Document generated on 09/28/2021 11:26 p.m.

Cap-aux-Diamants La revue d'histoire du Québec

« Entre la mémoire et l’oubli » La chanson Yves Laberge

Au seuil de la Révolution tranquille : les années 1950 Number 84, Winter 2006

URI: https://id.erudit.org/iderudit/7033ac

See table of contents

Publisher(s) Les Éditions Cap-aux-Diamants inc.

ISSN 0829-7983 (print) 1923-0923 (digital)

Explore this journal

Cite this article Laberge, Y. (2006). « Entre la mémoire et l’oubli » : la chanson. Cap-aux-Diamants, (84), 28–33.

Tous droits réservés © Les Éditions Cap-aux-Diamants inc., 2005 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ «ENTRE LA MEMOIRE ET L'OUBLI» IA CHANSON

PAR YVES LABERGE

«Entrez donc ben hardiment temps. Les premières émissions de télévision Mon mari est au Rapide blanc semblaient éminemment modernes pour Y a des hommes de rien qui rentrent les auditoires des années 1950, tandis qu'aujourd'hui, beaucoup d'observateurs re­ et qui rentrent garderont les images télévisuelles d'autrefois Y a des hommes de rien qui rentrent, en déplorant le faible spectre sonore et les pis ça me fait rien» images en noir et blanc. Pour les mêmes rai­ sons, la qualité sonore de certains disques (Traditionnel, adaptation d'époque dérange tout autant certains audi­ d'Oscar Thiffault, 1954) teurs qui négligent de considérer en premier lieu les mélodies et les textes. En somme, no­ tre regard rétrospectif sur la culture d'autre­ fois nous empêche quelquefois d'apprécier les C/eux qui ont connu les années 1950 en gar­ caractéristiques qui ont fait leur succès. Car dent de nombreux souvenirs, quelquefois im­ si ces objets peuvent nous parvenir intacts, la prégnés de nostalgie. En revanche, ceux qui candeur du premier regard de leurs usagers n'étaient pas encore nés ont en tête certaines reste souvent plus difficile à restituer. images, une représentation imprécise d'une époque qui leur semble peut-être démodée ou LA MÉMOIRE DE LA CHANSON trop lointaine. Ces évocations des années 1950 se font à partir de la culture matérielle Ceux qui n'ont pas vécu directement les an­ et de tout ce qui subsiste : les livres, les dis­ nées 1950 ont parfois l'impression de bien con­ ques, les documents audiovisuels. Pourtant, naître cette période. De nos jours, on se sou­ notre regard sur cette période a changé. Ainsi, vient d'Alys Robi, Félix Leclerc, Raymond les vêtements qui semblaient du dernier cri, Lévesque, car leurs chansons sont toujours en 1955, paraissent aujourd'hui démodés — célébrées ou reprises par d'autres artistes. certains aspects pourraient toutefois être recy­ On leur rend des hommages bien mérités. Au début des années 1950, clés pour alimenter la mode rétro. La culture Mais d'autres artistes de cette période restent le paysage musical du de l'époque suit le même processus au fil du dans l'oubli. C'est un des principaux problèmes français est varié et connaît un seul support : le 78 tours. Beaucoup d'enregistrements de cette époque seront réédités en 33 tours, mais relativement peu en CD. Après La Bolduc. Anna Malenfant et Emma Albani, Félix Leclerc connaît un vif succès outre- Atlantique. Son deuxième 33 tours, intitulé Félix Leclerc chante (Philips), est enregistré à Montréal, en 1957, et reçoit le prix Charles-Cros, à , en 1958. Parmi les artistes du folklore québécois reconnus durant les années 1950, mentionnons : Roland Lebrun («Le Soldat». Carnaval, C-405), mais aussi Isidore Soucy et son ensemble (Disque RCA Victor, Gala, CGP-105), deux rééditions réalisées vers 1960. à partir d'enre­ gistrements antérieurs. (Collection de l'auteur).

