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Franco Maria Ricci SEULS L'ESPRIT ET LA CULTURE COMPTENT Editeur-typographe, comme il se définit lui-même, Franco Maria Ricci, aristocrate italien, né à Parme, est, à cinquante-cinq ans, un homme éclairé dans ce siècle d'obscurités. «Ma vie, depuis toujours, dit-il; est orientée vers la contemplation et la lecture, la connaissance et la rêverie. » Bibliophile, grand érudit, Franco Maria Ricci a fait de la culture son art de vivre et du beau une exigence quotidienne. C'est à Paris, à l'hôtel des Beaux-Arts, que ce voyageur polyglotte a bien voulu répondre aux questions d'Isabelle Dillmann de Jarnac.

SABELLE DIIlMANN DE JARNAC. - Comment un géologue . cherchant du pétrole en Turquie pour une firme améri­ [1] caine devient-il, à vingt-cinq ans, l'un des graphistes les plus brillants d'Italie, avant de se lancer dans l'ëduion rare et être aujourd'hui à la tête de la plus belle revue d'art au monde? FRANCO MARIA RICCI. - J'ai compris très vite que ma passion me portait davantage vers l'archéologie et le graphisme. J'ai quitté les forages sans regret. Le pays était très pauvre. Je perdais mon

136 REVUEDES DEUX MONDESOCTOBRE 1993 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent temps. Il aurait mieux valu que je sois missionnaire. En découvrant l'archéologie, j'ai senti que je devais prospecter un autre terrain. Sans aucune formation de graphiste, j'ai dessiné des meubles en petites séries,vite épuisés, des logos pourFiat,Neiman Marcus, et récemment les nouveaux billets d'Alitalia.]e dis souvent qu'un bon graphiste doit avoirluHomère, Proust,]oyce, Shakespeare. Savoirdessiner àl'ère des ordinateurs ne sert à rien. Seulsl'esprit et la culture comptent.

ISABELLE DILLMANN DE]ARNAC. - Est-ce un hasardsi votre activité d'éditeur commence en 1965 avec la réalisation du « Manuel typographique )) de Bodoni, illustredirecteur de l'imprimerie ducale de Parme à la fin du XVIIIe siècle? FRANCO MARIA RICCI. - Vu le métier qui était le mien à cette époque, il était très important pour moi de me fonder sur la perfection absolue : la beauté à l'état pur. Et de rester fidèle à l'éthique du maître qui écrivait un jour à un ami: «Je ne veux que du magnifique et je ne travaille pas pour le vulgaire. )) J'aime le goût du graphisme, à la frontière de l'art et de l'industrie qui a trouvé en Bodoni le plus grand des artisans à ce jour. Ce néo-classique partage avec l'art moderne une même espérance : que le signe dépasse sa fonction originelle, qu'il se libère de son rapport naturel avec le sens pour exister dans une dimension autonome et proprement fantastique, dont les bornes ne seront fixées que par la culture et l'intelligence. L'intérêt de la critique italienne pour les arts appliqués, pour le dessin industriel et pour des œuvres comme celle de Bodoni vouées à la consommation est tout récent. IBM ne réalise pas la moindre plaquette publicitaire sans avoir recours à des lettres peintes, plutôt que tracées, à des caractères dont le corps grandit imperceptiblement et trompent l'œil sur leur taille réelle, comme un décor de scène. Après avoir obtenu du ministère italien de la Culture l'autorisation d'utiliser le seul exemplaire du Manuel de 1818, conservé au musée de Naples, j'ai monté mon propre atelier typographique pour en produire un fac-similé. Deux ans de travail acharné. Premier pari éditorial, premier succès. Les bibliothèques du monde entier se sont arraché les 900 exemplaires du Manuale tipografico vendu très cher et tout de suite épuisé. C'était la reconnaissance absolue de la profession de foi d'un homme qui a

137 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent vécu voici deux cents ans et qui a élevé l'imprimerie au rang d'un art.

