Sur la couverture : François Fidèle Ripaud de Montaudevert de Couëtou à 28 ans. Portrait aimablement confié par Claude Chesnau.

Remerciements à tous ceux qui nous ont permis de localiser la majeure partie de la descendance du corsaire, et particulièrement à : Raymonde Chasteau de Balyon, Colette Louvard, Pierre Boquien, Claude Delaunay, Robert Feildel, Yannick Romefort. PRÉFACE

Lorsque Jean Feildel entreprit la rédaction de ce livre, qui occupa plus de quinze ans de sa vie, il n'imaginait pas que sa diffusion puisse intéresser plus d'une centaine de personnes parmi ses proches et les descendants du corsaire. Il tenta pourtant de le faire éditer par l'entremise de son cousin et ami René Le Juge de Segrais qui, malgré ses relations dans le milieu de l'édition, se vit opposer par différents éditeurs un refus net au prétexte que l'auteur et le personnage du livre étaient inconnus du grand public, ce qui retirait toute rentabilité à sa diffusion. L'ouvrage demeura donc sous sa forme dactylographiée et fut ainsi diffusé aux membres des familles qui avaient pu être répertoriés à cette époque grâce à René Le Juge de Segrais, qui, en tant que descendant le plus proche du corsaire, avait pu faire des recherches approfondies sur les généalogies des trois filles de Ripaud. Depuis cette première édition, dont a bénéficié une centaine de descendants, trois générations sont nées, et pouvaient donc prétendre à posséder un exemplaire de ce livre qui relatait les exploits de leur illustre aïeul. C'est pourquoi, répondant à la demande d'un nombre croissant de membres de ces nouvelles générations et de leurs parents qui ne possédaient que l'exemplaire dactylographié, j'ai eu l'idée de réaliser cette nouvelle édition, plus élaborée et illustrée, qui bénéficie des moyens modernes d'impression que l'informatique met à notre disposition. J'ai donc lancé avec l'appui de généalogistes issus des trois branches Ripaud, une souscription dans le cadre familial à laquelle les nombreuses réponses n'ont fait que confirmer l'intérêt qu'a suscité cette initiative parmi les membres de la grande famille Ripaud de Montaudevert. Bien que depuis la première édition de ce livre nous ayons eu connaissan- ce de nombreuses informations qui auraient pu enrichir ce texte ou dans certains cas, éclairer d'un nouveau regard les prises de positions de Ripaud, nous avons tenu à le rééditer in extenso pour lui conserver son authenticité Hervé Feildel - Juillet 1999

JEAN FEILDEL

À LA MER, EN GUERRE VIE DU CORSAIRE RIPAUD DE MONTAUDEVERT (1755 - 1814)

CHEZ L'AUTEUR LA TRINITÉ-SUR-MER (MORBIHAN) 1965

AVANT-PROPOS

À , non loin des quais de la Fosse où s'amarraient alors les trois- mâts revenant des Antilles, se trouvait la demeure de ma grand-mère. Dans un petit appartement à rez-de-chaussée, s'entassaient les meubles, tableaux, châles de l'Inde et vases de Chine, ramenés de l'île de lorsque la famille dut la quitter pour échapper à la domination anglaise. Des grandes lithographies en couleur représentant le Port-Louis, vu de la rade, ou vu de la Montagne-Longue, ornaient le vestibule ; on y voyait aussi une aquarelle montrant l'Enfoncement des prêtres où furent les cases de Paul et Virginie, vue prise sur les bords de la rivière du Tombeau. Mais ce qui frappait le plus mes regards d'enfant, c'était deux énormes vases de Chine bleu sombre aux ornements d'or, tous deux plus grands que moi. « Là-bas, disait ma grand-mère, ils servaient à mettre le riz ou le sucre à l'abri des insectes ou des rats ». « Là-bas », c'était la colonie avec sa vie facile et douce, les nombreux serviteurs noirs, le hamac balancé à l'ombre des filaos, ou les promenades en palanquin. Dans ces deux syllabes, elle mettait un accent nostalgique comme s'il s'était agi d'un paradis perdu dont on n'osait plus dire le nom. « Là-bas ! Ah ! vous autres... ! », était comme le refrain terminant toutes les histoires des îles. Prononcée languis- samment à la créole, la phrase, restée inachevée, laissait la porte ouverte aux rêves... « Avzote !», était pour moi un mot mystérieux, car je n'ai