28 CAP-AUX-DIAMANTS. N° 84. HIVER 2006 de l'historiographie dans le domaine de la chanson et de la culture populaire, au Qué­ L'influence de l'animateur fantaisiste québécois bec comme ailleurs. On se reconstruit une vi­ Jacques Normand dans sion de la production d'une époque donnée les milieux du spectacle est uniquement à partir de ce qui en subsiste, déterminante. C'est lui qui, en 1950, présentera Félix c'est-à-dire quelques rééditions, les homma­ Leclerc au producteur ges et la production ininterrompue de quel­ français Jacques Canetti, ques artistes ayant eu une longue carrière, et qui aidera beaucoup d'artistes du Québec et de au lieu de considérer l'ensemble des œuvres , dont Charles dans leur contexte d'origine. Cette vision Aznavour. Disque 33 tours de Jacques Normand, limitée s'explique naturellement : comment Jacques Normand à Québec pourrions-nous garder en mémoire un ar­ (APEX ALF 1527). Vers 1961. tiste éphémère, un ancien succès de l'heure (Collection de l'auteur). ou, à la limite, tout ce qui a été oublié? Autre­ ment dit, comment avoir accès à toutes ces chansons, ces enregistrements d'il y a un demi-siècle? Deux solutions seraient possi­ bles. Il faudrait retrouver les disques ou les partitions de l'époque et pouvoir en prendre connaissance, ou encore avoir accès à suffi­ samment de rééditions sur CD. Mais ces d'artistes du Québec (pensons à Alys Robi), enregistrements souvent réalisés sur des comme certains orchestres montréalais, assimi­ étiquettes indépendantes ne sont pas tous lent les rythmes sud-américains, souvent après accessibles. D'ailleurs, ils n'ont pas tous été que ces mélodies aient été filtrées et stan­ réédités sur CD. Nous n'avons gardé de cette dardisées par des orchestres mixtes, éta­ riche période que la pointe de l'iceberg. Cet blis aux États-Unis. L'industrie du disque article propose de redécouvrir quelques chan­ d'alors est plus diversifiée que l'on ne pour­ sons de cette époque. Il y sera brièvement rait le croire. Pour l'historien et l'ethnologue question du contexte de l'industrie du disque qui se penchent sur cette période, tous les au Québec, de l'un des plus grands succès genres doivent être considérés, du country québécois de cette décennie, du compositeur à la chanson sérieuse, du folklore aux orches­ de la chanson Quand les hommes vivront tres de danse. d'amour, et enfin des concours de la chanson canadienne de 1957 et de 1960. Du point de vue technique, trois supports co­ habitent durant cette période pour les enre­ LE PAYSAGE DE LA CHANSON gistrements : le 78 tours atteint son apogée AU QUÉBEC durant les années 1950. Il est progressive­ ment rejoint par le 33 tours, qui comprend Parler de la chanson au Québec, quelle que habituellement une dizaine de chansons ré­ soit la période, ce n'est pas comme aborder la parties sur deux faces (d'abord en format de chanson québécoise (ou «canadienne», comme 10 pouces, comme le 78 tours, puis dans son l'on disait alors). En 1950, le public québécois format définitif de 12 pouces). La stéréopho­ est exposé à beaucoup de chansons, à la ra­ nie apparaît vers 1957. D'un poids plus léger, dio, sur scène, dans les cabarets, à la télé­ de plus petit format et d'un prix de vente vision, mais relativement peu proviennent moins élevé, le 45 tours devient populaire au d'ici. Autrement dit, au Québec, la chanson milieu des années 1950 : parfois avec deux ti­ occupe une large place, mais la chanson «ca­ tres par face {Extended Play), mais le plus nadienne» ne représente qu'une proportion souvent avec seulement une chanson par côté, relativement faible chez les marchands de comme pour le 78 tours (qui disparaîtra au disques et sur les ondes des postes de radio. Québec à partir de 1960). Toutefois, la data­ tion de tous ces disques demeure difficile : ce Au début des années 1950, le Québec est n'est pas avant les années 1970 que l'on com­ exposé aux influences les plus diverses en mencera à indiquer les années de production matière de chanson. À Montréal, des boîtes sur les étiquettes des 33 tours et des 45 tours. comme Le Faisan doré reçoivent des vedettes de France. Certains chanteurs venus de Pa­ L'époque du disque 78 tours est intéressante ris s'établissent momentanément au Québec : à étudier dans le contexte québécois des an­ se produit régulièrement au nées 1950, car la dynamique de l'industrie du cabaret Chez Gérard, à Québec; Charles Azna­ disque comportait des différences notables si vour forme un duo avec Pierre Roche (Roche et on la compare à celle qui prévaut de nos Aznavour) qui ne remporte pas un succès im­ jours. Côté style, trois grandes catégories médiat à New York, mais qui est accueilli cha­ existaient au Québec : la chanson, le folklore, leureusement au Québec. De plus, beaucoup la musique classique (incluant les airs d'opéra).

