TEXTES Franco Maria Ricci SEULS L'esprit ET LA CULTURE
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TEXTES Franco Maria Ricci SEULS L'ESPRIT ET LA CULTURE COMPTENT Editeur-typographe, comme il se définit lui-même, Franco Maria Ricci, aristocrate italien, né à Parme, est, à cinquante-cinq ans, un homme éclairé dans ce siècle d'obscurités. «Ma vie, depuis toujours, dit-il; est orientée vers la contemplation et la lecture, la connaissance et la rêverie. » Bibliophile, grand érudit, Franco Maria Ricci a fait de la culture son art de vivre et du beau une exigence quotidienne. C'est à Paris, à l'hôtel des Beaux-Arts, que ce voyageur polyglotte a bien voulu répondre aux questions d'Isabelle Dillmann de Jarnac. SABELLE DIIlMANN DE JARNAC. - Comment un géologue . cherchant du pétrole en Turquie pour une firme améri [1] caine devient-il, à vingt-cinq ans, l'un des graphistes les plus brillants d'Italie, avant de se lancer dans l'ëduion rare et être aujourd'hui à la tête de la plus belle revue d'art au monde? FRANCO MARIA RICCI. - J'ai compris très vite que ma passion me portait davantage vers l'archéologie et le graphisme. J'ai quitté les forages sans regret. Le pays était très pauvre. Je perdais mon 136 REVUEDES DEUX MONDESOCTOBRE 1993 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent temps. Il aurait mieux valu que je sois missionnaire. En découvrant l'archéologie, j'ai senti que je devais prospecter un autre terrain. Sans aucune formation de graphiste, j'ai dessiné des meubles en petites séries,vite épuisés, des logos pourFiat,Neiman Marcus, et récemment les nouveaux billets d'Alitalia.]e dis souvent qu'un bon graphiste doit avoirluHomère, Proust,]oyce, Shakespeare. Savoirdessiner àl'ère des ordinateurs ne sert à rien. Seulsl'esprit et la culture comptent. ISABELLE DILLMANN DE]ARNAC. - Est-ce un hasardsi votre activité d'éditeur commence en 1965 avec la réalisation du « Manuel typographique )) de Bodoni, illustredirecteur de l'imprimerie ducale de Parme à la fin du XVIIIe siècle? FRANCO MARIA RICCI. - Vu le métier qui était le mien à cette époque, il était très important pour moi de me fonder sur la perfection absolue : la beauté à l'état pur. Et de rester fidèle à l'éthique du maître qui écrivait un jour à un ami: «Je ne veux que du magnifique et je ne travaille pas pour le vulgaire. )) J'aime le goût du graphisme, à la frontière de l'art et de l'industrie qui a trouvé en Bodoni le plus grand des artisans à ce jour. Ce néo-classique partage avec l'art moderne une même espérance : que le signe dépasse sa fonction originelle, qu'il se libère de son rapport naturel avec le sens pour exister dans une dimension autonome et proprement fantastique, dont les bornes ne seront fixées que par la culture et l'intelligence. L'intérêt de la critique italienne pour les arts appliqués, pour le dessin industriel et pour des œuvres comme celle de Bodoni vouées à la consommation est tout récent. IBM ne réalise pas la moindre plaquette publicitaire sans avoir recours à des lettres peintes, plutôt que tracées, à des caractères dont le corps grandit imperceptiblement et trompent l'œil sur leur taille réelle, comme un décor de scène. Après avoir obtenu du ministère italien de la Culture l'autorisation d'utiliser le seul exemplaire du Manuel de 1818, conservé au musée de Naples, j'ai monté mon propre atelier typographique pour en produire un fac-similé. Deux ans de travail acharné. Premier pari éditorial, premier succès. Les bibliothèques du monde entier se sont arraché les 900 exemplaires du Manuale tipografico vendu très cher et tout de suite épuisé. C'était la reconnaissance absolue de la profession de foi d'un homme qui a 137 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent vécu voici deux cents ans et qui a élevé l'imprimerie au rang d'un art. ISABEllE DIIlMANN DE JARNAC. - L'éditeur parmesan que vous êtes devenu se consacre ensuite à la réédition en 18 volumes de la monumentale « Encyclopédie» de Diderot et d'Alembert. Si l'on se réfère à la définition du génie parDiderot, « l'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, l'activité de l'âme », quelle part de vous-même avez-vous mobiliséependant dix ans pour venir à bout de ce grand roman de l'intelligence du siècle des Lumières? FRANCO MARIA RICCI. - Toutes les famillesnobles italiennes sont pétries de culture française. Enfant, je contemplais déjà les exemplaires et les planches de ce qui est pour moi l'ouvrage le plus beau du monde et le plus intelligent de toute l'histoire des hommes. La tentation était trop grande de le publier et vous connaissez le mot d'Oscar Wilde: « Je résiste à tout, saufà la tentation. » C'est une aventure fantastique que