ISABEllE DIIlMANN DE JARNAC. - L'éditeur parmesan que vous êtes devenu se consacre ensuite à la réédition en 18 volumes de la monumentale « Encyclopédie» de Diderot et d'Alembert. Si l'on se réfère à la définition du génie parDiderot, « l'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, l'activité de l'âme », quelle part de vous-même avez-vous mobiliséependant dix ans pour venir à bout de ce grand roman de l'intelligence du siècle des Lumières? FRANCO MARIA RICCI. - Toutes les famillesnobles italiennes sont pétries de culture française. Enfant, je contemplais déjà les exemplaires et les planches de ce qui est pour moi l'ouvrage le plus beau du monde et le plus intelligent de toute l'histoire des hommes. La tentation était trop grande de le publier et vous connaissez le mot d'Oscar Wilde: « Je résiste à tout, saufà la tentation. » C'est une aventure fantastique que l'Encyclopédie. Le premier livre de la nouvelle civilisation. Le catalogue des acquisitions techniques de l'époque. Le moment magique où l'on passe de la civilisation des idées et du bois à la civilisation du pragmatisme et du fer. Diderot qui était philosophe n'a pas fait une encyclopédie de philosophie. Lui qui était un homme de pensée n'a pas fait une encyclopédie sur la métaphysique. C'est la première encyclopédie du travail. Avec le jeu des planches, il renoue la chaîne des raisons. Il s'efforce de remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts. En visionnaire, il pressentait qu'au sommet de l'esprit ouvert du siècle des Lumières, on se dirigeait vers le modernisme, l'industrie, la mécanique. Avec l'invention de la machine à vapeur, quelques années plus tard, le monde changerait radicalement et le travail humain aussi. Il a eu ce génie, cette grâce, de vouloir témoigner non seulement des idées de l'époque, mais aussi de la machine liée à l'homme. Toutes les machines de l'Encyclopédie fonctionnent grâce à l'énergie naturelle, aux moulins à vent, à eau, à la main ou grâce aux ânes qui tournent autour d'un axe. Chacun peut comprendre par où passe l'énergie. Tandis qu'aujourd'hui on ne voit pas l'énergie d'un appareil électroménager. Cet élan, cette puissance de travail, ce témoignage précis, rigoureux des dessinateurs dans les ateliers, cette volonté de montrer

138 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent les métiers pour les comprendre, c'est là le grand génie de Diderot. Voltaire n'a jamais compris et a laissé tomber. Rousseau s'en fichait complètement. D'Alembert était pris par sa mathématique. Malgré toutes les résistances - l'Encyclopédie condamnée par un conseil du roi, les capitaux engloutis, la guerre de Sept Ans, la pression des jésuites, la guerre des Cacouacs contre les philosophes, l'article « Genève » qui consacre la rupture avec Rousseau - , Diderot tient bon, reste seul à la tête de cette grande et périlleuse entreprise, refuse de décevoir les souscripteurs et de ruiner les libraires. Vingt et un ans de la vie d'un génie consacrés à une telle œuvre valaient bien dix ans de la mienne.

ISABELLE DILLMANN DE JARNAC. - Qu'avez-vous lu quand vous étiez enfant? FRANCO MARIA RICCI. - J'ai lu toute la série des Salgari.Une sorte de Jules Verne italien, mais avec le réalisme en plus. C'est un écrivain très connu en Italie. Il n'a jamais voyagé et il a passé sa vie à raconter des histoires de guerre, de pirates, des aventures en Malaisie..., des récits extraordinaires d'une précision telle qu'on ne pouvait imaginer qu'il ne les avait pas vécus. Pas un Italien à n'avoir passé des heures merveilleuses avec Salgari. Vers six, huit ans, je vivais avec l'Iliade et l'Odyssée. Ce n'était pas tant le poème guerrier que l'histoire que j'aimais. Je voyageais avec Ulysse.