CAP-AUX-DIAMANTS, N° 84, HIVER 2006 29 États-Unis, depuis les orchestres de jazz, la Le Rapide blanc (1954), 78 musique de danse (mambo, cha-cha-cha), les tours d'Oscar Thiffault (Apex, 17084-B. 1954). La orchestres de big band et les premiers 78 chanson traditionnelle Le tours de rock-and-roll(pensons aux débuts moine blanc, ou Whing d'Elvis Presley sur 78 tours, en 1954). hein, avait connu plusieurs variantes, et la version de 1954 d'Oscar Thiffault Cette situation s'inverse avec l'avènement du constitue une sorte de OSCAR THIFFAULT 33 tours, qui s'impose au Québec comme synthèse entre le folklore, l'humour et un rythme qui ailleurs, au milieu des années 1956-1957. Les mélange le country-wes­ disques 33 tours d'artistes étrangers sont tern, la chanson à répondre et les sonorités héritées du alors fabriqués à Montréal, Lachine, Lon­ sud-est des Etats-Unis. don ou Toronto, par des filiales canadien­ Selon l'ethnologue Luc nes (RCA, Columbia, etc.) qui obtiennent des Lacoursière, l'origine de l'expression «whing hein» licences exclusives. Des dizaines de compa­ viendrait de l'ancien patois gnies existent, dont plusieurs sont indépen­ normand des verbes dantes. Pour les artistes de France, la filiale «hogner, houiner, hingen>, signifiant gronder, grogner, Capitol Canada assure la diffusion d'une par­ murmurer, se plaindre. Des tie du fonds Pathé (de Charles Trenet à Edith versions du XIXe siècle de Piaf). On retrouve alors très peu d'importa­ la chanson Le moine blanc avaient pour texte : «Et qui tions en 33 tours, sauf quelquefois pour le ognait et qui ognait». La Mais ces catégorisations sont bien artifi­ classique. célèbre version d'Oscar Thiffault sera rééditée cielles, puisque la chanson se subdivisait maintes fois, en 33 tours également en plusieurs sous-catégories à Des initiatives et des partenariats sont créés. {Le Rapide blanc, réédition en 33 tours sur étiquette l'époque : la chanson populaire, sérieuse (ou Ainsi, sous la gouverne de Rosaire Archam­ Carnaval, C-443, vers «à texte»), mais aussi folklorique, voire wes­ bault, la compagnie montréalaise Select (fon­ 1963), et plus tard sur tern (le soldat Roland Lebrun). dée en 1959) reprend entre autres, avec de cassette et sur CD. Une «suite» sera même enregis­ nouvelles pochettes, les enregistrements que trée : Le nouveau wing en Il faut cependant ajouter à cette catégorisa­ avait réalisés à Paris, hein, par Oscar Thiffault tion le marché non négligeable des importa­ durant les années 1950, pour la compagnie (Apex, 17210. 1954). (Collection de l'auteur). tions. Contrairement aux années 1960, beau­ française Ducretet (ou Ducretet-Thompson). coup de disques d'artistes français étaient Aznavour y interprétait seul certaines com­ alors importés directement de leur pays d'ori­ positions écrites avec Pierre Roche ou Gil­ gine. Dans bien des cas, un disque 78 tours bert Bécaud. de Charles Trenet, Gilbert Bécaud ou Jac­ ques Brel était non seulement enregistré, QUELQUES JALONS DE LA CHANSON mais aussi fabriqué et pressé en France, puis QUÉBÉCOISE DES ANNÉES 1 950 importé en masse pour le marché canadien. Pourtant, à Montréal, il existait des manu­ Au début de 1950, le folklore occupe une factures de disques qui auraient très bien pu large part du marché du disque au Québec, les presser à partir de matrices provenant surtout dans les régions rurales. Déjà célè­ d'Europe, comme le faisait la filiale cana­ bre, la Famille Soucy lance une série de dienne de la compagnie Columbia. C'était le chansons à répondre qui remportent un large cas avec les enregistrements provenant des succès : Le bon vin m endort, Prendre un verre de bière mon minou et Prendre un p 'tit En 1959, les «Bozos» coup c'est agréable. Cette popularité confirme réunissent des artistes que l'on ne saurait réduire l'histoire du dis­ montréalais qui seront que québécois à ses seules productions urbai­ parmi les plus importants de la prochaine décennie, nes. Dans son livre sur L'histoire de l'enregis­ dont un chansonnier du trement sonore au Québec et dans le monde, nom de Jean Pierre, qui n'utilise pas encore son nom Robert Thérien insiste sur la place prépondé­ de famille à la scène (Jean- rante de la musique traditionnelle parmi les Pierre Ferland). Sous le meilleures ventes de disques au Québec à la titre Jean Pierre chante ses compositions (sans trait fin des années 1940 : Henri Houde, Tommy d'union), le disque de douze Duchesne, Isidore Soucy, mais aussi Willie titres sort en 33 tours, en Lamothe et bien d'autres, dans le domaine 1959, sur l'étiquette Music Hall (33-106). Une réédition du country québécois. Les années 1950 voient paraît au début des années cependant apparaître quelques interprètes 1970. (Collection de l'auteur). qui composent et écrivent une partie de leur répertoire.