compris qu'assez tard cette contraction de : « Ah ! vous autres ». Encadré par les vases bleus, il y avait aussi un grand fauteuil rond canné de rotin, avec six pieds de griffon et un vaste dossier circulaire orné de trois médaillons sculptés ; ce siège avait l'aspect d'un trône de prince indien, on l'appelait le fauteuil du corsaire et c'est par lui que je fus introduit dans la légende de Ripaud de Montaudevert. À vrai dire, après trois générations les souvenirs s'estompaient, il ne restait aucun document, aucune lettre, mais seulement un lavis à l'encre de Chine, représentant le combat de L'Iphigénie et du Trinquemalé dans le golfe Persique, et une médaille d'or, médaille de mariage de François Ripaud avec Chounette Bouyer. Quelquefois ma grand-mère sortait cette médaille d'un tiroir qui sentait le vétiver pour me la montrer, et j'avoue qu'elle me semblait bien plus mer- veilleuse que la relique du sang du curé d'Ars voisinant avec elle, ou que le bidon d'eau de Lourdes dont on me donnait une gorgée. Les années passaient et l'idée de reconstituer la biographie du corsaire ne me serait jamais venue, si je n'étais pas tombé par hasard sur un catalogue de bouquiniste, contenant l'indication suivante : « Ripaud de Montaudevert - Scènes de la Révolutionfrançaise à l'île Bourbon », par L. Brunet. Ce livre acheté aussitôt, et lu hâtivement, j'eus le regret de constater que ce n'était qu'un roman, sans rapport avec la réalité historique ; sauf le titre qui portait le nom du corsaire tout était œuvre d'imagination, mais il fallait essayer de retrouver les bases qui avaient permis d'échafauder ce roman. Rétablir la vérité, reconstituer la vie du corsaire, et lui rendre sa vraie figure, fut le travail de plusieurs années de recherches aux Archives de la Marine et des Colonies, aux Archives Nationales et à la Bibliothèque Nationale. Dans ces recherches, j'ai eu l'heureuse fortune d'être puissamment aidé par un descendant direct de François Ripaud, M. René Le Juge de Segrais, grâce à lui et par l'intermédiaire de M. Ary Le Blond, j'ai été mis en rapport avec M. Lougnon, professeur à Saint-Denis, qui a eu l'extrême amabilité de copier ou de faire copier pour moi tous les renseignements qu'il a pu réunir à la Réunion ou à Maurice sur notre héros ; sans ce concours érudit et bénévole, bien des lacunes subsisteraient dans cette biographie, qu'il en soit ici remercié. Le livre était presque terminé lorsque j'ai obtenu d'un petit neveu du corsaire communication d'une liasse de lettres datées de Bourbon ou de Bayonne. Cela m'a aidé à connaître le personnage, car rien ne permet mieux de saisir la personnalité, d'étudier le caractère et les sentiments. Nous arrivons ainsi peu à peu à connaître l'homme. Ses qualités de marin et de combattant sont confirmées par les témoignages de ses chefs à l'occasion de ses services, elles peuvent se résumer par une simple phrase de l'Amiral Hamelin « homme précieux pour un chef qui a le désir d'entre- prendre des choses difficiles et hardies ». Des choses difficiles et hardies, voilà la trame de cette vie ! Mais en dehors des actes d'audace et de courage, nous trouverons aussi chez Ripaud un côté chevaleresque et généreux à l'égard de l'ennemi vaincu, soit qu'il rende la liberté aux deux Anglais sur- vivants à l'explosion du Trinquemalé, soit qu'il laisse aux prisonniers faits par Le Volcan les effets à leur usage. Un témoin de sa mort glorieuse à Bayonne a écrit : « Il savait se faire aimer de ses marins. Regretté de tout son équipage, comme un père chéri l'est de ses enfants. Cet officier servait avec distinction, il alliait à l'âme d'un "Jean Bart", cette aménité de mœurs que le rude métier de la mer semble exclure ; il pouvait n 'être qu'estimé, il trouva doux de se faire aimer.. » Quand il revient en France, il manifeste dans ses lettres une jeunesse et une bonne humeur que l'âge ni les malheurs ne peuvent entamer, «je suis encore, écrit-il, un jeune homme à vieux visage... un vive la joie. Devant l'ennemi, je n'ai que trente ans !». Cette nature très expansive se reconnaît dans