Texte de la 266e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 22 septembre 2000.

LES LANCEURS SPATIAUX

par Hubert CURIEN

La conquête de l’Espace par l’Homme est, sans conteste, l’un des plus grands, peut- être le plus grand événement du siècle que nos venons de vivre. Il y a cinq cents ans, Christophe Colomb accostait en Amérique. Il marquait ainsi une étape essentielle dans la connaissance de la surface de la planète. Depuis un demi-millénaire, les hardis navigateurs et explorateurs nous ont apporté la maîtrise géographique de la terre. C’est le « bip-bip » du Spoutnik qui a ouvert l’ère spatiale, l’ère de la maîtrise de la troisième dimension de notre espace circumterrestre. Maintenant que l’on sait aller dans l’Espace, on doit s’interroger : pour quoi faire ? Avant de parler technique et économie prenons le temps de rappeler les jours de gloire de la conquête.

Les jours de gloire

Le lancement de Spoutnik 1, le 4 octobre 1957 fut un remarquable succès technique, et un événement politique de premier plan. Américains et Soviétiques entretenaient un climat de guerre froide. Le fait que les Soviétiques aient été les premiers à mettre en orbite un satellite artificiel de la Terre fut ressenti par les Américains comme une secousse politique de grande ampleur. Certes, ils n’étaient, eux-mêmes, pas loin du but, puisque le 31 janvier 1958 ils lançaient avec succès leurs premier satellite Explorer 1. Mais, aux yeux du Monde, les Soviétiques avaient marqué un point essentiel dans une technologie dont les applications militaires potentielles étaient claires. Après la question de savoir qui lancerait le premier satellite, se posait celle de la mise en orbite du premier homme. Ici encore, ce sont les Soviétiques qui gagnent. Gagarine est satellisé le 12 avril 1961. Il faudra attendre le 20 février 1962 pour que John Glenn fasse son petit tour dans l’Espace. Pour la deuxième fois, les Soviétiques donnaient la preuve de leur capacité technique : dans un domaine très difficile, ils étaient capables d’être les meilleurs. L’Amérique voulait sa revanche. Elle y mit les moyens. C’est une équipe américaine qui a marché sur la Lune le 21 juillet 1969. Sur la Lune, il fallait y aller et il fallait aussi en revenir. C’est la difficulté des opérations de retour qui a empêché les Soviétiques de se lancer dans l’aventure avant les Américains. Un aller sans retour eut été, à tous points de vue, catastrophique. J’aimerais insérer dans cette liste des « jours de gloire » une date importante pour l’Europe et pour la France, celle du lancement par la fusée française du satellite Astérix, à partir de la base d’ au Sahara. Certes, le satellite était modeste, mais huit ans après Spoutnik et sept ans après Explorer, Astérix lancé par Diamant faisait de la France la troisième puissance spatiale. Nous étions dans le peloton et tous les espoirs nous étaient permis. De l’homme solitaire dans l’Espace à la station spatiale habitée, un pas important restait à franchir. Les Soviétiques mirent en place Saliout 1 en avril 1971 et les Américains suivirent en satellisant le laboratoire Skylab mais en 1973.

1 La compétition était rude, mais, entre champions, on peut aussi, à l’occasion, échanger des bonnes pensées et faire de beaux gestes. C’est ainsi que le 17 juillet 1975 un cosmonaute de Soyouz serra, dans l’Espace, la main d’un astronaute américain. Pour terminer cette liste des jours de gloire du passé, pourquoi ne retiendrions-nous pas le 24 décembre 1979, date du premier lancement de la fusée Ariane ?

