1 L’ARGUS SOISSONNAIS

Extrait du N° 78 du vendredi 5 juillet 1929

L’INAUGURATION du Monument aux Morts « La Croix Brisée » sur le Plateau de Nouvron

Dimanche 30 juin, a eu-lieu, suivant lieu la bénédiction du monument à le programme que nous avons publié, laquelle procéda Mgr Parmentier, vicaire l'inauguration du monument élevé sur le général, remplaçant Monseigneur plateau de Nouvron, aux nombreux l'Évêque de . braves des armées alliées (français, Après cette bénédiction, les anglais, américains) qui trouvèrent une nombreux invités se rendirent sous la mort à la fois glorieuse et tragique dans tente dressée dans la cour de la nouvelle ce secteur, durant la guerre 1914-1918. ferme de Confrécourt et participèrent au Le Maréchal Franchet d'Espérey déjeuner fort bien préparé et servi par les avait bien voulu accepter la présidence soins de la Maison Léger, Hostellerie du de cette cérémonie et en rehausser Lion d'Or, à Vic-sur-. l ’éclat par sa présence. À 10 heures 15 avait lieu la réception de l'illustre soldat En voici le menu : par M. Rozin, maire de Nouvron, entouré de son Conseil municipal et des Hors-d ’œuvre variés nombreuses délégations d'Anciens Suprême de colin sauce verte Combattants de la région. Pièce de bœuf Hostellerie du Lion d'Or Dans un geste qui l ’honore et pour Haricots verts au beurre manifester ses sentiments envers ceux Chapons du Mans à la broche qui sont morts pour la , le Fromage Maréchal se rendit aussitôt au Corbeilles de fruits monument, magnifiquement orné de Friandises fleurs et de drapeaux, des Morts de la Vins commune de Nouvron et y déposa une Grand ordinaire blanc et rouge gerbe de fleurs. Bourgogne Volnay 1918 Signalons tout particulièrement la Mousseux décoration, Les rues du village de Café — Cognac Nouvron qui, de façon parfaite, et avec un goût des plus délicats, avaient été Parmi les convives, citons, autour du pavoisées de drapeaux et de guirlandes Maréchal Franchet d’Espérey, le général et se trouvaient transformées par toute et Mme la générale Grasse, Mme Lefèvre une floraison multicolore qui flattait l’œil d’Orléans, Mme Firino, Mme Guillemot, et marquait le caractère de fête du de Paris, M. l’abbé Sommé, doyen de souvenir de cette cérémonie patriotique. Vic-sur-Aisne, M. Braux, ancien maire de La messe fut ensuite célébrée par M. Vic, M.M. Rruynel et Flékimpe, délégués l’abbé Gosset, ancien combattant, curé du gouvernement belge, M. l’abbé de Ressons-le-Long, qui prononça une Brochard, ancien aumônier du 7e corps, allocution vibrante de foi patriotique et M. le comte de Bertier. M. Vitry, M. religieuse. Puis, à l'issue de la messe, eut Tharaud, M. le marquis de Croix, 2 plusieurs maires du canton : M.M. Ferté, Ressons, Cuisy-en-Almont, , de Ressons-le-Long, Pamart, de Berny- Montigny-Lengrain. etc... On remarquait Rivière, Ferreux, de Vic-sur-Aisne, également la Société Musicale de Vic- Francard, d’Ambleny, Lefèvre, de sur-Aisne et les Sapeurs-Pompiers de Fontenoy, Franc, de Tartiers. Gerber, de Nouvron. . Aubert, de , les À l'issue du déjeuner, deux toasts représentants des Anciens Combattants furent portés, l’un, que nous reproduisons avec leurs drapeaux, parmi lesquels ceux ci-après, par M. le marquis de Croix, et de Nouvron, Soissons, Louâtre, l'autre, dont nous regrettons vivement de , Braine, Villers-Cotterêts, n’avoir pas le texte, par un représentant Fontenoy, Cutry, Laversine, Cœuvres, du gouvernement belge.