Une chanson de cette époque connaît des ventes exceptionnelles, au-delà de 200 000 exemplaires, ce qui reste remarquable,

30 CAP-AUX-DIAMANTS, N° 84, HIVER 2006 compte tenu du nombre réduit d'appareils phonographiques et de tourne-disques. C'est Plusieurs artistes français CHARLES AZNAVOUR connaissent un grand succès Le Rapide blanc, un 78 tours d'Oscar rKMMaUuktt^Itt -', iWl .WWW* WWÊKW - au Québec. Avec l'avènement Thiffault (1912-1998), lancé en 1954. Cette du disque 33 tours, la chanson gaie, chargée d'allusions jugées compagnie montréalaise .J3L Select a repris, avec de grivoises, raconte la visite d'un inconnu qui • q£| - nouvelles pochettes, les demande l'hospitalité à une femme, pendant M-1M OU enregistrements que Charles i "'*ç"j. c MM '• 1 Aznavour avait réalisés à que son époux est parti travailler au Rapide Paris, durant les années blanc, près de La Tuque. Comme beaucoup 1950. pour la compagnie de pièces de ce répertoire, cette version a des française Ducretet- Thompson. La photo réalisée origines traditionnelles qui remontent à plu­ par Paul Gélinas pour cette sieurs siècles. Ainsi, la comédienne Fannie pochette destinée unique­ ment au marché canadien Tremblay (née Stéphanie Massey, 1885-1970) 1 rassemble, en l'absence du j mr-t JÊt\\\\\\>S^ÊL\¥ W; , aurait enregistré une version antérieure de chanteur, divers éléments cette chanson sous le titre Whing hein, mélo­ caractéristiques des années die traditionnelle qui est devenue Le Rapide 1950 : le bungalow, le tourne-disque portatif, sans blanc dans une adaptation d'Oscar Thiffault. compter la mode vestimen­ En 1960, un débat centré sur Le Rapide taire. Ce 33 tours comprend douze titres interprétés par blanc opposera deux universitaires québécois : "souvenir»! montrée] - paris" Aznavour, dont des versions l'ethnologue Luc Lacoursière et le sociologue en solo de quelques titres du Marcel Rioux, qui constate l'immense popula­ duo Roche-Aznavour : Le Feutre taupe, Poker. Vers rité de cette chanson, de l'Ontario au Nou­ UN GRAND AUTEUR SOUS-ESTIME : 1959. (Référence : Select veau-Brunswick, tout en condamnant, du RAYMOND LÉVESQUE M- 298.058). (Collection même souffle, l'usage du jouai. Mais dans de l'auteur). une conférence qu'il présentera le 29 octobre L'accueil du public et des animateurs de ra­ 1960 au congrès annuel de l'Association ca­ dios à l'égard des chansonniers canadiens nadienne-française pour l'avancement des reste cependant difficile et inégal. La disco­ sciences (ACFAS), Lacoursière critiquera ce graphie de Raymond Lévesque durant cette qu'il nomme «la bévue de M. Rioux» et il met­ période est révélatrice. Entre 1954 et 1957, tra en évidence la richesse patrimoniale et cet auteur-compositeur enregistre en France les origines franco-normandes de la chanson seize de ses premières chansons, dont les Le Moine blanc. Il donnera également la si­ mélodies demeurent intemporelles, dans gnification du mystérieux Whing hein qui est des arrangements orchestraux sobres répété dans chaque couplet et qui dériverait d'Emile Stern. On se souvient de chansons du verbe «hogner». comme Les trottoirs et surtout Quand les hommes vivront d'amour, qui connaîtra un «C'est probablement en Normandie que le succès énorme en France, d'abord dans mot a été relevé le plus souvent : "Hoigner, une interprétation de l'acteur Eddie Cons- hoingner... geindre, pleurnicher" (Henri Moisy, tantine. Mais Raymond Lévesque n'est Dictionnaire du patois normand, 1887).» pas l'homme d'une seule chanson. Il com­ pose, entre 1952 et 1957, plusieurs titres (Cité par Luc Lacoursière, Recherches socio- aux rimes intelligentes et à l'humour subtil, graphiques, 1960, p. 413). chargés de références parisiennes : La venus à Mimille, Notre-Dame-de-Paris. Ces titres Dans ce contexte, la mention du Rapide paraissent en France, en format 45 tours, sur blanc, introduite par Oscar Thiffault, sert à l'étiquette Barclay; ils sont pratiquement in­ faire allusion à un endroit très éloigné et trouvables au Québec. Chacun de ces quatre isolé. Si le mari se trouve au Rapide blanc, petits disques comprend alors quatre ti­ ceci signifie que l'épouse est complètement tres. Une réédition en CD les reprend in­ seule au moment où le visiteur est accueilli tégralement, en 1999, mais la compagnie au foyer. Trente ans plus tard, le réalisa­ montréalaise qui les réédite, Amberola, teur Serge Giguère tournera un documen­ semble cesser ses activités peu après. En taire touchant, intitulé simplement Os­ tout, Raymond Lévesque aura enregistré car Thiffault (1987), dans lequel un Luc trois versions de sa chanson Quand les Lacoursière admiratif élabore devant l'ar­ hommes vivront d'amour : en 1956, 1962 tiste reconnaissant sa théorie quant à la et 1972. Au cours des années 1960, il fera dimension folklorique de la chanson Le des monologues satiriques et composera des Rapide blanc. Cette chanson sera souvent chansons plus engagées (Bozo-les culottes). reprise par plusieurs formations, comme le En dépit de leur qualité, les enregistre­ groupe folklorique La Vesse du loup. Lors ments de Raymond Lévesque ont toujours de sa reformation, le groupe Beau Dom­ été difficiles à trouver. Heureusement, quel­ mage en fera une nouvelle version lors d'un ques CD sont aujourd'hui en vente, couvrant concert enregistré en 1984. surtout la période des années 1960.

