Balkanologie Revue d'études pluridisciplinaires

Vol. VII, n° 2 | 2003 Volume VII Numéro 2

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/486 DOI : 10.4000/balkanologie.486 ISSN : 1965-0582

Éditeur Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2003 ISSN : 1279-7952

Référence électronique Balkanologie, Vol. VII, n° 2 | 2003, « Volume VII Numéro 2 » [En ligne], mis en ligne le 19 mai 2008, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/486 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/balkanologie.486

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SOMMAIRE

Dossier : Identités

De la langue intime à une langue étrangère : la langue allemande en Croatie dans la première moitié du XIXe siècle L'exemple du journal de Caroline/Dragojla Jarnević Daniel Baric

Sami Frashërior Šemseddin Sami? Mythologization of an Ottoman Intellectual in the Modern Turkish and Socialist Albanian Historiographies based on «Selective Perception» Bülent Bilmez

Nationalism in Construction: The Memorial Church of St. Sava on Vračar Hill in Bojan Aleksov

Pratiques festives anciennes - nouvelles organisations Sandrine Bochew

Dossier : urbanité et ruralité

Entre ruralité et urbanité : les institutions de voisinage en Transylvanie Anne Schiltz

La ruralité des capitales balkaniques L'exemple de Sofia Milena Guest

Partis politiques et électorats paysans en Bulgarie et en Roumanie Antoine Roger

Recherches

Controverses sur les frontières du Kosovo Michel Roux

La problématique de l'Europe (re)découverte par le parti socialiste bulgare Marta Touykova

Notes de lecture

Jean-Claude FAVEYRIAL, Histoire de l'Albanie Édition établie et présentée par Robert Elsie, Pejë : Dukagjini, Publishing House, 2001, XVIII + 426 p. Michel Roux

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Alice KRIEG-PLANQUE, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire Paris : CNRS éditions, 2003, 528 p. Patrick Michels

Yves TOMIĆ, La Serbie du prince Miloš à Milošević Bruxelles / Bern / Berlin / Frankfurt / New York / Oxford /Wien : P. I. E. - Peter Lang, 2003, 165 p. Diane Masson

Cathie CARMICHAEL, Ethnic cleansing in the Balkans. Nationalism and the destruction of community London / New York : Routledge, 2002 [Bibliogr., Index], 192 p. Patrick Michels

Tom GALLAGHER, The Balkans after the cold war. From tyranny to tragedy London / New York, 2003, 240 p. Patrick Michels

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Dossier : Identités Special issue: Identities

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De la langue intime à une langue étrangère : la langue allemande en Croatie dans la première moitié du XIXe siècle L'exemple du journal de Caroline/Dragojla Jarnević

Daniel Baric

1 L'objet de ce texte est de faire part d'une approche possible de l'appartenance à l'Empire des Habsbourg dans une zone périphérique. Il s'agit plus précisément d'une tentative d'y définir la place que prenait la langue allemande, langue dominante, utilisée dans tous les centres de décision de l'Empire, même au niveau municipal. Le rôle des langues dans le système habsbourgeois n'a pas échappé aux historiens des pays issus de l'Empire1. Mais l'étude de la langue se présente habituellement comme le récit d'une reconquête contre des forces hostiles à la nation2. Dans cette perspective, écrire l'histoire des langues nationales c'est écrire l'histoire du point de vue des vainqueurs. Et dans un tel cas, il est inévitable que l'on occulte l'autre partenaire, la langue allemande, dominante jusqu'au XIXe siècle dans le champ culturel et politique et qui sera évincée progressivement durant la deuxième moitié du XIXe siècle pour disparaître peu à peu au XXe siècle.

2 Or, il paraît justifié de ne pas éliminer trop vite la question de la résistance de la langue allemande face à l'avènement des langues “nationales”. La place de l'allemand dans la société des régions non peuplées exclusivement de germanophones (en l'occurrence, dans les frontières du Royaume de Hongrie) est le signe d'un lien particulier avec le cœur politique de l'Empire. À ce titre, il semble légitime de retracer l'évolution de sa place, comme marqueur d'une cohérence de l'Empire dans ses couches dirigeantes.

3 Le biais proposé ici est particulier : il n'est pas question de partir de généralités, mais du particulier. C'est à partir d'un cas que l'on pourrait tenter de voir ce qu'il en est du rapport à l'Empire à travers la pratique et l'attachement à la langue allemande.

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4 Il sera question ici d'une femme croate, qui, par la documentation qu'elle a laissée, permet d'examiner la question. Caroline Jarnević a en effet écrit un journal intime de 1833 (à partir de ses 21 ans) jusqu'à la fin de sa vie en 18743. Ce journal, tenu initialement en allemand, sera rédigé en croate à partir des années 1840. En cela, il reflète bien l'essor des langues nationales. Mais l'attrait de ces pages est qu'elles permettent de suivre, pratiquement au jour le jour, l'emprise grandissante du croate sur l'allemand, ou bien peut-être, ceci est à voir, la persistance de l'allemand sous le croate.

Le modèle/moule allemand

5 Caroline Jarnević est née en Croatie occidentale, à Karlovac, en 1812, d'un père commerçant. Elle évolue tant qu'il est vivant dans un milieu relativement aisé4. Les choses commencent à devenir difficiles à partir du décès du père, alors qu'elle est encore jeune. Sa vie est dès lors marquée par la nécessité de trouver des sources de revenus ; son journal témoigne de sa recherche constante de revenus suffisants : elle est tour à tour couturière, modiste, gouvernante, enseignante ; et ces activités lui prennent le temps qu'elle aimerait consacrer à la lecture et à l'écriture. C'est durant l'enfance qu'elle s'imprègne de culture allemande. Elle fréquente peu les écoles car elles sont rares, mais tout ce qui était enseigné l'était en allemand5.

6 « En matière de travaux manuels, notre institutrice recevait de Vienne divers dessins et modèles, qui formaient ensuite la base de nos travaux. »6 À travers ce genre d'activités, elle rentre en contact avec l'univers des autres petites filles de tout l'Empire, qui eurent leur éducation au travail, l'éducation au goût formées sur un modèle viennois.

7 L'enfance est un moment de lectures désordonnées, solitaires : romans, livres de médecine, récits de voyage, « le chaos s'installa dans mon esprit, et personne ne se préoccupait du développement de la jeune fille que j'étais et de son avenir. Ces Ritter und Geistergeschichten [Histoires de chevaliers et de fantômes] me coûtèrent bien des nuits blanches »7.

8 Elle se fait plus précise, lorsque, parvenue à l'âge adulte, elle revient sur ses premières lectures : « Lafontaine, Kotzebue, Schilling et Schiller, Kramer et Pichler, Frohberg, la Motte Fouqué, Clauren, W. Scott, Cooper, Körner, Uhland, Byron et les autres »8 : le programme est bien autrichien, dépendant de ce qu'il y a dans les librairies et la seule bibliothèque de prêt de la ville9. Le retour critique sur la littérature “romantique” et les faiblesses du réseau autrichien de bibliothèques, de librairies et d'une manière générale de la circulation des livres est un thème que l'on retrouve dans un autre texte autobiographique évoquant Karlovac à la même époque10 la quête du bon livre, du livre scientifique en particulier (botanique, géographique), aboutit soit à une détestation du système metternichien puis habsbourgeois dans son ensemble (Tkalac), ou bien à une affirmation de l'identité croate face à la culture de langue allemande, où l'Empire d'Autriche ne semble pas perçu de manière autonome (Caroline Jarnević). Il est en tout cas indéniable que dans les années de formation, les enfants de Karlovac baignent dans un milieu germanophone dès lors qu'il s'agit du monde scolaire. Cette imprégnation ne va pas sans contradictions pour des enfants issus de familles croates, pour lesquelles l'acculturation au monde urbain et donc germanophone n'est que récent, et encore imparfait. « Jusqu'à l'âge de 18 ans, (...) j'ai remarqué que les Croates ont un niveau de culture bas, et qu'ils ont un naturel simple. Que seuls les avocats et les religieux, à

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quelques exceptions près, sont des gens qui ont des connaissances, et que les autres sont de faibles esprits, comme l'était le premier qui me demanda en mariage. »11

9 Ainsi, en recevant une éducation semblable à celle des autres jeunes filles de l'Empire, mais à un endroit où cette éducation n'est pas partagée par tous, la jeune fille se sent en décalage. « Pour calmer mes sens bouleversés, mon cœur éploré, je me suis lancée dans l'écriture, et ainsi prirent naissance sous ma plume des Fantazien eines gequälten Herzens [fantaisies d'un cœur torturé] et d'autres choses encore. »12 L'écriture – en allemand – est pour elle un refuge face au monde qui l'entoure, qui ne correspond pas aux univers dont elle prend connaissance à travers ses lectures allemandes.

10 Les années de jeunesse sont marquées par des liens avec cette langue. L'attachement à une personne passe ainsi chez elle par une prise de conscience que la langue peut être plus ou moins bien maniée. Ainsi rend-elle compte d'une rencontre émerveillée avec un Autrichien, Franjo [Franz] Redinger, originaire de Brno en Moravie, employé dans une imprimerie de la ville : « comme il parle bien allemand ! Jusqu'à ce soir je n'avais pas encore entendu parler allemand, alors que je n'arrête pas de me servir de l'allemand [en société] », « chaque mot [était] à sa place » ; « il a passé deux ans en Prusse », « Quelle discussion cela fut ! O bien différente de celles que les gens ont à Karlovac. Mots choisis, finesse des expressions (...) »13.

11 Puis, quelques mois plus tard : depuis que je connais Redinger, j'ai remarqué la différence entre les Croates et un homme allemand [njemackoga roda] cultivé. Certes, le Croate est d'une nature bienveillante, un diamant qui n'a pas été taillé, mais j'ai horreur de la grossièreté qui émane de la plupart d'entre eux, et pour cette raison je ne trouve pas dans les Croates d'amis avec lesquels je pourrais m'amuser et encore moins aimer.14

12 Tel Croate souffre du contraste : Jovan Ferric, de Slavonie : « il parle si mal allemand que je ne peux m'empêcher de rire en l'écoutant, et il est maladroit dans ses gestes à un point incroyable »15. À ce moment-là de sa vie, Caroline Jarnević perçoit sur le même plan et juge de la qualité d'une personne à son maniement de l'allemand, qui est mis en relation avec son comportement général, et il est un fait que les deux semblent aller de pair. Un allemand défectueux est pour elle la preuve d'une éducation et d'un esprit insuffisants.

13 Car jusque dans les années 1830, le journal, tenu en allemand, témoigne d'une soif d'apprendre, d'une envie d'ouverture au monde qui ne peuvent avoir de sens que dans une éducation en allemand, qui donne la possibilité d'avoir accès au monde au-delà des frontières du monde germanique. Ainsi note-t-elle les livres qui lui permettent d'accéder à de vastes connaissances, tel un dictionnnaire des mots étrangers acheté en 1836 (Wörterbuch von 3000 Fremdwörtern). On retrouve dans l'écho de ses lectures une délectation à suivre les élans de Schiller, mais la conscience que Goethe donne des bases solides à la connaissance16. Le monde entier n'est alors accessible que par l'allemand pour Caroline Jarnević, et Karlovac est lié par cette langue au reste du monde.

Le détachement

14 En 1836 apparaissent les premières manifestations du mouvement illyrien, précurseur du mouvement identitaire national croate ; c'est avec étonnement qu'elle enregistre dans son journal que ses voisins se mettent à vouloir parler croate, alors qu'ils ne

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parlaient qu'allemand avec elle : « ils parlent d'un certain illyrisme et veulent convaincre ma sœur et moi de renoncer à l'allemand. Comment renoncerais-je à l'allemand, alors que je ne parle pas croate ; je veux dire suffisamment pour pouvoir communiquer » ; « je n'ai pas de mots pour mes pensées et mes sentiments » en croate17 ; « Schiller, Goethe et Körner me sont plus chers que tout l'illyrisme » 18note-t- elle la même année.

15 Cependant, c'est durant cet été-là qu'elle se rend à Ozalj, château situé dans les environs de Karlovac. Elle pense là-bas à ceux qui ont défendu la patrie (domovina), en particulier Zrinski et Frankopan. On assiste alors à la naissance d'un thème, repris dans les nouvelles qu'elle écrira et publiera en croate, quelques années plus tard. Mais pour l'heure elle pense en allemand, transcrit en allemand dans la ville de garnison de Karlovac, ville à la frontière des Confins militaires, face à la Bosnie ottomane, son exaltation à l'évocation de figures historiques condamnées à mort par les Habsbourg au XVIIe siècle pour avoir trahi la dynastie et pris contact avec les Ottomans au nom de la défense des intérêts croates (ou du moins est-ce la version qu'elle retient de leur condamnation)19. Le fossé commence à se creuser entre la culture qui l'a formée et ses émotions nationales naissantes.

16 En 1837, le ton se fait plus conciliant à l'égard de la langue croate. J'ai du mal à accepter ce nom d'Illyrien, d'Illyrienne – au lieu de Croate – mais puisque des gens savants comme un certain Gaj à Zagreb et d'autres encore /en ont décidé ainsi/ [...] je pense /aussi/ qu'il doit en être ainsi. Sauf que je n'y arrive pas avec cette langue illyrienne, ou croate, et il y eut pas mal de rire lorsque ces jeunes gens me forcèrent à parler croate.20

17 Certes, il y a encore de la résistance à abandonner l'allemand : « j'ai écrit une petite nouvelle en allemand. J'ai essayé d'écrire en croate, mais ça ne va pas. Je n'arrive vraiment à rien penser en croate, et a fortiori à écrire »21.

18 Mais le véritable tournant est opéré lors d'un séjour de plusieurs mois à l'étranger. À Graz, Trieste et Venise, où elle peut pourtant communiquer aussi bien en allemand qu'en italien (appris à Karlovac), elle découvre qu'elle a envie d'entendre la langue du pays laissé derrière elle. Elle a l'expérience d'un détachement de la culture de langue allemande. En vivant avec les représentants de la culture de langue allemande, elle comprend à quel point la vie calme à Karlovac est différente de celle de Graz, pleine de tentations. On lui demande d'où elle vient, son dialecte est jugé “beau”, sa manière de parler et ses expressions choisies : elle est tout de suite perçue comme non Styrienne22.

19 Mais la grande tâche qu'elle se donne à Graz, c'est l'apprentissage systématique du croate à partir d'un dictionaire dalmate-allemand-italien, avec le but donné par ses (jeunes) enseignants, Croates séjournant à Graz, de produire de la littérature en croate23. Sa richesse, écrit-elle, c'est sa langue maternelle : « mes efforts sont assez grands pour me l'approprier, mais cela n'est pas si facile, puisque j'ai la langue allemande dans le sang »24. Sa perception d'un processus physiologique à l'œuvre en elle montre la difficulté qu'elle ressent à changer de langue, ce qui revient à changer de substance, de corps. À Venise, quelques mois plus tard, elle écrit : « il y a quelque chose en moi qui ne se laisse pas éloigner de la patrie, comme je le voulais »25: les mois à l'étranger sont des moments d'oscillation entre deux pôles, deux langues, qui ont des difficultés à cohabiter en elle.

20 Les moments de doute ne manquent pas, en particulier lorsqu'elle pense qu'elle a commencé déjà relativement âgée, et que c'est une tentative folle de vouloir

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s'approprier le croate et créer en croate26. « Je passe d'un travail à un autre, j'écris, je lis, je fais la leçon aux enfants, et je couds lorsque j'en ai le loisir. (...) On me nomme “la rigorosa Tedeska” (...) mais je demande à la comtesse qu'elle ne dise à personne que je suis Allemande, car je ne veux pas l'être, je suis Croate, comme je le dis à tous lorsque j'en ai l'occasion. »27

21 Mais dans le processus d'apprentissage de la langue croate, l'allemand est la langue de référence. C'est à partir de termes allemands que son professeur, Trnski, introduit dans sa correspondance avec elle des termes croates inconnus28.

22 Et après plusieurs années de travail acharné, Caroline Jarnević cesse d'écrire, et c'est Dragojla qui prend la plume. Le changement de langue se répercute aussi sur le prénom, slavisé, en prenant en compte l'étymologie. À partir de 1841, Dragojla Jarnević écrit en croate et poursuit sa trajectoire croate, qui devrait l'éloigner de plus en plus de l'enfance et de la jeunesse autrichienne de langue allemande.

23 En 1848, la rupture semble complètement consommée. À l'été 1848, le représentant des Croates, Jelačić est accueilli en libérateur à Karlovac. Dragojla remarque de ridicules jeunes filles qui essayent de parler allemand, mais qui n'ont pas la bonne prononciation, ni ne savent parler de manière élégante ; le soir, un bal serbe est organisé : mais les discussions se font toujours en allemand, jusqu'au moment où tout le monde passe à la langue nationale. Alors que Dragojla maîtrise l'allemand, elle semble ne pas vouloir prêter allégeance à la dynastie des Habsbourg, en 1848, comme durant toute la décennie qui précède. Et ce sont les jeunes filles d'une nouvelle génération, qui souhaiteraient pourtant marquer leur soutien envers Jelačić et donc envers Vienne, qui ne parlent plus l'allemand comme des germanophones. À Karlovac, l'allemand est devenu une langue étrangère, apprise, mais qui n'est plus la langue de la communication la plus aisée29.

Rémanences : l'oubli impossible

24 Le journal tenu en croate est-il pourtant exempt de traces du passé allemand ? Rien n'est moins sûr. On ne cesse, dans les pages qui couvrent les décennies qui suivent le passage au croate, de trouver des “buttes témoin”, des retours de l'allemand. Ainsi, à la fin de la première année d'écriture en croate, au 31 décembre, une longue page témoigne d'une envie de s'épancher dans cette langue, « à jamais chère » [in der mir ewig theueren Sprache]. Le bilan de cette année de travail d'écriture en croate semble ne pouvoir être fait qu'en allemand. Comment dire sinon en allemand la douleur d'être rentrée en Croatie ? Certes, on lui conseille d'écrire en croate ; et une telle suggestion vient du responsable de l'éducation dans la province, Frass, haut fonctionnaire autrichien et germanophone, qui au contact des populations dans les Confins militaires s'est persuadé qu'une éducation et une culture ne peuvent réellement se développer que dans la langue du peuple. « Ma patrie a besoin de culture [Ausbildung], de littérature et de gens de lettre qui écrivent en langue nationale. »30 À travers la réflexion de Dragojla Jarnević, on perçoit aussi le penchant d'une certaine politique hasbourgeoise : le désir de transfert d'une éducation autrichienne en langue nationale. À ce titre la position autrichienne se singularise face au système d'éducation d'autres empires : prussien, français, ou vénitien, où la langue nationale des peuples minoritaires n'est pas en position d'espérer jouer un véritable rôle dans l'éducation.

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25 Dans le texte du journal, la langue allemande informe la strate croate, ce qui en rend la lecture difficile aujourd'hui. La longue histoire de l'édition complète est une preuve de la situation intermédiaire de ce texte, qui n'a pas pu être donné à la lecture avant l'an 200031. La réception critique de Dragojla Jarnević ne s'est pas située de plein pied dans le champ littéraire, la critique a toujours mis en avant les défauts de la langue croate (par mimétisme avec la perception qu'elle-même avait de sa langue croate) ; or, cette langue croate est le reflet de l'état des relations entre l'allemand et le croate à un moment donné : au cours des mois et des années, on constate des fluctuations, des hybridations. Des pages entières, quelques lignes, des vers de Schiller qui remontent à la surface au moment d'une intense émotion, des mots chuchotés dans l'intimité témoignent de la prégnance du passé germanophone. Des mots allemands isolés continuent de ponctuer l'écriture32. Certains sont identifiés comme allemands, d'autres sont cachés, ils n'apparaissent que lorsque l'on fait ressortir dans les mots croates le calque allemand33. D'autres encore apparaissent après les mots croates pour les expliciter34.

26 Lorsqu'à soixante ans, elle décide de traduire elle-même les années du journal tenu en allemand, elle sait qu'elle doit se confronter avec une part d'elle-même qu'elle a essayé d'annihiler : bien sûr, j'écrivais en allemand, car je considérais alors que l'allemand était ma langue maternelle. Et le fait qu'à soixante ans je décidai de traduire le journal en croate est l'occasion pour moi de remarquer qu'il y a bien de la « fantaisie » dans ma vie, que je me propose de réduire à de plus justes proportions, et qu'il y a bien des fautes de grammaire dans le croate dans lequel j'ai commencé à écrire à partir de 1841.35 J'ai décidé de traduire toutes les années où j'ai écrit mon journal en allemand. Je ne sais si j'arriverai à achever ce travail, mais en tout cas, je m'y efforcerai. (...) Cela sera douloureux, j'aurai mal au cœur, mais je préfère qu'il en soit ainsi plutôt qu'il n'arrive en allemand dans les mains des Croates. Ce que j'ai écrit après 1841 en croate est vraiment une drôle de langue, car elle m'a trahie souvent ; mais je ne peux réparer cela. Qu'elle subsiste comme une preuve de mes progrès dans la langue maternelle, et en même temps comme une preuve de mes peines et de ma lutte avec la faiblesse [de mes connaissances en croate].36

27 Passer d'une langue à une autre, de manière volontaire, n'a donc pas suffit à marquer une séparation définitive avec ce qui fut une langue maternelle. Le journal de Caroline devenue Dragojla Jarnević est le témoignage de l'impossibilité, pour cette femme, à ce moment de l'histoire de l'Empire habsbourgeois, de se défaire complètement des structures linguistiques, culturelles dominantes.

Conclusion

28 Sans doute le journal de Caroline/Dragojla Jarnević est-il un document exceptionnel par sa longueur, sa richesse. Mais d'autres journaux intimes existent, publiés ou inédits, et devraient permettre, s'ils sont analysés sous l'angle du rejet et de la permanence de la culture allemande, de mettre en évidence des traces similaires d'hybridation : Oriovčanin37, Vrhovac38, ... montrent à leur manière cette évolution.

29 Du reste, l'ambivalence à l'égard de la culture dominante de l'Empire habsbourgeois dans les régions formant autrefois l'Empire persiste bien après l'écriture du journal de Dragojla Jarnević, jusqu'au XXe siècle on en trouve des traces dans les œuvres

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littéraires, comme c'est le cas pour Krleža. L'apparition de mots et d'expressions allemandes est alors une prise de position face à l'Empire habsbourgeois. Chez Krleža, il y a variation depuis le rejet jusqu'à la nostalgie.

30 Au XIXe siècle cependant, vient un moment – dans les années 1830 dans la vie de Dragojla Jarnević – où parler allemand pose la question de la filiation. Parler, réfléchir, lire, se cultiver en allemand devient problématique, c'est désormais une trahison, un acte politique. Le journal intime, celui de Dragojla Jarnević, est un des reflets de cette inflexion. La ligne de fracture entre les langues apparaît dans l'écrit, sur toute une vie, et à ce titre le journal intime est un document très riche. Mais pour l'immense majorité des personnes, le passage d'une langue à une autre au cours d'une vie n'est pas documenté, et sans doute a-t-il existé selon des modalités très diverses. En chaque habitant de l'Empire s'est joué d'une manière particulière l'agonie de la langue dominante.

NOTES

1. Ceci est vrai dès le XIX e siècle, cf. Gumplowicz (Ludwig), Das Recht der Nationalitäten und Sprachen in Österreich-Ungarn, Innsbruck, 1879 ; plus récemment, Wandruszka et Urbanitsch ont fait un tour d'horizon de la question chez les différents peuples de la monarchie (Wandruszka (Adam), Urbanitsch (Peter), eds., Die Völker des Reiches, Vienne, 1980). En français, on pourra lire un chapitre du livre de Michel (Bernard), Nations et nationalismes en Europe centrale XIXe-XXe siècle, Paris : Aubier Montaigne, 1995, pp. 31-64, consacré à la question de la langue (« L'imaginaire de la langue »). 2. Pour une introduction à cette thématique, on peut consulter : Caussat (Pierre), Adamski (Dariusz), Crépon (Marc), La Langue source de la nation, Sprimont : Mardaga, 1996. 3. Ce qui en fait une femme de son temps, comme le montre la périodisation du journal intime en France effectuée par P. Lejeune (Lejeune (Philippe), Le moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris : Seuil, 1993). C'est seulement au début de la monarchie de Juillet que la pratique semble s'établir et se répandre (p. 422) avec des « dominantes » : 1830-1850, période « romantique », 1850-1880, journal « ordre moral », ensuite journal « Troisième République » (p. 65). La tonalité des écritures ordinaires et intimes semble donc étroitement liée aux cadres politiques généraux. 4. Pour une esquisse biographique, cf Cuvaj (Antun), Gradja za povijest školstva, Zagreb, 1910, IV, pp. 63-69 ; Luksic (Irena), « postface », in Jarnević (Dragojla), Dnevnik, Karlovac : Matica Hrvatska, 2000. 5. Jarnević (Dragojla), op. cit., p. 9 6. Ibid. 7. Ibid., p. 10. 8. Ibid., p. 85. 9. La situation de la lecture en Croatie est présentée par Kessler (Wolfgang), « Buchproduktion und Lektüre in Zivilkroatien und -slawonien zwischen Aufklärung und nationaler Wiedergeburt », Archiv fiir Geschichte das Buchwesens, 16, 1977. 10. Tkalac (Emmerich), Jugenderinnerungen aus Kroatien, Leipzig, 1894. 11. Jarnević (Dragojla), op. cit., p. 11.

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12. Ibid., p. 12. 13. Ibid., p. 22 (27 avril 1833). 14. Ibid., p. 43 (septembre 1833). 15. Ibid., p. 57 (janvier 1834). 16. Ibid., p. 77 17. Ibid., p. 78 18. Ibid., p. 80 19. Ibid., p. 74 (20 juin 1836). 20. Ibid., p. 97 (1837). 21. Ibid., p. 105 (20 mai 1838). 22. Ibid., p. 117 (juin 1839). 23. Ibid., p. 121. 24. Ibid., p. 126. 25. Ibid., p. 151 (en 1840, à Venise). 26. Ibid., p. 172 (15 octobre 1840). 27. Ibid., p. 150 (30 mars 1840). 28. Lettre de Trnski, 1839, écrite de Graz (in Srepel (Milivoj), ed., Gradja za povijest književnosti, Zagreb : JAZU, vol. 3, 1901, p. 180) : « car je ne connais d'amour de la patrie sans vertu (...) une âme perfide et dénuée de vertu de peut rien sentir de noble. » 29. Jarnević (Dragojla), op. cit., p. 345 (20 août 1848). 30. Ibid., p. 184 (retour fin 1841). 31. En 1957, des extraits avaient été donnés (Dvorzak (Stanko), 1913 Karlovački portreti, Zagreb, 1957), mais dans une langue adaptée au standard en vigueur un siècle après l'écriture du texte original ; et en 1985, une étude assortie d'extraits avait été publiée (Zečević, Dragojla Jarnević, Zagreb, 1985), mais pour une édition “complète”, dans la langue originale, avec les mots allemands résiduels, il fallut attendre l'édition de la Matica hrvatska de Karlovac. 32. Jarnević (Dragojla), op. cit., p. 191 (niti mojih /Kunden/). 33. Ibid., p. 26 (« skroz i skroz je on vrlina » [durch und durch]). 34. Ibid., p. 312 (ćtliv /empfindsam, empfindelnd/). 35. Ibid., p. 14. 36. Ibid., p. 71 (pour Zečević, op. cit., p. 39, la traduction est une prise de conscience que le journal est un genre littéraire, qu'il faut donc prendre en considération l'existence de lecteurs futurs, qui seront dans son esprit nécessairement plus à même de lire le croate que l'allemand). 37. Arhiv HAZU. 38. Publié en partie uniquement.

RÉSUMÉS

La chronologie, les ressorts et les modalités de l'essor des langues nationales ont été jusqu'à présent balisés par l'historiographie. La Croatie ne fait pas exception à cet égard. Mais à partir de l'exemple croate, c'est l'envers de l'engouement pour la langue populaire qui peut être mis au jour : la désaffection à l'égard de la langue dominante, en l'occurrence de l'allemand, langue de l'administration, de l'armée et de toutes les couches supérieures de la société. Or, ce sont souvent les mêmes personnes qui, au cours de leur existence, vivent le passage d'une prédominance

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linguistique à une autre. Si la langue allemande est peu à peu évacuée, le paradigme allemand de développement culturel reste prégnant, car la langue allemande demeure celle des échanges avec le monde. À travers l'itinéraire professionnel et personnel de l'institutrice croate Caroline/ Dragojla Jarnević, qui écrivit des décennies durant son journal intime, l'article tente de mettre en évidence les deux faces de la présence de la langue allemande aux confins des Empires habsbourgeois et ottoman : refoulée et structurante à la fois.

AUTEUR

DANIEL BARIC ATER à l'Université du Havre.

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Sami Frashërior Šemseddin Sami? Mythologization of an Ottoman Intellectual in the Modern Turkish and Socialist Albanian Historiographies based on «Selective Perception»

Bülent Bilmez

1 It may be best to start by clarifying the limits of the subject of this paper, which is an early outcome of a long-term research project. It is not the purpose of this paper to write a biography of Shemseddin Sami Frashëri (1850-1904) or to present a thorough study of his works1. It is very well known that, as a novelist, journalist, lexicographer and self-taught linguist Sami was one of the most productive intellectuals of the Ottoman Empire in the second half of the nineteenth century and has been praised both in the Turkish and Albanian historiographies in the twentieth century for his contributions to Turkish or Albanian nation-building respectively.

Empirical framework

2 As the title suggests, this paper will explore the different perceptions of his activities and works in the Albanian and Turkish historiographies. A symbolic expression of this radical difference can be seen in the usage of two different names in Turkey and Albania today. Two different versions of his name have prevailed in the collective memories of both countries Šemsettin Sami in Turkey and Sami Frashëri in Albania2. Each of these two names is praised by the historiography of each of these two countries as one of the leaders of nationalism in each country, i.e. of “Turkism” and “Albanianism”, respectively. The exploration of these radical differences and a discussion of them would, I believe, be very instructive because they present a very good example of the use of history and historical figures in the process of nation building in general.

3 Two different readings of his activities and works in the modern Turkish (from 1923 to the present) and socialist Albanian (1945-1990) historiographies – both of which mythologize him – will be explored through an examination of popular and academic historiographies in both countries3. It must be underlined that “Albanian historiography” in this paper does not include the works of the Albanian speaking

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historiographers from Kosovo and Macedonia, but only of those from Albania of a certain period4. Turkish historiography is also restricted here to the republican era. Although I believe that the image of Sami in the historiography of the Turkish Republic and especially of socialist Albania cannot be understood without taking its roots in the previous periods into consideration, such (temporal and geographical) restriction seems to be very practical and reasonable, because each of these periods is rather a “compact” time period, as in each case (especially in socialist Albania) there was an ideological approach of the state towards history.

4 In spite of this necessary time restriction in both cases, some observations about the construction of this image in the previous periods will be briefly mentioned. The approaches in each of these periods will not be taken as static. Different approaches and perceptions in any of these periods will be analysed and the changes within each period will be paid special attention.

Theoretical framework: Myth and Mythologization

5 Any contemporary historian would treat the term “myth” very carefully as it is commonly acknowledged that «what seems true to one historian will seem false to another, so one historian's truth becomes another's myth, even at the moment of utterance»5. Regarding the image of Sami as a “myth”, on the other hand, the following could be stated: «although any aspect of the past has the potential to live on as myth in the present, certain events and persons, because they resonate with theme of broader scope and importance, have this potential to a pronounced degree»6.

6 Sami is one of such persons. The two contradicting images of Sami in these two historiographies deserve to be called as myth, even we only consider the fact that both of these images are constructed and presented by (conscious or unconscious) negligence, ignorance and distortion of the facts presented by the other side. I do not mention the facts presented in the studies by international scholars in this text, as the purpose of this paper is not«dismantling of the mythologized past»7 through proving its wrongness and presenting the only truth by using “objective proofs” presented by these scholars or primary sources found in the archives. Instead of an effort of “demythologisation”, a descriptive approach is chosen here that aims at giving a detailed picture of the two images of an important intellectual and the process of constructing this image. Though some may believe such “primary” and “objective” materials may help us to discuss Sami's “true identity” and to expose the process of distortion of the facts, belief in existence of (one) truth and objective fact, I think, can be seen as a naive attitude in this post modern era!

7 Though «“myth” in everyday parlance, often implies something “fabricated” or “not true”»8, the production and usage of nationalist myths are not always based on distortion or ignorance of “facts”, but usually on selective perception due to the nationalist approach. In this case, history is read with partiality: those parts that do not conform to the “readers” preformulated answers or do not suit intentions / expectations of the “reader” are (either consciously or unconsciously) neglected, underestimated or even sometimes ignored. On the other hand, every detail that supports the position of the reader is carefully selected, overemphasized and used in the re/production of the myth.

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8 Apart from these rather “innocent” ways of contributing to the mythologization process or the usage of myths, the facts may also be misrepresentedintentionally. Deliberate silence about the facts that contradict a current myth is one way of this misrepresentation, but in some cases the facts may even be distorted. New information and interpretations that contradict the current myth would not lead to any doubt, unless the people are ready to question their own truth, which is usually hindered by ideological blindness – nationalism9.

Şemseddin Sami: Sami in the Turkish Historiography

9 To start with the mythologization of Sami in the Turkish historiography, the current “myth” in the Turkish historiography can be formulated as follows: Sami was a Turkish intellectual, who, as one of the pioneers of Turkish nationalism, devoted his life to Turkism and/or Turkishness. It is not very clear what is meant by “Turkishness” in the books and articles, but this so-called devotion of his has always been expressed with a total neglect of his engagement in Albanian nationalism. In Radikal, a rather non- nationalist newspaper in Turkey, on March 31, 2002, there was an article on Sami, which demonstrates the present level of this mythologization in Turkey. Unlike many other Turkish commentators, the author states that Sami «originally was Albanian», and that his «mother tongue was Albanian». However, he is not exempt from the general mythologization, and praises Sami for his contribution to the studies of Turkish language and alphabet reform, without mentioning his Albanian nationalism10.

10 In order to expose the mythical image of Sami in current Turkish popular culture and the average historiography, we could also take a look at the school textbooks and popular encyclopaedias and lexicons where we can find this mythologization put concisely and directly. So far, I have been able to study the later group.

11 In the popular Turkish encyclopaedias and lexicons of «Who's Who?» in the history of Turkish literature and/or drama, Sami is usually represented as a Turkish linguist and author of the first novel in Turkish11, and as one of the pioneers of Turkish nationalism. From the encyclopaedias and lexicons that have been checked for entries on Sami, the majority of them starts with statingthat he was Turkish12. In some other encyclopaedias his nationality is not mentioned13. In one of them he is defined as an “Ottoman writer.” Strangely enough, it is stated in the text of this entry that claimed by Sami that the word “Ottoman” could be used only for the state, but not for the language or nationality14. In two other encyclopaedias, the entries of which are almost identical, Sami's nationality is not stated; however, it is noted that his mother tongue was Greek15. In an encyclopaedia published by a nationalist publishing house the nationalistic opinion about this issue is formulated very clearly: «though originally Albanian, he chose Turkish nationality; believed that Turks are a great nationality, performed surveys especially on Turkish language with a nationalistic mentality, produced valuable works that enlightened the past of Turkish language and enriched the future of it»16.

12 Most of these encyclopaedias give conflicting information even on factual issues like his works and the years he lived in different places and almost all of these entries consist of laudatory writing. They praise Sami for being the writer of the first Turkish novel, the writer of the first Turkish encyclopaedia17 and the Turkish dictionary18 that was to remain the main source for all studies on Turkish language for a long time.

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However, with only one exception, they all neglect his activities and works that made him known as one of the pioneers of Albanian nationalism in the historiography of Albania. This one exception can be found in an encyclopaedia which, like many others, is a translation from French with some modifications and additions, but is faithful to the content of original. It contains information both on Sami's struggle on the sideof the Albanian resistance against the plans of new frontiers in the Balkans after the Turko-Russian War in 1878 and also on his engagement for the creation of a (new) Albanian alphabet19.

The Construction of the Myth Based on Selective Perception

13 Indeed Sami was already at the center of Ottoman intellectual life in the last decade of the nineteenth century, especially after he had published his French-Turkish dictionary in 1882 and his Turkish-French dictionary in 1885. The start of publishing his major 6 volumes encyclopaedia, Kamus-ul Alam in 1888, which was completed in 1898, contributed very much to his reputation. Especially his dictionaries were very widely used and very much appreciated by the intellectuals of his time for whom French was the primary language that opened a window to the Western world20. His works were welcomed by the press, where we can find evaluations of his works21. Although he was forced to spend his last five years in extreme isolation, he attracted more attention as the author of a modern Turkish dictionary, which had many new peculiarities. This interest could be observed in the oppositional press of the “Young Turks” as well22. There was even a booklet on Sami published in Ottoman Turkish by Ismail Hakki, in 1895, which was the fourth (Dördüncü Defter) in a series of studies on the biographies of the “Ottoman writers”. In the booklet, Sami was eulogized for his dictionaries and other works23.

14 The tendency to neglect his Albanian nationalism, as well as his activities and works devoted to that cause could already be seen in the posthumous writings of the Turkish intellectuals after Sami's death in 190424. In these articles Sami's Albanian nationalism was totally ignored and his intellectual contribution to Turkish culture, especially through his dictionaries and encyclopaedias, were praised. These articles can be seen as the first examples of building Sami's image in Turkish historiography as one of the pioneers of Turkish nationalism. The attitude of seeing Sami as one of the founders of Turkish “cultural nationalism” started to be more common, especially after the rise of Turkish “political nationalism” (Turkism) following the Young Turk Revolution of 1908 during the Second Constitutional era (1908-1918)25.