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Toast de M. de Croix

Monsieur le Maréchal, Anciens Combattants. Messieurs les Messieurs, Maires et Représentants des communes En ce jour de deuil, notre pensée se dévastées de ce malheureux canton, que reporte entièrement sur nos morts, tous je remercie d’avoir bien voulu venir sur nos souvenirs vont à eux, et ils savent, le plateau de Confrécourt, M. le Doyen nos chers morts, que, si nous sommes et M. l ’Aumônier militaire, « vous assemblés ici, c’est pour les honorer et m’aiderez à saluer le Maréchal pour puiser dans leur sacrifice, une Franchet d’Espérey, dont la vie a leçon, un exemple. toujours été si bien remplie au service Nous, les vivants, nous avons un du Pays et de la Civilisation. Que ce devoir à accomplir, comme ils ont soit en Algérie, en accompli le leur, nous devons sacrifier Asie, en Tunisie, au Maroc ou en nos forces, tendre toutes nos facultés, France, partout nous retrouvons pour le bien de la Patrie et pour l’action féconde de M. le Maréchal l'amélioration du sort commun de nos d’Esperey ; en 1914, à , puis à la concitoyens, des habitants de notre bataille de la Marne et de l’Aisne, enfin chère France. Combien nous vous à Salonique, il n ’a cessé de montrer la sommes tous reconnaissants. Monsieur hardiesse de sa conception et de sa le Maréchal, d’être venu jusqu’à nous, tactique militaires, l’ampleur de son pour nous donner un exemple vivant de intelligence et la valeur victorieuse de vaillance et de dévouement ! Ne venez- sa stratégie. L’armistice du 29 octobre vous pas de parcourir en quelques 1918 terminant les opérations du front heures plus de 500 kilomètres presque oriental, ne fut-il pas l’un des facteurs sans arrêt et sans sommeil, pour les plus importants de la victoire ! pouvoir être parmi nous ce matin et Messieurs, je vous convierai tout à rendre un hommage solennel à nos l ’heure à lever vos verres à la santé de morts ! M. le Maréchal et je vous remercie tous Messieurs les Représentants de la d’être venus ici, aujourd'hui, sur ce noble Belgique, que je salue grand plateau des morts. profondément en ce moment, Messieurs Je remercie aussi les jeunes les Membres du Conseil municipal de représentants de la pensée et du Nouvron, Messieurs les Délégués des barreau français, M. Tharaud et M. 3 Max Vitry, si connus et si appréciés père et fils, auteurs du monument, dans le monde littéraire et dans celui merci aux entrepreneurs, ouvriers et des grandes joutes oratoires. Quelqu’un artisans de la reconstitution de ces m’a dit que la voix de M. Déroulède plateaux. avait été un clairon vivant, que celle de Et je termine. Messieurs, en vous M. Maurice Barrés avait été une lyre redisant ces strophes de M. Brieux, de humaine et que la dialectique oratoire l’Académie française, qui résument ma de M. le Président Poincaré était sans pensée : réplique. Messieurs, vous possédez à la fois, Honte à qui voit le mal, sans que le mal les qualités essentielles de ces grands le navre patriotes, pour entraîner, émouvoir et Ou qui voyant le bien, n'est ivre de convaincre. bonheur ! Je vous remercie profondément d’être venus, comme anciens Messieurs, levons nos verres à la combattants, mettre vos talents santé de M. le Maréchal, puis, en union généreusement au service de nos chers intime avec les familles de nos chers morts. disparus, rendons-nous au monument, Merci enfin à M. Colleau, le porte- pour y élever nos cœurs et y prendre les parole et digne représentant d’un plus saines résolutions, pour le bien et important groupe des Anciens la prospérité de notre chère France, Combattants de l’Aisne, ici représentés, pour la paix et l’amitié cordiale des merci aux dévoués architectes re nations alliées. bâtisseurs de Nouvron, MM. Deligny

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Puis, suivant un itinéraire pendant de nombreux mois à Vic-sur- magnifiquement pavoisé de la ferme de Aisne. Confrécourt au monument, le cortège se À cette inauguration, plusieurs forma pour se rendre au monument, où discours furent prononcés. Nous sommes l'inauguration officielle fut faite par le heureux de pouvoir les reproduire in- Maréchal Franchet d'Espérey, dont le extenso pour nos lecteurs : quartier général fut, on s’en souvient,

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Discours de M. L'abbé Brochard