CAP-AUX-DIAMANTS. N° 84, HIVER 2006 31 (une merveilleuse composition de René Tour- RAYMOND LÉVESQUE nier), Parc Lafontaine (de Jacques Blanchet QUAND IES HQMMS ' AMOtHt | CO*f»IT 2CP 1 et Lucien Hétu), et surtout Le Ciel se marie jochnuons avec la mer, composée par Jacques Blanchet, qui a reçu à cette occasion le Grand Prix de la chanson canadienne, en 1957.

On peut constater à quel point la plupart des chansons retenues par les sept membres du

'^Hk a.mm\\\\\\ t^aaWm \\\\\\\W%. mW jury de 1957 font référence à des aspects con­ crets du paysage et de la réalité montréalaise : La croix du Mont-Royal, interprétée par Rolande Désormeaux, mais aussi La famille, composée par Raymond Lévesque et inter­ prétée ici par Dominique Michel. Celle-ci interprète également En veillant su 7per­ ron, composée par Hermine Parent sous le pseudonyme de Camille Andréa, qui obtient le second prix. En relatant ses souvenirs, le producteur Robert L'Herbier évoque le fait que les finalistes avaient enregistré ces douze chansons en décembre 1956, dans des studios de New York, avec des musiciens profession­ LES CANONS DE LA CHANSON nels américains et les choristes de Perry Raymond Lévesque, coffret QUÉBÉCOISE EN 1957 Como, dirigés par le chef d'orchestre Walter double CD, Quand les Eiger (également membre du jury). À cette hommes vivront d'amour (Amberola, AMBP CD Dans un ouvrage qui lui est consacré, l'ani­ époque, ces conditions semblaient excep­ 7107), Montréal, Distribu­ mateur de radio montréalais Robert L'Her­ tionnelles à tout point de vue. Les douze tion Select, 1999. Réédition chansons finalistes sont présentées simul­ en CD de 50 chansons bier raconte les origines d'un concours qu'il composées et interprétées crée sous le nom de Festival de la chanson tanément à la radio et à la télévision de par Raymond Lévesque. canadienne, afin de dynamiser la chanson ca­ Radio-Canada, le 22 février 1957. Le principe comprenant plusieurs enregistrements introuva­ nadienne, envahie de toutes parts par les ar­ du festival sera repris durant quatre années, bles réalisés entre 1954 et tistes venus des États-Unis et de France. Dès mais la première édition demeure la plus mé­ 1959. Malheureusement, morable. En 1976, un disque double intitulé les disques de la compagnie avril 1956, L'Herbier et quelques partenaires montréalaise Amberola sont organisent un concours musical sur une pé­ En veillant su 'lperron reprendra vingt de ces devenus très difficiles à riode de 26 semaines, où 1 200 partitions chansons originales du Festival Radio- trouver. En revanche, Canada de 1957, mais cette réédition sera rapi­ d'autres rééditions partiel­ sont soumises, et 120 chansons sont rete­ les des chansons de Ray­ nues. Ce concours vise surtout à récompenser dement épuisée (Disque Capitol Canada, EMI, mond Lévesque existent. des auteurs-compositeurs, mais aussi des in­ SKB 70 047). Décidément, pour une bonne (Collection de l'auteur). terprètes. Lors de ce concours inaugural, la