les lettres adressées à ses sœurs, on y retrouve même cet excès de sensibilité qui marque l'époque de Bernardin de Saint-Pierre. Le sentiment familial est chez lui très vif, à la mort de son frère Ripaud de l'Écotais, disparu en mer, il recueille ses enfants comme les siens propres, et il fait envoyer des secours à sa belle-sœur à New York quand il apprend le naufrage de son frère Jacques. Ce corsaire est dans le fond un cœur tendre et un homme d'honneur mais sa générosité l'entraîne à adopter les idées nouvelles avec trop d'enthou- M. Claude Chesnau. siasme, d'où cette réputation de «clubiste» ou de jacobin qui lui nuira certainement. Pour nous, avec le recul de l'histoire, nous ne retiendrons que l'image d'un bon Français, d'un marin courageux et hardi, qui n'ayant cessé de naviguer depuis l'âge de onze ans, finit par mourir en combattant encore à l'âge de soixante ans. Il y a certainement des lacunes dans cette biographie, il aurait fallu pouvoir examiner les papiers de Lord Wellesby au British Museum, ceux du Général Decaen, à Caen, mais j'espère avoir reconstitué à peu près complètement et fidèlement la figure de celui que des historiens mal informés ou des journalistes en mal de copie ont présenté comme un pirate et même comme « un homme de sac et de corde » tant il est vrai qu'une confusion persiste dans l'esprit de bien des gens entre les termes de «pirate» et de « corsaire ».

(1) Michaud : Histoire de Mysore. H. de Lagarde dans L'Action Française - Août 1931 - CHAPITRE I

LES ORIGINES

Naissance à Saffré 25 mai 1755 - La famille Ripaud à Lusanger - Rôle du sénéchal - Plaisirs de la chasse - Éveil de la vocation - État de la Province - Relations avec les îles.

« Le vingt-cinq may mil sept cent cinquante-cinq a été baptisé par moi recteur soussigné François Fidèle né d'hier dans ce bourg du légitime mariage de Maître Jacques Louis Ripaud, sieur de Montaudevert, notaire et procureur de cette châtellenie, et demoiselle Françoise Bernardeau son épouse, ont été parrain Maître François Poullain apothicaire et marraine demoiselle Anne Renée Ripaud de la Villatte qui ont signé avec nous ». Cet extrait des registres paroissiaux de la commune de Saffré en Loire- Atlantique fixera dorénavant, on l'espère, la véritable personnalité de François Ripaud de Montaudevert. Il connut autrefois dans l'Océan indien une célébrité telle, qu'en très peu d'années, et malgré la présence de ses descendants à l'île Maurice, il devint un personnage de légende. À ce point qu'un romancier local en fit le héros d'une fiction après l'avoir préalablement dépouillé de son véritable état-civil Mais l'histoire patiemment reconstituée, à l'aide des rares documents qui subsistent, se révèle beaucoup plus belle que le roman. La simple biographie Brunet : Ripaud de Montaudevert - Scènes de la Révolution. de ce marin présente une accumulation de faits, d'aventures et de péripéties qui pourrait donner matière, si le goût n'en était passé, à plusieurs ouvrages d'imagination. La famille Ripaud de Montaudevert a une origine fort ancienne, mais il est très difficile d'établir une filiation directe un peu lointaine sans lacunes. Il faut donc s'en tenir à partir du seizième siècle aux hypothèses ou aux présomptions ; qu'un seul maillon manque à la chaîne généalogique d'une famille et on perd le droit d'affirmer la continuité d'une filiation. Entre les familles Ripaud de Montaudevert, Ripaud de la Caffinière, Ripaud de la Cathelinière qui habitent le pays nantais, il y a très vraisemblablement des liens. Sans en donner la preuve, l'historien nantais Dugast Matifeux l'affirme, mais ces liens perdus au cours des siècles ne nous permettent plus de conclure à une parenté certaine. Quoi qu'il en soit, la branche qui nous intéresse était fixée depuis de longues années à Lusanger et dans les pays voisins : Nozay, Saffré, , . Famille de notaires royaux, baillis et sénéchaux, les Ripaud ont de bonnes alliances dans toute la petite noblesse ou la bourgeoisie de la région. Ils occupent à Lusanger un rang important car ils ont le privilège d'être inhumés