Monsieur le Maréchal, pour de longs mois, me vaut aujourd’hui Mesdames, Messieurs, le privilège de vous adresser quelques L’honneur d’avoir accompagné ici, mots. comme aumônier, les troupes du VIIe Certes, on a bien raison de Corps, qu’après son recul sur la Marne, multiplier les monuments l’ennemi, fortement retranché au bord commémoratifs de tant d’événements de ce plateau fameux, parvint à fixer importants, de tant de journées 4 glorieuses ou sanglantes de la Grande retracer beaucoup mieux que je ne Guerre. saurais faire. Nous le devons bien à tous ceux Mon rôle est plus modeste. À titre qui sont morts et, oserai-je ajouter, il de témoin de ces semaines héroïques, est bon aussi d’aider à la comme ancien aumônier au VIIe Corps, reconnaissance de nos contemporains et je me suis arrogé un mandat qui, j’en de nos successeurs au moins les plus suis sûr, sera ratifié lorsqu’on saura que proches, à l’égard de ceux qui ont je l’ai rempli celui d ’exprimer, au nom survécu et qui ont tant peiné ! de tous ces braves, morts et survivants, Ce mémorial, à coup sûr, comptera la plus vive reconnaissance pour ce parmi les plus justifiés. Quelques-uns pieux mémorial inauguré et bénit en ce au moins parmi vous, comme je le fais jour. moi-même, se rappellent ces durs Merci à vous, M. le Marquis, combats qui, nous le remarquions alors, propriétaire alors mystérieux pour et les aumôniers n’étaient, pas les nous, de cette ferme fameuse, et à la derniers à le déplorer, s’allumaient de tristesse de qui j’ai entendu alors si préférence, semble-t-il, aux matins de souvent nos poilus compatir. Vous étiez ces dimanches sanglants de septembre absent personnellement, mais très et octobre 1914. présent, je vous l’assure, à la pensée des Avec quel acharnement l’ennemi hommes qui évoquaient à l’avance votre s’accrochait au rebord de ce plateau de retour parmi ces ruines. Nouvron, d’où comme d’un merveilleux Merci d’avoir vu si vivement observatoire il aurait pu, en s’y esquisser par l’image du Crucifié maintenant, nous interdire tout accès, étendu presque à même cette terre où toute activité dans la vallée. tant de ces braves se sont étendus aussi De ces luttes, sans cesse reprises, pour mourir, pour mourir comme Lui, la ferme modèle de Confrécourt, dont on pour le salut et la liberté de leurs disait, il m'en souvient, qu’elle venait frères. d’être aménagée, et que les cultivateurs Merci à vous aussi, habitants de du Doubs et du Jura, qui ne ce plateau qui, en accourant si connaissent pas d’aussi importantes nombreux à cette inauguration, faites exploitations agricoles, admiraient bien vôtre cette heureuse initiative. fort... la ferme de Confrécourt, que l’on Et, puisque je me permets de doit si souvent encore nommer dans les parler au nom des braves du VIIe Corps veillées là-bas, était le point vraiment dont le sang et les sueurs ont fécondé névralgique, stratégique. cette glèbe si riche, où nous voyons se Que de sang coûta sa possession préparer, cette année encore, de si qui, enfin, ne nous fut plus contestée et belles moissons, laissez-moi vous rendit possible la vie dans ce secteur. féliciter, comme le feront les survivants Nous nous rappelons ces durs de ces divisions héroïques, lorsqu'ils combats, d’autant plus durs, qu’ils reviendront ici quelque jour en déprimèrent singulièrement pèlerinage. l’exaltation, mais non le courage Personnellement, c ’est mon qu’avait excité en nous, après les troisième retour ici depuis la fin de la fatigues et les déboires de la retraite, la guerre. Chaque fois, j'admire davantage surprenante victoire de la Marne. le courage, la ténacité, la bonne entente Mais tous ces souvenirs, d’autres dont vous avez dû faire preuve pour orateurs plus autorisés notamment le relever tant de ruines. C’est un chef glorieux qui nous fait l’honneur de enchantement pour les yeux et pour le nous présider pourraient nous les cœur, de voir tant de villages si 5 promptement, si coquettement d ’entendre de ma bouche de prêtre des réédifiés. paroles de croyant, et permettez-moi, en Et ceux au nom de qui je parle, terminant, d’évoquer pour tous ceux qui ayant été témoins des dévastations sont morts ici, et dont chaque jour le soc infligées à cette terre, si merveilleuse et de vos charrues amène à la lumière qu’ils enviaient tant, mesureront quelques ossements, une immortalité équitablement toute la bravoure et la plus vraie, plus réelle, plus science qu’il vous a fallu pour rendre à substantielle, plus personnelle que celle ces champs profondément bouleversés, que peut procurer la reconnaissance de tout percés d’obus, de bombes, de la Patrie ou la gloire humaine, grenades, leur ancienne richesse. l'immortalité que nous a promis notre Certes, à ce spectacle réconfortant, Christ-Jésus, Celui dont l’image ils se diront que vous avez payé de votre tragique est encore celle qui évoque le mieux tant de sang généreusement mieux, le plus éloquemment ceux qui, répandu, et très largement reconnu et comme Lui, ont donné leur vie pour compensé leurs propres sacrifices. leurs frères. Enfin, vous ne serez pas surpris

