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THÈSE DE DOCTORAT de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales – EHESS - Paris

Préparée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

Sport et masculinité : le cas de la culture du hockey senior au Québec

Ecole doctorale n°286

ECOLE DOCTORALE DE L’EHESS

Spécialité Anthropologie sociale et ethnologie

COMPOSITION DU JURY :

M. BROMBERGER, Christian Université d’Aix-Marseille, Rapporteur

M. LAUGRAND Frédéric Université Laval, Québec, Rapporteur

M. DÉSVEAUX Emmanuel EHESS - Paris - Directeur, Membre du jury

M. HAVARD Gilles Soutenue par André TESSIER CNRS - Paris - Directeur, Membre du jury

le 11 décembre 2018 Mme. SAOUTER Anne h Chercheuse indépendante, Membre du jury

Dirigée par Emmanuel DÉSVEAUX M. SAUMADE Frédéric Université d’Aix-Marseille, Membre du jury

h

À mes trois fils,

Nicolás, Elias et Ryan.

2 REMERCIEMENTS

J'aimerais souligner la contribution de plusieurs personnes pour la réalisation de cette thèse. D'abord, mon directeur de thèse, le professeur Emmanuel Désveaux pour son dévouement et son souci du détail. Il a su bien me guider à travers toutes les étapes, en m'encourageant dès mes débuts au doctorat à l’EHESS de Paris. Sa patience, sa compréhension, ses précieux conseils et ses encouragements sont grandement appréciés.

Un grand merci aussi à tous ceux et celles qui m'ont moralement soutenu, ont accepté de relire mes textes et m'ont adressé des commentaires extrêmement pertinents lorsque cela s'avérait nécessaire. Je remercie du fond du cœur tous mes collègues : Éric Bonenfant, Lamine Diedhiou, Alexandre Jobin-Lawler, Sylvain Marcotte, Isabelle Morin, Mark Prentice, Marjolaine Verville, Marie-Claire Voyer-Messier et ma sœur Lyne Tessier. J'aimerais aussi remercier particulièrement mon ami Jean-Pierre Garneau qui s'est intéressé à mon projet et m'a généreusement offert d'utiliser le fruit de ses recherches pour compléter les miennes et surtout de faire une lecture minutieuse de mes écrits.

Comment passer outre les encouragements de ma famille, de mes neveux, qui m'ont soutenu et diverti lorsque cela s'avérait nécessaire? Un merci spécial à Frédéric, Nicolas et Pierre-Luc, mais aussi à mes trois fils, Nicolás, Elias et Ryan pour leur patience. Je ne veux pas oublier amis-amies Julie, Edner, Josée, Marc, Michel, Olivier et Patrice pour leur soutien moral. Parce que le travail de recherche implique de passer de longues journées seul devant ma table de travail et que le besoin de côtoyer des gens m'était souvent plus que nécessaire pour continuer, merci à tous ceux et celles qui m’ont toujours poussé à poursuivre mes rêves et permis à leur façon la concrétisation de ce fabuleux projet.

Finalement un merci tout spécial à tous les informateurs et informatrices, ces spécialistes et athlètes du hockey, car sans eux cette thèse n’aurait pas vu le jour. Merci beaucoup!

3 PROLOGUE

En guise de reconnaissance

Un projet d'études doctorales comporte sa part de solitude et devant sa page blanche, le thésard se retrouve bien seul. On peut difficilement penser mener à bien un tel projet sans que des devanciers, soit nous aient servi d'inspiration, soit nous aient prodigué leur soutien.

Le professeur Bernard Arcand fut autrefois le directeur de notre mémoire de maîtrise, et aussi un ami. Il était un personnage souriant, mais également rigoureux. Bernard ne se contentait pas d'avoir une vie académique réussie; il savait aussi, et c'est un rare talent, porter l'anthropologie à un public plus vaste (ouvrages de vulgarisation, conférences radiophoniques, participation à des émissions de télévision). Il nous a quittés beaucoup trop tôt, mais le souvenir de sa gentillesse et de son humour ne nous quitte pas. Surtout, nous tenons de Bernard cette idée que le sport est une composante de la culture pleinement digne d'examens et de réflexion.

Le professeur Pierre Maranda, qui nous a lui aussi quittés, nous a guidés à l'origine de notre démarche. C’est en parlant avec lui de Claude Lévi-Strauss que tout a commencé à s’éclaircir. Pierre m'a initié à « la formule canonique du mythe ». C'est lui qui m'a fait comprendre que le structuralisme autorisait un regard tel que le hockey, la culture, le genre, et la mondialisation pouvaient être abordés globalement et de manière cohérente. Il y a de ces moments magiques et de ces personnes éclairantes qui vous donnent l’étincelle qui allume ou ravive en vous cette quête de la compréhension de la culture et des mondes, et cette soirée fut déterminante dans la suite de notre projet.

Le professeur Emmanuel Désveaux a accepté de nous diriger, de guider nos lectures, de nous donner l'indispensable soutien moral nécessaire à cet exercice long et parfois douloureux qu'est la rédaction d'une thèse doctorale. Cela mérite

4 en soi des remerciements, mais il y a plus. M. Désveaux ne se contente pas d'être un interprète très qualifié de la pensée lévi-straussienne, il la poursuit également dans ses travaux américanistes, ce qui est doublement précieux pour nous. C'est lui qui nous a confortés dans l'idée que l'analyse structurale et le projet diffusionniste n'étaient pas inconciliables. Merci, professeur Désveaux, d’avoir accepté de me prendre en thèse sous votre direction.

Enfin, je ne peux pas ne pas mentionner ces immenses figures que furent les professeurs Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier. S'ils n'ont pas eu d'influence directe dans la genèse de notre projet, ils ont tous deux, dans des circonstances différentes, accepté de nous recevoir, de guider nos lectures, de partager leurs conseils. Par leur attitude, ils nous ont montré qu'une intelligence du plus haut niveau est pleinement compatible avec la courtoisie et la sollicitude.

5 RÉSUMÉ

Sport et masculinité : le cas de la culture du hockey senior au Québec

L’objet d’étude et le domaine de recherche

Comme le sacré, le jeu et le sport délimitent dans le monde profane un espace réservé que régentent une série de règles et de rituels qui n'ont de sens et de valeur que par la croyance qui leur est attribuée. Le lieu sacré est l’Aréna, le Colisée ou le Forum. Espace plus restreint, la « chambre de hockey » est une sphère sacrée privée, où entrent uniquement les gens autorisés, ce que nous appelons le « Dernier bastion des mâles ». On pourrait l’appeler aussi le « quartier des hommes » maanabeu chez les Lau ou la « maison des hommes » chez les Baruya, ou encore en Californie et en Amazonie, les « maisons de sudation ». Sujets tabous, secrets, histoires grivoises et anecdotes sont échangés; c’est là que les confidences se font et que se tissent les liens. On réfèrera aux notions d’espace sportif de Christian Bromberger (1996), de masculinité et de féminité de Anne Saouter (2000) et du système sportif de Sébastien Darbon (2014). Il y a plusieurs niveaux d’identités, particulièrement la création du sentiment d’appartenance et de la confrérie.

Rituels et rite initiatique – La masculinité et la séduction

Pour maintenir l’ordre social de la chance et de la victoire, plusieurs types de rituels sont présents et dans certains cas servent même à profaner les chances de l’équipe adverse. Les joueurs ont ainsi recours à toute une gamme de rituels. Le monde des croyances sert à rendre le joueur invincible, à minimiser les blessures, à le propulser vers la victoire avec le but victorieux, à prendre la bonne décision et à sortir vainqueur après chaque rencontre. L’analyse structurale « revisitée » vient nous prêter main forte afin de bien comprendre tout cet univers symbolique du hockey en appliquant la formule canonique au sport et au genre. « Le hockey au Québec est comme une religion ». Le hockey senior est un prétexte pour comprendre les profondes transformations et les influences qui viennent de toutes parts et sont réappropriées à travers les emprunts culturels. Au besoin par la culture sportive, en même temps que les pratiques sociales sont transversales (Warnier, 2008), ainsi le « diffusionnisme contemporain » sert à suivre ces emprunts culturels, qui souvent proviennent des Autochtones. On peut voir l’équipe de hockey comme une « tribu » avec son chef et ses guerriers qui prennent tous les moyens afin de pouvoir affirmer qu’ils sont ou ont été les plus forts, les vainqueurs de la « Coupe » à un moment donné de leur histoire, et ce, devant des femmes qu’ils tentent de séduire. Dans les sports de contact physique comme le hockey sur glace, on les surnomme souvent « gladiateurs » quand on voit leurs équipements, et leurs bâtons. Le hockey est un monde d’homme où la masculinité et la virilité sont encore présentes. Anne Saouter pose la bonne question dans sa recherche sur le rugby : « Mais le rugby, sport de la virilité par excellence dans l’imagerie collective, n’exige-t-il pas obligatoirement un jeu de miroir pour valider cette virilité : le regard des femmes? »

6 ABSTRACT

Sport and masculinity: The case of the culture of senior hockey in

The object of study and the field of research

Like the sacred, games and sports define in the profane world a space governed by a series of rules and rituals that only make sense and acquire value through the belief that is attributed to them. This sacred space is the Arena, The Coliseum or the Forum. On a smaller scale, the "hockey room" is a sacred private sphere that can only be entered by authorized individuals, what we call "the Last Male Bastion". We could also refer to it as the "men’s quarters" maanabeu for the Lau, the "men’s house" for the Baruya or sweat lodges in California or Amazonia. Taboo subjects, secrets, bawdy stories and anecdotes are exchanged; confidences are shared and relationships created. We can refer to the notions of sport spaces by Christian Bromberger (1996), of masculine and feminine of Anne Saouter (2000) or the sport system by Sébastien Darbon (2014). There are multiple levels of identity, more specifically the creation of a sense of belonging and brotherhood.

Rituals and Initiation Rites – Masculinity and Seduction

To maintain the social order of chance and victory, multiple types of rituals are present and, in some cases, serve as means to negate the chances of winning of the opposing team. Thus, the players rely on a series of rituals. The world of beliefs may serve to make a player invincible, to minimize the risk of injuries that allows for the winning , make the right decision and be victorious after each encounter. Structural analysis "revisited" will allow us make sense of this symbolic universe of hockey by applying the canonical formula to sport and gender. "Hockey in Quebec is like a religion". Senior hockey is a pretext to understand the deep transformations and the various influences that come from multiple horizons and are reappropriated via cultural diffusion. For the needs of sport culture and social practices are transversal (Warnier, 2008), thus contemporary diffusionism helps to follow these cultural appropriations, often borrowed from aboriginal peoples. One can understand the hockey team as a tribe with its chief and warriors who take any means to state that they are, or where, the strongest, the winners of the "Cup" at a given period in their history, this in the eyes of the women they wish to seduce. In contact sports like hockey, they are often referred to as "Gladiators", which is well represented by their equipment and sticks. Hockey is a man’s world in which masculinity and virility are still very present. Anne Saouter asks the right question in her research on rugby: "But does rugby, sport of virility by excellence in the collective mind require a game of mirrors to validate this virility: the gaze of women?"

7 TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ...... 3

PROLOGUE ...... 4 En guise de reconnaissance ...... 4

RÉSUMÉ ...... 6 L’objet d’étude et le domaine de recherche ...... 6 Rituels et rite initiatique – La masculinité et la séduction...... 6

ABSTRACT ...... 7 The object of study and the field of research ...... 7 Rituals and Initiation Rites – Masculinity and Seduction ...... 7

TABLE DES MATIÈRES ...... 8

TABLE DES ILLUSTRATIONS ...... 13

INTRODUCTION ...... 14 On étudie qui, quoi, comment, où et pourquoi? ...... 15 Les thèmes abordés...... 16 Chapitres 1 et 2 ...... 16 Chapitres 3 et 4 ...... 18 Chapitre 5...... 19 Les deux questions centrales et l’hypothèse de recherche ...... 20

Chapitre 1 L’objet d’étude : le hockey, l’anthropologie, la culture et la masculinité...... 22 1. Qu’est-ce que le hockey senior au Québec? ...... 24 1.1 L’aréna – le Forum – le Colisée. Un sport-spectacle ...... 28 1.2 La patinoire ...... 30 2. L’anthropologie et l’ethnographie ...... 33 2.1 L’anthropologie ...... 33 2.2 Le terrain et l’ethnographie ...... 39 2.3 Le hockey : une quadrature culturelle ...... 47 3. L’objet d’étude : la culture du hockey senior au Québec ...... 49

8 3.1 La culture sportive ...... 54 3.2 L'espace sportif ...... 59 3.3 Le sport, le système sportif et la mondialisation ...... 60 3.4 La construction de la masculinité ...... 65

Chapitre 2 Problématique : triptyque théorique, terrain, méthode et ethnographies ...... 67 1. La problématique ...... 67 1.1 La question et l’hypothèse de recherche ...... 69 1.2 La recherche empirique et méthodologie ...... 72 1.3 Le triptyque théorique...... 76 1.3.1 Le diffusionnisme contemporain ...... 79 1.3.2 Le structuralisme « revisité » ...... 88 1.3.3 L’application de la formule canonique à l’univers symbolique du sport et du genre ...... 95 2. Enquête sur le terrain et la méthode...... 101 2.1 L’éthique et la confidentialité de cette recherche ...... 104 2.2 Les entrevues et les parties ...... 106 2.3 L’observation participante active ...... 109 3. Ethnographies du et des sports : des prédécesseurs importants ...... 110 3.1 Alfred Métraux, anthropologue (1902–1963). Hockey – Amérique du Sud. Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967, 290 pages...... 111 3.2 Arjun Appadurai, anthropologue (1949 - ). Le cricket – Inde Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996), 334 pages...... 115 3.3 Williams Nuytens, sociologue (1973 - ). Le football – France L’épreuve du terrain. Violences des tribunes, violence des stades. Rennes, PUR, 2011, 196 pages...... 117 3.4 Anne Saouter, anthropologue. Le rugby – France « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2001, 202 pages...... 120 3.5 Julien Clément, anthropologue (1978 - ). Le rugby – Samoa « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, 205, Paris, Éditions EHESS, 2013, pp. 79-98...... 122 3.6 Clifford C. Geertz, anthropologue (1926-2006). Combat de coqs – Bali Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983), 256 pages. « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs à Bali ». Pp. 165-215...... 125

9 3.7 Fabrice Duval, anthropologue Le palin – Chili. « Le palin mapuche (Chili) ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 139 - 154...... 128 3.8 Eduardo P. Archetti, anthropologue, (1943 – 2005), Polo et football – Argentine. « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, Ministère de la culture, 1995, pp. 73 – 90...... 130 3.9 Richard Rhodes, anthropologue (1943-2005), Le – Ojibwa. « Le baseball et l’emprunt culturel chez les Ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, pp. 9-18...... 133 3.10 Fabrice Delsahut, anthropologue. - Les sports amérindiens. « Sport et habitus culturels chez les Amérindiens. Entre tradition et modernité ». In: Techniques et cultures (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 155 - 176...... 136 3.11 Loïc J. Wacquant, sociologue, (1960-) La boxe – Chicago. Wacquant Loïc J. D. Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, pp. 33-67...... 138

Chapitre 3 Ethnographie (Partie 1) L’identité : les partisans, la rivalité, les rituels et les rites initiatiques ...... 145 1. L’identité ...... 145 1.1 L’identité individuelle et de l’équipe ...... 147 1.2 Les vestiaires (la chambre de hockey) ...... 151 1.3 Les gradins (les estrades) ...... 154 2. Les partisans et les supporteurs ...... 155 3. La construction de la rivalité ...... 159 4. Les rituels et les rites initiatiques ...... 161 4.1 Les rituels individuels ...... 171 4.2 Les rituels de l’équipe ...... 174 4.3 Les rituels des instructeurs ...... 180 4.4 Les superstitions ...... 184 4.5 Les rites initiatiques ...... 188 5. Système de croyances : structure mythico-rituelle ...... 194

Chapitre 4 Ethnographie (Partie 2). La masculinité : la confrérie, la violence, les « gladiateurs modernes » et le genre au hockey ...... 199 1. La confrérie et le vestiaire – lieu sacré ...... 202 1.1 La confrérie : le monde des hommes ou un monde d’homme? ...... 203

10 1.2 Les Compagnons du Devoir du Tour de France ...... 206 1.3 Le vestiaire – la chambre de hockey – la « maison » ...... 209 1.4 La « maison des hommes ». Ethnographies comparées ...... 218 2. Sport-spectacle, intimidation et bagarres au hockey ...... 231 2.1 La violence, le masculin et les sports ...... 237 2.2 La rivalité des équipes ...... 243 3. Les « gladiateurs modernes » et la séduction des femmes par le hockey ...... 245 3.1 La question des genres – polarité sexuelle au hockey ...... 247 3.2 Les éléments « genrés » ...... 252 3.3 La troisième mi-temps ou l’après-match au bar et la séduction ...... 258 3.4 Allons au bar de danseuses : joueurs et spectateurs ...... 269 3.4.1 Arène inversée, du Colisée au bar de danseuses ...... 272 3.4.2 Un sport-contact et la danse-contact ...... 274 3.4.3 Corps en spectacle : féminité et masculinité ...... 275

Chapitre 5 La culture du hockey : origine, histoire et mondialisation ...... 280 1. Un domaine de recherche : l’anthropologie du sport ...... 280 1.1 Quelques auteurs en anthropologie et en sociologie du sport ...... 283 1.2 Les facteurs de développement du sport ...... 289 1.3 Les fonctions sociales du sport ...... 295 2. La culture du hockey : origine, histoire et mondialisation ...... 305 2.1 Les origines du hockey et leurs influences autochtones ...... 305 2.1.1 L’histoire de Black Hawk – Faucon noir (1767-1838) – Chef de la Nation Sauk and Foxes ...... 309 2.1.2 Les Indians de Cleveland – Louis Sockalexis ...... 316 2.1.3 Hockey et Autochtones ...... 317 2.1.4 L’héritage de la crosse – baggataway des Iroquois ...... 319 2.2 Brève histoire d’un « sport moderne » : le hockey sur glace ...... 323 2.3 Le hockey en tant que culture et phénomène d’enculturation ...... 329 2.3.1 La culture et les cultures ...... 330 2.3.2 La culture du hockey senior ...... 335 2.4 La créolisation et la mondialisation de la culture hockey...... 339

11 2.5 Le Graal, la coupe et les trophées ...... 342 2.6 Un gradient : les coureurs de bois – les bûcherons, les draveurs et les joueurs de hockey – ...... 344 3. Conclusion ...... 357

CONCLUSION GÉNÉRALE ...... 360

BIBLIOGRAPHIE ...... 371 Volumes ...... 371 Articles scientifiques...... 381 En ligne : articles et auteurs...... 384 En ligne : sites web ...... 385 Films et documentaires ...... 386 Musiques ...... 388

ANNEXES ...... 389 Illustrations et photos complémentaires ...... 389 Photos d'archives personnelles...... 396 Lexique...... 402

12 TABLE DES ILLUSTRATIONS

Illustration 1 : La patinoire ...... 30

Illustration 2 : Modification du schéma guttmannien, selon Darbon ...... 61

Illustration 3 : Balle et bâton du shinny ...... 85

Illustration 4 : Le vestiaire GRÉGAIRES / SOLITAIRES ...... 210

Illustration 5 : Capital global – Capital culturel, selon Bourdieu...... 294

Illustration 6 : Logo de l'équipe « Blackhawks » de Chicago...... 311

Illustration 7 : Hockey chez les Mataco – Chaco Argentine – Bolivie ...... 313

Illustration 8 : Première partie de hockey au (Montréal, 1875) ...... 325

Illustration 9 : Bâton de hockey « Micmac » et patin à lame « Starr »...... 327

Illustration 10 : Partie de hockey dans la ville de Québec – à la fin du 19e siècle ...... 328

13 INTRODUCTION

D’entrée de jeu, nous avons choisi d’étudier la culture du hockey senior au Québec et la mondialisation, car nous sommes certains qu’il existe une terre en jachère qui a très peu été étudiée sous l’angle de l’univers symbolique du hockey1 et de la construction de la masculinité. D’autre part, en ce qui a trait à la mondialisation, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que le système sportif international, selon Sébastien Darbon, est universel, entre autres, par les règlements, les dimensions de l’espace sportif (exemple : terrain), le nombre de joueurs, l’équipement, l’égalité des chances de gagner et le temps alloué aux parties. Le sport est un acteur de premier plan dans le phénomène de la mondialisation, mais il est trop souvent laissé pour compte, en raison, selon nous, de sa dimension ludique.

Bien entendu, l’étude de ce sport se fait à travers l’observation des joueurs, des partisans, mais aussi de tout ce qui les entoure, bref, de l’environnement sportif. Étant donné que le sujet de notre mémoire de maîtrise portait sur la culture golfique, une recherche dans le domaine de l’anthropologie du sport, pourquoi ne pas y donner suite ou poursuivre plus profondément l’analyse? Il y a de plus en plus de recherche en anthropologie du sport et nous croyons que c’est un terreau fertile. Par exemple, la pratique du golf vient d’Écosse et le hockey sur glace2 est le sport national du Canada. De manière symétrique, les joueurs se retrouvent entre amis au « Club house » ou dans un pub écossais pour boire un bon « scotch » après une ronde de golf, ou bien savourer en équipe une bonne « pilsner » canadienne dans la « fameuse » chambre de hockey. Ces événements ludiques sont teintés de rituels, de rites initiatiques et de superstitions extrêmement riches en symbolique.

1 Notes : définition simple de l’univers symbolique. L'ensemble de tout ce qui existe dans le monde du hockey relié de près et de loin aux symboles. Par extension ce qui comprend les signes, les emblèmes, les symboles, les gestes, les paroles et les rituels à connotation symbolique qui relève d’un système de croyances étudié, souvent, par la sémiotique. 2 Nous utiliserons le terme « hockey » pour « hockey sur glace » tout au long de la thèse et si nous parlons du hockey sur gazon nous le spécifierons afin de ne pas créer de confusion entre les deux sports.

14 Nous sommes bel et bien en mesure d’établir un parallèle culturel entre les sports en comparant le « vestiaire des joueurs » de rugby en France ou celui du hockey au Québec sous l’angle de la construction tangible de la masculinité. On remarque aussi la construction identitaire locale et nationale, souvent en porte-à- faux, pour le hockey au Canada (Québec), pour le polo et le football en Argentine (Buenos Aires – Cordoba) et à travers le rugby en Afrique du Sud (Coupe du monde - 1995). Nous nous retrouvons dans un même monde ludique et compétitif, très similaire malgré la distance géographique. Il y a là pour l’anthropologie et l’anthropologue américaniste un monde à découvrir, à identifier, à explorer, à comprendre et à analyser.

On étudie qui, quoi, comment, où et pourquoi?

Voilà de belles questions, surtout fondamentales, pour l’anthropologue qui veut étudier et comprendre les us et coutumes d’un peuple, d’une culture. Nous voulons approfondir l’analyse et la réflexion au sujet du hockey en tant que véhicule culturel, mais aussi comme une réalité contemporaine mondiale. Nous avons observé et séjourné auprès des joueurs de hockey de calibre senior dans leur pratique sportive, qui relève d'une passion, mais aussi d’un haut niveau de compétition. Ces joueurs sont âgés de 20 à 40 ans, ils occupent un emploi la semaine et jouent les fins de semaine, une partie localement et une deuxième « sur la route » (c'est-à-dire sur la patinoire de l'adversaire). Une mince compensation monétaire, trop minime pour être qualifiée de revenu, vient compenser le coût de l’équipement qui est à la charge du joueur. Qu’est-ce que l’on veut étudier? Nous voulons mesurer comment se construit la masculinité et en même temps essayer de découvrir les éléments genrés qui conduisent à la séduction réciproque des femmes. Comment un sport avec contact, viril et robuste, qui est avant tout un sport-spectacle, attire-t-il autant l’attention des gens, des partisans et des « groupies »?

Nous devons aussi passer sous la loupe tous les emprunts culturels et symboliques qui proviennent des Premières Nations américaines. Entre autres,

15 les différents jeux de balle, mais particulièrement le shinny, la crosse et le palin qui ont été trop souvent laissés de côté dans l’explication de l’origine du hockey sur glace et sur gazon et du processus qui a mené à la construction et l’apparition du hockey.

Les sociétés capitalistes et post-industrielles occidentales ont une forte tendance à s’approprier les inventions d’autrui, comme si les Premières Nations n'appartenaient qu’au passé et qu’on les avait placées dans la case « primitif – sauvage ». Cette approche comportementale est très occidentalocentriste, voire même postcoloniale, et révèle une prétention à la supériorité culturelle. Quand celle-ci est alimentée par un ethnocentrisme-chauvinisme, ceci fait en sorte que l’histoire n’est racontée que par le « chasseur et non le lion » comme le dit si bien le vieil adage. Nous voulons démontrer que le hockey est un véhicule culturel, identitaire, symbolique, masculin, mondial et que ses origines sont en partie autochtones.

Les thèmes abordés

Chapitres 1 et 2

Nous définirons dans ces deux chapitres l’objet de l’étude et sa problématique. Au chapitre un nous débutons par l’explication de ce qu'est le hockey amateur senior qui se situe à mi-chemin entre les ligues professionnelles en Amérique du Nord et les ligues dites de « garage » qui sont moins compétitives3. Nous expliquerons également le contexte physique : l’aréna, la patinoire, les bancs des joueurs, de pénalité et ainsi de suite.

En second lieu, nous passerons en revue notre vision de l’anthropologie en travaillant les notions de culture et d’ethnographie. De cette manière, nous pourrons attaquer la partie plus substantielle de ce chapitre en nous attardant

3 Les ligues dites de « garage » permettent la pratique du hockey récréatif pour les adultes, une activité ludique. On y joue une fois par semaine, sans contact mais avec un arbitre pour appliquer les règlements.

16 aux notions principales qui contextualisent notre objet d’étude. Voici ces notions : il importe de bien faire la distinction entre jeu et sport organisé, par la suite entre les sports individuels et les sports d’équipe, voire ceux où les joueurs s’affrontent ou sont séparés par un filet ou contre la nature domestiquée. D’une manière intrinsèque, l'espace sportif et la culture sportive sont parties prenantes de l’ensemble appelé « sport ». Nous présenterons finalement les critères qui guident l'organisation du système sportif mondialisé, notamment l’organisation des rencontres internationales et les coupes du monde.

Le second chapitre est entièrement relié à la problématique, qui contient la question et l’hypothèse de recherche. On y retrouve les justifications de la recherche empirique et de la méthodologie. Ce chapitre place les balises du cadre théorique. Nous sommes finalement arrivés à une forme de triptyque théorique comme suit : l’utilisation du diffusionnisme contemporain pour comprendre les aléas des emprunts culturels. Nommer le structuralisme « revisité » pour « tenter » d’appliquer la formule canonique à l’univers symbolique du sport et du genre, donc procéder à une analyse structurale. En dernier lieu, essayer de comprendre la construction de la masculinité et la séduction.

Bien entendu, nous parlerons de l’enquête sur le terrain et de la sélection de notre méthode. Nous aborderons aussi la question de la confidentialité de nos informateurs et la notion d’éthique. In fine, nous avons opté pour les entrevues semi-dirigées et privilégié la technique de l’observation participante « active ».

Nous présenterons une section ethnographique qui est un prolongement logique des écrits précédents dans la mesure où nous avons fait un travail de reconnaissance des « meilleures » ethnographies disponibles, des matériaux ethnographiques de différents sports et auteurs. Cette revue de littérature ethnographique, qui pourrait être qualifiée de bibliographie commentée, permet d'apprécier comment notre propre contribution ethnographique s'insère dans l'ensemble. Nous nous sommes appuyés sur ces travaux pour baliser le chemin

17 menant aux objectifs de notre recherche. Ces ethnographies des sports comportent toutes des originalités et des points d’ancrage fort importants que l’on ne peut passer sous silence.

Chapitres 3 et 4

Passons maintenant à l’ethnographie, à la matière première de cette thèse, qui est divisée en deux parties, soit les troisième et quatrième chapitres. Au chapitre trois, l’ethnographie tourne autour de l’identité, de l’univers symbolique et des rituels. Nous analyserons les thèmes suivants : la construction identitaire, les identités des joueurs, des équipes et des supporters confrontés dans la rivalité. L’identité nous apparait comme centrale à la construction de la culture du hockey.

Une place importante est laissée aux diverses formes que prennent les rituels, les superstitions et les rites initiatiques. Bref, on fait l’analyse du système de croyances (structure mythico-rituelle) et il sera question de tout l’univers symbolique du hockey. En terminant, nous pourrons entrer au cœur même de l’équipe en tentant d’analyser la force des rites initiatiques, marqueurs importants du sentiment d’appartenance.

L’ethnographie du chapitre quatre repose essentiellement sur la construction de la masculinité et par ricochet celle de la féminité. Nous allons développer les thèmes suivants : la confrérie, le vestiaire, l’intimidation, les bagarres et la « violence », souvent dans un but de séduction, mais également dans l’optique du sport-spectacle. Ce seront les thèmes centraux de la recherche. Pour ce qui est de la confrérie et du vestiaire, lieu sacré, ceux-ci mèneront à une comparaison incontournable entre la « chambre de hockey » et les « maisons des hommes » qui sont au centre de l’organisation sociale des Lau et des Baruya en Océanie; la « maison de sudation » en Californie chez les Wintu, les Foothill Yokuts et les Hupa, ainsi qu’en Amazonie avec des rites initiatiques chez les Bororo.

18 Les questions de genres et de la polarité sexuelle au hockey sont intrinsèquement liées par des mécanismes sociaux que nous avons identifiés comme étant des « éléments genrés ». Sans devancer nos propos, il y a dans le discours une « forme inconsciente » de peur de la représentativité des deux sexes. Nous aborderons cette question à travers les concepts d’homophobie et d’efféminophobie. Nous terminerons le chapitre comme se terminent les parties, c’est-à-dire au bar du commanditaire, ou là encore, la question des genres et de la séduction sont présentes. Il s'agit de ce lieu que les Français, en particulier Anne Saouter et Sébastien Darbon, nomment « la 3e demie », un lieu privilégié de rencontre avec les partisans et les partisanes.

Chapitre 5

Nous voilà déjà dans le 3e tiers de la thèse avec le dernier chapitre, qui se retrouve peut-être un peu loin dans la séquence, mais qui vient cristalliser l’ensemble de la réflexion et de l’analyse. Le chapitre cinq portera sur la culture du hockey, son origine et son histoire, ainsi que sur le domaine de recherche : l’anthropologie du sport. L’anthropologie a construit suffisamment d’outils méthodologiques et d’approches théoriques pour identifier, comprendre et analyser ce champ d’investigation avec le but d’aller au-delà des apparences et d’entrer au cœur des systèmes de croyances, des organisations mentales et sociales, des structures conscientes et inconscientes que forme ce fait social total, la culture du hockey. Nous avons ausculté les facteurs de développement et les fonctions sociales du sport et elles sont nombreuses.

Il a aussi fallu faire un détour important et crucial dans l’histoire du monde et des Amériques afin de retourner aux origines du hockey. Des pistes précieuses se sont ouvertes à travers les jeux de balle, le shinny, la crosse et le palin mais aussi à travers les histoires épiques des Black Hawks de Chicago et des Indians de Cleveland. Ceci dit, nous approfondirons une piste, déjà avancée, celle de l’histoire, qui nous révèle la situation des Premières Nations au moment de la rencontre de ces « nouveaux visiteurs » venus d’Europe que sont les coureurs

19 de bois, les bûcherons, les draveurs et aujourd’hui, probablement dans une suite logique (ou pas), les joueurs de hockey. Autant de détours qu’il fallait entreprendre, jusqu’à aller du côté de la créolisation et de la mondialisation des cultures. D’autre part, nous allons partiellement déblayer le chemin ou plutôt, entamer une nouvelle piste, celle d’une suite diachronique nord-américaine dans la construction de la masculinité, sans oublier que cette masculinité ne peut se définir sans penser aux femmes qui gravitent autour de cet environnement viril à travers une séduction réciproque. Y aurait-il lieu d’entrevoir un lien entre les coureurs de bois, les camps de bûcherons, les draveurs et les joueurs de hockey? Voilà en résumé ce que seront les sujets du chapitre cinq.

« Le sport est une plate-forme unificatrice de la culture. » Barack Obama

Les deux questions centrales et l’hypothèse de recherche

Les questions et l’hypothèse de notre problématique en deux volets :

A) Dans un contexte de pluralisme idéologique et d’individualité accrue, où l’économie est reine et où la symbolique semble mise à l’écart, nous tenterons de démontrer qu’il existe un univers symbolique ritualisé dans les sports, du moins au hockey.

1- Est-ce qu’il existe un univers symbolique dans la culture du hockey suffisamment déployé et organisé pour en faire ressortir des structures symboliques et y voir au passage des systèmes transformationnels à travers des emprunts culturels aux Premières Nations et aux Européens?

20 B) Au 21e siècle, nos sociétés postmodernes et hypermodernes sont à un moment où l’on promeut l’atteinte d'un objectif d'égalité ou d'équité des sexes. Nous nous interrogerons sur le hockey comme « refuge » ou « bastion » de la différenciation des sexes.

2- Est-ce que le hockey sur glace avec contact serait un lieu de prédilection pour la construction de la masculinité, au sens de la virilité masculine, et devient-il un moyen de séduction auprès de la gent féminine? Comment analyser et expliquer qu’une opposition entre la virilité - brutalité et la séduction en vienne à se consolider pour définir et affirmer la féminité et la masculinité dans les relations entre les sexes?

Voilà notre hypothèse de recherche :

Il existe une mise en scène symbolique des rituels, surtout dans la chambre de hockey, lieu sacré de la masculinité, qui met en relief un univers symbolique intangible qui se mesure à partir de la formule canonique appliquée au sport, dans ce cas-ci le hockey. Il existe aussi en parallèle une construction de la masculinité à travers les contacts virils physiques sur la patinoire en tant que sport-spectacle qui séduit la gent féminine.

21 Chapitre 1 L’objet d’étude : le hockey, l’anthropologie, la culture et la masculinité

« La culture est universelle en tant qu’acquisition humaine, mais chacune de ses manifestations locales ou régionales peut être considérée comme unique. »

Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952 (1948), p. 7.

Nous avons arrêté notre choix sur une citation de Melville Herskovits (1895- 1963) mise en exergue, car cette pensée nous mène droit au but de cette recherche qui essaiera de mesurer une manifestation culturelle locale et régionale d’un sport, en l’occurrence le hockey. Le sport est un véhicule culturel et ce sera le thème central afin de définir et d’appliquer la théorie à l’ethnographie. Ce chapitre sert à illustrer la pertinence de notre objet d’étude en puisant dans les écrits de l’anthropologie classique, qui selon nous sont souvent très contemporains et surtout fort révélateurs.

Dans un premier temps, nous nous attarderons à préciser et résumer brièvement ce qu’est le « hockey senior » au Québec. Nous procéderons d’abord à un survol des aspects humains : la nécessité athlétique, l’âge, les organisations, la fraternité entre les joueurs, la robustesse et également l'aspect « sport-spectacle » avec les nombreux combats permis. Nous traiterons aussi de l'organisation de l'espace : l'édifice (souvent désigné sous les termes d'Aréna4, Forum ou Colisée), la patinoire, le banc des joueurs et celui des pénalités où l’on purge les punitions. Ce tour d’horizon permettra de saisir dès le début l’essence d’un sport joué par des passionnés, avec ses particularités le distinguant d'autres sports.

4 Au long de cette thèse, nous désignerons généralement l'édifice qui abrite la patinoire et où sont jouées les parties sous le terme d'« aréna ». Il s'agit évidemment d'un dérivé du terme « arène » ayant transité par l'anglais. Dans le contexte québécois, il s'agit d'un nom commun de genre masculin (un aréna). Marie-Eva de Villers, Multi-Dictionnaire de la langue française : « ARÉNA n.m. Centre sportif couvert comprenant une patinoire. Il y a une partie de hockey ce soir à l'aréna. »

22 Par la suite, nous expliquerons notre compréhension de l’anthropologie et de l’ethnographie sur le plan de la sémantique. Le hockey senior au Québec sera notre exemple ethnographique. Il s’agit de démontrer les influences et les emprunts culturels aux Premières Nations, dont plusieurs traditions et rituels de ceux-ci qui se perpétuent depuis plusieurs siècles sur le continent américain, tels le shinny5, les jeux de balles et la crosse. Nous aborderons rapidement la question de l’anthropologie culturelle du sport, ainsi que le contexte historique du développement contemporain de ce dernier, et plus précisément du hockey au Québec. En même temps, et paradoxalement, la force des identités nous présente une « culture » du hockey à caractère très local, très régional, très provincial, très national et intrinsèquement très nord-américain.

Finalement, nous définirons notre objet d’étude; la culture du hockey senior au Québec et ce qui en découle. De manière succincte, nous survolerons les cinq principaux concepts qui convergent vers une vision plus holistique des sports : la culture sportive, l'espace sportif, le système sportif, la mondialisation et la construction de la masculinité. Disons que l’on va placer et camper notre objet d’étude.

La culture du hockey senior nous semble de prime abord suffisamment complexe et riche ethnographiquement pour prendre le temps de placer toutes les pièces sur l’échiquier afin de démontrer que la thèse du diffusionnisme contemporain6,

5 Stewart Culin ne fournit aucune étymologie du mot, ni de justification de son emploi. The American Heritage Dictionary définit shinny comme un « jeu de hockey sommaire auquel se livrent les écoliers » et suggère que le mot dériverait de l’expression « shin you », « je te donne des coups dans les jambes ». Vraie ou fausse, cette étymologie a l’avantage de traduire la nature brutale du jeu. In: Emmanuel Désveaux, Quadratura Americana, Genève, Georg, 2001, p. 291. 6 Diffusionnisme contemporain : L’apport théorique du diffusionnisme contemporain que nous avançons, en complément au « diffusionnisme classique » se définirait comme suit : l’idée de base est qu’il y a beaucoup moins d’inventions qu’il y a d’emprunts, c’est un fait indéniable. Deuxièmement, il n’y a pas d’unique foyer culturel de la naissance ou de l’apparition d’un produit, d’un outil, d’une idée, d’un mythe ou d’un sport. En tout temps et en tout lieu, il est plus que possible qu’un élément culturel puisse « apparaitre », « être emprunté », se « transformer » et « disparaître » et ce, partout sur la planète dû à la grande diversité culturelle, à l’instantanéité des communications (internet), mais surtout et également en lien avec l’unité de l’espèce humaine et de ses capacités intellectuelles similaires.

23 dans une mondialisation de la culture7, est de plus en plus présente, en action et en perpétuel mouvement. Nous tenterons aussi de voir comment les Européens viendront transformer les traditions en place par l’établissement d’un système sportif8 vers le milieu du 19e siècle.

« Apprécier la signification du sport, à la fois en tant que système et en tant que collection de pratiques spécifiques (boxe, aviron, tennis, football, Hockey…), c’est donc s’intéresser à son histoire – celle de sa naissance et de son développement. Mais c’est aussi prendre en compte une dimension essentielle du phénomène qui est celle de l’extraordinaire extension qu’il a connue dans le monde à partir de la deuxième moitié du 19e siècle. De ce point de vue, la diffusion du sport constitue une sorte de métaphore de la globalisation, dont il est en même temps un vecteur efficace. On y trouve en effet la tension caractéristique entre les tendances à l’universalisation – en tant qu’ensemble de pratiques nées pour l’essentiel en Angleterre et adoptées par des sociétés aux valeurs culturelles souvent bien différentes – et les tendances à la réappropriation par lesdites sociétés. Face au facteur universalisant que constitue la nécessaire application des règles du jeu identiques, chaque société d’accueil reste libre d’imprimer, dans les limites imposées par le système sportif, sa marque spécifique en termes de style de jeu, d’organisation de la pratique ou d’enjeux culturels et sociaux. (Darbon 2008) »9.

1. Qu’est-ce que le hockey senior au Québec?

Le hockey senior au Québec est d’abord et avant tout un sport-spectacle. Le hockey est le sport le plus rapide au monde, qui dépend de l’unique motricité du corps humain sur des patins à lame (sans moteur, ni vent, ni roue, ni dénivellation, et sans aviron) et se pratique sur une surface plane et glacée. Ces conditions font que les joueurs, sorte de « gladiateurs des temps modernes », doivent se munir d’un équipement particulier de protection, de patins, d’un bâton courbé et d’une rondelle (palet). La pratique de ce sport demande des habiletés

7 L’expression « mondialisation de la culture » désigne cette circulation de produits culturels à l’échelle du globe. In: Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), p. 3. 8 Voir les principaux critères constitutifs du système sportif, les éléments qui se situent au cœur même du système sportif. Voir le chapitre 1, à la page 63 de cette thèse. 9 Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, Paris, L’Harmattan, 2014, p.13.

24 particulières telles; conserver l’équilibre sur deux minces lames de métal; rester debout lors des robustes mises en échec; l’agilité afin de se déplacer librement sur la patinoire en effectuant des jeux spectaculaires; la coordination nécessaire à effectuer des lancers et des passes en mouvement d’une rondelle de caoutchouc vulcanisé de trois pouces de diamètre et d’un pouce d’épaisseur. Ajoutons que le jeu nécessite une forme et une force physique pour encaisser les coups et éviter les blessures constantes. Finalement, il faut parfois devoir « jeter les gants » et entreprendre un combat à mains nues contre un adversaire, un affrontement que la règle réprouve, mais qui fait partie du jeu depuis toujours et n'est pas automatiquement sanctionné d'une expulsion de la partie, à la différence de ce que l'on observe dans la plupart des autres sports normés d’un système sportif.

Pour ceux qui seraient moins familiarisés avec ce sport, il nous semble important de préciser quelques détails. Le hockey est un sport d’équipe et de contact, ce qui le différencie dans sa pratique des sports individuels et des sports d’équipe sans contact. Il y a douze joueurs en présence sur la patinoire, dont deux gardiens de but. Il y a trois attaquants ou « joueurs d’avant » et deux défenseurs dont les positions peuvent se substituer à l’occasion. Quand une pénalité est décernée à un joueur, l'équipe se retrouve en désavantage numérique pour la durée de la punition. La durée d’une partie est de soixante minutes chronométrées divisées en trois périodes de vingt minutes. À la fin, si l’égalité subsiste toujours, il y a une période supplémentaire de cinq minutes et si c’est toujours le cas, le sort du gagnant se décidera en tirs de barrage. Il y a un exploit qui est souligné chaleureusement par les joueurs et spectateurs, soit lorsqu’un joueur marque trois buts dans la même partie. On appelle cela un « tour du chapeau » de l’anglais « Hat trick », expression qui nous viendrait du cricket.

Le hockey senior au Québec c’est trois ligues de hockey amateur et semi- professionnel organisées pour les adultes de 20 à 40 ans. Ce sont la Ligue Nord- Américaine, la Ligue Senior AAA et la Ligue Senior AA qui sont établies

25 uniquement sur le territoire de la Province de Québec au Canada. Ces ligues sont composées de plusieurs organisations d’équipes situées dans différentes villes de la province. Chaque ligue a un président et un conseil d’administration ou un conseil exécutif qui s’occupent de leur bon fonctionnement. Sur ce conseil, on retrouve : le président, le vice-président, le responsable des communications, le registraire, le directeur de marketing, le responsable des arbitres, le préfet de discipline et des gouverneurs qui représentent leur équipe respective. Il existe certaines variantes dans la composition du conseil exécutif ou administratif mais en général cela représente très bien l’organisation des ligues de hockey senior au Québec. Le hockey est un sport d’équipe qui se joue avec des règles et des règlements bien précis; lors des parties, des arbitres surveillent et si nécessaire pénalisent les joueurs. L’ensemble des ligues est supervisé par un organisme gouvernemental appelé « Hockey Québec »10, le seul organisme reconnu et mandaté pour ce faire par le gouvernement du Québec.

Toutefois, chacune des équipes comporte divers niveaux internes d'organisation. On y retrouve habituellement un président, un propriétaire ou un commanditaire principal, un responsable de l’administration, un responsable des communications et de la publicité, un directeur-gérant, deux instructeurs, deux préposés à l’équipement, un ou une infirmière, parfois un ou une thérapeute, un ou une statisticienne, une dizaine de bénévoles pour les guichets à l’entrée et des gardiens de sécurité. Dans chacune des fonctions, les rôles sont bien définis et partagés afin de ne pas créer de confusion ou de litige. Finalement, il y a les joueurs qui, il va sans dire, sont au centre du spectacle. Nous pourrions définir chacun des rôles ou chacune des fonctions, mais nous ne croyons pas que cela soit nécessaire, car l’objet de notre étude s’oriente particulièrement sur le hockey, les parties, les joueurs, la masculinité, les partisans, l’espace sportif, le sport-spectacle et tout l’univers symbolique qui englobe cette pratique sportive. Précisons que les joueurs de hockey senior exercent un emploi à l’extérieur du

10 En ligne : http://www.hockey.qc.ca/fr/index.html. La mission de Hockey Québec est d’offrir un environnement positif, sécuritaire et accessible, ainsi que des programmes axés sur l’apprentissage et le plaisir pour toutes les joueuses et les joueurs de hockey au Québec.

26 hockey, la rémunération associée au hockey senior n'étant jamais d'un niveau tel qu'elle permette à elle seule de « gagner sa vie ». Les joueurs sont de fervents amateurs de ce sport qui se retrouvent dans un esprit de groupe, de « gang », une sorte de repère pour les hommes, une fraternité, une confrérie. Il est important d’ajouter que certaines organisations connaissent au fil de la saison des difficultés financières ou une incapacité à trouver les joueurs adéquats pour maintenir un bon niveau de compétition. Il faut mentionner que c’est dans l’adversité que ces équipes se maintiennent, souvent à bout de bras, en compétition année après année.

Le hockey senior a la particularité d’être robuste avec des contacts sévères. On définit souvent ce sport, dans le langage populaire au Québec, comme « un sport pour hommes », faisant référence ici aux caractéristiques stéréotypées masculines. Ce sport a son cachet, son charme, son excitation et remplit les arénas d’une vingtaine de villes de la province toutes les fins de semaine particulièrement les vendredis soirs, les samedis soirs et les dimanches après- midi, du mois d’octobre au mois d’avril. Celui-ci fait le bonheur des partisans de tous âges et des deux sexes depuis près d’un siècle, une activité ludique à prix modique. Comme le répètent si souvent les spectateurs : « On en a eu pour notre argent! ». On ajouterait que le hockey serait dans la même catégorie que le rugby, le football américain et la crosse, en matière de robustesse. Au-delà de ces sports, on en retient trois, plus robustes et plus violents : le calcio florentin – calcio fiorentino –11 , la boxe et les combats extrêmes.

11 Note personnelle : le calcio florentin est-ce vraiment un sport? On peut se questionner. En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Calcio_florentin : Le calcio florentin (appelé calcio in costume, calcio in livrea ou calcio storico fiorentino en italien) est un sport collectif florentin de la Renaissance. Disparu au cours du XVIIIe siècle, il fut relancé à Florence dans les années 1930. Une compétition opposant quatre quartiers de la ville se déroule désormais chaque année à la mi-juin sur la piazza Santa Croce. Inspiré d’un jeu de balle ancien et de lutte romaine, le calcio florentin voit s'affronter deux équipes de 27 joueurs qui cherchent à marquer le plus de buts à l'adversaire. La quasi-absence de règles fait qu'il est souvent considéré comme le jeu collectif le plus violent au monde.

27 1.1 L’aréna – le Forum – le Colisée. Un sport-spectacle

L’aréna est le lieu de prédilection des joueurs de hockey, c’est une patinoire glacée couverte et par extension un complexe sportif. L’étymologie du mot « aréna » en latin provient du mot arène qui fait référence à un espace circulaire sablé, au centre des amphithéâtres romains, où se livraient les combats de gladiateurs, fait intéressant sur le plan de la sémantique. On utilise le mot arène pour la lutte, la boxe, mais aussi dans le sens de l’arène politique. En espagnol, aréna signifie sable. Il est important de faire ces nuances, car il y aura une analogie plus loin entre le spectacle que donnaient les gladiateurs et les bagarres entre joueurs de hockey, ces pugilistes, ces belligérants qu’on appelle « goons » dans le langage populaire. Le plus célèbre de ces arénas est certes le Colisée de Laval qui abritait les Chiefs de Laval (1998-2006) de la Ligue Nord- Américaine de hockey qui avait surnommé l’amphithéâtre « The house of pain » (La maison des douleurs). Le nom des Chiefs de Laval fait référence aux Chiefs de Charlestown dans le film culte Slapshot (1977) mettant en vedette Paul Newman12.

D’abord, énumérons les dix villes et équipes de la Ligue de hockey senior AA de la Mauricie. Il y a le Tribal du Cap-de-la-Madeleine, le Hockey Lemay de Shawinigan-Sud, le IGA / MBI de Nicolet, le Harley-Bécancour de Trois-Rivières, les Castors de St-Tite, le Boum de St-Boniface, la Brassette L’Ami de Louiseville, les Forestiers de La Tuque, le Tomahawk de Donnacona et le JDHM Nettoyage de St-Marc des Carrières. On note que certains noms d'équipes relèvent d'un animal (castor), d'un objet (tomahawk) ou d'une occupation dominante dans la collectivité (forestiers), alors que d'autres font directement référence à l'entreprise qui commandite et rend possible les opérations de l'équipe.

12 Ce film Slapshot a été présenté au public francophone européen dans une traduction différente de celle utilisée dans la version québécoise (Lancer frappé) et aussi sous un titre différent, ayant été remplacé par La Castagne en France.

28 L'édifice qu'est l’aréna se divise en plusieurs parties et espaces, dont certains sont accessibles au public alors que d'autres sont réservés ou privés. Les arénas ne sont pas tous bâtis exactement de la même façon. Celui que nous choisissons ici pour référence est celui de St-Marc des Carrières. Très souvent, l'aréna porte le nom d’une personnalité associée à la ville. Dans ce cas-ci; c’est l’Aréna Chantal Petitclerc, médaillée aux Championnats du monde et des Jeux paralympiques dans la discipline de course en fauteuil roulant, maintenant sénatrice du Parlement canadien depuis le 18 mars 2016. Au total, elle a remporté vingt-et-une médailles dont; quatorze médailles d’or, cinq d’argent et deux de bronze. D’ailleurs dans les discours de motivation d’avant partie, les instructeurs cherchent toujours de nouvelles idées pour motiver les troupes. Par exemple, avant une partie, la direction avait invité Chantal Petitclerc à venir prononcer un message de courage et de ténacité dans le vestiaire de l’équipe. L’expression qui dit : « on pouvait entendre une mouche voler » est bien de mise, car il y avait vingt joueurs concentrés et respectueux du message livré avec une finale d’applaudissements, de poignées de main et de félicitations. Elle avait également fait la mise en jeu officielle du rituel protocolaire des célébrations d’avant partie. Inutile d’ajouter que la victoire fut facilement acquise.

Nonobstant leurs différences de structures, les arénas associés aux équipes de hockey senior comportent toujours quatre grandes sections : 1) les vestiaires des arbitres, des joueurs locaux et des joueurs visiteurs (toujours distincts); 2) les gradins destinés au public, comportant eux-mêmes des zones destinées aux publics local et visiteur; 3) la patinoire (surface glacée); 4) le restaurant-bar, souvent situé près des salles de bain.

Dans les espaces réservés ou privés, on retrouve : le bureau du gérant de l’aréna; la salle des machines à réfrigérer la glace et la surfaceuse de la patinoire; une salle de réunion et des loges privées corporatives; l’espace des employés qui entretiennent l’aréna; et finalement une boutique « pro-shop » où sont vendus des bâtons de hockey et accessoires et où on offre un service

29 d'affûtage des patins. De manière variable d’un aréna à l’autre il y a un espace aménagé pour le DJ (disk jockey) qui s’occupe de la musique et de l’ambiance, car à partir du moment où les premiers partisans commencent à franchir les guichets afin de trouver les meilleurs endroits pour s’asseoir, et alors que les joueurs locaux font leur entrée, une musique « rock » est diffusée. L’atmosphère de l'aréna devient alors plus partisane et ça « sent l’adrénaline ».

1.2 La patinoire

La « surface glacée », la « patinoire », la « glace » sont des synonymes quand on parle de cet espace réservé aux joueurs et aux arbitres, où le public n'a jamais accès pendant les parties. Cette surface horizontale et plane n’est ni circulaire ni rectangulaire comme dans d’autres sports et est peinte d'un blanc qui contraste avec la rondelle (palet-disque) noire. La forme de la patinoire se distingue du rectangle par ses quatre coins arrondis. Des lignes peintes divisent la patinoire en trois zones principales, soit la zone locale (ou défensive), la zone neutre et la zone adverse (ou offensive), la zone défensive d'une équipe étant évidemment la zone offensive de l'autre. La limite entre les zones offensive et défensive et la zone neutre est marquée par deux lignes bleues, alors qu'une ligne rouge au centre détermine deux grandes zones symétriques. Ici, on retrouve un ensemble d’oppositions et de dualités : rien n’existe sans son contraire13.

Illustration 1 : la patinoire

13 Voir la photo et les détails de la patinoire à la section des illustrations.

30

La surface glacée est uniformisée en Amérique du Nord et mesure ±61 mètres de long par ±26 mètres de largeur (200pi. x 85pi.) avec des coins ayant un rayon de 8,53 mètres. Les patinoires des compétitions internationales ou olympiques, généralement d'usage en Europe, présentent la même longueur, mais sont plus larges d’environ 4 mètres. Pour le profane ou l’amateur, une patinoire plus large

31 semble un détail anodin, mais il en résulte un jeu moins robuste offrant plus d’espace pour manœuvrer sans toujours être sur le point de se faire frapper, accrocher ou bousculer. À l'inverse, le jeu généralement plus robuste pratiqué en Amérique du Nord est favorisé par une patinoire plus étroite.

Cette surface est maintenue glacée grâce à un système de refroidissement installé sous le plancher de béton. Après chacune des périodes de 20 minutes, une surfaceuse évacue la neige laissée par le patinage et recouvre la glace d'une fine couche d'eau qui remplit les fissures laissées par les patins et gèle rapidement, assurant le maintien d'une surface uniforme et lisse, mais aussi très dure : les chutes s’avèrent parfois douloureuses. Finalement, cette surface est entourée d’une palissade, qu’on appelle la bande, faite en bois recouvert d’un plastique rigide blanc et couronné par des baies vitrées en « plexiglass », un verre très résistant aux chocs. Aux extrémités, on retrouve un filet protecteur aux dessus des baies vitrées pour empêcher la rondelle de blesser un ou des partisans.

La patinoire ainsi décrite constitue un espace très symétrique, aisément assimilable à l'espace de jeu analysé par Claude Lévi-Strauss (1908-2009) :

« Dans le cas du jeu, la symétrie est donc préordonnée; et elle est structurale, pour les deux camps. L’asymétrie, elle, est engendrée; elle découle inévitablement de la contingence des événements, que ceux-ci relèvent de l’intention, du hasard, ou du talent. »14

Au centre de la patinoire et de chaque côté se situent les bancs des joueurs disposés face à face. Cette organisation de l'espace a été amendée au hockey professionnel, où les bancs sont maintenant du même côté à des fins médiatiques et de télédiffusion. D’un côté ou de l’autre on retrouve le banc de pénalités où le ou les joueurs fautifs doivent servir le temps de la punition imposée par l’arbitre en chef, seul autorisé à la décerner.

14 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1983, (1962) p. 47.

32 2. L’anthropologie et l’ethnographie

Dans un premier temps, il importe de circonscrire le champ de recherche auquel s’intéresse l’anthropologie et de définir celui-ci à partir de ce que nous croyons être notre objet d’étude15. L’anthropologie se situe au carrefour des sciences de la nature et des sciences humaines. Assurons-nous à travers la précision de certains concepts que nous sommes au diapason. Ce sera sur ces bases casuistiques que nous allons construire tout l’édifice de cette thèse. D’abord, il semble important de cerner l’anthropologie à partir d’un ancrage épistémologique éprouvé. Sur ce, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) nous interpelle au chapitre deux : « L’ethnologue devant la condition humaine » dans Le regard éloigné (1983).

« L’ethnologie – ou l’anthropologie, comme on dit plutôt à présent – s’assigne l’homme pour objet d’étude, mais diffère des autres sciences humaines en ceci qu’elle aspire à saisir son objet dans ses manifestations les plus diverses. C’est pourquoi la notion de condition humaine reste marquée pour elle d’une certaine ambiguïté : par sa généralité, le terme semble ignorer, ou tout au moins réduire à l’unité, des différences que l’ethnologie a pour but essentiel de repérer et d’isoler pour souligner les particularismes, mais non sans postuler un critère implicite – celui même de condition humaine – qui peut seul lui permettre de circonscrire les limites externes de son objet. »16

2.1 L’anthropologie

L’anthropologie désigne aujourd’hui cet ensemble de disciplines qui se consacrent à l’étude des groupes humains sous l’angle des types physiques et biologiques (anthropologie biologique et paléontologie humaine) et sous l’angle des formes de civilisations passées (archéologie et préhistoire). Cette science désigne aussi l’étude des cultures traditionnelles, contemporaines et actuelles à

15 C’est d’ailleurs la méthode prescrite lors des enseignements reçus dans les cours d’épistémologie et de méthodes du professeur Yvan Simonis. Il est important de situer l’anthropologie, le champ de recherche et l’objet d’étude dans la grande famille des sciences. Ainsi, il plus plausible de mesurer et de situer la contribution de cette recherche sur un plan scientifique. 16 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001 (1983), p. 49.

33 tradition orale et avec écriture que l’on nomme, anthropologie sociale et culturelle. Robert Harry Lowie (1883-1957) nous a proposé une définition qui s’apparente à la version première de Sir Edward B. Tylor (1832-1917).

« Par culture nous entendons la totalité de ce qu’un individu reçoit de la société qui est la sienne, les croyances, coutumes, normes artistiques, habitudes de nourriture et forme d’artisanat qui viennent à lui non par sa propre activité créatrice, mais par héritage du passé, transmis explicitement ou implicitement. »17

En résumé, la culture est ce qui construit l’identité et l’ordre social d’un groupe humain, d’une culture et d’une société. Les anthropologues ont développé au fil des ans des spécialités telles : l’anthropologie économique, politique, religieuse et symbolique, linguistique et de la parenté qui « colorent » le paysage classique de son objet de recherche, soit les êtres humains vivant en société, en groupe, en communauté, mais plus particulièrement : la culture de ceux-ci.

Claude Lévi-Strauss disait que nous allons même chercher et trouver les structures inconscientes de l’humain qui guident l’organisation et les manifestations concrètes des comportements en groupe. Celles-ci nous paraissent souvent, ou parfois, inintelligibles, mais au contraire, elles sont globalement logiques, cohérentes, ritualisées et sous-tendent à des structures structurées selon Pierre Bourdieu (1930-2002) à son apologie.

« Structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est aussi une structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales. »18

L’exemple des systèmes de parenté existant dans les différentes cultures nous permet de conclure que celles-ci sont parfois semblables ou regroupées, mais aussi, et surtout, d’arriver à quatre universaux de la culture dont les plus connus

17 Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique, Paris, Payot, 1971, (1937), p. 11. 18 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de minuit, 1979, p. 171.

34 sont : le mariage assorti de la prohibition de l’inceste, les croyances religieuses, le langage, les rites funéraires (ensevelissement ou crémation) – le souci des morts (crainte ou respect)19. Nous ajouterons un 5e élément universel, soit le système sportif. La pratique des sports avec des règles, des règlements, des dimensions de terrain (espace) et de temps (chronométré ou pas), un nombre de joueurs, de l’équipement obligatoire et, finalement, des statistiques et des records. Ce dernier élément universel s’inscrit dans la diffusion contemporaine, dans l’emprunt et dans l’adoption d’un sport qui intrinsèquement est à l’origine d’une mondialisation des mondes. Le « Mundial », coupe du monde de football, en est le plus bel exemple.

À l’anthropologie contemporaine se sont ajoutées d’autres spécialisations, tout comme pour la médecine contemporaine : l’anthropologie du vieillissement, des genres, de la santé, des guerres, de l’environnement, judiciaire, visuelle et une des toutes dernières venues, l’anthropologie du sport.

Robert H. Lowie fut le disciple du célèbre professeur Franz Boas (1858-1942), spécialiste des Crow, des Omaha et des Shoshones, auxquels il a consacré plusieurs ouvrages. Théoricien, il se situe entre le fonctionnalisme d’Alfred Radcliffe-Brown (1881-1955) et l’historicisme d’Alfred Louis Kroeber (1876- 1960). Lowie avançait dès 1937 :

« En tant que science, l’ethnologie requiert une classification ordonnée de ses données, la possibilité d’une vérification de ses découvertes, le fondement logique de ses conclusions. Mais, si elle doit se conformer aux canons de toute science, en revanche elle ne doit pas adopter les techniques particulières de la physique, de la biologie ou de la géologie, sauf quand les données culturelles en tant que telles imposent un recours de ce genre. »20

Cette définition nous sert à cerner notre objet d’étude qui trop souvent relègue les études empiriques à un statut non scientifique. On verra au chapitre suivant

19 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001, (1983), p. 60. 20 Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique, Paris, Payot, 1971, (1937), pp. 251-252.

35 les outils méthodologiques que l’anthropologie a développés et continue de développer afin de maintenir son statut de science. Notre objet d’étude étant la culture du hockey sur glace et la masculinité, il se situe à l’intérieur du domaine de recherche plus holistique qu’est l’anthropologie culturelle du sport.

Situons maintenant l’anthropologie française de l’époque. L’ethnologie était le terme utilisé en France avant 1938, alors que l’on rejetait l’utilisation du terme « anthropologie » provenant des Anglo-saxons et que l’on renonçait à faire de l’Homme un objet d’étude comme les autres.

« … et que, sauf erreur, Mauss fut, en 1938, le premier à introduire les mots « anthropologie sociale » dans la terminologie française. »21

L’anthropologie devient la science de l’Homme dans la totalité de ses manifestations et de ses dimensions en société, et ce sous divers champs. In fine, voici une science de l’Homme qui s’intéresse tant à la dimension biologique, qu’aux manifestations culturelles passées et éteintes, qu’à l’étude des cultures, allant de l’anthropologie sociale à l’anthropologie culturelle, voire même économique, reliant théories et méthodes et validant les données recueillies sur le terrain. L’anthropologie est cette science qui s’appuie principalement sur l’empirisme avec une méthode reposant sur l'expérience de terrain et la cueillette de données qualitatives et parfois quantitatives. L’anthropologie contemporaine, en opposition à l’anthropologie classique, a été dans l’obligation de trouver une manière, une ou des méthodes plus adaptées, afin d’obtenir des résultats concluants. En cela, elle a su indubitablement se renouveler.

Dans une dialectique foucaldienne, sur un plan plus épistémologique et philosophique, voici ce que le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) en pense : « L’anthropologie constitue peut-être la disposition fondamentale qui a commandé et conduit la pensée philosophique depuis Kant jusqu’à nous. Cette disposition, elle est essentielle puisqu’elle fait partie de notre histoire;

21 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p.13.

36 mais elle est en train de se dissocier sous nos yeux puisque nous commençons à y reconnaître, à y dénoncer sur un mode critique, à la fois l’oubli de l’ouverture qui l’a rendue possible, et l’obstacle têtu qui s’oppose obstinément à une pensée prochaine. À tous ceux qui veulent encore parler de l’homme (Homme) 22, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’Homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’Homme lui- même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’Homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu’opposer un rire philosophique – c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux. »23

Vérité dans l’objectivité; n’est-elle pas cette « chose » que l’être humain cherche depuis qu’il s’est différencié des animaux (malgré le fait que l’être humain est un animal)? La fascination que nous avons d’essayer et de s’acharner à la compréhension, à la découverte de qui nous sommes et qui sont les autres, tant dans leurs ressemblances que dans leurs différences, n’est pas unique aux anthropologues. Les historiens, les sociologues, les psychologues, les sexologues et les philosophes cherchent de manières différentes, avec des méthodes différentes. Mais souvent, ces disciplines complémentaires et intrinsèquement reliées issues de la grande famille des sciences humaines ne trouvent que « trop fréquemment » des réponses à l’intérieur d’une « vaste » culture, qu’on qualifierait d’assez homogène, la culture occidentale; celle de l’Europe et des Amériques postcoloniales. L’anthropologie cherche « ses réponses » dans l’altérité, dans la comparaison, dans l’analyse des données empiriques lors d’un séjour prolongé sur le terrain, bref par une immersion complète (souvent incomplète) avec l’autre et les autres dans les sociétés

22 Aujourd’hui on écrit homme avec un « H » majuscule ce qui inclus les femmes et par le fait même est beaucoup plus respectueux et égalitaire. 23 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990 (1966), chap. IX, pp. 353- 354.

37 « dites » traditionnelles24, modernes25, post26 et hypermodernes27 qui aujourd’hui se côtoient toutes dans le même espace-temps.

« En un siècle d'existence en tant que discipline reconnue, l'anthropologie est passée de l'étude du bizarre et du singulier, par rapport à la culture occidentale, à l'analyse scientifique des différents genres de vie. Cette science s'est efforcée également de dégager les grands courants sous- jacents aux formes culturelles par lesquelles s'exprime le comportement des groupes humains. Que les systèmes de traditions soient simples ou complexes, que les peuples vivent relativement à l'abri des influences

24 Notes de cours personnelles : les sociétés traditionnelles sont fondées sur les traditions. C’est la transmission de doctrines (religieuses, morales, politiques...), de légendes, de faits historiques de génération en génération. La tradition désigne la transmission continue d'un contenu culturel à travers l'histoire depuis un événement fondateur ou un passé immémorial, « faire passer à un autre, remettre ». Cet héritage immatériel peut constituer le vecteur d'identité d'une communauté humaine. 25 Notes de cours personnelles : les sociétés modernes sont celles qui ont atteint la modernité, ce qui signifie la scission entre l’État et le pouvoir religieux. Selon Michel Freitag, la modernité est un mode de reproduction de la société basée sur la dimension politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation par opposition à la tradition. La modernité est un changement ontologique (l'étude de l'être et de ses modalités) du mode de régulation de la reproduction sociale basée sur une transformation du sens temporel de la légitimité. La modernité est aussi l’ensemble des conditions historiques matérielles qui permettent de penser l’émancipation vis-à-vis des traditions, des doctrines ou des idéologies données et non problématisées par une culture traditionnelle. 26 Notes de cours personnelles : les sociétés postmodernes se vouent au culte du présent, à la bonne gestion et la recherche du bien-être qui remplacent la volonté de transmission, propre aux prémodernes, comme celle de transformation de la société, caractéristique des modernes. L'ère postmoderne contribue à la fragmentation de l'individu : l’identité se fragilise. Déconstruction des idéologies et des traditions, la postmodernité est un concept qui désigne la dissolution, survenue dans les sociétés contemporaines occidentales à la fin du XXe siècle. Il s’agit d’un mode inédit de régulation de la pratique sociale, et d’une fragilisation des identités collectives et individuelles. Caractéristique de la postmodernité : un nouveau rapport au temps. La postmodernité est l'éclatement des références temporelles et locales : quand les prémodernes se reposaient sur la tradition et les modernes sur l'avenir, les postmodernes auraient les pieds dans le vide. À la différence de la modernité, la postmodernité ne rattache plus l’idée de progrès. In: notes de cours et Jean-François Lyotard. La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 27 Notes de cours personnelles : les sociétés hypermodernes sont celles qui succèdent aux sociétés modernes et postmodernes. L’hypermodernité est aussi considérée comme un espace - puisque dans d'autres espaces il est possible de vivre avec d'autres visions du monde - où des individus et des communautés redéfinissent leurs regards sur les humains et leur environnement, sur leurs pratiques sociales, dans le but d'assurer soit leur survie et au mieux, leur épanouissement personnel (le moi). C’est une société où tout est exacerbé, l'instantanéité des phénomènes, l'hyperconsommation, le phénomène de monopoles mondiaux et de profit astronomique avec la financiarisation. C’est aussi la manifestation de violences pratiquées par de nouvelles catégories de personnes (de plus en plus jeunes), du chômage de masse au terrorisme en passant par le phénomène des gangs urbains masculins voire féminins et finalement la perte des repères sociaux et moraux collectifs et individuels.

38 extérieures ou que leurs cultures respectives soient en état de flux, ils fournissent néanmoins à l'anthropologie des matériaux de comparaison et d'étude. Le prosaïque ou l'exceptionnel, le familier ou l'exotique, ne revêtent de signification spéciale que dans la mesure où ils éclairent la nature et les dynamismes des coutumes. Ils se ressemblent en ce qu'ils sont traités comme un élément de la culture intégrale dans laquelle ils sont insérés et comme une partie du cadre dans lequel ils fonctionnent. »28

Voici une réflexion de Melville Herskovits (1895-1963) qui selon nous, pose une première pierre de la base conceptuelle du rôle de l’anthropologie dans les sociétés modernes et hypermodernes, et qui servira à guider et baliser notre recherche.

2.2 Le terrain et l’ethnographie

Est-il nécessaire de reprendre la définition classique du travail sur le terrain, le fieldwork de Bronislaw Malinowski (1884-1942)? Nous croyons que oui. Formé d’abord en mathématiques et en physique, il a étudié en Grande-Bretagne à la School of Economics ce qui nous aide à comprendre plus facilement son acharnement à « méthodologiser » les données de terrain. Il a inventé le terrain en recueillant des données pendant son séjour de 1916 à 1922 chez les Mélanésiens des îles Trobriand. C’est à partir de tous ces matériaux ethnographiques dont il fait le triage et l’analyse qu’il tire des conclusions scientifiques. Ainsi il venait de créer la méthode d’observation participante.

Aujourd’hui, le terme est employé à tort et à travers et tout le monde fait du terrain, c’est une nouvelle tendance (ex : vox pop) et la population aime les données qui proviennent d’elle et qui sont par la suite analysées par des « pseudo-savants ». Ces informations, erronées ou non, sont renvoyées dans la nature médiatique trop rapidement (fast-media) à travers des études, des sondages, des rapports, souvent de sources douteuses (les médiaux sociaux), mais cela semble près des gens, crédible, et leur paraît scientifique. Nos

28 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p.327-328.

39 collègues des sciences humaines, de la biologie, de la géographie et même des sciences politiques parlent et font du terrain… Il y a une importante nuance à faire entre : « aller sur le terrain » et « faire du travail sur le terrain ».

On désigne par le terme « terrain » (fieldwork) le lieu où les anthropologues se rendent pour observer la vie en société par immersion plus ou moins longue en termes de temps et recueillir le maximum d’informations directement fournies par les gens qui vivent au sein de cette culture. Ces personnes sont communément appelées : les informateurs.

Mais revenons à Malinowski qui affirme la nécessité méthodologique d’asseoir cette discipline sur une base expérimentale et en fixe les principes :

« Un séjour prolongé dans la société étudiée et la maîtrise de la langue vernaculaire – visant notamment à s’affranchir des rationalisations d’informateurs spécialisés – sont ainsi préconisés comme les moyens indispensables pour appréhender au plus près la complexité d’une tradition vivante et agissante. »29

Et selon Michel Panoff (1931-2013) :

« Chez nous [en France], il fallut attendre 1954 pour voir un Lévi-Strauss réclamer que les professeurs chargés d’enseigner cette discipline accomplissent, eux aussi, un séjour au moins sur le terrain. »30

De l’autre côté de l’Atlantique Franz Boas, qui fut professeur à l’Université de Columbia à New York et fondateur de l’anthropologie américaine, élève le travail sur le terrain à un niveau entièrement nouveau et différent de ses prédécesseurs. Il exigeait que la technique de l’ethnographe soit la même que celle de celui qui étudie la civilisation chinoise, grecque ou océanienne.

« …nous devons insister sur le fait que la maîtrise d’une langue est un moyen indispensable pour obtenir une connaissance véritable et générale,

29 Michel Panoff, Bronislaw Malinowski, Paris, Payot, 1972, L’héritage – chap. 8, pp. 121-133. 30 Michel Panoff, Bronislaw Malinowski, Paris, Payot, 1972, L’héritage – chap. 8, p. 123.

40 car on peut recueillir un grand nombre d’informations en écoutant les conversations des indigènes et en prenant part à leur vie quotidienne; ce qui, pour l’observateur qui ne possède pas la langue, demeurera entièrement inaccessible. »31

Pour Lévi-Strauss :

« …l’ethnographie consiste dans l’observation et l’analyse de groupes humains considérés dans leur particularité (souvent choisis, pour des raisons théoriques et pratiques, mais qui ne tiennent nullement à la nature de la recherche, parmi ceux qui diffèrent le plus du nôtre), et visant à la restitution, aussi fidèle que possible, de la vie de chacun d’eux; tandis que l’ethnologie utilise de façon comparative (et à des fins qu’il faudra déterminer par la suite) les documents présentés par l’ethnographe. Avec ces définitions, l’ethnographe prend le même sens dans tous les pays; et l’ethnologie correspond approximativement à ce qu’on entend, dans les pays anglo-saxons (où le terme d’ethnologie tombe en désuétude), par anthropologie sociale et culturelle (l’anthropologie sociale se consacrant plutôt à l’étude des institutions considérées comme des systèmes de représentations, et l’anthropologie culturelle à celle des techniques au service de la vie sociale). »32

Lors d'une discussion avec le professeur Pierre Maranda (1930-2015), celui-ci nous a présenté, par analogie, comment il définissait succinctement le terrain : « l’ethnographie est une radiographie de la culture étudiée ». Nous reviendrons plus ultérieurement sur le travail ethnographique du professeur Maranda; tant sur le quartier des hommes chez les Lau que sur son approche structuraliste.

Nous croyons que ce qu’Herskovits en dit est très bien expliqué et rend compte exactement du travail de recherche des anthropologues d’hier et d’aujourd’hui :

« Le laboratoire de l'ethnographe est le « terrain ». Pour y travailler il se rend chez le peuple qu'il a décidé d'étudier, il écoute les conversations, visite les demeures, assiste aux rites, observe le comportement coutumier, interroge les gens sur leurs traditions, bref il se familiarise avec leur mode de vie, afin de se faire une opinion complète de leur culture ou d'en analyser un aspect particulier. Il est en cela l'ethnographe, le collectionneur de faits; plus tard, à

31 Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique, Paris, Payot, 1971, (1937), p.121. In: Franz Boas, Handbook of American Indian Languages, 1 : 60, 1911. 32 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 4-5.

41 son retour, il les analysera dans leur signification ethnologique plus vaste et les reliera à d'autres matériaux. »33

Tout récemment, le professeur Désveaux (1956-) et Michel de Fornel nous expliquent très bien les fondements épistémologiques de la généralisation dans les sciences sociales via les sciences de la nature.

« À défaut de pouvoir expérimenter, le chercheur en sciences sociales construit des objets. Cela revient à dire que, armé de son sens de l’observation combiné à son sens critique, il identifie un ensemble de faits et les transmue en phénomènes qu’il rapportera à d’autres phénomènes qu’il considérera comme appartenant au même ordre du réel (constitué en tant que tel par lui-même ou par d’autres chercheurs, ou hérité de la tradition), le tout ayant vocation à être comparé. Il collecte, classe et compare donc, comme l’adepte des sciences de la nature. Ce faisant, il s’efforce de transcender la contingence historique et psychologique de chacune de ses observations initiales. Dans un tel contexte, en revanche, la tentation herméneutique peut être retournée en avantage heuristique, dès lors qu’elle fonde l’intuition qui guidera la démarche et conduira à des conclusions d’ordre général – au péril toutefois de s’embourber dans l’ornière du sens commun. »34

Voici une importante mise en garde au sujet de la tentation de généraliser et Émile Durkheim (1858-1917) avait lui aussi cette même retenue.

Continuons avec des thématiques ou approches variées du terrain et de l’ethnographie. Allons voir du côté de Clifford Geertz (1926-2007) celui qui ébranle les colonnes du temple en remettant en cause les écrits classiques et même contemporains de la littérature anthropologique. Pour Geertz tout est construit, même la science, et il met de l’avant qu’il n’y a pas d’objectivité, mais une anthropologie réflexive. Selon lui, l’anthropologue observe ce qu’il veut bien voir et, uniquement par sa présence sur le terrain, il brouille sa lunette d’approche et modifie le produit de ses observations. Geertz fait partie du nouveau courant socioconstructiviste (postmoderniste) et s’intéresse à la

33 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), pp. 74-75. 34 Emmanuel Désveaux et Michel de Fornel, « Généraliser ou le perpétuel dépassement », in: Faire des sciences sociales. Généraliser, Paris, Éditions de l‘EHESS, 2012, p. 14.

42 manière dont chaque culture « construit » son monde (notions du temps, de l’espace, masculinité, féminité).

Selon John Leavitt :

« Il [Geertz] considère que l’on devrait s’efforcer de lire « par-dessus l’épaule des indigènes » plutôt que « d’entrer dans leur tête », c’est-à-dire qu’on apprenne à interpréter l’usage qu’ils font d’un système qui, pour eux, public, l’est également pour l’ethnographe. Cela signifie que les modèles appropriés de l’analyse culturelle sont de type interprétatif : l’ethnographie ne peut être qu’une description en profondeur (thick descriptive). »35

Dans son livre The interpretation of Cultures (1973), Geertz pose les bases de l’anthropologie interprétative, qui considère que l’anthropologie ne doit pas être une science expérimentale à la recherche de lois, mais plutôt une science en quête de sens et de significations culturelles. Il prône une description en profondeur, à la fois intuitive, dense et scrupuleuse. Cette conception de la culture le rapproche de Franz Boas et de l’école culturaliste qui cherche dans la diversité des cultures, des comportements et des mentalités, une explication de l’humain fondée sur la différence et le relatif36. On rejoint ici les avancées d’Herskovits, Lowie, Ralph Linton (1893-1953) et Margaret Mead (1901-1978), tous des élèves de Boas. Selon Geertz :

« … il faut déconstruire le discours anthropologique parce que, à ses yeux, par sa seule présence l’anthropologue modifie, transforme la réalité qu’il croit percevoir, il remet en cause l’objectivité de tout discours sur l’autre. Beau défi en perspective! Le travail de l’anthropologue serait donc impossible? Nous ne le croyons pas. S’il est vrai que le plus grand danger qui guette l’anthropologue et tous les chercheurs en sciences sociales est la subjectivité non avouée, nous pensons que l’anthropologie a mis au point suffisamment d’outils pour éviter les plus graves écueils. »37

35 John Leavitt, in: Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 301. 36 Jérôme Souty, « Bali. Interprétation d’une culture, de Clifford Geertz » in: Comprendre l’autre, Le Point-Références, Paris, mai - juin 2011, p. 92. 37 Sylvain Marcotte, « Qu’est-ce que l’anthropologie », in: Les peuples du monde, sous la dir. André Tessier, Montréal, Beauchemin, 1999, p. 20.

43 Malgré toutes les bonnes intentions et précautions des anthropologues, nous ne sommes pas du tout à l’abri de la subjectivité inconsciente.

Geertz mentionne dans Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur :

« Au lieu de traîner dans les bibliothèques et de se pencher sur les problèmes, l’ethnographe digne de ce nom devrait aller sur le terrain, rapporter des informations sur la façon dont les gens vivent là-bas, puis mettre ces informations à la disposition des milieux professionnels sous une forme facile à exploiter. L’intérêt excessif – ce qui, dans la pratique, signifie généralement toute forme d’intérêt – pour la façon dont les textes ethnographiques sont construits, apparait comme un narcissisme malsain…au mieux futile, au pire hypocondriaque. Ce sont les Tikopia et les Tallensi qui nous intéressent, pas les stratégies narratives de Raymond Firth38 ou la machinerie rhétorique de Meyer Fortes.39 »40.

Nous pouvons être d’accord ou non avec l’approche de Geertz, et celle-ci mérite d’être soulignée, mais nous avons deux objections, à tout le moins deux réflexions. D’abord, nous citerons un passage d’un texte de Bernard Arcand (1945-2009) qui s’intitule L’après terrain, ou apprendre à se taire. L’information est une source de pouvoir et bien des ethnographies ont servi à d’autres fins que leurs ambitions; dont répertorier le patrimoine culturel de la planète et de partager, d’échanger avec les gens leurs quotidiens. Bernard Arcand a séjourné près d’un an avec les Cuivas de Colombie, un des derniers groupes de chasseurs-cueilleuses de l’Amazonie. Fraîchement diplômé en 1972 à l’Université de Cambridge en Angleterre sous la direction du professeur Sir Edmund Leach (1910-1989) il opta pour cette solution :

« Dès l’acceptation de ma thèse, j’ai donc engagé une procédure assez complexe et surtout très rare afin d’obtenir que l’unique copie qui devait être déposée à la bibliothèque de l’université soit placée « sous clé » et ne puisse être consultée sans mon autorisation écrite. »41

38 Raymond Firth (1901-2002). 39 Meyer Fortes (1906-1983). 40 Clifford Geertz, Ici et Là-bas, L’anthropologue comme auteur, 1996 (1988), p. 9. 41 Bernard Arcand, « L’après terrain, ou apprendre à se taire », in: La passion de l’échange, Chicoutimi, Gaëtan Morin éditeur, 1985, p. 267.

44 Ceci découle de sa réflexion au sujet du danger pour ses amis Cuivas que pourraient occasionner les informations de sa thèse si on s’en servait pour le commerce de cocaïne par exemple. Il réfère à une allocution de Georges Condominas (1921-2011) récemment décédé.

Bernard Arcand ajoute :

« Sur ce sujet, les anthropologues paraissent souvent d’une naïveté effarante. Je me souviens d’une conférence de Georges Condominas à l’Université de Montréal, où, reprenant son allocution devant l’American Anthropological Association (AAA), il dénonçait, de façon dramatique et profondément humaine, l’usage que le Pentagone avait fait de ses descriptions de certaines sociétés du Viêt-Nam. L’armée américaine avait lu Condominas et avait poursuivi par la torture le questionnement de ses meilleurs informateurs. L’indignation et la colère de l’ethnographe étaient d’une sincérité et d’une honnêteté indiscutables : ses propres travaux avaient servi l’agression américaine et avaient livré leur secret. Assis au fond de la salle de conférence, je regardais cet homme en larmes et je me demandais dans quel monde s’imagine vivre Georges Condominas. »42

Notre deuxième réflexion porte sur une autre idée de Geertz, soit le fait que le travail ethnographique puisse « mettre ces informations à la disposition des milieux professionnels sous une forme facile à exploiter ». Selon nous, ce travail est déjà exécuté par les journalistes spécialisés, les romanciers et les revues de type National Geographic, GÉO et les Grands explorateurs : une forme de tourisme éclairé qui ferait de la description fine et pointue et de ce qu’on observe, photographie et filme, une réalité livrée aux yeux de monde, mais qui ne s’avère pas toujours juste et équitable pour ces populations. Nonobstant une quantité intéressante d’informations et de photos, reste qu’il y faut ajouter l’analyse, l’appareil conceptuel, une ou des théories pour comprendre et voir derrière l’image comment le téléviseur fonctionne, pour trouver les structures conscientes et inconscientes, la cohésion sociale ou encore les raisons profondes et ancestrales de tel rite ou de tel rituel. C’est là que l’ethnographe confirme l’importance de sa présence pour expliquer que derrière un geste, une

42 Bernard Arcand, « L’après terrain, ou apprendre à se taire », in: La passion de l’échange, Chicoutimi, Gaëtan Morin éditeur, 1985, p.264.

45 cérémonie, un masque, un rite, un symbole, un maquillage, en apparence sans importance, peut se révéler, au contraire, un élément fondamental de cette culture.

La plume ne va pas à tout le monde, nous sommes très bien placés pour le confirmer, mais rien n’empêche l’ethnographe de bien faire son travail et d’expliquer le fonctionnement et tout ce qui sous-tend aux pratiques culturelles par exemple des Omaha, des Peuls ou des Samoans. Malgré le fait que très souvent, l’écriture des monographies ou des articles est d’une platitude alarmante, n’empêche que tout le matériel ethnographique et l’analyse y sont.

Par contre, il ne faut pas oublier l’anthropologue Arjun Appadurai (1949-) spécialiste de la mondialisation : flux – circulation – des hommes – des marchandises – de l’information, etc.

« Le projet d’Appadurai est plus ambitieux. Il consiste à montrer que la dimension culturelle est au centre du processus, de par le rôle aujourd’hui imparti à l’imagination. À la différence des théoriciens de la modernisation et des critiques de la culture de masse, qui posaient comme inéluctable une sécularisation du monde, de plus en plus inféodée à la rationalité scientifique, Appadurai montre que l’explosion des médias a rendu possible des nouveaux et imprévisibles déploiements de l’imaginaire collectif. »43

Le choix du terrain devient essentiel à toute la démarche anthropologique tant conceptuelle que méthodologique. Ainsi, il nous est apparu essentiel d’aller voir au-delà de ce que l’on connait du hockey au Québec, au Canada, en Amérique du Nord et du Sud. Oui, le hockey est le sport national du Canada, mais cela seulement depuis 1994, avant cette date c’était la crosse ()44, sport d’origine autochtone qui détenait ce titre depuis 1867.

43 Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005, (1996), p. 11. 44 À ce propos, certains ouvrages mentionnent que le hockey serait le sport national hivernal et la crosse le sport national d’été depuis 1867. Certes aujourd’hui, l’engouement et la popularité du hockey a indéniablement pris une place considérable dans l’imaginaire et l’identité des canadiens. Lacrosse est le terme anglais.

46 2.3 Le hockey : une quadrature culturelle

Voici une première piste qui sous-tend notre recherche. D’abord nous avons rapidement trouvé que le hockey est un sport hybride avec des origines américaines du jeu shinny des Autochtones des plaines de l’Ouest – Sauk et Foxes de l’Iowa – et des Mataco du Gran Chaco en Argentine, et que les patins sont d’origines européennes, soit finlandaise et russe. Après de nombreuses recherches et observations, on y ajoute un troisième élément : la « chambre de hockey », le vestiaire qui, par analogie et même plus, est similaire au « quartier des hommes » chez les Lau (Pierre Maranda) ou bien à la « maison des Grands Hommes » chez les Baruya étudiés par Maurice Godelier (1934-). Il y a là un triptyque d’emprunts culturels dans la création et dans la construction du hockey devenu le sport national des Canadiens.

« Aluta me montre une embrasure d’à peu près soixante-quinze centimètres dans un mur de gros blocs s’élevant à plus de deux mètres de haut. – C’est le square des femmes, le maanabisi, (square du sang-vaginal). Absolument interdit aux hommes. Si l’un d’eux y entrait, il mourrait. Une douzaine de pas à droite, un autre mur, moins haut, percé de deux ouvertures à une huitaine de mètres l’une de l’autre, donnent accès au square des hommes, le maanabeu (square des club-houses), tout aussi interdit aux femmes que le leur aux hommes. Une femme y entrerait-elle que tous les hommes mourraient. Autour de vastes paillotes sont plantés de grands arbres et des massifs de plantes odoriférantes. C’est là que je devrais en principe prendre mes quartiers – manger et dormir – avec les autres hommes. Aluta sait que les conjoints blancs cohabitent ensemble. »45

Chez les Lau de Malaita des Iles Salomon, il est important de mentionner que le haut est une dimension spatioterritoriale réservée aux hommes et que le bas est réservé aux femmes, tout comme chez les Baruya en Nouvelle-Guinée. Lisons maintenant avec plus d’attention ce que nous mentionne Maurice Godelier à propos de la maison des hommes chez ces derniers.

45 Pierre Maranda, Voyage au pays de Lau, Paris, Éditions Cartouche, 2008, p. 38.

47 « Les villages eux-mêmes étaient divisés en trois zones, et cette division demeure. Dominant le village, une ou plusieurs maisons d’hommes, entourées de palissades, délimitent un espace strictement interdit aux femmes. C’est là que vivent les garçons après que, vers l’âge de neuf, dix ans, on les a séparés de leur mère pour les initier : ils y restent jusque vers vingt ou vingt et un ans, âge auquel ils se marieront. Les hommes mariés reviennent coucher dans la maison des hommes chaque fois que l’une de leurs épouses accouche ou a ses règles. Tout en bas du village, dans une zone de taillis et de fourrés, les femmes mettent au monde leurs enfants dans des abris de branches et de feuillages qu’elles brûlent après usage. L’endroit est strictement interdit aux hommes... »46

Dans le même esprit, nous allons faire un détour vers les « maisons des hommes » en Californie chez les Wintu ainsi que chez les Foothill Yokuts et chez les Hupa. Plus particulièrement, la « maison de sudation » va nous rapprocher des douches dans les vestiaires de hockey, et la « maison des hommes » servant pour les rites initiatiques chez les Bororo d’Amazonie, nous transportera dans la chambre de hockey.

Continuons à partir de nos récentes découvertes, et suivant une piste de Lévi- Strauss, pour proposer qu’au lieu d’un triptyque d’emprunts culturels, nous pourrions parler d’une quadrature, car un quatrième élément s’est ajouté et c’est celui de la quête du Graal au XIIe siècle. Très symbolique et à connotation religieuse, ce vase emblématique a traversé le temps, c’est-à-dire que cet élément culturel a franchi le temps et l’espace pour aboutir jusqu’à nous sous une forme moderne. Le Graal nous vient des récits contenus dans Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, parlant des « chevaliers de table ronde ». Prenons la définition de Lévi-Strauss :

« Le Graal serait un de ces récipients merveilleux : plats, corbeilles, écuelles, cornes à boire ou chaudrons, qui procurent à ceux qui s’en servent une nourriture inépuisable, parfois même l’immortalité. »47

46 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 31. 47 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001 (1893), p. 302.

48 Par métonymie, la transmission des traditions dont nous sommes en présence se manifeste dans la fameuse « Coupe Stanley » (1892, don de Lord Stanley de Preston – Dominion Challenge Trophy) qui est le trophée le plus prestigieux dans le domaine du hockey professionnel et qui serait le plus difficile à gagner de tous les sports professionnels confondus selon certains journalistes sportifs, car il faut accumuler 16 victoires en quatre séries de sept parties maximum. Affirmation qui mérite d’être plutôt débattue par des spécialistes des sports professionnels, ce que nous ne sommes pas. Tous ceux qui ont gagné et gagnent la Coupe Stanley doivent et veulent y boire lors du gain ultime, car c’est le « Graal » du hockey, c’est l’immortalité, puisque le nom de chacun des joueurs de l’équipe gagnante est gravé sur la coupe pour toujours. Dans cette optique, les différentes ligues de hockey, dont le hockey senior pancanadien, ont choisi, eux aussi, leur « Graal », la « Coupe Allan » (1908, don de Sir Hugh Montagu Allan), emblème de la suprématie du hockey amateur senior au Canada. Il est important de noter que chaque niveau de hockey possède « sa » coupe à défendre année après année. Il y a là une symbolique suffisamment puissante pour suivre cette piste, par extension on parle ici de totem. Voilà donc une des pierres angulaires de cette thèse, une quadrature d’emprunts culturels provenant de : l’Amérique, la Finlande, l’Océanie et l’Angleterre.

3. L’objet d’étude : la culture du hockey senior au Québec

Pour baliser le champ spécifique de cette recherche sur la culture du hockey senior, nous retenons les cinq principaux concepts : la culture sportive, l'espace sportif, le système sportif, la mondialisation et la masculinité. Cette sélection laisse en veilleuse d'autres composantes que nous avons jugées moins pertinentes, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles soient sans importance. Ces autres concepts sont, par exemple : la réussite sportive, les structures sociales des sports, l'organisation et le contrôle politique du « monde des sports », les médias (radio, télévision et internet). Compte tenu de l'orientation de cette recherche basée sur la mondialisation et le hockey senior au Québec, il s’avère important de les mentionner sans pour autant les expliquer.

49 Tout d'abord, il faut s'entendre sur l'origine et le type de sport48 que l'on analyse ou étudie. Historiens, anthropologues et sociologues s'entendent sur le fait qu'il y a une rupture historique entre les époques antique, médiévale et classique d'une part, et l'époque contemporaine d'autre part. Cette mise au point est extrêmement importante et nous amène à spécifier que dans notre champ d'études il ne faut pas envisager les jeux grecs et romains comme étant à l'origine des sports modernes, ou encore, y voir une évolution. Il y a eu rupture temporelle. Sans en nier l'importance, les Jeux Olympiques modernes rétablis par Pierre de Coubertin en 1896 ont un lien idéologique avec les jeux antiques, mais sans plus.

Notre champ d'études se limite-t-il donc aux sports « modernes » qui s'établissent et se développent presque uniquement dans les sociétés dotées d'un système politique parlementaire et d'une économie capitaliste? Oui et non. Le cas du golf est distinct, car c’est un sport tout droit sorti du Moyen-âge (1413), mais son développement est moderne, Edinburgh – 1744 et St-Andrews – 1754 en Écosse. D'ailleurs, les sports compétitifs modernes s'instituent et s’organisent dans la seconde moitié du XIXe siècle et la plupart proviennent de la Grande- Bretagne de l’époque victorienne (1837-1901) selon Richard Holt dans « Sport and the British. A modern history ». Norbert Elias (1897-1990) et Eric Dunning (1936-) mentionnent à ce sujet, dans leurs travaux sur le sport et la civilisation, comment les conditions spécifiques que connait l'Angleterre (pays dont la vie politique est la « première » à prendre une forme parlementaire et à mettre en alternance au pouvoir deux partis opposés sans recours à la violence) donnent le moyen de comprendre pourquoi les sports se seraient formés précisément dans ce pays entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Sur ce phénomène, Christian Bromberger (1946-) ajoute qu'il est, au demeurant, profondément symptomatique que le sport se soit développé à deux moments de l’histoire où se lèvent les principes d’égalité et de démocratie, dans la Grèce antique et dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles. Il est très important de faire ces nuances, car là se

48 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p. 10-12.