La préhistoire des fusées

Rendons hommage à quelques pionniers. Robert Esnault-Pelterie, né en 1881, est l’inventeur du manche à balai des avions. Il fut aussi le promoteur de la propulsion par réaction. Il démontra la possibilité de réaliser des fusées en vue de missions interplanétaires. Robert Goddard (1882-1945) lance, aux États-Unis en 1926, la première fusée à ergols liquides. Elle n’atteignit que l’altitude de 12,5 mètres, mais c’était la première ! Les ingénieurs allemands ont joué un rôle considérable dans le développement de la technologique des fusées. Hermann Oberth (1894-1989), qui avait publié en 1929 un remarquable traité d’astronautique, a terminé sa carrière aux États-Unis, où il a rejoint von Braun. C’est un Ukrainien, Serguei Korolev (1906-1966), qui va fabriquer en 1933, la première fusée soviétique à ergols liquides. Il est aussi le père de la fusée Zemiorka qui lancera Spoutnik en 1957. Dans cette liste de quelques pionniers, Wernher von Braun mérite une mention toute spéciale. Directeur, pendant la dernière guerre, de la base de Peenemünde en Allemagne, il fut, hélas, l’homme des V2. Il poursuivit, immédiatement après la guerre, sa carrière aux États-Unis. W. von Braun n’avait qu’une patrie : les fusées…

La France et l’Europe entrent en jeu

Les militaires français ont développé eux aussi, bien sûr, des fusées, auxquelles il donnèrent, élégamment, des noms de pierres précieuses : Topaze, Emeraude, Saphir… Une série qui nous mène à Diamant. C’est le lanceur Diamant qui, en mettant en orbite, en 1965, le petit satellite Astérix, nous a fait entrer dans le club des nations spatiales. Diamant nous a permis de mettre en orbites d’altitude voisine de 500 km une douzaine de satellites d’une masse de l’ordre de 100 kg. C’est aussi à cette époque que nous avons aménagé le site de lancement de Kourou, en Guyane. Hammaguir était devenu algérien. Diamant fut un bon lanceur, mais il fallait lui donner un successeur plus puissant. Les Français entraînèrent alors leurs voisins européens dans une entreprise commune. Un organisme fut créé, l’ELDO (European Launcher Development Organization), dont l’objectif était de concevoir et construire un lanceur nommé, tout naturellement, « Europa ». En schématisant, on peut dire qu’Europa était formé par la superposition de trois étages : l’un britannique, le deuxième français, le troisième allemand. Cette fusée devait initialement lancer, depuis un champ de tir en Australie, une charge utile d’une tonne sur une orbite circulaire à 500 km. L’objectif fut ensuite modifié : lancer un satellite de 200 kg, mais à 36 000 km (orbite géostationnaire, voir ci-dessous). Dix essais d’Europa : dix échecs. Puis, explosion de la fusée lorsqu’elle fut tirée pour la première fois de Kourou en 1971. Il fallait se ressaisir. La conception et la gestion du programme Europa avait quelques analogies avec celles qui avaient conduit nos lointains ancêtres à l’échec de la construction de la tour de Babel. Les Français proposent donc un nouveau programme, avec un maître d’œuvre unique et un architecte industriel responsable. Ainsi naquit le programme Ariane, qui fut mené par la nouvelle agence spatiale européenne

2 l'ESA (European Space Agency), qui elle-même délégua la maîtrise d’œuvre à l’agence spatiale française, le CNES (Centre National d’Études Spatiales), créé dès 1961. Le CNES désigna la compagnie Aérospatiale comme architecte industriel. Le nom d’Ariane fut le choix du Ministre français de l’Industrie, Jean Charbonnel, agrégé d’histoire. Il pensait au fil qui allait redonner forme et vigueur à l’Espace européen. Les programmes menés par l’Agence Spatiale Européenne, l’ESA, sont de deux types. Les uns sont dits « obligatoires ». C’est le cas des programmes scientifiques. Ils sont financés au prorata du PIB (produit intérieur brut) des quatorze États-membres. Les autres sont optionnels : chaque État-membre y participe au niveau qui lui convient. Tel est le cas des programmes de développement de lanceurs. La France participe pour 20 % aux programmes obligatoires, l’Allemagne pour 25 %. Dans le programme Ariane, la France a pris au départ une part voisine des deux tiers du total. Nous voulions réussir, nous prenions nos responsabilités.

