les diverses expressions symboliques privilégient, sauf exception, les animaux dont la domestication est la plus ancienne ; 2) la sacralisation de tel ou tel animal dans l’histoire des techniques à l’intérieur de l’aire culturelle étudiée.

Deuxième partie

14 On y montrera en quoi la domestication des herbivores diffère de celle des omnivores. Ici l’ethnographie et l’histoire seront mises à contribution de la manière la plus exigeante afin d’obtenir une analyse détaillée des multiples techniques de domestication connues à travers les régions du monde que l’on se propose de comparer. Dans un deuxième temps on examinera comment les dites techniques s’intègrent au mode de subsistance des peuples qui les emploient. Tous les développements nécessaires seront donnés à la discussion des contre-exemples et des exceptions qui viendraient jeter le doute sur les conclusions générales que l’on peut tirer de l’étude des techniques de domestication. (Exemple : le gardiennage des porcs chez les Dani de Nouvelle-Guinée, l’allaitement des serpents par les femmes de Thrace et de Macédoine dans l’Antiquité, la consommation du chien de lait comme viande de boucherie à Rome et chez plusieurs peuples italiques, etc.)

Troisième partie

15 Quelle place l’homme s’assigne-t-il parmi les êtres vivants ? Se croit-il radicalement autre que les animaux (tradition chrétienne) ou bien se considère-t-il comme leur semblable (tradition chinoise) ? Telles sont les questions qui introduiront le thème central de cette troisième partie, à savoir : quelles corrélations peut-on établir entre les

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divers modes de domestication des animaux et les croyances religieuses ainsi que l’organisation sociale et politique des peuples retenus pour notre étude ? Il est clair que la manière de traiter les animaux n’est pas sans rapport avec la manière dont les hommes se traitent les uns les autres. Ainsi peut-on faire l’hypothèse d’un lien à définir entre l’élevage des herbivores en troupeaux et un mode de production des sujets dans une même société. On recherchera donc systématiquement les liens qui peuvent exister entre structure sociale et pratiques zootechniques chez les éleveurs d’herbivores et chez les éleveurs d’omnivores respectivement. Pour finir, il serait bon de s’interroger sur ce que l’on appelle « crise de l’autorité » ou « effacement de la figure paternelle » dans la civilisation occidentale d’aujourd’hui en examinant comment des habitudes mentales et des métaphores idéologiques – en l’occurrence celles des éleveurs d’herbivores – ont pu survivre aux techniques qui les avaient lointainement vu naître.

16 (Archives du fonds Haudricourt, IMEC. Transcription J.-F. Bert)

17 * * *

Le chantier scientifique d’Haudricourt

18 Haudricourt travaillait en établissant ou en faisant constituer des listes et des fichiers, traquant ainsi les faits linguistiques, botaniques, zoologiques et les comportements humains à la fois dans leur singularité et leurs interrelations.

19 Il commentait ces données très pointues en proposant des hypothèses qui prenaient en compte les relations avec le milieu naturel et l’héritage historique des populations. « Si je devais caractériser ma pensée de façon synthétique, me dit-il un jour, je dirais que je n’établis aucune coupure entre sciences humaines et sciences de la nature ».

20 À la recherche de ce qu’il dénommait comme devant être typique et ancien, Haudricourt procédait par notations, remarques tirées d’une observation du monde dépouillée du « blabla », des considérations sociales ordinaires qui nous empêchent de voir le monde tel qu’il apparaît, c’est-à-dire sans être le symbole ou le sens d’autre chose que de lui-même dans sa grande diversité. Grande mais pas infinie, parce que l’infini, expliquait Haudricourt, n’est que la négation illusoire du fini qui, lui seul, est tangible et pensable. Cette radicalité ne l’incitait pas à écrire « bien », à se plier aux conventions narratives.

21 Entre nos discussions, il écrivit quelques pages éparses, sans ménager ni la syntaxe, ni l’orthographe, pour livrer en vrac quelques idées. Nous avons reproduit ici trois de ces pages qu’il m’avait remises pour lancer le projet d’ouvrage en commun sur les animaux. Sur le fond et dans la forme, ces documents révèlent le mode de travail qu’affectionnait Haudricourt par couplage sans ambages de l’érudition et l’observation.

22 Alban Bensa

23 À propos des canidés nous avons des idées fausses à propos du renard, le rôle qu’il a dans notre folklore depuis le Moyen Âge correspondant à celui du chacal en orient, et à celui du coyote en Amérique, nous font assimiler ces animaux. En réalité il faut distinguer ceux qui sont apparentés au chien (loup, chacal, coyote) et ceux qui ne le sont pas (autres genres zoologiques : renard, mais aussi Lycaon en Afrique, Cuon en Asie…).

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24 Les apparentés au chien sont donc dans les pays froid, le loup (Canis lupus, le petit loup d’Asie centrale : Canis pallipes), le chacal occidental (Canis anthus) et le chacal oriental (Canis aureus), le coyote (Canis latrans) d’Amérique du nord.

25 La domestication a commencé au Sud-est Asiatique avec ce dernier ; transporté par l’homme en Australie, il a donné le dingo (Canis dingo). On nous a décrit la symbiose qui peut se passer, les hommes s’appropriant le gibier tué par les dingos, mais en laissant une part à ceux-ci (Testard).

26 Les noms i-e du loup : wolf, wulf, ulfr, ulf, ulv.

27 Les noms du chien : hound, hond, hund (hündin : bitch) canis, chien, cane, câo, cîine/ perro, pies, pes, pas/sobàka.

28 Tous distinct de ceux du renard : fox, vos, fuchs, raev, raef (räv, rev).

29 lis, liska, lisica

30 volpe, vulpe/zorra/renard (goupil).

31 Le chacal serait appelé thos en grec. Pline nous dit (Livre 7, 52/34 : quant au Thos espèce de loup dont le corps est plus long et les jambes plus courtes, sautant avec agilité, vivant de chasse et ne faisant aucun mal à l’homme) ils changent de fourrure et non de couleur. Couvert d’un long poil pendant l’hiver, ils sont nus pendant l’été.

Hommes, chiens cochons (nos vidangeurs et nous)

32 Avant de nous occuper de trois mammifères, quelques mots sur leur origine et le récent scandale qui en est résulté.

33 Au cours de l’ère secondaire, il y a 200 millions d’années, les animaux terrestres étaient surtout des reptiles, c’était les fameux « dinosaures » dont les squelettes impressionnants peuplent nos musées, seuls quelques petits animaux avaient subi des mutations permettant une meilleure circulation du sang, élevant la température, rendant possible une activité nerveuse plus rapide, permettant la survie dans des milieux défavorables… C’est alors que vers 70 millions d’années avant notre ère, il s’est produit un événement curieux : l’extinction des dinosaures.

34 Récemment on a constaté l’apparition anormale de métaux rares dans les sédiments de cette date, ne pouvant s’expliquer par un événement intra-terrestre, ce serait une collision avec quelque objet extra-terrestre. À la fois par radiation et par émission de poussière obscurcissant l’atmosphère produisant un refroidissement, il y a pu y avoir élimination des êtres vivants non protégés : par les radiations et sans stade de repos : graines (pour les végétaux) ou pontes protégées (pour les animaux). Évidemment que le développement des mammifères, donc l’origine de l’homme soit dû à un accident imprévu, est choquant pour beaucoup, aussi on nous dit qu’il y a d’autres anomalies chimiques, et il y a des exceptions dans les exterminations.

35 Pourquoi les ammonites et non pas les nautiles ? Mais en tant qu’océanistes, nous savons que les nautiles vivent à très grandes profondeurs, près des îles Loyalty et que ce sont les coquilles vides qui vont flotter et s’échouer sur les plages ; ce n’est pas un hasard si les fossiles vivants se trouvent sous une couche d’eau qui les protège.

36 L’évolution des mammifères dans les niches écologiques libérée par l’extinction des grands reptiles va dépendre de la nourriture, de l’évolution de la mâchoire et de la denture, les herbivores à mouvement latéral de la mâchoire, n’auront pas dedéfensives,

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et devront courir vite, les carnivores à canines n’auront qu’un mouvement de bas en haut, mais ne devront pas les rattraper toujours sinon ils les extermineraient et mourraient de faim. Les herbivores pour digérer amidon et cellulose devront héberger dans leur tube digestif des micro-organismes comme les termites, et allonger le temps de passage, en ruminant (doubler le passage), ou en remangeant les crottes du matin (lapins et rongeurs).

37 En revanche les arboricoles resteront plus éclectiques, notre ancêtre conservera un mouvement latéral de la mâchoire par opposition aux autres (singes).

Il était une fois un arboricole descendu par terre

38 Lorsqu’un mammifère s’est réfugié dans les arbres pour échapper à ses ennemis carnivores, il y trouve aussi un habitat, une « niche écologique », où il trouve aussi gîte et table. Les grands arbres ont des fruits qui contiennent les graines de l’arbre, mais dont l’enveloppe, la chair plus ou moins sucrée est agréable et comestible. Elle est consommée par l’arboricole qui recrache les graines plus loin et lorsque les carnivores finissent par pouvoir grimper aussi, l’arboricole développe ses mains prenantes et une bonne vue.

39 C’est ainsi que l’un deux s’habitue à la station verticale, la conserve dans la progression terrestre d’un arbre à l’autre, en plantigrade. Cette position verticale de la tête a permis l’hypertrophie du cerveau. En effet, les autres primates redescendus au sol, par suite de leur poids chimpanzé, orangs ou gorille, se sont penchés pour marcher en s’appuyant sur leurs longs bras, mais la tête en porte-à-faux a besoin de tendons et de muscles postérieurs, en arrière : du sommet du crâne à la nuque et aux épaules qui empêchent l’expansion possible du crane donc de son contenu.

40 Cette transition d’une forêt à arbre écartés à une savane arborée sépare l’australopithèque devenu Homo habilis des autres redescendus, les quadrupèdes- quadrumanes des rochers (cynocéphales, macaques).

41 Les possibilités de digestion n’ont pas du changer. Le régime est végétal : des fruits complétés par de petits animaux, insectes et petits vertébrés.

42 Les os du larynx n’étant pas conservés, il est difficile de dater les progrès du langage (dû à l’émission de sons distincts) si ce n’est indirectement par le progrès technique de l’Homo habilis (2 millions à 1 million cinq cents mille). En tout cas, c’est l’usage du feu qui à notre avis est décisif : il suppose le progrès de surmonter la peur (instinctive ?) c’est-à-dire la notion ambivalente de « sacré », du « mal » (« brûlure » utilisable en tant que tel contre autrui, mais comme « bien » pour soi chauffage et surtout cuisine).

43 La cuisine augmente de façon décisive la niche écologique de l’Homo devenu erectus. Il se répand sur tout l’ancien continent (du million cinq cents à cent mille).

44 Homo neanderthalensis a déjà des rites funéraires, enfin biologiquement semblable à l’Homo sapiens, en possession de toutes les techniques de chasse et de cueillette, vient à franchir des détroits pour peupler l’Amérique et l’Australie.

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NOTES

1. . Voirtoutefois, A.-G. HAUDRICOURT : « Note sur le statut familial des animaux », L’Homme n° 99, juil.-sept. 1986, XXVI (3), p. 119-120 et A.-G. HAUDRICOURT & P. DIBIE, « Que savons-nous des animaux domestiques ? », L’Homme n° 108, oct.-déc. 1988, XXVIII (4), p. 72-83.

RÉSUMÉS

La réflexion anthropologique d’Haudricourt prend appui sur les traces matérielles tangibles de l’activité humaine, celles que notre expérience sensorielle peut livrer à la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher ou le goût. Haudricourt a voulu aussi attirer l’attention à la fois sur les logiques d’apprentissage réciproque entre milieu naturel et milieu humain et sur les processus biologiques communs à toutes les espèces vivantes. Le regard qu’il jette sur les faits sociaux est façonné en profondeur par sa formation d’agronome, son expérience de botaniste, et son intérêt pour la biologie.

Haudricourt’s anthropological reflection rests on tangible, material traces of human activity: those traces that our sensory experience delivers to us through sight, hearing, smell, touch, and taste. Haudricourt also meant to focus our attention on the logic of reciprocal learning taking place between the natural environment and the human environment, and on the biological processes common to every living species. His way of looking at social facts is shaped deeply by his own training as an agronomist, his experience as a botanist, and his personal interest in biology.

Haudricourt wollte uns darauf aufmerksam machen, wie die Logik des Lernens im Umfeld der Natur und die im menschlichen Umfeld sich gegenseitig beeinflussen und was die biologischen Prozesse aller Lebenswesen gemeinsam haben. Sein Standpunkt was die Ereignisse in der Gesellschaft anbelangt, ist tief von seiner agronomischen Ausbildung, seiner botanischen Erfahrung wie von seinem Interesse für die Biologie geprägt.

AUTEUR

ALBAN BENSA Alban Bensa, directeur d’études à l’EHESS, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie kanak, soutient le principe d’une anthropologie d’abord descriptive et toujours historique. Il a puisé chez Haudricourt le souci du détail, des interactions et des variations inscrites dans des contextes locaux précis. Il a récemment publié : La Fin de l’exotisme, essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006 et Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Textuel, 2010.

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Dans l’intimité du professeur A.-G. Haudricourt – son voyage au Japon In der Intimität von Professeur André-G. Haudricourt – Seine Japanreise

Tadahiko L. A. Shintani

1. Prélude

1 « Ah, c’est de l’aquébi ! » En indiquant une liane qui poussait devant chez moi, il avait l’air heureux. « Pourquoi en connaissez-vous le nom japonais ? » « Parce que le nom latin, c’est Akebia quinata ». C’était le genre de conversations que j’ai eues avec le Professeur A.-G. Haudricourt dès son arrivée à Tokyo, au début de son voyage effectué du 2 au 24 octobre 1978.

2 À l’époque, après avoir appris son projet de voyage en Nouvelle-Calédonie, j’ai songé à l’inviter à faire escale à Tokyo au moment de son retour à Paris. La réponse, que j’ai reçue tout de suite comme d’habitude, était positive, mais il voulait retourner à Paris pour reprendre ses forces avant de venir au Japon. Nous nous sommes finalement mis d’accord sur une visite au mois d’octobre 1978. Nous avons ensuite essayé de formuler le programme de son séjour par correspondance. Il a exprimé le désir de visiter des jardins botaniques, des musées ethnographiques ou historiques, et des endroits situés soit au Nord ou au Sud du Japon. En tenant compte de diverses circonstances, surtout du climat et des moyens de transport, je lui ai proposé de faire un voyage d’environ quinze jours dans le Sud du Japon, pour y visiter une dizaine de villes et de villages. Je lui ai suggéré en même temps une éventuelle visite dans mon pays natal de Wajima situé à l’ouest de Tokyo. J’avais cependant une certaine inquiétude sur l’habitat et sur les conditions géographiques. La maison avait été quasiment abandonnée et l’endroit n’était pas facile d’accès pour une personne âgée. Ce qu’il m’a écrit dans sa lettre du 11 avril 1978 m’a finalement poussé à inclure la visite de Wajima dans ce programme : « J’aurai grand plaisir à visiter votre pays natal de Wajima, et ne vous inquiétez pas pour le confort, j’ai l’habitude du camping... ». Plus tard à Tokyo, il a précisé : « Comme votre maison reste abandonnée, il doit y avoir des plantes sauvages qui poussent. Alors ce sera intéressant ».

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3 Le programme de son voyage étant ainsi fixé, il m’a finalement écrit dans une dernière lettre avant son arrivée : « Le programme que vous me proposez est excellent ». Il n’a tout de même pas oublié d’ajouter dans la même lettre : « Enfin pour ne pas paraître impoli, il faudrait avertir que je ne bois pas d’alcool, et que je ne mange pas de poisson cru ».

2. Conférencier

4 Haudricourt a donné une conférence à mon institut le 4 octobre 1978 sur les « lois phonétiques » des Néogrammairiens et la construction d’une linguistique panchronique. Il a concentré son argumentation sur l’origine des préglottalisées dans les langues d’Extrême-Orient. C’était la première introduction, du moins à ma connaissance, du terme « linguistique panchronique » au Japon. Plus tard, quelques jours avant son départ du Japon, le livre intitulé La Phonologie panchronique écrit avec Claude Hagège nous parvenait.

5 Après la conférence, le directeur et les membres de l’institut lui ont offert une réception dans un restaurant végétarien traditionnel. Si nous avons choisi un restaurant végétarien comme lieu de réception, c’était à la fois pour respecter son anti- alcoolisme et son intérêt pour la flore. Suivant la manière traditionnelle, de nombreux plats en quantité infime ont été servis l’un après l’autre. À chaque plat, il examinait ce qu’il en était et demandait le nom en japonais. Il cherchait ensuite la plante d’origine dans le livre de Makino sur la flore japonaise (livre qu’il a toujours conservé jusqu’à la fin de son séjour). Il avait l’air irrité par la quantité minime que contenait chaque plat, et il avait fini par dire : « C’est trop peu pour un botaniste ! »

3. Amateur de la lecture

6 S’il ne s’est jamais montré intéressé par le goût de ce qu’il mangeait dans le restaurant végétarien, il était passionné en revanche par des détails relatifs aux ingrédients et à la préparation des plats. Chaque fois qu’il mangeait dans un restaurant, il mettait beaucoup de temps pour commander, lisant attentivement du début jusqu’à la fin, le menu écrit en japonais. Or, il n’était pas question de choisir le plat de sa préférence, puisqu’il commandait finalement un hamburger presque tous les jours. Il se justifiait en disant : « J’ai mangé un hamburger dès mon arrivée à Tokyo, et je trouve que ça me convient. Alors, je vais continuer pour ne pas avoir de problèmes de santé durant mon voyage ». Il m’a dit une fois en lisant la carte : « Le hamburger à la mexicaine, qu’est-ce que c’est ça ? Le hamburger, c’est toujours américain ! »

4. Amoureux de Wajima

7 Nous sommes finalement arrivés à Wajima, qui se trouve sur la mer du Japon, le 7 octobre et y sommes restés jusqu’au 10. Ma vieille maison, à quelques kilomètres du centre de la ville, qui avait été quasi abandonnée depuis une dizaine d’années, restait entourée d’arbres et d’herbes touffus. Comme c’est une ville connue pour ses produits laqués, nous avons assisté à l’extraction de la laque de l’arbre (Rhus verniciflua Stokes) et la production d’objets laqués. Il semblait intéressé par l’outillage concerné. Ce qui a surtout attiré son attention ici, c’était l’environnement. Il a consacré une journée complète à se promener, dans sa tenue typique kaki, autour de la maison, le livre de Makino (écrit en japonais) à la main. Il m’a appris les noms des plantes que je ne

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connaissais pas. J’ai été étonné de la vitesse avec laquelle il trouvait le nom dans son livre. Il était infatigable. Je n’avais pas imaginé qu’il serait tellement heureux de se trouver à Wajima. Je crois que le souvenir de sa visite a été tellement impressionnant que, plus tard, lorsque je l’ai retrouvé à Paris en 1980, il m’a montré l’atlas de France pour dire « Voilà, mon Wajima, c’est ici ». C’était la première fois que j’ai appris l’existence du lieu appelé Haudricourt en France. À la même occasion, il m’a montré l’extrait d’une lettre d’un missionnaire catholique, qui visita Wajima il y a une centaine d’années, paru dans les Annales de l’Extrême-Orient (Vol. 5, 1883).