50 trouve possiblement une partie des réponses afin de saisir les enjeux du phénomène sportif. Selon nous, les racines du hockey ne sont pas britanniques, ni grecques, ni aristocratiques, mais nord-américaines. À l’inverse, le golf est d’origine écossaise et sera emprunté par les Amériques, prenant assise à Montréal en 1873 et à Québec en 1874.

« Pourquoi des jeux de compétition rigoureusement réglés, exigeant effort et adresse physiques, et définis à la fois du point de vue du participant et de celui du spectateur comme étant un « sport », sont-ils apparus pour la première fois au cours du XVIIIe siècle au sein de la haute société anglaise, l’aristocratie terrienne et la gentry? Car, dès cette époque, le terme de « sport » ne se limitait pas au sport de participation : il avait toujours inclus des jeux de compétition engagés pour le plaisir des spectateurs, le principal effort physique étant fourni aussi bien par des animaux que des humains. »49

Une précision importante doit être faite sur ce sujet. On ne peut pas affirmer que les sports modernes soient uniquement le résultat du développement du système capitaliste et de la démocratie britannique; ils sont aussi issus du contexte idéologique, intellectuel et économique de cette époque, mais il faut rappeler que plusieurs de ces sports étaient par ailleurs déjà pratiqués sous des formes variables et intégralement inclus dans la vie quotidienne, particulièrement dans la culture des Premières Nations des Amériques. Il a fallu attendre la construction du système sportif à ce sujet. Sébastien Darbon nous offre un éventail précis des formes et des transformations des sports pour arriver aux produits finaux d’aujourd’hui50. Le professeur Emmanuel Désveaux (1956-) propose un nouvel éclairage très révélateur sur l’existence de l’aspect sportif et ludique ritualisé chez les Autochtones des Amériques.

« Les innombrables transformations du jeu de balle renforcent l’idée qu’ils constituent une des clés de voûte de l’édifice mythico-rituel panaméricain. N’opère-t-il pas, à l’échelle de l’Amérique du Nord, la sommation, ne serait-

49 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p. 3. 50 Nous reviendrons plus loin avec le volume : Les fondements du système sportif de Sébastien Darbon.

51 ce qu’en miniature, de deux instanciations majeures de ce grand système que, dans le registre proche de la « prouesse sportive », l’Amazonie maintient séparé avec, d’une part, les courses à pied auxquelles s’adonnent les Gé chargés d’un lourd rondin sur l’épaule et, d’autre part, ces concours d’haltérophilie bororo au cours desquels les champions soulèvent, toujours par deux, d’énormes disques? Or nous avions vu que ces épreuves sud- américaines renvoyaient l’une et l’autre aux motifs mythiques élémentaires du tronc d’arbre et du nid, ou si l’on préfère, au dénicheur d’oiseaux et à la Transformation Putiphar. »51

Et voilà que nous étions, probablement, sur une fausse piste laissée par Elias, Dunning et Holt (1948-)52, car l’étude du hockey et d’autres sports vient remettre en question cette appropriation coloniale par l’Europe. Selon eux, tous les sports ou presque tous les sports modernes et mondialisés (exception entre autres du polo – en Inde – 1859) se sont définis comme étant le fruit d’une invention européenne. L’histoire se répète sous une forme d’occidentalocentrisme, dirions- nous. L’exemple du polo est intéressant : un sport semblable se jouait en Asie bien avant l’arrivée des Britanniques en Inde. Il y a environ 1000 ans, dans les steppes asiatiques, on pratiquait le « buzkachi »53, sport national de l’Afghanistan. Les Argentins jouaient, pour leur part, au « pato »54, jeu similaire au Polo où la violence entre les cavaliers était bien présente. Aujourd’hui, on y a substitué le canard pour un ballon55. En fait, ce sont les sociétés industrialisées et démocratiques qui vont intégrer les loisirs et les sports dans leur vie

51 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg, 2001, p. 295. 52 Richard Holt, Sport and the British. A Modern History, Oxford, Clarendon Press – Oxford, 1992, (1989), 396 pages. 53 Wojciech Liponski, L’Encyclopédie des sports. Plus de 3000 sports et jeux du monde entier, Paris, Éditions Grund, 2005, p. 80. BUZKASHI. Un jeu asiatique opposant des cavaliers qui cherchent, en galopant, à s’emparer du cadavre d’une chèvre, d’un veau, d’une brebis ou autrefois d’un loup. C’est le jeu national afghan, mais il est également très populaire en Mongolie et dans les territoires annexés jadis à la Russie. 54 Wojciech Liponski, L’Encyclopédie des sports. Plus de 3000 sports et jeux du monde entier, Paris, Éditions Grund, 2005, p. 384. PATO, un jeu de ballon traditionnel d’Argentine. Il oppose deux équipes de quatre cavaliers sur un terrain de 200-220 m de long et 80-90 m de large. Le but du jeu est de passer un ballon particulier dans un panier (avec filet) de 1 m de diamètre, attaché en haut d’un poteau. (…) Histoire. Le jeu est dérivé de l’épreuve pratiquée au XVIe siècle par les rancheros espagnol qui rivalisent pour un canard vivant placé dans un panier de cuir. Il fallait s’emparer du panier et le porter au village du vainqueur. 55 Wojciech Liponski, anthropologue des sports (1942- ) est professeur d'université.

52 quotidienne et moderne, en adaptant parfois ces sports, et ce, après une longue période de féodalisme et de colonialisme mercantile. Il est exact qu'une majorité de sports se soient « réglementés » et systématisés » en Angleterre, mais pas tous. Et il y a plusieurs emprunts et transformations.

Le sport est indissociable de la culture dans laquelle il se retrouve. Il en est l’expression vivante des valeurs et des normes qui appartiennent aux tenants de cette culture. Pour preuve, on verra bien, il semble y avoir un puits sans fond de données qui nous ramènent à la case départ et qui démontrent clairement que les Premières Nations avaient un sens ludique de la vie qui passait par la pratique de plusieurs jeux et sports ritualisés, faisant partie intégrale de leurs cultures. Merci à Stuart Culin (1858-1929) pour son incontournable ouvrage muséologique « Games of The North American Indians » (1907) et au professeur Désveaux d’avoir défriché tout un champ en jachère qui permet de mieux comprendre l’apport des Premières Nations des Amériques du Nord au Sud aux jeux et aux sports, et les nombreux emprunts culturels qui en sont issus.

« Quasi universel en Amérique du Nord et en Méso-Amérique, le jeu de balle se rencontre de manière éparse au sud du continent, en particulier dans le Gran Chaco. En Amérique du Nord, il se décline à partir d’un trait commun : la nécessité d’un objet grâce auquel les joueurs manipulent, rattrapent, lancent, poussent la « balle » vers le but de l’adversaire. Un court bâton légèrement recourbé à son extrémité remplit cet office. D’où le nom de « lacrosse » que lui ont appliqué les colons français du XVIIe siècle. Nul doute qu’il ne s’agisse de médiatiser le mouvement que les joueurs impriment à la balle. À cet égard, ces manières nord-américaines s’opposent aux modalités méso-américaines et caraïbes du jeu, où non seulement n’intervient aucun accessoire, mais où les participants s’interdisent de faire usage de leurs bras, frappant la balle de « l’épaule, du coude, de la tête, de la hanche ou, le plus souvent, du genou », pour reprendre les mots d’Oviedo, l’un des premiers chroniqueurs de la conquista, parlant des anciens Taïno56. »57.

56 Cf. p.239, Jacques Kerchache, sous la direction de, L’Art taïno, Paris, 1994, in: Désveaux, 2001, p.288. 57 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg 2001, p. 288.

53 Il serait tellement tentant d’annoncer que nous sommes en présence de l’origine du hockey et du football, nous attendrons.

Par contre, quelle fut l’heureuse surprise de lire sur les jeux agonistiques comme image de la guerre. Si les mythes et rites ont voyagé du sud de l’Amérique du Sud jusqu’au nord de l’Amérique du Nord – La tétralogie des Mythologiques de Lévi-Strauss – on peut en dire autant des jeux et des sports des Premières Nations. M. Désveaux nous apprend ceci en référant à Stewart Culin :

« Ce qui le conduisit à identifier trois grandes catégories au sein de la famille des jeux de balle nord-américains, à savoir, dans l’ordre, le « jeu de raquette », le shinny et le « jeu de double-balle ». Un tel triptyque nous satisfait dans la mesure où il a la vertu de mettre en relief l’architecture globale du système sous-jacent : deux modalités opposées du jeu entre lesquelles s’en intercale une troisième, faisant pivot. Ces trois modalités mettent chacune l’accent sur une facette distincte de la valeur métaphorique du jeu. La catégorie centrale est donc celle du shinny. Il s’agit de la combinaison d’une balle simple et d’un simple bâton. »58

Nous sommes en présence d’un jeu ancestral qui mena au hockey sur gazon et sûrement aussi au hockey sur glace. Nous y reviendrons plus loin avec une ethnographie d’Alfred Métraux. Il faudra, du coup, faire la distinction entre jeu et sport organisé, sport individuel et sport d’équipe, mais avant, définissons la culture sportive.

3.1 La culture sportive

La difficulté de penser une « culture sportive » vient du fait que tous les pratiquants d'un sport n'ont pas la même manière de s'engager dans leur activité, et n'ont pas choisi les mêmes disciplines. Ils participent, bien qu'à des degrés divers, à un « monde des sports » qui a, malgré tout, des traits communs et ce quelle que soit l'option choisie. Par contre, si l’on regarde la culture sportive de manière holistique et plus exhaustive on se rend compte facilement qu’elle

58 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg, 2001, p. 291.

54 comporte plusieurs éléments correspondant au concept de culture au sens anthropologique. La culture sportive possède des règles, des codes, des rituels, des rites de passage, des rites d’initiation, des traditions, des croyances ou superstitions, sans oublier qu’elle a un langage spécifique, une économie particulière et enfin un héritage familial à ne pas sous-estimer. On peut affirmer qu’il existe une « culture sportive » en situant ce concept dans une perspective de mondialisation. Christian Pociello, sociologue du sport, a établi trois définitions de la « culture sportive » que nous croyons très pertinentes afin d’appréhender le concept. Voici ce qu’il en dit en introduction. Ensuite, ses trois définitions et sa conclusion :

Introduction

« L’expression « cultures sportives » veut rendre compte des effets théoriques de la poussée des sciences sociales (histoire, sociologie, démographie, géographie...) et des sciences de la culture (anthropologie, ethnologie, mythologie...) dans le domaine des pratiques, des représentations et des mythes sportifs qui se différencient selon les pays et les groupes. C’est d’abord une démarche qui, partant d’un champ sportif accessible et familier ayant sa structure et sa logique propres, vise à la description et à l’interprétation d’un univers de pratiques, de techniques et de symboles qui prennent une importante place — et revêtent du sens — dans la vie sociale contemporaine.

La sociologie de la culture et les développements de l’anthropologie culturelle offrent trois principales définitions qui relèvent d’une application à notre objet. »59

1 « Cette acception conduit à distinguer une culture « sportive » de la tradition aristocratique (turf, chasse à courre, équitation, yachting puis aéronautisme…) et bourgeoise (tennis, golf, ski…) marquant clairement, à chaque période de l’histoire, leurs distances et leurs oppositions avec la culture sportive populaire, caractérisée par d’autres types d’investissements corporels, plus directs et vigoureux -—- parfois professionnalisés (lutte, boxe, haltérophilie, football, vélo de compétition…). Cette relation d’oppositions est productrice d’un système de goûts et de dégoûts,

59 Christian Pociello, 1. Les trois définitions de la « culture sportive », p.21-22. In: Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999, 288 pages.

55 d’appréciations et de dépréciations portées sur les pratiques sportives ou de loisirs « des autres », dans lequel les critères du « chic », du « sélect », mais aussi les catégories du « bluff » et du « snobisme » fonctionnent à plein. Si les sports dominants ont pu jouer, pour les groupes qui les monopolisent, une fonction de maintien des distances sociales, ils peuvent exercer aussi une forte attraction sur les groupes qui leur sont immédiatement « inférieurs », assurant ainsi une certaine diffusion des modèles du haut vers le bas de l’espace social. »60

2 « Cette culture, qui est structurante de leurs « styles de vie », présente une certaine cohérence et fonctionne comme marqueur social, régional ou générationnel. Dans ce registre, on s’efforcera, par exemple, de saisir la logique interne de la culture des rugbymen d’extraction rurale qui associent étroitement en Béarn : sports violents, chasse à tir et « pastis au bistrot », pelote et force basques, tauromachie, fêtes entre hommes, repas copieux et consommation rituelle du steak saignant… En se constituant, dans une sorte de revendication régionaliste anti-parisienne à travers la reconstitution du clan masculin, cette culture, prise dans son unité et son assignation, n’est évidemment pas frappée d’un jugement dépréciatif par ceux qui l’incorporent. »61

3 « L’anthropologie structurale a accrédité l’idée que toutes ces composantes de la culture entretiennent entre elles un rapport étroit et profond (structural), et qu’il ne saurait y avoir, dans cette perspective, « d’art mineur ». Elle indique aussi qu’une « pensée sauvage » peut continuer à vivre et à produire ses effets dans la pensée des hommes de notre temps et de nos propres sociétés, pour réémerger dans la poésie, dans l’art et dans les rites, dans l’inconscient collectif et les œuvres populaires. En ce dernier sens la « culture » part du constat de la diversité des peuples, de la divergence de leurs histoires et de leurs irréductibles différences culturelles. Si l’on peut relever une tendance à l’universalisation d’une « culture sportive » (à travers la diffusion planétaire de ses rencontres compétitives normalisées), il nous faudra, en même temps, souligner la particularité des processus d’appropriation de ces mêmes objets par les différentes cultures nationales […] Il en découle une conséquence théorique et méthodologique

60 Christian Pociello, 1. Les trois définitions de la « culture sportive », p. 22-23. In: Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999, 288 pages. 61 Christian Pociello, 1. Les trois définitions de la « culture sportive », p. 23-24. In: Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999, 288 pages.

56 immédiate. On s’efforcera d’observer « le sportif » dans son milieu culturel, comme « homme total », avec la même profondeur et le même respect que l’ethnologue doit aux « indigènes » qu’il étudie. Dans son travail de terrain comme dans son élaboration théorique, C. Lévi-Strauss faisait grand cas des autochtones qu’il fréquentait et qui consentaient à lui livrer, à l’état natif, leurs objets, leur art, leur cuisine, leurs mœurs et leurs mythes :

« La pensée des indigènes […] prend forme sous l’opération de la mienne ou la mienne sous l’opération de la leur. Ce qui importe c’est que l’esprit humain, sans égard pour l’identité de ses messages occasionnels, y manifeste une structure de mieux en mieux intelligible à mesure que progresse la démarche doublement réflexive de deux pensées agissant l’une sur l’autre et dont ici l’une, là l’autre peut être la mèche ou l’étincelle du rapprochement desquelles jaillira leur commune illumination. » (Le cru et le cuit, 1964).

C’est un exemple et une leçon que l’on a voulu appliquer à ce monde, à la fois étrange et familier, des sportifs « de base » et des « champions », ainsi qu’à ceux qui admirent leurs exploits, qui soutiennent, commentent ou exploitent leurs prouesses. »62

Dans la culture sportive, joueurs et spectateurs forment une même configuration, et leurs actions et réactions sont interdépendantes. La foule n'est pas seulement une simple accumulation d'individus, mais une « unité psychologique ». Les différences personnelles disparaissent, la fusion et la contagion créent un « stimulus collectif ». Les souhaits collectifs passent au-delà des objectifs individuels. Chacun sent la « vague »63 sans résistance et tous deviennent convaincus. Les individus deviennent égaux, sans nom et semblables. Terminons cette section avec la conclusion de Christian Pociello.

« En tout cas, le système des sports est un domaine que l’on ne peut, sans risques, autonomiser par rapport à la « culture » (tout court) qui l’influence et le structure de part en part. Le pluriel, adopté dans le titre, veut rendre compte des différenciations significatives de ces cultures sportives résultant de la diversité des groupes sociaux, de la vitalité propre des ensembles régionaux, enfin des particularités que leur impose des façonnages nationaux. C’est dire que l’on retrouvera, aux trois niveaux d’échelle où

62 Christian Pociello, 1. Les trois définitions de la « culture sportive », p. 25-26. In: Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999, 288 pages. 63 La « vague » est aussi un comportement collectif où tous les spectateurs se lèvent ou lèvent les bras rapidement en même temps et à tour de rôle créant aussi une illusion de vague dans l’amphithéâtre.

57 peuvent se placer les observateurs, son extraordinaire richesse et diversité. »64

C’est en partie ce que nous allons démontrer lors de la présentation du diffusionnisme contemporain comme étant l’élément qui relie toujours aujourd’hui les cultures traditionnelles et modernes aux cultures post et hypermodernes. Ce qui est invisible au premier coup d’œil, c’est-à-dire le système symbolique et l’univers culturel sportif, devient limpide et transparent quand on juxtapose tous les emprunts culturels dérivés de manière diachronique et synchronique. Sur ce, Philippe Erikson vient jouer les trouble-fête!

« Des milliers de pages ont été consacrées aux jeux de balle amérindiens, du palin d’Araucanie au lacrosse des terres algonquines, en passant par les différentes formes de tlatchtli ou pok’ol pok de la Méso-Amérique (Cooper 1949 ; Duval 2002 ; Vennum 1994 ; Baudez 1984 ; Taladoire 1981). Dans la foulée de Sahagún et d’Orbigny, les plus éminents américanistes se sont penchés, qui sur l’exaltant « hockey » du Gran Chaco (Métraux 2013 [1940]), qui sur le mythème de la tête qui roule et les référentiels bondissants qu’il évoque (Lévi-Strauss 1968, pp. 42-43 et 75-80), autrement dit les balles en caoutchouc utilisées pour le guatoroch des Chiquitanos ou les jeux équivalents pratiqués au Mato Grosso par les Nambikwara, les Paresi ou les Enawene nawe (Lévi-Strauss 1955). En revanche, à de rarissimes exceptions près (Acuña Delgado 2010 ; Fassheber 2010 ; Vianna 2008 ; Walker 2013), le football moderne, celui qui déclenche la frénésie quadriennale de la coupe du monde, n’a guère éveillé l’intérêt des américanistes contemporains. Qu’il soit pratiqué avec passion dans pratiquement toutes les communautés amérindiennes d’Amérique du Sud et qu’il suscite l’engouement que l’on sait dans leurs pays respectifs ne changent rien à l’affaire. Objet volant trop bien identifié sans doute, le ballon estampillé FIFA n’a pas donné lieu en Amazonie à des études aussi remarquées que celles consacrées, dans d’autres régions du monde, au cricket trobriandais, au rugby samoan ou au baseball taïwanais (Foster 2006 ; Clément 2013 ; Soldani 2011). »65

Très intéressant comme réflexion ou « cri d’alarme ». Nous tenterons non pas de répondre à la question du football en Amazonie, mais nous essayerons de faire

64 Christian Pociello, 1. Les trois définitions de la « culture sportive », p.26. In: Les cultures sportives, Paris, PUF, 1999, 288 pages. 65 Philippe Erikson, « Une affaire qui roule? De l’introduction du football en Amazonie indigène », in: Journal de la Société des Américanistes, 2013, 99-1, p. 167.

58 une modeste contribution américaniste au sujet du hockey au nord de l’Amérique du Nord. Comme nous l’avions dit pour le golf, soit qu’il existe une culture golfique, nous affirmons qu’il existe une « culture hockeyique ». Tournons-nous maintenant vers l’espace sportif, le deuxième concept de cette pentalogie.

3.2 L'espace sportif

On entend par espace sportif tous les lieux et éléments qui composent l’environnement physique, social et culturel de ce « lieu » dans son sens large et la façon dont il est animé par les différents acteurs. Allons voir les activités à l’extérieur de l’aréna pour ensuite revenir à l’intérieur afin de bien saisir comment les acteurs s’approprient l’espace lors de la ritualisation d’une partie de hockey. Avant que l’hiver arrive au Québec, pour le début de la saison en octobre, on organise les fameux « tailgate party » d’avant partie dans le stationnement. C'est un lieu qui favorise la rencontre entre les partisans et les joueurs, quelques poignées de main et des photos de spectateurs (fans-groupies) avec des joueurs. L’organisation met aussi en place un kiosque pour la vente de chandails (maillots) et des billets de saison pour les amateurs. Sur place, il y a la vente de nourriture rapide, BBQ (grillade de viande) qui sont disponibles et, bien entendu, des consommations rafraichissantes (bières), ainsi que de la musique rock, une ambiance très festive!

Par la suite, les joueurs se préparent dans leurs vestiaires respectifs. Les partisans, majoritairement locaux, se « réchauffent » ou se préparent pour la partie. Dans le hockey senior au Québec on peut compter très souvent sur la commandite d’une des grandes compagnies de bières, souvent en charge des « tailgate ». Sinon, à -20 degrés Celsius, les partisans entrent dans l’aréna et le restaurant-bar peut toujours les aider à se sustenter. Il est important ici de faire une mise au point : nous sommes en présence non pas de deux mondes différents, ça serait exagérer, mais bien de gens avec des rôles bien différents. Sous le même toit, il semble important de préciser qu’il y a une dichotomie évidente. D’une part, des partisans paient et viennent se divertir, entre autres, et

59 d’autre part, des joueurs qui sont minimalement rémunérés pour offrir un spectacle, un divertissement. Le droit d’entrée offre l’opportunité aux spectateurs d’apprécier, ou pas, l’effort des joueurs. Ce droit se manifeste tant par les applaudissements et cris de tout genre et donne aussi la liberté aux spectateurs de huer leur équipe, mais aussi les joueurs adverses et au passage les arbitres, les souffre-douleurs de presque tous les sports.

« S’il n’y a pas de combat ou si ça ne brasse pas assez, les partisans commencent à crier après moi. Envoye… lâche-les tes mitaines… as-tu peur? On n’est pas venu icitte pour le fun, pogne-en un. » Un informateur.

Cette liberté d’expression crée toute l’ambiance nécessaire d’un bon spectacle de hockey senior, une foule muette serait inquiétante. À cette ambiance dichotomique, il faut ajouter toute la ferveur de l’affrontement entre les rivaux tant sur la glace que dans les gradins (estrades)66, qui agrémente ce sport-spectacle. Nous reviendrons plus loin sur la construction identitaire et la rivalité, mais il semblait opportun de préciser les rôles des deux principaux acteurs dans la ritualisation de la partie.

Nous avons observé et analysé ce qui se trame avant la partie et nous avons fait la description des lieux. Nous parlerons uniquement de l’équipe locale, le JDHM de St-Marc des Carrières, mais nous savons d’ores et déjà qu’à lieu la même ritualisation dans le vestiaire des visiteurs, plus exactement, des adversaires. Allons voir maintenant comment s’est produit le glissement d’un système de jeux athlétiques vers un système sportif.

3.3 Le sport, le système sportif et la mondialisation

Pour aborder cet important thème, nous nous tournerons vers les pertinents travaux d’un anthropologue du sport, Sébastien Darbon. La base de ses explications repose sur la rupture drastique qui se produit au milieu du 19e siècle. Ce qu’Allen Guttmann nommait système de jeux athlétiques dans From the ritual

66 Dans les termes du hockey, le mot estrade est très fréquemment utilisé.

60 to Record (1978) sera remplacé par un système sportif qui tient la route depuis, selon l’analyse de Darbon.

« (…) et prenant acte de l‘impossibilité de proposer une définition indiscutable de ce qu’est le sport, nous proposons d’adopter une démarche d’anthropologie historique visant à prendre la mesure de la formidable transformation culturelle qui a vu, en l’espace d’un siècle environ, un système de jeux athlétiques céder la place à un système sportif. Autrement dit, nous souhaitons mettre l’accent sur la différence – jamais systématisée à notre sens dans la littérature – entre sports et système sportif, et montrer que contrairement au « sport » le « système sportif » peut être clairement identifié. »67

À partir de là nous avons adopté l’expression système sportif qui nous semble adéquate pour expliquer cette rupture et la systématisation du sport ainsi que son universalisation. Darbon souligne que l’expression jeux athlétiques est un ensemble d’activités ludiques qui partagent avec le sport un certain nombre de traits évidents qui sont caractérisés par l’engagement physique et la dimension compétitive des affrontements. En fait, il y avait auparavant plusieurs formes de pratiques – non-uniformes, variables, comme le folk football, ancêtre du rugby et du football actuel.

67 Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, Paris, L’Harmattan, 2014, p.10.

61 Illustration 2 Modification du schéma guttmannien, selon Darbon68

« Les éléments qui se situent au cœur même du système sportif, qui sont caractérisés à la fois par une étonnante permanence depuis un siècle et demi et par une tendance constante au renforcement de leurs caractéristiques fondamentales, peuvent être regroupés dans les cinq catégories suivantes. »69

68 Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, Paris, L’Harmattan, 2014, page 14. 69 Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, Paris, L’Harmattan, 2014, pp.15-16.

62 En résumé :

1- Rédaction des règles du jeu. 2- Mise en place des institutions bureaucratiques (fédérations). 3- Le processus de rationalisation (hygiène de vie, alimentation) et un régime de quantification de l’activité (victoires-défaites- records). 4- L’égalité entre les adversaires. 5- Le cadre spatio-temporel de la pratique.

« Mais l’innovation la plus spectaculaire qui a permis de transformer les jeux athlétiques en sports – et qui curieusement n’a pas été directement abordée par Guttmann – réside à nos yeux dans une appréhension originale du cadre spatio-temporel de la pratique. Quel que soit le type de sport considéré, cette pratique a désormais lieu sur des terrains réservés à ce seul effet et dont les dimensions sont à la fois standardisées et spécifiques à chaque sport. L’introduction progressive d’une norme, dans la mesure où elle devient acceptée par les pratiquants, est la condition de sa reproductibilité sur l’ensemble d’un territoire (qui peut être à l’échelle d’un pays ou, si elle se diffuse plus largement, à l’échelle internationale). »70

Voilà la réponse à notre questionnement au sujet du sport et de la mondialisation. À partir des cinq critères permettant d’identifier un système sportif on peut facilement voir la standardisation des sports à l’échelle mondiale. Ceci peut se faire indépendamment des points de vue experts à propos du début de la mondialisation; que ce soit avec « l’accident » de Christophe Colomb qui le fit accoster en Amérique en 1492 ou encore avec Marco Polo dont les voyages amenèrent à tisser les premiers liens économiques entre l’Orient et l’Occident, peu importe.71 On peut affirmer, d’ores et déjà, que le système sportif est un « catalyseur culturel » à la propension pour les sports uniformisés (standardisés) à travers le monde du milieu du 19e siècle jusqu’au début du 20e siècle. C’est un

70 Sébastien Darbon, Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, Paris, L’Harmattan, 2014, pp.17. 71 Notes : ici n’est pas le lieu pour débattre de la date du début de la mondialisation; historiquement ou économique. Nous laissons ce sujet aux experts.

63 indicateur extrêmement important du développement de la mondialisation de la culture.

Le hockey fait partie de ce phénomène de mondialisation même s’il n’est pas présent partout sur la planète comme le football. La Chine est un exemple de nation qui décida d’introduire le hockey en tant que pratique sportive. Cela débuta en 1953 avec la création de la Fédération de Chine de hockey sur glace pour ensuite mettre en application les règles internationales du hockey sur glace. En 1972 la Chine participa pour la première fois au Championnat du monde et en 2015 elle se classait 38e sur 48 pays inscrits à la IIHF - Fédération internationale de hockey sur glace. Ceux qui s’intéressent davantage à la question du système sportif sont invités à consulter le volume de Sébastien Darbon qui en traite en profondeur dans son volume : Les fondements du système sportif. Essai d’anthropologie historique, (2014).

Le phénomène sportif au sens large n’échappe pas à la mondialisation des cultures, les gens habitent une planète qui s’universalise très lentement, mais bien peu par rapport à l’économie et la politique mondiales. Les influences viennent de toutes parts, certaines sont réappropriées au besoin par la culture, et d’autres, telles que la culture sportive et les pratiques sociales sont pour leurs parts transversales. Selon Warnier il n’y a pas de mondialisation culturelle :

« En conclusion, au regard de son avenir culturel, et donc de son avenir tout court, l’humanité est pourvue d’une grande capacité d’innovation et de production d’identité et de diversité culturelle sur la base de son histoire. Elle dispose d’un inventaire de plus en plus complet de son fabuleux patrimoine culturel qui, par transmission de génération en génération, assure son ancrage identitaire. Elle dispose d’énormes moyens d’échange et de circulation de biens culturels. »72

A priori, on peut avancer que la culture du hockey ne s’est pas encore totalement mondialisée, puisqu'elle touche environ 48 pays sur environ 200. En outre,

72 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), p. 116.

64 malgré son existence et sa croissance en Europe, en Russie et dans les pays de l’Europe de l’Est, il subsiste des différences importantes. Il y a quelques percées, certains emprunts ici et là comme en Australie, en Chine et au Japon, mais sans plus. Nous avançons cette observation sans analyse empirique et nous ne croyons pas avoir le temps d’aborder le sujet du hockey international toutefois, la culture du hockey nord-américain a suffisamment de particularités à étudier pour nous permettre de circonscrire le sujet, l’objet et l’aire culturelle. Nous allons maintenant sortir du cadre sportif pour entrevoir le cinquième concept de notre objet d’étude.

3.4 La construction de la masculinité

De prime abord, ce sujet ne semblait pas prendre une place aussi prépondérante au sein de cette thèse. Oui certes, la chambre de hockey nous avait paru comme une « importante curiosité » que l’on a qualifiée du « dernier bastion des mâles ». Oui, nous avons fait des liens avec les Lau et les Baruya et leurs « maisons des hommes », mais pas au point d’en faire un élément central.

Le « vestiaire » est le lieu sacré de l’apanage des rituels et des rites d’initiation car c’est en quelque sorte l’endroit de prédilection des échanges fraternels. Nous sommes donc en présence de deux niveaux de relations qui s’intercalent entre le sacré et la fraternité. Au risque de se répéter, malgré les allures et postulats modernes et/ou postmodernes du hockey, il y a une continuité dans les pratiques et les fonctions basées sur les traditions, les rituels et les valeurs qui se perpétuent sous nos yeux au fil des ans. Nous pensons que ce n’est pas du tout l’effet du hasard ou une « simple » construction culturelle de la masculinité, mais un comportement ancré, une idiosyncrasie dans les amarres des traditions de se réunir entre hommes dans un monde d’homme et dans le monde des hommes.

Bien au-delà des réflexions ou des conclusions hâtives qui nous porteraient vers une quelconque forme de machisme ou encore « d’hégémonie masculine », nous allons analyser d’un autre angle, sous une nouvelle perspective, la

65 masculinité. L’ethnographie des chapitres trois et quatre va nous conduire directement dans le monde : des croyances, des formes de rituologie, de la construction identitaire et bien entendu de la construction de la masculinité qui par métonymie participe étroitement à la construction de la féminité et vice versa. Il n’y a pas qu’un dualisme ou une polarité sexuelle, mais plutôt une inversion structurale des genres.

Pour terminer, nous avons tenté de jeter les bases de la réflexion et de la construction de cette recherche expliquant d’abord nos objectifs. Voici le chemin par lequel nous allons passer : de la manière la plus précise et la plus objective possible pour comprendre qu’est-ce que la culture du hockey senior au Québec et quelle est cette construction de la masculinité, notre objet d’étude. Nous avons fait plusieurs détours en définissant les contours et situant les balises de la recherche à travers le recadrement de ce que sont l’anthropologie et la culture. Puisque nous allons inscrire cette thèse dans cette approche, nous devions franchir cette première étape qui définira la suite. Autour de cette forme, nous avons circonscrit l’objet d’étude en tentant de situer de manière holistique le sport dans son ensemble, mais également à travers le système sportif, en nous appuyant sur certaines définitions classiques et contemporaines de l’anthropologie.

Nous avons aussi expliqué notre vision de l’ethnographie en citant certains auteurs classiques qui nous semblent toujours très pertinents pour conserver une distance et un regard éloigné avec toutes les approches existantes aujourd’hui. Prendre beaucoup de recul et consulter ceux qui ont légué leurs expertises aux générations futures ne fait que renforcer la manière dont nous allons aborder notre objet d’étude dans les prochains chapitres. Nous nous dirigeons maintenant vers une autre zone de l’échiquier, soit la problématique.

66 Chapitre 2 Problématique : triptyque théorique, terrain, méthode et ethnographies

« Toute société a des secrets qu’elle protège et qui la protègent. Les livrer au public sans précaution, sans débat, sans vigilance, c’est non seulement agir en fourbe ou en irresponsable, mais encore permettre que le travail scientifique se transforme en force d’agression, de domination ».

Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p.15.

1. La problématique

Dans les pages qui suivront, nous allons présenter la problématique de notre recherche anthropologique du et des sports, mais plus précisément, nous voulons approfondir l’analyse et la réflexion au sujet d’un sport en particulier, le hockey – en tant que véhicule culturel qui nous semble être un miroir de la réalité culturelle contemporaine, un univers symbolique – ainsi que décortiquer la structure de la construction de la masculinité. L’organisation de ce chapitre se déroule comme suit : la problématique, l’enquête sur le terrain et la méthode ainsi qu’une revue de littérature.

« (…) il s’agit de se donner une problématique; soit d’en concevoir une nouvelle, soit d’inscrire son travail dans un des cadres théoriques découverts dans les lectures précédentes. Cette phase de choix d’un cadre théorique est importante. En effet ce, cadre théorique a deux fonctions : - permettre de reformuler ou préciser la question de départ; - servir de fondement aux hypothèses sur lesquelles le chercheur construira une réponse cohérente à cette question de départ ».73

Nous allons définir, le plus précisément possible, notre problématique en partant de notre question et de notre hypothèse de recherche. Nous ajoutons quelques sous-questions auxquelles nous répondrons en cours de route. Nous les

73 Raymond Quivy & Luc Van Campenhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Bordas, 1988, p. 90-91.

67 présentons à ce moment, car cela va nous orienter vers les réponses que nous voulons apporter dans cette recherche. Par la suite, nous tenterons de bien expliquer comment s’inscrit cette recherche empirique dans une démarche scientifique qui passe bien entendu par la mise en place de notre méthodologie. Pour comprendre et analyser les thèmes mentionnés, nous avons opté pour une ethnographie en utilisant l’observation participative « active » afin de laisser les acteurs dévoiler librement leurs actions. Cela facilitait une « forme » de liberté de parole de la part des informateurs (et des informatrices) afin que nous puissions bien comprendre le discours et l’idiosyncrasie et ainsi dépeindre, le plus justement possible, le phénomène culturel et l’univers symbolique qu’est le hockey senior au Québec. Nous entrons dans un monde où l’univers symbolique joue un rôle central et notre hypothèse nous semble novatrice, certes pour le hockey. Rappelons la mise en garde à propos du hockey (Pichette, 1996) : « il ne faut pas oublier que c’est le sport national des Canadiens et que l’on dit de ce sport : le hockey au Québec est comme une religion. »

Pour terminer cette section de la problématique, nous essaierons, dans la mesure du possible, de bien situer notre cadre théorique à partir d’un triptyque qui nous semble une avenue prometteuse pour comprendre notre objet d’étude : la culture, le hockey et la masculinité.

D’abord, nous allons traiter de la question théorique du diffusionnisme contemporain, mais plus spécifiquement tout ce qui se rattache aux emprunts culturels, afin de voir s’il existe un système transformationnel. Si on prend la forme d’une spirale comme image ou encore d’une tornade afin de se représenter les déplacements des éléments culturels, nous pouvons affirmer que ceux-ci voyagent et se diffusent d’une culture à l’autre, car il n’y a pas de frontière hermétique entre elles. Nous pouvons aussi ajouter que la culture est perméable, mais sélective. Nous avons déjà mis en place une définition du diffusionnisme contemporain que nous allons préciser davantage.

68 En second lieu, nous aborderons le structuralisme sous la forme intitulée le structuralisme « revisité ». À partir de quelques définitions du structuralisme, allons voir comment cela pourrait, épistémologiquement, nous servir à comprendre l’univers culturel et symbolique des sports.

Troisièmement, nous allons tenter d’utiliser la formule canonique du mythe – FCM – dans sa démonstration la plus simple, en parlant davantage de « formule canonique ». Nous ne faisons pas ce choix pour déplaire au puriste, et encore moins pour remettre en question la formule de monsieur Lévi-Strauss. Au contraire, et selon ce qu’il a lui-même écrit – vous pouvez réutiliser mes travaux et travailler à les rendre plus intelligibles – nous tenterons de relever le défi d’appliquer la « formule canonique » au sport et au genre.

1.1 La question et l’hypothèse de recherche

Cela étant dit, il est important de situer et d’étudier le hockey tant sous sa forme locale que dans sa dimension historique et mondiale. Le hockey senior est un véhicule pour comprendre ce que nos sociétés contemporaines et post- industrielles ont subi au fil des ans, c’est-à-dire de profondes transformations, et que ces changements se font sentir dans les moindres détails du quotidien. La différenciation des sexes et l’univers culturel du hockey sont au centre de notre questionnement.

Voici les questions de notre problématique en deux volets :

Dans un contexte de pluralisme idéologique et d’individualité accrue, où l’économie est reine et la symbolique est mise à l’écart, là où tout semble à posteriori un comportement appartenant uniquement au passé et/ou aux traditions religieuses, nous allons tenter de démontrer qu’il existe un univers symbolique ritualisé dans les sports, du moins au hockey.

69

1- Est-ce qu’il existe un univers symbolique dans la culture du hockey suffisamment déployé et organisé pour en faire ressortir des structures symboliques et y voir au passage des systèmes transformationnels à travers les emprunts culturels, particulièrement aux Premières Nations et aux Européens?

Alors qu’au 21e siècle, nos sociétés postmodernes et hypermodernes sont à un moment de l’histoire où l’on assiste et participe à l’atteinte d’un objectif commun; soit en arriver à une égalité et/ou à une équité des sexes, nous allons nous interroger sur le hockey comme « refuge » ou « bastion » de la différenciation des sexes.

2- Est-ce que le hockey sur glace avec contact serait un lieu de prédilection pour la construction de la masculinité, au sens de la virilité masculine, et devient-il un moyen de séduction auprès de la gent féminine? Comment analyser et expliquer qu’une opposition entre la virilité-brutalité versus la séduction en vienne à se consolider pour définir et affirmer la féminité et la masculinité dans les relations entre les sexes?

Voilà notre hypothèse de recherche :

Il existe une mise en scène symbolique des rituels, surtout dans la chambre de hockey, lieu sacré de la masculinité, qui met en relief un univers symbolique intangible qui se mesure à partir de la formule canonique appliquée au sport, dans ce cas-ci au hockey. Il existe aussi en parallèle une construction de la masculinité à travers les contacts virils physiques sur la patinoire en tant que sport-spectacle qui séduit la gent féminine.

70 On ajoute trois sous-questions à localiser dans les différents chapitres :

1. En quoi « les maisons des hommes » de l’Océanie, de la Californie et de l’Amazonie ont elles un lien culturel et symbolique avec la « chambre de hockey », le dernier bastion des mâles dans l’affirmation de leur masculinité et de ce qu’il en reste? Ou plutôt est-ce-que l’on assiste à une effémination des hommes et à une masculinisation des femmes dans les sports et les autres sphères?

2. Est-ce que le hockey senior au Québec est un phénomène culturel exclusivement nord-américain ou un exemple universel de mondialisation ou d’emprunts culturels internationaux?

3. Peut-on établir une filiation, un gradient, entre le hockey québécois et des groupes d’hommes caractéristiques de l’histoire du Québec, à savoir les coureurs de bois d’une part, et les bûcherons-draveurs, d’autre part, qui sont des univers masculins, et des lieux de construction de la masculinité?

Continuons le cheminement de la problématique vers le prochain thème très important à intégrer à l’objet de recherche : la question de la définition ou de l’affirmation du genre masculin en formes identitaires. Le hockey est un sport robuste avec contact : risque de blessures élevé, ponctué de bagarres, de coups de bâton, de coupures qui laissent parfois couler un sang bien rouge sur une patinoire toute blanche : c’est un sport-spectacle.

Plus loin nous aborderons la question de l'identité du public aux parties : les amateurs, les partisans, la famille, les copines et les épouses. Toutefois, dans un premier temps, gardons le cap sur la relation de la masculinité avec la violence et la séduction. Les joueurs sont totalement conscients de leur rôle en tant que joueurs en lien avec leurs habiletés de hockeyeurs, mais au-delà du talent, il y a la séduction. On sait très bien qu’il s’agit d’un sport difficile à maîtriser, car il se

71 pratique sur une étroite lame, sur une surface glacée, et l’objectif après plusieurs passes stratégiques est de marquer des buts dans le filet adverse. Oui, mais c’est à travers plusieurs comportements que le joueur peut « charmer » sa copine, ses parents, ses « fans », la foule et les « groupies ». La violence, les mises en échec solides (viriles) et les bagarres font partie de ces comportements qui surprennent toujours les néophytes, mais qui réaffirment la masculinité de l’individu et les joueurs s’en enorgueillissent. À l’échelle locale, on parle parfois de « rock star ».

1.2 La recherche empirique et méthodologie

La démarche scientifique passe par la méthodologie et en anthropologie celle-ci repose plus souvent qu’autrement sur le terrain qui détermine un lieu et un objet d’étude. Nous avons déjà établi que l’objet (triptyque) de recherche serait la culture du hockey senior au Québec, le sport et la masculinité. Le lieu sera l’aréna au sens large, le but de l’investigation est de suivre toutes les activités de l’équipe : dans différents arénas de la province de Québec, et plus précisément l’aréna local, parce que la moitié des parties se jouent à cet endroit. À cela on ajoute les pratiques et les entraînements, alors l’aréna local sera le lieu de prédilection pour la recherche.

La méthodologie demande de préciser la méthode74 et les techniques utilisées. Comme nous l'avons déjà dit, nous avons retenu l’observation participante active et la méthode d’enquête à travers les entrevues semi-dirigées. Le journal de bord viendra compléter la cueillette des données et la somme de ces informations constituera les matériaux ethnographiques bruts soumis à l’analyse qualitative pour rendre compte des résultats. Nonobstant les entrevues dites « officielles », on doit tenir compte de plusieurs « confessions » recueillies hors contexte et qui,

74 En ligne Madeleine Grawitz : méthodologie : étude des méthodes scientifiques, techniques (épistémologie). Manière de procéder, méthode. « La méthode est un ensemble des opérations intellectuelles par lesquelles une discipline cherche à atteindre les vérités qu'elle poursuit, les démontre et le vérifie ». Pour vérifier nos hypothèses, nous partirons d'une approche pratique qui combine certaines méthodes.

72 à elles seules, furent très révélatrices. De plus, ce qui nous semble un fait d’armes et innovateur est d’être un « acteur actif » dans l’équipe (la population observée), grâce à notre statut d’instructeur adjoint. En deux mots, ce statut nous a donné librement accès à toutes les sphères de l’équipe, mais surtout nous a permis de se retrouver derrière le banc des joueurs dans l’action et de pouvoir « sentir » l’adrénaline et la testostérone de ces « gladiateurs » en ayant la possibilité d’observer « live », « in vivo », « en direct », tous les petits détails qui convergent vers l’objectif ultime, la conquête du « Graal ». La saison régulière est longue de 36 parties et il n’y a pas que le talent des joueurs ni la stratégie de l’instructeur-chef qui comptent. Il y a aussi une force impalpable dans le grand ensemble de l’univers symbolique, dont en premier lieu : l’identité qui est la création de cette cohésion que certains appellent le sentiment d’appartenance, l’esprit d’équipe, la ritualisation personnelle et les rites initiatiques qui font passer la « recrue » au titre de vétéran et cela « soude les coudes ». Cette force invisible, la confrérie, est aussi importante que le talent des joueurs, car ce n’est pas un sport individuel.

Le rôle d’instructeur adjoint dans une équipe de hockey de haut niveau compétitif comme celle-ci nous donne facilement accès à tous les principaux acteurs de l’équipe, aux autres équipes, aux directions de clubs et de la ligue. Nous suivons l’action de près dans l’espace (derrière le banc, dans la chambre de hockey et dans l’autocar) et dans le temps. C’est-à-dire toutes les étapes à franchir du début de la saison jusqu’à la finale soit, l’objectif ultime, l’obtention de la Coupe, ce qui veut dire environ du mois de septembre 2010 jusqu’au mois de juin 2011. Nous avons été présents à toutes les pratiques, les parties, les voyages en autocar et les fêtes qui se poursuivent après les parties, la troisième mi-temps dirait Anne Saouter, mais qu’on retrouve aussi chez les Mataco et les Mapuche d’Amérique du Sud. Nous développerons davantage l’explication de cette activité festive postérieure aux parties et aux voyages. Il faut préciser ici que nous avons une expérience de neuf années dans ce milieu autant à titre d’instructeur adjoint, d’instructeur-chef, de directeur gérant et d’ancien joueur de hockey. Les données

73 recueillies proviennent en majeure partie de notre terrain, sans pour autant négliger des informations et observations cruciales pour la compréhension de notre objet d’étude; la culture du hockey senior au Québec, et provenant de sources tierces.

Si on va plus loin dans la justification de la démarche scientifique, il y a aussi toute l’explication de l’objet d’étude, du domaine de recherche de l’anthropologie du sport dans lequel s’inscrit cette recherche précisée dans le chapitre un et cinq.

À cela, on doit ajouter l’hypothèse et les questions de recherche. Ce qui nous semble original dans notre démarche, c’est la tentative de trouver et prouver comment la symbolique (rituels et superstitions) et tout ce que cela sous-tend sont au cœur des activités du joueur de hockey. Ceci implique de se lancer sur la piste des emprunts culturels qui convergent vers la création du hockey tel qu’il est joué présentement. Intrinsèquement, la deuxième question repose sur la première en rapport avec le lieu de la construction de la masculinité et des jeux et enjeux de séduction.

Jusqu’à présent en Amérique du Nord et en Europe les amateurs de hockey connaissent très bien le hockey sous plusieurs angles : les statistiques, le classement des équipes, les habiletés individuelles de chaque joueur, le jeu, les règles, l’effet de la foule partisane, la popularité des vedettes, les potins, les rumeurs, les échanges et l’arbitrage. Plusieurs amateurs expriment leurs analyses à travers les « lignes ouvertes » de la radio; on les surnomme les « gérants d’estrade ». On va même jusqu’à affirmer que le hockey au Québec est une religion. Qu’en est-il au juste? Est-ce un système de croyances religieuses? Un substitut à la religion catholique mis au pilori depuis la Révolution tranquille de 1960? Ce sont deux questions qui ne s’ajoutent pas aux questions centrales déjà posées préalablement au début de ce chapitre, mais des questions qui méritent que l’on s’y attarde.

74 Ceci dit, sur le plan méthodologique nous allons essayer de construire le pont reliant la théorie et l’ethnographie. Il s'agit d'un exercice et d'une démarche anthropologique qui ne sont pas du tout évidents, mais nous essaierons de mettre en relief les explications nécessaires et pertinentes au sujet du diffusionnisme contemporain via les emprunts culturels internationaux à la solde du hockey nord-américain. Nous allons utiliser la méthode empirique pour le traitement des données brutes et de leur consolidation afin de pouvoir exprimer des réponses concluantes à toute cette démarche sans vouloir entrer le carré dans le cercle. Par prétérition, figure par laquelle on attire l’attention sur une chose en déclarant ne pas en parler, faisons allusion à la Leçon inaugurale de la chaire d’anthropologie sociale faite au Collège de France le mardi 5 janvier 1960 par Lévi-Strauss, qui nous pose, en une phrase, une question fondamentale née d’une réflexion à propos des observations de l’autochtone Kwakiutl que Boas invitait parfois à New York.

« À leur manière, les ethnologues ne cèdent-ils pas à la même tentation quand ils se permettent, comme ils font si souvent, d’interpréter sur nouveaux frais les coutumes et les institutions indigènes, dans le but inavoué de les faire mieux cadrer avec les théories du jour? »75

Nous prenons bonne note de ce précieux conseil.

Finalement, nous pouvons avancer que le hockey a un ancêtre connu qu’est le shinny et que ce sport se jouait sur la glace dans les plaines de l’Ouest selon William Jones et Stuart Culin. Ce que nous ne connaissons pas en ce moment et qu’on ne peut prouver, pour l’instant, est de savoir s’il existait quelque forme de patins ou de patinage chez les Premières Nations des Amériques avant la colonisation ou même durant celle-ci. Actuellement, nos sources nous mènent aux confins de la Finlande et de la Russie il y aurait environ 3000 ans, voici la source :

75 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 38.

75 « Ice skating is one of the great pleasures of winter. But the origin of the idea of attaching blades to our feet has not been well understood. Researchers at Oxford University think they may have an answer. Federico Formenti, co- author of the study called "Human Locomotion on Ice," says it all started in Finland. »76

Nous croyons, et ce n’est qu’intuition et par raisonnement hypothético-déductif, que si les Finlandais, disons plus justement les Lapons, utilisaient des patins il y a environ 3000 ans, donc vers 1800 AVJ-C, il serait fort plausible, de par le contact avec les Inuit du Groenland et les Inuit du Canada, que ces derniers puissent connaitre aussi les patins à lame comme moyen de locomotion. Si on continue notre idée dans ce sens, les Cree, les Ojibwa, les Innus et les Mohawks auraient-ils pu connaitre et utiliser ces patins? La réponse est non et là-dessus on se réfère à l’historien Gilles Havard et au sociologue Denys Delâge, tous deux spécialistes de l’Amérique du Nord, qui confirment que dans ces culturels, il n’y a pas de patins avec quelque forme de lames avant l’introduction de ceux-ci par les Européens. Il y a des traineaux avec des lames ou skis, mais c’est tout. Les Micmacs fabriquent les bâtons de hockey et jouent au shinny, y aurait-il là une forme naissante du hockey dans l’est du Canada? Oui, à titre d’ancêtre du hockey moderne, mais pas sous la forme de système sportif si on réfère aux critères déjà mentionnés par Darbon.

En conclusion de notre problématique, nous répondrons aux questions durant les chapitres suivants. De toute manière, nous avançons, espérons-le, dans la bonne direction.

1.3 Le triptyque théorique

Pourquoi un triptyque théorique? Nous ne l’avons pas choisi. Ce sont ces trois théories et paradigmes qui ont fait surface, en relief d’elles-mêmes. D’abord dans les nombreuses lectures, mais par la suite sur le terrain tout devenait explicable

76 Human locomotion on ice: the evolution of ice-skating energetics through history, Federico Formenti* and Alberto E. Minetti† Institute for Biophysical and Clinical Research into Human Movement, Manchester Metropolitan University, Cheshire, Hassall Road, Alsager, Stoke-on- Trent, ST7 2HL, UK.

76 et tangible. Les lectures de Quadratura americana (Désveaux, 2001), Anthropologie structurale un et deux (Lévi-Strauss, 1958-1973) et Les bases de l’anthropologie culturelle d’Herskovits (1952) sont le ciment et les fondations de cette thèse. Sans le diffusionnisme, sans le structuralisme et sans la formule canonique, nous pensons qu’il est impossible de rendre intelligible cette thèse. C’est ce que nous appelons les transformations culturelles diachroniques et synchroniques, notion empruntée à Herskovits, Désveaux et Lévi-Strauss. Quelques citations suivront afin de renforcir ces positions intellectuelles. Cette prémisse se trame tant au niveau des théories anthropologiques que dans l’échange des faits sociaux, des emprunts culturels et dans la différenciation des genres.

Cela étant dit, nous croyons pouvoir installer l’édifice sur ces bases et certains fondements théoriques afin de continuer vers la route qui nous mène aux questionnements plus généraux qui nous serviront de balises, vérifier sur le terrain et constater si tout cela nous transporte vers de pertinentes conclusions. Sans décrire, ni approfondir la pensée des instigateurs tels Friedrich Ratzel (1844-1904), qui a emprunté le concept de « diffusion » à G. Gerland et à M. Wagner la « théorie des migrations », ni entrer dans les subtilités de Fritz Graebner, Alfred Kroeber, Elliot Smith et Julian Pitt Rivers (1919-2001), nous désirons survoler la conception du diffusionnisme avec lequel Franz Boas a fleureté à son époque. Ceci nous permettra subséquemment de comprendre les critiques formulées à l’égard du diffusionnisme, et les forces qui ont fini par envoyer aux oubliettes ce courant théorique.

« La principale critique adressée au diffusionnisme concerne le point de savoir si les diverses cultures, comprises comme des expressions convergentes de la nature humaine, sont des inventions autonomes (parallélisme), ou si elles dérivent de quelques centres de diffusion. Malgré la sophistication grandissante des paramètres utilisés (invariant/variantes, centre/périphérie, formes pures/formes mixtes, concordance qualitative/concordance quantitative), et malgré la considération d’aires de plus en plus réduites, on a déploré l’immobilisme d’une hypothèse qui, en

77 mettant l’accent sur les permanences culturelles, a sous-estimé l’innovation et la créativité humaine. »77

Justement sur les deux derniers points nous pensons que ceux-ci convergent et confirment que les cultures sont novatrices et créatives; elles empruntent, rejettent et donnent, car elles sont perméables, mais surtout extrêmement transformables au point tel qu’il devient difficile de suivre de telles transformations, d’où l’apport du diffusionnisme contemporain. Nous y reviendrons plus loin, mais avant il y a une phrase extrêmement significative du professeur Désveaux qui retient particulièrement notre attention.

« En définitive, c’est tout l’édifice des Mythologiques qui substitue au modèle diffusionniste classique celui de la transformation logique, lequel suppose, a minima, deux points de référence dans l’espace et une relation d’inversion, d’ordre sémantique, entre eux. Mais il implique également de faire deuil à la dimension diachronique que le diffusionnisme classique prétendait encore, de façon illusoire, pour pouvoir maîtriser.78 »79

Un dilemme sémantique, fait-on renaître de ses cendres le diffusionnisme classique ou empruntons-nous certains éléments pour en modeler une version plus contemporaine… ou encore, plus adaptative?

Toute recherche se retrouve devant un paradigme, et dans celle-ci, il nous demande de superposer et de trianguler : diffusionnisme contemporain, structuralisme « revisité » et l’application de la formule canonique à l’univers symbolique du sport et du genre. Ce triptyque est l’alpha oméga théorique de cette thèse. Est-ce trop ambitieux? Oui surement, mais la pensée lévi- straussienne nous mène jusqu’où? Elle nous mène vers une dimension spatio-

77 B. Rupp-Eisenreich, « Diffusionnisme », in: Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Bonte et Izard, Paris, 1992, p. 201. 78 Notes d’Emmanuel Désveaux : Cela étant, la tentation du diffusionnisme resurgit presque intacte dans La potière jalouse (Paris Plon, 1985), en particulier à l’occasion du rapprochement qui s’impose entre les mœurs stercorales du paresseux sud-américain et l’étrange façon qu’a le démiurge californien de se soulager (p. 203-205), in: Emmanuel Désveaux, « Le moment diffusionniste de Lévi-Strauss », in: De Montaigne à Montaigne, Claude Lévi-Strauss, Paris, 2016, p. 19. 79 Emmanuel Désveaux, « Le moment diffusionniste de Lévi-Strauss », in: De Montaigne à Montaigne, Claude Lévi-Strauss, Paris, 2016, p. 19.

78 temporelle, de Montaigne en passant par Rousseau jusqu’à Boas et Malinowski, des Amériques au Japon. Dans la tétralogie que sont les Mythologiques, il y a toutes ces transformations et déformations qui vont du Sud au Nord et d’Est en Ouest, un puits sans fond d’une profondeur intellectuelle quasi inextricable et désarmante. Par conséquent, il faut s’accrocher à la méthodologie et juxtaposer ethnographie et théorie pour tenter de comprendre le sens que les informateurs donnent au hockey.

Dans une entrevue avec Nicolas Journet de la revue Sciences humaines, Françoise Héritier nous dit « pourquoi je suis structuraliste » :

« Quant à son œuvre spécialisée, elle est très dense et assez difficile à lire. En fait, bon nombre de ses critiques ne l’ont pas vraiment lu et C. Lévi- Strauss leur répondait rarement, sauf au début lors de ses échanges avec Jean-Paul Sartre, Roger Callois, Georges Gurvitch ou Georges Balandier. Par la suite, il n’a plus répondu : il a laissé le champ libre à tous ces critiques qui lui reprochaient d’être un penseur « froid », « mécanique », « déterministe ». » « Je suis structuraliste dans la mesure où je crois en l’existence d’invariants humains. »80

1.3.1 Le diffusionnisme contemporain

Poursuivons avec le premier élément de la problématique, qui en fait, est un exercice plus théorique, la démonstration risque d’être longue et pénible, mais nous la croyons fondamentale. Essayons d’obtenir une vision globale, holistique, de l’ensemble de l’objet d’étude et du domaine de recherche. Il s’agit de trouver le fil conducteur qui nous mènera dans la direction appropriée. Cette compréhension circulaire ou cylindrique délimitera, dans la mesure du possible, un ensemble de sujets et ici on parle de diffusionnisme contemporain ou de néo- diffusionnisme. L’une ou l’autre des deux appellations nous amènent, de toute façon, à revisiter cette théorie de la première moitié du siècle dernier, théorie qui

80 Nicolas Journet, « Pourquoi je suis structuraliste », Entretien avec Françoise Héritier, In: Sciences humaines, Comprendre Claude Lévi-Strauss, Hors-série - 8 -, Paris, 2008, pp. 84- 85.

79 semble très appropriée pour l’étude de notre sujet, mais avec certaines modifications et certains ajouts complémentaires. Nous avons arrêté notre choix sur la terminologie du « diffusionnisme contemporain » qui nous apparait plus ajusté à notre objet d’étude. Pas de foyers culturels uniques, mais un ensemble d’emprunts et rejets culturels de toutes parts qui se passe sous nos yeux actuellement.

Ainsi en jumelant ce courant théorique au terme-concept de la mondialisation81 (rapprochement des êtres humains à l’échelle planétaire par l’économie et les transports et le fait de devenir mondial), nous croyons être en mesure de faire la démonstration scientifique de l’existence d’emprunts culturels dans la construction, non seulement de la culture du hockey, mais aussi dans la construction identitaire et intrinsèquement celle de la masculinité. Et puisque, comme l'a mentionné Marcel Mauss, les faits ne se présentent pas dans l’ordre chronologique, par métonymie, on ajoute un troisième élément, afin d’en former un triptyque, l’approche synchronique et diachronique qui sera très utile ultérieurement pour situer dans le temps et dans l’espace l’origine et la pratique du hockey. En résumé, une vision sphérique transpercée de diagonales verticales et horizontales.

Allons voir ce que Sébastien Darbon écrivait tout récemment :

« Le deuxième défi qu’il nous paraissait intéressant de relever avait trait aux dimensions méthodologiques et épistémologiques de l’entreprise. Il est intéressant de noter qu’en France un tel intérêt, tout au moins en ce qui concerne le thème de la diffusion, s’est manifesté davantage à l’initiative des anthropologues qu’à celle des historiens. Sans doute faut-il y voir une

81 Mondialisation et globalisation. La distinction entre ces deux termes est propre à la langue française. Au départ, d'un point de vue étymologique, comme pour le sens commun, monde (tiré du latin mundus : univers) et globe (tiré du latin globus : en tous sens) sont suffisamment proches pour que mondialisation et globalisation soient synonymes dans leur emploi initial en langue française. En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mondialisation. Note personnelle : nous utiliserons le terme de la mondialisation tout au long de la démonstration. Par contre nous respecterons les auteurs qui utilisent le terme globalisation sans le modifier. Nous ne voulons pas entrer dans un débat épistémologique ni étymologique. Ceci dit, on les considère comme des synonymes.

80 conséquence d’un double phénomène : d’une part, l’entreprise de réhabilitation du diffusionnisme effectuée par certains anthropologues français qui ont montré que, débarrassés notamment de conceptions excessivement ethnocentriques, les travaux de l’école diffusionniste ne méritaient pas l’oubli dans lequel ils ont été plongés – en somme, une vieille histoire de bébé et d’eau du bain. D’autre part, s’il existe en France une riche tradition historiographique relative au sport(1), elle s’est davantage intéressée aux vicissitudes de son implantation en France qu’à sa diffusion planétaire. »82

Et ce que Roger Bastide en pense :

« Dans un autre sens, celui que lui donne l'anthropologie culturelle, il se rapporte à la propagation de traits culturels, aussi bien spirituels (institutions sociales, mythes ou rites) que matériels (types de céramique, techniques agricoles, etc.), de la société où ils sont apparus à des sociétés culturellement différentes. Or, justement, les recherches des ethnologues ont bien montré entre des cultures géographiquement proches sans doute, mais aussi parfois fort différentes les unes des autres, l'existence de faits de récurrence, qui ne peuvent être expliqués seulement par les lois du hasard. L'évolutionnisme expliquait ces faits de similitude en postulant que toute civilisation passe, au cours de son histoire, par les mêmes étapes de développement. Les partisans du parallélisme ont recours à la notion de convergence : ces similitudes proviennent de ce que les esprits humains en tant que tels étant partout identiques, les mêmes traits culturels peuvent être inventés en divers endroits sans qu'il y ait emprunt, ou encore de ce que, par suite de la similarité des milieux soit extérieurs (savane, forêt), soit intérieurs (mentalités collectives), des institutions et des techniques très différentes à l'origine tendent en se développant à se ressembler de plus en plus, d'une façon externe, d'ailleurs, bien plus que dans leur structure profonde. Le diffusionnisme enfin explique ces mêmes similitudes par des emprunts entre sociétés et cultures différentes. Le diffusionnisme ainsi défini a joué dans l'histoire de la pensée ethnologique un rôle de premier plan. »83 (Roger Bastide, 1898-1974).

L’apport théorique du diffusionnisme contemporain que nous avançons, en complément au « diffusionnisme classique » se définirait comme suit : l’idée de base est qu’il y a beaucoup moins d’inventions qu’il y a d’emprunts, c’est un fait indéniable.

82 Sébastien Darbon, « La diffusion des sports : confrontations disciplinaires et enjeux méthodologiques », in: Ethnologie française. La diffusion des sports, Paris, PUF, Vol 4 - octobre 2011, p. 582. 83 En ligne : Roger Bastide, http://www.universalis.fr/encyclopedie/diffusionnisme/

81 Deuxièmement, il n’y a pas d’unique foyer culturel de la naissance ou de l’apparition d’un produit, d’un outil, d’une idée, d’un mythe ou d’un sport. En tout temps et en tout lieu, il est plus que possible qu’un élément culturel puisse « apparaitre », être « emprunté », se « transformer » et « disparaître », et ce, partout sur la planète, dû à la grande diversité culturelle, à l’instantanéité des communications (internet), mais surtout en lien avec l’unité de l’espèce humaine et de ses capacités intellectuelles similaires.

Troisièmement, il faut agréger la notion fondamentale du relativisme culturel de Boas qui, lui-même, a remis en question le fait de continuer avec la théorie du diffusionnisme de cette période. Ajoutons que la toile de fond de Lowie, élève de Boas, est la culture et sa diffusion. Voici ce qu’en pense cet anthropologue :

« Je crois, pour ma part, que la force de suggestion et l’inertie mentale sont, ainsi que l’ethnologie et la sociologie nous l’ont prouvé, si puissantes qu’elles rendent fort vraisemblables la propagation et la conservation d’un complexe accidentel. On pourra m’objecter, et à juste titre, que le seul fait de la diffusion et de la durée d’une coutume présuppose qu’elle répond à certains besoins dans le milieu qui l’adopte. »84

Il n’y a pas vraiment d'incompatibilité entre la pensée de Lévi-Strauss, de Boas, de Lowie et celle d’Herskovits, qui de manière diachronique ont marqué leur époque sans pour autant se dissocier totalement du diffusionnisme, à tout le moins, dans le fait de reconnaître qu’il y a des emprunts culturels marquants. En voici l’illustration, comme le mentionnait déjà Lévi-Strauss dans une conférence en 1939 que le professeur Désveaux nomme « le moment diffusionniste de Lévi- Strauss » :

«Enfin, elle les rejoint en nous apportant une leçon extrêmement significative : dans la mesure où c’est seulement par l’emprunt, par le contact que se brise cette inertie propre à l’humanité, nous pouvons en tirer la conclusion que c’est seulement à la condition que des contacts nombreux

84 Robert Lowie, Traité de sociologie primitive, Paris, Payot, 1969, (1939), p. 187.

82 existent entre les peuples que le progrès social peut être maintenu et développé. »85

Oui, en 1939, mais encore plus actuellement, car les nombreux contacts entre les humains se sont multipliés à grande vitesse, soit par le tourisme – 1re industrie mondiale – et/ou par les échanges commerciaux et financiers, sans négliger tous ces nombreux échanges instantanés sur les réseaux sociaux qui sont devenus exponentiels. Par métonymie, nous devons alors maintenir l’approche du diffusionniste contemporain parce que les sociétés sont plus perméables que jamais. Revenons aux travaux de Robert Fritz Graebner (1877- 1934) et de Franz Boas à travers les écrits fondamentaux d’Herskovits.

« La principale contribution de Graebner, non seulement à la méthodologie de l'école historico-culturelle, mais à l'anthropologie en général, fut d'affirmer et de concrétiser les critères servant à évaluer la diffusion présumée d'éléments culturels de peuple à peuple. Ces critères, qu'il appelle les critères de forme et de qualité, sont essentiels pour tous les travaux sur la transmission culturelle. Leur signification est fort simple. Quand des similitudes se manifestent dans les cultures de deux groupes différents, notre opinion quant à leur provenance probable d'une seule source dépend de leur nombre et de leur complexité. Plus il y a de ressemblances et plus il y a de probabilités d'emprunts; il en est de même de la complexité d'un élément donné. Voilà pourquoi, par exemple, on peut se servir si efficacement des contes populaires pour l'étude des contacts historiques entre peuples sans écriture. »86

« Les travaux de Franz Boas sur la diffusion, troisième conception du problème de l'emprunt culturel, font la transition avec notre étude de l'acculturation. Boas reconnut dès le début de sa carrière que la question fondamentale n'était pas tant le fait du contact entre les peuples que les effets dynamiques de ce contact entraînant un changement culturel. Il s'occupait de répondre à la question « quoi? », mais seulement dans la mesure où ces réponses pouvaient servir à comprendre le processus impliqué dans la question « pourquoi? » C'est donc par leur insistance à souligner les caractères dynamiques plutôt que la reconstruction d'un fait

85 Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne. Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 61. 86 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 212.

83 descriptif, comme but des études de la diffusion, que la position des diffusionnistes américains et des anthropologues des autres pays qui ont adopté leur point de vue diffère le plus nettement des deux groupes que nous venons de considérer. »87

Continuons l’explication d’Herskovits :

« Une expression montre pourquoi la thèse américaine sur la diffusion peut être considérée comme une préparation à notre étude de l'acculturation. En effet, dans cette proposition Boas affirme que ces phénomènes de développement interne, c'est-à-dire les processus dynamiques de la culture, peuvent « être observés dans tout phénomène d'acculturation où des éléments étrangers sont remodelés selon les types dominant dans leur nouveau milieu, et on peut les trouver dans les développements locaux particuliers d'idées et d'activités largement répandues. »88

Il importe de poursuivre avec les écrits d’Herskovits, car nous croyons qu’il est celui qui a facilité la compréhension, mais surtout, la définition précise du diffusionnisme classique de cette époque et les fondements de l’École de Boas.

« Ces citations montrent clairement que le point de vue de Boas différait de celui de Grafton Elliot Smith (1871-1937), William James Perry (1887-1949), Robert Fritz Graebner, Wilhelm Schmidt (1868-1954) et d'autres diffusionnistes classiques, parce qu'il insistait sur les points suivants :

1. L'étude descriptive de la diffusion constitue un stade préliminaire à l'étude analytique du processus; 2. L'étude de la diffusion doit être inductive, en ce que les traits associés (complexes de culture) des cultures censées avoir été diffusées doivent être considérés en fonction de leurs relations internes plutôt que comme des groupements classés arbitrairement par un savant;

87 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 216. 88 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 216.

84 3. L'étude de la diffusion doit procéder du particulier au général, en traçant la répartition des traits dans des régions limitées avant de dresser une carte de leur répartition sur une base continentale, pour ne rien dire du monde entier; 4. La méthode d'étude des processus dynamiques, dont la diffusion n'est qu'une expression, doit être psychologique et revenir à l'individu pour comprendre les réalités du changement culturel. »89

Précisons que la « force centripète » permet de retenir et conserver certains éléments culturels que nous nommons les « éléments culturels adoptés » et qui transforment la culture au fil du temps. Mentionnons qu’une culture peut aussi rejeter ou ne pas retenir certains éléments culturels, pour toutes les raisons qu’Herskovits nous explique si bien. Donc la force centrifuge se charge de les rejeter et la force centripète de les conserver pour un temps indéterminé.

Peut-on valider ces avancées?

Oui dans la mesure où l’on utilise la notion de mondialisation (universalisation – internationalisation) des échanges, en porte-à-faux dans le temps et dans l’espace, et en fonction des phénomènes d’acculturation, d’enculturation et de migration d’individus emportant avec eux leurs bagages culturels dans leurs sociétés d’adoption. Il s’agit de se balader dans les grandes métropoles comme New York, Londres, Paris, Buenos Aires ou Singapore pour constater que les sociétés d’accueil absorbent et/ou rejettent : des idées, des modes, de la musique, des recettes culinaires, des manières de faire, des rituels et à la limite, de nouveaux mythes. Or, la culture se transforme lentement. La difficulté rencontrée est de préciser, détecter comment et pourquoi les cultures absorbent certains éléments culturels alors que d’autres sont tout simplement boudés. Nous tenterons, sans prétention, de résoudre en partie ce questionnement.

89 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952 (1948), p. 217.

85 Notamment dans le sens des pratiques sociales transversales nous devons expliquer les transformations culturelles et la mécanique transformationnelle avancée par Emmanuel Désveaux :

« La clé de l’interprétation du jeu réside dans le couple instrumental – et ses transformations – constitué par les deux objets de ce qui se révèle au fond une double médiation en abyme : la « balle », qui circulant d’un camp à l’autre médiatise leur contact, et la « crosse », qui, nous l’avons vu, relaie le bras, tout en l’isolant. Culin en avait eu l’intuition puisque c’est selon ce critère que, confronté au foisonnement formel auquel le jeu de balle donne lieu, il a regroupé et classé les différentes variétés du jeu qu’il était parvenu à repérer. Ce qui le conduisit à identifier trois grandes catégories au sein de la famille des jeux de balle nord-américains, à savoir dans l’ordre, le « jeu de raquette », le shinny et le « jeu de double balle ». Un tel triptyque nous satisfait dans la mesure où il a la vertu de mettre en relief l’architecture globale du système sous-jacent : deux modalités opposées du jeu entre lesquelles s’intercale une troisième, faisant pivot. Ces trois modalités mettent chacune l’accent sur une facette métaphorique du jeu. La catégorie centrale est donc celle du shinny. Il s’agit d’une simple combinaison d’une balle et d’un simple bâton. »90

90 Emmanuel Désveaux, Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg, 2001, pp. 290-291.

86 Illustration 3 : Balle et bâton du shinny91

Cette catégorie centrale qu’est le shinny nous apparait comme étant l’ancêtre du hockey sur gazon et du hockey sur glace selon Métraux et McKinley. Au risque de se répéter, voilà un bel exemple d’emprunt culturel qui au fil du temps subit des transformations, s’amalgame à d’autres emprunts tel le jeu sur la glace et l’ajout des patins pour devenir le hockey? Selon l'Illustration 3 (no. 800) de Culin (p.623), on ne se sert pas d’une balle au shinny, mais bel et bien d’un disque plat cousu au centre dans le sens horizontal : c’est l’ancêtre de la rondelle. Le shinny est uniquement un des emprunts culturels faits aux Amérindiens, plus loin au chapitre cinq, nous verrons d’autres éléments culturels empruntés, entre autres, la tradition de la bière après les parties et les rituels (Métraux, 1967).

91 Stewart Culin, Games Of The North American Indians, New-York, Dover Publications, 1975 (1907), page 623.

87 Par analogie on peut certes entrevoir l’équipe de hockey comme une « tribu » avec son « chef » et ses « courageux guerriers » qui défendent leur territoire et leur identité face aux autres « tribus » et prennent souvent tous les moyens afin de pouvoir réaffirmer qu’ils sont les plus forts, les vainqueurs, et ce, devant leurs femmes, leurs plus fidèles supportrices. Mais ne poussons pas trop fort ni trop loin sur l’analogie, on va plutôt aller chercher les liens dans l’imaginaire et l’univers culturel des Premières Nations, dont le shinny, le palin et la crosse. Il faut ajouter tous les comportements des joueurs orchestrés par des rituels et de nombreuses superstitions qui ont transcendé les siècles et parcouru l’espace et le temps pour être récupérés et retransmis de père en fils ou de l’idole à l’admirateur. Nous ne serons pas surpris d’apprendre que l’héritage des Premières Nations des Amériques du Nord au Sud est suffisamment abondant pour s’y attarder. Encore là, nous allons essayer de suivre de près les pistes des emprunts culturels dans une approche diffusionniste contemporaine qui n’est pas le diffusionnisme classique. Terminons avec une intéressante réflexion de transition pour le prochain sujet.

« Le diffusionnisme consiste à repérer dans l’espace le noyau central de l’existence d’un fait social quelconque et de tracer les limites de sa distribution. Il s’agit de cartographier la réalité culturelle dans toutes ses variations. La tâche se révèle impossible, vouée à l’infinitude dès lors qu’elle devrait prendre en charge tous les traits culturels, ce qui supposerait de les avoir préalablement identifiés, cernés, isolés les uns des autres, et enfin catalogués. D’un point de vue plus fondamental, elle est tout autant vouée à l’échec dans la mesure où les faits sociaux, les traits culturels, les institutions, ne jouissent pas, en règle générale, d’une existence autonome : ils appartiennent à des systèmes sous-jacents qui les englobent et les dépassent largement et que l’on a pu, à la suite de Lévi-Strauss précisément, qualifier de structures. »92

1.3.2 Le structuralisme « revisité »

Le texte intitulé : « Un diffusionnisme structuraliste existe-t-il? » par Manuela Carneiro Da Cunha, dans un mélange offert pour le 100e anniversaire de Lévi-

92 Emmanuel Désveaux, Au-delà du structuralisme. Six méditations sur Claude Lévi-Strauss, Paris, Éditions Complexe, 2008, p. 121.

88 Strauss le 25 novembre 2008, pose la question de la relation entre diffusionnisme et structuralisme dans l'œuvre de Lévi-Strauss. Comme cette question interpelle notre démarche, nous nous permettons d'en discuter le contenu.

« Dans l’œuvre de Lévi-Strauss, on peut déceler un certain diffusionnisme, quoiqu’un diffusionnisme sui generis. Il a surtout ceci de particulier qu’il ne constitue jamais un principe d’explication – à l’inverse, il requiert une explication historique – et que, sauf exception, il ne postule, pas plus qu’il ne recherche, l’origine ou la direction des emprunts. Les mythes amérindiens, en effet, semblent se transmettre de proche en proche, et ce dans toutes les directions. Certes, tout comme il n’y a pas de version véritable d’un mythe et que toutes les versions se valent et sont au même titre parties d’un ensemble, la question d’un centre de diffusion ne paraît pas, du moins en général, pouvoir se poser. De même, la direction des emprunts dans un sens ou dans l’autre ne peut qu’exceptionnellement être avancée, et sauf exception grâce à des critères extérieurs (2). Ainsi, lorsque les Cree réutilisent à leurs propres fins des morceaux de contes franco- canadiens, on peut raisonnablement en inférer que ceux-ci ont été empruntés par ceux-là et non l’inverse. La diffusion des mythes semble donc n’être guère plus qu’un constat que Lévi-Strauss attribue aux aléas de l’histoire et qui n’a pas de valeur explicative. Mais, par ailleurs, cette diffusion est devenue, avec les Mythologiques, indispensable à sa méthode. »93

Elle dit aussi ceci :

« La double torsion de la formule canonique, qui permet de passer un seuil, assure non seulement la diffusion hors d’une zone linguistique et culturelle, mais elle peut encore être à même de renouveler la vigueur d’un mythe qui s’épuise. Ce double saut périlleux est donc tout le contraire du diffusionnisme à l’ancienne. »94

On ne pourra pas ici passer à travers l’œuvre de Lévi-Strauss – impossible et impensable – mais par l’entremise de certains anthropologues et quelques brides de la pensée lévi-straussienne nous en effectueront le survol. Rappelons qu’il faut garder en tête que nous revisitons le structuralisme de Lévi-Strauss pour

93 Manuela Carneiro Da Cunha, « Un diffusionnisme structuraliste existe-t-il? », in: Claude Lévi- Strauss, un parcours dans le siècle. Paris, Odile Jacob, 2012, pp. 21-22. 94 Manuela Carneiro Da Cunha, « Un diffusionnisme structuraliste existe-t-il? », in: Claude Lévi- Strauss, un parcours dans le siècle. Paris, Odile Jacob, 2012, pp. 27-28.

89 comprendre l’univers symbolique du hockey et de la construction de la masculinité. Nous laisserons parler les spécialistes, car nous ne sommes pas les premiers, ni les derniers, à essayer de comprendre le structuralisme et la méthode structurale. Ajoutons que la méthode structurale utilise : le dualisme, la symétrie, l’opposition, l’inversion, le mythème, la permutation, la double torsion et autres pour expliquer la pensée humaine. Ce qui laisse présager qu’il existe un ordre sous-jacent, intelligible en termes de structure ou système. C’est minimaliste, mais c’est un point de départ. Il faut savoir que le nombre de livres publiés et la quantité d’auteurs (analyse, critique et refus) qui se sont consacrés à l’œuvre de Lévi-Strauss dépassent l’entendement. Il est surement important de mentionner que malgré plusieurs critiques (philosophes et anthropologues) virulents de la soi-disant école structuraliste, il n’y a jamais eu d’école, Lévi- Strauss lui-même n’a jamais voulu faire une école. Il s’entourait de gens avec qui partager les savoirs.

« Je pense que Lévi-Strauss était plutôt satisfait de n’avoir pas un entourage de disciples, car il avait horreur du psittacisme et des sycophantes. »95

Donnons suite aux propos et aux faits; tout l’espace sportif est d'abord le lieu de la confrontation, l'endroit où se pratique la compétition ainsi qu’un environnement sportif et partisan. Le stade, le forum, l’aréna, le colisée, le terrain de golf, la piste de course (formule 1 ou de chevaux), le court de tennis ou de basket, peu importe, le lieu est sacré en symétrie et en opposition. Nous avons choisi une citation de Bernard Arcand, car nous croyons qu’il avait cette capacité à faire de l’analyse structurale sans que l’on s’en aperçoive :

« Aux antipodes du paradis, le monde du sport poursuit très exactement l’objectif inverse. Avec beaucoup de méthode et de système, il cherche à créer la plus parfaite inégalité. Il faut chaque fois couronner un gagnant, puis souhaiter aux autres « meilleures chances la prochaine fois ». Alors que la messe et le rituel nous déclarent égaux et nuls devant l’au-delà, le sport annule toutes les différences et toutes les injustices et rend certain

95 Philippe Descola, La composition des mondes – Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017 (2014), p. 74.

90 que les chances sont parfaitement égales pour tous. Même nombre de joueurs, mêmes équipements, mêmes règles. Pour s’en assurer, il y a des arbitres, des juges et des officiels. C’est sur cette base équitable de l’uniformité parfaite, dès que la partie commence, que certains joueurs pourront se distinguer et s’illustrer, pendant que d’autres nous laisseront tomber en se montrant bien au-dessous de leur talent. Le sport réussira donc à montrer, encore une fois, que, malgré toutes les apparences et à chances parfaitement égales à cet instant précis, l’un est supérieur à l’autre… Et, contrairement au paradis éternel qui, devant nos faiblesses et nos imperfections, témoigne de l’infinie miséricorde divine, dans le sport, l’arbitre ne pardonne jamais. »96

Toutes ces chances de gagner ou perdre se déroulent dans ces lieux qui sont sacrés et il faut payer un droit d’entrée pour accéder à ce spectacle de la victoire ou de la défaite. Il y a les vendeurs du temple, mais aussi les gardiens, c’est un endroit vénéré et respecté par les joueurs et les spectateurs. C’est aussi un espace physique qui se divise en deux grandes sphères, les gradins (spectateurs) et le terrain (joueurs). L’occupation de cet espace est gérée : balcon, loge, estrade populaire, mezzanine et loge privée. Les joueurs s’affrontent et les partisans aussi.

Tournons-nous maintenant vers Philippe Descola qui dans La composition des mondes – Entretiens avec Pierre Charbonnier – (2014) fait un retour sur le structuralisme en partant d’une définition de Jean Pouillon du structuralisme 101.

« Si j’essaye de mettre le doigt sans anachronisme sur ce qui m’a fait prendre conscience dans les années 1970 et 1980 de ce que je devais à ce courant de pensée, c’est à quelque chose de très simple qu’il faut faire appel. À un principe de méthode que Jean Pouillon a très bien formulé : « Le structuralisme proprement dit commence quand on admet que des ensembles différents peuvent être rapprochés non pas en dépit, mais en vertu de leurs différences qu’on cherche alors à ordonner. »97 C’est là ce qu’il y a de plus caractéristique dans le structuralisme anthropologique,

96 Bernard Arcand, « Le sport », in: Quinze lieux communs, Montréal, Boréal, 1993, p. 16-17. 97 Jean Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris, François Maspero, « Bibliothèque d’anthropologie », 1975, p. 15-16.

91 l’idée d’une combinatoire rendant compte de tous les états d’un ensemble par les différences systématiques qui opposent ses éléments. »98

Allons vers une deuxième définition, version longue.

« P. C. – Cette approche en termes combinatoires est aussi une façon pour vous d’exploiter la rigueur de la méthode structurale, tout en l’adaptant à vos propres objets. En quoi peut-on dire que votre travail relève du structuralisme?

Ph. D. – Pour répondre à cette question, peut-être faut-il rappeler en quelques mots ce qui fait l’originalité de l’anthropologie structurale. Celle-ci comporte en réalité deux aspects :

C’est d’abord une méthode de connaissance et d’analyse de certains types de faits sociaux, inspirée par la linguistique structurale, et que Lévi-Strauss et d’autres à sa suite, ont utilisé avec succès.

Mais c’est aussi un point de vue particulier sur la nature même des faits sociaux et sur les conditions épistémologiques de l’appréhension du réel que Lévi-Strauss a développé en même temps que sa méthode, et qui en est venu à constituer pour la plupart des observateurs extérieurs à l’anthropologie, les philosophes au premier chef, le cœur de sa doctrine. On peut tirer parti de la méthode structurale sans partager pour autant l’ensemble des convictions philosophiques et morales qui conditionnent la vision lévi-straussienne de l’expérience humaine; et d’ailleurs personne, en dehors de Lévi-Strauss lui-même, n’a jamais été dans cette dernière situation.99

« En quoi consiste cette méthode au juste? Il s’agit d’abord d’isoler les ensembles de phénomènes susceptibles d’être soumis à l’analyse. Pour l’essentiel, ce sont ceux qui relèvent de ce que Lévi-Strauss appelle les superstructures; à savoir les éléments du réel que l’activité inconsciente de l’esprit est réputée organiser en ensembles significatifs et systématiques : les règles de la parenté et du mariage, les classifications, les mythes, les normes alimentaires, ou les formes artistiques. Dans ces systèmes, on s’intéresse aux relations, réalisées ou non, associant des éléments caractérisés, non par des propriétés intrinsèques, mais par leur position vis- à-vis les uns des autres. Le but est de mettre en évidence dans un tableau de permutation l’ensemble des combinaisons possibles entre ces éléments. Le modèle structural qui en résulte ne vise pas la description fidèle d’une

98 Philippe Descola, La composition des mondes – Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017 (2014), pp. 68-69. 99 Philippe Descola, La composition des mondes – Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017 (2014), pp. 224-225.

92 quelconque réalité sociale, c’est un dispositif heuristique qui fournit la syntaxe des transformations de passer d’une variante à une autre à l’intérieur d’une classe de phénomènes. L’analyse structurale en anthropologie se limite à cela : elle relève et ordonne des traits contrastifs de façon à découvrir des relations nécessaires organisant certains secteurs de la vie sociale, par exemple l’ensemble des techniques de préparation culinaire, ou des manières de faire circuler des femmes entre des individus et des groupes. Autrement dit, c’est une méthode très efficace pour parvenir à l’objectif vers lequel toute analyse anthropologique devrait tendre : détecter et mettre en ordre des régularités dans les énoncés et les pratiques.

À cela s’ajoute un point de vue proprement lévi-straussien sur la nature du social et sur les finalités de la connaissance anthropologique dont on peut partager tel ou tel aspect. Je peux dire un mot de ceux dans lesquels j’ai appris à me reconnaître. Il y a d’abord chez Lévi-Strauss une inflexion sémiologique marquée : la vie sociale est pour lui un réseau d’échanges d’objets de diverses sortes qui circulent à la manière des signes. C’est juste, à condition de ne pas limiter les signes aux symboles, et donc à des objets conçus par analogie avec le fonctionnement du langage. Si l’on veut, comme je le souhaite, lutter contre l’anthropocentrisme des sciences sociales, il faut étendre l’analyse du système des signes au-delà des humains, et s’intéresser à d’autres types de signes que ceux-ci partagent avec les non-humains : les signes iconiques, à savoir les images, et les signes indiciels, à savoir les traces laissées par un être ou un phénomène.

Lévi-Strauss a aussi beaucoup insisté sur le poids de l’inconscient. Selon lui, l’activité inconsciente de l’esprit explique la structure et le fonctionnement des systèmes symboliques, la variation de leurs contenus étant en effet contingent des environnements naturels et historiques au sein desquels ils se déploient. D’où sa proposition célèbre que l’anthropologie est d’abord une psychologie (…)

Au fond, par rapport à d’autres grands modèles d’interprétation des faits sociaux, la causalité historique, par exemple, ou le fonctionnalisme, ce que Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale introduisent, c’est l’idée qu’aucun phénomène humain n’a de sens en soi, qu’il ne prend du relief que s’il est mis en contraste avec d’autres phénomènes de même nature, de sorte que l’objet de l’enquête c’est moins la description du phénomène que la logique des contrastes. Cette méthode s’est souvent avérée extrêmement féconde (…)

L’anthropologie structurale est un outil très efficace pour expliquer les lois d’organisation de ces agrégats, justement parce qu’elle est attentive à la systématique des différences et aux effets de composition entre des

93 phénomènes qui relèvent à première vue de champs de la pratique très différents.

De façon plus technique, l’anthropologie structurale parvient aux fins que je viens de décrire grâce à un outil très original, la transformation, dont j’ai moi-même fait usage. De l’aveu même de Lévi-Strauss, c’est la clé de voûte du type d’analyse qu’il pratique et c’est aussi ce qui me paraît le plus fécond dans son approche.

Une structure n’est pas un système. Pour qu’il y ait une structure, en effet, il doit y avoir entre les éléments et les relations de plusieurs ensembles des rapports invariants qui permettent de passer d’un ensemble à l’autre au moyen d’une transformation.

Lévi-Strauss fait un usage de la transformation dans deux sens bien différents qui se rapportent à deux traditions morphogénétiques distinctes, celle du biologiste D’Arcy Wentworth Thompson dont il se réclame explicitement, et celle de Goethe vis-à-vis duquel il demeure beaucoup plus discret et qui m’a directement inspiré.

Lévi-Strauss adapte cette méthode à l’analyse des mythes. Un groupe de transformation (c’est-à-dire un corpus de mythes) est constitué, d’un côté, par l’ensemble des variantes d’un mythe qui conservent la même structure, y compris en l’inversant, et de l’autre, par l’ensemble des mythes, souvent issus de sociétés voisines, dont on peut montrer qu’ils se transforment les uns les autres en s’empruntant mutuellement des épisodes – ce qu’il appelle des mythèmes – dont ils vont inverser les motifs ou permuter la fonction. Transformation des formes organiques et transformation des mythèmes procèdent ainsi de la même façon, par une série continue de petites variations. »100

Voilà en peu de mots… à quoi ressemble le structuralisme anthropologique de Lévi-Strauss que nous allons revisiter en appliquant la méthode à notre objet d’étude.

100 Philippe Descola, La composition des mondes – Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2017 (2014), pp. 225-232. Les soulignements n’existent pas dans le volume. Nous voulons insister sur ces éléments fondamentaux.

94 1.3.3 L’application de la formule canonique à l’univers symbolique du sport et du genre

Nous arrivons maintenant à un moment attendu de cette recherche, car nous ne savons pas si tout cela à un sens, s’applique ou pas. On se lance à l’eau. Nous débutons avec quatre spécialistes de la formule canonique : Emmanuel Désveaux, Pierre Maranda, Lucien Scubla et Jean Petitot. Il est important de mentionner que la revue l’Homme a publié le numéro 135, juillet-septembre 1995 exclusivement dédié à la FCM – La formule canonique des mythes.

« En 1955 Claude Lévi-Strauss faisait paraître dans le Journal of American Folklore un article intitulé « The Structural Study of Myth » qu’il devait reprendre en français et sous une forme légèrement modifiée trois ans plus tard dans Anthropologie structurale (1958). Il en constitue le chapitre XI. Cet article célèbre où Lévi-Strauss s’attaque à la fois au mythe d’Œdipe et à la mythologie comparée des Indiens pueblos d’Amérique du Nord contient en germe les développements futurs de son œuvre, notamment l’édifice des Mythologiques. Ainsi, l’idée que les mythes se transforment l’un dans l’autre selon des règles logiques y est clairement énoncée. Dans la dernière partie de l’article, Lévi-Strauss introduit, dans la foulée si l’on peut dire, la difficile « formule canonique des mythes ». Celle-ci connut depuis une fortune diverse, aussi bien dans l’œuvre de son inventeur — où, semble-t-il, elle subit une éclipse avant de revenir an premier plan – que chez ses commentateurs, critiques et continuateurs. »101

Débutons avec la formule FCM : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1 (y)

« Enfin, si l’on parvient à ordonner une série complète de variantes sous la forme d’un groupe de permutations, on peut espérer découvrir la loi du groupe. Dans l’état actuel des recherches, on devra se contenter ici des indications très approximatives. Quelles que soient les précisions et modifications qui devront être apportées à la formule ci-dessous, il semble dès à présent que tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique de type : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1 (y) dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions : 1- qu’un des termes soit

101 Emmanuel Désveaux et Jean Pouillon, « Rencontre autour de la formule canonique », in L’Homme, 135, juillet – septembre, 1995, p. 7.

95 remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus : a et a-1); 2- qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus : y et a ). »102

Pourquoi ne pas démarrer l’application de la formule avec un exemple tiré de Quadratura americana de M. Désveaux, mais avant il serait opportun de faire un détour par une réflexion de celui-ci :

« La première définition que Lévi-Strauss donne de sa « trouvaille », pour être indispensable, ne suffit pas. Nous le verrons très prochainement.103 Rappelons-la toutefois : la formule reflète un groupe de transformations au sein duquel il y a équivalence de situations assortie d’une double inversion corrélative portant sur le remplacement d’un terme par son contraire et sur la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments. Au-delà cette définition – somme toute assez aride -, admettons qu’une sorte de mystère formule subsiste chez Lévi-Strauss. Il éprouve lui-même un certain embarras vis-à-vis d’elle. Sinon comment expliquer qu’il la dédaigne au moment où, justement, il devrait en avoir le plus besoin, c’est-à-dire lorsqu’il écrit Les Mythologiques? Car nul doute qu’il faille aussi entendre le terme « formule » dans son sens de procédé, et plus exactement encore de moyen d’ouverture, de sésame universel en matière de mythologie. La formule recèle, il est vrai, quelque chose de magique : elle nous aide à mieux ordonner du sens afin ensuite de mieux le transmuter, le faire circuler, rebondir, d’une population à une autre, d’un code à un autre, d’une thématique à une autre. Et ce, indépendamment du fait que, nous semble-t- il, ses mécanismes profonds ne soient pas encore, à l’heure actuelle, totalement élucidés. »104

Continuons avec une première application de la « formule » :

« Si le jeu de balle nous est apparu tel un miroir de la guerre, c’est d’une guerre externe, menée à un ennemi qui n’incarne rien sinon le néant de la mort. Mais le jeu de balle, actuation rituelle de l’antagonisme cosmique qu’il mime et prévient à la fois, s’avère être également une guerre interne. Une guerre contenue, conjurée par la stricte délimitation, antérieure à elle, des deux camps – les deux moitiés – qu’elle suppose. Envisagé sous cet angle,

102 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 252-253. 103 À titre de suggestion, lire le chapitre 2, les pages 36 à 61 de Quadrature americana et l’article qui porte le même nom : « Groupe de Klein et formule canonique », in: L’Homme, vol. 135, Juillet-septembre, 1995, pp. 43-49. Ceci fait le tour de la question et complète ce que l’on doit savoir à propose de la « formule ». 104 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg, 2001, pp. 37-38.