Les tâches des lanceurs spatiaux

Un lanceur doit accomplir trois tâches : la première est de vaincre le champ de gravité pour amener la « charge utile » (le ou les satellites) sur une orbite stable. Il faut, deuxièmement, traverser au départ, à grande vitesse, une atmosphère dense dont le frottement échauffe le lanceur. Il faut, enfin, donner à la charge utile une vitesse horizontale élevée, plusieurs kilomètres par seconde, pour la placer sur une orbite circumterrestre. Les orbites les plus usuelles peuvent être classées sous quatre rubriques. - L’orbite géostationnaire : le but est de placer le satellite sur une trajectoire telle que, pour un observateur terrestre, il apparaisse fixe. Il faut donc qu’il tourne avec une vitesse angulaire égale à celle de la rotation naturelle de la Terre. Cette orbite circulaire équatoriale est à une altitude de 36 000 km. Par définition sa période est de 24 heures, égale à la période de rotation terrestre. Cette orbite dite GEO (Geostationary Earth Orbit) est d’un usage courant pour les télécommunications : il est commode d’envoyer et de recevoir des messages en visant un point, le satellite, qui est géométriquement fixe dans le repère des bases terrestres. De nombreux satellites étant placés sur cette orbite, on peut se poser la question d’un encombrement possible à terme. Aussi a-t-on mis en place des autorités internationales pour la régulation de l’occupation de ce cercle privilégié. - Les orbites héliosynchrones : ce sont des orbites quasi-polaires, d’une altitude de 900 à 1000 km. Elles sont calculées pour que le couplage avec le champ de gravité terrestre fasse que le satellite passe et repasse au-dessus du même point de la Terre à la même heure. D’où la dénomination d’héliosynchrone (SSO : Sun Synchronons Orbit). Cette orbite est très prisée pour l’observation de la Terre (revoir le même paysage dans les mêmes conditions d’éclairement). - Les orbites basses : il s’agit d’orbites situées à des altitudes de 1000 à 2000 km, plus ou moins fortement inclinées par rapport à l’équateur. Leur période de révolution est de l’ordre de 1h 30. Elles sont intéressantes pour les télécommunications car elles permettent une large couverture du globe terrestre. Des systèmes d’essaims de satellites peuvent être imaginés, tels que, quelle que soit votre position sur Terre, vous ayez toujours un satellite en vue, pour capter votre message. - N’oublions pas enfin, les missions interplanétaires. Nous savons envoyer des sondes sur Mars, sur Vénus, au voisinage des comètes… Pour l’instant, ces sondes ne sont pas habitées. C’est que de tels voyages sont longs !

Comment fonctionne un lanceur spatial ?

3 Le principe à appliquer pour construire une bonne fusée est d’éjecter à la plus grande vitesse possible le plus grand débit de gaz. Les meilleures fusées sont celles qui débitent à la fois beaucoup et vite. Que débitent-elles ? Les gaz provenant de la combustion de ce qu’on appelle les ergols, c’est-à-dire un combustible et un comburant, en termes chimiques un réducteur et un oxydant. Ces couples sont variés. Le plus classique est hydrogène/oxygène, deux gaz qu’on liquéfie pour les stocker dans les réservoirs de la fusée au départ. Citons aussi le couple diméthylhydrazine/tétra-oxyde d’azote que la fusée emporte sous forme liquide. Le couple d’ergols peut aussi être solide : les deux gros pousseurs latéraux d’Ariane V sont remplis d’un mélange de poudre d’aluminium et de perchlorate d’ammonium qui est un puissant oxydant. Ariane V, outre ces deux pousseurs, comporte un moteur central (Vulcain) à hydrogène et oxygène liquides. La conception d’un lanceur est orientée par la nécessité de réduire la plus possible la « masse sèche », c’est-à-dire la masse de ce qui n’est pas les ergols. On sait maintenant réduire cette masse à 15 % du total. On pose souvent la question : pourquoi les lanceurs comportent-ils en général plusieurs étages. La réponse est simple : c’est pour se délester le plus vite possible des masses de structures devenues inutiles.