dans l'église. Le 30 avril 1665 a lieu la sépulture de François Ripaud époux de Louise Bontemps ; le 25 mai 1718, c'est dans le chœur même de l'église que l'on inhume François Ripaud, sieur du Perray, notaire et procureur de la baronnie de Derval. Par l'acte d'état-civil cité plus haut, nous connaissons les parents de François Ripaud de Montaudevert ; ses grands-parents furent, noble Jacques Ripaud, sieur du Perray et de Montaudevert et Jeanne Guiodo, demoiselle de La Ferrière. Ils habitaient Lusanger, puis se fixèrent à Saffré et à Nozay car leurs neuf enfants naissent dans l'un ou l'autre de ces deux bourgs. Mais Lusanger reste le lieu de sépulture des Ripaud qui reposeront dans son église, aujourd'hui désaffectée, jusqu'à leur transfert au cimetière local. La situation de cette famille au début du XVIII était des plus honorables et, bien que le nom soit éteint depuis près d'un demi-siècle, on parle encore à Montaudevert, à Saffré ou à Puceul des grands biens que possédaient les Ripaud avant d'en être dépouillés par la Révolution. Dans ces villages, le sénéchal était un peu le chef de la communauté ; homme du seigneur il est le président de l'Assemblée de Village qui se réunit le dimanche à la sortie des vêpres soit devant l'église, soit sous le vieil orme qui abrite depuis des siècles les délibérations des villageois. C'est au sénéchal d'exposer les sujets à traiter et de diriger la discussion, mais chaque particulier a le droit de dénoncer les abus Ces fonctions de chef de clan étaient le plus souvent héréditaires et tous ces notaires royaux, baillis, sénéchaux ou procureurs fiscaux formaient une grande famille aux multiples alliances locales. Aux liens confraternels déjà puissants s'ajoutent les liens de famille plus tenaces et durables en Bretagne qu'en aucun pays. Nous y voyons encore de nos jours des cousinages vivaces dont l'origine remonte à l'époque de Louis XIV ou au règne de Louis XV le bien-aimé. Cet esprit de parenté conservait une grande vitalité à tous ces petits bourgs aujourd'hui abandonnés par la bourgeoisie. Loin de s'y sentir isolé, on vivait dans un réseau d'amitiés familiales et de traditions patriarcales. Il faudra la grande tourmente révolutionnaire, mère du Code Civil des- tructeur, pour rompre ces attaches séculaires qui liaient la famille française à son patrimoine et faisaient sa puissance. Quelques rares gentilhommières ou demeures bourgeoises sont encore debout dans les bourgs comme Saffré. Signes d'une aisance disparue, détruite par ce partage forcé qui, en quelques générations, devait morceler les patrimoines lentement constitués, ces vieilles demeures construites pour durer, attestent encore l'importance de ces familles bourgeoises solidement établies dans le pays et y maintenant leur influence par une participation active à la vie sociale de leur commune. Sauf quelques modifications de détail dans les conditions générales de l'existence, il est vraisemblable que la vie du notaire royal Jacques Ripaud devait s'écouler sans plus de heurt que celle du notaire de notre temps. On imagine, par les longues journées d'été, le petit bourg assoupi sous le soleil. Dans l'étude poussiéreuse, à l'abri des volets demi-clos, s'entassent Funck-Brentano : L'Ancien Régime. d'illisibles dossiers. On n'entend que le grincement de la plume d'oie sur le papier et le bourdonnement des mouches. De temps à autre le martèlement de la forge voisine, ou les récriminations du poulailler viennent rompre ce calme, rythmé par le balancier de la pendule. Cependant les fonctions de sénéchal de Puceul appellent de temps en temps le notaire au bourg voisin ; il s'y rend à cheval ou en carriole ou même à pied car la route n'est pas si longue et ses fils aînés doivent quelquefois l'accompagner. Au flanc d'un coteau couronné de bois, le petit bourg de Puceul étale ses toits d'ardoises bleues. À l'entrée vers Saffré, le vieux manoir seigneurial qui conserve encore l'écu et quelques fenêtres à meneaux a dû voir le sénéchal et ses fils grimpant le raidillon. Au pied du bourg, les jardins se prolongent en