ISABELLE DIllMANN DE JARNAC. - Pourquoi cette dernière collection paradoxale des « Guides impossibles» qui constitue selon vos termes « l'atlas des terres perdues )) ? A quels voyages secrets, à quelles contrées lointaines nous invitez-vous? Etes-vous comme l'était Hemingway « un bouffeur d'horizons )) ? FRANCO MARIA RIcCI. - Je n'aime pas les grands horizons. La verdure, les grenouilles et les grands espaces me dérangent. J'aime les paysages minimalistes. Je suis comme les Arabes qui aiment être cloîtrés dans quatre murs et voir le ciel. Je suis voyageur par nécessité. Les«Guides impossibles» sontlesvoyages qu'on ne faitpas, des voyages littéraires. Il n'y a pas de billet retour. Ce sont des parcours d'âme à l'usage du voyageur immobile. Coorg ;dans les montagnes de l'Inde du Sud, Lolotie; le Far West de la Chine, Gulistan: la Perse du

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XIXe siècle ou Fuegie : la terre de feu de Darwin. Ces destinations fabuleuses figuraient autrefois sur toutes les mappemondes. Ce n'est pas seulement une culture littéraire, c'est aussi une culture icono­ graphique. Al'instar de ces peintres voyageurs, comme Wei, Hackert, Ducros, qui faisaient le «grandtour» avec leurs dessins, leurs gouaches, leurs aquarelles. Voirce qu'étaitla Patagonie au XVIIIe, c'estunvoyage de l'esprit moins éprouvant parfois que les voyages d'aujourd'hui où l'on ne voit que des vestiges, des ruines, des restes. Levoyage de nos jours n'est plus que l'archéologie du voyage.

ISABEllE DILLMANN DE JARNAC. - On trouve très peu d'art contemporain dans votre revue « FMR». Cet « aliéné de la curiosité» que vous êtes, selon laformule des frères Goncourt, n'est-ilpas un peu sectaire dans ce domaine? FRANCO.MARIA RICCI. - L'art aujourd'hui n'existe plus. Je ne peux pas dire que je n'aime pas l'art contemporain. Mais l'intelligence de notre siècle s'exprime dans la technologie. Les sculptures les plus sublimes sont les fusées, les capsules Gemini, Concorde, les armes, la beauté des bombes. L'esthétique a changé de camp. Dans la rue, en Italie, il n'y a plus de chevalets ni de peintres mais chacunvit avec son téléphone portatif. Il n'y a plus de mécénat. Comme à l'époque des grandes commandes des papes, de l'Eglise et des rois. L'argent va aux corporations, aux Etats qui le dépensent pour la NASA et non pour les cathédrales. L'artest devenu unmarché, unsystème commercial oùgaleries, musées, marchands font leur choix en termes de spéculation. Ce n'est pas un moment heureux pour la création. Bien sûr, il y a des exceptions - Brâncusi, par exemple, mais Henry Moore, c'est déjà très ennuyeux et les mobiles de Calder, c'est ridicule. A l'ère de la conquête spatiale, ces mobiles plats avec ces fils, ça ne donne aucune émotion.

ISABEllE DILLMANN DE JARNAC. - « Dieu est dans les détails », dites-vous pour expliquer votre exigence de qualité et votre perfectionnisme dans la réalisation de vos publications: l'or et le noir - les coffrets en soie d'Orient -, les caractères typographiques inédits sur papier tissé. Comme Cioran, (( rêvez-vous d'un monde