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Discours de M. Vitry

Lorsque Monsieur le Marquis de Croix l’atrocité déconcerte l’imagination et me fit l’honneur de m’inviter à me dont la mémoire elle-même doute joindre à vous, j’acceptai de grand cœur. devant les résultats de votre effort. J ’étais assuré que l ’hommage rendu Vous êtes parvenus à restituer à ce sur son initiative à nos camarades de coin de France, son véritable visage. Nouvron serait bien celui de la piété et Ainsi la terre imprégnée de la chair et du respect d'une grande famille en deuil du sang le plus aimés et fécondée par le se recueillant solennellement devant les travail des enfants de ceux qui y sont héroïques exemples de ses fils tombés ensevelis devient, dans l’univers, pour la défense du foyer. l'arpent sacré où les volontés, sous Comment croire que ces territoires l’influence des morts, s’unissent pour aujourd’hui restitués par un dur labeur réaliser en commun leurs destinées. à l’activité des hommes ont été les Héritage inaliénable qu'il faut témoins des plus effroyables carnages ; conserver et accroître ; cause première qu’il y a dix ans, ce sol était encore et objet sensible du patriotisme ! miné, disloqué, bouleversé, chaotique ; Qui dira jamais la mystérieuse qu’un enchevêtrement de fils, de puissance du sol natal. Notre poteaux, de blocs de béton le recouvrait génération l’a éprouvée plus qu'aucune comme pour interdire à la vie d’y autre semble-t-il. N'avons-nous pas reparaître jamais ; qu’au fond pendant des mois et des années, vécu d’entonnoirs béants, se décomposaient dans les sillons, demandé protection pêle-mêle, dans un sol visqueux, aux moindres replis, creusé, modelé la capotes, équipements et débris terre avec nos mains pour y combattre humains ! Visions tragiques dont et nous y reposer. Elle s’incrustait en 6 nous, nous enveloppant de suaires de Divine Victime proclame éternellement glaise pour unifier nos bataillons et les au monde la nécessité et la fécondité dissimuler à l'ennemi. des injustices ? Comme nos ennemis Ainsi c’est elle-même qui, en devaient en supporter le spectacle qui quelque sorte, nous a préservés tandis leur annonçait, en dépit de leurs que nous la défendions. Intimité apparentes victoires, le triomphe tragique et muette : notre attachement prochain assuré par tant de sacrifices s’accroissait chaque jour et nous innocents. Et leurs obus s’acharnaient surprenions en nous plus d’émotion à la sur nos sanctuaires et sur nos toucher, à la respirer ne cessant de Calvaires. L’un d’eux, un jour frappa maugréer lorsque nous la mangions une croix. Un bras en fut brisé. Le avec notre pain. Christ se détacha sans atteinte et se Aussi est-ce avec amour que la posa sur le chemin où, dans le silence paix revenue vous lui avez donné vos de la nuit, passait une longue file de premiers soins, la débarrassant des sacs et de fusils boueux. Il a semblé que matériaux qui l ’encombraient, le Christ avait voulu se rapprocher de emportant les engins qui la menaçaient, nos camarades comme pour nous dire à isolant nos morts confondus dans ses tous qu’il était avec nous, que le Mal flancs et redressant le sol torturé. allait être vaincu. Le rachat du monde Des foyers furent rallumés, à nouveau obtenu par une inexpiable iniquité. La des grains germèrent et au premier renaissance française assurée par I instant de répit, vous avez senti souffler ‘holocauste de tout une génération ! l’esprit. C’est ce geste symbolique que M. le Monsieur le Marquis de Croix, marquis de Croix a eu la pensée de fixer témoin de vos efforts, ayant entendu le à jamais sur ce point de la ligne de feu, discret appel de vos âmes, résolut à l’endroit où tant des nôtres furent d ’exprimer votre pieuse gratitude tués par les Allemands. Il a été envers ceux qui, ayant accepté de admirablement rendu par l’art de M. mourir, ont été happés sur ce plateau, Deligny. La justice nous a été donnée ayant répété : par le Christ sur nos ennemis lors de la victoire. Elle nous sera encore accordée « Demain, sur nos tombeaux, » demain s’il le faut sur nos Alliés, à la « Les blés seront plus beaux ». condition que les gouvernements mettent dans les anciens combattants Le signe qui devait accorder vos la même confiance que nos glorieux sensibilités n’était-il pas aujourd’hui chefs jadis. comme hier, celui de la Croix dont la