part de la profession, la chanson reste trop chanteuse Lucille Dumont se distingue en liée à l'actualité et semble vite démodée. interprétant trois chansons particulièrement réussies : Mon Saint-Laurent, si grand, si grand En 1960, une quatrième édition du Festival de la chanson canadienne a lieu, toujours sous En 1960, une quatrième l'égide de Radio-Canada. Parmi les chansons édition du Festival de la récompensées, on s'étonnera de trouver deux chanson canadienne a lieu, titres pourtant peu mémorables et proches du toujours sous l'égide de Radio-Canada. Parmi les mélodrame : Mon p'tit baluchon (qui obtient le chansons récompensées, on Grand Prix), composée par Marie Racine et in­ note Mon p 'tit baluchon terprétée par Yoland Guérard, ainsi que La (qui reçoit le Grand Prix), composée par Marie Racine Madone (qui reçoit le 2" prix), une composition et interprétée par Yoland de Gérard Duval et Lucien Hétu, dans une in­ Guérard, et La Madone (qui reçoit le 2e prix), composée terprétation de Margot Lefebvre. Comparati­ par Gérard Duval et Lucien vement à la première édition de ce festival, Hétu dans une interpréta­ l'ensemble reste plus fade et académique tion de Margot Lefebvre. Un disque est publié par la après quatre années. Quant aux petits bijoux Maison Select, en 1960 de cette cuvée, retenons S'il restait, une chan­ (Référence : Festival de son formidable sur un rythme sud-américain, la chanson canadienne. e Radio-Canada 1960, Select qui n'obtient pourtant que le 5 prix, chantée Mono, SP 12.060). par Gaétanne Létourneau, sur des paroles (Collection de l'auteur). d'Henri Drolet et une musique de Gaston Rochon (qui deviendra l'accompagnateur et le collaborateur privilégié de Gilles Vigneault).

32 CAP-AUX-DIAMANTS. N° 84, HIVER 2006 Le chef Paul de Margerie dirige magistrale­ De nos jours, le souvenir de cette période per­ ment l'orchestre pour quatre titres. Retenons siste grâce à d'autres artistes qui prennent le aussi une chanson sensuelle qui obtient une relais : on se souvient d'Alys Robi, à qui mention : La chatte (paroles de Louis Morisset Denise Filiatrault a récemment consacré une et musique de Pat di Stasio), chantée par Mi­ biographie filmée; la chanson de Raymond cheline Bédard. Un disque 33 tours compre­ Lévesque Quand les hommes vivront d'amour nant les douze chansons finalistes est publié a été célébrée comme étant «la plus belle de par la Maison Select, en 1960 {Festival de la la francophonie». Mais souvent ce sont de chanson canadienne. Radio-Canada 1960, Se­ nouvelles générations d'interprètes qui font lect Mono, SP 12.060). La référence de la po­ revivre ces chansons dans des arrangements chette porte l'adresse suivante : «Select, 1201 modernes. Évidemment, ce portrait bien in­ Notre-Dame-de-Lourdes, Montréal, Canada»). complet de la chanson d'autrefois néglige en­ Une version stéréo et une autre mono sont core beaucoup d'artistes injustement oubliés produites simultanément. et à redécouvrir. •

ET L'AVENIR?