15 Sami's image as a Turkish nationalist was consolidated by the writings of the intellectuals in the period of transition from the Ottoman Empire to the new Turkish Republic (1918-1923). An important role in this consolidation was played by one of the pioneers of modern historiography and the last official chronicler (vakainüvis) of the Ottoman Empire, Abdurrahman Şeref26. He wrote a serial of popular articles on Ottoman history in the Turkish newspaper Sabah, in 1917 and 1918, and later published them with other articles in a book titled Conversations on History in 1923. As it was popular history with a very wide readership, the position of Sami in these writings might be said to reflect the common image of him in Turkey at that time. The section on Sami in these writings can be found in the chapter on the «Universal Encyclopaedia»

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(Kamus-ul Alam) of Sami and a «Who's Who of the Ottoman Culture» (Sicil-i Osmani) by another author. The author's evaluation of Sami and his work reads as follows: we desperately needed such a book. However the late Sami Bey has not prepared it in advance and could not find enough time to search the Oriental sources that he needed, and so could not achieve the necessary research. Due to his hard work and extreme deligence, determination and discpline, he managed to publish this work in such a period when censorship was very dominant and common. (...) The power and knowledge of Sami Bey and his contributions to this country [Turkey] cannot be denied.27

Books and Articles on Sami28

16 Especially after the formation of the Turkish Republic in 1923, the legacy of Sami assumed an important role in the new historiography encouraged by the new regime29. His attitude towards the history of the Turkish language and the existing Turkic languages affected all the efforts at rewriting Turkish history following a “Pan-Turkist” approach. Although Panturkism had its roots in the modern historiography of the nineteenth century, it became dominant after the formation of the Turkish Republic with its new capital, Ankara. Being one of the most important leaders of Turkish political nationalism, Yusuf Akcura[oğlu] wrote a very long article on the history of Turkism in the Ottoman Empire in an annual periodical of the Turkist circles, Türk Yılı, in 192830. In that article, he praises Sami for his contributions to Turkish nationalism in the fields of lexicography, language and history31. Akçura also gives a biography of Sami in his article, which was mainly based on the information taken from Sami's son, Ali Sami Yen (an important figure in the history of Turkish football). In this biography Akçura describes Sami's unpublished works on the old Turkish texts as «the most important of works regarding Turkism»32. This article of Akçura was to be a model for later authors. They also used Sami's children as informants and took his Turkish dictionary and especially his unpublished works on the old Turkish texts as a proof of his being Turkist. This statement of Akçura has been itself used as evidence for recognizing Sami as one of the flag bearers of Turkish nationalism by the majority of subsequent authors and was often quoted33. It is also interesting to note here that another intellectual leader of political nationalism, Ziya Gökalp, did not mention Sami among the other pioneers of cultural Turkism listed in the first chapter of his classical book, published in 1923. Although many intellectuals of Sami's time were named as “fathers of Turkism” (i.e. the founders of Turkish cultural nationalism), there is no word about Sami and his works34.

17 In 1928 the Turkish regime had imposed the new Latin alphabet in Turkey instead of the centuries-old Ottoman alphabet (with Arabic script)35 and this change was followed by a massive campaign for language reform in the 1930s. This period was seen as the realization of the dream of some modernist intellectuals in the Ottoman Empire, Sami being one of them36. This campaign prompted enthusiastic engagement in the project of studying the history of the Turkish language and ended up with the production of a myth that Turkish actually was the mother of all languages. Sami's dictionary of Turkish language was remembered again and used as one of the bases that could be taken as the beginning of reformation37. The rising interest in Sami's works and ideas in the 1930s contributed much to the construction of the image of “Turkist Sami” and was accompanied with an impulse to suppress mention of his Albanian nationalism.

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18 It was just at the peak of the language reform movement that a monograph on Sami was published in Turkish by Hikmet Turhan Dağlioğlu in 1934, Shemseddin Sami Bey, His Life and Works, which is the first of the five monographs written in Turkish after Sami's death. In his rather non-academic book, the author's main source are the testimonies of Sami's son, Ali Sami (Yen) and the unpublished works of Sami that were in his hands38. The prominent Turkish scholar of linguistics and literature, Agah Sirri Levend, published another monograph on Sami in 1969, which was the first scholarly work on Sami39. Together with a long and scholarly written encyclopaedia-entry on Sami by Ömer Faruk Akün in the Turkish version of the Encyclopaedia of Islam,which was published one year earlier, Levend's book has served as the only reliable Turkish source for years. The third monograph, written by Ethem Çalık, was on Sami and his work Civilisation of Islam, the whole text of which was printed as a part of the book. The fourth book is titled Shemseddin Sami, his life, art and works; however, the author has hardly anything to say about Sami's life or works40. After a very short (two and a half pages!) section on Sami's «art and character», the next two chapters are taken from other authors without any precise bibliographical information41. The rest of the book contains a full text of the only novel written by Sami, which constitutes the major part of the book. The fifth and last book42 published in Turkish on Sami is a popular study which repeats the information in the first three books and in the article of Akün, all mentioned above. Apart from Dağlıoğlu's book, all other books include a section of selections from Sami's works43.

19 A thorough and systematic analysis of each work is not possible in the scope of this paper, but some general observations on the evaluation of Sami in these books can be summarized as follows. The common point in these works is the contribution to the myth of a Turkish intellectual who devoted his life to the Turkish cause through his studies on Turkish language. Dağlioğlu, for example, states at the beginning of his book: «it can be said that Šemsettin Sami Bey, who is a true son of this country [Turkey], spent his whole life studying the Turkish language and died while working on it»44. In the first part of the book about Sami's life, family and character, his activities during the formation of Albanian intellectual associations and his engagements against the annexation of some parts of Albania in the newspaper, Tercüman-ı Şark, and his active support for the Albanian nationalist movement, such as fighting against annexation plans between 1878-1881, are not mentioned. In the second part of his book, which is about Sami's works, none of his works in Albanian or about the Albanian language is named. The rest of the book is devoted to the analysis of Sami's published and unpublished works on the old Turkish texts that have been viewed by Turkish intellectuals as evidence of Turkism. After giving a small piece of Sami's unpublished work on Orhon Abideleri, the author adds: «this work is very important from the point of Turkism»45. Dağlıoğlu also provides the «Preface» from another unpublished work of Sami, the analysis of which, according to the author, «would prove to what extent he served Turkishness»46. In the «Conclusion», the author states that Sami's «most important contribution was the one to the Turkish language, therefore to Turkism»47.

20 This total neglect of the Albanian side of Sami cannot be seen in the serious monograph written by Agah Sirn Levend in 1969, but he also contributes to the myth of Sami as the “Turkish” intellectual. Levend had already glorified Sami's contribution to the language reform in the Ottoman Empire in his unique book on the history of the language reform, cited above48. Being ideologically less biased than earlier books and

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articles on Sami, Levend's work on Sami is rather a descriptive study on Sami's life, works and ideas. However, his contribution to the mythologization comes out especially when he writes about the discussion in the Turkish press of the 1940s about Sami's only political book in Albanian, Shqipëria –Ç'ka qënë, ç'është e çdo të bëhetë (Albania – What it was, what it is and what it will become). The book was published for the first time in Bucharest in 1899 without the name of the author on it and it has been seen as a manifesto for political nationalism in Albania49. The book includes criticism of the modern Ottoman regime and advocates an independent Albania.

21 After transmitting the discussion in the Turkish press about this book, Levend concludes that it cannot belong to Sami. Levend devotes few pages of his book to the writings of Sami in the Turkish press in 1878 and 1879 supporting the national resistance of the Albanians. He denies the fact that Sami worked for the secret Albanian association founded in 1880 in Istanbul. Besides this, he states that Sami did work for the «Albanian Scientific Association» (Cemiyet-i İlmiye-i Arnavudiye), which was established in 1879 under the control of Sultan50. However, while discussing the claims that Sami wrote the book in question, the author concludes that «Sami's character, works and ideas that he often expressed in his writings declare these claims to be untrue»51. In his «Conclusion», Levend reminds his readers of the fact that Sami, with more than his fifty works, served Turkish culture until the end of his life. He also informs us about some Albanian works of Sami on the Albanian language and alphabet. It is obvious that Sami is seen as one of the pioneers ofAlbanian nationalism because of these works, though Levend deals with this “problem” as follows: in the meantime he did not forget the people of his own race. It is the right and duty of everyone to think for and try to be useful to his/her race. Sami fulfilled this mission by preparing his books “Albanian Alphabet” and “Albanian Grammar”. (...) Sami became useful to the people from his race in this context. (...) However, above this service, he was devoted to Ottomanness, tried to be useful in fact to Turkishness, through the works that he published one after another.52

22 Like other Turkish authors of the books on Sami written before and after the publication of his book, Levend also uses the fact that Sami had been studying some old Turkish texts as proof of his complete devotion to Turkism: «in the last years of his life Sami devoted himself completely to Turkishness. What a devotion it is to work on books like Kutadgu Bilig, Orhon Abideleri, Et Tuhfetü'z-Zekiyye, Lehçe-i Türkiyye-i Memalik-i Mısır, which were known by few people in those days»53.

23 Another common argument that Levend shares with other Turkish authors is the assumption of being able to discover a single determinant attitude in Sami's writings in support of the thesis that the language of the Turks is not “Ottoman” but “Turkish”. As classic evidence of this attitude, Sami's «preface» to his monolingual Turkish Dictionary and his article published in his own magazine Hafta (The Week) in 1880 have been referred to by Levend and other authors. As will be seen below, there are also many Turkish “selections” of Sami's writings and general Turkish anthologies where Sami's works find a place54.

24 The last words in Levend's conclusion are quite striking, as they show the argument to be an indirect polemic with the author's Albanian collocutors: «no other attribute than “Turk” can be given to Sami. Nobody can take this quality from him and his family»55.

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25 The last claim of Levend is very important because he correctly indicates a crucial aspect of Sami's writing as evidence. Sami does use expressions like «We are neither Arab nor Persian; we are original Turks»56.

26 The author of the next Turkish book in question, Ethem Çalik is a scholar who wrote an M.A. thesis on Sami. His book contains three main parts: first, one on Sami and his works and ideas, secondly, a full text of Sami's book,Civilisation of Islam, and finally the selections from Sami. Starting from the last part, it can be seen that almost the same texts as those in Levend's book, which demonstrate the devotion of Sami to “Turkishness” and Turkism are chosen57. From Sami's opus magnum, «Universal Encyclopaedia» (Kamus-ul Alam),Çalık chooses the entries “Turk”, “Turan” and “Turaniye” for this selection58.

27 In the first part of his book, Çalık reproduces the same mythologization discourse, discussing Sami's «national ideas on the Turkish language» and remarking in a separate chapter: «Sami made for himself a great position in the history of Turkishness through his ideas and works»59. Then he concludes with a quotation from Sami without any reference: «there is no doubt that our national language Turkish is one of the best languages of the world, if not the best»60. Çalık devotes a chapter to Sami's Albanian Nationalism, where he mentions Sami's activities for the protection of the rights of Albanians during the discussions on the Eastern Question, his contributions to the Albanian language and the alphabet reform. He differs from Levend by recognising that the much-discussed political book, Albania – What it was, what it is and what it will become, was written by Sami himself61. Çalık summarizes the discussions about this book in the Turkish press, as stated in Levend's book.

28 In the conclusion of his book, Çalık, just like Levend, uses Sami's engagement in working on old Turkish texts as proof of the fact that Sami was one of the first Turkish experts on the Turkish language. He concludes: though Sami used expressions like “our fellow-people, our ancestors” for the Turks of Central Asia; “our national language, our mother tongue” for Turkish, and then [wrote] “we are neither Arab nor Persian”, he did not hesitate to blame the Turkish nation in some respects, and to write the book Albania – What it was, what it is and what it will become for his nation, which was the foundation of his other ideas.62

29 The fourth book to mention here cannot be regarded as a serious study63. It nevertheless reveals much about the place of Sami in the popular Turkish historiography and is an example of a certain type of nationalistic popular history widespread in Turkey. In the very short chapter at the beginning of thebook, which is the only part written by the author himself, Sami and his works are glorified and his Albanian side is not even mentioned64.

30 The most recent book on Sami in Turkish was published in 1999 by Şecaa-tin Tural, a school-teacher in Istanbul65. The book consists of two parts: one on the Sami's life and works, and the other consisting of selections from his writings. In the first part, Tural states that Sami was «one of the members of the Albanian association of “Albanian Scientific Association”, which was founded in 1879», and that he wrote the books Albanian Alphabet and The Grammar of Albanian. The author claims that «these two books caused Sami to be accused (!) of being an Albanian nationalist»66. In summary, Tural does not differ from other authors when he sees him as «one of the prominent people of the Turkism movement», and when he refers to the usually cited evidence of Sami's Turkism: the «preface» of Sami's monolingual Turkish Dictionary and his article,

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«(Ottoman) Turkish Language» published in Hafta in 1880 67. Different from other authors, who tend to see Sami rather as a Turkist in terms of “cultural nationalism”, Tural shows Sami as a “Turkist” in terms of “political nationalism” as well: Shemseddin Sami's claim that the unification of the eastern and western Turkish languages would also create the basis for political unification is very important because it shows his contribution to the idea of Turkism. The entries “Turk” and “Turan” that he wrote in «Universal Encyclopaedia» (Kamus-ul Alam) show also that geographically he does not regard “Turkishness” as consisting of only the Ottoman lands. Advocating the idea that Turkish language and literature already began in Central Asia, Sami worked on Kutadgu Bilig and Orhon Abideleri, aimed at making them known to Turkish readers, and suggested that Kudadgu Bilig should be read in schools.68

31 Apart from these monographs, there is an encyclopaedia entry on Sami that differs from other ones cited above and has greater scope and a more scholarly approach69 This twelve-page entry by Ömer Faruk Akün, published in the Turkish version of the Encyclopaedia of Islam in 1968 has been the most cited source on Sami. It is one of the most informative sources in Turkish and includes mention of Sami's activities in favour of the Albanian resistance during 1878-1881. However,even Akün finds it necessary to note that Sami was against the separation of Albania from the Ottoman Empire, and that he only fought against the annexation of some parts of the Albanian territories by the expansionist neighbouring countries. He also does not omit the detail that the “Albanian Scientific Association” in Istanbul was founded with the permission of the Sultan. The author mentions also Sami's works on the new Albanian alphabet, and records his much discussed book, Albania –What it was, what it is and what it will become, without giving any information about the content70. The rest of his text is devoted to Sami's contribution to Turkish intellectual life and «his nationalist ideas on Turkish and literature», where Sami's “Turkist mentality” is emphasized and his activities as an Albanian intellectual after 1881 are once more sidelined.

32 Indeed, this total neglect of Sami's activities as an Albanian intellectual, after the suppression of the first Albanian national resistance in 1880-1881 by the Sultan, is without exception a feature of all Turkish history books and articles. As it will be shown below, this has resulted in a total ignorance among Turkish historians of the details of Sami's participation, as one of the publishers and an author, in the publication of the first Albanian periodical in Istanbul, from August 1884 on Drita (later Dituria).

33 Besides works written exclusively on Sami, the construction of the image of Sami as a “Turkist” has also been reinforced by academic and popular books and articles in Turkey dealing with the general history of the (modern) Ottoman Empire71. Books and academic articles on the modern history of Ottoman literature72, the Ottoman press and publishing73, the Ottoman theatre74, the history of the Turkish language and alphabet reform75, and on the intellectual history of the modern Ottoman Empire76 have played as important a role as the monographs on Sami.

34 The content of these works cannot be discussed here. However, in summary, it can be said that the mythologization in Turkish historiography is repeated in these books. An exception among such works is the book of Bilal Simsir who informs his readers of Sami's active participation in Albanian cultural nationalism through his contribution to the Albanian alphabet reform movement of the “Albanian Scientific Association” in Istanbul77.

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35 In the memoirs of Turkish intellectuals Sami was always mentioned and praised for his role in the history of the Turkish press, the important place of his French dictionary78, and his influence on other intellectuals through his plays and translations79.

36 In summary, praise of Sami in Turkish historiography as one of the leaders of Turkish cultural nationalism was not only based on his precious lexicographical works, but also on his approach towards the Turkic language(s) and towards “Turkishness” in general, which could be seen in the prefaces of his books and articles in the press. Apart from these writings of his, the fact that in his last years he had been working on old Turkish texts to prepare them for publication and that he had close relations with the (oppositional) Turkist circles of his time was used to prove his devotion to Turkism.

Sami Frashëri: Sami in the Albanian Historiography

37 Regarding the myth(ologization) of Sami as the “ideologue of Albanian nationalism” or as “one of the founders of Albanian nationalism” in its most compact form in current Albanian culture and average historiography, again (1) school text books and (2) encyclopaedia-entries can be used. As I did in the case of the Turkish mythologization, I will here use only latter group, because so far I have been able to study them.

38 In the official and largest encyclopaedia of socialist Albania80, which is only one volume consisting of 1245 pages, Sami is introduced by Shaban Çollaku as the «main ideologue of the Albanian National Movement»81. Such an identification of Sami is due to the 1899 book mentioned several times above. The author describes Sami as a productive author of literary and didactic books, translator and journalist. His ideas on the Albanian question of his time and his participation in the nationalist movement are emphasized. The fact that he sometimes called himself “Turk” and used the expressions like “our language” for Turkish, and “our race” for Turkic people, is totally ignored.

39 The same attitude and a similar description can be found in the entry on Sami in the Dictionary of Philosophy published in 1974: «distinguished thinker, great ideologist and one of the organizers and leaders of the patriotic and cultural movement of Albanian Renaissance at the end of the nineteenth century»82. After discussing his “progressive” philosophy, the entry finishes with the evaluation of Sami as «an ardent patriot, an unyielding fighter for the independence of Albanian people», which is based on his book Albania: what it was, what it is and what it will become.

40 In a Dictionary of Pedagogy published in 1983, the entry on Sami begins with exactly the same sentences as those of the previous dictionary83. Here, mainly Albanian works of Sami are mentioned and the major part of the entry is devoted to Sami's ideas in his abovementioned book. Afterwards, while giving information on the role of Sami«as a pedagogue», his positive influence on the struggle of independence of Albania is praised.

41 Another interesting example of this mythologization can be found in a Lexicon of the Albanian Writers for Children (1872-1995) published in 1997. There Sami is introduced as follows: «Sami Frashëri was a person of ideas and deeds. He was one of the most prominent and significant personalities of our national renaissance. All his activities are important, but the one that takes the special place is the effort of this distinguished patriot for a common alphabet for Albanian language»84.

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The Construction of the Myth

42 The history of this myth-making can be traced in much older books and articles on Sami in Albanian.

43 Indeed, Sami was already an important figure for the Albanian nationalist intellectuals of his time. His books and articles were published by the Albanian publishing houses in Bucharest and Sofia, and periodicals in different countries under the pseudonym of S.H.F. In the Albanian newspaper Drita (Light) published in 1885-1985 in Istanbul, the name of which was changed into Dituria (Knowledge) after the third issue, Sami signed his articles with three stars85.

44 Apart from his books in Albanian published in Bucharest, an Albanian translation of his play Besa was published by A. Kolonja in Sofia already in 1901 86 and discussed in the Albanian press of that time and later87. Since the subject of this drama was Albania, it was published several times in Albanian88. Another work of Sami that attracted the attention of the Albanian press of that time was his Albania – What it was, what it is and what it will become. There were discussions about this book in the Albanian press as early as in year 1900. For example, one of the famous Albanian nationalist intellectuals, L. Gurakuqi, wrote a review on this book in La Nazione Albenese, 31 March 1900. The interest in the Albanian press for this book continued in later years with its reprint and translation into different languages89.

45 Sami's activities and works were followed very closely and he was praised for them as a nationalist Albanian intellectual by the Albanian periodicals of his time90. His death was reported with a great sorrow by these periodicals91.In the context of being praised by the nationalist Albanian intellectuals, however, Sami was in the shadow of his two elder brothers, the eldest of which, Abdyl, was the leader of the first political movement of the nationalists in Albania92. Being one of them, Faik Konitza, for instance, wrote in an unpublished Essay on the Albanian National Movement in 1899 that Sami was «the brother of Nairn, but less patriotic than him. He published a grammar of Albanian»93. This is an important piece of information that reveals that the mythologization of Sami as the “ideologue” of Albanian nationalism must have developed after his death. Sami actually worked in a rather more secret and indirect way, given the conditions he was living under in the capital city of the Empire. His close relation with the modernist Ottoman intellectuals and his engagement in their press made some people believe that he was not much interested in the Albanian nationalist movement. Besides, because of the heavy pressure of the Abdulhamidian regime on any oppositional activity and its undoubted surveillance of Sami's activities, he could not have worked as openly as the other intellectuals in those other centres of the Albanian diaspora, Sofia, Athens, Bucharest, Brussels, Rome, etc94 It was known by the Albanian intellectuals of that time that he used his relations in Istanbul to help the nationalist Albanians set up an Albanian school in Korça, Albania in 188795.

46 The construction and spread of the myth of Sami as a progressive and nationalist Albanian leader have been reinforced by the academic and popular books and articles in Albania dealing with the general history of modern Albania96. In order to trace this process, (1) the historiography on Albanian education97 must be also studied, because of his role in the struggle for education in the Albanian language, besides (2) the Albanian historiography on the alphabet and language reform98, (3) Albanian nationalist discourse99, (4) press and publishing100, (5) Albanian theatre and (6) Albanian

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literature101. I have not finished the study of these sources and it is anyway impossible to discuss the place of Sami in each of these groups of sources separately in this paper. However, I can say, according to my research so far, that these books and articles contributed to the myth of Sami as a “progressive ideologue of Albanian nationalism”. It can be added that many documents unknown to the Turkishhistoriography and providing arguments for this mythologization were used in these sources and published in the separate volumes102.

Books and Articles on Sami

47 The most important role in the process of making the myth of Sami as “a progressive ideologue of Albanian nationalism” has been played by the academic articles and monographs (directly) on Sami, which I am going to discuss here.

48 There are four Albanian monographs and one extensive bibliographical book on Sami and his works. Two of these monographs were written by E. Reso. His later book, published in 1980103, is the extended and modified version of the first one published in 1962104. For this reason it would be reasonable to discuss these books together. Neither of them provides an historical account of Sami's life and his time. The author informs his readers about Sami's life and his time in a very short chapter at the beginning of the book drawing on secondary sources. Sami's activities both in Albanian and Turkish life are summarized. The first book starts with the precise description of the mythologization of Sami in Albania: «Sami Frashëri – the ideologue of our national movement in the nineteenth century– lived and worked under the conditions of the feudal-military Turkish empire»105. There is hardly any contribution to the life history of Sami. The author devotes the major part of his book to the “Philosophical, Sociological and Political Opinions” of Sami, as it is promised in the title of both books. The books of Sami are discussed in two parts: his “philosophical opinions”, and his “social and political opinions”. Each of these parts is divided into chapters like “Sami on the indispensability of science and its links with practice”, “Sami on warmth”, “Sami on light and colours”, etc., wherethe content of the pedagogical books of Sami are discussed. This part contributes to the myth of Sami in socialist Albania as a “progressive intellectual”. In the second part, this myth is repeated by discussing his ideas on “social development” and “the problem of women”106. A new dimension of his mythologi-zation is presented in this part of the book: Sami as an “Albanian nationalist intellectual”. For this purpose, Sami's book, Albania –What it was, what it is and what it will become is summarized at great length.

49 Z. Xholi's book published in 1978 repeats this attitude by declaring that this book of Sami is «the best of Sami's works in Albanian, and the best work of the whole era of National Renaissance, in general»107. However, the author devotes more space to the life-story of Sami, and therefore to his activities for Albanian nationalism. The part on Sami's life-story begins: «Sami Frashëri is a brilliant phenomenon of our culture, one of the figures that represent the works and opinions for Albanian patriotic liberation»108. This book is different from those of Reso, in the sense of discussing different works of Sami in Turkish and Albanian in a more balanced way, rather than simply summarizing Sami's famous political book. His encyclopaedia and works on language are given two separate short chapters. However, all works of Sami are read with an attitude of selective perception, in the sense that the author ignores Sami's role in the history of

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Turkish intellectual life and Sami's words that show the sense in which he feels himself a Turk. It is worth noting that Xholi re-wrote these evaluations in a chapter devoted to Sami in his later book on the Thinkers of National Renaissance in 1987 109. There, Xholi informs his readers about the importance of the works of Sami in the intellectual history of Turkey: the participation in the organisation of the Albanian liberation movement and the publication of the whole works for the Albanian language and schools did not prevent Sami from taking part also in the cultural and political life of the Ottoman Empire. These two activities, one in Albanian and the other in Turkish language, one in the name of Albanian liberation and the other against imperial absolutism, were tightly bound to each other.110

50 However, the author does not try to explain this thesis, but gives information about some of Sami's works, like the Turkish Dictionary, which were important only for Turkish culture.

51 Another monograph, published by Çollaku in 1986, was the most scholarly written one among the others. Again, it is not an historical study, but a discussion of «the thought of the enlightened thinker, Sami Frashëri»111. The author differs from the previous ones in the sense that he refers to almost all of Sami's books both in Albanian and Turkish and to his articles in the press. According to the author, this had not been possible for the other Albanian authors due to the lack of the knowledge of Ottoman language: the works of the Albanian scholars dedicated to Sami Frashëri bring to the fore the great contribution Sami Frashëri made to the Albanian National question. They also point out his great efforts for rightly orientating our National Movement during the Renaissance period and the part played by him in the development of the Albanian culture, language and school. In general, the various studies of our several scholars mark a higher stage in the elucidation of the many-sided figure of Sami Frashëri. These studies are distinguished for their scientific objectivity as well as for the sound analyses and the important collusions they draw. But these authors are handicapped by the fact that they are not acquainted with old Turkish which Sami Frashëri's greatest productivity is to be found in.112 In this book, Sami's progressive approach to social and political issues is emphasized more than his Albanian nationalist side, and therefore his political book, discussed at great length by the others, does not occupy much space. In the English abstract at the end of the book, this is justified as follows: during this period [of the Albanian National Renaissance], our people produced not only fighters for freedom and skilful commanders, but also progressive thinkers who put their deeds at the service of the national liberation and social progress. Sami Frashëri (1850-1904) occupies a place of honour among the Albanian thinkers of the past.113

52 The myth of Sami as an Albanian nationalist is repeated several times in the book, while criticizing the denial of this side in the Turkish historiography This is stated in the “abstract” as follows: the works of the Turkish authors dedicated to Sami Frashëri provide important data on the life and activity of the outstanding Albanian Renaissance man. However, all the studies of the Turkish authors are deprived of analyses on the works of Sami Frashëri. Less so do they dwell on the range of problems Sami treats in his books. The fact they view one-sidedly the work of the Albanian Renaissance man constitutes another deficiency of the monographs of the Turkish authors. They speak very little of the contribution he made to the Albanian National question. Some of them become even tendentious when struggling to put on Sami the attributes of a Turkish scholar. Such is the unsuccessful attempt to deny him the

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authorship of his masterpiece in Albanian Shqipëria ç'ka qenë, ç'është e ç'do të bëhet.114

53 Regarding the scholarly articles in Albanian (directly) on Sami, we can say that different sides of Sami's intellectual activities and works have been studied in depth, and these articles played a very important role in the construction of the myth of Sami in Albania. These articles were usually based on the primary sources and contributed much to the history of Sami's activities. Some of them focus on one dimension of his contribution to the Albanian culture, like (1) education115, (2) linguistics116, and others on (3) the role of Sami (and his brothers) in the Ottoman history and especially in the history of the Albanian nationalist movement117.

54 Kristo Frashëri's two articles on Sami in 1955 and 1967 can be seen as the best representatives of the general attitude in Albanian scholarly historiography. The first article was the first academic account of Sami's activities in the Albanian nationalist movement of the nineteenth century in socialist Albania118. However, the myth of Sami as a progressive and nationalist ideologue is best formulated in the later article. The author uses the works of Sami and some documents from the Albanian archives to prove that Sami was an active participant of the Albanian nationalist movement until 1900119.

55 Summarizing the general attitude in the Albanian historiography, we can say that almost all the Albanian writers ignore the fact that Sami was an important figure in the “Turkist” circles of his time and called himself “Turk” in many of his writings.

Conclusion: Some General Observations on the Comparison of Two Historiographies

56 Although two other members of the Frashëri family (Abdyl and Naim) are accepted as two of the founders of Albanian nationalism by both sides, historians on each side have preferred to emphasize Sami's contributions to their own nation-building and ignored (or in Turkish the case even denied) his importance in the heritage of the other country.

57 As in the case of popular Turkish historiography, the reason for the use (or reproduction) of a myth and the obstacle for any questioning of it is often as simple as “intellectual laziness” and unprofessional work, rather than ideological blindness, i.e. selective perception due to ideological approach. A striking example of this is two separate entries in an encyclopaedia in Turkish which is a translation from French with many additions and amendments: an entry on Sami in this encyclopaedia carrying the title: “Šemsettin Sami” represents the common mythologization and starts with stating that he was “Turkish”, though, as mentioned above, it contains information on Sami's activities as an Albanian intellectual that can not be found in other encyclopaedias. However the editors of the Turkish version of this encyclopaedia did not even recognize that they put another entry in another volume of the same encyclopaedia on Sami with the title “Fraseri (Sami Bey)” which is probably just a translation from the French version. In this entry, which consists of a very brief summary of his activities as a national Albanian intellectual, it is stated that Sami is an “Albanian author” and his book Shqipëria – Ç'ka qënë, ç'është e çdo të bëhetë is his most important work120.

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58 Though it seems most interesting, there is not much space here to discuss the question of the instrumental relation of the nationalist historiographers of modern Turkey and socialist Albania with such mythologized historical figures like Sami that they produced, i.e. why they are needed and how they are mis/used for nationalistic purposes. We can see, however, that the production or use of the mythologized image of Sami in both countries derives from the quest of nationalists to make such a historical figure as Sami “their own”. This aim becomes the main stimulus to write on him, so that in these writings there is hardly any question that is dealt with, but an attempt to provide as many proofs as possible for the justification of an a priori verdict: on the level of intentionality, the past treated as myth is fundamentally different from the past treated as history. When good historians write history, their primary objective is to construct, on the basis of the evidence available, as accurate and truthful an understanding of the past as possible. Mythologizers, in a sense, do the reverse. Certainly, mythologizers start out with an understanding of the past, which in many (though not all) cases they may sincerely believe to be ‘correct’. Their purpose, however, is not to enlarge upon or deepen this understanding. Rather, it is to draw on it to serve the political, ideological, rhetorical, and/or emotional needs of the present.121

59 One of the conclusions about the comparison of two historiographies is that Turkish historiography has hardly been aware of the studies in Albanian historiography, let alone used them as sources. Nor have Sami's own works in Albanian been studied by historians in Turkey. By contrast, Albanian historiographers have always evaluated Sami's works (books, articles in the press, etc.) in both Albanian and Turkish, and some historians have discussed the approach adopted in the Turkish historiography.

60 Agah Sırrı Levend is an exception to Turkish historiography since he does refer to Albanian historiography. He mentions the French version of the article of Kristo Frashëri mentioned above, but only in a chapter of his book discussing the Albanian nationalism of Sami in light of his much disputed political book on Albania122

61 The main reason for this neglect on the Turkish side must be simply the lack of knowledge of Albanian, which has never attracted attention as a foreign language in Turkey. However Albanian historiography could actually have been followed by Turkish historians through works published in Turkish or other European languages. Apart from the article of Kristo Frashëri used by Levend as mentioned above, there are books by historiographers of socialist Albania that had been translated into French and English123. I think the only reason for not doing this could be intellectual laziness, which may derive from the unwillingness of the nationalist historians to see the other side of the coin that would make the current myth of Sami questionable.

62 Since Ottoman Turkish used to be the language of the “centre”, the written culture of the Albanian speaking people of the Ottoman Empire and the obligatory language for scholars of Albanian history drawing on the (primary and secondary) Ottoman/Turkish sources, there have always been Albanian scholars who can draw on the Turkish sources and follow the Turkish historiography.

63 There are two peculiar characteristics of the Albanian historiography on Sami during the socialist period. One is a formality that can be seen in almost all history books of that time in Albanian: there is usually at least one quotation or citation from Enver Hoxha, praising Sami for his nationalist and progressive attitudes. The second characteristic is that the authors give preference to the ideas of Sami on social and

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philosophical questions, used as evidence of his progressive mindedness, as much as to his work on the Albanian question.

64 Sami was at the same time the creator of one of the first Albanian alphabets, known as the Istanbul alphabet, and a leading figure in the Turkish language reform movement124. This fact is acknowledged by the scholars of both sides but each side underestimates the role in the history of the other side. More importantly, his role in the creation of the modern Albanian alphabet, like many other of his contributions to Albanian culture, has been totally ignored by the popular reference books in Turkey.

65 Those Albanian historians acquainted with Sami's texts where he uses “we” meaning the Turks did not treat this as a problem. However, here we observe that there is little conception of the possibility of an intellectual in that period embracing two collective identities that might have overlapped with each other. “National identity” is principally supposed in the historiography to be singular – one for each person – and developed in reaction to “other” (constructed) national identities. In Sami's case, however, while he was a part of the Albanian “we-group”, one of his “other” collective identities was Turkishness.

66 It is true that Sami used the expressions «our fellow-people, our ancestors» for the Turkic people of Central Asia and «our national language, our mother tongue» for Turkish. He also wrote «we are neither Arabs nor Persian; we are original Turks» and often talked in "we"-form while talking about the Turks. It is also true that Sami played an important role in the “emergence of Turkish nationalism”125 and in the history of “Panturkism”126, but this is only one part of the truth. Sami was also an active participant in Albanian nationalism who played an important role in its transition from cultural nationalism to political nationalism by declaring in his important book in 1899 that there was no other solution than having an independent state127. His “separatist” attitude is not easy to acknowledge for the majority of Turkish historiographers and, likewise, has been overemphasized by their Albanian colleagues. They, in turn, did not try to understand all dimensions of Sami's ideas because they neglected Sami's engagement with Turkist circles and the Turkist character of some of his writings.

67 A fuller account of Sami's ideas cannot be given in this article. However, it is very well known that the production and/or import of myths in Sami's works served the building of both the Albanian and Turkish nations and allowed him to be seen as a “nation- builder” on both sides. I am going to discuss this side of Sami in my future work mentioned at the beginning of this essay, but it is important to note that all these myths were actually produced in Europe, imported from there and spread by the intellectuals of the Ottoman Empire, Sami being only one of them.

NOTES

1. I would like to express my thanks to N. Clayer (Paris), M. Tunçay (Istanbul) and S. Schwander (London) for their comments on an early version of this text and to J. Dranqolli (Prishtina) and Ö. Çeliktemel for their valuable help that made this article finish.

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2. In this paper I will either call him ‘Shemseddin Sami Frashëri’ or, shortly, ‘Sami’, as this is the component of his name used by both sides. 3. In trying to assess which side is rather right and in what respect, one should also take into consideration the possibility that Sami did contribute to this confusion through the complex attitudes expressed in his works and activities. 4. Regarding the perception of Sami in the Albanian and Turkish historiographies in general, one can easily distinguish the peculiar attitude of two authors from the others. One of them is a prominent scholar from Kosovo, Hasan Kaleshi, and the other one is the Albanian writer from Turkey, Necip Alpan. Both of them differ from the others by acknowledging both the Turkish and Albanian nationalisms of Sami, without regarding it as a problematical issue. The works of these two authors, whose attitudes share similarities with those of Sami himself, are not included in this paper. (See: Alpan (Necip), «Dünyaca Paylaşilamayan Bir Sima: Şemsettin Sami», Yeni Tanin, 4 (1522), 3 Nisan 1969; Alpan (Necip), Tarih Işığında Bugünkü Arnavutluk, Ankara: Kardeş, 1975; Alpan (Necip), Prizren Birliği ve Arnavutlar, Ankara: Çağdaş Basımevi, 1978; Alpan (Necip), Albanolojinin Işığında: Arnavut Alfabesi Nasıl Doğdu (100-Vjetori i Abecesë Shqipe), Ankara, 1979; Alpan (Necip), Tarihin Işığında Arnavutluk'un Bağımsızlığı ve Avlonyalı Ismail Kemal, Ankara, 1982; Kaleshi (Hasan), «Sami Frashëri në Letërsinnë dhe Filologjinë Turke», Gjurmime Alabanologjike, (1), 1968; Kaleshi (Hasan), «Veprat Turqisht dhe Persisht të Nairn Frashërit», Gjurmime Albanologjike, (1-2), 1970; Kaleshi, (Hasan), «Burimet Lidhur Me Studimin e Sami Frashërit», Buletin i Punimeve Shkencore të Fakultetit Filizofik të Prishtinës, 8 (A), 1971; Kaleşi (Hasan), «Şemsettin Sami'nin Siyasi Görüşleri ve “Megalo-idea” Hakkındaki Düşünceleri», Belgelerle Türk Tarihi Dergisi. Dün, Bugün, (40), Ocak 1971.) 5. Mceneill (William Hardy), Mythistory and Other Essays, Chicago / London: The University of Chicago Press, p. 3. (Emphasis added by Bilmez.) 6. Cohen (Paul A.), History in Three Keys The Boxers as Event, Experienc200e and Myth, New York: Colombia University Press, 1997, p. 212. 7. Ibid., p. 211. 8. Ibid. 9. Though this problematic is out of the scope of this paper, it must be stated that mythologization in nationalistic discourse is naturally not only a pure intellectual activity, but may have important concrete political reasons and consequences, beside the abstract ideological ones. 10. Özgürel (Avni), «Dil Ustası Şemsettin Sami», Radikal, 31/03/02. 11. Şemseddin (Sami),Taaşşuk-ı Talat ve Fitnat, İstanbul: Enderun Kitabevi, 1990 [1872]. 12. The entry “Şemseddin Sami” in Dictionnaire Larousse, Ansiklopedik Sözlük, 1993-1994, İstanbul: Milliyet, 6, p. 2235; Türk Ansiklopedisi, Ankara: Milli Eğitim Basımevi, 30, 1981, p. 251; Meydan Larousse. Büyük Lügat ve Ansiklopedi, İstanbul: Sabah, 18, (no date), p. 504; Büyük larousse, Sözlük ve Ansiklopedi, İstanbul: Gelişim, 18, 1986, p. 11047; Gelişim Hachette, Alfabetik Genel Kültür Andiklopedisi, İstanbul: Gelişim ve Yayın A.Ş., 10, (no date), pp. 4086-4087; Meydan-Larousse, İstanbul: Meydan Yayınevi, 11, 1989, p. 758; Hayat Küçük Ansiklopedi, İstanbul: Hayat, 1968, p. 1079; and Yeni Hayat Ansiklopedisi, İstanbul: Doğan Kardeş, 6, 1978, p. 2985. 13. Parlatır (İsmail). «Şemseddin Sami (1 Haziran 1850 – 18 Haziran 1904)», Başlangıcından Günümüze Büyük Türk Klasikleri, Tarih-Antoloji-Ansiklopedi, 9, 1989, pp. 111-112; Özön (M. Nihat), Dürder (Baha), Türk Edebiyatı Ansiklopedisi, İstanbul: Remzi Kitabevi, 1967, p. 388; Ana Britannica, İstanbul: Ana Yayıncılık, 29, 1994, p. 89; Işik (İhsan), «Şemsettin Sami», Türkiye Yazar Ansiklopedisi, (Genişletilmiş 2. Baskı), Ankara: Elvan, 2002, p. 871; Özkırımlı (Atilla), «Şemsettin Sami», Türk Edebiyatı Ansiklopedisi, 4, 1987, pp. 1071-1073; Gelişim Alfabetik Gençlik Ansiklopedisi, 9, 1980, p. 2313; Kurdakul (Şükran). «Şemsettin Sami», Şairler ve Yazarlar Sözlügü, İstanbul: İnkılap, 1999, pp. 613-614.