prairies closes de « palis », grandes dalles plates de schiste ardoisier fichées dans le sol et liées entre elles par des branches d'osier tordu. Les maisons sont construites de ce même schiste dont les colorations varient du gris bleu jusqu'aux tons de rouille. Du haut du bourg, la vue s'étend très loin, moutonnement bleu de champs, de haies et de taillis, où ressort de loin en loin la tache vert foncé des sapins isolés. La Loire se signale au sud par les brumes qui noient l'horizon, mais le grand fleuve est invisible. Pourtant, il suffirait de faire à peine une dizaine de lieues dans cette direction pour apercevoir bientôt, dominant les prés, les saules et les villages, la cime des mâts des vaisseaux qui remontent jusqu'à Nantes. Mais les occasions sont rares de descendre jusqu'à la ville, on ne quitte guère Saffré que pour aller visiter les fermes et métairies de la famille aux alentours. L'été, on se transporte à Lusanger ou encore à Montaudevert. C'est un simple logis entouré des bâtiments de la ferme. Granges et écuries se groupent près du chemin qui mène du moulin de La Bernardais à la route de Sion. Là, on se livre aux plaisirs de la chasse, car le pays coupé de taillis, de landes et boqueteaux, était encore, il y a peu de temps, considéré comme le paradis des chasseurs. Une lettre de l'époque en donne une image assez vivante, comme elle émane d'un ami et voisin de la famille Ripaud, nous pensons qu'elle permettra une évocation plus facile du milieu. « Mon bon ami, le changement de temps fait renaître nos espérances et si, quittes de neige et de gelées, les chaleurs succèdent aux pluies, nous oublierons une partie de nos misères. Depuis ma dernière, j'ai beaucoup chassé aux chiens courants et étrenné mes filets par la mort de quatre lapins. Cette chasse est on ne peut plus amusante surtout lorsqu'elle est vive et que les furets ne s'amusent point dans les trous trop longtemps, mais pour celafaire, il ne faut pas de babillards, car lorsque les lapins entendent du bruit, ils ne sortent point et préfèrent se laisser saigner. D'après cela tu juges queje ne recherche pas ces jours-là la compagnie du Marquis de Quarabas. Je désirerais bien pouvoir te procurer ce plaisir, mais quandje te verrai dans la Cour, je me flatterai de te posséder. Je suis toujours seul et ignore quand Maman s'en reviendra, ce dontje ne suis pas si curieux de savoir comme des nouvelles de M... dont j'espère recevoir des lettres par ces vents bas. M. Galway ne m'a point fait part des détails de sa dernière et c'est par toi que j'ai appris qu'il avait congédié son Second. Connaissant le caractère de monfrère, il faut que son Sd se soit comporté en "Jean Foutre". Comme je serai bien monté en chiens l'année prochaine, je désirerais avoir un domestique qui sut tenir les chiens et qui sut un peu donner du Corps (sic) ; sans cependant être piqueux, car cette espèce de gens sont trop dispendieux et trop impertinents. La personne qui me conviendrait devrait se trouver dans le Poitou, car ces Messieurs chassent avec économie, bref le devoir de cet homme serait de panser les chevaux et les chiens, etc. Informe-toi je te prie de tes connaissances si pareil sujet se trouverait à prendre pour la Saint -Jean prochaine,... J'ai lu à mon protégé ce que tu me marquais au sujet de son embar- quement et il s'est décidé à s'embarquer comme simple matelot, c'est un jeune homme de bonne volonté et fort, marque-moi s'il peut y penser... Je te prie de m'envoyer douze petits grelots pour les furets. As-tu entendu des cailles chanter ? Elles ne sont point encore arrivées ici » . On excusera cette citation un peu longue, mais l'allusion à l'embarquement d'un jeune matelot indique les relations maritimes de ce pays nantais, où l'on compte sur « les vents bas », c'est-à-dire S.