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Discours de M. Tharaud

Monsieur le Maréchal, autour de cette croix brisée ? Le Mesdames, Messieurs, propriétaire de ce domaine, M. de Croix, Comment nous trouvons-nous m’a raconté à la suite de quelles rassemblés, par cette pluvieuse journée circonstances l ’idée lui est venue d ’été, sur cette ferme de Confrécourt, d'élever le monument que nous 7 inaugurons aujourd’hui. Quelque temps dont je faisais partie vint s’établir dans après l'armistice, il recevait une lettre ces parages. Nous occupions, le long de touchante, où la veuve d'un combattant, l’Aisne, entre Braine et Soissons, une mort en défendant cet endroit, lui partie du front assez calme. Mais que demandait la permission de dresser sur de fois, de la tranchée ou des villages où sa ferme, une stèle en mémoire de son nous étions cantonnés, nous avons mari. entendu l’effrayant bruit d'orage qui M. de Croix s’empressa de répondre s’abattait sur ce plateau ! Vous savez qu’il l’approuvait de tout son cœur. comment était alors le soldat, quelle Malheureusement les difficultés sorte d'insensibilité on éprouvait pour matérielles qui bouleversèrent tant des misères dont la chance vous d’existences après la guerre, ne écartait un moment. Tout de même, en permirent pas à la femme du écoulant cet interminable fracas combattant de Confrécourt de réaliser assourdi par la distance, on avait le sa pensée. cœur serré. Elle se vit un jour, obligée d’en faire la On attendait avec angoisse que triste confidence. Pendant ce temps, Ici cela cessât là-bas. Là-bas, c’était ici. On comme ailleurs, la vie avait repris. Les s’endormait dans la tempête, et quand bâtiments avaient été relevés, la on se réveillait la nuit, on restait charrue recommençait son ouvrage sur stupéfait qu’elle ne fut pas encore ce grand plateau agricole. On ne vit apaisée. Au matin, cela durait toujours. alors que trop bien ce qu’on savait déjà : Pendant des semaines et des semaines, Cette ferme et ses alentours n'étaient j’ai entendu ce grondement furieux qui qu'un vaste ossuaire. À tout moment ne s’interrompait un moment que pour l’outil faisait surgir quelques débris recommencer de plus belle. Et c’est Français, Anglais, Américains étaient ainsi que, sans avoir participé moi- là, partout épars, reconnaissables même aux combats de Nouvron, où je encore à des vestiges d’uniformes. Aussi viens pour la première fois, j’en garde la lorsque M. de Croix reçut le pitoyable rumeur formidable dans les oreilles et aveu que, faute de ressources, la femme dans le cœur. qui lui avait écrit devait renoncer à son Aujourd’hui, quel vaste silence ! Le dessein, il pensa que c’était à lui de se grand silence heureux que la nature substituer à elle, et qu’il était de son possède quand les hommes ne devoir d’honorer, par un monument, tremblent pas. Autour de nous le blé à d’une intention plus large, tous ces l’infini. Peu d'années ont suffi à rendre morts anonymes qui, chaque jour, sous au paysage sa physionomie d’autrefois. le socle des charrues, se rappelaient au Peu d’années. Beaucoup de travail. La souvenir des vivants. volonté de l’homme a effacé la guerre de Telle est l’histoire de cette croix. ce pays, l’effacera-t-elle aussi de nos Elle ne veut être le souvenir ni d’un mémoires ? Ce serait une injure pour soldat particulier, ni d’un combat limité les morts qui nous ont gardé cette terre, à un jour, à un moment. C’est un et pour nous-mêmes une imprudence. hommage à ceux que la mort à frappés La même volonté qui a rétabli ici toute au cours de ces combats sans histoire et chose dans son état ancien, se doit de sans nom, qui, pendant quatre années, ne rien oublier. Il y faut un effort. La ont été la vie quotidienne de ce plateau vie est si puissante et de toutes ses tragique, si paisible aujourd’hui. forces, nous détourne tellement du Ces combats de Nouvron, je n’y ai passé ! Voilà pourquoi des monuments pas pris part. Cependant, en 1 91 5, en comme celui que nous inaugurons revenant des bords de l’Yser, la division aujourd’hui, ne sont pas seulement des 8 gestes pieux, ce sont des gestes moment qui fuit est rempli de tout ce nécessaires. Ils nous arrêtent un passé, et qu’il tient en lui tout l’avenir. moment dans notre course à l’oubli. Notre dignité d’homme est d'avoir la Lorsque, de plus en plus, les soucis du conscience de cette vérité. C’est par là présent prendront possession de nous- que, dans la mesure où la vie se laisse mêmes, comme le blé a repris conduire, nous pouvons la mener. Si possession de cette terre, cette croix, et nous voulons rester, autant que faire se au pied de cette croix, cette borne de peut, les maîtres de nos destinées, Verdun qui limite, avec tant d’autres n’oublions pas n’oublions rien ! pareilles, la ligne fatidique jusqu'où Monsieur le Maréchal, je vous s'est avancée la verdâtre marée des remercie au nom de tous d’être venu ici uniformes allemands, cette croix dis-je, rehausser de votre présence cette et cette borne serviront aussi de limite cérémonie perdue dans la solitude des à cette autre invasion, l'invasion de champs. Vous avez sur vous cette gloire l’oubli dans nos mémoires. d’avoir été le premier à faire refluer le Entendez-moi bien, je vous prie. flot verdâtre dont je parlais tout à Au pied de ce symbole de paix, il serait l'heure. Cela se passait loin d’ici, sur sans excuse de chercher à perpétuer les bords du Vardar. Mais dans cette dans vos cœurs des sentiments de haine immense bataille, la charmante rivière qui ne sont légitimes que dans la fureur de l'Aisne et le marécageux Vardar, du combat. Mais le souvenir n’est pas c’était le même fleuve. En enfonçant le haïr. C'est se maintenir dans le front là-bas, vous l’enfonciez ici. C’est sentiment juste qui nous avertit que la de votre poste de commandement qu’au- vie n’est pas toute dans la minute dessus du déluge est partie la colombe présente. Elle peut apparaître, en effet, avec son rameau d’olivier. Votre une mort de tous les instants, une chute présence ici. Monsieur continuelle dans le gouffre du passé. le Maréchal, permettez que je la salue Mais il est plus vrai de dire que tout comme le signe même de la victoire.