96 le jeu de balle représente la seule guerre qui à la fois autorise et exprime l’altérité. Cet élément analytique constituait jusqu’à présent le maillon manquant à l’élaboration et d’un groupe de Klein et d’une formule canonique qui embrassent d’un seul tenant la totalité du champ structuré par le jeu de balle. Autour de celui-ci, autour également des casse-têtes et des étranges « coups » pris sur les cadavres ennemis, se redéfinit, du moins par rapport à notre sens commun, la notion même de la guerre et de paix. La paix est par définition absolue. Le calme est synonyme de platitude. En revanche, la guerre est duelle. Soit le groupe de Klein suivant :

guerre interne guerre externe paix jeu de balle/division dualiste

Les axes de la métonymie courent horizontalement et ceux de la métaphore verticalement, la guerre interne censée ne jamais éclater procurant la meilleure image concevable de la paix. L’unité du groupe est la clé de ce groupe de Klein et permet donc son redéploiement en formule canonique. À savoir :

F division dualiste (unité du groupe) : F paix (guerre externe) ::

F division dualiste (guerre externe) : F guerre interne (paix)

Ce qui revient à dire que la division dualiste institue de la stabilité au sein du groupe, qui serait sinon foncièrement instable, comme la paix a vocation de figer provisoirement l’état, par essence perpétuel, de guerre avec l’extérieur. »105

Très intéressant comme application et démonstration. Au fur et à la mesure des applications cela devient de plus en plus perceptible et accessible, pour reprendre les propos de M. Désveaux, « Espérons que ce n’est pas trop rebutant ». Allons maintenant vers Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss (1998) dont Pierre Maranda en fait l’éloge :

« Au sujet de cette formule, on consultera avec profit l’ouvrage fort bien réfléchi de Lucien Scubla auquel on ajourera l’appendice à son chapitre dans L’Herne, qui fournit une traduction française du texte de l’éminent mathématicien américain Jack Morava.106 Ce dernier, après avoir reconnu

105 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussien, Genève, Georg, 2001, p. 305-306. 106 Jack Morava est professeur au Département de mathématique de l’Université Johns Hopkins, il est un spécialiste de la topologie algébrique. En ligne :

97 le scepticisme avec lequel on a accueilli la formule, en fait une analyse pointue qui l’amène à conclure – contrairement à ce qu’en disent plusieurs collègues anthropologues : « Je dois dire que je suis maintenant convaincu que l’homme (Lévi-Strauss) connait son affaire. »107

Dans l’appendice d’un texte de Lucien Scubla dans le Cahier de L’Herne, Morava résume l’étendue et la portée de la formule ainsi :

« La formule canonique apparait ainsi comme une symétrie intrinsèque d’un système logique qui ne prend pas ses valeurs de vérité dans le système classique à deux valeurs, à savoir le groupe {0,1}, ni dans un groupe commutatif plus étendu tel que K, mais dans le groupe non commutatif Q des quaternions.

Cela paraîtra sans doute bien maigre à un anthropologue ou à un ethnographe. Mais, pour un mathématicien, ce genre de système logique non commutatif est très riche. Si j’ai évité plus haut d’expliciter la nature des rapports existant entre les variables de la formule, c’est justement à cause de leur complexité dans un contexte non commutatif. Je crois, cependant, que la théorie des catégories (et des structures associées, cf. Baas 1997, Conway 2003 et Lambek 1999) peut fournir les outils nécessaires pour clarifier ces questions. »108

Précisons que cette formule a suscité un grand intérêt auprès des mathématiciens, finalement approuvée par certains mathématiciens comme Morava et Petitot. Nous nous limiterons à une citation de M. Scubla et M. Petitot, car nous y reviendrons aux chapitres 3 et 4.

« Vers une théorie générale des structures mythico-rituelles.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Topologie_alg%C3%A9brique. La topologie algébrique, anciennement appelée topologie combinatoire, est une branche des mathématiques appliquant les outils de l'algèbre dans l'étude des espaces topologiques. Plus exactement, elle cherche à associer de manière naturelle des invariants algébriques aux structures topologiques associées. La naturalité signifie que ces invariants vérifient des propriétés de fonctorialité au sens de la théorie des catégories. 107 Pierre Maranda, « Morphodynamique des mythes – et des Mythologiques? » in: Claude Lévi- Strauss, un parcours dans le siècle. Paris, Odile Jacob, 2012, p. 132. 108 Lucien Scubla, « Structure, transformation et morphogénèse ou le structuralisme illustré par Pascal et Poussin. Appendice : Jack Morava : « Une interprétation mathématique de la formule canonique de Claude Lévi-Strauss », In: Cahier de L’Herne, no 82, Claude Lévi- Strauss, dirigé Par Michel Izard, Paris, 2004, pp. 207-220.

98 La schématisation catastrophiste de la formule canonique que nous propose Jean Petitot a d’autres mérites. Elle suggère aux anthropologues qui souhaitent améliorer le statut théorique de leur discipline des hypothèses générales et des pistes de recherche qui semblent fort prometteuses. La relation postulée par Petitot entre la topologie du sémantisme et la syntaxe actancielle, qui a pour effet de subordonner les interactions des actants à des oppositions sémantiques profondes, peut vraisemblablement être étendue du mythe à la vie sociale. En effet, un rapide survol des sociétés humaines montre qu’elles sont travaillées par des conflits qui n’opposent pas seulement des acteurs sociaux à d’autres acteurs sociaux, mais aussi des principes structuraux à d’autres principes structuraux : pas seulement des hommes à des femmes (…) ».109

Voici ce qu’en pense Jean Petitot et nous arrêterons ici les explications, car nous allons entrer dans le « labyrinthe de la formule » et on ne pourra jamais en sortir. Bref, Lévi-Strauss nous a ouvert plusieurs portes avec « sa » formule.

« La FCM pose un problème théorique fascinant. Dire qu’elle est canonique, c’est dire en effet qu’elle subsume sous l’unité d’une structure formelle universelle une diversité considérable de structures mythiques particulières et concrètes. Pourtant, dans sa forme abstraite, elle ne fait qu’exprimer des principes structuralistes tout à fait généraux. Comment penser un tel statut de la modélisation? (…) Notre hypothèse est que la FCM est plus que l’expression d’une simple analogie sémantique entre deux oppositions qualitatives, qu’elle est en fait un couplage entre deux oppositions définies sur des dimensions sémantiques différentes. »110

Revenons à ce que nous voulons faire avec l’analyse structurale et la formule. Prenons un exemple plus simple, observé en Argentine, où nous avons participé à plusieurs asado, des grillades sur braise de bois d’origine culturelle provenant des Gauchos de la Pampa, mais ceci est un prétexte bien entendu. Nos observations nous ont conduits à fabriquer et bricoler, dans le cadre d’un cours, une analyse structurale « simpliste », mais assez déterminante pour expliquer aux élèves que « (…) des ensembles différents peuvent être rapprochés non pas en dépit, mais en vertu de leurs différences qu’on cherche alors à ordonner.

109 Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss. Le déploiement d’une intuition, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, pp. 273-274. 110 Jean Petitot, « Note complémentaire sur l’approche morphodynamique de la formule canonique du mythe. », in: L’Homme, no 135 juil. Sept., 1995, pp.17-23.

99 (Pouillon, 1975) ». Nous avons donc construit ce tableau à partir de la différenciation des sexes, en y opposant les antipodes géographiques des Amériques, le Québec et l’Argentine. Nous en avons discuté avec madame Héritier, elle a souri et trouvé le tout très original, elle en parle d’ailleurs dans une de ses entrevues.

Voici un exemple d’analyse structurale : dualité des sexes et opposition géoculturelle.

BBQ (Québec) Grillade familiale Asado (Argentine) Femme Homme CRU CUIT SALADES - LÉGUMES VIANDE VÉGÉTAL ANIMAL FROID CHAUD INTÉRIEUR EXTÉRIEUR BOL à SALADE ASSIETTE-CÉRAMIQUE CUILLÈRES COUTEAU-FOURCHETTE COUPE de VIN BOUTEILLE de BIÈRE COCKTAIL (FRUITS) BIÈRES (CÉRÉALES) ARBRE – ARBUSTE TERRE HAUT BAS SUCRÉ SALÉ EAU FEU VINAIGRETTE ÉPICES HUMIDE SEC

MONDE UTÉRIN MONDE PHALLIQUE FÉMININ MASCULIN NATURE CULTURE NAISSANCE REPRODUCTION

100 Quand on s’y arrête et en survolant toutes ces différentes approches, explications et utilisations de la « formule », il y a une belle matière à réflexion, d’où l’idée de l’appliquer au sport et au genre. D’autres exemples suivront aux chapitres 3 et 4, nous débuterons avec des travaux d’analyse structurale sportive présentés à Madame Héritier, messieurs Désveaux et Maranda et tous en viennent à la même conclusion, oui c’est possible.

Pour terminer voici une des réponses à Marvin Harris formulée par Lévi-Strauss qui conclue humblement ainsi sur la formule :

« Mais, même dans ses entreprises de plus grande envergure, l’analyse structurale ne prétend pas apporter une réponse à toutes les questions. Ses ambitions restent discrètes : repérer et cerner les problèmes, les disposer dans un ordre méthodique, résoudre peut-être certains d’entre eux, mais surtout, suggérer aux chercheurs la voie qu’ils pourront utilement suivre s’ils souhaitent s’attaquer à la masse de ceux qui sont et demeureront sans doute longtemps en suspens. »111

Voilà, la boucle est bouclée pour le triptyque théorique. C’est à partir des lectures de Quadratura americana, Anthropologie structurale, Lire Lévi-Strauss, L’Homme no. 135 et en faisant certains détours par : Maranda – The double twist – (2001), Morava, Scubla, Petitot, Pouillon, Descola et Herskovits que la composition de cette triangulation entre le diffusionnisme contemporain, le structuralisme « revisité » et la formule canonique prend toute sa forme. Nous croyons que ce tout constitue une base théorique assez solide pour comprendre le phénomène de la culture du hockey senior au Québec et la différenciation des sexes.

2. Enquête sur le terrain et la méthode.

L’ethnographie passe par le terrain et bien entendu que cette recherche oblige de passer du temps sur le terrain avec les informateurs dans l’espace sportif, de s’intégrer discrètement et humblement auprès des gens, les acteurs principaux, tout en essayant de conserver une certaine « neutralité » et distance. De quel

111 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001 (1983), pp. 186-187.

101 type de terrain sera-t-il question? Ce ne sera pas un terrain soi-disant « exotique ». Par contre, dans la tradition des anthropologues américanistes on s’intéresse à un domaine de recherche qui nous semble totalement révélateur de sens en Amérique, qui mérite qu’on s’y attarde sérieusement afin de l’ancrer et de le supporter par une méthode scientifique.

« Ajoutons que l’ethnographie n’est pas une science historique proprement dite, en ce sens que les faits ne s’y présentent pas dans l’ordre chronologique. »112

« L’objectivité sera recherchée dans l’exposé comme dans l’observation. Dire ce qu’on sait, tout ce qu’on sait, rien que ce qu’on sait. Éviter les hypothèses, historiques ou autres, qui sont inutiles et souvent dangereuses. »113

Le chercheur que nous sommes est aussi l’instructeur adjoint de l’équipe ciblée, choix prédéterminé (et délibéré) pour garder une « distance » importante et appropriée, afin de ne pas être l’instructeur-chef qui joue un rôle clé dans la différence entre la victoire et la défaite. De plus, il ne faut pas être responsable d’une défaite et trainer ce lourd fardeau sur ses épaules, par conséquent, ne pas être porteur de la guigne ou de la poisse ou de la « badluck ». Et ce, dans le but de s’assurer préalablement que ce rôle n’obstrue ni la recherche, ni les résultats de l’équipe et/ou les performances individuelles. Ajoutons que nous avons passé, en plus de cette année d’observation participante, deux ans à titre d’instructeur-adjoint pour d’autres équipes seniors, cinq ans à titre d’instructeur- chef et deux années et demie comme directeur-gérant. Certes que certaines observations et plusieurs commentaires proviennent d’informateurs de ces périodes. C’est une décennie que nous avons passée dans les arénas de la province de Québec.

Pour les fins de la recherche, au début d'une nouvelle saison, nous avons construit un schéma d’entrevue et entrepris l’écriture d’un journal de bord. En

112 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967 (1947), p. 8. 113 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967 (1947), p. 9.

102 parallèle, en accord avec notre direction de thèse, nous avons procédé à la lecture et relecture de certains auteurs classiques tels : Boas, Culin, Durkheim, Herskovits, Linton, Lowie, Malinowski, Maranda, Mauss, Mead, Métraux, Lyotard et bien d’autres plus contemporains tels que Arcand, Bromberger, Darbon, Geertz, Godelier, Héritier, Sahlins, Saouter et Saumade. En même temps, nous devions raffermir notre pensée à propos du structuralisme revisité, donc retourner aux nombreux écrits du professeur Lévi-Strauss. Pourquoi le structuralisme « revisité » et non pas le « néo-structuralisme » ou encore un terme à la mode, le « poststructuralisme »? Parce qu’après les nombreuses lectures de cette imposante et fastidieuse œuvre de Lévi-Strauss, nous ne croyons pas que les anthropologues en ont terminé avec cette théorie, cette méthode et ces écrits. Cette œuvre est d’une nature déstabilisante, qui vous donne le vertige, et d’un volume à l’autre, le chercheur que nous sommes continue à « souffrir » pour comprendre tous les détails, toutes les nuances, toutes les ramifications souterraines, tous ces codes, toutes ces structures. Ceci est un héritage intellectuel incommensurable sans bornes et sans frontières et selon nous, changer l’éponyme serait un sacrilège à la pensée lévi-straussienne et par conséquent, au professeur Lévi-Strauss. Heureusement que nous pouvons consulter constamment les écrits récents de M. Désveaux, qui rend justice à l’œuvre par ses minutieuses analyses. Enfin, nous tentons de comprendre, ne serait-ce que la pointe de l’iceberg de cette théorie, mais aussi de la méthode en référant, en plus, à l’analyse structurale.

Dès le début de l’organisation de notre ethnographie nous avions pris la décision de filmer un maximum de scènes, autorisant l'accès des données en audio et vidéo qui peuvent, dans certains cas, mesurer le non-verbal si nécessaire. Au départ, nous poursuivions donc le projet ambitieux de la production d’un film ethnographique. Ce projet n'a pas vu le jour, sauf un bref documentaire, mais le terrain a tout de même permis une riche moisson de données et nous avions tout le matériel ethnographique pour l’écriture de la thèse. La qualité de l’ethnographie dépend fondamentalement du niveau de familiarisation avec les

103 acteurs, mais aussi du degré d’imprégnation et d’immersion dans la communauté sportive tout en restant bien humble. Selon nous, l’amitié nouée avec l’équipe crée des liens solides et ceci permet d’obtenir des résultats plus fructueux. Mais avant tout, il faut souligner que nous ne pourrons comprendre l’ensemble de cet univers culturel et, à ce juste titre, nous ajoutons une mise en garde fondamentale.

« Chaque culture constitue en traits distinctifs quelques aspects seulement de son milieu naturel, mais nul ne peut prédire lesquels ni à quelles fins. De plus, les matériaux bruts que le milieu naturel offre à l’observation et à la réflexion sont à la fois si riches et si divers que, de toutes ces possibilités, l’esprit n’est capable d’appréhender qu’une fraction. Il s’en sert pour élaborer un système parmi une infinité d’autres également concevables : rien ne prédestine l’un quelconque d’entre eux à un sort privilégié. »114

2.1 L’éthique et la confidentialité de cette recherche

D’abord sur le plan de l’éthique, il importait d’expliquer le projet de recherche de manière exhaustive à toutes les personnes concernées et impliquées dans le processus de recherche et du terrain. Vers la fin du mois d’octobre 2010, nous avons rencontré, au même moment, tous les joueurs, le personnel d’entraineurs, l’infirmière, l’instructeur-chef et le responsable du club. Nous avons tenu cette réunion avec bien peu de questions, mais beaucoup d’enthousiasme et d’engouement à l’idée de participer activement pour la première fois à un projet de recherche scientifique. Nous nous sommes entendus sur une base déontologique qu’aucun nom ne serait mentionné dans la thèse. Nous allons respecter cette entente tacite en nous inspirant d’Anne Saouter qui mentionne peu ou pas de noms, mais qui présente des extraits provenant des entrevues avec les joueurs et/ou les membres de l’organisation et certains commentaires provenant des partisans. D’autre part, nous étions disponibles en tout temps pour répondre à toutes les questions concernant la recherche et même, dans certains cas, ouverts à censurer certains propos sur demande, mais cela ne s’est

114 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001 (1983), p. 145-146.

104 pas produit, nous avons donc agi en toute liberté. On doit ici les remercier encore pour leur générosité. Mais avant de passer à un autre sujet, il y a une réflexion du professeur Godelier que nous trouvons particulièrement intéressante en lien avec le respect, la confidentialité et la déontologie.

« Les Baruya ne m’ont pas tout dit et, me conformant à la promesse que je leur avais faite, je n’ai pas tout livré de ce qu’ils m’avaient confié. Ce que je laisse de côté, on le devine, concerne les efforts, résolument cachés aux femmes, que font les hommes pour produire – sans elles – des Grands hommes. Telle est bien une des contradictions des sciences sociales; car se taire, c’est se ranger du côté des hommes contre les femmes, et écrire, c’est affaiblir le pouvoir d’hommes qui ont consenti à dire à un étranger, ami, mais homme comme eux, ce qu’ils voudraient continuer à cacher aux femmes. Contradictions inévitables, qu’on ne peut ignorer ni supprimer et qui doivent se développer. L’anthropologue ne peut éviter de parler et d’agir, tant dans les sociétés qu’il étudie que dans la sienne propre. Mais jamais il ne doit, dans la société qui l’a accueilli, agir et parler à la place des autres, de même qu’il ne peut, dans sa propre société, laisser les autres agir et parler à sa place. Il n’y a pas de solution simple à ces exigences opposées. On comprendra qu’il a fallu beaucoup de temps et beaucoup de moyens matériels pour apprendre ces choses. »115

Nous trouvons très intelligente et sensible la manière dont le professeur Godelier aborde la question des savoirs que les gens acceptent bien de nous transmettre et en aucun temps ni moment nous voulons leur nuire. Nonobstant le fait que d’agir est partie prenante de notre rôle et responsabilité en tant qu’anthropologue, nous pensons sincèrement être en mesure d’en écrire suffisamment pour faire avancer les recherches dans notre domaine sans compromettre les secrets qui nous ont été confiés. Nous trouvons important de suivre les judicieux conseils du professeur Godelier.

115 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, pp. 15-16.

105 2.2 Les entrevues et les parties

Les 26 et 27 novembre 2010, nous allions jouer au Cap-de-la-Madeleine et le lendemain à La Tuque. Le matériel de tournage était prêt et on allait faire nos premiers enregistrements, premières entrevues. Pour certaines sections du tournage, des entrevues, mais plus particulièrement des séquences tournées dans la chambre des joueurs, nous avons eu la chance de compter sur un assistant hors pair et expérimenté avec la caméra, Alexandre Jobin-Lawler, professeur en anthropologie au Campus Notre Dame de Foy à Québec.

Nous avons interrogé plus de vingt personnes en entrevue semi-dirigée, dont seize joueurs, quatre joueuses, trois instructeurs-chefs et le président de la Ligue. Celles-ci furent enregistrées formellement et en toute confidentialité. On doit ajouter qu’il y a eu beaucoup d’autres moments durant la saison pour échanger avec les joueurs et avec d’autres acteurs. Ces conversations ont complété les réponses qui souvent, au moment de la question, ne venaient pas, tout simplement. Nonobstant le fait que les entrevues étaient filmées, il y a eu beaucoup de conversations avec les joueurs sans caméra, certes moins formelles, et avec ce matériel ethnographique nous avons pu compléter ce qui n’avait pas été mentionné ou oublié lors des entrevues filmées. Parfois, et les anthropologues le savent très bien, la langue se délie plus facilement quand la caméra et le magnétophone sont éteints ou encore après les parties avec l’effet éthylique de quelques bières, nous entendons souvent des éléments qui confirment nos hypothèses ou parfois les infirment. Voici le schéma des entrevues.

Le schéma d’entrevue semi-dirigée pour les joueurs de hockey

Date : Lieu : Heure : Questions fermées 1. Identification générale • Âge

106 • État civil • Lieu de naissance • Occupation hors du hockey

Questions ouvertes

1. Motivations • Motivation et intérêt à jouer au hockey? • Pourquoi ce sport plutôt qu’un autre? • Ce qu’il aime du hockey? • Ce qu’il aime moins du hockey? • Quel plaisir a-t-il à jouer? • Pourquoi il joue au hockey? • Profil du hockeyeur.

2. Concepts d’équipe • C’est quoi une bonne équipe de hockey? • Ce qu’il aime de son équipe de hockey? • C’est quoi un bon capitaine? • C’est quoi un bon coach? • À quoi ressemblent les discussions dans la chambre de hockey? • C’est quoi son rôle dans l’équipe? • Est-ce qu’il aime son rôle? • Gagner le championnat ça représente quoi? • Le JDHM représente quoi pour lui? • Pourquoi il a décidé de jouer pour cette équipe? • Les grandes rivalités (qui, pourquoi, match mémorables?)

3. Violence au hockey • Quelle est la place de la bagarre au hockey? • Est-ce nécessaire? • Comment il se sent après une bagarre? • Est-ce qu’il y a du respect entre pugilistes? • Qu’est-ce qu’il pense des réglementations plus sévères dans la Ligue Junior majeure concernant les bagarres? • Qu’est-ce qu’il pense de ce type de règles dans sa ligue? • Pourquoi on accepterait les bagarres dans ce sport alors qu’elles sont souvent interdites dans d’autres sports? • C’est quoi pour lui se contrôler sur la patinoire? • Est-ce que violence = bagarre? • Qu’est-ce qu’il pense d’un joueur qui ne veut pas se battre avec lui? • Bagarre générale (a déjà participé)? Si oui, raconter la bagarre. • Est-ce qu’il a déjà eu peur de se battre?

4. La vie hors du hockey

107 • Emploi hors du hockey. • Présentation de sa famille • Que pense sa famille de son rôle dans son équipe? • Sacrifice VS sa famille? • Que pensent ses amis de son rôle dans son équipe? • Ses rêves (hockey, travail, étude, loisir). • Vedettariat : reconnaissance dans sa ville, son travail, etc.

5. La culture sportive • Est-il un modèle pour les plus jeunes? • Ses modèles. • Description du rite d’initiation de l’équipe. • Rituels personnels. • Sa performance pour garder son poste. • Superstition ou objet fétiche. • Différence de jouer local et visiteur. • Les supporteurs.

6. La masculinité • La chambre de hockey? • Mythe? • Lieu privé ou secret. • Dernier bastion des mâles. • Sport viril. • Courage – guerrier.

7. Autre chose que vous voulez ajouter

MERCI!

C’est à travers des explications des plus convaincantes que nous avons eu la confirmation d’une des hypothèses par les joueurs que la « chambre de hockey » était le lieu « sacré », privilégié et le plus apprécié des joueurs. À partir de ce moment, nous avons pensé à enregistrer les propos tenus dans le vestiaire après les parties. Nous avons à trois reprises laissés la caméra fixe sur son trépied dans un coin en suspendant un minuscule micro au centre de la « chambre de hockey ». Par confidentialité, nous ne présenterons pas tous les propos tenus, mais il y a des pistes très intéressantes pour définir la construction de la masculinité des joueurs.

108 « Moi j’ai hâte d’arriver dans chambre et voir les boys, on passe la semaine à penser à ça! » (Un informateur dans l’autocar).

« Ici, on a la paix, on peut dire et raconter ce qu’on veut… » (Un informateur).

Dans un des nombreux rituels, il y a le moment ou l’instructeur-chef vient parler à ses joueurs avant la partie, nous allons décrire le tout plus loin. Nous avons donc décidé de tourner aussi quelques séquences d’avant match où l’instructeur-chef entre dans le vestiaire faire son « speech » (discours et plan de match) là où dix secondes auparavant on ne s’entendait plus penser entre les histoires grivoises et la musique rock, tout à coup un silence monastique. Continuons avec la technique privilégiée de l’observation participante.

2.3 L’observation participante active

L’ethnographie comporte plusieurs facettes et celle que nous avons privilégiée est l’observation participante en ajoutant un élément important celui d’une observation active. Que signifie « active »? Comme mentionné auparavant, le rôle de l’ethnographe doublé du rôle d’instructeur adjoint nous place dans l’action et ainsi au cœur des décisions même si elles sont limitées, car c’est l’instructeur- chef qui possède toujours le dernier mot, le droit de veto. On expliquera plus tard tous les aspects de son rôle, mais dans le langage du hockey on dit des instructeurs-chefs; « You’re hired to be fired », « Tu es engagé pour être congédié ». La pression est lourde et constante comparativement à l’instructeur- adjoint dont le rôle est beaucoup plus effacé, mais l’aspect bénéfique pour ce terrain est que ce statut donne accès à tous les joueurs, à l’organisation, à tous les lieux physiques, aux secrets du club, aux stratégies, aux rencontres individuelles avec les joueurs et tout le reste, comme passer trois heures derrière le banc; les pieds dans le crachat et dans le sang comme le disent si bien les « coachs ».

« Les anthropologues anglo-saxons et les sociologues de Chicago ne se disent-ils pas à trop bon compte qu’ils « participent » tout en observant,

109 alors qu’ils sont tantôt sur scène (ils participent) tantôt dans la salle (ils observent et le font savoir), tantôt dans les coulisses (ils observent sans le dire)? »116

Tout le matériel ethnographique et les données recueillies par l’observation participante active seront jumelés aux entrevues, aux notes du journal de bord pour finalement être analysés judicieusement afin de pouvoir répondre aux questions en confirmant, s’il y a lieu, notre hypothèse de départ. Bien entendu, on tiendra compte de toutes les lectures et celles qui s’imposeront dans le but « d’insérer » le tout dans le cadre théorique déjà mentionné : le diffusionnisme contemporain doublé en porte-à-faux de l’analyse structurale et complété par la formule canonique.

Somme toute, ceci résume la démarche ethnographique qui circonscrit le travail effectué sur le terrain. Les lectures, les entrevues et les résultats obtenus nous permettront d’analyser l’objet d’étude et au mieux, comprendre afin de tirer des conclusions au sujet de cet univers symbolique qu’est la culture du hockey et in fine, la construction de la masculinité.

3. Ethnographies du et des sports : des prédécesseurs importants

Continuons en illustrant ce que l’anthropologie du sport nous offre comme matériel ethnographique. Allons découvrir onze ethnographies, études de cas, observations ethnographiques et réflexions portant sur plusieurs sports différents géographiquement et culturellement dispersés sur le globe. Nous avons cru opportun et important de faire un survol et de recenser plusieurs ethnographies du sport produites par des anthropologues et quelques recherches par des sociologues. Chacune des ethnographies contribue différemment et de façon

116 Yves Winkin, Anthropologie de la communication, Paris, Éditions du Seuil, 2001 (1996), p, 158.

110 complémentaire à cette thèse qui s’inspire largement de ces matériaux anthropologiques.

Cette section est une revue de littérature exhaustive qui semblerait prendre la forme, pour certains, d’une bibliographie commentée ou d’un catalogue. Oui certes et non pour d’autres, il nous semblait très important de lui donner cette allure, car pour rendre justice aux auteurs et apprécier l’utilité de ces matériaux ethnographiques, on ne voyait pas comment faire autrement, on ne voulait pas les saupoudrer un peu partout, car elles perdraient leur essence. Nous avons dû faire une sélection des ethnographies du sport, car depuis une quinzaine d’années, il y a production croissante très importante et d’excellente qualité. Par contre, les autres ethnographies ne seront pas laissées pour compte, nous y réfèrerons dans différents chapitres.

3.1 Alfred Métraux, anthropologue (1902–1963). Hockey – Amérique du Sud. Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967, 290 pages.

Pour la première ethnographie, nous avons sélectionné le travail d’Alfred Métraux qui a observé et analysé, entre autres, le hockey chez les Mataco et les Araucans, lors de ses séjours en Amérique latine, particulièrement en Argentine, au Paraguay et en Bolivie.

Voici une découverte intéressante reliée au hockey à partir de l’ethnographie d’Alfred Métraux. Nous n’avons jamais pensé que nous avions l’âme missionnaire, mais souvent pensé au fond de nous-mêmes que nous étions, en tant qu’anthropologue, comme des chercheurs d’or et que chaque pépite trouvée nous rapprochait du lingot. Tout comme eux, nous terminerons notre vie, probablement, pauvre en capital, mais riche en histoires… et découvertes. Voilà une pépite découverte au chapitre six de ce classique de l’anthropologie, Religions, et magies indiennes d’Amérique du Sud. C’est lors d’une recherche sur une épidémie de suicide chez les Mataco, la plus importante tribu du Chaco

111 Argentin, vivant sur la rive droite du Rio Pilcomayo qui sépare l’Argentine du Paraguay que Métraux nous livre ses observations.

« L’agressivité des Mataco trouvait jadis un exutoire dans la guerre. Aujourd’hui, elle se manifeste dans les matchs de hockey, là où ils n’ont pas été interdits. Quiconque a vu un village de Mataco affronter un autre village ne peut se faire d’illusion sur la suavité de leurs mœurs. Ces parties se jouent sur des terrains découverts. Les deux équipes ne sont pas nécessairement de forces égales, mais lorsque la disparité est trop grande, le chef du groupe le plus faible cherche à recruter des joueurs supplémentaires. La balle de bois est mise au milieu du terrain. Un joueur de chaque camp se place devant elle et au cri de « howa » cherche à la frapper avec une crosse en bois. Une équipe marque un but lorsqu’elle touche le « goal » représenté par un entassement d’arbustes épineux. Il peut être atteint de face, de côté ou même par derrière. Les équipes conviennent à l’avance du nombre de points qui décideront de la victoire. Si l’enjeu est un cheval, on comptera les jambes, le dos, la tête et la queue de l’animal. Les Indiens se préparent pour ces parties comme pour une expédition guerrière. Ils se couvrent le corps de peintures rouges et noires comme jadis lorsqu’ils allaient attaquer une bande ennemie.

Les équipes participant à un match sont souvent des bandes rivales qui, autrefois, se mesuraient les armes à la main. Ils mettent dans la poursuite de la balle un acharnement meurtrier. Aussi, une partie se termine-t-elle rarement sans blessures ou même sans fractures. Dans leur ardeur, les joueurs en arrivent à se battre à coups de crosse. L’importance des enjeux ajoute encore aux passions.

L’agressivité réprimée avec tant de soin dans la vie quotidienne reprend ses droits lors des fêtes de boisson. Il n’est fête sans bagarre bien qu’avant de donner le signal de puiser dans les grandes cuves de bière de caroubes, les chefs invitent hommes et femmes à se réjouir en paix et sans violence. Dès que la fête s’anime, les femmes s’empressent d’aller cacher les armes dans la forêt. Ces précautions sont sages, car tous ceux qui ont des comptes à régler partent à la recherche de leurs ennemis qu’ils provoquent avec véhémence et avec lesquels ils finissent par se colleter. »117

Cette très longue citation nous semble nécessaire. Voilà une ethnographie qui nous permet d’avancer vers le diffusionnisme contemporain, non seulement culturel, mais sportif, de la méga-aire culturelle américaine. Si on prend l’ensemble de la description et qu’on la transpose de manière diachronique en

117 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, pp. 172-173.

112 faisant allusion aux emprunts culturels, on en conclut qu’il n’y a que les objets, les armes, les outils et les décors qui changent.

Selon les rares sources scientifiques, Métraux aurait observé ces parties durant les années 1928-31 (car lors d’un séjour ultérieur en 1933 il se retrouva au milieu de la guerre du Chaco, qui opposa la Bolivie au Paraguay entre 1932 et 1935).118

« Les Mataco, conscients de leur situation désespérée, firent bon accueil aux évangélistes dont ils tiraient des avantages non négligeables : tout d’abord, le sentiment d’une certaine sécurité, ensuite la certitude de ne pas mourir de faim lors des disettes, l’éducation des enfants et enfin les soins médicaux. En échange, ils renonçaient aux beuveries, aux danses, à leurs expéditions guerrières, à leurs sports favoris et au chamanisme, à tout ce que jadis avait agrémenté leur existence. Les fêtes de boisson n’ont pas disparu, mais sont devenues clandestines, et s’ils veulent jouer au hockey, ils doivent se rencontrer à bonne distance de la mission. Peut-on attribuer au puritanisme des missionnaires l’état d’indifférence et le taedium vitae de nos malheureux Indiens? En d’autres termes, l’acculturation forcée à laquelle ils ont été soumis explique-t-elle leur peu de goût de vivre? »119

On peut déduire, de la citation précédente, que l’équipe de hockey est comme une « tribu » avec son chef et ses guerriers qui défendent leur identité et leur territoire. Face aux autres « tribus » ils prennent tous les moyens afin de pouvoir affirmer qu’ils sont ou ont été les plus forts, les vainqueurs, à un moment donné de leur histoire, et ce, devant leurs femmes. En fait, ceci exprime bien le sens de la rivalité.

Plus tard, Alfred Métraux décrit l’utilisation des crosses de hockey lors d’une cérémonie de cure chamanique de la machi :

On réfère ici aux Indiens Araucans du sud du Chili.

118 Claude Lévi-Strauss, Raoul d'Harcourt. « Alfred Métraux, (1902-1963). Nécrologie », In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 52, 1963. pp. 301-311. 119 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 172.

113 « Elle entre dans la hutte où il git. Une vingtaine d’hommes munis de crosses de hockey (chuecas) et de petites branches de canelo viennent s’asseoir, sur deux rangs, à gauche et à droite du malade. »120

« Les acolytes se lèvent et marquent la mesure du chant en élevant et en abaissant les branches de canelo. Ils entrechoquent ensuite les « crosses de hockey » au-dessus du malade. En même temps, ils crient : « ya, ya, ya, ya. »121 « Au cours d’un autre ngillatun, la machi, agenouillée et les yeux bandés, dansa frénétiquement autour d’un autel. Des hommes entrechoquaient leurs chuecas (crosses de hockey) au-dessus de sa tête. »122

Ainsi il est important de voir à quel point le hockey est partie intégrante et a remplacé la guerre dans les sociétés amérindiennes du Sud :

« Les nigllatun sont des fêtes, organisées par les chefs au profit de toute la communauté. Il s’agit de manifestations religieuses hétéroclites contenant des éléments empruntés aux principales cérémonies des Araucans, tant laïques que religieuses. Le nigllatun comporte une assemblée du peuple (kawin), une séance de guérison (machitum), une partie de hockey (pali- kantum) ainsi que des prières, des danses, des intermèdes clownesques et des simulacres guerriers. »123

« Le chaman plaçait alors sous son oreiller des objets qui avaient été en contact avec les gens, les animaux ou les choses impliqués dans une situation dont l’issue était encore incertaine. C’est ainsi que, pour connaitre les résultats d’une partie de hockey, le devin dormait avec une crosse. Les chamans se faisaient forts de dénoncer les valeurs et de retrouver les objets perdus ou dérobés. »124

Voilà une ethnographie extrêmement intéressante qui met en place tout l’univers symbolique auquel se rattachent le hockey et surtout le hockey contemporain. Il faut souligner que par la suite Alfred Métraux nous laisse sur un message plus

120 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 213. 121 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 214. 122 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 227. 123 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 227. 124 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 230.

114 sombre, mais qui guette toutes les Premières Nations de cette région et de cette époque – l’ethnocide…

« À mon sens, le seul intérêt, la seule valeur de cette terre déshéritée est représentée par les admirables tribus indiennes qui ont réussi à se cramponner et à y conserver presque intacte l’image de leur vie passée. Nulle tribu indienne n’a été plus calomniée, nulle n’a été traitée avec plus de cruauté et nulle n’a conquis à un plus haut degré la sympathie et l’affection de l’ethnographe qui a voulu vivre de leur vie. »125

3.2 Arjun Appadurai, anthropologue (1949 - ). Le cricket – Inde Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996), 334 pages.

Chapitre IV, « Jouer avec la modernité : la décolonisation du cricket indien. » Pp.143-174.

Le cricket était par essence une activité masculine, qui exprimait les codes censés gouverner tout le comportement masculin : goût du sport, sens du « fair play » et contrôle des sentiments sur le terrain, subordination des sentiments et des intérêts personnels à ceux du groupe, loyauté sans faille envers l’équipe.

Le cricket était pour les dirigeants de l’Inde le meilleur moyen de socialiser les « indigènes » dans de nouveaux codes de conduite entre groupes et de nouveaux critères de comportement public. Le cricket va aussi transgresser les classes sociales, particulièrement entre 1870 et 1930, en permettant une certaine mobilité sociale.

Entre 1900 et 1930, la popularité du cricket ne fit que croître et simultanément le mouvement nationaliste, notamment avec Gandhi, atteignit son apogée. On peut ajouter que la décolonisation du cricket va cimenter, ou du moins, aider à souder la fibre culturelle du futur pays.

125 Lorena I. Cordoba, « Mission en temps de guerre : Alfred Métraux dans le Pilcomayo », In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 102-2, 2016. pp. 45-73.

115 En ce sens, il y a vernacularisation dans les médias et rapidement à partir des années 60 dans les descriptions et commentaires à la radio, qui seront en hindi, tamoul et en bengali et non pas uniquement en anglais. Ce genre de « pidgin » sportif est capital pour l’indigénisation du sport.

« Pour bien percevoir le processus par lequel le cricket s’est progressivement indigénisé dans l’Inde coloniale, il convient d’établir une distinction entre formes culturelles « dures » et « douces ». Les formes culturelles dures sont celles qui s’accompagnent d’un réseau de liens entre valeur, signification et pratique qui sont aussi difficiles à briser qu’à transformer. Les formes culturelles douces, en revanche, sont celles qui permettent de séparer assez facilement la performance pratique de la signification et de la valeur, et donc de permettre une transformation relativement réussie à chaque niveau. En suivant cette distinction, je dirais que le cricket est une forme culturellement dure qui modifie plus vite ceux qui sont socialisés en son sein qu’elle ne se modifie elle-même. »126

« La décolonisation, pour une ancienne colonie, ne consiste pas simplement à démanteler les habitudes et les modes de vie coloniaux, mais aussi à dialoguer avec le passé colonial. Rien ne donne une meilleure idée des complexités et des ambiguïtés de ce dialogue que les vicissitudes du cricket dans les pays qui ont autrefois constitué l’Empire britannique. »127

On peut mesurer le rôle de la télévision à travers tout le pays en présentant les parties en plusieurs langues ce qui va amplifier l’indigénisation de ce sport. À cela vont s’ajouter la vente des revues et des brochures offertes en plusieurs langues permettant à la population de s’identifier aux joueurs et aux nombreuses vedettes indiennes – joueurs de cricket. On peut avancer qu’il y a là le passage d’un sport colonial à une indigénisation du cricket en Inde.

126 Arjun Appadurai, Chapitre IV, « Jouer avec la modernité : la décolonisation du cricket indien », in: Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996) p. 144. 127 Arjun Appadurai, Chapitre IV, « Jouer avec la modernité : la décolonisation du cricket indien », in: Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 (1996), p. 143.

116 3.3 Williams Nuytens, sociologue (1973 - ). Le football – France L’épreuve du terrain. Violences des tribunes, violence des stades. Rennes, PUR, 2011, 196 pages.

D’entrée de jeu, dans son volume, Nuytens nous invite à réfléchir à dix années d’enquêtes qu’il a menées à la suite de son doctorat en sociologie pour obtenir sa thèse d’habilitation. William Nuytens est présentement enseignant-chercheur à l’Université d’Artois et y dirige le laboratoire Sherpas. Le terrain et les enquêtes menées par Nuytens sont pertinents pour l’anthropologie dans la mesure où il a réussi à bien cerner le phénomène des violences du football en France, particulièrement dans le Nord-Pas-de-Calais, auprès du Racing Club de Lens et du Lille Olympique Sporting Club.

L’ouvrage débute avec plusieurs exemples de violences à l’intérieur et autour des stades de football, dont le « fameux » coup de tête de Zinedine Zidane à la finale de la Coupe du monde contre l’Italie en 2006. En 1985, de violentes bagarres éclatent et font 39 morts et 600 blessés au stade du Heysel en Belgique; comment peut-on en arriver là? Comment s’accommoder d’une telle variété d’actes violents pourtant inscrits dans un seul registre, les violences? Pour y répondre, Nuytens a enquêté auprès de plusieurs groupes de supporters au cœur du football du dimanche. Il a opté pour l’étude comparative entre les supporters des grands stades et le football amateur; une dialectique intéressante, car le modèle « supportériste » relève des socialisations et de contrôles associatifs qui, en contrepartie, semble institutionnalisés autour du football amateur.

Pour le spécialiste de l’anthropologie du sport et des violences, voilà une lecture intéressante entrecoupée d’une réflexion épistémologique. Chaque thème est bien défini, expliqué, et surtout justifié. L’auteur explore la perspective Éliasienne en y faisant quelques ajouts et retraits nécessaires. La thèse de Norbert Elias et d’Éric Dunning (1994, [1986]) repose sur différents concepts : interactions, autocontrôle, pacification, distinction, socialisation, intégration, violence et

117 civilisation. Or, l’auteur affirme que cette thèse l’attire autant qu’elle le révulse, car « elle contient cette puissance théorique qui invite à ne pas l’ignorer. » (p. 22). Le cadre théorique repose aussi sur l’approche d’Erving Goffman (1991, [1974]) bien exposée dans Les cadres de l’expérience. Dans cette perspective, le lecteur comprend mieux la relation entre l’acteur et la violence, cette dernière n’étant jamais statique ou prévisible, mais toujours susceptible de surgir inopinément. D’ailleurs, Nuytens mentionne la difficulté à cerner le sujet, utilisant même la notion d’énigme à résoudre en faisant le constat que ce terrain est une épreuve en soi. L’auteur aborde aussi la violence du point de vue de l’étiologie, cherchant ainsi ses causes et ses facteurs, mais abordant aussi les comportements déviants qui résulteraient d’un défaut d’obéissance aux normes du groupe. La violence est-elle un comportement déviant? Il n’y a pas de réponse unique aux questions soulevées.

Sur le plan méthodologique, l’ambition première est la construction de la catégorie des violences. Nuytens pose d’excellentes questions qui intéresseront les chercheurs qui travaillent sur d’autres sports, comme le hockey et le rugby, où la violence interagit de manière différente. « Selon ma conception, le football figure donc un cas, un instrument intéressant pour raisonner la complexité des actes agressifs dans un espace non neutre qu’est le sport. » (p. 156). Mais comment mesurer la violence? Faut-il l’étudier à partir des gestes observés et/ou des paroles entendues? En tenant compte du degré d’agressivité? Est-ce à partir des blessures occasionnées? Que fait-on alors des blessures invisibles, des victimes oubliées, des actes inconnus? L’auteur n’abuse pas des statistiques; il mentionne qu’un terrain quantitatif ne suffirait pas, tant le renseignement est indirect. Chez les seniors de la région du Nord-Pas-de-Calais, on compte deux incidents par fin de semaine, selon une estimation effectuée lors d’enregistrements de violences officiellement commises faits par les producteurs de sanctions. L’auteur a étudié dix clubs en faisant des corrélations entre budgets, nombres de licenciés, nombre d’équipes et nombre d’éducateurs afin d’analyser, entre autres, si le ratio éducateur vs joueurs avait un impact sur les

118 actes de violence. Les résultats ne sont pas concluants. Nuytens utilise une panoplie de techniques d’enquête et défend l’idée qu’on arrive à la violence par une sorte d’escalade qui contient les phases suivantes : frustration, provocation, intimidation, injustice, violence verbale, dérapage (alcool et psychotropes) et finalement, le passage à l’acte. Celui-ci peut prendre plusieurs formes : agression physique, vandalisme, bagarres collectives, confrontations avec les policiers. Ainsi, on revient à la rupture du cadre, car il n’y a pas d’uniformité dans les violences : elles sont différentes et imprévisibles. Il y a autant de raisons que d’actes violents : la victoire, la défaite, les autres supporters, l’équipe adverse, le passé des équipes étiquetées, les entraineurs, les joueurs, et finalement les arbitres qui s’avèrent souvent le « détonateur » des situations de violences.

On aurait apprécié que soit davantage expliquée l’origine de la violence d’un point de vue historique et culturel, et pas seulement étiologique. Comme le dit si bien l’auteur : « Il suffit de partir du principe que chaque homme contient la violence, qu’il est capable en outre de l’exprimer n’importe où. » (p. 30). Quelques thèmes auraient mérité d’être développés en reliant mieux, par exemple, les rivalités à des questions identitaires (Bromberger 1995), ce cocktail menant souvent à la confrontation. Du fait qu’elle repose presque exclusivement sur des références sociologiques, on ne peut qualifier cette recherche de véritable ethnographie au sens anthropologique du terme. Cela n’enlève cependant rien à la qualité méthodologique et à l’apport théorique de l’ouvrage qui permet de comprendre mieux, et surtout, de cerner le phénomène des violences. En conclusion, c’est une lecture stimulante pour les spécialistes qui s’intéressent à la compréhension du couple sport et violence, particulièrement dans le football en France. Cet ouvrage passe en revue dix années de terrain : une contribution importante pour les chercheurs des études sportives en sciences sociales.128

128 Williams Nuytens, 2011, L’épreuve du terrain. Violences des tribunes, violence des stades. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 196 pages. André Tessier, Compte-rendu, in: Anthropologie et sociétés, Québec, 2012.

119 3.4 Anne Saouter, anthropologue. Le rugby – France « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2001, 202 pages.

Dans son volume, Anne Saouter nous transporte dans l’univers masculin du rugby en France. Elle a évoqué le caractère particulier de son observation, étant une femme observant une communauté sociale essentiellement masculine :

« Mon identité sexuelle qui au départ, selon la règle du handicap (norme culturelle qui gouverne les relations H et F selon Spradley & Mann 1979) pouvait m’exclure de la communauté masculine, s’est révélée par la suite être un atout. »129

Elle analyse le rugby sous plusieurs angles; en particulier, les différents modes de vie qui définissent les univers sociaux variés entre les joueurs, qu’ils soient médecin ou ouvrier, et provenant de toutes les classes sociales confondues. Elle précise qu’il y a des liens entre l’espace sportif, la pratique du rugby, et l’espace social du travail. Tous ne vivent pas uniquement des revenus de professionnel sportif. L’équipe de rugby est un lieu par excellence de sociabilité. Les liens entre équipiers sont tissés serrés et forgent leur univers symbolique collectivement.

Elle explique les cycles de vie, les rites initiatiques, tels que l’enterrement de vie de garçon, une initiation à la sexualité avant le mariage. Sans le savoir, comme elle nous le dit, elle a commencé son terrain de la façon qui lui serait le plus favorable, soit être présente au « tournoi des vieux crampons ». Cette première observation lui permettra de faire enquête auprès d’anciens joueurs. Belle porte d’entrée, car ils sont moins sous les projecteurs et peuvent raconter aisément certains faits saillants de leur carrière. Avec l’observation participante, elle est devenue une confidente et a pu aborder des sujets inhabituels tels que : l’entretien du linge de rugby, la difficulté de conjuguer sport et vie privée ainsi que leur sexualité et ce qui se passe dans les vestiaires.

129 Anne Saouter, « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001 (2000), p. 7.

120 Il y a aussi un chapitre qui porte sur les transgressions de la 3e mi-temps (rencontre des joueurs-partisans au café-bar de l’équipe après les matchs) et tout le tabou de l’homosexualité, ce qui entoure le discours, parfois homophobe, mais en fait sert à renouer avec la virilité masculine. Les joueurs de rugby jettent l’anathème sur l’homosexualité :

« Le domaine du sport serait-il raisonnablement réservé aux hommes? Mais quand, à plusieurs reprises, on m’a fait remarquer que « j’allais voir des vrais hommes », je ne pouvais alors ignorer l’allusion ironique dont j’étais autant la cible que les rugbymen eux-mêmes. On s’amusait à m’imaginer dans l’arène des « mâles », dans un milieu d’hommes connu pour son « machisme ». »130

Sous le même thème – jeux du masculin et du féminin, comme le dit si bien le sous-titre du volume – il y a le rôle des épouses, des femmes, des mères et des « groupies ». À la 3e mi-temps, il y a la rencontre de tous les joueurs au « Club house » ou la « maison des hommes », lieu privilégié pour créer l’esprit d’équipe. Nous nous sommes inspirés de cette excellente recherche pour cerner la culture du hockey au Québec.

Il faut scruter à la loupe les chapitres cinq et six intitulés : Une relation « homosexuée » et Le rugbyman et ses femmes. Un parcours de vie. Ce qui est tout à fait novateur et précurseur dans cette ethnographie, c’est la redéfinition des genres et leur relation à l’autre; tant aux femmes qu’aux autres coéquipiers. Il est très intéressant de découvrir comment les « rugbymen » se définissent par rapport à leur mère, à leur épouse et aux groupies de la 3e mi-temps. Il y a une séparation des rôles et de l’utilisation spatio-temporelle, car à la 3e mi-temps les mères et la majorité des épouses sont absentes. Autre élément ethnographique qui a attiré notre attention est le rite initiatique que l’on fait vivre aux plus jeunes joueurs ou recrues, et que l’on appelle la « bourriche » ou la « coulisse ». Il s’agit d’initier le puceau à ses premières relations sexuelles avec une prostituée.

130 Anne Saouter, « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001 (2000), p. 1.

121 De plus, on retrouve un langage grivois parsemé de blagues colorées en lien avec la sexualité et les genres. Entre les lignes, il y a un discours anti-femme, anti-homosexuel (homophobe) mais, comme le mentionne Saouter, cela sert plus souvent qu’autrement à dissiper les doutes sur leur orientation sexuelle et, pour le joueur, d’abord et avant tout à réaffirmer sa masculinité. Bref, un incontournable de la littérature en anthropologie du sport.

« Les jeux sexuels des rugbymen en troisième mi-temps peuvent donc être détournés pour le plaisir nettement plus pervers d’un observateur extérieur. Du côté des joueurs, la performance sexuelle s’accompagne d’une absence totale de considération pour leur partenaire féminine. »131

« La groupie est vouée à un traitement analogue. Elle apparait à la charnière de la troisième et de la quatrième mi-temps, quand le groupe masculin est prêt « à faire n’importe quoi » et après que les quelques épouses qui auraient pu encore se trouver là se sont éclipsées. »132

Nous reviendrons plus loin sur la question fondamentale des genres, car la culture masculine du hockey, en général, n’échappe pas non plus à la mentalité « machiste » (faire sentir aux femmes la supériorité du mâle), malgré que le discours et les pratiques des hockeyeurs diffèrent sur quelques éléments.

3.5 Julien Clément, anthropologue (1978 - ). Le rugby – Samoa « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, 205, Paris, Éditions EHESS, 2013, pp. 79-98.

Comment le sport peut-il servir à la construction identitaire d’un pays et le transporter vers une reconnaissance mondiale? Clément nous amène à comprendre la construction de l’image internationale du rugby à Samoa tant à travers le choix du nom de l’équipe Manu Samoa, origine d’un ancien chef, tant sur la scène internationale avec la « danse combat » le Siva Tau. Il présente la

131 Anne Saouter, « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001 (2000), p.143. 132 Anne Saouter, « ÊTRE RUGBY » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001 (2000), p.143.

122 nouvelle réalité de l’image; mais en même temps l’image guerrière et virile de l’équipe de rugby. Une ethnographie à des kilomètres de l’Amérique du Nord, mais qui nous ramène sensiblement aux mêmes thèmes que notre objet de recherche.

« Ce nom Manu Samoa fait référence, selon l’une de ces lectures, à un guerrier dont la puissance était d’origine divine, et dont la formule attachée à son nom est « qu’il pouvait pêcher aux deux marées, haute ou basse ». Selon l’interprétation de l’un de mes amis samoans, cela signifie qu’il était capable de gagner le combat, quelles qu’en soient les conditions : qu’il pleuve, qu’il fasse très chaud, qu’il y ait du vent, il terrassait ses ennemis. »133

Dans l’histoire des sports et des équipes sportives, il y a des événements, particulièrement des victoires importantes, qui font surgir des athlètes ou des équipes à la vue du monde entier, où à tout le moins parmi les partisans de ces sports. Ce fut le cas lors la coupe du monde de 1991 qui se déroulait en Grande- Bretagne, en Irlande et en France. Ces événements sportifs internationaux peuvent propulser une nation au statut méconnu en un pays vedette, et tel a été le cas des Manu Samoa lorsqu’ils ont gagné contre le Pays de Galles le 6 octobre 1991.

« Samoa cherche à élaborer sa position dans l’économie mondiale en se construisant une image internationale. L’équipe nationale de rugby s’inscrit dans cette évolution. Les compétitions sportives internationales sont devenues des événements qui ont des audiences télévisuelles planétaires. Ainsi, pour la coupe du monde de 1991, dont l’équipe du Samoa-Occidental fut l’une des attractions, l’audience fut estimée à 1,75 milliard de téléspectateurs dans 103 pays. C’est exceptionnel pour Samoa. À l’époque, ce qui était encore les Samoa-Occidentales était très peu connu. La Coupe du monde était une chance unique de le faire apparaitre sur la carte planète. »134

133 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Paris, Éditions EHESS, 205, 2013, p. 86. 134 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Paris, Éditions EHESS, 205, 2013, pp. 85-86.

123 D’autre part, Clément introduit une notion intéressante chez les Manu Samoa, un rituel de « danse combat » ou « danse guerrière » avant la partie, semblable au haka des All Blacks de Nouvelle-Zélande.

« Les dirigeants samoans vont plus loin. Ils prennent également la décision de créer une danse chantée que les joueurs effectueront avant les matchs. Elle se nomme Siva Tau, littéralement « danse combat ». Inventée spécifiquement pour l’équipe nationale de rugby, elle emprunte au registre chorégraphique des danses masculines, qui soulignent, par des gestes saccadés et une grande tension musculaire, la vigueur et la virilité des hommes qui les effectuent. Les Samoans empruntent la voie ouverte par les All Blacks avec le haka. Ceux-ci l’ont imposé comme l’une des images à succès non seulement du rugby mondial, mais du sport dans son entier. C’est une danse maorie qui inscrit cette équipe dans le monde polynésien. En faisant le Siva Tau, les Samoans montrent qu’ils partagent cette origine et tirent bénéfice de ce que véhicule le haka des All Blacks en termes médiatiques. »135

Cet article est très intéressant dans la mesure où il y a d’autres aspects que ceux mentionnés : le rugby, comme le hockey chez les Mataco, est devenu le substitut de la guerre. De plus, il y a l’explication des tatouages qui servent aussi de rite de passage, et dont la tradition se perpétue, à travers le sport, mais aussi à travers le lignage et les systèmes de parenté qui ont encore un sens particulier à Samoa.

« Comme l’indique Sébastien Galliot, le tatouage est pris aujourd’hui dans un nouveau réseau de sens. Alors qu’il était un rite de passage, une initiation au nouveau statut des jeunes hommes dans les villages, il marque aujourd’hui un lien à l’environnement social et à la culture Samoa, et trace une forme de continuité entre l’ancien statut des jeunes hommes et leur position. La comparaison entre le tatouage et le rugby est intéressante ici, dans sa formulation indirecte (« tu es comme tatoué, d’une certaine manière ») ».136

Par exemple, à Samoa lors du décès d’un chef il y a rassemblement et ces échanges tissent les liens entre les Samoans dispersés sur différents territoires.

135 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Paris, Éditions EHESS, 205, 2013, p. 87. 136 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Paris, Éditions EHESS, 205, 2013, p. 93.

124 « Si les échanges cérémoniels marquent physiquement le rassemblement des membres de ces groupes, l’unité du pays passe par les terres des villages : « Samoa est d’abord un ensemble d’unités villageoises (360 environ). Rappelons que le mot pays se dit atunuu, littéralement « chaîne de villages » |atu : chaîne, nu’u : village| » (Tcherkézoff, 2003 :112) ».137

Il faut bien remarquer la construction identitaire tant locale qu’internationale qui puise ses éléments identitaires de deux manières; une première à travers les traditions de leur culture, de leur histoire ainsi que du réseau de parenté et deuxièmement par quelques emprunts culturels de leurs voisins, les Maoris.

3.6 Clifford C. Geertz, anthropologue (1926-2006). Combat de coqs – Bali Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983), 256 pages. « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs à Bali ». Pp. 165-215.

Voilà une ethnographie rafraichissante qui nous transporte dans une société où les combats de coqs, bien qu’interdits, constituent une importante activité, au coeur de la culture balinaise. Peut-on considérer les combats de coqs comme un sport? Non, mais il y a certains points qui nous semblent importants pour la compréhension de notre recherche, dont par exemple le caractère exclusif d’une sphère de la vie qui est strictement réservée aux hommes.

« Chose inhabituelle dans la culture balinaise, le combat de coqs est une activité publique réservée à un seul sexe, l’autre étant exclu totalement et expressément. C’est un pays où, culturellement, la différence des sexes est minimisée à l’extrême et où hommes et femmes, ordinairement par couples, participent sur un pied d’égalité à la plupart des activités, protocolaires ou familières. De la religion à la politique, de l’économie à la parenté ou au vêtement, Bali est une société plutôt « unisexe », et cette réalité s’exprime clairement, tant dans ses coutumes que dans son symbolisme. Même dans les contextes où le rôle des femmes se réduit en fait à peu de chose – la musique, la peinture, certaines activités agricoles – leur absence, qui de toute façon n’est que relative, tient plus à une situation de fait qu’à une injonction sociale. À ce modèle général, le combat de coqs, qui est entièrement activité des hommes, par les hommes, pour les hommes (les

137 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Paris, Éditions EHESS, 205, 2013, p. 89.

125 femmes, les femmes balinaises du moins, n’y assistent même pas), constitue la plus frappante exception. »138

Fait important à noter, le coq est en soi le prolongement de l’homme balinais, car il en prend très grand soin. Si on pousse plus loin la réflexion selon Geertz, nous nous retrouvons en présence d’un transfert d’identité; de l’homme et de son coq. Donc deux thèmes importants : l’espace exclusif réservé aux hommes, ainsi que la construction identitaire à travers le coq et les combats de coqs. Nous y reviendrons plus loin, car les bagarres au hockey ne sont-elles pas des combats de « coqs » dans le langage populaire? Poursuivons cette même idée, Geertz joue avec le double sens du mot « coq ».

« Pour quiconque a séjourné à Bali, il n’y a pas d’erreur possible : psychologiquement, les hommes s’identifient profondément à leurs coqs. Ici, le double sens est voulu*.139 Il opère en balinais exactement comme en anglais; il en résulte les mêmes plaisanteries éculées, les mêmes jeux de mots pénibles, les mêmes obscénités sans imagination. »140

Il y a une remarque de Gregory Bateson (1904-1980) et Margaret Mead disant qu’on voit dans les coqs des pénis détachables et qui marchent tout seuls. Assistons-nous à des combats de « pénis »? L’analogie est intéressante.

« L’intimité des hommes et des coqs n’est pas seulement une métaphore. Les Balinais, en tout cas dans leur grande majorité, passent un temps infini avec leurs favoris, à les soigner, à les nourrir, à en parler, à les mettre à l’essai contre d’autres, ou tout simplement à les contempler, à la fois ravis d’admiration et absorbés comme en un rêve. Vous apercevez un groupe d’hommes dans le bâtiment du conseil ou au bord de la route, paresseusement accroupis à leur mode, hanches au sol, épaule en avant, genoux en l’air : ils seront une bonne moitié à tenir chacun son coq, à le maintenir entre les cuisses, à le faire sauter doucement pour lui fortifier les pattes, à lui ébouriffer les plumes avec une sensualité distraite, à le pousser en avant contre un autre coq pour éveiller sa fougue, à le retirer vers soi

138 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), pp. 171-172. Tirée de : Gr. Bateson et M. Mead, Balinese Character, 1942, pp. 25-26 139 En anglais argotique, cock signifie « membre viril ». (N.d.T.), p. 171. 140 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 171.

126 pour le calmer. De temps en temps, l’un d’eux, pour se faire une impression différente, se met à tripoter ainsi le coq du voisin pendant quelques instants; mais ordinairement c’est lui qui se déplace pour aller s’accroupir derrière le volatile, au lieu de se le faire passer comme si ce n’était qu’un animal. »141

Il y a un aspect symétrique dans la violence-spectacle dont le public est friand tant à Bali qu’au Québec. 142

« Quand les éperons sont fixés, les deux coqs sont placés par leurs manipulateurs (qui ne sont pas nécessairement leurs propriétaires) face à face au milieu de l’arène. On place dans un seau d’eau une noix de coco percée d’un petit trou, et le laps de temps qu’il lui faut pour s’immerger, quelque vingt et une secondes, est ponctué au début et à la fin par un battement de gong, d’un gong de bois et à fente. Vingt et une secondes pendant lesquelles les manipulateurs (pengangkeb) n’ont pas le droit de toucher leur coq. Si, comme il peut arriver, les animaux ne se sont pas affrontés dans cet intervalle, on les reprend, on fait gonfler leurs plumes, on les étire, on les stimule, on les insulte, puis on les remet au milieu de l’arène et tout recommence. Parfois ils refusent de se battre, ou bien l’un des deux ne cesse de s’enfuir; alors on les emprisonne ensemble dans une cage d’osier, et ordinairement c’est suffisant pour qu’ils engagent la bataille. »143

Cet aspect de combat-spectacle est vraiment une forme plutôt concrète de comportement exutoire, mais s’en dégage en même temps un aspect ludique important pour la société et pour la construction de la masculinité ou encore pour réserver ou contrôler, l’espace masculin.

141 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 173. 142 Notes : en référence aux combats des hockeyeurs, que nous abordons plus loin, et la question des bagarres pré-orchestrés au hockey, voir même ritualisées, il serait trop facile de faire l’analogie entre combat de coq et bagarre entre « goons ». Il y a là matière à réflexion. 143 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 177.

127 3.7 Fabrice Duval, anthropologue Le palin – Chili. « Le palin mapuche (Chili) ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 139 - 154.

Voici une ethnographie qui nous transporte dans le monde autochtone du Sud. D’abord, nous devons décrire ou définir le palin qui s’apparente de très près au hockey, mais se joue dans l’autre sens, les joueurs sont face à face.

« Poursuivons la description sous un angle plus technique et stratégique. Il faut d’abord rappeler la disposition des équipes sur le terrain, dont l’étroitesse explique l’agencement des joueurs disposés en deux rangées parallèles et où chacun fait face à son opposant. Les Occidentaux ont plus souvent l’habitude d’assister à des rencontres sportives où le terrain est divisé dans le sens de la largeur, en football, en , en volley-ball, en handball ou encore dans les sports qui se rapprochent plus du palin tel que le hockey sur gazon, ou sur glace. Étant donné la particularité d’un terrain de palin, les stratégies de jeu qui impliqueraient des mouvements latéraux de plusieurs joueurs ne sont pas envisageables. Il serait difficile pour un joueur de partir seul avec une balle le long d’une ligne latérale en contournant ses coéquipiers afin d’inscrire une raya. Ce serait de la maladresse technique et stratégique et contraire au jeu. Voici donc en quoi consistent principalement les stratégies de jeu :

- anticiper sur son adversaire dans le but de frapper le premier le pali avec énergie et l’envoyer le plus loin possible en direction de la ligne contraire;

- contrôler la balle avec la crosse afin d’empêcher que son adversaire ne se l’approprie et ne réussisse à la frapper;

- étant en possession du pali, manœuvrer assez vite en le poussant avec la chueca pour s’assurer un bon placement avant de l’envoyer à un partenaire ou bien de le frapper vers la ligne contraire;

- lancer la balle en dehors du terrain par les lignes latérales, lorsque l’équipe adverse risque de marquer; cette action oblige à réengager le jeu depuis le centre du terrain. »144

Voici quelques précisions pour mieux comprendre le jeu du palin; d’abord la crosse ou le bâton qu’on appelle chuecas (courbé) en bois fait à partir d’une branche solide très semblable à la crosse du hockey sur gazon et apparenté au

144 Fabrice Duval, « Le palin mapuche (Chili) ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 149-150.

128 bâton de hockey sur glace. Le pali est composé d’une pelote de laine entourée de cuir frais cousu de manière à la compresser. Dans Culin145 il y a des photos qui présentent toute une variété de balles de shinny, de lacrosse, et de palin et on peut donc s’imaginer facilement l’origine de la balle de baseball d’aujourd’hui.

Dans son article, Duval revient souvent sur l’effet pacificateur du palin, comme si celui-ci était un substitut à la guerre. On retrouve deux écoles de pensée à ce sujet : d’un côté, plusieurs affirment que le sport a remplacé la guerre et que le sport a permis à plusieurs sociétés de se pacifier. En contrepartie, d’autres affirment expressément que le sport c’est la guerre tant il y a d’éléments stratégiques, financiers, comportementaux de même que des métaphores guerrières. À la grande différence, la vie n’est pas mise en danger, à tout le moins, dans la majorité des pratiques sportives. Le sport automobile demeure un des plus dangereux.

« Il est intéressant qu’un peuple aussi guerrier que les Mapuche préférait s’en remettre au dénouement d’une partie de palin pour mettre fin de façon pacifique à un conflit. Ce procédé reste logique, puisqu’en évitant un affrontement armé, on épargne des vies humaines, précieuses pour combattre un ennemi commun. Le palin était d’une certaine façon un simulacre de guerre d’où les joueurs sortaient avec des lésions certes, du fait de la rudesse du jeu, mais où leur vie n’était jamais menacée. Les vainqueurs, ainsi que leur décision finale étaient respectés. »146

Ici, nous aimerions revenir sur l’article de Julien Clément afin de constater cette forme agonistique ou « guerrière » du sport.

« Au cours de l’une de nos discussions enregistrées, un ancien joueur âgé d’environ trente-cinq ans, qui fut proche du niveau international (il a raté la sélection pour la Coupe du monde de 1999 pour blessure), aujourd’hui professeur d’anglais et d’histoire-géographie au lycée, où il est entraineur pour les équipes de rugby de l’école, nous a livré ainsi son analyse :

145 Stewart Culin, Games Of The North American Indians, New-York, 1975. (1907), 810 pages. 146 Fabrice Duval, « Le palin mapuche (Chili) ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, p. 145.

129 « C’est un problème très compliqué, dans un certain sens […]. Maintenant nous avons cette situation où il n’y a plus de guerres, plus de jeux, les jeux samoans où l’on se tue, pour montrer notre dimension guerrière et notre héroïsme. Maintenant, nous avons ce jeu, venu des étrangers occidentaux, où tu montres courage, force, intelligence, résistance, vitesse… Donc, être un joueur de rugby, dans le village, tu es comme tatoué d’une certaine manière, tu participes à cette équipe de rugby qui sert de fierté au village, la fierté de Samoa, les Manu Samoa. Si je suis dans les Manu Samoa, toute la famille sera fière. Ils diront : “Oh, mon fils ! Mon cousin !! ” » (29 mars 2006, ma traduction). »147

Il nous semble, de manière évidente, que l’on puise dans les traditions et que, peu importe le lieu, la dimension spatio-temporelle ou la région de la planète, il y a une transformation culturelle, un glissement sémantique de la « guerre » vers le « sport ».

3.8 Eduardo P. Archetti, anthropologue, (1943 – 2005), Polo et football – Argentine. « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, Ministère de la culture, 1995, pp. 73 – 90.

Archetti (1943-2005) était un anthropologue argentin qui termina sa carrière à l’Université d’Oslo et un des pionniers de l’anthropologie du sport. Il a écrit ce texte qui nous explique bien tout le processus de créolisation dans la construction identitaire de l’Argentine à travers deux sports, le football et le polo, provenant du colonialisme et de vastes vagues d’immigration européennes entre 1860 et 1930; (Espagne, Italie, France et Angleterre). Amorçons l’explication par une célèbre citation de Paul McCartney, lors de sa première visite à Buenos Aires pour un spectacle, quand les journalistes lui posèrent la question suivante :

« « Que pensez-vous de l’Argentine? » « À quoi l’Argentine vous fait-elle penser? » Paul McCartney leur répondit sans trop d’hésitation : « Au football, à la Coupe du monde, pour être honnête, aux Malouines, aux

147 Julien Clément, « Les Manu Samoa. Anthropologie d’une équipe nationale de rugby dans la globalisation du sport ». In: L’Homme, Éditions EHESS, 205, 2013, p. 92.

130 chevaux, au polo, et… et… à la musique, au tango bien sûr » (La Opinion, 12 décembre 1993 : 3). »148

Excellente réponse qui mentionne deux sports, dont le football, le sport le plus universel de la planète, et le polo qui est sûrement le sport le plus exclusif quand on pense qu’il faut se déplacer avec des chevaux pour les tournois internationaux. Sans détour, ceci représente bien une nation qui se veut dichotomique sur le plan économique et culturel c’est-à-dire une minorité de gens possède la plus grande part de la richesse s’attribuant au passage les titres honorifiques d’une aristocratie et la majeure partie de la population qui se partage les miettes, en ajoutant qu’il y a une mince frange de classe moyenne pas très aisée. Dans ces deux sports, les Argentins furent champion du monde et produisent toujours aujourd’hui une grande quantité de footballeurs de qualité pour les équipes d’Europe, et les chevaux argentins de polo sont dans les plus prisés du monde. Ceci dit, c’est un cas très intéressant de construction culturelle d’une société qui se modernise et constitue un bel exemple d’emprunts culturels exprimés à travers un diffusionnisme contemporain transformationnel. Nous avons séjourné pendant deux années et demie en Argentine. Nous avons observé de près et de loin la constitution de cet amalgame football-polo qui a servi à construire l’identité argentine. Là-dessus, Archetti innove en utilisant, par extension, le concept de créolisation de la culture, un métissage culturel et non uniquement un concept traditionnellement utilisé en linguistique. Regardons de plus près l’aspect technique de différentiation.

« Il fallait commencer par construire (et imaginer) un nouveau style de jeu, différent de celui pratiqué par les footballeurs britanniques. Le style britannique était fondé sur un solide travail collectif, un bon esprit d’équipe, des passes longues, la rapidité, la puissance physique et peu de dribles individuels. Le style était défini comme « aérien ». Le style créole, en revanche, appelé de façon euphémique l’« assise créole », était un style « terrestre », basé sur des passes courtes, la précision, une balle plus souvent au sol, un jeu plus lent et l’emphase sur le drible créatif (Archetti

148 Eduardo P. Archetti, « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, 1995, p. 74.

131 1994b, 1994c, 1994d). Avec une telle « assise », le football argentin se libérait de la grille britannique et développait une nouvelle forme de jeu.

Cela fait, on relia explicitement cette transformation stylistique à l’environnement, aux produits et aux caractéristiques d’un territoire donné qui conditionne les immigrants et leurs descendants : l’air, le paysage, le contact avec les habitants, la nourriture et la boisson. Le produit n’était pas italien ou espagnol, il était « créole », car la nouvelle forme se développait à partir de sources d’origines diverses. »149

Disons qu’il serait difficile de mieux définir et expliquer ce qu’est la créolisation; ce métissage culturel et/ou d’emprunts culturels comme l’a si bien souligné Archetti.

Maintenant, allons voir la créolisation du polo.

« Le polo, un vieux sport équestre d’équipe d’Asie, commença à être pratiqué par le corps des officiers militaires britanniques en Inde dans les années 1850 et fut exporté en Argentine dans les 1870. Le premier match de polo en Grande-Bretagne opposa le Dixième Hussard et le Neuvième Lancier à Hounslow Heath en 1870 (Holt 1989 : 210). Tout juste cinq ans après, en 1875, le premier match de polo en Argentine eut lieu dans l’estancia Negrete. »150

Sur ce, il faut dire que les Argentins, principalement les « gauchos », pratiquaient déjà un sport similaire depuis longtemps appelé « el pato », et l’on mentionne que la première partie de pato connu eut lieu en 1610. L’existence de cette pratique sportive ou sport facilita grandement l’introduction du polo en Argentine. Nous revenons à notre fameuse spirale et ses effets d’attraction. Pour intégrer un nouvel élément culturel on doit, dans la majorité des cas, déjà présenter des conditions gagnantes d’intégration et d’inclusion. Voilà un bel exemple d’emprunt culturel qui a déjà des assises culturellement assez présentes pour faciliter l’adoption d’un nouvel élément culturel, par extension, la créolisation du polo.

149 Eduardo P. Archetti, « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, 1995, p. 83. 150 Eduardo P. Archetti, « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, 1995, p. 84.

132 « Il se rassemble 2 équipes de cavaliers et se délimitent deux camps séparés de 1 lieue (environ 5 km). Puis ils cousent une pièce de cuir à deux poignées dans laquelle a été introduit un canard (pato en castellano) en laissant la tête en dehors. Chaque équipe se place à équidistance du pato placé au centre du terrain. Le premier à le saisir déprise. Puis le détenteur de la balle se voit poursuivi et cerné par ses adversaires et ses compagnons qui se disputent le canard. Le vainqueur étant l’équipe qui réussit à atteindre le point signalé dans le camp adverse. Il n’était pas rare de voir se réunir une cinquantaine de cavaliers dans chaque équipe dans des rencontres souvent brutales et mortelles dans certains cas.

Même si le pato sert à l’expérience de joueurs et des chevaux, il fut considéré trop dangereux et sa pratique interdite voire supprimée jusqu’en 1930, jusqu’à ce qu’il ait obtenu ses règles actuelles. »151

Finalement, le point culminant de l’intégration du polo en Argentine fut la victoire, la médaille d’or aux Jeux olympiques de 1924 à Paris. Quittant l’Argentine en parfaits inconnus ils reviendront au pays et seront accueillis en héros nationaux ayant gagné contre les favoris, les Britanniques et les Américains, deux puissances mondiales. Terminons avec ce dernier passage d’Archetti.

« Dans l’histoire des sports aussi bien que dans l’histoire politique, les victoires inattendues sont généralement expliquées comme des moments révolutionnaires, comme des événements dramatiques, comme des points de rupture, comme le déploiement de nouvelles formes culturelles. »152

3.9 Richard Rhodes, anthropologue (1943-2005), Le baseball – Ojibwa. « Le baseball et l’emprunt culturel chez les Ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, pp. 9-18.

L’objectif de cet article est d’examiner la terminologie du baseball en ojibwa153. Au-delà de la terminologie, grâce à son degré d’élaboration, Rhodes démontre qu’il s’agit de plus qu’un simple emprunt à la culture américaine, mais que la

151 En ligne : JB. Vannier, Sport argentin – El pato, Latitud Argentina magazine, https://www.latitud-argentina.com/blog/sport-argentin-el-pato/ 152 Eduardo P. Archetti, « Nationalisme, football et polo. Tradition et créolisation dans la construction de l’Argentine moderne ». In: Terrain 25, (Des sports), Paris, 1995, p. 86. 153 Notes : Sans vouloir déplaire à M. Rhodes nous allons utiliser le terme ojibwa au lieu d’Ojibwé.

133 pratique du baseball est un phénomène bien présent et intégré dans l’univers culturel des Ojibwa.

« Faute d’interpréter à l’intérieur même de la culture autochtone les aspects de celle-ci qui sont semblables à la culture du chercheur, celui-ci est susceptible de tomber dans deux types de pièges.

D’abord, les similitudes peuvent être négligées, là où celles-ci sont fortuites par rapport à la situation de contact. En raison d’un ethnocentrisme profond, il est pris pour acquis que tout ce que les Amérindiens font et qui paraît euro-canadien ou américain doit provenir de sources euro-canadiennes ou américaines. En second lieu, on court le risque d’oublier le fait que les éléments empruntés ont pu être incorporés dans la culture autochtone en guise de substitut à des pratiques culturelles d’avant le contact.

Ainsi, soustraire ces emprunts pour cerner la situation pré-contact crée une distorsion considérable. Même en évitant ce piège dans sa version la plus grossière, il est généralement difficile d’arriver à reconnaitre que l’emprunt dépend crucialement de facteurs internes à la culture emprunteuse. »154

Cette réflexion de Rhodes est très pertinente pour tous ceux qui abordent la question des emprunts culturels, car effectivement et intrinsèquement l’application d’un ou du regard éloigné devient un exercice intellectuel d’interprétation qui pourrait à la limite ne pas être justifié. Rhodes nous présente une congruente démonstration du lexique du baseball et de tous les termes utilisés par les Ojibwa en comparant les mots et expressions de l’ojibwa à l’anglais155.

« …les termes empruntés à l’anglais, mais qui ont été assimilés, parmi lesquels ont déjà été mentionnés, sont présentés en (13) :

aawtiwid ‘être retiré’ (de l’anglais ‘out’) kecha ‘receveur’ (de l’anglais ‘catcher’) empaya ‘arbitre’ (de l’anglais ‘umpire’) mbes ‘but’ (de l’anglais ‘base’)

154 Richard Rhodes, « Le baseball et l’emprunt culturel chez les ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, p. 9. 155 Notes : avis aux intéressés, voir ces pages pour la compréhension de l’appropriation des termes du baseball en 13 catégories.

134 widi mbesing ‘au but’ ».156

« Il m’est souvent arrivé de me demander pourquoi le peuple ojibwé avait abandonné le jeu de crosse pour adopter le baseball. On peut se demander aussi pourquoi la transition s’est faite avec une telle rapidité. Ces questions nous touchent d’autant plus que les Iroquois, eux, pratiquent encore la crosse et que de tous les peuples algonquiens seuls les Kickapoos, réputés pour leur conservatisme exacerbé, s’y adonnent encore. Je voudrais soutenir qu’il fait partie de l’esprit ojibwé et du génie algonquien d’absorber des éléments dans leur culture en tant que partie intégrante de leur évolution culturelle. »157

Il y a des cultures plus perméables et plus flexibles que d’autres et en cela il est intéressant de voir cette mouvance vers d’autres habitudes ou comportements culturels qui, selon nous, fait l’originalité créative des cultures et rejoint Lévi- Strauss qui postulait que les peuples ne pourraient survivre très longtemps s’ils restaient isolés.

« L’adoption de nouveaux éléments et de nouvelles façons de faire procure un meilleur moyen d’expression personnelle sans porter atteinte aux normes sociales. En fait, je veux soutenir que l’habitude de la variété amène à emprunter pour emprunter. Ainsi nous retrouvons le baseball au lieu de la crosse, et le bingo, les loteries et les jeux de cartes en remplacement des jeux du hasard traditionnels, et aujourd’hui enfin, le hockey supplantant le baseball traditionnel dans plusieurs réserves. Considéré sous cet angle, ce que nous prenons souvent pour de l’assimilation prend une signification complètement différente, signification que nous n’avions absolument pas saisie au plus grand étonnement de nos amis amérindiens. »158

Il est très intéressant d’entrevoir la possibilité d’intégrer de nouveaux éléments culturels sans toutefois démanteler l’organisation sociale. Nous pouvons affirmer en ce sens qu’il y a un nouveau rituel européen adopté dans la Ligue Nationale de Hockey depuis une dizaine d’années. Après une victoire ou à la dernière partie de l’année, tous les joueurs se réunissent au centre de la patinoire et

156 Richard Rhodes, « Le baseball et l’emprunt culturel chez les ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, p. 14. 157 Richard Rhodes, « Le baseball et l’emprunt culturel chez les ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, p. 15 158 Richard Rhodes, « Le baseball et l’emprunt culturel chez les ojibwés ». In: Recherche amérindienne au Québec, Montréal, Hiver 1984, Vol. XIV, No. 4, p. 15.

135 soulèvent le bâton de hockey vers le haut en signe de salutations et de remerciements à la foule, aux spectateurs. Ils pivotent sur eux-mêmes pour s’assurer de remercier tous les gens qui sont dans les gradins. Ce simple exemple démontre qu’une culture, dans ce cas-ci celle du hockey peut emprunter et introduire un nouvel élément culturel sans toutefois rompre ou modifier les règles ou les codes de l’organisation sociale, ni altérer l’essence du jeu ou de la culture.

Cet article nous amène à une réflexion : le baseball n’aura-t-il pas lui aussi, tout comme le hockey, des origines amérindiennes panaméricaines? Au lieu d’être un dérivé du cricket et du football américain, un dérivé du rugby ou du jeu de balle amérindien? L’histoire occidentale a longtemps et souvent péché par excès d’ethnocentrisme et de chauvinisme, voire même d’occidentalocentrisme. Prenons, par exemple, les Gobineau de ce monde qui ont longtemps, et toujours aujourd’hui, réfuté la thèse de notre origine commune en tant qu’espèce humaine parce que les premiers hominidés avaient la peau foncée et que le site originel était au Kenya et en Tanzanie. Dire que nos ancêtres sont noirs et Africains en répugne plus d’un sur cette planète. Nous ne nous lancerons pas sur ces pistes, car ce n’est pas l’objet de cette recherche, mais reste que nous avons de sérieuses raisons de questionner l’origine du baseball et du football américain.

3.10 Fabrice Delsahut, anthropologue. - Les sports amérindiens. « Sport et habitus culturels chez les Amérindiens. Entre tradition et modernité ». In: Techniques et cultures (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 155 - 176.

Cet article est plus une réflexion sur la place des pratiques sportives chez les Autochtones qu’une ethnographie particulière d’un sport, mais nous pensons que cette analyse vaut la peine d’être mentionnée et résumée.

« Face au brouillard conceptuel dans lequel se trouvent les pratiques sportives, et afin d’appréhender le phénomène socioculturel sportif amérindien dans toute sa complexité, nous l’analyserons au travers de sa

136 double logique, interne et externe. Cela permet de démarquer la ludo- motricité amérindienne en montrant toute sa spécificité et son originalité. Peut-être y trouverons-nous la trace d’un héritage, comme l’affirme Joseph B. Oxendine (1995 : 303) quand il écrit que « sans l’influence des Indiens d’Amérique, le concept et le plaisir des sports modernes pourraient être bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. ». »159

Effectivement quand on commence à assembler toutes les pièces du casse-tête de l’ensemble des jeux et des sports d’origine amérindienne, nous voyons jaillir une culture sportive et ludique très importante et variable d’une nation à l’autre, que ce soit au niveau de la dimension des terrains, des règles, du nombre de joueurs, des équipements et autres.

« En cinq siècles, les Blancs contribuèrent largement à modifier le paysage ludique des Amérindiens. Qu’il s’agisse de renouveau pour certains ou d’acculturation pour d’autres, les jeux traditionnels indiens ont été, au fil des années, supplantés par les sports nationaux du Nouveau-Monde en devenir. Dès lors, les sports de la société dominante cultivèrent leurs particularismes avec complaisance, mais aussi avec passion. Sans renier pour autant leurs origines et leurs traditions, les Indiens sacrifièrent, eux aussi, bon gré mal gré, au culte du sport spectacle et marquèrent l’histoire du mouvement sportif américain. Mais ce n’est réellement qu’à la fin du XXe siècle que les Amérindiens en ont pris la mesure. »160

Nous allons développer le thème un peu plus loin en insistant sur les influences des Autochtones, mais aussi en abordant la question des chefs et des athlètes qui ont marqué l’histoire sportive des Amériques et ceux qui occupent toujours une place importante dans l’univers culturel amérindien, à travers les Penobscot, les Iroquois, les Mapuche, les Mataco et bien d’autres.

« L’approche sportive propre aux Amérindiens est bien particulière. Outre l’aspect ludique, les Indiens ont une vision très holistique du sport; ils pensent que, parallèlement à la compétition, il touche au registre spirituel, à celui du bien-être mental, avec une implication émotionnelle permettant d’obtenir un corps sain. À l’acte sportif répond une pratique rituelle de danse, de chant. Chaque rassemblement est accompagné de festivités

159 Fabrice Delsahut, « Sport et habitus culturels chez les amérindiens. Entre tradition et modernité ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 156. 160 Fabrice Delsahut, « Sport et habitus culturels chez les amérindiens. Entre tradition et modernité ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 166.

137 assurant l’unité communautaire et cultivant la fierté amérindienne. Refusant de laisser la « destinée manifeste sportive » de leurs enfants entre les mains des Nord-Américains blancs, les Indiens ont créé leur propre programme, lié à un important réseau associatif, afin de redéfinir l’excellence sportive au regard de leurs propres critères. »161

Ce tour de piste nous met au parfum de l’originalité et de la diversité des ethnographies des sports. Diversifiée tant dans l’approche que dans le choix des sports et des terrains de recherche, l’anthropologie du sport nous mène à des réflexions intéressantes, mais comporte surtout une valeur heuristique.

3.11 Loïc J. Wacquant, sociologue, (1960-) La boxe – Chicago. Wacquant Loïc J. D. Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti- boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, pp. 33-67.

Voilà une ethnographie originale qui se déroule dans un ghetto noir du quartier de Woodlawn au sud de Chicago. Un « blanc » d’origine française s’inscrit au doctorat en sociologie à l’université de Chicago et décide non seulement, de faire de l’observation participante « active » dans le club de boxe le « Boys Club » de Woodland, mais aussi d’y apprendre les rudiments en s’inscrivant comme apprenti-boxeur. Il passera treize mois (août 1988 - septembre 1989) à s’entrainer et boxer sous la gouverne de l’entraineur Didi.

« Provoqué par un ami, Olivier Hermine, à qui je dois d’avoir découvert la boxe et que je remercie ici d’avoir facilité mon insertion dans le club de Woodlawn. Je voudrais également remercier Pierre Bourdieu pour m’avoir encouragé, dès l’origine, dans une entreprise qui, parce qu’elle exige de payer de sa personne physique, ne peut réussir sans son soutien moral constant. Ses encouragements répétés, ses suggestions, et sa brève visite au Boys Club m’ont aidé, dans mes moments de doute (et d’épuisement), à trouver la force de persister dans mes investigations. »162

161 Fabrice Delsahut, « Sport et habitus culturels chez les amérindiens. Entre tradition et modernité ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 166. 162 Loïc J. D. Wacquant, Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, p. 34.

138 Wacquant circonscrit son travail en trois volets :

1- Élaborer des documents ethnographiques sur univers mal connu de l’intérieur (rares sont les interprétations internes), mentionnant au passage que les études, les écrits et les films sur la boxe sont de l’extérieur (lecture externe fondée sur une distance sociale). 2- À partir de cette base, tenter de dégager des principes qui organisent ce complexe d’activités spécifiques qu’est la boxe au sein d’un ghetto noir. 3- Finalement, amorcer une réflexion sur l’initiation à une pratique dont le corps est tout à la fois; le siège, l’instrument et la cible.

« La sociologie de la boxe : un terrain en friche. La sociologie du sport a connu de grandes difficultés à se constituer comme telle, victime tout à la fois de la concurrence du discours de spécialistes indigènes dotés d’une connaissance première incontournable, mais le plus souvent dépourvus d’instruments d’objectivation rigoureux, de la distance sociale séparant les intellectuels du monde sportif, et du statut scientifique doublement dominé de son objet (en ce qu’il traite du corps et, dans la plupart des cas, de pratiques populaires). Il est peu de sports qui aient souffert plus que la boxe de ces difficultés. Car aux obstacles génériques s’ajoutaient dans ce cas spécifique les liens étroits – réels ou mythiques – du « noble art » avec la pègre et le milieu des jeux, l’interférence directe des intérêts médiatiques, et le caractère monopolistique de son organisation économique. Pour les chercheurs américains, « la boxe évoque d’emblée l’image de personnages véreux trainant autour des gymnases nauséabonds dans une quête incessante de combats à truquer et de boxeurs à acheter. Au pire, la boxe est un sport brutal, arguent des détracteurs, un sport qui cause des dégâts physiques, des lésions du cerveau, et souvent la mort. » Nulle surprise donc si elle est considérée comme en deçà de la dignité du regard savant. »163

Nous pouvons mentionner que ceci résume très bien les trois niveaux de difficulté que rencontre le chercheur face au choix de son domaine de recherche. D’abord le manque d’outils sociologiques et/ou ethnographiques ainsi que de recherches antérieures qui ont analysé le sport et en particulier la boxe. Deuxièmement que la boxe est négligée comme objet d’étude par ses liens souvent trop étroits avec la pègre et d’autres monopoles médiatiques et

163 Loïc J. D. Wacquant, Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, p. 36.

139 économiques (exemple : les promoteurs). De plus, les chercheurs ne s’y intéressent point, car l’image de la fraude et de la corruption est le spectre qui plane au-dessus des boxeurs et de leur environnement social sans compter, ni mentionner, les préjugés et les diverses formes de ségrégation raciale frappant les athlètes de couleurs, bien connues aux États-Unis.

Wacquant définit en détail le sport, le club (un temple du culte pugiliste), les entrainements, les équipements et les qualités requises pour devenir un boxeur.

« Enfin, devenir boxeur, c’est s’approprier par imprégnation progressive un ensemble de mécanismes corporels et de dispositions mentales si étroitement imbriqués qu’ils effacent la distinction entre le physique et le spirituel, entre ce qui relève des capacités athlétiques et ce qui tient des facultés morales et de la volonté. Le boxeur est un engrenage vivant du corps et de l’esprit qui fait fi de la frontière entre rationalité et habitude, qui fait éclater l’opposition entre l’action et la représentation, qui constitue un dépassement en acte de l’opposition entre l’individuel et le collectif. Là encore, nous rejoignons Marcel Mauss quand il parle de « montages physio-psycho-sociologiques de séries d’actes (…), plus ou moins habituels ou plus ou moins anciens dans la vie de l’individu et dans l’histoire de la société (…), qui sont montées par et pour l’autorité sociale164. »165

Wacquant nous transporte ensuite dans l’univers de la salle d’entrainement dans les moindres détails avec un plan des objets qui servent au déploiement de la pratique pugilistique, les tables, les casiers, le sac mou, le sac dur, le bureau de Didi, le ring, etc. Partout sur les murs on y retrouve des posters de plusieurs boxeurs immémoriaux, gagnants, champion du Club et sur la scène mondiale. Les Mohammed Ali, Georges Foreman, Mike Tyson, Sugar Ray Leonard de ce monde de la boxe expriment une présence visuelle très motivante. Ce temple représente l’isolement, une forme de schizophrénie de la rue, de l’extérieur, c’est-à-dire qu’il explique que bons nombres de boxeurs membres du Club y sont pour s’éloigner des affres de la rue. Être loin des gangs de rues, de la misère, de

164 Marcel Mauss, Les techniques du corps, in: Sociologie et anthropologie, Paris, p. 383. 165 Loïc J. D. Wacquant, Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, pp. 36-37.

140 la violence, de la drogue, des armes, de la prison et de la mort. Le Boys Club est situé au cœur du quartier de Woodlawn un des plus pauvres de Chicago, décrit par l’auteur comme un paysage du Far West : des planches obstruent portes et fenêtres, la majorité des commerces sont placardés et fermés, seul survit une petite épicerie incluant un liquor store en complète décrépitude.

Wacquant parle de claustrophobie, il n’y a pas de fenêtres, pour expliquer comment les membres se replient sur eux-mêmes et que seul le Club leur fournit une quiétude suffisante pour exalter les difficultés dans lequel leur quartier est plongé. Bien entendu, il présente tous les indicateurs de cette situation économique passant du tyran raciste à la tête de la ville à la monoparentalité qui est trois fois plus élevée que la moyenne nationale. Les solutions sont rares, les gangs de rues, la prison, l’overdose et la mort sont le quotidien des jeunes qui abandonnent les études trop tôt.

Pour un coût ou investissement minime un jeune peut devenir membre du Club et accéder à tous les équipements de la salle, apprendre à boxer, et qui plus est, socialiser. Wacquant précise que le recrutement se fait plutôt au sein des franges de la classe ouvrière qui sont à la lisière de l’intégration socio- économique stable. Toutefois, les boxeurs ne se recrutent généralement pas parmi les plus déshérités du sous-prolétariat noir du ghetto.

« C’est par le biais des dispositions exigées par la pratique pugilistique que se trouvent de fait éliminés les jeunes issus des familles les plus marginalisées : devenir boxeur exige de fait une régularité de vie, un sens de la discipline, un ascétisme physique et mental qui ne peuvent se développer dans des conditions sociales et économiques marquées par l’instabilité chronique et la désorganisation temporelle. En deçà d’un certain seuil de stabilité personnelle et familiale objective, il devient impossible d’acquérir les dispositions physiques et morales indispensables pour endurer avec succès l’apprentissage de ce sport. »166

166 Loïc J. D. Wacquant, Corps et âme [Notes ethnographiques d'un apprenti-boxeur]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 80, novembre 1989. L’espace des sports-2, p. 43.

141 Bref, ceci remet en question les mythes et/ou stéréotypes qui veulent que tous les boxeurs afro-américains sortent des ghettos les plus pauvres ou directement de la piquerie. Malheureusement pour eux, la boxe est un sport qui demande un minimum de stabilité mentale et physique. De plus, Wacquant nous transporte dans l’univers du « coach » qui dirige les boxeurs débutants, amateurs et professionnels, en utilisant l’adage suivant : « No pain, no gain », « T’as rien, sans rien ». Dans le portrait de Didi peint par Wacquant, il lui voue d’abord un grand respect, ce qui est partagé par l’ensemble des membres, mais au-delà du respect, une admiration sans bornes pour celui dont le père fut assassiné par un gang rival alors qu’il n’avait que 7 ans. Didi est élu en 1987 au « Hall of Fame » de la boxe à Louisville, Kentucky, non seulement à titre d’ancien boxeur, mais surtout reconnu par ses pairs pour son excellence à titre d’entraineur. Impossible toutefois de se rendre chercher cet honneur bien mérité pour des raisons économiques, Didi ne reçoit pas de salaire pour s’occuper du gym. Didi dirige le Club d’une main de fer dans un gant de velours avec ses poulains pour lesquels il est à la fois entraineur, mentor, cerbère et confident.

Bref, un excellent travail de terrain, mais aussi une qualité dans la manière de nous transporter dans cet univers, moins bien connu des intellectuels. Il nous parle d’un lieu complètement masculinisé dont les « nanas » sont à l’extérieur du Club; elles ne viennent que de rares fois lors d’un gala de boxe local pour renflouer la cagnotte et elles sont discrètes et ne vont pas où elles veulent. Il nous parle aussi d’une pédagogie implicite et collective comme dans une grande famille dont les grands frères aident les jeunes. S’y fait aussi un apprentissage mimétique et visuel, Didi emploie cette méthode pour la découverte et la connaissance de la boxe, une pratique complexe dans la relation capital-corps. On y trouve le profil de deux boxeurs, Butch et Curtis, qui sont des professionnels et démontrent l’assiduité, la ténacité et tout l’ensemble de qualités qu’exige la pratique de ce sport.