5. Adorateur de la Nature

8 Son intérêt pour la Nature, bien exprimé par sa visite à Wajima, entre directement en contradiction avec une certaine culture ou tradition japonaise. En effet, lorsque nous avons visité Miyajima, qui se trouve près d’Hiroshima, il n’a pas caché son mécontentement à propos de la façon de faire le nettoyage du terrain. « Il ne faut pas enlever toute l’herbe comme ça. Il faut laisser quand même de l’herbe pour les daims. Ah, pauvres daims ! Comment peuvent-ils se nourrir comme ça ! » Une situation identique se produisit lors de notre visite au temple de Meiji à Tokyo, mais dans ce cas- là, c’était le botaniste qui parlait. Le temple de Meiji avait été construit pour commémorer l’Empereur Meiji. Étant donné qu’on avait réuni des arbres des quatre coins du Japon pour les planter autour du temple lors de la construction, on y trouve un grand nombre d’arbres qui ne poussent pas normalement à Tokyo, et cela offre un grand intérêt aux botanistes. Lorsque nous l’avons visité, il cherchait tout le temps des feuilles partout, mais il n’arrivait pas à en ramasser beaucoup. Finalement il a dit : « Il ne faut pas nettoyer comme ça. Il faut tout de même laisser quelques feuilles pour les botanistes ! » Les feuilles sont en effet ramassées et les arbres sont si imposants qu’il est impossible d’en attraper sur les branches. Vers la fin de son séjour, lorsque le directeur de mon institut lui a demandé comment il avait trouvé le Japon, il a répondu : « Le Japon est un pays terrible. Il n’y a pas de forêt naturelle. Partout, ce sont des sugi (Cryptomeria japonica D. Don) plantés ! » À l’époque, il n’était pas encore question du kafunsho (allergie causée par le pollen du Cryptomeria japonica devenu, à l’heure actuelle, un supplice pour beaucoup de Japonais).

6. Infatigable

9 Lors de son voyage, il marchait très bien et sans arrêt. À Hiroshima, il a consacré une demi-journée à une promenade dans la ville sans aucun moyen de locomotion. Nos visites des jardins botaniques exigeaient une grande énergie, mais il n’avait pas l’air fatigué. Il a dit à ce propos : « J’ai toujours peur de ne pas pouvoir bien marcher comme agronome ».

7. Problèmes restés insolubles

10 Les paroles du Professeur A.-G. Haudricourt sont normalement faciles à comprendre, au moins pour moi. Chaque fois que je lui posais des questions, il me répondait minutieusement. Je garde un bon souvenir à ce propos. Lorsque j’ai assisté à son cours, en 1971, au début de mon premier séjour à Paris, je n’ai pas compris le mot français copeau, et j’en ai demandé la signification à mon voisin. Monsieur Haudricourt a entendu ma voix, et m’a dit : « Si vous ne comprenez pas, vous n’avez qu’à me poser des

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questions ». J’avais honte de lui poser une question aussi simple concernant la signification d’un mot français, mais il m’a répondu soigneusement, déployant une activité fantastique que je ne suis pas près d’oublier. Les articles qu’il a écrits sont tout aussi faciles à comprendre, même pour des non francophones, parce que son argumentation est directe et claire, sans la moindre ambiguïté. Il n’en reste pas moins que je ne comprends toujours pas quelques-uns des sujets qu’il m’a légués lors de son séjour au Japon.

11 Il m’a parlé du mot japonais zuku qui signifie « fer de fonte », dont l’origine se trouverait quelque part au Proche-Orient d’après lui, mais je n’ai pas trouvé un tel mot en japonais jusqu’à maintenant.

12 D’après ce qu’il disait, le japonais aurait été une langue à trois tons : haut, moyen et bas, et il serait devenu comme à l’heure actuelle une langue à deux tons par une fusion tonale. Il a poursuivi en disant qu’il existe encore une langue japonaise à trois tons quelque part dans la région de Nagano, mais je ne suis toujours pas arrivé à la trouver.

13 Si je suis autorisé, à l’avenir, à le retrouver dans l’autre monde, je voudrais bien lui poser quelques questions à ces sujets.

RÉSUMÉS

Retour sur le voyage d’Haudricourt au Japon du 2 au 24 octobre 1978.

Rückblick auf Haudricourts Japanreise vom 2. zum 24. Oktober 1978.

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AUTEUR

TADAHIKO L. A. SHINTANI Tadahiko L. A. Shintani est professeur de linguistique à la Tokyo University of Foreign Studies et au Research Institute for Languages and Cultures of Asia and Africa. Ses thèmes de recherches sont l’étude comparative des langages de la Nouvelle Calédonie, l’étude de la culture Thai et l’approche linguistique de l’histoire de la langue Palaung.

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Le patrimoine génétique de L’Homme et les Plantes cultivées : historiographie d’un ouvrage riche en ancêtres et fécond en héritiers L’Homme et les Plantes cultivées : historiography. Die Genesis des Menschen und die Kulturpflanzen

Carole Brousse

Comment comprendre qu’en 1943, dans une France meurtrie par l’Occupation, deux jeunes chercheurs s’intéressent à l’origine du maïs, aux divers sens du mot blé ou à l’introduction tardive en Europe de la « papa » péruvienne, plus connue sous le nom de pomme de terre ? Sommes-nous en présence de deux « hurluberlus », de deux botanistes loufoques ? Si le contexte historique rend l’œuvre a priori quelque peu accessoire, il nous semble utile de revenir aujourd’hui sur la genèse de ce travail dont la portée et l’enjeu sont en réalité considérables. En effet, plus qu’une simple étude portant sur la culture du topinambour ou des graminacées en Europe, il s’agit d’un travail de retranscription historique et de géographie humaine. Comment faire de nos plantes cultivées un enjeu historique et géographique de premier ordre ? C’est toute la démarche d’André-Georges Haudricourt et de Louis Hédin dans ces deux cents pages de L’Homme et les Plantes cultivées, ouvrage riche en noms latins mais surtout en analyses fines et en conclusions pertinentes. Haudricourt propose un tour du monde des sociétés agricoles : des agricultures exotiques, des « plantes cultivées par les hommes de race blanche avant Colomb », des plantes cultivées à l’époque moderne. L’enjeu est d’être exhaustif mais, parallèlement à cette tâche quasi taxinomique, le jeune Picard poursuit un véritable objectif scientifique : faire de son histoire celle d’une application concrète de la théorie des centres d’origine élaborée par le scientifique soviétique Nikolaï Vavilov. Ce travail méthodique, fruit d’une collaboration avec Louis Hédin, fera de cette ambition toute

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annonciatrice de la future géographie culturelle un épatant manuel d’ethnobotanique. En effet, par delà le contexte historique et les différentes approches botaniques, scientifiques, archéologiques et bibliographiques, c’est une nouvelle discipline qui s’inscrit en filigrane dans cet ouvrage. Si la lecture de L’homme et les plantes cultivées place forcément le lecteur dans un contexte, celui de la guerre, celui du voyage soviétique de son auteur, celui des théories controversées de Nikolaï Vavilov – qui mourra de faim dans les goulags l’année de publication de l’œuvre, l’étrange contemporanéité du livre et de son champ est pour le moins frappante.

Une géographie des plantes cultivées ou une histoire des plantes cultivées

Le 3 janvier 1934, Gaston Gallimard envoie une lettre à Haudricourt dans laquelle il lui indique son projet de publier une « Géographie des plantes cultivées ». Vavilov, déjà contacté pour réaliser celle-ci, ne se manifeste plus. Gallimard demande donc à Haudricourt s’il se sent en état d’écrire lui-même cette « géographie des plantes cultivées : origine, répartition et utilisation» ? Pierre Deffontaines, qui dirige la collection « Géographie humaine » chez Gallimard et qui manifeste un intérêt certain pour les questions d’ethnobotanique, contacte directement Haudricourt en 1935. En 1943, trois livres édités dans cette collection sont à relier aux perspectives de l’ouvrage de nos deux chercheurs. Il s’agit de L’Homme et la Montagne de Jules Blache (1934), de La Civilisation du renne de Leroi-Gourhan (1934) et de La Méditerranée de Charles Parain (1936). Chacun de ces trois livres, véritables entreprises totalisatrices, recueille une empreinte ethnobotaniste. Ainsi de l’analyse des mangeurs de pain formulée par Blache : « le froment, et, à un niveau plus élevé, le seigle, ne murissent pas sans sacrifices, et des précautions particulières. […] Formés à l’école des habitants des plaines, mangeurs de pain, les gens de ces montagnes ont transporté dans leur village une économie de laboureurs. On a beau se dire que la longueur des hivers et la nécessité d’entasser du fourrage pour 8 mois de stabulation restreignent aussi bien l’activité pastorale que l’activité agricole, on n’en reste pas moins frappé par cette tendance consistante de l’activité montagne à suivre la même voie que celle des habitants des plaines voisines »1. De la même façon, Parain use de la perspective ethnobotanique pour expliquer la spécificité « artificielle » de la végétation méditerranéenne : « l’intervention continue de l’activité humaine, les incendies volontaires ou involontaires, la pâture dans les garrigues, l’exploitation du maquis pour la fabrique du charbon de bois stabilisent ordinairement ces formes dégradées de la forêt. Mais que l’action de l’homme cesse de s’exercer, les formes les plus pauvres tendent progressivement, si le sol le permet, vers la forêt qui est l’association climatique finale »1. L’Homme et les Plantes cultivées fait bien partie de cette génération « géographique » dont la visée est claire : compiler, dans une perspective géographique, une étude des relations entre les hommes et la nature. L’avertissement d’ouverture de l’ouvrage de Parain est à ce titre parlant et peut aussi servir à comprendre l’orientation générale de cette collection : « ce livre est né d’une conviction qui s’est formée et fortifiée au cours de nombreux voyages et de longues recherches : la conviction que les études historiques ont besoin, pour s’éclairer et se

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nourrir, de la connaissance précise des conditions naturelles où les sociétés humaines ont évolué » 3. Il est indéniable que c’est en découvrant les théories du généticien Vavilov qu’Haudricourt eu l’idée d’élaborer une véritable loi géographique à même d’expliquer la répartition des plantes sur la surface du globe. Il s’agit donc d’une entreprise géographique en ce sens qu’il s’agit de repérer, dans un schéma spatial, les conditions naturelles d’un milieu afin d’en décrire les éléments caractéristiques. Pour autant, Haudricourt entend introduire dans ce dessin de la végétation mondiale une dynamique. Dans une lettre adressée à Marcel Mauss, il explique ainsi : « il m’est impossible d’écrire une géographie statique et descriptive car cela change tous les jours [...] C’est donc une histoire que j’écrirai sous le titre de géographie ! »4. Cette ambition soulignée par Haudricourt lors de son voyage en Russie en 1934-1935 est profondément marquée par l’enseignement de Marcel Mauss, dont il a suivi les cours d’ethnographie descriptive à la Sorbonne. Dans son Manuel d’ethnographie, édité en 1947, mais qui compile ses cours depuis le milieu des années 1920, le père de l’ethnologie française entreprend de réaliser un travail exhaustif de collecte des données. Destiné à faire de l’ethnologue un professionnel parfaitement outillé, ce manuel délivre méthodes et conseils, condense et explicite chaque aspect du travail ethnographique. Si Mauss avertit son élève que « l’ethnographie n’est pas une science historique proprement dite, en ce sens que les faits ne s’y présentent pas dans l’ordre chronologique », il accorde toutefois que « l’ethnologie comprend néanmoins une partie historique, qui consistera à établir l’histoire du peuplement humain » 5. Au sujet de l’ethnobotanique, Mauss ajoute que « l’étude des cultes agraires ne devra pas être négligée. L’histoire de l’âme du riz dans les pays de rizières est fondamentale par rapport à la culture du riz, et non inversement » 6. C’est cette dynamique qui anime l’œuvre d’Haudricourt. Si « la science ethnologique a pour fin l’observation des sociétés, pour but la connaissance des faits sociaux » 7, il s’agit de rendre aux dessins géographiques une perspective explicative. Haudricourt suit donc les conseils de son maître en voulant faire de sa géographie des plantes cultivées une analyse historique, n’hésitant pas pour cela à revenir, par exemple, sur les légendes et rites agraires de l’agriculture primitive.

De L’Origine des Plantes cultivées à L’Homme et les Plantes cultivées

Géographie des plantes cultivées, histoire des plantes cultivées, ou botanique des plantes cultivées ? L’étude d’Haudricourt et de Hédin n’est-elle pas tout simplement une poursuite du travail botanique entamé par Alphonse Pyrame de Candolle, soixante plus tôt, dans son Origine des plantes cultivées (1882) ? Si le jeune chercheur s’intéresse à l’ethnologie de Marcel Mauss, sa pluridisciplinarité ne doit pas faire oublier son bagage initial : Haudricourt est avant tout un fils de fermier picard, un diplômé de l’Institut national d’Agronomie et un passionné du grand botaniste Vavilov. Lorsqu’il rejoint le CNRS, en 1939, c’est d’abord comme étant rattaché à la section de botanique. Peut-on mener de front un parallèle entre les deux ouvrages ? À certains niveaux, les rapports sont frappants. Détaillant son entreprise, Haudricourt estime qu’il y a deux méthodes à prendre en compte : d’une part l’étude botanique, d’autre part l’orientation ethnologique. Dans la même idée, Candolle relève deux types de démarches scientifiques : un volet naturaliste

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et un volet historique. De plus, chacun des deux auteurs prend soin d’expliciter l’origine de ses sources et les différents aspects de son travail. Haudricourt estime ainsi que trois axes compilent son protocole : sources bibliographiques, documents archéologiques et collections de plantes vivantes. De la même façon, Alphonse de Candolle distingue les outils d’ordre botanique, les clés archéologiques et paléontologiques avant d’aborder les méthodes historiques et linguistiques. Si les documents archéologiques et les herbiers mentionnés par Haudricourt renvoient directement aux deux premières démarches explicitées par de Candolle, les deux dernières sont pour ainsi dire réunies dans l’intitulé « sources bibliographiques » d’Haudricourt. Il note ainsi « qu’il est temps que les langues mortes ou vivantes aient leur dictionnaire historique, permettant de suivre, à travers les siècles et les civilisations, l’évolution des désignations d’un objet, d’une plante par exemple » 8. Ce parallélisme est encore plus explicite lorsque l’on compare le paragraphe 5 du Chapitre II intitulé « Linguistique » de L’Origine des plantes cultivées de de Candolle avec le chapitre « Les sources de l’étude historique des plantes cultivées » de L’Homme et les Plantes cultivées. Dans cet extrait, Haudricourt explique que « nous devons faire également une large place aux noms des plantes dans toutes les langues, même dans celles qui n’ont pas de littérature ancienne. Mais ces documents linguistiques ne peuvent pas être utilisés sans précaution. […] Ainsi, la céréale la plus courante prend le nom qui désigne la Céréale en général ; par exemple, Blé a remplacé Froment, Frumentum a été employé au lieu de Triticum, alors qu’il s’agit toujours de la même plante » 9. C’est en se référant aux mêmes méthodes que de Candolle indiquait que « les noms vulgaires de plantes cultivées sont ordinairement très connus et peuvent donner des explications sur l’histoire d’une espèce, mais il n’est pas sans exemple qu’ils soient absurdes, basés sur des erreurs, vagues et contestables, ce qui oblige à user d’une certaine prudence dans leur emploi. […] Par exemple blé peut signifier ou plusieurs espèces du genre Tricitum, et même de plantes nutritives très différentes (maïs et blés), ou telles espèces de blé en particulier » 10. Si Haudricourt s’inscrit dans l’héritage du botaniste suisse, il ne se contente pas d’en actualiser l’œuvre. Auguste Chevalier relèvera dans sa préface l’élément qui place L’homme et les plantes cultivées dans une perspective audacieuse et singulière. Il s’agit bien entendu de l’influence sur l’ouvrage de la génétique ; et plus précisément des théories de son représentant russe, Vavilov.

De la théorie des centres d’origine à la répartition variétale des plantes cultivées

Lorsque l’on se réfère à Vavilov, ce sont d’abord ses nombreux voyages, ses herbiers ou encore sa fin tragique au goulag qui reviennent en mémoire. Pourtant, au-delà de ces aspects biographiques, le parcours du généticien est jalonné de découvertes majeures. Indéniablement, la théorie qui marqua profondément le jeune chercheur picard lors de son séjour au VIR de Leningrad, est celle relative à la détermination des centres d’origine des espèces. Dans un article publié en 1944 dans les Comptes rendus sommaires de la Société de Biogéographie, Haudricourt résume ainsi cette théorie que Vavilov développa dès 1926 au 5e Congrès international de génétique de Berlin : « lorsqu’une espèce étend rapidement son aire, il n’y a qu’une partie des individus qui effectuent la migration. Aux générations suivantes, les régions nouvellement occupées seront plus pauvres en ancêtres, donc plus pauvres en

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variétés, en gènes, […] tandis que la région d’origine sera peuplée d’individus riches en ancêtres, hétérozygotes (c’est-à-dire donnant une descendance hétérogène) et porteurs de gènes (caractères) dominants : elle sera riche en variétés. […] En résumé, la théorie de Vavilov présente deux aspects : un aspect quantitatif : le maximum des variétés est au centre d’origine ; […] un aspect qualitatif : la distribution périphérique des formes récessives » 11. En 1931, Vavilov distingue déjà sept, puis huit centres d’origine. On retrouve cette classification dans L’Homme et les Plantes cultivées, au sein du Chapitre II dans le paragraphe intitulé « répartition des plantes cultivées ». Mais l’influence de Vavilov marque l’ensemble de l’ouvrage. Il faut dire que lorsqu’Haudricourt arrive à Leningrad, le chercheur russe est au sommet de sa gloire. Dans une lettre datée du 5 mai 1935, Haudricourt témoigne de son enthousiasme à répondre à la commande de Gallimard. Quelques jours seulement avant son grand voyage en URSS, il explique à sa mère qu’il s’apprête à « pondre un chef-d’œuvre ». Tandis qu’en France la génétique n’existe quasiment pas, Haudricourt a bel et bien conscience qu’il détient une théorie dont l’influence a vocation à transpercer les frontières nationales. Il explique encore à sa mère : « j’y ai intérêt puisque si c’est réussi je peux avoir plusieurs éditions, ou traduction en d’autres langues, etc., c’est-à-dire gloire, honneurs, richesses, etc. » Enfin, il termine sa lettre sur cette phrase : « je vois que vous avez profité de mon absence pour anéantir les plantes rares du jardin. Mais vos plantes n’ont qu’à bien se tenir car à mon retour je ferai produire des pommes de terre à l’acacia et des grappes de raisin au cèdre » 12. Cette boutade reflète l’esprit facétieux de notre botaniste mais aussi le véritable engouement animant l’Institut de Leningrad. Lorsque Vavilov sera emprisonné pour tentative de sabotage de l’agriculture soviétique et que les « scientifiques paysans aux pieds nus » assureront à sa place la recherche en matière de production agricole, l’ampleur de l’enjeu deviendra des plus évidentes. Mais dès 1934-1935, on peut imaginer la ferveur et le dynamisme qui entourent Vavilov et ses collègues et qui confèrent au jeune Haudricourt autant d’ambitions. Un an après son retour, Haudricourt va s’exercer dans cette entreprise en publiant dans la Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture Tropicale un article intitulé « Les bases botaniques et géographiques de la Sélection. D’après N. Vavilov ». Il y résume la théorie du généticien et compile en sept points « la méthode différentielle botanico- géographique ». Le premier chapitre de L’Homme et les Plantes cultivées a d’ailleurs pour vocation de revenir sur les principes généraux de la génétique qui est alors en France une science balbutiante. Véritable résumé à l’objectif didactique, ce chapitre introduit des notions essentielles : chromosome, gène, différence héréditaire, caractère, mutation. Une fiche synthétique mais tout à fait pertinente, qui traduit l’enseignement novateur qu’André Georges Haudricourt tire de son expérience russe. C’est d’ailleurs cette connaissance de la génétique, inédite pour l’époque, qui encourage Louis Hédin à contacter le chercheur picard.