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14. Türk ve Dünya Ünlüleri Ansiklopedisi, İstanbul: Anadolu Yayıncılık, 10, 1983, p. 5206. 15. Gövsa (İbrahim Alaettin), «Şemseddin Sami», Meşhur Adamlar, 4, 1933-1938, pp. 367-368; and Resimli Yeni Lügat ve Ansiklopedi (Ansiklopedik Sözlük), İstanbul: İskit, 5, 1947-1954, pp. 2652-2653. 16. «Şemseddin Sami», Türkiye Gazetesi Yeni Rehber Ansiklopedisi, İstanbul: İhlas Holding, 18, 1994, p. 259. 17. Şemsettin (Sami),Kamusu'l A'lam, I-VI, Ankara: Kaşgar Neşriyat, 1996 [1889-1898]. 18. Şemseddin (Sami),Kamus-i Türki, İstanbul: Alfa, 1998 [1900]. 19. Büytük Larousse (op. cit.), p. 11047. 20. For some anecdotes about the importance of his dictionaries in the intellectual life of that period, see the section below on the place of Sami in the published memoirs of the Turkish intellectuals. 21. «Kamus-i Türki Hakkında Mütalaat», Mecmua-i Edebiye, (5), 29 Recep 1318 (1900); «Kamus-i Türki Hakkmda Mütalaat», Mecmua-i Edebiye, (6), 6 Şaban 1318 (1900); «Kamus-i Türki Hakkinda Mütalaat», Mecmua-i Edebiye, (7), 16 Şaban 1318 (1900); «Kamus-i Türki Hakkında Mütalaat», Mecmua-i Edebiye, (8), 20 Şaban 1318 (1900); Ahmet Mithat, «Kamus-ul Alam», Tarik, 22 Mart 1315 [1899]; Abdullah Zühtü, «Kamus-ul Alam Huzurunda», Sabah, (3331), 17 Şubat 1314 [1898]; E(lif) Rasime, «Kamus-i Türki Hakkında», İkdam,7-20 Eylül 1316 [1900]; Hüseyin Cahit (Yalçın), «Kisa Birkaç Söz», Servet-i Fünun, 16 (412), 12 Ocak 1314 [1898], pp. 340-343; Mefhari, «Kamus-ul Alam», Sabah, 16 Mart 1315 [1899]; Ebüzziya Tevfik, «Zamime-i Mecmua-i Ebüzziya», Mecmua-i Ebüzziya, (80), 1901 [1316]; etc. 22. See for example «Şemseddin Sami Merhum», Osmanlı, (141), 15 Teşrin-i Sani 1904, pp. 10-12, and Abdullah Ch[evdet], «Ch[emseddin] Sami Bey», İçtihad,(2), Kanun-i Sani 1905 (cited by Hanioğlu (M. Şükrü), Osmanlı İttihad ve Terakki Cemiyeti ve Jön Türklük (1889-1902), İstanbul: İletişim, (without date), p. 32, n. 8). 23. İsmail Hakkı (Eldem), Ondördüncü Asrın Muharrirleri, 4. Defter, Şemseddin Sami Bey, İstanbul: Kasbar Matbaası, 1895 [1311]. Sami also launched and took part in intellectual discussions through which he was acknowledged as a self-taught linguist. For these discussions on the language and alphabet reform in the Ottoman press at the turn of the nineteenth century and his earlier but very enthusiastic discussions for the Albanian cause during the first Albanian national movement (1878-1880) (see Levend (Agah Sırrı) Şemseddin Sami,Ankara: Türk Dil Kurumu, 1969, pp. 114-142). 24. «Bir Haber-i Elim. Şemseddin Sami Bey'in İrtihali», İkdam, 6 Haziran 1320 [19 Haziran 1904]; Ahmet İhsan (Tokgöz), «Ziya-i Elim. Merhum Şemsettin Sami Bey», Servet-i Fünun, 27 (687), 10 Haziran 1320 [23 Haziran 1904], pp. 162-164; «Ziya- i Azim», Sabah, 6 Haziran 1320 [19 Haziran 1904]. 25. Levend (Agah Sirri), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri, Ankara: Türk Tarih Kurumu, 1960, p. 219. See for example: Veled Çelebi, «Lisanımızın Esaslan ve Şemseddin Sami Bey», Resimli Kitap, 1 (4), 1 Eylül 1324 [1908], pp. 24-29; Cella Sahir (Erozan), «Lisanımız - I», Servet-i Fünun, 37 (951), 13 Agustos 1325 [26 August 1909], pp. 227-230; and Ömer Seyfeddin, «Osmanlıca Değil, Türkçe», Türk Sözü, (5), 8 Mayıs 1330 [1914], pp. 33-35. In one of the magazines of the Turkism in this period, Genç Kalemler, in March 1912, Sami, as a “true scholar of language” was given as an example for someone determining the rules of the “new language”. (Reprinted in modern Turkish in Parlatır (İsmail), Çetin (Nurullah) Genç Kalemler Dergisi, Ankara: AKDTYK / Türk Dil Kurumu, 1999, p. 404.) In the next issue of this magazine, Sami's article on «Our Language and Literature» was reprinted, to show that the rules for and the revisionist approach towards Turkish that were advocated by this magazine had already been introduced by Sami. (Reprinted in modern Turkish in ibid., pp. 421-426.) 26. See Enver Koray, «Preface», in Abdurrahman Şeref Efendi, Tarih Muhasebeleri, Ankara: Kültür ve Turizm Bakanlığı, 1985 [1917-1918], p. 3.

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27. Abdurrahman Şeref Efendi op. cit, p. 273. 28. A thorough and systematic analysis of each of these books and articles will be taken in the later version of this work. Here I will mention every of them and give more information about the content of some. It is here more important to show the common points in these works that served the construction of the myth of a “Turkist Sami”. 29. For the “state policy” of the Kemalist regime about history and historiography, see Behar (Büşra Ersanlı), İktidar ve Tarih, İstanbul, 1992. 30. His article in the magazine Turk in 1904 has been accepted as the first manifest for the Turkish political nationalism by scholars. 31. Akçuraoğlu (Yusuf), Türkçülük ve Dış Türkler, İstanbul: Toker, 1990 [1928], pp. 82-83. 32. Ibid., p. 85. 33. See for example Levend (Agah Sırrı), Şemsedin Sami(op. cit.), p. 151. 34. Gökalp (Ziya) Türkçülügün Esasları, İstanbul: Kültür Bakanlığı, 1976 [1923], pp. 1-11. 35. For a collection of the articles on the question of alphabet reform in the Turkish press of that period see: Yorulmaz (Hüseyin), ed., Tanzimat'tan Cumhuriyet'e Alfabe Tartışmaları, İstanbul: Kitabevi, 1995. For the history of the Turkish “alphabet revolution [reform]” see: Özerdim (Sami N.), Harf Devriminin Öyküsü, Ankara: Ankara Üniversitesi Basımevi, 1962; Levend (Agah Sırrı), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri (op. cit.); Ülkütaşır (M. Şakir), Atatürk ve Harf Devrimi, Ankara: Türk Dil Kurumu, 1981; and Şimşir (Bilal N.),Türk Yazı Devrimi, Ankara: Türk Tarih Kurumu Basımevi, 1992. 36. See for example: Va[la]-Nu[rettin], «Akşamdan Akşama: Dil Kurultayı ve Şemseddin Sami», Akşam, 28 Eylül 1932. For the history of the Turkish language reform in general, see: Levend (Agah Sırrı), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri (op. cit.). For collections of the documents and press articles of this period on the language reform see: Korkmaz (Zeynep), Atatürk ve Türk Dili. Belgeler, Ankara: AKD-TYK / Türk Dil Kurumu, 1992; and Korkmaz (Zeynep), Atatürk ve Türk Dili 2. Atatürk Devri Yazarlarının Türk Dili Hakkındaki Görüşleri (Gaştelerden Seçmeler), Ankara: AKDTYK / Türk Dil Kurumu, 1997. 37. Levend (Agah Sırrı), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri (op. cit.), pp. 407, 422. 38. Dağlıoğlu (Hikmet Turhan), Şemsettin Sami Bey Hayatı ve Eserleri, İstanbul: Resimli Ay Matbaası, 1934, p. 9, n. 2. 39. Levend (Agah Sırrı), Şemsedin Sami(op. cit.). 40. Yerguz (İsmail), Şemsettin Sami, Yaşamı Sanatı, Yapıtları, İstanbul: Engin Yayıncılık, 1997. 41. One is from Kudret (Cevdet), Abdülhamit Devrinde Sansür, İstanbul: Milliyet, 1977; and the other from Levend (Agah Sırrı), Şemsedin Sami(op. cit.). 42. Tural (Şecaattin), Şemsettin Sami, İstanbul: Şule, 1999. 43. Below I will discuss the content of these selections to expose the selective perception of the authors. 44. Dağlıoğlu (Hikmet Turhan), op. cit., p. 4. 45. Ibid., p. 42. 46. Ibid., p. 43. 47. Ibid., p. 59. 48. Levend (Agah Sırrı), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri (op. cit.), pp. 130-134 & passim. 49. For this discussion see below. 50. Levend (Agah Sırrı), Şemsedin Sami(op. cit.), pp. 114-120, 146, 148. 51. Ibid., p. 148. 52. Ibid., p. 150. 53. Ibid., pp. 150-151. 54. For the reprint of the “preface” see: Ibid., pp. 172-185, and for the article mentioned, see: Ibid., pp. 152-157.

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55. Ibid., p. 151. 56. Ibid. 57. Çalık (Etem), Şemseddin Sami ve Medeniyet-i İslamiyye, İstanbul: İnsan, 1996, pp. 87-139. 58. Ibid., pp. 100-104, 104-106, 106-111. 59. Ibid., pp. 79-85. 60. Ibid., p. 85. 61. Ibid., p. 70. 62. Ibid., p. 204. 63. Yerguz (İsmail), op. cit. 64. Ibid., pp. 7-11. 65. Tural (Şecaattin), op. cit., pp. 13-64. 66. Ibid., p. 17. 67. Ibid., p. 28. 68. Ibid. 69. Akün (Ömer Faruk), «Şemsettin Sami», İslam Ansiklopedisi,Eskişehir: Anadolu Üniversitesi Güzel Sanatlar Fakültesi, 11, 1997 [1968], pp. 410-422. 70. Ibid., p. 412. 71. As a representative example of the mainstream Turkish historiography see: Karal (Enver Ziya), Birinci Meşrutiyet ve İtibdat Devirleri (1876-1907), Ankara: Türk Tarih Kurumu Basımevi, 8, 1995. 72. Tanpınar (Ahmet Hamdi), Edebiyat Üzerine Makaleler, İstanbul: MEB, 1969 [1997]; Enginün (İnci), Yeni Türk Edebiyatı Araştırmaları, İstanbul: Dergah, 1991; Has-Er (Metin), Tanzimat Devri Türk Romanında Kadın Kahramanlar, Ankara: Atatürk Kültür Merkezi Başkanlıgi, 2000; Banarlı (Nihad Sami), Resimli Türk Edebiyat Tarihi, 2 vols., Ankara: Milli Eğitim Basımevi, 1998; Kaplan (Mehmet), Türk Edebiyatı Üzerinde Araştırmalar 2, İstanbul: Dergah, 1999; Esen (Nüket), Türk Romanında Aile Kurumu (1870-1970), İstanbul: Boğaziçi Üniversitesi Matbaası, 1990; and İsmail Habib,Edebi Yeniliğimiz 2, İstanbul: Devlet Matbaası, 1930-1932. 73. Selim Nüzhet [Gerçek], Türk Gazeteciliği, İstanbul: Devlet Matbaası, 1931; and Özdem (Ragıp) «Tanzimattan Beri Yazı Dilimiz. Fikri Nesir Dilimizin Gelismesi. (Gazete, Mecmua ve Tamimi Kitap Dili)», in Tanzimat. 100. Yıldönümü Münasebetiyle, İstanbul: Maarif Matbaası, 1940. 74. Sevengil (R. Ahmet), Türk Tiyatrosu Tarihi, Meşrutiyet Tiyatrosu, İstanbul: Milli Eğitim Bakanlığı, 4, 1962; Akı (Niyazi) XIX. Yüzyıl Türk Tiyatro Tarihi, İstanbul, 1963; Menemencioğlu (Nermin), «The Ottoman Theatre 1839-1923», Bulletin, 10 (1), 1983, pp. 48-58. 75. Levend (Agah Sırrı), Türk Dilinde Gelişme ve Sadeleşme Evreleri (op. cit.); Ülkütaşır (M. Şakir), op. cit.; Şimşir (Bilal N.),op. cit.; Korkmaz (Zeynep), Dil İnkılabının Sadeleşme ve Türkçeleşme Akımları Arasındaki Yeri, Ankara: Türk Tarih Kurumu Basımevi, 1985; and Dizdaroğlu (Hikmet), ed., Dilcilere Saygı, Ankara: Türk Dil Kurumu, 1966. 76. Mardin (Şerif), Yeni Osmanlı Düşüncesinin Doğuşu, İstanbul: İletişim, 1996; Mardin (Şerif), Jön Türklerin Siyasi Fikirleri 1895-1908, İstanbul: İletişim, 2000; and Ülken (Hilmi Ziya), Türkiye'de Çağdaş Düşünce Tarihi, İstanbul: Ülken, 1992. 77. Şimşir (Bilal N.),op. cit., p. 41. Interestingly, the author does not mention Sami's influence on Turkish alphabet reform movement in the later years. 78. Ahmed Rasim, Matbuat Hatıralarından, Muharrir, Şair, Edib, İstanbul: Tercüman, 1001 (141), 1980 [1924], p. 49; Tokgöz (Ahmet İhsan), Matbuat Hatıralarım, İstanbul: İletişim, 1993, p. 34; and Tanpınar (Ahmet Hamdi), op. cit., p. 577. 79. Ahmed Rasim, op. cit, pp. 16 (n. 1), 76-77; Abdülhak Hamid, Abdülhak Hamid'in Hatırları, İstanbul: Dergah, 1994. 80. Buda (Aleks), Uçi (Alfred), Dodi (Anastas), eds., Fjalor enciklopedik shqiptar, Tiranë: Akad. e Shkencave e RPSSH, 1985.

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81. Çollaku (Shaban), «Frashëri, Sami (1850-1904)», in Buda (Aleks), Uçi (Alfred), Dodi (Anastas), eds., op. cit., p. 290. 82. Pëllumbi (Servet), Spahiu (Fiqret), Fjalor i Filozofisë, Tirane: 8 Nëntori, 1974, p. 108. 83. Osmani (Shefik), Fjalor i Pedagogjise, Tiranë: 8 Nëntori, 1983. 84. Grillo (Odhise), Lexikon Shkrimtarët Shqiptar per Fëmijë (1872-1995), Tiranë: Botimet Enciklopedike, 1997, p. 64. 85. It was published as an organ of the “Association of Publishing of Albanian Writings” (founded in 1879) and printed in “Istanbul alphabet” that was developed by Sami himself. See: Kondo (Ahmet), «Kontributi i Revistës “Drita-Dituria”, për Përhpjen e Ideve Kombëtare dhe të Njohurive Shkencore», Studime Historike, (3), 1970; Kondo (Ahmet), «Drita»-» Dituria» (1884-1885), Tiranë: Shtepia Bot. i Librit Politik, 1972; Dilaver (Sadikaj), «A. Kondo: “Drita”-“Dituria” (1884-1885)», Studime Historike, (1), 1974; and Fshazi (Falma), «Istanbul'da İlk Arnavutça Dergi: “Drita” ve “Dituria”, (Osmanlı'da bir Arnavutça Derginin Macerası)», Mütefferrika, (21), 2002. As mentioned above, Sami's role in the publication of this newspaper, and his articles there are neglected in the Turkish historiography. 86. Frashëri (Sami Bey), Besa, Drame me ghashte pamje, prej Sami Bej Frashërit, Shqiperuar nga Turqishtjaprej Ab. A. Ypi Kolonja, Sofia: Mbrothesia, 1901. 87. For some examples see: Toska, (2), October 1901, p. 13; Koha, 21 April 1921, p. 4; Dielli e flamuri, 13 January 1911, p. 4; and Dielli, 15 February 1912, p. 3 (all cited by Jorgaqi (Nasho), «Bibliografi për Letërsinë Shqipatre të Rilindjes Kombëtarë (1836-1977)», Studime Per Letersine Shqiptare I. Probleme të letersise shqiptare të Rilindjes Kombëtare, Tiranë: Akademia e Shkencave e Rps të Shqiperisë, Instituti i Gjuhësisë dhe i Letërsisë, 1981, pp. 628-629). 88. For the list of these publications see: Bakiu (Zyber Hasan), kruja, Bibliographi e zgjeruar e veprare të Sami Frashërit, Tiranë: Shtepia Botuese 8 Nentori, 1982, pp. 139-140. 89. See: La Nazione Alabanese, 15 April 1905; and Drita, 15 October and 15 November 1907. 90. For some examples see: La Nazione Alabanese, 30 May 1899, p. 8; and 31 March 1900, pp.-5-6. 91. See: La Nazione Alabanese, 30 June 1904 and 15 July 1904 (by L. Gurakuqi); Drita, 14 June 1904; and Kalendari Kombiar, 1905, pp. 30-31. 92. Both Abdyl and the other brother, Nairn, who was an active participant of the later struggle of the Albanian intellectuals for cultural nationalism, were very much praised by the people in Albania and by the intellectuals in diaspora. 93. Sadiku (Riza), Hasan Kaleshi Jeta dhe Vepra, Shkup: Focus, 1996, p. 234. («Këshiltar i shtetiti i vëllai i Naimit, por më pak patriot se ky i fundit. Ka botuar një gramatikë shqipe.») 94. For the activities of Albanian nationalists in diaspora see: Teuta (Hoxha), Nuro (Kujtim), Nika (Arta), Bubsi (Almira), Shoqëritë Patriotike Shqiptare Jashtë Atdheut për Arsimin eKulturën Kombëtare 1879-1912, Tiranë: 8 Nëntori (without date); Dodani (Vissar), Memoriet e Mija. Kujtime Nga Shvillimet e Para e Rilindjes të Kombit Shqipetar Nde Bukuresht, Albania: Constantza, 1930; Maksutovici (Gelku), «Kontribute të Reja për Njohjen e Shtypit shqiptar në Rumani», Gjurmime albanologjike, Seria e shkencave historike, 1, 1971; Bala (Vehbi), «Lidhjet Kulturore Shqiptare – Rumune», Buletini shkencor i universitetit të larte pedagogjik, Numer i Pojaçem, 1964; Bala (Vehbi), «Shtypi shqiptar ne Rumani», Rev. Shkenc. Inst. Pedag. Dyvjeç. Shkode, 1, 1964; Dërmaku (Ismet), «Mbi Veprimtarinë Politike-Kulturale të Shqiptarëvet në Rumani Gjatë Rillindjes Shqiptare», Vjetar i Arkivit të Kosovës, 2-3, 1966-1967 [1970]; Dërmaku (Ismet), «Veprimtaira Kulturo- Arsimore dhe Patriotike e Kolonisë Shqiptare në Konstancë (Rumani) në Fund të Shek, XIX dhe në Fillim të Shek, XX. Shkolla Fillore Shqipe “Drita, (1905-1908)” dhe Rëndësia e Saj», Vjetar i arkivit të Kosovës, 1983; Dërmaku (Ismet), «Disa Dokumente Përkitazi Me Aktivitetin e Shoqërive ,Drita’ dhe, Dituria’ të Bukureshtit 1886-1896», Vjetar i Arkivit të Kosovës, 18-19, 1982-1983 [1984]; Sokollova (Bojka), «Roli i Kolonisë Shqiptare të Sofjes për Zhvillimin e Letersisë shqipenë Kohën e Rilindjes», Seminari mbi kulturën shqiptare për të huaj, 4, 1978; Abdyli (Ramiz), «Dr. Ismet Dermaku: Rilindja Kombëtare Shqiptare dhe Kolonitë Shqiptare të Mërgimit në Rumani dhe në

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Bullgari, Enti i Mjeteve dhe i Teksteve shkollore të KSA të Kosovës, Prishtinë, 1983, 457», Vjetar i Arkivit të Kosovës, 18-19, 1982-1983 [1984]; and Bylykbashi (Ymer), «Nga Fondi i Periodikut të Arkivit të Kosovës Gazeta e Perdyjavshme, Drita’ e Sofjes», Vjetar i Arkivit të Kosovës, 16-17, 1980-1981 [1983]. 95. See for example Sadiku (Riza), op. cit., p. 214. 96. As representative examples of the mainstream Albanian historiography see: Polio (Stefanaq), et al., Historia e Shqipërisë, vëllime II (Vitet 30 të shek. XIX-1912), Tiranë: Akad. e Shkencave e RPS të Shqiperise / Inst. i Historise, 1984. See also Frashëri (Kristo), The History of Albania (A Brief History), Tirana, 1964; and Puto (Arben), Pollo (Stefanaq), The History of Albania. From its Origins to Present Day, London: Routledge / Kegan Paul, 1981. 97. Myzyri (Hysni), Shkollat e Para Kombetare Shqipe (1887- korrik 1908), Tiranë: 8 Nentori, 1978; Myzyri (Hysni), Mësonjëtorja e Parë Shqipe e Korçes, Tiranë: Shtëpia Botuese e Librit Shkollor (Institutit ë Studimeve Pedagogjike), 1987; and 100 Vjetori i Mësonjëtores së Parë Shqipe të Korçës, 7 Mars 1887-1987, Tiranë: Instituti i Studimeve Pedagogjike, 1987. 98. Buda (A.), Domi (M.), Polo (S.), Prifti (K.), Samara (M.), Alfabeti i Gjuhes Shqip dhe Kongresi i Manastirit, Tiranë, 1972; Osmani (Tomor), Udha e Shkronjave shqipe, Histori e alfabetit, Shkodër: Universiteti i Shkodrës «Luigj Gurakuqi» Sektori Shkencor i Albanologjisë, 1999; Hoxha (Ibrahim D.), Nëpër Udhën e Penës Shqiptare, Nga Historiku i ABC- së dhe i Shkrimit Shqip, Tiranë: Shtëpia Botuese e Librit Shkollor (Institutit ë Studimeve Pedagogjike), 1986; and Jahaj (Idajet), Kur Çelnin Shkronjat, Tiranë: Botimet Toena, 2000. 99. Shpuza (Gazmend), «Vëllezërit Frashëri në Prag të Lidhjes Shqiptare të Prizrenit», Nentori, (6), 1968; Xoxi (Koli), Lidhja Shqiptare e Prizrenit, Tiranë, 1978; Frashëri (Kristo), Lidhja e Prizrendit, Tiranë, 1956; Frashëri (Kristo), Rilindja Kombetare Shqipatre. Me rastin 50 vjetorit të shpalljes se Pavaresise Kombetare 1912- 28 Nendor – 1962, Tiranë: Naim Frashëri, 1962; Prifti (Kristaq), Lidhja Shqiptare e Pejes. Levizja kombetare 1896-1900, Tiranë: Akad. e Shkencave e RPS të Shqiperise (Inst. i Historise), 1984; and Pollo (Stefanaq), Në Gjurme të Historise Shqiptare 1, Tiranë: Akedemia e Shkencave e RPS të Shqiperise (Instituti i Historise), 1990. 100. Zelka (Luan), Në Mbrojtje të Kombit, Tiranë: Botimet Toena, 1999; Fshazi (Falma), art. cit.; Maksutovici (Gelku), art. cit.; Daka (Palok), «Bibliografi Retrospektive e Shtypit Periodik Shqiptar e Mbi Shqipërine e Viteve 1848-1944 (I. 1848-1908)», Studime Historike, (3), 1971; and Daka (Palok), «Bibliografi Retrospektive e Shtypit Periodik Shqiptar e Mbi Shqipërine e Viteve 1848-1944 (II. 1909-1919)», Studime Historike, (4), 1971. 101. Samara (Miço), Formimi i Gjuhes Letrare Kombetare Shqipe, Tiranë: Shtepia Botuese Librit Universitar, 1989; Bihiku (Koço), A History of Albanian Literature, Tirana: 8 Nentori, 1980; Oosja (Rexhep) Historia e Letërsisë shqipe Romantizmi, Tiranë: Botime Toena, 2000; and Shuteriqi (Dhimiter S.), Bihiku (Koco), Domi (Mahir), Bala (Vehbi), Kodra (Ziaudin), Sako (Zihni), Historia e Letërsisë Shqipe II, Letersia Shqip e Rilindjes Kombitare, Tiranë: Instituti i Historise dhe i Gjuhesise, 1960. 102. Polio (Stefanaq), Pulaha (Selami), eds., Akte të Rilindjes Kombëtare Shqiptare, 1878-1912 (Memorendume, vendime, protesta, thirrje), Tiranë: Akedemia e Shkenceve e RPS të Shqipërise, Instituti Historisë, 1978; Prifti (Kristaq), ed., Lidhja Shqiptare e prizrenit ne Dokumentete osmane 1878-1881, Tiranë: akad. e Shkencave e RPS të Shqiperise (Inst. i Historise), 1978; Haskaj (Zihni) ed., Mendimi politik e shoqeroro i Rilindjes kombetare shqiptare. (Permbledhje artikujsh nga shtypi), vol. 1, Tiranë: Univ. i Tiranes, Inst. i Historise dhe i Gjuhesise, 1971; Mile (Ligor), ed., Shqiperia ne vitet e Lidhjes Shqiptare të Prizrenit, (Dokumente arkivash franceze), vol. 1, Tiranë: Akad. e Shkencave e RPS të Shqiperise (Inst. i Historise), 1978; Mile (Ligor), ed., Shqiperia ne vitet e Lidhjes Shqiptare të Prizrenit, (Dokumente arkivash franceze), vol 2, Tiranë: Akad. e Shkencave e RPS të Shqiperise (Inst. i Historise), 1986; and Teuta (Hoxha), Nuro (Kujtim), Nika (Arta), Bubsi (Almira), op. cit. (For two such collections published in Kosovo, see: Rexha (Illijaz), Lidhja e prizrenit ne dokumente osmane [1878-1881], Prishtine: Arkivi i Kosoves, 1978; and Rizaj (Skender), ed., Lidhja Shqiptare e

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prizrenit ne Dokumentete angleze (1878-1881), Prishtine: Arkivi i Kosoves, 1978; for the most recent one published in Albania see: Gaçe (Bardosh), Lëvizja Kombetar në Vlorë (1878-1912), Tiranë: Botimet Toena, 1999.) 103. Reso (Esat), Pikepamjet filozofike, politike dhe shoqerore të Sami Frashërit, Tiranë: 8 Nentori, 1980. 104. Reso (Esad), Sami Frashëri, Pikëpamjet Filozofike, Shqoqërore dhe Politike, Tiranë: Naim Frashëri, 1962. 105. Ibid., p. 9. 106. Because of his attitude towards the gender question Sami has been praised also in the Turkish historiography for being “modem”, which can be read as “progressive” in the Albanian historiography. 107. Xholi (Zija), Sami Frashëri, Jeta dhe Veprat, Tiranë, 1978, p. 69. 108. Ibid., p. 7. 109. Xholi (Zija), Mendimtare të Rilindjes Kombetare, Tiranë: Shtepia Botuese 8 Nentori, 1987, pp. 287-352. 110. Ibid., p. 327. 111. Çollaku (Shaban),Mendimi iluminist i Sami Frashërit, Tiranë: Akademia e Shkencave e RPS të Shqiperise (Insituti i Historise), 1986. 112. Ibid., p. 294. 113. Ibid., p. 291. 114. Ibid., pp. 295-296. 115. Dedja (Bedri), «Mbi mendimin pedagogjik të rilindjes (Sami Frashëri)», Revista Pedagogjike, (3), 1974. 116. Xholi (Zija), «Sami Frashëri – Mendimtari, Gjuhëtari e Athetari i Shquar Shqiptar (1850-1904)», Gjuha Jonë, 4 (1), 1984. 117. Shpuza (Gazmend), art. cit. 118. Frashëri (K.), «Sami Frashëri», Buletin për Shkencat Shoqërore, (1), 1955. 119. Frashëri (Kristo), «Shemseddin Sami Frashëri – Ideolog i Lëvizjes Kombëtare Shqiptare», Studime Historike, (2), 1967. 120. Büyük Larousse (op. cit.), vol. 7, 1986, p. 4284. I would like to express my thanks to Ekrem Çakiroğlu of Tarih Vakfı Yurt for informing me of this laughable mistake. 121. Cohen (Paul A.), op. cit, p. 213. 122. Levend (Agah Sırrı), Şemsedin Sami(op. cit.), pp. 143-151. 123. For two of these books see Frashëri (Kristo), The History of Albania (op. cit.); and Puto (Arben), Pollo (Stefanaq), op. cit., the latter being translated from French. 124. Trix (Frances), «The Stamboul Alphabet of Shemseddin Sami Bey: Precursor to Turkish Script Reform», International Journal of Middle East Studies, (31), 1999, p. 256. 125. Kushner (David), Türk Milliyetçiliginin Doğusu, İstanbul: Fener, 1998. 126. Landau (Jacob M.), Pantürkizm, İstanbul: Sarmal, 1999. 127. For such information in different studies see: Swire (J.), Albania the Rise of a Kingdom, New York: Richard R. Smith, 1930, p. 63; Norris (H. T.), Islam in the Balkans: Religion and Society between Europe and the Arab World, London: C. Hurst & Co, 1993, pp. 163, 166, 188; Bartl (Peter), Albanien. Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, München: Südosteuropa Institut / Verlag Friedrich Pustet Regensburg, pp. 94-114, 284; Duijzings (Ger), Religion and the Politics of Idendity in Kosovo, London: Hurst & Co, 2000, p. 165 (n. 10), 167 (n. 13); Bartl (Peter), Milli Bağımsızlık Hareketleri Esnasında Arnavutluk Müslümanları (1878-1912), İstanbul: Bedir Yayınevi, 1998 [1968], pp. 230-237; Elsie (Robert), History of Albanian Literature, vol I & II, Boulder: Colombia University Press, 1995, pp. 241-248, 693-696; Vickers (Miranda), The Albanians. A Modern History, London / New York: I. B. Taurus, 1995, pp. 44-45; and Skendi (Stavro), The Albanian National Awakeing, 1878-1912, Princeton: Princeton Univeristy Press, 1967, pp. 119-120, 166-169, 318.

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ABSTRACTS

As one of the most productive intellectuals of the late Ottoman Empire, Šemseddin Sami Frashëri (1850-1904) has been praised in both Turkish and Albanian historiographies in the twentieth century for his contributions either to Turkish or Albanian nation-building respectively. A self- taught linguist, novelist, journalist, encyclopaedist and lexicographer, it is revealing to discover that two different versions of his name have prevailed in the historiographies of the two countries: “Šemseddin Sami” in Turkey and “Sami Frashëri” in Albania. Although two other members of the Frashëri family (Abdyl and Naim) are accepted as two of the founders of Albanian nationalism by both sides, historians on each side have preferred to emphasize Sami's contributions to their own nation-building process and underestimate (or in the Turkish case even deny) his importance in the heritage of the other country. This article explores two different readings of Šemseddin Sami Frashëri as a historical figure – both of which mythologize him – through an examination of popular and academic historiographies in both countries. It aims at giving a short history of the processes by which Sami came to be mythologized as a 'national intellectual' in the historiography of socialist Albania (1945-1990) and modern Turkish historiography (from 1923 to the present). In particular, the discussion in the Turkish press of the 1940s and in subsequent academic studies refuting the claims of his Albanian nationalism is examined in order to show their categorical denial of a possibility that he could have been critical to the Turks and have advocated Albanian nationalism.

AUTHOR

BÜLENT BILMEZ Department of History, Yeditepe University, Istanbul, Turkey ([email protected])

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Nationalism in Construction: The Memorial Church of St. Sava on Vračar Hill in Belgrade

Bojan Aleksov

During the combat we all saw St. Sava, robed in white, and seated in a white chariot drawn by white horses, leading us on to victory.1

1 The role of St. Sava, whom the late Serbian Patriarch German praised as the “Sun of Serbian heaven” in Serbian oral tradition during medieval and Ottoman period was to always watch over Serbian people2. In many popular legends and folk tales he is the creator of miraculous springs, a master of the forces of nature with all features of a God who blesses and punishes. Often cruel in punishing and horrendous in his rage, St. Sava, has the features of a primitive pagan god and, though a Christian saint, in the eyes of popular culture he embodied a pre-Christian pagan divinity or the ancient Serbian god of the underworld3.

2 In the age of nationalism however, the Serbian cult of St. Sava acquired different tasks representing and reproducing, depending on circumstances, powerful images of national golden age, national reconciliation and unification and/or martyrdom for the Church and the nation. For more than a centurynow, a church dedicated to this saint is being built in Belgrade, aimed to epitomize and monumentalize these images. In my paper I will interpret the construction of St. Sava Church as an architectural illustration of Serbian nationalism encountering numerous political and ideological shifts of 's troublesome twentieth century. To do so I will attempt to unpack the narrative and images invoked by the Church and other protagonists in the construction. Furthermore, I intend to investigate and reveal political and ideological underpinnings of the institutions and personalities behind the construction, and finally, expose the distance between their objectives and realization.

3 Though envisaged as a place of worship, I will consider the Memorial Church of St. Sava as a national monument par excellence for several reasons. Firstly, it was initiated in line with the nineteenth century urge to erect monuments to commemorate important

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personages or patriotic events. Its protracted building continued to share the features of the erection of national monuments, which typically involve production / reproduction / manipulation of their meanings over time. Secondly, national protagonists involved in the construction wrap the motivation behind the project in religious symbolism, which is in line with Benedict Anderson's defining the content of nationalism by dominant cultural systems preceding it, religion being in this case the obvious precedent4. However, a closer historical scrutiny and contextualization unveil pragmatic politics aimed at mobilizing popular support behind religious symbolism. This is related to yet another similarity of St. Sava Church building to that of other modem national monuments and that is the involvement of persons and institutions for whom it is a purely secular matter, or the matter of modern secular nationalism. Finally, St. Sava Church achieved a place in the repertoire of national symbols and a status of a focus of not only religious but national rites and rituals.

4 In order to analyze the motives behind endorsing a church as a national monument I will draw on a wide array of “monument” studies as well situate and relate the construction of St. Sava Church to other national monumentali-zation projects in Europe5. Despite some obvious similarities, especially with Moscow's Church of Christ the Savior, the story of the St. Sava Memorial Church in Belgrade displays many unique features. They stem from this monument's peculiar context in the Serbian / Yugoslav history. More significantly, the construction of St. Sava Church stands out as an on- going process, a work-in-progress still open for insertion of new meanings.

5 The symbolism of St. Sava Church transformed from the visual emblem for the drive at unification of all Serbs at the turn of the twentieth century to the inter-war stress on the Serbian (pre)eminence in multiethnic Yugoslavia to post World War Two Communist suppression of its construction as the symbol of Serbian nationalism, whose revival it indeed represented in the 1980s, only to be abandoned in the 1990s as the nationalist project fell to disarray. In the following pages I will first look at how the cult of St. Sava evolved and the idea to construct a church as the national monument came into being. This decision required a thorough nationalization and sacralization of the chosen site. I will further focus on the debates about the design for the church that mirrored political divisions among the Serbian artistic and political elites. In the last part I will describe the vicissitudes that followed the never-ending construction and examine how they affected the building of St. Sava Church as a monument in reality and discourse.

Rising Up From the Ashes

6 St. Sava was born in 1169 as Rastko, the third son to Nemanja, ruler of Ras, the forerunner of the medieval Serbian State. As a young prince he ran away from the royal court to become a monk Sava on Mount Athos, a tale often told among the Serbs as the greatest example of self-sacrifice6. There he founded the first Serbian monastery and began his endeavors for which he later acquired the title of the first Serbian Illuminator / Enlightener7. With the remains of his father, the founder of the holy dynasty, Sava later returned to Serbia to reconcile an ongoing feud amongst his brothers. Conflicting sources speak of his influence in obtaining the crown for his brother Stephan from Pope Honorius III in 1217. What is historically more certain is that Sava secured autocephaly for the Serbian national Church from the enfeebled and

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exiled Byzantine Emperorand Patriarch in Nicaea, and became its first Archbishop. Moreover, St. Sava helped to restore Serbs, exposed both to Roman Catholicism and the Bogomil heresy, to the bosom of the Orthodox Church8. Upon his death, St. Sava was canonized together with his father in an act that, as historian Blagojević argues, gave the Serbian people saints«who had come from among their ranks and would in heaven be tireless protectors of the Serbian State, Serbian rulers, Serbian people and the entire patrimony»9.

7 During the four centuries long period of Ottoman domination, which began in the fifteenth century, St. Sava was central for both formal religion and traditional, oral culture, the two forces generally held responsible for keeping alive the national spirit of the Serbs. His miracle working body in the monastery of Mileševa was venerated by pilgrims who came from near and far to implore his intercession. When Serbs began a rebellion against the Turks at the end of sixteenth century, carrying banners with images of St. Sava, Sinan Pasha, an Albanian convert in Ottoman ranks, as some contemporary reports and subsequent tradition have it, decided to remove what was in his opinion the source of their inspiration. In 1594 or 1595, Sinan Pasha brought St. Sava's relics to Belgrade and according St. Sava's hagiographies, burned them on Vračar hill, its highest point, so that the rebellious Serbs in the Banat, across the Danube, could see the smoke and flames10. The exact circumstances however are less clear and the whole issue divided Serbian historiography over the last hundred years, with some even claiming that St. Sava's relics were not burned at all. For the Serbian Church and St. Sava cult promoters on the other hand, the burning of St. Sava relics acquired the outmost importance, through which the Saint gained a posthumous martyrdom, partaking symbolically in his people's suffering “under the bitter Turkish yoke”.

8 In fact, St. Sava posthumous cult when transmuted into legend and poetry during the Ottoman period figured him only in a stereotypical dichotomy of a saint-protector of Christian people versus the infidel Muslim-Turk, epitomized in the image of Sinan Pasha11. Among those responsible for bolstering the modern cult of St. Sava as a national hero, not least was the Catholic Habsburg Empress Maria Theresa, whose Empire became a refuge for many Serbs fleeing from the Ottomans. In 1776, she ordered the Synod of Serbian Bishops to proclaim St. Sava the sole “patron of Serbian people”, in an effort to reduce the number of feast days in the Serbian Church Calendar12.

9 The cult of St. Sava, as we know it today, finally began to emerge only at the beginning of the nineteenth century, at the dawn of the age of nationalism, parallel to the liberation struggles of the Serbs, when it, according to the Church historian, assumed the new role to «nourish national pride and flame the patriotism and readiness for sacrifice»13. Over the course of the nineteenth century, secular contents intermingled with religious celebration and national romanticism shifted the focus from ecclesiastical and religious rites to enlightenment ideas, the glorious Slav past and resistance to foreign culture and oppression. The feast of St. Sava left the churches where it originated to become a national school holiday, a celebration of the Serbian language, the Slav idea and a plea for the unification and liberation of Serbs from foreign domination. The cult was continuously enriched with new contents as St. Sava's preserved hagiographies were unearthed and reinterpreted. After Arsenije Teodorović in 1807, depicted St. Sava reconciling his two brothers over their father's relics, St.