Lorsque la décennie 1950-1959 s'achève, les fu­ tures vedettes de la chanson des années 1960 Yves Laberge a rédigé une vingtaine se profilent à l'horizon. Déjà producteur et édi­ d'articles sur l'histoire de la culture teur, le folkloriste Jacques Labrecque enregis­ québécoise dans une encyclopédie en trois tre la chanson Jos Montferrand composée par tomes, France and the Americas : Culture, un jeune poète du nom de Gilles Vigneault. Politics, and History (Transatlantic Certaines stations de radio ne diffuseront pas Relations Series), sous la direction de cette chanson en raison de certains passa­ Bill Marshall, ABC-CLIO, 2005. ges du refrain, jugés vulgaires. La chanson débute comme suit : «Le cul su'l bord du cap Diamant...» En savoir plus : Dès 1959, les Bozos se réunissent dans une Serge Giguère. Oscar Thiffault. Film et vidéo, boîte à chansons au 1208, rue Crescent, à Mon­ Les Productions du Rapide-blanc, 1987. tréal. Ces jeunes artistes seront parmi les plus Benoît L'Herbier. Heureux comme un roi : Robert importants de la prochaine décennie : Ray­ L'Herbier. Montréal, Éditions de l'Homme, 1999 mond Lévesque (qui était rentré de France), (voir les p. 92 et sq.). Claude Léveillée, Clémence DesRochers, Hervé Dominique Lachance. 101 années de vedettariat Brousseau et un chansonnier du nom de Jean au Québec. Montréal, Trécarré, 2000. Pierre (sans trait d'union), qui n'utilise pas en­ Luc Lacoursière. «La transformation d'une chan­ core son nom de famille à la scène (il s'agit de son folklorique : du Moine Tremblant au Rapide Jean-Pierre Ferland). Également, en 1959, blanc», Recherches sociographiques, vol. 1, n° 4, Claude Dubois enregistre son premier disque octobre-décembre 1960, Sainte-Foy, Presses de 33 tours à l'âge de douze ans, sous le nom de l'Université Laval, p. 401- 434. Claude Dubois et les Montagnards : Stampede Raymond Lévesque. D'ailleurs et d'ici, Montréal, Canadien (étiquette Adanac, A-2, 1959). Des ar­ Leméac, Coll. Mon pays, mes chansons, 1986. tistes déjà établis comme Félix Leclerc et Ray­ Marcel Rioux. «Lettre sur le folklore», lœjournal mond Lévesque poursuivent leurs carrières musical canadien, Montréal, vol. II, n" 5, mars respectives, sur disque mais aussi au cinéma et 1956, p 1. à la télévision. Des humoristes prennent l'affi­ Robert Thérien. L'histoire de l'enregistrement che et enregistrent à l'occasion : Lucien Boyer, sonore au Québec et dans le monde. [Québec], Nono Deslauriers rejoignent Jacques Nor­ Les Presses de l'Université Laval, 2003, 233 p. mand, Ti-Gus et Ti-Mousse et les Jérolas. Sur la toile : Fait particulier : au Québec, la culture de Pathe LP Records Issued By Capitol Of Canada masse se centralise progressivement à Mon­ (1958-1988). tréal, à partir des années 1960. Durant cette période, une carrière «régionale» demeure http://www.capitol6000.com/Drotected/ PatheLPs.htm encore possible pour quelques artistes, mais l'industrie culturelle du Canada-français se concentre de plus en plus dans la métropole. Jean-Nicolas de Surmont, Une histoire de la Ainsi, un chanteur comme Marius Delisle chanson québécoise. Pratiques vocales du Québec peut enregistrer ses compositions romantiques d'hier à aujourd'hui. dès 1958, à Québec : Place d'Armes, Marché http://www.acim.asso.fr/forum/ Champlain, et surtout A Québec au clair de viewtopic.php?p=400&sid- Lune, mais il demeure marginalisé. a21c50168fl74d0992f3f005d83ec7dd

CAP-AUX-DIAMANTS. N° 84, HIVER 2006 33