Un travail fait de partenariats ; la collaboration avec Louis Hédin

L’Homme et les Plantes cultivées est aussi une compilation de deux apports, l’œuvre de deux chercheurs.

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C’est grâce à l’aide de Louis Hédin que le livre a pu sortir en 1943. On pourrait croire à un pari de deux anciens amis d’école, à un projet muri sur les bancs des amphithéâtres de « l’Agro » ; André-George Haudricourt et Louis Hédin sont en effet deux diplômés de l’Institut National d’Agronomie. Pourtant, l’étude de la correspondance échangée entre les deux hommes – une correspondance qui continuera bien après la publication de l’ouvrage – implique un troisième homme. C’est Auguste Chevalier qui introduit Louis Hédin auprès d’Haudricourt. Le professeur, des plus profondément admiré par les deux étudiants, incite Hédin à contacter Haudricourt en vue d’échanges et de collaborations. Dans la première lettre qu’il adresse à Haudricourt, datée du 25 mai 1941, Hédin écrit : « Monsieur Chevalier m’a indiqué également que vous vous mettiez à l’étude des chromosomes. Or je me propose de me mettre au courant des techniques qui sont à la base de la génétique moderne. Vous serait- il possible de m’accueillir dans cette intention ? [...] Je serais heureux si vous pouviez me servir de “führer” dans cette recherche. En échange je me tiens à votre disposition pour travailler avec vous au grand travail que vous projetez sur les plantes cultivées » 13. Nul doute que le botaniste a joué un rôle de premier ordre dans la rédaction de l’ouvrage. Professeur bienveillant du Muséum, il guide les recherches de ses élèves. Ainsi, dans une lettre datée du 5 février 1933, Hédin écrit à Chevalier : « vous ne me refuserez certainement pas vos conseils ; bien des amateurs ont acquis une notoriété enviable ; j’espère sous votre direction, continuer à présenter des contributions intéressantes » 14. Deux années de correspondances vont permettre aux deux hommes de mettre sur pied L’Homme et les Plantes cultivées. La distance (Hédin vit à , Haudricourt à Paris), la guerre (Hédin est gêné dans sa collecte de graines) et les charges respectives des chercheurs ralentissent le travail mais vraisemblablement Hédin a surtout du mal à expliciter la « logique » d’Haudricourt dont la documentation est trop souvent fragmentaire. Dans une lettre datée du 21 janvier 1942, il s’explique : « s’il y a des erreurs, elles ne me sont pas imputables. J’avoue que je ne connais rien à ces questions et je compte beaucoup sur vous pour ne pas me laisser dire des blagues. [...] Je suis en train de reprendre une à une toutes vos observations en vue de nouvelles rédactions. Mais le travail fait, si désordonné qu’il paraisse, était nécessaire, car la fleur d’une maison est fonction des matériaux dont on dispose, c’est de cela qu’il fallait s’assurer au début. Le plan se précise du reste au fur et à mesure » 15. L’approche scientifique est visiblement difficile à établir. Dans une autre lettre datée cette fois-ci du 22 mars 1942, Hédin indique encore que : « pour les thèses développées dans votre dernière lettre, après lecture de C. Jullian, de Rambaud, je pense que pour nous aussi il est possible de présenter une hypothèse fondée sur la considération du centre d’origine des plantes cultivées mais que malgré tout, il ne s’agira que d’une interprétation » 16. Le problème de l’origine des légumes est clairement posé page 146. Le paragraphe ici intitulé « Autres arbres à fruits et Palmiers » s’occupe en effet à distinguer toute une gamme de fruits originaires de l’Asie méridionale et de l’Océanie. Il s’agit de trouver le centre d’origine de chaque plante : bananier, palmier, cocotier et d’éviter les confusions entre les parcours respectifs de chaque variété. Le 29 juillet de la même année, Hédin donne à Haudricourt son opinion sur le Chapitre I de l’ouvrage : « Votre chapitre I est vraiment bien réussi : enchaînement

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didactique. Peut-être un peu difficile encore, mais comment faire autrement pour l’exposition de quelque chose qui n’est pas facile ? » 17. Vraisemblablement, le chercheur Rouennais se faisait une joie de participer à cette œuvre d’ethnobotanique, quoiqu’il se sentait parfois très étranger aux explications scientifiques employées par son homologue parisien. L’engouement de celui qui se fera connaître plus tard pour ses travaux sur les prairies est palpable. Le 21 octobre cette considération est même explicite : « Je suis enchanté de notre collaboration : 1) parce qu’elle est fructueuse, 2) parce qu’elle associe deux tempéraments très différents : l’un sceptique, calme, très maître de lui, l’autre très emballé, aussi peu logique que possible, mais avec le souci de contributions équilibrées » 18. Indéniablement les deux hommes ont beaucoup appris de cette collaboration. Hédin n’est pas seulement le scribe d’Haudricourt, les recherches qu’il effectue pour la rédaction de l’ouvrage l’introduisent à des questions nouvelles. Par exemple, il faut noter l’importance accordée à la carotte-légume dans l’ouvrage (voir p. 81, 98, 139, 146, 196). Or la carotte va devenir un fourrage (p. 196) ; et l’on sait à quel point ce phénomène a retenu l’attention de Hédin qui fera des cultures fourragères son sujet central de recherches.

Le regard d’un homme de son temps, ou avec un temps d’avance ?

Quand on lit Haudricourt, quand on considère la portée de son analyse et la critique amère et discrète qu’il propose derrière chacune de ses lignes, on est amené à penser que cet homme était bel et bien un visionnaire et il faut alors reconnaître la force de l’anticipation ethnobotaniste de ses travaux. Lorsqu’aujourd’hui le discours antiproductiviste développe la pensée d’une alternative possible au protocole cartésien, lorsque l’épuisement des ressources naturelles incite tout un chacun à reconsidérer ses relations avec l’environnement, le champ ouvert par le jeune Picard paraît des plus pertinents. Apprendre à envisager les relations de l’Homme avec la nature comme une dynamique réciproque est tout l’enjeu de l’ouvrage. Ainsi s’ouvre l’introduction « notre objet ici même est l’examen des relations étroites et réciproques qui unissent l’Homme et les plantes cultivées » 19. C’est également toute l’ambition d’une génération de chercheurs et de militants. Remettre l’Homme à sa place et redonner à la Nature toute la sienne. Un projet déjà en filigrane dans l’œuvre du chercheur ? Il s’agit bien de voir dans quelle mesure la nature influe sur l’homme, de considérer dans quelle mesure domestication il y a, dans les deux sens du terme. Mais Haudricourt n’invoque aucune remise en cause des modèles. Il lui convient alors tout juste de décrire. Décrire un champ de recherche qui sera largement repris par ses héritiers au titre desquels figure Jacques Barrau, professeur incontournable du Muséum, qui dans un article publié en 1973 dans la revue La pensée s’exprimait ainsi « c’est dans L’homme et les Plantes cultivées que l’on trouve utilisé pour la première fois en France le terme “ethnobotanique” et exposés les méthodes de cette “discipline interdisciplinaire” qu’avait conçue l’américain J. W. Harshberger en 1895 et qui, en 1944, fut incluse par E. F. Castetter dans le domaine plus vaste de l’ethnobiologie » 20. Un développement fécond qui explique d’ailleurs la réédition de l’ouvrage en 1987. Tronqué de la préface de Chevalier et de sa riche iconographie, l’ouvrage en sortira diminué 21. Mais nul doute que l’apport d’Haudricourt reste précieux. Si l’homme

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choisit par la suite d’orienter ses recherches vers les questions linguistiques, il n’aura de cesse d’interroger les relations réciproques de l’homme avec la nature au travers d’images et de comparaisons restées célèbres. Ainsi des « civilisations de l’igname et du riz », ou du « jardin chinois et de la bergerie méditerranéenne ». Des articles passionnants, des concepts qui durent, des photographies qui témoignent de l’intuition personnelle et passionnelle de notre chercheur touche-à-tout.

NOTES

1. . Jules BLACHE, L’Homme et la Montagne, Paris, Librairie Gallimard, coll. « P. Deffontaines », 1933, p. 73. 1. 2. Charles PARAIN, La Méditerranée, les Hommes et leurs Travaux, Paris, Librairie Gallimard, coll. « P. Deffontaines », 1936, p. 32. 3. . Charles PARAIN, La Méditerranée, les Hommes et leurs Travaux, op. cit., p. 7. 4. . Lettre d’André-Georges Haudricourt à Marcel Mauss du 12 janvier 1935 (IMEC). 5. . Marcel MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, Éditions Sociales, 1967, p. 6. 6. . Ibid., p. 59. 7. . Ibid., p. 5. 8. . André-Georges HAUDRICOURT, L’homme et les plantes cultivées, Collection P. Deffontaines, Paris, Librairie Gallimard, 1943, p. 203. 9. .Ibid, p. 99. 1. 0. Alphonse Pyramede CANDOLLE, L’Origine des plantes cultivées, Paris, F. Alcan, 1886, p. 15-16. 1. 1. André-Georges HAUDRICOURT, « La répartition variétale des espèces en expansion récente (Géographie des gênes de N. Vavilov) », Compte rendu sommaire des séances de la Société de Biogéographie, no 178-181, p. 23-25. 1. 2. Lettre d’André-Georges Haudricourt à sa mère, du 5 mai 1935, IMEC. 1. 3. Lettre de Louis Hédin à André-Georges Haudricourt, du 25 mai 1941, IMEC. 1. 4. Lettre de Louis Hédin à Auguste Chevalier, du 5 février 1933, fonds Auguste Chevalier de la Bibliothèque centrale du Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris. 1. 5. Lettre de Louis Hédin à André-Georges Haudricourt, du 21 janvier 1941, IMEC. 1. 6. Lettre de Louis Hédin à André-Georges Haudricourt, du 22 mars 1942, IMEC. 1. 7. Lettre de Louis Hédin à André-Georges Haudricourt, du 29 juillet 1942, IMEC. 1. 8. Lettre de Louis Hédin à André-Georges Haudricourt, du 21 octobre 1942, IMEC. 1. 9. André-Georges HAUDRICOURT, L’Homme et les Plantes cultivées,op. cit., p. 7. 2. 0. Jacques BARRAU, « Plantes et comportements des hommes qui les cultivent. L’œuvre ethnobiologique d’André Haudricourt », La Pensée n°171, 1973, p. 37-46. 2. 1. André-Georges HAUDRICOURT, L’Homme et les Plantes cultivées, Paris, Métailié, 1987.

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RÉSUMÉS

L’Homme et les Plantes cultivées est un ouvrage écrit à quatre mains par André-Georges Haudricourt et Louis Hédin et publié en 1943 par Gallimard dans la collection « Géographie humaine ». L’ouvrage se démarque par ses ambitions multiples traduisant la perspective pluridisciplinaire de ses auteurs. Seul un retour organisé sur la genèse de l’œuvre permet de saisir comment ce livre deviendra le premier d’une discipline foisonnante : l’ethnobotanique.

The author returns to the genesis of the book L’Homme et les plantes cultivées (Man and cultivated plants), written in 1943, to understand how it became the first of an abounding field: ethnobotany.

Der Verfasser will wieder über die Entstehung von L’Homme et les Plantes cultivées zurückkommen, um zu zeigen, wie dieses Buch (1843) das erste einer überreichliche Disziplin: die Ethno-Botanik geworden ist.

AUTEUR

CAROLE BROUSSE Carole Brousse estétudiante à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris où elle poursuit un master II d’Histoire des sciences. Elle effectue son mémoire sur l’œuvre écrite à deux mains par André-Georges Haudricourt et Louis Hédin, L’Homme et les plantes cultivées. Elle est à ce titre titulaire d’une allocation de recherche délivrée par le comité d’histoire de l’INRA. Elle valide également cette année son diplôme de fin d’études à Sciences Po Aix.

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Correspondance Haudricourt/Mauss (1934-1935) Présentée, éditée et annotée par Jean-François Bert

André-Georges Haudricourt

1 Comme l’indique Haudricourt dans l’entretien qu’il donne à Alban Bensa en 1987, sa principale motivation, pour se rendre en Russie, est d’abord d’ordre linguistique : « Comment peut-on parler une langue comme le russe ? ». Il faut rappeler qu’avant la Russie, c’est en Albanie que le jeune agronome est confronté, pour la première fois, à la diversité linguistique. Le pays, écrit-t-il à ses parents, « est une vraie tour de Babel, parce que tous les hommes tant soit peu intelligents vont travailler à l’étranger et en reviennent avec un peu d’argent et 2 ou 3 langues » 1.

2 C’est à son retour qu’il décide de s’inscrire en Sorbonne pour suivre les enseignements de phonétique de Pierre Fouché, celui d’A. Demangeon sur la géographie et celui de Marcel Mauss sur l’ethnologie qui, par la suite, l’aidera financièrement à préparer son séjour en Russie. Haudricourt prend la décision de partir en Russie après avoir entendu, lors d’une conférence donnée à l’Institut National Agronomique où il était étudiant, à la fin des années 1920, le botaniste, agronome et généticien N. I. Vavilov, sans doute le meilleur spécialiste de la génétique mendélienne de toute l’URSS.

3 C’est grâce à Marcel Mauss qu’Haudricourt obtient un financement de 12 000 francs (8 000 francs pour l’année 1934 et 4 000 francs pour l’année suivante) pour rejoindre à Leningrad le V.I.R. (Institut de l’Union Soviétique pour la production végétale), institution alors dirigée par Vavilov, et ce pour y étudier la flore des colonies françaises d’Extrême-Orient. Tout au long de cette mission, Haudricourt va entretenir avec ses parents une importante correspondance, donnant de précieuses indications sur les conditions et le déroulement de ce voyage : menus erratiques, confort spartiate, obsession des Russes pour les questions de ravitaillement (n.d.e : la Russie sort à peine d’une famine sans précédent), pratique quotidienne du marché noir, présence policière et rôle joué par l’administration dans les décisions quotidiennes…

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4 En quelques lignes, souvent griffonnées sur une feuille de papier ou de carton récupérée, Haudricourt mélange les anecdotes aux observations sur les modes de vie, l’usage de tel ou tel instrument, la manière dont celui-ci est désigné, détourné ou encore transformé.

5 L’ensemble des lettres permet de retracer son itinéraire. En effet, début 1935, il décide de rejoindre les différentes stations régionales de l’institut de Vavilov.

6 – Début-mai, il quitte SAINT-PÉTERSBOURG, alors LENINGRAD, et passe par RYBINSK, IAROSLAV et IVANOVO.

7 – Le 16, il passe en bateau à KAZAN.

8 – Il continue à descendre la Volga jusqu’à SARATOV, le 17, où il visite les « Allemandes de la Volga » (petits villages avec des clochers européens).

9 – Il remonte ensuite à SAMARA (KUIBYCHEV), le 21 mai.

10 – Il prend alors le train vers le Kasakhstan, se trompe et se retrouve dans un train de marchandises dont il descend à BUZULUK pour reprendre le train postal.

11 – Il traverse le Kazakhstan jusqu’à TCHSILKAR, petit village au nord de la Mer d’Aral.

12 – Depuis là, en Ouzbékistan, il va jusqu’à TACHKENT, puis à BOUKHARA, où il est le 7 juin.

13 – Il arrive au Turkménistan par TCHARDJOUI (aujourd’hui TURKMÉNABAD) et fait 100 km à cheval dans le Karakoum, puis près d’ACHKHABAD, la capitale, visite les ruines de NISSA (ancienne capitale des Parthes).

14 – Quittant le Turkménistan, il traverse la Mer Caspienne vers BAKOU, capitale de l’Azerbaïdjan, et arrive à GANDJA (KIROVABAD).

15 – Il se rend ensuite au musée de TBILISSI (TIFLIS), capitale de la Géorgie ; il y est le 26 juin.

16 – De là, il va à EREVAN, capitale de l’Arménie, le 28 juin.

17 – Il poursuit vers BATOUM puis SOUKOUM, capitale de l’Abkhazie, en Géorgie, au bord de la Mer Noire.

18 – En se rendant en pays Tcherkesse, aux environs de MAÏKOP, il fait une incursion en Russie.

19 – Il retourne cependant à TBILISSI, en Géorgie, d’où il entreprend son voyage de retour vers LENINGRAD (SAINT-PÉTERSBOURG).

20 – Son trajet le fait passer par ROSTOV, VORONEJ, GRIOZI, RIAZAN et MOSCOU.*

21 * Voir la Carte ci-jointe.

22 Chacune des villes qu’il traverse est pour lui l’occasion de se « frotter » aux savants russes locaux – qu’ils soient spécialistes de génétique, de linguistique ou d’ethnologie. Il souligne également dans ses diverses lettres le rôle joué par les musées qui, par le biais des objets présentés, permettent aux visiteurs de matérialiser les voisinages qui existent entre les différents groupes ethniques qui composent alors la fédération de Russie. C’est durant cette mission qu’Haudricourt formulera aussi quelques-unes de ses hypothèses futures de travail, hypothèses toujours appuyées par une observation concrète des faits.

23 Au contact de Vavilov et de sa théorie du centre d’origine des plantes (voir l’article de Carole Brousse), il perçoit toute l’importance que peut revêtir une réflexion géographique. Il considère le principe de Vavilov de répartition des plantes comme une remarquable loi géographique qui peut s’appliquer à toutes les espèces vivantes, même

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si les individus, vis-à-vis de leur milieu d’origine, ont une indépendance que ne possèdent pas les plantes 2. Adoptant point par point la démonstration du savant russe, Haudricourt décide de s’attaquer au problème de l’origine des espèces. Il tente alors de distinguer deux types de sélection : la sélection naturelle et la sélection humaine qui, elle-même, se divise en une « sélection consciente » qui permet d’améliorer l’esthétique des plantes (par exemple la suppression de la couleur noire) ; et une « sélection humaine inconsciente » qui a lieu dès que les hommes décident de changer les plantes de climat ou de modifier leurs techniques agricoles. En plus de montrer l’inégalité de la répartition des espèces, ce point de vue géographique rend la dynamique d’une plante, d’une population ou d’un mot en l’analysant dans son évolution et à partir de ces différentes migrations. Cette géographie est d’abord une cartographie.

24 D’autres hypothèses sont présentées par Haudricourt dans cette importante correspondance avec Marcel Mauss que nous avons décidé de reproduire ici dans son intégralité et au plus près du texte manuscrit 3.