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Sava's role as unifier became the single most exploited image in the narrative surrounding the cult14. National romanticism soon added the first figurative representations of the burning of St. Sava's relics by the Turks. The origins of the hymn «Uskliknimo s ljubavlju» (Let us sing out with our love to St. Sava), whose verses emphasize Serbian unity and renewal are less clear but by the middle of the century it became an unofficial national anthem. Other elements such as processions from churches to schools, performances where schoolchildren recited patriotic poems, and special St. Sava's sermon followed. In 1867, Vladan Đordević, a medicine student in Vienna and a future Serbian Prime minister reported: «from Pest to Peć [the seat of the Serbian Patriarchate], from Niš and Timok to the Adriatic sea, in all four countries where Serbian people live thorn apart from each other, and even in all countries and cities of Europe where only few Serbs gather, everywhere is celebrated St. Sava»15.

10 In the late nineteenth century, the veneration of St. Sava acquired additional significance under the direct influence of Russophiles and Slavophiles, whose chief proponent in Serbia was Belgrade Metropolitan Mihailo. Whereas the Holy See featured Cyril and Methodius, “Apostles of Slavs”, to strengthen the religious and ecclesiastical adherence of Catholic Slavs and, hopefully, win over those Slavs of the Byzantine rite, the Serbian Church raised the flag of St. Sava to awaken and assemble Serbs scattered in four countries and under diverse ecclesiastical jurisdictions16. The campaign for ecclesiastical and national adherence waged in Ottoman Kosovo and Macedonia engaged fully both the Church and the State and one of the most importance auspices under which it was conducted was the Association of St. Sava, formed in 1886 in Belgrade17. At the same time, students of Prizren seminary, the first Serbian seminary founded in the area under the Ottomans, christened their association with St. Sava's secular name “Rastko”, emblematically blurring and superceding the division between the religious and secular under national imperatives.

11 In such an overwhelmingly nationalist political atmosphere in Serbia, Metropolitan Mihailo was charged, in 1895, to head the Committee made up of Serbia's foremost citizens for the construction of a church on Belgrade's Vračar Hill, dedicated to the memory of the greatest Serbian saint, Enlightener and Unifier. The idea to build the church on that very spot, where three hundred years earlier Sinan Pasha scattered the ashes of Saint Sava finally became a reality. The Construction Committee sent out a rousing appeal to the Serbian people for funds describing the building of the church on the hill where the saintly ashes were scattered as paying due respect to St. Sava and coming to terms with ancestors, without which the present and future community of St. Sava's descendants could not live in harmony and prosper18. In her study on The Political Lives of Dead Bodies, Verdery, though focusing on Serbia, overlooks the greatest Serbian cult of all, in which the “need” of a dead body to get a “proper burial” acquires a new dimension19 The sacralization of space or its transformation from the profane to the “other-worldly” is, as Philip Aries has shown, closely linked to the presence of the dead, burial grounds or cemeteries20. It was St. Sava himself who, by bringing back his father's body, fostered this belief, so central to Serbian medieval thought, that the welfare of the kingdom was dependent on its possession of the miracle-working relics of its holy founder21. But the relics of St. Sava had been burned so the spreading of ashes performed this task, adding a new dimension to Verdery's study on the political meaning and role played by bones. In St. Sava's hagiography and numerous accounts developed thereafter, St. Sava's ashes were taken by the wind and spread, consecrating the soil wherever his cult was maintained or wherever Serbs lived, dispersed by

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numerous migrations. The flames that arose also acquired mythical meaning, becoming the «Serbian spiritual hearth» and eternal fire (torch) «that gave us warmth, home and spirit»22. The body did not turn into dust but into light that, according to an article written in the 1980s, «for 390 years warmed the Serbian heart, helping it to keep its national essence, its faith, its language, its Christian Orthodox, its Saint Savaian being»23. The actual site was transformed and «the Church grew out of the martyred / suffering dust of St. Sava on Vračar hill» as Metropolitan Amfilohije described24. In line with Verdery's observations on other examples, nationalism here manifests itself in a kind of ancestral worship, which is why Anderson suggested treating nationalism as if it belonged with “kinship” and “religion”, rather than with any other modern ideology25.

12 Still, before the construction could proceed there were a series of important practical and symbolic actions made in order to prepare the ground for construction or the sacralization and nationalization of the site.

13 The search for the precise site where the relics had been burned began, long before, shortly after the Serbia's liberation from the Turks and the establishment of its semi- independence in 1830s. When in 1844, the Ministry of Education officially demanded from Metropolitan Petar, information about the exact whereabouts of the cremation, he warned that «it would be sinful to accept a spot merely according to people's guesses»26. It was not until a littleknown priest from Belgrade, made a thorough search in 1878, and reported to Metropolitan Mihailo, a location in Vracar that supposedly had a small church destroyed by the Turks in 1757, which was, according to people who lived nearby, always spared from hail. Furthermore, he explained to the Metropolitan that the inhabitants did not want to admit this earlier because they feared the Prince would immediately claim the land and they would be moved somewhere further away [sic]. It seems that earthly concerns such as the elevation and visibility of the plateau of Vračar and ready available land for construction played a decisive role in the Metropolitan's decision to accept this location, despite the aforementioned warning of his predecessor. As for the exact year when St. Sava's relics were burned, the Construction Committee asked the Serbian Royal Academy of Sciences for help. The Academy's historians judged that it took place in 1894, but the Metropolitan and the Church nevertheless opted for 1895, since the year suggested for commemoration already passed by and 1895 was anyhow previously commonly thought to be the year when the burning of relics occurred27.

14 The next important act was the renaming of the surrounding area which was called Englezovac (Englishtown) at the time, owing its name to the wealthy and influential businessman Mackenzie, actually a Scotsman, who owned most of it28. A group of citizens gathered as “The Society for the Embellishment of Vračar” on March 31, 1894 to solve this problem and suggested to the City Council the renaming of Englezovac to [Sava's Hill]29. The distinguished participants of the meeting thought it «a shame for the Serbian capital that a whole district be called Englezovac» and unconceivable that a national shrine lies on foreign property. Eventually Mackenzie contributed around eight thousand square meters of his land for the cause. As he died before legal formalities were completed, this decision befell his heir, a devout Protestant preacher, Gratan Guinness, who assured that their English names were inscribed in the list of Great Benefactors, right after the members of Royal family and

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senior Church dignitaries30. Finally, to paraphrase Antony Smith, Vračar landscape became a sacredscape and ethnoscape31.

15 In 1895, the Committee first built a small church near the spot of the future Memorial Church – the so-called Forerunner Church – and only collected funds until 1904, when it initiated the first competition for the future church, marking one hundredth anniversary of the First Serbian Uprising against the Turks. Most of Serbs still lived outside of Serbia's borders, and many of them still lived under Turks. Thus the choice when to start the construction, its prominent location and envisaged extensive physical layout of the Church indicated from the beginning intentions beyond the religious; its dominance and immensity was to impress and accentuate the Piedmontian role of Serbia in the unification of Serbs. This coupling of the secular and religious dimensions set irreversibly the future position of the Vračar Hill Church in the visions of national monumentalization advanced by ecclesiastic and State hierarchy as well as lay builders of the nation. At that time, other European capitals had large churches inherited from the past or built in the second half of the nineteenth century when they also acquired the function of a national shrine. The erection of national monuments and the commemorative events surrounding them became an established factor in stimulating loyalty to existing institutions and the State. But belated at its start, the pace and profile of the never ending construction on Vračar Hill was throughout the twentieth century disturbed by tragic historical events and even more so by contesting political visions of its symbolism for Serbia.

Byzantium Lost

16 After years of weak response from both the people and State institutions in collecting funds and turbulent events that included a bloody dynastic coup, the Construction Committee finally announced a competition for church design in 1905. Given that there was a lack of competent experts in Serbia to judge the architectural submissions for the new church, the Committee engaged the Art Academy of St. Petersburg for this task. Article Two of the competition announcement clearly stated that «the church should be a respectable monument of Serbian gratitude, paying a due respect to this great and cherished saint and patron of Serbian schools; it should be monumental in size and in the Serbo-Byzantine style»32. Agreeing to the notion of a free competition for the project, the committee imposed one major condition on the style, although Church dogma does not envisage a single style but only demands a distinct position and spatial direction of church33. Why was this style so important?

17 Serbian Church architecture and painting in the eighteenth century abandoned its traditional Byzantine style and leaned towards contemporary European or more precisely Central European artistic trends found in the Habsburg monarchy34 The Cathedral of Belgrade built in 1841 with its neoclassical style facades and a Baroque bell-tower became the chief achievement and symbol of this new architectural style. It was not until the historicism of the Romantic era brought to the fore the search for the medieval heritage. This task befell the disciples of Viennese Professor Teophil Hansen, who in the 1880s launched a so-called neo-Byzantine style, which represented a trendy historicist eclecticism based rather artificially on elements of Byzantine, Islamic and medieval Romanic architecture35. Though they introduced a Byzantine ordering of space, their designs had little to do with Serbian medieval churches.

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18 At the same time, the nationalist campaign in the still Ottoman Kosovo and Macedonia, carried out by the St. Sava association among others, brought about the (re)discovery of Serbian medieval churches in these areas, notably the church of monastery Gračanica near Priština. The desire to revive the glorious medieval past and furnish Serbia with its own national style in art, was further misled by the misconceptions of the French art historian Millet ascribing Gračanica to the Serbian national genius and characterizing it as the national monument of Serbian architecture under Byzantine influence36. Thus the notion of Serbo-Byzantine style arose, a style of architecture dominant in Serbia during the reign of King Milutin at the beginning of the fourteenth century with the Gračanica as its archetype37. Out of all spheres of art, the ecclesiastical architecture made the most radical break with European trends, which it abandoned for the sake of a revived Serbian-Byzantine style, regarded as a pure manifestation of the Serbian national spirit. The ascension of this style to the level of undisputed architectural genre was clearly underpinned by a dual imperative to celebrate simultaneously both an ancient and an emerging State38. The ideology of national regeneration translated into the language of architecture rejected European influences and proclaimed a return to medieval Serbian golden age.

19 However, in what was only the first of many difficulties to characterize future construction, the Russian jury informed the Committee that none of the five projects submitted had satisfied the conditions set forth, and considering the importance of the Church it could not suggest any to be put forward for execution39. Although the Orthodox hierarchy in Russia at that time still supported the historicist designs of the nineteenth century, the jury was probably looking for something innovative. Within semiofficial artistic circles, the need to revive church architecture was seriously discussed40. Still, despite the fact that the projects submitted by Serbian architects were far from the envisaged criteria and that ultimately the jury failed to select a plan, the architectural style and scale, important symbolic and ideological steps in building the church as a National Monument were set. The Serbo-Byzantine style deployed representations of the past aimed to justify the nationalist expansionism of the present.

20 However, the Balkan wars and the Great War brought the project to a standstill for many years. It was only in 1919, that the work of the Committee was reinitiated under the presidency of the newly elected Patriarch Dimitrijeand the protection of King Aleksandar, of newly created Kingdom of Serbs, Croats and Slovenes (Yugoslavia from 1929). The Patriarch insisted that the old plans were irrelevant and that a plan should be developed to reflect the contemporary situation of the Serbian people and State, and to commemorate Serbian achievements of the period. After years of debate, the Committee decided to launch a new competition in 1926, which reiterated some of the previous conditions: «the church should be elevated; it should be of monumental proportions and accommodate 6 000 people», while the style was again un-precisely defined as «in the spirit of old Serbian architecture»41. This time however, the local jury, comprised of the most prominent public figures and renowned architects and civil engineers, deemed the submitted projects as unsatisfactory. Nevertheless, the intellectual and political atmosphere of the period soon determined what the jury could not.

21 In the new Yugoslav State, the Serbian Church lost much of its privileged position and had to accommodate to religious pluralism. Even though all Orthodox Serbs finally rallied in one State headed by their Monarch, the need for an integrative and bonding

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nationalist ideology had not receded. The Serbian Church had to assemble dioceses, which were under five different jurisdictions, each claiming a well-established and distinct tradition, modes of administration and political ideas. No less difficult was the integration of Serbs of different cultural and historical backgrounds that found themselves in the new State. For many of them, namely the Serbs from Serbia, it was the first experience of living in a multiethnic country and moreover a multiethnic country where they actually constituted less than a half of its population. Finally, there was the issue of binding the Serbian intelligentsia to the Church with which it was confronted almost from its inception at the end of the eighteenth century, a conflict increasingly perceived as destructive both for the Church and the nation.

22 It was exactly in this challenging time that the Serbian Church's potential was boosted by the arrival of many prominent Russian clerics and theologians, who together with thousands of their compatriots found solace in the brotherly Yugoslav nation after the October Revolution42. Under the influence of the conservative branch of Russian emigration personified in the Karlovci Synod established in Yugoslavia, Serbian theologians and philosophers began to search for different social and State models, for authentic Orthodox answerto what Spengler defined at the dusk of WWI as Decline of the West43. The solutions to problems of democracy and capitalism were sought in pre- Modem patriarchal forms of Balkan society, in Byzantine models of harmony in Church and State relations. St. Sava's name was borrowed to label Serbian national ontology – Svetosavlje44. Thus, came the new reinterpretation of St. Sava's heritage, in the form of newly-coined notion of Svetosavlje45. It sought to replace St. Sava the Enlightener and patron of children and education, whom one of the Svetosavlje founding fathers described as «having no muscles and blood cells, being like a shadow with a soul made of cobweb»46. Instead Svetosavlje stood for an integral national principle through which «Christian ethos transformed into Slav ethnos». Taking the obvious Christianization that Medieval Serbia experienced with St. Sava as a base, Svetosavlje or Saint Savaian ethnosophia became for its promoters «sanctification of the national, the lifting up of national in Christian». Only national Svetosavlje was the way to co-national, supranational and universal Christianity.

23 In the newly-founded journal of theology students carrying its name, Svetosavlje received its programmatic exhibition by Russian theologian Teodor Titov. For Titov, Svetosavlje was Christianity permeated with greatest Christian virtues of love, aspiration to perfectionism, self-denial, asceticism together with the new elements such as Pan-Slavism, pan-orthodoxy, and religious tolerance, necessary for the rapprochement with the Yugoslav Roman Catholics47. Another Russian emigre, Sergej Troicki, insisted that Svetosavlje was a Pan-Slavic national ideology of rapprochement and unification of all Slavs. In light of intensification of conflicts with the Catholic Church, young theologian, Danilo Medan, proposed Svetosavlje as a solution, which did not see an enemy in Catholicism, a brotherly Christian religion. Instead, in his view, Svetosavlje objects to the politics of Catholicism which aimed at «enslavement and oppression of Slav peoples, their awakening and development; absorption of their racial and cultural individuality»48. During 1930s, the authors around Svetosavlje journal developed the polemical attitude towards Islam, Catholicism as well as western culture and atheism in general, which were all perceived as enemies of the Serbian Church and people. All of them however, besides Catholicism, refer to contemporary issues and have nothing to do with the life and work of Saint Sava.

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24 Naturally, the proponents of Svetosavlje fostered the importance of the Memorial Church construction throughout the following period propagating their ideas of national monumentalization. Whereas the idea to build the St. Sava's shrine at the end of the nineteenth century was motivated by his role as a national Enlightener and unifier, the inter-war period transformed it in the symbol of absolute identification of the religion and nation that took place, theoretically with the ideology of Svetosavlje and practically with intensified distancing and animosity between Catholic and Orthodox Churches in the Kingdom of Yugoslavia49. The revived interest in Byzantium, which also arose, was different than the previous romanticist glorification of the golden medieval age50. The new claim was that the medieval Byzantine identification of Church, Kingdom and people was absolute, their relationship harmonious and prosperous, exemplified with the numerous great churches built throughout Serbia by kings and the nobility, most of whom still remain as testimonies to the present day.

25 In 1930, the Construction Committee received a new chairman, the recently enthroned Patriarch Varnava, with whom the Serbian Church entered a period of its greatest construction work, building hundreds of churches throughout the country, twelve in Belgrade alone, all of which still occupy an important position in the city landscape51. Recuperating the “great and sacred” endeavor of building the “Cathedral of Serbian Orthodoxy”, Patriarch Varnava insisted it should «reflect in its decorations, mosaics and frescoes the whole of Serbian history»52. Eventually after years of uncertainty he cut the Gordi's knot of contested architectural and political visions and decided to alter the plan. The Committee commissioned two architects, Nestorović and Deroko, whose works ranked high in the second competition and whose design wasreshaped to embody the current ideological leanings, where church's scale and Byzantine look were central. Deroko's concept imitated Constantinople's Saint Sophia's cruciform model with a large dome that replaced the previous ideal model of Gračanica's large nave with five cupolas. The idea behind Belgrade's most ambitiously conceived architectural project was clearly to replicate the most exceptional magnificence and grandeur of the church in Constantinople. The size and design were combined to anticipate the Serbian Church's success in overcoming the deep polarization of the Serbian society and to show that Serbs could unite and grow only with their Orthodox Church.

26 This decision however instigated the greatest ever controversy among Belgrade's architects and artists53. The transformation of architectural design wrought by the Modernist style already expressed in Russia, Germany, Holland and elsewhere acquired many advocates in Belgrade as well. New materials, particularly steel and reinforced concrete, enabled the architect to break from the traditional church form. In the debate that ensued, prolific modernist architects Zloković, Dubavi, Brašovan and sculptor Meštrović rejected the idea of imitating Gračanica or St. Sophia, exclaiming that bonding with the past, rather than with contemporary needs, does not mean artistically creating. Others raised the issue that the Roman Catholic Church launched an international competition, an idea rejected by the Orthodox Church, which acknowledged the right to compete only to Yugoslav citizens and Russian émigrés. To this Patriarch Varnava answered that he preferred the competition to be open only to Serbian architects, even if they were inferior to foreign architects, on the grounds that they could more easily reach the conscience and soul of the Serbian people. The defenders of the Committee's position relied on the ideological appeal of newly founded ideology of Svetosavlje:

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what other style could we imagine for the Memorial Church of St. Sava than Serbo- Byzantine, which would not even exist as a special offshoot of Byzantine style, had not St. Sava laid foundations of our medieval Church and culture, so that we could justly call this style Saintsavaian. (...) It is not the matter of copying or imitating one or another church, but of opening further space for the [Saintsavaian] spirit, which is still alive.

27 The critics on the other hand insisted that the plan was looking backwards, pointing to the long time span that had elapsed since Justinian. Under the Ottoman Empire, these opponents claimed, the Orthodox Church was not allowed to expand and instead of looking forward, it turned inwards and to its “glorious” medieval past. A prominent art critic, Kašanin, joined the barrage against imitating medieval constructions comparing it with writing contemporary history in the style of Middle Age chronicles54. Summing these arguments, architect Bošković points out that even in medieval times there were various styles or variations on a style so that Gračanica or any church could not be taken as a given model55. Furthermore, none of the proposed models offered a solution to the stipulation of a monumental contemporary building: the interior room arrangement was disproportionate; too decorative a composition of minor ornaments was incongruous to the monumental sizing; the strivings and needs of contemporary life and the use of new building techniques also demanded a the new solution. St. Sophia, Bošković thought, was far from Serbia. It was constructed before the Serbs moved to the Balkans, and in the epoch of their great construction activity, it ceased to be a model: «St. Sophia is foreign to us in its type, spirit, even in its total psychological conception, which is aimed at pomp and flash». Thus, he claimed, if the committee was looking for an original creation it had to be new. As for the lack of adequate architects or the Church's traditional stand on art, he proposed a new competition with only sketches submitted, as this would solicit «contributions in line with the contemporary spirit, using completely new form, that the Church could then accept if it psychologically responded to religious needs».

28 Other arguments not strictly related to style were also raised. Architect Dobrović insisted that there were other needs than raising a monumental sized church. He proposed building a memorial building to St. Sava that would house different educational institutions and then separately build small churches in various Belgrade neighborhoods, which did not have them, as more appropriate to the memory of St. Sava. He also praised the Roman Catholic Church for its modernization efforts, for owning a radio station, building churches according to modern construction methods, and adjusting its liturgy to new spatial forms. By doing this, Dobrović believed the Catholic Church «responded to the challenge of socialism and began to create its own socialism, neutralizing material arguments and advantages preached by Bolshevism».

29 The polemic reached its peak when the Belgrade section of the Association of Yugoslav engineers and architects on February 11, 1932, demanded from the Construction Committee, the Ministry of Public Works, the Patriarch and the King the re-opening of the competition. Previously, the King's decision to illustrate the Royal Mausoleum Church with mosaic copies of medieval icons instead of opting for original artistic contributions was also widely criticized but in vain56. But this time King Aleksandar vetoed the decision of the Committeeto commence construction57. It was only then that one of the chief designers, Deroko, finally entered the debate defending the expertise of the Committee and rejecting a Modern form for a sacral construction: «St. Sava Church is inextricably linked to an old Church and its religion, which draws its strength from

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such a rich past and architectural tradition so that even a contemporary ruler did not hesitate to build his palace except in the style of his distant predecessors»58.

30 After pressure from the Patriarch, the King eventually withdrew his objection and the preparations could proceed. The works commenced in 1935, with a spectacular procession led by the Patriarch Varnava and more than 1 000 priests. The Assembly of Bishops dedicated the whole year to St. Sava and much was done to intensify the collection of funds for the construction of the Vračar Church. Still, the reply was weak and the best explanation comes from the Construction Committee report: insufficient or nonexistent preparation of the society for such effort, disputes about the true location where the relics were burned, no clear vision about the greatness of the task and the amount of money necessary to build it, poverty, poor performance of the fund raising committees, Bishops who focused on the more needy tasks, disputes among political parties which prevented any common actions. The Church itself was not spared from these disputes. (...) There was no interest of State, government and local authorities either, which further contributed to the general lack of response among the people.59

31 The colossal dimensions of the St. Sava Church remained an idealized picture of the State thorn apart by ethnic grievances and regional differences and of the society having recently abandoned its egalitarian principles to encounter serious class and power divisions. By 1941, only the base was constructed and the whole church raised to the height of around ten meters.

The Second Try

32 The Second World War halted construction for many years. During the war, the Wehrmacht used the construction site as a garage and in 1944, turned it into a fortified defense against the advancing Russian and Partisantroops60. The Serbian Orthodox Church as a whole suffered a savage assault during the war, and the after-war communist takeover reinforced this assault. The new communist authorities expropriated the construction site and closed it. Years of tense Church and State relations precluded any possibility of building such a monumental church in the capital of socialist and federative Yugoslavia61. The sixties and seventies brought some stability in Church and State relations, but the numerous appeals of Patriarch German, who headed the Serbian Church through these years, for the return of the land and continuation of works were nevertheless repeatedly repelled62. The issue provoked bitter disputes within the Church as well as some clergy criticized the Patriarch for being too cautious and circumspect in his dealings with the government63.

33 Asking for the renewal of construction, it was argued that so many monuments were being built to recent heroes [Partisan fighters from the WWII or communist ideologues], while the Orthodox flock was prevented to commemorate a great personality from the distant past, who also inspired people's fight for freedom, justice and honesty. It was also claimed that the Church wanted to give the city a remarkable architectural monument that would with «its size and spectacular dome become a crown of Belgrade, connecting its numerous buildings, which were scattered like Babylonian towers, creating a sense of unity and fullness, giving a beautiful silhouette and great appearance»64. Theologian Vladan Popović in a series of texts in the late sixties placed the issue within the contemporary international debate and criticism of modernist architecture and urbanist concepts, defining the Church of St. Sava as a

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return to an essential aesthetic and human values as opposed to the dehumanizing and automatized modern city. The Church, he stressed, wished to foster internal growth of personality, one's freedom, choice, beauty and values of life as well the “primitive” sense of roots, which directly conditions man's openness to the world65. Still, arguments describing the church as a means ofhumanization, openness to the world, a symbol of people's common struggle for good and human prosperity, in the late sixties and seventies could not but fall on the deaf ears of the inimical authorities. Popović's texts, which referred to the global debate on modernity in architecture from religious angle also went unnoticed by the Serbian intelligentsia completely disassociated with the Church at the time.

34 The walls of St. Sava Church erected before the war remained, resembling a ruin, which constantly awakened the memory and, as Patriarch said in one of his epistles, recalled the notion of an “open wound”66. Another cleric called them “weeping walls”. The suffering of the Church together with her people during and after the World War Two only deepened the identification of Serbdom and Orthodoxy. «The war and the period after», wrote Metropolitan Amfilohije, «were like the new burning of St. Sava's relics, the renewed attempt to destroy, humiliate and frighten the spirit of the Orthodox Serbs as once was the aim of Sinan Pasha. The crucifixion of St. Sava's people became the crucifixion of St. Sava's Church.»67 For Serbian dissident nationalists, the “open wound” of the Church of St. Sava also stood to illustrate Serbian grievances over their being persecuted in Kosovo or the constitutional discrimination against Serbia within Yugoslav federation. As the dead body of a saint suffered, now the Church to his memory suffered, evoking the most suitable image for the dominant national ideology of suffering and martyrdom in Eastern Europe, of which the Serbs were not least representative68.

35 During the years of repression, the communist regime in Yugoslavia was the most sensitive to churches acting as outlets of national(ist) feeling. What it couldn't promote at home the Serbian Church insisted on abroad where most of the churches built for the Serbian Diaspora during this period were dedicated to St. Sava, testifying to the unabated resolve to the principles of identification of nation and religion as forged in the inter-war Svetosavlje ideology 69. The revival of religion in the eighties further intensified this imagery. This revival was also a manifestation of the deep crisis of the communist ruled Yugoslav federation in the early nineteen eighties. Before, the regime was divided as to the demands for the continuation of the construction of the church with majority perceiving it as a bare display of Serbian nationalism. Now thechange was inevitable or desirable. The President of the Serbian Republic within the Yugoslav Federation, Dušan Čkrebić, who on June 19,1984, received the Serbian Patriarch German to finally grant him the approval for the resumption of works, recently testified: with no difficulties I got the approval from all the leading people in the republic to lift the ban on the church's construction. There was no one against it. (...) The older Serbian political leaders, who had been in office when the decision to ban the construction was taken, did not make any difficulties, manifesting in that way their silent solidarity with us, younger ones, but also redeeming for one political decision made long time ago, which insulted the Serbian people for years.70

36 This major shift happened before Milošević rose to prominence and was employed by the party elite that he replaced few years later accusing them of betraying the Serbian national interests. It marked a gradual shift in the ideological focus of Yugoslav

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communists. After Tito's death, it was just a matter of time when and which of the ruling communist elites in the Yugoslav republics would embark on a new track. How quickly the Serbian communists became ardent supporters of the construction effort is illustrated by the words of Dragan Dragojlović, the Serbian Minister for Religious Affairs in the mid-nine-teen eighties: a historic time and collective misfortune over centuries of yoke have made this historic personality (St. Sava) a spiritual founder of Serbian identity. (...) The church dedicated to St. Sava, which is being built on Vračar, with its current dimensions obviously exceeds the usual needs of a church. However, with its size, the church probably strives to cover the life and deeds of St. Sava, or historic spaces of his personality and in a way to bring them to life, as well as the legends, real and desired, historic and irrational, which is all part of one consciousness, ready to, in its time and according to its tradition, commemorate a part of its history and thus commemorates itself as well.71

37 Endowing the Serbian Church with the task of commemorating the nation and virtually representing it, the Serbian Communists initiated a reordering of meaningful worlds that ensued in Eastern Europe after 1989, which Verdery described as reinserting expressly sacred values into political discourse72. The continuation of works was supposed to remedy the havoc wrought on the social, cultural and political tissue of the nation during the previous forty years. Together with the carrying of the bones of Prince Lazar across the country as a part of the commemoration of the Battle of Kosovo, the construction of the church was the major symbolic attempt at reordering, reaffirming and bonding the nation73. Metropolitan Amfilohije, one of the most active Church hierarchs, spoke of the St. Sava Church «being resurrected after many years of being crucified with a deeper meaning that it had at the beginning» elaborating: from the initially conceived monument of deep gratitude to the first Serbian Enlightener, this church is acquiring an all- encompassing essence and meaning. (...) Overcoming its crucifixion and resurrection and turning into an all- encompassing sign of not only regional, Serbian but a universal character, the Church of St. Sava becomes a challenge and call to all, to a radical change and transformation of thought, knowledge and ability, or the ways of living and thinking in general.74

38 The Church commissioned a renowned architect Branko Pešić as Chief Architect (Proto- Master) and consecrated the ground for a second time on May 12, 1985. More than a hundred thousand people gathered for yet another pompous open-air ceremony radiating two visible messages. The beginning of the work on the site, where it was so abruptly halted almost fifty years before, symbolically excised the time in between, breaking off with the recent rejected past and adjoining the distant idealized one. Secondly, the reports from the celebration projected an image of a vast throng of believers coming from all over the nation and assembling and uniting in front of the church. The presence of an immense crowd was in itself to justify the immensity of the church and its significance.

39 In his speech the Patriarch recalled how the spirit and legacy of St. Sava helped its fatherland to «overcome huge temptations through the centuries, to resist and survive Marica's catastrophe and the Kosovo tragedy, the Albanian Golgotha and Jasenovac (...) guarding its national name, religion, language, customs, its Christian, Orthodox and the spirit of St. Sava»75. In this exemplary time compression, among the four temptations mentioned, two are from the fourteenth and two from the twentieth century. The two former were battles that resulted in the loss of the Serbian medieval Kingdom to the

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Ottoman invaders while the latter refer to the immense human losses Serbs experienced during the course of two world wars76. By remembering the dead and death itself on the site of the future Memorial Church, the Patriarch calledupon the meaning of the monument, similar to the one proposed by Vernan in his study of the ancient Greek colossus, whereby the colossus, while substituting the corpse in the depths of the grave, embodies and immortalizes not the dead, but life beyond death77. The Patriarch's speech uses death and glorifies the self-sacrifice of the dead to awaken and nourish the spirit of the people after forty years of communist rule in light of the problems of Serbs in Kosovo and economic crisis across the whole country. There was no better myth for awakening, for the cult of St. Sava's embodies and immortalizes self- sacrifice for the sake of the people. The Memorial Church provided the visual imagery for Christian notions of the suffering and resurrection, easily translatable to the political rhetoric of the revival of the strength and spirit of the Serbian people, after years of humiliation and defeat.

40 In a fund raising speech given in Los Angeles, poet Matija Bećković also saw in the St. Sava Church an embodiment of all Serbs and all of Serbia: « we are not gathering [funds] for the Church – we are gathering ourselves. (...) St. Sava Church does not belong to anyone, we belong to it. It is built by all times and by all generations, by our Patriarchs, ancestors, forebears and fathers. (...) St. Sava Church is all of Serbia»78.

41 The featuring of dead ancestors is a crucial point of reference for the living in modern nationalism. The past had to win over the present through the Memorial Church, whose victory was already accomplished, as Metropolitan Amfilohije professed, in the victory of the scattered and indestructible ashes of St. Sava on which it was to be built. Matija Bećković coined a motto – «We are not building the Church, the Church is building us». Few remembered that some forty years earlier communist propagandists used the same motto in mobilizing the youth to volunteer their labor in the reconstruction and industrialization of the country. Their version was: «we are not building the railway, the railway is building us».

42 The works were ambitiously conceived. Donations were collected all over the world and forecasts were made that, with new technology means, in a few years the greatest Orthodox Church in the world could be built «despite all earthly obstacles and in order to prolong the life of tradition and myth of St. Sava». The chief architect envisaged the building of a crypt chapel dedicated to the Kosovo martyr St. Lazar, a treasury to hold all the nation's cultural treasures, a cinema and big concert and lecture hall and library where the added functions obviously expressed the new role of the Serbian Church in society and the all-encompassing importance of the national monument under construction79. The original project was modified and now it was expected that the church would be capable of receiving up to 15 thousand people which is more than any other Orthodox Church in the world can receive80.

43 Fifty years after the famous polemic among Belgrade's architects, there were considerably fewer debates and certainly less fury over the church's design. The architectural reversion corresponded to the intended symbolism of the reversal of the communist practice accused of eradicating Serbian religious and national consciousness. The opting for the old design as a powerful image of the presumed break with the communist past and the beginning of the new epoch will be later repeated with Moscow's Church of Christ the Saviour81. Astonishingly, little criticism was raised even though the construction followed the same project under drastically different

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conditions of the site and its visual and spatial arrangement in a new setting. The church's architect Branko Pešić could proudly declare: «the Constantinople church definitely marks a beginning of great Byzantine architecture, which we are ending fourteen centuries later»82.

44 Few, like Dobrović before the war, questioned the idea of building such a colossal church, its sheer size being a modern and Church's most notable feature, and protested to the immoderate calling for the church to become the biggest Orthodox church in the world. An article in the Church journal warns that the monumentality and architectural features of St. Peter's in Rome are fully enslaved to its representational function, almost disabling the discreet spiritual reintegration of a Christian pilgrim but provides only obscure arguments why the same should not apply to St. Sava Church83. In the meantime, hundreds of new neighborhoods arose all over the country, without places of worship, such as New Belgrade with over 200 000 inhabitants. In the only protracted discussion on this matter, Metropolitan Amfilohije acknowledged the magnitude of the church as its largest challenge: «external monumentality was always man's conscious or unconscious attempt to cover with external effect and force his internal fear, helplessness, misery and spiritual poverty»84. The Metropolitan's major objections however, concerned the application of modern building techniques and materials such as concrete and prefabricated blocks. Most of his remarks remained unanswered as Serbian Church hierarchy and contractors rushed to complete the construction and sought to see theend of Serbian misfortunes with the completion of their Memorial Church. The idea to build a Memorial Church to St. Sava, according to the same project and on very spot where it was halted by communist authorities was simply overwhelming85.

45 In an exemplary act that illustrates the nationalist strive to demonstrate symbolically the Serbian national unity and resurgence, the Episcopal Synod in 1988 approved a cross, specially designed to be placed on the dome of St. Sava Church by sculptor Nebojša Mitrić86. The cross that the Synod described as “the Cross of Saint Sava” was the Greek cross decorated with four Cyrillic letters -s- (c), standing for the traditional Serbian slogan “samo sloga Srbina spašava” (only unity saves the Serbs). This decision not only reiterated the political intentions behind the church's construction, present from its very inception, but brought it to the extreme since, as some critics had it, the design was clearly non-canonical and thus indicated the Synod's preference for the rallying effects of the national monument rather than the traditionally conceived church building.

46 The construction work continued paralleled with the deepening of political and economic crisis in Yugoslavia, with conflicting interests of leaderships of its constitutive parts being the greatest danger for its survival. Serbia led by Milosevic spearheaded the nationalist hysteria that even rose some eyebrows in the Serbian Church. In their annual epistle on St. Sava's day in 1988, Patriarch and the Bishops warned: the State must not be an Empire, while where Empire begins Fatherland ceases to exist. Therefore, it is a big misfortune to oppress other peoples, just as it is to be oppressed from the others. (...) Saintsavaian patriotism was born in silence and joy of creation without chauvinist selfishness and blood spilling. Along with it arose the sense of the need to share its people's heritage with other peoples and the wish for accepting other peoples' cultural wealth.87

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47 Soon, serious inflation and an economic crisis slowed the pace of the construction work on St. Sava Church. In 1990, the economic crisis yielded as a primary concern to that of the very existence of the Yugoslav State. The next year, the State collapsed into a bloody war for the second time in fifty years, only this time without foreign occupation to precede it. At the same time, serious affairs wrecked the building efforts. Once the cupola was lifted and the church roofed, the next task envisaged was to cover it in marble. Most of the remaining money was spent on purchasing the marble plaques, which soon were discovered to be radioactive. Other rumors held that the structure was sinking. The works were stopped, Chief Architect Pešić resigned and numerous accusations resounded in the press.

48 The tragic circumstances and the results of wars waged from 1991, have shifted people's attention from the Vračar Church as the source of their unity and revival. The aspiration for lavishness vanished as the ideological constructs of national reaffirmation and resurrection did not materialize. A new common myth appeared suggesting that the church must not be completed because by the time this happens there will be no Serbs left. The myth's justification argument combines the senselessness of the last wars, which claimed the lives of so many Serbs along with others, with the unattainable ideals embodied in the construction of the Church of St. Sava.

Epilogue

49 After years of oblivion the Serbian Church in mid-1990s drew attention back to the St. Sava Church and began holding services on the plateau in front of the construction site or recently even inside the unfinished church. The Chief Architect Pešić appealed: let us get out of this war and hell with the biggest ever victory, with the fulfillment of the Serbian people's oath to erect the church to its Enlightener St. Sava on the very spot where four hundred years ago his holy relics were burned with the aim to destroy what was the holiest and best in the Serbian people. Let us finish the church as a proof that we can not be defeated, let us prove that the ashes of St. Sava were not in vain! Everything else would mean the victory of Sinan Pasha, of all our occupiers, old and new enemies.88

50 In the atmosphere of the complete breakdown of the Serbian society, where basic economic and political security could not be provided, not to mention spiritual or cultural revival, “Serbian National Cathedral” was again hailed as a celebration of “victory over the enemy” and the segment of its role as the act of societal repentance for the communist era was lost89. In the year 2000, after the overthrow of Milošević and almost a ten-years break, the works has begun again. In a striking contradiction to the proclaimed vision of the St. Sava Church as the endowment of the nation, the new Serbian Prime Minister –Ðindic urged a few profitable State and private banks and companies to donate in order to complete the church by 2004. The Royal family which came to settle in the country, after Milošević was ousted, also joined the effort90.

51 But the new beginning was again marred by controversy, this time regarding the bells bought from the Austrian bell-maker Grossmayer. Their recent installation and ceremonial ringing was supposed to announce the continuation of the construction efforts and moreover an appeal to all for prayer and repentance, so needed after the most recent troubled events91. State ministers sponsored some of the forty-nine

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expensive bells delivered from Innsbruck, which were made to play in four octaves and to perform the hymn of St. Sava every day at noon. The critics immediately pronounced this Glockenspiel-like device against Orthodox canons and described it as a manifestation of Orthodox kitsch and nationalist hysteria92. Others protested that the bells were made in Austria by a Catholic Church bell-maker. But the largest disappointment came with their first performance, when even those standing in front of the church could not hear them ring, despite promises that the sound should reach twenty kilometers. Because of either acoustics, position or quality of the bells, fiery discussions erupted once again reflecting the central role of St. Sava Church in the contest of visions of how the nation should be commemorated. More than a century after its construction was initiated, the Church on Vračar Hill is still awaiting completion and to assume the monumental and memorial role it was assigned. Manifesting Serbian unity and resurrection seems to be as hard now as it had been anytime over the last century.