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Discours de M. Colleau

Monsieur le Maréchal, en évoquant les « heures » les Mesdames, Messieurs, poignantes patrouilles dans nuit, sous Chers amis, vous qui avez connu la boue ou la neige, entre les deux les horreurs sans nom de la guerre et rangées de barbelés, vous qui vous qui rendez grâce de leur avoir survécu. souvenez de la monotonie corrosive des Chers amis, avec lesquels j’ai boyaux et des sapes, comme des partagé les douleurs des séparations flagellations de la mitrailleuse, des brutales de la mobilisation, des adieux crucifiements des éclats d’obus, des qui déchirent l’être, des adieux aux baïonnettes qu’on enfonce, des râles tendresses abandonnées, aux lieux qu'on ne peut bercer. familiers une dernière fois entrevus. Chers amis de douleur, des Chers amis de douleur dans les solitudes morales, des sanglants combats infernaux, qui frémissez encore chemins de croix où nous avons souffert 9 des baisers de Judas, où déjà nous uns les autres ». avons frémi sous les longs et navrants Et, avec Jean-Marc Bernard, regards des mères et des femmes, de anéanti par un obus le 5 juillet 1915, toutes celles qui suivaient en devant Souchez, nous avons dit son De sanglotant les agonies inimaginables de Profundis : leurs rédempteurs. Chers amis qui pouvez comparer Du plus profond de la tranchée, les douleurs qui furent vôtres à celles Nous élevons les mains vers vous, du Christ sur le chemin de la Croix Seigneur ! Ayez pitié de nous jusqu'au « Tout est consommé » du Et de notre âme desséchée... Golgotha. C’est en votre nom, au nom de vos Avec Péguy, nous avons récité la Associations dont les drapeaux « Prière pour nous autres charnels » : pavoisent si magnifiquement cette Heureux ceux qui sont morts pour la plaine restée française, parce que là terre charnelle. vous avez dit : Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. « Ils ne passeront pas » C’étaient nos frères d’armes... et puisque nous fûmes les témoins de leur C’est au nom plus particulièrement vaillance, de leur abnégation, de leur des anciens combattants originaires des sacrifice, puisque nous les régions si cruellement martyrisées par accompagnions à toutes les stations du l’ennemi et qui ne furent libérées que calvaire, qu’il nous soit permis par les plus sanglants holocaustes. d’évoquer l’extase dernière de ces Que pieusement, religieusement, je grands Morts de la Patrie. m’incline devant ce Monument, symbole Rien ne fut plus sublime ! émouvant du calvaire que fut aussi Ni sur la ligne de feu, ni dans les celui de la foule innombrable et postes de secours, ni dans les hôpitaux, anonyme de nos frères d’armes immolés nul n’a pu entendre un de nos grands sur ce plateau. blesses blasphémer contre la Patrie, C’étaient nos frères d’armes ! regretter le sacrifice qui allait être Vous rappelez-vous le sens profond consommé. de cette expression ? Et leur pensée allait vers vous, Liés par une chaîne de fer, nous mères inconsolables qui avez donné à la allions les uns près des autres France pour la sauver, la chair de votre inlassablement, et de temps à autre, la chair. Mort choisissait les siens. Elle était la Vers vous, femmes éplorées qui, si devant nous, qui nous fixait de ses courageusement, avez remplacé au orbites vides, qui nous touchait de sa foyer le chef de famille, main décharnée. Vers vous, enfants attristés qui En présence de ce spectre, comme vous souvenez à peine du long baiser nos désirs, nos espérances, nos qu’un matin du mois d’août 1914 vous a ambitions, nos orgueils, toutes nos donné le père que vous ne deviez plus passions de jadis, nous semblaient ou revoir. dérisoires ou honteuses. Vers vous aussi, habitants des Résignés à mourir, nos résolutions régions occupées, qui avez vécu là-bas, ne s’embarrassaient de nul calcul : quel les années terribles de l’occupation, calcul est permis à des moribonds ? vers vous que nous savions aux prises Selon la volonté du Christ sans défense avec le Boche insolent et ardemment : « Nous nous aimions les brutal. 