Leningrad Institut de Phytotechnie 44 Rue Hertzen

25 Cher Monsieur Mauss,

26 Le pays m’est bien apparu comme vous me l’aviez décrit : colossal et accueillant 4. Dès la gare frontière la propreté et l’ordre impressionnent, les wagons sont le double des nôtres et en toute classe on peut y dormir confortablement sur deux étages.

27 Dès le lendemain de mon arrivée, j’étais installé chez la secrétaire de l’Académie d’Agriculture : dame d’origine anglo-allemande qui a un fils de mon âge. Je suis logé, nourri, blanchi pour 800 frs par mois car ici la vie est beaucoup moins chère qu’en France ; seulement le change entre la monnaie or et la monnaie papier est interdit.

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28 Je n’ai pas encore fini de visiter l’institut de Phytotechnie [ill.] que dirige Vavilof 5, c’est quelque chose de colossal tant pour le nombre, la valeur des personnes employées que pour l’ampleur et l’intérêt des résultats obtenus : ex., il y a 31 000 échantillons de variétés agricoles de blé. On a découvert que l’épeautre (Triticum Spelta) que l’on considère en France comme d’une forme ancestrale du blé tendre est au contraire une forme dérivée, inconnue au néolithique, qui est apparue à l’âge du fer et qui à la Suisse pour centre de dispersion.

29 Pour le Maïs on a des résultats très intéressants. Le centre d’origine est la région Maya. Dans les autres régions d’Amérique il présente des adaptations aux différents climats, particulièrement dans la région des Pueblos il est adapté à la sécheresse d’une façon étonnante. Les indigènes le sèment à 50 cm de profondeur et son cycle peut s’accomplir sans une goutte de pluie ! ! !

30 Par contre au Pérou il est adapté à l’irrigation ! !

31 Tout cela représente une agriculture millénaire 6. On a des indications intéressantes sur le peuplement agricole de l’Amérique du Nord ; par le Texas et l’Arizona sont arrivés les gens du Mais xénophile, par la Colombie, les Antilles, la Floride, les gens à Maïs hygrophiles.

32 Je crois que l’on peut ici comme sur l’ancien continent distinguer deux grandes sortes de migrations : celles du peuplement agricole se faisant ici du sud au nord (ex : gouétares) [sic], celles de conquête militaire se faisant du nord au sud (ex : Nahualt 7).

33 Les seules régions que Vavilof n’a pas pu étudier sont la Chine et l’Indochine, il serait extrêmement intéressant dans une expédition ethnographique dans ses régions, d’y faire participer Vavilof et quelques uns de ses assistants. Il me semble invraisemblable d’être le premier français qui soit venu à l’institut de Phytotechnie depuis 20 ans. Ça présente un intérêt tellement formidable tant du point de vue pratique que du point de vue théorique ! !

34 Respectueux hommages.

35 Leningrad

36 Cher Monsieur Mauss

37 Je viens de passer 8 jours à Moscou, à visiter les institutions et les musées. J’ai vu les nouveaux bâtiments de l’Académie des Sciences, situés au sud de la ville sur la route de Kalouga. Dans la section de Génétique, il y a l’américain H. J. Muller 8, un des principaux collaborateurs de Morgan, qui s’est installé à demeure ici. La question à l’ordre du jour est l’identification des gènes que l’on photographie. Dans quelques mois le gène sera une chose aussi visible que l’atome et l’électron.

38 On s’est aperçu il y a trois mois que les filaments bizarres que renfermaient les cellules des glandes salivaires des diptères ne sont autre chose que des chromosomes géants, 100 fois plus grands et gros que les ordinaires.

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(dessin d’Haudricourt extrait de sa lettre, représentant un chromosome)

39 On sait depuis longtemps que les gènes d’un chromosome sont rangés sur une ligne. Maintenant on sait que cette ligne forme une spirale très serrée dans les chromosomes ordinaires ; lorsque par suite de circonstances spéciales (réalisées dans les glandes salivaires de diptères) la ligne de gènes s’accroît dans toutes les directions latérales et prend nécessairement une forme rectiligne (chromosome géant), chaque point de la ligne de gènes prouve plus que de longs raisonnements en faveur des théories des « Drosophilistes » qui sur les 4 chromosomes de cette petite mouche ont trouvé qq. milliers de gènes.

40 J’ai visité un institut de Génétique Humaine, que dirige le prof. Lévite 9. C’était extrêmement intéressant, sur les 48 chromosomes de l’homme (24 paires) il y a 10 paires qui sont identifiées (reconnues à leur forme). On connaît maintenant un grand nombre de gènes mais il n’y en a guère que 5 qui soient très bons et très commodes pour l’étude, ce sont les deux gènes des groupes sanguins, le gène du goût amer, le gène de l’agglutinine de la salive et enfin le gène du daltonisme qui se trouve sur le chromosome sexuel.

41 Dans cet institut on s’occupe surtout de médecine, c’est-à-dire de déterminer la part de l’hérédité dans les maladies, et d’une façon générale de séparer ce qui est dû aux gènes de ce qui est dû aux autres conditions. Deux méthodes sont employées : 1.- la méthode généalogique, tous les membres d’une famille étant examinés par le même médecin 2.- la méthode des jumeaux « identiques » (provenant d’un seul œuf), c’est la plus importante, dans ce but un grand nombre de jumeaux de Moscou et des environs sont élevés dans l’institut.

42 Sur les jumeaux identiques les expériences les plus passionnantes sont certainement celles faites par la section de psychologie. Chaque fonction mentale est étudiée à deux points de vue.

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43 1. Rôle des gènes dans le développement des fonctions mentales, en comparant les coefficients de corrélation donnés par les jumeaux identiques et ceux donnés par les autres enfants.

44 2. Rôle des méthodes d’éducation et d’instruction sur le développement des fonctions mentales d’individus génétiquement identiques. Les résultats sont vraiment incroyables ; je me doutais bien que la société avait une grande influence sur le développement mental de l’individu, mais tout de même pas à ce point-là ! Des différences d’apparences insignifiantes dans l’apprentissage des jeux produisent des différences mentales, supérieures à celles que nous observons entre les sociétés actuelles.

45 Si Mr Rivet 10 va à Moscou comme vous m’en aviez parlé – il devra aller voir ça Institut biologo-médical – un bâtiment en brique au début de la rue Vorantsef, prés de la place Taganskaia dans le sud est de Moscou.

46 J’ai visité soigneusement le Musée historique, il joue là-bas le rôle de St Germain 11 chez nous. C’est vraiment un musée modèle pour la clarté et l’intelligence avec laquelle les collections sont présentées. Voici ce que j’ai spécialement noté :

47 Paléolithique supérieur. À Timonofka près de Briansk 12 il y a une station analogue à notre Solutré, mais au lieu de chevaux ce sont des mammouths que les hommes poussaient dans un ravin à l’aide de feux de brousse. Les habitations de ces gens sont creusées dans le lass 13 à 2m-2m50 de profondeur, il y en a deux types : les « kladovski » rondes de 3m de diamètre et les « zemlianski » rectangulaires de 12 m de long. L’outillage m’a paru aurignacien – il y a très peu d’os par rapport au silex.

48 Néolithique. Dans tout le Nord de la Finlande à l’Oural et de la mer Baltique à la haute Volga de -4 000 à -2000 il y a une civilisation remarquablement homogène caractérisée par une poterie à gros points enfoncés.

49 Dans le sud de -4000 à -3 500 la répartition des civilisations est la suivante :

50 La « Tripolskii-kultur » 14 se caractérise par ses vases peints à surface plane.

(dessin de Haudricourt représentant des poteries à incision de la Katakombnoï Kultur)

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51 La « katakombnoi-kultur » se caractérise par des vases non peints à dessins en relief recouverts de petites incisions.

52 Donc il n’apparaît pas que la culture de Tripolie soit arrivée en Europe par les steppes. Ceci corrobore ce qu’indiquent les plantes cultivées – que cette civilisation est arrivée par l’Asie Mineure.

53 À la civilisation des « catacombes » succède de -3 500 à -3 000 la « Srubno-kvalynskoi Kultur » 15 qui a la même aire de répartition, la poterie est toujours à incision, mais sur surface plane ; on y trouve des points de flèches en silex et du bronze.

(Carte d’Haudricourt représentant la répartition entre éleveur et chasseur)

54 Dans le centre de la Russie l’examen des os dans les restes de cuisine montre que vers -2 000 la région de la Kama 16 n’avait pas encore d’élevage quoique ayant des plantes cultivées (ou peut-être simplement que l’on ne consommait pas les animaux domestiques !).

55 Mais la partie la plus intéressante du musée est celle qui à trait à la région de Minoussinsk 17. Dès -3 500, nous y trouvons domestiqués le bœuf, le mouton et le cheval (lieu d’origine probable de celui-ci). Il n’y a malheureusement pas beaucoup de détail sur les différents stades de cette civilisation. J’ai copié ci-dessous la carte de dispersion des objets en bronze.

56 Naturellement je ne sais pas sur quels documents ceci est dressé probablement d’après ce qui se trouve dans les musées sibériens.

57 Ensuite au commencement de notre ère les Turcs s’établissent dans la région et fondent l’Empire de tkakasses 18 (les Tkakasses forment encore aujourd’hui une République autonome dans cette région). Ils sont remarquables par des beaux masques en terre cuite.

58 Je ne finirai pas s’il me fallait indiquer tout ce qu’il y a d’intéressant dans ce Musée. Il y a de nombreuses cartes indiquant les voies commerciales aux différentes époques, le voyage des objets et leurs transformations. L’activité des fouilles a repris, il y a une salle spéciale pour les fouilles en cours.

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59 Je vais continuer à m’occuper de cela – avant la fin du mois j’espère entrer en relation avec l’Académie de l’Histoire de la Culture Matérielle. J’ai observé ici l’attelage du cheval, c’est un attelage à collier, mais différent du nôtre, il me semble plus ancien.

60 Dans les musées géographiques j’ai vu des livres de lectures pour enfants écrits en samoyèdes, en ostiak et en tchoutchki – est-ce que le musée du Trocadéro serait intéressé par ces livres ? Il me serait facile d’en acheter ici et ils sont bon marché.

61 Dans le courant du mois de janvier j’ai reçu une lettre de la librairie Gallimard (NRF) demandant comment ils pourraient obtenir une Géographie des Plantes Cultivées et si je pourrais écrire ce livre. Je préférerais naturellement écrire ce livre dans 10 ans que maintenant mais toutes les choses concernant les plantes cultivées sont si ignorées actuellement en France que je suis moralement obligé de saisir l’occasion d’écrire ce que l’on doit savoir sur ce sujet.

62 J’ai donc répondu que j’acceptais. Ensuite Mr Deffontaines 19 qui dirige cette collection de géographie – m’écrit qu’il est très content, qu’il entrevoit une « étude par milieu » et « une classification des grands types de paysages culturaux » et finalement demande que je lui envoie mon plan, et qu’il m’enverra ensuite le contrat ; il suggère timidement que je pourrais avoir une préface de vous.

63 Je suis donc très embarrassé. Le « milieu » me paraît vague. Les « paysages culturaux » dépendant plus des animaux domestiques que des plantes. Il m’est impossible d’écrire une géographie statique et descriptive car cela change tout les jours (je ne vous parle dans mes lettres que de « science pure » mais le blé vivace est créé, et l’on sème par pépins des pommes de terre au-delà du cercle polaire, au moyen de procédés très simples les céréales hindoues ou éthiopiennes mûrissent en plein champ à Leningrad, etc.).

64 C’est donc une histoire que j’écrirai sous le titre de géographie !

65 Au fond, les meilleurs « milieux » me semblent les centres d’origines (définis par Vavilof). Je voudrais bien savoir ce que vous pensez là-dessus.

66 À Moscou j’ai été voir lC X [sic] non seulement il m’a dit que je ne pouvais recevoir aucun paquet (je suis condamné à regarder les chromosomes au travers le celluloïde) mais il m’a donné des conseils absolument stupides.

67 Mais ne vous inquiétez pas de cela, je suis maintenant sûr d’accomplir mon programme.

68 Votre dévoué et respectueux élève.

69 12-I-1935

70 Cher Monsieur Mauss

71 Je suis tout à fait touché de l’intérêt que vous manifestez pour ce que je vous écris, mais n’allez pas imprimer tout cela ! ! ! Je raconte simplement parmi ce que je vois, ce qui peut vous intéresser. Ce n’est pas que quand j’aurai tout vu et tout compris que je pourrai faire la critique de tout cela, indiquer ce qui est sûr, ce qui est probable et ce qui est hypothétique. Pour ce qui est du Maïs je pense que c’est définitif cela a été établi par Kojoukpof un des plus jeunes et des plus intelligents collaborateurs de Vavilof.

72 Un des problèmes qui me semble le plus important dans la répartition des formes de chaque plante cultivée, est de séparer l’action directe de l’homme de l’action du milieu. À son centre d’origine une plante possède son maximum de diversité morphologique et de possibilité physiologique (maximum de gènes). L’homme en cultivant cette plante la soumet à deux sortes de sélections.

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73 1. Sélection inconsciente que l’homme opère sans s’en apercevoir, en changeant les plantes de climat ou en modifiant son agriculture.

74 2. Sélection consciente que l’homme opère dans le but d’améliorer.

75 C’est celle-ci qui présente un intérêt ethnographique, l’amélioration n’est pas seulement technique, mais souvent esthétique (et probablement magique), par exemple l’élimination de la couleur noire dans les grains et les épis des céréales.

76 On ne rencontre les formes à couleur noire que dans les régions d’origine, les deux sortes de blé, l’orge et le seigle n’ont pas de variétés noires en Europe.

77 L’orge est à ce point de vue très intéressant :

78 originaire de l’Éthiopie, elle présente le maximum de sélection consciente en Chine où non seulement les épis sont blancs mais encore ils sont sans barbe et à grains nus, ce qui est important c’est que ces caractères sont « dominants ». Ce qui indique une antiquité très reculée (les caractères nouvellement sélectionnés étant « récessifs »). Voici donc une plante africaine qui est très anciennement cultivée en Chine. La Chine se caractérise comme le plus ancien et le plus intense centre de sélection et par là s’oppose radicalement à l’Inde où les plantes conservent un aspect très primitif (couleur noire, petites graines) non sélectionné. Une opposition d’une autre sorte existe entre le centre Afghanistan-Arménie et l’Éthiopie. Dans la première région les plantes cultivées sont réellement autochtones elles sont en relation avec la flore. En Éthiopie au contraire d’où provient l’orge et le blé dur, aucune parenté avec la flore (pas de formes sauvages apparentées aux cultivées).

79 La solution du problème me semble difficile ; il faudra d’abord explorer les autres montagnes de l’Afrique tropicale et du Sahara.

80 On distinguait jusqu’ici deux sortes de lin : le lin européen plante textile et le lin asiatique plante oléagineuse, ce sont deux formes écologiques la 1ère précoce et la 2e tardive. Or, en croisant deux lins asiatiques (un abkhaze et un de khiva), on a obtenu un lin européen. Il s’agit donc de sélection inconsciente ; l’homme en se déplaçant de l’Iran (origine) en Europe a soumis sa plante a des étés de moins en moins chauds (sélection vers la précocité) et la plante oléagineuse est devenue une plante textile ! ! Mais il y a mieux Vavilov en Éthiopie a vu une troisième sorte de lin, le lin céréale dont la farine est très estimée (on l’emporte en voyage comme du chocolat, dit Vav). Je pense que c’est la première et la plus ancienne forme de l’utilisation du lin par l’homme, il employait sans doute la paille à divers usages (comme nous faisons avec le seigle, le riz...) et il a pu s’apercevoir ainsi des nouvelles qualités techniques de la tige du lin lorsque celui-ci est devenu « plante-textile ». Vous voyez tout le passé qu’il y a derrière les restes de tissu de lin des Palafittes ! Il pourrait bien y avoir quelque chose d’analogue pour le chanvre.

81 J’ai entrevu Mr Bojoras et lui ai souhaité le bonjour de votre part, il a été très aimable mais ne m’a rien dit ni offert en particulier. Le manque de liaison entre les différentes disciplines par suite de l’extrême spécialisation, du manque de loisir des chercheurs, et de la rivalité (inimaginable) entre les institutions (et les hommes) m’apparaît de plus en plus. Ainsi les botanistes de l’Acad. des Sciences ont publié une flore de l’URSS où ils ne tiennent aucun compte des changements apportés par Vav à la classification des plantes cultivées ! ! !

82 Je pense être plus heureux à Tiflis 20 où le directeur des Musées Mr Nioradze 21, fait des fouilles mais les résultats sont écrits en géorgien ! Dans la bibliographie je ne vois pas

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d’auteur français postérieur à 1921 ; je pense qu’il serait heureux d’être en relation d’échange avec Mr Lantier 22.

83 Une autre région où l’on fait beaucoup de fouilles est la région de Minoussinsk en Sibérie ; c’est sans doute le centre de dispersion de la race blonde (à ce propos j’ai vu le vieil explorateurGrumm-Grzimailo 23, dont le fils travaille chez Vav, il pense que la Chine était autrefois peuplée par des hommes blonds ! ! je pense qu’il s’agit simplement d’invasions venant de Sibérie ; en effet la race blonde est « récessive », d’après les données de la « gènogéographie », elle ne peut se former que par isolement – cet isolement est possible en Sibérie, il ne l’est pas en Chine).

84 Je ne me suis jamais aussi bien porté, le seul « accident » que j’ai eu est une indigestion ! Qu’on aille me parler de peuples sous-alimentés ! ! ! !

85 Je n’ai rien reçu mais la semaine prochaine je vais pour 5 jours à Moscou et je verrai le Consul car pour mon voyage au sud, il est indispensable que je puisse recevoir un certain nombre d’objets.

86 Merci bien de vos vœux que je vous retourne, votre dévoué.

87 Leningrad, 15-IV-1935

88 Cher Monsieur Mauss,

89 C’est avec grand plaisir que j’ai reçu de vos nouvelles, bien que je sois un peu inquiet de ce que vous faites avec mes lettres, je serai beaucoup plus réservé dans mes opinions et dans mes appréciations si je pensais que d’autres que vous les lisent.

90 Mes projets consistent à rentrer en France vers le 15 septembre. J’aurai à ce moment-là vu l’essentiel des résultats et des méthodes concernant la Génétique et les plantes cultivées. J’estime en effet que j’ai deux tâches essentielles à remplir.

91 1. Faire une active propagande pour le développement de l’enseignement de la Génétique en France. La carence de notre pays à ce sujet est invraisemblable, quand on la compare à l’Angleterre par exemple. Les principaux responsables sont Mr Rabaud 24 qui a été un des adversaires des hypothèses chromosomiques, Mr Blaringhem 25 [sic] dont je n’ai jamais entendu prononcer le nom à l’étranger sans qu’il soit accompagné d’un discret sourire.