NOTES

1. The reply of a Serbian schoolmaster who was serving as a private in the Serbian army in the battle of Kumanovo, waged on the 23rd and 24th of October 1912, on being asked what it was that gave the soldiers such tremendous élan, after the severe grueling they received during the first day's fight (Price (Crawfurd), Balkan Cockpit, London, 1915, p. 154). It was the battle that decided the outcome of the First Balkan War. 2. Patriarch German in a statement to a special edition of Intervju, entitled “Rastko, Sv Sava, Vračar” 01/04/88, p. 51. 3. Ćajkanović (Veselin),O srpskom vrhovnom bogu (On Serbian Supreme God), Beograd: Srpska kraljevska akademija, 1941. 4. Anderson (Benedict), Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London: Verso, 1983, p. 12. 5. Sidorov (Dmitiri), «National Monumentalization and the Politics of Scale: The Resurrection of Christ the Savior in Moscow», Annals of the Association of American Geographers (AAAG), 90 (3), 2000; Atkinson (David), Cosgrove (Denis), «Urban Rhetoric and Embodied Identities: City, Nation, and Empire at the Vittorio Emanuele II Monument in Rome, 1870-1945», AAAG, 88 (1), 1998; Harvey (David), Monument and Myth: The Building of the Basilica of the Sacred Heart, Oxford: Blackwell, 1985; Koselleck (Reinhart), Jeismann (Michael), eds., Der Politische Totenkult, München: Wilhelm Fink Verlag, 1994; Denkmale und kulturelles Gedächtnis nach dem Ende der Ost-West-Konfrontation, Berlin: Akademie der Künste, 2000; Michalski (Sergiusz), Public Monuments, London: Reaktion books, 1998. 6. For a hagiographic account in English see Velimirović (Bishop Nikolaj), The Prologue from Ochrid, Birmingham: Lazarica Press, 1985; J. Matl summarizes the findings on St. Sava's life and influence, listing all major historiographic works on St. Sava (Matl (Josef), «Der heilige Sawa als Begründer der serbischen Nationalkirche. Seine Leistung und Bedeutung fur den Kulturaufbau Europas», in Matl (Josef), Südslawische Studien, München: Südosteuropäische Arbeiten, 63,1965). 7. The Slavic word prosvetitelj is derived from a verb prosvetiti meaning to sanctify rather than to enlighten. Obolenski translates it as Illuminator (in Obolenski, The Byzantine Commonwealth,

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London: Weidenfeld and Nicolson, 1971). The Serbian Orthodox Church uses the word Enlightener in its English language publications. 8. See Ćirković (Sima),et al., Istorija srpskog naroda vol. II (History of the Serbian People), Beograd: Srpska književna zadruga, 1981, pp. 297-315, 315-328. 9. Blagojević (Miloš), «On the National Identity of Serbs in Middle Ages», in Samardžić (Radovan), Duškov (Milan), eds., Serbs in European Civilisation, Beograd, 1993. 10. Samardžić (Radovan), Istorija srpskog naroda (vol III/1), Beograd: SKZ, 1993, pp. 248-285. 11. Detelić (Mirjana), «O mogućnostima rekonstrukcije mitskog lika Sv. Save u srpskoj deseteračkoj epici» (On the Possibilities of Reconstruction of St. Sava's Mythical Personality in Serbian Deca-syllable Epic), Balcanica, 25 (1), 1994, p. 260. 12. The Church calendar featured 13 Serbian, besides the already great number of universal Christian saints, turning the good part of the year into feast and leisure days. In a similar fashion St. Constantine and Helene were proclaimed Greek and Saint Parasceva Romanian patron saints. See Grujić (Radoslav) «Kult Sv. Save u Karlovačkoj mitropoliji XVIII i XIX veka» (The Cult of St. Sava in the Metropolitanate of Karlovci in 18th and 19th Century), Bogoslovlje, 10 (2-3), 1935, p. 143. 13. Grujić (Radoslav), art.cit. 14. The image appeared on the fresco in the Church of the Assumption of Virgin Mary in Zemun. See Medaković (Dejan), «Istorijske osnove ikonografije sv. Save u XVIII veku» (Historical Foundations of the Iconography of St. Sava in the 18th Century), in Babić (Jovan), Blagojević (Dimitrije) et al, Sava Nemanjić – Sveti Sava – istorija i predanje, Beograd: SANU, 1979, p. 400. 15. Matica, 2,1867, p. 495, cited in Grujić (Radoslav), art.cit. 16. Dartel (Geert van), Ćirilometodska ideja i Svetosavlje(Cyrillo-Methodian Idea and Svetosavlje), Zagreb: Kršćanska sadašnjost, 1984, is the pioneering attempt to describe the interactions of these two competing ideologies. 17. For the activities of St. Sava Association in Kosovo and Macedonia, see Mikić (Đorde), «Delatnost Društva Sv. Save na Kosovu (1886-1912)», Naša prošlost, 1975, pp. 61-87; Hadži- Vasiljević (Jovan), Spomenica Društva Sv. Save 1886-1936, Beograd, 1936. 18. «The Appeal to the Serbian people» sent out by the Committee for Construction in 1895, republished in Pešić (Branko), Spomen hram Sv. Save na Vračaru u Beogradu 1895-1988 (St. Sava Memorial Church on Vračar Hill in Belgrade 1895-1988), Beograd: Sveti arhijerejski sinod SPC, 1988, pp. 17-22. 19. Verdery (Katherine), The Political Lives of Dead Bodies, Columbia: Columbia University Press, 1999. 20. Aries (Philippe), The Hour of Our Death, New York: Vintage Books, 1982, pp. 62-71. 21. Obolenski, op. cit, p. 331. 22. Bećković (Matija), «Služba Svetom Savi. Hram gradi nas, ne mi njega» (Service to St. Sava. We are not Building the Church. The Church is Building Us), Glas Crkve, 3,1988, p. 5. 23. The text of MDJ published in Pravoslavlje on the occasion of the second initiation of works, republished in Pešić (Branko), op. cit, p. 63. 24. Radović (Amfilohije), «Duhovni smisao hrama Sv. Save na Vračaru u Beogradu» (The Spiritual Meaning of St. Sava Church on Vračar Hill in Belgrade), Gradac, 82-83-84, 1988, p. 185. This article was later published as a separate book. 25. Anderson (Benedict), op. cit, p. 5. 26. Jakšić-Durković (Ljubomir), «Traganje za mestom gde je spaljen Sv. Sava» (The Search for the Location where St. Sava was burned), Glasnik Srpske Pravoslavne Crkve, 1946. 27. Jakšić-Durković (Ljubomir), Podizanje Hrama Svetoga Save na Vračaru u Beogradu, (The Erection of the Church of St. Sava on Vračar Hill in Belgrade), Beograd: Sveti arhijerejski sinod SPC, 1986, p. 29. A similar problem occurred in Hungary at that time in connection to the Millenary celebrations. In 1882, the Hungarian government solicited the help of the Academy of Sciences to determine the exact year of the Magyar Conquest. But the scholars widely disagreed

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over the matter and eventually in 1892 the government decided on its own that the Millennium should be commemorated on 1895. To make it even more absurd, the next year the date had to be postponed for one year by government decree since the time to finalize the buildings and ceremony plans had run out. Gerö (Andras), Heroes Square Budapest, Budapest: Corvina, 1990, p. 6. 28. As a member of the Plymouth Brethren, Mackenzie came to Belgrade and initiated a number of projects to foster religiosity among the people and the economic development of the country but, largely misunderstood, they all failed and his presence was generally disliked. Jakšić- Durković (Ljubomir), op. cit, p. 44. 29. The records of this extraordinary meeting for the renaming of this part of Belgrade were kept in full and published in Beogradske opštinske novine (Belgrade City Newspaper) on 17 April 1894. 30. Palairet (Michael), «Čovek koji je izgradio Englezovac – Fransis Mekenzi u Beogradu (1876-1895)» (The Man who Built Englishtown – Francis Mackenzie in Belgrade 1876-1895), Istorijski časopis, 39, 1992, p. 160. 31. Smith (Antony D.), Myths and Memories of the Nation, Oxford: Oxford University Press, 1999, pp. 149-159. 32. The competition announcement was published in Srbske novine on 13/05/05. 33. Mirković (Lazar), Pravoslavna Liturgika (The Orthodox Liturgics), Beograd: Sveti arhijerejski sinod SPC, 1982, p. 81. 34. See Jovanović (Miodrag), Srpsko crkveno graditeljstvo i slikarstvo novijeg doba (Modern Serbian Church Architecture and Painting), Beograd / Kragujevac, 1987, p. 53. 35. Vasić (Pavle), «Crkvena umetnost kod Srba u XVIII and XIX veku» (Serbian Church Art in 18th and 19th century) in Srpska Pravoslavna Crkva 1219 – 1969, Beograd: Sveti Arijerejski Sinod SPC, 1969, p. 349. On Hansen and its school see Jovanović (Miodrag), Srpsko crkveno graditeljstvo i slikarstvo novijeg doba, Beograd: Društvo istoričara umet. Srbije, 1987, pp. 109-130. 36. Millet (Gabriel), L'Ancien art serbe: les Églises, Paris: E. de Boccard, 1919. 37. Despite all the glorification in Serbia, this view has a negative consequence, as the Gračanica was viewed outside of Serbia only as a high achievement of a provincial school, while it is in fact the greatest example of the Late Byzantine architecture as shown by the work of Ćurčić, which shows Serbia's complete turn toward the Byzantine spiritual world and civilization during the reign of King Milutin. See Ćurčić (Slobodan), Gračanica: King Milutin's Church and Its Place in Late Byzantine Architecture, University Park: Pennsylvania State University Press, 1979. In the inter- war period another great church was built in Belgrade (St. Marko), which was a bare enlarged replica of Gračanica. 38. The Serbian King Petar also opted for the Serbo-Byzantine style in the competition for the Royal Family Mausoleum church that ran parallel to that for St. Sava Church. See Jovanović (Miodrag), Oplenac, Topola, 1989, p. 27. 39. Pešić(Branko), op. cit., p. 27. 40. The commissions by individual of private groups (such as Old Believers) in Russia nurtured freedom in the expression of style. A great star of Russian church architecture of the period, Aleksei Schusev, who later designed the Lenin Mausoleum and other symbols of Soviet power, preached against«the tasteless brilliance of official Orthodox church design» but for «a place of worship whose interior and exterior would exemplify that endearing, naïve and at the same time diverse sense of artistry of the Orthodox church». Quoted in Brumfield (William Craft), A History of Russian Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1993, p. 432. 41. Pešić (Branko), op. cit, p. 37. 42. See Raeff (Marc), Russia Abroad, Oxford: Oxford University Press, 1990, pp. 118-155. N. Zernov, who was one of the Russian émigrés in Belgrade, testifies about this intellectual atmosphere (in Zernov (Nicolas), The Russian Religious Renaissance of the Twentieth Century, London: Darton, Longman & Todd, 1963, pp. 210-249).

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43. The study on the influence of Russian émigrés on Serbian religious and secular thought is yet to be written. The translation of Spengler's book to Serbian appeared only in 1937, but was widely discussed earlier. Špengler (Osvald), Propast Zapada, Beograd: Geca Kon, 1937. 44. There were various attempts to translate the term Svetosavlje ranging from Saintsavaism to St. Sava's heritage. Its origins and development are discussed later in the paper. The Church of St. Sava on Vračar Hill is in Serbian called Hram Sv. Save (Temple of St. Sava). In English translation it is referred to as the Church or Memorial Church of St. Sava. 45. See Buchenau (Klaus), «Svetosavlje und Pravoslavlje. Nationales und Universales in der Serbischen Orthodoxie» (forthcoming). It is the first work on the inter-war invention of Svetosavlje. 46. Najdanović (Dimitrije), «Svetosavska paralipomena», Svetosavlje, 1 (2), 1932, p. 63. 47. Titov (Teodor), «Svetosavlje», Svetosavlje, 2 (3,4,5), 1933, pp. 97-104. 48. Medan (Danilo R.), «Konture Svetosavske ideologije i njen značaj u prošlosti i sadašnjosti» (Contours of Saint Savaian Ideology and its Significance in the Past and Present), Svetosavlje, 6 (2-3), 1937, p. 92. 49. The Serbian Orthodox Church exercised previously unseen clericalism during the so-called Concordat crisis in 1937, when it opposed and finally prevented the adoption of Concordat with the Holy See. The Serbian Church complained that the Catholic minority was granted a more favorable position than that enjoyed by the Orthodox majority. Pavlowitch (Stevan K.), Yugoslavia, London: Ernest Benn, 1971, p. 95. 50. Under generous royal sponsorship, the second congress of Byzantologists took place in Belgrade in 1927, with a variety of events and art exhibitions, receiving high media coverage. See Jovanović (Miodrag), Srpsko crkveno graditeljstvo i slikarstvo novijeg doba (op. cit), p. 200. 51. Lečić (Momir), «Izgradnja i obnova crkava i manastra od 1920-1941» (The Construction and Reconstruction of Churches and Monasteries from 1920-1941), in Srpska Pravoslavna Crkva 1920-1970, Beograd: Sveti arhijerejski sinod SPC, 1971, pp. 65-125. 52. Quoted in Pešić (Branko), op. cit, p. 41. 53. Excerpts from the debate waged in the 1930s in various Belgrade newspapers and journals were republished in Pešić (Branko), op. cit., pp. 42-57, which I used in the following pages. 54. Kašanin (Milan), «Skice za hram Svetog Save» (Sketches for St. Sava Church), Srpski književni glasnik, 21, 1927, p. 32. 55. The article from Srpski književni glasnik, 35 (5), 1932, reprinted in Intervju, 01/04/88, pp. 66-68. 56. Jovanović (Miodrag), Oplenac (op. cit), pp. 236-238. 57. Pešić (Branko), op. cit, p. 57. 58. The Palace for King Aleksandar was in fact built in the twentieth century academic style with the or naments reinterpreting the medieval churches in Serbia of the so-called Morava style. 59. Izveštaj Društva za podizanje hrama Sv. Save u Beogradu-na Vračaru za 1938 godinu (Report of the Society for the Construction of St. Sava Church on Vračar Hill in Belgrade for 1938), Beograd: Privrednik, 1939, pp. XXIX-XXX. 60. Pešić (Branko), op. cit., p. 9. 61. See Alexander (Stella), Church and State in Yugoslavia since 1945, Cambridge: Cambridge University Press, 1979; and the chapter on Serbian Orthodox Church in Ramet (Sabrina Petra), Balkan Babel, Boulder: Westview Press, 1996, pp. 165-184. 62. Perica (Vjekoslav), Balkan Idols. Religion and Nationalism in Yugoslav States, Oxford: Oxford University Press, 2002, pp. 125-126. 63. Stanković (Slobodan), «The LCY (Communist Party of Yugoslavia) Fears a Religious Revival», Radio Free Europe Report, 28/03/85. On the Patriarch's appeals, Pešić (Branko), op. cit, p. 83. 64. Stefanović (Miodrag D.), «Hram Sv. Save», in Srpska pravoslavna crkva 1920-1970 (op. cit.), p. 132.

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65. Teološki pogledi, 1968 and 1969. Similar arguments were put forward by the proponents for building the Koçatepe Mosque in Ankara (Turkey) in the context of the Atatürk Memorial and Modem architecture. See Meeker (Michael E.), « Once There Was, Once There Wasn't. National Monuments and Interpersonal Exchange», in Bozdoğan (Sibel), Kasaba (Resat), eds., Rethinking Modernity and National Identity in Turkey, Seattle: University of Washington Press, 1997. 66. Pešić (Branko), op. cit, p. 142. 67. Radović (Amfilohije), art. cit., p. 185. 68. Verdery (Katherine), op. cit, p. 114. 69. For other churches dedicated to St. Sava see Pavlović (Leontije), Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Personal Cults by Serbs and Macedonians), Smederevo, 1965, pp. 63-65; and Janković (Milan D.), «Hramovi Svetoga Save u Srpskoj pravoslavnoj crkvi» (Churches Dedicated to St. Sava in the Serbian Orthodox Church) in Spaljivanje moštiju Svetitelja Save (The Burning of Holy Relics of St. Sava), Beograd: Sveti arhijerski sinod SPC, 1997. 70. Ćkrebić (Dušan), «Zidanje hrama» (The Building of the Memorial Church), Vreme, (557), 24/01/02. 71. Dragan Dragojlović in a special statement to Intervju, 01/04/88, p. 51. 72. Verdery (Katherine), op. cit., p. 37. 73. Prince Lazar, killed as the leader of the Serbian forces in the Kosovo battle in which the Serbs lost their independence to the Ottomans, was also proclaimed as saint and his cult is second to that of St. Sava. Verdery sees in the ritual carrying of Prince Lazar's bones also an attempt to set the boundaries of greater Serbia (ibid., p. 18). 74. Radović (Amfilohije), art. cit., p. 185. 75. Pešić (Branko), op. cit, p. 80. 76. “Albanian Golgotha” was the retreat in front of united Austro-Hungarian and German forces in 1915-1916 that cost Serbia's army and people many lifes. Jasenovac was the biggest concentration camp in fascist Croatia during WWII, where the Serbs were the principal victims. 77. Vernan (Jean-Pierre), Mythe et pensée chez les Grecs II, Paris: Maspero, 1971, p. 67 (cf. notamment le chapitre «Figuration de l'invisible et catégorie psychologique du double: le colossos»). 78. Bećković (Matija), art. cit., p. 11. 79. All of these ambitious plans were later abandoned. Pešić (Branko), op. cit., p. 115. 80. Pešić (Branko), Godine hrama Svetog Save, Beograd: M. komunikacije, 1995, p. 60. 81. Sidorov (Dmitiri), art. cit., p. 548. 82. Intervju, 01/04/88, p. 77. 83. Mojović (Dragan), «St. Sava's Church as the Oath of Return to the Center», Teološki pogledi, 1999. 84. Radović (Amfilohije), art. cit., p.186. 85. Certain revisions of the plan were undertaken but only in relation to the technical feasibility or details such as lighting, acoustics etc. Pešić (Branko), Spomen hram Sv. Save na Vračaru u Beogradu 1895-1988 (op. cit.), pp. 114-117. 86. Pešić (Branko), «Spomen hram Svetoga Save na Vračaru», in Spaljivanje moštiju Svetitelja Save (op. cit.), p. 366. 87. Intervju, 01/04/88, p. 97. 88. Ðordević (Duška), «Zvona zvone, hram ne tone» (Bells are ringing, the Church is not sinking), Oko, 2000, p. 4. 89. See Merick (Rade), «The Serbian National Cathedral», in 1998 Calendar of the Serbian Orthodox Church in the Unided States of America and Canada. 90. Mikić (Verica), «Hram ćemo ipak završiti» (We Will Eventually Finish the Church), Glas Javnosti, 14/11/00.

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91. Jović (Rev. Savo B.), «Osvećena zvona za Spomen-hram Svetog Save na Vračaru» (The Bells for the Memorial Church of St. Sava on Vračar Hill Consecrated) on Serbian Orthodox Church News Internet Page 26/11/01 (available from http://www.spc.org.yu/Vesti/ 11/26-11-01_14.html). 92. Panović (Zoran), «Glokenšpil kao pravoslavne orgulje» (Glockenspiel as Orthodox Organ), Danas, 05/01/02; Simonović (Petar), «Šapat svetosavskih zvona» (The Whisper of St. Sava's Bells), Reporter, 30/04/02.

ABSTRACTS

The role of St. Sava, whom the late Serbian Patriarch German praised as the “Sun of Serbian heaven” in Serbian oral tradition during medieval and Ottoman period was to al-ways watch over Serbian people. In the age of nationalism however, the Serbian cult of St. Sava acquired different tasks representing and reproducing, depending on circumstances, powerful images of national golden age, national reconciliation and unification and/or martyrdom for the Church and the nation. For more than a century now, a church dedicated to this saint is being built in Belgrade, aimed to epitomize and monumentalize these images. After years of oblivion the Serbian Church in mid-1990s drew attention back to the St. Sava Church and began holding services on the plateau in front of the construction site or recently even inside the unfinished church. In the atmosphere of the complete breakdown of the Serbian society, where basic economic and political security could not be provided, not to mention spiritual or cultural revival, “Serbian National Cathedral” was again hailed as a celebration of “victory over the enemy” and the segment of its role as the act of societal repentance for the communist era was lost. In the year 2000, after the overthrow of Milošević and almost a ten-years break, the work has begun again. More than a century after its construction was initiated, the Church on Vračar Hill is still awaiting completion and to assume the monumental and memorial role it was assigned.

AUTHOR

BOJAN ALEKSOV Central European University.

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Pratiques festives anciennes - nouvelles organisations

Sandrine Bochew

1 En septembre 1944, l'Armée Rouge pénètre en territoire bulgare. De 1944 à 1946, le gouvernement du Front de la Patrie dirige le pays. Lors des élections de 1946, le Parti ouvrier représenté par G. Dimitrov sort vainqueur. Un gouvernement de coalition avec le Front de la Patrie est formé – il gère le pays jusqu'en 1948 – et une nouvelle Constitution est votée. En 1948, les statuts du Parti ouvrier sont modifiés, il prend le nom de Parti communiste bulgare. Le gouvernement socialiste met en place de nouvelles directives politiques et économiques, principes directeurs de la politique socialiste, qui reposent sur les dogmes marxistes. Les institutions politiques sont mises au service des intérêts économiques de la classe dominante, la classe ouvrière. Les directives, prononcées au cours du Ve congrès du Parti ouvrier bulgare en 1948, contribuent à développer l'idéologie du parti dans toutes les sphères de la vie sociale et économique.

2 Dans le cas des manifestations culturelles, festives et artistiques, toutes les propositions de projets et l'élaboration de programmes culturels émanent du Comité de la culture1 qui centralise les décisions. Les directives du ministère sont transmises aux responsables régionaux de la culture qui les font parvenir aux différents présidents des comités locaux. Ces derniers doivent avec les membres du conseil administratif des čitalištesmunicipales – maisons de culture – proposer des activités conformes aux exigences politiques nationales. Le budget, affecté à l'élaboration des manifestations culturelles, est important et couvre toutes les formes d'activité culturelle. L'objectif était, à cette époque, de diffuser les directives idéologiques pour que chaque citoyen bulgare puisse “progresser” et tendre vers l'idéal socialiste-communiste. L'héritage culturel devenait l'élément de construction essentiel de la culture socialiste qui s'élabora à partir d'éléments du passé choisis à des fins idéologiques.

3 Après les changements de 1989, la population s'indigne ouvertement de la propagande et de la manipulation politiques. Les réactions vis-à-vis de cette propagande politique et idéologique sont variées, du rejet à la nostalgie. Parallèlement, la chute des régimes communistes et la mise en place des démocraties permettent à ces sociétés de

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découvrir et de se réapproprier tout un héritage culturel et traditionnel. À partir de 1990, les décisions concernant la culture sont décentralisées. Un nouveau calendrier de fêtes officielles est instauré. La plupart des célébrations créées durant la période socialiste sont publiquement abandonnées. Le personnel des maisons de culture et les habitants des villes et villages prennent en charge, avec les moyens dont ils disposent, les activités culturelles et festives.

4 Deux cas de figure sont observables de nos jours dans la plupart des villages bulgares concernant ces animations culturelles et festives. Dans certaines communes, le čitalište gère les calendriers annuels des fêtes et manifestations. Ces calendriers sont définis en fonction des possibilités financières de chaque maison de culture. Dans d'autres communes, quelques familles ou groupes de villageois ont pris l'initiative de célébrer certaines fêtes de saints qui, durant la période socialiste, avaient été interrompues, fêtées dans la sphère privée ou célébrées plus discrètement. Désormais, elles prennent peu à peu de l'importance dans la vie sociale du village. La situation financière des institutions culturelles et la possibilité pour chacun des villageois d'organiser librement et en public certaines manifestations ont contribué à changer certaines habitudes festives.

5 Mon propos est d'exposer la situation festive actuelle dans un village bulgare2 : Boboševo. Dans cette commune, treize fêtes appelées couramment kurbans3 sont organisées par des groupes de villageois. Les données ethnographiques ont été recueillies lors de séjours réguliers dans ce village. Le but de cet article est de présenter les personnes qui gèrent et organisent ces célébrations et de déterminer quelles sont les raisons évoquées par les organisateurs pour justifier leur intérêt à préparer ces festivités. De plus, la présence de nouveaux groupes d'organisateurs conduit à s'interroger sur leur rôle au sein de ces organisations et sur les conséquences de leur implication sur l'ensemble de l'activité festive. La présentation de deux fêtes permettra de mettre en évidence les différences observées dans la conception et l'organisation de la fête, ce qui contribuera à présenter deux tendances actuellement observables dans ce village.

Les maisons de culture – čitalištε : rôle de cette institution

6 Les maisons de culture, appelées couramment en Bulgarie čitalištes, sont des institutions qui jouèrent un rôle important dans le développement de la vie culturelle du pays. Ces établissements se sont développés au XIXe siècle, lors de la période de la Renaissance bulgare et ont fortement contribué à l'éducation et à la formation des citoyens bulgares, notamment par la diffusion des idées révolutionnaires de l'époque4. Ces čitalištes sont organisés en réseau et sont présents dans la plupart des communes (villes et villages). Il en existe plus de 4 000 répartis principalement en zone rurale. Ils proposent différentes activités en échange d'une cotisation mensuelle. Les adhérents peuvent ensuite participer aux animations proposées (prêt de livre, groupe de chants ou de danse). Durant l'année, des soirées sont prévues et généralement organisées pour l'ensemble de la population sans distinction.

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Fêtes et folklore au service du Parti

7 Cette ancienne institution fut pendant la période communiste très active et diversifia son potentiel d'activité (chants, chœur, groupe de danses folkloriques, groupe de théâtre, ...). Certains bâtiments furent reconstruits afin de disposer d'une surface plus grande (salles de spectacles et de répétitions, salle de projection, espace plus important pour la bibliothèque,...). Des subventions importantes furent prévues et distribuées à ces centres à des fins “d'éducation culturelle”. À cette époque, les directives étaient dictées lors du congrès de la culture organisé tous les quatre ans. Elles étaient transmises aux comités régionaux et locaux qui organisaient les manifestations. Les grandes lignes politiques étaient dans leur ensemble suivies (organisation de grands rassemblements et des fêtes les plus importantes5) ; le reste du programme annuel des activités était ensuite décidé lors des réunions du conseil administratif du čitalištes,en fonction des besoins de la population et des envies des responsables et membres de la maison de culture.

8 Les fêtes et rituels étaient le plus souvent organisés par le personnel de ces maisons de culture qui modifiait leur nature pour qu'ils correspondent aux idées politiques de l'époque. Les fêtes religieuses célébrant un Saint, patron d'une corporation, furent transformées selon l'idée socialiste de la société. Elles furent réinvesties par les autorités culturelles d'éléments appartenant à l'idéologie communiste tout en conservant uniquement leur caractère traditionnel. L'objectif était d'imposer le calendrier des festivités socialistes qui, lui, reposait sur des principes économiques et sur l'importance de la classe ouvrière6. A Boboševo, un peu avant les années 1970, les dirigeants décidèrent d'adapter selon les critères idéologiques la fête de St Trifon, dite fête des vignerons. Cette fête au caractère religieux devint la fête la plus importante de la corporation des vignerons et l'une des plus importantes de Boboševo, village avant tout agricole. Beaucoup de personnes se déplaçaient pour y assister. Le chœur des femmes prenait part à la fête. Le rituel spécifique de la fête, la taille de la vigne, était complété par des célébrations sur la place centrale ou dans la salle des spectacles. Cette fête, symbolisant le début du travail aux champs, était enrichie d'éléments valorisant la conception socialiste du travail. Lors de la fête des éleveurs (fête de St Georges), aucun rituel n'était prévu. On organisait un repas commun dans les grandes coopératives. Les chefs des TKZS7 récompensaient les meilleurs éleveurs, les plus méritants, avec une prime.

9 La coutume était, de même, présentée au public sous la forme de saynètes (à l'occasion, par exemple de la fête des vignerons). Le but de ces pièces de théâtre était pédagogique et culturel ; le public avait la possibilité « de découvrir et d'apprendre » ce qu'on lui présentait comme la culture traditionnelle. La tradition était interprétée pour servir les principes politiques, symbolisant un passé révolu. Des festivals de danses et de musiques folkloriques étaient également organisés et soumis aux directives idéologiques. Le folklore dansé et chanté était mis en scène pour être présenté ensuite comme un spectacle.

10 Le calendrier de cette époque était fécond en événements et en commémorations. Toutes les dates et périodes appartenant à l'histoire socialiste ou considérées comme “progressives” pour l'histoire bulgare étaient célébrées en étant investies d'un symbolisme propre aux idées communistes. Par exemple, l'écriture cyrillique et la culture bulgare étaient fêtées le 24 mai ; auparavant, cette fête était dédiée aux Sts

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Cyrille et Méthode. Les dates historiques pour la république populaire bulgare, tel le 9 septembre8, étaient fêtées en grande pompe. Certaines personnalités, ayant joué un rôle important dans l'histoire du pays et dans l'instauration du socialisme en Bulgarie, étaient honorées à certaines dates (Vasil Levski, Christo Botev, Georgi Dimitrov,...) ou lors de dates anniversaires.

Et après 1989 ?

11 Après 1989, toutes ces institutions culturelles sont devenues totalement libres de leurs choix. Un calendrier festif annuel fut élaboré mais peu connu par les responsables des maisons de culture, il est actuellement peu suivi. Sans soutien logistique et livrés à eux- mêmes, les fonctionnaires de ces structures locales sont confrontés actuellement à une situation financière difficile qui les empêche de proposer un programme riche d'activités et de festivités. En 1996, une loi est votée sur la réforme du statut des maisons de culture ; elle stipule que ces établissements, institutions culturelles et éducatives, peuvent, si les responsables le désirent, recouvrer leur autonomie juridique et leur titre à la propriété foncière et immobilière. Ce nouveau statut leur permet de rechercher des financements privés, sous la forme de sponsors ou de mécénat, d'exercer une activité commerciale, notamment la location de salles de l'établissement, de jouir de la gratuité de leurs locaux et de n'être plus imposées sur les activités de base. Or, la mise en pratique de cette loi se révèle délicate. Il est difficile pour ces structures de s'autofinancer et de ne plus dépendre des financements municipaux. Trouver des sponsors relève d'une démarche ardue et se lancer dans une activité commerciale reste aléatoire.

12 Dans le cas de Boboševo, cette loi de 1996 est un problème majeur pour les responsables du čitalište. La maison de culture date de 1870 et représente encore pour les villageois un lieu actif de culture. Mais la situation actuelle ne permet pas de répondre aux nombreuses attentes de la population. Les responsables de l'activité culturelle, qui étaient déjà en poste avant 1989, peuvent donc constater la différence au niveau des financements. D'après un des membres du conseil administratif de la maison de culture, il ne « manquait pas de financements qui étaient suffisants. On dépensait sans regarder et il est possible qu'il y ait eu du gaspillage »9. D'importantes subventions contribuaient à l'achat de nouveaux livres et de nouvelles installations et à proposer au public des spectacles récents. Actuellement, le constat est affligeant : les activités proposées sont moins nombreuses car le budget alloué suffit seulement à payer les salaires des employés qui sont au nombre de trois (une femme de ménage, la bibliothécaire et la personne responsable des activités culturelles). Néanmoins, un programme annuel de manifestations et de soirées est prévu et décidé en conseil administratif10 qui se réunit chaque mois ou trimestre. L'année culturelle commence en octobre. Les principales manifestations proposées sont liées soit à l'histoire du pays (le 3 mars, fête nationale, le 24 mai pour la fête de la culture et de la science,...) soit aux personnes ayant contribué au renouveau national ou local (l'historien local et le premier instituteur ayant contribué au XIXe siècle au développement de l'éducation laïque,...). De même, les animations sont réalisées avant tout sur la base du bénévolat. La responsable de la culture s'occupe de différents groupes de bénévoles : • un groupe d'enfants pour des chants et danses folkloriques et pour des soirées sketchs, • un groupe composé d'anciens enseignants principalement, pour des soirées littéraires, • le chœur « la source de la Struma » et son registre de chants.

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13 Depuis 1996, ce čitalište est juridiquement indépendant mais, faute de moyens financiers, la mairie assure une participation financière et humaine occasionnelle. Le comptable de la mairie gère les comptes de la maison de culture. Pour ces institutions, qu'elles soient indépendantes ou encore sous la tutelle des municipalités, les subventions demeurent hypothétiques ou limitées. L'avenir de ces établissements qui, par le passé, avaient contribué au développement de la culture est incertain, de l'aveu même des membres de ce čitalište11. Malgré leur bonne volonté, il est difficile de proposer localement un programme d'activités correspondant à l'actualité culturelle et aux demandes de la population. Aucune décision importante n'a été prise et les chances de développement de ce secteur d'activités sont faibles. De plus, pour ce village et comme pour la plupart des localités bulgares, toute l'activité culturelle émanait de la maison de culture qui faisait office de théâtre, de cinéma, de bibliothèque, de salle de concerts. Il ne reste alors pour les villageois que cette institution pour pouvoir emprunter des livres (souvent anciens car le fonds n'a pas été enrichi des dernières nouveautés littéraires), se rendre à un spectacle (déjà présenté de nombreuses fois) et participer à la vie culturelle villageoise12.

14 Les activités culturelles de la maison de culture de Boboševo étant moins nombreuses, les occasions pour les villageois de se retrouver sont plus rares. De ce fait, les fêtes d'un type plus traditionnel – les kurbans organisés en l'honneur d'un saint – prennent plus d'importance dans la vie sociale locale. Ces festivités, célébrées tout au long de l'année, sont sous la responsabilité de groupes de villageois. Ces célébrations religieuses sont prétexte également à des moments d'échanges et de partages pour les participants : « aux kurbans, on échange les expériences »13. La maison de culture ne prend nullement part à l'organisation de ces kurbans qui appartiennent avant tout à l'espace public non institutionnalisé.

Les fêtes – les kurbans

15 Pendant la période communiste (plus précisément pendant les années 1980), neuf fêtes étaient organisées plus modestement et plus discrètement à Boboševo. Peu à peu, après les changements de 1989, des villageois ont décidé de célébrer de nouveau des kurbans qui avaient été plus ou moins oubliés. Jusqu'en 1998, douze fêtes étaient préparées durant l'année. En 1998, certains villageois ont décidé pour la fête de Saint Trifon (saint patron des vignerons) de proposer un kurban.

16 Actuellement, à chaque emplacement du site dédié à un saint (croix votives et chapelles), est régulièrement préparé un kurban. L'organisation de ces fêtes dépend de la situation géographique des lieux votifs qui sont localisés dans les différents quartiers – ou mahala – du village. Ces kurbans sont organisés dans trois des six quartiers que compte Boboševo.

17 Dans le premier, situé à l'entrée du village, une seule fête est célébrée : Saint Ilia. Dans le deuxième, situé sur la route qui mène à Kiustendil, quatre kurbans sont réalisés. L'un d'eux, Sainte Petka, est sous la responsabilité d'un groupe récemment constitué. Les trois autres (Saint Todor, Saint Spas et Saint Nicolas) sont organisés par un groupe qui a son propre responsable, son cuisinier et ses aides.

18 Dans le dernier quartier, situé à l'extrême sud du village, ont lieu huit fêtes (Saint Trifon, Saint Georges, « Umni Petăk »14, la Trinité, Saints Pierre et Paul, la Vierge Marie,

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Saint Dimitri et Saint Michel). Pour la célébration de la Saint Trifon, le groupe créé depuis 1998 est aidé d'autres responsables du quartier. Le cas de Saint Georges est particulier car les données ont évolué durant l'année 2001. Pour les six autres fêtes, chaque responsable du kurban est aidé d'autres organisateurs du quartier. Le même cuisinier s'occupe de préparer chaque kurban et lui-même est organisateur d'une des fêtes.

Le kurban à Boboševo

19 Quelques jours avant la fête, le responsable et ses aides circulent en carriole dans les rues pour demander aux villageois de participer à la réalisation du kurban en offrant différents ingrédients (oignons, poivrons, tomates, riz, huile, farine, ...). Le responsable stocke ensuite ces aliments généralement chez lui jusqu'à la veille de la fête. La veille, les hommes se regroupent pour égorger des bêtes supplémentaires afin de disposer de suffisamment de viande. Ces animaux ne sont pas choisis selon des critères particuliers pour le rituel. Ils sont achetés avec l'argent recueilli lors de la fête précédente. Le travail d'abattage est considéré comme difficile et défini comme une tâche masculine. En effet, il faut non seulement savoir égorger correctement la brebis pour que la viande soit comestible mais être habile pour le dépeçage qui est une tâche longue et harassante. Toute la préparation se déroule simplement et sans rituel particulier. Les bêtes dépecées sont ensuite nettoyées et conservées jusqu'au lendemain. La viande sera préparée sur le lieu même de la fête. D'autres personnes se regroupent pour commencer à émincer les légumes (tomates, poivrons et oignons) qui sont entreposés au frais dans de grands seaux jusqu'au lendemain. Ce travail est confié généralement aux femmes. Pour certaines fêtes de moindre importance, la préparation des légumes s'effectue le jour-même.

20 Le jour de la fête, tôt le matin, le responsable et ses aides se rendent au lieu votif (la croix ou la chapelle) pour immoler l'animal exécuté en l'honneur du saint, désigné comme l'offrande et communément appelé kurban. Ce sacrifice communautaire symbolise le don d'un animal offert par l'ensemble du village au saint qui protégera ensuite la communauté. En général, lors de la fête en l'honneur d'un saint, l'animal offert est un mâle, pour une sainte, une femelle. Cette bête doit être la plus belle et normalement de couleur blanche. L'animal n'est pas au préalable bénit ; aucune prière n'est prononcée car le pope n'est généralement pas présent pour le rituel. Un peu de sang de l'animal est versé sur la base de la croix ou sur les murs de la chapelle. Cet acte a pour valeur de protéger le lieu consacré au saint célébré ce jour-là. L'animal sera ensuite préparé pour être consommé sous forme d'une soupe, sauf dans le cas de la Saint Georges, où l'agneau immolé est rôti. Il est à mentionner que le terme de kurban désigne également plus largement dans l'esprit des villageois la fête et le repas.

21 Les organisateurs se retrouvent tous au lieu votif pour préparer le repas qui sera servi soit en début d'après-midi pour les fêtes d'hiver (les journées étant plus courtes) soit en fin d'après-midi pour les fêtes estivales (les villageois sont généralement encore dans les champs ou sur leur lieu de travail). Tous les organisateurs n'ont pas l'habitude de préparer le kurban ; seuls deux organisateurs sont reconnus dans le village comme étant les meilleurs cuisiniers et les plus aptes à le faire. Ils sont alors régulièrement sollicités pour préparer ce repas. Si la soupe est bonne, le cuisinier et les responsables y trouveront une reconnaissance auprès des villageois.

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22 Dès neuf heures du matin, dans l'église principale consacrée à la Vierge Marie, une messe est prononcée par le pope qui se rendra ensuite au lieu de la fête pour bénir le repas et les villageois présents. Parallèlement, la responsable de la culture au čitalište15 annonce à la radio locale l'heure à laquelle la fête débutera. Les villageois sont invités à s'y rendre. Cette annonce radio est avant tout une note d'information à l'attention des villageois.