142 Wacquant fait plusieurs liens avec la notion d’habitus de Bourdieu et d’autres avec Les techniques du corps de Marcel Mauss. C’est une ethnographie très complète à l’exception de trois points. En premier lieu, il y a peu de références historiques à propos de l’origine de la boxe. En second lieu, il y a peu de lien ou de polarisation entre les jeux de la masculinité et de la féminité dans un sport aussi viril que la boxe. Finalement, nous croyons être en face d’une observation participante « active », car il est au cœur des événements de la pratique sportive qu’est son terrain ethnographique au Boys Club de Woodlawn. Par contre, pour ne pas terminer sur une note négative, ceci est une ethnographie des plus originales et d’une qualité qui donne le ton aux études des sports en sciences sociales. Wacquant fut membre de la Society of Fellows à l'université Harvard de 1990 à 1993, avant d'être recruté comme professeur de l'université de Californie à Berkeley au département de sociologie.

L’objectif de cette revue de littérature et/ou bibliographie commentée spécifique aux sports est révélateur de sens, nous retenons et suivrons ces nouvelles pistes, telles : les emprunts culturels sportifs, l’existence du hockey en Amérique du Sud, la construction de la masculinité au rugby, l’effet pacificateur du sport, l’identité nationale en Inde à travers le cricket, la créolisation en Argentine et bien d’autres sujets.

Enfin, tout cela semble bien cohérent et scientifique, mais pour conclure nous voulons émettre plusieurs mises en garde, car les pièges sont présents et surtout pas là où l’on croit. L’anthropologue sur le terrain doit d’abord se mettre à l’écoute et tenter d’être le plus discret possible. À partir de ces deux comportements fondamentaux, l’ethnographe doit faire attention à cinq pièges possibles :

1) Attention au cadrage et aux catégories douteuses qui au départ de la recherche semblaient pertinentes et qui finalement ne s’avèrent pas nécessaires. Il faut être vigilant.

143 2) Attention au fait qu’il est possible que les informations ne correspondent pas toujours avec les catégories construites d’avance. 3) Attention de ne pas extrapoler à partir d’un seul individu qui semble être représentatif du groupe. Il faut valider les affirmations avec d’autres informateurs. 4) Attention à l’attraction de formater les réponses des informateurs. 5) Finalement, attention à l’interprétation, on doit s’en tenir aux propos, aux gestes, aux rituels que l’on observe le plus objectivement possible.

Clifford C. Geertz nous met en garde face aux pièges de l’anthropologie interprétative lorsqu’il affirme que, finalement, nous lisons uniquement « par- dessus l’épaule » des communautés et populations que nous étudions.

« La culture d’un peuple est un ensemble de textes, qui sont eux-mêmes des ensembles, que l’anthropologie s’efforce de lire par-dessus l’épaule de ceux à qui ils appartiennent en propre. »167

Voilà les grandes lignes directrices de la problématique et de la méthodologie qui servent de balises et non de cadre restreignant à l’ensemble de la recherche si l’on veut mener à terme cette thèse. L’objectif est de découvrir quelles sont les structures conscientes et inconscientes qui mettent en relations des populations à la fois différentes et si semblables telles les Premières Nations et les Euro- canadiens. Il faut tout mettre en œuvre si on veut percer la compréhension de cet univers culturel et symbolique qu’est le hockey senior.

167 Clifford C. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coq balinais », in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983), p. 215.

144 Chapitre 3 Ethnographie (Partie 1) L’identité : les partisans, la rivalité, les rituels et les rites initiatiques

« On sait bien que le Forum et le Colisée représentent nos plus grands héritages de l’Antiquité. D’ailleurs, on le sait bien, Dieu aime le sport. C’est là qu’on sent le mieux sa présence quand, à compétences égales, il devient nécessaire de comprendre et d’expliquer la distinction entre la réussite et l’échec; quand il faut définir pourquoi ce genre de choses n’arrive qu’à nous ou à notre équipe; quand la balle sur le vert effleure la coupe, ou quand le ballon arrive à frapper les deux poteaux des buts. Certains diront qu’ils n’ont pas eu de chance ou que la rondelle ne roulait pas pour eux. D’autres prétendront avoir oublié leur patte de lapin ou encore avoir enfreint un détail du rituel de la grande superstition ».

Bernard Arcand, « Le sport », in : Quinze lieux communs, Montréal, Boréal, 1993, pp.13-14.

1. L’identité

Ce chapitre nous transporte au cœur de la première partie de l’ethnographie des rituels et de l’univers symbolique. Nous allons premièrement attaquer l’épineux problème des identités. D’abord discerner ce que représentent l’identité individuelle et l’identité d’équipe pour les joueurs, car il y a une sorte de va-et- vient entre les deux. Nous aborderons les thèmes des vestiaires, dont la présence palpable de l’identité masculine et l’identité féminine. Par la suite nous irons visiter les gradins (les estrades) là où se retrouvent l’identité des supporteurs et l’identité partisane. Ces deux espaces sportifs sont intimement liés et nous allons décrire en détail les différents lieux à l’intérieur de l’aréna auxquels les joueurs s’identifient et expliquer le rôle important de chacun de ces espaces. Ce qui nous conduit directement aux autres thèmes; les supporteurs et la partisannerie dans la construction de la rivalité, car elle est souvent à géométrie variable. Finalement, nous établirons un inventaire détaillé des

145 différents rituels et des rites initiatiques pour tenter de voir et entrevoir une possible structure mythico-rituelle.

« Parce que j'avais déjà un peu travaillé le sujet, mais d'abord parce que nous savons tous qu'une société se révèle, inévitablement et sans toujours le vouloir, par sa définition particulière de l'altérité et dans le portrait qu'elle trace de ses « étrangers ». Inutile de redire ici comment une société (un peuple ou une culture) doit nécessairement se distinguer d'autrui pour réussir à affirmer son originalité et que cette déclaration d'identité, soit-elle personnelle, collective ou nationale, passe (en saine logique) par le repérage et la désignation de l'autre qui dès lors, à la manière d'un miroir, lui servira de référence. Sans aller jusqu'à prétendre que l'identité collective n'est qu'une réaction aux impositions externes de l'impérialisme culturel, il faut quand même reconnaitre que l'objet de contraste externe demeure dans tous les cas un élément fondateur de cette identité. »168

L’identité de l’individu ou de l’équipe se définit par rapport à l’autre. L’identité de l’équipe se définit en se comparant aux autres équipes, communautés, villages, villes, provinces et même pays. Ce qu’il faut comprendre, c’est la construction identitaire qui se transforme lentement et dans certains cas, plus rapidement. Nous allons, par exemple, démontrer comment l’équipe construit son identité autour du capitaine (élu par ses coéquipiers), mais aussi aborder l’image de l’équipe que veulent projeter l’instructeur-chef et le directeur gérant en construisant une identité particulière selon la diversité de ses joueurs, la composition de son équipe : une équipe robuste, rapide, défensive, offensive, vicieuse et/ou lourde, un tout difficile à atteindre, il y a des choix à faire. « L’identité est un ensemble de significations (variables selon les acteurs d’une situation) apposées par des acteurs sur une réalité physique et subjective, plus ou moins floue, de leurs mondes vécus, ensemble construit par un autre acteur. C’est donc un sens perçu donné par chaque acteur au sujet de lui-même ou d’autres acteurs. »169

168 Bernard Arcand, « L'ennemi dans la réécriture de l'identité moderne au Québec », Les frontières de l’identité. Sous la dir. De Mikhaël Elbaz, Andrée Fortin et Guy Laforest, Paris, 1996, p.283. 169 Alex Mucchielli, L’identité, Paris, Que sais-je?, PUF, 2011 (1986), p.10.

146 Nous allons asseoir une partie de notre analyse sur un Séminaire interdisciplinaire portant sur l’identité dirigé par le professeur Lévi-Strauss entre 1974-1975 au Collège de France et qui fut publié en 1977. Nous utiliserons aussi un volume devenu une référence incontournable en anthropologie du sport; Le match de football de Christian Bromberger

« Il nous est apparu que pour poser le problème de l’identité sur un terrain plus solide, il convenait d’adopter une double démarche : d’une part, s’interroger sur la façon dont, au sein de notre propre civilisation, des disciplines diverses formulent et tentent de résoudre chacune pour son compte le problème de l’identité, en leur demandant de définir ce que chacune entend par là de son point de vue particulier : tel fut le rôle dévolu à nos invités auxquels je renouvelle l’expression de gratitude. D’autre part, à ces conceptions de l’identité, peut-être très différentes (on n’en savait rien au début), des anthropologues reçurent pour mission de confronter celles que des sociétés exotiques s’en font. »170

1.1 L’identité individuelle et de l’équipe

Dans un premier temps, allons voir la manière dont se construisent l’identité individuelle et l’identité de l’équipe puisqu’il s’agit bel et bien d’une construction identitaire. Nous avons observé que l’identité de l’équipe se construit à partir des individus, bien entendu, mais pas uniquement. Il y a plusieurs événements qui interviennent en cours de route tels la victoire ou la défaite, le choix du capitaine, les blessures, les combats, les erreurs de l’instructeur-chef et finalement des joueurs ou seulement un joueur qui aurait un égo un peu trop fort. Durant la saison, tous ces facteurs ont une incidence directe sur la force ou la faiblesse identitaire de l’équipe et par une relation causale ceux-ci influencent la force ou la faiblesse du joueur. Bref il y a un équilibre, disons fragile, qui va de l’identité de l’équipe vers l’identité individuelle et vice versa. Au baseball, les Yankees de New York ont une règle d’équipe : il n’y a pas de nom à l’arrière du chandail. Personne ne peut porter la barbe ni la moustache et tous les joueurs ont les cheveux courts, on crée ainsi une uniformité du concept d’équipe.

170 Claude Lévi-Strauss. L’identité, Paris, Quadrige-PUF, 1987 (1977), p.10.

147 Dans le langage du hockey, on dit : « On joue pour le logo en avant du chandail et non pour le nom écrit dans le dos. » (Un informateur)171.

Autrement dit, l’individu doit passer après l’équipe. Ceci est le signe le plus évident de l’identité du groupe comme le dit si bien Anne Saouter.

« Et c’est bien cette notion de substitut de la personne qui se lit dans les formules d’exhortation des entraineurs : « suer pour le maillot » ou « faire honneur au maillot ». Elles signifient pour le joueur que cette seconde peau qu’il va enfiler dans le vestiaire devra porter la marque de son engagement dans, et pour, le collectif. »172

Il y a plusieurs niveaux d’identités. D’abord l’identité du « Club » qui porte souvent le nom du commanditaire et/ou de la localité ayant une ou des couleurs spécifiques, lui permettant de se différencier des autres. Il y a une couleur locale et une autre sur la route quand on devient visiteur. Il y a l’identité des supporteurs qui affichent les couleurs de l’équipe et qui suivent l’équipe et ses activités même sur la route. Il y a aussi l’identité de l’équipe au sens de « l’esprit d’équipe » celle qui se forge au courant de l’année à travers divers épisodes, crises, blessures, victoires, défaites amères, et cætera. Il y a l’identité du joueur dans son rôle spécifique de marqueur, de défenseur, de bagarreur et de gardien de but. Finalement l’identité du capitaine « chef de la tribu » qui cimente l’ensemble du clan jusqu’à l’étape ultime d’être consacré champion de la Ligue après un marathon parsemé d’embûches. C’est la création du sentiment d’appartenance. Nous retrouvons là l’idée qu’en sciences humaines toute réalité de sens est plurielle. « L’identité est donc toujours plurielle du fait même qu’elle implique toujours différents acteurs de contexte social qui ont toujours leur

171 Notes : Pour les commentaires des informateurs même s’ils ne contiennent pas 5 lignes nous les garderont dans la calligraphie « Arial douze » et à l’extérieur du texte. 172 Anne Saouter, « Être Rugby » Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, pp. 52-53.

148 lecture de leur identité et de l’identité des autres selon les situations, leurs enjeux et leurs projets. »173

Voici une des conclusions du séminaire portant sur l’identité avec Claude Lévi- Strauss en 1977 :

« Et la solution de l’antinomie dont je suis parti, et dont on fait procès à l’ethnologie en lui disant : « Vous voulez étudier des sociétés complètement différentes, mais, pour les étudier, vous les réduisez à l’identité », cette solution n’existe dans l’effort des sciences humaines pour dépasser cette notion d’identité, et voir que son existence est purement théorique : celle d’une limite à quoi ne correspond en réalité aucune expérience. »174

Par conséquent, il ne faut pas réduire notre objet d’étude à l’identité, mais tenir en compte tous les autres éléments, et en plus, il faut plutôt comprendre que c’est une construction fragile et mouvante. On ajouterait que les rituels et le fameux rite initiatique jouent un rôle plus probant dans la construction identitaire collective. Les partisans aussi ont un rôle significatif par leur engouement et les encouragements, par conséquent ils vont participer à cette construction identitaire, à la limite feront partie de l’équipe.

« Ce sentiment d’appartenance, au niveau collectif, prend ses racines dans la vie communautaire de toute société (Gemeinschaft), là où le groupe a plus de réalité que l’individu, là où l’individu n’existe que dans, par et pour le groupe qui contrôle ses pensées et ses conduites (contexte relationnel aussi). Ce sentiment d’appartenance est en partie le résultat de processus d’intégration et d’assimilation des valeurs sociales, car tout être humain vit dans un milieu social qui l’imprègne de son ambiance, de ses normes et de ses modèles. Ces imprégnations culturelles identiques pour les individus d’un même groupe fondent la possibilité de compréhension et de communication avec autrui. »175

Mais ces expressions ne sont pas sans être aussi des communications qui tiennent compte des propositions d’identité qui lui arrivent des autres acteurs.

173 Alex Mucchielli, L’identité, Paris, Que sais-je?, PUF, 2011 (1986), p. 10. 174 Claude Lévi-Strauss et Jean-Marie Benoist, L’identité, Paris, Quadrige-PUF, 1987, (1977), p. 332. 175 Alex Mucchielli, L’identité, Paris, Que sais-je?, PUF, 2011 (1986), p. 26.

149 « Chaque identité est, à chaque instant, une émergence de sens, résultant d’un ensemble de négociations circulaires des identités de chacun. Chaque identité trouve donc son fondement dans l’ensemble des autres identités s’exprimant à travers le système des relations. »176

Dans une vaste, édifiante et pionnière étude du football italien et français, Christian Bromberger a mis le doigt sur les imbrications complexes des identités et leurs importances :

« Si l’équipe, dans son ensemble, offre, à travers son style et sa composition, un support expressif à l’affirmation d’une identité collective, chaque joueur suscite plus ou moins de faveurs auprès des différentes fractions du public selon les qualités spécifiques qu’il met en œuvre. L’engouement pour une équipe est ainsi à la fois objet de consensus et support de différenciation, chaque catégorie de spectateurs s’identifiant préférentiellement à tel ou tel joueur, en fonction de caractéristiques sportives, d’un trajet biographique singulier qui apparaissent comme des métaphores d’un univers social et professionnel. »177

Donc, faisons le premier essai de la formule canonique du « sport », car c’est un universel au même titre que le mythe ou les rituels. Sur ces bases nous pouvons construire une première application de la formule :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F identité collective (joueurs) : F identité de l’équipe (partisans) :: F identité collective (partisans) : F individualisme (a-1) (identité collective)

x - identité collective y - identité de l’équipe a - joueurs b - partisans a-1 = individualisme

Groupe de Klein : Les axes (x) identité collective/(y) identité de l’équipe et (a) joueurs /(b) partisans pour la métonymie.

176 Alex Mucchielli, L’identité, Paris, Que sais-je?, PUF, 2011 (1986), p. 34. 177 Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison de sciences de l’homme, 1995, p. 165.

150 Les axes (x) identité collective/(a) joueurs et (y) identité de l’équipe /(b) partisans pour la métaphore.

On y retrouve les symétries et l’inversion ou son contraire.

1.2 Les vestiaires (la chambre de hockey)

Comme le sacré, le jeu et le sport délimitent dans le monde profane un espace réservé que régentent une série de règles et rituels qui n'ont de sens et de valeur que par la foi qui leur est attribuée. La croyance des partisans envers leur équipe respective devient un acte de foi et va servir au développement du sport tant olympique que professionnel. Cette idée rejoint indirectement la question identitaire et des rituels. Le lieu devient sacré et qu’on le nomme Aréna, Colisée, Forum, Stade, Amphithéâtre ou autre, il est du domaine public, mais aussi local. On est chez nous et les adversaires viennent nous visiter, d'où le nom qu’il leur est attribué : « visiteurs ». Espace plus restreint, la chambre de hockey est un lieu sacré privé, où entrent uniquement les gens autorisés, c’est ce que j’appelle le « refuge » ou « le dernier » bastion des mâles. On pourrait l’appeler aussi « le quartier des hommes » maanabeu chez les Lau que Pierre Maranda a étudiés. Sujets tabous, secrets, histoires grivoises et anecdotes sont échangés. On pourrait l’appeler aussi « la maison des hommes » comme chez les Baruya. C’est là que les confidences se font et que se tissent les liens de la nouvelle identité ou l’esprit d’équipe qui se crée chaque nouvelle saison. Cette identité se fonde et se transforme partiellement sur l’identité des années précédentes comme la culture. On réfèrera aux notions d’habitus de Bourdieu (1979) et d’espace sportif de Bromberger (1995).

« Quand tu rentres dans la chambre, tu dois te sentir comme dans le salon chez vous ou tu vois tes frères et tu es content de les voir. Tu dois arriver de bonne humeur et que tout le monde soit content de se voir, c’est ça qui crée la chimie. » (Un informateur).

« L’important à noter ici est que la « maison » est une unité sociale abstraite qui ne se confond pas avec les individus qui la composent – une personne « morale », selon l’expression de Maine, le fondateur au XIXe siècle du droit comparé(1); une entité « fétiche », dira Lévi-Strauss dans son séminaire de

151 1977-1978, empruntant l’expression à Marx qui parlait de la marchandise comme fétiche(2). Cette entité sociale, pour se perpétuer, manipule la parenté sous ses deux formes, la descendance et l’alliance, mais aussi l’aide de formes de parenté fictive comme l’adoption. »178

La chambre est par analogie la « maison » des joueurs si on considère la confrérie dans les propos ci-dessus de notre informateur. Le lien de fraternité est abstrait, mais bien présent, à la limite, on peut parler de phratrie.

Le vestiaire est le lieu privilégié et sacré pour la création de l’identité individuelle et celle de l’équipe. Il y a trois vestiaires, celui de l’équipe qui visite, celui des arbitres et celui de l’équipe locale sans oublier l’antichambre des instructeurs qui n’est pas à proprement parler un vestiaire, mais une continuité de la chambre des joueurs. Pour les visiteurs, la chambre de hockey est plus petite, sans logo et n’est jamais très accueillante. Les joueurs se sentent à l’étroit pour s’habiller et on dit dans le langage populaire que c’est de « bonne guerre ». « On ne reçoit pas bien la visite qu’on n’aime pas ». Il y a certes un effet psychologique sur l’équipe qui visite, mais qu’on ne veut pas vraiment recevoir, tout est orchestré pour qu’elle ne se sente pas chez soi. Pour les arbitres, souvent leur vestiaire est attenant à l’infirmerie et n’est jamais trop grand, ni trop petit, mais ils ne sont que trois; l’arbitre en chef et les deux juges de lignes. Leurs équipements sont moindres que les joueurs particulièrement ceux des gardiens de but.

Revenons-en à la chambre de hockey, le vestiaire local est toujours plus spacieux, peint aux couleurs de l’équipe souvent avec des cases pour ranger l’équipement. Souvent, chaque joueur aura son nom à son endroit choisi, encore là, soit par ancienneté, soit par amitié ou affinité près d’un joueur. Au centre, sur le plancher, est peint le logo de l’équipe, parfois c’est un tapis qu’on transporte sur la route et l’autre possibilité est de peintre le logo sur le mur. Sans oublier que le logo est aussi peint sur la porte de celui-ci. Bref, la « chambre de hockey » est bien identifiée au nom et aux couleurs de l’équipe, un marqueur social et identitaire très significatif pour l’équipe. Le vestiaire est sûrement

178 Maurice Godelier, Lévi-Strauss par Maurice Godelier, Paris, Seuil, 2013, p. 201.

152 l’espace-lieu de l’aréna avec la plus grande charge symbolique reliée directement à son caractère secret et intime comme la « maison des hommes » chez les Baruya et les Lau.

On va y retrouver des douches beaucoup plus spacieuses que celles des visiteurs et une salle de bain mieux aménagée. Bref, les joueurs se sentent chez eux. Il faut préciser qu’ils passeront à l’aréna un bon nombre d’heures par semaines. Si on compte les parties et les entrainements, un joueur passe facilement près de quinze heures pour le niveau senior et plus d’une quarantaine d’heures au niveau du junior majeur. Les joueurs ne passent pas tout leur temps uniquement dans le vestiaire, car plus souvent qu’autrement, ils sont sur la patinoire, mais un beau vestiaire est apprécié des joueurs. Ce lieu privilégié rehausse le sentiment d’appartenance et de fierté pour son équipe, c’est un marqueur social. Ce vestiaire est strictement interdit aux personnes non autorisées, c’est-à-dire que l’accès est limité uniquement aux joueurs, aux instructeurs, aux préposés à l’équipement et, à certains moments, à l’infirmière- soigneuse.

Il faut ajouter qu’à proximité, ou attenant au vestiaire des joueurs, se situe l’antichambre ou le « bureau » des instructeurs. L’antichambre peut aussi servir d’infirmerie pour certains cas et à des moments bien précis afin de ne pas déranger le travail des instructeurs. L’antichambre est réservée aux discussions entre les instructeurs, à la préparation de l’alignement et à l’élaboration des stratégies du plan de la partie. Pour l’équipe qui visite, cet espace privé, non seulement n'est pas disponible, mais est inexistant. Sur la route, on s’organise dans un coin de la chambre ou tout simplement dans le corridor à la vue de tous, fragilisant ainsi les secrets stratégiques. Cela fait partie d’une longue liste de profanation de l’équipe adverse.

« Dans la chambre c’est là qu’on est bien, on se retrouve une gang de chums pis on se raconte toutes sortes histoires, mais c’est là aussi qu’on doit se souder et se serrer les coudes parce que quand on embarque sur la glace, peu importe qui se retrouve dans le trouble, tu dois l’aider et le

153 défendre, y’a des fois que ça brasse pas à peu près, pis faut se tenir ensemble, c’est ça une équipe. » (Un informateur).

1.3 Les gradins (les estrades)

Lieu privilégié des spectateurs, des partisans et des partisans adverses, dans les gradins, la foule bouillonne, foisonne et s’anime à un moment ou un autre quand il y a de l’action : buts, bagarres et mauvaises décisions des arbitres. Par contre, ils font aussi partie intégrante du spectacle, du « show », qu’ils alimentent avec leurs cris, encouragements, sirènes, flûtes et crécelles, et tout autre objet pouvant produire du bruit. Dans les estrades, il y a cinq sections convoitées par les partisans, les « fans ». Ces endroits sont plus susceptibles de les rapprocher « de l’action ». Elles sont : derrière le banc des joueurs, derrière le banc des pénalités, la première rangée autour de la patinoire, derrière les buts et de chaque côté du banc des joueurs. D’ailleurs, les « vrais » partisans arrivent plus tôt pour accaparer les meilleures places. Il y a une deuxième subdivision à faire, car dans le modèle traditionnel des arénas du Québec, les bancs des joueurs sont un en face de l’autre donc d’un côté les spectateurs de l’équipe locale et de l’autre les visiteurs. Ceci donne lieu à de « belles » engueulades assez épiques.

Souvent à l’extrémité on retrouve des bars pour les boissons rafraichissantes, ainsi le taux éthylique montant, avec une partie enlevante, l’ambiance augmente d’un cran l’intensité des spectateurs. Pour Christian Bromberger (1996), le stade de football est une carte de la ville en réduction. Le stade est la reproduction de la géographie sociale de la cité. Chaque secteur du stade de Marseille s'avère une sorte de territoire où s'ancre une conscience d'appartenance commune. Nous observons une ségrégation sur le terrain qui rappelle la ségrégation de la ville en quartiers. Cette situation a déjà été étudiée par l'école de Chicago qui démontra que la spécialisation fonctionnelle aboutit à une compartimentation des classes sociales et des catégories socioprofessionnelles.

154 Prenons l’exemple donné par Bromberger sur la question du terrain de golf et de la domestication de la nature :

« (...) alors que d'autres pratiques et spectacles puisent leur agrément dans un tout autre univers de sensations (le golf, le cricket, décrits par un archevêque cité par Kuper comme une « manière de traînailler en ordre » dans un décor qui doit inclure des champs, une église et un pub de village). Des sports consistent à affronter des éléments naturels transformés en obstacle [...] »179

« Une discussion s'est engagée opposant une description technique des caractères propres à chaque sport à une description plus socioculturelle. Pour les uns, la sélectivité du tennis, par exemple, est d'abord attribuée au fait que l'affrontement entre joueurs est distant et médiatisé par un instrument comme la raquette, à la différence de la boxe où la distance de garde vis-à-vis de l'adversaire est réduite et le corps à corps direct : l'affrontement médiatisé et distancié suffirait à attirer les groupes dominants, tandis que la lutte au corps à corps conviendrait à des groupes sociaux davantage disposés à vivre dans une plus grande promiscuité. »180

Bromberger et Defrance avancent l’hypothèse que l’espace sportif est géré et organisé, ce n’est donc pas l’effet du hasard si un sport attire une clientèle particulière et que certaines parties du stade soient occupées par des catégories socioprofessionnelles ou des groupes sociaux distincts.

2. Les partisans et les supporteurs181

La foule est composée de gens habituellement logiques, rationnels et raisonnables qui tout à coup se transforment en personnes illogiques, irrationnelles et non raisonnables. Quand ils sont tous ensemble, l'ignorant et le scientifique sont prêts à devenir violents si les événements ne se déroulent pas à leur goût. Les partisans et les supporteurs deviennent en quelque sorte des « délinquants conjoncturels ». C’est ce que nous appelons la « réaction de

179 Christian Bromberger, « De quoi parlent les sports », In Terrain 25, Des sports, Paris, Ministère de la culture, 1995, p. 7. 180 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, La Découverte, 1995, p. 38. 181 Notes : Afin d’éviter toute confusion précisons que : les partisans sont les spectateurs locaux que les supporters sont les spectateurs de l’équipe adverse et l’ensemble des deux sont les spectateurs communément appelée la foule.

155 masse ». Nous comparons la personnalité du spectateur dans le stade ou l’aréna à celle du « Dr Jekill et Mr Hyde ». Cette réaction de la foule comme unité s’applique à plusieurs autres sports où l’action se déroule devant un nombre suffisant de spectateurs et où l’espace est restreint.

Les arbitres sont les boucs émissaires des spectateurs. C’est envers eux que la foule se déchaine, on crie toutes les insultes possibles et jamais un mot d’encouragement. Si un arbitre a la malchance de tomber on l’applaudit et on se moque de lui ou d’eux, blessés ou pas.

« Il y a des fois qu’on appelle la police pour escorter les arbitres jusqu’à leur voiture. Ce n’est pas rare qu’on lance des verres de bière… sur l’arbitre… Ils sont tellement pas bons. » (Un partisan-informateur).

C’est tout le contraire lors des combats de coqs à Bali même s’il y a beaucoup de paris. Il y a un respect vénérable envers les officiels.

« Lors d’un combat, l’arbitre (saja komong; djuru kenbar) – c’est l’homme qui immerge la noix de coco – est chargé de faire appliquer ces règlements, et son autorité est absolue. Jamais je n’ai vu que le jugement d’un arbitre, à quelques propos que ce fût, se trouvât contesté, même par les plus désespérés d’entre les perdants; jamais, même en privé, je n’ai entendu porter une accusation de partialité contre un arbitre, ni, du reste, de plaintes contre les arbitres en général. Seuls remplissent cette fonction des citoyens exceptionnellement solides et dignes de confiance, et aussi, vu la complexité du code, supérieurement instruits; du reste, les hommes n’apportent leurs coqs que si une personnalité de ce sérieux-là préside au combat. C’est aussi devant l’arbitre qu’on porte des accusations de tricherie : elles sont de la dernière rareté, mais enfin il peut s’en présenter. Quand les coqs rendent l’âme ensemble, c’est lui qui décide lequel est mort le premier (s’il y a un premier : en effet, bien que les Balinais n’aiment pas ce genre de dénouement, il peut y avoir des combats à égalité). Semblable à un juge, à un roi, à un prêtre, à un agent de police, il est tout cela à la fois, et, sous sa direction incontestée, la fureur animale du combat se donne cours dans les limites civiques, dans les limites sûres et certaines de la légalité. »182

182 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 179.

156 Pour terminer l’explication, nous trouvons intéressant de voir comment se déroulent les rencontres de palin au Chili. Il existe toute une similitude entre les traditions mapuche et ce que l’on observe lors des parties de hockey senior. Allons voir ce qu’en dit Fabrice Duval :

« Tous ces préparatifs rituels amènent les deux communautés au jour de l’affrontement. Elles arrivent, chacune représentée par son cortège, jusqu’au terrain choisi pour l’événement. De nombreux représentants des communautés voisines participent également à la manifestation en tant qu’observateurs. Les deux équipes sont suivies par leurs supporteurs respectifs, eux-mêmes menés par le lonko et les machis (sorte de chamans) de la communauté (Piutrin 1989). Avant le début de la rencontre, les deux groupes se livrent à des démonstrations de courtoisie puis passent en revue les bases de l’accord réglant la compétition et les paris, devant des « personnes de paroles. »183

Les deux délégations de supporteurs se retirent alors pour aller se placer en retrait des limites du terrain, chacune étant postée le long de sa plus grande dimension et du côté de son équipe184. Sur le terrain, une fois que chacun est à ses marques, l’arbitre se place au centre et donne le coup d’envoi (nous verrons qu’il n’y a pas toujours d’arbitre). Les machis de chaque équipe jouent sur leur kultrun (instrument de percussion) et certains musiciens, au son de leur mélodie, font danser des spectateurs. Les acclamations, applaudissements, éclats de voix encouragent les joueurs alors que les machis entonnent des chants adressés au pali pour que celui- ci vienne passer la marque décisive. Chaque fois qu’un raya est effectué, les machis et les supporteurs chantent et dansent avec beaucoup d’enthousiasme et une joie redoublée que traduit l’intensité de la musique et des cris. Lorsque la rencontre était terminée, les supporteurs portaient certains joueurs en triomphe au milieu des cris d’allégresse et de satisfaction. Chaque victoire était célébrée par un grand banquet, auquel étaient conviés gagnants et perdants. C’était un événement de grande ampleur qui avait lieu sur le terrain même (Piutrin 1989) et qui entrainait une consommation non négligeable de mudaï185 et de vin. Après le banquet, les paris étaient honorés. Le lonko vaincu reconnaissait noblement sa défaite et la supériorité des vainqueurs, puis se retirait tout en sollicitant une

183 Von Vriessen (1992) rappelle que les Mapuche pariaient de préférence des chevaux, des moutons, des bovins, des bijoux en argent, des tissus de laine, des poteries, du mudaï ou de la chicha et, de temps à autre, leur propre femme. 184 Von Vriessen (1992) signale que dans certains cas, lorsque les esprits commençaient à s’échauffer et que les spectateurs avaient bu avec excès, une rixe générale pouvait se déclencher, gagnant finalement les joueurs; des blessures à l’arme blanche en résultaient parfois. 185 Mudaï : boissons traditionnelles.

157 revanche. Le lonko des vainqueurs consentait à sa demande et tous deux passaient un accord. Les invités pouvaient alors repartir. »186

Nous pouvons avancer, sans trop de risque, qu’il y a des parallèles à faire avec le palin chez les Mapuche, le « hockey sur terre battue » chez les Mataco et le hockey senior au Québec. Nous avons filmé quelques bagarres et bagarres générales187 se produisant à un moment qui n’est pas toujours attendu ni orchestré par les instructeurs ou les « goons », comme cela peut arriver parfois. Ce que nous retenons c’est que les partisans et les supporteurs tombent, disons- le, « en délire total ». C’est assez impressionnant de voir comment les spectateurs apprécient ces moments particulièrement brutaux. Ainsi nous observons une réaction de masse qui suit de près les faits et gestes des joueurs tout au long de la partie. Tantôt, des applaudissements pour un beau jeu ou un but, tantôt, des vulgarités dites à l’arbitre pour une punition douteuse, des huées au gardien qui donne un mauvais but, debout lors d’un combat… cela crée toute une ambiance. Pour augmenter le crescendo lors d’une bagarre, le DJ va choisir une chanson de type « Rocky – Eye the of the tiger » pour animer la foule encore plus. Là-dessus, une précision s’impose : il n’y a pas de musique quand la rondelle est en jeu.

Les partisans sont en liesse après une victoire, choqués ou attristés sommairement par la défaite, bref les spectateurs sont en perpétuelle action et l’inverse serait vraiment inquiétant. Ajoutons que les partisans et les supporteurs sont à géométrie variable, tant en quantité qu’en comportement selon les arénas : certains sont plutôt calmes et d’autres beaucoup plus intempestifs.

« Tu fais trois heures d’autobus et tu arrives là-bas pour te faire crier après toute la game, c’est dur de gagner là. Tu ne sais jamais comment ça va virer. En plus, les spectateurs ont accès au banc et aux chambres… ce n’est pas facile de gagner, c’est très intimidant. » (Un informateur).

186 Fabrice Duval, « Le palin mapuche (Chili) ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 142-143. 187 Une bagarre générale au hockey est un moment assez spectaculaire car les 40 joueurs sont sur la patinoire et il n’y a que 1 arbitre et 2 juges de ligne qui peuvent arrêter les combats.

158 « Ce que j’aime, quand on va là, c’est qu’on est toujours l’équipe complète, les gars se tiennent et n’ont pas peur même si on se fait brasser pis crier après. Tout le monde est là pis on va à la guerre ensemble. » (Un informateur).

Sur ces bases, nous pouvons construire une deuxième application de la formule : Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F spectacle (partisan) : F bagarre (supporter) :: F spectacle (supporter) : F arbitre anti-spectacle (a-1) (bagarre)

x - spectacle y - bagarre a - partisan b - supporter a-1 = arbitre anti-spectacle

Groupe de Klein : Les axes (x) spectacle /(y) bagarre et (a) partisan /(b) supporteur pour la métonymie.

Les axes (x) spectacle /(a) partisan et (y) bagarre /(b) supporteur pour la métaphore.

3. La construction de la rivalité

Un des thèmes de la thèse est la « rivalité entre les équipes », mais nous devons être prudents dans la forme et l’utilisation du terme, car un glissement vers le terme « violence » serait facile. Jusqu’à présent, personne n’utilise le mot violence. Les informateurs utilisent des dérivés pour l’exprimer tels : agressivité, « tough », dur, viril, brutal, robuste, hostile, intimidant et autres, comme si celle-ci n’existait pas. Les individus et la société en général ont besoin d’exutoire et la violence maîtrisée, comme l’ont expliqué Elias et Dunning, est un bon moyen pour évacuer un trop plein de stress, de pression sociale ou d’adrénaline.

« C’est le fun quand tu sais qu’après une maudite journée, tu joues le soir pis tu vas pouvoir en frapper un solide ou ben te poigner, ça fait du bien en (…) » (Un informateur).

159 La rivalité entre les équipes croît avec les saisons et les rencontres fréquentes durant celle-ci. Détester le voisin ou l’envier est une vieille notion en anthropologie. La rivalité entre localités voisines se développe au fil de l’histoire de l’une et de l’autre et parfois on utilise l’expression « guerre de clochers ».

« Voilà qui nous ramène à notre métaphore initiale le jeu de balle comme image de la guerre ou plus exactement comme modalité idéale de la bellicosité. On comprend les Indiens après tout : les deux équipes sont égales, elles jouent à découvert, les règles – comme l’enjeu de la partie – sont clairement définies puisqu’elles tendent à organiser le contact de forces adverses tout en prévenant d’avance leur débordement. La guerre, pour être idéale, n’est pas loin d’être réelle. Les parties duraient plusieurs heures. Parfois, elles n’étaient interrompues par l’obscurité du soir que pour reprendre le lendemain à l’aube. L’action se caractérisait par la violence. Tous les coups, ou presque, étaient permis. Les anciens témoignages rapportent invariablement que jambes cassées et autres blessures physiques graves étaient courantes. »188

Dans les propos d’Emmanuel Désveaux, on peut facilement comprendre et percevoir les nombreuses ressemblances entre le jeu de balle et le hockey. C’est fascinant de voir tant de similitudes entre des cultures prétendument distinctes et par surcroît à des périodes historiques différentes. Finalement, sur une note de recherche, voici son message nous disant qu’il y a effectivement des pistes à suivre et à découvrir.

« Tournons-nous vers le jeu de balle. Ici le rapport avec la guerre relève de la métaphore et non plus de la métonymie. Le jeu agonistique comme image de la guerre; rien de plus évident en effet. Il ne nous reste donc plus qu’à creuser notre sillon… dans la mesure où il y a certainement là comme ailleurs, en deçà de l’évidence brute, quelques perspectives inattendues à dégager. »189

Selon la pensée de Bromberger qui réfère à l’existence des partisans et de leur quotidien, ceux-ci se retrouveraient dans le stade afin d’y trouver une autre forme d’exutoire de leur réalité : la violence qui s’y manifeste. Ils vont utiliser l’identité

188 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Goerg, 2001, p. 300. 189 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Goerg, 2001, p. 288.

160 de leur équipe, mais aussi celle de leur ville, parfois en décrépitude (ex : crise économique), pour justifier les paroles et les gestes violents qu’ils commettent durant les parties. Il y a là un miroir de la société dans le stade (Italie et France).

« L’image de supporteurs soutenant automatiquement l’équipe de leur ville ou de leur région dans un bel élan unanime doit donc être nuancée. En fait la « loyauté » envers sa collectivité se module selon les situations et les échelles d’insertion mises en jeu. Elle est forte, généralisée, quasi prescriptive dans des villes déprimées et brocardées (telles Marseille et Naples); on peut alors parler d’une expression défensive et réactionnelle de l’identité à travers le supporterisme. »190

De l’autre côté de l’Atlantique, M. Désveaux nous explique qu’il existe un lien direct, ou à tout le moins, similaire entre la partie de balle et la guerre.

« Les rituels Cherokee qui précédaient chaque partie de balle soulignent cette proximité avec la guerre réelle. Les joueurs se préparaient à affronter l’adversaire en se soumettant à une série de prescriptions et d’interdits (retraite, jeûnes, bains, scarification…) tout à fait similaires à ceux imposés aux femmes menstruées et parturientes ou, encore aux hommes meurtriers191. »192

Nous reviendrons plus loin à cette notion de superstition avec Mme Héritier, qui nous disait sous une forme métaphorique que : « le secret des hommes est dans la violence et le secret des femmes dans la séduction. »

4. Les rituels et les rites initiatiques

Cette section va nous plonger au cœur de l’univers symbolique du hockey. Le hockey, à quelques variantes près, est comme tous les sports, ritualisé. Nous

190 Christian Bromberger, Le match de football, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, pp. 107-108. 191 Cf. « Les organisations dualistes existent-elles? », chapitre VIII, Anthropologie structurale. Paris, Plon, 1958. 192 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Goerg, 2001, p. 300.

161 essaierons de nous en tenir au hockey, mais il y a tellement d’excellents exemples provenant des autres sports qu’il sera difficile de les passer sous silence. Malgré le fait que quelques exemples ne relèvent pas de cette ethnographie, mais du domaine journalistique, cela viendra sûrement renforcer l’idée d’une structure mythico-rituelle bien existante avec laquelle nous allons conclure ce chapitre.

« Les gardiens sont particuliers, ils parlent à leurs poteaux… » (Un informateur).

Nous aimerions d’abord définir les notions mises de l’avant pour analyser cette partie de la recherche ou, à tout le moins, identifier ce que les anthropologues ont déjà établi comme explication et compréhension des notions suivantes : rituel, rite et superstition. Nous laissons de côté la notion de mana pour l’instant, mais nous connaissons le sens donné par Mauss et Malinowski particulièrement en Polynésie d’où provient ce concept. Il y a peut-être lieu d’entrevoir, plus au sens postmoderne, son utilisation dans le monde symbolique du hockey, mais nous avons quelques réserves quant à l’utilisation de cette notion pour le hockey.

« Certains chamans faisaient profession de découvrir en songe l’avenir ou les événements qui s’étaient déroulés dans un autre lieu. Le chaman plaçait alors sous son oreiller des objets qui avaient été en contact avec les gens, les animaux ou les choses impliqués dans une situation dont l’issue était encore incertaine. C’est ainsi que, pour connaitre les résultats d’une partie de hockey, le devin dormait avec une crosse. »193

D’abord, nous allons traiter des rituels individuels dont les joueurs usent abondamment et spécifiquement avant les parties. Ces rituels naviguent entre ce que l’on peut appeler une « routine » dans le langage sportif pour les uns, et des superstitions pour les autres lorsqu’ils invoquent des forces, disons « surnaturelles », à des fins de protection lors de la préparation à des comportements agonistiques.

193 Alfred Métraux, Religions et magie indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967 p. 230.

162 Le rituel est inclusif. D'une part, cette notion est associée à d'autres, dont l'usage est fluctuant, notamment celles de cérémonie, de coutume, d'étiquette, de ritualisation. D’autre part, il renvoie plutôt à l’idée d’ensemble. L’acceptation est à la fois plus abstraite et plus générale selon M. Désveaux. C’est aussi de manière plus élaborée un ensemble d'actes, de paroles, d'objets fétiches et de mouvements codifiés de façon stricte et répétée. Le rituel est fondé sur la croyance en l'efficacité d'entités « surnaturelles » et appropriées à des situations spécifiques. C’est un ensemble des règles et des habitudes fixées par une personne ou un groupe.

Toujours selon le professeur Désveaux, le rite renvoie à l’aspect presque concret de l’action en cause. Les rites dans le hockey sont surtout réservés à l’équipe et à l’organisation lors d’événements cérémonieux plus protococolaires comme les mises au jeu officielles avec les dignitaires ou encore l’hymne national. Il y a aussi les rites de passage et les rites initiatiques qui occupent une place importante. Pour le rite de passage, nous nous en tiendrons à cette définition : ce sont des rites accompagnant les changements de lieu, d'état, d'occupation, de situation sociale ou d'âge. Ils rythment le déroulement de la vie humaine de la naissance à la mort. Et pour le rite d'initiation, il marque la sélection et l'incorporation d'un individu dans un groupe social ou religieux et il sert à créer la cohésion du groupe.

Pour sa part, la superstition est surtout une forme élémentaire, simple et particulière d’un mélange de sentiments religieux et de croyances populaires comme le vendredi treize; voir un chat noir ou passer sous une échelle. Toutefois, on ne veut pas laisser de côté cet aspect, car les joueurs de hockey, les sportifs en général, s’en servent allègrement et rares sont ceux qui portent le numéro treize.

Par exemple, les acteurs utilisent souvent des expressions comme « la rondelle ne roulait pas pour nous » ou « les poteaux du but sont les meilleurs amis du gardien », ou encore « il a des mains magiques ». Nous tenterons de bien

163 distinguer les divers niveaux de symbolique qui s’entrecroisent dans un mouvement, non pas hiérarchique, ni temporel, mais se superposant et s’entremêlant les uns aux autres à travers de nombreux rituels.

« Avec l’exemple des Natchez, on touche du doigt le fait que les mythes, rites, et institutions (ou organisations) sociales sont une seule et même chose et que si ces lois, notamment des lois de transformation logique, s’appliquent quelque part, elles doivent – pour paraphraser une citation de Tylor que Lévi-Strauss a mise en exergue des Structures élémentaires de la parenté - s’appliquer partout. »194

Pour soutenir nos propos, allons voir Lajeunesse (2008) qui a travaillé sur les rituels et rites dans les équipes sportives et les divise en trois grandes catégories applicables au hockey :

« Les rituels tribaux : rituels exprimés quotidiennement par une tribu comme celle formée d’une équipe sportive. Ils dictent les façons de faire au sein de celle-ci et marquent en même temps pour ses membres, la preuve de l’appartenance à cette même tribu.

Les rituels apotropaïques : rites mystiques qui éloignent le mauvais œil et attirent à soi le succès et la victoire. Superstitions, amulettes, mana et rituels individuels.

Les rites initiatiques : rites secrets pour les recrues de l’équipe. Transition du statut de recrue à vétéran à travers un parcours humiliant et mettant le corps à l’épreuve afin de créer l’esprit d’équipe et de « tuer » la recrue. »195

Voilà quelques définitions de ces notions qui ont été vues et revues par des centaines, voire des milliers, d’anthropologues. Alors ceci est une des explications possibles, mais qui tente d’établir des bases dans l’explication de tout cet univers symbolique.

Pour maintenir l’ordre social de la chance et de la victoire, plusieurs types de rituels sont présents et dans certains cas ils servent même à profaner les

194 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001, p. 187. 195 Simon Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituels et homophobie, H&O éditions, Béziers, 2008, pp. 109-148.

164 chances de l’équipe adverse. Les joueurs ont ainsi recours à toute une gamme de rituels. Terrain de l’irrationalité, les forces de la superstition viennent jouer un rôle important dans l’imaginaire du joueur, des instructeurs et des partisans. Le monde des croyances sert à rendre le joueur invincible, à minimiser les blessures, à le propulser vers la victoire avec le but victorieux, à prendre la bonne décision et à sortir vainqueur après chaque rencontre.

« Pour moi c’est important d’avoir une routine, ça commence le mercredi à la pratique. Ensuite la veille du match, ça commence par qu’est-ce ce je mange, toujours un spaghetti. Le jour du match, je place mon stock de hockey dans ma poche de la même manière et là je me sens prêt pour les affronter. Moi je trouve que ça marche parce que je joue des bonnes games pis on gagne, je ne change pas ça. » (Un informateur).

Afin de s’assurer que nous soyons assez précis dans la compréhension de ce chapitre et selon nos lectures, disons que le rituel renvoie davantage à l’organisation d’une ritualisation dans l’exercice des rites, alors que le rite est un cérémonial qui s’inscrit dans la vie sociale. Les rites sont de divers niveaux tant religieux que civil ou politique. Par extension, on pourrait dire qu’ils s’apparentent aux diverses formes de protocoles, mais sur une base individuelle. Ils se caractérisent par une ou des procédures comme le rite de passage (Van Gennep, 1909) donc se retrouvent à « l’intérieur » du rituel.

« Mais de même que vivre ne consiste pas en un non-agir continuel, de même le tabou ne peut constituer à lui tout seul un rituel, et moins encore une magie. En ce sens, le tabou n’est pas autonome : il n’existe qu’en tant que contrepartie des rites positifs. Autrement dit. Chaque rite négatif a bien son individualité propre si on le considère isolément, mais le tabou en général ne peut être compris que par rapport aux rites « actifs », avec lesquels il coexiste dans le rituel : le défaut de Jevons, de Crawley, de Salomon Reinach, etc., est de n’avoir pas saisi ce rapport de dépendance réciproque. Un même rite peut donc entrer dans quatre catégories en même temps, et par suite il y a 16 possibilités de classement pour un rite donné, les quatre contraires s’éliminant, conformément au tableau suivant :

Rites Animistes.

165 Rites Sympathiques. Rites Contagionnistes. Rites Positifs. Rites Négatifs. Rites Directs. Rites Indirects.

Rites Dynamistes.

(…) Peut-être découvrira-t-on encore d’autres classes de rite. Mais déjà celles-ci en englobent un nombre considérable. La difficulté consiste d’abord à savoir exactement, dans chaque cas, comment interpréter le rite, et ceci d’autant plus que si un même rite est susceptible de plusieurs interprétations, il est aussi fréquent qu’une même interprétation vaille pour plusieurs rites très différents par leur forme. La difficulté consiste surtout à distinguer si un rite déterminé est essentiellement animiste ou dynamiste (…) »196.

Avec cette dernière phrase on est à même de constater que bien que s’attaquer aux rites et rituels ne soit pas une mince tâche, trop souvent nos sociétés laissent pour compte toute cette rituologie et se cherche des repères. Quoi qu’il en soit, le hockey semble être un lieu pour s’émanciper.

À l’inverse de la superstition197 qui converge entre deux points opposés, la peur et la protection relèvent pour leur part de la croyance en des présages plutôt irrationnels et émotifs. Les sportifs utilisent cette forme symbolique pour contrer les « malheurs » et/ou « malchances » qui pourraient leur arriver, mais surtout pour bien jouer et gagner. Il y a polarisation entre la peur de l’inconnu et la manière de contrer et de se protéger. Nous parlerons plus loin même, d’objet fétiche et d’amulette, mais avant tout prenons deux exemples du football :

« Sergio Goycochea Une superstition qui prenait place en plein sur le terrain. Lors de la Coupe du monde 1990, le gardien argentin réalise plusieurs arrêts salvateurs lors

196 Arnold Van Gennep, Les rites de passage. Étude systémique des rites, Éditions A. et J. Picard, Paris, 2016 (1909), pp. 18-20. 197 Notes : simple définition de la superstition : fait de croire que certains actes, certains signes entraînent mystérieusement des conséquences bonnes ou mauvaises ; croyance aux présages, aux signes. Référence : https://www.google.ca/search?source=hp&ei=uR9ZW9afEoOb_QbRjIWQDQ&q=superstition s+d%C3%A9finition&oq=supersitionsDrp6-zlY

166 des séances de tirs au but face à la Yougoslavie puis l'Italie. Son secret? Aborder l'épreuve « léger », après s'être soulagé au centre du terrain, entouré et caché par ses coéquipiers. Il récidiva lors de la Copa America 1993, face au Brésil et à la Colombie.

« Bonus : Valeri Lobanovski Parce qu'il fallait bien parler un peu du numéro 13. Le mythique entraineur ukrainien avait interdit à son club du Dynamo Kiev de « floquer » un maillot du numéro 13, jugé porte-malheur. Plus bizarres encore étaient ses habitudes de ne pas marcher sur les fissures de trottoir ou sur les lignes de terrain (comme Rio Ferdinand), ou sa volonté de posséder un joueur roux dans son effectif, soi-disant afin de s'assurer des trophées. Quant à l'interdiction des femmes dans le bus, plusieurs hypothèses sont possibles. »198

Dans les années 1970 certains anthropologues avaient commencé à délaisser l’idée des rites dans les sociétés modernes et postmodernes et l’on pouvait observer une baisse d’intérêt pour la symbolique. Sans toutefois entrer dans les détails maintenant il serait intéressant de voir ce qu’en pense Martine Segalen, plus contemporaine, qui s’intéresse aux rites et rituels.

« Ayant ainsi balayé les propositions de Van Gennep, Gluckman se détourne de l’argument sociologique et développe une hypothèse selon laquelle plus les sociétés deviennent complexes, moins elles sont ritualisées – une position commune au milieu des années 1970 : (…)

Si l’on suivait Gluckman, on abandonnerait l’idée que nos sociétés soient capables d’actions et de pensées symboliques; nous préférons penser que les symboles existent, même s’ils ne sont plus partagés par toute une collectivité et qu’ils prennent des habits autres que religieux. »199

Ceci dit, nous pouvons affirmer que dans les sports, et Bromberger nous l’a très bien démontré, la symbolique est omniprésente tant chez les joueurs et les instructeurs que chez les spectateurs. Retournons voir Geertz et les combats de coqs à Bali :

198 https://www.francefootball.fr/news/Les-grands-superstitieux-du-football/607506 Maxime Lavoine. 199 Martine Segalen, Domaines et approches. Rites et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 2ème édition 2013 (1998), pp. 37-38.

167 « Pour des raisons que nous verrons tout à l’heure, on y procède un peu différemment selon les cas, en méditant la chose jusqu’à l’obsession. Vaste est la tradition relative aux éperons : on ne les aiguise qu’aux éclipses et à la nouvelle lune, il faut les dérober à la vue des femmes, et ainsi de suite. On les manie, en service ou hors service, avec ces soins singuliers, vétillerie et sensualité mêlées, que les Balinais donnent aux objets rituels en général. »200

« Ainsi ce qui donne son intensité au combat offre une représentation ésopique du moi masculin idéal/démoniaque, passablement narcissique; sociologiquement, c’est une représentation, tout aussi ésopique, des tensions entre champs de forces complexes qu’établit l’interaction de ces moi dans la vie quotidienne : interaction contrainte, sourde, cérémonielle, et dont, malgré tout, on est profondément conscient. Le coq peut être un substitut de la personnalité de son propriétaire, le miroir animal d’une forme psychique; mais le combat de coqs est – ou, plus exactement, on fait de lui, avec intention – une simulation de la matrice sociale, du réseau de groupements extrêmement solidaires, tout imbriqués et enchevauchés, dans lesquels vivent ses fervents : villages, groupes de parenté, compagnies d’irrigation, assemblées de fidèles des temples, « castes ». »201

Les propos précédents font le tour de la question. Nonobstant toutes ces réflexions, il s’agit maintenant de mesurer ce qu'il en est au hockey. Nous entrons possiblement dans un paradoxe entre ce que les anthropologues peuvent entrevoir et ce que signifie « rituel » pour les informateurs. Est-ce que ce rituel est intégré dans une structure comme nous l’avançons et dans ce même paradigme, y a-t-il des pratiques ritualisées? Les joueurs ont peur, ou ont des réserves, d’annoncer aux autres leurs rituels ou superstitions, car ceux-ci fonctionnent grâce au fait qu’ils demeurent secrets et non-dits. Donc en parler pourrait réduire la force ou le pouvoir du rituel individuel (souvent appelé par les joueurs – une routine). Voilà pourquoi nous mentionnons, une autre fois, que nous les remercions pour leur générosité.

200 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 177. 201 Clifford G. Geertz, « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais » in: Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 2013 (1983 trad.), p. 194.

168 « Moi je mets toujours mes patins avant d’être complètement habillé. Pourquoi? Comme ça je suis déjà dans le match et je me sens en sécurité, j’ai hâte, je suis prêt. » (Un informateur).

Dans la section suivante nous allons décrire les rituels individuels et nous pourrons citer quelques informateurs qui nous expliquent la force des rituels, mais aussi les transformations que ceux-ci subissent quand l’équipe perd ou que le joueur connait une très mauvaise partie, ou au pire, une blessure. Rappelons l’aspect ludique du sport et de ce qui l’entoure : cela demeure un jeu en fin de compte, et en tout état de cause, les joueurs et les partisans s’amusent. Les rituels agissent comme une protection.

« En premier, je mets d’abord mes patins sous le banc, comme ça je suis certain que personne ne va y toucher, je ne laisse personne toucher à mes patins. » (Un informateur).

À ce stade-ci, nous croyons essentiel de préciser que l’univers symbolique du hockey n’est pas, selon nos observations, uniquement au niveau senior, mais prend racine très tôt dans le hockey mineur et s’intensifie jusqu’à la Ligue nationale de hockey202, et vice versa. Lors de nos observations, nous avons bien discerné l’effet idolâtrique et d’émulation que les professionnels ont sur la majorité des joueurs de hockey de niveaux mineurs et même seniors. Alors nous sommes en mesure d’observer, d’affirmer et de suivre la piste et/ou les pistes de la ritualisation d’avant – pendant et d’après partie, tant individuelle, d’équipe ou des instructeurs.

202 Notes : Le détour en vaut la peine. https://www.nhl.com/fr/canadiens/fans/24ch. La docu- réalité 24CH est de retour pour une cinquième saison où les partisans pourront observer l'évolution sur et en dehors de la glace des Canadiens de Montréal lors de la saison 2016- 2017. Toute reproduction est interdite sans le consentement écrit préalable de NHL Enterprises, L.P. Copyright © 2017 Club de hockey Canadien, Inc. Tous droits réservés.

169 « Moi, c’est avec Mario Lemieux203, quand j’ai su qu’il s’habillait comme ça, c’est là que j’ai commencé à m’habiller en premier du côté gauche moi aussi. » (Un informateur).

Retournons à l’intérieur de la structure observer et analyser ce qui se met en place. Nous parlerons uniquement de l’équipe locale, le JDHM de St-Marc des Carrières, mais nous savons d’ores et déjà qu’il se trame la même ritualisation dans le vestiaire des visiteurs, des adversaires et dans les autres parties jouées le même soir. Avant d’entreprendre les différents rituels, allons voir ce que Lévi- Strauss en dit :

« Le jeu apparait donc comme disjonctif : il aboutit à la création d’un écart différentiel entre les joueurs individuels ou des camps, que rien ne désignait au départ comme inégaux. Pourtant, à la fin de la partie, ils se distinguent en gagnants et perdants. De façon symétrique et inverse, le rituel est conjonctif, car il institue une union (on peut dire ici une communion), ou, en tout cas, une relation organique, entre deux groupes (qui se confondent, à la limite, l’un avant avec le personnage de l’officiant, l’autre avec la collectivité des fidèles), et qui étaient dissociés au départ. »204

« Dans le cas particulier du rituel comme dans celui plus général envisagé p. 588, l’aspect affectif n’est pas une donnée primitive. L’homme ne ressent pas, ne peut ressentir d’anxiété devant l’incertitude de situations simplement vécues, sauf dans le cas où la situation vécue serait d’origine physiologique et correspondrait à un désordre interne et organique. Sinon, et très certainement pour ce qui est du rituel, l’anxiété accompagnatrice relève d’un tout autre ordre, qui n’est pas existentiel, mais, pourrait-on dire, épistémologique. Cette anxiété tient alors à la crainte que les découpages opérés sur le réel par la pensée discrète en vue de le conceptualiser ne permettent plus de rejoindre, comme on l’a vu plus haut (p, 603), la continuité du vécu. Donc une anxiété qui, loin d’aller comme le croient les fonctionnalistes du vécu vers le pensé, procède exactement en sens inverse et résulte de ce que le pensé, du seul fait qu’il est du pensé, creuse un écart croissant entre l’intellect et la vie. Le rituel n’est pas une réaction à la vie, il est une réaction à ce que la pensée a fait d’elle. Il ne répond directement ni au monde, ni même à l’expérience du monde ; il répond à la façon dont l’homme pense le monde. Ce qu’en définitive le rituel cherche à

203 Notes : Mario Lemieux fut l’un des meilleurs joueurs québécois de la LNH et a fait toute sa carrière avec les Penguins de Pittsburgh de 1984 à 2006. Il a remporté deux Coupes Stanley. 204 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1983 (1962), pp. 46-47.

170 surmonter, n’est pas la résistance du monde à l’homme, mais la résistance, à l’homme, de sa pensée. »205

In fine, les mots de Lévi-Strauss résument bien la portée du rituel. Il est certain que nous sommes en présence d’une structure, d’un processus que l’on va décortiquer pour mieux en faire la reconstruction par la suite. Passons donc aux trois niveaux de rituels qui se mettent en place.

4.1 Les rituels individuels

Avant même d’être arrivé à l’aréna, le joueur a déjà enclenché la ritualisation. D’abord, il faut considérer deux pièces de l’équipement comme étant sacrées, qui dépendent uniquement du joueur et dont il prend un soin particulier : ses bâtons de hockey (crosses) et ses patins, surtout leur affûtage. Durant la semaine, la veille ou la journée même de la partie, il vérifie la qualité, l’usure de ses bâtons et au besoin procède à l’achat d’un ou de nouveaux bâtons qui seront très similaires à moins que les résultats ceux qu’il a déjà ne tardent à venir. Si tel es tel est le cas, il n’hésitera pas à revenir à un bâton qu’il avait choisi antérieurement et avec lequel il avait connu de meilleurs succès. Il pourrait choisir son bâton en fonction de la flexibilité du manche, de la courbe de la palette, d’une marque ou d’une compagnie qui lui avait porté chance ou encore celui qu’utilise son idole. Plus tard dans la chambre il s’attardera minutieusement à « taper » son hockey (mettre le ruban adhésif ou gommé sur la palette du bâton).

« Pour moi le « tape » est important. Toujours du nouveau avant la partie et je le change à chaque période pour être certain que ce n’est pas un problème de malchance durant la partie et pour scorer. » (Un informateur).

« Moi quand j’enlève le « tape », j’enlève les deux parties de chaque côté et je les colle sur le mur derrière moi. Pourquoi? Je ne sais pas, ça me porte chance… et je fais ça depuis que je suis tout jeune. » (Un informateur).

205 Claude Lévi-Strauss, L’HOMME NU, Mythologiques****, Paris, Plon, 1967, p. 608-609.

171 « Moi je « tape » mon hockey dans le passage ou assez loin pour que l’équipe adverse me voie et sache que je suis là et que je suis prêt, ça les intimide. » (Un informateur).

Il y a aussi l’extrémité du bâton que l’on appelle « la mailloche ». En fait, c’est là où la main serre le bâton confortablement, mais surtout efficacement. Chaque joueur a sa technique tant pour la palette que pour la mailloche. Pour les patins, la majorité des joueurs n’utilisent pas l’affûteuse de l’aréna, car deux choses pourraient nuire au rituel : que la machine soit brisée… ou pire qu’elle n’affûte pas bien et que la participation à la partie soit impossible… ce qui ruinerait la soirée. Quand on pose la question, on comprend la valeur symbolique de ces gestes. Les réponses qui sont venues le plus souvent, ce sont au sujet de ces deux pièces d’équipement qui sont indispensables, mais surtout sacrées. Voilà comment on le définit, certains informateurs sont catégoriques :

« Il n’y a que moi qui touche à mes patins. » (Un informateur).

« Moi je ne prends jamais de chance avec la machine on ne sait jamais, moi je vais toujours voir le même gars avant la partie. » (Un informateur).

« Moi je m’habille du côté gauche en premier et des fois si le premier patin qui arrive de se faire aiguiser est le droit en premier, ben j’attends le gauche parce que ça ne marchera pas. » (Un informateur).

Alors que certains joueurs ont déjà préparé les deux pièces sacrées, d’autres préfèrent préparer leurs bâtons dans le vestiaire, « la chambre de hockey ». Dans le vestiaire « local », chaque joueur a une place attitrée avec son nom et son numéro, et leurs chandails (maillots) déjà accrochés sur un cintre. L’occupation de cet espace n’est pas aléatoire, elle est choisie pour les diverses raisons qui furent évoquées préalablement (hiérarchie, ancienneté, amitié, chance, etc.). Les joueurs et l’équipe d’instructeurs arrivent environ une heure avant la période de réchauffement qui dure 10 à 15 minutes. Après les salutations, pas du tout protocolaires, les joueurs commencent à s’habiller et là débute une deuxième phase de rituels et/ou de superstitions.

172 « Moi je commence toujours du côté gauche quand je m’habille. Pourquoi? Je suis un peu superstitieux. » (Un informateur).

« D’abord quand je prépare mon sac de hockey chez nous, je place toujours l’équipement dans le même ordre. Quand j’arrive dans la chambre, je le sors dans le même ordre, les épaulettes, mes culottes, mes « pads », et je mets mon casque sur le crochet dans la ganse de gauche. Le patin gauche à gauche et le patin droit à droite. » (Un informateur).

« Dans le rang pour aller sur la glace j’ai toujours le même ordre, je suis le quatrième. Je fais deux tours de la patinoire et je lance une rondelle dans le filet sans le gardien, et là je suis prêt pour la game, je suis confiant de gagner. » (Un informateur).

« Quand j’arrive dans mon filet, je cogne deux fois sur chaque poteau qui dresse un écran protecteur pour empêcher la rondelle d’entrer. Je parle à mes poteaux qui vont me servir à gagner. » (Un informateur).

Il y a toujours un joueur en charge de la musique, surtout des chansons assez « rock » qui entrainent et motivent les joueurs qui commencent déjà à s’encourager mutuellement. Certains d’entre eux font des étirements, d’autres échangent avec le « pharmacien »206, certains parlent de la partie, car malgré l’absence des instructeurs ceux-ci demandent aux joueurs de se regrouper par trios et par duos de défenseurs au moins dix minutes avant la période de réchauffement. Les noms des joueurs par trios et paires de défenseurs sont tous déjà inscrits au tableau sur un des murs du vestiaire. Il y a vingt joueurs par équipe, douze joueurs qui forment quatre trios, six défenseurs donc trois duos et deux gardiens de buts, le partant et l’auxiliaire.

Plus loin on parlera du rituel des instructeurs, mais on doit mentionner tout de suite que durant ce temps dans l’antichambre, espace réservé aux instructeurs, attenant au vestiaire des joueurs, se tient une réunion. Cet espace est le lieu des

206 Notes : le « pharmacien » dans la chambre de hockey est un joueur qui approvisionne les autres joueurs avec certains médicaments qui « en principe » rehaussent les performances. Important de spécifier que ce ne sont pas tous les joueurs qui en consomment, mais bien une minorité. Là-dessus il faut lire : Mémoires d’un dur à cuire. Les dessous de la LNH de Mathias Brunet. Montréal, Les Éditions des Intouchables, 2005, 183 pages. À la fin, il y a un lexique sur les substances et produits dopants. C’est l’histoire de l’ex-hockeyeur de la LNH, Dave Morissette actuellement animateur d’une populaire émission sportive à la télévision.

173 réunions privées avec un joueur, un trio ou les défenseurs incluant le gardien de but. Parfois, les joueurs qui doivent recevoir des traitements particuliers de la soigneuse ou de l’infirmière s’y installent un bref moment. Les instructeurs entrent dans le vestiaire quatre à cinq minutes avant l’annonce du début de la période de réchauffement, moment sacré où le silence est roi et une blague serait très mal venue. Les joueurs écoutent religieusement les consignes de l’instructeur-chef, le contenu du discours est à la fois tactique et stratégique, mais surtout motivateur. Ce discours appelé « pep talk » vient compléter la préparation des joueurs et augmenter le taux d‘adrénaline et de testostérone déjà très élevé.

C’est là que le vestiaire ressemble le plus à l’espace des « gladiateurs » avant d’entrer dans l’arène, car tous assis avec leurs casques à visières et cette « armure » qui grossit et grandit les joueurs, le bâton devant eux, tenu à deux mains, les yeux rivés vers l’instructeur-chef, la fébrilité est magique et palpable, c’est ce moment qui justifie à chaque fois le privilège d’y être. C’est le temps d’y aller!

4.2 Les rituels de l’équipe

Quelques secondes après le « speech » du « coach » et avant de sauter sur la patinoire, le capitaine rassemble ses joueurs. À ce moment, tous se lèvent du même coup et se rassemblent afin de joindre leurs poings les uns contre ou par- dessus les autres. Le capitaine lâche un cri de ralliement qui augmente d’un cran la motivation, l’unité et l’esprit de l’équipe pour la partie. Par la suite, on s’installe en ligne pour sortir du vestiaire vers la patinoire de manière ordonnée et prédéterminée, mais toujours avec le gardien de but en premier, c’est lui qui donne l’assaut. Chaque joueur connait son rang, du premier au dernier, on attend, on laisse passer ceux qui sont devant et ainsi de suite. Rituel extrêmement important, car celui-ci en est un collectif et non-dit. Là aussi, la force de la superstition entre en ligne de compte, car si un joueur prend un rang

174 qui n’est pas le sien… il dérangera l’ordre cosmologique établi, il « brouillerait les cartes », dans le sens de briser le système symbolique en place.

« C’est le gardien de but qui est le premier et l’autre le dernier. Le deuxième est toujours le même et ainsi de suite. » (Un informateur).

En l’espace de quelques secondes, tous les joueurs sont sur la glace sous les applaudissements de la foule, les partisans les plus fanatiques sont déjà présents trente minutes avant la partie. L’entrée s’effectue sous les sons et bruits d’une musique « rock » lourde comme : « Enter Sandman » de Metallica, « Hells Bells » d’AC/DC ou « Welcome to the Jungle » de Guns and Roses207. Le son, le rythme, les paroles, le bruit des rondelles sur les bandes font intégralement partie de la symbolique du spectacle et de l’intimidation des adversaires, ce qui lance les hostilités agonistiques!

À mentionner que la période de réchauffement sert l’équipe afin de mettre au point la chimie des trios de joueurs d’avant, des duos de défenseurs, mais avant tout pour bien préparer, « réchauffer » le gardien de but. Par contre, parfois ce sont les esprits qui s’échauffent et on assiste, très peu souvent, mais cela arrive, à des bagarres générales. Ceci n’est pas un rituel, mais une valeur ajoutée au spectacle du hockey senior, pour ceux qui sont déjà arrivés. Les partisans et les supporteurs « aiment » les bagarres et celles-ci sont intégrées dans le sport spectacle, nous avons déjà mentionné que nous croyons que le hockey est l’un des rares sports où les bagarres sont tolérées. À l’antipode, les puristes du sport et du hockey en diront bien autrement, soit que les bagarres n’ont pas leur place, que c’est désuet de voir des joueurs entreprendre des batailles souvent pour des raisons futiles ou pire encore, orchestrées d’avance208.

207 Notes : pour comprendre l’ambiance qui y règne nous vous conseillons d’écouter ces 3 chansons et de lire les paroles. 208 Notes : il y a un excellent documentaire sur le sujet. Ice Guardians, directeur Brett Harvey, 2016, 1h 48min. En résumé, ce sont des entrevues avec les hommes forts, les bagarreurs de la LNH. On y présente des témoignages émouvants de ceux qui se portent à la défense des

175 « Si on n’avait pas un ou deux bagarreurs pour une partie, c’est pas certain que le « goaler » finirait la game. Ils sont vraiment indispensables. » (Un informateur).

Après dix ou quinze minutes de réchauffement, variant selon les arénas, les joueurs réintègrent leurs vestiaires respectifs encore là, toujours dans le même ordre. Les mêmes joueurs quittent les derniers la patinoire après un bon nombre d’exercices, dont ceux prescrits par l’instructeur-chef, et rentrent au vestiaire avec des encouragements particuliers. On s’affaire à sécher ses gants protecteurs, à replacer ou réparer une pièce d’équipement, revoir le fameux « tape » sur la palette et rester bien assis à son endroit désigné, car il ne reste que douze à quinze minutes avant la partie. En fait, c’est le temps que prend la surfaceuse pour arroser la patinoire, et ce entre chaque période. Dans ce court laps de temps l’instructeur-chef vient annoncer les cinq joueurs partants, car le gardien est déjà désigné avant la période de réchauffement. Ces cinq joueurs savent très bien qu’ils ont la responsabilité de dicter l’allure de la partie et la pression débute, car il y a entre 500 et 1200 spectateurs qui attentent impatiemment cette partie depuis une semaine.

Si on désigne un membre du quatrième trio, le trio des pugilistes209, on sait très bien que la soirée va démarrer sur une touche de robustesse, le mot violence n’étant pas approprié dans l’univers du hockey senior selon les joueurs et les instructeurs. Il semble utile d’expliquer davantage et maintenant que ces combats sont partie intégrante du spectacle, mais ne sont pas aussi ritualisés que d’autres aspects de la partie ou de la préparation de l’équipe, bien qu’ils le soient d’une certaine manière. Ce sont des combats encadrés, orchestrés et préparés, souvent entre les joueurs eux-mêmes lors de la période de réchauffement, car chacun s’installe de son côté de la ligne rouge et discute des

meilleurs joueurs et l’autre côté de la médaille; les commotions cérébrales, le dopage, l’alcoolisme, le suicide et la mort prématurée. 209 Dans le langage du hockey, on parle des « goons » ceux dont le rôle est d’engager le combat avec un autre « goon » à des fins de motivation et d’intimidation mais aussi pour le spectacle. Le terme varie : dur à cuire, belligérant, bagarreur, « tough », pugiliste mais « goon » est celui le plus utilisé dans le langage du hockey.

176 possibilités de combat, mais aussi du moment opportun où ils pourraient avoir lieu. Il y a possibilité de deux combats par partie par joueur, donc les spectateurs peuvent facilement assister à entre deux à six combats par partie, mais souvent plus, car les autres joueurs peuvent sentir le besoin de se battre aussi. On y reviendra au prochain chapitre, mais il fallait expliquer au néophyte que la préparation et la pression exercée sur l’équipe varient aussi en fonction de ces combats, qui requièrent une concentration supplémentaire et particulière pour chacun des rôles prescrits par l’instructeur-chef et le directeur-gérant lors de la composition de l’équipe, dès l’été précédent la saison.

Dans d’autres sports, ces combats sont plutôt rares. Par contre, au rugby il y a le fameux « Haka », le rituel de danse chantée d’avant match des rugbymen – les All Black de Nouvelle-Zélande – qui fait peur aux adversaires, rituel de guerre dans la plus pure tradition des Maoris et qui sert d’intimidation. Ce rituel d’avant match existe depuis 1905.

Revenons au rituel d’avant partie où les joueurs apprennent la composition de l’alignement de leur équipe, soit les cinq joueurs de départ, et où l’instructeur- chef leur annonce l’alignement de départ de l’équipe qui visite (qui n’est pas nécessairement « de la visite », mais plutôt un antagoniste). Dans la ritualisation de l’équipe, les joueurs sont prêts quand les instructeurs entrent dans le vestiaire environ trois ou quatre minutes avant que la « cloche sonne » ou plutôt que la sirène se fasse entendre et on éteigne la musique. L’instructeur-chef se dirige au centre du vestiaire sans jamais piétiner ou marcher sur le logo de l’équipe qui se trouve sur le plancher au centre du vestiaire. Ce logo est sacré et qui oserait passer sur le logo de l’équipe commettrait un sacrilège, ce serait de profaner l’équipe, un impair quasi irréparable et ce, tout le monde le sait et personne n’a besoin de rappeler cet interdit. Dans nos notes d’observation, le seul moment où cet interdit est levé est si l’équipe gagne la coupe, le championnat de la ligue. Seulement ce soir-là on peut passer au-dessus du logo, mais sans y jeter trop

177 abondamment de champagne. Il y a tout de même des réserves à ce sujet, et beaucoup de joueurs maintiennent le caractère sacré du logo.

L’instructeur-chef prend place très souvent près du tableau qui est une reproduction miniature de la patinoire et l’instructeur adjoint se fait aussi discret que possible dans un coin ou devant la porte du vestiaire ou des douches afin de s’assurer que personne n’entre par inadvertance. À ce moment crucial et sacré pour l’équipe, ni les préposés à l’équipement, ni les soigneurs – soigneuses n’ont accès au vestiaire à moins d’une blessure grave survenue durant la période de réchauffement ou les autres périodes, mais dans ce cas précis, le joueur ira plutôt dans l’antichambre ou à l’infirmerie. Nous expliquerons le contenu et la ritualisation du discours dans la section des rituels des instructeurs.

À la fin du discours, encore plus intensément qu’à la période de réchauffement, les joueurs bondissent et prennent le même ordre que d’habitude et quand le gardien de but, le premier, se retourne et voit que son équipe est prête il laisse aller un cri qui plus souvent qu’autrement est : « les arbitres sont là, let’s go! ».

Aucun joueur ne peut aller sur la glace avant les arbitres. Les « gladiateurs » se lancent au combat et les instructeurs ferment la marche. C’est parti!

Il ne faut pas du tout se surprendre de lire un vocabulaire parfois militaire, car : Le sport c’est la guerre. Tel était le titre de la revue LE MONDE diplomatique, Manière de voir 30, en 1996. Le hockey en tant que tel n’invente pas, mais emprunte des éléments culturels provenant d’ici, souvent des Premières Nations. Nous devons absolument revenir à la question (abordée plus haut) de la dialectique entre la guerre et les moyens exutoires desservis par les sports, dont le hockey est un bel exemple. Il faut absolument ajouter qu’il y a eu d’autres substituts à la guerre tels : la démocratie, l’évangélisation, le colonialisme qui ont tenté de maîtriser la violence guerrière. Il n’y a pas d’antinomie entre le sport, le jeu et la guerre, mais une transformation, une juxtaposition, un glissement, une

178 substitution et sur ce, allons voir ce qu’en disent les spécialistes Désveaux et Lévi-Strauss.

« Au demeurant, les Cherokee se montrent explicites sur la parenté – au sens strict – de la bellicosité et du jeu de balle : ils disent que celui-ci n’est jamais que « le frère cadet de la guerre » (Thomas Vennum Jr.). Dans ce cas précis, la définition est autant plus frappante qu’elle s’accorde avec la forme prise chez eux par le complexe dualiste. Chaque village abritait des représentants des deux divisions, appelées respectivement les Blancs et les Rouges (Voir A. Métraux) et associés d’une part à la paix, d’autre part à la guerre. En outre, les moitiés présentaient un caractère de classe d’âge, ou du moins induisaient la différence entre aînés et cadets, puisque se rangent parmi les Blancs les hommes d’âge mûr et parmi les Rouges, les plus jeunes qui sont par ailleurs qualifiés de « guerriers ». On remarquera toutefois que l’ajustement entre la mise en équation de la guerre et du jeu de balle, d’une part, la division dualiste sociologique d’autre part, s’assortit d’une inversion : la guerre réelle est aînée par rapport au jeu de balle, les cadets sont les guerriers. »210

Voilà une explication intelligible des liens qui existent entre jeu, sport et guerre. Allons voir maintenant ce qu’en dit Claude Lévi-Strauss.

« Et en effet, quelle est la réalité? Dans le grand jeu biologique et social, qui se déroule perpétuellement entre les vivants et les morts, il est clair que les seuls gagnants sont les premiers. Mais – et toute la mythologie nord- américaine est là pour le confirmer –, d’une façon symbolique (que d’innombrables mythes dépeignent comme réelle), gagner au jeu, c’est « tuer » l’adversaire. En prescrivant toujours le triomphe du camp des morts, on donne donc à ceux-ci l’illusion qu’ils sont les vrais vivants, et que les adversaires sont morts puisqu’ils les « tuent ». Sous couleur de jouer avec les morts, on les joue, on les lie. La structure formelle de ce qui, au premier abord, pourrait apparaitre comme une compétition sportive est en tous points similaires à celle d’un pur rituel. Dans tous les cas, la mort usurpée, mais seulement pour être dupée. »211

Au sujet des rituels de l’équipe, retenons que toutes les équipes se comportent de la même manière, que leurs rituels sont semblables et qu’on ne les observe pas ailleurs dans le quotidien de leurs membres. Il y a cet espace sportif, ce lieu

210 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001, p. 301. 211 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1983 (1962), p. 47.

179 où se créent et se transforment des rituels dans le temps, c’est-à-dire de manière diachronique. En effet, si on étudiait les rituels des années cinquante, on noterait plusieurs différences et c’est là que les emprunts culturels jouent leurs rôles sur la culture du hockey et que l’on peut entrevoir un système transformationnel.

4.3 Les rituels des instructeurs

Avant d’entrer dans le vif des rituels des instructeurs, il serait approprié de parler du calendrier des parties et des pratiques, car celui-ci est directement relié aux stratégies que vont utiliser les instructeurs et viendra influencer certains rituels. En fonction des disponibilités des arénas, les parties se jouent majoritairement les vendredis et samedis soir, parfois le dimanche après-midi. Mentionnons que les villes ayant des équipes seniors donnent priorité aux heures demandées par la ligue. La séquence est de deux parties par fin de semaine, dont une locale et l’autre sur la route. La préparation sur la route est bien différente, et les résultats aussi, nous y reviendrons plus tard, mais ce que l’on peut dire pour l’instant est que l’on nomme les partisans locaux « le septième joueur ».

Reprenons le rituel d’avant la partie pour les instructeurs. Ils arrivent souvent en même temps, car plus souvent qu’autrement ils voyagent ensemble et ont eux aussi une routine, ou un rituel, d’acheter un café ou une boisson énergisante pour le chemin vers l’aréna. S’il y a eu une défaite à la dernière partie, ils vont jusqu’à changer de chemin, il en va de même pour la musique, le chandail ou la cravate. Comme les joueurs, ils arrivent une heure avant la période de réchauffement, vont saluer les joueurs et se retirent dans l’antichambre ou le bureau quand il y en a un. Ils se mettent au travail en préparant le « line-up », l’alignement des joueurs, en prenant connaissance de l’état des blessés et des joueurs qui sont suspendus (nombre de parties sans pouvoir jouer en lien avec les infractions aux parties précédentes), car ces facteurs ont des incidences directes et très importantes à ce haut niveau de compétition. Par la suite, ils consultent les statistiques des joueurs, des joueurs de l’équipe adverse et du classement général des autres équipes, car la victoire ou la défaite va modifier

180 assurément le classement, ça va de soi, mais il y a des « clutch game » en fait des parties très importantes de quatre points, quand le classement est serré ou égal.

Michel Bergeron, ancien instructeur-chef des Nordiques de Québec, raconte que lorsqu’il partait de Cap-Rouge pour se rendre au Colisée de Québec situé au centre-ville, s’il avait gagné il prenait toujours le même chemin, s’il perdait il changeait le parcours.

En fonction de tous ces indicateurs les instructeurs construisent, en discutant, les trios d’avant et les duos de défenseurs et s’informent du nom de l’arbitre en chef. Cette préparation stratégique est particulièrement importante hockey, car la rapidité du jeu peut avoir des effets assez néfastes durant une partie qui dure soixante minutes réparties en trois périodes de vingt minutes et dont le temps s’arrête à chaque coup de sifflet. Il faut mentionner que tous les détails deviennent importants, car les instructeurs le savent très bien et connaissent l’expression : « Ils sont engagés pour être congédiés ». Ils savent qu’ils sont en mission et se préparent en fonction de la victoire. Les instructeurs gagnants conservent leurs postes.

« Moi j’aime ça arriver au moins une heure avant le réchauffement, je vais m’acheter un café, je regarde les stats de notre équipe et celle de l’équipe adverse. Je regarde mes notes prises durant la semaine et j’essaie de motiver les gars au maximum, il faut gagner. » (Un informateur).

Vient le moment de préparer les deux discours, celui d’avant la période de réchauffement et celui d’avant partie. Ce rôle revient à l’instructeur-chef et, comme déjà mentionné, l’instructeur adjoint ne parle jamais à moins qu’il y ait eu entente au préalable ou que l’ordre vienne de l’instructeur-chef voulant faire passer un message par l’adjoint. Quand le tout est bien orchestré, il ne reste qu’à attendre le moment d’entrer dans le vestiaire trois ou quatre minutes avant le réchauffement. Les joueurs n’apprécient pas les longs discours. À l’entrée dans le vestiaire, c’est le silence, les préposés et soigneuses quittent les lieux. Les

181 messages se passent : d’abord, l’annonce des trios et duos si ce ne fut pas écrit sur le tableau, puis on annonce s’il y a lieu les modifications de dernière minute, qui peuvent survenir pour toutes sortes de raisons. Ce discours porte entre autres sur la stratégie de la partie, sur l’équipe adverse et ses joueurs, puis enfin on fait « le point » de motivation pour cette partie. Parfois on assiste à la préparation et l’orchestration des tactiques d’intimidation ou d’une bagarre générale durant la période de réchauffement. À noter qu’un mauvais discours ou qu’un discours qui comporte du négativisme n’est jamais le bienvenu, à moins d’une série (séquence) de défaites. Il est aussi à éviter de s’en prendre à un joueur en particulier, mais lancer quelques consignes en particulier est acceptable.

« Ouin, moi ce qui me met en cr… c’est un ou deux gars qui arrivent en retard, ça ça manque de respect à l’équipe… je le rencontre et il s’en rappelle. » (Un informateur).

Durant la période de réchauffement, les instructeurs sont dans les gradins ou derrière les baies vitrées, ou la bande, dans le langage hockey. Ils notent précisément la composition des trios et des duos adverses, observent qui sont les présents ou les absents, l’alignement de nouveaux joueurs, des signes de blessures, les faiblesses du gardien de but, le rendement et l’intensité de certains joueurs problématiques. De retour dans l’antichambre, les instructeurs se consultent et préparent en quelques minutes le deuxième discours qui devra tenir compte de toutes les observations, en faire un triage, et s’assurer qu’il contient les bons mots pour motiver les troupes en vue de la première période. Encore une fois, ils entrent, l’instructeur-chef livre son message et ils ferment la marche pour le début de la partie. Durant le premier et le deuxième entracte, ce sera une répétition du rituel, retour dans l’antichambre, ajustements, crise (forme d’engueulade) ou sourires, discours et ils ferment la marche.

Il est très rare que le capitaine ou l’instructeur-chef doivent faire une crise dans la chambre. À une autre une époque du hockey, les coups de pied dans la poubelle étaient de mise, quelques jurons et à la limite, fracasser un bâton de hockey sur

182 le mur… Ces comportements ont disparu au fil des années. Les bâtons sont trop dispendieux et les joueurs ne veulent plus se faire crier après. Reste que s’il faut « péter un plomb », le capitaine et l’instructeur-chef sont les personnes autorisées à le faire, selon une règle non écrite. Un autre joueur peut le faire, mais il doit avoir toute une crédibilité de la chambre, car cela serait inutile et même nuisible à l’équipe.

« Ben tab… on dirait que vous avez les patins dans le ciment et des œufs dans vos épaulettes… on peut-tu retourner en deuxième période et ne pas jouer comme des fillettes. Y’a un match ce soir pour ceux qui ne sont pas là encore… réveillez-vous parce que y’en a qui vont geler des pieds…212 » (Un informateur).

Durant la partie il n’y a pas véritablement de rituel, il est plutôt question de rôle ou de tâche bien définis préalablement. Durant la partie, tout repose sur la stratégie : l’instructeur-chef local qui procède à un dernier changement, l’utilisation de tels trios, d’un « goon » au moment opportun, prendre le temps d’arrêt, changer de gardien de but, faire des changements de trios. Bref, tout se passe trop rapidement pour que les rituels aient le temps de s’y déployer.

« Un bon combat que tu gagnes fait virer le vent en ta faveur, ça crinque213 les gars pis la game peut changer. Mais si tu perds le combat, là c’est un couteau à deux tranchants. » (Un informateur).

Après la partie, le rituel de prendre une bière ensemble est le plus marquant et on ne peut que penser aux observations d’Alfred Métraux chez les Matacos : « L’agressivité réprimée avec tant de soin dans la vie quotidienne reprend ses droits lors des fêtes de boisson. Il n’est fête sans bagarre bien qu’avant de

212 Notes : geler des pieds signifie que le joueur va demeurer assis sur le banc sans jouer et ce n’est pas chaud pour les pieds. L'expression vient de l’époque où le hockey était joué sur les patinoires extérieures. 213 Notes : voir le Wikébec, crinqué signifie : gonflé à bloc, motivé.

183 donner le signal de puiser dans les grandes cuves de bière de caroubes, les chefs invitent hommes et femmes à se réjouir en paix et sans violences. »214

La victoire met des sourires sur les visages et les instructeurs félicitent les troupes. Dans le cas d’une « mauvaise » défaite, il peut y avoir un discours de remontrances, alors que dans le cas d’une défaite « acceptable » les instructeurs demeurent dans l’antichambre, s’ouvrent une bière et se préparent pour la prochaine partie. Tout le monde de l’organisation, les préposés, infirmières, joueurs et instructeurs se retrouvent au bar du commanditaire. Sinon, sur la route, tout le monde se dirige vers l’autocar.

4.4 Les superstitions

Nous voilà arrivés à l’explication des forces dites « surnaturelles » agissant sur l’ensemble d’une pratique sportive qui semble, à première vue, dépourvue de toute croyance et/ou de tout système symbolique. C’est tout le contraire, nous avons cru comprendre et percevoir une mise en scène très bien orchestrée de manière à protéger les joueurs contre les blessures, mais aussi à augmenter la productivité des performances sur la glace, durant les parties.

La superstition prend sa force et sa puissance dans l’engagement de l’acteur, qui prend au sérieux le sens qu’il lui donne. Ce sens prend naissance dans le signe, le geste, l’objet ou la pensée. Si ceux-ci produisent des résultats positifs, ou à tout le moins des résultats qui ne vont pas à l’inverse de l’objectif recherché, la superstition nait et grandit avec les succès. On entend par succès un but, une passe, un lancer, une victoire, une bonne partie, pas de blessure et ainsi de suite. Il y a donc une forme primaire de sentiments et de croyances quasi religieux en périphérie des rituels et des rites. En périphérie parce qu’on ne le voit pas, on ne l’entend pas et il est intemporel, car il est pratiqué de manière individuelle et très souvent secrète. Pourquoi secrète? Parce que sa force réside

214 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967, p. 173.

184 dans la « foi » et la confidentialité et qu’il est personnalisé, individuel. Pourquoi intemporel? Parce qu’on va le laisser de côté pour un certain temps, on va s’en servir au besoin, un peu comme la prière pour certains. Il ne s’agit donc pas d’un rituel qui se voit et se partage. Après quelques parties, ceux qui observent le moindrement se rendent compte de l’habillement par la gauche, du « taping » à chaque période, des patins sous le banc, du chandail dans la culotte, du dernier entré sur la patinoire, etc. Qui connait les porte-bonheurs (amulettes) des autres qui ne sont pas superstitieux?

Au début des entretiens, tous m’ont répondu de manière assez convaincante et directe qu’ils n’étaient pas du tout superstitieux.

« Ben non, je ne crois pas à ça du tout… » (Un informateur).

« C’est quoi ces niaiseries-là? » (Un informateur).

Lors des nombreuses discussions, et ramenant le sujet sur la table à plusieurs reprises, les informateurs ont bien voulu laisser entrevoir ou divulguer une partie de leurs superstitions. Il n’y a pas une liste exhaustive, mais Bromberger parle d’efficacité symbolique. C’est donc là que réside la force de la superstition. Dans à peu près tous les sports de haut niveau de compétition, dans presque tout le monde athlétique, les athlètes entretiennent des croyances en des présages qui sont très souvent reliés à un objet fétiche, un signe, un geste, un vêtement, un bijou, une pensée, etc.

« Après mon tour du chapeau (trois buts) je peux te dire que j’ai remis le même linge pour la partie suivante. » (Un informateur).

« J’ai un objet dans mes poches de pantalon que j’apporte que pour les parties. » (Un informateur).

« Pour un match je mets toujours les mêmes bas et le même chandail. » (Un informateur).

« Moi je garde toujours ma bague, c’est mon porte-bonheur. » (Une informatrice).

185 Ce monde sacré de la superstition est très vaste, car d’une part il est très flexible; on peut changer, laisser, reprendre et oublier nos superstitions sans pour autant profaner les dieux du stade. Mais cet élément du monde sacré reviendra, que ce soit sous la même forme ou sous d’une nouvelle manière. Ceci s’explique selon nous par le fait qu’il fait partie d’un système de croyances mythico-religieux auquel les membres de l’équipe ont un attachement exclusif et personnel. Qu’il soit justifié ou non, cela n’a pas d’importance, si cela fonctionne ne serait-ce qu’une fois, il fera corps avec la personne.

« Tout le monde le sait, la fameuse barbe des séries dans le monde du hockey est légendaire. Depuis longtemps, ce symbole est la parfaite représentation d’une équipe unie. Soyons honnêtes, il n’y a rien de plus regroupant qu’une belle barbe bien joufflue portée par l’ensemble des joueurs d’une équipe. D’où vient cette étrange superstition? Ce sont les Islanders de New York lors des séries de 1980 qui ont implanté cette tradition (ils ont d’ailleurs remporté la Coupe Stanley cette année-là). Une tradition qui a fait son bout de chemin jusqu’au hockey junior majeur et qui est encore d’actualité. Donc qu’elle soit omni présente ou au stade de la puberté, elle devient populaire lorsque le hockey de printemps débute. »215

Au hockey professionnel, il y a un personnage du monde de la superstition qu’on ne peut pas passer sous silence, c’est l’ancien gardien de but des Canadiens de Montréal, Patrick Roy. Il est célèbre pour ses talents et sa grande qualité de cerbère, mais aussi pour ses innombrables coups de bâton sur ses poteaux, ses vas-et-viens dans les deux coins de la patinoire et bien d’autres gestes, comme sauter par-dessus les lignes peintes sur la glace. Le baseball est fameux dans ce sens pour ses nombreux lanceurs qui sautent par-dessus les lignes blanches des champs. La liste est très longue.

« Dans les années 50, les équipes devaient remporter huit matchs pour mettre la main sur la Coupe Stanley. En 1952, la tradition du lancer de la pieuvre a débuté à Détroit alors que l'équipe a remporté huit matchs consécutifs pour mettre la main sur le prestigieux trophée. Depuis ce temps, les partisans des Red Wings continuent de lancer la fameuse pieuvre sur la glace en guise de porte-bonheur. Cette tradition semble toujours

215 https://www.kijiji.ca/carrefourkijiji/loisirs/superstitions-mythes-ou-realites/

186 fonctionner, puisque les Red Wings se sont qualifiés pour les séries éliminatoires pour une 23e saison consécutive. »216

Il s’agit de creuser un peu et vous trouverez des histoires de superstitions, un puits sans fond, alors que pourtant, de prime abord, personne ne déclare y croire vraiment. Que conclure? On se croise les doigts, les bras, les jambes, non, il y a là une structure symétrique si l’on prend l’état de croyances inverses, c’est-à-dire qu’on retrouve tout un monde qui s’exerce à profaner les adversaires. D’ailleurs le monde du football compte un grand nombre d’adeptes de ces pratiques.

« Nous, on a une petite mascotte dans la chambre et on la traine sur la route, ça nous porte chance. » (Une informatrice).

D’abord, on retient trois éléments associés à cette notion, le premier étant que les spectateurs, inconsciemment, unissent leurs forces avec tout un éventail de rituels, d’amulettes, de mascottes et d’objets fétiches pour se donner de la force ou pour profaner les autres. Deuxièmement, l’organisation magico-religieuse met tout en branle pour s’assurer que les conditions gagnantes soient là pour une autre victoire. Troisièmement, les instructeurs vont tenter par tous les moyens de transférer cette force en énergie aux joueurs pour que la victoire soit possible et à l’inverse on réorganisera ce TOUT, ou ce fait social total, pour replacer l’ordre symbolique de la chance et de la victoire pour la prochaine partie.