140 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent où l'on mourraitpour une virgule»? Ces livres-bibles très chers, au tirage limité, ces revues luxeuses marquées de vos initiales nesont-ils pas vendus dans quelques rares endroits véritablement élitistes? FRANCO MARIA RICCI. - Au XVIe siècle, au XVIIIe, c'était normal d'avoir des livres comme cela. C'est maintenant que les livres ont l'air de boîtes de yaourt. Ce n'est pas moi qui suis élitiste. Le XXe siècle est devenu le siècle de la vulgarité et, après 1968, celui du tract polycopié. Mes livres faits à la main dureront au moins six cents ans. Ce sont des objets uniques, tous numérotés et diffusés à 3000 exemplaires. Jamais réédités. Il faut faire les choses avec le maximum de qualité, le maximum de rigueur. Je ne veux atteindre qu'une perfection humaine. Ce serait satanique de dire que je ne fais pas d'erreurs. Le papier provient exclusivement de Fabriano, la plus ancienne papeterie d'Europe. Il est quatre fois plus cher qu'un papier ordinaire et fantastique pour la typographie. Pour FMR j'impose treize, quinze épreuves de photogravure pour parvenir à la perfection des représentations. J'aime le noir. Il isole les formes dans leur relief chromatique. Il aide admirablement l'œil à considérer avec attention, comme le recommande Poussin. Le cadre noir capte et canalise la vision. J'aime, comme Tacite, le baroque funèbre, et dans la collection des « Signes de l'homme » j'utilise à profusion la soie « Orient », Dieu est dans les détails, mais le drame, aujourd'hui, c'est que l'on n'y prend pas garde et que l'on passe à côté de lui sans le voir. Je m'étonne qu'il soit plus facile de nos jours de trouver une belle lampe qu'un beau livre. C'est une perversion des éditeurs qui donnent à la fois dans l'intellectualisme et dans la démagogie. L'intellectualisme fait qu'ils ne s'intéressent qu'au contenu et nullement à la qualité du livre comme objet. La démagogie leur fait croire qu'ils ont une mission culturelle à accomplir en vendant l'art au rabais pour le rendre accessible dans des ouvrages moches et pas chers.Je n'aime pas ce mépris du public. Ma revue, par exemple, ne vaut que 180 F, ce n'est pas plus qu'une place sur un stade où tout le monde se rue. Je suis un éditeur typographe. Je n'ai pas fait d'études de marché, et pourtant nos bilans sont positifs. Il y a toujours 3 000 personnes dans le monde qui sont prêtes à dépenser plus qu'on ne le pense pour la qualité. C'est pour cela que je ne donne

141 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent pas mes livres aux libraires. Je veux, comme Voltaire, être seul à travailler dans mon jardin. Croyez-vous que les enlumineurs du duc de Berry se souciaient de savoirsileur travailplairaitaux bergersd'Auvergneou aux Bédouins du désert? Non. Ilstravaillaient pourleur prince, de la manière la plus chic et la plus noble qui soit. L'art est lié au divin, pas au commercial.

ISABEllE DILLMANN DE JARNAC. - Claude Lévi-Strauss dans son dernier livre «RegarderEcouterLire» écrit: «Supprimer au hasard dix ou vingt siècles d'histoire n'affecterait pas de façon sensible notre connaissance de la condition humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d'art car les hommes n'existent que par leurs œuvres. » FRANCO MARIA RICCI. - Bien sûr, l'homme n'a pas changé depuis Sénèque et Aristote.Ila la même grandeur, le même génie et la même petitesse. Ce sont ses œuvres, seules, qui l'ont fait évoluer, ses créa­ tions. Mais il est toujours le même. Pour Lévi-Strauss, « les œuvres constituent la seule "trace" de notre existence ». Doit-on l'oublier? La mémoire littéraire est toujours une mémoire écrite. J'ai rencontré quatre ou cinq fois Lévi-Strauss. Nous nous sommes écrit. Mon grand regret est de n'avoir pas su attendre les deux ans de délai qu'il me demandaitpourréaliser un livresur les poupéesdes Indiens Tupi.C'est vraiment lui qui a ressuscité l'intérêt pour l'ethnologie d'Amérique latine.

ISABEllE DILLMANN DE JARNAC. - vous compare à « un prince corsaire au navire chargé de trésors sans prix, débordant d'objets inconnus, précieux, fascinants )). Et il ajoute: « Tout ce qu'il a pu réunir, déterrer et découvrir de beau, d'incroyable et de mystérieux dans toutes les époques et par tous les chemins constitue son butin. )) Ce conquérant des anciens mondes que vous êtes laisse-t-il toute liberté d'écriture aux auteurs prestigieux face à une iconographie oubliée ou mal connue? FRANCO MARIA RICCI. - Ils sont tous devenus mes amis. Roland Barthes était un intime. Il a écrit le livre sur Arcimboldo. est un complice. Susan Sontag, Michel Tournier, Anthony Burgess, Michel Butor, des proches irremplaçables. Halo Calvino, Ernst Gombrich, Leonardo Sciascia ou Julio Cortâzar,