23 Un peu avant l'heure prévue, les villageois, chargés de quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie, de pain, de conserves et de charcuterie, se rendent à pied, en voiture ou en carriole au lieu même de la fête. Les responsables les accueillent. Avant de s'installer à même le sol, chaque personne dépose quelques offrandes au saint (généralement des chaussettes, des serviettes, du savon,...) et brûle un ou plusieurs cierges. Il est de coutume lorsqu'on pénètre dans une église orthodoxe de brûler au moins un cierge. De nombreuses femmes déposent également une pitka. Ce pain est préparé en l'honneur et pour la santé d'une des personnes de la famille ayant pour prénom celui du saint célébré ce jour-là. Ces pains sont bénits par le pope ; ils sont ensuite partagés. Le pope se rend devant les grosses marmites contenant le kurban. Il bénit le repas et ensuite l'assemblée. La distribution de la soupe, le kurban, commence. Les responsables de la fête se déplacent avec des seaux pour servir chaque groupe de villageois. Parallèlement, les personnes qui le désirent, peuvent réserver une part payante de soupe bénite pour en ramener un peu chez soi. En effet, le kurban, une fois bénit, posséderait des vertus protectrices et serait salutaire pour la santé. Ensuite, une personne du groupe des organisateurs circule avec un plateau pour demander à chacun des villageois une contribution financière qui permettra d'entretenir le lieu votif et de réaliser le prochain kurban. Enfin, les différents dons offerts au saint sont proposés aux enchères. Les sommes d'argent recueillies contribueront également à financer la fête suivante. Progressivement, les villageois quittent les lieux pour rentrer chez eux.

Organisation festive et relations sociales

24 Durant la période communiste, l'ensemble de l'activité culturelle était géré par le čitalište.Les kurbans étaient peu célébrés. Toute la vie culturelle et sociale s'organisait autour des manifestations de la maison de culture. La plupart des organisateurs sont bien conscients que si durant cette période, les kurbans étaient moins célébrés, c'est qu'ils ne correspondaient pas aux préceptes de l'époque. Les traditions et le folklore, qui étaient instrumentalisés à des fins idéologiques, servaient de référents culturels pour l'édification et l'élaboration de la culture socialiste. La plupart des fêtes publiques étaient contrôlées et seules les fêtes correspondant plutôt à l'idéologie socialiste pouvaient être célébrées sur la place publique. Actuellement, les villageois ont la possibilité de prendre en charge ces festivités plus ou moins oubliées. Parallèlement, la maison de culture n'est plus en mesure de garantir financièrement sa mission d'éducation et d'offre culturelles. De même, le rôle de lien social qui s'établissait entre les habitants au cours des diverses rencontres culturelles n'est plus totalement assuré. L'activité sociale et le sentiment d'appartenance à un groupe se retrouvent lors de la célébration de ces fêtes qui donnent la possibilité aux villageois de partager des moments de convivialité. Au cours de mes entretiens réguliers auprès des organisateurs de ces festivités, j'ai pu déterminer et mieux comprendre ce qui les motivaient à célébrer ces kurbans.

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Tradition – religion – identité

25 Lors de mes premiers contacts, je supposais que l'organisation et la célébration de ces kurbans étaient l'expression d'un sentiment d'appartenance à un groupe enclin à préserver et maintenir une tradition festive. Mon objectif était de déterminer quels étaient les arguments présentés par le groupe de villageois (organisateurs et participants) pour justifier leur intérêt pour ces fêtes. Lors des entretiens que j'ai menés auprès des organisateurs et des villageois se rendant à ces fêtes, les villageois invoquaient principalement l'intérêt pour cette vieille tradition festive transmise de génération en génération : « cela reste du temps ancien qui nous précède. Les vieux ont fait et nous continuons la tradition et on doit la transmettre »16. L'organisation de ces fêtes dépendait non seulement de l'attrait pour cette tradition mais aussi de la volonté de les maintenir : « parce que ce sont des vieilles traditions qui datent de nos grands- pères... Il faut continuer la tradition quel que soit le régime. C'est une des plus belles choses qui restent de nos ancêtres et il faut et on doit continuer »17. Or, à l'analyse, il est apparu que ce désir de préserver et de transmettre cette tradition ne semblait pas être la seule raison présidant à la célébration de ces rituels.

26 Transmettre une tradition, perpétuer un rituel permet au groupe de s'identifier à une histoire et de se constituer une identité locale. La réalisation et l'organisation de ces festivités apparaissaient donc comme un facteur d'identité locale ou nationale. Explicitement, les organisateurs et les participants justifiaient leur intérêt pour ces rituels en se référant à leur identité nationale : « la tradition est une grande chose pas seulement pour moi en Bulgarie mais pour beaucoup de gens. Les traditions sont conservées seulement par le fait qu'on ne veut pas perdre l'identité de la Bulgarie. (...) Je suis bulgare et je veux que les traditions bulgares continuent à exister en Bulgarie »18. Permettre à ces traditions d'être transmises aux générations futures s'expliquait par la nécessité de disposer de cette identité bulgare pour pouvoir exister : « c'est en nous, c'est national, sans cela on n'est pas bulgare, on n'est pas une nation. (...) Sans tradition, on perd ses racines. (...) La tradition, c'est notre côté bulgare »19. Or lorsqu'ils se référaient au concept d'identité bulgare, la plupart des organisateurs étayaient leur réflexion en évoquant l'histoire nationale : « c'est une tradition. Si on ne fête pas ces fêtes purement bulgares, la Bulgarie serait perdue. Pendant les 500 années de joug turc, imagine si ces fêtes n'avaient pas existé, comment les Bulgares auraient pu exister. (...) La tradition garde le peuple, garde ce qui est bulgare »20. La référence à l'histoire contribuait à légitimer leur intérêt pour la préservation de ces festivités considérées comme la tradition locale. Ce goût pour la tradition et sa justification par le rappel de l'histoire permet donc aux organisateurs et aux participants d'affirmer également leur identité bulgare au sein du village.

1998 : l'année des changements

27 En 1998, il y eut des changements dans l'organisation des fêtes. Certains villageois décidèrent pour la fête de Saint Trifon (saint patron des vignerons) d'organiser un kurban. De plus, quelques personnes prirent l'initiative de construire une chapelle, là où se trouvait auparavant une simple croix votive. D'autres changements furent constatés. Les motivations des villageois qui se sont engagés dans la restauration de bâtiments religieux ou la célébration de nouvelles fêtes sont-elles les mêmes qu'avant 1998 ? Ces

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évolutions sont-elles mues par le même intérêt, celui du maintien de leur tradition ? La présentation des transformations intervenues dans l'organisation des festivités, ces dernières années, nous permettra ensuite d'analyser les différents points de vue des organisateurs.

28 Dès 1998, un comité d'initiative est créé. L'idée principale de cette organisation est de protéger le patrimoine local. L'initiateur de ce groupe est un villageois de Boboševo. Son idée est d'aider financièrement et matériellement à la restauration des chapelles du village et plus particulièrement à celle de Saint Georges21. Les actuels organisateurs de la fête de Sainte Petka font partie de cette association. Au cours de l'année 1998, à l'emplacement de la croix votive dédiée à Sainte Petka, ce groupe de personnes décida de construire une chapelle.

29 Les différents membres de ce comité ont parcouru le village pour trouver de l'argent. Un des membres raconte comment les villageois ont participé financièrement à la construction : on a ramassé l'argent des gens, cela représentait « des sacrifices volontaires », cela venait du cœur. Qui veut donne. Il y a des gens qui ont donné ce qu'ils pouvaient en fonction de leurs moyens. (...) Et la chanteuse Jordanka, célèbre chanteuse de folklore dans toute la Bulgarie [elle est originaire de Blagoevgrad et mariée à un villageois de Boboševo] a fait un concert à Boboševo et avec les recettes qu'elle a reçues, elle les a données pour la construction (360 leva22). Tous ont donné et avec cet argent on a acheté des tuiles pour la toiture et pour l'abri.23

30 La mairie a participé à cette construction en offrant quelques matériaux et en proposant l'aide de certains des ouvriers municipaux. Toutes les personnes qui par leur geste ont contribué à la construction de la chapelle, estiment que cette participation est liée au respect d'une tradition et de la religion orthodoxe. Le don est également considéré par les villageois comme une contribution personnelle à l'événement.

31 Pour construire cette chapelle, il était nécessaire d'avoir l'autorisation du Saint Sinot (patriarcat de Bulgarie) et non de la mairie car les terrains appartiennent à l'Église orthodoxe bulgare en raison de la présence d'une croix votive. L'accord ne dépendait que du respect par l'architecte des normes de la tradition orthodoxe (emplacement du chœur vers l'est).

32 La construction de la chapelle commença le 1er avril 1998. L'objectif était de la terminer le 14 octobre, jour de la fête. Avec l'aide du personnel de mairie, la construction fut vite réalisée. Les fresques à l'intérieur de la chapelle ont été peintes bénévolement. En effet, un des responsables connaît de longue date un des enseignants de l'Académie des Beaux-Arts. Cet ami lui proposa de venir gratuitement avec des étudiants pour réaliser les fresques. Le gîte et le couvert était leur seule rémunération. Cet enseignant apporta également le matériel et la peinture nécessaires. Il réalisa ce travail principalement par amitié. La croix qui surmonte le clocheton de la chapelle a été offerte par certains villageois. La chapelle Ste Petka fut terminée pour le 14 octobre 1998 et inaugurée à l'occasion de la fête.

33 Au cours de l'année 2001, certains des membres du groupe responsable de la Ste Petka ont décidé de restaurer la chapelle St Georges. Cette chapelle n'est pas répertoriée comme un monument du ministère de la Culture, ce qui rend possible la réalisation de certains travaux sans autorisation particulière. Ces travaux devaient être terminés pour la fête de St Georges et ont été réalisés à temps. Les personnes qui ont participé à la construction ont été félicitées et la fête fut un succès. Elles ont prévu pour l'année

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suivante de réaliser d'autres travaux (construction d'un four et d'un auvent) pour que le kurban en l'honneur du Saint soit une réussite complète ; ce qui fut fait pour la fête du 6 mai 2002.

34 Il est prévu qu'à l'emplacement de la croix votive de Ste Trinité, une chapelle soit construite. Le groupe organisateur de cette fête n'est pas impliqué dans ce projet de construction. Néanmoins, il en connaît l'existence et l'approuve. Une des personnes responsables de la fête de Ste Petka, membre du groupe de restaurations des chapelles, a été désignée comme responsable du projet et de sa mise en oeuvre. Cette construction est financée par un villageois qui vit en Italie. Actuellement, le projet est toujours en attente.

35 Dans le cas des restaurations des chapelles ou de la construction de lieux votifs, l'intérêt manifesté par ces différents groupes est justifié par le profond respect qu'ils entretiennent à l'égard de la religion orthodoxe. Un des membres de l'organisation de la fête de Ste Petka explique les raisons qui les ont motivés à construire cette chapelle : « on a créé une association et avec enthousiasme on a commencé à construire Sainte Petka. A vrai dire, on est tous contents de ce qu'on a fait. Nous cinq, on a fait la promesse, ce n'était qu'une croix votive et on en a fait une chapelle pour la Sainte. (...) J'ai voulu le faire pour Sainte Petka. J'ai fait cette promesse »24. Or les organisateurs justifient leur intérêt pour la religion et leur respect du saint en se référant à l'histoire de ces fêtes et aux souvenirs qu'ils en avaient : « je peux te montrer des photos lorsque j'étais enfant, il y avait une foule que tu ne peux pas imaginer. Dix à vingt fois plus. Il y avait au moins sept gros chaudrons »25. Parallèlement, la raison de leur participation à la construction et à la restauration du patrimoine religieux se justifie par l'histoire locale. La plupart de ces organisateurs font référence à l'historien local, Kepov, qui, dans les années trente, publia une monographie du village. Dans cette étude, il présente et décrit les nombreuses chapelles construites et répertoriées sur le territoire de Boboševo. Cette référence crédibilise à leurs yeux leur intérêt à construire de nouveaux lieux votifs et à préserver le patrimoine local : « par ici, on a beaucoup construit. (...) C'est peut-être le deuxième village qui a le plus de chapelles et d'églises en Bulgarie »26. Le respect des coutumes traditionnelles et de la religion orthodoxe s'explique par l'importance du patrimoine historique et religieux local. La référence à l'histoire et à l'historien local, Kepov, apporte cette plus value et justifie leur intérêt initial : l'histoire ne nous dit pas à partir de quand les traditions ont commencé. Le fait qu'il y ait des chapelles depuis des siècles nous montre que ces traditions ont commencé avec le christianisme. Les gens ont besoin de cette force pour se protéger. Après, cela est transmis de génération en génération. (...) C'est une vieille tradition d'honorer les saints pour avoir une aide pour la vie privée ou la santé. Mais avant tout, les gens faisaient cela pour la santé. Et même pour ceux qui étaient agriculteurs ou éleveurs, ils avaient un saint patron. (...) Chaque métier a son saint patron et c'est pour cela que les gens construisaient les chapelles et églises.27

36 L'implication dans la restauration et la construction de lieux votifs s'analyse donc non seulement comme une marque d'intérêt pour une certaine forme de tradition et de respect à l'égard d'un saint, mais aussi comme la nécessité pour ces organisateurs de s'impliquer dans l'histoire de leur localité : « ma génération future pourra dire : mon grand-père là-bas a fait quelque chose »28.

37 Au cours de l'année 1999, un groupe constitué récemment décida de célébrer St Trifon en sacrifiant un animal en l'honneur de ce St patron des vignerons. Pour cette fête, aucun kurban n'est habituellement organisé. Le responsable du groupe a voulu innover.

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Il explique les raisons de ce choix : « parce que c'est le jour des vignerons et moi je suis producteur de vin et nous nous sommes rassemblés dans une auberge et les autres ont dit : “il y a tellement de lieux votifs à Boboševo, pourquoi ne pas en faire un pour Trifon ?”. Et j'ai dit d'accord. Et j'ai fait une promesse de donner chaque année un bouc pour cette fête, c'est un don »29. D'autres villageois se sont associés à son idée et depuis 1999, ils organisent ce kurban.

38 Si le vœu et la promesse effectués devant un groupe d'amis ont motivé cette personne pour réaliser cette nouvelle fête religieuse, la référence à une littérature historique et religieuse demeure également essentielle. Les membres de cette organisation font référence non seulement à la tradition du travail des vignes, évoquée dans la monographie du village : « le jour de Trifon est le patron des vignerons, c'est une fête traditionnelle. D'après Kepov, le travail des vignes est important car cela donnait beaucoup de pain »30 ; mais aussi aux attributs symboliques de St Trifon : « j'ai lu que St Trifon est protecteur des hommes ». Dans ce cas précis, l'utilisation de sources écrites leur permet de conforter et de valoriser leurs choix.

39 La fête, kurban, correspond pour l'ensemble des organisateurs à une tradition à respecter et à transmettre : « c'est héréditaire »31. Participer et s'impliquer dans l'organisation de ces festivités se justifie en invoquant l'histoire locale et la tradition qui peuvent être analysés comme des marqueurs identitaires32. Les récents changements observés depuis 1998 permettent de confirmer ces premières constatations. Toutefois, le respect pour la religion et pour les saints célébrés a été plus régulièrement cité lors de nos entretiens. L'aspect religieux est à prendre en compte car il est pour la plupart des organisateurs un facteur essentiel dans la réalisation de la fête. Pourtant, cet élément ne modifie guère nos premières constatations car l'identité culturelle locale et l'identité religieuse se complètent. Or, des questions restent en suspens : quelle est la démarche habituelle que doit effectuer le villageois pour devenir organisateur ? La présence récente de ces nouvelles personnes au sein de l'organisation de ces festivités a t-elle généré de nouveaux rapports entre les différents organisateurs ?

Le conseil des organisateurs et le choix du responsable

40 Aux dires de l'ensemble des organisateurs, le choix d'un responsable est décidé en conseil par quartier. Ce conseil est composé des principaux organisateurs des kurbans du mahala. Généralement, pour chacune des fêtes, un responsable est nommé pour gérer les comptes et planifier les achats et les tâches. Il est aidé et conseillé par d'autres villageois, souvent eux-mêmes des organisateurs d'autres kurbans. Le groupe, constitué du responsable et de ses aides, est toujours composé de trois ou cinq personnes, nombre impair – le nombre impair ayant pour symbolique la vie et la santé. Or, dans le cas où le responsable ne pourrait pas préparer le kurban (maladie ou déplacement), il choisira, parmi les personnes qui l'aident régulièrement, son remplaçant. En cas d'abandon, il proposera une personne pour lui succéder. En cas de décès, c'est généralement la personne qui se sera la plus investie et impliquée dans la préparation de la fête qui sera choisie par l'ensemble du conseil. Pour les villageois de Boboševo, un organisateur doit posséder les qualités suivantes : • bien faire l'ensemble du travail, • avoir de l'autorité et avoir la confiance des autres villageois,

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• être majeur et donc responsable devant la loi.

41 Dans l'absolu, être organisateur, c'est faire preuve de volonté pour pouvoir être choisi par le groupe : « c'est la personne qui montre sa volonté. Si tu n'as pas de volonté, personne ne pourra te choisir »33. Le nouvel organisateur accepte alors toutes les responsabilités liées à la réalisation de la fête. Dans un premier temps, il s'engage à réaliser, chaque année, le kurban quelle que soit la situation : « l'organisateur prend toutes les responsabilités et s'il y a l'argent ou pas, il doit trouver l'animal »34. Dans un deuxième temps, par cet engagement, la personne participe au maintien d'une tradition qui sans son investissement personnel disparaîtrait : « je ne fais rien pour moi, mais si je n'étais pas là, il n'y en aurait pas. Il n'y a personne dans le quartier pour prendre la responsabilité et sinon cela serait oublié »35. Or, en participant au maintien de ces fêtes, les organisateurs se positionnent socialement et acquièrent une certaine notoriété au sein de leur village. La présentation de deux fêtes au travers des raisons et des choix évoqués par l'organisateur responsable permettra de mettre en évidence deux types de démarche et de représentation du rôle de l'organisateur.

Les fêtes de Saints Pierre et Paul et de Sainte Petka

La fête de Saints Pierre et Paul

42 Ce kurban est réalisé le 29 juin, jour de Saint Pierre. Depuis 1979, une personne est responsable de cette célébration. Quand elle accepta la responsabilité de préparer la fête pour Saints Pierre et Paul, le kurban n'était plus organisé. D'après ses informations, un kurban était célébré, il y a longtemps. Sa décision de devenir responsable a été prise par hasard mais néanmoins décidée avec d'autres personnes. Voici ce qu'elle raconte : « nous étions trois amis en 1978 et dans un bar de la ville, nous avons rencontré un pope et je lui ai demandé pourquoi cette chapelle est délaissée et ce qu'il faut faire. Il a dit : “je ne sais pas qui était responsable avant mais on faisait un kurban” et alors le docteur G. m'a donné 10 leva en me disant : “tu deviens le caissier du kurban” »36. Après cet engagement, cet homme prit la décision de construire une nouvelle chapelle consacrée aux deux saints Pierre et Paul, l'ancienne chapelle étant délabrée. Cette personne gère l'ensemble des préparatifs mais est aidée d'un groupe de villageois qui vivent dans le même quartier qu'elle. Une centaine de personnes assistent à ce kurban qui est réputé sur l'ensemble de la commune et de ses environs. La chapelle se trouve à une dizaine de kilomètres du centre du village, dans la montagne.

43 Dans le cas de cette fête, il nous est possible de mettre en évidence un premier type de démarche. Une personne accepte la responsabilité de préparer une fête. Aidée des villageois de son quartier, elle organise et gère l'ensemble des tâches. L'objectif de cette célébration est de perpétuer une tradition. En effet, le respect de ce rituel en l'honneur d'un saint est la raison évoquée par le responsable pour expliquer l'origine de cette célébration : « un respect envers le saint et c'est pour cela qu'on le fait. Ici, c'est une tradition car nous avons beaucoup de chapelles et pour chacune, on fait un kurban »37. Son choix a été principalement motivé par des amis ou des personnes disposant d'une certaine autorité (un médecin et un pope). La décision de s'engager dans la réalisation d'un kurban n'est pas le résultat d'un cheminement personnel mais d'une volonté extérieure. Il se sent investi d'une responsabilité collective : « quand une chose est commencée, il faut l'entretenir jusqu'à la fin »38. Il est responsable du kurban et

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participe du mieux qu'il peut à l'ensemble des préparatifs pour satisfaire les villageois présents.

La fête de la Sainte Petka

44 Le kurban de Sainte Petka est célébré depuis de nombreuses années ; aucun organisateur n'a pu dire concrètement depuis quand. La chapelle se situe dans le deuxième quartier où sont réalisés trois autres kurbans. Jusqu'en 1998, le responsable des autres célébrations gérait également cette fête. À l'époque, à l'emplacement de la chapelle se trouvait une croix votive. Pour le 14 octobre, jour de Sainte Petka, ce groupe d'organisateurs préparait un kurban modeste. Deux à trois bêtes suffisaient car peu de monde s'y rendait. Or en 1998, un groupe de villageois, membre d'un comité de protection du patrimoine, prit la décision de construire une chapelle au lieu même de cette croix. Lorsque la chapelle fut terminée, le 14 octobre 1998, le précédent organisateur, bien qu'il eut la possibilité de continuer, se déchargea de cette responsabilité ; certains des membres du comité d'initiative reprirent la préparation du kurban. Or, pour ces nouveaux responsables, la réalisation de cette fête est uniquement possible grâce à l'aide d'autres personnes, elles-mêmes, organisatrices de kurbans : « nous sommes trois pour le kurban mais pour la cuisine, il y a des gens qui viennent aider car seuls, on ne peut pas faire toute la préparation »39. Pour ces nouveaux organisateurs, la préparation de ce kurban n'est pas une fin en soi : « on voulait faire un endroit où les gens puissent allumer un cierge. Avant il n'y avait pas de toit et de quoi se protéger. La question n'est pas d'être responsable du kurban. (...) Je n'avais ni la volonté de faire un kurban ni le désir d'être responsable. Mais j'ai promis de faire cette chapelle »40. Les responsables de Sainte Petka se considèrent avant tout comme les responsables de la chapelle. Ils ont accepté malgré tout la responsabilité d'organiser le kurban pour rendre honneur à la sainte. L'important est plutôt, selon ces organisateurs, de permettre à chacun des villageois de pouvoir se recueillir dans un lieu bénit et consacré.

45 Chaque personne du groupe a une tâche bien définie : la vente des cierges, l'accueil des villageois, la préparation du kurban, la récolte de l'argent déposé dans l'église. Les aides, organisateurs d'autres kurbans du troisième mahala et reconnus pour la qualité de leur travail, sont présents uniquement pour la logistique du repas. Les responsables, eux, gèrent l'accueil. Chaque villageois qui arrive est alors reçu par l'un des membres vêtus pour l'occasion de ses habits du dimanche. Ils tiennent à se démarquer des autres groupes mais surtout à accueillir correctement les invités de la Sainte. Par exemple, en 2001, chaque personne participant de près ou de loin à l'organisation de la fête portait sur sa tête une même casquette et un tablier identifiable.

46 Dans ce deuxième type de démarche, les nouveaux responsables sont avant tout présents à la fête pour superviser l'ensemble de l'organisation. En effet, le choix d'organiser ce kurban n'est pas dû à une proposition soumise par une tierce personne. Leur choix est la conséquence d'un acte préalablement réfléchi, celui de construire une chapelle. La décision de s'engager ensuite dans la réalisation du kurban a été prise par respect envers la Sainte. Ils se sentent alors responsables personnellement.

47 Lors des entretiens effectués auprès des principaux organisateurs, les raisons évoquées pour justifier la réalisation de ces festivités étaient motivées par la nécessité de maintenir et de respecter une “lointaine” tradition. Or, depuis 1998, les changements intervenus au sein de l'organisation des kurbans ont permis à certaines personnes de

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participer et de s'impliquer dans l'élaboration de ces célébrations. La présentation des deux kurbans a permis de distinguer deux démarches différentes quant aux raisons de devenir responsable. Le premier type, celui de la fête de Sts Pierre et Paul, correspond à la démarche la plus souvent présentée par les organisateurs et considérée par ces personnes comme la plus régulièrement pratiquée : « j'ai décidé quand les vieux se sont rassemblé et m'ont demandé que cela soit le plus jeune qui soit responsable et exécute cela. Ce sont eux, les plus âgés, qui m'ont proposé car “nous n'avons plus de force pour cela” »41. Le choix de devenir responsable n'est pas dû principalement à une motivation personnelle mais dépend avant tout de la décision de l'ensemble du conseil ou d'un groupe de personnes. Il y a alors cooptation. Pour le deuxième cas, celui de Ste Petka, les organisateurs ont fait un choix personnel lié à l'envie de réaliser une nouvelle chapelle, une nouvelle fête. Ils se considèrent comme responsables de la chapelle et par conséquent du bon déroulement de la fête organisée en l'honneur du saint patron. La décision qui consiste à prendre en charge la préparation du kurban dépend donc d'un choix personnel et non d'une décision émanant de tierces personnes. Or, la participation et l'implication de ces nouveaux venus ont transformé peu à peu certains aspects de l'organisation de ces fêtes. Ces changements récents et la venue de ces nouveaux organisateurs ont-ils également modifié certains rapports entre les organisateurs ?

Kurbans et reconnaissance sociale

48 La fête est définie, par l'ensemble des responsables, comme un moment de rencontres et d'échanges autour du repas : « c'est surtout une réunion et la réunion consolide les rapports entre les personnes. (...) C'est important parce que lorsqu'on y va, on voit des gens que l'on n'a pas vu durant l'année »42. Une des fonctions premières de la festivité est de réaffirmer les liens qui unissent le groupe. Cet acte collectif suppose non seulement la présence d'un groupe mais également sa participation ; lors de ces rencontres festives, les villageois peuvent alors se retrouver pour partager des moments de convivialité : « c'est agréable pour moi, pour voir des amis, on mange et on boit un verre. On échange des pensées non seulement concernant la religion mais aussi la vie quotidienne »43. Mais si la fête est un lieu de la communication, d'échange et de cohésion sociale, elle permet également de mettre en évidence certains rapports de pouvoir existants entre les différents groupes d'organisateurs. En effet, le responsable du kurban, qui participe au maintien de cette tradition, acquiert une certaine notoriété au sein du village. Et parce qu'il y a reconnaissance sociale, les rapports de pouvoirs entre les organisateurs ont évolué pour s'adapter à la nouvelle situation.

49 Les nouveaux responsables sont conscients qu'ils contribuent au maintien de ces fêtes de façon différente, par l'apport de nouveautés au sein du village : la création d'un nouveau kurban ou la protection du patrimoine religieux : « notre kurban [celui de Ste Petka] n'a rien de commun avec les autres kurbans. Pourquoi ? Parce que nous avons commencé les derniers à faire les choses comme cela et moi j'ai pris l'initiative de tout le travail et de construire cette chapelle. (...) Cela dépend de la morale et de la volonté de chaque individu »44. En mai 2001, à l'occasion de la fête de St Georges, certains membres du comité de protection du patrimoine, également organisateurs45, se sont engagés à restaurer la chapelle. Les travaux devaient être terminés pour le 6 mai lors de la fête. Leurs objectifs étaient de donner à ce kurban un nouvel attrait : « tout doit être prêt pour le 6 mai, pour la fête et je suppose que cela sera mieux que ce qui a eu lieu

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jusqu'à maintenant »46. En effet, au cours des deux dernières années, les responsables de l'organisation de cette fête, non cooptés, n'avaient pas été scrupuleux : « ce n'est pas la personne convenable même si durant un an, il a été responsable. Il n'a pas sa place pour ce travail »47. La participation de ces nouveaux organisateurs à l'organisation des fêtes est motivée avant tout par leur intérêt pour la protection du patrimoine et pour la tradition. Mais, se trouvant impliqués dans l'organisation de ces festivités, ils cherchent à se distinguer de certains responsables qui réalisent la fête dans un but plus “commercial” : « je n'ai pas de relations avec les autres kurbans parce que les autres sont pour moi des kurbans commerciaux. Je veux faire un kurban uniquement dans un but non lucratif. (...) Pour moi tant que je suis vivant, cela ne se passera pas comme chez eux »48, « Il y a un but commercial mais parfois on s'éloigne du but qui est d'honorer le saint pour en faire un profit commercial. (...) Ce n'est pas le profit qui est important même si on dépense plus. Ce n'est pas bien car les gens sont allés pour s'asseoir, se distraire et eux [les responsables d'un autre kurban] voulaient imposer une nouvelle mode sur un terrain où il y a une tradition déjà établie »49. Effectivement, certains responsables ont pour pratique de réserver une quantité plus importante de kurban pour la vente et non pour la distribution sur place. Comme il est possible de ramener chez soi un peu de soupe bénite, cette vente permet de s'assurer un bénéfice plus sûr. La part de soupe est payante et la somme fixée est ensuite variable selon la quantité demandée par le villageois. Or, la distribution de kurban durant la fête rend au contraire les gains plus aléatoires ; les dons offerts dépendent des villageois et non du responsable.

50 Leur contribution se démarque également par la volonté de proposer aux personnes se rendant à la fête un lieu agréable : « on voulait faire un endroit où les gens puissent allumer un cierge. Avant il n'y avait pas de toit et de quoi se protéger »50 car la plupart des lieux où se déroulent les kurbans sont très peu aménagés.

51 Depuis leur engagement, ces nouveaux organisateurs sont peu à peu reconnus et respectés par les autres responsables : « pour Ste Petka, c'est le comité de l'organisation qui est beaucoup plus fort et avec des gens très entreprenants »51. Ils sont également considérés par l'ensemble des villageois comme des personnes de confiance : « cela est très beau, depuis longtemps, il fallait la construire [la chapelle Ste Petka]. (...) C'est une très belle chose car c'était comme pour St Trinité, une croix en pierre »52. Leur implication s'est matérialisée par la construction et la restauration de chapelles, par le respect de leur engagement et par une présence active lors des fêtes qu'ils organisent. Cette reconnaissance a été progressivement acquise après avoir démontré qu'ils étaient capables de respecter leur parole et leur promesse. Mais l'implication de ces nouveaux responsables ne se limite plus à la simple restauration de chapelles ou à la nouveauté, certains s'engagent personnellement à choisir de nouveaux responsables. Dans le cas de la fête de St Georges, les membres du comité de protection du patrimoine ont choisi la responsable du kurban, l'ancien responsable n'étant pas considéré par l'ensemble des organisateurs. Cette nouvelle recrue accepta la proposition : « ce sont les personnes les plus importantes. Je les ai rencontrées sur la grande place à côté de la mairie et elles m'ont dit qu'elles m'avaient élue comme caissière-comptable : “nous avons confiance en toi et tu feras l'affaire. Tu as de l'autorité parmi les gens” »53. Or, depuis l'implication de ces nouveaux organisateurs, s'instaure progressivement une certaine forme de lutte de pouvoir symbolique entre certains responsables : « j'ai moins de liens et ils sont plus forts. Ils savent marchander »54, « À Ste Petka, tout est très bien fait, on peut allumer un cierge. Ils ont un abri, ils sont plus riches, ils sont plus insistants »55. En effet, étant

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reconnues comme des personnes de confiance et concrétisant leurs projets, leur participation à l'organisation des festivités génère alors une sorte de surenchère, celui qui fera plus, celui qui proposera mieux : « ce sont des personnes nouvelles. Moi aussi, j'ai des idées pour faire quelque chose, il faut parler avec des gens [peintres et restaurateurs] pour qu'ils viennent »56. À chaque fête, le responsable met alors sa réputation et sa notoriété en jeu.

Fêtes traditionnelles et nouveaux organisateurs

52 Pendant plus de quarante ans, les festivités ont été utilisées à des fins politiques et de propagande. Si l'essence religieuse avait été niée, la structure traditionnelle et historique de la fête avait été préservée pour servir la cause nationale. Toute l'activité festive était gérée par les maisons de culture dont le rôle était de proposer des soirées durant lesquelles coutumes et rites étaient présentés au public. Actuellement, le rôle des čitalištesest moindre et ne permet plus comme par le passé le partage et l'échange au travers de référents culturels et identitaires. D'où l'intérêt croissant pour des festivités d'un type plus traditionnel – les kurbans – qui permettent à un ensemble de villageois de pouvoir se retrouver afin de partager des moments de convivialité. Cet intérêt actuel pour la tradition et pour la religion, qui se manifeste entre autre par la construction ou la restauration de chapelles, est exploité le plus souvent à des fins identitaires. Parallèlement, l'implication récente de certains villageois a remis en question les rapports existant entre les différents organisateurs. Ces nouveaux responsables, considérés et reconnus depuis leur engagement, par la plupart des autres organisateurs, affirment leur autorité et deviennent alors les référents au sein de l'organisation des festivités. La présence de ces nouvelles personnalités génère une forme de surenchère où chaque responsable d'une fête se doit de faire mieux que l'autre. Au-delà de son intérêt religieux, le kurban s'impose comme un lieu de sociabilité mais également comme le lieu de reconnaissance sociale synonyme d'une forme de lutte de pouvoir symbolique.

NOTES

1. Sous le régime socialiste, le ministère de la Culture changea régulièrement d'appellation. Les affaires culturelles furent gérées soit par le ministère de l'Éducation soit par celui de la Culture. De 1948 à 1953, l'activité culturelle dépendait du Comité de la Science, de l'Art et de la Culture. En 1954 fut créé le ministère de la Culture. Jusqu'en 1957, la culture dépendait de ce ministère. À cette date, l'Éducation et la Culture furent regroupées. En 1963, le Comité pour la Culture et l'Art, ayant le statut de ministère, fut créé. Il fut rebaptisé en 1977 en Comité de la Culture qui subsista jusqu'en 1990. 2. Boboševo est une commune de 1 600 habitants qui se trouve sur la route départementale qui mène à Kiustendil, face au massif du Rila. Traversé par la rivière Struma, le village compte sur ses 70 km. (Kepov (Ivan), Minalo i segaso na Boboševo (Passé et présent à Bobochevo), Sofia, 1936, p. 7) de nombreuses chapelles et croix votives. La plus ancienne, estimée du XIe siècle, est dédiée à

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Saint Todor. Les plus récentes sont par ordre chronologique, les chapelles Saints Dimitri, Ilia, Michel, la Vierge Marie, Saints Georges, Pierre et Paul. La plus récente, Sainte Petka, a été construite en 1998. Trois croix votives sont situées en différents endroits du village. 3. Le kurban, mot d'origine turque, est généralement exécuté dans un lieu précis (pierre sacrificielle surmontée, en général, d'une croix, église,...) qui a un rapport étroit avec le destinataire du sacrifice. Les destinataires sont majoritairement des saints : le sacrifice est alors offert le jour même de sa célébration. Quatre types de kurbans sont définis : - communautaire, don du village au saint avec une participation financière, - de construction, réalisé pour protéger un nouveau bâtiment, - personnel, pour implorer ou remercier un saint, - d'un groupe de personnes, dédié à une divinité, dans des circonstances particulières. 4. La Bulgarie était jusqu'en 1878 sous occupation ottomane. 5. J'ai consulté les historiques et les inventaires des fonds d'archives concernant les différents ministères de la culture de la période communiste. Jusque dans les années 1970, il n'y a eu, à ma connaissance, aucun document archivé concernant les rituels et festivités. Dès les années 1970, il est possible de trouver certains documents traitant des fêtes officiellement célébrées en République populaire bulgare. Citons par exemple, la typologie des fêtes qui avait été définie lors d'une commission composée d'ethnographes et folkloristes en mai 1978. Dans le cas du calendrier des fêtes et des manifestations socialistes, les festivités étaient divisées, selon les ethnographes de cette époque, en six groupes : - rituels de la vie familiale, - rituels de la vie sociale et des collectivités politiques, - fêtes des travailleurs, - jours fériés du cycle calendaire et leurs rituels, - rituels des traditions militaires - patriotiques, - jours fériés politiques de la tradition révolutionnaire. De même, en 1981, un programme annuel de fêtes fut élaboré pour instaurer progressivement un calendrier de type socialiste. Il est indiqué à quelles fêtes passées correspondent ces nouvelles célébrations. Les objectifs et les raisons de la célébration sont mentionnés dans ce programme. Par exemple, le 3 mars -date à laquelle fut signé le traité de San Stefano en 1878 -, fête « nationale et socio-politique », symbolise le jour de la libération de la Bulgarie par le peuple russe de « l'esclavage ottoman ». L'action patriotique et éducative et l'expression d'une amitié séculaire entre les peuples russe et bulgare sont les raisons évoquées pour justifier cette célébration. 6. Un ancien responsable de la culture durant les années 1970-1980 raconte : « nous faisions et organisions certaines fêtes et coutumes religieuses mais on ne disait pas fêtes mais rites, traditions en introduisant dans ces fêtes des éléments nouveaux et en rejetant les détails authentiques dans le but de changer la fête, pour dénigrer le rôle de la religion » (entretien, avril 2001). 7. Les Trudovo Kooperativno Zemedelsko Stopanstvo sont des fermes coopératives. Un des objectifs du Parti était de collectiviser les moyens de production. Dans le cas de l'agriculture, les terres ont été re groupées et collectivisées. Dès 1956, ces fermes coopératives permettaient d'aboutir à cette forme de col- lectivisation. Plus tard, en 1959, les TKZS sont regroupés avec les fermes d'État. En 1970, le Parti décide la création des APK (Agrarno Promišleno Kompleks, complexes agro-industriels) qui sont une nouvelle concentration des fermes coopératives et d'État. 8. Cette date symbolise l'instauration progressive du régime communiste en Bulgarie. En effet, l'Armée rouge, après la déclaration de guerre de l'URSS à la Bulgarie, le 5 septembre 1944, franchit les frontières bulgares et envahit la capitale. Une armistice provisoire fut signée le 9 septembre. 9. Entretien, novembre 2000.

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10. Tous les trois ans, une assemblée générale, composée des membres de la maison de culture (une centaine d'adhérents), est organisée pour élire les membres du conseil (neuf). 11. Un des anciens responsables de la maison de culture explique cette situation en la comparant à celle du passé : « la différence est comme l'Etat ne donne pas d'argent à la culture, la culture ne se fait pas sans argent. On ne peut pas pour les maisons de culture faire un programme comme auparavant avec de grandes représentations car cela ne suffirait pas à payer toutes les dépenses par la seule vente des billets... Il est nécessaire d'avoir beaucoup de choses. Avant, les coopératives, les TKZC et l'usine de fourrage donnaient de l'argent. Maintenant, il n'y a rien » (entretien, avril 2001). 12. Il est à noter que cette situation de crise existait déjà avant 1989 et n'en fut que plus accentuée par les changements. Durant plus de quarante ans, les volontés culturelles de toutes les personnes impliquées dans une activité artistique étaient définies par le politique. Il fut nécessaire, pour s'adapter aux changements, de redéfinir ces choix qui dépendent maintenant de l'économie de marché. 13. Entretien, décembre 2000. 14. Cette fête, « le vendredi lumineux », est célébrée le vendredi qui suit Pâques. 15. Cette personne réalise des programmes radiophoniques émis à Boboševo dans le cadre des activités de la maison de culture. 16. Entretien, novembre 2000. 17. Entretien, novembre 1999. 18. Entretien, avril 1996. 19. Ibid. 20. Ibid. 21. Le grand-père de cet initiateur aurait aidé à la restauration de la chapelle St Georges, il y a plus de 70 ans. 22. Actuellement, un euro vaut environ 2 leva ; 360 leva nouveaux correspondent donc à environ 180 euros. 23. Entretien, avril 2000. 24. Entretiens, avril et juin 2000. 25. Entretien, mai 2000. 26. Ibid. 27. Entretien, novembre 2000. 28. Entretien, octobre 1999. 29. Entretien, mai 2001. 30. Cette personne, ayant travaillé au sein de l'entreprise productrice du vin et comme spécialiste agronome dans le TKZS de Boboševo, sous-entend par le terme de “pain” que l'activité vinicole était la source principale de rendement et de travail au sein du village. Entretien, novembre 2000. 31. Entretien, avril 2001. 32. J'entends par marqueur identitaire la référence au concept de marqueur de l'identité culturelle (l'ensemble des éléments tels la langue, le costume, le comportement alimentaire, les loisirs,...). Tous ces éléments constituent pour le groupe le moyen de se “démarquer” par rapport aux autres et d'affirmer son appartenance à un groupe local. 33. Entretien, juin 2000. 34. Ibid. 35. Entretien, octobre 1999. 36. Entretien, mai 2000. 37. Entretien, novembre 2000. 38. Ibid. 39. Entretien, avril 2000.