92 J’estime au contraire que la génétique est une des bases de la biologie – je ne saurais mieux comparer la situation actuelle qu’à celle de la naissance de la Chimie à la fin du XVIIIe siècle, après le développement de la Minéralogie ; naissance de l’analyse et de la synthèse après la classification. Mais s’il y a là une œuvre de vulgarisation qui s’impose, je ne peux pas m’y spécialiser ; pour être « Génétiste » point n’est besoin de connaître la botanique ou la zoologie, il faut connaître les mathématiques (variations statistiques), la physique (par exemple on construit actuellement des microscopes en quartz pour photographier les gènes à l’état vivant avec une lumière ultra-violette), la chimie (chaque espèce à sa cytologie) et un peu de biologie générale (embryologie, physiologie), et ensuite s’enfermer pour vingt ou trente ans à l’intérieur d’une espèce, ou d’un petit groupe d’espèces – on est sûr d’avoir un résultat intéressant.

93 2. Faire la synthèse des résultats concernant l’origine des plantes cultivées. J’écris sur la feuille ci-joint ce que je pense maintenant sur ce sujet (vous pourrez la « montrer »). J’ai trouvé la raison de l’indifférence stupéfiante des ethnographes d’ici pour les résultats de Vavilof. Cette cause c’est Marr et son japhétisme 26 – (je vous raconterai les détails) – Voilà-t-il pas que Vavilof avait appelé une de ses variétés de blé : var. indo-

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europeum Vav. ! Il paraît qu’admettre qu’il y ait des migrations c’est préparer sciemment le démembrement de l’union (?). Mais c’est très sérieux. La moitié de la section sociologique de l’Académie des Sciences et toute l’Académie de la Culture Matérielle marche dans cette voie. J’estime comme vous voyez ci-contre que les plantes cultivées ont joué un rôle considérable dans l’histoire de l’homme et mon plus grand désir serait de mettre cela au point avec les spécialistes français compétents (anthropologues et ethnographes). En m’occupant de ces deux questions je pense poursuivre mes études pour être au moins licencié. Il faudrait étudier les plantes des Colonies françaises, et rapidement, car sous l’influence de l’économique elles disparaissent. Eldson Best 27 signale que l’igname des Maoris a disparu et que la patate douce est rare (à cause de l’importation de variétés chinoises et américaines).

94 Les crédits que l’on m’a accordé sont suffisants pour subvenir à tous mes besoins jusqu’en septembre et à ce moment-là je reviendrai.

95 Mais, peut-être, serait-il utile que je prenne plus ample connaissance du travail fait sur l’origine, l’histoire et la répartition des Techniques par l’Académie de l’Histoire de la Culture Matérielle. Je pourrais par exemple y consacrer 1 mois du 15 septembre au 15 octobre. En me chargeant d’une mission pour cela d’un crédit de 1000 francs et que Mr Rivet (qui a très bonne réputation ici tant pour son action politique que pour ses travaux de linguistique) écrive à l’académicien Mectchaninof (Acad. des Sciences de Leningrad) la personne la plus importante maintenant pour lui demander la permission.

96 Ici je ne peux juger de l’intérêt de ce que je vous propose parce que je ne sais pas à quel point le Musée du Trocadéro est renseigné sur ce qui se fait ici et ce qu’il reçoit de publications russes. Il est évident que si vous recevez toutes les publications de l’Académie de l’Histoire de la Culture Matérielle, cela n’a plus d’intérêt. Je pourrai aussi bien les résumer à Paris. Une des questions qui m’intéresserait le plus à résoudre est celle de l’attelage à collier, je vous écris ci-contre ce que m’inspire la vue de l’attelage russe. Et pour le japhétisme n’oubliez pas que je ne suis pas seulement d’origine picarde mais aussi normand.

97 Je suis vraiment privé de ne pouvoir aller vous voir et causer avec vous comme je faisais l’an dernier et vous retrouver est certainement un des principaux contentements qui m’attendent à mon retour.

98 Respectueux hommages pour vous et les vôtres.

99 [Annexe]

100 Dans l’attelage russe le collier identique à celui d’Europe occidentale est relié aux deux extrémités des brancards par une lanière de cuir fortement tendue – un arc en bois empêche les deux extrémités des brancards de se rapprocher, sous la tension du cuir.

101 La traction s’effectue donc par les brancards – ce qui n’a jamais lieu en Eur. Occ., du moins pour le cheval qui se trouve à l’intérieur des brancards. Il ne me semble pas vraisemblable que l’attelage russe et l’attelage moderne soient d’origines indépendantes l’un de l’autre, puisque la pièce maîtresse : le collier est semblable. L’un a dû engendrer l’autre ; quel est le plus ancien ? – il me semble que l’idée d’un collier rigide a pu venir à l’idée plus facilement aux gens qui employaient la traction par brancard. Il me paraît difficile de faire dériver le collier de la bricole comme on doit le faire dans l’hypothèse contraire.

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102 Si l’attelage russe est plus ancien que l’attelage moderne, cela indiquerait une origine orientale du collier, puisque cet attelage facilement reconnaissable n’a pas été connu en Europ. Occidentale ? L’évolution des voitures de transport de marchandise ou de moissons de 4 roues – 2 roues parle aussi dans ce sens.

(dessin d’Haudricourt extrait de la lettre)

103 Tiflis

104 26-VI-1935

105 Cher Monsieur Mauss

106 Je reçois votre lettre à Tiflis, de retour du Turkestan. Je vous avoue que je suis assez fatigué et que maintenant je souhaite surtout pouvoir me reposer – mais je tiendrai tout de même jusqu’à la fin août.

107 En effet les parties asiatiques de l’URSS sont encore en pleine construction et pas du tout aménagées pour les voyageurs – surtout pour un voyageur aussi distrait et aussi fantaisiste que moi. Mais cela c’est surtout de ma faute, au fond j’ai fait un voyage magnifique et me suis rendu-compte de beaucoup de choses. J’ai eu comme toujours à me débattre avec l’étroite spécialisation des savants locaux. Par exemple à Tachkent j’arrive chez le Prof. Baranof,un des brillants second de Vavilof qui repartait pour la 4e fois pour le Pamir, eh bien il ne savait pas qu’il y avait là-bas un peuple de langue caucasienne (les Bourichtak ou Verchik) (que vous m’aviez signalé) il a fait de très bonnes descriptions de l’agriculture et des plantes cultivées en donnant les noms indigènes dans chaque tribus, etc.

108 Au Turkmenistan j’ai eu une réception magnifique, ils ont commencé par me faire faire 100 km à cheval dans le Karakoum (moi qui n’était jamais monté à cheval de ma vie !) presque sans boire ni manger pendant 1 jour ½. Ensuite le camarade Sakatof commissaire du peuple à l’agriculture de cette république, m’a fait visiter des usines,

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Kolkhoz, et un tour en avion – cela à Tchardjoui sur l’Amondaria. Ensuite à Askabad la capitale, j’ai vu le ballet du Corsaire d’Adam 28, etc. Je voulais profiter de l’occasion pour visiter An-nau 29 qui est tout à côté, mais le directeur de l’Institut historique que l’on avait réquisitionné pour la circonstance m’a expliqué qu’il y avait beaucoup de choses à trouver à Annau, pour l’instant on ne pouvait rien voir, les fouilles ne reprendront que dans quelques années et il m’a fait visiter les fouilles de Nissa, l’ancienne capitale des Parthes où ils ont trouvé un Temple avec des dieux cornus, et même une inscription cunéiforme (qu’ils n’ont pas encore déchiffrée, parce que c’est un travail de cabinet qui ne se fait que pendant l’hiver ! – si j’étais archéologue et que je trouve une inscription cunéiforme – je ne pourrais pas dormir avant de l’avoir déchiffrée ! !).

109 Avec le Turkménistan la liaison scientifique est à rétablir, ils n’envoient et ne reçoivent absolument rien du français.

110 En me reposant ici je me renseigne sur la langue géorgienne, elle est très intéressante surtout pour comprendre comment on peut se tromper à son sujet. Il y a une foule de coïncidences qui peuvent donner le vertige à quelqu’un qui ne connaîtrait pas les bases de la linguistique moderne et le calcul des probabilités.

111 Par exemple l’accusatif en – m-, le pluriel en – eb- (cas obliques pluriels, latin ibus), les prépositions se suffixent.... D’après la morphologie on a la première impression de se trouver devant un proche parent de l’ancêtre de l’indo-européen. Au contraire après réflexion on voit que c’est une langue située pendant des millénaires sur le même son phonétique, de sorte que l’analogie l’emportant de beaucoup sur les changements phonétique a dû effacer beaucoup de traces du passé.

À propos de l’attelage vous avez parfaitement raison. Mais si l’âne est bien le premier animal de traction agricole (car il vient d’Abyssinie avec l’orge et le blé dur) son attelage : la bricole ne me semble pas avoir varié. De même pour les rennes et les chameaux que j’ai pu voir. Je ne pense pas que la Mésopotamie soit pour quelque chose dans l’invention du collier de cheval – car cette invention a été un tel progrès technique qu’elle a du

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avoir une répercussion historique – je pense qu’elle est en rapport avec l’expansion slave du VIIe siècle ou plutôt l’expansion Turk. Extrait d’un cahier d’A.-G. Haudricourt où il est question de son apprentissage de la grammaire géorgienne, IMEC

112 À Tachkent j’ai vu des colliers formés d’un cadre en bois en [ill.] qui reste attaché au brancard, ce cadre repose sur un coussin.

113 Je pense que cette origine doit être cherchée dans l’attelage du bœuf ou plutôt du buffle. Ici les bœufs et les buffles sont attelés de la même façon, mais cet attelage me semble adapté au buffle dont le cornage ne permet pas le joug français. Le joug du buffle est un véritable collier, mais n’est pas un collier d’épaule (l’anatomie des bovidés ne semble pas le permettre) c’est un collier de cou. De sorte que l’animal ne doit pas pousser en face, il s’étranglerait, mais de côté, celui de droite pousse à droite, celui de gauche à gauche. Comme il y a rarement synchronisme entre les mouvements des deux animaux nous avons cette allure en zigzag si caractéristique.

114 C’est l’impossibilité de dresser le cheval à ce manège qui a fait d’abord adopter le joug à courroie pour le char indo-européen. Mais je ne vois pas où quand et comment est née l’idée d’un collier pour un animal car le passage du joug au collier c’est le passage de deux animaux à l’attelage d’un seul [ill.].

115 J’ai visité le Musée de Tiflis, il est en pleine organisation aussi. Il y a une exposition ethn. de Svane et des travaux très intéressants. J’espère voir Mr Nioradze pour avoir des renseignements sur le néolithique local. Après demain je pars pour Erivan.

116 En vous remerciant de tout cœur pour m’avoir procuré ce beau voyage.

117 Haudricourt

118 [sans date]

119 Cher Monsieur Mauss

120 Je suis très content que ma petite lettre vous aie fait plaisir.

121 En ce moment-ci j’étudie pratiquement en cytologie le comportement des chromosomes de Solanum (Pomme de terre) dans les croisements entre espèces à nombre différent de chromosomes ; et en géographie botanique Vavilof m’a demandé de rassembler tous les documents sur les plantes cultivées de l’Indochine et de la Malaisie. Vavilof va publier une liste d’environ 700 plantes réparties suivant l’origine. Comme président de la section de Génétique de l’Académie des Sciences, il réunit des matériaux sur l’origine des animaux domestiques et se propose de publier aussi sur ce sujet. Enfin il m’a confié que son grand désir serait de s’attaquer au problème de l’Homme (origine et répartition des races).

122 D’après tous les documents que j’ai ici, je vois que vous aviez raison quand vous me disiez que les montagnes devaient jouer un rôle positif dans l’origine des plantes cultivées. En effet, les montagnes sont des centres de « néoendemisme » où il y a le plus grand nombre de mutations, ceci nous est indiqué par la géographie botanique pour toutes les plantes. Les mutations produisant des fruits où des racines alimentaires se localisent donc dans ces régions.

123 Actuellement on ne connaît pas bien le mécanisme des mutations, le laboratoire des « mutations artificielles » ressemble à un asile d’éclopés : plantes sans chlorophylle, fèves sans folioles, pois à un grain par gousse, etc. ; les mutations létales sont infiniment plus fréquentes que les utiles. Par contre on sait très bien ajouter des

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chromosomes aux plantes qui en manquent : exemple, un hybride formé d’un gamète à nombre pair de chromosomes et d’un gamète à nombre impair [sic], a un nombre impair de chromosomes il ne peut donc pas former de gamètes normaux (puisque les chromosomes ne peuvent pas se diviser en deux parties égales, c’est pourquoi on disait autrefois que les hybrides entre espèces étaient infertiles). Mais maintenant on sait par différentes méthodes (traumatismes, froid, chaleur) doubler le nombre de chrom. d’une plante. On peut donc rendre fertile et génétiquement stable une plante réputée hybride-stérile.

124 Vous voyez les perspectives que cela ouvre. On ne parle plus de la parenté d’une plante avec une autre plante mais d’un chromosome d’une espèce avec un chromosome d’une autre espèce.

125 La synthèse du Tabac a été réalisée de cette façon par un savant bulgare qui travaille ici ; il est parti de deux espèces sauvages de Colombie.

126 Il me semble que le Tabac a été associé mais dans sa migration en Amérique du Nord [ill.].

127 Mais la montagne productrice de mutations ou d’addition de chrom. n’est pas seule à considérer ; sans l’homme les « plantes cultivées » = les herbes à graines ou à racines alimentaires n’existeraient plus depuis longtemps, en fait la « phylogénie » de ces plantes montre qu’elles ne remontent pas au-delà du pliocène 30. Les mutations qui augmentent la grosseur et les réserves d’une graine est défavorable à la plante : moindre dissémination et proie des herbivores. L’homme favorable à la plante « cultivable » est donc le chasseur qui détruit les herbivores, et non pas le cueilleur qui détruirait rapidement les quelques exemplaires mutants. Mais ceci est un problème d’ethnographie qui demande plus de connaissances que j’en ai sur le sujet.

128 À propos d’Ethnographie, ce que vous pouvez indiquer comme livre à lire sur ce sujet à vos élèves est :

129 E. Schiemam. Entstehung der Kulturpflanzen. Berlin 1932 Verlag von Gebrüder Borntraeger W 95 Schöncherger Ufer 12a 31.

130 C’est un bon résumé de tout le travail fait pas Vav. et ses collaborateurs avec les références de toutes les choses sérieuses antérieures. Naturellement depuis deux ans on a travaillé, mais je vous assure que ça peut remplacer Hehn.

131 Cet ouvrage ne traite pas du tout le problème sous l’angle philologique à ce sujet le meilleur ouvrage que j’ai trouvé dans la bibliothèque de Vav. est

132 Berthold Laufer– Sino-iranica – Chicago 1919

133 Field Museum of Natural history, Publ 201, vol XV, n°3.

134 D’après la date on peut se douter que la partie de Géo. Botan. est fantaisiste, par exemple la carotte est donnée comme originaire de l’Allemagne du Nord ! ! (p. 451)

135 Il y a des lapsus, il parle de deux plantes différentes : Faba sativa et Vicia faba (p. 307) sans s’apercevoir que c’est deux noms de la fève, l’un donné par Lamarck, l’autre par Linné ! ! Il reproche même vivement aux Chinois de la confondre sous le même nom ! ! !

136 Mais au point de vue connaissance de la linguistique moderne et raisonnement philologique je l’estime bien supérieur à Hehn 32. Le seul reproche qu’on puisse lui faire est de passer sous silence les langues caucasiennes (mais ça vaut mieux que d’en dire des bêtises).

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137 Au sujet des plantes cultivées russes, elles proviennent pour la majorité de l’Asie mineure (comme les plantes européennes). Si l’on prend 3 plantes aussi différentes que le Blé a 42ch (Triticum vulgaris, lato sensu), la carotte (Daveus carotta sativa) et le Melon (Cucumis melo) on constate que les agriculteurs du Blé tendre (qui me semblent être des Homo alpinus à civilisation [ill.] sont venus par l’Asie Mineure en Europe. En effet s’ils étaient venus par les terrains de lass du Turkestan et de l’Ukraine ils auraient apporté la carotte violette (à anthocyane) de l’Afghanistan.

138 Mais ils ont apporté en Europe la carotte rouge (à carotène). Ce n’est qu’en Anatolie qu’ils peuvent avoir (prob. involontairement) changé de Carotte. De même pour les Melons. Les Melons de la Russie ne viennent pas du Turkestan mais de l’Asie Mineure comme ceux d’Europe.

139 Remarquez qu’il ne s’agit pas du climat, la carotte violette est parfaitement viable en Europe, la preuve est que les Arabes en ont introduit en Espagne (IXe siècle) (venant de Mésopotamie) et qu’il en existe encore autour de Valence.

(Carte extraite de la lettre et représentant la répartition géographique de la carotte)

140 L’origine des agriculteurs du lass [sic] à céramique ne me paraît pouvoir résoudre facilement un autre problème difficile à résoudre qui est la propagation des agriculteurs à Orge et à Blé dur d’Éthiopie. Il me semble que ce sont des Homo méditerranéens à civilisation capsienne 33. Ils ont progressé très vite puisqu’ils ont atteint les gens du blé tendre alors que ceux-ci étaient encore en Asie. Ils ont atteint l’Espagne où ils ont trouvé un lot de Paléolithiques qui vivaient du chou et du salsifis ; de là ils sont passés en Angleterre (un blé dur, le poulard 34,Triticum turgidum, s’appelle en russe « blé anglais ») mais en Espagne une mauvaise herbe (avoine à 44 chr – les avoines d’Asie ont 42 chr) s’est introduite dans leur culture du blé, en montant en latitude, le blé dur a disparu et il n’est resté que l’avoine, dont une variété, Avena nuda, sert encore à fabriquer le « porridge » Ce plat remonte donc à la première couche néolithique : des dolichocéphales méditerranéens d’Angleterre (cette explication de

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l’entrée en culture par la phase « mauvaise herbe » est une des plus séduisante et importante découverte de Vavilof).

141 Mais actuellement dans le Sahara on ne rencontre pas de blé dur (depuis les voyageurs français) il n’y a que du blé tendre. Est-ce vrai ? Si oui c’est que l’asséchement a amené des variations diurnes de température que beaucoup de plantes ne peuvent supporter (?). En général ici les travaux sont faits par des gens étroitement spécialisés (1 ou 2 espèces) qui s’ignorent les uns les autres. C’est pourquoi des coïncidences sur plusieurs plantes me semblent très probantes.

142 Je n’ai pas pu encore voir Mr Bojoras, il est à Moscou actuellement comme directeur du Musée d’ethn., du musée anti-religieux, recteur de la faculté de géographie, c’est un homme terriblement occupé. Néanmoins je le verrai car je n’ai pas encore compris comment les Ethnographes d’ici aient pu laisser pendant 10 ans Vavilof se débattre avec des problèmes d’une telle importance sans jamais l’aider. Et il existe une Académie de l’Histoire de la Culture Matérielle 35 ! Je me demande de quoi elle s’occupe. C’est invraisemblable qu’on ne se soit pas rendu compte de l’importance de ça ! Mais ici les gens vivent à un tel rythme qu’ils n’ont plus le temps de réfléchir.

143 N. I. Marr a écrit pour Vavilov un article sur la domestication du chien, je n’ai pas pu me le faire trouver. C’est inintelligible et ce pauvre Marr est dans une maison de santé !

144 Il me semble bien que les langues caucasiennes sont le reste des langues parlées par les gens du blé tendre, et la langue Basque a été apportée aux gens des Pyrénées avec la vigne, le blé, la carotte, etc.