Terminons cette section avec la pensée de Durkheim à propos du wakan (Sioux) et du mana (Mélanésiens) et de leur caractère sacré, en passant par les « fantômes du Forum de Montréal » :

« Mais alors d’où viennent-ils? Voici en quels termes Lang répond à cette question : « Aussitôt que les groupes à noms d’animaux eurent développé les croyances universellement répandues sur le wakan ou le mana, ou la qualité mystique et sacrée du sang, les différents tabous totémiques durent également faire leur apparition. » (Lang, The secret of the totem) Les mots wakan et de mana impliquent la notion même du sacré; l’un est emprunté à

216 https://www.journaldemontreal.com/2014/04/24/top-10--les-superstitions-dans-le-monde-du- hockey.

187 la langue des Sioux, l’autre à celle des peuples mélanésiens. Expliquer le caractère sacré des choses totémiques en postulant ce caractère, c’est répondre à la question par la question. Ce qu’il faudrait faire, c’est d’où vient cette notion de wakan et comment elle s’est appliquée au totem et à tout ce qui en dérive. Tant que ces deux questions ne sont pas résolues, rien n’est expliqué. »217

En conclusion, le Forum de Montréal (1924 à 1996) fut le lieu culte des Canadiens de Montréal de la LNH. L’aréna avait pignon sur rue dans le centre- ville, sur la célèbre Rue Sainte-Catherine avant de fermer. Le Club dût alors déménager dans un nouvel amphithéâtre sur l’Avenue des Canadiens-de- Montréal, le Centre Bell, qui fut nommé ainsi lors du centième anniversaire de l’équipe et que l’on surnomme la « Mecque du hockey ». La question qui était sur toutes les lèvres au moment du déménagement était : est-ce que les « fantômes du Forum » vont déménager eux aussi? Le CH (Canadiens de Montréal) a gagné 22 de ses 24 Coupes Stanley au Forum et la dernière remonte à 1993. Depuis 25 ans, aucune Coupe Stanley n’a été gagnée dans le nouveau complexe sportif… Oserions-nous dire que les « fantômes », ce huitième joueur, n’aurait pas déménagé?

4.5 Les rites initiatiques

D’abord, le rite d'initiation marque l'incorporation d'un individu dans un groupe social ou religieux et les sélectionne. Souvent dans le sport, c’est le passage statutaire d’une recrue au statut de vétéran, et c’est le cas au hockey. À retenir qu’il y a trois stades à un rite initiatique : séparation, marge, agrégation. Nous allons présenter les grandes lignes de quelques rites initiatiques que les joueurs ont franchis à différents niveaux et dans diverses équipes de hockey. Il serait bien de continuer avec une autre définition concise afin de bien cadrer ce qu’est un rite : « rite, rituel, cérémonie, fête : quel contenu sémantique? Si l’on suit le

217 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 2008 (1912), p. 265- 266.

188 linguiste Émile Benveniste, l’étymologie de « rite » viendrait de ritus qui signifie « ordre prescrit ». »218

« Dans un épisode rituel se distinguent toujours trois stades – séparation, marge, agrégation –, la forme et la durée des stades un et trois variant en relation avec la chose célébrée. Ainsi les rites de séparation seront-ils plus marqués dans les cérémonies funéraires, ceux d’agrégation l’étant davantage pour le mariage.

Entre chacun de ces stades existe une étape importante, celle du stade intermédiaire (notion qui renvoie à celle d’« état transitoire » développée par Robert Hertz en 1907). Ces périodes de marge ont parfois une importance telle qu’elles acquièrent une autonomie, par exemple les fiançailles, marge entre l’état de célibataire et celui d’époux-épouse.

Les passages, par ailleurs, sont tout autant métaphoriques que matériels et, dans nombre de ces rites, ils se concrétisent dans un saut, passage de seuil ou sous un portique : « Il ne s’agit là que rarement d’un « symbole » : le passage idéal est proprement pour les demi-civilisés un passage matériel » (1909 : 276). En effet, le changement de catégorie sociale implique un changement de domicile : ainsi les jeunes garçons devenus initiés vont quitter la case de la mère pour une maison collective, les jeunes filles, rejoindre la demeure des parents des époux, etc. »219

Les rites initiatiques au hockey, et dans les sports d’équipe en général, sont des rites secrets pour les recrues de l’équipe. Ils prennent la forme d’une transition du statut de recrue à celui de vétéran, et ce à travers un parcours humiliant et mettant le corps à l’épreuve afin de créer l’esprit d’équipe et de « tuer » la recrue. Le rite initiatique est plus « réservé » chez les joueuses de hockey.

« Nous autres, les joueuses avec les recrues, on va dans une place publique et les filles sont déguisées en rapport avec le thème choisi, soit qu’on les fait chanter ou danser. » (Une informatrice).

« Les coachs ne sont pas là et il n’y a pas de boissons. » (Une informatrice).

218 Martine Segalen, Domaines et approches. Rites et rituels contemporain, Paris, Armand Colin, 2ème édition 2013 (1998), p. 13. 219 Martine Segalen, Domaines et approches. Rites et rituels contemporain, Paris, Armand Colin, 2ème édition 2013 (1998), pp. 37-38.

189 Nous irons de manière descriptive en y ajoutant au besoin un témoignage pertinent ou explicatif dans le processus ou les étapes. D’abord, situons le rituel dans le temps. Au début d’une saison, il y a ce qu’on appelle le camp d’entraînement où sont invités entre 30 et 40 joueurs potentiels incluant les vétérans dont le poste n’est pas toujours garanti. Ce camp sert à la mise en forme des joueurs, mais surtout à la sélection de 25 joueurs, dont 5 réservistes, très importants dans une saison de hockey senior. Il ne faut jamais se présenter à une partie en deçà de la limite permise de 20 joueurs. Parallèlement aux entrainements, il y a toujours 2 ou 3 parties d’exhibition prévues au calendrier qui servent à montrer la nouvelle équipe aux spectateurs et permettent aux instructeurs de voir à l’œuvre les nouveaux joueurs, qu’on appelle les recrues.

Prenons le temps d’expliquer les différentes catégories qui sont en lien avec l’âge, mais surtout avec la teneur et les « souffrances » des rites initiatiques.

« C’est la tradition et tu n’as pas le choix. Il faut que tu le fasses, sinon tu n’embarques pas dans l’équipe. Tout le monde veut le faire, tu veux faire partie de l’équipe. » (Un informateur).

Voici les âges par catégories : – Bantam (13-14), Midget (15-16) – / – Junior (17- 20) Collégiale (17-20) Universitaire (20-25 et +) Senior (20-35 et +). Nous n’allons pas plus jeunes, car il y a peu ou pas de rites initiatiques avant l’adolescence, ce qui semble être une tangente presque universelle. Ajoutons que nous faisons une scission entre les Bantam – Midget et les autres catégories qui suivent, car au Québec l’âge qui permet légalement de prendre des boissons alcoolisées est de 18 ans. Nous verrons plus loin que ces substances sont présentes et jouent un rôle central dans les initiations. Les rites initiatiques sont plus complets et relevés pour les catégories juniors, collégiales, universitaires et s’amenuisent aux niveaux seniors.

Donc le rite initiatique se situe entre la dernière partie d’exhibition et le match d’ouverture locale ou la première partie sur la route, en fait au moment où l’équipe – « la famille » – est constituée. Habituellement, cela se déroule après

190 un entrainement ou quelques jours avant la première partie. Tout le monde est avisé et ce sont les recrues qui en sont la cible et ils le savent. Il y a deux groupes bien distincts : les vétérans et les recrues. Plus la date approche, plus les vétérans laissent aller des brides d’informations sur le sort qui attend les recrues, ce qui les rend, disons, assez nerveux. Ce que les recrues ne savent pas c’est que les rites initiatiques sont supervisés par la direction afin d’éviter les débordements, qui, dans certains cas, ont eu lieu. Par exemple, le scandale de l’équipe de football américain à l’université McGill en 2005. Personnellement, nous n’avons jamais assisté à des rites initiatiques qui ont tourné au vinaigre, au contraire, le but est d’avoir du plaisir et on le verra plus loin. Ceci fait partie du changement de « peau », le passage d’une catégorie ancienne à une catégorie nouvelle ou le changement de classe d’âge, d’étape de la vie, un marqueur social. L’objectif au sens symbolique est de « tuer » la recrue et faire naître le « vétéran ». Bref, le moment fatidique est arrivé et on met en place la première phase : la séparation.

Nous avons retenu quelques rites initiatiques vécus par les informateurs. Il y a quelques variantes, mais les rites sont sommes toutes assez similaires, surtout en ce qui a trait aux 3 phases. Il y a des détails importants que nous garderons secrets, en référence à la citation de Maurice Godelier au début du chapitre deux. Nous voulons garder les secrets dans la « chambre de hockey » par respect pour les individus qui ont bien voulu se prêter à l’exercice de nous raconter tous ces détails ethnographiques. Les initiations sont en partie secrètes, tout dépendamment des phases du rituel.

D’abord, on isole les recrues, dans ce cas-ci l’organisation avait réservé deux chambres à l’hôtel, une pour les recrues et une autre en face pour les instructeurs et les vétérans. Avant l’arrivée à l’hôtel, les recrues ont dû porter une couche de bébé et faire le tour de l’aréna, puis entrer à l’hôtel dans cette tenue, ce qui a pour but de les ridiculiser et de leur associer symboliquement le statut d’inférieurs ou du moins d’enfants. Dans la chambre, on avait haussé le

191 chauffage au maximum afin de leur faire vivre de l’inconfort et une perte de contrôle sur leur environnement, en fait les déstabiliser.

Passons maintenant à la deuxième phase : la marge.

On invite individuellement une recrue dans la chambre des vétérans, il devient là en marge et seul. Les vétérans vont demander aux recrues de relever des « épreuves » de toutes sortes. « On lui demande de raconter une « histoire de cul », sinon la conséquence est de boire une boisson (un liquide, une potion) aux apparences douteuses, il a le choix ». Mentionnons que la recrue a toujours le choix entre l’exécution de la demande ou la conséquence qui très souvent est un liquide, une boisson. Dans certains rites initiatiques, les défis prennent la forme de concours, dont un assez inusité et nouveau : le souque à la corde, mais avec le pénis.

« On prend deux recrues, on nous place à environ six pieds entre nous et il y a une ligne au milieu. On nous attache une corde avec un nœud coulant après la queue, et là on tire et le premier qui dépasse la ligne perd et la conséquence est de prendre le « fameux » liquide ou de caler une bière. » (Un informateur).

Cette étape du rite initiatique varie d’une équipe à l’autre, mais les épreuves, les conséquences et les substances sont toujours présentes.

« C’est d’abord pour avoir du fun pour mieux se connaitre. » (Un informateur vétéran).

Dans le volume de Lajeunesse (2008), beaucoup plus explicite avec plus de détails que nos descriptions, il y a des témoignages à propos des substances : les œufs, la bière, les « drinks mélangés », l’urine, le sperme et parfois même les excréments. D’autres éléments s’ajoutent à cette longue liste, les biscuits à chien, les biscuits soda, la sueur des autres. Pour terminer, dans certaines initiations il y a l’épilation du pubis, des parties génitales, le rasage des cheveux, car c’est un symbole puissant qui marque la fin d’une séquence et quand le poil

192 repoussera la recrue sera un vétéran, c’est une transition. Il y a aussi les simulations de sodomie qui visent à humilier l’initié en le féminisant. En fait, on prend possession de la recrue, on la ridiculise et toutes ces étapes servent à « tuer » la recrue et à solidifier les liens entre les recrues et les vétérans. Notre description est moins précise en raison du fait que nous n’avons ni assisté ni n’avons d’entrevues aussi spécifiques afin de conserver la confidentialité.

« La sueur faisant partie des premiers éléments étrangers avec lesquels les grégaires sont en contact quand ils entrent dans une équipe, il en est fait usage lors des initiations, ce qui, d’une certaine manière, servirait à préparer la recrue à accepter le contact avec les fluides corporels des autres.

(…) Les vétérans respectent une certaine limite. Si l’initiation dépasse la mesure de ce qui est usuellement supportable et que tout plaisir disparaît, les vétérans savent doser les épreuves.

(…) Des répondants témoignent à propos de l’importance de l’initiation et de l’efficacité de cette stratégie pour intégrer les nouveaux. »220

Nous arrêterons ici la description de la deuxième étape, mais nous nous servirons plus tard de cette partie ethnographique, car là existe toute une symbolique et plus, il y a une partie de la réponse à la construction de la masculinité.

« Tu deviens volontaire, parce que tout le monde le fait. Tu deviens un homme. » (Un informateur).

Cela étant dit, allons à la troisième et dernière étape : l’agrégation.

Cette étape veut que la recrue sorte de son statut de marginal et qu’après avoir franchi toutes les épreuves prévues par les vétérans ou d’avoir accepté les conséquences, la recrue est prête pour l’intégration, la réinsertion au groupe et cela se fera en public.

220 Simon Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituels et homophobie, H&O éditions, Béziers, 2008, pp. 113-117.

193 Là aussi, il y a différentes manières de procéder à l’agrégation, mais elles sont presque uniformes. La recrue peut prendre une douche, une forme de purification symbolique, et un signe qu’il a réussi à « tuer » la recrue et qu’il fait maintenant partie intégrante de l’équipe, et surtout à égalité avec les vétérans, car maintenant il en est un. Cette notion d’égalité est centrale, non seulement à ses yeux, mais pour le reste de l’équipe incluant les instructeurs. Souvent, les recrues sont transportées au bar pour y aller prendre une bière et retourner en public. Ils peuvent aussi aller vers les femmes. Nous aborderons plus loin le fait que dans tout ce processus les femmes sont exclues, et ce pas uniquement au hockey. C’est le moment de la fête et souvent les boissons seront de la célébration, l’alcool étant un lubrifiant social privilégié par l’équipe. À la fin de ce rite de passage, qui dure l’instant d’une soirée, cette « nouvelle » équipe sera prête pour le match d’ouverture. Terminons avec l’application de la formule avant d’entreprendre la dernière section, les croyances religieuses :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F rite de passage (plaisir-cohésion) : F épreuves (recrues-vétérans)

:: F rite de passage (recrues-vétérans) : F débordement (a-1) (épreuves)

x - rite de passage y - épreuves a - plaisir-cohésion b - recrues-vétérans a-1 = débordement

Groupe de Klein : Les axes (x)rite de passage/(y) épreuves et (a) plaisir-cohésion/(b) recrues-vétérans pour la métonymie.

Les axes (x)rite de passage/(a) plaisir-cohésion et (y) épreuves /(b) recrues-vétérans pour la métaphore.

5. Système de croyances : structure mythico-rituelle

Cette partie se veut plutôt une analyse théorique et un autre essai de l’application de la formule, sans prétention. Avouons que l’on se sent comme sur

194 la glace sans patins dans une pente descendante, nous ne sommes pas totalement convaincus de ce que l’on avance, mais on se prête quand même à l’exercice.

Le hockey est un système de croyances beaucoup plus qu’une religion comme on le prétend dans le langage populaire. Loin de nous de vouloir mettre en doute les paroles des amateurs et des gens qui gravitent autour du hockey, mais il est de notre responsabilité d’analyser et d’expliquer qu’il y a, selon nous, une structure mythico-rituelle bien ancrée qui nous provient d’emprunts culturels quasi-religieux ayant traversé les frontières et le temps, même si nous souvent nous n’en connaissons pas l’origine et encore moins le sens. « Le football apparait, en fait comme un univers refuge et créateur de pratiques magico- religieuses où l’on croît, sur un mode conditionnel, à l’efficacité symbolique. »221

« Cette réduction considérable est d’autant plus séduisante qu’elle invite les anthropologues à rechercher un couple – ou même le couple – d’oppositions fondamentales qui permettrait de reconstruire toutes les formes culturelles attestées dans la réalité empirique.

Sans prétendre en apporter ici la preuve, nous croyons que deux oppositions cardinales devraient suffire pour reconstruire toutes les structures mythico-rituelles. »222

Donc, peu importe le niveau de hockey, il y a une structure mythico-rituelle. Tentons ici une brève définition de cette notion de structure, car il y a beaucoup de débats théoriques autour de ce concept, qui est une idée bourdieusienne pour certains et wébernienne pour d’autres… mais laissons de côté le débat épistémologique. La structure au sens lévi-straussien se veut, de manière très simpliste, même grossière, la structuration d’éléments organisationnels qui forment un tout, doublée par des oppositions qui s’équilibrent. Pour le concept mythico-rituel, affirmons qu’on peut percevoir une ritualisation non seulement

221 Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 330. 222 Lucine Scubla, Lire Lévi-Strauss. Le déploiement d’une intuition, Éditions Odile Jacob, Paris, 1998, pp. 274-275.

195 d’un mythe, mais aussi d’une croyance et/ou d’un rituel, par la force du rite initiatique. Au début du chapitre, nous avons mentionné que les joueurs « fleuretaient » avec le monde des croyances qui sert à rendre le joueur invincible, à minimiser les blessures, à le propulser vers la victoire avec le but victorieux, à prendre la bonne décision et à sortir vainqueur après chaque rencontre. Pour nous, ceci indique qu’il y a lieu de croire en l’existence d’une structure mythico-rituelle dans l’univers symbolique du hockey.

« Les innombrables transformations du jeu de balle renforcent l’idée qu’il constitue une des clés de voûte de l’édifice mythico-rituel panaméricain. N’opère-t-il pas, à l’échelle de l’Amérique du Nord, la sommation, ne serait- ce qu’en miniature, de deux instanciations majeures de ce grand système que, dans le registre proche de la « prouesse sportive », l’Amazonie maintient séparées avec, d’une part, les courses à pied auxquelles s’adonnent les Gé chargés d’un lourd rondin sur l’épaule et, d’autre part, ces concours d’haltérophilie bororo au cours desquels les champions soulèvent, toujours par deux, d’énormes disques? »223

En analysant les propos que les joueurs nous ont mentionnés, il y a de beaux exemples de faits, gestes et pensées qui s’inscrivent au cœur même d’une structure mythico-rituelle. L’ordre, la répétition, le rituel, la croyance, la protection, la victoire prennent leur sens et leur force dans une structure. Maintenant, essayons de l’expliquer en appliquant la formule et mettons en place un groupe de Klein qui comprend nos quatre éléments :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F rituel (protection) : F croyance (victoire) :: F rituel (victoire) : F blessure (a-1) (croyance)

x – rituel y - croyance

a – protection b - victoire a-1 = blessure

Groupe de Klein :

223 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001, p. 295.

196 Les axes (x)rituel/(y) croyance et (a) protection/(b) victoire pour la métonymie.

Les axes (x)rituel/(a) protection et (y) croyance/(b) victoire pour la métaphore.

On pourrait parler de phénomène religieux, mais nous croyons qu’il est vraiment plus judicieux d’aborder l’épineux problème de la symbolique au hockey à travers ces deux concepts théoriques : l’existence d’un système de croyances et d’une structure mythico-rituelle qui donne tout l’enrobage, une couche protectrice à la cohésion de ce sport. Une structure interne qui supporte tout l’échafaudage, dont les fameuses structures inconscientes que Lévi-Strauss nous a laissées en héritage. On pourrait même ajouter que les deux fonctions (système de croyances et une structure mythico-rituelle) pourraient jouer ce rôle déterminant sans équivoque. Chose certaine, il y a bel et bien un phénomène de croyances et un univers symbolique, voire même des pratiques magico-religieuses (Bromberger – 1995) au hockey, qu’on le veuille ou non. Ici, nous devons insérer la définition d’Émile Durkheim pour expliquer davantage ce qu’est une religion et pour confirmer que le hockey n’est pas une religion. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim définit la religion ainsi : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. »224. Le hockey n’est pas une religion, c’est un système de croyances bien caché, bien orchestré.

Parallèlement au hockey senior, voyons comment se fait la gestion de l’intangible à travers l’univers symbolique chez Les Araucans au sud du Chili :

« Certains chamans faisaient profession de découvrir en songe l’avenir ou les événements qui s’étaient déroulés dans un autre lieu. Le chaman

224 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2008, (1912), p. 65.

197 plaçait alors sous son oreiller des objets qui avaient été en contact avec les gens, les animaux ou les choses impliqués dans une situation dont l’issue était encore incertaine. C’est ainsi que, pour connaitre les résultats d’une partie de hockey, le devin dormait avec une crosse. »225

Dans la culture, ce sont les formes symboliques qui vont structurer l’expérience vécue des individus. La partie un de l’ethnographie nous fait présager que les rituels et les croyances sont bien au-delà de ce que nos hypothèses de départ semblaient nous révéler. En contrepartie, l’identité est présente et sous-jacente à la construction même de l’équipe et des partisans. L’identité des partisans et ses manifestations vont contribuer aux résultats de l’équipe et sont indubitablement responsables du spectacle. Nous avons vu se bâtir l’identité dès le début de la saison pour y lorgner les résultats après la saison. Les joueurs participent à la lente construction identitaire intégrant les nouveaux venus dans les rangs. Dans le prochain chapitre, nous aborderons les identités masculines en polarisation aux identités féminines, la partie deux de l’ethnographie.

225 Alfred Métraux, Religions et magie indiennes. Paris, Gallimard, 1967, p. 230.

198 Chapitre 4 Ethnographie (Partie 2). La masculinité : la confrérie, la violence, les « gladiateurs modernes » et le genre au hockey

« Lowie présente la confrérie comme une institution à finalité religieuse ou mystique. Il n’a pas forcément tort, mais pour notre part nous insisterons plutôt sur sa nature foncièrement guerrière. La confrérie est d’abord une institution masculine vouée à encourager, encadrer et magnifier l’activité guerrière. L’appartenance à l’une d’entre elles commande une forte solidarité de tous ses membres lors de l’engagement avec l’ennemi, qui a très souvent pour effet d’entrainer une forte concurrence entre les confréries et ce, jusque sur le champ de bataille ».

Emmanuel Désveaux, Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Paris, Aux lieux d’être, 2007, p. 254.

Ce chapitre est la deuxième partie de l’ethnographie de la culture du hockey senior. Pourquoi avoir divisé en deux sections notre ethnographie? Pour nous, il s’agit de sphères foncièrement différentes, mais à la fois complémentaires. Le chapitre précédent est davantage relié à l’univers symbolique, aux identités, aux rituels et aux activités qui s’y rattachent, telles que les rites initiatiques. Nous avons abordé la question des rituels, de la partisannerie et de la construction de la rivalité et de l’identité, en somme, une ethnographie qui circonscrit l’espace physique incluant les comportements des joueurs, des instructeurs et des partisans. Par conséquent, le chapitre qui suit portera davantage sur la compréhension de la confrérie, de la masculinité et de la féminité, des différentes relations fraternelles, amicales et corporelles entre les joueurs et celles entretenues envers la gent féminine. Il traitera aussi de la soi-disant « agressivité » qui servirait de moteur pour la séduction des femmes, en particulier dans les jeux du masculin et du féminin, à l’instar d’une expression originale d’Anne Saouter.

199 Certes, nous avons construit ce chapitre en nous inspirant fortement des chapitres quatre, cinq, six et sept de l’ouvrage d’Anne Saouter « Être rugby », Jeux du masculin et féminin, mais aussi de son récent volume Des femmes et du sport (2016). Son approche et sa pertinente analyse pour la compréhension des genres et du sport très inspirantes pour aborder un sujet suffisamment complexe et délicat. Délicat parce qu’il y a un aspect politique en arrière-plan, supposément une relation de pouvoir. Au début de la recherche et suite à la lecture du masculin et du féminin de l’auteure, nous avons suivi des pistes intéressantes et innovatrices dans sa quête à la découverte de ce monde du sport.

Ceci dit, nous aborderons ensuite des thèmes privilégiés tels : la masculinité, l’intimidation, les bagarres et la « violence » au hockey. Partons de la prémisse que le sport est le « frère cadet » de la guerre… Le sport aurait servi à « civiliser » les gens, particulièrement les groupes belliqueux. Nous ne sommes pas surpris de voir des hommes se taper l’un sur l’autre, se frapper avec une brutalité parfois excessive, de passer à des gestes ou des paroles d’intimidation qui débouchent plus souvent qu’autrement sur le thème de la violence. Par contre, nous l’avons déjà mentionné, les joueurs eux-mêmes ne parlent pas de « violence », mais d’un jeu robuste et viril qu’ils aiment et dont ils ont la passion.

Ouvrons une brève parenthèse pour affirmer que, oui le hockey a bien changé depuis les vingt dernières années en diminuant le rôle des « bagarreurs », dit « enforcers », et le sujet est extrêmement polarisé. Il faut voir le documentaire « Ice Guardians » (2016)226 pour comprendre que ceux qui pratiquaient auparavant les combats se portaient volontaires à la défense de leurs coéquipiers, souvent les meilleurs joueurs, et qu'ils le faisaient sans remords et dans le respect, mais avec de lourdes conséquences, au prix de leur santé allant, pour certains, jusqu’à la mort post carrière. Dans plusieurs cas de mortalités, celles-ci sont causées par des surdoses de médicaments contre la

226 Brett Harvey, « Ice Guardians », Canada, 2016, 1h 48 min.

200 douleur ou pour le sommeil, mais aussi souvent reliées à des problèmes d’alcoolisme et de surconsommation de drogues. Le sujet est très polarisé, car 98% des joueurs de la Ligue nationale de hockey sont contre l’abolition des bagarres au hockey, puisqu’elles peuvent contribuer à restreindre le nombre de coups salauds, « cheap shot » pouvant se produire durant les parties. Malgré l’importante diminution des bagarres, les commotions cérébrales n’ont cessé d’augmenter. Est-ce que nous assistons à une gentrification du hockey professionnel? Ou une « féminisation »? Cela expliquerait, en partie, une certaine popularité du hockey senior qui conserve, ce qu’on appelle le « Old school hockey ». Implacables de Steve Vallières est une référence incontournable sur ce thème, et cette époque, à partir de l’histoire succincte des Jaros de la Beauce de 1975-1976.

Dans une troisième étape, nous poursuivons ce que nous avons déjà annoncé à propos de plusieurs analogies et concordances entre les joueurs de hockey via les « gladiateurs modernes » et/ou les « Chevaliers de la Table ronde ». Comment le hockey, sport viril avec contact, serait-il un outil de séduction des femmes? Bref, nous voyons plus une expression de la masculinité à travers la séduction des femmes.

Nous expliquerons comment s’organisent le sport-spectacle et/ou la « croisade » envers l’adversaire pour exprimer sa domination non pas sur les femmes, mais bien sur l’équipe adverse, dans une construction de la rivalité. L’identité des villages et des villes font en sorte qu’on entre dans une compétition, une rivalité, non pas au sens de nos économies de marché, mais dans la fierté et le courage de ce qui était, il n’y a pas si longtemps, communément appelé les « guerres de clochers », un rapport agonistique. Nous n’irons pas plus loin avec l’utilisation d’une analogie avec la « guerre », car cela nous obligerait à faire un détour par nos armées, qui elles, existent toujours. Selon nous, ce serait manquer de respect aux soldats combattants et vétérans de les comparer aux joueurs de hockey.

201

L’aréna est un endroit par excellence de séduction pour les adolescents et les jeunes adultes. Plus tard, adulte, la troisième mi-temps se poursuit au bar local, identifié au commanditaire de l’équipe, et qui devient non seulement le lieu clé de la séduction, mais aussi l’endroit où débutent et se concrétisent de nouvelles relations amoureuses ou encore des rapports charnels temporaires dits « one night » dans le langage populaire. Il ne faut pas oublier le phénomène des « groupies », ces femmes mordues du hockey, mais surtout attirées par les joueurs de hockey que l’on surnomme dans le langage commun et vulgaire québécois, « les plottes à puck ». Voilà la tangente qui se dessine vers une séduction de part et d’autre plutôt que vers une domination d’un sexe sur l’autre. Nos « Chevaliers de la Table ronde » reviennent au bercail après le combat.

Finalement, nous aborderons la question du genre en lien avec le sport et plus particulièrement au hockey. Il est très important de retenir et de comprendre que la trame de fond sera associée à la perspective féministe de la professeure Françoise Héritier, une approche qui explique très bien la construction des genres dans nos sociétés modernes et postmodernes.

« La culture a ainsi fait subir aux femmes des handicaps beaucoup plus graves que ceux que la nature seule leur aurait apporté. L’idée prévaut sur le fait biologique, et c’est vrai également pour l’identité sexuée. Chez les Inuit de l’Arctique canadien, l’identité des enfants est déterminée par celle de l’âme-nom de l’ancêtre qui a choisi de se réincarner en lui, qui ne peut être du même sexe apparent. »227

1. La confrérie et le vestiaire – lieu sacré

Débutons cette section par la compréhension des notions suivantes : le monde des hommes ou un monde d’homme, et le concept de la confrérie en allant faire

227 Françoise Héritier, « Quand la culture s’impose à la nature », in: Le Point – Références, Homme, femme… Les lois du genre, Paris, Juillet-août 2013, p. 10.

202 un détour chez les Compagnons du Devoir du Tour de France que nous réduirons par l’utilisation de « Compagnons » pour alléger le texte. Nous avons eu la chance non seulement d’avoir séjourné parmi eux, mais d’y avoir vécu à titre de charpentier-bois.

Par la suite, comme nous l’avons déjà mentionné, le vestiaire est bien identifié au nom et aux couleurs de l’équipe, un marqueur social et identitaire très significatif pour celle-ci. Le vestiaire est sûrement l’espace-lieu de l’aréna avec la plus grande charge symbolique, reliée directement à son caractère secret et intime comme la « maison des hommes » chez les Baruya et les Lau.

Subséquemment à notre tour d’horizon de la confrérie et de l’espace masculin il est important de suivre la triangulation Amérique – Australie – Europe pour bien camper l’échafaudage théorique du triptyque que M. Désveaux a livré de manière propitiatoire à travers la rupture et la complémentarité des sexes.

« Chacune des trois parties de ce livre est consacrée à une partie du monde. Pour chacune d’entre elles, nous avons choisi un angle d’approche distinct, une échelle distincte également, à savoir un texte rituel pour l’Amérique, l’ethnographie synthétisée d’un continent pour l’Australie, un parcours essentiellement littéraire et iconographique pour l’Europe. »228

1.1 La confrérie : le monde des hommes ou un monde d’homme?

Si les confréries sont des communautés ou des institutions à finalité religieuse ou mystique comme le mentionne Lowie, elles servent aussi à l’entraide fraternelle, mais avant tout à perpétuer la tradition. C’est ici que vient se joindre le « Club de hockey », mais aussi d’autres clubs de sports d’équipe bien évidemment, dans la catégorie de la confrérie. Si le Professeur Désveaux voit en la confrérie une institution masculine vouée à magnifier l’activité guerrière, sans oublier que le sport est le « frère-cadet » de la guerre, alors combinons le tout et nous avons une confrérie au sens large du terme, un monde d’homme.

228 Emmanuel Désveaux, Avant le genre. Triptyque d’anthropologie hardcore, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 13.

203 Au plan étymologique, la confrérie, la fratrie, la phratrie, la fraternité se retrouvent sous le même toit avec le dénominateur commun du frère social ou biologique. En anthropologie, la phratrie désigne tout aussi bien une division amicale qui regroupe deux ou plusieurs clans distincts considérés comme une seule unité malgré le fait qu’ils conservent des identités séparées. Si l’on prolonge l’adéquation, ceci nous transporte intrinsèquement aux clans et à la relation entre eux, mais aussi à la fonction sociale de ceux-ci, soit la confrérie. Lieu sacré de l’apanage des rituels et des rites d’initiatiques c’est en sorte l’endroit de prédilection des échanges fraternels. Donc nous sommes en présence de deux niveaux de relations qui s’intercalent entre le sacré et l’amitié, exactement ce que l’on retrouve dans les fonctions du vestiaire de hockey. Au risque de se répéter, malgré les allures et postulats modernes et/ou postmodernes du hockey, il y a une continuation des pratiques et des fonctions basées sur les traditions qui se perpétuent au fil des ans sous nos yeux. Nous pensons que ce n’est pas du tout l’effet du hasard ni une construction culturelle de la masculinité, mais un comportement ancré dans les amarres des traditions que de se réunir entre hommes dans un monde d’homme ou dans le monde des hommes. Bien au-delà des réflexions ou de conclusions hâtives d’une forme de machisme quelconque, permettez-nous une précision sur la différence entre la masculinité et le machisme.

« Quand une équipe est bien soudée, ben quand ton chum est pris dans le coin ou est dans le trouble ben c’est comme si c’était ton frère, tu vas le défendre. Une autre fois, ça peut être moi qui se fasse aider comme des frères. » (Un informateur).

Partant de ce raisonnement appliquons la formule pour vérifier si cette tangente peut tenir la route :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F maison des hommes (masculinité) : F confrérie (hockey) ::

204 F maison des hommes (hockey) : F exclusion des femmes (a-1) (confrérie)

x - maison des hommes y - confrérie

a - masculinité b - hockey a-1 = exclusion de femmes

Groupe de Klein :

Les axes (x) maison des hommes/ (y) confrérie et (a) masculinité /(b) hockey pour la métonymie.

Les axes (x) maisons des hommes / (a) masculinité et (y) confrérie / (b) hockey pour la métaphore.

Le vestiaire de hockey, et de certainement d’autres sports d’équipes, est un lieu de camaraderie, de symbolique à connotation secrète masculine qui exclut les femmes. Une mise en garde s’impose toutefois, il ne faut pas s’y méprendre et conclure à des formes très distinctes d’attitudes que sont la misogynie et la phallocratie. Du moins, nos recherches et nos observations ne nous mènent nulle part vers ces fonctions sociales comme rapport de domination. Par contre, on a souvent tendance à attribuer au joueur de hockey le surnom, dans le langage populaire de « Fuck boy » ou de « Hockey bum ». Nous y reviendrons plus loin, car c’est une des clés de voûte pour comprendre l’essence même de l’équipe, la confrérie, le vestiaire et la relation que nous essayons de démontrer entre la masculinité et la séduction des femmes.

D’abord dans la confrérie et le vestiaire, soit la chambre de hockey, la solidarité règne, sinon la saison est très longue. Nous présenterons des comparaisons avec la « maison des hommes » de différentes cultures en expliquant que c’est une unité sociale abstraite, une entité « fétiche » (Godelier, 2013), un espace lieu sacré, privé et interdit aux femmes, exception faite pour la soigneuse-infirmière à des moments bien précis et prescrits. Donc il nous est apparu fort important de faire un long détour dans la littérature ethnographique contemporaine.

205 1.2 Les Compagnons du Devoir du Tour de France

Sans faire une ethnographie exhaustive du compagnonnage, allons droit au but afin d’expliquer une étude de cas démontrant le chevauchement possible et existant entre la pratique des traditions et la vie postmoderne au sens que l’entend Jean- François Lyotard.

« Notre hypothèse de travail est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge dit post-industriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne. Ce passage est commencé depuis au moins la fin des années 50, qui pour l’Europe marque la fin de sa reconstruction. »229

Le compagnonnage est un système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier où les hommes vivent sous le même toit, qui est appelé « le siège » et que l’on retrouve partout à travers la France. C’est apprendre, progresser et transmettre ses connaissances tout en s’affirmant en tant qu’homme.

Areligieux et apolitique, le compagnonnage est un lieu, mais surtout un moyen unique de transmission des savoirs et des savoir-faire comme en témoignent ses lettres de noblesse décernées par l’UNESCO : le compagnonnage français a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010 sous le titre « Le compagnonnage, réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». Ces pratiques, multiples, peuvent inclure tant l'enseignement scolaire que l'itinérance éducative et les rituels d'initiation qui sont passablement secrets et on surtout lieu entre les pratiquants du même métier. Après une période de compagnonnage, le « lapin » est appelé à devenir aspirant-compagnon pendant environ deux ans, ce qui lui permettra de partir sur le Tour de France afin d’apprendre la diversité du métier dans différentes régions de la France et, bien entendu, demeurer au « siège » avec les autres compagnons. Ce Tour de France s’étale sur une période de cinq ans et parfois plus. Cette institution, héritée du Moyen-Âge à l’époque de la construction des cathédrales et des

229 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 11.

206 châteaux, divise la confrérie en deux clans : « les pays » et « les coteries » : les premiers étaient de la ville et les deuxièmes des ouvriers itinérants. Aujourd’hui, il existe toujours une division en deux clans, mais les premiers pratiquent des métiers au sol et les seconds des métiers qui nécessitent des échafaudages, comme les charpentiers et les couvreurs, en opposition aux menuisiers et serruriers.

Un bref coup d’œil sur le fonctionnement interne du « siège » ou « maison des Compagnons », géré par le « Prévôt », qui orchestre et préside les rites d’initiation, s’occupe de l’administration et supervise les comportements des jeunes hommes. Deuxième personnage en importance et l’unique femme du « siège », on l’appelle « notre mère » ou « Mère ». Elle a de multiples fonctions, dont la bonne gouvernance de chacun et veiller au moindre problème que pourrait vivre une des ouailles. Dans chaque « siège », on trouve le « premier aspirant » qui seconde « notre mère » en cas d'absence, et le « Rôleur », compagnon itinérant, qui seconde le Prévôt ou le directeur tout en faisant souvent office de maître de cérémonie lors des rites initiatiques des « aspirants- compagnons » mais aussi des « compagnons ».

L'état de compagnon s’acquiert après avoir rempli son temps d'apprentissage, s'être perfectionné sur le Tour de France en tant qu'aspirant, et avoir réalisé un travail appelé communément chef-d'œuvre. Ce dernier sera désormais appelé « travail de réception », la réception étant une cérémonie, un rite de passage qui élèvera l'aspirant à l'état de compagnon. Compagnon n'est pas un titre, mais un état professionnel et philosophique qui transporte le grand secret, il est l’homme qui porte en lui tous les chefs-d’œuvre.

« L’heure approche de la grande épreuve. En quoi consiste-t-elle? Ils l’ignorent – les anciens ne parlent jamais. Ils savent confusément qu’il s’agit de naître à une nouvelle vie, qu’il va falloir traverser la nuit avant de découvrir la lumière – mais ces ténèbres, mais cette naissance, quelle inquiétude!

207 Derrière les portes encore closes sont aménagés les décors. Chez les vanniers, les compagnons doivent « dresser un autel avec une table ou tout autre objet qui sera recouvert d’un linge blanc, et placeront trois bougies en triangles, qui éclaireront l’autel et l’équerre et l’œil de lumière au milieu et de chaque côté six lettres initiales indiquant les mots Gloire à Dieu et Respect du Devoir, et dessous le triangle et l’équerre, trois lettres voulant dire : à maître Jacques, et les neufs lettres devront former également le triangle et lesdites lettres seront représentées avec des couleurs de la Saint-Baume. »230

Nous croyons nécessaire de faire un aparté afin de présenter l’essence même de la confrérie par un extrait de notre vie chez les Compagnons :

« Je me souviens de mon arrivée chez les Compagnons au Siège d’Angers. C’était un samedi 19 mars, Fête de la St-Joseph, patron des charpentiers. Dès mon entrée on me présente le « Prévost » et « Notre mère » et on m’a conduit à ma chambre où j’allais partager les futurs moments avec un autre jeune charpentier tout comme moi, on me le présente sous le nom : « Le Normand » et on m’appelle « Québec »… J’apprends vite que l’on s’interpelle par le nom de notre province. On me présente la coterie « Le Savoyard, dit La sagesse », qui en plus est le « Rôleur », lui aussi charpentier. Chaque compagnon reçu obtient un qualitatif représentatif de sa personnalité et celui-ci est choisi par les Anciens. Après le nom de province on ajoute le qualificatif et précédent le nom, soit le statut de coterie, ou pays, dépendamment du métier. Dans les jours qui suivent, on m’appelle désormais « La coterie Québec ».

« Savoyard » qui deviendra mon ami pour toujours, me fait entrer dans la grande salle… Déjà que j’étais passablement abasourdit par tous ces personnages et ces appellations assez étranges, et bien là j’ai franchi le seuil d’une frontière temporelle, particulièrement exceptionnelle, j’avais l’impression d’arriver au Moyen-Âge… Ébahi tant par l’architecture des plafonds en voûte, des grandes fenêtres avec vitraux, des immenses tables sculptées de tous les symboles de chaque métier, dont le compas, signe des charpentiers et, finalement, tous ces jeunes hommes, entre seize et vingt-cinq ans, vêtus d’un largeot et du coltin noir en velours côtelé dont je n’avais jamais vu ni même pensé l’existence. « Le Savoyard » me dirige vers la table des charpentiers et me présente à chacun d’eux et m’assoit entre « L’Alsacien » et « Le Bordelais ». Les cérémonies et les rites d’initiation débutent en même temps que les Compagnons fraîchement reçus font leur entrée avec une écharpe de couleurs différentes en travers

230 Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand, Ils voyageaient la France. Vie et traditions des Compagnons du Tour de France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1980, p. 223.

208 sur leurs coltins affichant le symbole de leur métier respectif en tenant fièrement à la main leurs cannes à pommeau. »231

On pourrait décrire davantage les activités ritualisées des Compagnons, par exemple, les chants compagnonniques, les soupers des charpentiers dans la cave à vin, les sorties rocambolesques et les visites privées dans les charpentes des Châteaux de la Loire, mais nous croyons que cela est suffisant pour comprendre cet univers d’homme de métier qui côtoient les traditions et la postmodernité au quotidien dans une autre forme d'organisation qui a succédé aux confréries et aux corporations du Moyen-Âge.

Cet exemple et les autres qui suivront, démontreront clairement le cheminement et le parcours desdites « confréries » qui se construisent et se transforment à l’intérieur des sociétés américaines, océaniennes et européennes. Les confréries sont à géométries variables et multifonctionnelles, elles ne sont pas similaires, mais possèdent un dénominateur commun soit le besoin de se rassembler entre hommes sous un même toit, ou à tout le moins dans le même espace privé : le monde des hommes.

Parce qu’ils mettent directement en jeu le corps, les sports semblent constituer véritablement une maison des hommes, un lieu de production incontournable de la masculinité.

1.3 Le vestiaire – la chambre de hockey – la « maison »

Dans le vestiaire de hockey, avant que les joueurs n’arrivent, règne toujours une odeur croisée entre le chlore (eau de javel) et le savon bon marché. Après la partie, quand tout le monde a quitté, c’est très différent, on peut sentir un mélange de sueur, de crème anesthésiante, de bières, de parfum masculin… et de victoire ou de défaite. C’est ainsi.

231 Notes personnelles : André Tessier, Récit de vie chez les compagnons, Angers, 19 mars 1982.

209 « Le vestiaire devient une sorte de « deuxième maison. » (Un informateur).

Les pratiques sportives sont en général reliées à un espace sportif. Ces lieux sacrés méritent qu’on en analyse le découpage architectural car l’espace est divisé en plusieurs zones ou territoires. Il n’y a pas seulement la patinoire, la surface glacée, qui est divisée en trois zones, mais l’amphithéâtre, communément appelé l’aréna, est le lieu de plusieurs subdivisions d’espaces aussi sacrés. D’abord, il y a les « chambre des joueurs » locaux identifiés aux couleurs de l’équipe et celles des visiteurs, des adversaires. Ces chambres ont largement attiré notre attention, car c’est l’endroit où les hockeyeurs aiment se retrouver, disons-le, entre hommes, un lieu de ritualisation. Cela, encore une fois par analogie, nous a fortement orientés vers les caractéristiques et la configuration des « maisons des hommes » entre autres, chez les Lau et les Baruya.

Le vestiaire – quelques citations de joueurs dans Lajeunesse :

« Dans le vestiaire, il arrive toutes sortes de choses. Ça peut être sexuel, ça peut être de la violence, ça peut être du non-respect des autres. Il y a des commentaires qui se font, sur les gais, sur les femmes… On va parler de femmes entre hommes comme on va aller aux danseuses boire une bière, juste entre gars. On va dire des vraies affaires de gars que l’on ne se permettrait pas quand les filles sont là. Je trouve ça un peu primate. »232

« Il y a des gens qui sont plus retirés. Il y a toujours une ou deux grandes gueules qui racontent plein d’affaires, mais la majorité du temps, il y en a d’autres, plus retirés, qui font juste écouter. Entre les deux, il y a du monde qui parle quand il peut et qui se ferme la trappe quand il peut. Il y a toujours du monde qui veut se prouver. Des insultes ou… deux épais ensembles qui font des conneries. Il y a déjà failli avoir des batailles ou des choses comme ça. Les vestiaires, c’est comme des camps de bûcherons. Les gars vont parler très cru. »233

232 Simon-Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituel et homophobie, Béziers H&O éditions, 2008, p. 93. 233 Simon-Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituel et homophobie, Béziers H&O éditions, 2008, p. 102.

210 Illustration 4 – Le vestiaire GRÉGAIRES / SOLITAIRES234

Les joueurs de hockey transforment le vestiaire en un lieu de fête et une maison des hommes pour la tribu constituée par l’équipe. Allons-y dans un certain ordre aléatoire en abordant les thèmes suivants : l’ambiance, la fraternité, les rituels individuels, la préparation mentale et physique, les discussions grivoises, les soins des blessures, les statistiques individuelles, le classement de la Ligue, les stratégies, les « meetings », la musique et l’entrée de l’instructeur et son discours qui précèdent la période de réchauffement. Voyons ce qu’en pensent quelques informateurs.

« Moi, ce je que j’aime le plus c’est d’arriver dans la chambre une heure avant le « warm-up » et puis revoir les « boys », de m’installer à ma place, « taper » mes hockeys, jaser avec les gars puis penser à ma game. » (Un informateur).

« Moi je commence à penser au match la veille, je me sens nerveux, j’ai hâte d’arriver et de voir les gars, m’habiller, soigner mes blessures quand j’en ai, écouter les histoires de cul et quand la musique embarque là je « tape » mes hockeys et je me sens dans la game. » (Un informateur).

234 Simon-Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituels et homophobie, H&O éditions, Béziers, 2008, page 108.

211 « Moi j’ai toujours hâte d’arriver au match, jaser avec les gars, défaire mon stock de hockey, placer mes gants, préparer mes patins, « taper » mes bâtons et là je me sens « ready » pour le « warm-up ». Après je « check » les « stats », le classement, je vais voir les « coachs » pour savoir si y’a des nouvelles de l’autre équipe, c’est quoi à peu près le plan de match. Là je m’assis tranquille pis j’écoute les histoires de cul. Là je suis prêt en « estie », je suis crinqué! » (Un informateur).

Le « vestiaire » est le lieu sacré de l’apanage des rituels et des rites d’initiation; c’est en sorte l’endroit de prédilection des échanges fraternels. Tout semble indiquer que le point en commun des joueurs est de se voir, jaser, préparer leur équipement et se motiver pour le match à sa manière. Chacun a son rituel particulier, mais on perçoit une forme de crescendo comme si l’adrénaline235 et la testostérone236 se juxtaposaient et commençaient à faire effet sur les joueurs juste avant la période de réchauffement. Ceci nous rappelle une chanson du rockeur québécois Éric Lapointe, dont voici les paroles écrites pour le film « Les Boys 2 » en 1998 :

Les Boys « Allez, viens, j'te paye une broue Toé, t'as l'cœur ben à bonne place Quand un des nôtres mange un coup

T'es l'premier sauté s'a glace C'est plus que nos histoires de cul De sports, de chars, de femmes Au-delà d'nos différences de vue La gang c'est la gang

On t'lâche pas, on est encore là Fidèles au poste, prêts au combat Les chums c'est fait pour ça

235 L’adrénaline est sécrétée en réponse à un état de stress ou en vue d'une activité physique, entraînant une accélération du rythme cardiaque, une augmentation de la vitesse des contractions du cœur, une hausse de la pression artérielle, une dilatation des bronches ainsi que des pupilles. 236 La testostérone est une hormone sexuelle mâle fabriquée par la glande surrénale, et par les testicules chez l'homme et les ovaires chez la femme. Elle fait partie des hormones androgènes car elle suscite le développement des caractères masculins.

212

On est trop fiers Les Boys Pour se laisser faire On est trop frères Les Boys À la vie comme à la guerre On est trop fiers Les Boys

Peut-être qu'on veut pas vieillir Éternels adolescents Parce qu'on est une famille À l'épreuve du temps

On t'lâche pas, on est encore là Fidèles au poste, prêts au combat Les chums c'est fait pour ça

On est trop fiers Les Boys Pour se laisser faire On est trop frères Les Boys À la vie comme à la guerre On est trop fiers Les Boys »237

Pour les connaisseurs des quatre films de hockey « Les Boys », oui ce sont des joueurs de hockey stéréotypés des « ligues de garage », mais il y a un fond de vérité en rapport avec le thème de la fraternité et de la solidarité masculine.

De retour dans le vestiaire. La plupart du temps, sur un des murs, sont affichés les statistiques du club, des joueurs et le classement des équipes de la Ligue. Ceci a pour effet de placer les joueurs dans une obligation d’aller chercher les deux points qui procurent la victoire. Tout est mis en place pour la motivation, la musique rock vient « crinquer » en quelque sorte les joueurs et c’est eux qui font leur choix de mettre certaines chansons, dont la chanson thème du club et très

237 Éric Lapointe, auteur-compositeur, Les Boys, Québec, 1998.

213 souvent la chanson qui avait donné une victoire au dernier match, signe apparent de superstition.

On tente de toutes sortes de manières, individuellement et collectivement, de prendre contrôle sur l’ordre social et cosmique du moment afin d’arriver au but ultime, la victoire. On observe très facilement que la chambre de hockey est le lieu sacré pour préparer un scénario bien synchronisé qui se répète à chaque partie comme une pièce de théâtre en huit actes. L’arrivée, la période de réchauffement, la première période, le premier entracte, la deuxième période, le deuxième entracte, la troisième période et l’après-match. Il est très intéressant d’observer la ritualisation systémique de l’univers symbolique qui se crée et se réinvente dans la chambre de hockey et variant en fonction du déroulement et des résultats de chacune des périodes.

Le vestiaire est aussi le lieu où les joueurs se retirent entre les périodes pour réajuster leur jeu en fonction des stratégies et du pointage de l’équipe adverse. C’est un moment qui dure entre quinze et vingt minutes, un moment particulier, car chaque joueur a le temps de refaire ou renforcir le rituel de ses superstitions et réajuster son équipement. C’est aussi un moment opportun dont le capitaine se sert pour prendre la parole et « savonner »238 un ou des joueurs et/ou à l’inverse « encenser » le gardien de but ou l’équipe pour augmenter d’un cran la motivation et le moral des troupes. Prenons le temps de présenter deux extraits de discours d’un joueur, qui n’est pas le capitaine, mais qui se sent en droit de parler de par ses prouesses sur la glace, son ancienneté et son leadership connu et respecté de toute l’équipe. Le discours peut être réprobateur et/ou motivateur. On garde la confidentialité, car le proverbe respecté est « ce qui se dit dans la chambre de hockey reste dans la chambre de hockey. » Par contre, tous ceux qui ont joué au hockey senior connaissent très bien la teneur de ces discours. Les adversaires n’ont pas à connaitre les différentes stratégies mises

238 En terme plus précis : critiquer, réprimander, blâmer, châtier et à la limite, ridiculiser.

214 en place par un ou des joueurs et celles de l’instructeur-chef et encore moins le contenu des « meetings d’équipe ».

« Câlice les gars on perd 2-0, on a l’air d’une bande de tapettes, de fillettes estie, on ne frappe pas personne… Avez-vous des œufs dans vos épaulettes? En plus… on a juste 5 lancers au but et de loin. Il faut aller devant le net et déranger le « goaler » on le fait ben paraître, c’est trop facile pour lui ciboire. Il faut aller dans la zone payante. On doit se réveiller pis ça presse on a besoin de cette victoire-là… On a gagné contre des meilleures équipes que cette gang de trou de cul là… de bon rien… « Envoye », aiguisez vos hockeys, mettez vos épaulettes pis on les défonce… on revient icitte en deuxième avec l’avance… Pis s’il faut, « dropper » les mitaines on va leur régler leur cas. Let’s go! »

Un deuxième discours : « Good les gars on mène 3-2 pis on les a brassé en sacrement, aussitôt qu'ils penchent la tête on les frappe. Le « goaler » l’autre bord est « shaké » y boxe la rondelle depuis les cinq dernières minutes, c’est le temps en embarquant en troisième de ne pas s’endormir là-dessus, on continue de foncer au net pis lancer. Dans notre zone c’est « men to men » pis on continue de surveiller de proche le 67, on le lâche pas fesser le un peu, y’a la chienne. On ne lâche pas, on patine, on frappe pis on lance au but. Let’s go! »

Avouons que pour le néophyte ces discours ne sont pas vraiment ou pas du tout « politically correct », mais ils font partie d’un ensemble d’étapes que l’équipe doit vivre et franchir tout au long de la saison. Si le prosélyte croit que dans le contenu de ces discours, il y a un appel à la violence, nous croyons qu’il faut faire une parenthèse, une lecture au deuxième niveau, dirait notre ami Dumont. Nous le rappelons, le hockey est un sport robuste et viril avec contacts et combats. Ceux qui pratiquent ce sport ont été élevés, « éduqués » dans cet environnement, qui peut sembler violent ou brutal, mais en fin de compte ceci relève de préférences personnelles. Si votre sport de préférence c’est le curling, c’est une chose, mais pour les amateurs de l’UFC239, de combat extrême entre femmes et/ou hommes, nous nous retrouvons dans une tout autre catégorie de sport et de forme de « violence ». La violence apparait lors des débordements où

239 « L'Ultimate Fighting Championship » (UFC) est une organisation américaine d'arts martiaux mixtes.

215 quand, contre son gré, quelqu’un se retrouve attaqué, dominé, blessé ou même tué. C’est l’utilisation de la force ou du pouvoir physique et psychologique contre le consentement d’une ou des personnes. Nos observations du hockey senior s’échelonnent sur une période d’environ neuf ans et il y a eu un moment précis où les gestes posés par l’équipe adverse étaient de nature violente. Voici cet exemple de violence : lors de la période de réchauffement, les adversaires ont utilisé leurs rondelles en les frappant avec toute vélocité à la hauteur de la tête en direction de nos joueurs… Heureusement il n’y a pas eu de blessé, mais les joueurs étaient dans une situation dangereuse face à un acte de violence. Rappelons qu’Elias et Dunning, dans une fine analyse, nous expliquent très bien les notions du sport et de la violence maîtrisée. La « chambre de hockey » est un lieu de transformation en « guerrier » et de la spécificité d’expression de la masculinité.

Les joueurs nous ont mentionné à plusieurs reprises qu’il vaut mieux, pour une équipe, de se parler dans le blanc des yeux que de « mâcher de la guenille » ou de parler dans le dos d’un joueur ou pire encore de construire des « cliques », des clans. Rappelons que l’esprit d’équipe est cette vertu qui soudera les joueurs ensemble pour lutter contre l’adversité que la majorité des équipes traverse à un moment ou un autre de la saison. Une série de défaites, les blessures, les suspensions mettent à l’épreuve les équipes et il faut trouver des moyens pour s’en sortir. Le vestiaire est ce lieu de prédilection pour « laver son linge sale en famille ». Durant les pires moments de la saison, il arrive parfois que les joueurs par eux-mêmes convoquent une réunion d’équipe pendant la semaine, avant ou après un match. Le principe de ces rencontres, dirigées habituellement par le capitaine, est de vider son sac de hargne ou de discuter virilement des problèmes que certains vivent avec d’autres joueurs ou un joueur en particulier. Elle peut se tenir avec ou sans les instructeurs, dépendamment de l’enjeu en question. Nous avons assisté à plusieurs de ces rencontres appelées « meeting d’équipe ». Il y a trois règles non écrites; la première est que tous les joueurs, sans exception, pourront parler et auront le droit de s’exprimer à leur tour venu et

216 doivent être présents. La deuxième est, dans la mesure du possible, que la réunion se termine sur une note positive avec soit des excuses, de franches poignées de main, des accolades ou des résolutions sincères. La troisième règle, et non la moindre, et que le sujet est clos, qu’on ne reviendra jamais en reparler ni même faire allusion au contenu des discussions. Cette règle tient malgré la nature des propos échangés, car parfois, certains vont même jusqu’à pleurer ou s’invectiver ou très rarement en venir au corps à corps. C’est le secret de l’équipe. Nous revenons donc avec l’adage du hockey : « ce qui se dit dans la chambre de hockey reste dans la chambre de hockey ». Nous sommes donc en présence de niveaux de relations qui s’intercalent entre le sacré, la fraternité et l’amitié, qui sont les fonctions du vestiaire de hockey.

« D’abord, il y a deux vestiaires, un de chaque côté du corridor, un où les joueuses se changent, elles vont se déshabiller et revêtir leur survêtement et c’est dans ce vestiaire qu’elles prendront leurs douches après la partie. La nudité n’est pas un problème, il n’y a pas vraiment de gêne. De l’autre côté, il y a l’autre vestiaire et c’est là qu’on va mettre nos équipements et les instructeurs sont là pour préparer la game. » (Une informatrice).

« Il n’y a pas vraiment d’histoire du cul ou grivoise, on n’en parle pas comme les gars. On parle entre nous, en petits groupes, on pourrait dire qu’on se « bitch »240 un peu, surtout contre celles qui prennent trop de temps de glace ou ont mal joué. » (Une informatrice).

Nos entrevues avec les joueuses ne sont pas suffisamment nombreuses pour tirer des conclusions, mais sont à la fois suffisantes pour en déduire quelques affirmations. Selon nous, les informatrices ont de nombreuses années d’expérience dans le hockey et ont passé dans plusieurs vestiaires féminins pour dépeindre une certaine réalité. On note donc le fait qu’il y a une différence marquée entre le vestiaire des hommes et celui des femmes. Oui, il y a un esprit d’équipe, mais il serait hasardeux de parler de construction de la féminité. Nous dirions cependant que ce serait un sujet fort intéressant à ethnographier.

240 Notes : selon elles : « se bitcher » veut dire parler dans le dos d’une autre ou parler contre et en mal de cette ou ces personnes.

217 In fine, cette première partie explique en détails ce qui se déroule dans le vestiaire, et surtout permet d’en comprendre la fonction sociale et cosmique : notre fameux « dernier bastion des mâles ». La chambre de hockey, la « maison » est une unité sociale abstraite, un isoloir temporaire du reste de la société et par conséquent en retrait des femmes. C’est là, en partie, que la masculinité des joueurs se construit ou à tout le moins se vit. Dans les rites initiatiques, on retrouve tout le caractère privé et secret du lieu sacré qu’est le vestiaire, la chambre de hockey.

Ceci dit, nous considérerons maintenant le Pacifique-sud pour comparer la confrérie, la masculinité et le vestiaire dans des cultures si disparates et éloignées que les parallèles théoriques et ethnographiques semblent à priori impossibles. Pourtant, à notre avis, tel n'est pas le cas, et une telle comparaison a beaucoup à nous apprendre.

1.4 La « maison des hommes ». Ethnographies comparées

C’est en porte-à-faux que se croiseront quelques ethnographies nous provenant du Pacifique-sud océanien, de la Californie et de l’Amazonie. Nous ferons un détour chez les Baruya de Nouvelle-Guinée que l’anthropologue Maurice Godelier a étudié pendant plusieurs années à partir de 1967. Nous considérerons par la suite les Lau des îles Salomon, chez lesquels l’anthropologue Pierre Maranda a séjourné à plusieurs reprises à compter de 1966. Pour nous, il y a une piste importante à suivre, démontrant la scission des mondes masculins et féminins.

Mais avant tout, regardons ce que nous rappelle M. Désveaux au sujet de Lévi- Strauss en donnant un sens plus large à la « maison » en rapport au clan ou au lignage.

« On sait en effet qu’il consacra les dernières années de son enseignement aux sociétés « à maison ». Ses cours faisaient alors une large part à l'ethnographie de la côte Nord-ouest. Or il renonça à publier le livre qu’il

218 envisagea un temps sur cette question, et l’on doit se contenter de son bref article (entrée « maison ») publié dans un Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. »241

Les maisons des hommes en Californie centrale pouvaient aussi être des maisons de sudation (sweat lodges). En ce sens, cette combinaison fonctionnelle renvoie au vestiaire contemporain où le corps masculin (ou féminin, mais séparée de l'autre sexe) est collectivement régénéré. Là-dessus, voyons ce que nous mentionnent Frank R. Lapena sur les Wintu ainsi que Robert F. G. Spier sur les Foothill Yokuts dans le Handbook of North American Indians, Vol. 8 : California.

Démarrons sur une brève, mais éclairante explication de Lapena à propos de la maison des hommes chez les Wintu de la Californie.

« Structures There were from four to several dozen bark houses in a village. A settlement would have from 20 to 150 people. About 50 to 70 people might have an earth lodge. The earth lodge was circular and semisubterranean, 15 to 20 feet in diameter, with one center pole. The smoke hole was also an entrance and exit by way of a notched center post or a ladder of stick rungs lashed to the post by grapevine. The lodge was used for a men's gathering place (fig. 2), for sweating, for the shaman's initiation, and in cold weather for a sleeping place for unattached men. The dwelling was a conical bark house with poles lashed together covered with bark or evergreen boughs. The mountain Wintu dwelling was slab covered. The steam house and menstrual hut were domed brush shelters (Du Bois 1935:122-123). Voir Fig. 2. Men gambling in subterranean lodge at Chino village near the former town of Monroeville, at the mouth of Stony Creek. Drawing by Henry B. Brown, 1852. Voir Fig. 11, Chino village of subterranean dwellings and acorn caches near the former town of Monroeville, at the mouth of Stony Greek. Drawing by Henry B. Brown, 1852. »242

241 Emmanuel Désveaux, Au-delà du structuralisme. Six méditations sur Claude Lévi-Strauss, Paris, Éditions Complexe, 2008, p. 51. 242 Frank R. Lapena, "Wintu", pp. 324-340 in: Handbook of North American Indians, Vol. 8: California, Robert F. Heizer, Ed., Washington Smithsonian Institution, 1978, p. 326 et la figure 11 à la page 340.

219

Il existe donc dans les Amériques des « maisons des hommes » qui servent de maison de sudation, sauna, mais aussi pour tenir des réunions de discussions et de décisions entre les hommes de la communauté ce qui, par extension, est une forme de confrérie. Souvent, ces maisons sont en marge du village, mais assez près pour les voir. Elles sont souvent construites près d’une rivière ou d’un plan d’eau afin de bien suivre le processus des rituels. Allons voir ce que nous révèle Robert F. G. Spier à propos des Foothill Yokuts de la Californie.

« The sweathouse came in two forms according to its size and the locality. The northern Foothills Yokuts, as reported for the Chukchansi, built a circular structure (18 feet in diameter, up to 8 feet high) with a low conical roof. The floor was excavated to several feet below grade and a flame of heavy oak timbers erected. Roof beams of saplings held a layer of brush, which was then covered with earth. The doorway was in the lower portion of the roof wall with the fire close inside. A smoke hole was left at the top of the roof. There is some question about the presence of a central post to hold up the structure. Logically there must have been one, but it is not mentioned in Gayton’s account, which instead notes the possibility of use of the Miwok four-post design (Gayton 1948. 2:186). However, the four-post design was for the Miwok earth lodge, not their sweat lodge (Barrett and Gifford 1933:200-206).

The Central Foothills Yokuts had two forms of sweat-house. The smaller (about 15 feet diameter) was circular and had a center post. In many respects it seems like that of the Chukchansi, lending support to the supposition of a center post in the northern structure. The larger sweathouse (about 20 feet in major diameter) was more elliptical and had two main posts supporting a short center beam. Against the beam and the forks atop the main posts were radial poles reaching beyond the edge of the excavation to form rafters. On these a haphazard layer of sticks was laid to support brush and earth. The doorway was not closed but its location, side or end, is uncertain. There was no smoke hole but the fire was just inside the doorway, which doubled as a smoke vent (Gayton 1948, 1:60-61).

Foothill Yokuts sweathouses used only the heat of the fire; no heated stones or steam was employed. The men, with women and children excluded, sat close along the walls and talked or sang while they sweated. Each sweat was followed by a plunge into a nearby pool or stream. Late

220 afternoon was the time for a favored predinner sweat, but a morning session was added if time permitted.

The sweathouses, between sessions, were warm places to relax in cold winter weather. Women evidently went into the houses for this purpose when no men were around; there was no absolute taboo on their presence in the structures. These were merely men’s places. Men and boys might sleep in the sweathouse when quarters were crowded at home. Young, single men regularly stayed at the sweathouses. Any village would have one or two sweathouses that were quasi-public structures. They were built, usually at the instigation of the chief and always with his permission, by a group of interested men. One established no special right by building a sweathouse but had made a civic gesture.

The hemispherical shade was a light, temporary structure built by women for shelter from the sun. A half- dozen flexible poles were set in the ground along a semicircular arc and their tips drawn together and tied. Loose brush or mats were placed on these poles to shade the work place. A shade of this type, sometimes called a grinding booth, was set up over the granite outcrops where bedrock mortars were located. (Voir fig. 8. p. 477).

Settlement There was little organization to Foothill Yokuts settlements. Although Kroeber (1925:522) reports that the Yawdanchi of the central foothills built their houses in rows, there is no evidence of such regularity elsewhere. People built their houses according to individual choice without even consistency as regards door facing. If two houses belonged to one larger family then the doors would face each other. The location of modern houses on the sites of traditional villages, such as the Chukchansi village at Picayune, suggests that formerly houses were built 100 or more feet apart but within view. Sharing of springs, bedrock mortars, sweathouses, and swimming places would tend to hold people within a small area. However, the modem population of a place like Picayune is perhaps one-fifth of that in the early nineteenth century. If the area of the community even approaches that of the past, the density will be much lower and give a spurious air of spaciousness about the settlement. » 243

Terminons avec une réflexion de M. Désveaux à propos des Hupa de la Californie septentrionale là où la division sexuelle des tâches est très bien marquée par plusieurs activités exclusivement masculines et exclusivement féminines.

243 Robert F. G. Spier, "Foothill Yokuts", pp. 471-484 in: Handbook of North American Indians, Vol. 8: California, Robert F. Heizer, Ed., Washington Smithsonian Institution, 1978, p. 477.

221 « Commençons par regarder du côté du masculin. Car, dans ces sociétés, l’image en est en apparence plus simple. Les hommes sont donc associés en priorité à leur activité principale, la chasse, et au premier de leur gibier, le cerf de Virginie. Contrairement à ce qu’on observe plus au nord et à l’est, où les hommes vont le corps entièrement vêtu, ils ne portaient ici qu’un long pagne dont les dimensions suggèrent qu’il s’agissait de la peau entière d’un cervidé. Lorsqu’ils se retrouvaient entre eux dans la vaste maison de sudation qui, dans chaque village, leur servait de maison des hommes, ils étaient nus. Au moins une forme rituelle, attestée chez les Hupa et dite White Deerskin Dance, consistait en une parade masculine où étaient exhibées des dépouilles entière de cerf, comprenant pattes, sabots et tête. Pour rester dans le même ordre d’idées, à savoir celle d’un mimétisme entre l’homme et le cerf, signalons une technique de chasse très répandue qui consistait à approcher sa proie en se tenant « à quatre pattes », muni d’un leurre : le chasseur portail un heaume, sorte de masque intégral, fait d’une tête d’un cerf tué précédemment. »244

Sans aucun doute, nous pouvons affirmer que l’existence des « maisons des hommes » est unificatrice et exclut par moment les femmes et les enfants, tout comme les vestiaires de hockey servent de lieu de réunions et de rituels. Ce qui nous transporte en Amazonie, un dernier détour avant d’aller en Océanie. Dans Le cru et le cuit, le premier volume des Mythologiques, Claude Lévi-Strauss aborde la question de la « maison des hommes » dans le mythe 5 des Bororo : origine des maladies.

« Par sa structure particulière, ce mythe pose des problèmes d’une telle complexité que, dans le cours de ce livre, son analyse devra être faite en plusieurs fois, et par morceaux. Nous ne relèverons ici que les caractères qui le rattachent au même groupe que les mythes précédemment examinés. D’abord, le héros est un « Baitogogo », volontairement reclus et confiné dans la hutte familiale, c’est-à-dire le monde féminin, parce qu’il répugne à prendre sa place dans la maison des hommes. Les Bororo connurent-ils jadis une institution socio-religieuse encore préservée par leurs mythes dans le motif du « garçon cloîtré »? […] Comme on l’a noté plus haut, ce sont les femmes, au moment de l’initiation, qui se lamentent d’être définitivement séparées de leurs fils, non l’inverse. En revanche, il existe bien une coutume bororo relative à un « garçon cloîtré » : celle dite du « fiancé honteux ». Il fallait que les parentes de l’épouse fissent violence au jeune marié, en déménageant d’office ses effets personnels. Lui-même met longtemps à se décider, avant de changer de résidence ; pendant plusieurs

244 Emmanuel Désveaux, La Parole et la substance. Anthropologie comparée de l’Amérique et de l’Europe, Paris, Les Indes savantes, 2017, p. 116.

222 mois, il continuera d’habiter la maison des hommes, « jusqu’à ce qu’il se soit guéri de la honte d’être devenu un mari. » (Colb. 3, P; 40)1 »245.

Donc que ce soit à travers un mythe ou dans le prolongement de celui-ci ou dans la réalité, la notion « d’exclusion », de « rituel » ou « rite de passage » semble importante aux hommes pour une manifestation masculine symbolique, peu importe la forme qu’elle prend ou la manière qu’elle se construit. Il y a une symétrie culturelle dans la fonction de la « maison des hommes ».

Pour certains, il pourrait sembler peu pertinent de comparer des sociétés dites traditionnelles avec nos sociétés postmodernes et particulièrement la pratique du hockey en Amérique du Nord. Alors, pourquoi aller si loin en termes spatio- temporels? Quels sont les véritables liens? D’abord, les éléments tirés de ces ethnographies nous semblent très près de nous et fondamentaux pour comprendre ce « besoin d’isolement » des hommes et des femmes. D’ailleurs n’est-ce pas l’essence même de l’anthropologie de comprendre, analyser et comparer des cultures qui, de prime abord, se présentent comme très différentes? Les parallèles et les analogies découvertes nous mènent au cœur même des questions et des réponses que nous abordons, comme celle de cette rupture ou de scission entre les espaces masculins et féminins. Ce que nous appelons le « dernier bastion des mâles » est en fait un clin d’œil à nos sociétés contemporaines devenues féminisées où les jeunes garçons dans la cour de récréation ne peuvent plus se chamailler sans qu’on parle d’agressivité et de violence.

Il ne faudra pas oublier un fait particulier en Amérique. La structure même du hockey fait en sorte que les jeunes joueurs désirant jouer à un niveau compétitif, et qui bien entendu ont le talent et les moyens financiers de le faire, quitteront très tôt le foyer familial, souvent vers quatorze ou quinze ans, pour jouer à un

245 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques*, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, pp. 68-69. Voir la photo III : Vue partielle du village bororo de Kejara, sur le rio Vermelho. La maison des hommes se profile en avant des huttes de la moitié Tugaré. On aperçoit au fond les contreforts de la chapada, p. 70.

223 niveau supérieur, d’élite. Ils sont alors dans l’obligation de quitter le cocon familial et, si cela leur est possible, ils atteindront les rangs juniors majeurs, où par exemple ils seront appelés à se déplacer sur ce vaste territoire que constituent le Québec et les provinces maritimes, qui va de Rouyn-Noranda jusqu’à la ville du Cape Breton, en Nouvelle-Écosse. On parle ici d’une distance de 2000 kilomètres et plus, une vingtaine d’heures de route. Plus tard, ceux qui désirent concilier hockey et études de haut niveau devront aller vers les universités canadiennes et américaines. Ceci explique qu’en très bas âge le joueur est appelé à quitter son lieu natal et aller vivre avec d’autres jeunes hommes souvent sur une période de cinq à six ans. Ceci nous ramène sous une forme moderne aux Baruya et à cette « rupture » avec le domaine des femmes ou celui des mères à tout le moins.

Les Baruya n’avaient jamais vu de « blancs » avant 1951. Ce n’est qu’à ce moment que des soldats et des porteurs conduits par le jeune officier australien, Jim Sinclair, se rendirent dans les hautes montagnes de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée à la recherche des marchands de sel et autres. Le professeur Godelier est arrivé chez les Baruya pour la première fois en 1967.

« En 1951, c’est l’une de ces barres de sel et quelques détails de ce genre qui excitèrent la curiosité de Jim Sinclair, jeune officier qui venait d’être nommé à Mumeng. Aussitôt, il décida de monter une expédition pour découvrir ces fameux Bakia. Après quelques semaines de détours inutiles dans une région terriblement accidentée, il parvint enfin avec sa colonne dans la vallée de Wonenara. Là, il fut surpris de voir, au milieu d’une tribu qu’aucun blanc n’avait encore visitée, un grand nombre d’hommes porteurs d’outils d’acier. Il fut surpris également devant les vastes champs de canne à sel qui s’étendaient au fond de la vallée, parsemés de constructions qu’on lui expliqua être des fours à sel. Admiratif, il en fit la description dans son journal de bord246. »247.

246 Ce journal est resté inédit, mais Jim Sinclair m’a autorisé à le consulter. Lui-même a publié le récit de sa découverte des Bakia dans Behind the Ranges, Melbourne, Melbourne University Press, 1966 (cf. notamment chap. IV). Notes de bas de pages, p. 205. 247 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 205.

224 Est-ce que Maurice Godelier, le spécialiste des Baruya, serait étonné d’apprendre que nous pouvons, ou du moins tentons, faire des parallèles théoriques et ethnographiques avec les hockeyeurs nord-américains? Il faudrait lui demander. Ce qui importe ici est de déterminer si ces liens existent et surtout quels sont-ils. Cette section tentera de faire valoir les liens qui existent et ceux qui n’existent pas entre la production des Grands Hommes et les joueurs de hockey senior.

« Jusqu’en 1960, les Baruya se gouvernaient eux-mêmes et leur société était de celles que la nôtre appelle primitives248, parce qu’il y manque ces deux piliers de la « civilisation » que sont les classes et l’État. En 1960, l’Australie décida qu’il était temps pour elle de civiliser les Baruya, et elle étendit sur eux le pouvoir de son État. Pour leur apporter la paix, elle entreprit de la « pacifier » et, une fois pacifiés, elle se mit à les gouverner. »249

Nous allons entrer au cœur du sujet, mais surtout au centre de l’ethnographie des Baruya et il est très important, à ce moment-ci de faire une mise en garde au lecteur. Nous voulons préciser que les liens à faire entre les Baruya et les hockeyeurs seniors sont au plus de deux niveaux. Le premier est de voir et comprendre comment la scission et le retrait des hommes entre eux crée une rupture entre les sexes et module une construction masculine idéologique. Ceci doit se faire sans confondre les manières d’exécuter culturellement ces constructions, différentes de part et d’autre. Le deuxième lien réside dans l’utilisation des nombreux rituels, souvent reliés à des superstitions; ce ne sont certes pas les mêmes rituels, mais la structure, elle, est très similaire. Dans le résumé d’un séminaire de Klaus Hamberger en anthropologie de l’espace social intitulé « Espaces sexués : métamorphoses de la maison des hommes » est abordée la question à travers la morphologie spatiale et la topologie sexuelle.

248 Les termes « primitifs ou société primitive » ne sont plus utilisés aujourd’hui en anthropologie où on utilise le terme « société traditionnelle » qui est, selon nous, beaucoup moins péjoratif. Nous nous en excusons auprès de l’auteur et du lecteur, car dans l’imaginaire, particulièrement des Occidentaux, le terme « sociétés primitives » dépasse de loin négativement l’idée d’une société sans classe et sans État. 249 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 9.

225 « Notre parcours prendra comme point de départ les sociétés amérindiennes de l’Amérique du Sud, notamment celles qui se caractérisent par un espace public unisexué dont le modèle est la « maison des hommes ». Si cette institution se distingue (à des degrés variables) par une exclusion des femmes, sa fonction ne s’éclaircit que dans son rapport d’opposition à un espace domestique qui apparait symboliquement marqué par le sexe féminin.

En retraçant les transformations qui conduisent de l’exemple le plus radical d’une séparation permanente des sexes (le village Mundurucu) jusqu’au modèle d’une maison unique qui se transforme périodiquement d’un espace domestique profane en un espace public sacré (la maloca tukano), nous verrons que la polarité spatiale des sexes implique aussi deux façons opposées de penser le rapport entre les sexes […] »250

Dans les villages mundurucus, tous les garçons de plus de treize ans vivent dans un même ménage, et toutes les femmes et les filles vivent avec tous les jeunes garçons de moins de treize ans dans un autre. On peut donc avancer que ce principe de création d’un espace réservé aux hommes n’est pas présent uniquement en Océanie ou au Québec, mais aussi chez les sociétés autochtones du sud et du nord, Amazonie et Californie. Nous avons cherché du côté des maisons Kwakiutl de la côte ouest-canadienne décrites par Boas, mais il n’y a pas d’unité unisexuée marquante251. Certes, il existe d’autres types de « maisons » en Amérique du Nord, comme l’unité identifiable qui est reliée au rite de la tente tremblante et dont l’officiant est un chaman. Toutefois, l’analogie est trop mince pour incorporer celle-ci aux sociétés avec une « maison des hommes ».252

Nous voulons par cette démarche théorique apporter une contribution tangible au diffusionnisme contemporain et plus tard nous en servir avec l’analyse structurale. Les exemples ethnographiques des Lau et des Baruya deviennent donc fondamentaux dans notre démarche théorique, et sont selon nous un choix

250 Klaus Hamberger, « Espaces sexués : métamorphoses de la maison des hommes », Programme des enseignements et séminaires, EHESS, 2010-2011, p. 134. 251 Franz Boas, Anthropologie amérindienne, Paris, Champs-Flammarion, 2017, pp. 226-232. 252 Emmanuel Désveaux, Spectre de l’anthropologie. Suite nord-américaine. Montreuil, Aux lieux d’être, 2007, p. 295.

226 tout à fait approprié. Par contre, il faut tenir près de soi la lunette ou le kaléidoscope du relativisme culturel sinon on pourrait complètement échapper l’essence même de l’objectif, soit d’établir des liens ethnographiques entre des populations en apparence totalement différentes. Bref, voilà la démonstration pour les deux autres groupes ethniques.

Les Baruya :

« Autrefois l’espace était couvert de chemins dédoublés : le chemin des femmes était en contrebas de celui des hommes. Les villages eux-mêmes étaient divisés en trois zones, et cette division demeure. Dominant le village, une ou plusieurs maisons d’hommes entourées d’une palissade délimitent un espace strictement interdit aux femmes. C’est là que vivent les garçons après que, vers l’âge de neuf, dix ans, on les a séparés de leur mère pour les initier : ils y restent jusque vers vingt ou vingt et un ans, âge auquel ils se marieront. Les hommes mariés reviennent coucher dans la maison des hommes chaque fois que l’une de leurs épouses accouche ou a ses règles. Tout en bas du village, dans une zone de taillis et de fourrés, les femmes mettent au monde leurs enfants dans des abris de branches et de feuillages qu’elles brûlent après usage. L’endroit est strictement interdit aux hommes et ceux-ci, lorsqu’on suggère d’essayer d’y entrer, refusent en manifestant leur dégoût par des cris, des rires stridents, des trépignements sur place qui, en Europe, seraient pris pour des manifestations d’hystérie. »253

Chez les Lau il faut d’abord mentionner qu’ils vivent sur des îles artificielles faites à partir des blocs de corail extraits du fond de la mer et recouvertes du sable de Sulioné provenant de la grande plage voisine des îles « dites » naturelles. L’archipel des îles Salomon, dont la capitale Honiara, est située sur l’Île de Guadalcanal, et les Lau habitent, eux, sur des îles artificielles près de l’Île de Malaita. En 1986 on comptait soixante-trois îles artificielles tandis qu’il n’y en avait que trente-trois en 1929.

Les Lau : division du territoire en trois. « Les Lau descendirent de la montagne pour construire de toutes pièces leur habitat dans la lagune. Ils transportèrent à l’horizontale le modèle

253 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 31.

227 relativement vertical des lieux d’où ils émigrèrent. La topographie de chaque îlot se conforme donc aux règles qui, dans les agglomérations de la grande île, les structurent très rigoureusement. Ces villages, bâtis à flanc de montagnes et de coteaux, comprennent trois quartiers. En amont, celui des hommes – le haut leur appartient – où ils dorment, mangent, travaillent et dans lequel aucune femme ne peut pénétrer sans causer la mort de ses occupants. Chargées du pouvoir de donner la vie, redoutées en vertu de leur nature chtonienne (filles du Python), elles peuvent « électrocuter » les hommes. En aval, le quartier mixte où se trouvent les maisons familiales gouvernées par les femmes, et en contrebas, le quartier féminin, celui des menstruations, des accouchements, lieu de refuge et de repos à l’abri des hommes, où il fait bon s’abandonner à la douceur d’être entre compagnes. »254

Les Baruya : maison des hommes – abris menstruels

« Une maison d’homme est une vaste construction, la plus vaste du village, solide, faite pour durer, signalée aux visiteurs par un bouquet. En revanche, les abris menstruels construits par les femmes sont faits de branches coupées et pliées en arcades sur lesquelles on jette des bottes d’herbe. Ils suffisent pour quelques jours. C’est à côté, dans les fourrés, que les femmes enterrent le placenta, les bébés mort-nés ou ceux qu’elles n’ont pas voulu garder. »255

Les Baruya : Le haut, le bas et la maison divisée en deux et le foyer

« Entre ce haut et ce bas du village sont dispersées, dans un espace cette fois bisexuel, les maisons où vivent les familles, qui comprennent le mari, sa ou ses femmes, ses filles non mariées et ses garçons non-initiés. Mais dès qu’on pénètre dans une maison, on voit se reproduire la ségrégation entre les sexes. L’espace intérieur est divisé par une ligne imaginaire qui passe par le milieu du foyer, construit au centre du cercle que forme le plancher. Dans le demi-cercle proche de la porte vivent et dorment l’épouse et ses enfants. De l’autre côté, au-delà du foyer, c’est l’espace du mari, et c’est là que doivent se tenir les hommes qui pénètrent dans la maison. Une femme doit éviter d’aller dans la partie masculine de la maison, et en aucun cas elle ne doit enjamber le foyer, car son sexe s’ouvrirait au-dessus du feu – or celui-ci sert à cuire la nourriture qui va dans la bouche de l’homme. Le foyer lui-même est construit par les hommes du lignage du mari, son père, ses frères, qui y allument le premier feu comme le Soleil, dans la mythologie

254 Pierre Maranda, Voyage au pays des Lau. (Îles Salomon, début du XXIe siècle), Paris, Éditions Cartouche, 2008, pp. 58-59. 255 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 31.

228 baruya, avait donné aux hommes le feu primordial. Ce sont des hommes encore, les co-initiés de l’époux qui construisent la maison des nouveaux mariés et placent à son sommet quatre ou cinq bâtons pointus appelés nilamayé, « fleurs du soleil », lesquels mettent la construction sous la protection de ce dernier, père de tous les Baruya. »256

Les Lau : Mythe le haut et le bas

« L’ontologie malaitaine stipule la primauté existentielle du féminin sur le masculin, primauté néanmoins inversée sociologiquement par la patrilinéarité. Le haut, masculin, appartient aux hommes et le bas, aux femmes. Ceux-là, occupant un espace ontologique instable – lorsqu’on est en haut, on est toujours susceptible de chuter –, se soumettent en vassaux inquiets aux secondes, qui se tiennent au ras du sol d’où on ne peut choir. À la femme, fille du serpent Python – Terre mère dispensatrice de tous les biens –, s’associe la glèbe féconde et protectrice. À l’homme, fils d’on ne sait qui, on associe le ciel. Cela recoupe le mythe des hommes demeurant entre eux au firmament et qui, dans l’impossibilité de se reproduire, dépêchent sur terre l’un des leurs, Laukeni, afin qu’il en ramène l’une de ces mystérieuses créatures. Mais le « Ravisseur de femme » (c’est la signification de son nom Laukeni) échoua lamentablement, car, envoûté, il demeura sur terre. Le héros légendaire des Lau est aussi l’inventeur de l’alafolo, arme de guerre, arme sacrée, instrument constitutif de l’identité de tout homme. »257

Chez les Baruya, quatre stades d’un long rite initiatique s’échelonnent sur une dizaine d’années. Voici les étapes de la vie d’un homme Baruya (apmwélo).

1er stade de l’initiation – yiveumbwayé

« Puis un soir, vers l’âge de neuf ans, un homme vient chercher le garçon et l’enferme dans sa maison avec tous les garçons du même âge. C’est le moment de la disjoindre du monde féminin. »

2e stade de l’initiation - kawetnié

« Puis, vers douze ans, cependant que se déroulent les cérémonies d’initiation des tchouwanié et des kalavé, des troisième et quatrième stades,

256 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, pp. 31-32. 257 Pierre Maranda, Voyage au pays des Lau. (Îles Salomon, début du XXIe siècle), Paris, Éditions Cartouche, 2008, pp. 58-59.

229 les yiveumbwayé deviennent les kawetnié. Après divers rituels qui se déroulent en forêt ou près de la maison des hommes, de jour et de nuit, les yiveumbwayé abandonnent dans un endroit caché de la forêt leurs pagnes à demi-féminin et leurs vieilles capes, que les responsables de ce deuxième stade d’initiation accrochent très haut au tronc d’un arbre géant où ils resteront pourrir. »

3e stade de l’initiation - tchouwanié

« Vers quinze ans, les kawetnié deviennent des tchouwanié. Les cérémonies durent près de cinq semaines et sont, avec celles qui consacrent la rupture des mouka d’avec le monde féminin, les plus importantes de tout le cycle des initiations baruya. »

4e stade de l’initiation – kalavé – le fiancé et sa 1re menstruation

« Tant que les parents d’un jeune homme ne lui ont pas trouvé d’épouse, celui-ci doit rester tchouwanié et, à l’initiation suivante, il ne peut devenir kalavé comme tous ces autres co-initiés. Pour la première fois depuis dix ans, il cesse d’avancer du même pas que tous ceux qui avaient pleuré, souffert, eu faim avec lui. »258

Pourquoi toute cette démonstration d’un rite d’initiation extrêmement complexe? Par où et comment s’obtient la masculinité? Qu’est-ce que la masculinité? Pourquoi allez voir la séduction chez les Lau? Pourquoi les Lau et les Baruya construisent-ils culturellement un environnement restreint que pour les hommes? On a dit à Anne Saouter lors de ses enquêtes sur le terrain : « ce qui est dommage, car ce serait très intéressant pour vous, c’est qu’il y a un lieu où vous ne pourrez jamais aller : les vestiaires. »259 Pierre Maranda pour sa part n’a jamais pu aller ou entrer dans la section des femmes chez les Lau.

Toutes d’excellentes et pertinentes questions, mais nous ne croyons pas être en mesure de répondre à toutes ces questions et cela fait l’objet, déjà, d’une littérature abondante et qui va plus ou moins dans le même sens. Développer

258 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, pp. 61-68. 259 Anne Saouter, « La maman et la putain », in: Terrain 25, Des sports, Paris, Mission du Patrimoine ethnologique, 1995, p. 19. Voir aussi : « Être Rugby » Jeux du masculin et du Féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, 202 pages.

230 davantage sur « une » définition de « la » masculinité serait, à notre avis, totalement suicidaire. D’ailleurs, ce n’est pas parce que le sujet doit être abordé à l’intérieur d’une thèse qu’il doit en devenir le thème central, malgré sa sacralité ou, à tout le moins, son importance fondamentale. Nous croyons que les pratiques sportives vont dans le même le sens, c’est-à-dire celui de faciliter le développement de la masculinité. D'autre part, nous avons recueilli quelques témoignages de joueuses de hockey de haut niveau qui nous définissent dans leurs mots la masculinité. Continuons sur cette lancée et allons voir un des éléments importants de la construction de la masculinité.

2. Sport-spectacle, intimidation et bagarres au hockey

« Au Canada, vous n’êtes pas un joueur de hockey tant que vous n’avez pas perdu quelques dents. » Andy Bathgate260

Dans les sports de contact viril comme le hockey senior, il y a ce qu’Elias et Dunning (1994) appellent la « violence maîtrisée ». On surnomme souvent les joueurs les « gladiateurs des temps modernes » quand on les voit avec leurs équipements et leurs bâtons. Il ne reste que probablement quelques sports dans nos sociétés post-industrielles pacifiées où le combat entre deux personnes consentantes est permis, incluant la boxe, les combats extrêmes, le rugby et le hockey (où un combat n’entraine qu’une pénalité majeure). Le hockey est un monde d’homme où la masculinité est encore bien présente.

« Quand j’me bat, j’entends la foule m’encourager, c’est drôle de voir les gens crier parfois plus fort que lors d’un but. » (Un informateur).

260 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, p. 63. Andy Bathgate https://fr.wikipedia.org/wiki/Andy_Bathgate. Andrew James Bathgate – né le 28 août 1932 à , dans la province du au Canada — mort le 26 février 2016 à Brampton en Ontario) est un joueur de hockey sur glace professionnel de la Ligue nationale de hockey. Il effectue 17 saisons dans la LNH en tant qu'ailier droit et joue successivement pour les Rangers de New York, les Maple Leafs de Toronto, les Red Wings de Détroit et enfin les Penguins de Pittsburgh.

231 Replaçons-nous dans le contexte des années 1974-1975 alors que la LNH était dominée par une équipe de durs à cuire, les Flyers de Philadelphie, qui ont remporté la Coupe Stanley deux années consécutives sous les ordres de l’instructeur-chef, le « nébuleux » Fred Shero. Le propriétaire des Jaros de la Beauce, André Veilleux veut absolument construire une équipe à l’image des Flyers pour obtenir du succès sur la patinoire et aux guichets, et remplir à pleine capacité le Palais des sports de Saint-Georges de Beauce. Il obtient une franchise et son équipe vient joindre les rangs de la NAHL (North ) créée en 1973, c’était le premier club canadien de cette ligue installée aux États-Unis, qui existe toujours. D’ailleurs, cette ligue a inspiré le scénario écrit par Nancy Dowd du film culte Slapshot (1977).

« Un soir maussade de l’automne 1974, Nancy Dowd, une jeune écrivaine qui rêvait de rédiger un scénario pour un studio d’Hollywood reçut un appel pour le moins particulier de son frère cadet. Ned Dowd, 23 ans, ailier gauche des Jets de Johnstown, était complètement ivre au bout du fil. Son club connaissait un début de saison misérable et des rumeurs de dissolution se faisaient persistantes. Le pauvre Ned pleurait comme un gamin, craignant de perdre son boulot. Nancy trouva l’histoire à la fois triste et touchante. »261

Ces mêmes Jets de Johnstown seront les Chiefs de Charlestown dans le film et leurs principaux adversaires agonistiques seront les Bulldogs de Syracuse, inspirés des « fameux » Jaros de la Beauce.

Avant même que la rondelle ne tombe sur la patinoire pour le match d’ouverture, la rivalité était déjà en place entre le club-école officiel des Nordiques de Québec (LNH), les Nordiques du Maine et les « nouveaux » Jaros de la Beauce. Les journalistes de Québec avaient pimenté la rivalité en disant que le « bagarreur » Alan Globensky serait présent et irait rétablir la loi à Saint-Georges. Pour la deuxième fois en 24 heures, ces deux équipes allaient s’affronter; la veille, les Nordiques avaient perdu 8-2. Dans le vestiaire des « délinquants » de la Beauce,

261 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, p.175.

232 on discutait à savoir qui prendrait Globensky. « Pour les bagarreurs des Jaros, l’occasion était trop belle de se faire un nom ». Nous pouvons affirmer deux éléments centraux de la bagarre : premièrement, elle sert à l’affirmation de la masculinité et deuxièmement, à l’intimidation de l’adversaire. En périphérie, elle sert aussi aux bagarreurs à se faire un nom – une réputation. Comment? En remportant un combat où les chances de gagner ou de mettre KO un « goon » adverse ayant une réputation sont minces. Les partisans sont heureux lorsque cela se produit, et ceci pourrait constituer une des clés dans la séduction de la gent féminine.

Nous présentons une description assez juste de cette époque et de ce qui pouvait se passer lors d’une rencontre de hockey :

« Le match débuta et la rondelle se retrouva rapidement le long de la bande, derrière la ligne bleue des Nordiques, à quelques mètres du banc des joueurs. Globensky se dirigea vers le disque pour le récupérer, suivi par Garneau qui vint le mettre en échec. Les deux hommes n’eurent pas besoin de se lancer d’invitation et les gants tombèrent. L’homme fort du Maine frappa le premier et son adversaire se retrouva immédiatement en mauvaise posture. Plusieurs diront plus tard que Garneau était sur le point d’en « manger toute une ». Mais l’issue du combat ne fut jamais connue, car Troy se jeta sur eux sans avertissement.

Jim Troy se trouvait de l’autre côté de la patinoire lorsque Garneau et Globensky en vinrent aux coups. Chargé à bloc depuis les premières rumeurs émanant de Québec quelques heures plus tôt, l’impulsif Américain passa à l’action. La cible était trop belle. Du haut de ses 6 pieds 2 pouces, il s’élança à fond de train vers les deux belligérants. Sans même ralentir sa course, il frappa Globensky à la tête. Sous le choc, les trois hommes furent projetés sur la glace. Dans les secondes qui suivirent, les deux bancs se vidèrent et ce fut la mêlée générale. Un amoncellement de joueurs se retrouva par-dessus un Globensky complètement sonné. Dans la confusion la plus totale, des coups des plus sournois furent donnés.

(…) Quarante ans plus tard, quand Michel Garneau se souvient des événements du match d’ouverture, il assure qu’il n’a jamais mordu ou égratigné le dur à cuire des Nordiques. »262

262 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, pp. 70-71.

