<<

Document généré le 26 sept. 2021 04:42

24 images

L’a-réalité virtuelle eXistenZ de Marcel Jean

Stanley Kubrick Numéro 97, été 1999

URI : https://id.erudit.org/iderudit/24985ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte rendu Jean, M. (1999). Compte rendu de [L’a-réalité virtuelle / eXistenZ de David Cronenberg]. 24 images, (97), 50–51.

Tous droits réservés © 24 images, 1999 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ e_X_lSten_^__ de David Cronenberg

L'A-RÉALITÉ VIRTUELLE

PAR MARCEL JEAN

n ne s'étonnera guère de constater O que les personnages d'eXistenZ ont, dans le bas du dos, une sorte de prise élec­ trique (un «bioport») qui leur permet de se brancher directement aux jeux de réalité virtuelle qu'ils utilisent. En effet, les habitués de l'œuvre de Cronenberg savent que chez lui, tout passe par le corps. Il n'y a pas, chez l'auteut de , de sépararion entre le corps et l'esprit, de sorte qu'un jeu est néces­ sairement quelque chose de physique. Cela étant dit, on ne s'étonnera pas non plus de conscater qu'il est impossible, dans eXistenZ, de distinguer le jeu de la réalité. Car Cronenberg — et on n'a pas beaucoup insisté sur cet aspect de son travail — est un cinéaste de la mise en cause de la réalité. En ce sens, il se situe dans le prolongement di­ rect des grands modernes, les Fellini, les Bergman et les Resnais, qui ont transformé . Chez Cronenberg, tout passe par le corps. notre conceprion de la réalité au cinéma par le recours à l'intériorisation. Plus encore, Cronenberg est proche d'Antonioni (façon Blow Up) et de son discours sur la dissolu­ Gas ne survive que grâce à ces jeux qui lui C'est qu'eXistenZ pose le problème tion du réel. C'esr que chez Cronenberg, la permettent de fuir la réalité et de vivre autre autrement. Tout, en effet, y passe pat le réalité est fuyante, presque insaisissable, chose. Mais Gas est-il un personnage réel? prisme de la réalité et par le paradoxe engen­ sans cesse menacée tantôt par la télévision Or, le principal enjeu du film est là, dré par la réalité virtuelle. Or, ce paradoxe (), tantôt par la drogue {The c'est-à-dire dans le sens à donner à cette réside dans le fait que les gestes n'ont pas le Naked Lunch), tantôt pat l'obsession (M. fuite face au réel. Car dans eXistenZ, il y a même sens, selon qu'ils sont faits à l'intérieur Butterfly, Crash). Construit comme une aussi des «zélores» du réel, des activistes du jeu ou qu'ils le sont dans la réalité. Mais, série sans fin de mises en abîme, eXistenZ prêts à toutes les violences pour empêcher pour que le jeu soit réussi, il doir présente! entraîne donc le spectateur dans un tissu qu'on ait recours à la réalité virtuelle. Pour un univers à ce point cohérent et complet inextticable de virtualité. ces cerroristes, la réalité est affaire divine et qu'on puisse le confondre avec la réalité. À C'est donc sut le principe du jeu à l'in­ toute démarche visanr à la remplacer par partir de là, quels gestes faire? térieur du jeu que le films e déroule, en cela un monde virtuel est un blasphème. Certains Par exemple, lorsque Allegra Geller assez proche de The Game, le récent exer­ ont vu dans ces personnages une référence à abat le concepteur de jeux Kiri Vinokur cice de style de David Fincher. À la dif­ l'intégrisme iranien et à l'affaire Salman (), ce meurtre n'est acceptable que férence de ce dernier, cependant, Cronenberg Rushdie, puisque Allegra Geller est, comme dans la logique du jeu. Or, le jeu eXistenZ pose sur le monde actuel un regard perçant l'écrivain britannique, une artiste condam­ est si performant qu'on ne sait ni où il com­ et rigoureux, s'interrogeant sur la nécessité née à mort pour cause de création blasphé­ mence, ni où il finit. D'où un dilemme pour les individus de se décharger du poids matoire. Il n'y a pas de doute que cette duquel Cronenberg laisse le spectateur ren­ d'un réel trop lourd. Gas, le garagisre du film affaire a pu inspirer Cronenberg (même si on ter de se sortir. interprété par , résume d'ail­ retrouvait déjà, dans Videodrome, un Parmi tous les éléments qui forment leurs très simplement la situation lorsqu'il prêcheur dénonçant le détournement de la l'univers de Cronenberg, il en existe un qu'il confie à Allegra Geller, la conceptrice de réalité fait par la télévision), mais on aurait me semble tout particulièrement impor­ jeux incerprétée par Jennifer Jason Leigh, tort de réduire le film à un commentaire sur tant d'évoquer ici. Cet élément, c'est la qu'elle a changé sa vie. On peut, en effet, la liberté d'expression, et cela même si monstruosité, présente avec énormément facilement comprendre que perdu dans un Cronenberg a dû se frorter aux censeurs à d'évidence dans un film comme The Fly, bled pourri, exploitant un garage miteux, maintes reprises au cours de sa carrière. mais présente aussi à divers degrés dans The