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40. Entretiens, avril et juin 2000. 41. Entretien, novembre 1999. 42. Entretien, avril 2000. 43. Ibid. 44. Ibid. 45. Ces personnes font la distinction entre leur engagement à l'égard du comité de protection du patrimoine et leur implication dans l'activité festive. Elles sont responsables d'une fête mais prêtent avant tout attention au patrimoine religieux du village. 46. Entretien, avril 2001. 47. Entretien, mai 2000. 48. Ibid. 49. Entretien, novembre 2000. 50. Entretien, avril 2000. 51. Entretien, décembre 1999. 52. Entretien, mai 2000. 53. Ibid. 54. Entretien, novembre 1999. 55. Entretien, avril 2001. 56. Entretien, mai 2000.

RÉSUMÉS

Le propos de cet article est d'exposer la situation festive dans un village bulgare, à l'époque actuelle. Treize fêtes appelées couramment kurbans sont organisées par des groupes de villageois. Dans un premier temps, l'objectif est de présenter les personnes qui gèrent et organisent ces célébrations et de déterminer leurs motivations. Le travail d'observation menée durant quelques années a conduit à constater la présence de nouveaux groupes d'organisateurs. Cette évolution amène à s'interroger sur le rôle de ces personnes au sein de ces organisations villageoises. La présentation de deux fêtes permet de mettre en évidence les différences observées dans la conception et l'organisation de la fête. Cette description contribue, dans un second temps, à exposer deux tendances actuellement observables dans ce village, l'une relevant d'une approche « traditionnelle » pratiquée par la plupart des anciens organisateurs et l'autre, récente, correspondant à un type plus individualiste, fruit d'un choix intellectuel. L'implication de ces nouveaux organisateurs génère parallèlement d'autres rapports et relations sociales entre les groupes.

AUTEUR

SANDRINE BOCHEW Doctorante en anthropologie sociale - ethnologie, EHESS, Paris.

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Dossier : urbanité et ruralité Special issue: Urbanity and Rurality

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Entre ruralité et urbanité : les institutions de voisinage en Transylvanie

Anne Schiltz

1 En Transylvanie, la Nachbarschaft, terme allemand dont les traductions roumaine et hongroise sont respectivement vecinătate et szomszédság et qu'on pourrait traduire en français par “l'institution du voisinage”, est une institution spécifique aux villages saxons de Transylvanie qui se révèle comme un exemple précis de ce qu'on pourrait appeler de façon générale “les relations de voisinage”. Les Saxons se sont installés en Transylvanie au cours du XIIe siècle. La Nachbarschaft a évolué dans le paysage transylvain, caractérisée par une dynamique d'influences mutuelles roumaines, tsiganes, hongroises et saxonnes.

2 La pratique institutionnalisée de relations de voisinage et par extension de relations d'entraide autres que de voisinage s'est transmise sur un axe diachronique et synchronique, entre générations ainsi qu'entre groupes définis comme groupes “nationaux” ou encore “ethniques” en Transylvanie1.

3 À partir de l'exemple des institutions de voisinages transylvaines, nous proposons de débattre de l'application pertinente des catégories ruralité/urbanité à cette institution. Est-ce que le mode de fonctionnement de l'institution rurale de voisinage est en rupture par rapport à l'expression urbaine de cette organisation sociale ? Et si oui, en quoi l'emplacement en milieu rural ou urbain viendrait-elle expliquer cette rupture ?

4 Au lieu de séparer deux formes d'être en voisinage, nous proposerons d'articuler les relations de voisinage en réseaux pour donner à voir plutôt des institutions hybrides que des voisinages urbains et ruraux. Cette articulation en réseaux permettra de comprendre tout d'abord l'institution de voisinage en tant que processus dynamique jonglant entre traits typiquement “ruraux” ou “urbains” ainsi que de poser la question de l'efficacité de la catégorisation ethnique en Transylvanie.

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Relations de voisinage et idéal communautaire

5 Le dictionnaire des frères Grimm indique que le terme allemand de Nachbar, “ voisin” se compose de nach, nahe qui veut dire “près de” et bur qui signifie Bauer, c'est-à-dire “paysan”2.

6 Dans la littérature sociologique, l'idéal communautaire se traduit à travers des relations qui sont par excellence des relations de voisinage, de neighbourhood. Le critère spatial, la “localité” joue un rôle déterminant dans l'articulation de la dichotomie classique entre ville et village. Bien que Tönnies, un père fondateur de la sociologie rurale, ait été remis en question, la dichotomie entre Gemeinschaft et Gesellschaft a eu, sans aucun doute, une large influence sur les monographies de communautés rurales. La Gemeinschaft, telle que définie par Tönnies, présuppose des relations humaines intenses, développées à travers la parenté, le voisinage et l'amitié, le lien à un espace partagé et l'action commune dans la coordination et la coopération en vue du bien commun. Par opposition, la Gesellschaft consiste en relations impersonnelles et basées sur l'échange formel et le contrat. Cette “société” ou “association” prend forme lorsque les populations s'industrialisent3. L'analyse du passage ou de la “transition” vers l'économie de marché est à la base du corpus d'analyses considérable qui fonde les diverses “théories de la modernité”.

7 Parmi ces dernières, Reissman qualifie les analyses se basant sur ce type de dichotomies de « so-called theories of contrast » en précisant que leur valeur heuristique n'a jamais été prouvée.

8 Cependant, ni Weber, ni Durkheim ne qualifiaient ces tendances comme archétypes d'ères historiques différentes qui coïncideraient, mais plutôt comme tendances contrastées au sein d'une société à un moment ou un autre. Durkheim parle de différences dans les relations qu'entretiennent les individus avec la société, il situe ces différences dans les processus sociaux. Anthony P. Cohen suggère que la complémentarité des deux modes d'être en collectivité fût par la suite largement négligée, et ce, notamment, dans la tradition de l'école de Chicago4. Celle-ci aurait utilisé la dichotomie proposée par Durkheim comme paradigme fondant leurs propres distinctions entre sociétés rurales et urbaines, qualifiées respectivement comme simples et complexes5. Pour Henri Mendras il n'y a de paysans que depuis qu'il y a des villes : l'opposition entre villes et campagnes s'est affirmée au XIXe siècle avec l'expansion urbaine et le développement industriel. Aujourd'hui, après sa troisième révolution, le secteur agricole a perdu les trois quarts de ses paysans pour ne plus conserver que des agriculteurs. La campagne redevient un lieu de vie pour toutes les catégories de la population. (...) il faut donc réviser complètement notre image des campagnes et du milieu rural.6

9 Tel que Mendras, Georges Duby parle de la France et plus précisément de la Provence du XIVe siècle lorsqu'il nous dit que « dans ce pays, les phénomènes urbains et ruraux s'interpénètrent, ce qui amène l'historien de la campagne à formuler de manière particulière ses interrogations »7.

10 En effet, la distinction a priori de rapports sociaux sur la base de leur emplacement spatial est un exercice particulièrement stérile.

11 Pour aller au-delà de la dichotomie analytique ville/village, le concept de continuum rural-urbain a fait surface au cours des années soixante8. Proposer d'atténuer la

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dichotomie en la rattachant à une échelle linéaire posera d'autres difficultés. Dans son article intitulé « The Rural-Urban Continuum », R.E. Pahl met en évidence le risque de faire pis que mieux en acceptant trop rapidement un faux continuum rural-urbain pour aller au-delà de la dichotomie ville/village. Il parle de l'existence de plusieurs séries de continua mais également de discontinuités abruptes, particulièrement dans la confrontation entre le local et le national : wether we call the processes acting on local community “urbanization”, “differentiation”, “modernization”, “mass-society”, or whatever, it is clear it is not so much communities that are acted upon as groups and individuals at particular places in the social structure. Any attempt to tie particular patterns of social relationships to specific geographical milieux is a singularly fruitless exercise.9

12 L'auteur propose d'approcher le continuum rural-urbain en tant que processus et dans la diachronie plutôt que dans l'espace à proprement parler. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'on se trouve dans un contexte urbain que les relations entre individus sont exclusivement formelles, caractérisées par l'anonymat d'un côté et la spécialisation de l'autre. Pahl fait référence aux villages urbains, “métropolitains” ou aux groupes informels, créés par exemple sur le lieu de travail.

13 La dichotomie analytique village/ville, mise en question par tant de chercheurs en sciences sociales pour l'Europe occidentale, ne saurait davantage être valable a priori pour l'Europe orientale. L'importance de la paysannerie, notamment en Roumanie, et le rôle qu'elle a joué en tant qu'objet d'étude en sciences sociales repose la question de la pertinence de l'application des catégories de ruralité et surtout d'urbanité. Nous faisons référence ici aux recherches menées sous la direction de Dimitrie Gusti en Roumanie, et à son programme des monographies villageoises, qui a pu aboutir à une riche analyse comparative et typologique. Et Henri Stahl, sur la base de recherches empiriques des réalités sociales, très approfondies, a su instituer le “village” en tant qu'unité d'analyse à valeur explicative, en mettant en évidence la solidarité pénale, fiscale, sociale et économique des anciennes communautés villageoises roumaines10.

14 Sans pouvoir ici approfondir les vastes sujets tels le phénomène du second servage, les relations entre villages et villes en Transylvanie et finalement les effets d'un régime totalitaire s'appuyant notamment sur la paysannerie, nous proposerons une analyse à travers l'exemple concret de l'institution de voisinage qui, traversant toutes ces étapes nommées “périodes”, a su être réitérée en réalité sociale jusqu'à nos jours.

15 Plutôt qu'a priori urbains ou ruraux, ces groupes d'entraide ou réseaux d'entraide, insérés activement dans d'autres réseaux de relations, répondent aux contextes divers par une dynamique d'adaptation à travers un processus de réinvention permanente.

16 Mendras, Pahl, Granovetter, Wellman et bien d'autres proposent le paradigme de réseau pour aller au-delà de l'analyse des catégories pour privilégier celle des relations. En d'autres termes, le monde ne serait pas composé de groupes, mais de réseaux. Cette approche a le mérite de prendre en considération aussi bien les relations qui ne donnent pas lieu à la formation de groupes que les relations qui sont suffisamment serrées et récurrentes pour qu'on les nomme “groupes”. « Indeed, they [structural analysts] caution that descriptions based on bounded groups oversimplify complex social structures, treating them as organizational trees, when it is the network members’ crosscutting memberships in multiple social circles that weave together social Systems (an argument dating back to Simmel). »11

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L'institution de voisinage : une brève esquisse

17 L'institution de voisinage transylvaine est une organisation sociale d'entraide qui se définit autant à travers la structure des relations entre membres, régie par des normes écrites et orales, qu'à travers sa relation à d'autres réseaux, divers, locaux et supra- locaux. La pratique de l'institution du voisinage s'étend sur des siècles, la structure interne et la qualité des relations entre membres ainsi que le rôle revêtu par cette organisation parmi d'autres ont bel et bien changé au cours du temps.

18 Une première brève présentation de ce mode d'organisation s'avère utile à ce stade, les détails constitutifs feront intégralement partie de l'analyse proposée par la suite.

19 L'objectif de l'institution du voisinage est l'entraide, et la réalisation de l'entraide passe par une fixation, écrite ou orale, de règles appelées statuts qui se traduisent par des amendes en cas de non-respect.

20 L'appartenance à l'institution de voisinage, se définissait, du côté saxon, sur la base territoriale alors que ce critère ne joue plus un rôle exclusif aujourd'hui et ce d'autant plus quand il s'agit de voisinages non-saxons.

21 L'appartenance à une institution de voisinage se définit à travers un ensemble de critères possibles mais l'appartenance à un des groupes “nationaux” se révèle être déterminant et efficace. L'institution du voisinage, en tant que pratique s'est bien répandue en Transylvanie et ce à travers les trames de relations existantes entre les différents groupes mais en ne franchissant guère les frontières de celles-ci. Ceci revient à dire que les membres du voisinage saxon sont, à quelques exceptions près, saxons et que le voisinage en question est nommé “voisinage saxon”. Et il en va de même pour les voisinages roumains, tsiganes et hongrois. Le critère territorial est valable dans le voisinage saxon et les membres de ce voisinage sont véritablement voisins entre eux. Cependant, les voisins roumains ou tsiganes n'entreront pas en tant que membres dans l'institution de voisinage saxonne de la rue en question.

22 Les fonctions auxquelles répond l'institution de voisinage ont bel et bien changé au cours des siècles, alors que la forme, le mode d'organisation ou encore le patron présentent une continuité étonnante.

23 Chaque institution est dirigée par un “père de voisinage” qui est élu pour une période variable (il s'agit souvent de deux ans) avec néanmoins la possibilité de reconduire le mandat indéfiniment. Tous les membres masculins sont théoriquement susceptibles de devenir au moins une fois père de voisinage au cours de leur vie. En principe, on se réfère à l'ordre d'inscription des membres pour désigner la succession proposée. Cette proposition est sanctionnée ou non par l'ensemble des membres masculins qui se réunissent au moins une fois par an, au moment du Richttag ou riştog ou şedinţa anuală de l'institution. Lors de cette réunion annuelle – obligatoire pour tous les membres sous peine d'amende – le point est fait sur les activités de l'institution au cours de l'année écoulée et sur les décisions à prendre en commun pour l'avenir. Le trésorier présente son rapport sur les entrées et sorties dans la caisse du voisinage qui est alimentée par les amendes payées, les taxes d'inscription des nouveaux membres, les cotisations exceptionnelles décidées en commun et éventuellement par la vente d'objets appartenant à l'institution. En effet, le voisinage dispose très souvent de tables, de vaisselle, de chaises et de marmites qu'il prête à ses membres lorsque ceux-ci

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doivent organiser une grande fête tel un mariage, un enterrement ou encore un baptême.

24 La communication des messages suit un cheminement bien précis. Les informations sont émises par et à travers la personne du père de voisinage ou de son assistant appelé “jeune ancien” (Jungälteste) ou “petit père de voisinage” (tatal mic). L'information est transmise soit à son voisin physique soit à un Zehntmann ou sectorişt, un responsable d'un quartier, qui à son tour communique le message. Le message bénéficie souvent d'un support matériel, un morceau de bois, en forme de cœur ou de pique, qui passe de main en main pour faire le tour de toutes les familles-membres. À cette “tablette de voisinage” peut être attaché un bout de papier avec un message écrit, mais elle peut également fonctionner comme support mnémonique et symbolique à l'information transmise oralement.

25 Les messages transmis concernent le lieu et la date de réunion et, plus particulièrement, l'annonce des décès au sein de cette communauté associative.

26 La prise en charge de l'enterrement est actuellement au centre de la majorité des communautés de voisinages. Chaque décès relance l'organisation du voisinage et exige des familles-membres une participation physique et très souvent financière. En effet, il n'est pas rare que le voisinage offre une aide financière ou le cercueil à la famille du défunt. Des membres masculins creusent la tombe destinée à accueillir un de leurs “voisins” alors que d'autres se chargent du transport du défunt jusqu'à sa dernière demeure.

27 Ainsi, un décès active le lien entre membres et collectivité ; la prise en charge de l'enterrement mobilise l'ensemble des membres.

La Nachbarschaft dans la diachronie : institutions saxonnes de voisinage, rurales et urbaines

28 Le débat sur l'origine de l'institution du voisinage pose la question de l'origine rurale ou urbaine de cette institution.

29 En effet, il existe deux hypothèses concernant l'origine de la Nachbarschaft. La première avance que des colons appelés Saxons ont amené en terre transylvaine cette pratique d'organisation sociale au cours du XIIe siècle. Selon cette hypothèse, la pratique du voisinage trouverait son origine dans les anciennes Dorfgenossenschaften ou communautés villageoises de la région franco-mosellane et s'inscrirait alors dans la longue durée selon l'acception braudélienne du terme. Selon l'autre hypothèse, la Nachbarschaft se serait organisée en se frottant aux corporations médiévales saxonnes en Transylvanie.

30 Il est reconnu que les institutions de voisinage se confondaient parfois avec les corporations. Dans ce cas, l'institution était composée des maîtres d'une profession artisanale, habitant une rue de la ville et prenant en charge l'éventail des fonctions d'une institution de voisinage.

31 Originairement, et il s'agirait là d'un trait commun à la Dorfgenossenschaft franco- mosellane aussi bien qu'à l'institution du voisinage, le soin des puits communs ainsi que la digne organisation de funérailles a été au centre des préoccupations de ces

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organisations. En ville, des patrouilles étaient organisées au sein du voisinage pour veiller, la nuit, à la sécurité du quartier.

32 Stefan Ludwig Roth, le grand écrivain saxon, donnait une définition, désormais classique, de la Nachbarschaft : die aus einem Brunnen tranken, Brot aus einem Ofen aßen, die die Nachthut für einander hielten, die sich ihre Wohnhäuser aus gemeinschaftlicher Kraft aufrichteten, in Krankheits-und Unglücksfallen den Willen der Anverwandten hatten, die endlich einmal alle auf derselben Totenbank ruhten, die sich einander ihre Gräber gruben, eigenhändig ihren Toten auf den Gottesacker trugen und die letzte traurige Ehre der Leichenbegleitung als eine Gemeinsamkeit erwiesen, beim Tränenbrote der Verschiedenen Verdienste ruhmten und aus nachbarlichem Vermogen und Beruf für Witwen und Waisen sorgten -diese brüderliche Gesellschaft, durch Örtlichkeit bezeichnet, nannte sich die “Nahen”, die “Nachbarschaft”12.

Dimension et spécialisation de la Nachbarschaft

33 En ce qui concerne le déploiement de la pratique en Transylvanie, H.-A. Schubert considère que l'organisation de la Nachbarschaft rurale serait comparable à la Nachbarschaft urbaine. Cependant, en ville, l'existence des Zehntschaften13 et des Brunnennachbarschaften14 comme en général les liens avec l'administration locale sont bien plus accentués et formalisés qu'en milieu rural. La taille des institutions urbaines varie en fonction des devoirs à remplir.

34 Ainsi le nombre de membres des voisinages-corporations variait en fonction de leurs moyens de production et du marché d'écoulement ; la Brunnennachbarschaft comptait plus ou moins de membres selon le volume d'eau du puits, du système de récupération d'eau ainsi que des moyens de transport.

35 La taille des unités responsables de la sécurité dépendait des armes et d'autres objets de protection, comme également de la nature et du nombre des ennemis désignés. En milieu urbain, on assiste à une certaine spécialisation des fonctions des différentes institutions de voisinage.

36 Alors que les voisinages urbains pouvaient réunir jusqu'à 120 familles, réparties en sous-unités, en milieu rural, la Nachbarschaft comptait autour de 20 à 30 familles- membres. Les réseaux de contacts formels et informels restent ici largement identiques. La taille de leurs groupes de travail restait relativement constante. En cas de travaux concernant le village entier, les différents voisinages s'entraidaient.

L'insertion de l'institution du voisinage dans une hiérarchie de réseaux

37 Au cours de l'histoire, ces différentes institutions de voisinage saxonnes ont été liées plus ou moins étroitement à des instances politico-religieuses supérieures. Lorsque les groupes locaux perdaient leurs fonctions au niveau politique et militaire au profit de collectifs plus larges et plus spécialisés tels les administrations communales et les associations civiles de défense, les réseaux de voisinage informels, d'amitiés et de parenté se détachaient progressivement des systèmes d'interaction organisés.

38 En effet, les Saxons ont joui longtemps d'une relative autonomie politique et juridique15. La Nachbarschaft, en tant qu'organisation sociale s'inscrit dans l'influence de

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ces réseaux structurés sur base coopérative. Les réseaux de fonctionnement et d'organisation se basaient sur la coopération d'individus relativement égaux et libres qui ne connaissaient pas le régime féodal et étaient responsables de leur sort.

39 Au cours du temps, les administrations communales transylvaines ont régulièrement essayé de se lier aux institutions de voisinages à travers l'assignation de travaux publics de tout genre.

40 Alors que les voisinages avaient longtemps établi leurs propres statuts, ceux-ci leur furent plus tard octroyés en partie par le magistrat en collaboration avec le père de voisinage.

41 Des fonctions de défense et de surveillance aux portes des villes leur furent attribuées, celles, entre autres, d'empêcher l'achat de maisons au sein des villes saxonnes par des ressortissants de nations étrangères. En effet, alors qu'un protocole de 1768 témoigne de l'interdiction du droit à l'habitat des Roumains (installés en grand nombre dans la périphérie) au centre de la ville de Sibiu, les autorités de Vienne ordonnent l'insertion de tous les propriétaires voisins dans les institutions de voisinages, sans égard distinction de nationalité16.

42 Depuis le XVIIe siècle, “l'Eglise transylvaine de nationalité saxonne”, Eglise luthérienne, a su se servir avec succès de la structure des relations de voisinages institutionnalisées en tant qu'instrument d'une éducation chrétienne, de contrôle ecclésiastique et de sanction.

43 En milieu rural, de façon générale, les Nachbarschaften ont su garder une autonomie certaine par rapport aux organes d'administrations communales. Par contre, ce sont ici les instances religieuses à travers le consistoire de la commune, du district ou du pays qui dictent la rédaction des statuts de voisinages.

44 L'autonomie politique des Saxons ne prit véritablement fin qu'en 1876 après l'intégration de la Transylvanie en 1867 à la partie hongroise de la double monarchie.

45 Les conséquences de cette intégration politique pour les institutions des voisinages se concrétisèrent en 1891 à travers un décret émanant du ministère hongrois et enlevant aux voisinages leurs fonctions juridico-publiques en tant qu'organes de la commune ou de la société civile urbaine.

46 En milieu urbain, l'institution du voisinage disparaît progressivement au début du XXe siècle en laissant aux organisations spécialisées le soin de prendre en charge les différents aspects de la vie publique des citoyens. Ce n'est qu'après la Première Guerre que les institutions de voisinage furent réanimées en tant qu'« outils de protection du peuple », avec l'accent mis de plus en plus sur l'appartenance ethnique. C'est seulement au début des années 1930, suite à l'émergence de constellations politiques nouvelles, que les Nachbarschaften ont perdu leur attachement exclusif à l'Eglise luthérienne pour devenir des völkische Nachbarschaften, des “voisinages du peuple”, et donc à caractère ethnique. Désormais les institutions de voisinage furent également accessibles aux quelques Saxons catholiques17.

47 Après la Deuxième Guerre et les années de déportation d'une grande partie de la population saxonne en Union soviétique, les Saxons qui revinrent s'installer dans leur village natal commencèrent à s'organiser de nouveau en voisinages. 90 % des propriétés foncières saxonnes devenaient propriété étatique et les paysans perdaient, en plus de leurs terres, également leurs maisons et leurs outils de travail. Ceux-ci étaient redistribués à des populations paysannes roumaines18 de régions agricoles plus pauvres

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ainsi qu'à une partie des Tsiganes du village et de la région19. Étant donné la diminution de la population saxonne suite à la déportation ainsi que la délocalisation des ménages, due aux changements de propriétés, les Saxons ne respectaient plus le critère territorial, du moins jusqu'à la réintégration de leurs fermes en tant que propriétaires dans les années 195020. Le recrutement des membres se fait toujours exclusivement sur base du critère ethnique. Selon Georg Weber, sociologue saxon, les fonctions de la Nachbarschaft se seraient réduites après la Deuxième Guerre. Et au rôle primordial joué au sein de la communauté, ne répondrait désormais plus qu'une unité sociale relativement formelle et liée directement à la communauté évangélique-luthérienne21.

48 La Nachbarschaft est réarticulée en milieu rural et fonctionnera durant les années du régime socialiste pour ne laisser que des traces dans la plupart des villages après 1990, l'année qui connaît une émigration massive des Saxons, vers l'Allemagne surtout. Cependant, à Sighisoara, ville de taille moyenne, les Saxons continuent à fonctionner en voisinages, voisinages féminins et masculins. La prise en charge des enterrements, tâche importante pour toute institution de voisinage, devient ici, et plus particulièrement en ce qui concerne la Nachbarschaft masculine, la fonction unique de cette organisation. Une coopération directe lie les institutions saxonnes à l'Eglise luthérienne, en milieu rural ainsi qu'en milieu urbain en ce qui concerne la composante féminine des voisinages à Sighişoara.

49 L'institution du voisinage est loin de disparaître, en milieu rural comme en milieu urbain, les voisinages roumains, hongrois et tsiganes sont bien vivants alors que les voisinages saxons sont recrées par les Saxons émigrés en Allemagne et en Autriche.

50 L'évolution de la Nachbarschaft met en évidence l'articulation complexe des répercussions des contextes politiques et historiques ainsi que du développement propre au paysage social, rural et urbain.

Discontinuité des institutions de voisinages et continuité de l'institution en tant que pratique transylvaine

51 Les institutions de voisinage roumaines et hongroises ne sont pas des créations récentes. Pour Sighişoara, des archives communales évoquent l'existence d'institutions de voisinage dès l'année 1767, 1768 et 178822. Les premières traces écrites de voisinage hongrois datent de 1636 et se réfèrent à celui du quartier Bartolomeu à Braşov. À Sighişoara encore, suite à l'augmentation continue de la population hongroise après le traité de 1867, les voisinages hongrois s'affirment et sont actuellement au nombre de cinq23. Il n'existe pour ainsi dire pas de documentation ni de recherches approfondies sur la version tsigane de cette institution. Pourtant, ces derniers ont également adopté ce mode d'entraide institutionnalisé, aussi bien en milieu rural qu'en milieu urbain. À Sighişoara toujours, selon le président du parti des Tsiganes de Sighişoara, il existerait six de ces voisinages. Dans les villages, tous les Tsiganes se réunissent généralement en un grand voisinage sans tenir forcément compte du critère territorial.

52 Cette institution s'est frottée au temps, s'est transmise et bien qu'ayant gardé la dénomination de Nachbarschaft, Vecinǎtate ou Szomszédság ainsi que le modèle élémentaire, elle a su être adaptée en faisant preuve d'une grande flexibilité. Sa pratique n'a été continue ni dans l'espace ni dans le temps sans s'effacer pour autant de la mémoire de ceux qui, dans des contextes divers, la font revivre.

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53 Quelques exemples : les institutions roumaines de voisinage à Slimnic (village à proximité de la ville de Sibiu) créées sous l'influence de l'administration communale et attestées au XVIIIe et au début du XIXe siècle, disparaissent pour être réinventées au cours du XXe siècle. Les voisinages saxons de Sibiu prennent fin suite à un conflit avec un membre “de nationalité étrangère”, un directeur des finances hongrois ; conflit qui consomme définitivement le décret émanant du ministère hongrois de 1891 qui enlève aux institutions de voisinage leurs fonctions juridico-publiques en tant qu'organes de la commune ou de la société civile urbaine24. En milieu rural, les institutions restent plus indépendantes par rapport aux administrations communales, le décret de 1891 ne les touche guère et elles continuent à fonctionner en tant qu'organisations nationales et/ ou religieuses (en ce qui concerne les voisinages saxons) répondant à un large éventail de besoins d'entraide, formelle et informelle.

54 Lors de ses visites des paroisses dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l'évêque protestant G. D. Teutsch réanima les institutions saxonnes de voisinage si celles-ci n'existaient pas ou plus en tant qu'« institution ecclésiastique du peuple »25. Le lien des institutions saxonnes à l'Eglise luthérienne, de plus en plus prononcé depuis le XVIIe siècle, va les caractériser et différencier des institutions de voisinages non-saxonnes.

55 Bien qu'anecdotiques, ces exemples illustrent néanmoins le fait que ces organisations ne puissent être comprises sans prendre en compte le réseau de relations qui les lient à des individus non-membres ou autres organisations et, successivement, aux royaumes, empires et finalement à l'État-Nation qui les entoure.

56 En effet, plus que le milieu spécifiquement rural ou urbain dans lesquels ces modes d'entraide s'insèrent, c'est la prise en compte de l'endroit qu'ils occupent dans la structure des réseaux qui aide à comprendre la nature, variable à travers le temps et l'espace des liens entre membres et des actions propres au fonctionnement de l'institution.

Les institutions de voisinages et leur réalisation actuelle : milieu rural, milieu urbain, continuité(s) et discontinuité(s)26 ?

Dimension

57 Une institution de voisinage rurale compte en moyenne une cinquante de familles, alors que les voisinages hongrois, roumains et tsiganes de Sighişoara ont au-delà de 500 familles-membres. En milieu urbain, (à Sighişoara, comme dans d'autres petites villes telles Rupea ou Medias) l'organisation en voisinages pourrait à première vue être comparée à une “assurance-mort”. Prenons l'exemple du voisinage hongrois de la rue Bajor27 : le comité réuni est composé du père de voisinage, de deux vice-pères de voisinage, d'un trésorier, de trois censori qui contrôlent les entrées et les sorties financières effectuées par le trésorier, de treize “sectoristes” responsables de la circulation des informations et de la collecte d'argent dans une zone. Le voisinage compte 576 familles, chaque sectoriste est donc en contact direct avec environ 55 familles.

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58 La totalité des membres est largement supérieure à celle observée en milieu rural. Vu le nombre élevé de membres, un père de voisinage ne connaît plus forcément chacun d'eux mais le contrôle social, loin de disparaître, est délégué au niveau du sectoriste.

59 Les voisinages saxons de Sighişoara, ayant vu leur effectif diminuer d'année en année et surtout depuis 1990, ont décidé de se réunir pour former une “aide générale à l'enterrement” (ABH - AIIgemeine Begräbnishilfe) qui n'enlève rien à la raison d'être des différents voisinages si ce n'est que tous les Saxons de tous les voisinages doivent verser une certaine somme d'argent (5000 lei par personne en été 2001) au moment du décès du citoyen saxon de Sighişoara, inscrit dans une institution de voisinage. L'obligation de présence ainsi que de la prise en charge du transport du cercueil reste attachée aux membres appartenant au même voisinage que le défunt.

60 Cette réunion des différents voisinages était jugée nécessaire en vue de disposer d'un nombre assez élevé de membres pour que l'aide financière, versée au moment d'un décès soit convenable.

61 Dans la logique des institutions de voisinage urbaines, plus il y a de membres, mieux c'est. En effet, au moment d'un décès, chaque membre de voisinage paie une certaine somme d'argent. La totalité de cette somme est versée à la famille du défunt. La somme des cotisations individuelles n'est pas calculée en fonction du prix du cercueil, elle est généralement bien supérieure à celui-ci. Si, en milieu rural l'entraide est exprimée en argent, elle est fixée au prix du cercueil.

62 En milieu rural, le nombre de membres doit pouvoir répondre aux besoins pratiques de la prise en charge de l'enterrement et éventuellement de l'achat d'un cercueil. En milieu urbain, le nombre de membres devient synonyme de “richesse” et de sécurité face au coût financier important infligé par la mort d'un proche.

Assurance-mort ou entraide élargie

63 La prise en charge de l'enterrement constitue la fonction principale de ces différents voisinages28, à tel point qu'ils sont parfois appelés “société d'enterrement”. À la question si la pratique du voisinage est d'origine saxonne, un membre d'un voisinage roumain de Slimnic, âgé de 52 ans, nous répond : je ne sais pas, je ne sais pas. (...) Peut-être faudrait-il demander à quelqu'un de plus âgé. Moi, je ne peux le dire. A-t-elle existé avant l'arrivée des Saxons ? Je ne sais pas. (...) Je pense qu'avant que le Saxon ne soit venu, les Roumains ont bien dû avoir une manière de s'organiser, de s'ordonner. Autrement comment faisaient-ils ? Chacun conduisait son mort à lui, seul ? Peut-être n'était-ce pas exactement comme maintenant, néanmoins je crois que plusieurs familles, 10 à 15 familles ont bien été réunies – ça ne pouvait pas être autrement.

64 Notre interlocuteur lie l'existence de l'institution de voisinage directement à la prise en charge de l'enterrement. Cette association immédiate entre voisinage et enterrement est récurrente.

65 En milieu rural, les fonctions explicites d'entraide des différentes institutions de voisinage peuvent être plus nombreuses, mais ne le sont pas obligatoirement. Ainsi, une des deux institutions roumaines de voisinage à Mǎlâncrav, celle qui réunit les bastinaşi, les autochtones du village, ne s'active que lors d'un décès. Les membres du voisinage paient au moment de la veillée du défunt ou le jour de l'enterrement ; la somme de leurs cotisations (10 000 lei par personne en été 2001) revient au prix d'achat

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du cercueil (780 000 lei), organisé pour l'occasion par le père de voisinage. Des amendes sont prévues en cas de non-paiement des cotisations. Le voisinage offre également la vaisselle, les tables et les chaises pour que la famille en deuil puisse offrir correctement la pomanǎ (l'offrande aux morts) : le voisinage chez nous est une aide plutôt pour l'enterrement, par exemple quand quelqu'un meurt, nous payons une taxe fixe. Quand quelqu'un meurt dans notre voisinage, on creuse la tombe, on l'amène (au cimetière), le cercueil est gratuit – également de notre argent. Ainsi que la vaisselle, les verres, les assiettes – chez nous se fait une pomanǎ, après l'enterrement nous offrons un repas ; nous fournissons les tables et les chaises, le cercueil – tout, mais le reste – le morceau de poulet à table revient à la famille.29

66 Selon Weber, les fonctions des institutions de voisinage se sont de plus en plus concentrées sur la prise en charge de l'enterrement après la Deuxième Guerre mondiale30. Weber ne considère que les institutions de voisinages saxonnes, mais cette même tendance est observable dans le cas des voisinages hongrois et roumains pour lesquels un éventail d'activités s'ajoutait à la prise en charge de l'enterrement31.

67 Cette spécialisation, présente certes de façon plus univoque en milieu urbain ne peut cependant suffire pour distinguer les voisinages en institutions rurales ou urbaines. En effet, en milieu urbain, c'est l'événement d'un décès qui déclenche l'activité proprement dite de l'organisation du voisinage. L'entraide n'y est pas basée sur la contribution financière, la présence à l'enterrement et, dans certains cas, le transport du défunt ainsi que l'excavation de la tombe qui représentent les derniers gestes de l'accompagnement en bonne et due forme du “voisin” décédé.

68 Au village, l'excavation de la tombe, le transport du cercueil jusque dans la tombe est affaire uniquement de l'institution de voisinage. Dans la Nachbarschaft, qui entretient un lien privilégié et direct à l'Eglise luthérienne, les membres du voisinage sont souvent responsables de sonner les cloches pour marquer les différentes étapes de l'enterrement. À chaque décès, un groupe de quatre à six membres est appelé à prendre en main la pioche et à creuser la tombe.

69 Cependant, au-delà de la tendance générale vers une spécialisation funéraire, des entraides et activités en réunion diverses sont présentes ici et là, dans le cadre d'organisations en voisinage. En voici deux exemples.

70 L'institution de voisinage tsigane de Mălâncrav prévoit d'autres formes d'entraide. Selon le trésorier, le voisinage aurait été crée en 1920. Il insiste pour dire que les institutions de voisinage sont bien plus anciennes en faisant référence explicitement aux voisinages saxons. Leur voisinage s'occupe également de l'enterrement, sur un mode similaire à celui du voisinage roumain du même village. Cependant, à Mălâncrav, ce sont les membres du voisinage tsigane qui s'occupent de l'entretien du cimetière. N'ayant traditionnellement pas de lien direct avec l'Eglise orthodoxe, l'institution de voisinage tsigane dispose d'un trésorier qui est assistant du prêtre orthodoxe et qui a introduit l'entretien du cimetière dans les activités de l'organisation. Par ailleurs, les membres du voisinage ont la possibilité, s'il y a assez d'argent dans la caisse, d'emprunter une certaine somme contre le paiement de 20 % d'intérêts après deux semaines et sans intérêts durant cette période s'il s'agit d'un malheur affligeant une famille. « Nous sommes les plus pauvres, nous n'avons personne pour nous aider [il fait référence aux Saxons qui reçoivent de l'aide de ceux qui sont émigrés en Allemagne] mais nous nous soutenons l'un (à côté de) l'autre, comme nous le pouvons. »

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71 La taxe d'inscription est bien plus élevée (180 000 lei par famille en été 2001) que dans d'autres voisinages et il en va de même pour les amendes ; l'argent réuni de cette manière fonctionne en véritable assurance-malheur. Les amendes sont non seulement plus élevées, mais également multiples. Il y a obligation de présence d'un membre de chaque famille à la veillée du mort, à l'enterrement, aux réunions officielles comme à la fête du voisinage, d'être ponctuel aux différentes occasions, de ne pas être ivre, etc. Si un membre ne respecte pas ces règles inscrites dans les statuts du voisinage, il est exclu de celui-ci. Les règles énoncées ne correspondent pas seulement à des normes théoriques, les exclusions de membres peuvent être vérifiées dans les procès verbaux des réunions de voisinage dans lesquels tous les détails de la procédure sont minutieusement notés. Si tu ne nous accompagnes pas, et si ça ne te convient pas, alors nous te mettons à la porte, sans aucun commentaire. Ça c'est le voisinage ! Pour le meilleur et pour le pire. Quand il est question de travail, tu viens travailler ; pour la fête nous ne t'avons pas demandé un sou, mais si cela ne te convient pas, tu ne restes plus dans nos rangs. Ça c'est la loi.

72 À Slimnic, le maire contactait tous les pères de voisinages roumains et saxons jusqu'en 1962 pour les Roumains et 1945 pour les Saxons)32. Tous ceux qui disposaient de bétail étaient obligés d'aller couper du bois dans la forêt communale qui servait à l'entretien de l'infrastructure et des bâtiments publics du village. Les responsables de travaux s'adressaient aux pères de voisinage et les informaient du nombre d'hommes et de charrettes dont ils avaient besoin pour abattre les arbres signés au préalable. Des anciens ponts étaient rénovés et des nouveaux ponts construits à l'aide de la coopération des pères de voisinage qui envoyaient pour chaque jour de travail un certain nombre d'hommes sur les chantiers. Au printemps, c'était également via les institutions de voisinage qu'étaient remis à neuf les chemins qui menaient aux champs et les murs de l'école de Slimnic furent restaurés à travers la coopération entre différents voisinages et la mairie.