142 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent cet écrivain argentin, maître affirméde la littérature fantastique proche d'Henri Michaux,qui m'a entraîné dans cette promenade foisonnante du Bestiaire d'Aloys ZotI. Yves Bonnefoy a aussi merveilleusement parlé du tableau d'Adam Elsheimer, Une Cérèsà la nuit. A tous, je leur laisse une imaginative liberté. Notre civilisation n'est pas seulement une civilisation d'émotion où, comme chez les primitifs, nous communiquons par l'image. Nous vivons une civilisationd'étude et de compréhension où le texte littéraire est une référence, un plus. Mais l'idéal serait de s'en passer. J'aimerais une image sans voix, sans posologie. Comme une musique sans livret. Il y a toute une école, surtout en Italie, où l'histoire de l'art devient une matière trop simpliste, trop vulgaire, un condensé d'interprétations mystérieuses, alchimiques, ésotériques, de signes maçonniques, d'histoires de templiers. Les grands textes sur l'art n'ont existé qu'aux XIVe et XVe siècles. Avant, au XIIe siècle, ne circulaient que certains textes d'Aristote. Le labyrinthe de la cathédrale de Chartres, c'était un parcours que les pèlerins faisaient dans la cathédrale, debout ou à genoux. C'était comme le voyage de Joseph. Un parcours de foi. Dans sa beauté et sa simplicité.

ISABELLE DIU..MANN DEJARNAC. - Comme dans la Rome antique, il paraît que vous parlez en grec ancien avec . Vous arrive-t-il de vous disputer en latin? FRANCO MARIA RICCI. - Non. Maisje me confesse en latin, surtout dans des pays comme l'Allemagne ou la Hollande dont je ne parle pas la langue. Je suis catholique, mais grand pécheur. Comme j'aime Dieu, je me repens beaucoup! Je suis lecteur assidu de l'Evangile. J'ai publié dans « les Signes de l'homme », les Actes des apôtres, et en 155 langues le discours de Pie VII pour le sacre de Napoléon. Avec Umberto Eco, nous avons réalisé le Beatus de liebana. C'est lui, le clerc d'aujourd'hui, sémiologue et médiéviste, qui a commenté les manuscrits étonnants de la fin du premier millénaire, aux miniatures mozarabes peintes qui devinrent des répertoires iconographiques pour les bâtisseurs de cathédrales. C'est en travaillant sur cette Apocalypse et sur le sens de la fin qu'est né dans l'esprit d'Umberto Eco le Nom de la rose. Umberto Eco, c'est un philosophe avant tout. Etun philosophe pragmatique qui sait, qui connaît. Ce n'est pas un théoricien, Eco.

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ISABEllE DIllMANN DE JARNAC. - On vous imagine assez bien dans un monastère, avec la tonsure, en robe de bure, penché sur des textes sacrés ou des incunables. FRANCO MARIA RiCCI. - J'ai toujours dit : « A cinquante ans je deviendrai moine. » Maintenant, je dis : « A soixante ans, je serai moine. » Mais sans doute, ne le serai-je jamais, ou peut-être serai-je bibliothécaire dans un monastère. Ce serait l'idéal. Ma famille, qui est aussi connue en Italie que le Ponte Vecchio et aussi ancienne que Giotto, est une famille de grands princes de l'Eglise. Pas de pape, mais des évêques, des cardinaux et une sainte: Maria Ricci, morte en 1700. A la fin de la Renaissance, le père Mathieu Ricci était conseiller de l'empereur de Chine. Il a écrit une anthologie des textes des jésuites très instructive sur la vie quotidienne au XVIIIe siècle quej'ai publiée.