-O., pour recevoir des nouvelles par les bateaux revenant des Antilles. Mystère des vocations ? La mer est loin, mais il souffle souvent de ces « vents bas », vents de suroît tièdes et pluvieux qui chassent des nuées rapides comme des vagues, et une pluie aussi fine que l'embrun, laissant aux lèvres un goût salé. Du logis Montaudevert, à travers les vieux châtaigniers, la vue s'étend vers Derval, et les moulins des Grées au pied desquels coule l'Arou capricieux après avoir arrosé les prés de Bransan. Sur ce ruisseau, un gamin fait naviguer un vieux sabot qu'il guide avec une baguette, le courant couche les herbes, l'eau chante, les oiseaux chantent et l'enfant rêve. Mais à quoi rêve cet enfant ? Est-ce aux navires dont il a entendu parler, ou à ce donjon du Grand Fougeray que Duguesclin par ruse sut reprendre aux Anglais ? Les dix premières années de la vie sont les plus importantes pour la formation du caractère, elles nous laissent une empreinte que rien ne peut effacer, et aux approches de la vieillesse, c'est la mémoire des premières années qui demeure la plus lumineuse. Composante de toutes les forces ataviques dont il est formé, l'enfant n'est-il pas modifié ou tout au moins orienté par les impressions reçues dans l'enfance ? Pour tenter d'expliquer le caractère de Ripaud et pour en éclairer certains aspects, il n'est pas inutile de jeter un coup d'œil rapide sur le tableau de la Bretagne au début de cette seconde moitié du XVIII siècle. Cette province farouchement attachée à ses libertés ne cesse de lutter contre les empiétements du pouvoir royal. Lettre de M. O'Riordan de La Chevalerais, datée de Nozay 17 mars 1786. La constitution très libérale que les ducs de Bretagne avaient accordée à leur peuple ne s'accommodait pas des exigences de la Cour ; Versailles et Rennes sont en conflit perpétuel. Le Parlement breton se refuse avec obstination à enregistrer les ordonnances royales concernant la levée du vingtième, il défend aux agents du fisc de percevoir cet impôt sous peine de concussion. On imagine le retentissement que ces querelles pouvaient avoir au foyer de Jacques Ripaud, fermier général du Prince de Condé. Le Roi Louis XV voit ses ordonnances lui revenir par la poste, son pouvoir est bafoué et la révolte gronde dans ces populations en proie à la misère et que la Cour veut écraser d'impôts. Cela a suffi, peut-être, pour faire de François Ripaud le républicain, futur fondateur d'un club de jacobins à Seringapatam. Il assiste au début de la lutte entre les Parlements et la Monarchie, lutte funeste qui allait détruire à jamais la liberté de la Bretagne. Ce n'est qu'un gamin de dix ans, mais n'a-t-il pas été frappé par les conversations qui commentent les évènements de la province ? Les États de Bretagne, réunis à Nantes en 1764-1765 ont vu le conflit s'envenimer. Les remontrances des députés bretons apportées au Roi, l'accueil glacial fait à cette députation, puis la démission du Parlement ont porté au plus haut point l'exaspération des populations. Les impôts écrasants, les côtes ravagées à chaque instant par les Anglais, la déconfiture de la Compagnie des Indes, le commerce ruiné par la concurrence anglaise et l'on aura une idée de la misère de cette province. La gêne atteignait toutes les classes et la petite noblesse végétait dans le besoin. Les familles nombreuses ne pouvaient faire les frais d'éducation pour leurs enfants ; aussi dès qu'ils sont en âge de partir, ils quittent le toit paternel, les filles entrent dans les ordres pauvres qui n'exigent pas une grosse dot, les fils s'engagent dans la marine ou dans l'armée, sans pouvoir passer par les écoles qui leur garantiraient une carrière honorable. Presque tous les officiers de marine, qui ne sortaient pas de l'École des Gardes, venaient du commerce où ils avaient fait leurs débuts comme mousses. Un grand nombre finiront comme amiraux ; connaissant à fond leur métier de marin, ils souffraient souvent de l'arrogance des Officiers du Grand-Corps, qui étaient loin de posséder leur expérience. À part de rares exceptions, il faut bien reconnaître que les officiers nobles vivent alors très à l'écart des équipages ; peu soucieux du bien-être des matelots, ils sont souvent responsables d'un état sanitaire et moral déplorable. Des milliers d'hommes sont mis hors de combat par le scorbut, les fièvres ou la dysenterie, le