48 N°97 24 IMAGES ... et la mise en cause de la réalité.

Naked Lunch, Crash ou la plupart des pre­ offre d'ailleurs une surprenante représenta­ vidéo (il serait bien malvenu de le faire), miers filmsd e l'auteur. Chez Cronenberg, la tion de cette métamorphose dans eXistenZ, mais plutôt qu'il signale l'inadéquation monstruosité passe le plus souvent par la lorsqu'il conçoit un pistolet fait d'ossements grandissante entre les aspirations individu­ mutation, c'est-à-dire par un changement et dont les balles sont des dents humaines. elles et la réaliré à laquelle les individus qui s'opère à l'intérieur d'un corps, qui le Cet accessoire (qui rappelle le pistolet de sont confinés. Le problème n'esr donc pas transforme, d'une façon tantôt globale — chair utilisé dans Videodrome), aussi spec­ ranr le conrenu de la fiction que l'expansion c'est le cas dans The Fly — et tantôt plus taculaire soit-il, n'est toutefois pas la prin­ de la fiction. Dans eXistenZ, ilya menace subtile — c'est le cas dans M. Butterfly, par cipale manifestation du corps-machine dans lorsque la fiction fait intrusion dans le réel. exemple. Dans Dead Ringers, l'un des deux le film. Rappelons-nous, en effet, que les Autrement, tout n'est qu'un jeu sans con­ jumeaux gynécologues créair des instru­ corps y sont branchés au système de jeu par séquence. Or, ce qui n'est jamais clair, chez ments médicaux destinés aux femmes le «bioport» qu'ils ont au bas du dos. De ce Cronenberg, c'est le partage des respon­ mutantes, instruments qu'il voulait utiliser fait, ils deviennent un prolongement de la sabilités entre l'individu et la société. Faut- pour examiner l'utérus trifide d'une femme machine. Mais cette machine tend aussi à il blâmer le système social, les jeux, les con­ stérile. Dans ce film, la monstruosité visi­ devenir corps, en ce sens qu'elle est conçue cepteurs de jeux, ou encore les joueurs ble des instruments — Cronenberg les avait à partir de tissus organiques. Ainsi, lorsque eux-mêmes? eXistenZ ne résout rien, il dessinés en s'inspirant de pattes d'insectes — la machine et le corps sont branchés, plus inrerroge. En ce sens, le film est vraiment la servait à exprimer, par extension, la mons­ rien ne les distingue, leur fusion est totale. suite de Videodrome, dont il reprend les truosité intérieure du personnage de la fem­ Et c'est à travers cette fusion que s'opère la principaux thèmes et, dans une certaine me, en même temps que la monstruosité mutation du réel, car dans la logique du mesure, le dispositif. Une suite qui bénéfi­ intellectuelle et morale du gynécologue. cinéaste c'est le corps qui détermine sa réali­ cie, toutefois, de la maîtrise fraîchement Dans eXistenZ, ilya d'abord mutation ré et non l'inverse. acquise par un cinéaste singulier. • du réel, c'est-à-dire que le monde passe Si eXistenZ a une actualité, c'est donc d'une forme à une autre. Cependant, entre davantage dans son interrogation sur la perte deux formes distinctes et convenues, il y a de contact avec la réalité que dans son dis­ l'indistinct, c'est-à-dire le difforme. Et c'est cours sur la liberté d'expression. Car il esr eXistenZ précisément dans un réel difforme que les impossible de ne pas faire le lien entre le pro­ 1999. Ré. et scé.: David Cronen­ personnages du film évoluent, eux-mêmes pos du film et certaines mises en scène tra­ berg. Ph.: . Mont.: Ronald Sanders. Mus.: . Int.: Jennifer mutants, entre l'humain et la machine. Le giques, comme celle de la tuerie de Littleton, Jason Leigh, Jude Law, Ian Holm, Willem corps-machine, d'ailleurs, est l'un des thèmes par exemple. Non pas que Cronenberg dé­ Dafoe, Don McKeller, Callum Keith Rennie. de prédilection de Cronenberg. Le cinéaste nonce la violence au cinéma ou dans les jeux 96 minutes. Couleur. Dist.: Alliance Vivafilm.

24 IMAGES N°97 •/«;