10 Vers vous, que nous savions allons pouvoir nous dégager d’une victimes de la faim, du froid, de la étreinte qui nous ferait, nos enfants et misère, et le grand regret de nos nous, des esclaves pour plus d’un demi- pauvres amis des régions occupées était siècle. de disparaître avant de vous avoir Mais c’est avec confiance que les délivrés. soldats de l’armée de 1914-1918 ont Vous, leurs mamans, leurs femmes, coutume d'envisager l’avenir de la leurs enfants adorés. France. Oh ! oui ! femmes de France, vous Nous représentons une France pouvez être fières de ces hommes, car meurtrie sans doute, mais nous sommes ils ont payé de leur vie leur amour pour aussi la France indomptable, farouche vous. et irréductible de Charlemagne, Saint- Et toi, France, sois à jamais Louis, de Jeanne d’Arc, de Turenne, de reconnaissante à leurs mères, à leurs Condé, de Napoléon, de Foch... veuves, à leurs orphelins, car ils t'ont Et vous la connaissez bien aussi, donné les plus magnifiques soldats n'est-il pas vrai. Monsieur le Maréchal, qu'ait connus ton histoire et qui aient vous qui, le 29 août 1914, nous avez fait combattu pour la défense de tes droits si brillamment contre-attaquer entre et pour tes libertés. et Guise que la garde Ils dorment là maintenant, tout prussienne c’est couché sous le choc de près, dans ces grands cimetières qui ont nos colonnes d’assaut. recueilli leurs restes glorieux ; ils Vous qui, à la tête des Poilus dorment là sous notre sauvegarde à d’Orient, les avez conduits de crête en nous, leurs camarades de combat qui crête, de capitale en capitale, jusqu’à ce avons juré de veiller sur leurs tombes que l’ennemi demande grâce. aussi pieusement que le feraient leurs Notre confiance en l’avenir du Pays mères. est faite de notre confiance en vous, nos Que notre terre picarde arrosée de Chefs, et aussi de la confiance que nous leur sang leur soit légère ! sentons bien que vous avez en nous, de Et qu'à travers elle, il nous soit la confiance que nous avons tous dans possible d'entendre leur voix d'outre- l’armée d’aujourd'hui, de la confiance tombe retentir jusqu’au plus profond de que nous aurons dans l’armée de nous-même pour consoler, réconforter et demain. guider nos âmes fraternelles. Ces soldats, ce sont nos frères, ce Puissions-nous être, nous les sont nos fils, et nous savons pouvoir confidents de leur dernière pensée, nous leur faire confiance quand ils entreront les témoins de leur immolation, dans la carrière... puissions-nous être leurs messagers Nous vous donnons la preuve de touchants, les continuateurs de leur cette confiance, Monsieur le Maréchal, tâche... en vous montrant, au-delà de ce Et vous, enfants, puissiez-vous être plateau, les miracles de notre les héritiers de leur sacrifice ! reconstitution. Hélas ! dix ans après la signature Sans douter de l’avenir, écoutant la de la Paix, voici les destinées de la voix de nos Morts, dès le lendemain de France à nouveau menacées. l’armistice, nous étions au pied de nos L’Allemagne prétend répudier le maisons détruites, nous efforçant à les Traité de Versailles, pendant que, pris relever. dans l'engrenage des dettes que nous C'est aujourd'hui chose faite ou avons contractées pour sauver le presque, et sur ce calvaire brisé. monde, nous nous demandons si nous Monsieur le Maréchal, les anciens 11 combattants des régions trop souvent de toute leur âme d'habitants des martyres d'invasions, jurent de vouloir frontières : tous les moyens toutes les conséquences C’est la sécurité de leurs foyers, de ce qu’ils veulent, et, ce qu’ils veulent, C'est l'indépendance de la Patrie.