Ariane

La masse totale d’Ariane V au lancement est de 740 tonnes, sa hauteur est de 51 mètres. Elle met actuellement en orbite des charges utiles de 6 tonnes, mais des modifications prévues lui permettront d’emporter, dans l’avenir, plus de dix tonnes. La France qui, au début du programme Ariane, dans les années 1970, avait pris une participation supérieure à 60 %, est toujours en tête avec 46 %. Nous avons créé, en 1980, la société Arianespace qui est en charge de la gestion et de la commercialisation du lanceur. Plus de 130 fusées de la famille Ariane ont déjà été lancées. Huit échecs seulement ont été déplorés. Personne, à ma connaissance, n’a fait aussi bien. La qualité du champ de tir de Kourou est aussi à souligner. Ariane ne manque pas de concurrents sur le marché mondial. Il y a une trentaine d’années, les responsable de la NASA aux États-Unis, ont promu un nouveau mode d’accès à l’Espace : la Navette Spatiale (Schuttle), lanceur réutilisable. Le Schuttle est un engin habité qui part comme une fusée et revient comme un avion. Le Schuttle serait, disaient ses promoteurs, l’engin à tout faire : taxi et camion pour l’Espace, laboratoire spatial… Il devait être plus économique que les lanceurs consommables puisqu’il est réutilisable. Le miracle ne s’est pas produit. L’entretien des navettes s’est révélé coûteux : un engin qui emporte un équipage ne doit pas risquer de pannes ! Les lanceurs dits classiques sont donc restés le fondement des activités de type commercial. Le « briquet » indéfiniment réutilisable n’a pas détrôné l’ « allumette » consommable. Les producteurs américains continuent à proposer sur le marché des lanceurs de type classique : Delta, Atlas-Centaur, Titan. Les Russes, dont l’activité spatiale a faibli depuis l’effondrement du régime soviétique, sont toujours très présents. Ils ont aussi passé des accords internationaux, notamment avec les Français (société Starsem). La Chine et le Japon proposent également leurs services sur le marché des lancements.

Better, faster, cheaper

L’administrateur de la NASA, Daniel Goldin, a adopté une ligne de conduite pour la définition et la gestion des programmes spatiaux américains : « meilleur, plus vite, moins cher ». Qui pourrait lui reprocher, si toutefois il ajoutait « safer », plus sûr. Lancer un gros

4 satellite coûte actuellement plus cher qu’acheter un gros avion. Les usages sont, évidemment, totalement différents, mais les compagnies industrielles productrices sont, pour l’essentiel, les mêmes ; d’où l’intérêt de la comparaison. Chacun s’accorde sur la nécessité de réduire le prix de revient des lanceurs. Une économie, notamment grâce à des restructurations de gestion, de 25 à 25 % paraît possible. Elle serait bienvenue, à condition qu’elle ne se traduise pas par une baisse de qualité et de sûreté. Le marché des satellites évolue, lui aussi. Il y a dix ans, la masse des satellites plafonnait à 2,4 tonnes. Aujourd’hui, la moyenne se situe plutôt entre 2,5 et 4 tonnes. Le lanceur Ariane V pourra bientôt emporter 7 à 8 tonnes, puis 10 tonnes et même plus. Avec une telle fusée on pourra donc satelliser, en un seul vol, deux gros satellites. Le marché des petits satellites n’est pas non plus à négliger. L’Agence Spatiale Européenne soutient un programme de développement d’un lanceur adapté à l’emport de ces charges.

Des révolutions techniques prévues pour l’avenir ?

On peut s’étonner du fait que la propulsion des lanceurs spatiaux soit restée jusqu’ici invariablement fondée sur l’éjection de gaz de combustion. Si une évolution spectaculaire peut-être constatée dans la mise en œuvre des principes, le choix de ceux-ci n’a pas varié. Mais n’en est-il pas de même des automobiles qui, depuis cent ans, utilisent des moteurs à explosion ? Les idées ne manquent pas : l’utilisation, par exemple, de la propulsion électrique qui consiste à éjecter un gaz ionisé qu’on accélère dans un champ électrique. En fait, les technologies spatiales font appel aux progrès de la science dans tous les domaines : la physico-chimie des matériaux, la mécanique, l’électronique, l’informatique. L’Espace est une « locomotive » de l’innovation. Les applications civiles pour une meilleure gestion de notre planète, pour l’exploration du système solaire et l’observation de l’Univers lointain, viennent très heureusement compléter les programmes militaires qui furent à l’origine du développement des fusées. La maîtrise de l’Espace est un enjeu politique, économique et humanitaire. L’Europe, dont l’effort financier dans ce secteur est très inférieur à celui des États-Unis d’Amérique, est cependant très présente. La France a joué un rôle essentiel dans l’affirmation et la solidarité de cette présence.

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