233 Certains partisans interrogés parleront de la « belle époque »! La renaissance de ce genre de hockey au Québec se fera en 1996. Un peu d’histoire pour ne pas s’y perdre, mais pas trop, car il y a eu tellement de dissolutions et de changements de noms d’équipes et de ligues qu’on en perd son latin. Ce détour demeure au centre de notre thème soit l’intimidation et les bagarres qui caractérisent le hockey senior au Québec, encore aujourd’hui. La ligue est créée en 1996 à la suite de la fusion de deux ligues : la Ligue senior majeure du Québec (LSMQ) qui évoluait dans la région de Montréal et la Ligue senior de la Mauricie (LHSM) en Estrie. À la suite de la fusion, la ligue porte le nom de la Ligue de hockey semi-professionnelle du Québec (LHSPQ) et comprend treize équipes. En 2003, le temps d’une saison, on changea le nom pour LHSMQ – Ligue de Hockey senior majeur du Québec qui fut renommé l’année suivante la Ligue Nord-Américaine de Hockey (LHNA) fondée en 1996 et toujours existante, mais avec six équipes. La saison suivante, en 2004, la ligue devient professionnelle et change de nom pour devenir la Ligue nord-américaine de hockey (LNAH).

Tout cela pour dire qu’il y a deux ligues du même nom : la NAHL aux États-Unis, au sein de laquelle les Jaros de la Beauce ont joué seulement une saison (1975- 1976 et dissolution en décembre 1976), et la ligue toujours existante du même nom, mais en français et au Québec, LNAH. L’apogée de cette ligue se situe à deux moments importants qui marquèrent l’univers symbolique du hockey senior à jamais. Le premier étant quand les Chiefs de Laval, calqués sur l’image de la robustesse des « goons » du film culte Slapshot et portant le même chandail fétiche, remportent les séries et la Coupe Futura des printemps 2002 et 2003. Nous avons assisté aux sept parties de cette série contre Thetford-Mines, les deux arénas étaient pleins à craquer, des buts, des mises en échec, de l’intimidation, des bagarres et des bagarres générales à l’image du film. Empruntons l’expression des partisans : « du hockey pour homme ».

« Chaque organisation comptait également dans ses rangs des vétérans aigris qui, eux, n’avaient pas réalisé leur rêve, et qui n’hésitaient pas à

234 évacuer leur frustration en martelant sans cesse l’adversaire. C’était sans oublier tous ces bagarreurs, engagés uniquement pour leurs habiletés pugilistiques. Il fallait donc être armé pour aller à la guerre.

Certes, la présence de francs-tireurs et de durs à cuire était nécessaire pour espérer remporter des matchs sur la route, mais il fallait aussi compter sur le travail acharné des soldats de première ligne, les joueurs de soutien. »263

Le deuxième point culminant est la saison 2004-2005 alors que la ligue (LNAH) sort grande gagnante du « lock-out » de la LNH. Plusieurs joueurs de la LNH sont alors sous contrat avec des équipes de la LNAH, dont le célèbre bagarreur de la région de Québec, Donald Brashear. Afro-Américain natif de l’Indiana, il a grandi à Val-Bélair en banlieue de Québec. Il viendra joindre les rangs d’une récente concession, le Radio X de Québec qui joue ses matchs locaux au Colisée de Québec, dans les lieux sacrés des défunts Nordiques de Québec déménagés au Colorado. Il devient alors, sans l’ombre d’un doute, la vedette incontestée de la ville et « terrorisera » ses adversaires jusqu’à la victoire en série pour l’obtention de la Coupe Futura.

Après cette page d’histoire, revenons au hockey senior AAA qui nous préoccupe plus particulièrement, et dont dix équipes sont toujours en lice aujourd’hui. En tout, il existe encore 16 équipes de hockey senior au Québec, le phénomène n’est pas en expansion. Les anthropologues Bernard Arcand et Serge Bouchard ont tenu des propos sur le thème de « la fin du mâle » qui rejoignent notre questionnement. Le hockey est-il le « dernier bastion des mâles » ou est-il « la fin du mâle »? Voici une intéressante inversion.

« Les mâles vont bientôt disparaître et sans dire un mot. Car même s’ils font parfois du bruit, les vrais mâles ne parlent que rarement. Ils disent peu, ne s’expriment pas souvent par bavardage. Leur silence ne vient pas du fait qu’ils auraient appris à se taire, on dirait plutôt que c’est un choix, un peu à la manière de ces enfants qui, vers l’âge de quinze mois, semblent décider de tout investir soit dans la parole, soit dans leurs premiers pas. Les mâles ont opté pour le geste, et les grands mâles parlent donc peu. (…) Les mâles

263 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, p. 142.

235 sportifs répondent en grognant aux tortueuses questions des petits commentateurs myopes, nerveux ou bedonnants. Voyez aussi tous ces débats publics où les mâles sont couramment accusés de tous les maux : le plus souvent, ils n’y disent rien et ne répondent presque jamais. Bref, c’est le silence des taureaux. Puis les mâles demeurent un mystère et, justement, on en parle peu. […] Les femmes ont désormais accès à la force brute, alors que les hommes sont moins poussés vers la poursuite de la beauté abrutie. Comme s’il était plus admirable d’être fort, comme si le terrain traditionnel des vertus de l’ancienne masculinité n’avait rien perdu de sa noblesse. Et, il fallait s’y attendre, les femmes qui s’y sentent à l’aise s’y montrent très habiles. Pas surprenant, donc, que tout le monde cherche du travail et que plus personne ne veuille faire la vaisselle. »264

Bien entendu, il y a une note humoristique, mais derrière ces écrits se cachent sûrement quelques vérités.

« Moi je me bats pour trois raisons, la première c’est de me défendre quand je reçois un « cheap shot » ou je suis ben tanné de me faire écœurer. La deuxième est pour défendre un de mes joueurs qui est dans le trouble pis la troisième raison est pour le show et faire virer le vent de bord. Je me bats dix ou douze fois par année. J’aime ça pis les filles aussi. » (Un informateur).

« Moi j’aime ça dans le réchauffement aller passer l’autre bord de la ligne rouge, dans leur zone, leur passer le message que je suis là à soir et que je suis prêt, je suis sûr que ça intimide. » (Un informateur).

« Moi la bagarre, je ne cours pas après ça, j’m’en tiens à mon jeu et j’essaie d’éviter ça. On a des gars pour ça et c’est pour ça que c’est un sport d’équipe. » (Un informateur).

Voyons le tout comme un système transformationnel de la masculinité vers un ralentissement du sport-spectacle en appliquant la formule :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F bagarre (masculinité) : F sport-spectacle (intimidation)

:: F bagarre (intimidation) : F fin du mâle (a-1) (sport-spectacle)

264 Serge Bouchard et Bernard Arcand, De la fin du mâle, de l’emballage et autres lieux communs, Montréal, Boréal, 1996, pp. 114-120.

236

x - bagarre y - sport-spectacle a - masculinité b- intimidation a-1 = fin du mâle

Groupe de Klein :

Les axes (x) bagarre / (y) sport-spectacle et (a) masculinité / (b) intimidation pour la métonymie.

Les axes (x) bagarre / (a) masculinité et (y) sport-spectacle / (b) intimidation pour la métaphore.

Dans notre approche diagonale déjà mentionnée pour comprendre comment la construction de la masculinité fonctionne par des vases communicants, nous irons survoler quelques autres sports. Qu’en est-il de la violence, s’il y a lieu?

2.1 La violence, le masculin et les sports

Nous allons démarrer cette section par un texte très intéressant de Jim McKay et Suzanne Laberge « Sport et masculinités » (2006) qui fait la lumière sur un concept fort populaire et pertinent, l’hégémonie masculine265, mais qui devrait être considéré avec certaines appréhensions et réserves.

265 Le concept de masculinité hégémonique a été élaboré par Connell à partir de 1995. C’est un concept qui voit le genre comme une construction sociale. Cette masculinité serait le seul modèle mis en valeur et prisé. La masculinité hégémonique repose sur la subordination, la complicité et la marginalisation d’un genre par rapport à l’autre. La subordination fait référence à la soumission des hommes qui ne correspondent pas au modèle hégémonique à ceux qui lui correspondent. La complicité implique que bien que beaucoup d’homme n’adhèrent pas au modèle de masculinité hégémonique, beaucoup d’entre eux en tirent des avantages nets. La marginalisation contribue à créer un groupe d’exclus qui peut servir de contre-modèle, comme les homosexuels. La subordination, la complicité et la marginalisation sont en constante interaction et sont parfois difficilement discernables dans l’analyse. In:

237 McKay et Laberge avancent l’hypothèse suivante : la pratique sportive est très certainement l’un des symboles les plus convaincants de la masculinité hégémonique. Pourquoi hégémonique?

« Du point de vue proféministe, les hommes et les femmes sont minés par ce qu’il appelle la « masculinité hégémonique » – c’est-à-dire la forme culturellement idéalisée du caractère masculin qui met l’accent sur les liens existant entre la masculinité et la rudesse, l’esprit de compétition, la subordination des femmes et la marginalisation des gays. Selon Connell, la masculinité n’est pas une « structure de caractère appauvrie », comme certains critiques l’affirment, mais plutôt une « plénitude ». II soutient cependant que « cette caractéristique spécifique de la masculinité hégémonique est oppressive, car elle se fonde sur la subordination des femmes et la renforce. » »266.

Rappelons que dans le langage courant, l'hégémonie est une domination sans partage d’un groupe social ou sur les autres.

« Si le sport représente un symbole vraisemblablement très convaincant de la masculinité hégémonique, c’est en partie parce qu’il incarne précisément l’apparente supériorité naturelle des hommes sur les femmes. Alors que la force physique a perdu beaucoup de son importance dans le maintien des idéologies de supériorité masculine dans la plupart des institutions, la puissance brute proprement dite – que de nombreux sports exigent – demeure encore perçue comme une preuve matérielle et symbolique de l’ascendance biologique des hommes. Ainsi les hommes peuvent prétendre que leurs performances sportives seront toujours plus rapides, plus hautes, plus longues et plus fortes que celles des femmes […] »267.

Rangeons-nous pour un moment derrière les écrits du Professeur Descola dans son livre, Homo Ludens – Le corps en jeu. Selon nous, il n’aborde pas le sport et le jeu en termes d’hégémonie, mais plutôt sous l’angle de sa fonction rituelle. «

Simon-Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sport, rituel et homophobie, Béziers H&O éditions, 2008, pp. 9-10. 266 Jim McKay et Suzanne Laberge, « Sport et masculinités », in: Clio, Le genre du sport, 23, 2006, p. 3. 267 Jim McKay et Suzanne Laberge, « Sport et masculinités », in: Clio, Le genre du sport, 23, 2006, p. 5.

238 Je continue à essayer d’être un observateur. C’est mon métier, en tant qu’anthropologue, d’essayer de comprendre la diversité des manières d’être humain dans le monde. Une nouvelle manière d’être humain, dans le monde, maintenant, va probablement consister à être des humains augmentés. Cela nous rendra-t-il moins humains ou humains par ailleurs? »268. Monsieur Descola pose une bonne question et si on met l’humain en rapport avec ses corps d’homme et de femme, la question ne se pose plus, car la différenciation des sexes est assez documentée pour savoir que les deux sexes des humains sont différents. Donc l’hégémonie se situe à un niveau politique ou se résume à une question de pouvoir. Continuons dans ce sens et voyons comment M. Descola aborde le sujet dans une perspective holistique des humains et des « non humains » qui cohabitent.

« En revanche, la plupart des êtres ont des corps tout à fait singuliers qui les mettent en contact avec des portions du monde seulement. Et donc la vie d’un oiseau n’est pas la vie d’un poisson, qui n’est pas la vie d’un insecte, etc., parce que chaque classe d’êtres a des dispositions physiques qui lui donnent accès à une partie du monde. C’est ce que j’appelle la « physicalité. »269

Poursuivons avec son témoignage :

« Et le seul sport en salle que j’ai fait, pendant quelques années, à une époque où j’avais décidé d’arrêter de fumer, c’était la boxe française. Mais je dois dire que j’aimais autant le sport que l’atmosphère très sympathique et un peu vieux jeu qui régnait dans la salle de boxe. Et qu’en gardez-vous? J’en garde une certaine décontraction face aux petites avanies. Quand on est stressé, tendu, je recommande à tout le monde de faire de la boxe française, on voit le monde avec beaucoup plus d’équanimité après une séance d’entrainement. On est en particulier débarrassé de toute agressivité. »270

268 Philippe Descola, Homo Ludens – Le corps en jeu – Cultures, Paris, Carnets Nord, 2017 (2011), p. 95. 269 Philippe Descola, Homo Ludens – Le corps en jeu – Cultures, Paris, Carnets Nord, 2017 (2011), p. 29. 270 Philippe Descola, Homo Ludens – Le corps en jeu – Cultures, Paris, Carnets Nord, 2017 (2011), p. 58.

239 Tournons-nous maintenant vers un classique de la sociologie du sport, soit l'ouvrage d’Elias et Dunning et particulièrement son chapitre 8 « Lien social et violence dans le sport ». Selon eux, il existe au moins huit distinctions parmi les formes de violence humaine. Nous ne retenons que la deuxième qui se rapporte au sport.

« 2. Si la violence est « jeu » ou « simulacre », ou bien si elle est « sérieuse » et « réelle ». On distinguera aussi la violence « rituelle » de la violence « non rituelle » ; toutefois, il convient de signaler que, quoi qu’en pensent Marsh et ses collègues, le rituel et le ludique peuvent tous deux avoir un contenu violent. »271

Par conséquent, oui, la violence existe dans certains sports, mais on tente de la « contrôler », de la « civiliser ». Qu’en est-il de la violence dans le stade, celle des supporteurs?

« Si le football est devenu un cadre dans lequel ces valeurs s’expriment, c’est en partie parce que les normes de virilité lui sont intrinsèques. Dans cet affrontement ludique aussi, les réputations masculines se maintiennent ou sont perdues. Par sa dualité inhérente, il se prête aisément à l’identification au groupe et au renforcement de la solidarité du groupe « dans-le-groupe » en face d’une série de groupes « hors-du-groupe » facilement identifiables, l’équipe adverse et ses supporteurs. Certains de ces supporteurs étant issus de communautés caractérisées par diverses solidarités segmentaires, le houliganisme, qui se manifeste par des affrontements entre bandes de supporteurs rivaux, est un résultat prévisible. Pour conclure, il me semble fondé de voir dans le houliganisme du football le pendant des ancêtres populaires du football, superposé toutefois et mêlé de manière complexe au jeu moderne, plus différencié et « civilisé. »272

Le cas du rugby demeure différent du football, car c’est un sport de contact et qui dit contact dit aussi robustesse. Ce sport, à l’occasion, peut entrainer des débordements et parfois des actes de violence, sans toutefois qu'il y ait eu préméditation. L’ethnographie d’un club à Saint-Vincent-de-Tyrosse par Sébastien Darbon en est un bel exemple.

271 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986), p. 312. 272 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986), p. 334.

240 « Lors de la deuxième mi-temps, une succession rare de fautes d’arbitrage (nombreux hors-jeu, ballons au sol non sifflés, refus d’un essai tyrossais) déséquilibre progressivement le match au profit des Nîmois qui, un deuxième essai à la cinquante-quatrième minute. Aux hurlements des spectateurs, qui injurient copieusement l’arbitre, répond une nervosité de plus en plus perceptible des joueurs, et l’irréparable se produit peu avant la fin du match : à la suite d’une mêlée relevée une bagarre générale se déclenche entre les joueurs, bientôt renforcés par les spectateurs des tribunes découvertes. Au sein de cette confusion indescriptible dont n’arrivent à venir à bout ni l’arbitre et ses deux assesseurs, ni le délégué sportif, ni même les deux malheureux policiers municipaux présents, les coups pleuvent de droite à gauche et le public des tribunes couvertes se lève pour une bronca mémorable. Puis, le défoulement collectif ayant atteint sa limite, tout rentre dans l’ordre. Mais la fête est gâchée. »273

Voilà le genre de débordements qui peuvent arriver et cela sans que personne ne s’y attende. Au hockey, cela se termine habituellement assez bien. Est-ce un exutoire? La réponse est oui. Cela n’empêche pas certains gens d’être frileux face à ce genre de spectacle. Nos sociétés pluralistes laissent le libre choix aux gens d’y assister ou pas. Le rugby est un sport dur, brutal, macho, viril, masculin, mais non violent, une confrontation de gentlemen. On peut le comparer au football américain. La boxe a ses règles bien précises, pas de coups sous la ceinture, les boxeurs ont des gants. De tous les sports, il y a, entre autres, le combat extrême et le calcio florentin qui sont encore plus violents, mais ne jouissent pas de la même popularité.

Si on se fie aux spécialistes de la question, nous croyons faire fausse route ou, à tout le moins, prendre une autre direction à l’intersection bourdieusienne en lien avec son approche de la domination masculine. Oui, les Baruya ont tout mis en place pour la domination, mais cela passait beaucoup par l’exclusion des femmes et par la domination politique, économique et à la fois magique, par la force du chaman.

273 Sébastien Darbon, Rugby mode de vie. Ethnographie d’un club à Saint-Vincente-de- Tyrosse, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1995, pp. 129-130.

241 Mais le hockey touche une toute autre dimension, disons unique, en matière de violence et c’est ce qui devient séduisant pour plusieurs. On explique cette violence par le jeu brutal à l’intérieur d’une surface de jeu limitée par des remparts de bois de plus d’un mètre de haut et entourée d’une baie vitrée qui fait jusqu’à 3 à 4 mètres de haut, une arène. À l’inverse des autres sports, la dureté et la violence se retrouvent sur la surface de jeu entre les joueurs. Les spectateurs assistent avec partisannerie et, dans la majorité des cas, dans un calme relatif tout en demeurant pacifiques, maîtrisant leur violence et agressivité. Au football, il y a peu de violence sur la surface de jeu, car les contacts et les bagarres ne sont pas permis, contrairement au hockey. Au football, ce sont les spectateurs qui deviennent violents, on a une symétrie inversée. On n’a qu’à penser à tout le phénomène des hooligans qui est très bien documenté.

Anne Saouter nous lance sur une dernière piste sur laquelle nous conclurons cette section.

« Les femmes sont effectivement aujourd’hui présentes dans presque toutes les disciplines sportives. Quelques-unes ont même réussi à marquer de leur nom l’histoire du sport, récoltant des médailles ou accédant aux postes de dirigeantes. Ont-elles pour autant acquis définitivement toute légitimité sociale dans l’espace des pratiques sportives?

Au regard des discriminations dont elles font régulièrement l’objet, il serait malaisé de répondre par l’affirmative sans sérieuses réserves. Car si le champ sportif a indéniablement intégré les femmes, il a corrélativement engendré ses propres outils de contrôle pour perpétuer un modèle préservant le masculin comme référent ultime. Le test de féminité en est un parfait exemple. »274

Saouter souligne qu’il y a, entre l’émancipation et l’asservissement, un monde sportif qui offre la démonstration d’une police du corps que même les luttes féministes ont pour la plupart minorées. Elle donne en exemple l’athlète sud- africaine Caster Semenya, l’athlète indienne Dutee Chand et la Française Amélie Mauresmo. C’est ici que nous retrouvons McKay et Laberge sur l’hégémonie

274 Anne Saouter, Des femmes et du sport, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2016, p. 12.

242 masculine. Nous voyons que pour le reste des luttes féministes, le terrain est difficile à gagner, bien qu'il soit indéniable que les temps changent et que certaines améliorations apparaissent. Pourquoi avoir croisé la violence et l’hégémonie masculine dans la même section? Pour démontrer qu’il n’y a pas de lien causal entre les deux, ils se jouent à des niveaux bien différents et nous n’avons pas abordé la question du pouvoir financier, car celui-ci est plus près de l’hégémonie masculine que du sport-spectacle et de la violence. Un dernier point sur l’hégémonie masculine est que nous pensons que le concept est beaucoup trop englobant et qu’il y a place aux nuances, aux individus, par conséquent nous n’avons pas vraiment pu observer ce concept sur notre terrain. Là-dessus, le Québec a peut-être des avancées qu’on ne connait pas suffisamment bien pour les comparer.

2.2 La rivalité des équipes

La rivalité entre les équipes se construit durant les saisons et tend même à provenir des saisons précédentes. Oui, les victoires et les défaites jouent un rôle particulier, mais quand on veut croiser les thèmes de violence et rivalité, on change de registre. On a déjà mentionné qu’au Québec il y a eu, à l’époque du « Old school » hockey, pendant la saison de 1975-1976, une équipe nommé Les Jaros de la Beauce qui a évolué dans La Ligue Nord-Américaine de hockey « North American Hockey League » (NAHL) pour une saison seulement, mais quelle saison! Voici quelques extraits d’un livre de Steve Vallières qui relate l’histoire de cette équipe d’une année, mais reflète si bien l’époque des Flyers « Broad Street Bullies » de Philadelphie de la LNH.

« Joe Hardy attendait. Comme ses coéquipiers, il gardait le silence. On leur avait dit de patienter dans le vestiaire le temps qu’un policier vienne les chercher. En fait, les forces de l’ordre de Syracuse devaient procéder à l’arrestation d’au moins deux autres joueurs sur les événements survenus en début de troisième période. Joe, le capitaine de l’équipe, essayait encore de comprendre ce qui s’était passé.

243 Lorsqu’une bagarre avait éclaté dans la foule, il était sur la glace, aux premières loges, pour voir ses trois coéquipiers, qui ne jouaient pas ce soir- là, Wally Weir, Gilles Bilodeau et Peter Folco, se faire malmener par des spectateurs en furie. Les partisans de cette ville de l’État de New York étaient les plus craints de toute la North American Hockey League; des menaces de mort fusaient couramment en direction des joueurs, de la bière lancée des estrades douchait les entraineurs postés derrière le banc et des billes de fer atteignaient les gardiens de but qui devaient se protéger en s’agenouillant à l’intérieur de leur cage. Joe n’avait donc pas mis trop de temps à comprendre que les trois hommes couraient un grave danger. »275

Il y a des endroits et des arénas moins accueillants que d’autres, ce sont aussi des guerres de clochers et au Québec cela existe toujours. Il y a des histoires qui ont marqué les deux équipes : des défaites amères, des arbitres qui volent la partie, des bagarres perdues, des blessures importantes, des « cheap shot », des joueurs que l’on déteste, la liste est longue et la pire insulte est de coucher avec la copine d’un joueur adverse. On oublie souvent le facteur âge, car certains joueurs s’affrontent depuis le hockey mineur, se connaissent et parfois se détestent. Cette rivalité peut aussi provenir de la foule, par exemple, les villes de La Tuque et Donnacona sont des milieux hostiles aux joueurs visiteurs. Bref, il y a des identités qui s’affrontent. D’ailleurs, toutes les équipes, à quelques rares exceptions, accumulent beaucoup plus de victoires localement que sur la route.

« Les gars à soir on doit se tenir ensemble, car vous savez qu’icitte ce n’est pas facile, on se fait tirer toutes sortes de choses, on se fait crier après, mais on reste focus sur notre objectif de venir chercher les 2 points. Quand il y a un hors-jeu, on sort du tas pis on revient au banc ou on se place pour la mise au jeu. Ils vont essayer toute la soirée de vous intimider, de vous déconcentrer. On reste concentrés et on joue notre game. » (Un informateur).

Nous avons déjà abordé la question au chapitre trois donc nous serons succincts sur cette section, mais la rivalité est comme un nuage qui plane au-dessus de l’ensemble du sport-spectacle, de la construction de l’identité voire même de la

275 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, 2015, p. 9.

244 construction de la masculinité dans le sens de la confrérie. Alors il est important de se souvenir de ce thème.

3. Les « gladiateurs modernes » et la séduction des femmes par le hockey

Le vestiaire est le « lieu de passage » bidirectionnel, car il transforme l’homme en « sportif guerrier » en revêtant le chandail et « l’armure ». Après la partie, à sa sortie vers le bar il se transforme à nouveau et redevient « lentement » le citoyen qu’il était, en transition avec le statut de vedette après la partie, surtout s’il a marqué deux ou trois buts ou a gagné son combat. Le bar est toujours au même endroit et permet aux joueurs de célébrer la victoire ou de noyer la défaite avec les partisans et les partisanes. Les copines ne sont pas toujours présentes et surtout pas toute la nuit. Certains se permettent quelques écarts et les célibataires profitent de ce statut « temporel » de vedette pour séduire et se laisser séduire. Très souvent, l’alcool coule à flots, ce qui désinhibe les acteurs et les actrices. Les après-matchs (troisième mi-temps) permettent le retour à la vie « normale » en assurant la transition de l’intensité du match vers la tranquillité de la vie quotidienne. Les joueurs doivent avoir un rituel qui leur permet de s’exprimer et d’assurer cette transition, c’est le rôle de l’après-match d’aller tous ensemble prendre une bière au bar du commanditaire, on pourrait même dire que c’est une tradition.

« Au bar, c’est très rare qu’il manque un gars, tout le monde est là pis on fête, on s’amuse et on relaxe. Pour moi après la game, prendre deux ou trois bières dans la chambre ensemble et après aller au bar, pour moi c’est vraiment ce que j’aime. » (Un informateur).

Anne Saouter pose la bonne question dans sa recherche sur le rugby. « Mais le rugby, sport de la virilité par excellence dans l’imagerie collective, n’exige-t-il pas obligatoirement un jeu de miroir pour valider cette virilité : le regard des femmes?

245 Car pourquoi être viril si ce n’est pour le sexe opposé? »276 On pourrait poser la même question pour le hockey.

Anne Saouter nous explique bien ce qu’est la troisième mi-temps au rugby et nous verrons plus loin comment l’après-match se déroule pour les hockeyeurs. Les jeux sexuels des rugbymen en troisième mi-temps peuvent donc être détournés pour le plaisir. La performance sexuelle s’accompagne d’une absence totale de considération pour leur partenaire féminine. Il y a exclusion et rupture de la copine ou de l’épouse.

« La groupie est vouée à un traitement analogue. Elle apparait à la charnière de la troisième et de la quatrième mi-temps, quand le groupe masculin est prêt « à faire n’importe quoi » et après que les quelques épouses qui auraient pu encore se trouver là se sont éclipsées. »

« La groupie choisit d’être une maîtresse partagée, d’avoir plusieurs amants. Elle est une forme d’inversion du personnage du joueur. Elle joue aussi avec son corps en dehors de la norme sociale. Elle s’intègre dans le collectif en usant outrancièrement des atouts de sa féminité. Elle se prête au jeu avec un naturel et une gaieté qui ne laisse subsister aucun doute quant à la raison de sa présence. »277

Les jeux de séduction et charnels sont présents.

« Au bar ce n’est pas rare que je me fais accoster, hé mon beau X tu as bien joué ce soir, voudrais-tu une petite gâterie… » (Un informateur).

« Un soir, après la game, il y a eu une fille qui a baisé au bar avec mon coéquipier. Un peu plus tard je l’ai emmené chez nous et on a baisé ensemble. Le lendemain mon coéquipier m’a dit qu’il l’a baisé une autre fois au motel. Un tour du chapeau pour la madame. » (Un informateur).

Nous y reviendrons dans les pages qui suivent.

276 Anne Saouter, « La maman et la putain », in: Terrain 25, Des sports, Paris, Mission du Patrimoine ethnologique, 1995, pp. 14-15. 277 Anne Saouter, « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, pp. 143-144.

246 3.1 La question des genres – polarité sexuelle au hockey

D’abord, nous allons faire un détour pour expliquer le concept de genre qui n’est pas celui du sexe. Disons rapidement, en partant du modèle traditionnel, qu’entre l’homme uniquement hétérosexuel et la femme uniquement hétérosexuelle il y a plusieurs autres catégories qui peuvent aussi se superposer278.

D’abord quelques définitions et explications. Qu’entendons-nous par genre? La notion de genre se réfère aux rôles socialement construits. Le genre concerne les hommes et les femmes, ainsi que la conception de la féminité et de la masculinité. À la différence du genre, le sexe fait uniquement référence aux caractéristiques biologiques de l’individu.

Le genre : « Le genre traduit quelque chose du sexe en faisant valoir l’écart entre l’anatomique et le psychique, le génital et le social, l’assignation et l’affirmation […] le genre soulève et révèle des processus de constructions sociales et culturelles qui le fondent, éclairant du même coup la construction également sociale du sexe, défait de sa naturalité ou de sa génitalité, mais pas désexualisé pour autant. » (Vincent Bourseul, 2017). « Nous appelons « genre » la manière de penser, les comportements, les attitudes, les représentations; c’est une façon de classer les individus ou les choses dans des boîtes mentales qui ont été créées avant nous » (Françoise Héritier, 2010). L’attirance sexuelle fait pour sa part référence une attirance sexuelle ou émotionnelle que l’on éprouve pour une autre personne, qu’elle soit ou non du même sexe biologique que soi. Allons encore un peu plus loin dans les activités sexuelles, les identités sexuelles variées et les différentes orientations sexuelles en abordant le mouvement

278 Notes : nous considérons le contexte médiatique (automne 2017) associé au mouvement Meetoo Québec, aux États-Unis, et en France. Le Québec est secoué par des allégations et dénonciations de comportements déplacés à connotation sexuelle – paroles déplacées, harcèlement, exhibitionnisme, attouchements, agression sexuelle et viol – reliées à des personnes influentes du monde médiatique, politique et du spectacle. Il est important de garder les propos dans le contexte du terrain. Nous nous soustrayons de tous ces propos insolents et dégradants en respect pour les femmes, nos mères et nos sœurs.

247 LGBTQ+QIP2SAA. En guise de référence, voir cet excellent reportage qui explique le tout en détails279.

Tableau LBGTQ+QIP2SAA

 L- Lesbienne Q Questioning (curieux)  B- Bisexuel-le I Intersexe  G- Gay P Pansexuel-le  T- Transgenre - transsexuel) 2S Personnes avec 2 esprits  Q- Queer A Asexuel-le  A Allié - e – s aux LGBTQ+

Et finalement pour boucler la boucle voici L’Échelle de Kinsey de 1 à 7 (1948).

Tableau de l’Échelle de Kinsey : (Dr Alfred Kinsey de l’université d’Indiana)

0 Exclusivement hétérosexuel(le) 1 Prédominance hétérosexuelle, expérience homosexuel(le) 2 Prédominance hétérosexuelle, occasionnellement homosexuel(le) 3 Bisexuelle sans préférence 4 Prédominance homosexuelle, occasionnellement hétérosexuel(le) 5 Prédominance homosexuelle, expérience hétérosexuel(le) 6 Exclusivement homosexuel(le) 7 Asexuel(le

Avec ces tableaux et échelles, nous croyons avoir démontré la complexité qui intervient quand vient le temps de définir le genre. Notre objet d’étude ne porte pas sur la variété des catégories de genres, ni sur l’orientation sexuelle, ni sur les pratiques sexuelles, mais plutôt sur la différenciation des sexes, soit la masculinité et de la féminité, et sur la polarisation sexuelle au hockey senior.

279 http://www.divertissonsnous.com/2018/02/20/lgbtqqip2saa-savez-vous-ce-que-ce-sigle-veut- dire

248 Nonobstant ces variations sur le genre, Elias et Dunning nous présentent une réflexion intéressante à propos du masculin et du féminin.

« Corollairement, les chances des hommes d’accéder au pouvoir diminuent et celles des femmes augmentent en proportion chaque fois que les relations dans une société ou une partie de la société deviennent plus pacifiées, lorsque les chances qu’ont les femmes de s’engager ensemble dans l’action rejoignent ou dépassent celles des hommes, et que la ségrégation sexuelle commence à s’effacer. Les valeurs machos des hommes jouent ainsi un rôle plus important vis-à-vis de l’identité masculine dans des conditions sociales où l’affrontement est fréquent et où l’équilibre du pouvoir penche nettement en faveur des hommes. En revanche, les tendances machos des hommes évoluent vers la « civilisation » lorsque les relations sociales sont pacifiées, les chances d’accession au pouvoir des femmes plus grandes, et la ségrégation sexuelle effacée. »280

En parlant de ségrégation sexuelle, il faut aborder la question de l’homophobie et de l’efféminophobie281 dans le vestiaire. Nous avons procédé à de nombreuses observations et avons souvent posé les questions de manières différentes, mais en obtenant les mêmes réponses. Il existe dans le vestiaire des blagues et un discours qui réfèrent aux homosexuels, bien que ceux-ci ne soient pas clairement ou radicalement homophobes. Néanmoins, à une certaine époque dans le hockey senior, le discours pouvait aller jusqu’au harcèlement. De nos observations, le discours demeure sous une forme de taquinerie anodine sans plus.

« L’organisation des Jaros faisait également face à un autre problème, interne celui-là. Le « traineur » de l’équipe, Raymond Labbé, était victime de harcèlement de la part de certains joueurs. Labbé n’arrivait pas à répondre aux demandes de tous : il avait de la difficulté à bien aiguiser les patins et à

280 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986), p. 370. 281 L’homophobie peut être définie comme I’hostilité générale, psychologique et sociale, à l’égard de celles et ceux censés désirer des individus de leur propre sexe ou avoir des pratiques sexuelles avec eux. Forme spécifique du sexisme, I’homophobie rejette également tous ceux qui ne se conforment pas au rôle prédéterminé par leur sexe biologique (Borrillo, 2000 :26). L’efféminophobie peut à son tour être considérée comme une variante particulière de l’homophobie et du sexisme. Elle est le mépris de ce qui peut être féminin chez un homme — et cela, indépendamment de l’orientation sexuelle de celui-ci. (Lajeunesse, 2008 :19).

249 réparer certaines pièces d’équipement. De plus, le jeune homme efféminé avait constaté assez rapidement que dans un monde macho comme l’était celui du hockey, et à une époque où les préjugés dictaient encore les comportements de beaucoup de gens, il était difficile de se faire respecter. Deux ou trois joueurs, dont l’Américain Jim Troy, commencèrent à se moquer de lui. Puis les moqueries se transformèrent en harcèlement. On faisait semblant de l’embrasser, on lui achetait des fleurs, on lui offrait des Playgirl, etc. Malheureusement, personne n’osa intervenir et le problème demeura entier. C’était la mentalité de l’époque : les hommes qui n’affichaient pas leur virilité n’avaient pas leur place dans le monde du hockey professionnel. »282

Depuis les comportements ont changé. Il faut nuancer et le commentaire qui suit, comme d’autres commentaires semblables, nous semblent révélateurs :

« Quand on traite un gars de tapette dans chambre, c’est plus pour le taquiner qui de viser les homosexuels. On veut dire qu’il a eu peur ou il a joué mollement avec la rondelle. » (Un informateur).

De ce que nous avons observé, il ne s'agit pas d'un thème sur lequel les joueurs s’attardent ou s’acharnent, à tous le moins si l’on compare aux conversations reliées aux histoires de sexe et de soûleries, qui occupent une grande partie du temps dans le vestiaire après les parties et les pratiques.

Par contre, il existe un paradoxe important relié à l’idée de l’efféminophobie que l’on doit absolument souligner. Il y a une pièce d’équipement de « l’armure » du hockeyeur, qui sert à tenir les bas de hockey, que l’on nomme « le porte- jarretelles » et qui en a toute l’apparence. Il est surprenant de voir ce puissant symbole de féminité porté par ces hommes. Il y aurait place à une intéressante application de la formule canonique.

Nous avons retenu de notre analyse du discours des informateurs dans le vestiaire au sujet des genres, six points principaux en ordre d’importance :

282 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, 2015, p. 93.

250 1) C’est un lieu de festivité après les matchs et la bière fait partie du rituel et allège l’atmosphère où les langues se délient et on se raconte des histoires d’aventures sexuelles.

2) C’est la maison des hommes. Juste avec des hommes, c’est le terreau de la transmission de l’identité masculine et c’est un lieu où s’ingurgitent plusieurs bières.

3) Le sujet de leurs organes génitaux se retrouve souvent au centre des conversations, la masculinité se « mesurerait » souvent par la taille du pénis ou en fonction des performances de celui-ci.

4) Les « secrets » du vestiaire procurent une forme de puissance à la « fratrie sportive », une forme de complicité qui augmente la force entre les joueurs.

5) Le caractère « hétérocentré et phalocentré » du discours présume de l’hétérosexualité de tous les joueurs de l’équipe, mais aussi de la différence de ce qui ne leur ressemble pas : les femmes et les hommes non conformes à leur modèle de masculinité.

6) Le vestiaire est un lieu de taquineries envers les « hommes qui ne sont pas comme ils le devraient » et envers l’autre sexe dans le but de renforcir leur image, leur masculinité.

Madame Héritier et monsieur Désveaux m’ont répété à plusieurs reprises que le thème s’inscrivait dans une polarisation des sexes, mais d’abord sur la question de la masculinité et de la féminité madame Héritier nous explique que ces identités existent par contraste et de manière métaphorique. Le secret des hommes est l’agressivité et le secret des femmes est la séduction.

« Les hommes sont des chasseurs et leur attraction passe par la « combativité » et le pouvoir de séduction des femmes passe par la « désirabilité », la mise en scène comme des actrices. » (Une informatrice).

251 En survolant le hockey dans une analyse structurale, madame Héritier voyait très bien que le bâton de hockey, phallique – masculin, se passait, de l’un à l’autre, la rondelle sphérique – féminine, elle tourbillonne pour terminer dans un réceptacle, sphérique aussi, donc du féminin, qu’est le but. Elle avançait que le sport collectif était le lieu de reproduction afin d’améliorer la force, par conséquent le pouvoir de fécondation. Que l’homme et la femme étaient un modèle rêvé d’adaptation sociale, une bipolarité universelle. À ce sujet, il faut absolument expliquer le terme « scorer », sur le plan de la sémantique, qui signifie à la fois faire un but et avoir eu une relation sexuelle avec une femme.

Pour terminer avec la polarité sexuelle au hockey, même le vestiaire des femmes est différent :

« Nous, on ne raconte pas en détails nos prouesses sexuelles, on fait des commentaires superficiels et la majorité des femmes ne se promènent pas nues dans les vestiaires, il y a une très grande pudeur. » (Une informatrice).

La pudeur est associée au monde féminin, et l’« exhibitionnisme », au monde masculin ». (Lajeunesse, 2008 :100). Voilà une belle piste de départ à exploiter pour comprendre le prochain thème.

3.2 Les éléments « genrés »

Dans le chapitre trois, première partie de L’empire de l’éphémère (1987) – La mode ouverte : « Masculin-féminin », Gilles Lipovetsky nous livre une observation très intéressante :

« Mais la vraie nouveauté réside surtout dans le formidable développement de ce qu’on a coutume d’appeler le sportswear. Avec le vêtement de loisir de masse, l’habillement masculin a fait son entrée véritable dans le cycle de la mode avec ses changements fréquents, son impératif d’originalité et de jeu. Après la raideur austère, les couleurs sombres ou neutres, le vêtement masculin a fait un pas en direction de la mode féminine en intégrant la fantaisie comme un de ses paramètres de base. Les couleurs vives et gaies ne sont plus inconvenantes : sous-vêtements chemises, blousons, tenues de tennis, laissent maintenant jouer librement les couleurs dans leurs combinaisons multiples. Tee-shirts et sweat-shirts exhibent des inscriptions

252 et graphismes drôles, ce qui est amusant, enfantin, peu sérieux, n’est plus interdit aux hommes. « La vie est trop courte pour s’habiller triste » : tandis que les signes de la mort disparaissent de l’espace public, le vêtement des deux sexes se met à l’heure du bonheur de masse propre à la société de consommation. Au procès de disjonction, constitutif de la mode de cent ans, s’est substitué un procès de réduction de l’écart vestimentaire des sexes se lisant, d’une part, dans l’inclusion, fût-elle partielle, du vêtement masculin dans la logique euphorique de la mode, d’autre part, dans l’adoption de plus en plus large, par les femmes, depuis les années 1960, de vêtements de type masculin (pantalon, jean, blouson, smoking, cravate, bottes). La division emphatique et impérative dans le paraitre des sexes s’estompe, l’égalité des conditions poursuit son œuvre en mettant fin au monopole féminin de la mode et en « masculinisant » partiellement la garde-robe féminine. »283

Nous pouvons transposer ces observations au hockey en ce que l’expression d’une non-conformité de genre correspond à la définition de ces jeunes qui n’appartiennent pas à cette « maison des hommes », en conformité avec la construction masculine disons, « classique », pour ne pas dire « traditionnelle ». La non-conformité, soit l’homosexualisation et l’efféminisation par rapport aux joueurs de hockey ne passe pas très bien. Les jeunes « non-conformes » ont tendance à quitter la pratique du sport plutôt que de devenir des boucs émissaires.

« Le vestiaire est souvent un lieu de terreur pour les jeunes hommes en non- conformité de genre ». « On observe que les jeunes hommes en non- conformité de genre vont quitter les sports d’équipe pour des sports individuels, patinage artistique, tennis, etc. »284

« Quant au genre, les femmes pratiquent des sports qui leur étaient interdits – cela reste à expliquer – ou plutôt dont on les « préservait »; s’engagent- elles ainsi dans un chemin vers la parité ou n’est-ce pas souligner l’écart? Quand il n’y a plus de domaine réservé, les différences prennent du relief

283 Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris Gallimard, 1987, p. 152. 284 Simon Louis Lajeunesse, L’épreuve de la masculinité. Sports, rituels et homophobie, Béziers, H&O éditions, 2008, pp. 74-76.

253 (dommage que personne n’en tienne compte dans ce volume, comme aurait pu le faire Anne Saouter [2000]…) »285.

Nonobstant cette critique, nous pensons qu’Anne Saouter a soulevé à plusieurs reprises ces questions, précisément dans le dernier chapitre où elle aborde la question du rugby au féminin et surtout dans son dernier volume Des femmes et du sport (2016). Nous en resterons là, mais ceci nous ouvre la porte à la question d’égalité des chances pour la pratique des sports traditionnellement masculins. Mme Héritier précise sur cette question et M. Désveaux aussi, que ce n’est pas parce que les opportunités n’y sont pas, mais parfois c’est que tout simplement il y a un manque d’intérêt ou de candidates. Faisons le détour vers le hockey féminin au Québec. En rafale : statistiques, stéréotypes et préjugés. Nous avons retenu les provinces du Québec et de l’Ontario :

Tableau – Population et patinoires

Canada – population : 36 286 000 Québec – population : 8 400 000 Ontario – population : 14 135 000 Québec :  200 000 hockeyeurs mineurs  400 000 hockeyeurs adultes  373 Arénas – glace intérieure (Québec)  710 Arénas – glace intérieure (Ontario) Filles et femmes qui jouent au hockey:  6500 filles et femmes au Québec  40000 filles et femmes en Ontario286

Il est frappant de constater que les filles et les femmes ontariennes préfèrent, ou à tout le moins, s’adonnent davantage au hockey que les Québécoises. Nous

285 Jean-Luc Jamard & François-René Picon, « Avant-propos », In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, p. ii. 286 https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/160830/cg-d001-fra.htm

254 n’avons aucune réponse pour ceci et ce champ mériterait une attention particulière, mais nous constatons que malgré les dispositions en place, il s’agit peut-être finalement d’un choix personnel plutôt que d’une question de genre.

Dans une discussion avec Mme Héritier, on aborda le thème de la différenciation des sexes, qu’elle reçut avec grand sérieux. Elle proposa plusieurs pistes de réflexion que nous avons déjà mentionnées, telle l’opposition sémantique entre : le secret des hommes est dans « l’agressivité » et le secret des femmes est la « séduction ». Elle proposa aussi de voir dans l’incommunicabilité des hommes, une forme de puissance de la fécondation, et le modèle binaire à développer entre fécondation et procréation. Finalement, elle nous suggéra de mettre en opposition féminité et virilité, chambre de hockey et antichambre, etc. Inspiré des conseils de madame Héritier, voici l’application de la formule au thème du hockey et de la fécondation.

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F procréation (féminité) : F Fécondation (homme)

:: F procréation (homme) : F survirilité (a-1) (fécondation)

x- procréation y- fécondation . a- féminité b- homme a-1= survirilité

Groupe de Klein :

Les axes (x) procréation /(y) fécondation et (a) féminité /(b) homme pour la métonymie.

Les axes (x) procréation /(a) féminité et (y) fécondation /(b) homme pour la métaphore.

255 Il reste un élément indéniable malgré toutes les variétés de pratiques sexuelles et les diverses formes de procréation, soit que les femmes détiennent le monopole de la parturition et les hommes celui de la « semence ». Intrinsèquement, nous sommes en présence d’un système complémentaire et nécessaire à la reproduction de l’espèce. In fine, d’un côté, l’aspect biologique et de l’autre le comportement social et culturel. Le tableau suivant dresse une liste non exhaustive et très généraliste, mais inspirée de recherches et sondages empiriques dans nos classes. Les élèves ont bien voulu se prêter au jeu de la question : existe-t-il encore des éléments genrés ou non dans nos sociétés hypermodernes et égalitaires entre les sexes ou les genres?

Les résultats sont les treize éléments que l’on pouvait mettre en opposition. Il s’agit de sphères d’action, de comportements, de préférences, de modes provenant en grande partie d’une enculturation par les pairs et la famille, mais aussi le marketing de notre système de consommation, et que l’on identifie comme point de repère à la distinction des sexes toujours présente.

La construction du genre en général au Québec

Éléments « genrés » de la masculinité Éléments « genrés » de la féminité

 La barbe (Hipster) – pilosité L’épilation du corps – rasage  Les lunettes – (soleil) Le maquillage  Le culte de l’auto – propreté L’auto – poubelle  Manière de s’asseoir Manière de tenir la tasse  Le portefeuille La sacoche – sac à main  Les sports Le magasinage (shopping)  Les bars de danseuses (discrétion) Les bars de danseurs (excitation)  Le BBQ – viande – animal Les fruits de mer - végétal  Les outils Les fleurs – les plantes  Pantalon et ceinture Les pantalons sans poche  Le veston – cravate Les sous-vêtements  Les souliers plats Les escarpins ou talons

256  Pas trop de couleurs – bleu Beaucoup plus de couleurs – rose

On pourrait facilement pousser l’analyse plus loin, car uniquement sur le plan de la symbolique il y a des éléments particulièrement révélateurs, mais le groupe- cible n’est pas suffisant. Par contre, nous avons demandé à nos joueurs, à travers les entrevues et non sous forme de sondage, de nous expliquer, dans leurs mots, ce qu’est la masculinité. Le tableau qui suit résume leurs représentations et ces données seront très utiles à la section suivante pour expliquer le phénomène de la séduction.

Les 10 marqueurs & attitudes des joueurs de hockey senior

La musculature développe le masculin – l’homme, la virilité

 Un homme est le contraire de la femme  Endurer la douleur physique (ne pas pleurer)  Prouesses sportives et sexuelles augmentent la masculinité  Complicité (phratrie, loyauté) avec un groupe (équipe), la masculinisation  Les sports collectifs sont les vrais sports  La solitude féminise (voir les sports individuels)  Esthétisme et homosexualité = féminisation  Peur du féminin (efféminophobie)  Masculinité à prouver continuellement à l’équipe

Nous livrons ces données à titre indicatif sans plus. Pour nous, elles furent très utiles afin mieux comprendre de la construction de la masculinité et ses vecteurs internes, peu visibles au départ. Oui, on pourrait affirmer que ce sont tous des machos, des Fuck-boy, mais au-delà de l’opinion et du stéréotype, il existe un véritable système transformationnel, n’allons donc pas trop vite dans les conclusions. N’oublions pas, selon les mises en garde de Marcel Mauss, que ces

257 joueurs ont une mère et des sœurs. Au-delà de nos paramètres, nous vous invitons à voyager et voir d’autres cultures qui ont façonné autrement la différence des sexes. Rappelons-nous d’abord des propos de Geertz au sujet des combats de coqs et de la différence sexuelle (p.125), et poursuivons avec l’Australie.

« La question du totémisme sexuel qui, par définition, divise la tribu en deux nous ramène quant à lui au dualisme australien généralisé, ainsi que nous l’avons établi précédemment, la teneur sémantique renvoie précisément à la différence sexuelle. Ce type de totémisme, que l’on trouve surtout dans le sud-est de l’Australie, région où les moitiés seraient moins marquées qu’ailleurs, a toujours dérouté les chercheurs qui le jugèrent en quelque sorte contre-nature. Selon les perspectives classiques en effet, le totémisme est un mécanisme de constitution d’unités discrètes à l’intérieur même d’un ensemble social compact qu’il s’agit de diviser. Quel pourrait être le sens d’un tel totémisme qui divise ce qui, par nature, est déjà divisé, à savoir les hommes et les femmes?

La réponse est toute simple, pour choquante qu’elle soit à notre entendement d’Occidentaux : hommes et femmes n’appartiennent pas à la même espèce. Ils sont plutôt classés, de part et d’autre de la ligne de démarcation dualiste, comme deux espèces différentes, étant entendus que leurs qualités premières diffèrent, non pas de façon absolue, mais de façon contrastée. »287

3.3 La troisième mi-temps ou l’après-match au bar et la séduction

Cette section ethnographique nous transporte directement au Bar du commanditaire de l’équipe et toutes les équipes de la ligue ont un bar attitré après les matchs. Quand l’équipe est sur la route, et dépendamment de la distance et de l’heure, il peut aussi y avoir un arrêt au bar ou au « bar de danseuses ». Nos observations sont plus de l’ordre des parties locales là où se retrouvent : les joueurs, les partisans, certaines copines de joueurs, les instructeurs, les préposés, le statisticien et autres. C’est là aussi que les « groupies », partisanes de l’équipe, seront présentes. Cette étape de la soirée

287 Emmanuel Désveaux, Avant le genre. Triptyque d’anthropologie hardcore, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2013, p. 163.

258 est festive, on vient fêter la victoire et même s’il y a eu défaite, l’amertume demeure dans la chambre de hockey et on doit passer à autre chose et penser à la prochaine partie. Place aux festivités.

Rappelons qu’on se trouve en présence d’hommes et de femmes dans la vingtaine rassemblés autour de plusieurs bières. La consommation de « shooters » viendra aussi réchauffer l’atmosphère déjà « allumée », disons-le ainsi. Dans un premier temps, il serait approprié de connaitre comment les femmes définissent la masculinité et leurs différentes techniques de séduction. Par la suite, on ira du côté des joueurs, car rendu au bar, le spectacle est terminé, mais la troisième demie commence.

Masculinité

« Ce que j’aime d’un homme c’est sa carrure, sa manière d’être. Un homme, ça ne plie pas les épaules, on s’attend à ce qu’il soit combatif. Un mâle alpha qui dégage la confiance, ça, c’est attirant. » (Une informatrice).

« Moi j’aime ça voir un gars forcer, voir des muscles c’est excitant, basket, aviron, football américain, hockey. Les sportifs, c’est des beaux gars moi ça m’excite. Si on voit du muscle, j’aime ça. » (Une informatrice).

C’est à partir de nos entrevues avec des athlètes féminines que nous avons assemblé, à titre indicatif seulement, des extraits d’entrevues pour reconnaitre d’abord comment elles définissaient la masculinité, par qui elles étaient attirées et séduites, et présenter leurs techniques de séduction. On comprend ici que les généralités sont à éviter, mais nous pouvons quand même mettre en relief la différenciation des sexes. Voici une sorte de condensé du discours des femmes sur la masculinité, permettant d’apprécier la perception qu’elles en ont ou les définitions qu’elles en donnent :

Qu’est-ce que la masculinité?

259 Un homme charismatique doit véhiculer la confiance en lui – La force physique, la musculature, la carrure physique – Deux pulsions : sexuelle et agressive – comme les mammifères – Libido – énergie attrayante – les sportifs te fond monter les hormones – Attirée par le corps viril, un body attrayant – Tu te l’imagines nu et imaginer qu’il a du chien – Les femmes en général aiment les sportifs qui dégagent tous ces atouts –

Est-ce que le mâle alpha existe ou c’est un mythe?

Oui ça existe, ça, c’est trippant. C’est excitant cette agressivité – C’est une sexualité énergique – ça se sent – C’est celui qui est authentique, qui a du leadership – Les quarts-arrière de football américain – Par procuration, être la femelle du mâle alpha signifie que tu es hot – Si tu es salope et cochonne, tu vas attirer les mâles alpha plus que les filles timides

Pourquoi les « Hockey bum » et les « Fuck boy » attirent plus que les autres?

Parce qu’il est sexy. Il a un côté rock star – C’est le danger grisant – Construire une relation avec un bum – c’est que tu veux le sauver – Le prendre sous ta gouverne, en prendre soin – C’est la prise en charge, être dans le care, le don de soi – Les Hockey bum t’attirent plus quand tu es jeune – Tout ça dépend de ton but, une relation d’un soir ou une rencontre plus longue – Ce sont des gars faciles à séduire pour coucher avec – Tout cela varie selon les femmes – C’est l’opposé du nerd avec qui tu voudras des enfants –

« Le CARE c’est le don de soi, s’occuper des enfants, tu développes des hormones, s’occuper de tes poupées quand tu étais jeune. Tu entres dans une relation d’aide, c’est pour les aider surtout. Les Hockey bum on les voit

260 comme : un gars carencé – une histoire de vie triste – souvent ils ont l’aura de la vedette – c’est extrêmement attrayant… » (Une informatrice).

Quelles sont les techniques de séduction des femmes?

Les mouvements – ton linge – manière de danser – Tu es consciente que les hommes te regardent – Tu dois passer ton message – Mettre le paquet avec les artifices, ton linge, tes formes en évidence – Mise en scène – paraître – actrice – Démontrer ta désirabilité par tous les moyens – Les filles vont aller très loin dans la mise en scène de leur corps, de la désirabilité Nous les filles, plusieurs filles – c’est la game de la séduction – Juste dans tes gestes et ton regard si tu veux le gars, il comprend vite – Les gars sont faciles – filles vont chercher un sentiment de pouvoir – Jouer ton rôle, mais parfois tu te fais prendre – Feeling de gérer la game – les gars, vous êtes des « guidounes » – Souvent c’est comme le magasinage après l’achat… le désir tombe – Anticipation de l’avoir – la satisfaction d’un gain –

Qui sont les « groupies »?

Au bar les « groupies » ce sont les filles qui veulent coucher avec un joueur de hockey – ou plusieurs – On les surnomme : les plottes à puck – La popularité c’est de poigner le joueur le plus populaire – Les joueurs sont des genres de « rock star » à l’échelle locale – Les filles gagnent en estime d’elles-mêmes – la valeur du gars est celle de la fille que les autres veulent – J’ai réussi à coucher avec lui – un signe de victoire – Le succès de la désirabilité est de baiser le King – Coucher avec le mâle alpha, celui que toutes les filles désirent –

261 En lien et en complément aux techniques de séduction.

Les signes physiques et non verbaux – Tous les signes, pupilles se dilatent et en bas de l’iris on voit le blanc sous l’œil – Simple – en deux mots il suffit que tu sois séduite par quelqu’un pour être séduisante – Tout ça se met en place dans mon visage et les signes sont détectés – Si on pense au cul, ça va sentir le cul – Les filles – les fioritures, avoir envie de la personne – Pour séduire – t’écoutes – attitude de quelqu’un d’intéressé – Éviter le friend zone –

Quels sont les techniques de séduction des hommes qui fonctionnent?

L’humour – l’homme doit te faire rire – La piste de danse; les filles au centre et les gars autour – Les gars paient les drinks – Sa combativité – Son corps en évidence – Les gars ont peur des femmes de pouvoir – Deux types de séduction : personnes avec qui tu veux coucher – rencontrer l’amour – ou – avoir du fun –

Et dans le vestiaire des femmes?

Pudeur sur la nudité – retenu – même si les femmes sont nues – Peu d’histoires de cul et surtout pas en détails – On fait nos affaires en petite gang – C’est assez tranquille, mais on a de la musique de fille –

Somme toutes, sans tirer de grande conclusion, cette démarche nous oriente suffisamment pour comprendre le fonctionnement de l’après-match au bar du commanditaire. Ce sujet est une parenthèse dans l’ensemble de la différenciation des sexes au Québec. Il démontre d’une part, la construction de la masculinité qui existe bel et bien, mais plus intéressant encore, il nous permet de

262 savoir comment les femmes, dans la construction de la féminité, se comportent. Ici se joue une autre game, celle de la séduction et de la sexualité. Il nous semble opportun d’en faire une application de la formule :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F masculinité (Hockey bum) : F féminité (groupies) ::

F masculinité (groupies) : F homosexuel (a-1) (féminité)

x- masculinité (homme) y - féminité (femme)

a - Hockey bum b - groupies a-1 = homosexuel

Groupe de Klein :

Les axes (x) masculinité /(y) féminité et (a) Hockey bum / (b) groupies pour la métonymie.

Les axes (x) masculinité / (a) Hockey bum et (y) féminité /(b) groupies pour la métaphore.

Ce que nous retenons des jeux de séduction et surtout ce que nous avons observé, est que l’exclusion hâtive des homosexuels fait en sorte que nous nous retrouvons devant des hommes et des femmes majoritairement hétérosexuels et que les relations observées sont de l’ordre de l’hétérosexualité et suffisamment présentes pour les observer facilement au bar du commanditaire.

Pour soutenir ces propos, revenons chez les Jaros de la Beauce voir les comportements des joueurs et des groupies :

« Gilles Bilodeau et Jim Troy formaient toute une paire! Le grand brun et le grand blond s’amusaient ferme dans le circuit des bars de Syracuse, Utica, South Yarmouth (Cape Cod) et autres villes de la Nouvelle-Angleterre. Bilodeau ne parlant pas anglais, l’Américain Troy lui servait de guide dans la faune nocturne de son pays natal. Inséparables, les deux célibataires ratèrent plusieurs couvre-feux. Et lorsqu’ils rentraient tôt à l’hôtel, la fête se

263 poursuivait dans leur chambre, où la bière coulait à flots et les visites de groupies étaient coutumières. »288

« Jeune, célibataire, athlétique, cool et « beau bonhomme », Weir attirait évidemment l’attention de la gent féminine. Il avait son fan-club à Saint- Georges, mais aussi sur la route. Aux abords du vestiaire des Jaros, certaines Américaines aimaient beaucoup se promener vêtues uniquement d’un manteau de fourrure. Est-ce que le principal intéressé en profitait? Lui seul le sait… »289

Il faut comprendre que les groupies ne sont ni des sœurs de joueurs ni des danseuses. Autrement dit, ces jeunes femmes sont des « baiseuses » de joueurs de hockey. C'est un attribut en soi, une particularité un peu à part dans l'ensemble de la gent féminine de la société québécoise.

Il faut aussi analyser l’ensemble de ces jeux de séduction à travers le fantasme des hommes qui reçoivent les faveurs sexuelles d'une femme et vice versa. Ces fantasmes se réalisent parfois. Cette performativité sexuelle et ce fantasme expliquent l'exclusion de l'homosexualité, dans la mesure où celle-ci ne pourrait prendre place à ce « festin sexuel » imaginaire. Il est peut-être nécessaire d’ajouter que nous avons trainé nos savates pendant près de dix ans dans les corridors des arénas, des bars et nous n’avons assisté à aucune scène de violences conjugales et encore moins de viol. Ce serait plutôt un jeu de séduction dans la réciprocité.

Les Lau – la séduction

« Chez les adolescents, l’apprentissage de l’érotisme consiste d’abord à tester leur appareil génital en se sodomisant à proximité des latrines des hommes. Les adultes, témoins de ces ébats, se contentent d’un haussement d’épaules qu’ils accompagnent parfois d’un « tssst » dédaigneux. Lorsque s’amorce le passage aux rapports hétérosexuels, le gonu, « flirt » (gonu donne gonufi, « faire l’amour »), prend la relève. Les

288 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, 2015, p. 133. 289 Steve Vallières, Implacables. Les Jaros de la Beauce, 1975-1976, Montréal, Éditions Hurtubise, 2015, p. 138.

264 parents réprouvent ces pratiques, car les Lau accordent une vive importance à la virginité de leurs filles, qui, « intactes », mériteront un « prix de la fiancée » supérieur à celui d’une demoiselle déflorée. Mais quitte à encourir les reproches de leurs parents, les jeunes gens s’adonnent au gonu avec enthousiasme grâce à la complicité de leurs sœurs mariées. Voici comment se déroulaient ces « travaux pratiques », institutionnalisés autant qu’underground, avant que les missionnaires n’y mettent un terme.

Une femme mariée réside virilocalement, c’est-à-dire dans l’îlot de son époux. De connivence avec ses jeunes belles sœurs d’une part, de l’autre avec ses frères pubères qui vivent dans son îlot de naissance à elle, elle organise le gonu de son propre chef, à la requête d’un de ses frères ou à l’instigation des adolescentes de son îlot de résidence.

Le soir convenu, les adolescents se rendent subrepticement sur le haut- fond, à l’heure où la marée baisse et commence à faire émerger un confortable banc de sable.

Filles et garçons arrivent au site des ébats dès que le reflux le permet, afin de disposer du plus de temps possible avant d’être interrompus par la marée montante. Première opération, dénombrer les effectifs. Si l’un des deux groupes est plus nombreux, on tire au sort ceux ou celles qui se posteront en sentinelles et préviendront du surgissement inopiné, et toujours exceptionnel, de parents venus récupérer leur fille. Les sentinelles en postes, les garçons se placent à bonne distance les uns des autres en formant une sorte de cercle, le corps tourné vers l’extérieur. Quelques-uns préfèrent rester debout, la majorité s’assoit sur des nattes. Depuis le centre du cercle, les jouvencelles se concertent à voix basse :

Lui, là, Tuita, tu le connais, tu l’as essayé. Cette nuit, laisse-le-moi.

Rires étouffés.

Une fois tombées d’accord sur leur cible, les filles s’en approchent en silence. Afin de demeurer invisibles et incognito dans un premier temps, elles se placent contre le jeune homme à angle droit, tournées vers l’extérieur.

Avant sa première expérience de flirt, les copains du jeune homme lui ont enseigné l’étiquette. Il sait en outre que tout gonu n’éclora pas en gonufi, bien des flirts se flétrissent avant de fleurir en coïts si le garçon n’a su plaire à la fille. De son côté, la pucelle a bénéficié des leçons de choses de ses aînées et a parfois pu s’exercer sur ses compagnes. Mieux préparée que le puceau qui, après avoir testé sa sexualité, doit maintenant passer au stade de l’érotisme, elle n’en reste pas moins hésitante.

La fille et le garçon se placent en équerre. C’est à lui qu’il appartient de prendre l’initiative en posant sa main sur l’épaule de sa partenaire. Chez

265 deux novices, la paume frémissante et moite du puceau rencontre l’épaule frémissante et moite de sa partenaire.

Mais rappelons que le déroulement des opérations est entre les mains exclusives de la fille.

Le rituel du flirt compte toujours le même nombre d’étapes, plus de trente, qu’il convient de franchir dans un ordre strict. Unique variation : la longueur de chaque étape, réglée par la fille. Le contact de la main peut lui plaire, mais se sentant timide ou peu encline à aller plus loin, elle se contente de rouler légèrement son épaule sous la caresse. La séance terminée, le garçon sait qu’il a toutes les chances de retrouver la même amie la prochaine fois, celle-ci le lui ayant signifié par ce voluptueux roulement d’épaule. Alors peut-être en arriveront-ils à un gonu plus entreprenant. »290

Les Lau - Le passage à l’acte, gonufi

« La jeune femme plus délurée repousse délicatement de sa main celle du jeune homme, ce qui signifie sans ambiguïté : « Oui, tu peux aller plus loin ». Elle attend à présent la suite du programme, le passage de la main du garçon de son épaule à son sein. Comment va-t-il s’y prendre ? Maîtrise- t-il l’art du toucher du tétin, de l’aréole, du sein tout entier? Dans l’affirmative, elle laisse son partenaire s’attarder et, une fois cette zone érogène stimulée, dirige la main leste et habile vers son autre sein, le couple ayant pivoté pour se faire face. Et ainsi, au gré des différentes étapes, les mains du garçon explorent le nombril, le bas-ventre, les cuisses, les fesses, le clitoris, l’orifice du vagin de sa partenaire qui, elle sait fort bien que faire des siennes… Le processus est toujours identique : la fille repousse la main du garçon pour l’exhorter à poursuivre, selon son rythme à elle, ou n’y touche pas, lui indiquant nettement sa réticence. En apprenant à brider son impétuosité, le jeune homme expérimente du même coup, dans l’assouvissement d’un désir qui n’aura cessé de croître, un plaisir décuplé. Peut-être aussi restera-t-il pantois s’il s’attendait à un coït que ne tentait pas sa partenaire. Réduit à se soulager seul, il méditera la leçon ou fera comme dans certains récits et ira demander à son oncle maternel un élixir capable de le rendre irrésistible. »291

Les Lau et les célibataires tels les « sites de rencontres »

290 Pierre Maranda, Voyage au pays des Lau. (Îles Salomon, début du XXIe siècle), Paris, Éditions Cartouche, 2008, pp. 126 à 131. 291 Pierre Maranda, Voyage au pays des Lau. (Îles Salomon, début du XXIe siècle), Paris, Éditions Cartouche, 2008, pp. 131-132.

266 « Il existe chez les Lau une sorte de flirt, le fisikale, pratiqué par les hommes, qui pourrait se comparer à notre système de « petites annonces »292. Le mot fisikale signifie « ébranler, émonder », et encore « faire montre d’agilité de force, de bravoure en affichant sa disponibilité pour une partenaire ». Pagayant dans la lagune, remontant les fleuves qui s’y jettent ou se rendant aux sources et bassins côtoyant les places du marché, on remarque fréquemment de très grands arbres dont les cimes sont dégarnies, hormis le rameau le plus haut. En apercevant une dizaine à l’embouchure du fleuve Hahafa, je demande :

Que sont ces bouquets de feuillages à l’extrémité de branches dénudés?

Oh! C’est le fait de jeunes célibataires en quête de compagnes. C’est un appel. Un appel? Un signal en ramure?

Comment les filles savent-elles qui a ébranché tel ou tel arbre?

Les nouvelles circulent et l’on sait vite quels sont les célibataires auteurs de ces exploits. Les jeunes le colportent partout, les filles, les femmes aussi, en se rendant aux jardins et aux marchés. Quand la gent féminine voit un nouveau fisikale, elle se demande : « tiens, un nouveau fisikale! Qui l’a fait? » La réponse ne se fait pas longtemps attendre.

Comment répond-on? En déclarant au jeune : « me voici! »

C’est plus subtil, voyons! L’intéressée se rend au pied du fisikale et casse l’une des branches de l’arbre. C’est sa façon de répondre : « Me voici ».

Et comment le jeune célibataire sait-il le nom de celle qui lui a répondu?

C’est simple. La femme déterminée à répondre favorablement à l’aspirant se fait accompagner d’au moins une autre femme pour casser la branche. La nouvelle parvient sans délai aux oreilles du garçon, crois-moi.

Arrive-t-il que des fisikale restent sans réponse? Ou en reçoivent plusieurs?

Bien sûr. Dans le premier cas, le jeune célibataire est bien humilié, car tout le monde apprend bientôt qu’aucune femme n’a brisé de branches inférieures de son fisikale. En bien! Il saura qu’il devra améliorer sa réputation de galant, ou il sollicitera son oncle maternel afin d’obtenir une potion apte à en faire un tombeur. Ceux qui reçoivent les hommages de plusieurs femmes s’en glorifient de leur bonne fortune. »293

292 Notes : on pourrait aujourd’hui faire allusion aux sites de rencontre sur internet. 293 Pierre Maranda, Voyage au pays des Lau. (Îles Salomon, début du XXIe siècle), Paris, Éditions Cartouche, 2008, pp. 134-135.

267 Les Baruya et la sodomie…

« Leur homosexualité se limitait aux caresses et à la fellation. L’idée même de s’épandre dans l’anus d’un autre leur semblait à la fois grotesque et répugnante. » 294

Ce chapitre, la deuxième partie de notre ethnographie, nous a permis de comprendre et d’analyser la situation de la polarisation sexuelle du hockey senior. Dans d’autres sports ou d’autres lieux, cela peut être différent, mais notre ethnographie nous a conduite, à travers les entrevues, les commentaires et les observations, vers cette réalité que nous devons décrire comme étant celle d’une jeunesse qui s’amuse dans une ritualisation orchestrée autour du sport dans la réalisation de leurs fantasmes de part et d’autre des sexes opposés.

Nous pouvons résumer que les discussions sont, par analogie, une compétition entre les joueurs au sujet de qui va « sauter » laquelle? Un tableau de chasse! Et, par la suite, c'est de tout raconter dans le vestiaire à la rencontre suivante. De plus, ils sont souvent 2-3 joueurs ou plus, à avoir « sauté » la même fille (pas en même temps) et on mesure, on échange, à savoir qui est la plus « salope »... Vous voyez le topo et le terme : genre de « rock star » que nous utilisons semble approprié. D'autres filles attirent l'attention en « sautant » un autre joueur pour atteindre celui qu'elle veut. Nous ne l'avions pas vu venir celle-là.

Pour ce qui est des sœurs des joueurs... ce ne sont pas des danseuses et elles sont protégées des « vautours », une loi non écrite : « ne touches pas à ma sœur ». Cela pourrait corrompre, contaminer la chambre... c'est ce qu'ils nous ont dit.

Selon les informatrices, il y a une attraction évidente du féminin vers le masculin (des corps virils sexuellement attrayants), et sans trop le dire, les gars sont faciles et ne disent jamais non. De plus et selon certains joueurs, ils ne recherchent pas toujours la super femme; on dirait que l’objectif sous-jacent est

294 Maurice Godelier, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard, 1982, p. 94

268 de raconter l'histoire dans la chambre et surtout de la partager au groupe, à la confrérie. Le but serait donc d’en « sauter » le plus possible, la quantité devenant déterminante. Enfin, comme ils le disent : « une « pipe », ce n'est pas tromper »… tout un monde!

3.4 Allons au bar de danseuses : joueurs et spectateurs

Démarrons par les commentaires d’un chroniqueur montréalais. Bien que ces commentaires tiennent plus à la réalité montréalaise et du hockey professionnel, ils n’en demeurent pas moins assez près de la réalité à l’échelle provinciale et dans le monde du hockey senior. Le bar de danseuse érotique au Québec est un bar où les femmes dansent, se dénudent et se donnent en spectacle aux clients. De plus, il existe une particularité québécoise que sont les danses-contact dans des isoloirs pour un montant d’argent.

« Montréal possède l’un des plus beaux circuits de bars de danseuses au monde. Chez Parée, situé rue Stanley, en plein centre-ville, fait l’envie de toutes les grandes capitales. L’endroit est le rendez-vous de nombreuses vedettes du monde du sport et du divertissement. C’est même là que certains de nos plus grands hockeyeurs ont rencontré leur femme! Passer une soirée Chez Parée, c’est vivre une expérience inoubliable. Il y a tant à voir, à sentir, à toucher! Et contrairement à Paris ou à Las Vegas, le coût d’entrée n’est pas prohibitif, et les danses-contact coûtent seulement dix dollars! Vous y découvrirez tous les charmes de la culture québécoise : son ouverture, sa générosité, un mélange unique de sophistication européenne et de savoir-faire américain. »295

« De Rouyn à la Gaspésie en passant par Gatineau jusqu'à Sherbrooke et la Mauricie, le Québec compte une centaine de ces établissements tantôt appelés cabaret à spectacles érotiques ou simplement bar de danseuses. »296

Ceci dit, pourquoi associer le bar de danseuses au hockey? En fait l’activité ludique d’aller aux danseuses297 regroupe, dans certains cas et entre autres, des

295 Richard Martineau, chroniqueur, « Chez Parée » in: Le Journal de Montréal, 24 mai 2007. 296 In: https://www.danseusesnues.com/ 297 Notes : il est important de préciser qu’il existe des bars de danseurs érotique et que la gent féminine québécoise les fréquente. Il y a aussi des couples qui fréquentent soit les bars de

269 hommes qui vont assister aux parties de hockey et les joueurs de hockey, et cela fait partie de la culture masculine québécoise. D’ailleurs, quelques bonnes études existent sur ces sujets298.

Rappelons que le bar de danseuses est devenu un lieu culte pour les enterrements de vie de garçon. Ce rite de passage, de moins en moins populaire dû au moins grand nombre de mariages, est toujours existant dans la culture québécoise. Il est important de mentionner que le bar de danseuses a succédé aux « fameuses » balades traditionnelles du futur marié dans une boîte de camion là où on l’enfarinait, on l’aspergeait de bière, de mélasse et d’œufs. Très souvent, cette promenade se terminait en beuverie et le futur époux terminait attaché à un poteau dans une salle discrète, dont les femmes étaient exclues, sous une pluie d’insultes et d’histoires grivoises dont le but ultime était de le ridiculiser, rite de passage.

C’est un secret de polichinelle que certains hommes partisans de hockey vont aux danseuses avant ou après les parties de hockey. Certains même vont demeurer aux bars durant la partie et pourront suivre les résultats du match à travers les écrans géants qui diffusent la partie en direct ou de leur téléphone cellulaire. Malheureusement, nous n’avons aucune statistique pour appuyer nos avancées, mais n’en demeure pas moins que ce comportement existe et que le sujet a été effleuré dans nos entrevues.

« Quand on joue sur la route ou qu’on va voir une partie de hockey, il n’est pas rare qu’on fasse une escale aux danseuses. » (Un informateur).

Maintenant que le sujet est mis en place, nous voudrions en faire l’analyse, car il fait partie intégrante de la vie quotidienne postmoderne et Bernard Arcand a vu

danseurs ou bien les bars de danseuses. Nous voulons circonscrire notre sujet sur les bars de danseuses et les joueurs de hockey. 298 Shirley Lacasse, Le travail des danseuses nues : au-delà du stigmate, une relation de service marchand, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2003, 227 pages.

270 juste très tôt (dès 1991) dans son analyse du symbolisme sexuel et de la pornographie.

« L’image d’une danseuse nue face à son spectateur demeure un cas classique de pornographie. Elle, mouvante et active, qui se révèle en faisant tomber les limites de son intimité. Lui, immobile et contemplatif, son principal signe de vie discrètement dissimulé dans son pantalon trop étroit. Le rapport entre les deux constitue un échange commercial tout à fait courant dans un lieu social restreint et précis où les deux sexes se rejoignent. Alors qu’ailleurs les luttes contre le sexisme tendent à atténuer la distinction sexuelle, la pornographie veut au contraire réaffirmer que chaque sexe existe incontestablement et – surtout – qu’il existe pour faire le bonheur de l’autre. En se limitant à ce seul exemple, on voit ici le corps de la femme qui s’offre en spectacle bienfaisant. Le corps de l’homme, de l’autre côté, n’a pas le droit de bouger. Et l’on doit conclure que l’un et l’autre sexes se trouvent alors dans une situation précaire qui peut raisonnablement être ressentie par chacune des deux personnes comme une aliénation; par-là, il ne s’agit pas de dire qu’il faut « être fou pour faire ça », mais plutôt que chacun devient étranger à lui-même, ne s’appartient plus et cesse d’être son propre maître en devenant l’esclave d’une force extérieure. La raison pour laquelle les analyses divergent pour ne plus jamais se rejoindre tient au fait que, à partir de cette même scène pornographique, l’aliénation de la danseuse et celle de son voyeur cheminent en des directions opposées. »299

Sans vouloir faire trop de parallèles entre le voyeurisme, l’acte d’aller aux danseuses, et un comportement pornographique, il serait important de voir l’analyse de M. Désveaux à ce sujet.

« Tous, nous regardons la pornographie de biais. Personne, contre l’évidence même, ne reconnait en avoir « consommé ». Nous éludons le sujet dans nos conversations tandis que ceux qui, finalement, l’évoquent le plus régulièrement, à savoir, les journalistes des magazines féminins(1), usent de circonvolutions et d’euphémismes pour tenir leurs discours. L’anthropologue dont les références comparatives puisent volontiers dans les sociétés exotiques traditionnelles dira alors que la pornographie fait l’objet d’un tabou, autrement dit d’un mécanisme confortant, voire instituant, un pan entier de la vie sociale par le truchement de son interdiction partielle ou totale à certaines catégories de la société. Dans le cas qui nous occupe, on doit se demander si cet interdit ne vise qu’à « protéger » les enfants de

299 Bernard Arcand, Le Jaguar et le tamanoir. Vers le degré zéro de la pornographie. Montréal, Boréal, 1991, p. 257-258.

271 la chose sexuelle, conformément à une longue tradition occidentale. Car, par ailleurs, on sait combien le rempart dressé autour de la pornographie s’avère singulièrement poreux. Arcand n’a pas anticipé tous les développements ultérieurs. On peut ainsi revendiquer la pornographie comme une authentique conquête du féminisme(5), tout comme elle devrait être susceptible d’être instrumentalisée. En effet, professe Paola Tabet au nom d’un féminisme matérialiste, la dépendance de l’homme à son désir sexuel représente sa principale faiblesse. Rien de plus légitime à ce que les femmes en jouent dans la lutte qu’elles doivent leur livrer au jour le jour (6). »300

On revient à la case départ, pouvons-nous affirmer que les hommes sont faciles, selon nos informatrices, et que le voyeurisme, la pornographie, la séduction et la virilité iraient ensemble dans la construction ou l’affirmation de la masculinité? Plusieurs éléments symétriques et de symétrie inversée nous forcent la main à interpréter qu’il y a intrinsèquement un lien entre le spectacle des danseuses nues et le sport-spectacle des joueurs de hockey. Démarrons cette démonstration à partir d’une description de l’espace spectacle en utilisant le concept de diagonale qui, dans ce cas-ci, signifie que l’on passe d’un pôle à un autre dans les deux sphères qui nous concernent soit les hockeyeurs et les danseuses.

3.4.1 Arène inversée, du Colisée au bar de danseuses

La diagonale entre l’amphithéâtre de hockey et les bars-spectacles de danseuses est liée au fait que les deux formes de spectacle inversés attirent sensiblement les mêmes spectateurs. Les raisons sont transversales dans la logique où les corps sont mis en évidence dans un espace X et Y inversé.

Selon nos observations, le bar de danseuse est souvent une grande salle horizontale (comme la glace de l’aréna) où une scène surélevée, plus haute, est située au centre de l’espace. Au centre de cette scène s’élève un poteau de métal vertical autour duquel les danseuses s’exhibent en faisant des acrobaties

300 Emmanuel Désveaux, La Parole et la substance. Anthropologie comparée de l’Amérique et de l’Europe, Paris, Les Indes savantes, 2017, pp. 263-264.

272 dans le but d’animer les fantasmes des spectateurs (voyeurisme) qui sont en très grande majorité des hommes. Cette scène est entourée de nombreuses tables et chaises, plus basses que celle-ci, et autour des murs on retrouve souvent des bancs plus confortables pour les clients qui veulent un peu plus d’intimité pour discuter avec les danseuses. Donc nous avons des spectateurs en bas, une scène centrale plus haute, sans remparts, et un poteau vertical, porteur d’une symbolique phallique. La scène, qui est habituellement au centre de la salle, ou à tout le moins le centre d’attraction du bar-spectacle est très féminisé et sexy. La présence des hommes y est strictement interdite.

C’est tout l’inverse du hockey, la patinoire (scène) est en bas, les gradins sont vers le haut pour les spectateurs. La patinoire est balisée par une rampe qui fait tout le tour, à symbolique utérine. Douze joueurs maximum et trois arbitres, tous des hommes, un espace masculinisé. Les spectateurs sont plus haut et la ligne centrale de la patinoire est horizontale, donc une symétrie inversée.

« L’espace spectacle permet aussi d’expérimenter la distance sociale en mode lointain. Celle-ci « [...] ne permet plus de distinguer les détails les plus subtils du visage [...], mais on continue de percevoir nettement la texture de la peau, la qualité des cheveux [...] ». La perception des danseuses est donc restreinte d’une façon ou d’une autre, parce que trop loin ou trop proche. Dans ces deux modes, la conscience de son propre corps est par contre très présente pour le spectateur. »301

Ces deux espaces spectacles ne sont pas les seuls, mais sont intimement liés par ce dénominateur commun que sont les spectateurs masculins qui fréquentent les bars de danseuses érotiques. Les joueurs de hockey sont des clients réguliers des bars de danseuses et les danseuses sont des spectatrices assidues aux parties de hockey, particulièrement au niveau professionnel de la LNH. De nos observations, leur présence aux parties est très rares ou même inexistantes au niveau du hockey senior, nous l’aurions su assez rapidement.

301 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p. 96.

273 3.4.2 Un sport-contact et la danse-contact

Passons à la deuxième démonstration qui est plutôt cette fois une symétrie ou une analogie. Le hockey sur glace est basé sur le concept d’équipe, mais aussi de sport de contact extrêmement physique. La mise en échec est permise ainsi que les bagarres. Pour l’athlète, le corps est l’instrument d’échange monétaire le plus important de toute sa carrière. Ainsi il entretient au maximum cette « machine » afin de maintenir une valeur d’échange, car sans son corps en santé, il ne peut s’exécuter. Le sport-contact est public et visible pour tous les spectateurs.

Pour les danseuses, la commercialisation du corps et l’entretien de celui-ci sont aussi importants que pour le hockeyeur. Où est le contact? Dans les bars- spectacles, les danseuses ne sont rémunérées que lors des danses privées dites danses-contact. Le prix peut varier d’un établissement à l’autre pour une danse avec contact au coût de 15$-20$. Dans certains cas, la danseuse garde ses sous-vêtements, le client n’a pas le droit de toucher aux parties génitales, mais peut toucher les seins, les fesses. Une danse-contact à 20$ 30$ octroie les mêmes droits. Par contre, la danseuse peut-être complètement dénudée. Toutes les danses se font dans des isoloirs privés pour la durée d’une chanson, de deux à trois minutes.

« Dans nos sociétés, le corps tend à devenir une matière première à modeler selon l’ambiance du moment. Il est désormais pour nombre de contemporains un accessoire de la présence, un lieu de mise en scène de soi. La volonté de transformer son corps est devenue un lieu commun. La version moderne du dualisme diffus de la vie quotidienne oppose l’homme à son propre corps et non plus comme autrefois l’âme ou l’esprit au corps. Le corps n’est plus l’incarnation irréductible de soi, mais une construction personnelle, un objet transitoire et manipulable susceptible de maintes métamorphoses selon les désirs de l’individu. S’il incarnait autrefois le destin de la personne, son identité intangible, il est aujourd’hui une proposition toujours à affiner et à reprendre. Entre l’homme et son corps, il y a un jeu, au double sens du terme. De manière artisanale, des millions

274 d’individus se font les bricoleurs inventifs et inlassables de leur corps. L’apparence alimente désormais une industrie sans fin. »302

Donc, le rapprochement entre les joueurs de hockey et les danseuses nues est de l’ordre du contact. De pouvoir toucher le corps de l’autre dans un cas et de pouvoir frapper l’autre dans l’autre cas, il y a là une diagonale assez intelligible pour la souligner et s’y attarder.

3.4.3 Corps en spectacle : féminité et masculinité

Suivant les deux premières démonstrations de diagonale symétrique soit l’arène inversée, du Colisée au bar de danseuses et du sport-contact à la danse-contact, voici la troisième symétrie : les deux sphères sont du spectacle ludique et le corps est mis en scène.

« Le spectateur peut rester dans le siège qui lui est assigné et consommer de l’alcool en attendant que la représentation commence. Pendant ce temps, des interprètes vont et viennent près de celui-ci pour discuter ou simplement déambuler avec leurs corps nus ou très peu vêtus. Des téléviseurs projettent aussi des vidéos explicites. La prestation principale est divisée en plusieurs performances qui sont annoncées au micro par l’animateur du bar qui récite toujours une petite phrase accrocheuse pour les présenter. Chaque prestation est assez courte, peut-être une dizaine de minutes chacune. »303

Donc nous nous en tiendrons aux deux aspects qui nous semblent être communs aux deux sphères. Le corps-spectacle et la commercialisation du corps. Dans les deux cas, il y a scission, « rupture » du corps et de l’esprit, on sacrifie le corps pour le spectacle. La comparaison pourrait sembler abusive, mais dans Mémoires d’un dur à cuire. Les dessous de la LNH, on doit rappeler que plusieurs joueurs de hockey sont morts très jeunes, d’autres se sont suicidés et certains autres souffrent encore de dépression intense et/ou de

302 David Le Breton, « Imaginaires de la fin du corps », in: Passant, no 42, sept-oct. 2002, p. 1. 303 Myriam Daguzan-Bernier, in: Arts visuels, Danse, le 31 décembre 2011. En ligne : http://mamereetaithipster.com/2011/12/31/danse-a-10-experience-polysensorielle-analyse- doeuvre/ *Notez que l’utilisation du mot « danseur » servira par la suite à parler des interprètes des deux sexes, cela dans le but d’alléger la lecture.

275 polytoxicomanie. Il y a là beaucoup de vies ruinées et nous imaginons la même chose chez les danseuses, mais sans aucune preuve scientifique, que par simple déduction, il suffirait de chercher davantage. Nous n’entrerons pas dans ce sujet, nous le laisserons en marge ou pour d’autres, mais nous devions procéder à ce rappel pour établir la symétrie de nos deux espaces spectacles et en découvrir les fondements, qui selon nous, sont l’agressivité et la séduction. Dans la société québécoise et nord-américaine hypermoderne, les spectateurs sont à la recherche de sensations fortes à travers la virilité et la féminité; les deux phénomènes sont intimement reliés, ce sont des pôles d’attraction diagonale.

« Alors que David Le Breton explique que dans le quotidien « […] le corps se fait invisible, rituellement gommé par la répétition inlassable des mêmes situations et la familiarité des perceptions sensorielles (3) », il s’agit plutôt ici de situations hors de l’ordinaire qui permettent, justement, de mettre de l’avant les sensorialités qui rappelle à l’être son rapport au corps. D’ailleurs, Le Breton aborde la notion de privation ou d’expériences extrêmes qui donne au corps une acuité qui, dans la banalité du quotidien, n’existe pas. Il se réfère à des prisonniers ou des déportés, mais l’explication qu’il propose se rattache tout de même bien à ce qui est ressenti : « Dans ces expériences limites […], surtout lorsque s’y ajoute la promiscuité, la nécessité de vivre à plusieurs dans un confinement auquel l’homme occidental n’est pas habitué, le corps se donne soudain à sentir avec une insistance, une exigence […] (4). »304

Nous ne pouvons aller plus loin car nos observations sur le terrain ne nous transportent pas vers des analyses plus exhaustives. Néanmoins et éventuellement, ceci est un terreau fertile afin de découvrir les ramifications sous-terraines de ce sujet. Nous terminerons la démonstration avec une citation qui, selon nous, nous décrit de manière originale la nudité en soi. Sans faire de sophisme, cette partie pourrait rejoindre l’aspect du fantasme et de la séduction de l’après partie et la façon dont les hommes consomment le hockey et les bars

304 Myriam Daguzan-Bernier, in: Arts visuels, Danse, le 31 décembre 2011. En ligne : http://mamereetaithipster.com/2011/12/31/danse-a-10-experience-polysensorielle-analyse- doeuvre/ Voir : David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990, p. 96-97.

276 de danseuses. En résumé, pour les spectateurs, les deux spectacles sont deux fantasmes.

« D’abord : à notre époque, voir de la nudité, qu’est-ce que cela fait au spectateur? Est-ce encore tabou ou au contraire, habituel? Le public est souvent porté à croire que la nudité est montrée « gratuitement » et qu’il s’agit en fait de provocation. Dans ce cas-ci, non seulement les danseurs s’exhibent, mais empruntent aussi au langage de la sexualité, mais pas n’importe laquelle, celle qui se marchande. Le spectateur est en position de consommateur, dans le bar déjà, mais en plus par cette nudité et cette sexualité équivoque. Il est donc en constante tension, à l’affût de ce qui se passe autour de lui, car l’espace de représentation devient non seulement lieu de spectacle, mais aussi lieu d’échanges divers. Conversations avec d’autres spectateurs, sollicitations des serveurs, et corps offerts par les danseurs. Le spectacle, qui attire à la base un public amateur de danse contemporaine, exige une ouverture du participant, un laisser-aller dans un univers qui ne lui est pas familier, et une observation constante de cette dynamique d’offre et de demande. En effet, lorsqu’une personne achète un billet de spectacle, elle s’assoit dans une salle et attend la représentation sans que rien ni personne ne vienne demander quoi que ce soit. Ici, tout est chamboulé et, en grande partie, parce que ce sont des corps nus, dénudés qui sont présentés sur scène et dans la salle. Tout le rapport à l’autre change par la présence de cette nudité et cette tension érotique : le participant se sent voyeur, lui habillé face à plusieurs personnes dénudées; il sent qu’il entre dans une sphère privée et intime qui, pourtant, est partagée avec des dizaines de personnes; il se questionne sur son propre corps, sur sa propre existence d’être sexué. C’est la présence directe des corps nus et érotiques qui met le spectateur dans une position délicate. Il n’y a pas d’intermédiaire entre ces corps et lui- même et cela est troublant. »305

Voici un tableau afin de résumer la diagonale des symétries inversées :

DANSEUSES DIAGONALE HOCKEYEURS

305 Myriam Daguzan-Bernier, in: Arts visuels, Danse, le 31 décembre 2011. En ligne : http://mamereetaithipster.com/2011/12/31/danse-a-10-experience-polysensorielle-analyse- doeuvre/ *

277 Bar de danseuses Espace spectacle Aréna - patinoire

Spectacle érotique Spectateur - consommateur Sport-spectacle

Danse-contact Les corps se touchent Sport-contact

Féminité - séduction Le corps en spectacle Masculinité - virilité

Afin de conclure cette section nous allons appliquer la formule à des fins d’analyse structurale :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F sexualité (danseuse) : F hockey (masculinité)

:: F sexualité (masculinité) : F relation sexuelle réelle (a-1) (hockey)

x – sexualité y – hockey

a – danseuse b – masculinité a-1 = relation sexuelle réelle

Groupe de Klein :

Les axes (x) sexualité / (y) hockey et (a) danseuse / (b) masculinité pour la métonymie.

278 Les axes (x) sexualité / (a) danseuse et (y) hockey / (b) masculinité pour la métaphore.

Reprenons en partie la citation du professeur Désveaux, sans vouloir être répétitif, mais la formule vaut le détour et surtout la suite de cette citation qui cadre très bien le sujet.

« La formule recèle, il est vrai, quelque chose de magique : elle nous aide à mieux ordonner du sens afin ensuite de mieux le transmuter, le faire circuler, rebondir, d’une population à une autre, d’un code à un autre, d’une thématique à une autre. Et ce, indépendamment du fait que, nous semble-t- il, ses mécanismes profonds ne soient pas encore, à l’heure actuelle, totalement élucidés.

En attendant, constatons à notre tour que Lévi-Strauss entretient des sentiments pour le moins ambivalents vis-à-vis de sa « créature ». On a l’impression qu’il se sent lui-même un peu gêné par l’aspect prestidigitateur de la formule. Non seulement il en a fait un usage parcimonieux, très parcimonieux même, mesuré à l’aune de la totalité des matériaux mythiques qu’il a traités dans son œuvre, mais surtout, quand il l’emploie enfin de nouveau, à partir de La Potière jalouse, il le fait avec un semblant de désinvolture tel qu’on ne sait pas exactement sur quel pied danser. »306

306 Emmanuel Désveaux, Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg Éditeur, 2001, p. 37-38.

279 Chapitre 5 La culture du hockey : origine, histoire et mondialisation

L’anthropologie du sport : un domaine de recherche particulier

« La théorie aura pour rôle véritable de pousser à la recherche dans un but de vérification. La science a ses modes qui changent, mais qui permettent de comprendre les faits. La théorie offre une valeur « heuristique », une valeur de découverte ».

Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, 1967 (1947), p. 8.

1. Un domaine de recherche : l’anthropologie du sport

Le présent chapitre est une suite logique de cette thèse, car après avoir circonscrit l’objet d’étude, la problématique, notre ethnographie et les ethnographies, nous attaquerons le dernier morceau du puzzle : le domaine de recherche. Nous croyons que les trente dernières années ont propulsé l’étude des sports dans un champ spécialisé au même titre que les autres champs spécialisés de l’anthropologie.

Nous avons divisé ce chapitre en trois grandes catégories ; soit les principaux auteurs en anthropologie et en sociologie du sport, qui furent, selon notre revue de littérature, les précurseurs dans les années mille neuf cent quatre-vingt. Certes, il y a eu des essais et erreurs avant cette période, mais enfin les études portant sur les sports débutent il y a une trentaine d’années. Ceci nous a permis de nous inspirer de ces auteurs et de comprendre le contexte historique, politique, et culturel du développement contemporain des recherches ethnographiques portant sur différents sports dans différentes aires culturelles.

La deuxième section est plus spécifique au hockey en établissant les origines et les influences autochtones, selon ce qu’il est possible de prouver et trouver, en répertoriant les emprunts culturels à travers la diffusion des sports. Toutefois,

280 certains emprunts nous forcent à faire de l’interprétation et d’autres « trouvailles » nous amènent à faire des analogies qui sont souvent assez évidentes. Sur la piste de ces éléments culturels, nous allons aborder l’épineuse question des débuts du hockey au Québec et au Canada, mais aussi l’origine des patins. De là, la difficulté d’établir l’origine et la naissance du hockey et de déterminer la manière dont il s’est établi et construit pour devenir le sport national du Canada. Pourtant le hockey n’a été reconnu comme sport national du Canada qu’en 1996, ce qui nous a surpris. Somme toutes et bien avant, il y a eu l’époque de héros nationaux : Maurice Richard et Guy Lafleur des Canadiens de Montréal et Gordie Howe307 des Red Wings de Détroit, semblaient avoir fait du hockey une passion nationale… mais restons-en aux faits, conservons le regard éloigné. Comme nous l’avons déjà mentionné, le hockey est devenu une activité ludique passionnelle et émotionnelle entre les amateurs et les joueurs et nous tenterons aussi de voir comment il sert d’agent d’enculturation aux jeunes Québécois et Canadiens. Finalement, nous tenterons d’expliquer que le hockey est un phénomène qui participe à la mondialisation, bien qu’étant circonscrit dans quelques régions précises. Il demeure néanmoins que les sports sont universels.