145 Respectueux hommages.

146 Leningrad

147 10-Août-35

148 Cher Monsieur Mauss

149 J’espère que vous avez bien reçu ma lettre de Tiflis qui vous a mis au courant de la 1ère partie de mon voyage. À Tiflis et à Erivan j’ai vu les directeurs des musées nationaux, et comme partout ici la botanique est florissante mais l’archéologie est embryonnaire.

150 Près d’Erivan j’ai été voir le « blé sauvage » (même espèce que celui de Palestine) qui est assez répandu sur les collines sèches.

151 Ensuite je suis passé à Batoum mais l’endroit le plus intéressant fut sans contredit Soukhoum la capitale de la république Abkhaze.

152 D’abord c’est un des rares endroits de l’URSS où l’on cultive les plantes tropicales, et j’ai pu m’occuper de la question du « conmara ».

153 Ipomea batatas est une plante qui ne fleurit qu’exceptionnellement, cependant le spécialiste d’ici : [Ill.] a réussit à faire fleurir la plupart des formes américaines, à faire des croisements, et il a déjà obtenu des variétés comparables à la pomme de terre (sans goût sucré).

154 C’est incontestablement une plante américaine. Quand au Conmara maori (que j’ai vu), il n’a pas encore fleuri (En N. Z. il ne fleurit pas non plus), par conséquent il est difficile d’affirmer si c’est bien un i. batatas, ou une autre espèce. Les recherches cytologiques ne donnent pas non plus de résultat probant, parce qu’il y a plus de 300 chromosomes et que le protoplasme contient beaucoup de tannin ce qui ne permet pas d’obtenir de belles préparation avec les réactifs habituels.

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155 En l’absence de données génétiques actuelles, il faut recourir à la méthode moins précise de la géographie botanique.

156 D’après Vavilof, il s’agit de l’emprunt par les Polynésiens de cette plante américaine (mais je ne m’explique pas sa localisation en N. Z. car les îles plus chaudes seraient plus favorables à cette culture) dans ce contact entre Polynésiens et Américains, il y aurait un autre échange celui de Lagenaria vulgaris « gourde » plante de l’ancien monde, qui était déjà cultivée en Amérique avant Colomb (mais comme le fruit sec flotte, on peut expliquer son introduction par les courants marins).

157 Mais le plus intéressant pour moi a été la prise de contact avec les savants abkhazes, linguistes et historiens. Je me suis fait écrire la liste des plantes cultivées dans le nouvel alphabet latinisé (plus de 60 lettres… ça vaut le voyage … !) Enfin aux environs de Maïkop j’ai interrogé sur le même sujet un ouvrier agricole tcherkesse, il s’est bien amusé en voyant le mal que j’avais à noter ce qu’il prononçait.

158 Enfin revenu ici, …muni d’une lettre de Vavilov, j’ai été interviouver Mr Metchaninof 36… j’ai compris maintenant. Mon programme est donc à peu près rempli. Il ne me reste plus qu’à aller faire un tour en Laponie et à emballer mes livres.

159 Je ne sais pas encore par où je reviendrai. Pouvez-vous m’indiquer si je dois m’arrêter en Suède ou au Danemark par exemple pour voir des spécialistes d’« archéologie agricole » et s’il en existe ?

160 Mes lettres vous trouveront sans doute en vacances dans les montagnes, surtout ne faites pas d’imprudence ; que je vous trouve en bon état à mon retour

161 Votre élève respectueux et reconnaissant.

NOTES

1. . Lettre inédite d’A.-G Haudricourt du 30 avril 1932, fonds Haudricourt, IMEC. 2. . « Les bases botaniques et géographiques de la sélection ». D’après N. Vavilov. Traduction du russe et résumé du premier chapitre de N. VAVILOV, « Bases théoriques de la sélection des plantes cultivées publié en 1935 », Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture Tropicale, Paris, t.16, n° 174, 175, 176, février, mars, avril, p. 124-129 ; 214-223 et 285-293. 3. . Nous avons corrigé les erreurs orthographiques ainsi que la ponctuation et les répétitions de mots. Le soulignement a été remplacé ici par des italiques. Des notes ont été ajoutées pour faciliter la compréhension. Chaque ajout est signalé entre crochets. Les mots illisibles par [ill.]. Nous ne possédons malheureusement pas les lettres de Mauss à Haudricourt. Les premières lettres de Mauss qui sont conservées dans le fonds Haudricourt datent de son retour en France et de son hospitalisation, en 1936, au sanatorium de St-Hilaire du Touvet. 4. . C’est sur les conseils de Jean Jaurès que Mauss se rendit à ses frais en Russie durant l’été 1906. 5. . Vavilov est écrit par la suite soit Vavilof, soit Vavilov. 6. . Voir l’article d’Haudricourt reproduit ci-après sur L’Origine du maïs. 7. . Nahuatl : Groupe de langues parlées dans plusieurs pays d’Amérique centrale et du nord par les Nahuas.

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8. . Hermann Joseph Muller (1890-1967). C’est en 1933 que Muller arrive à Leningrad. Ses travaux vont lui permettre d’élaborer des recherches novatrices sur la génétique humaine et sur les radiations qu’il résumera en 1935 dans le livre Out of the Night: A Biologist’s View of the Future (New York, Vangard, 1935). 9. . Haudricourt cite en fait Lévit et l’institut médico-génétique de Moscou. 1. 0. Il s’agit de Paul Rivet (1876-1958), directeur du Musée d’Ethnologie du Trocadéro depuis 1928. 1. 1.Le Musée des Antiquités Nationales de Saint-Germain-en-Laye a en effet pour spécificité, depuis son origine, de posséder simultanément des fonds archéologiques et ethnologiques qui s’éclairent mutuellement. 1. 2. Ville située à 379 km au sud-ouest de Moscou. 1. 3. Il s’agit en fait du pergélisol (ou permafrost). 1. 4. La culture de « Cucuteni-Trypillia », également connue comme culture de Trypillia, selon qu’on adopte un point de vue roumain (Cucuteni), russe (Триполье) ou ukrainien (Трипілля), était une culture néolithique des Ve et IVe millénaires av. J.-C. localisée autour du Dniestr jusqu’au Dniepr. 1. 5. La « Khvalynsk Kultur » est une culture du Ve millénaire localisée autour de la Volga dans la région de Saratov. 1. 6. Les collines de Kama ont une altitude de 336 mètres, elles se situent près de la petite ville de Kouliga à l’ouest de la ville de Perm. 1. 7. Minoussinsk (Минусинск) est une ville du Krai de Krasnoïarsk. 1. 8. Peuples turcophones de l’Altaï et des régions voisines : Touvas, Altaï-Kizi, Khakasses notamment. 1. 9. Il s’agit de Pierre Deffontaines (1894-1978), géographe. 2. 0. Aujourd’hui Tbilissi. 2. 1. Il s’agit de G. K. Nioradze. 2. 2. Raymond Lantier (1886-1980). 2. 3. Grumm-Grzimailo (1860-1936). Géographe et explorateur. Vice-président de la société géographique de l’URSS, il est connu pour son exploration de l’Asie centrale et pour la publication de ses résultats dans A Description of a Trip to Western China (vol. 1-3, 1896-1907). 2. 4. Note faite par Haudricourt : « il a exprimé les thèses en 1919 dans le Bulletin Biologique de France et de Belgique (supplément I). Je n’ai pas connaissance qu’il soit revenu sur ses opinions depuis, et pourtant ! » 2. 5. Louis Florimond Joseph Blaringhem (1878-1958) est un spécialiste de génétique végétale qui considéra dans un premier temps les théories de l’hérédité de Gregor Mendel avec beaucoup de réticence pour finalement les intégrer pleinement dans son enseignement comme dans ses travaux de recherche. 2. 6. Haudricourt fait mention de la théorie du linguiste soviétique N. Marr (1865-1934). C’est en 1924 que ce dernier proclama que tous les langages du monde descendent d’un seul « proto- langage » qui avait consisté en quatre exclamations : sal, ber, yon, rosh. Marr développe sa théorie sur une base marxiste servant en retour de base à la campagne de masse des années 1920-1930 dans l’Union soviétique, en faveur de l’alphabet latin. 2. 7. (1856-1931), spécialiste des Maoris de Nouvelle-Zélande. 2. 8. Ballet en trois actes d’Adolphe Adam. 2. 9. Site médiéval qui se trouve à 12 km à l’est d’Achgabad. 3. 0. Dernière époque du Néogène soit entre 5, 33 millions d’années et 1, 81 millions d’années. 3. 1. Elisabeth Schiemann, Entstehung der Kulturpflanzen, Handbuch der Vererbungswissenschaften.

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3. 2. Viktor Hehn (1813-1890), Kulturpflanzen und Hausthiere in ihrem Übergang aus Asien nach Griechenland und Italien sowie das übrige Europa. Historisch-linguistische Skizzen, Berlin 1870, 5. Aufl. 1888, 9. Aufl. 1963 = Reprint der 8. Aufl. Von 1911. 3. 3. Entre -7500 et -2000. Civilisation ancêtre des Berbères. 3. 4. Le poulard est cultivé en Afrique du Nord, dans le sud de l’Europe, au sud de l’Angleterre, au Proche-Orient, en Irak, en Iran et au Pakistan. 3. 5. Il s’agit en fait de l’Académie étatique d’histoire de la culture matérielle, fondée par N. Marr (1865-1934) et qu’il dirigea jusqu’à sa mort. 3. 6. Ivan Mescaninov (1883-1967), disciple de Marr qui, comme d’autres linguistes russes, cherche à prouver l’existence d’un lien direct entre la structure socio-économique et la structure linguistique.

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Entretien

A.-G. Haudricourt et Alban Bensa

Paris, printemps 1987

1 Alban Bensa : Dans l’histoire de votre carrière, sur quels sujets portèrent vos premiers travaux ?

2 A.-G. Haudricourt : Mon premier centre d’intérêt, c’est l’histoire des techniques, les techniques élémentaires. Je me rappelle avoir lu …, il y avait des morceaux choisis de Bouglé à l’époque avec un article de Monsieur d’Andlau qui disait : « Marx dit que les choses matérielles sont à la base de tout ». Mais regardez ! C’est la même charrue dans l’Antiquité et au Moyen Âge ! Le problème est à élucider n’est-ce pas ? Et quand j’étais en Russie, un de mes autres scandales c’était de voir que des gens soi-disant matérialistes ne s’intéressaient en aucune façon aux bases matérielles de la civilisation. C’est pour cela que je suis revenu de mon voyage avec cet article sur l’attelage du cheval 1. Mais ça a fait plof ! Personne ne s’y est intéressé. Les historiens en parlent un petit peu de temps en temps, mais enfin…

3 A. B. : En fait, vous avez voulu prendre au mot la notion de matérialisme. Il existait bien toutes ces grandes idées marxistes sur l’évolution des structures de production, etc. ; mais très peu de choses sur les objets eux-mêmes.

4 A.-G. H. : L’agriculture essentiellement. J’ai commencé à travailler sur l’agriculture parce que c’est ce qui est le plus proche de nous. Mauss s’intéressait aux plantes cultivées pour les questions de migrations ou de races et non pas sur le plan matériel lui-même. Sur ce sujet, ma correspondance avec Charles Parain a été réunie et confiée au Musée de l’Homme. Mais ça n’a pas fructifié 2.

5 A. B. : Vous avez plutôt eu l’impression de défricher des choses nouvelles.

6 A.-G. H. : C’est-à-dire que comme cela n’intéressait personne, au bout d’un certain temps, j’ai fait autre chose. Le paradoxe c’est que la linguistique m’apparaissait d’abord comme une simple

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science auxiliaire de l’histoire des techniques. Comme l’histoire des techniques n’intéressait personne, j’ai fait de la linguistique à proprement parler et j’ai appliqué à la linguistique les mêmes idées que celles que j’avais sur les objets. C’est-à-dire les fonctions. Étudier le cheval comme force motrice : la fonction de tirer, la fonction de reculer avec l’objet, la fonction de diriger, etc. Quand on étudie une chose on est obligé d’étudier les fonctions. En linguistique, il y a des fonctions : la fonction de communication, la fonction de ceci, la fonction de cela. Alors aujourd’hui, je vois les gens qui disent : ah ! La méthode fonctionnaliste c’était Malinowski et ça a raté ! Moi, ces choses-là je ne les ai pas prises chez Malinowski ou chez d’autres. C’est une chose essentielle de méthode. C’est tout.

7 A. B. : Oui, il s’agit de comprendre l’évolution de ces fonctions.

8 A.-G. H. : Par exemple, il peut y avoir transfert au folklore (ce sont là des choses banales). Ensuite, dans les époques suivantes, les gens ne comprennent plus que ça servait à quelque chose. Il y a une évolution des fonctions évidentes.

9 A. B. : Vous avez l’impression d’avoir mené une réflexion solitaire mais, à l’époque, il y avait quand même la géographie humaine.

10 A.-G. H. : La géographie humaine c’était tout à fait superficiel. Par rapport à la géographie humaine de mon époque, j’étais un peu en avance. J’ai tout de même profité de ce qu’il y avait cette collection de géographie humaine (chez Gallimard) pour écrire ce que j’avais à dire sur les plantes cultivées et la charrue. Ce sont là des notions d’histoire des techniques puisque je me suis toujours placé dans l’espace maximum et dans le temps maximum 3.

11 A. B. : Mais la géographie antérieure à vos travaux, quels reproches lui faites-vous ? Et d’abord, comment pourrait-on la définir ?

12 A.-G. H : Les géographes parlaient de forêts sans citer un seul arbre, par exemple. L’apparition du nom, du binôme botanique, en géographie humaine, c’est apparu quand Delvert a parlé des forêts du Cambodge. Auparavant, les gens restaient à un niveau très général.

13 A. B. : Quels noms vous viennent à l’esprit ?

14 A.-G. H. : Les types intelligents comme Max Sorre. Il faisait une synthèse en cherchant dans les sciences voisines ce qui pouvait l’intéresser. Max Sorre faisait de l’écologie humaine. Il s’occupait des maladies, des climats, etc. Il a trouvé des matériaux et fait une synthèse. Ce qui me choquait dans les discussions avec Madame Delamarre 4 qui défendait la géographie, c’était que pour elle la géographie c’était simplement dans l’espace. Mais n’importe quoi se situe dans l’espace et dans le temps ; l’espace et le temps, ce ne sont pas des disciplines. Les nécessités de l’enseignement secondaire ont créé ces soi-disant disciplines, sciences, que sont l’histoire et la géographie. En réalité, ce ne sont pas des sciences. Étudier des plantes, c’est se situer autant dans l’espace géologique que dans l’espace géographique.

15 A. B. : Et Vidal de la Blache ?

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16 A.-G. H. : Ça c’est la géographie française. Mais (pour la géographie humaine) il faut voir surtout ce que les Allemands ont fait parce que tout cela a commencé en Allemagne, aussi bien la linguistique que la géographie, que tout, n’est-ce pas.

17 A. B. : Vous vous sentez plus proche de Ratzel, Ritter.

18 A.-G. H. : Oui, ça a commencé avec eux.

19 A. B. : Ils se sont interrogés sur les effets du milieu naturel, mais, cela restait, je crois, encore bien général.

20 A.-G. H. : Pas tant que ça. Quand vous ouvrez les ouvrages du XVIIIe siècle, le milieu c’est juste le climat. Il fait soleil ou non. Il pleut ou il ne pleut pas. Un point c’est tout. Entre le soleil et l’homme, tous les animaux et végétaux sont absents. C’est étonnant à quel point les gens ne voient pas les choses.

21 A. B. : Oui, le milieu, le climat restaient des grandes notions un peu abstraites. Ne faut-il pas voir dans cette façon d’aborder les choses l’héritage philosophique, l’habitude de penser en concepts très généraux ?

22 A.-G. H. : Oui, oui. Justement, j’ai commencé à comprendre quand j’ai lu, mais un peu tard, juste après la guerre, un petit volume de Politzer publié par Guy Besse 5. On y parlait de l’esprit métaphysique. Je me suis aperçu que les marxistes eux-mêmes n’échappent pas à cet esprit métaphysique. Par exemple, vous instaurez le socialisme dans un pays. Bon et bien toutes les entreprises non socialistes disparaissent et … il n’y a plus de plombiers, il n’y a plus rien. L’idée selon laquelle il faut appliquer les principes jusqu’au bout, c’est ça, l’esprit métaphysique et ça ne marche pratiquement jamais. « Tu ne tueras point » … et tous les gens se sont tués depuis Moïse. Ce principe n’a rien empêché, n’est-ce-pas ? Mais ça ne fait rien ! Les gens doivent avoir des absolus, des choses idiotes comme celles-là dans la tête.

23 A. B. : Pourtant c’est très développé. L’enseignement de ces idées générales et absolues fait partie de « la culture », des « humanités », telles qu’on les présente aux élèves des grandes écoles par exemple.

24 A.-G. H. : Oui, c’est l’infirmité de la nature humaine. Son cerveau et sa langue : l’homme ne s’aperçoit pas qu’il est prisonnier de la langue. Dès qu’il nomme quelque chose, pour lui ça existe.

25 A. B. : Au XIXe siècle, il y a eu cependant Darwin. Vous en parlez souvent comme de quelqu’un de plus observateur.

26 A.-G. H. : Ah ! Oui ! Au moins Darwin ne faisait pas de sciences humaines. Évidemment, il était botaniste. Il faisait de la géographie botanique. De cette géographie-là, seuls les botanistes s’en occupaient, pas les géographes. Dans ce domaine, la percée s’est faite officiellement quand de Martonne a rédigé son manuel de géographie naturaliste. Il a fait appel à Auguste Chevalier 6.

27 A. B. : J’ai eu souvent le sentiment que vous vous étiez inspiré de Darwin. Mais en développant la réflexion sur les rapports entre milieu et société.

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28 A.-G. H. : Mon père avait été à l’école de Rennes. On savait alors que l’histoire naturelle c’était une évolution. Mais on n’avait jamais lu le texte de Darwin ; ça semblait tellement évident qu’il n’était pas question de discuter. Quand j’étais à l’agro, on venait d’introduire la génétique en France, timidement. J’ai raconté ça dans mes lettres à Mauss. C’était la base n’est-ce-pas, mais en France, on ne voulait pas en entendre parler. C’était jugé simpliste, primaire. Il fallait que tout soit plus compliqué. Pendant tout mon séjour à l’agro, j’ai entendu dire : « nous, à l’agro, on est supérieur aux polytechniciens » (sous-entendu « métaphysiciens »), « nous, nous savons que tout est très compliqué et que les choses simples c’est faux ». Eh bien ! C’était considérer comme faux une chose aussi simple que la génétique. En génétique, bien sûr, il y a des exceptions. Il ne faut pas passer à l’absolu mais enfin, c’est tout de même la base de la biologie.

29 A. B. : Darwin était surtout connu pour ses théories de l’évolution. Mais, au niveau de la méthode, c’était un observateur d’une grande qualité. Il a étudié des processus très concrets.

30 A.-G. H. : Ça c’est la manie du collectionneur, c’est autre chose. C’est le type qui veut faire un dictionnaire et recueille tous les mots. La passion du collectionneur, ça remonte aux pies voleuses qui ramassent les petites cuillères pour les mettre dans leur nid. Quelque chose de plus ancien même que les mammifères.