ISABEllEDIllMANN DEJARNAC. - Borges voyait leparadis comme une bibliothèque. Il disait: « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel et non plus s'il existe une différence entre rêver ou vivre. .li De votre amitié avec l'écrivain argentin va naître, dans les années soixante-dix, une collection intitulée la « Bibliothè­ que de Babel». Quelle estla partdu fantastique dans cette aventure unique avec ? FRANCO MARIA RICCI. - Borges était magique. Cette collection était la sienne. Elle s'est arrêtée à sa mort. Dans ses choix, il nous offrait ses goûts, sa bibliothèque personnelle. De Jack London à Cazotte en passant par Melville,Kafka,Edgar Allan Poe, Oscar Wilde, Voltaire... 29 livres qui tournaient autour du fantastique et résumaient toutes nos conversations. En parlant avec lui, on finissait toujours par parler de ces moments magiques de la littérature. Il n'était pas prisonnier du concept du fantastique, et n'avait pas choisi Hoffmann par exemple. Les textes ont été traduits en italien, en français, en espagnol, en anglais, en japonais, en allemand. On parle peu de cette collection parce que je ne l'ai jamais vendue aux grands éditeurs. Je voulais lui garder ce côté étrange, minimal. Je pense que la « Babel » sera plus tard une des grandes collections de Gallimard, car en France elle n'est jamais sortie. Borges avait appris le français en lisant Tartarin de Tarascon. Il avait·une mémoire prodigieuse. Il pouvait réciter par cœur

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Victor Hugo. Il est devenu aveugle au moment même où il a été nommé directeur de la bibliothèque nationale de Buenos Aires. Homère aussi était aveugle et, comme Borges, il inventait les dieux. Les rapports entre les hommes et les dieux, c'est Homère qui les a chantés. Borges pensait sans voir. Il était aussi poète. L'exception­ nel, chez lui, c'était son intelligence subtile et sa mémoire. C'était un grand lecteur qui affirmait que la publication n'est pas la partie essentielle du destin d'un écrivain. Sa vraie préoccupation, c'était la littérature. Il ne parlait ni d'amour, ni de Dieu, ni de dollars, ni de restaurants, il parlait seulement de littérature. C'était la personne qui utilisaitle plus souvent le mot « voir », Il me disait: (( Pourquoi ne m'emmènes-tu pas au Louvre? » Je l'emmenais et je lui disais: (( Maintenant, on va voir Rubens » et je lui faisais la description d'Hercule et Omphale ou de la reine de Saba et de son navire dans le tableau du Lorrain. Je pense que la seule chance qu'ait un aveugle de voir, c'est d'inventer. A la veille de sa mort, son épouse, Maria Kodama, lui lisait Kipling que lui avait apporté Marguerite Yourcenar.

ISABELLE DILLMANN DE JARNAC. - On vous prête en Italie des ambitions politiques. Vous êtesproche de Vittorio Sgabi. Qu'ambi­ tionnez-vous ? Lesfinances ou la culture? FRANCO MARIA RICCI. - La seule ambition politique que j'ai en Italie, c'est que l'Italie change. Ce qui est heureusement en train de se faire. Parce que, aujourd'hui, c'est un désastre. Les lois fiscales sont aberrantes. Les systèmes d'Etat sont impossibles. Le pays est dirigé par des byzantins du XXe siècle. Tout a été fait au niveau idéologique avec les résultats que l'on sait.Alors, cherchons un peu à transformer la ville et le pays en une famille heureuse. Je passe mes nuits à faire le budget de l'Etat, à le simplifier. Ça m'amuse. Je redessine la déclaration d'impôts pour la rendre lisible. Je ne serai pas ministre car c'est un emploi à plein temps et je n'abandonnerai jamais l'édition. Conseiller de l'ombre, éminence grise, le vrai pouvoir est là. Je suis très proche de la Ligue lombarde. Aujourd'hui, il faut penser en termes de régionalisme, de fédéralisme. Si l'on veut faire l'Europe, il faut avoir le courage de casser les Etats pour retrouver

145 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent les unités anciennes, la Bourgogne, l'Ile-de-France, la Provence, la Catalogne, le Pays basque, la Lombardie. Ce n'est pas avec les trains européens, les timbres européens, le passeport européen, le yaourt européen qu'on aura l'Europe. Prenons l'Italie. Il faut retrouver les sources et les racines culturelles de l'ancienne Italie: la Sicile, le duché de Parme, la république de Venise, l'Etat de l'Eglise. Quand il y aura une Europe divisée en régions, quand chaque région aura le même pouvoir que le voisin, à ce moment-là on pourra faire une vraie Europe. Les Slovènes, les Croates et les autres ont compris douloureusement que s'ils veulent intégrer l'Europe ils ne peuvent plus être yougoslaves.