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Discours de M. de Croix

Tilleuls, qui fut un nid de mitrailleuse De profundis ad vos clamavi sursum et un centre de combats et de corda. résistances acharnées : « Écoutons la voix de nos Morts et élevons nos cœurs ». « Ordre de l’Armée du 23 janvier 1915. « Mobilisé le 2 août 1914, en qualité de Monsieur le Maréchal, mitrailleur au 216e d'infanterie, est Messieurs, parti d’abord en Alsace, où son régiment Vous tous que la vie a conservés et soutenait les troupes qui ont effectué la qui errez son labyrinthe de prise de Mulhouse. Dirigé ensuite sur préoccupations sociales, croyez-moi, Paris, a pris part à la bataille de la laissez, en ce jour de grande pitié, Marne. Quand l’armée française fut laissez vos discutions politiques, vos établie au nord de l’Aisne, il occupait, le soucis d’affaires, tout le fardeau enfin 18 septembre 1914, une tranchée en de vos divisions des temps passés et avant de son régiment (ferme de songez à nos Morts. Confrécourt) Sur ces grands plateaux, durant « L’attaque allemande du 20 septembre toute la guerre, des combats incessants détermina un mouvement de recul à et sans merci, se sont livrés, fauchant, à peu près général. la fleur de l’âge, les plus valeureux « X., reste à son poste, seul avec deux d’entre les plus valeureux des enfants hommes, débordé sur la droite et sur la de France et des Nations alliées. gauche, remplit, quoique blessé, les Partout nous avons retrouvés leurs foncions de tireur ; les Allemands dépouilles sur ces champs sans fin, s'emparent de sa tranchée. véritablement arrosés et fécondés de Il défend alors ses pièces, revolver au leur sang. poing, dans un corps à corps terrible, et Au pied de ce monument gisent des tombe, frappé d’une balle tirée à bout morts inconnus, dormant leur dernier portant. sommeil. « Emmené prisonnier, il est achevé à Dans les caves et carrières de quelques mètres de sa tranchée, au Confrécourt, surplombant l’Aisne, à cours de la violente contre-attaque côté de longues listes de vaillants française. tombés au champ d’honneur, sont « Retrouvé seulement le 8 novembre gravées sur la pierre ! 1914, par le 321e d’infanterie, au nord Voulez-vous que je vous lise la de la tranchée qu’il avait brillamment citation de l’un d'eux, dont le corps a défendue et qui porta longtemps il a été longtemps reposé au pied de ce tilleul, inhumé sur place ». dernier représentant du Carrefour des 12 Messieurs, cette citation, avec sang est devenu le pain de la victoire ; quelques variantes, pourrait s’appliquer maintenant, dans les régions invisibles, presque à tous les héros innombrables, ils sont là qui nous protègent, qui nous français et alliés, tombés sur ces guident, témoins de nos efforts, plateaux où ils reposent encore. organisateurs de notre victoire, C’est pour rappeler leur souvenir, tisserands de notre destin futur. pour commémorer leur vaillance, que ce Non, nos morts ne sont pas morts, monument a été élevé, pour remplacer ils vivent et ils vivront toujours dans de façon plus durable, les innombrables notre mémoire. Leur silence n'est-il pas croix de bois qui devraient s’étendre à le grand symbole de la paix ! Nous qui perte de vue. parlons de liberté, ne sont-ils point les Ancien combattant de Moulin- véritables hommes libres, par le fait sous-Touvent, témoin de nombreuses qu’ils se sont évadés de toutes nos atrocités, j'ai cru qu'il était de mon turpitudes. devoir de venir rappeler ici les Nous qui parlons d’égalité, qui la souvenirs tragiques de ces hommes, réalise mieux que le silence de la mort, français et alliés, âmes d’élite, et nous qui parlons de fraternité, la exemples d’énergie et d’esprit de douleur n’est-elle pas l’unique élan sacrifice et dont la bravoure n’avait capable d'établir ces réelles d’égale que la modestie. communions. Dieu les protégera, car Dieu Croyez-moi, songeons souvent à protège la France. nos morts et nous deviendrons Pauvres morts, qu'êtes-vous meilleurs. Nous nous sentirons plus devenus au loin. N’êtes-vous plus que rapprochés les uns des autres dans la de chers souvenirs, les pitoyables commune admiration de la beauté de victimes d’une horreur sans nom ? Je ne leur sacrifice, car ils ont versé leur sang le crois pas. Je préfère croire que tous pour nous tous, qui jouissons des ces hommes étaient venus ici-bas en bienfaits de la Victoire ; réfléchissons mission, et que leur tâche remplie, ils que sans eux, nous ne serions plus sont retournés là-haut ! Où ? là-haut ! qu’un troupeau d’asservis, malmenés, à Sur la montagne aux nuages argentés, la merci d’un implacable ennemi. disaient les Assyriens, c’est là que les Et vous, chers Amis disparus, que guerriers morts se reposent et qu’lshar nous pleurons toujours, vous qui avez si leur verse des vins généreux. souvent et si vaillamment bataillé, vous Et cette croyance se transforme en qui nous avez aidés à remporter la certitude, aux heures où l’intuition victoire, à refouler l’envahisseur, au- chante les beautés rayonnantes d'un delà de nos frontières, aidez-nous royaume invisible ! maintenant à réaliser l'unité morale de Donc, ils étaient venus en mission : notre chère France, dans les Œuvres de leur rôle était de lutter, de se sacrifier, paix. ils ont été les épis que l’on fauche, leur

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Après ces discours, la foule, très rendaient au vin d’honneur qui terminait impressionnée, se retira pendant que les cette imposante manifestation patriotique. invités et les personnages officiels se