31 A. B. : La géographie humaine dont nous parlions tout à l’heure se situait-elle dans un courant de pensée progressiste ou conservateur ?

32 A.-G. H. : Les choses ne sont pas aussi simples que ça. Jean Bruhnes était un catholique qui enseignait en Suisse. Il a fallu qu’un banquier juif, qui n’était pas Rothschild mais au contraire un homme ayant fait fortune par ses propres moyens, donne de l’argent au Collège de France pour que soit créée une chaire pour Jean Bruhnes 7. À l’inverse, quand j’ai annoncé à Mauss que j’allais publier dans la collection de Deffontaines (chez Gallimard) il s’est écrié : « mais ce sont nos adversaires, vous savez ».

33 A. B. : La géographie humaine de l’époque ne s’opposait-elle pas au matérialisme marxiste ?

34 A.-G. H. : On ne parlait guère encore des marxistes. On les découvrait plutôt à cause de la politique soviétique. Les catholiques s’intéressaient à l’homme. C’était progressiste en un certain sens. Mais on blaguait Deffontaines qui déclarait s’intéresser « aux petites gens ».

35 A. B. : Un progressiste teinté de paternalisme mais qui avait malgré tout le souci du détail, des descriptions minutieuses. Pour cette géographie, les questions d’évolution des techniques, des objets, n’étaient toutefois pas centrales ?

36 A.-G. H. : Oui. Par exemple, Jean Bruhnes avait rédigé, dans la collection Hannoteau un texte sur les toits en France 8. On n’y trouve pas de théorie sur l’origine des toits de tuiles rondes. Allez, en effet, savoir si les tuiles rondes viennent ou non de pays à bambous fendus ? L’origine des choses n’intéressait pas. On préférait les classifications. Ainsi, les tuiles rondes, dites « romaines », ne sont pas romaines. La tuile romaine c’est, en alternance, rond-plat-rond. Elle ne subsistait qu’en Lorraine, aux environs de Trèves, ancienne capitale de la Gaule romaine.

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37 A. B. : Vous essayez de réinsérer chaque détail dans une évolution générale, en technologie comme en linguistique.

38 A.-G. H. : Oui, c’est cela qui est intéressant. Le chercheur définit ainsi son axe de réflexion, sans chercher midi à quatorze heures, sans perdre de temps. C’est l’idée d’Auguste Comte. Mais il voulait, du même coup, limiter la science, comme si l’on pouvait, a priori, savoir ce qui est intéressant ou pas. Ainsi, chose invraisemblable, Auguste Comte ne voulait pas qu’on étudie la combustion des étoiles. Il ne fallait pas perdre son temps ! Pour ce tempérament assez religieux, il fallait avoir des idées avant tout. Mais les idées ça ne suffit pas. Encore faut-il avoir la position sociale universitaire pour être entendu. En publiant chez Gallimard, l’homme et les plantes cultivées, l’homme et la charrue, j’étais libre puisque je n’avais recours à aucun crédit d’université. Mais, au-delà, ce que j’aurais voulu c’est une position universitaire pour étudier l’histoire des techniques, en groupe, dans le cadre d’une équipe. On ne peut pas faire cela tout seul, il faut des écoles.

39 A. B. : Mais cela n’a pas marché. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui une chaire d’histoire des techniques en France.

40 A.-G. H. : Non. L’histoire des techniques est incluse dans l’histoire des sciences. C’est assez cocasse, mais c’est comme ça. En Allemagne, l’histoire des techniques se limite surtout à des compilations, on cherche à dater les inventions, sans plus.

41 A. B. : Votre conception de l’unité des sciences s’est heurtée aux découpes universitaires, académiques.

42 A.-G. H. : Leroi-Gourhan partageait ce point de vue. Pour lui, la zoologie et la technologie étaient indissociables. Son premier article sur la technique, publié dans l’Encyclopédie de Monzie a fait scandale. Il est ensuite parti au Japon et s’est consacré à la préhistoire, à l’archéologie. De même, Poirier a demandé à Michéa d’écrire sur les techniques un texte classique pour compenser mon article, jugé « hors-norme » sans doute, pour paraître dans la Pléiade.

43 A. B. : Mais comment voyez-vous alors l’œuvre de Bertrand Gilles ?

44 A.-G. H. : Bertrand Gilles, c’était vraiment l’historien qui se limite aux papiers, aux écrits. Pour lui, les Chinois étaient des barbares ! Il a rencontré pas mal de difficultés. Il n’était pas en aussi bons termes avec l’école des annales qu’il le prétend.

45 A. B. : Quand vous retracez l’histoire de vos premiers travaux, de vos premières publications et de vos débuts, on a le sentiment que vous vous êtes souvent heurté aux institutions, aux conventions.

46 A.-G. H. : C’est-à-dire, comprenez-vous, je n’appartenais pas à une famille de lettrés. Je n’avais qu’un grand-père ayant passé son bac. En plus, il avait ensuite fait de mauvaises affaires. Par conséquent, j’ai été orienté vers l’Agro. Si j’avais été originaire d’une famille de lettrés, on m’aurait sans doute orienté vers la rue d’Ulm, par exemple. J’aurai pu choisir. J’aurais eu des contacts. D’ailleurs à l’agro même, j’étais vraiment le canard. C’est ensuite que les choses se sont transformées pour moi, grâce à Marcel Mauss et à Marc Bloch, Charles Parain et Marcel Cohen ;

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les deux premiers de gauche, les deux autres communistes. Marc Bloch avait recommandé Parain pour la Cambridge History en Angleterre 9. Quant à Marcel Cohen, il a bien voulu me soutenir, si bien que je suis devenu linguiste si l’on peut dire. Et j’ai appliqué en linguistique les mêmes méthodes que celles qui m’avaient servies pour étudier les plantes cultivées et les techniques agricoles.

47 A. B. : Et Mauss ?

48 A.-G. H. : Mauss, même s’il ne connaissait rien à une question, sa curiosité était si grande qu’il incitait les gens à travailler dans quantité de directions. C’est ainsi qu’il m’a envoyé en URSS, pour travailler sur l’origine du blé, en me disant « allez voir ce que fait là-bas Vavilov, et faites- moi des rapports ; les français ne s’intéressent pas du tout à tout ça ». D’un point de vue sociologique, il faut voir, dans l’histoire des sciences humaines pendant l’entre deux guerres, le rôle des juifs et des non-juifs. Quand les juifs rencontrent un type (comme moi) aux idées un peu folles, ils le soutiennent parce qu’ils ont l’esprit messianique. À l’inverse, le professeur aryen exige que son élève l’imite, le suive en tout. Comme professeur aryen, j’ai eu Auguste Chevalier. Il aurait souhaité que, comme lui, je sois un universitaire. Pour lui, l’Agro ça n’existait pas. Il fallait que je fasse ce qu’il faisait, c’est-à-dire une science qui, à l’époque déjà, datait d’au moins cinquante ans. Je ne pouvais accepter cela. En linguistique, Benveniste m’a soutenu alors que Martinet voulait que je me situe directement dans sa lignée. Pour les aryens, il faut qu’il y ait reproduction, alors qu’à cette époque-là et pour cette génération-là, les savants juifs étaient beaucoup plus ouverts. Mais il ne faudrait pas généraliser. Les juifs de mon âge que je rencontrais au lycée, à la différence de ceux dont je parle, commençaient à dérailler, à se dire sionistes. C’était très différent.

49 A. B. : L’influence de Mauss n’a pas été vraiment théorique. Avant tout il soulevait un grand nombre de questions.

50 A.-G. H. : Oui, il allait même, chose absurde, jusqu’à prétendre qu’il ne fallait pas travailler avec une théorie en tête. Son influence théorique, je la trouve contestable. En revanche, il montrait des pistes, des exemples. Comme moi, il avait du mal à rédiger. Il lui fallait des collaborateurs, Hubert, Beuchat, etc.

51 A. B. : Sur le plan théorique, en linguistique, vous vous référez souvent au structuralisme. Troubetzkoï vous a-t-il influencé ?

52 A.-G. H : Non, non ! Quand on s’occupe de plantes ou de techniques, le structuralisme 10 c’est évident. Quand les ethnographes, pour caractériser la charrue, mettent en exergue, dans l’instrument ce qui ne sert à rien c’est tout à fait erroné. En effet, cet instrument aratoire est composé de morceaux de bois dont l’assemblage est en rapport avec la théorie de la charpente. Le structural c’est ça : toutes les choses sont en rapport les unes avec les autres, encore faut-il, comme dans la théorie d’Aristote sur la tragédie, qu’on respecte la règle des unités, unités de lieu et de temps. Tout se passe, il ne faut pas l’oublier, dans la tête de la même personne. Il ne sert à rien de chercher des structures en juxtaposant un fait caractéristique d’une époque et un fait survenu trente ans plus tard. C’est pourtant ce que font nombre de philosophes des sciences et des techniques, Michel Foucault par exemple.

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53 A. B. : On projette ainsi souvent une époque sur une autre.

54 A.-G. H. : C’est le cas de Marvin Harris, qui fait en permanence des raisonnements anachroniques. Plus généralement, il est absurde de séparer la géographie de l’histoire. Il faut qu’il y ait coïncidence entre le temps et l’espace pour qu’on puisse dégager une structure. Ces idées me semblent si évidentes que je ne vois pas qui aurait pu me les enseigner.

55 A. B. : Peut-être l’observation des plantes, la botanique ?

56 A.-G. H. : Les plantes ne parlent pas. Elles ne communiquent pas à distance. Le langage c’est l’inverse ; et l’observation s’en trouve brouillée. À cause du langage on ne se rend plus compte du monde matériel.

57 A. B. : Vous avez commencé par la botanique, la génétique, avant de passer à la linguistique.

58 A.-G. H. : Oui. À l’agro, on étudiait un peu de tout, physique, chimie… on faisait même des schémas d’étables. Mais, à l’époque, je m’intéressais déjà aux langues parce que je n’y comprenais rien. Ayant poursuivi mes études par correspondance, au point de vue langues vivantes, au moment de passer le bachot j’étais absolument nul, en anglais par exemple. Toutefois, je m’intéressais au russe à cause de son écriture. Les écritures diverses me posaient des tas de problèmes. Je m’étais même inventé une écriture personnelle à partir d’une notation phonétique de mon cru. L’orthographe française me semblait idiote, avant que je ne lise une histoire du français. Finalement, c’est parce que les langues constituaient pour moi un obstacle que j’ai voulu les étudier, surmonter la difficulté. Mais, évidemment, je ne suis jamais devenu polyglotte, à la différence de Leroi-Gourhan qui a passé le diplôme de russe aux langues orientales et parlait le chinois, le japonais. Il avait de la pratique ! Mais il est paradoxal qu’il ne se soit jamais servi de ces connaissances sur le plan scientifique comme j’ai pu le faire, quant à moi, par exemple, en Russie. Pour étudier l’attelage du cheval, j’ai enquêté sur les termes. L’enquête linguistique m’a aidé à comprendre ce qui se passait.

59 A. B. : J’imagine que vous avez lu assez tôt des ouvrages de linguistique.

60 A.-G. H. : Oui. Avant d’aller en Russie, à la bibliothèque Ste Geneviève, j’ai trouvé les bouquins de Meillet. Comment peut-on parler une langue comme le russe ? C’était là ma motivation ?

61 A. B. : Avez-vous suivi des cours de linguistique ?

62 A.-G. H. : C’est Marcel Cohen qui devait finalement m’orienter vers la linguistique. En 1937 quand j’étais au sanatorium, croyant que j’allais mourir, j’ai envoyé à Marcel Cohen mon testament scientifique. Il m’a répondu, « mais ce que vous faites, c’est de la phonologie ! » Il m’a plus tard, pendant la guerre, confié sa bibliothèque. Pendant quatre ans, j’ai lu ses livres et pris connaissance des problèmes posés par les langues sémitiques. Leur histoire est plus ardue que celle des langues indo-européennes.

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NOTES

1. . « De l’origine de l’attelage moderne », AHES, t. 8, p. 515-522 [rééd. dans La Technologie, science humaine, Éd. MSH, 1988, p. 127-133]. Toutes les notes émanent de la rédaction. 2. . Une transcription de cette correspondance est disponible dans le volume collectif dirigé par Noël Barbe et Jean-François Bert intitulé Penser le concret, Paris, CREAPHIS, 2011. 3. . Voir ce qu’en dit Carole Brousse dans son article. 4. . Mariel Jean-Brunhes Delamarre (1905-2001). 5. . Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, notes prises aux cours professés à l’Université Ouvrière de 1935-1936. 6. . En fait, Martonne écrit en 1909 un Traité de Géographie Physique, ouvrage de référence qui connaîtra au moins neuf rééditions, et qui consacre son ambition d’une géographie physique regroupant la climatologie, la biogéographie, la zoologie, mais où la place principale revient à la géomorphologie. À partir de l’édition de 1927, De Martonne confie la refonte du tome biogéographie à Auguste Chevalier, botaniste et spécialiste d’agronomie coloniale. 7. . Il s’agit d’Albert Kahn. 8. . Il fait la distinction entre les toits à faible pente couverts de tuiles creuses, et les toits à forte pente, couverts de tuiles plates ou d’ardoises. Voir Jean BRUHNES, Géographie humaine de la France, Paris, Plon, 1920, t. I. 9. .« The Evolution of agricultural technique », The Cambridge Economic History of Europe (J.-H. Clapham et Eileen Power, dir.), vol. I : The Agrarian Life of the Middle Ages, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1941. 2e édition, revue : 1966. 10. . Voir son intervention ci-après.

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Inédits

André-Georges Haudricourt

« L’origine du maïs »

1 André-Georges Haudricourt

2 Travaillant depuis quelques mois à l’Institut de phytotechnie de Leningrad, dirigé par le professeur Vavilof, j’ai pu me mettre au courant des résultats très intéressants obtenus par ce savant et ses collaborateurs relativement au maïs.

3 Le centre d’origine de cette plante est la région maya. C’est de ce centre que le maïs a pénétré dans les différents pays d’Amérique en s’adaptant aux différents climats. Dans la région des Pueblos, il est adapté à la sécheresse d’une façon étonnante. Les indigènes le sèment à 50 cm de profondeur et son cycle peut s’accomplir sans une goutte de pluie. Par contre, au Pérou, il est adapté à l’irrigation. Tout cela représente une agriculture millénaire. Les cultivateurs de maïs xérophile ont gagné l’Amérique du Nord par le Texas et l’Arizona ; les cultivateurs du maïs hygrophile ont émigré par la Colombie, l’Équateur d’une part, par les Antilles, la Floride d’autre part 1.

Les influences techniques de l’Extrême-Orient par la voie des steppes 1

4 André-Georges Haudricourt

5 Les influences de l’Extrême-Orient sur l’Europe du Bas-Empire ne se manifestent pas seulement dans le domaine de l’histoire de l’Art mais aussi dans celui de l’histoire des Techniques.

6 L’attelage du bœuf en Chine diffère radicalement, depuis les premiers témoignages archéologiques jusqu’à nos jours, de l’attelage des bœufs dans les régions iranienne et méditerranéenne.

7 En Occident on ne connaît durant l’Antiquité que l’attelage des bœufs par couples. Réunis par un joug, les deux animaux tirent le véhicule : charrue ou char, par un timon

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placé entre eux deux. L’attelage antique du cheval, si bien décrit et analysé par Lefebvre des Noettes, propagé depuis les peuples indo-européens jusque chez les Assyriens et les Égyptiens du Nouvel Empire, dérive évidemment de celui du bœuf. Deux chevaux accouplés tirent, par un collier souple, un joug posé sur le garrot ; ce joug tire à son tour un timon placé entre les deux animaux.

8 En Chine, le bœuf, dès l’époque des Han, était attelé seul. Le joug de garrot était relié de chaque côté au véhicule par deux brancards. C’est encore l’attelage employé en Extrême-Orient pour la charrue où les deux brancards sont remplacés par deux traits de corde ou de cuir. Les brancards rigides ne sont nécessaires que pour maintenir l’équilibre de la voiture à deux roues, ils peuvent être remplacés par des traits souples dans la traction des charrues et des traîneaux. Je suppose que c’est au Nord de la Chine, chez les peuples turcs ou mandchous que l’attelage souple du bœuf a été appliqué au cheval et a donné la bricole. La bricole est un collier souple qui tire par deux traits qui y sont fixés.

9 Les bas-reliefs de l’époque Han montrent qu’à cette époque le cheval tirait au moyen d’une bricole, mais comme il s’agit d’une voiture à deux roues (en l’espèce un char de guerre) les brancards et le joug persistent pour assurer l’équilibre.

10 Il me semble que ces brancards, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de la traction, doivent dériver de brancards pour traction humaine, tels que ceux de nos chaises à porteur.

11 Les plus anciennes litières d’Occident : les leticae, ont des brancards que l’on met sur l’épaule. Le véritable brancard-poignée, que le porteur tient dans la main, le bras allongé verticalement, n’apparaît que sur une terre-cuite de Pompéi. Les brancards dans la traction animale apparaissent durant l’empire romain ; mais les représentations en sont rares et discutables. Pour le bœuf on a le témoignage de Pline qui décrit une moissonneuse gauloise poussée par un seul bœuf. Mais c’est un auteur plus tardif, Palladius (IVe siècle), qui parle de brancards : amites, en décrivant cet instrument. Pour l’âne nous avons le bas-relief du sarcophage de Cornelius Statius au Louvre, on a l’impression de se trouver devant un jouet d’enfant et l’attelage n’a pas l’air d’être du goût de l’âne. Un attelage analogue se trouverait sur un sarcophage d’une crypte de Pesaro d’après Olivieri, cet auteur (s’imaginant à tort que cet attelage est identique à l’attelage italien moderne) identifie cette voiture à brancards avec le cisium dont parle Cicéron. Cela me semble imprudent.

12 En fait les chevaux et les mulets ne paraissent avoir été couramment attelés avec des brancards, que dans le N-E de la Gaule : à Sens (Esperandieu, n° 2770), à Metz (id, n° 5268) 2. Puis à l’Est, on trouve un mot spécifique pour désigner le brancard : finnois : asia, mordvine : azia. Ce mot n’est ni d’origine germanique, ni d’origine slave.

13 D’autre part sur le bas-relief de Pesaro, comme sur les gallo-romans, les brancards sont réunis par une pièce de bois, un joug. Ce joug, qui existe sur les bas-reliefs chinois de la même époque, a persisté en pays finnois, où les brancards sont réunis à leurs extrémités par un arc en bois (que l’on appelle douga en russe).

14 Cependant cet attelage européen paraît plus archaïque que le chinois, la traction se faisant encore par le joug et les brancards. Un seul bas-relief de Metz (Esperandieu, n° 4297) montre une amorce de trait qui fait supposer l’existence d’une bricole. Il y avait un mot spécifique pour désigner cet objet dans le Nord-Européen : sila actuellement

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Siele en allemand, Sele en danois, silat (harnais) en finnois, slajej en Lituanien, szla en polonais, sleia en russe.

15 À l’époque des Grandes Invasions, les Barbares devaient connaître les brancards et la bricole qui leur étaient venus de Chine. Ils les répandirent dans la Romania ; le nom du brancard en italien est stanga mot germanique.