Si Lévi-Strauss se sert d’exemples tirés de la culture sportive pour expliquer un phénomène, nous sommes persuadés que ce domaine de recherche a gagné ses médailles au fil des années et mérite maintenant de recevoir un traitement juste, et qu’on l’aborde avec toute la rigueur nécessaire afin de le rendre aussi intelligible que tous les autres domaines anthropologiques qualifiés de plus classiques.

307 On dit au hockey d'un joueur qui marque trois buts dans un même match, qu'il réalise un « tour du chapeau » (car autrefois les spectateurs lançaient leur chapeau sur la patinoire pour saluer l'exploit). Gordie Howe était un joueur très talentueux, mais aussi très rude. Il a laissé son nom à une variété unique de « tour du chapeau », réalisé par un joueur qui, au cours d'un même match, est crédité d'un but, d'une aide (passe décisive menant au but d'un co- équipier), et a été puni pour bagarre.

281 Allons-y avec une citation de Claude Lévi-Strauss lors d’une conférence prononcée à l’invitation de la Fondation Ishizaka à Tokyo en 1986 :

« De plus, ce qui nous apparait comme un défaut et comme un manque peut correspondre à une façon originale de concevoir les rapports des hommes entre eux et avec le monde. Un exemple le fera bien comprendre. Quand des peuples de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée apprirent des missionnaires à jouer au football, ils adoptèrent ce jeu avec enthousiasme. Mais, au lieu de chercher la victoire d’un des deux camps, ils multipliaient les parties jusqu’à ce que les victoires et les défaites de chaque camp s’équilibrent. Le jeu s’achève non pas comme chez nous, quand il y a un vainqueur, mais quand on s’est assuré qu’il n’y aura pas de perdant. »308

« Des observations faites dans d’autres sociétés paraissent aller en sens inverse; pourtant, elles sont pareillement exclusives d’un esprit de compétition véritable. Ainsi quand des jeux traditionnels se déroulent entre deux camps qui représentent respectivement les vivants et les morts, et doivent donc nécessairement se terminer par la victoire des premiers. »309

Certes, l’anthropologie du sport est devenue un domaine de recherche très intéressant présentement, car il dévoile au monde contemporain ce que nous sommes devenus à titre de culture et/ou de société. Ce domaine est, dans une certaine mesure, un miroir culturel – un miroir des systèmes, des organisations sociales, des classes sociales, des minorités ethnoculturelles, des dualités, des rivalités, des violences et des identités. Cette référence à Lévi-Strauss est aussi un clin d’œil au concept de relativisme culturel (Franz Boas) que l'on ne peut passer sous silence, car ce concept est discrètement présent tout au long de cette recherche. Cette notion, bien connue de tous les anthropologues, nous oblige à remettre certains sujets dans leur contexte culturel d’origine pour bien saisir le sens qu’on leur donne, que ce soit lors d’un rituel ou d’une cérémonie. Par exemple, nous mettrons en relief des cultures à tendance capitalistes (productivité et profit) versus des cultures à tendance précapitalistes et traditionnelles (collectivité et partage).

308 Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil, 2011, pp. 83-84. 309 Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil, 2011, p. 84.

282 La partisannerie est présente dans le monde du sport et Bromberger nous a livré une excellente ethnographie qu’on résume plus loin. Heureux de gagner, triste de perdre, la compétition est loin d’être facile, mais tellement vivifiante. Que dire de plus quand un de vos enfants gagne une médaille, quand votre équipe préférée gagne la grande finale de telle ou telle ligue, gagne un championnat national, une compétition internationale et finalement quand votre équipe nationale revient au pays avec la Coupe du monde ou la médaille d’or? Mais sous ces cris de joie et de bonheur il y a les festivités, cet aspect ludique dont les gens ont besoin et qui entraine des effets exutoires. Il y a aussi les perdants, les blessés, les tricheurs et les violents… en fait, tous ceux qui se retrouvent sur la « cancha » – le terrain – la patinoire ou bien dans les stades – dans les tribunes ou autour de celles-ci. On retrouve dans les stades une dichotomie spectatrice à laquelle il vaut la peine de s’attarder et pour laquelle le travail de Nuytens met la table. Allons voir maintenant les différents auteurs et précurseurs de l’étude du et des sports.

1.1 Quelques auteurs en anthropologie et en sociologie du sport

Nous constatons que la littérature et la réflexion théorique, à propos des sports, se sont diversifiées au cours des trente dernières années, tant en sociologie qu'en anthropologie, et ce depuis : Blanchard – Cheska (1985) et Dunning – Elias (1986). Les auteurs : Appadurai, Arcand, Archetti, Barr, Bell, Bourdieu, Bromberger, Clément, Darbon, Defrance, Delsabut, Désveaux, Duval, Dyck, James, Geertz, Guttmann, Holt, King, Kuper, Laberge, Lestrelin, Lowes, Mauss, Nuytens, Oxendine, Pociello, Saouter, Sebreli, Segalen, Rhodes, Saumade, Thomas, Wacquant et plusieurs autres s'entendent sur le besoin d'explorer davantage ce champ d'études qui nous lance sur des pistes, disons, très intéressantes. Ce fait incontournable est bien illustré et reconnu par l’ensemble de ces auteurs que l’on a retrouvé (rencontré) tout au long de cette recherche. Sur ce, Pierre Bourdieu (1930-2002) nous fait part d’une intéressante réflexion en 1987 sur l’étude des sports.

283 « Si on y réfléchit, en développant le paradigme, on trouvera peut-être là le principe des difficultés que rencontre la sociologie du sport : dédaignée par les sociologues, elle est méprisée par les sportifs. La logique de la division du travail tend à se reproduire dans la division du travail scientifique. On a ainsi, d’un côté, des gens qui connaissent très bien le sport sur le mode pratique, mais qui ne savent pas en parler et, de l’autre, des gens qui connaissent très mal le sport sur le mode pratique et qui pourraient en parler, mais dédaignent de le faire, ou le font à tort et à travers. »310

Sport viril masculin, sport féminin, avec contact, sans contact avec ou sans équipement de protection, là où l’on peut mettre en vedette sa masculinité et sa féminité dans tout son sens du terme. Que d’histoires d’amour et de haine entre joueurs, spectateurs, instructeurs… et arbitres! Oui, autant de sujets de recherche que l’on peut imaginer pour les anthropologues à la découverte et à la compréhension d’un monde en pleine ébullition, mais aussi tout un univers symbolique. Le monde du sport, tout comme l’être humain en général, est à la recherche de nouvelles identités, de nouvelles croyances, de nouveaux rituels, de nouvelles et d’anciennes superstitions, somme toutes, pour donner un sens à sa vie moderne et postmoderne et mieux dit : hypermoderne. Reprenons l’expression du titre du volume de Lipovetsky; « L’empire de l’éphémère - » en 1987. Il y a, à travers les sports, des réponses qui donnent un sens à cette ère d’instantanéité.

La sixième partie de Sociologie et anthropologie (1950) de Marcel Mauss (1872- 1950), « Les techniques du corps » est un bon point d’ancrage, car celui-ci a repéré une touche culturelle dans les types de mouvements du corps. Que ce soit la nage, la marche, la manière de manger, le repos ou la course, toutes ces techniques ou habitudes du corps sont transmises culturellement. C’est ce qu’on appelle l’idiosyncrasie sociale. Il y a de très bonnes anecdotes aux pages 367- 368 à propos de la marche, entre autres quand il compare la marche de l’infanterie britannique à celle de la France, différence de fréquence et de longueur dans le pas. Hospitalisé à New York, Mauss observe la démarche et se

310 Pierre Bourdieu, « Programme pour une sociologie du sport », in: Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 203.

284 demande où ils avaient vu ces demoiselles marchant comme des infirmières américaines. C’est à travers le cinéma qu’il découvrit la réponse. Quand on s’y attarde, il y a une somme d’observations des techniques du corps qui correspondent à la culture. Ce que Malinowski appelait les besoins fondamentaux, qui devenaient culturels dans la manière de les exécuter. L’influence et l’arrivée du cinéma américain à Paris avaient pour effet de modifier la façon de marcher des Parisiennes. Nul doute qu’il avait raison quand on compare la démarche de la majorité des Canadiennes habituées à marcher sur la glace et la neige aux femmes brésiliennes qui marchent plus souvent qu’autrement dans le sable et sur la terre battue. Il ne faut pas oublier les liens similaires avec la course et la nage. Ces réflexions qui semblent anodines au départ révèlent au moins une chose; même ce qui nous semble acquis comme la marche est aussi un phénomène culturel acquis par enculturation : imitation des parents et des pairs, influence de l’école, des médias, des réseaux sociaux et finalement emprunts culturels.

Marcel Mauss introduit déjà à ce moment la notion d’habitus311 dans le sens de manière d’être d’un individu, lié à un groupe social, se manifestant notamment dans l’apparence physique. Il utilise le mot latin, car pour lui celui-ci définit beaucoup mieux cet ensemble de comportements humains que les termes « habitudes – exis – acquis – faculté ». Il y a là une faculté de répétition et, par imitations, les individus qui composent la même société se retrouvent à la frontière du biologique et du culturel sans vraiment y avoir prêté attention. Pierre Bourdieu a repris cette importante notion en 1979 dans une incontournable fresque pour les Sciences sociales La distinction – critique sociale du jugement – et voici ce qu’il en dit.

« Ces expériences, on n’a pas besoin de les ressentir pour les comprendre d’une compréhension qui peut ne rien devoir à l’expérience vécue et, moins encore, à la sympathie : relation objective entre deux objectivités, l’habitus

311 Marcel Mauss, « Les technique du corps », in: Sociologie et anthropologie, Paris, 1993 (1950), p.368.

285 permet d’établir une relation intelligible et nécessaire entre des pratiques et une situation dont il produit le sens en fonction de catégories de perception et d’appréciation elles-mêmes produites par une condition objectivement observable. »312

Jean-François Dortier nous résume bien cette notion : « L’habitus c’est d’abord le produit d’un apprentissage devenu inconscient qui se traduit ensuite par une aptitude apparemment naturelle à évoluer librement dans un milieu. »313 Pour compléter, voici une autre définition de Vincent Troger : « l’habitus est inconscient, il masque à nos propres yeux les « conditions sociales de production » de nos comportements et de nos jugements. »314

L’habitus est une structure structurée et structurante315. Il faut mentionner que l’habitus fut un des concepts centraux de notre mémoire de maîtrise à propos de la culture golfique316. Bourdieu résume l’habitus en un « système de dispositions réglées » que nous avons attaché à la notion de distinction pour analyser deux clubs de golf très sélects. Il permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l'interpréter d'une manière qui, d'une part, lui est propre, et qui d'autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient. Un concept qui cadrait très bien pour analyser le Royal Montréal et le Royal Québec, les deux premiers clubs de golf des Amériques qui ont, de plus, obtenu le prestigieux statut de Royal, une forme d’assermentation proclamée par la Couronne britannique.

312 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 112. 313 Jean-François Dortier « Les idées pures n’existent pas », in: Sciences humaines, Hors-série, Paris, no 15, 2012, p. 5. 314 Vincent Troger, « Bourdieu et l’école : la démocratisation désenchantée », in: Sciences humaines, Hors-série, Paris, no 15, 2012, p.19. 315 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 119. 316 André Tessier, Le golf comme lieu de distinction; deux exemples québécois, Québec, Université Laval, 1999, 158 pages.

286 Faisant suite aux notions d’habitus et de distinction, dans la même logique, Mauss réfère aussi à la notion de « l’homme total » et la divise en trois éléments :

- Mécanique et physique - Psychologique ou sociologique - Théorie anatomique et physiologique de la marche

D’autre part, il faut souligner les travaux remarquables de certains auteurs de la discipline qui se sont intéressés à divers jeux et sports à la fin du 19e et début du 20e siècle :

« En effet, dès 1890, James Mooney publiait un article sur le jeu de balle de la nation Cherokee, alors même qu’il menait une recherche sur la religion de la danse de l’esprit (Ghost Dance). Peu de temps après, l’étude exhaustive de Stewart Culin (1907) sur la morphologie et l’importance religieuse des jeux des Premières Nations d’Amérique du Nord a vu le jour. Sans compter les autres récits parus au cours des deux dernières décennies et traitant des jeux traditionnels et des compétitions d’athlétisme en Amériques (Nabokov, 1987; Oxendine, 1988; Scarborough et Wilcox, 1991; Veenum, 1994) »317.

Voici quelques anthropologues reconnus qui ont travaillé sur des thématiques reliées aux sports avant Blanchard et Cheska : Culin 1907, Firth 1931, Fox 1961, Geertz 1972, Gluckman & Gluckman 1977, MacAloon 1981.

Pendant que les autres sciences humaines étudiaient les sports, les anthropologues ont rejoint un champ que les sociologues et psychologues avaient déjà inscrit dans leur cursus. Parfois, certains anthropologues se donnent des airs princiers comme si nous étions encore à l’époque coloniale de ces « richissimes philanthropes ». Ceci dit, aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation aussi marquant et pénétrant, l’étude du sport sous tous ses

317 Noel Dyck, Anthropologica, Société canadienne d’anthropologie, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, Vol. 46, No 1, 2004, pp. 9-10.

287 angles est devenue un domaine de recherche que les anthropologues ne peuvent plus laisser pour compte.

« Les cloisons conceptuelles dans lesquelles étaient jadis, confinés les chercheurs, et qui les empêchaient de concevoir les jeux et les sports comme légitimes, voire d’importants objets d’étude, ont récemment été courageusement abattues. Les politicologues, tout comme les psychologues, les critiques littéraires, les sociologues, les historiens, les géographes, les économistes et les philosophes, se sont ainsi penchés sur divers aspects historiques et actuels du sport, tant du point de vue des participants que de celui des spectateurs. Les anthropologues se sont eux aussi mis de la partie et ont entamé une réflexion sur leur tendance à se tenir à l’écart de l’étude des jeux et des sports. Ils ont mesuré le calibre du contenu intellectuel à explorer au cœur de ces terrains de jeux autrefois interdits d’accès. Il est vrai que l’ethnographe qui ose se hasarder dans les arènes sportives risque de s’attirer sinon les jugements, du moins l’indifférence de ses pairs. Par contre, il court aussi la chance de revenir vainqueur du terrain avec, en sa possession, des témoignages frappants et de stimulantes idées théoriques. »318

Voilà les propos de Noel Dyck professeur à l’université Simon Fraser à Vancouver et ancien président de la Société canadienne d’anthropologie. À partir du moment où les doutes étaient dissipés et l’hypothèse confirmée, le cercle anthropologique a mis un certain temps à reconnaitre le sport, les sports, les pratiques sportives comme un champ particulier de spécialisation en anthropologie. Malgré tout, on devait quand même être prudent et discerner les rapports entre des pratiques sportives et des systèmes culturels du sport.

« Lorsque nous avons commencé à réfléchir à la question qui nous intéresse ici, la sociologie du sport était encore à ses débuts. Je me rappelle très bien que nous nous sommes demandés si le sport – entre autres, le football – pourrait être considéré comme un sujet de recherche digne des sciences sociales, et en particulier d'une thèse de Master of Arts. Nous avons, je crois, quelque peu contribué à ce qu'il le devienne. »319

318 Noel Dyck, Anthropologica, Société canadienne d’anthropologie, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, Vol. 46, No 1, 2004, p. 9. 319 Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (1986), p. 25.

288 1.2 Les facteurs de développement du sport

Analysons maintenant les quatre types de facteurs de développement des sports. Premièrement, le facteur idéologique est directement relié à la mise en place de la démocratie. Selon Roger Callois (1913-1978), le sport consacre la domination de l'agôn (compétition), de l'alea (chance), de la mimicry (simulacre) et de l'ilinx (vertige)320 pour le rôle de celui-ci dans la société. La société moderne apparait avec le remplacement du masque et de la transe par la compétition et le hasard. Les sociétés préindustrielles dont les visions du monde reposaient très souvent sur des explications mythologiques et symboliques ont cédé la place à l’individualisme et à la consommation reliée à l’identité personnelle. Elles donnaient un sens à la vie, mais aussi à la mort, à la chasse, aux récoltes, à la naissance ou encore au mariage. Tout était bien orchestré, ritualisé dans un système ou des systèmes de croyances entièrement structurés. Mais est-ce le cas aujourd’hui? Depuis la période coloniale jusqu’à la révolution industrielle les visions du monde se sont complètement transformées et maintenant elles reposent en grande partie sur la compétition, la productivité, le capital et la rationalité. Par contre, cela ne signifie pas que toute symbolique a disparu, elle se maintiendrait en filigrane et par conséquent serait plus difficilement perceptible. Nous avons abordé ce thème important au chapitre trois.

Cette approche théorique du sport de Roger Callois fut l’une des premières à être utilisée. Actuellement, elle est beaucoup moins populaire, mais demeure intéressante pour certaines études spécifiques.

Quelques approches des pratiques sportives nous expliquent que la compétition sportive s’apparente à la démocratie, car elle donne à chaque joueur ou candidat les mêmes possibilités et les mêmes chances de gagner. « Le sport c'est la compétition et le hasard, ce qui explique en partie le succès du football

320 Roger Callois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 122, Tableau II.

289 professionnel, la part de hasard étant loin d'être négligeable. »321 Il y a les favoris et les autres. Le hasard est surtout au niveau de l'arbitrage et de la difficulté à contrôler systématiquement tout effet du hasard. De là, bien souvent, l’appel aux rituels, aux superstitions et jadis, aux « fantômes » du Forum de Montréal, lieu sacré des Canadiens de Montréal de la LNH abordé au chapitre trois. Le hasard lié à l’idéologie de la compétition, comme certains éléments proposés par l'idéologie capitaliste, est souvent appliqué à la définition du sport : production, performance et compétitivité.

Le second type de facteur de développement est le phénomène de socialisation. La manifestation sportive possède des caractéristiques similaires et comparables aux phénomènes religieux. Nous avons abordé et analysé dans le chapitre trois la question de l’univers symbolique du hockey. Nous avons expliqué les rituels et regardé la place de la superstition (forces surnaturelles), décrits dans leur transformation en structure mythico-rituelle. Il y a une dimension symbolique et identitaire non négligeable, et, malgré l’apparence qu’ont nos sociétés post- industrielles de ne plus se préoccuper plus de cette dimension, celle-ci est toujours présente, même plus qu’on le croyait. Le hockey n’est pas une religion comme plusieurs se plaisent à le dire, mais c’est un phénomène religieux qui s’y apparente énormément quand on analyse son fonctionnement en tant que système religieux. Nous abordons le hockey comme un univers symbolique. Pour illustrer cette idée, prenons le football en exemple et ce que Jacques Defrance (1948-) en dit :

« Le match de football, une sorte de rituel religieux? On peut repérer des analogies avec la cérémonie religieuse : « rupture avec le quotidien, cadre spatio-temporel spécifique, caractère répétitif et codifié des pratiques, effervescence émotionnelle s'exprimant à travers des moyens conventionnels, densité symbolique, drame sacrificiel, mise en présence du bien et du mal, etc. ». Les auteurs détaillent l'enchaînement des séquences avant, pendant et après le match, lui aussi ritualisé, pour le joueur comme le spectateur. Il y a de la religiosité, mais il manque la « croyance en la présence agissante d'êtres ou de forces surnaturelles ». « Le football

321 Raymond Thomas, Sociologie du sport, Paris, Que sais-je – PUF, 1993, p. 29.

290 apparait en fait comme un univers refuge et créateur de pratiques magico- religieuses où l'on croit, sur un mode mi-parodique, mi-fervent, à l'efficacité symbolique. »322

Comme nous l’avons déjà mentionné, le hockey au Québec est une forme de croyance religieuse, une religion atypique.

Il y a un troisième facteur, celui des médias de masse qui ont joué un rôle important. Tout d'abord, la télévision a introduit le spectacle sportif à domicile. Elle a permis de connaitre et de suivre des événements sportifs inconnus ou inaccessibles et, conséquemment, les créations et transformations extrêmement rapides d’athlètes en « stars sportives » qui devenaient ainsi des personnalités mythiques. Plus près de nous, les chaînes spécialisées dans le domaine sportif ont accéléré le développement et ont accru les revenus des propriétaires, des commanditaires, et par conséquent ceux des joueurs. Dans le même sens que les médias de masse, l'accroissement des temps libres a donné la chance aux gens, non seulement de regarder, mais de pratiquer différents sports, et ainsi de créer un lien entre leurs idoles, les rois du stade, et leur quotidien.

En fait, ce sont actuellement les droits de télévision qui financent en grande partie les universités américaines et les équipes professionnelles. Ainsi, la télévision permet le développement des sports, mais cette contribution possède aussi son envers, c'est-à-dire la création de l'illusion d'une carrière professionnelle. Là-dessus, l’article de Guttmann, 1995 : « Amères victoires. Les sportifs noirs et le rêve américain de mobilité sociale » en dit long sur les effets de la télévision et de leurs vedettes sur la jeunesse afro-américaines aux États- Unis. Ce n’est pas un thème privilégié de la thèse, mais nous voulons souligner la présence de cet élément non négligeable qui fait miroiter la possibilité de devenir un athlète professionnel, et tout ce qui vient avec ce statut, pour finalement dire dans les coulisses du sport : « beaucoup d’appelés et peu d’élus ».

322 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, Éditions La Découverte, 1995, pp. 61-62.

291 Nous pouvons ajouter à ce phénomène médiatique, la radiodiffusion, bien qu’aujourd’hui en perte de vitesse puisque les applications des téléphones cellulaires prennent une part du marché, mais qui demeure néanmoins importante pour les amateurs de hockey qui peuvent suivre les joutes, et ce même au niveau senior et junior. Certains diraient : « mais qui écoutent ces parties à la radio? »… les amateurs, les mordus du sport. Mais c’est surtout tout le phénomène des lignes ouvertes, là où les « gérants d’estrade » peuvent, sous forme d’exutoire, se laisser aller de leurs commentaires, leurs vœux d’échanges de joueurs ou d’instructeurs et parfois encore plus en y allant de critiques virulentes envers un joueur ou une organisation. Un outil essentiel à la promotion du sport, mais qui emploie aussi une panoplie de journalistes et « d’experts » venant offrir aux auditeurs leurs analyses parfois simplistes, mais généralement très crédibles, disons à géométrie variable, mais très divertissantes par son aspect moins formel que la télévision.

Finalement, le quatrième facteur de développement du sport contemporain est celui de la mondialisation qui permet de mieux comprendre l’inégalité des disciplines sportives. Ainsi la guerre, les conflits et l'occupation armée de certaines zones de la planète nuisent à l'expansion des sports nationaux. Il est évident que certains sports ont fait des percées importantes sur le plan international, par exemple le football qui est devenu le sport le plus populaire mondialement. Le « Mundial » de football est l'événement sportif le plus universel et le plus regardé à la télévision. Témoignage de cette popularité, la Coupe du monde de la FIFA – dont le trophée n’est pas une coupe – qui s’est déroulée en Italie en 1990 a été l’événement le plus regardé depuis le début de l’histoire de l’humanité. Il est l’emblème même de la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais est également devenu un puissant outil d’unification des groupes culturels dans certaines régions du monde. À Montréal, lors du Mundial chaque quartier ethnique établit un lieu de rassemblement, soit un « bar » ou un « café » pour se réunir et regarder ensemble les parties de son pays avec fierté et drapeaux!

292 Certes, le football, à différencier du football américain, est le sport le plus universel de la planète. En 2013, l’ONU comptait 193 États-nations inscrits officiellement avec un représentant élu. En 2016, la FIFA cumulait 211 pays dans la course aux qualifications pour la Coupe du monde de 2018 en Russie. C’est un secret de polichinelle d’affirmer que le football est le sport le plus populaire de la planète depuis que nous sommes engagés dans le phénomène de la mondialisation. La Coupe de monde de la FIFA au Brésil en 2014 a attiré plus de 3,2 milliards de téléspectateurs; un milliard ont suivi la finale. On peut confirmer un mégadéveloppement de ce sport et les études du football en sciences sociales elles aussi ont augmenté en flèche. Nous laissons toutefois ce thème aux experts du domaine. Nous situons le phénomène de la mondialisation entre 1492 – lors de la rencontre des deux mondes – d’autres situent la mondialisation avec l’économie mondiale au XIXe siècle lors de la révolution industrielle qui permit le développement rapide des marchés boursiers, entrainé par les besoins importants de capitaux pour financer l'industrie et les transports.

Retenons aussi que plusieurs autres facteurs peuvent influencer le développement d'une discipline sportive : le coût et l'accessibilité (course à pied), la géographie physique (ski), le climat (aviron, golf), l'équipement et la salle (gymnastique, tennis), les restrictions religieuses (natation féminine en Algérie et plusieurs pays musulmans), les influences du colonialisme (cricket en Inde), le revenu annuel (polo et sports équestres) et les influences culturelles (arts martiaux en Chine et au Japon – Sumo –). Ainsi, l’univers du sport varie du plus universel au plus exclusif, et on peut facilement comprendre que son développement soit lui aussi inégal. Le développement de certains sports traditionnels n’a pas connu de diffusion mondiale comme le football gaélique en Irlande, le calcio florentin en Italie ou encore le pato en Argentine.

293 Illustration 5 Capital global – Capital culturel, selon Bourdieu323

323 Philippe Cabin, « Dans les coulisses de la domination », in: Sciences humaines, L’œuvre de Pierre Bourdieu, Hors-série, Paris, no 15, 2012, pp. 32.

294 Pour ce qui est du développement du hockey, celui-ci a pris son essor et son expansion vers la mondialisation essentiellement lors de la « Série du siècle » de 1972. Le Canada affronta alors l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes (URSS) dans une compétition de huit parties, dont quatre au Canada et quatre à Moscou, le tournoi se déroulant entre le 2 et 28 septembre 1972. La série se solda par quatre victoires du Canada, trois défaites et une partie nulle. Pourquoi faire mention de cette série? Car c’est à ce moment précis que le Canada prit conscience qu’il n’était plus seul sur la planète hockey. Personne ne savait, ou presque, que les Soviétiques avaient atteint un niveau et une qualité de jeu si élevé.

Si on mentionne cet événement tournant et marquant dans le monde du hockey c’est parce que depuis la création de la Ligue nationale de hockey (LNH – NHL) le 26 novembre 1917, après une rencontre à l’Hôtel Windsor de Montréal, le Canada était la suprématie mondiale en matière de hockey. Depuis ce jour, le hockey est entré dans le processus de mondialisation.

1.3 Les fonctions sociales du sport

Afin de continuer la réflexion au sujet du domaine de recherche, abordons ici les fonctions sociales du sport qui sont multiples, contradictoires, complexes et surtout évolutives. Il y a deux courants ou deux découpages conceptuels pour expliquer les fonctions sociales du sport : ceux des Européens et des Américains. Les Européens proposent quatre fonctions sociales du phénomène sportif : les fonctions éducatives, intégratives, ludiques et communicationnelles. Christian Pociello324 et Jacques Defrance (1995) sont les principaux diffuseurs de ce courant. Les sociologues du sport, notamment, Joffre Dumazedier, Michel Clousard, Bernard Jeu et Michel Bouet ont, pour leur part, traité les fonctions sociales du sport et ont distingué celles-ci en huit fonctions : de dépassement, agonal, hédonique, hygiénique, de relations interpersonnelles, de loisir,

324 Christian Pociello, Sports et sociétés. Approche socio-culturelle des pratiques, Paris, Éditions Vigot, 1991, (1981), 377 pages.

295 esthétique, de spectacle et trois rôles : ludique, éducatif et militaire. De son côté, Jean-Marie Brohm (1940-) attribue une importance aux fonctions sociopolitiques et sociales du sport. Brohm (Sociologie et politique du sport - 1976) affirme qu’elles servent à la stabilisation de l'ordre établi du système capitaliste, ainsi qu’à la dépolitisation ou l'aliénation, qui engendrent pour leur part l'effet d'« opium du peuple » de Karl Marx, ou si vous préférez la célèbre expression romaine « Panem et circenses » (du pain et des jeux). Ils voient dans le sport un outil par lequel on retrouve des exclusions, du rejet et de la négation qui peuvent apparaitre et disparaître. Ceci est la position européenne, nous en prenons bonne note, bien que nous retenions plutôt celle des sociologues américains. Nous considérons que leur découpage conceptuel est plus adéquat et plus pertinent, en fait plus précis, mais à la fois plus idéaliste et utopiste. Il est vrai qu’une combinaison des deux approches nous aiderait à voir plus clair dans l’objet sportif, mais nous allons plutôt opter pour l’approche américaine plus près de notre objet d’étude. Dans la partie qui suit, nous présentons les cinq fonctions sociales du sport proposées par les Américains, soit : socio-émotionnelle, de socialisation, d'intégration, de politique et de mobilité sociale.

Amorçons cette section par la fonction socio-émotionnelle. Cette dernière sert de soupape de sécurité pour évacuer les tensions individuelles (le stress) et collectives, créant ainsi un sentiment collectif ritualisé comparable à la fête. On parle de libération contrôlée des émotions. L'exemple le plus frappant est le traditionnel barbecue (grillades) dans le stationnement des stades appelé « tailgate » qui précède les parties de football américain aux États-Unis. En Europe et en Amérique du Sud, c'est la préparation et l'occupation des gradins du stade plusieurs heures avant la partie de football, la fête ritualisée qui témoigne de ce comportement exutoire. Nous avons observé qu’en Amérique du Sud (Argentine), le football est un comportement de libération des pressions quotidiennes du travail, des responsabilités journalières et de la pauvreté. Avec des amis ou des supporteurs des mêmes équipes, des liens se tissent et ont pour fonction de gérer une partie du stress de la vie quotidienne dans un

296 contexte où une certaine microculture se développe et où la normalité prescrite par la culture se déplace inévitablement.

On ajouterait que les supporteurs se transformeront, comme dans le phénomène de Dr Jekill et Mr. Hide, en partisan-supporter qui se déchaine avant, pendant et après la partie. Ces transformations se concrétiseront parfois par la violence, dit Williams Nuytens (1973-)325, surtout verbale contre les joueurs de l’équipe adverse, les arbitres, les partisans opposants, mais qui peut aussi aller jusqu’à la violence physique nécessitant l’intervention des forces de l’ordre. Plus tard dans la démonstration, nous reviendrons sur la ferveur et l’enthousiasme partisans. Nous pouvons ajouter que nous nous sommes retrouvés à plusieurs reprises coincés entre deux groupes rivaux lors des parties de football en Argentine que ce soit à Cordoba, Mar del Plata, mais surtout à Buenos Aires. Il n’est pas rare en Argentine qu’une des parties du dimanche à Buenos Aires se termine par un meurtre. Au Québec, à propos du hockey, on assiste aussi à des scènes de débordement comme le fait de lancer des déchets, des verres de bière et des projectiles sur la patinoire ou encore le renversement de l’autocar de l’équipe adverse dans le stationnement après la joute. Au hockey canadien, il y a débordements et parfois même ceux-ci nécessitent une intervention policière, mais de ce que nous savons, ces comportements ne vont jamais jusqu'au meurtre.

Deuxièmement, la fonction de socialisation s'opère par l'assimilation de valeurs sociales et culturelles. L'enfant et le jeune adulte apprennent à vivre en société; ils prennent connaissance et conscience des codes, des normes, des rôles et des valeurs qui leur permettent de se définir par rapport aux autres membres de leur famille ou de leur culture. Cette fonction joue un rôle éducatif de transmission des éléments sociaux qui composent la culture. Par exemple, dans le cas de la culture au sens large, les joueurs d’une équipe de hockey qui

325 Williams Nuytens, L’épreuve du terrain. Violences des tribunes, violences des stades, Rennes, PUR, 2011, 196 pages.

297 partagent des valeurs très occidentales telles que la compétitivité, l'élitisme et l'individualisme s’interinfluencent jusqu’à un certain niveau d’homogénéité. On crée consciemment ou inconsciemment un sentiment d’appartenance, d’identité, car on partage sensiblement les mêmes valeurs, on se socialise, on devient un joueur de hockey nord-américain. Même phénomène avec la culture au sens restreint, la culture mâle par exemple, les conversations et comportements qui sont véhiculés à l'intérieur d'une chambre de hockey sont des lieux de socialisation, ou d’enculturation, extrêmement importants (Lajeunesse 2008), on devient un homme, culturellement parlant. On peut appliquer cette forme de socialisation à bien d'autres sports comme le rugby (Anne Saouter, 2001), le cricket (Appadurai, 2005) et le football (Juan José Sebreli, 1998).

La fonction d'intégration, la troisième, possède des particularités importantes qu'il faut distinguer. L'intégration sociale par le sport se définit avant tout comme étant un processus visant à faire participer des individus appartenant à divers groupes sociaux, ethniques, culturels et nationaux dans le but d'atteindre le même objectif : gagner. Dans ce cas, les sports professionnels peuvent être utiles pour expliquer le niveau d’intégration des joueurs professionnels. Par exemple, les équipes de baseball professionnel sont composées de joueurs d’origines culturelles différentes soit américaines de souche anglo-saxonne ou afro- américaine, latino-américaines et japonaises. Tous portent le même chandail (maillot) et essaient tant bien que mal de se rendre à la Série mondiale, mais il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte.

Bien entendu, le baseball possède un plafond salarial, mais que l’on peut défoncer avec une pénalité financière, à l’inverse des autres sports professionnels, ce qui permet aux équipes riches de tenter, comme on le dit : « d’acheter un championnat ». Il s’agit là d’une question d’argent (salaire) d’abord, et les Yankees de New York sont célèbres à cet égard, mais ce n’est pas tout. Il faut aussi réunir les meilleures conditions; soit la cohésion et l’intégration de tous les joueurs pour une même et unique cause ce qui est le rôle

298 principal des instructeurs et de l’entraineur-chef. Plusieurs études en psychologie (Vincent Mabillard, 2012) démontrent l’importance grandissante du facteur d’intégration qui favorise les équipes championnes au détriment des adversaires manquant de cohésion. Nous reviendrons sur ce thème plus tard, car il est directement lié à l’hypermodernité que Gilles Lipovetski (1944-) nous explique extrêmement bien dans L’ère du vide (1983) et qu’il appelle aussi la « seconde révolution individualiste ».

Le hockey est intéressant à ce propos. À l’origine au Canada, c’était un sport composé essentiellement de joueurs canadiens. Depuis Borje Salming de Suède (1973), l’un des premiers joueurs européens à joindre une équipe de la Ligue nationale de hockey, les Maple Leafs de Toronto, il y a eu une propension à l'intégration de joueurs d’origines diverses. Bien avant les Européens, ce fut aux anglophones et les francophones canadiens de s’intégrer et de travailler en équipe pour une même cause. L’histoire et la biographie de Maurice Richard326, un des hockeyeurs les plus célèbres du Québec, sont un bon exemple d’exclusion et d’intégration obligée. Par la suite, c’est l’arrivée du premier joueur des Premières Nations; Frederick « Chief Running Deer » Sasakamoose, Autochtone Cri né le 25 décembre 1933 de la Première Nation d'Ahtahkakoop en Saskatchewan, près de Prince Albert, et qui a joint les rangs de l’équipe de Chicago. C'est donc à la fin de la saison 1953-54 que les Blackhawks firent appel à lui. Le 27 février 1954, après avoir revêtit l'uniforme des Blackhawks de Chicago dans un match à Toronto, Fred Sasakamoose devint le premier Amérindien à évoluer dans la LNH. Il terminera la saison avec les Blackhawks. Dans l’intégration multiculturelle du hockey, il faut souligner l’embauche du premier joueur canadien de couleur, Willie O’Ree, originaire de Moncton, qui joua sa première partie le 18 janvier 1958 dans l’uniforme des Bruins de Boston. Cette année en 2018, la LNH a maintenant un trophée à son nom remis au Héros de la communauté. L’arrivée de O’Ree est un événement marquant qui se

326 Jean-Marie Pellerin, Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 pages.

299 produit environ une décennie après que Jackie Robinson, premier joueur afro- américain, eut endossé le chandail des Dodgers de Brooklyn le 15 avril 1947. Le 15 avril deviendra le « Jackie Robinson Day » de la Ligue majeure de baseball. Il faut mentionner que le chandail numéro 42 sera retiré de toutes les équipes, et sera le seul de l’histoire du baseball. Branch Rickey, directeur gérant, avait recruté Robinson en octobre 1945. Robinson joue une saison dans les ligues mineures pour les Royaux de Montréal, affiliés aux Dodgers de Brooklyn. À noter que ce personnage qui a marqué l’histoire nord-américaine passe sous le radar des historiens du Québec. Sujet extrêmement passionnant, mais on s’arrêtera ici, car plusieurs volumes sont disponibles et un film (2013) à l’honneur de ce joueur qui est probablement l’exemple le plus frappant démontrant la fonction d’intégration du sport et à l’origine des Droits civiques aux États-Unis.

Maintenant, Suédois, Russes, Tchèques, Slovaques, Suisses, Finlandais, Danois, Français, Autochtones, Américains et Canadiens cohabitent et présentent un modèle d'intégration à la culture globale qui nous rappelle que le sport n’est pas étranger à la mondialisation. Il appert que certains groupes trainent avec eux les stéréotypes reliés à leur culture. On dit des Européens qui ne veulent pas se battre ou se porter à la défense de leurs coéquipiers. On dit des Russes qu’ils conservent trop longtemps la rondelle ou « tricotent » trop ou font beaucoup de « jeu de dentelle ». On voit aussi l’intégration par l’économie dont la vente des Nordiques de Québec au Colorado et l'échange, ou plutôt la vente « déguisée », de Wayne Gretzky à des intérêts étrangers, à Los Angeles. Voilà, d’une certaine manière, comment les Américains ont intégré et semblent avoir accaparé le sport national du Canada dont la plus importante ligue – LNH – est administrée, gérée et jouée principalement aux États-Unis. Ce sont majoritairement des propriétaires américains et il ne reste que six équipes au Canada sur un total de trente et une.

Dans le même ordre d’idées, en 1990, la France comptait 24,5 % de footballeurs étrangers dans les équipes de première division (Bromberger, Le match de

300 football, 1995 : p. 155)327. On assiste depuis une vingtaine d’années à une vaste augmentation de l’import-export des joueurs professionnels, ce qui favorise l’intégration des communautés à l’intérieur des Nations. La fonction sociale d’intégration possède plusieurs niveaux et plusieurs sens. Ces exemples démontrent que le sport peut être un lieu d’intégration par excellence, mais aussi d’exclusion dans certains cas. L’immigrant qui arrive dans un nouveau pays peut s’intégrer plus facilement en adoptant et s’intéressant au sport national et aux équipes locales. « Depuis la Coupe Stanley de 2008, l'émission est disponible en panjâbî, la quatrième langue la plus parlée au Canada après l'anglais, le français et le chinois (mandarin). Hockey Night in Canada en panjâbî est animé par Parminder Singh et Harnarayan Singh »328. D’autre part, les athlètes professionnels peuvent, après un certain temps, vouloir s’intégrer davantage dans leur nouveau pays d’adoption. Récemment, le défenseur étoile des Canadiens de Montréal, Andrei Markov, a demandé et reçu sa citoyenneté canadienne.

En ce sens, il y a aussi l'assimilation qui sert ainsi d'intégration à un autre niveau. On parle de minorités ethniques ou ethnoculturelles qui adoptent les valeurs, les normes, les comportements traditionnels d’une société ou du groupe dominant. L’intégration est la transformation de l’identité culturelle par une combinaison de la culture d’origine et de la culture d’accueil. Cette nuance est importante à faire, car il s’agit de l'insertion sociale. L'insertion sociale et l’inclusion sont des processus d’entrée dans une société qui nécessitent l'acquisition d'éléments socio-économiques de la société d’accueil. La présence des immigrants dans différentes sphères telles les sports est un signe d’insertion et d’intégration des communautés culturelles à la nation adoptive. Nonobstant ce phénomène d’inclusion, le sport peut s’avérer l’inverse lorsque se manifeste sa fonction d’exclusion à travers le racisme, le sexisme et l’homophobie.

327 Christian Bromberger, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin. Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, 406 pages. 328 En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hockey_Night_in_Canada.

301 Quatrièmement, la fonction politique qui sert d’outil de propagande dont se servent les gouvernements pour réaffirmer leur identité nationale ou celle du groupe dominant. L’exemple d’Équipe Canada junior est particulièrement intéressant : les instructeurs anglophones (culture majoritaire, « dominante » au Canada) avaient laissé pour compte Mario Lemieux, le meilleur joueur canadien (Québécois francophone). Lors du championnat mondial junior de hockey de 1983, il avait été « retranché » par l’instructeur Dave King. De 1950 à 1990, l’Union soviétique a exploité cette voie sur la scène internationale afin de prouver et d'affirmer la supériorité et la réussite de son idéologie politique. Depuis le milieu du XXe siècle, plusieurs pays sous l'emprise coloniale ont réussi à obtenir leur indépendance et parmi ceux-là, plusieurs ont utilisé les sports pour affirmer leur identité nationale à travers le monde comme l’Afrique du sud (rugby), la Côte d'Ivoire (football) et Cuba (baseball).

Il faut regarder de près ce qui se passe aux Jeux olympiques pour voir les différents boycotts ou pressions que les pays font lors de la tenue de cet événement international. Récemment, le sport peut être aussi un lieu de contestation comme on le voit aux États-Unis chez les joueurs afro-américains au football qui mettent le genou par terre lors des hymnes nationaux en contestation à la répression policière envers les Afro-Américains et les répliques désobligeantes du président Donald Trump.

« Aux Jeux olympiques de Mexico, le 16 octobre 1968, deux sprinters noirs américains, Tommie Smith et John Carlos, médaillés d’or et de bronze sur 200 m, lèvent le poing pendant l’hymne national pour protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Pour avoir ainsi introduit une revendication politique dans l’enceinte du stade, ils sont chassés du village olympique le surlendemain. Ce même 18 octobre, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman montent sur le podium du 400 m coiffés du béret des Black Panthers*, mais, un peu parce qu’ils l’enlèvent pendant que The Star- Spangled Banner est joué, beaucoup à cause de l’émoi suscité par la

302 sanction prise contre leurs deux compatriotes, ils pourront poursuivre la compétition. »329

Autre exemple, la victoire de la France à la Coupe du monde de football en 1998 a servi aux différents partis politiques français à retourner l’ascenseur à leur adversaire Le Pen. Chef du Front National, parti d’extrême droite, avait déclaré que l’équipe française était composée de beaucoup trop d’immigrants, en particulier de Maghrébins, et que l’on devait remédier à cette situation. L’importance du football en France, et particulièrement cette victoire, aura certes un impact mesurable sur le résultat des prochaines élections.

La fonction politique n’est donc pas négligeable du tout et le golf n’échappe pas à cette règle. La Couronne britannique a gratifié cinq clubs de golf au Canada de la mention honorifique et distinctive de « Royal ». Curieusement, on en retrouve trois au Québec : le Royal Montréal, le Royal-Québec et le Royal (Gatineau). Eduardo P. Archetti (1995) démontre très bien comment le polo et le football ont servi à la construction du nationalisme de l’Argentine moderne. En Afrique du Sud, sous la présidence de Nelson Mandela, il y a cette histoire incontournable de la Coupe du Monde de Rugby à XV en 1995. Mandela, assisté de François Pienaar, le capitaine des Springboks, utilisera ce tournoi pour mettre en place l’idéologie politique novatrice de la « Nation arc-en-ciel » qui succédera au régime ségrégationniste et raciste de l’apartheid. Nelson Mandela a gagné son pari de la construction d’une identité nationale en utilisant le championnat mondial de rugby à la suite de son élection. L’Afrique du Sud remporta la Coupe du monde et il y eut « momentanément » unification idéologique des deux solitudes, unification dans la mesure du possible après quarante ans de régime politique ségrégationniste. Sur ce sujet, il y a une abondante littérature, très pertinente.

329 Jean-Jacques Bozonnet - collectif, Le Monde - Histoire, Sports : un enjeu géopolitique, Paris, Société Éditrice du Monde, 2013, p. 23

303 La cinquième et dernière fonction sociale du sport, celle de mobilité sociale, est clairement exprimée dans l'article « Amères victoires » d'Allen Guttmann (1995). Cette recherche porte sur les aspirations et le recrutement des jeunes athlètes américains pour qui les heures de gloire sont plus souvent qu’autrement très éphémères. Par l'entremise de bourses d'études, on fait miroiter aux jeunes la possibilité d'une carrière professionnelle. Harry Edwards a calculé en 1988 que 1,6% des Afro-Américains engagés dans les compétitions universitaires de baseball, de basketball et de football avaient cette chance de passer chez les professionnels. Quant à lui, Sellers concluait en 1993 que seulement 26,6% des joueurs universitaires afro-américains obtenaient un diplôme de premier cycle. L'idée que le sport permet de s'élever dans la hiérarchie sociale n'est en réalité qu’illusion, ce que nous appelons une exclusion moderne.

« Dans les années 90, l’apparition quotidienne de superstars noires (afro- américaines) à la télévision, aussi bien dans la publicité que dans les retransmissions sportives, donne au rêve une réalité presque palpable. La conscience de la possibilité d’une mobilité sociale leur vient très tôt. Alors qu’ils sont encore au collège, des sportifs noirs (Afro-américains) de treize ans sont recrutés par des entraineurs de Lycée. »330

Les superstars afro-américaines telles Reggie Jackson au baseball, Michael Jordan au basket, Barry Sanders au football et Tiger Woods au golf sont des modèles exceptionnels de réussite. Les recruteurs utilisent ces vedettes et leur exemple de mobilité sociale comme outil de promotion. Les différentes institutions scolaires font miroiter aux jeunes la possibilité de cette ascension rapide, mais le rêve tourne plus souvent au cauchemar. De l’école secondaire (High school), un joueur sur dix milles atteindra le niveau professionnel. La mobilité sociale est pour la grande majorité un mirage, mais elle existe et entretient toute une illusion. Dans la réalité de tous les jours, elle occupe des

330 Allen Guttman, « Amères victoire », in: Terrain 25, Des sports, Paris, Ministère de la culture, 1995, p. 29.

304 centaines de milliers de personnes. Malgré notre intérêt marqué pour ce sujet de la mobilité sociale, ce n’est pas un thème prévu pour cette thèse331.

2. La culture du hockey : origine, histoire et mondialisation

Pour cette section, nous allons circonscrire certains thèmes, parfois de manière synchronique et parfois de manière diachronique, afin de faciliter la compréhension du domaine de recherche que nous avons choisi. Or il est un des objectifs de cette thèse de se questionner au sujet de la provenance et de la composition des éléments culturels qui finiront, somme toutes, par constituer ce sport qu’est le hockey. En Amérique, il est apparu quatre sports, typiquement nord-américains, dès la fin du XIXe siècle, soit le baseball, le basketball, le football américain et le hockey. Bien entendu, nous nous attarderons à ce dernier.

2.1 Les origines du hockey et leurs influences autochtones

Cherchez et vous trouverez dit un vieil adage… C’est ce que nous avons tenté de faire en suivant les pistes que Culin, Métraux et Désveaux ont défrichées. Effectivement, il y a plus d’emprunts culturels, d’influences et de présences culturelles autochtones dans le hockey que nous pensions au début de la recherche. Nous partirons du shinny, présenté au préalable par M. Désveaux, en suivant les explications de Stewart Culin, ethnographie majestueuse qu’il nous a léguée, enrichie d’une quantité impressionnante d’illustrations de bâtons et balles de shinny appartenant à diverses Nations autochtones principalement des États- Unis. Voici ces Nations qui pratiquaient le shinny : les Arapaho, les Assiniboin, les Cheyenne, les Chippewa, les Hopi, les Makah, les Mohave, les Navaho, les Oglala, les Omaha, les Pawnee, les Sauk et Foxes, les Shoshoni, les Teton et les Yuma pour ne nommer qu’elles.

331 Notes : Certains passages sont tirés de notre mémoire de maitrise, in: Le golf comme lieu de distinction; deux exemples québécois. Québec, Université Laval, 1999, 158 pages.

305 « Shinny is especially a woman’s game, but it is also played by men alone (Assiniboin, Yankton, Mohave, Walapai), by men and women alone (Sauk and Foxes, Tewa, Tigua), by men and women together (Sauk and Foxes, Assiniboin), by men against women (Crows). It may be regarded as practically universal among the tribes throughout the United States. As in racket, the ball may not touched with the hand, but is both batted and kicked with the foot. A single bat is ordinarily used, but the Makah have two, one for striking and the other for carrying the ball. The rackets are invariably curved, and usually expanded at the striking end. In some instances they are painted and carved.

The ball is either of wood, commonly a knot, or a buckskin. The wooden ball occurs chiefly on the Pacific coast and the Southwest. The buckskin ball is generally used by the Eastern and Plains tribes, and is commonly flattened, with a median seam, the opposite sides being painted sometimes with different colors. The Navaho use a bag-shaped ball. The goals consist of two posts or stakes at the ends of the field, or two blankets spread side by side on the ground (Crows); again a single post is used (Menominee, Shuswap, Omaha) or lines drawn at the ends of the field over which the ball must be forced (Navaho, Eskimo, Omaha, Makah). The distance of the goals is not recorded, except among the Miwok (200 yards), the Omaha (300 yards), Mono (1,400 yards and return), and the Makah (200 yards).

In a Californian form of the game the players were lined up along the course and struck their ball along the line, the game corresponding with one in which the ball was kicked, struck, or tossed, played by the same tribe.

The game of shinny is frequently referred to in the myths. It was commonly played without any particular ceremony. Among the Makah it was played at the time of the capture of a whale, the ball being made from a soft bone of the animal. The shinny stick may be regarded analogous to the club of the War Gods. »332

Il s'agit d'une description assez précise des Nations autochtones qui pratiquent le shinny, traitant de l’équipement utilisé – bâtons et balles – des dimensions du terrain, de la conception des buts, des sexes qui y participent, des références mythiques, et soulignant que mais que malgré tout, on peut jouer sans cérémonie particulière. Cette ethnographie de Culin nous rapproche des éléments culturels ancestraux et des influences que le hockey a probablement

332 Stewart Culin, Games of the North American Indians, New-York, Dover Publications Inc., 1975 (1907), pp. 616-617.

306 adoptées sans s’en rendre compte, inconsciemment dirait Lévi-Strauss. Étonnant de voir que les Sauk et Foxes jouent sur la glace.

« Sauk and Foxes. Iowa. (American Museum of Natural History). Leather- covered ball (figure 800) with median seam, flattered, 5 inches in diameter, and stick (figure 800), a sapling, curved at the striking end, 41 inches in length.

Collected by Dr William Jones, who describes them as used in the game of . Men and women play apart or together. The goals are lines on opposite sides, across which the balls must be driven from either side to count. »333

Il est extrêmement intéressant de constater une particularité et deux objets similaires au hockey moderne. D’abord, on joue au hockey sur la glace (1897) et avec une balle « aplatie – double surfaces » recouverte de cuir avec une couture au centre de la circonférence et qui mesure 5 pouces de diamètre, (la rondelle actuelle fait 3 pouces de diamètre) et le bâton de hockey (shinny) fait 41 pouces de long, est conçu en bois d’un jeune arbre et il est un des plus longs parmi tous les bâtons de shinny que Culin a répertoriés avec la collaboration de William Jones. Poussons plus loin l’enquête et allons voir qui est monsieur William Jones. Ce sera une longue citation, mais elle en vaut le détour.

« William Jones was born March 28, 1871 on the Sauk and Foxes reservation near present-day Stroud, Oklahoma to Henry Clay Jones and Sarah (Penny) Jones with an ethnicity of Fox, Welsh and English. Sarah Jones died during his infancy and he was cared for by his grandmother, Kitiqua, the daughter of a Fox chief, Wa-shi-ho-wa, who taught Jones the traditions, language, and customs of his Fox ancestors. At age ten, Jones was sent to the Indian school at Newton, Kansas and later spent three years at the Friends’ boarding school in Wabash, Indiana. He returned to Indian Territory and worked as a cowboy. In 1889, at the age of 18, he entered Hampton Institute where he was considered a prize pupil. From there he enrolled in Philips Academy at Andover, Massachusetts and in 1896 he entered Harvard. He spent the summer of 1897 collecting data among the Sauk and Foxes near Tama, Iowa. At Harvard he wrote for and was editor of the Harvard Monthly and received his A. B. degree from

333 Stewart Culin, Games of the North American Indians, New-York, Dover Publications Inc.,1975 (1907), p. 622.

307 Harvard in 1900. He continued his studies at Columbia University where he held a fellowship and was later an assistant in anthropology. During this period, under the auspices of the Bureau of American Ethnology and the American Museum of Natural History, Jones carried on exploratory work among the Sauk and Foxes. After he received his Ph.D. from Columbia in 1904, he commenced investigations among the northern Algonquian tribes. In 1906 he accepted an assignment from the Field Columbia Museum in Chicago to study the native tribes of the Philippines. He lived among the natives in Luzon for three years and on March 28, 1909, he was speared to death by members of the Ilongst tribe.

Jones’s contributions to science were almost exclusively on Algonquian language and lore, particularly on the Fox branch from which he sprang and to whose secrets his Indian connection gave him full access. In addition to the technical papers listed below, which were intended only for specialists, Jones wrote short stories about Native Americans and the American West, magazine articles, and gave lectures.

His major technical papers are: "Episodes in the Culture-Hero Myth of the Sauk and Foxes" (Journal of American Folk-Lore, October-December, 1901); "Some Principles of Algonquian Word-Formation" (American Anthropologist, n.s. Vol. VI, no. 3, Supplement, 1904), his doctor’s thesis; "The Algonkin Manitou" (Journal of American Folk-Lore, July-September 1905); "Central Algonquin" (Annual Archaeological Report, Ottawa, Canada, 1905); "An Algonquin Syllabary" (Boas Anniversary Volume, 1906); "Mortuary Observances and the Adoption Rites of the Algonkin Foxes of Iowa" (Congrès International des Américanistes, Quebec, 1906, 1907); "Fox Texts" (Publications of the American Ethnological Society, Vol. I, 1907); "Notes on the Fox Indians" (Journal of American Folk-Lore, April-June 1911); Algonquian (Fox), an Illustrative Sketch (Bulletin 40, Pt. I, Bureau of American Ethnology, 1911). In an article appearing in the January-March 1909 edition of the American Anthropologist, Jones’s Fox Text is praised as being "the first considerable body of Algonquian lore published in accurate and reliable form in the native tongue, with translation rendering faithfully the style and contents of the original . . . these texts are probably among the best North American texts that have ever been published. »334

Voilà la clé de la voûte que nous cherchions pour maintenant pouvoir édifier l’ensemble des emprunts culturels aux Sauk and Foxes afin d’arriver à la création du hockey dit « moderne ». Nous suivrons plus tard la piste des patins qui viennent se greffer au shinny pour se transformer en hockey.

334 Dictionary of American Biography, p. 205-206 and Anthropologic Miscellanea, pp. 137-139.

308 « Shinny was strikingly similar to modern field hockey and ice hockey and may have been a forerunner of both of those games. Each side in a shinny match had from 10 to more than 100 players. The game was usually started by placing the ball in a hole in the center of the field; on command, two players would attempt to dig it out with the stick and bat it to one of their teammates. Among some tribes a referee located at the center of the field would throw the ball high into the air and allow the contesting teams to attempt to recover it. The game was organized so that some players defended the goal and others played the middle of the field and were responsible for scoring points by batting the ball toward opponent’s goal. Touching the ball with the hands during play was illegal.

[…] Although several authors observed shinny being played on snow or ice, they never mentioned the use of ice skates, and there was no indication that the ball was hit along the ice instead of in the air. Nevertheless, the similarity of implements and the descriptions of play suggest that shinny was a forerunner to both ice hockey and the game of field hockey. »335

2.1.1 L’histoire de Black Hawk – Faucon noir (1767-1838) – Chef de la Nation Sauk and Foxes

Son nom original dans sa langue est Ma-ka-ta-i-me-she-kia-kiak « soit un grand faucon noir ». Il est né dans les environs de l’actuel Rockford, dans l’État de l’Illinois qui depuis 2007 se situe la filiale, le club-école des Black Hawks, les IceHogs de Rockford (LAH). Il fut un allié des Britanniques durant la guerre de 1812 et rival des États-Unis sous la tutelle de Keokuk (Chef Sauk) de 1833-1838. La nation Sauk et Foxes est l'entité politique moderne regroupant les Nations Autochtones Sauk et Foxes. Les tribus étaient déjà alliées dans le passé et disposaient d'un langage similaire (langues algonquiennes) avec quelques petites différences seulement. Les Sauk se donnaient le nom Asakiwaki ou Osakiwug qui signifie « peuple de la terre jaune » alors que les Foxes se nommaient dans leur langage Meshkwahkihawi signifiant « peuple de la terre rouge ».

335 Joseph B. Oxendine, American Indian sports heritage, University of Nebraska Press, 1995 (1988), pp. 54-55.

309 Contraints de vendre les franchises de leur ligue, les frères Patrick contactent le major Frederic McLaughlin pour l'achat d'une des équipes de la WHL (). McLaughlin met alors sur pied un groupe d'investisseurs en compagnie d'amis fortunés et rachète les Rosebuds de Portland pour $200 000.00 USD. Natif de Chicago, il déménage la franchise dans la « ville du vent » en 1926 et renomme l'équipe Black Hawks dont il devient le premier président. Ce nom est donné par McLaughlin en souvenir de la Première Guerre mondiale où il sert dans la 86e division d'infanterie du 333rd Machine Gun Battalion de la United States Army; les membres de cette unité sont surnommés Black Hawks en référence au chef autochtone, Black Hawk qui a combattu lors de la Guerre anglo-américaine de 1812. (Voir la Guerre de Black Hawk en 1832)

« Le nom imaginé par McLaughlin pour la franchise et qui fait référence au chef amérindien Black Hawk est écrit en deux mots séparés depuis ses débuts dans la LNH. Au cours de l'été 1986, la découverte du contrat original de l'équipe montre que le nom s'écrivait alors Blackhawks en un seul mot. Le propriétaire de l'époque, Bill Wirtz, décide alors d'officialiser ce nom pour se conformer au document original. »336

Tout comme le logo original, le premier maillot des Black Hawks est dessiné par Irene Castle épouse du major Frederic McLaughlin. Le premier chandail est blanc avec des rayures noires aux coudes, aux épaules et à la taille ou noire à rayures blanches avec le logo sur la poitrine. Le dessin représente alors une tête et le visage de profil du Chef Black Hawk, en noir et blanc à l'intérieur d'un cercle. Un second cercle autour du premier délimite l'espace laissé pour l'écriture du nom de l'équipe. Depuis cette création, le dessin a peu évolué, des couleurs étant rajoutées et le dessin du visage de Black Hawk ayant légèrement changé. Un second logo apparait sur le chandail en 1965. Il s'agit alors de deux tomahawks croisés par-dessus le « C » pour Chicago.

336 En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Blackhawks_de_Chicago

310 Illustration 6 Logo de l'équipe « Black Hawks » de Chicago337

Comme la plupart des équipes professionnelles américaines, les Blackhawks possèdent leur mascotte. Celle-ci se nomme Tommy Hawk, nom qui est un jeu de mots faisant référence au tomahawk, arme utilisée par les Autochtones d'Amérique du Nord. Tommy Hawk est un faucon géant portant la tenue de Chicago et a fait sa première apparition lors de la saison 2001-2002338.

337 En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Blackhawks_de_Chicago. 338 En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Blackhawks_de_Chicago.

311 Finalement, pour conclure le thème, cette histoire relate et représente bien les influences de la culture autochtone via les Américains, ce sont des signes ou des symboles importants devenus des marqueurs culturels de la présence contemporaine des Autochtones dans l’univers sportif transformationnel nord- américain. Nous sommes en présence soit d’une suite culturelle historique ou d’une appropriation culturelle de symboles des Premières Nations par les Américains, ce que certains nomment la réappropriation culturelle.

En 1934, au chapitre X de « Jeu », déjà Robert Lowie nous parlait de hockey chez les Autochtones, de hockey à double balle et du jeu de la crosse et de football :

« Les Indiens du Chaco projettent des balles de bois vers l’un des deux goals distants de trois cents à six cents pas; en d’autres termes; ils jouent au hockey, comme beaucoup d’Indiens nord-américains. Une variante féminine, le hockey à double balle, était fort populaire dans l’ouest des États-Unis. Les indiens Maricopa se servaient d’une balle de cuir ou d’une pièce d’écorce de saule solidement nouée à chaque extrémité et s’efforçaient en la battant avec des bâtons d’atteindre le but des adversaires. Dans l’est des États-Unis, le jeu de la crosse était une affaire d’État où villages et tribus luttaient les uns contre les autres, en présence de centaines de milliers de spectateurs. Chez les Choctaw, chaque équipe célébrait certaines cérémonies afin de remporter la victoire à l’aide de moyens surnaturels, et l’on engageait des paris considérables sur l’issue de la compétition, certains allant jusqu’à mettre en en jeu les vêtements qu’ils portaient. »339

339 Robert Lowie, Manuel d’anthropologie culturelle, Chapitre X - Jeux -, Paris, Payot, 1936 (1934), p. 186.

312 Illustration 7 : Hockey chez les Mataco – Chaco Argentine – Bolivie340

Bon nombre de ces observations tendent à nous préciser et faire comprendre qu’en plus d’être des organisations sociales extrêmement complexes tant par leurs systèmes de croyances que de parenté, ces groupes étaient aussi des sociétés de loisirs et que l’aspect ludique prenait une place considérable. Ceci nous apparait comme un « oubli », à tout le moins une lacune, dans l’histoire des Premières Nations.

« Les Choctaw jouaient aussi à un jeu de handball avec tout autant de cérémonies et d’excitation. Dans le sud-ouest des États-Unis, les tribus s’affrontaient souvent les unes contre les autres dans une sorte de football, par exemple les Pima contre les Maricopa. Chaque équipe choisissait son meilleur coureur et un assistant, qui courait en avant avec un bâton. L’un lançait la balle d’un coup de pied, dans la brousse par exemple, puis l’assistant la renvoyait à l’intérieur des limites. Le but qu’on se proposait était d’envoyer la balle en un lieu déterminé, puis de la ramener à son point

340 Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1967.

313 de départ. Ici aussi, on pariait abondamment et l’on recourait beaucoup à la magie. »341

Même si la suite n’a pas vraiment de lien avec le hockey, mais plutôt avec la question des sports chez les Autochtones, nous croyons que le détour en vaut vraiment la peine.

Héhaka Sapa – Black elk – Wapiti noir, voilà le nom d’un grand chef médecin- sage de la Nation des Lakotas – Sioux, petit cousin de Crazy Horse. Il participa à l’âge de 13 ans à la bataille de Little Bighorn en 1876 et fut blessé en 1890 lors du massacre de Wounded Knee. Il confia les secrets des Lakotas dans un premier temps en 1932 à John Neihardt dans Black Elk Spears et en 1947 à Joseph Epes Brown dans The Sacred Pipe – « Les derniers rites secrets des Indiens Sioux ».

« Ce livre contient de multiples données que les Indiens, jusqu’en ces derniers temps, s’étaient gardés de divulguer parce qu’ils estimaient, et avec raison, que ces choses sont trop sacrées pour être communiquées à n’importe qui; de nos jours, les questions des vieux sages qui vivent encore parmi eux disent qu’à l’approche de la fin d’un cycle, quand les hommes sont partout devenus inaptes à comprendre et surtout à réaliser les vérités qui leur ont été révélées à l’origine, – avec, comme conséquence, le désordre et le chaos dans tous les domaines – il est alors permis et même souhaitable de porter cette connaissance au grand jour… »342

Ce qui nous intéresse plus particulièrement, dans le cas présent, est le septième et dernier rite secret qui se nomme « Le lancement de la balle ». Bien entendu, il y a un lien faire avec les sports. Les Lakotas ont une variante intéressante du jeu de balle, il se compose de quatre équipes, et quatre buts disposés aux quatre quartiers et fut donné dans une vision par le Grand esprit.

« C’est un Lakota, Washkan Mani – Se-meut-en-marchant – qui reçut ce rite dans une vision il y a bien des hivers. Il n’en parla à personne pendant longtemps, jusqu’au jour où un Lakota appelé Haute-Corne-Creuse vit dans

341 Robert Lowie, Manuel d’anthropologie culturelle, Chapitre X - Jeux -, Paris, Payot, 1936 (1934), pp. 186-187. 342 Héhaka Sapa, Les derniers rites secrets des Indiens Sioux, Paris, Payot, 1975 (1947), p. 5.

314 un songe que Se-meut-en-marchant avait reçu un rite qui devait appartenir à tous. C’est pourquoi Haute-Corne-Creuse dressa une tente-sanctuaire, selon notre coutume, dans le cercle du campement, remplit son calumet selon le rite et se rendit avec quatre saints hommes auprès de Se-meut-en- marchant à qui il offrit le calumet :

« Hi ho! Hi ho! Hechetu welo! C’est bien! », dit Se-meut-en-marchant, « que désires-tu de moi? »

« J’ai appris par un songe », dit Haute-Corne-Creuse, « que tu as reçu un rite plein de mystère, qui sera le septième que la Femme-Bisonne-Blanche nous a promis au commencement. La tribu attend que tu fasses maintenant ce rite. »343

Et l’histoire continue ainsi jusqu’à ce que la jeune fille lance la balle vers le ciel, vers le lieu où se lève le soleil, et il fut prononcé : « tu nous as fait connaitre la lune et le soleil, les quatre vents et les quatre Pouvoirs de l’Univers. » Il faut voir comment la création d’un sport ou jeu prend toute une signification symbolique à l’intérieur d’un système symbolique déjà en place344.

Le terrain de jeu « Quatre équipes se répartissaient dans les quatre quartiers d'un terrain de forme imprécise avec quatre buts orientés selon les points cardinaux. Le pourtour du terrain représentait les quatre phases d'un cycle telles que les saisons, les quatre âges de la vie humaine parcourus en suivant la course du soleil ou les quatre âges de l'humanité.

Chaque cycle était suivi d'un nouveau cycle. La mort marquant la fin d'un cycle ne signifiait pas la fin de la vie, mais l'aube d'un nouveau cycle annonçant une nouvelle vie. Il n'était plus question d'une vie réduite au seul monde terrestre, mais d'une vie donnant accès au Monde réel de Wakan-Tanka où tout était esprit. Une vie que tout être pouvait déjà connaitre ici-bas s'il parvenait à se

343 Héhaka Sapa, Les derniers rites secrets des Indiens Sioux, Paris, 1975 (1947), pp. 177-178. 344 Notes : pour mieux comprendre il faut consulter les pages qui suivent avec les quatre vies du bison, des quatre points cardinaux, etc.

315 libérer de l'obscurité des pesanteurs terrestres pour atteindre la clarté des hauteurs célestes et approcher Wakan-Tanka »345.

Cette démonstration nous amènera plus loin à mieux comprendre tout le découpage symbolique de la patinoire et des espaces sportifs. Sans excès de zèle, si on pivote le terrain de 45 degrés, ne sommes-nous pas en présence du fameux losange du baseball… qu’on appelle en anglais le « diamond ».

2.1.2 Les Indians de Cleveland – Louis Sockalexis

Nous nous tournons maintenant vers un fait historique d’un marqueur identitaire très important et un autre exemple d’emprunts culturels – d’appropriation culturelle – de la société étatsunienne, soit le nom d’une équipe professionnelle de baseball. En 1915, les Cleveland Spiders sont rebaptisés Cleveland Indians, l'annonce de ce nouveau nom est faite par la presse de Cleveland le 17 janvier 1915. Dix jours plus tôt, la presse avait déjà annoncé que le président Charles Somers avait chargé un groupe de journalistes sportifs de trouver un nouveau nom à la franchise. Les fans furent autorisés à envoyer des suggestions. En hommage à Louis Sockalexis, joueur autochtone des Cleveland Spiders (1897- 1899), les dirigeants changèrent le nom de cette équipe professionnelle.

« In 1897 Louis Francis Sockalexis, a Penobscot from Maine, became the first fully recognized American Indian to play professional baseball. Although Sockalexis played portions of only three seasons (1897-1899) with The National League’s old Cleveland Spiders team, his life and legacy remain at the center of an ongoing controversy surrounding the mythic foundations of the Cleveland baseball team’s nickname: "Indians". Since the formal adoption of the nomenclature in 1915, popular traditions have held that Sockalexis was the inspiration for the name. According to legend, Clevelanders recalled the athletic exploits of Sockalexis so fondly that they proposed the name "Indians" to honor their hero’s accomplishments. »346

345 En ligne : http://users.skynet.be/lotus/game/sioux0-fr.htm 346 Daniel P. Barr, « "Looking backyard" The life and legend of Louis Francis Sockalexis », in: Native Athletes in sport and society, Nebraska, University of Nebraska Press, 2005, p. 22. Edited by C. Richard King.

316 2.1.3 Hockey et Autochtones

À ce point de notre exposé, il vaut la peine de nommer l’ensemble des joueurs professionnels Autochtones qui ont joué et qui évoluent présentement dans les ligues de sports professionnels tels le hockey, le baseball, le football américain et l’athlétisme. Hormis le fait que ce sont des catalyseurs, des modèles, des étoiles, des idoles pour les jeunes autochtones, leur contribution et l’influence de leur culture semblent plus marquantes que les joueurs suédois ou russes. Possiblement, le chemin parcouru par ces athlètes possède une histoire des plus intéressantes, mais ce n’est pas le but de cette recherche. Nous laissons en plan cette idée, mais nous pensons qu’il y a tout de même trois importants athlètes qui retiennent notre attention : Jim Thorpe (1888-1953)347, nommé l’athlète du XXe siècle aux États-Unis devant les Jack Nicklaus, Mohammed Ali et Babe Ruth. Métis, il a vécu avec la Nation des Sauk et Foxes de l’Oklahoma. Le deuxième est Tom Longboat (1887-1949) un marathonien, coureur de fond, né à Brantford dans la communauté Mohawk des Six Nations en Ontario. Le troisième est sans aucun doute l’un des meilleurs gardiens de but de hockey au monde, Carey Price (1987-) natif de la Nation des Ulkatchos à Anahim Lake en Colombie-Britannique dans l’ouest canadien. Il garde les buts pour de Montréal, là où la pression médiatique s’avère la plus constante, mais surtout la plus ingrate. In fine, nous allons énumérer quelques joueurs de hockey métis et des Premières Nations qui ont joué dans LNH ou ont été repêchés : (Métis – Manitoba), René Bourque (Métis – Alberta), Jonathan Cheecho (Cris – Ontario), Shane Doan (Métis – Alberta), Michael Ferland (Cris – Manitoba), (Métis – Alberta), Stan Jonathan (Six Nations of Grand River – Ontario), (Métis – Saskatchewan), Reggie Leach (Ojibwa – Manitoba), Cody McCormick (Mohawk – Ontario), Brandon Montour (Six Nations of Grand River – Ontario), (Anishinaabé – Québec) Timothy (T.J.) Oshie (Ojibwa – Oregon), Arthur Quoquochi (Atikamekw

347 Voir : John Bloom, « No Fall from Grace: Grace Thorpe’s Athlete of the Century Campaign for Her Father» in: Native Athletes in sport and society, Nebraska, 2005, p. xxiii. Edited by C. Richard King.

317 – Québec), (Métis – Saskatchewan), (Métis – Alberta), Chris Simon (Ojibwa – Ontario), Jordan Tootoo (Inuit – Manitoba), Bryan Trottier (Chippewa-Cris – États-Unis/Saskatchewan). Il y aurait plus de 70 joueurs des Premières Nations et Métis qui ont atteint les rangs de la LNH selon le collectionneur Naim Cardinal.

Voici une importante citation du chapitre trois de Influences on the Sporting Tradition du journaliste canadien de Saskatchewan, Warren Lowes qui résume bien cette section et qui parle de patins chez les Autochtones :

« Hockey Night in Canada has not always been a Saturday night fixture, nor did the players always wear such sophisticated paraphernalia as plastic helmets, shoulder pads and shin guards. These are some of the more recent refinements of the game. But what of the early origins?

Sports historians are hard pressed to find antecedents to many of the games we play today. Skirmishes we call "shinney" were played in many parts of the world and have had a strong influence on games that encourage team strategy, such as soccer and football. However, there are some cases where similarity of method and rule make the identification of origin more specific.

For example when George Becket, a white frontiersman, was roaming the prairie territory of the Blackfoot tribe in 1745, he reported seeing teams of young Indians playing a game which required a field about one hundred yards in length, featured a four-foot goal at each end, manned by ten to fifty players on each side, employed curved sticks made from wild red cherry wood and manipulated a "puck" made from hair-stuffed leather. Fan enthusiasm was not inflamed by dithyrambic sports announcers screaming "He shoots! He scores! " But the game does sound suspiciously like an early version of the game we call hockey.

Then there was a similar game played by the Teton-Sioux. They used sticks, a hard surfaced ball, and sometimes played on ice using two sharp pieces of buffalo shoulder-blade lashed to flat pieces of birchwood and securely fastened to the feet. This, too, gives every indication of being a forerunner to hockey348.

348 Notes personnelles : c’est la première fois que nous trouvons une description de ce que pourrait être l’existence des patins à glaces en Amérique du nord et qu’il y a eu utilisation et invention autochtone en 1745 dans les Plaines de l’ouest.

318 John C. Ewart, eminent ethnologist, describes a ball game in which "as many as three hundred young men, divided into teams, chase a ball between goals set a quarter of a mile or so apart on a prairie or frozen river or lake. Hands could not touch the ball—a rough knot of wood, a rag filled buckskin bag, a hide-covered sphere. Like hockey players, they slammed the ball, and sometimes each other, with curved sticks."

Meanwhile, on the Atlantic seaboard, Micmac sportsmen were playing a game on the Dartmouth Lakes that afforded good recreation for dreary winter days. British soldiers from the garrison at Halifax were attracted to these events and suggested that the game be livened up by putting it on metal skates which had been brought from Europe. According to Thomas H. Raddall, in Halifax—Warden of the North, the idea of pursuing the game on skates followed when troops were reposted to different places along the St. Lawrence waterway. A rousing game is reported to have taken place in 1855 at Kingston. In the meantime, the Indians at Dartmouth continued to oblige by supplying such tournaments with the proper sticks. »349

« Les Teton-Sioux (aujourd’hui du Dakota du Sud) jouaient un jeu de balle et bâton sur glace en attachant deux « lames » taillées dans des os d’épaule de buffle sous une latte de bouleau »350. Sans vouloir s’acharner sur la confirmation de l’existence des patins à glace chez les Autochtones en Amérique, il faut bien se rendre à l’évidence que les patins existaient en Amérique. En même temps, nous pouvons affirmer que le hockey va se jouer, lui, avec des patins à lames de métal venant d’Europe.

2.1.4 L’héritage de la crosse – baggataway des Iroquois

Finalement, l’héritage du sport de la crosse est l’endroit où l’emprunt culturel est le plus direct et beaucoup plus facile à démontrer, provenant en droite ligne des Premières Nations iroquoisiennes. Le Canadien William Georges Beers organise et déclare la crosse le sport national du Canada dès la confédération en 1867, ce que nous identifions comme un marqueur fondamental de la diffusion culturelle. Par prétention de supériorité culturelle, les Amériques n’ont-elles pas jeté le bébé avec l’eau du bain en pensant que le progrès et la richesse pouvaient balayer du

349 Warren Lowes, Indian Givers. A Legacy of North American Native Peoples, Penticton, B.C., Theytus Books, 1986, pp. 42 – 43. 350 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 6.

319 revers de la main toutes les traditions culturelles autochtones ancestrales dans la réécriture de leur historicité?

« Le plus authentique sport indien était la crosse. Le sport que de nombreuses tribus indiennes pratiquaient avec des crosses (bâtons recourbés) et des balles ou sortes de rondelles qu’on s’efforçait d’entrer entre les buts, c’était lacrosse, aujourd’hui la crosse. Il en existait des dizaines de versions, depuis celle qui opposait quelques membres de deux équipes jusqu’à celle qui pouvait opposer des centaines de participants. C’était la petite guerre. »351

On peut donc dire que la crosse se joue partout ou presque sur les territoires américains et canadiens avec des variantes, mais ce sport a traversé le temps et se pratique toujours aujourd’hui. (Voir FCQ – Fédération de Crosse du Québec.) Nous pouvons à ce stade-ci confirmer que la crosse n’est nullement l’ancêtre du hockey, mais un sport dans la tradition des sports autochtones de raquettes et de balles.

« Centered in the New-York and eastern Great lakes area, the Iroquois represented a degree of cultural advancement beyond that of their surrounding Algonkian neighbors. To be sure, they shared many similar traits of culture with these; yet they were unique in at least two important respects, the extent of their agriculture and their political sophistication. They are interesting to us also because of the role they played as a political power in our colonial and revolutionary history.

The principal tribes known to us as Iroquois were the Five Nations of the League, or the Confederacy. These were, from east to west, the Mohawk, Oneida, Onandaga, Cayuga and Seneca, all located in what is now New- York State. »352

Il est important de souligner qu’en 1722 s’ajoutera une sixième Nation; les Tuscaroras. Dans le volume de Culin (1907), il y a de longues descriptions de parties jouées entre les Iroquois, particulièrement avec les Hurons-Wendats, les Mohawks contre les Seneca et les Onandaga. Ceux-ci se déplacent et vivent sur

351 Louise Côté, Louis Tardivel, Denis Vaugeois, L’indien généreux. Ce que le monde doit aux Amériques, Montréal, Boréal, 1992, p. 112. 352 Ralph Linton, The tree of culture, New-York, Alfred A. Knopf, Inc., 1955, p. 601.

320 les territoires qui semblent être l’équivalent de l’état de New York actuel jusqu’à Caughnawaga, au Québec, au nord-est, et Thunder Bay en Ontario, au nord- ouest353.

Terminons avec une réflexion de C. Richard King:

« Today Native American athletes are less visible than they were a century ago, but they continue to make noteworthy contributions to sports at all levels. Hidden from public view and too often outside of popular discourse, Native Americans have continued to reinvent sport and society. On the one hand they continue to play an array of traditional games, including lacrosse (Iroquois Nationals and Ojibwe Nationals), shinny (there are leagues among the Tohono O’odham), and snowsnake (playing among the Cree). On the other hand Native Americans have incorporated Euro-American models and events, creating organization like Wings Across America and the Native American Sports Council, and establishing novel competition like the Northern Games and the World Eskimo 354 (Inuit) Olympics. »355

Il y a certes un héritage important, mais une démographie en déclin et l’isolement sont des facteurs qui n’aident pas la cause des Autochtones, tant du nord que du sud, même si cela nous semble un peu moins le cas au sud. Mais à travers la réflexion de King on peut percevoir une lueur d’espoir en ce que les sports demeurent un intérêt considérable au sein de leur communauté et qu’ils n’arrêtent pas de réinventer le sport et la société, d’autant plus que ce sport, la crosse, fait partie intégrante de la mythologie autochtone selon Claude Lévi- Strauss :

« Une autre version (M478b ; Bloomfield 3, p. 368-379), presque identique à la précédente, ajoute qu’après la victoire des Tonnerres, le héros épousa les sœurs du jeune Serpent. Mais l’aînée complota avec les siens. Ils se saisirent du héros et l’emprisonnèrent, comme ils avaient fait de son père. La sœur cadette, mère d’un petit garçon, libéra son mari qui fut repris. Une

353 Voir les pages 588 à 594 pour bien comprendre, in: Stewart Culin, Games of The North American Indians, New-York, Dover Publications Inc., 1975 (1907). 354 Nous prenons la liberté de mettre entre parenthèse le nom Inuit qui a remplacé le terme « Eskimo », malgré le fait qu’il semble être une rencontre formelle. 355 C. Richard King, « Identities, Opportunities, Inequities: An introduction » in: Native Athletes in sport and society, Nebraska, University of Nebraska Press, 2005, p. xxiii. Edited by C. Richard King.

321 partie de lacrosse (hockey), opposant les Serpents et les Tonnerres, laissa provisoirement la victoire à ces derniers. Cependant, le jeune Serpent expliqua à ses protégés qu’ils étaient toujours en danger et que sa sœur, son beau-frère, sa belle-sœur et son neveu ne trouveraient la sécurité qu’en devenant des humains. »356

Pour conclure, on peut confirmer qu’il y avait des jeux et des sports avant l’arrivée de Christophe Colomb, d’autres l’ont confirmé bien avant nous, et il y avait encore des pratiques sportives durant la colonisation, mais les guerres, les maladies, le mercantilisme et les dépossessions de leurs territoires ont rendu extrêmement difficile, pour les Autochtones, le maintien des pratiques ludiques dans leurs organisations sociales. Il n’est pas nouveau de constater que les génocides et ethnocides qu’ont subi les Premières Nations ont fait en sorte qu’ils sont passés en quelque trois cents ans d’un mode de vie, disons équilibré sur plusieurs plans, à un mode de vie de subsistance et même de survie, plus encore, ont assisté à la disparition de plusieurs Nations autochtones. Hormis tous ces acharnements de la part des armées, des colons et des États, et c’est peu dire, nous pouvons mesurer, tout de même, l’incommensurable héritage sportif autochtone à travers les pratiques sportives contemporaines des Amériques.

« L'image se transforme. Les lumières et les couleurs tourbillonnent jusqu'à ce que vous aperceviez, à travers le temps, des Ojibways qui pratiquent la lutte avec les mains et les jambes. Vous voyez des Haidas courser en canots de guerre. Et vous voyez des gens de toutes les Premières Nations apprécier une vaste gamme de sports auxquels ils jouaient bien avant l'arrivée de Christophe Colomb; des sports qui existent encore aujourd'hui, comme le shinny sur glace, qu'on pratique toujours, mais qui est aussi devenu le hockey sur glace. »357

356 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques***, L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, pp. 290-291. 357 Les sports autochtones : des jeux intemporels, In: Affaires autochtones et du Nord Canada, https://www.aadncaandc.gc.ca/fra/1303139348064/1303139506590

322 2.2 Brève histoire d’un « sport moderne » : le hockey sur glace

La création de la Ligue Nationale de Hockey (LNH – NHL) est un événement marquant dans le monde du hockey moderne dû au fait que depuis la création de cette ligue professionnelle, le 26 novembre 1917, après une rencontre à l’Hôtel Windsor de Montréal, le Canada demeure une référence mondiale en matière de hockey. Depuis ce jour, le hockey est entré dans le processus de mondialisation que nous verrons plus loin en abordant les origines et l’histoire du hockey.

Où allons-nous situer l’origine, la fondation, l’invention, l’apparition du hockey? Voici une partie de la réponse : la première partie de hockey a été organisée à Montréal le 3 mars 1875 au Victoria Skating Rink par James Creighton, un ingénieur originaire d’Halifax en Nouvelle-Écosse. S’y opposaient deux équipes de neuf joueurs. Les bâtons étaient fabriqués dans du bois de hêtre blanc par les Micmacs, peuples algonquiens habitant la Gaspésie et la Nouvelle-Écosse, et les patins avec des lames de métal étaient fabriqués par la société Starr Manufacturing de Dartmouth en Nouvelle-Écosse.358. Sommes-nous en présence de la génération spontanée ? Le hockey au Canada serait-il une invention canadienne subite?

« Sous la lumière des lampes à gaz de la Patinoire Victoria, ces intrépides Montréalais, sans doute réchauffés par des flasques de whisky, et à l’abri du danger sur une plate-forme surélevée de douze centimètres au-dessus de la patinoire, virent James Creighton et ses 17 copains faire leur entrée sur la glace. Les joueurs, tous issus de la Patinoire Victoria et du Club de Football de Montréal, portaient des chandails de rugby, des shorts, de longs bas de laine, et aucun équipement protecteur. »359

James Creighton a mené son équipe à la victoire de 2 à 1. Depuis le nombre de joueurs est passés de 18 à 12, de 9 contre 9 à 6 contre 6.

« Le mot hockey vient soit du français « hoquet » - crosse de berger - soit de l’iroquois hoguee, qui signifie « branche d’arbre », laquelle servait souvent

358 Michael McKinley, Temps de glace. L’histoire du hockey, Toronto, Livres Toundra, 2006, p.7. 359 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 9.

323 de bâton de jeu. On raconte même que le mot viendrait du nom d’un officier de l’armée britannique, le Colonel Hockey, en poste dans la garnison de Fort Edward, construit en 1750, près de Windsor, en Nouvelle-Écosse. Quoi qu’il en soit, le hockey s’est joué dans l’herbe ou sur terre battue bien avant de se jouer sur la glace, et le hockey sur gazon est toujours populaire en Europe et en Asie. »360

James Creighton déménagea à Montréal en 1872, il était expert et juge en patinage artistique, héritage de son père. Il faisait venir les bâtons des Micmacs au coût de 50 cents la douzaine et des patins d’Halifax et vantait les mérites du hockey.

Le 4 mars 1875 :

« Le jour suivant, la Gazette publia le premier compte rendu mondial d’une partie de hockey intérieur : « En un sens, le jeu ressemble au jeu de crosse – il y a une balle de caoutchouc, le bloc (de bois) doit passer entre des fanions distants l’un de l’autre de huit pieds (2,5 mètres), mais c’est surtout le bon vieux jeu de shinny qui donne la meilleure idée de ce qu’est le hockey. »361

Il nous apparait essentiel de souligner que deux ans auparavant, soit le 4 novembre, 1873 fut inauguré le premier club de golf des Amériques: The Golf Club, à deux pas du Victoria Skating Rink, tout près de l’actuelle Université McGill. Ainsi, nous avons déterminé d’où et de qui proviennent tous les éléments culturels et techniques : le shinny des Autochtones, les patins, provenant du nord de l’Europe avec une amélioration canadienne, ces éléments ont donné naissance au hockey sur glace au Canada ce 3 mars 1875.

Certaines hypothèses nous transportent vers le Hurley – Hurling, sport de bâton et balle pratiqués sur le gazon en Irlande. Ce sport proviendrait du Shinty

360 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 6. 361 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 9.

324 écossais. Là-dessus, il ne faut pas s’embourber dans les hypothèses de l’origine du hockey sur glace; malgré tout, il nous semblait important de le souligner362.

Illustration 8: Première partie de hockey au Victoria Skating Rink (Montréal, 1875)363

Regardons de près les transformations des règlements du hockey :

« Quand le hockey s’est déplacé des étangs aux arénas, la surface réduite a obligé à imposer des règles de base. Les Règlements d’Halifax constituent la première charte officieuse de règlements, prévoyant entre autres 2 périodes de 30 minutes, entrecoupées d’une pause de 10 minutes pour les joueurs, qui devaient jouer pendant tout le match; l’obligation, après chaque but, de changer de côté de la patinoire, pour les gardiens, de rester debout, quoi qu’il arrive, entre les deux tiges de métal délimitant leur espace, les filets ne devant faire leur apparition qu’au tournant du siècle. Le hockey gagnant rapidement en popularité, les Règlements d’Halifax furent bientôt remplacés par la première réglementation officielle du hockey, dite « de Montréal », en 1877. Cette dernière a abandonné les passes avant, permises par la réglementation d’Halifax, permis aux joueurs blessés d’être remplacés, décidé qu’une équipe serait formée de sept joueurs, et que les

362 Wojciech Liponski, L’Encyclopédie des sports. Plus de 3000 sports et jeux du monde entier, Paris, Éditions Grund, 2005, pp. 239-245. 363 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, page 12.

325 dimensions de la patinoire seraient d’au moins « 33,6 mètres par 17,4 ». Les gardiens devaient toujours rester debout, mais purent se mettre à genoux pour faire un arrêt, d’abord dans la « Colored League » de Nouvelle-Écosse, au début des années 1900, puis dans la Fédération de Hockey de la côte du Pacifique, en 1912. C’est dans les années 1880 que les équipes sont passées de neuf à sept joueurs : un jour, l’une d’elles était arrivée au Carnaval d’hiver de Montréal avec deux hommes en moins, et l’équipe adverse, pour l’accommoder, a retiré deux joueurs de son alignement. Apparemment, les équipes en présence ont apprécié l’espace supplémentaire ainsi offert aux joueurs, le septième joueur faisant office d’« homme à tout faire », position qui fut finalement abandonnée par la LNH en 1917, et par la Ligue de la côte du Pacifique en 1922 : c’est cette année-là que le hockey est devenu le sport qu’il est aujourd’hui, avec six joueurs par équipe (Temple de la Renommée). » 364

Un peu d’histoire pour nous situer, durant l’année 2017, on célèbre le centenaire de la Ligue nationale de hockey, créée le 26 novembre 1917, avec au moins quatre équipes à l’origine : d’abord les Wanderers de Montréal qui ne joueront que 6 parties après l’incendie de leur patinoire, l’Aréna de Westmount; les Sénateurs d’Ottawa qui disparaîtront en 1934 et seront recréés en 1992; les Arenas de Toronto, qui deviendront les Saint-Patricks de 1919 à 1926 pour finalement porter à compter de cette date et jusqu'à aujourd'hui le nom de Maple Leafs de Toronto. Finalement, seule l'équipe des Canadiens de Montréal, jouant à l’Aréna Mont-Royal (1920-1924), traversera le siècle d'existence de la Ligue nationale de hockey en conservant le même nom. Cette ligue compte maintenant trente et une équipes ou concessions selon les appellations.

« L'émergence des sports modernes ne représente ni le triomphe du capitalisme, ni la montée du protestantisme, mais le lent développement d'une vision du monde empirique, expérimentale et mathématique. Le leadership de l'Angleterre a moins à voir avec l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme qu'avec la révolution intellectuelle symbolisée par les noms d'Isaac Newton et de John Locke et institutionnalisée dans la Royal Society, fondée durant la Restauration, en 1662, pour l'avancement des sciences. »365

364 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 8. 365 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p.16.

326 Illustration 9 : Bâton de hockey « Micmac » et patin à lame « Starr »366

Il semble judicieux de supposer qu'il existe d'autres hypothèses sur l'origine des sports modernes. Les paris sur les courses de chevaux, selon les travaux marxistes d'Andrej Wohl (1973)367, montrent que l'égalisation des chances des concurrents a suffi à créer des règles et règlements à des jeux qui se sont transformés en sport. Autre thèse, le rapport exploité/exploiteur a donné

366 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, page 9. 367 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p.11.

327 naissance à la boxe. Il insiste sur le rôle des relations inégales qui lient maître et serviteur. Il nous semble toutefois inexact de donner uniquement au capitalisme et à l’Angleterre tout le crédit comme le font Raymond Thomas368 et plusieurs autres auteurs, car le golf apparait en Écosse au milieu du XVIIIe siècle (1754 – St-Andrews) de même que d’autres sports, donc bien avant le développement du capitalisme. Voici une liste sommaire des sports modernes : le tennis, le football, le rugby, l'athlétisme, le cyclisme, la boxe, l'aviron, le hockey sur glace et sur gazon, le baseball, le basketball, le polo, le cricket et bien d’autres pour résumer ici les propos de l’historien du sport, Richard Holt369. Ce sont surtout des sports qui ont des origines diverses.

Illustration 10 : Partie de hockey dans la ville de Québec à la fin du 19e siècle370

« Nous voudrions montrer ici que, si l’on ne peut évidemment nier l’importance de l’Angleterre dans la formalisation du système des sports, la focalisation eliasienne sur cette source, qui en fait un « foyer originel » au sens même où l’entendaient les hyper-diffusionnistes… britanniques de la

368 Raymond Thomas, Le sport et les médias, 1993. 369 Richard Holt, Sport and the British. A modern history, 1992. 370 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, page 7.

328 fin du XIXe siècle, interdit de comprendre que la genèse du sport se soit opérée dans le contact avec des univers culturels concurrents. »371

Il est important de faire mention d’un sport dérivé du hockey. Le DEK hockey (hockey balle) qui se joue en salle ou sur des patinoires extérieures l’été, se pratique en espadrille avec un équipement simple et une balle dure.

2.3 Le hockey en tant que culture et phénomène d’enculturation

Sommairement, nous entendons par enculturation les cinq facteurs suivants : les parents et la famille, les amis et les pairs, l’école et les programmes scolaires, les médias traditionnels (journaux, radio et télévision) et, plus récemment, les réseaux et médias sociaux. Nous comprenons que ces cinq facteurs sont les courroies de transmission de la culture principalement, mais aussi de la culture sportive.

La fonction d’enculturation s'opère par l'assimilation de valeurs sociales et culturelles. L'enfant et le jeune adulte apprennent à vivre en société; ils prennent connaissance et conscience des codes, des normes, des rôles et des valeurs qui leur permettent de se définir par rapport aux autres membres de leur famille ou de leur culture. Cette fonction joue un rôle éducatif de transmission des éléments sociaux qui composent la culture. On crée consciemment ou inconsciemment un sentiment d’appartenance, d’identité, car on partage sensiblement les mêmes valeurs, on se socialise, on devient un joueur de hockey nord-américain. Même phénomène, à un autre niveau, avec la culture au sens restreint, la culture « mâle » par exemple : les conversations et comportements qui sont véhiculés à l'intérieur d'une chambre de hockey sont des lieux de socialisation372 (apprendre à vivre en société) extrêmement importants. On devient un homme,

371 Frédéric Saumade, « Le rodéo américain sur la frontière du sport et de la tauromachie, ou de la diffusion considérée comme un système de transformations », in: Ethnologie française. La diffusion des sports, PUF, Vol 4 – octobre 2011, p. 656. 372 Socialisation : la socialisation est le processus au cours duquel un individu apprend à vivre en société, durant lequel il intériorise les normes et les valeurs, et par lequel il construit son identité psychologique et sociale.

329 culturellement parlant, car on appartient à cette culture « mâle ». On peut appliquer cette forme de socialisation à bien d'autres sports comme le rugby (Anne Saouter, 1995) et le football (Juan José Sebreli, 1998)373.

Parmi les beaux exemples d’emprunt culturels, d’enculturation et de diffusion demeure un petit bijou de quelques lignes de Ralph Linton (1893-1953). Nous prenons toujours un moment pour lire à nos élèves cet extrait tellement révélateur.