système d'un hamac pour deux hommes développe les épidémies, la nourriture frelatée par des commis malhonnêtes correspond trop souvent à la chanson : - des gourganes et du lard rance - du biscuit pourri d'avance... Ajoutons à cela la rude vie des marins, grimpant dans la mâture pour serrer un ris par n'importe quel temps, sous la pluie ou la neige, et l'on reconnaîtra qu'il fallait une vocation bien forte et une santé de fer pour triompher de toutes ces souffrances. Mais les mœurs de ce temps étaient plus rudes et plus frugales qu'aujour- d'hui, et pour une famille de petite noblesse bretonne il n'y avait sans doute rien de tragique dans l'embarquement d'un cadet comme mousse sur un bateau marchand « ou à servir des corsaires, ou des négriers, et cela dès l'âge d'onze ans ». C'est l'histoire du père de Chateaubriand, ce fut celle de François Ripaud. Le pays nantais était à cette époque en relations constantes avec les colonies, et il n'est guère de famille qui ne compte un ou plusieurs membres aux îles. Les Bretons sont facilement colonisateurs et explorateurs. Les familles nombreuses ne peuvent vivre sur des propriétés déjà trop morcelées. Il ne reste donc pour beaucoup de cadets qu'une ressource : s'expatrier. Mais on ne part pas dans l'espoir unique de faire fortune pour revenir au plus tôt vivre de ses économies au pays natal. Le Français qui part alors se fixe souvent au lieu qu'il a choisi, il s'efforce de fonder un foyer, de faire souche et accepte volontiers de mourir entouré des siens sur la terre qu'il a conquise par son travail. La patrie cependant n'est pas oubliée, et son influence se développe en profondeur dans la colonie. Les familles qui y sont établies appellent d'autres parents ou compatriotes ; ainsi de « nouvelles Frances» surgissent dans les pays les plus reculés. Le colon s'attache au sol et malgré les déboires, l'éloignement, il conserve un vif attachement pour la France lointaine... souvent ingrate... C'est surtout avec les Antilles que se fait la plus grande partie du commerce nantais. Nombreux sont les Bretons établis à la Guadeloupe, à la Martinique et surtout à Saint-Domingue. Les relations avec les îles sont donc très fréquentes et il ne se passe pas de semaine qui n'amène à Paimbœuf un bâtiment faisant son retour. C'est à ce point qu'il est de bon ton pour les Nantais d'envoyer laver leur linge à Saint-Domingue, car les rivières, là-bas, ont la réputation de blanchir d'une façon remarquable. La durée du voyage est d'environ six semaines mais avec des vents favorables elle est parfois réduite à moins d'un mois. Il est donc naturel d'aller fonder une habitation aux Antilles, on est sûr de ne pas manquer de nouvelles des parents ou amis restant en France, et les occasions de retour ne manquent pas pour ceux qui ont le mal du pays. Le commerce nantais ne se borne pas aux Antilles, la riche Compagnie des Indes a eu à Nantes ses entrepôts, aussi le pavillon nantais double-t-il souvent le Cap de Bonne-Espérance pour aller se montrer dans nos comptoirs de l'Inde, ou même aux Philippines après escale à Bourbon et à l'île de France. Mais tout ce trafic maritime du port de Nantes se passait loin de ce bourg de Saffré, où la famille Ripaud coulait des jours paisibles. Malgré les troubles de l'époque, l'enfant aurait pu ne jamais sortir de sa province et après des études à Nantes ou à Rennes embrasser l'état ecclésiastique ou encore après des études de droit, exercer comme son père une charge de notaire royal. Mais il faut croire que sur ce toit familial soufflait un vent d'aventures, arrachant les uns après les autres à leur sol natal les fils du sénéchal. L'aîné Jacques partira tenter fortune en Amérique et mourra dans un naufrage dans la baie de Pensance, François, notre corsaire, succombera à ses blessures au siège de Bayonne, et Benjamin Ripaud de l'Écotais disparaîtra en mer dans l'Océan indien. Il ne restera plus un seul représentant du nom lorsque nous entreprendrons d'écrire cette biographie. Vue des côtes de Saint-Domingue.

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