16 Les perfectionnements ultérieurs de l’attelage furent l’adoption de la sellette pour soutenir les brancards en place du joug, et l’emploi du collier rigide pour la traction en avant, la bricole restant employée, sous le nom d’avaloire, pour le recul.

17 Lefebvre des Noettes indique que les premières sellettes se voient sur des peintures du Turkestan chinois du VIIIe siècle. Je ne pense pas qu’il faille chercher si loin et si tard car la sellette n’est autre que le bât en bois et à sangle qui était connu sous l’Empire (c’est à lui que l’on doit l’extension du dromadaire en Afrique du nord).

18 Quant au collier rigide il fut répandu en Europe par les Slaves ; le nom qu’il porte en rhéto-roman : « comat », et en vénitien : « comaco » sont là pour en témoigner.

19 En résumé l’origine de la bricole, première forme de l’attelage moderne du cheval, doit être cherchée dans l’attelage chinois du bœuf.

La structure sémantique de la nomenclature végétale 3

20 André-Georges Haudricourt

21 La nomenclature des végétaux, dans les langues comme le français ou l’anglais, ne constitue pas un champ sémantique unique.

22 I.– Il faut distinguer en premier lieu, le champ sémantique traditionnel des civilisations rurales qui a une structure hétérogène. En effet, on peut y distinguer trois zones :

23 I.– 1) ce qu’on pourrait appeler la « zone centrale », pour les végétaux les plus utiles et les plus fréquemment nommés. C’est une zone qui a une structure interne dont les éléments sont dans une relation d’emboîtement (cf pour les animaux G. Mounin, La Linguistique, I, p. 31-54). Aussi on distingue dans le monde végétal les catégories Herbes (I) et Arbres (II). La catégorie I se subdivise en sous-catégories, etc.

24 Touzelle

25 Blé Poulard

26 I. Herbes céréales Avoine Ammidonier

27 fourragères Orge Vilmorin 22

28 II. Arbres

29 À côté de cet exemple de structure par emboîtement on trouve un autre exemple de structure où les plantes se rapportent à leurs fruits utilisables :

30 noisetier cornouiller noyer hêtre chêne

31 noisette cornouille noix faîne gland

32 Comme on peut le remarquer les mots les plus usuels peuvent ne plus avoir de parenté entre eux (chêne, gland), mais du point de vue sémantique, il y a une relation de l’arbre au fruit : le gland est au chêne comme la noisette au noisetier.

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33 Il y a entre « chêne » et « gland » une différence formelle mais le type de relation est identique à celui qui caractérise « noisetier » et « noisette » et qui s’exprime, en ce cas, par un fait de dérivation, donc de ressemblance formelle.

34 Dans la société rurale ancienne, du point de vue linguistique, les fruits des arbres étaient beaucoup plus fréquents d’usage que les arbres eux-mêmes. Le gland était alors aussi important que le chêne. Pour que le nom de l’arbre et le nom du fruit restent distincts, il faut que l’un et l’autre soient liés à une utilité quelconque (les porcs mangeaient le gland et le faîne ; on faisait de l’huile de faîne, etc.). Il y a un rapport étroit et évident entre l’utilité, la fréquence d’emploi et la fréquence d’usage.

35 I.– 2) Vient ensuite une zone moyenne, non structurée, de termes spécifiques. Ils désignent une plante, sans distinction entre l’arbre et le fruit. D’autre part, ces termes n’entrent pas dans un système de classement semblable aux précédents. Ces mots sont généralement assez stables.

36 Ex : traîne, buis, hortie, chardon.

37 Alors que les plantes alimentaires entrent dans des classes « céréales », « légumes » (etc.) ; ici la seule classe qui apparaît est « arbuste » mais elle est tellement générale qu’elle n’a pas grand intérêt.

38 Du point de vue sémantique, la nomenclature de ce que nous désignons par « zone moyenne » est très peu structurée.

39 I.– 3) La troisième zone s’étend sur les termes de la nomenclature, qui ne sont pas spécifiques, et que j’ai appelés par ailleurs les « termes motivés » (voir Plants and the Migrations of Pacific people, ed. Barrau, 1963, p. 37-38).

40 C’est une zone périphérique des végétaux rarement nommés et rarement utilisés du type :

41 queue de cheval, queue de loup, bouillon blanc, bouton d’or, etc.

42 Contrairement à l’opinion de Guiraud (voir Structures étymologiques du lexique français, p. 152-170) qui en fait un système structuré dont il essaye de dégager les valeurs sémantiques, je pense que dans cette zone la nomenclature est « externe » au monde des plantes et s’engrène sur un vocabulaire non botanique. Ces synapses sont employées dans le domaine métaphorique et c’est dans leur nomenclature propre (animaux ou objets) qu’elles sont susceptibles d’être structurées.

43 Ce vocabulaire n’est pas stable. Ce type de noms de plantes se retrouve dans toutes les langues et à toutes les époques mais il faut bien se rendre compte du renouvellement constant de cette portion du vocabulaire botanique.

44 On en a la preuve par l’introduction, dans notre langue, du vocabulaire exotique pour désigner la plante indigène : le thé a été introduit en Europe au XVIIIe siècle. De nombreuses plantes européennes sont désignées au moyen de mots composés qui ont été forgés au moment où cette plante exotique a été connue.

45 Ex : « thé de France » = la mélisse ; la sauge

46 « thé d’Europe » = la véronique officinale.

47 Ceci vaut aussi bien pour l’Europe que pour le Canada. Ce champ sémantique, décomposé en 3 zones, est caractérisé par un cadre stable depuis l’époque gréco- romaine. On peut retrouver les mêmes structures dans les nomenclatures exotiques.

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48 Au champ, s’est ajouté depuis le XVIe siècle notamment, le vocabulaire horticole désignant les plantes introduites dans les jardins et les potagers.

49 Les plantes étrangères arrivent et gardent le nom de leur pays d’origine (ex : le maïz), ou bien elles sont dénommées en latin qui était la langue de communication européenne et des herboristes apothicaires.

50 Depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIe siècle, il y avait une correspondance terme à terme entre la nomenclature vernaculaire et le vocabulaire latin (ou grec latinisé) que ces spécialistes utilisaient. Exemples manifestes de latinisation :

51 cynoglosse : « langue de chien »

52 jacobea : « l’herbe de St Jacques »

53 au XVIIIe siècle on assiste à une révolution dans ce vocabulaire qui correspond à l’indépendance de la Botanique par rapport à la Pharmacie et à toute fonction utilitaire. Le botaniste se propose de faire un inventaire exhaustif des plantes et de la végétation.

54 En France, Tournefort met en évidence l’importance de la nomenclature pour les genres qu’il a fixée à travers des substantifs suivis d’adjectifs ou de syntagmes.

55 Prenons l’exemple des termes « pomme de terre » ; « douce amère » et « morille » en langue vulgaire.

56 Tournefort a bien vu que ces trois plantes appartiennent au même genre Solanum qu’il qualifie ainsi.

57 La « morille » est Solanumofficinarum, acinis migricantibus et fuxis (cf. Histoire des plantes, p. 38).

58 La « pomme de terre » est Solanum tuberosum esculentum.

59 La « douce amère » est Solanum scandens seu dulcamara.

60 La division des genres a pour conséquence l’apparition d’un nouveau champ sémantique. La notion de « genre » pour les botanistes est beaucoup plus stricte que le genre pour les horticulteurs ce qui explique l’écart entre la nomenclature des premiers et celle des seconds, illustrées par le tableau suivant.

Nomenclature des Nomenclature des Botanistes Horticulteurs

Robinia Acacia Acacia Mimosa Mimosa Sensitive

Philadelphus Seringat Syringa Lilas

61 NB : dans la nomenclature des Botanistes on n’a mentionné que les noms de genres (substantifs).

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Intervention d’A.-G. Haudricourt sur la structure 4

62 Je m’excuse de ne pas pouvoir assister à votre exposé de jeudi mais j’en profite pour indiquer ce que je pense sur la question.

63 D’abord sur les discussions concernant le structuralisme, je pense, tout au moins, c’est mon opinion ; il est inutile de discuter avec les agrégés de philosophie, que ce soit avec Sartre, Lévi-Strauss ou même Godelier. Ils ont leur vocabulaire à eux. Quand on croit comprendre ce qu’ils disent, ils vous répondent qu’on n’a pas compris ; par conséquent il vaut mieux discuter entre gens simples et c’est pour les gens simples que j’indiquerai mon opinion sur la question de la structure.

64 Je crois que c’est une chose extrêmement importante dans la science moderne. C’est au moyen des notions de structure qu’on est arrivé à voir en quoi les êtres vivants se distinguent de la nature morte. C’est une question de structure moléculaire, de structure cellulaire. Dans les sciences humaines, la notion de structure nous a fait faire des progrès énormes en linguistique. Autrefois, on se contentait de parler d’organisme ou de génie de la langue au lieu de parler de sa structure. L’organisme avait évidemment des relents de vitalisme, le génie était idéaliste. Par contre, on avait de l’esprit, plus ou moins inconsciemment, une notion simpliste de la structure : une série continue comme, par exemple, les séries continues des nombres, des mots du discours, ou bien les classements plus compliqués que l’on avait sous forme de dichotomie comme celui d’une flore botanique. Cela n’allait jamais très loin, surtout ça n’intervenait pas dans les travaux scientifiques. Les relations de causalité entre les différents niveaux étaient aperçues d’une façon tout à fait simple et schématique. C’est- à-dire un élément du niveau inférieur agissait sur un élément du niveau supérieur. Or la notion de structure explicite des relations entre les éléments d’un même plan, d’un même niveau. Je m’explique : autrefois en linguistique on étudiait la mort de la voyelle latine « a » dans les langues romanes, ou bien on étudiait l’origine de la consonne « ch » française, c’est-à-dire qu’on prenait un élément dans un plan, et l’on cherchait immédiatement ses antécédents ou ses descendants dans les autres plans chronologiques. Or le progrès consiste à étudier d’abord tous les éléments du même plan. Ces éléments ne se classent pas dans une série linéaire ni dans un schéma dichotomique, mais dans une structure, par exemple, les voyelles se structurent sous forme d’un triangle, les consonnes se structurent sous forme d’un rectangle plus ou moins appendiculé, etc.

65 De sorte que l’on compare en linguistique le système des voyelles latines à celui des langues romanes, ou bien on étudie la formation du système des consonnes françaises. Donc l’utilisation de la notion de structure suppose qu’on opère avec des éléments de même niveau, de même fonction.

66 Du reste, c’est le point de vue formaliste dans les sciences humaines qui a aidé à mettre en évidence cette notion de structure. Cette nouvelle méthode ne renverse pas absolument les anciennes. Je suis toujours d’avis qu’il faut expliquer les niveaux supérieurs par les nivaux inférieurs, mais non pas par la relation d’un élément d’un niveau inférieur à un élément d’un niveau supérieur, mais par une relation entre les deux structures, les éléments d’un niveau étant structurés et lorsqu’ils influencent un élément de l’autre niveau c’est par le moyen de la structure de ce niveau, car c’est toute la structure qui est influencée. Ce n’est donc pas un bouleversement de la pensée scientifique, ni l’utilisation de la causalité.

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67 Cette causalité ne paraît plus comme quelque chose de plus compliqué et c’est ainsi que la notion de structure dans les sciences biologiques, en particulier a permis de répondre au finalisme des êtres vivants qui semblait contradictoire avec la causalité. C’est simplement la structuration de la matière vivante qui permet cette finalité apparente, comme l’explique la cybernétique. Il est possible que l’on trouve des choses analogues dans les sciences humaines, et c’est pourquoi la notion de structure est importante pour répondre aux différents problèmes que nous posent actuellement les sciences.

68 1. . Texte publié dans Les Invasions barbares et le Peuplement de l’Europe, Centre international de synthèse et Institut international d’archéocivilisation, seconde journée de Synthèse historique, PUF, 1953, p. 55-57. Cet article n’apparaît pas dans les bibliographies d’Haudricourt.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

A.-G. HAUDRICOURT, « De l’origine de l’attelage moderne », Annales d’Histoire économique et sociale, 1936, tome VIII.

Lefebvre des NOETTES, L’Attelage. Le cheval de selle à travers les âges, 1931.

DAREMBERG et SAGLIO, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, 1877 et suiv.

Dom MONTFAUCON, Antiquité expliquée, tome IV, IIe partie, p. 195, Supp., t. V, p. 61.

Ann. De Olivieri, Marmora Pisaurensis, Pisaur, 1737, p. 155.

NOTES

1. . Texte publié dans le Journal de la Société des Américanistes, 1934, volume 26, numéro 2, p. 313. Il s’agit du premier texte publié d’Haudricourt. 2. . Il est possible qu’au temps d’Ausone ce véhicule à brancards s’appelât cisium. Le second animal du bas-relief d’Igel devait être hors-brancards. Le cisium trijugi d’Ausonne pouvait avoir deux animaux hors-brancards de chaque côté (comme la troïka). 3. . Intervention inédite non datée ; le manuscrit conservé à l’IMEC est composé de 6 feuillets. 4. . Intervention inédite. Il s’agit d’un dactylogramme non daté.

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Recensions

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Fleuves et rivières couleront toujours

François Fourquet

RÉFÉRENCE

La Tour-d’Aigue, Éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 180 pages.

1 Fleuves et Rivières est un livre de sociologie urbaine qui décrit de manière vivante les relations sociales en Chine, à ras de terre, dans les villes. Liane est née en Chine et l’a quittée enfant lorsque ses parents ont émigré en France. Je ne suis pas sociologue ; mais ses analyses éclairent d’une vive lumière la vie intérieure de la Chine. C’est passionnant. Le mot « urbanité» a un sens imprécis : 1) « politesse, manières » et 2) « caractère urbain, de ville ». Chez Liane Mozère, il signifie à peu près « formes de vie sociale urbaine en Chine ». En distinguant les « urbanités » sous Mao Tsé-toung et sous Deng Xiaoping, elle décrit deux formes de vie sociale différentes qui ont en commun un État impérial omnipotent contrôlant l’ensemble de la société. L’histoire de la Chine a basculé en 1978-1979 avec le « printemps de Pékin », c’est-à-dire l’explosion fulgurante d’une ferveur révolutionnaire qui a duré deux ans pour exploser à nouveau en juin 1989 avant d’être massacrée sur la place Tienanmen. Cette ferveur paraît avoir disparu sous terre, mais elle pourrait bien resurgir dans les « failles » de la société que décrit le livre. Il montre que la révolte des jeunes chinois ne fut pas un événement isolé, mais l’acmé d’une agitation révolutionnaire commencée à la fin de la révolution culturelle, au lendemain de la mort de Mao en 1976. Le printemps de Pékin démarre fin 1978 avec le « mur de la démocratie » où les jeunes rebelles collent les premiers dazibao. Les gens affluent, échangent, discutent, se coordonnent, publient des revues contestataires et créent une Alliance pour les droits de l’homme ; c’est le « mouvement démocratique », comme ils le nomment eux-mêmes. Une jeune femme, Fu Yuehua, lance une manifestation ayant comme mot d’ordre « pour une démocratie et les droits de l’homme ». L’État l’arrête, des journalistes prennent sa défense. Une effervescence gigantesque s’empare de la Chine : le pays tout entier s’agite, bouillonne et brûle, dans

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tous les domaines : politique (critique du pouvoir et du maoïsme, contestation du monopole du parti communiste), social (exode rural, désagrégation de la société rurale, formation d’une nouvelle société urbaine), religieux (ébranlement de la religion communiste, exigence des droits de l’homme), économique (ouverture à l’économie décidée par le Comité central du PCC en 12/1978, dont le livre ne parle pas), création en 1992 de la « zone économique spéciale de Shenzhen » et de la Bourse de Shanghai), et enfin intellectuel (« effervescence intellectuelle » et « profond bouleversement éthique et intellectuel »).

2 Bref, le printemps de Pékin fut un lieu et un moment très intense de l’histoire de la Chine, et en même temps du monde : il s’inscrit en effet dans une chaîne d’événements qui jalonnent la décomposition du communisme mondial : révolte hongroise (octobre 1956), Mai 1968 à Paris, printemps de Prague (1968), printemps de Pékin (1978), révolte en Pologne (Solidarnosc, 1980), fin du stalinisme en URSS (Gorbatchev, 1985). L’effervescence se propage dans le monde entier comme un incendie de forêt; il s’achève en beauté avec la chute du mur de Berlin (11/1989) et l’effondrement de l’URSS (12/1991). Bref, ce printemps de Pékin a tous les ingrédients de ce que Marcel Mauss appelle un « fait social total » : ce fut en effet un immense « événement social total », un formidable concentré de l’histoire de la société chinoise en un moment bref de l’espace et du temps, comme si un milliard de Chinois s’étaient retrouvés à Pékin cette nuit de juin 1989 ! Et ce fut aussi un moment intensif de l’histoire mondiale du communisme qui agonisait depuis 40 ans. Il s’en est fallu de peu pour que le communisme chinois disparaisse lui aussi dans la tourmente.

3 Une question me hante : l’esprit du printemps de Pékin survit-il dans le sous-sol de la société chinoise ? Liane n’y répond pas nettement. Le printemps de Pékin fut certes une manifestation typique d’une « subjectivité sociale » ou « révolutionnaire » dont parle Félix Guattari. Est-elle vraiment éteinte ou survit-elle dans les « failles » de la société chinoise que repère Liane dans son enquête ? Elle le laisse entendre mais ne prétend pas qu’une résurrection – c’est-à-dire une nouvelle manifestation de cet esprit –, soit inéluctable. La société chinoise fut-elle « totalitaire » sous Mao, et l’est-elle encore aujourd’hui ? Liane ne le dit pas explicitement, mais sa description des dessous du système maoïste est effrayante; c’était, dit-elle, une « société de contrôle », terme qu’elle emprunte à Deleuze. Elle qualifie les contrôles, surveillances et espionnages permanents de la population de « procédures d’enregistrement dont les effets touchent à la totalité des aspects de la vie personnelle et sociale ». C’est justement ce qui caractérise un État totalitaire : il veut contrôler non seulement les corps, mais aussi les manières de sentir et de penser les plus intimes de chacun, comme une religion, à la manière dont, au Moyen Âge et à l’âge classique, l’Église chrétienne imposait la « vraie religion » avec intolérance et violence par le moyen de ses bras séculiers, les États monarchiques européens. Liane évoque en conclusion un « carcan totalitaire » oppressant auquel, par mille ruses et « subterfuges », les Chinois cherchent à « échapper » aujourd’hui. Mais les « écarts » par rapport à la norme ne sont pas toujours enthousiasmants. Les Chinois, dit-elle, n’ont qu’une idée en tête : consommer davantage et faire de l’argent. Soit une variante de la mentalité occidentale : « toujours plus ! » Seuls d’héroïques dissidents prouvent que la subjectivité sociale ou, si on préfère, l’esprit du printemps de Pékin survit encore dans les entrailles de la société chinoise, malgré l’écrasement de Tienanmen. Et comme toute subjectivité, elle pourrait ressurgir à tout moment et flamber à la moindre étincelle.

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AUTEURS

FRANÇOIS FOURQUET François Fourquet est professeur émérite à l’Université de Paris VIII.

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