ISABEILE DIllMANN DE JARNAC. - Vous avez dit que vous étiez catholique. Est-ce également une culture pour vous? FRANCO MARIA RICCI. - Je ne parle pas de religion. Croire ou ne pas croire, c'est un problème de foi. Mais au niveau culturel, il n'y a pas un moment plus heureux que la culture catholique et latine. Si l'on compare l'Amérique latine et l'Amérique du Nord, découvertes en même temps, l'une par les catholiques, l'autre par les protestants, eh bien, il n'y a pas un monument à New York, ni en Amérique du Nord. Alors que l'Amérique du Sud est pleine de maisons fantastiques, de palais, de mairies, d'églises, de couvents, d'art baroque. Pour l'Italie, c'est pareil. S'il n'y avait pas de religion catholique, nous serions comme la Suisse ou l'Albanie.Lacivilisation catholique est une civilisation heureuse. On a le goût du rire et du sourire. On peut pécher et se confesser. On a le goût de la culture. 80 % de ce que nous appelons l'histoire de l'art recouvre l'histoire de la liturgie, des madones, des églises. Tout ce que les Anglais ont eu de bien date d'avant le schisme de Luther,et leur rapport à l'argent et aux affaires n'est pas chez eux une affaire de conscience.

ISABEILE DIllMANN DE JARNAC. - Y a-t-il un personnage de l'Histoire qui vous fascine particulièrement? FRANCO MARIA RICCI. - J'adore Napoléon, parce qu'il représente pour moi l'équation parfaite entre une intelligence pratique et un sens de l'organisation énorme. Napoléon a réussi à faire le Code civil en cinq mois. Pendant la campagne d'Italie, dans toute l'Europe et tout en faisant la guerre, il choisissait avec un goût très sûr

146 TEXTES Seuls l'esprit et la culture comptent les meilleurs tableaux dans les églises et les chefs-d'œuvre des musées étrangers qu'il envoyait à Paris et faisait transporter au Louvre. Il confia la direction des arts, monnaies et médailles des musées nationaux au brillant baron Dominique VivantDenon, après son expédition d'Egypte où 1 500 savants et scientifiques l'accompa­ gnèrent pour dessiner les fleurs, les feuilles, les fouilles. Quand on a créé, comme Napoléon, la mythologie du pouvoir et de l'Empire, il était facile de tomber dans le kitsch. Les rois, eux, ont eu des années pour marquer leur règne. Lui, en six mois, invente un style.Avec des meubles carrés, auxquels il ajoute deux colonnes, des petits chapiteaux, des aigles ou des sphinx, le style Empire est né. Napoléon, c'est un génie. Bien sûr, il s'est trompé. Il a fait des fautes. Mais l'Histoire ne pardonne rien. Surtout aux gens trop intelligents et impatients. Il n'a pas laissé faire le temps et n'a pas tenu compte du contexte politique de l'époque. « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. )) C'est la dernière phrase du Cid. Apart les princes de laRenaissance,iln'y a pas dans l'histoire des hommes un leader, un homme de guerre, un chef d'Etat, qui ait su comme Napoléon conjuguer le pouvoir, l'élégance, la culture mais surtout la culture civile, l'enrichissement et la création des musées d'Etat. Sans Napoléon, il y aurait un trou culturel dans l'histoire de France. Il n'était pas fils de roi comme Louis XIV. Mais que serait le Louvre sans Napoléon? Il n'a pas commis une seule faute de goût. Aujourd'hui, les dirigeants n'ont plus de goût. On transforme le vieux village de Chartres en un village très propre, genre suisse-allemand horrible, mais on oublie que les sculptures de la cathédrale uniques au monde se dégradent. Ce n'est pas par hasard si, dans son exil, l'Empereur a écrit: (( Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret sont celles que l'on fait sur l'ignorance. ))

Franco Maria Ricci Entretien réalisé par Isabelle Dillmann de Jarnac

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