« Après son repas, il se dispose à fumer, habitude des Indiens américains, en brûlant une plante cultivée au Brésil, soit dans une pipe, venue des Indiens de Virginie, soit dans une cigarette, venue du Mexique. S’il est assez endurci, il peut même essayer un cigare, qui nous est venu des Antilles en passant par l’Espagne. Tout en fumant, il lit les nouvelles du jour imprimées en caractères inventés par les anciens Sémites, sur un matériau inventé en Chine, par un procédé inventé en Allemagne. En dévorant les comptes rendus des troubles extérieurs, s’il est un bon citoyen conservateur, il remerciera un dieu hébreu, dans un langage indo-européen, d’avoir fait de lui un Américain cent pour cent. »374

2.3.1 La culture et les cultures

Clarifions maintenant un des objets d’étude des anthropologues (la et les cultures) et des sociologues (la et les sociétés), ceci nous aidera à éviter les glissements et marquera clairement la frontière, parfois poreuse et de zone grise, entre l’anthropologie du sport et la sociologie du sport375. Herskovits avait déjà défini le concept de « culture » et celui de « société » pour éviter toute confusion. Par le fait même il établit la limite du territoire entre l’anthropologue et le sociologue. Malgré quelques débats théoriques, disons que ces sciences sociales cousines contribuent largement à l’analyse du sport dans la grande

373 Tirée de : André Tessier, Le golf comme lieu de distinction : deux exemples québécois, Le Royal Montréal et le Royal Québec, Québec, Université Laval, 1999, pp. 11-12, (Mémoire de maîtrise). 374 Ralph Linton, De l’homme, « Chapitre 19. La diffusion », Paris, Les Éditions de Minuit, 1968 (trad.), 1936, p. 358. 375 Notes : nous n’avons aucune intention d’entrer dans un débat épistémologique « stérile » qui, selon nous, ne fera pas avancer cette thèse d’un iota.

330 famille des sciences humaines, Pierre Bourdieu et Christian Bromberger (1946-) ont bien mis la table. De plus, Franz Boas, le père du « relativisme culturel » a bien voulu dissocier l'étude des « races » de celle des cultures.

Et les sociologues, eux, définissent la sociologie comme suit, malgré qu’il existe plusieurs variantes, mais ceci se rapproche de la frontière poreuse qui sépare les deux sciences jumelles fraternelles :

« La première démarche qui s'impose à quiconque veut traiter d'une science, est de définir, de délimiter aussi exactement que possible son objet. La sociologie est la science qui a pour objet ce qui est social. Les sciences dites « sociales » ou « humaines » se consacrent chacune à des catégories particulières de faits humains, tels le Droit et l'Économie politique. La sociologie retient dans ces faits humains leur aspect spécifiquement social. En l'occurrence, il s'agit donc de définir le « social ». C'est un mot du langage courant, dont l'acception la plus conforme à l'usage est « relatif à la société ». Qu'entend-on par société? C'est d'une manière générale la communauté humaine plus ou moins complexe où l'on vit, où vivent les individus pris en considération pour l'application du mot. »376

Nous allons tenter de circonscrire la distinction entre « la sociologie et l’anthropologie du sport » à travers les propos de Jacques Defrance (1948-) dans l’introduction ; « Des questions sociologiques » pour saisir l’essence de l’objet de recherche en sociologie. On aborde davantage, dans cette discipline, les thèmes suivants : les pratiques sportives, les fonctions sociales, les classes sociales, les problèmes sociaux, les structures sociales, les clivages lors des enquêtes sociologiques. Le sport y est analysé sous une perspective de pratique de groupe, dans lequel tout ce qui transparaît peut être vu comme le miroir de la société où il est pratiqué. Ainsi nous pouvons bien saisir et comprendre la différence d’approche vis-à-vis le même objet d’étude : le sport.

La différence réside dans la manière d’aborder les faits, le sociologue du sport décortique la pratique du sport en fabriquant des classifications pour mieux saisir

376 Henri Janne, « Introduction à la Sociologie Générale », In: Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles, 1951, no 3, pp. 345-392.

331 le phénomène sportif. L’anthropologue du sport s’attarde à comprendre l’univers symbolique, cherche à tracer un tableau holistique de ceux qui sont au cœur de l’action qui composent « une culture » en soi. Pour l’instant, on s’en tiendra à une remarque en apparence banale, mais qui prendra éventuellement un sens plus intelligible.

« Le processus de différenciation sociale, qui ne s’accomplit pas de manière identique dans toutes les sociétés différenciées, offre l’occasion de multiples analyses. Ainsi, le clivage entre sports de « riches » et sports de « pauvres » est très marqué dès l’origine, mais il n’a pas les mêmes contours selon les pays. Le caractère élitiste d’une pratique renvoie aux conditions matérielles pour y accéder : coûts, éloignement, etc. Or, ces dernières ne sont pas des contraintes « naturelles » qui découleraient directement des caractéristiques techniques de chaque sport. Elles peuvent être modulées par une organisation adéquate, et entrainer ou non des coûts prohibitifs. La variabilité vient de ce que la pratique sportive s’est établie à l’intersection de l’économie de marché, de l’économie publique et de l’univers associatif; l’accessibilité varie selon les coûts afférents à la pratique sont marchandisés ou socialisés. »377

Or, nous croyons important à ce point-ci de bien préciser ce qu’on entend par le terme culture en s’appuyant sur ce que nous venons d’écrire378. Quand nous référerons à la notion centrale qu’est la culture, c’est sur ces précisions que nous allons nous appuyer. La culture comme ensemble de faits sociaux observables et uniques à l’espèce humaine.

« Quand on étudie l’Homme et ses œuvres, il est nécessaire de distinguer le concept de « culture » de celui de « société » pour éviter toute confusion. Une culture est le mode de vie d’un peuple; alors qu’une société est l’ensemble organisé d’individus qui suivent un mode de vie donné. Plus simplement, une société se compose d’individus, la manière dont ils se comportent constitue leur culture. »379

377 Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p. 6. 378 Nous parlerons plus loin dans ce chapitre de la culture du hockey. Nous avons défini le diffusionnisme contemporain et la mondialisation de la culture aux pages 23-24. 379 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 19.

332 Herskovits enchaîne avec l’affirmation que l’Homme est un animal social et créateur de culture. La première partie du volume La nature et la culture : dont le chapitre un « La réalité de la culture » et le chapitre deux « La culture et la société » dresse un éventail on ne peut plus complet pour expliquer et définir les concepts de culture et de société. De plus, il fait la distinction entre les concepts d’enculturation et de socialisation.

« Pour saisir la nature essentielle de la culture, il faut d'abord résoudre une série de paradoxes apparents. Ils sont susceptibles d'expressions différentes, mais nous les présenterons sous la forme suivante : 1. La culture est universelle en tant qu'acquisition humaine, mais chacune de ses manifestations locales ou régionales peut être considérée comme unique. 2. La culture est stable, mais elle est aussi dynamique et manifeste des changements continus et constants. 3. La culture remplit, et dans une large mesure détermine, le cours de nos vies, mais s'impose rarement à notre pensée consciente. Ce n'est qu'à la fin de ce volume que l'on saisira l'importance fondamentale des problèmes formulés ici et la difficulté de réconcilier ces contradictions apparentes. »380

Au début du chapitre, nous avons retenu en exergue l’affirmation numéro un de la citation ci-dessus, car elle évoque deux notions fondamentales sur lesquelles vont reposer les éventuelles explications de la culture du hockey senior. D’abord, si la culture est universelle, est-ce aussi le cas de la culture sportive? Ensuite, si la culture se manifeste localement, donc à travers des cas d'espèce toujours particuliers, qu’en est-il de la culture du hockey senior?

Poursuivons dans le même sens, on remarque que l’affirmation numéro deux d’Herskovits nous transporte directement vers le « diffusionnisme contemporain », c’est-à-dire que la culture est dynamique, qu’elle emprunte et abandonne des éléments culturels à différents moments, ce qui nous porte à croire qu’elle est créative et régénératrice. Et finalement, si la culture détermine

380 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 7.

333 le cours de nos vies sans s’imposer à notre conscience, c’est dire que la culture se construit à partir de structures inconscientes et ainsi se perpétue d’elle-même.

Revenons sur les notions de socialisation et d’enculturation et leurs définitions :

« Le processus d'intégration d'un individu dans sa société s'appelle socialisation. Il comprend, à la fois dans les groupements humains et animaux, l'adaptation de l'individu à ses compagnons de groupe, l'acquisition d'une position qui lui donne un statut et lui assigne le rôle qu'il doit jouer dans la communauté. Il passe par différents stades selon son degré de maturité, chaque stade étant caractérisé d'ordinaire par certaines formes de comportement permises ou défendues, telles que le jeu chez les jeunes ou l'exercice du pouvoir chez les anciens. Lorsqu'il atteint la maturité sexuelle et qu'entre en jeu l'instinct de procréation, il participe à nouveau au groupement familial, mais cette fois comme parent, protecteur et maître. »381

« On pourrait donner le nom d'enculturation aux formes de l'éducation et de l'apprentissage qui distinguent l'homme des autres créatures et qui lui permettent au début, comme dans le cours de sa vie, d'acquérir une certaine maîtrise de sa culture. Il s'agit essentiellement d'un processus de conditionnement conscient ou inconscient qui se manifeste dans les limites sanctionnées par un système de coutumes. C'est ainsi que s'effectue l'adaptation à la vie sociale et que s'obtiennent les satisfactions, qui, bien qu'étant une partie de l'expérience sociale, dérivent néanmoins d'expressions individuelles plutôt que de l'association avec d'autres membres du groupe.

Tout être humain doit subir ce processus d'« enculturation » sans lequel il ne saurait exister en tant que membre d'une société. Ce phénomène peut se comparer aux conditions les plus larges de l'adaptation parfaite que les psychologues nomment homéostasie. Elle est essentielle à la vie de tout être, humain ou infrahumain, et concerne aussi bien la physiologie que la psychologie de l’organisme. Comme tout ce qui a trait au comportement, le phénomène d'enculturation est très complexe. »382

Ces deux notions semblent intrinsèquement liées, mais nous ferons une singulière distinction pour séparer les concepts afin de bien les circonscrire. La socialisation se veut l’apprentissage du rôle de l’individu, à travers les stades de

381 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), pp. 29-30. 382 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 31.

334 développement, au sein sa société. L’enculturation passera par l’apprentissage, entre autres, des us et coutumes, des habitudes, et du langage commun à sa culture. Ces deux processus se développent de pair et ils sont bel et bien à l’origine de l’ethnocentrisme et des idiosyncrasies culturelles, par exemple.

En somme, la culture est acquise… et non innée. On l’apprend par enculturation. On entend par enculturation un processus d’acquisition d’habitudes fondamentales comme manger – dormir – communiquer – copuler – déféquer et uriner. Par contre, les manières différentes et particulières à chacune des cultures vont être le lieu de la très vaste diversité culturelle. Comme le rugby, le football, le football américain, le cricket, le baseball et le hockey; la culture sportive va se transmettre rapidement de génération en génération.

L’enculturation est un processus psychosocial d’intégration personnelle des « modèles culturels » d’une société. Il est impératif ici de mettre en garde le lecteur au sujet des « fameux » modèles culturels, car ceux-ci sont susceptibles de se modifier rapidement par leur fragile perméabilité, les emprunts culturels – le diffusionnisme contemporain. Ce processus s’enclenche dès la naissance, l’enculturation se transmet ou s’apprend par : la famille, les pairs, l’école, les médias, et maintenant à travers la mondialisation des communications de masse; les médias sociaux.

Ceci dit, nous continuons notre entreprise de construction culturelle en exposant dans le prochain thème les divers changements théoriques de la discipline pour ainsi revoir les recoupements de ceux-ci en gardant un œil sur le traitement ou la place que l’on attribue à la culture et en gardant tout près la définition de la culture sportive de Pociello.

2.3.2 La culture du hockey senior

Un des apports théoriques de cette recherche est de démontrer qu’il existe une culture sportive, par conséquent l’existence d’une culture du hockey en Amérique

335 du Nord et plus particulièrement au Québec qui est perméable à la mondialisation tant économique que culturelle.

D’abord, il est fondamental de répondre à une question de base : qu’est-ce que la culture du hockey senior?

Répondons brièvement à la question, car nous y reviendrons de manière exhaustive plus loin. Le hockey senior s’adresse aux adultes qui ont terminé les rangs juniors. Plus précisément, ils sont parfois parvenus à la Ligue nationale ou américaine de hockey et reviennent jouer un hockey senior qui maintient une bonne qualité de jeu avec une rémunération acceptable. Ce type de hockey est de haute compétition, encadré par une Ligue et ses dirigeants, des organisations de club reconnues avec un bureau de direction, des infrastructures adéquates pour la sécurité des joueurs et des partisans. Finalement des arbitres compétents qui appliquent les règlements dûment affranchis par l’organisme gouvernemental qui se nomme La Fédération québécoise de hockey - Québec sous la gouverne du Ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport (MÉLS) et Hockey Canada à l’échelle du pays.

Ces précisions semblent probablement superflues à ce moment-ci, mais elles seront fort importantes dans la suite de l’argumentaire, ou à tout le moins pour la poursuite de notre travail. Allons voir du côté de Lowie et sa définition de la culture : « Par culture nous entendons la totalité de ce qu’un individu reçoit de la société qui est la sienne, les croyances, coutumes, normes artistiques, habitudes de nourriture et formes de comportement qui viennent à lui, non par sa propre activité créatrice, mais par héritage du passé, transmis explicitement ou implicitement. » 383 La culture est partagée par tous ses membres, ce qu’on fait et ce qu’on connait ou comprend dans notre culture donne un sens à la vie que tous les membres partagent. Ainsi, même si différentes personnes sont occupées à diverses tâches dans une société, qu’elles ont divers intérêts et

383 Robert Lowie, Histoire de l’ethnologie classique, Paris, Payot, 1971, (1937), p.11.

336 diverses opinions, une compréhension culturelle commune permet à tous les membres de la société de s’adapter, de communiquer et d’interagir entre eux. La culture est transmissible d’une personne à une autre, d’un groupe à un autre et d’une génération à une autre. La culture est un système dynamique en constant changement et cet aspect de la culture est fondamental parce qu’on a tendance, de manière parfois inconsciente, à prendre la culture comme figée dans le temps. La culture est sélective, on l’a vu, il y a plusieurs façons de faire, de construire. Les diverses facettes de la culture sont interreliées. Ceci est capital, tous les aspects d’une culture sont imbriqués sous forme de structure et c’est pourquoi il faut faire preuve de relativisme culturel et non d’ethnocentrisme. C’est-à-dire de ne pas uniquement voir et percevoir le monde du point de vue de « sa » culture ni de « ses » valeurs culturelles. Le contact avec d’autres cultures – les autres, et ce, même dans le quotidien, remet en question la posture initiale de la lecture de l’autre. La culture en soi est ethnocentrique.

Pour illustrer plus exactement ce fait, essayons d’aller plus loin dans la réflexion pour saisir l’essence de la culture et le rôle de l’enculturation pour l’individu qui finalement se retrouve au sein d’une culture et répète des gestes et des comportements souvent de façon inconsciente. Là-dessus, revenons à Lévi- Strauss :

« La richesse d’une culture, ou du déroulement d’une de ses phases, n’existe pas à titre de propriété intrinsèque : elle est fonction de la situation où se trouve l’observation par rapport à elle, du nombre et de la diversité des intérêts qu’il y investit. En empruntant une autre image, on pourrait dire que les cultures ressemblent à des trains qui circulent plus ou moins vite, chacun sur sa voie propre et dans une direction différente. Ceux qui roulent de conserve (concert?) avec le nôtre nous sont présents de façon plus durable; nous pouvons à loisir observer le type des wagons, la physionomie et la mimique des voyageurs à travers les vitres de nos compartiments respectifs. Mais que, sur une autre voie oblique ou parallèle, un train passe dans l’autre sens, et nous n’en apercevons qu’une image confuse et vite disparue, à peine identifiable, réduite le plus souvent à un brouillage momentané de notre champ visuel, qui ne nous livre aucune information sur l’événement lui-même et nous irrite seulement parce qu’il interrompt la contemplation placide du paysage servant de toile de fond à notre rêverie.

337 Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est dans son train. »384

C’est à partir de toutes ces définitions et réflexions de plusieurs auteurs que nous concluons qu’il existe une culture sportive et également une culture du hockey senior. Hockey organisé, sérieux, compétitif et avec un attrait marqué pour le spectacle offert aux partisans, c’est-à-dire des bagarres entre les pugilistes (goons) et parfois des bagarres générales385 lorsque quarante joueurs se retrouvent sur la patinoire. Seuls trois arbitres essaient tant bien que mal de séparer les belligérants pour éviter les débordements qui mèneraient à de graves blessures. Il est important ici de ne pas confondre le hockey senior avec le hockey récréatif pour adulte communément appelé « ligue de garage » ou la compétition n’existe peu ou pas et qui sert davantage de divertissement et de socialisation ou même d’exutoire aux joueurs amateurs après leur carrière ou après leur passage dans le hockey senior. Finalement, pourquoi « la culture » du hockey senior? Parce que le hockey senior a tous les ingrédients qui composent une culture : croyances, rituel, superstition, règles, enjeux politiques, rite d’initiation, compétition, sexualité, langage, identités et autres éléments symboliques qui composent la culture selon Lowie et Herskovits.

La culture du hockey ne fait pas exception. Rappelons-nous que si le hockey est le sport national des Canadiens, ceci veut dire que les enfants et les jeunes adolescents sont imprégnés dès la naissance d’une circulation des produits dérivés, disons de manière assez intensive, de comportements identitaires reliés au monde du hockey : biberons, vêtements, tasses de café, et cætera. Les parties à la télévision des Canadiens de Montréal, par exemple, font en sorte que la culture du hockey se transmet consciemment et inconsciemment de génération en génération. Nous croyons que cette forme d’enculturation peut

384 Claude Lévi-Strauss, Claude Lévi-Strauss Idées - Gallimard, Paris, 1979, p. 439 et Le regard Éloigné, (Race et culture), Paris, Plon, 1983, p. 30. 385 Pour bien comprendre le thème des bagarres, il faut visionner le film ethnographique d’André Tessier et Alexandre Jobin-Lawler, 17 minutes ou « Les Chiefs version 2.0 » de Evelyn Audet, La Presse Plus, 2015, 17:32 minutes.

338 s’appliquer ou du moins est transférable à plusieurs sports nationaux de divers pays; le football en France, en Argentine et au Brésil prenant des formes assez similaires sans oublier le cricket en Inde et le hockey en Russie. Nous voulions brièvement parler du concept d’enculturation pour nous éclairer sur une notion qui porte à confusion et que les gens identifient comme un comportement par imitation. C’est plutôt un comportement culturel, qui peut bien sûr s’acquérir par imitation, et nous avons retenu la définition d’Herskovits qui nous convient bien.

« Tout être humain doit subir ce processus d'« enculturation » sans lequel il ne saurait exister en tant que membre d'une société.

Dans les premières années de la vie de l'individu, il consiste surtout en l'acquisition d'habitudes fondamentales : manger, dormir, parler, être propre. Elles contribuent fortement à modeler la personnalité et les modèles d'habitudes qui caractériseront l'adulte. L'enculturation ne se termine pas avec la première enfance. Elle se poursuit à travers la jeunesse et l'adolescence jusqu'à l'âge adulte pour ne prendre fin qu'à la mort. »386

Voilà qui met un terme à ces succinctes explications, mais importantes pour voir défiler devant nous tout ce processus qui finit par produire des partisans.

2.4 La créolisation et la mondialisation de la culture hockey

Avons-nous vraiment changé?

Les décors, les vêtements, les couleurs, les outils, les armes, les technologies se sont modifiés et se sont sophistiqués, mais au fond, la scène et les personnages ne sont-ils pas les mêmes : les gladiateurs – spectacle, les évangélistes – croisades religieuses, les guerres territoriales – guerres du pétrole, et cætera? Les Autochtones d’hier sont les minorités d’aujourd’hui, ethnocide – génocide? D’abord, il serait intéressant de retenir une définition de Jean-Pierre Warnier (1939-), un des spécialistes de la mondialisation de la culture. C’est un concept qui semble être utilisé par plusieurs et dans de nombreux cas, celui-ci n’est pas

386 Melville J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, (1948), p. 31.

339 toujours appliqué à bon escient. Il faut préciser que « globalisation » est la traduction française ou l’anglicisme du terme anglais : « globalization »387, alors nous utiliserons le terme de la « mondialisation » comme auparavant.

« L’expression « mondialisation de la culture » désigne cette circulation de produits culturels à l’échelle du globe. Elle suscite des réactions contrastées. Les uns y déchiffrent les promesses d’une planète démocratique unifiée par une culture universelle – une planète réduite par les médias aux dimensions d’un « village global », comme le disait Marshall McLuhan. D’autres y voient la cause inéluctable d’une perte d’identité qu’ils déplorent. D’autres enfin militent pour affirmer leurs particularismes jusqu’à faire usage de la violence.

La rencontre de l’argent et des biens culturels sur le marché est au cœur de la polémique. »388

Warnier dresse un tableau intéressant de la mondialisation, mais il passe par la définition ou l’analyse des deux concepts suivants : identité et culture.

« Langue et culture sont au cœur des phénomènes d’identité. La notion d’identité rencontre un succès croissant dans le champ des sciences sociales depuis les années 1970. Denys Cuche (2004) fait remarquer qu’elle a connu nombre de définitions et de réinterprétations. L’identité se définit comme l’ensemble des répertoires d’action, de langue et de culture qui permettent à une personne de reconnaitre son appartenance à un certain groupe social et de s’identifier à lui. »389

Pour faire suite à cette définition, il ajoute une distinction passablement intéressante entre identité et identification :

« Les Français ont tendance à amalgamer les immigrés d’Afrique de l’Ouest en une unique identité africaine, alors que, subjectivement, ceux-ci ne se reconnaissent pas toujours entre eux. Certains parlent le wolof, d’autres le bambara ou le sérèr. Certains sont chrétiens, d’autres musulmans. Ces remarques permettent de saisir qu’il est sans doute plus pertinent de parler d’identification que d’identité, et que l’identification est contextuelle et

387 Nous n’utiliserons pas le terme francisé : « globalisation » comme dans la traduction d’un titre de volume d’Arjun Appadurai. Nous utiliserons le terme : « mondialisation ». 388 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), p. 3. 389 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), pp. 8-9.

340 fluctuante. Dans le cadre de la mondialisation de la culture, un même individu peut assumer des identifications multiples qui mobilisent différents éléments de langue, de culture, de religion en fonction du contexte. »390

Warnier en rajoute en expliquant d’une nouvelle façon « la culture boussole » et l’industrie comme culture à l’heure du machinisme et des contacts interculturels.

« (Une boussole indique le nord. Avant l’invention de la boussole, on se repérait par rapport à l’Orient, où se lève le soleil. On s’« orientait ».) C’est une condition nécessaire à l’action. La culture comme boussole ne dicte pas la route à suivre. En revanche, elle permet de la suivre avec constance. La culture, en ce sens, n’est pas ce qui permet de briller dans les salons ni ce qui reste quand on a tout oublié, comme aimait le dire cet homme cultivé qu’était Édouard Herriot. C’est une capacité à mettre en œuvre des références, des schèmes d’action et de communication. C’est un capital d’habitudes incorporées qui structure les activités de ceux qui le possèdent. C’est ce qui permet à un Eskimo391 (Inuit), à un Parisien ou à un Pygmée d’établir un rapport significatif entre les choses et les personnes, et de ne pas partir à la dérive dans le monde qui l’entoure. »392

« Les cultures ont toujours été en contact et en relation d’échange les unes avec les autres. Mais une situation historique toute nouvelle est apparue à partir du moment où les révolutions industrielles successives ont doté les pays dits « développés » de machines à fabriquer des produits culturels et de moyens de diffusion de grande puissance. Ces pays peuvent maintenant déverser partout dans le monde, en masse, les éléments de leur propre culture ou celle des autres. L’industrie apparait comme une culture parmi d’autres, mais dont le régime est nouveau, sui generis. Comment l’analyser? »393

Faisant suite à cette idée de mondialisation de la culture et d’identités multiples, nous devons mettre certains bémols à trois niveaux. Dans un premier temps, oui, il y a une communication mondiale instantanée et il y a déjà des produits, des modes et des éléments culturels qui sont appropriés ou empruntés par des cultures partout à travers le monde. En deuxième lieu, cela n’empêche pas les

390 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), p. 9. 391 Nous précisons le terme Inuit par respect pour ceux-ci. 392 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), pp. 10-11. 393 Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2007 (1999), p. 14.

341 cultures de rester elles-mêmes et dans le sens du diffusionnisme contemporain, c’est-à-dire que la culture n’absorbe pas tout si facilement. Il y a une période de transition, de « triage » où la culture conserve ces nouveaux éléments culturels ou tout simplement les rejette, ceci devient une nouvelle construction identitaire sans pour autant changer totalement l’essence ontologique de la culture. Troisièmement, les cultures sont créatives et dynamiques. Inconsciemment, il y a une protection identitaire, ethnocentrique dans le but intrinsèque de s’affirmer et de reconnaitre les différences dans le rapport à l’autre, à l’altérité. Nous sommes beaucoup plus en présence d’une « mosaïque culturelle » que d’une culture mondiale « unique » et si la tendance se maintient il restera des cultures pour encore quelques décennies, nous avons déjà eu cette réflexion :

« McDonald’s, Renault, Mitsubishi, Coca-Cola et bien d’autres multinationales sont partout présentes sur la planète. Ainsi, il est possible de manger son « Big Mac » et de siroter son « Coke » en regardant une partie de football opposant l’Argentine à la Corée du Sud, confortablement assis à l’orée du Sahara, quelque part en Afrique du Nord, tout en observant un groupe de Touaregs, chaussés de souliers de sport Nike, stationner leur Mercedes au souk, le marché central, pour y échanger quelques produits contre un baladeur fabriqué au Japon.

Nous assistons à la naissance de la planétarisation des cultures. Les distances n’existent plus; d’un simple clic, nous entrons en contact avec des gens dont nous ignorons totalement le mode de vie. C’est précisément là qu’est le caractère exceptionnel du monde d’aujourd’hui. Plus que jamais, par le phénomène de la mondialisation des échanges et par les moyens de communication, le développement international et le transnationalisme amènent les cultures à se rencontrer pour former une « mosaïque culturelle ». Sur un fond d’identité nationale, de créolisation et de juxtaposition culturelle, la culture globale, les cultures dominantes et les minorités ethniques s’influencent les unes les autres. »394

2.5 Le Graal, la coupe et les trophées

Là-dessus, nous allons continuer sur une démonstration appliquée au mythe du Graal qui vient, croyons-nous, modifier l’histoire d’un sport moderne, car la

394 André Tessier, Les peuples du monde. Cultures et développement international. Montréal, Groupe Beauchemin éditeur, 1999, p. 1.

342 fameuse Coupe Stanley, emblème de champion à tous les niveaux de hockey, nous sort directement de la période moyenâgeuse des « Chevaliers de la Table ronde » et ce récipient magique qu’est le Graal est aujourd’hui le prolongement mythique et tant convoité, un totem. C’est sur cet emprunt culturel, mais aussi un emprunt temporel que nous terminerons notre analyse de l’univers symbolique du hockey. Revenons à Lévi-Strauss que l’on avait délaissé depuis un moment pour rappeler comment les mythes et la symbolique peuvent ratisser très large et à quel point ils sont toujours bien présents dans nos vies post et hypermodernes. Reprenons la définition du Graal par Lévi-Strauss provenant du volume Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes écrit entre 1180 et 1190 :

« Le Graal serait un de ces récipients merveilleux : plats, corbeilles, écuelles, cornes à boire ou chaudrons, qui procurent à ceux qui s’en servent une nourriture inépuisable, parfois même l’immortalité. »395

Par analogie, puisqu’il en est ainsi au Canada, la fameuse Coupe Stanley est surnommée le Graal qu’il faut conquérir à n’importe quel prix puisqu’il vous immortalise dans la confrérie des joueurs de hockey qui ont gagné et mis la main sur ce prestigieux trophée. La particularité de cette coupe est que chaque nom des joueurs de l’équipe l'ayant gagné y est gravé à vie. Cela marque l'apogée dans la carrière d’un joueur et ceux qui ont cette distinction sont reconnus et identifiés à travers la ligue comme ayant accompli un exploit exceptionnel.

« En tant qu’équipe favorite du sixième gouverneur général du Canada, le Très Honorable Sir Frederick Arthur Stanley, l’équipe d’Ottawa s’inscrivait, pour ainsi dire, dans une lignée royale. Freddy Stanley, comme l’appelait la Reine Victoria, dont il assumait au Canada le rôle de chef d’État, avait été séduit par le hockey sur glace. Ce sport avait touché son cœur – et ouvert son portefeuille.

(…) « Pour l’heure, on ne voit pas poindre les signes extérieurs d’un tel championnat. Considérant l’intérêt général maintenant suscité par le hockey et l’importance que les matchs soient joués avec honnêteté et selon des règles généralement reconnues, je souhaite donner une coupe qui, d’année en année, devra revenir à l’équipe gagnante. »

395 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 2001 (1983), p. 302.

343 Le Trophée du Défi du Dominion était né, et son nom reflétait le statut du Canada en tant que « dominion », ou territoire autonome dans l’Empire britannique. Fait d’un alliage d’argent et de nickel, il avait à peu près la taille d’un ballon de football, il était décoré en sa partie inférieure d’un revêtement ondoyant évoquant un coquillage, et sur une simple plaque étaient gravés les mots : « De la part de Stanley, de Preston ». Ce petit trophée, qui s’emparera des imaginations dans le monde du hockey, n’était pas une marque exagérée de condescendance de la part d’un aristocrate pompeux, mais un geste d’amour. »396

Ainsi est né le Graal du hockey au Canada qui depuis est Nord-Américain et aussi très populaire et convoité par les joueurs de hockey du monde entier.

2.6 Un gradient : les coureurs de bois – les bûcherons, les draveurs et les joueurs de hockey –

Un gradient de la masculinité – virilité se tisse historiquement pour nous révéler qu’il existe un lien en filigrane sous nos yeux d’observateur nord-américain. Pour ce thème, les réponses ne seront probablement pas aussi probantes, du moins d’un point de vue ethnographique ou anthropologique, mais certains faits historiques sont éclairants. La filiation ou le gradient à propos du thème de la construction de la masculinité en suivant la piste des coureurs de bois, des bûcherons-draveurs et des joueurs de hockey ouvre une nouvelle fenêtre de réflexion intéressante.

Même si nous abordons ce sujet en dernier lieu, cela ne signifie pas que ce thème soit moins important. Au contraire, il vient s'articuler à l’ensemble des recherches sur la « maison des hommes », sur la masculinité et les relations entre les sexes couvrant tout le territoire Nord-Américain. Il y a au moins quatre éléments qui se déploient, qui traversent et subsistent dans l’espace-temps : un rite de passage vers une masculinité confrontée à la nature « sauvage »; une virilité du corps mise en évidence qui glisse vers une forme de séduction et d’émulation; un retour de voyage avec une quantité d’argent suffisante pour faire

396 Michael McKinley, Hockey. La fierté d’un peuple, Montréal, Éditions Fides, 2006, pp. 10-11.

344 l’envie des autres; la dépense de cet argent dans les tavernes « civilisées » à raconter des histoires tout aussi rocambolesques les unes que les autres.

« Ces jeunes hommes montent dans des canots du maître de façon routinière parce que cela fait partie des choses que l’on fait. Ajoutons que cela fait vraisemblablement partie des choses que l’on fait pour se réaliser comme homme. Le voyage de traite a pu être considéré en effet par la jeunesse du haut Saint-Laurent comme un test de virilité et d’endurcissement, comme un rite de passage gratifiant et caractéristique de l’affirmation masculine. »397

Regardons de plus près cette culture du voyage. Il important de noter que la suite du texte repose sur plusieurs citations, car nous ne sommes pas en présence de nos matériaux ethnographiques, mais plutôt à travers des volumes d’histoire d’excellente qualité. Ainsi, on ne voudrait surtout pas interpréter les propos de leurs sources.

« Dans son récit Un voyageur des Pays d’en haut (1890), le prêtre Georges Dugas (1833-1928) qui passa une partie de sa vie à Saint-Boniface sur la rivière Rouge, évoque de son côté la considération dont jouissent les hommes du Nord dans la société laurentienne du début du XIXe siècle : « Les pauvres jeunes gens de la campagne, qui n’avaient jamais dépassé les limites de leur paroisse, regardaient avec admiration leurs anciens camarades, devenus voyageurs, portant ceinture à flèche et mocassins brodés, fêtés comme des princes, et jouant avec de l’argent. »398

Entre-temps, continuons sur la masculinité de cette époque et deux excellentes questions de Gilles Havard.

« L’entre-soi homosexué des hivernants et des canoteurs de carrière, leur culture professionnelle, leurs habitudes de voyage et savoir-faire suffisent- ils pour évoquer, en plus des caractérisations extérieures, un sentiment d’appartenance? »399

397 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, pp. 401-402. 398 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, p. 402. 399 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, p. 405.

345 Et à la page 406 : « Doit-on parler d’une confrérie sans le nom? ». De plus, Havard nous ramène à un sujet déjà abordé au chapitre 4 soit le compagnonnage donc sur le thème de la confrérie. Peut-on utiliser ce terme pour les coureurs de bois? Non, car il n’y a pas vraisemblablement d’organisation d’équipe en tant que telle, bien que oui il y a certes une fraternité constituée, une reconnaissance entre eux et les femmes les discernent très bien à travers les autres hommes sédentaires et agriculteurs.

« Il est vrai qu’on ne trouve pas au Canada (la remarque s’applique aussi au régime français) d’organisation corporée regroupant les spécialistes d’un même métier, avec ses maîtres, compagnons et apprentis. Alors même qu’on assiste à un essor des pratiques de compagnonnage dans la France du XVIIIe siècle; les voyageurs nord-américains ont évolué en dehors du cadre des jurandes, ils n’ont pas participé par exemple à des processions religieuses particulières. Leurs professions, non réglées, étaient « libres ». »400

Au-delà de la masculinité, il y a une forme de liberté asymétrique, le nomade « coureur des bois ensauvagé », allant à l’inverse de l’accumulation d’un capital pour l’achat d’un lopin de terre et l’engagement dans un travail harassant, laborieux et non périlleux qu’est le travail des champs et des ateliers, qualifié de monotone.

« Certains d’entre eux, note toutefois Ferris, « amassent chaque année une petite somme » dans l’idée « d’acheter une terre » pour leur retraite dans un « État de l’Ouest ». Mais, précise-t-il aussitôt, « ces cas de prudente prévoyance sont extrêmement rares; et l’achat de grog et de tabac et la pratique du jeu dissipent plus fréquemment leurs surplus. » « Ils ne se soucient pas du lendemain » […] Quand les caravanes parviennent à cette foire estivale, les camps sont comme pris de frénésie : on a alors tout loisir de se ravitailler, en matériel professionnel bien sûr (pièges, poudre, plomb, silex, couteaux, couvertures), mais aussi en denrées superflues (café, sucre, poivre, tabac, alcool), sans compter les perles, rubans et autres babioles qui permettront peut-être de séduire les Indiennes. Certains dépensent ainsi tous leurs revenus, quand ils ne les dilapident pas dans des jeux d’argent, parfois au

400 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, p. 405.

346 point de s’endetter auprès des compagnies. Bref, la vie des montagnards ne débouche guère sur une retraite dorée. »401

On peut extraire deux tendances de ce récit, le coureur de bois dépense son avoir pour repartir à ses activités de chasse et de pelleterie, mais prépare déjà la séduction des femmes autochtones. Intrinsèquement, on peut faire le rapprochement avec les « Hockey bum » et les groupies ou encore le fait de dilapider son argent au bar de danseuses pour les « danses contact ». On verra plus loin que chez les bûcherons, particulièrement les célibataires appelés vieux garçons, eux aussi s’arrêteront sur le chemin du retour et dépenseront les gains de l’hiver à la taverne et probablement au bordel. Certains critiques pourraient ne pas être d’accord, mais allons plus loin dans la réflexion. Retournons dans le temps à travers l’excellent ouvrage, Éros et tabou dirigé par Havard et Laugrand sur la sexualité nord-américaine de l’époque402.

« « Maîtresses de leur corps » : l’enjeu du mariage. En 1702, le jésuite Étienne de Carheil déplore à propos du « commerce » des Français avec les « sauvagesses » de Michillimakinac (au détroit des lacs Huron et Michigan) que « c’est au corps même des femmes qu’ils en veulent ». Le missionnaire s’emporte contre « voyageurs » fugitifs qui vont d’une mission à l’autre enivrer les sauvages et débaucher les femmes dans toutes les cabanes ou ils vont loger, ou ils vont les visiter, les entretenir, les caresser, les solliciter, et acheter la jouissance de leurs corps. Il présente certaines Outaouaises comme « des femmes seules, des femmes sans leurs maris [célibataires?], des femmes maîtresses de leur propre corps, des femmes qui peuvent le leur donner [aux traiteurs] et qu’ils savent disposées a le vouloir, en un mot ce sont toutes les prostituées […] que l’on voit […] aller et venir d’une mission à l’autre sans discontinuation ». Comme tant d’autres auteurs, Carheil mobilise la catégorie occidentale de la prostitution pour rendre compte de l’apparente liberté sexuelle des jeunes Indiennes de la région des Grands Lacs – ainsi que de la licence des traiteurs français. […] Le jésuite n’est pas le premier ces observateurs français à faire usage de

401 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, p. 414. 402 Notes : il est important de citer la mise en garde de Gilles Havard sur le sujet. « Dans ce travail, on se préservera de toute position militante et une lecture rétrospective des pratiques sociales qui nous conduirait à comprendre les sociétés amérindiennes du passé à l’aune des catégories (et de notre sensibilité) contemporaines. Il faut plutôt tenter de lire les sources coloniales uniquement par rapport au contexte et au vocabulaire de l’époque ». G. Havard & F. Laugrand, 2014, p. 325.

347 cette expression, qui vise à signifier la fréquence des rapports amoureux ou sexuels prémaritaux des jeunes Amérindiennes. »403

Le goût de l’aventure :

« Dugas dévoile ici un imaginaire du dépaysement et des poursuites masculines, une ivresse des grands espaces et de l’aventure qui nourrit, au moins autant que les gages, la culture du voyage. Il explique que les voyageurs se plaisaient à vanter leur mode de vie, « de façon à éblouir la jeunesse, et à lui donner le vertige ». Il faut donc tenter d’imaginer – puisqu’à cet égard les sources demeurent un peu avares – l’effet produit sur la jeunesse locale par le retour des voyageurs, avec leurs cargaisons de pelleteries et leurs signes de distinction. Ces hommes ont certainement suscité des discussions passionnées dans le tumulte des tavernes, et lors des longues soirées d’hiver, au coin du feu, le récit de leurs aventures et de leurs exploits a pu impressionner des enfants et des adolescents, au point de titiller leur imaginaire et, pour certains, leurs désirs d’ailleurs, de liberté, d’affranchissement. »404

Et sûrement au passage séduire certaines femmes avec ces histoires passionnantes. Ce passage de Havard est crucial et c’est là que réside la clé de la structure et le socle du gradient des liens de la masculinité entre nos trois modèles « d’hommes » anachroniques qui se succèdent sur le territoire Nord- Américain entre les années 1600 et aujourd’hui. On peut même déjà tirer quelques conclusions et surtout y percevoir des symétries. Ils aiment mettre leurs corps à l’épreuve et au risque des blessures. Ils sont aventuriers, nomades dans l’âme, aiment la fête, séduisent les femmes, dépensent fortuitement leur argent et se rassemblent dans des activités masculines. Ils sont l’inverse des sédentaires-agriculteurs. Continuons notre argumentation avec les explications les plus probantes de l’univers des camps de bûcherons. Du coup, ceci nous conduira vers une dernière application de la formule.

403 Gilles Havard, « Des femmes-sujets? La question du consentement sexuel des Amérindiennes dans le contexte de la rencontre des Européens (XVIIe- XIXe), in: « Éros et tabou. Sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit », Québec, Les éditions du Septentrion, 2014, pp. 325-327. 404 Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord. 1600-1840, Paris Les Indes savantes, 2016, p. 402.

348 Les témoignages de cette époque nous replacent dans une situation quelque peu confondante, car à travers l’idéologie religieuse des Jésuites et une lecture contemporaine, diraient certains, le fait est qu’il y a des coureurs de bois qui ont une vie de nomade, fument, boivent et font la cour aux jeunes femmes autochtones.

Partant de ces extraits de Gilles Havard, on peut d’ores et déjà annoncer que les camps de bûcherons et les bûcherons apparaissant au XIXe siècle et XXe siècle. Ils sont une suite « logique » spatio-temporelle d’une construction de la masculinité qui mettra aussi le corps en affrontement avec la « nature », et qui par surcroît verra la création d’un lieu de proximité entre les hommes dans le camp. Il faut, déjà ici, indiquer la teneur de cette deuxième étape du gradient de la masculinité. Continuons notre parcours vers le bûcheronnage qui débuterait aux alentours des années 1800 dans un texte dont une section est intitulée « La culture de la masculinité chez les travailleurs ». Ce texte contextualise très bien cette période au Bas-Canada avec les pionniers de la « colonisation » des pays d’en Haut et le début du développement des activités forestières qui deviendront plus tard l’industrie forestière au Québec.

« Pour comprendre l’agitation sociale des années 1830 et le processus subséquent de formation de l’État dans l’Outaouais, il faut d’abord se situer dans le contexte démographique et économique régional. Non seulement le rapport entre les sexes est-il mal équilibré, penchant nettement en faveur des jeunes hommes tout au long des premières décennies du XlXe siècle, mais nombreux sont aussi les hommes absents de leurs foyers et de leurs communautés pendant de longues périodes parce qu’ils sont partis travailler soit au chantier, soit à la construction des canaux ou du chemin de fer. Conséquemment, il se développe dans les lieux de travail une culture dite masculine, dont les traits caractéristiques ont un lien direct avec les conditions de travail. […] Ainsi, les hommes de chantier sont souvent décrits comme des êtres libres de toute attache, irresponsables et indisciplinés, soit exactement le contraire des qualités jugées nécessaires pour assurer la stabilité de la famille agricole. Du point de vue des hommes de chantier eux-mêmes, cependant, cette culture largement basée sur les valeurs de force, de résistance et de courage leur assure une certaine cohésion et tisse des

349 liens qui se concrétisent dans les profondeurs glaciales de la forêt ou dans le milieu surchauffé et infesté de moustiques des canaux en construction. Cette culture masculine est étroitement liée aux épreuves physiques de la vie quotidienne et à une grande insécurité financière. Chaque année, des accidents arrachent doigts et bras, des draveurs courageux périssent en perdant pied et les rigueurs du climat font aussi des victimes; seuls quelques décès ou blessures sont officiellement rapportés, mais tous les hommes savent bien combien la moindre erreur peut être fatale. »405

Au-delà du goût du risque, nos bûcherons aiment la confrontation entre eux. Nous pouvons même reprendre notre thème de la bagarre et le thème de l’alcool suivra.

« Les affrontements physiques font partie de la culture mâle. Ils mettent à l’épreuve la force, l’habileté et le courage, ces caractéristiques essentielles valorisées dans le travail. Ces affrontements deviennent alors une forme de loisir où chaque homme lutte pour son prestige. Il n’est donc pas surprenant que les vainqueurs soient difficiles à déterminer. Après le repas de midi, les hommes peuvent lutter, puis se mettre à boxer « dans le style moderne de la mêlée ». À chaque match, les hommes « s’attaquent avec la férocité des bouledogues et semblent n’avoir pour seule envie que de se défigurer mutuellement et de s’en mettre plein les yeux à la vue du sang [...] La bataille ne s’arrête pas tant que l’un des deux combattants ne dise « assez! », ce qui est rarement le cas, à moins qu’il ne se trouve lui-même complètement paralysé par la perte de son sang ou qu’il ne soit affecté par une sérieuse blessure aux yeux, au nez ou aux oreilles. »406

Dans un deuxième temps après les bagarres nous sommes trouvés face à un sujet qui revient successivement dans cette masculinité nord-américaine, c’est celui des tavernes et de la consommation d’alcool. Malgré le fait que ce soit interdit et fortement discrédité par l’Église, nos protagonistes s’en donnent à cœur joie avant ladite période de prohibition aux États-Unis et au Canada vers 1920. Attardons-nous à quelques faits historiques relatés par plusieurs auteurs.

405 Chad Gaffield, directeur, « La culture de la masculinité chez les travailleurs », in: Histoire de l’Outaouais, Chapitre 7, Société, culture et développement institutionnel : 1826-1886, Québec, IQRC, 1994, p. 210. 406 Chad Gaffield, directeur, « La culture de la masculinité chez les travailleurs », in: Histoire de l’Outaouais, Chapitre 7, Société, culture et développement institutionnel : 1826-1886, Québec, IQRC, 1994, p. 213.

350 « Au cours des années 1830 et 1840, de tels incidents traduisent bien l’état de stress et d’anxiété provoqué par le travail en forêt, mais ils résultent aussi de l’usage abusif d’alcool. Comme le remarque George Hamilton en 1835, « tout cela est empiré par ces nombreux individus sans foi ni loi, ces squatters établis [...] qui introduisent par la rivière de grandes quantités d’alcool qu’ils vendent sans permis » et c’est pour cette raison que les principaux entrepreneurs s’entendront, au milieu du siècle, pour interdire la présence de tout alcool sur les chantiers. »407

« Ce mode de vie des travailleurs de la forêt engendre chez eux un sens de la fraternité qui les rend prêts à faire « cause commune » lorsque survient une confrontation avec d’autres hommes. Les plus importantes et les plus connues de ces confrontations ont lieu à Bytown408. Au milieu des années 1820, elles opposent les travailleurs à leurs employeurs ou aux marchands qui refusent de leur faire crédit. Comme on le note en 1835, « les draveurs arrivent à Bytown, là où la majorité des habitants dépendent d’eux pour leur pain quotidien. Ils ne peuvent donc, décemment, se montrer agressifs envers leurs principaux soutiens financiers qui sont en même temps leurs débiteurs; les attentats à l’ordre public font par conséquent partie de la vie quotidienne. […] L’un des plus célèbres conflits, la guerre des Shiners, oppose Irlandais d’origine et Canadiens français dans les rues et les tavernes de Bytown. »409

« La montée ne se conçoit pas sans quelque désordre dû à la consommation d'alcool. Qui n'a entendu parler de ce bûcheron bon vivant, bon buveur et au langage coloré du vocabulaire de la prière? Thomas Boucher signale que George Baptist avance à ses hommes « une couple de bouteilles de gin ou de whiskey » pour leur remonter le moral avant le départ. Les gais lurons vont parfois cuver leur vin derrière les barreaux. En 1882, La Concorde rapporte que cinq bûcherons se sont retrouvés au cachot après avoir semé le trouble dans le train qui les menait au chantier.

Ces airs de fête dissimulent une plus triste réalité. Les moyens de transport rudimentaires et l'absence de voies de communication, en plus de rendre le voyage pénible, forcent les travailleurs à s'isoler de leur famille pendant de longs mois. »410

407 Chad Gaffield, directeur, « La culture de la masculinité chez les travailleurs », in: Histoire de l’Outaouais, Chapitre 7, Société, culture et développement institutionnel : 1826-1886, Québec, IQRC, 1994, p. 214. 408 Note : Bytown est l’ancien nom de la ville d’Ottawa au Canada. 409 Chad Gaffield, directeur, « La culture de la masculinité chez les travailleurs », in: Histoire de l’Outaouais, Chapitre 7, Société, culture et développement institutionnel : 1826-1886, Québec, IQRC, 1994, p. 215. 410 Claire-Andrée Fortin, « Notes sur les conditions de vie et de travail des bûcherons en Mauricie au 19e siècle », in: Revue de la culture matérielle, Cape Breton University Press, Vol. 13, Automne 1981, p.86.

351

« Les bûcherons pouvaient recevoir une partie de leur salaire aux Fêtes et l’autre au printemps. Sur le chemin du retour, certains en profitaient pour boire un coup. Ils gaspillaient en quelques jours tout ce qu’ils avaient gagné pendant l’hiver. »411

À leur arrivée à La Tuque certains bûcherons allaient à l’Hôtel Champlain tenu par une dame Fillion, pas très loin de la gare, juste un peu plus loin dans la ville. Aux vus de quelques photos d’archives de cet hôtel, la taverne était située juste à côté. Il est fort à parier que certains d’entre eux y faisaient un léger détour. Certains bûcherons, particulièrement les pères de famille, revenaient à la maison, mais certains d’entre eux prolongeaient leur travail en exerçant le métier périlleux de draveurs et accumulant ainsi un montant d’argent en extra pour leur divertissement personnel. Voici quelques explications de la drave. Précisons que le salaire variait entre $10.00 et $15.00 par mois (26 jours de travail).

« Au printemps, quand la glace cédait, la drave pouvait commencer. Le bois coupé en pitounes412 était pratiquement tout dravé. Le bois mou, comme l’épinette, flottait bien sur l’eau. Pendant des semaines, les hommes veillaient à faire descendre les pitounes sur des centaines de kilomètres de rivières jusqu’aux moulins à papier des grandes compagnies forestières en Mauricie. Les chantiers et la drave ne relevaient pas de la même organisation, les draveurs étaient des experts qui ne faisaient souvent que la drave comme métier. Ils devaient bien connaitre l’eau. C’était très dangereux. Après leur run, quelques bûcherons donnaient leur nom pour draver, des vieux garçons surtout. Ils avaient le goût du risque et de l’aventure. Personne ne doutait de l’audace et de la témérité des draveurs expérimentés. »413

Un métier dangereux et à haut risque.

« Certains draveurs se servaient de leur gaffe pour traverser cette rivière à la manière des athlètes au saut à la perche. Que ce soit la drave de billots ou de pitounes, ce métier était de loin le plus difficile à apprendre. Ce travail

411 Raymonde Beaudoin, La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune. Les éditions du Septentrion, 2014, p. 81. 412 Notes : pitounes : bois résineux coupé en 4 pieds de long. Bois de pulpe pour la pâte. 413 Raymonde Beaudoin, La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune. Les éditions du Septentrion, 2014, p. 105.

352 dangereux possède son lot d’histoires tragiques et d’exploits. La drave a laissé des traces sur les rivières de la Mauricie et dans Lanaudière. »414

Avant d’attaquer le dernier thème, il vaut la peine de glisser un mot les conditions de vie dans les camps afin de comprendre et de saisir cette proximité fraternelle dans laquelle les liens d’amitié ou d’animosité se développent au fil de ces longs mois d’hiver canadien.

« Une chose au moins ne varie pas durant toute la période : le camp est toujours fait de bois rond et n'a pas de fondations. Cette dernière caractéristique s'explique par le caractère temporaire de ces habitations. Leur dimension varie suivant des critères d'autant plus obscurs que les témoignages recueillis ne concordent pas : un camp de trente pieds sur quarante peut loger de vingt à trente hommes, d'après Dupin, et de cinquante à soixante d'après Boucher. »415

« Les gars dormaient quatre par lit, deux en bas et deux à 1 étage supérieur. Premier arrivé, premier servi. Des gaules cordées les unes près des autres servaient de sommiers pour les lits. On les recouvrait de branches de sapin, les plus fines possible, pour assurer un meilleur confort. À la tête de chaque lit, une tablette permettait aux hommes de ranger leurs effets personnels : cadran, chapelet, sirop Lambert pour la toux, papier, cigarettes, crayon et tabac. Une broche tendue au pied du lit servait à faire sécher leurs serviettes et leurs bas de laine. »416

Ajoutons une précision : selon Claire-Andrée Fortin, sur environ 60 chantiers d’une région de la Mauricie à la saison 1860-61, seulement 17 chantiers comptaient plus de 25 employés par camp, la moyenne s’élevant à 18 bûcherons par camp. Malgré ce fait, nous sommes loin confort de la chambre de hockey, même si on attribue au camp de bûcherons le titre de la « maison des hommes ». L’extrait suivant nous dépeint bien la situation.

414 Raymonde Beaudoin, La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune. Les éditions du Septentrion, 2014, pp. 117-118. 415 Claire-Andrée Fortin, « Notes sur les conditions de vie et de travail des bûcherons en Mauricie au 19e siècle », in: Revue de la culture matérielle, Cape Breton University Press, Vol. 13, Automne 1981, p.87. 416 Raymonde Beaudoin, La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune. Les éditions du Septentrion, 2014, p. 41.

353 « Dans des conditions aussi précaires, où l'on vit dans une promiscuité constante, quelquefois même avec des chevaux, l'hygiène est bien entendu négligée. Il n'y a pas d'installation sanitaire; la lessive et la toilette personnelle se font de façon sommaire, épisodique, et parfois même pas du tout. Décrivant les camps de l'Outaouais, le père Guinard dit à ce propos :

Au matin, il faisait extrêmement froid dans les cambuses. Les hommes se réveillaient avec du givre sur les moustaches et dans les cheveux. Dans ces conditions, on comprendra que personne n'avait le cœur à se laver. L'eau glacée donnait des crampes aux mains des braves qui s'obstinaient à se faire quelques ablutions matinales.

Nous sommes donc encore très loin des installations modernes avec douche et cabinet qui n'apparaitront qu'au milieu du XXe siècle, à la suite de l'enquête de 1934 qui révèle enfin les conditions insalubres dans lesquelles vivent les travailleurs forestiers. »417

« Cet aspect de la vie au chantier a déjà fait l'objet de toute une littérature. On connait les jeux d'adresse, les épreuves de force, les contes et les chansons qui agrémentent les rares moments de loisir des anciens forestiers. Les fêtes populaires font encore aujourd'hui une place à ce genre de compétitions qui rappellent les exploits des bûcherons. »418

Allons maintenant vers notre dernier thème qui nous relie à la prostitution ayant lieu à cette époque. À l’inverse de la vie au chantier, la littérature est à peu près inexistante sur les liens qu’auraient entretenus les bûcherons travaillant en Haute-Mauricie et les « maisons closes » plus au sud de la région entre La Tuque et Trois-Rivières. Un mémoire de maîtrise porte sur le commerce du sexe en Mauricie de 1850 à 1916. On y fait mention que la situation de la région a changé avec l’urbanisation de la ville de Trois-Rivières et l’avènement des chantiers de la coupe de bois, de la drave et des activités forestières de l’époque. Ceci dit, nos liens sont hasardeux, mais non dénués de sens si l’on tient compte des informations que nous avons en main.

417 Claire-Andrée Fortin, « Notes sur les conditions de vie et de travail des bûcherons en Mauricie au 19e siècle », in: Revue de la culture matérielle, Cape Breton University Press, Vol. 13, Automne 1981, p.89. 418 Claire-Andrée Fortin, « Notes sur les conditions de vie et de travail des bûcherons en Mauricie au 19e siècle », in: Revue de la culture matérielle, Cape Breton University Press, Vol. 13, Automne 1981, pp 90-91.

354 « On trouve des cas de commerce charnel sur l'ensemble du territoire du district judiciaire de Trois-Rivières et même au-delà des limites de ce district. Les dossiers répertoriés vont de La Tuque à Saint-Léonard d'Aston, en passant par Saint-Tite. Outre la ville de Trois-Rivières qui rassemble l'essentiel des délits relatifs à la prostitution, on trouve d'autres villes de la région où des cas de prostitution ont été dénoncés aux autorités. De nouvelles paroisses sont créées, avec l'ouverture du territoire mauricien à la coupe de bois et à la colonisation. L'industrialisation transforme la Mauricie à la fin du XIXe siècle et de nouvelles villes apparaissent le long du Saint- Maurice. Il n'est pas étonnant d'y trouver des cas de prostitution, notamment à Shawinigan et Grand-Mère.

Quant à la ville de La Tuque, son éloignement lui confère le rôle de relais, la ville abonde donc en hôtels et en pensions.

Excepté pour les localités de Trois-Rivières, Sainte-Thècle, Bécancour et Louiseville, on trouve seulement un cas de prostitution par ville ou village notés au tableau 2. De plus, le cas de Sainte-Thècle ne devrait pas être considéré étant donné qu'il s'agit de la même maison de débauche pour deux procès consécutifs. Certaines localités étant de création plus récente, les délits qui y sont commis apparaissent plus tardivement dans notre corpus. En effet, les nouvelles localités comme celles de Sainte-Thècle, Saint-Roch de Mékinac, La Tuque, Saint-Mathieu ou Shawinigan Falls apparaissent dans les dossiers judiciaires des dernières années dépouillées, soit celles du début du XXe siècle. A contrario, à Saint-Paulin on trouve une maison déréglée en 1885, une trentaine d'années seulement après l'ouverture des registres d'état civil de cette paroisse. »419

Cet extrait met en place la possibilité qu’il existe un lien causal entre les bûcherons, disons célibataires, et les lieux de prostitution de la Mauricie à cette époque.

Au tournant des années 1950 au Québec, on assiste à la fin des camps de bûcherons tels que les auteurs nous les ont décrits.

« Entre le type d'exploitation forestière qui se pratique aujourd'hui et celui des années 1930, l'écart est si considérable qu'on y distingue deux mondes opposés, l'un comptant sur la force musculaire, l'habileté et la créativité artisanale, l'autre entièrement tourné vers la machine. C'est que la révolution technologique s'implante tardivement dans ce secteur, mais fait

419 Marie-Joëlle Côté, Le commerce du sexe en Mauricie (1850-1916). Pratiques sociales et répression étatique. Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, Mémoire de maîtrise, 2013, 125 pages.

355 des bonds spectaculaires qui modifient radicalement les conditions de travail. L'introduction de la scie mécanique au lendemain de la Seconde Guerre est suivie de près par la généralisation du bélier mécanique, du camion, du tracteur à chenilles et de la débusqueuse qui réduisent l'utilisation du cheval puis s'y substituent tout à fait. Vingt ans plus tard, les bûcherons commencent à être remplacés par la moissonneuse géante ou la « bûcheronne » qui, en des opérations successives, abat, ébranche, sectionne et empile les billes. La révolution est alors accomplie : le bûcheron devenu un professionnel de la forêt travaille à l'année, ou presque, et vit dans des conditions assez semblables à celles des autres secteurs de l'industrie. Les distances étant abolies par le transport routier et l'avion dans le cas des zones les plus lointaines, il regagne son foyer deux à trois fois par mois. En forêt, le camp traditionnel est devenu une hôtellerie : le travailleur loge dans une chambrette, s'alimente à la cantine et se divertit dans un local spécialement aménagé pour le cinéma, le billard et des jeux divers. Bref, son environnement n'a plus rien en commun avec celui du XIXe et du premier tiers du XXe siècle. »420

Par contre il y a quelques pistes au sujet de la masculinité qui mériteraient d’être suivies et ce sont celles des grands chantiers de construction des barrages hydroélectriques du Québec, entre autres, ceux de Manicouagan et de la Baie- James au tournant des années 1960 jusqu’à aujourd’hui avec les chantiers de La Romaine. Il y a déplacement d’une grande quantité d’hommes pour des périodes assez longues qui mériteraient une analyse en profondeur. De plus les trois régions mentionnées se retrouvent au cœur même des territoires des Premières Nations Cris et Innus.

Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, à travers de multiples récits, on peut conclure qu’un certain groupe d’hommes vit une masculinité tournant autour de la force, de la mise à l’épreuve de leur corps, de la proximité entre eux et d’une forme de séduction envers les femmes. Pour des raisons nombreuses et variées : argent, image d'aventurier, prestige, alcool, jeux et le corps athlétique qui finalement attire l’attention d’un certain nombre de femmes.

420 René Hardy & Normand Séguin, « Activités forestières et conditions de vie », in: Forêt et société en Mauricie. La formation de la région de Trois-Rivières 1830-1930, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1984, p. 90.

356 Certes qu’un survol historique plus approfondi de ces trois lieux de masculinité nous mènerait vers des conclusions extrêmement révélatrices jusqu’ici peu explorées. C'est un enchaînement spatio-temporel qui démontre l’existence d’une masculinité beaucoup plus présente que nous ne le pensions au début de cette recherche.

Afin de conclure cette section, nous allons appliquer la formule de notre gradient – coureurs de bois, bûcherons, draveurs et joueurs de hockey – à des fins d’analyse structurale :

Formule canonique : Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1(y)

F corps mis à l’épreuve (séduction des femmes) : F aventurier / fêtard (masculinité)

:: F corps mis à l’épreuve (masculinité) : F sédentaire (a-1) (aventurier / fêtard)

x – corps mis à l’épreuve y – aventurier / fêtard

a – séduction des femmes b – masculinité a-1 = sédentaire

Groupe de Klein :

Les axes (x) corps mis à l’épreuve / (y) aventurier / fêtard et (a) séduction des femmes / (b) masculinité pour la métonymie.

Les axes (x) corps mis à l’épreuve / (a) séduction des femmes et (y) aventurier / fêtard / (b) masculinité pour la métaphore.

3. Conclusion

Avons-nous vraiment changé? Oui, dans une perspective d’historicité, mais comment? Les transformations sont tellement à géométrie variable à l’échelle planétaire que nous ne pouvons aborder l’histoire de l’humanité comme un

357 monosystème, et en faire l’inventaire serait un projet des plus ambitieux, à moins de créer un logiciel nous le permettant. La variabilité des cultures nous force à les étudier une par une, et là nous croyons que l’anthropologie s’efforce, existe et se renouvelle afin d’expliquer et comprendre une partie de cet ensemble qu’est l’humanité – mondiale. Nous nous sommes concentrés sur la culture du hockey senior et cela nous semble suffisamment vaste et complexe.

« Mais dans la même perspective, il convient en second lieu de procéder à des comparaisons entre sports différents. En prenant l’exemple du rugby à XV et en le comparant avec le rugby à XIII, nous nous sommes limités à deux cas relativement proches (sports collectifs de ballon et de combat), qui par surcroît font partie de la catégorie soumise à la contrainte réglementaire; il est clair que l’analyse, selon des présupposés théoriques analogues, de pratiques répondant à la contrainte naturelle devra induire certains aménagements du modèle. De plus, au sein de chacune de ces catégories, les différents types de pratique devront être distingués, toujours dans la perspective de relier spécificités culturelles et propriétés formelles. Seule la multiplication des travaux comparatifs dans ce domaine permettra de préciser ce qui doit être aménagé et ce qui, pouvant être conservé, en sortira renforcé.

Vaste chantier, dont on espère néanmoins qu’il contribuera à montrer qu’il n’est pas moins légitime de réfléchir, en tant qu’anthropologue, sur les pratiques sportives que sur les systèmes de parenté, les mythes ou les pratiques religieuses. »421

Somme toutes et en concluant, l’anthropologie du sport est un domaine de recherche particulier que l’on peut qualifier, encore, de puits sans fond extrêmement riche et révélateur de la société, un miroir. Vu de l’extérieur, ce domaine ne se présente pas sous une forme très complexe, mais quand on s’y attarde, et surtout de l’intérieur, et pour ceux qui s’y intéressent, on découvre sa profondeur et sa perméabilité avec le reste du fonctionnement de la culture et des sociétés. Ce n’est pas une activité ludique à part et en parallèle de la « vraie » vie, ce sont d’authentiques vases communicants. Vous y trouverez plusieurs facettes de l’anthropologie, c'est-à-dire les aspects suivants :

421 Sébastien Darbon, « Pour une anthropologie des pratiques sportives. Propriétés formelles et rapport au corps dans le rugby à XV ». In: Techniques et cultures, (le sport et corps en jeu), 2002, no 39, pp. 24-25.

358 économiques, politiques, religieux, croyances, parenté, rituels, superstitions, identités, rivalités, violences, rapports de genre, nationalismes et mondialisation.

L’identité d’une équipe de hockey est une longue et lente construction culturelle teintée d’emprunts culturels provenant de toutes parts.

359 CONCLUSION GÉNÉRALE

« Pour les autres, l’œuvre écrite restait trop dispersée et souvent difficilement accessible. Le hasard d’une rencontre ou d’une lecture pouvait éveiller des échos durables… »

Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in: Sociologie et anthropologie, Paris, Quadrige / PUF, 1993 (1950), p. IX.

Nous voici à la fin de ce périple anthropologique et académique, où nous avons franchi l’ensemble des étapes qu’exige le processus complet d’une thèse de doctorat. En premier lieu, il fallut circonscrire un sujet et un objet de recherche. Le Professeur Maranda a bien voulu nous aider et aiguillonner notre objet d’étude. Par la suite, il fallut trouver un directeur de thèse qui accepterait de travailler avec vous et servir de phare et de guide durant les moments houleux, brumeux et heureux de cette aventure. Nous avons été chanceux de recevoir une réponse rapide et positive du Professeur Désveaux. Ensuite, nous avons amorcé une première étape de lecture des classiques anthropologiques et d’une ambitieuse revue de littérature sous la supervision et les pertinentes suggestions de lectures de M. Désveaux.

À la suite de l’acceptation de notre plan de travail, nous avons amorcé l’enquête sur le terrain. Nous avons suivi, de manière générale, pendant près d’un an, toutes les activités d’une ligue de hockey senior au Québec et en particulier une équipe et des joueurs seniors de la région de Québec et de la Mauricie. Nous rappelons à préciser ici que nous avons une expérience de neuf années dans ce milieu autant à titre d’instructeur adjoint, d’instructeur-chef, de directeur gérant et d’ancien joueur de hockey. Les données recueillies proviennent en majeure partie de notre terrain, sans pour autant négliger des informations et observations cruciales pour la compréhension de notre objet d’étude; la culture du hockey senior au Québec, et provenant de sources tierces.

360 Ce faisant, nous avons eu la chance de mettre à l’épreuve nos travaux en cours par l’intermédiaire de trois conférences dans les séminaires de M. Désveaux de l’EHESS à Paris. Cette opportunité nous a permis d’avoir plusieurs discussions intéressantes et très constructives à l’amélioration de nos travaux en chantier. La grande disponibilité de notre directeur, à Paris, à Québec et par courriel, a fait en sorte que nos écrits étaient balisés au fur et à mesure de l’avancement de ceux- ci. De plus, nous avons présenté notre matériau brut sous forme de conférence aux membres du REDESP, composé de doctorants-es spécialisés en anthropologie du sport. Là aussi, ces rencontres ont permis de mesurer nos réflexions et observations dans le but d’améliorer le produit final.

Notre parcours doctoral n’a pas permis la publication d’articles scientifiques dans une revue anthropologique reconnue, à part une recension dans la revue Anthropologie et sociétés. Toutefois, nous avons reçu cinq agréables invitations à titre de conférencier un peu partout à travers le Québec, tant aux niveaux collégial qu’universitaire. Ceci étant dit, nous devions passer au plat principal, la rédaction de la thèse ainsi que la rencontre officielle avec le comité de thèse en juin dernier afin d’obtenir l’accord d’une éventuelle soutenance de thèse. Bien entendu, cette dernière étape doit d’abord obtenir le sceau académique du directeur et des deux rapporteurs externes. Or nous allons résumer notre recherche, énoncer clairement ce que la thèse a documenté et prouvé. Nous devons, bien entendu, faire un retour sur les questions et l’hypothèse de recherche.

C’est avec discernement que nous avons situé et étudié la culture du hockey senior au Québec tant sous sa forme locale que dans sa dimension symbolique, historique, nord-américaine et mondiale, en fait, de manière synchronique et diachronique. Le hockey senior nous a servi de véhicule anthropologique afin de comprendre, analyser et observer comment nos sociétés contemporaines et post-industrielles se sont transformées au fil des ans. Nonobstant les profondes transformations et changements sociétaux, il n’en demeure pas moins que les

361 acteurs vivent et se comportent comme bien d’autres cultures de cette planète et nous avons démontré que ces liens existent vraiment à travers des emprunts culturels, souvent inconscients, dans une forme de mécanisme que l’on a appelé le « diffusionnisme contemporain ». Ces emprunts culturels se font sentir, et s’observent dans les moindres détails du quotidien d’un joueur de hockey senior. L’univers symbolique du hockey et la différenciation/polarisation des sexes et du genre, sont au centre de notre questionnement et de nos résultats.

Dans un contexte culturel de pluralisme idéologique et identitaire, et où l’individualisme s’accroît tous les jours, où l’économie est reine et la symbolique semble mise à l’écart, là où tout semble a posteriori un comportement appartenant uniquement au passé et/ou aux traditions religieuses, nous avons démontré qu’il existe un univers symbolique ritualisé dans le hockey. Allons vérifier notre première question.

1- Est-ce qu’il existe un univers symbolique dans la culture du hockey suffisamment déployé et organisé pour en faire ressortir des structures symboliques et y voir au passage des systèmes transformationnels à travers les emprunts culturels, particulièrement aux Premières Nations et aux Européens?

Effectivement, nous avons trouvé tout un système symbolique qui s’articule à travers une panoplie de rituels individuels et de l’équipe qui se fabriquent devant nous; ceux-ci précèdent la partie, mais sont tous aussi présents durant et après les matchs. Le chapitre trois en fait largement mention et n'omet pas la première étape avec les rites initiatiques, là où l’on « tue » les joueurs-recrues pour qu'ils deviennent des vétérans. La présence des objets fétiches, particulièrement le ruban gommé, le choix des bâtons, l’entretien des pièces d’équipements, la manière de revêtir « l’armure » en débutant par le côté droit ou gauche, de parler aux poteaux, de sauter par-dessus les lignes, de boire un Gatorade ou une boisson pré-choisie, de sortir du vestiaire avec un rang pré-ordonné et de sortir de la patinoire avec un autre ordre de joueurs, tout cela fait partie des structures

362 symboliques. L’organisation du spectacle, la présence des crécelles, des flûtes, de la musique rock, des combats orchestrés font partie d’une vaste organisation structurale ritualisée. C’est notamment à travers toutes ces observations qu’est venue la nécessité d’appliquer la formule de Claude Lévi-Strauss pour vérifier si nous étions en train d’halluciner ou il y avait véritablement la présence d’une rituologie révélatrice de structures symboliques.

D’autre part, plus à l’échelle historique, nous avons démontré comment le hockey a emprunté des éléments au shinny nord-américain des Premières Nations, dont les crosses des Micmacs et un objet plat circulaire (la rondelle en cuir – Culin) en y ajoutant des patins à lame de métal, quelques nouvelles règles pour accoucher d’un nouveau sport canadien, le hockey sur glace. Du coup, nous assistons à un système transformationnel dans la méga aire culturelle que sont les Amériques. Rappelons que les Mataco jouent une forme de hockey sur terre battue, que le chaman dort avec les crosses afin de prévoir le gagnant, que le jeu est très robuste, qu’il y a des paris, que chaque équipe se peint le corps de deux couleurs différentes, que la bière coule à flots après les parties et que les batailles surviennent. Ne perdons pas de vue que les patins à lame de métal et la nécessité d’un système sportif encadrant nous est venue des Européens.

En suivant la piste de la construction et le renforcement de la masculinité que nous avons identifié comme une confrérie, on constate que le rite et le rituel ont la force de réactiver l’organisation sociale, par extension, cette confrérie est souvent appelée « famille » ou « frères » par les joueurs. Que ce soit à travers un rituel, le sentiment d’appartenance, de se porter à la défense d’un « frère », de souffrir ensemble pour la victoire, sans oublier la présence des spectateurs, il est évident que cela forme un tout symbolique, un fait social total, là où les structures inconscientes passent à l’action dans cette célébration collective. Nous avons conservé jusqu’ici un passage important dans Quadratura Americana du Professeur Désveaux qui fait justement le lien entre le mythe, l’organisation sociale et le rite :

363 « En ce sens, le rite, par la confusion des positions qu’il entraine, se situe bien à la charnière entre le mythe et l’organisation sociale, ainsi que tout le monde s’accorde par ailleurs à l’observer. Ce que le mythe instaura il y a si longtemps que cela tend à devenir par trop éloigné, ce que l’organisation sociale maintient au jour le jour, mais à un niveau si profond de la conscience collective que cela risque de se dissiper dans l’abstrait, le rite a le mérite de le réactiver de façon périodique, de le ramener constamment à la réalité sensible. »422

Bref, nous confirmons qu’il existe un univers symbolique organisé et structuré par les rites et rituels dans la culture du hockey senior au Québec.

Passons maintenant à la deuxième question. Durant le 20e et au 21e siècle, nos sociétés postmodernes et hypermodernes sont à un moment de l’histoire où l’on assiste et participe à l’atteinte d’un objectif commun : arriver à une égalité et/ou à une équité des sexes, nous nous sommes interrogés sur le hockey comme « refuge » ou « bastion » de la différenciation des sexes.

2- Est-ce que le hockey sur glace avec contact serait un lieu de prédilection pour la construction de la masculinité, au sens de la virilité masculine, et devient-il un moyen de séduction auprès de la gent féminine? Comment analyser et expliquer qu’une opposition entre la virilité - brutalité versus la séduction en vienne à se consolider pour définir et affirmer la féminité et la masculinité dans les relations entre les sexes?

Non seulement la masculinité – féminité et la séduction vont de pair, mais il est expressément divulgué par nos informateurs et nos informatrices qu'elles jouent un rôle de premier plan dans le rapprochement entre les deux sexes. Quand nous avons découvert que le statut du joueur de hockey s’apparentait à celui de « rock star » locale ou à plus petite échelle, nous avons trouvé une clé de la séduction de la gent féminine. Il est en fait question de trophées, de victoire de

422 Emmanuel Désveaux, Quadratura americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg Éditeur, p. 86.

364 part et d’autre des sexes. Dans les relations entre les sexes, il y a une compétition, il y a une recherche de jeux corporels et même de l’échange des substances. Ce qui nous mène à la déconstruction du mythe de la passivité des femmes, elles sont aussi des chasseuses.

« Il y a environ 15 à 25 groupies qui suivent l’équipe, on les voit dans les estrades et on les revoit au bar après. Moi j’aime les après-matchs, on prend plusieurs bières dans la chambre et là, on est prêt pour aller au bar voir les filles. » (Un informateur).

Nous croyons que le chapitre quatre a bien documenté ce rapport d’attraction physique, charnel entre la virilité et la féminité. Il est prouvé sans aucun doute qu’il y a un lieu commun non pas dans l’approche, mais dans l’objectif. Dans l’analyse du discours et des actes, nous l’avons constaté.

Suite à nos deux questions et réponses centrales de cette recherche, voici notre hypothèse de recherche du début. Est-elle infirmée ou confirmée?

Il existe une mise en scène symbolique des rituels, surtout dans la chambre de hockey, lieu sacré de la masculinité, qui met en relief un univers symbolique intangible qui se mesure à partir de la formule canonique appliquée au sport, dans ce cas-ci le hockey. Il existe aussi en parallèle une construction de la masculinité à travers les contacts virils physiques sur la patinoire en tant que sport-spectacle qui séduit la gent féminine.

Nous confirmons l’hypothèse de recherche et nous sommes persuadés d’avoir bien mis en évidence l’existence d’une scène symbolique ritualisée, d’une véritable « maison des hommes », d’un univers symbolique, d’une construction de la masculinité se présentant sous la forme de sport-spectacle et séduisant la gent féminine. Nous croyons aussi que le féminin est intégré au hockey senior et que la formule canonique du « sport » fonctionne, nous permettant de confirmer le tout.

365 Aux deux questions et à l’hypothèse, nous avions ajouté trois sous-questions dont les réponses se retrouvent dans les chapitres 4 et 5 :

A) En quoi « les maisons des hommes » de l’Océanie, de la Californie et de l’Amazonie ont-elles un lien culturel et symbolique avec la « chambre de hockey », le dernier bastion des mâles dans l’affirmation de leur masculinité et de ce qu’il en reste? Ou plutôt est-ce que l’on assiste à une effémination des hommes et à une masculinisation des femmes dans les sports et les autres sphères? (Chapitre 4)

Nous sommes maintenant en mesure de prouver que le fait de s’isoler dans un espace clos privé, réservé aux hommes, doublé d’une exclusion hâtive des jeunes homosexuels et même de ceux qui s’interrogent sur leur orientation sexuelle, crée effectivement un « bastion » ou un « refuge » des hommes. Est-ce le dernier bastion?

« La chambre de hockey c’est dix fois plus fort, plus trippant qu’une taverne, tu fais ce que tu veux et tu dis ce que tu veux. » (Un informateur).

Pour l’instant oui, si on regarde l’ouverture aux femmes de ces « territoires » ou de ces « cercles fermés » masculins qui étaient encore, jusqu'il y a peu de chasses gardées, uniquement accessibles aux hommes : les clubs de golf, les tavernes, les clubs sociaux comme les « Chevaliers de Colomb » et tous les regroupements de ce genre et bientôt l’interdiction des rodéos sur le territoire québécois. Les vestiaires privés des équipes de sports sont, selon nous, les derniers refuges masculins. Pourquoi? Parce que la société s’est transformée et que les espaces mixtes sont de mise au 21e siècle. L’anthropologie n’étant pas une science du futur, on ne fera aucune prédiction, car qui sait comment sera la masculinité de demain. En parallèle, nous n’avons pas constaté une efféminisation des joueurs de hockey senior et selon les informatrices il n’y a pas non plus une masculinisation des joueuses de hockey.

366 Par ailleurs, les vestiaires du hockey féminin de haute compétition sont différents de celui des joueurs seniors. Dans les entrevues et les informations recueillies auprès des joueuses de hockey et d’athlètes féminines, on s’en tiendra au hockey féminin québécois, il y a une distinction suffisamment tangible. Une précision méthodologique s’impose ici sur le fait que nous ne pouvons tirer de conclusions prouvées. Il est de mise de rester prudents dans les affirmations suivantes et surtout de ne pas en faire une généralisation. Ceci dit, il est impératif de déconstruire les stéréotypes d’une masculinisation des joueuses de hockey. Selon elles, dans l’ensemble d’une ligue d’environ 250 joueuses il n’y a que trois ou quatre « tomboys »423. Donc, il n’y a pas une masculinisation de masse des joueuses de hockey. Une question se pose inévitablement : « et les lesbiennes-homosexuelles alors? » Là non plus, il ne faut pas s’arrêter aux préjugés ni aux jugements de valeur, car selon les propos de nos informatrices, ce n’est qu’une minorité, constat échelonné sur plusieurs années. Donc à l’inverse des vestiaires masculins, où l’on entend souvent un discours homophobe, ceci est presque inexistant dans les vestiaires féminins. Il est intéressant de voir qu’il n’existe pas non plus de comportement masculinophobe. Après réflexion, nous souhaitons vraiment qu’une ethnographie de la culture du hockey féminin, et que d’autres ethnographies de sports féminins, voient le jour éventuellement et viennent s’ajouter à celles déjà existantes. Ainsi nous aurions un portrait plus représentatif afin de tirer de véritables conclusions.

Finalement, le paradoxe de toute cette histoire est que la fameuse Coupe tant convoitée à tous les âges et à tous les niveaux de compétition du hockey, le Graal dans les mains hautes dans les airs, les joueurs de hockey font le tour de la patinoire l’un après l’autre avec la Coupe. Ils savourent la victoire des champions accompagnés de la célèbre chanson We are the champions!424

423 En ligne : https://fr.wiktionary.org/wiki/tomboy. Définition : fille à l'apparence, aux activités ou aux goûts de garçon, garçon manqué, garçonne. 424 En ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/We_Are_the_Champions. Cette chanson est de : « Queen », We Are the Champions. Ce chant est devenu très populaire dans le monde sportif et salue notamment nombre de remise de titres sportifs. Ce chant de 2 min 59 s

367 Cette chanson écrite par Freddie Mercury (1946-1991) et interprétée par le groupe « Queen ». Paradoxe? Oui et il tient dans le fait que c’est l’un des sports les plus virils, masculins avec contact et bagarre, soi-disant homophobe et hégémonique, alors qu’ils festoient sur une chanson composée et chantée par un homosexuel assumé et sorti du placard depuis longtemps.

B) Est-ce que le hockey senior au Québec est un phénomène culturel exclusivement nord-américain ou un exemple universel de mondialisation ou d’emprunts culturels internationaux? (chapitre 4)

Le hockey n’est pas exclusivement Nord-américain, mais il l'est principalement. Nous étions à la recherche d’un universel et nous l’avons trouvé. Là-dessus, la contribution scientifique de Sébastien Darbon, qui a utilisé le concept du système sportif, confirme la présence universelle, internationale et uniforme des pratiques sportives. Ce phénomène culturel et sportif qu’est le sport et en particulier le hockey, analysé entre autres au chapitre un, démontre suffisamment bien l’expansion internationale au 19e et 20e siècle à travers les règles du jeu, l’espace sportif, la gestion du temps, des statistiques et l’égalité entre les adversaires. Nous affirmons que le hockey est mondial et surtout que le système sportif fait partie des universaux et bien entendu, les autres sports dont le football.

C) Peut-on établir une filiation, un gradient entre le hockey québécois et des groupes d’hommes, caractéristiques de l’histoire du Québec, à savoir les coureurs de bois d’une part, et les bûcherons-draveurs d’autre part, qui sont des univers masculins, et de construction de la masculinité? (Chapitre 5)

figurait en face-B du morceau We Will Rock You sorti le 7 octobre 1977, titre avec lequel il s'enchaîne sur l'album.

368 À cette question, les réponses ne seront pas aussi probantes, du moins d’un point de vue anthropologique, bien que certaines pistes soient éclairantes. La filiation ou le gradient à propos du thème de la construction de la masculinité en suivant la piste des coureurs de bois, des bûcherons et des joueurs de hockey ouvre une nouvelle fenêtre de réflexion. Même si nous abordons ce sujet en dernier lieu, cela ne signifie pas que ce thème soit moins important. Au contraire, il vient s'articuler à l’ensemble des recherches sur la « maison des hommes », de la masculinité et des relations entre les sexes couvrant tout le territoire Nord- américain. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, à travers de multiples récits, on peut conclure qu’un certain groupe d’hommes vit une masculinité tournant autour de la force, de la mise à l’épreuve de leur corps, de la proximité entre eux et d’une forme de séduction envers les femmes, pour des raisons nombreuses et variées : argent, image d'aventurier, prestige lié à l’athlète, etc., qui finalement attire l’attention d’un certain nombre de femmes. Un survol historique plus approfondi de ces trois lieux de masculinité nous mènerait vers des conclusions extrêmement révélatrices jusqu’ici peu explorées. C'est une clé qui démontre une masculinité beaucoup plus présente que nous ne le pensions au début de cette recherche.

Pour en finir avec cette thèse, nous terminerons avec une dernière citation de Claude Lévi-Strauss sélectionné par Françoise Héritier dans un dernier hommage en 2010 :

« Dans la Conférence Marc Bloch qu’il prononça en 1984, Claude Lévi- Strauss exposait le débat en ces termes : « Ce que nous prenons pour une structure sociale d’un type particulier ne se réduit-il pas à une moyenne statistique résultant de choix faits en toute liberté ou échappant au moins à toute détermination externe? […] Cette critique, qui traine un peu partout, s’inspire d’un spontanéisme et d’un subjectivisme à la mode. Faudrait-il donc renoncer à découvrir dans la vie des sociétés humaines quelques principes organisateurs, n’y plus voir qu’un immense chaos d’actes

369 créateurs surgissant tous à l’échelon individuel et assurant la fécondité d’un désordre permanent? » Nous connaissons sa réponse à la question. »425

Plusieurs pistes de réflexion et de recherche ont été mises de côté par choix de priorité, car il était impossible de faire le tour complet, et il reste encore beaucoup de sujets en chantier qui feront suite à cette thèse. Le totémisme, le mana, le hockey féminin pourraient faire l’objet de telles recherches. Selon nous, et à tout le moins, nous avons tenté de défricher une nouvelle terre, soit : la culture du hockey senior nord-américaine, et nous espérons avoir réussi. Le but de l’exercice d’une thèse de doctorat, n’est-il pas de repousser un tant soit peu les frontières du savoir? Espérons que la mission est accomplie.

André Tessier

Doctorant à l’EHESS de Paris,

Octobre 2018

425 Françoise Héritier, « De la tendresse humaine… », In: L’Homme, Paris, 2010, Vol. 193, p. 20.

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385 Films et documentaires

AUDET, Evelyne, WADDELL, Mathieu. Les Chiefs version 2.0, La Presse, 2015, 17 minutes. En ligne : lapresse.ca/videos/sports/201504/03/46-1-les-chiefs-version- 20.php/4883f3d0e09b441089266eecd4afba55Synopsis : Documentaire sur les Prédateurs de Laval, de la LNAH

EASTWOOD, Clint (réalisateur). Invictus, Warner Bros, 2009, 134 minutes. Synopsis : En 1995, l'Afrique du Sud organise la coupe du monde de rugby à XV. Nelson Mandela commence son mandat en tant que président du pays. Contre l'opinion de ses partisans, il sent dans l'événement sportif la possibilité de créer un sentiment d'union nationale derrière l'équipe des Springboks, symbole durant plusieurs décennies des Blancs d'Afrique du Sud, de leur domination et de l'apartheid (1948-1991). « One team, one country » (« une équipe, un pays »).

CHABOT, Marc-André (réalisateur). Série SEMI-PRO. Z Télé, 2018. En ligne : ztele.com/emissions/semi-pro/emission Synopsis : SEMI-PRO plonge les téléspectateurs au cœur de la rivalité entre deux équipes de la Ligue nord-américaine de hockey (LNAH) : les Éperviers de Sorel et les Draveurs de Trois-Rivières. La série documentaire met en lumière le quotidien de joueurs, d'entraineurs, de propriétaires d'équipe flamboyants et de leurs partisans enflammés. Tous sont habités par la même passion : le hockey. Plusieurs des hockeyeurs de la LNAH sont passés à deux doigts de faire carrière dans la LNH, mais à présent, l'espoir d'atteindre leur rêve n'existe plus. Les gars jouent pour le trip de gang et parce que le hockey est une drogue dont ils ne peuvent se passer.

DESJARDINS, Richard, MONDERIE, Robert (réalisateurs). Le Peuple Invisible, ONF, 2007, 93 minutes. Synopsis : Dans ce long métrage documentaire, le duo de réalisateurs derrière L'erreur boréale et Trou Story, Richard Desjardins et Robert Monderie, raconte l'histoire de la nation algonquine du Québec et dénonce ses conditions de vie actuelle.

EATON, Jack, (producteur). https://www.youtube.com/watch?v=QEfVzv71_UQ Documentaire sur le hockey au Québec dans les années 1950. Une section porte sur les Canadiens de Montréal et Maurice Richard.

FOURNIER, Yves Christian (réalisateur), Série Demain des hommes, Melenny Productions, 2018, 10 épisodes de 44 minutes. En ligne : ici.radio- canada.ca/tele/demain-des-hommes/site Synopsis : Les joueurs viennent de partout. Certains sont en route pour la gloire professionnelle alors que d’autres n’en verront jamais la couleur.

386 GILENO, Jason (réalisateur). Les Chiefs, East Hill Productions, 2004, 90 minutes. Synopsis : Un documentaire sur une équipe de hockey semi-pro, Les Chiefs Laval et ses goons. Équipe inspirée du film Slap Shot.

HARVEY, Brett (réalisateur). Documentaire : Ice Guardians, 2016, 108 minutes. En résumé, ce sont des entrevues avec les hommes forts, les bagarreurs de la LNH. On y présente des témoignages émouvants de ceux qui se portent à la défense des meilleurs joueurs et l’autre côté de la médaille; les commotions cérébrales, le dopage, l’alcoolisme, le suicide et la mort prématurée.

HELGELAND, Brian (réalisateur). 42, Warner Bros, 2013, 128 minutes Synopsis : Jackie Robinson est le premier joueur de baseball afro-américain à évoluer dans les Ligues Majeures. Robinson est recruté le 23 octobre 1945 par Branch Rickey, manager général des Dodgers de Brooklyn (Ligue majeure de baseball. Rickey est un homme très ouvert. Recrue de l'année en 1947, meilleur joueur des Ligues majeures et leader à la moyenne au bâton en 1949. Il est élu au Temple de la renommée du baseball en 1962, dès sa première année d'éligibilité. Le numéro 42 que portait Robinson est retiré du baseball, honneur unique, de l'ensemble des franchises de baseball de la MLB le 15 avril 1997. Depuis 2004, la Ligue dédie le 15 avril à la mémoire de Robinson, le « Jackie Robinson Day ».

HOPKINS, Stephen (réalisateur). Race, La Belle Company, 2016, 134 minutes. Synopsis : En 1934, en pleine période de ségrégation raciale, Jesse Owens arrive à l'université d'État de l'Ohio pour travailler avec les meilleurs entraineurs de l'époque. Ce petit‐fils d’esclave va y développer une relation étonnante avec un entraineur blanc, Larry Snyder. Devenu entraineur d’avant‐garde, obsédé par la réussite, il ne fait aucune distinction de couleur entre ses protégés, contrairement à ses collègues. Les deux athlètes n'ont qu'un objectif : les Jeux olympiques d'été de 1936 à .

MIHALKA, George (réalisateur). Les Boys 4, Melenny Productions, 2005, 121 minutes. Synopsis : Les Boys sont une équipe de hockey amateur. Ils font partie d'une ligue de garage commanditée par une brasserie dont Stan (Rémy Girard), est le propriétaire.

MILLER, Bennett (réalisateur). Money Ball, Columbia Pictures, 2011, 133 minutes. Synopsis : Billy Beane arrive comme directeur général de l’équipe de baseball des Athletics d'Oakland. Avec son adjoint, il utilise une approche statistique dite sabermetric, dans le but de fonder un groupe compétitif malgré un budget très restreint par rapport aux grandes franchises des Ligues majeures de baseball.

387 ROY HILL, Georges (réalisateur). Slapshot, Kings Road Entertainment, Pan Arts, Universal Pictures, 1977, 123 minutes. Scénario écrit par Nancy Dowd, la sœur de Ned Dowd, joueur des Jets de Johnstown, équipe qui a inspiré le film. Synopsis : Le film raconte les déboires d'une médiocre équipe de hockey des ligues mineures, les Chiefs de Charlestown, et de son joueur-entraineur vieillissant, Reggie Dunlop (Paul Newman). Traduit : La Castagne en France et Lancer frappé au Québec.

SAIA, Louis (réalisateur). Les Boys, CFP International, 1997, 107 minutes. SAIA, Louis (réalisateur). Les Boys 2, Melenny Productions, 1998, 120 minutes SAIA, Louis (réalisateur). Les Boys 3, Melenny Productions, 2001, 124 minutes Synopsis : Les Boys sont une équipe de hockey amateur. Ils font partie d'une ligue de garage commanditée par une brasserie dont Stan (Rémy Girard), est le propriétaire.

TESSIER, André, JOBIN-LAWLER, Alexandre, BONENFANT, Éric (documentaristes), Le hockey senior au Québec, 2015, 17 minutes.

TESSIER, Éric (réalisateur). Junior majeur, Les Films Séville, 2017, 115 minutes. Synopsis : Cinq ans après la victoire de son équipe au Tournoi Pee-Wee, le joueur étoile Janeau Trudel fait maintenant partie des Saguenéens de Chicoutimi dans la Ligue Junior Majeur du Québec, avec son ami Joey Boulet. Les deux sportifs espèrent être repêchés par l'une des équipes de la Ligue nationale de hockey. Alors que tout indiquait qu'ils feraient leur entrée au sein de l'association sportive professionnelle nord- américaine sans trop d'embûches, les deux garçons ont un accident de voiture qui compromet autant leur chance d'être sélectionné que leur solide amitié.

Musiques

LAPOINTE, Éric (interprète, auteur, compositeur). Les Boys, Album Les Boys II, 1998.

388 ANNEXES

Illustrations et photos complémentaires

1.

Référence : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patinoire_de_hockey_sur_glace

CULIN, Stewart, Games Of the North American Indians, New-York, Dover Publications, 1975 (1907), p. 626.

389

Bâtons et balles de shinny. CULIN, Stewart, Games Of The North American Indians, New-York, Dover Publications, 1975 (1907), p. 621.

390

Le shinny et les jeunes autochtones du Canada : site WEB

Shinny chez les Tohono O'odham sud-ouest des États-Unis : site WEB

Hockey chez les Matacos – Chaco Argentine – Bolivie : site WEB

391

La « maison des hommes » des Lau (Archive de Pierre Maranda)

La « maison des hommes » des Baruya (Godelier, 1982. P.164)

Origine des premiers patins : site WEB

392

Black Hawk chef de la Nation Sauk et Fox : Blackhawks de Chicago : En ligne : fr.wikipedia.org/wiki/Blackhawks_de_Chicago

Position des joueurs au palin des Mapuche au Chili – Duval p. 148.

393

Le palin Mapuche au Chili : site WEB

394

395 Photos d'archives personnelles

Les équipes du hockey senior au Québec

396 La bagarre générale

397

Les « gladiateurs »

398

Le statisticien, le directeur-gérant et l’instructeur-chef

399 Les coachs et le staff

400 Le vestiaire

401 Lexique

Expressions reliées au monde du hockey couramment utilisées hors de ce contexte

1) Lance le puck sur la glace : mettre le sujet sur la table – conversation

2) Tire le puck dans le fond de la zone : envoyer le sujet à l’autre

3) Ne vas pas dans le coin : il craint de se commettre

4) Cross check dans le dos : coup de poignard dans le dos – coup salaud

5) Jouer avec les bas de la même couleur : travailler ensemble

6) Donner de la glace : concéder de l'autonomie

7) Vite sur ses patins : intelligent, vif d’esprit

8) Pas vite sur ses patins : pas très brillant

9) Le plan de match : la stratégie politique ou autre à entreprendre

10) Les bas de la même couleur : penser en groupe, avoir les mêmes intérêts

11) Les « goons » du parti : les députés qui font le travail d'intimidation

12) Scorer dans son but : agir d'une façon qui nuit à son propre intérêt

13) La joute : émission de politique à la télévision

14) On est en séries : la situation est sérieuse

15) As-tu scoré hier? : as-tu eu une relation sexuelle hier?

16) La mailloche : souvent utilisé pour parler du pénis

402