l'Encyclopédie. Le premier livre de la nouvelle civilisation. Le catalogue des acquisitions techniques de l'époque. Le moment magique où l'on passe de la civilisation des idées et du bois à la civilisation du pragmatisme et du fer. Diderot qui était philosophe n'a pas fait une encyclopédie de philosophie. Lui qui était un homme de pensée n'a pas fait une encyclopédie sur la métaphysique. C'est la première encyclopédie du travail. Avec le jeu des planches, il renoue la chaîne des raisons. Il s'efforce de remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts. En visionnaire, il pressentait qu'au sommet de l'esprit ouvert du siècle des Lumières, on se dirigeait vers le modernisme, l'industrie, la mécanique. Avec l'invention de la machine à vapeur, quelques années plus tard, le monde changerait radicalement et le travail humain aussi. Il a eu ce génie, cette grâce, de vouloir témoigner non seulement des idées de l'époque, mais aussi de la machine liée à l'homme. Toutes les machines de l'Encyclopédie fonctionnent grâce à l'énergie naturelle, aux moulins à vent, à eau, à la main ou grâce aux ânes qui tournent autour d'un axe. Chacun peut comprendre par où passe l'énergie. Tandis qu'aujourd'hui on ne voit pas l'énergie d'un appareil électroménager. Cet élan, cette puissance de travail, ce témoignage précis, rigoureux des dessinateurs dans les ateliers, cette volonté de montrer 138 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent les métiers pour les comprendre, c'est là le grand génie de Diderot. Voltaire n'a jamais compris et a laissé tomber. Rousseau s'en fichait complètement. D'Alembert était pris par sa mathématique. Malgré toutes les résistances - l'Encyclopédie condamnée par un conseil du roi, les capitaux engloutis, la guerre de Sept Ans, la pression des jésuites, la guerre des Cacouacs contre les philosophes, l'article « Genève » qui consacre la rupture avec Rousseau - , Diderot tient bon, reste seul à la tête de cette grande et périlleuse entreprise, refuse de décevoir les souscripteurs et de ruiner les libraires. Vingt et un ans de la vie d'un génie consacrés à une telle œuvre valaient bien dix ans de la mienne. ISABELLE DILLMANN DE JARNAC. - Qu'avez-vous lu quand vous étiez enfant? FRANCO MARIA RICCI. - J'ai lu toute la série des Salgari.Une sorte de Jules Verne italien, mais avec le réalisme en plus. C'est un écrivain très connu en Italie. Il n'a jamais voyagé et il a passé sa vie à raconter des histoires de guerre, de pirates, des aventures en Malaisie..., des récits extraordinaires d'une précision telle qu'on ne pouvait imaginer qu'il ne les avait pas vécus. Pas un Italien à n'avoir passé des heures merveilleuses avec Salgari. Vers six, huit ans, je vivais avec l'Iliade et l'Odyssée. Ce n'était pas tant le poème guerrier que l'histoire que j'aimais. Je voyageais avec Ulysse. ISABELLE DIllMANN DE JARNAC. - Pourquoi cette dernière collection paradoxale des « Guides impossibles» qui constitue selon vos termes « l'atlas des terres perdues )) ? A quels voyages secrets, à quelles contrées lointaines nous invitez-vous? Etes-vous comme l'était Hemingway « un bouffeur d'horizons )) ? FRANCO MARIA RIcCI. - Je n'aime pas les grands horizons. La verdure, les grenouilles et les grands espaces me dérangent. J'aime les paysages minimalistes. Je suis comme les Arabes qui aiment être cloîtrés dans quatre murs et voir le ciel. Je suis voyageur par nécessité. Les«Guides impossibles» sontlesvoyages qu'on ne faitpas, des voyages littéraires. Il n'y a pas de billet retour. Ce sont des parcours d'âme à l'usage du voyageur immobile. Coorg ;dans les montagnes de l'Inde du Sud, Lolotie; le Far West de la Chine, Gulistan: la Perse du 139 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent XIXe siècle ou Fuegie : la terre de feu de Darwin. Ces destinations fabuleuses figuraient autrefois sur toutes les mappemondes. Ce n'est pas seulement une culture littéraire, c'est aussi une culture icono graphique. Al'instar de ces peintres voyageurs, comme Wei, Hackert, Ducros, qui faisaient le «grandtour» avec leurs dessins, leurs gouaches, leurs aquarelles. Voirce qu'étaitla Patagonie au XVIIIe, c'estunvoyage de l'esprit moins éprouvant parfois que les voyages d'aujourd'hui où l'on ne voit que des vestiges, des ruines, des restes. Levoyage de nos jours n'est plus que l'archéologie du voyage. ISABEllE DILLMANN DE JARNAC. - On trouve très peu d'art contemporain dans votre revue « FMR». Cet « aliéné de la curiosité» que vous êtes, selon laformule des frères Goncourt, n'est-ilpas un peu sectaire dans ce domaine? FRANCO.MARIA RICCI. - L'art aujourd'hui n'existe plus. Je ne peux pas dire que je n'aime pas l'art contemporain.