73 Comme nous avons pu le montrer, l'entraide élargie a continué d'exister après la Deuxième Guerre mondiale, pour s'exprimer de diverses manières aujourd'hui encore. Cependant, ceci n'est pas le cas pour chaque voisinage et, alors que tout voisinage était concerné par une multitude de fonctions, telle la sécurité, l'entretien du village, les enterrements, le carnaval, la construction de maisons, l'institution du voisinage est actuellement d'abord et avant tout définie par la prise en charge des enterrements.

74 Toujours selon Weber, l'entraide familiale, après la Deuxième Guerre, serait censée venir entièrement de la part de la parenté et non plus de la Nachbarschaft. Si la parenté fait défaut, c'est la communauté religieuse évangélique qui vient en aide. La Nachbarschaft n'en viendrait qu'à revêtir face à la famille nucléaire qu'une fonction d'allègement en ce qu'elle activerait la conscience commune d'un rattachement à une communauté. L'aide émanant du voisinage ne serait plus constitutive pour le groupe et la demande d'aide au voisin deviendrait problématique et suspecte, suite à la méconnaissance de la situation économique réelle de l'autre33.

75 Le régime socialiste, à travers la collectivisation des terres et le travail dans les fermes collectives et d'État, l'augmentation de la mobilité professionnelle, a certainement influencé le rapport à la propriété, au travail quotidien et finalement à l'entraide, la mort lui aurait-elle échappé ?

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76 Au-delà des approches rituelles orthodoxes, protestantes, catholiques et autres, différentes par rapport à la mort, celle-ci n'est en aucune façon tabouisée. Et finalement, c'est la mort qui est au centre des activités et qui réactive les lieux d'interaction des membres des voisinages. Pour un Roumain, l'enterrement des Saxons, n'offrant pas la pomanǎ, est souvent jugé comme très et trop sobre. Par contre, en Allemagne, nous avons souvent pu entendre l'étonnement que suscitait l'“hypertrophie” de la mort chez les Saxons. Ce n'est certes pas par nécessité arbitraire que l'institution se crée et se recrée autour de l'événement de la mort pour en faire sa spécialité proprement dite. C'est au moment d'un décès que les divers réseaux d'entraide s'activent et l'institution du voisinage, en tant que réseau parmi d'autres (parenté, amis, collègues,...) et se superposant à d'autres, contribue de manière formelle à cette prise en charge collective d'une mort qui, en termes relationnels de réseaux, n'est autre que collective à son tour. Le sens de l'action, en passant par une recherche de l'avoir, revient en définitive à une logique de l'être face à la mort.

Discours normatif et amendes – quantification de l'entraide

77 En milieu urbain, le père du voisinage est également le premier informé lors du décès d'un des membres, il se charge de communiquer la nouvelle au trésorier qui peut alors retirer l'argent en réserve à la banque pour verser, le deuxième jour après le décès, une aide à la famille du défunt34. Les membres du voisinage paient le transport du défunt, pris en charge par des employés communaux, de la maison à la chapelle et de la chapelle à la tombe, le troisième jour, au moment de l'enterrement. Avant 1998, le sectoriste responsable devait organiser des membres de son secteur pour transporter le défunt35, Mais comme le constate le père de voisinage : « c'est ça l'économie de marché, tout doit être payé, tout le monde le dit. En vain tu leur dis que ceci est une association d'entraide ».

78 L'institution appelée institution de “voisinage” et suscitant une image idéale et idéelle de la communauté et des liens communautaires “traditionnels” entre paysans, aurait- elle ici passé le cap de la Gemeinschaft vers la Gesellschaf ?

79 La quantification et la fixation de l'entraide, permet-elle de parler d'une rupture véritable entre logique propre au don et logique de contrat ?

80 Les sectoristes organisent entre eux une réunion au moins une fois par an et chacun y rapporte qui des membres n'est pas discipliné en n'étant, par exemple, jamais présent aux enterrements. Sur base de leur concertation ils rédigent un rapport dont on tiendra compte lors de la réunion annuelle de l'institution de voisinage, obligatoire, sous peine d'amendes pour chaque membre. Ce sont également les sectoristes qui après un enterrement, font la collecte de l'argent dû par chaque famille-membre36 (7 000 lei en été 2001). Si un membre ne paie pas “trois morts” il est exclu du voisinage. Les amendes, bien plus élevées du côté roumain que hongrois, nous semblent être plus symboliques que réelles. Le père du voisinage hongrois disait à ce propos : à la non-participation à l'enterrement il faut payer une amende, de 1 000 lei parce nous avons constaté qu'en vain nous exigeons 10 000 lei qui ne seront pas payés. Chez les Saxons, le sentiment du devoir est plus élevé, et quand le Saxon ne s'est pas présenté volontairement [à l'enterrement], il dit : “s'il vous plaît voici mon amende !”

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81 Pourtant, même symbolique et non contraignante, l'amende en tant que telle existe dans toutes les institutions de voisinage. Son existence vient souligner le discours normatif qui, exprimé à la réunion générale, rappelle les obligations des membres par rapport au voisinage en tant qu'organisation d'entraide. L'amende symbolise l'exigence des devoirs de la part de chaque membre.

82 À la réunion annuelle, les différents membres du conseil présentent leur rapport et le père de voisinage mentionne les décès de l'année écoulée, juge le comportement du “collectif” lors de ces enterrements, cite les exemples négatifs mais aussi positifs et loue ceux qui se sont distingués.

83 Le trésorier d'un voisinage roumain de Sighişoara définit son organisation et son rôle en tant que trésorier en ces mots : « c'est une association sans but lucratif, quand l'homme meurt, j'y vais et je collecte l'argent ».

84 À cette entraide qui fait appel au calcul et aux aspects très concrets d'ordre financier, est toujours lié un discours normatif et moralisateur. Les pères de voisinage valorisent ou dévalorisent les présences, les absences et les engagements de ses membres, l'entraide en tant que telle est explicitement articulée. Le trésorier du voisinage numéro I qualifie la nature des devoirs et des droits énoncés dans les statuts de voisinage comme étant des « normes de l'homme civilisé ». La quantification de l'aide et des obligations en unité monétaire n'est pas liée, comme on pourrait se l'imaginer, au contexte urbain. En effet, elle fait intégralement partie du patron de l'institution de voisinage, qu'elle soit rurale ou urbaine. Cependant, en milieu rural, l'argent se substitue rarement aux différents actes d'entraide proposés.

85 Max Hedley désamorce la dichotomie entre logique du don et logique de contrat : it can be suggested that the new ways are no more than a precise formalization of a transactional element that, while de-emphasized, was always present. The difference in the past was not the absence of calculation in these relationships between households, but the diffuseness of its structure, diffuseness which was present with respect to what should be returned and the time at which it should be repaid.37

86 Alors que l'évaluation, en termes monétaires, des devoirs manqués des membres est présente dans toute institution de voisinage, l'entraide elle-même tend à être remplacée en partie par une somme d'argent effective dans le cas des institutions de voisinages urbaines. En d'autres mots, ce n'est plus le cercueil qui est fourni par l'institution de voisinage, mais une somme d'argent dont le montant dépend du nombre de membres inscrits. La famille du défunt est libre d'en disposer comme bon lui semble.

87 Selon Godbout, « le don fuit le calcul, ce qui l'oppose autant au principe public d'égalité qu'au principe marchand de l'équivalence »38. Le calcul dans notre cas, n'est pas périphérique mais au centre de l'entraide ; seulement cette entraide, non spontanée mais volontaire n'a pas pour fin le profit économique ou le pouvoir. L'objectif de cette entraide est la recherche d'un sentiment de sécurité procuré par l'insertion dans un réseau social qui garantit une aide au moment d'un décès. Il ne s'agit pas d'individus qui s'engagent dans une transaction marchande, mais de “ménages” qui s'insèrent dans un réseau de liens dont ils ne s'isolent pas. Il nous semble difficile de mettre le don du côté des institutions de voisinages ruraux et l'absence du don du côté des institutions urbaines. Tous les voisinages opèrent avec le calcul et l'argent ainsi qu'avec la garantie

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de la réciprocité, mais celle-ci n'est pas immédiate ni équivalente à ce qu'un ménage a pu donner au cours des années.

L'appartenance ethnique et les appartenances multiples

Critère territorial relativisé

88 Alors que le principe territorial était le critère par excellence pour déterminer l'appartenance à une institution de voisinage et notamment à la Nachbarschaft, l'importance exclusive de ce critère tend à diminuer pour être remplacé par des liens de parenté et d'affinités diverses.

89 En effet, en milieu rural, le critère territorial voit sa performance diminuée même pour les quelques voisinages saxons qui existent et pour qui la proximité physique des fermes était l'élément constitutif par excellence de tout “voisinage”.

90 En général, ce ne sont plus les voisins proprement dits qui forment un voisinage mais bien plus des parents, des amis ou des “nouveaux-venus” au village dont les habitations peuvent être dispersées dans le village entier.

91 C'est en milieu urbain que le lien au territoire joue un rôle plus prononcé en ce qui concerne l'appartenance à une institution de voisinage. Certes, le critère de proximité des habitations n'est pas le seul à être pris en considération, il tend néanmoins à se superposer, du moins en partie, au critère d'appartenance ethnique. Le voisinage roumain de Corneşti-Tâmavǎ compte parmi ses membres également des familles hongroises et tsiganes. Ces familles sont membres parce qu'elles habitent les quartiers relevant d'un responsable sectoriste d'un voisinage donné. Rien n'empêche ces familles de s'inscrire parallèlement au voisinage hongrois et tsigane respectif. À part le quartier de la gare, qui connaît une concentration d'une population plus particulièrement tsigane, la ville ne peut plus être découpée en “quartiers à prédominance ethnique” et elle est habitée par des Tsiganes, Roumains, Hongrois et Saxons tous confondus.

92 La rue Galtberg à Sighişoara est traversée par deux institutions de voisinages, l'une appelée “saxonne” et l'autre “hongroise”. Cependant, les Saxons s'étant référé à leur Rauchprinzip39, les habitants du haut de la rue Galtberg ne devaient pas appartenir à la Nachbarschaft Galtberg. Ces habitants saxons du haut de la rue ont dû s'inscrire, non sans polémiques, dans l'institution de voisinage hongroise.

93 Cependant, si le critère territorial est pris en compte, il n'est pas exclusif. En effet, les statuts du voisinage Bajor prévoient que les individus déménageant dans une autre ville aient la possibilité de rester membres à vie, moyennant paiement à travers des membres de sa famille, des amis ou des voisins restés à Sighişoara. Cependant, si quelqu'un quitte le pays, il restera membre pendant cinq ans, toujours en assurant les cotisations, et s'il ne revient pas s'installer au pays après cette période, il perd le statut de membre.

94 Le choix d'une institution de voisinage est lié désormais à l'appartenance ethnique, au lieu de résidence éventuellement, ainsi qu'à la confession. À cela peuvent s'ajouter d'autres considérations, telles que le milieu social (il existe des voisinages nommés “d'élite” ou “d'intellectuels”) et le lieu de provenance.

95 À Sighişoara, par exemple, s'est crée un voisinage hongrois dont les membres proviennent majoritairement du village Jakodu ; l'institution de voisinage en question

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s'appelle “voisinage de Jakodu”. Le père de voisinage Bajor nous dit que certains de ses membres sont également membres du voisinage Jakodu.

96 En milieu urbain, les époux d'un mariage mixte s'inscrivent souvent dans chacune des institutions de voisinage respective.

La double inscription

97 La double inscription dans le voisinage, suite aux mariages mixtes ou non, n'est possible qu'en ville. En effet, à Sighişoara il n'est pas rare que les habitants qui peuvent se le permettre financièrement, s'inscrivent dans deux institutions de voisinage. Une femme saxonne de Sighişoara expliquait que les voisinages roumains versent à leurs membres une somme bien plus importante en cas de décès, grâce à leur nombre élevé et que dès lors « ça vaut la peine d'y mourir ». Le père de voisinage d'une institution hongroise nous informait que les Hongrois ont également crée des institutions de voisinages sur base confessionnelle et que lui, à côté de « son » voisinage (de confessions mixte), s'était inscrit au voisinage hongrois catholique. Il dit ne pas savoir comment fonctionne l'autre voisinage, il ne s'y rend que pour payer les cotisations et les amendes.

98 Le but visé de la double inscription n'est cependant pas motivé par une maximisation de profits escomptée d'un parent décédé mais dénote d'une recherche d'un meilleur départ, où devrait-on dire d'un “bon passage” d'un être proche vers l'autre monde.

99 Cette double inscription, pratiquée de façon récurrente en milieu urbain, est absente en milieu rural. Nous n'avons jamais pu y observer l'inscription d'un individu dans deux voisinages. La valorisation du groupe et le sentiment d'appartenance qui en découle semblent exclure la possibilité d'élargir son statut de membre à deux institutions de voisinage.

100 Pahl propose la notion de densité de texture de rôle pour rendre compte d'une situation dans laquelle les rôles des individus sont si bien définis qu'il leur devient difficile d'en revêtir plusieurs à la fois. Dans un réseau au sein duquel les liens entre membres donnés sont empruntés et réempruntés dans un éventail à des contextes différents et qu'on pourrait alors qualifier de « multiple-way relationships »40, la densité du rôle est telle qu'elle est susceptible de produire un fort sentiment d'attachement au réseau donné41.

101 Alors que le village traditionnel répond à une définition de forte densité de texture de rôle, la distinction entre milieu urbain et rural ne peut pas, a priori, être pertinente par rapport à la nature des liens qui définissent autant de réseaux, qu'ils soient urbains ou ruraux.

102 « Donner, recevoir et rendre » est une spirale qui, en milieu rural, s'insère dans un réseau à forte densité de texture de rôle alors qu'en milieu urbain, elle peut s'inscrire dans deux ou plusieurs réseaux à faible densité des relations respectives. En ville, un membre inscrit dans deux voisinages donne plus mais reçoit également plus et l'entraide peut se multiplier puisque son unité d'expression explicite est l'unité monétaire. Dans le village, deux cercueils ou deux tombes pour un défunt ne riment à rien. Pourtant, même en ville, la présence des membres à l'enterrement, vivement souhaitée, ne peut, elle, pas non plus être multipliée.

103 La double inscription se révèle être la seule véritable rupture entre voisinages urbains et voisinages ruraux. La qualité des liens qui lient les individus dans le réseau est à la

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base de cette rupture. Au-delà d'une entraide en large mesure (mais non exclusivement) exprimée en unités monétaires, c'est également la valeur de l'appartenance ethnique en tant que critère d'ouverture et d'accessibilité qui diffère entre voisinages urbains et ruraux.

Appartenance ethnique

104 Nous avons jusque là utilisé le terme “ethnie”42, sans y apporter aucune critique. Tout en étant d'accord avec la sévère remise en question de la pertinence à priori explicative d'un tel concept, la catégorisation ethnique, construite, est néanmoins efficace dans le cas présent et ne se réduit en aucune façon à une création du chercheur. Elle joue un rôle important dans les réseaux de relations entre individus ainsi que dans le discours que ceux-ci produisent sur eux-mêmes.

105 Les institutions de voisinage recrutent leurs membres en fonction de leur appartenance ethnique. Le critère “ethnique” n'est nulle part requis explicitement dans les statuts – exception, faite dans les années 1930, des prescriptions administratives saxonnes, susmentionnées – mais il s'agit d'un critère nécessaire et suffisant sur base duquel un voisinage peut être formé. Sans être exigée, cette appartenance ethniquement homogène se dessine néanmoins dans les faits et dans la dénomination des institutions de voisinage. Cependant il existe des dérogations à ce principe de fait.

106 Dans le cas de mariages mixtes, il est possible que l'un ou l'autre “étranger” fasse partie d'une institution de voisinage. Les partenaires “étrangers” parlant la langue dudit voisinage, en font partie en tant que membre entier. Ainsi, la Nachbarschaft numéro 5 de Malmkrog est composée d'hommes saxons qui pour la plupart sont mariés à des femmes roumaines, tsiganes ou hongroises. Il arrive que le partenaire “étranger” fasse partie de l'institution de voisinage de son époux ou de son épouse ainsi que de celle de son groupe ethnique.

107 L'appartenance ethnique en milieu rural est bien plus un “enjeu” pour un individu donné que cela ne semble être le cas en milieu urbain. L'histoire de l'individu est rattachée d'office à l'histoire de son groupe. L'exemple de Mǎlâncrav est parlant à cet égard. Les habitants de ce village, paysans, artisans avant la Deuxième Guerre ont travaillé ensuite en majorité dans la ferme collective près du village et retournent à une économie d'autarcie de petits paysans après 1990. L'Histoire avec un grand H a traversé le village et s'est traduite localement en histoires familiales, d'amitiés et de voisinages. Ces étapes sont plus ou moins remémorisées, plus ou moins mises en évidence dans le discours partagé à Mălâncrav. Les habitants connaissent les Saxons qui se sont engagés dans la Wehrmacht-SS43 et ils connaissent leurs descendants actuels, tous savent qui fut déporté après la guerre et quelles maisons saxonnes “vides” ont changé de propriétaires par la force ; les descendants de ces nouveaux propriétaires, roumains et tsiganes, cohabitants avec les Saxons dans les maisons de ceux-ci, vivent en partie toujours au village. En 1990, ce sont les habitants saxons qui ont eu la possibilité d'émigrer en grand nombre en Allemagne pour y devenir citoyens allemands44.

108 Les réseaux de relations entre groupes et individus dans cette collectivité sont fortement teintés “ethniquement” et le métadiscours des habitants vient souligner cette différenciation sur base ethnique. Cependant, il nous semble important de procéder à une inversion de causalité. En effet, au lieu de déduire le sens d'une action, qu'elle soit individuelle ou collective, sur base de l'appartenance ethnique, il nous

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semble plus judicieux de comprendre la référence au groupe ethnique à travers les actions et les représentations qui ont pu le construire et le faire perdurer.

109 À Mălâncrav, le Tsigane qui fait partie du voisinage roumain coloniste, y adhère moins en tant que villageois, habitant de Mălâncrav que par volonté de se rattacher au groupe des Roumains colonistes et non plus au voisinage tsigane. Par contre, un Tsigane peut être jugé recevable de par ses bonnes qualités qui font oublier son statut de “Tsigane” pour accéder à celui de Roumain. S'il est désigné comme om cum sǎ cade (un homme correct), il inspire confiance et peut changer de groupe. Le changement de statut s'accompagne d'une renonciation à l'ancienne appartenance, la double appartenance, du moins formelle, ne se pratique pas. Lorsqu'il reste dans le voisinage tsigane, ses justifications sont explicitement liées à des considérations d'appartenance de groupe. Le trésorier du voisinage tsigane de Mălâncrav nous dit : « il y a des Tsiganes qui sont chez les Roumains [dans le voisinage roumain]. J'ai été invité en personne par les Roumains, mais je n'ai pas voulu quitter. (...) Moi, rien ne me dérange et personne ne peut me porter aux nues ; car, si je suis Tsigane, je suis Tsigane, mais le destin humain, il faut que tu le respectes [conserves] ».

110 De même, un Saxon à qui nous avons demandé s'il pouvait s'inscrire dans un voisinage roumain, toujours à Mălâncrav, s'exclame : « mais, je ne veux pas, je pourrais peut-être, je ne sais pas comment ça fonctionne chez les Roumains, mais (...) ils ont aussi d'autres coutumes, et puis alors autant de Roumains rassemblés et seulement un Saxon, alors on est euh (...) ils triompheraient et diraient : oh, le Saxon est venu chez nous ! »

111 L'appartenance au voisinage se pose ici dans des termes exclusifs, alors que l'appartenance ethnique n'est en rien évacuée dans le contexte urbain, elle ne se subordonne pas sur un mode univoque à l'appartenance au voisinage.

112 En approchant l'institution de voisinage en tant que réseau d'entraide s'insérant dans d'autres réseaux sociaux, il est possible de mettre en évidence, en contexte urbain, des liens à la fois “urbains”, c'est-à-dire tendant vers l'anonymat, et de nature plus indirecte que directe ainsi que des liens communautaires ou locaux. L'individu en tant qu'élément d'une multitude de réseaux de relations sociales, n'est pas rattaché exclusivement à un nœud, cluster du réseau. Les liens entre individus et collectivités en milieu rural, isolés tant spatialement que socialement, réactivent régulièrement les mêmes connections et ce à des occasions et pour des besoins divers. « As a resuit, “institutionally complete” ethnic groups – supplying a broad range of services to members –tend to retain comparatively high proportions of their members’ informai contacts. »45

113 Le réseau de l'entraide formelle est ici largement superposé au réseau ethnique, alors que les contacts et les entraides informels quotidiens ne respectent pas forcément les frontières construites ethniquement.

114 Ce n'est pas la localisation en milieu rural en tant que telle qui peut expliquer la nature de l'entraide. Slimnic en tant que village à proximité d'une ville, est habité “d'étrangers” au village, de travailleurs et d'élèves ou d'étudiants qui quittent quotidiennement le village pour la ville ainsi que de paysans et d'individus vivant la majorité de leur vie au village. En effet, tous ne font pas partie d'une institution de voisinage et il y a des réseaux d'entraides, familiaux, religieux et autres qui, soit se superposent au voisinage, soit l'excluent.

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115 La double inscription ou l'appartenance multiple qui permet de distinguer les pratiques urbaines et rurales met en évidence une discontinuité nette entre l'institution de voisinage urbaine et rurale. Cette discontinuité relève de l'univocité ou au contraire de la multiplicité de l'appartenance aux groupes d'un côté ainsi que de l'aide en termes surtout pécuniaires ou en nature de l'autre côté. En effet, en milieu rural, l'argent est utilisé pour juger et fixer la valeur des devoirs des membres à travers les amendes ainsi que pour fournir le cercueil. Par contre, en milieu urbain, l'argent devient le plus souvent en tant que tel l'objet de l'entraide.

116 Ce n'est pas parce que l'on se trouve dans une ville plutôt qu'au village que la double inscription devient en soi possible. C'est la multiplicité des réseaux d'appartenance ainsi que l'accent mis sur une même unité de valeur pour exprimer l'entraide qui rendent possible cette double inscription, récurrente ou absente, dans les institutions de voisinages.

117 Le critère d'appartenance au voisinage est bien sûr le critère ethnique mais également celui d'affinités et de parenté ainsi que de provenance ou de “statut social”. Ni ouverte de fait à tout un chacun, ni fermée hermétiquement, toute institution de voisinage, urbaine comme rurale, est d'accord pour prendre en charge l'enterrement d'un étranger, non-membre du voisinage, si la famille de celui-ci paie les frais dont le montant est prévu dans les statuts et qui sont élevés eu égard à la non-participation de cet étranger aux activités et aux devoirs dus en tant que membre sur une période qui peut représenter toute une vie d'adulte.

Conclusions

118 L'institution du voisinage, en tant qu'institution transylvaine, traduit bien la construction efficace de l'ethnicité et la réification des groupes ethniques dans cette région du monde. Ces réseaux “ethniques” ont été définis et se sont définis en faisant appel à des référents variables et en bénéficiant de statuts divers au cours des siècles. Cependant, ces groupes appelés aujourd'hui “ethniques” se sont construits dans la longue durée et se reconstruisent quotidiennement en relation les uns aux autres, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur. À ce jour, l'appartenance ethnique, en tant que critère constructif de groupe continue à être performant.

119 Plutôt que de partir analytiquement de groupes discrets, tant en ce qui concerne les institutions de voisinage que les groupes ethniques, nous proposons de les aborder en tant que réseaux qui, toujours ouverts, présentent l'avantage de la prise en considération du changement continuel (variabilité intra et inter ethnique des institutions de voisinage), des relations entre exigences collectives et individuelles (par exemple les processus de prise de décisions), du lien entre niveau micro et macro et de la structuration de l'action sociale à travers des modèles de relations supra- individuelles (insertion des voisinages dans d'autres réseaux). « One can never simply appeal to such attributes as class membership or class consciousness, political party affiliation, age, gender, social status, religious beliefs, ethnicity, sexual orientation, psychological predispositions, and so on, in order to explain why people behave the way they do. »46

120 Il serait intéressant d'analyser de plus près le rôle que peut jouer l'institution de voisinage en tant que complément formel et élargi des réseaux d'entraide de

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l'économie informelle tel notamment la maisnie47, mise en évidence par Vintila Mihailescu : « c'est au niveau de la maisnie et non pas de l'individu que se joue le jeu des “exigences individuelles et collectives” et que vont s'articuler, plus tard, les caractéristiques rurales et urbaines et agraires et industrielles »48.

121 Alors que les institutions de voisinage se préoccupent aujourd'hui plus particulièrement de la prise en charge de l'enterrement et ne fonctionnent que sporadiquement comme lieux d'échanges communautaires variés dans la logique du don et du contre-don à l'intérieur d'une communauté donnée, elles constituent plutôt des réseaux d'entraide spécifique qui s'adaptent de manière étonnante aux besoins donnés d'une collectivité. Ne devant répondre à des organes hiérarchiques supérieurs, les institutions de voisinage fonctionnent en tant qu'organisations d'entraide indépendantes et, de ce fait, flexibles. Souvent, les membres d'un voisinage ne sont pas au courant de ce qui se passe dans un autre voisinage du même village. Les statuts et les conventions non formalisées varient d'un voisinage à un autre et toute institution de voisinage est activement façonnée par ses membres qui, au moment des réunions annuelles, sont libres de proposer des changements.

122 Cette entraide, comblerait-elle un vide, suite à une démission de l'État par rapport au domaine social après le communisme ? Godbout nous dit que le don n'est pas le complément du marché ou du plan, mais celui de l'économie et de l'État. (...) Là, (...), où le marché et l'État ne parviennent pas ou plus à s'organiser, subsiste encore, ultime garde-fou, le réseau des relations interpersonnelles cimenté par le don et l'entraide qui, seul, permet de survivre dans un monde de folie. Le don ? Ce qui reste quand on a tout oublié, et avant qu'on ait tout appris ?49

123 Cette volonté d'entraide a fait preuve de flexibilité et de capacité d'adaptation à travers toutes ces époques. Le sens que ses membres ont pu lui attribuer et qui probablement varie non seulement d'individu à individu mais encore à travers le temps est pourtant toujours coloré d'une valorisation morale projetée sur l'institution en tant que telle.

124 Ce serait à l'intérieur d'institutions que se transmettent le mieux les systèmes de valeurs, de nature conservatrice, en décalage avec la réalité vécue. L'institution de voisinage se prête à l'analyse de la dissonance qui sépare les systèmes de valeur de la réalité, qui les entourent. Selon Paul Veyne : une institution est une situation où les gens, à partir de mobiles qui ne sont pas nécessairement idéalistes – faire carrière, ne pas se brouiller avec le milieu, ne pas vivre en état de déchirement –, sont amenés à remplir des fins idéales, aussi scrupuleusement qu'ils s'intéressaient à ces fins par goût personnel ; on voit donc que les valeurs qui sont à l'origine et à la fin de l'institution ne sont pas celles qui la font durer. D'où une tension perpétuelle entre le désintéressement que supposent les fins de l'institution et l'égoïsme naturel de ses membres ; (...) les motifs idéologiques sont les vrais quand il y a institution : chaque époque fait et vante ce qui la conditionne et la passionne (...). La clé de cette évolution est une réaction humaine si puissante qu'elle ressemble à un calcul de l'instinct de conservation : faire de nécessité vertu, changer ses maximes plutôt que la fortune, prendre les attitudes de son rôle. Puis au fur et à mesure que les générations se succèdent, il leur est plus facile de reprendre des modèles qui ont fait leurs preuves que de réinventer le monde.50

125 La transmission de l'institution en tant qu'institution d'origine saxonne n'est certes pas innocente par rapport à l'image positive et le prestige dont jouissent en général les Saxons en Transylvanie, dans un contexte dans lequel l'articulation des frontières de groupes ethniques est si présente.

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126 Toujours appelée Nachbarschaft et toujours présidée par un “père” de voisinage, cette institution de voisinage transylvaine, sans forcément tenir compte de “voisins” et organisée bien souvent plutôt par un président que par un père métaphorique, se prête à la réinvention de réponses à fournir face aux besoins d'entraide. Ne trouvant sa place dans la dichotomie de la Gemeinschaft et de la Gesellschaft, elle s'insère dans une dynamique d'adaptation qui ne propose ni un renouvellement radical ni une répétition à l'identique. Il semble difficile également d'affirmer une évolution diachronique sur l'échelle liant la communauté d'un côté à la société de l'autre.

127 Bruno Latour parle d'hybrides : les deux extrêmes, le local et le global, sont beaucoup moins intéressants que les agencements intermédiaires nommés ici réseaux ; (...) les mots local et global offrent des points de vue sur des réseaux qui ne sont par nature ni locaux ni globaux, mais qui sont plus ou moins longs et plus ou moins connectés. (...) Au milieu, où rien n'est supposé se passer, il y a presque tout.51

128 La discontinuité imposée entre passé et présent, monde traditionnel et modernité, ruralité et urbanité sont des produits de nos catégories d'analyses et de leur réification. Il y a changement, mais il ne trouve certainement pas sa traduction sur une échelle évolutionniste entre deux dichotomies conceptuelles. Une compréhension de l'entraide n'est qu'une particule dans cette perspective. Elle est importante non seulement grâce au rôle qu'elle a joué dans nos communautés rurales mais également parce qu'elle occupe une place centrale dans cet imaginaire qui consomme la rupture entre le “bon paysan” d'antan et “l'individu égoïste” moderne.

NOTES

1. Le terme de nation rejoint ici l'acception allemande du terme “nation” qui se définit à travers le lien du “sang” et de la “communauté culturelle”, Kulturgemeinschaft et non par rapport à l'État- Nation, il ne s'agit pas de la citoyenneté ; les termes “nation” et “ethnie” sont donc utilisés ici comme synonymes. 2. Schubert (Hans-Achim), Nachbarschaft und Modernisierung. Eine historische Soziologie traditionaler Lokalgruppen am Beispiel Siebenbürgens, Kôln : Bôhlau Verlag (Studia Transylvanica, 3), 1980, p. 17. 3. Harper (Sarah), « The British rural community : an overview of perspectives », Journal of Rural Studies, 5 (2), 1989, pp. 162-163. 4. Les auteurs pionniers étant Robert Park, Ernest Burgess (entre-deux-guerres) et plus tard Louis Wirth. 5. Cohen (Anthony P.), The symbolic construction of community, London : Tavistock Publications, 1985, pp. 24-28. 6. Mendias (Henri), Les sociétés paysannes, Paris : Gallimard, 1976, p. 225. 7. Duby (Georges), Le dimanche de Bouvines, Paris : Gallimard, 1973, p. 253. 8. Dewey (Richard), « The Rural-Urban Continuum : Real but Relatively unimportant », American Journal of Sociology, 66 (1), 1960 ; Benet (Francisco), « Sociology Uncertain : The Ideology of the Rural-Urban Continuum », Comparative Studies in Society and History, 6 (1), octobre 1963 ; Hauser

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(P. M.), 1965, « Observations on the urban-folk and Urban-rural Dichotomies as forms of Western Ethnocentrism », Studies of Urbanization, 1965 (cités in Pahl (Raymond E.), « The rural-urban continuum », Sociologia Ruralis, 6 (3-4), 1966). 9. Pahl (Raymond E.), art. cit., p. 85. 10. Stahl (Henri H.), Les anciennes communautés villageoises roumaines, Paris : Editions CNRS, 1969. 11. Wellman (Barry), « Structural Analysis : from method and metaphor to theory and substance », in Wellman (Barry), Berkowitz (Stephen D.), eds., Social structures : a network approach, New York : Cambridge University Press, 1988, p. 37. 12. Cité par Webei (Georg), « Zum Struktur-und Funktionswandel der siebenbürgisch- sächsischen Nachbarschaft in Rumänien und West Deutschland », Ethnologia Europaea, 12 (2), 1981, p. 149. « Ceux qui boivent du puits commun, mangent le pain cuit dans le four commun, ceux qui veillaient la nuit les uns pour les autres, qui construisaient ensemble leurs maisons, qui prenaient en charge les familles frappées par la maladie ou par un accident, ceux qui finalement reposaient tous sur un même banc funéraire et qui se creusaient leurs tombes les uns les autres, et portaient à mains nues leur défunt jusque dans la tombe en lui rendant un dernier honneur lors du discours d'adieu, c'est le voisinage qui pratiquement et matériellement prend en charge les orphelins et les veuves – cette société fraternelle, caractérisée par un lien à l'espace commun, se nommait les “proches”, le “voisinage”. » 13. Il s'agit de sous-unités, responsables de fonctions spécifiques. 14. Les voisinages du puits qui, comme le terme l'indique, s'occupaient prioritairement de l'hygiène des puits. 15. Appelés par le roi hongrois Geisa Il pour coloniser et protéger la frontière de l'empire, menacée de l'intérieur par la noblesse et de l'extérieur par divers envahisseurs. La « lettre dorée Andreanum » renouvelée par les rois hongrois depuis Andreas II en 1224 leur confère le libre droit à la propriété foncière, le libre choix des prêtres, le droit d'usage commun des forêts et de l'eau, la liberté douanière pour leurs commerçants et leurs marchés ainsi que la prise en charge de leur propre protection ; ces libertés constituaient la base de leur autonomie. 16. Schenk (Annemie), « Interethnischer Austausch zwischen Siebenbürger Sachsen und Rumanen am Beispiel der Institution der Nachbarschaft », in Tolksdorf (Ulrich), Hrsg., Sonderausdruck aus : Jahrbuch für ostdeutsche Volkskunde, Vol. 30, Marburg : Deutsche Gesellschaft für Volkskunde, 1987, p. 166. 17. Schunn (Wilhelm), Die Nachbarschaften der Deutschen in Rumänien, Hermannstadt : Krafft & Drotleff, 1936. 18. Dans le village de Mălâncrav ainsi que dans les villages voisins, ces populations furent appelées “colonistes” et vinrent, pour Mălâncrav, de la région du Somes, près de Cluj. Ils venaient suite à des appels des maires des villages d'accueil et des accords passés avec les populations accueillies ; il est difficile de trou ver de la documentation précise à ce sujet. Après 1956, une partie de ces gens quittaient les villages d'accueil, d'autres furent encouragés, à travers des subventions étatiques, à se construire leurs propres mai sons dans ces villages saxons ; dans ces villages transylvains, les rues entières construites fin des années 1950 par les “colonistes” gardent leur dénomination de “rue des colonistes”. À Mălâncrav, les Roumains colonistes ont fondé une institution de voisinage. 19. Gündisch (Konrad), Siebenbürgen uni die Siebenbürger Sachsen, München : Langen Müller, 1998, p. 224. 20. En 1956, la majorité des maisons et des jardins furent rendus aux anciens propriétaires. 21. Weber (Georg), art. cit., p. 146. 22. Schenk (Annemie), art. cit., p. 168. 23. Pozsony (Ferenc), « Vecinitatile din Transilvania », in Mihailescu (Vintila) et al., ed., Vecini si Vecinatati in Transilvania, Bucarest : Paideia, 2002, p. 39.

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24. Schenk (Annemie), art. cit., p. 165. 25. Weber (Georg), art. cit., p. 53. 26. Les terrains de recherche, à la base de cet article, ont été effectués en 2000 et 2001, principalement à Sighişoara, Slimnic et Mălâncrav. Sighişoara est une ville de taille moyenne, Slimnic est un village situé à proximité de la ville de Sibiu et Mălâncrav est un village isolé. Aussi bien la ville que les deux villages connaissent l'organisation en institution de voisinage. À Slimnic, il existe dix voisinages roumains, un seul voisinage saxon – alors qu'ils ont été au nombre de quatre en 1990 – et un voisinage tsigane. Mălâncrav connaît deux voisinages roumains, un voisinage tsigane et deux des six voisinages saxons se réunissent encore en tant que tels. Pour Sighisoara, il existe dix voisinages saxons dont deux sont appelés “voisinages d'hommes” et huit “voisinages de femmes”. Les Hongrois, les Roumains ainsi que les Tsiganes de Sighişoara ont créé six institutions de voisinage 27. Crée une première fois le 26 mai 1914, pour être relancé en 1935. 28. À part l'exemple du voisinage des femmes de Sighişoara qui ont fait l'objet d'un article publié in Mihailescu (Vintila) et al., ed., op. cit. 29. Petit père d'un voisinage roumain à Mălâncrav 30. Weber (Georg), art. cit., p. 146. 31. Voir notamment les articles de Stahl (Henri H.), « Vecinitatile din Dragus », Sociologie Romaneasca, 1 (1), 1936 ; Schenk (Annemie), art. cit. ; Muşlea (Candid C) , « Contribuţii la instituţia “vecinei” la românii braşoveni », Studii şi articole de istorie, II, 1957 ; et Pozsony (Ferenc), art. cit. 32. Le trésorier d'un voisinage roumain, lui-même maire retraité de Slimnic évoque ici l'année (1962) qui achève le processus de collectivisation des terres ainsi que la fin de la guerre, l'expropriation des maisons et des terres des Saxons ; la plupart des maisons ont été rendues en 1956. 33. Weber (Georg), art. cit., p. 157. 34. L'aide consiste en une somme d'argent (4 200 000 lei en été 2001) et en accessoires nécessaires à l'enterrement : une table sur laquelle on pose le mort, des tissus noirs pour couvrir cette table et encore une petite table avec une couverture noire sur mesure et un drapeau qui sera accroché à la porte de la maison du défunt. 35. Dans le voisinage nommé numéro I, Comeşti-Tâmavǎ et réunissant 446 membres, ce sont les hommes-membres du voisinage qui creusent la tombe pour leur membre défunt et ils sont payés par le fond du voisinage pour ce service. 36. La cotisation des familles dans le voisinage roumain sus-indiqué est de 15 000 lei, et les taxes d'inscription, variant selon l'âge du futur membre, représentent également le double des cotisations dans le voisinage hongrois dans lequel les membres paient par famille alors qu'on paie par personne dans le voisinage roumain. En effet, les frais d'inscription représentent, en été 2001, entre 30 et 40 ans 50 000 lei, entre 40 et 50 ans 70 000 lei et entre 50 et 60 ans 100 000 lei. 37. Hedley (Max J.), « Mutual aid between farm households, New Zealand and Canada », Sociologia Ruralis, 25 (1), 1985, P. 35. 38. Godbout (Jacques T.), L'esprit du don, Paris : La Découverte, 1992, p. 84. 39. Le “principe de la fumée” stipule que « le voisinage est là où la fumée sort de ta cheminée » [De Noberschaft ass do wo eenem der Käpp ruucht » (dialecte saxon). 40. Wellman (Barry), art. cit. 41. Pahl (Raymond E.), art. cit., pp. 80-81. 42. Voir notamment l'ouvrage récapitulatif sur le concept d'ethnie : Banks (Marcus), Ethnicity : Anthropological Constructions, London : Routledge, 1996. 43. Suite au contrat du 12 mai 1943 entre la Roumanie et l'Allemagne, tous les citoyens roumains de nationalité allemande sont libres de s'engager dans la Wehrmacht-SS allemande, ce qu'ils firent en grande majorité.

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44. Rien que pour l'année 1990, au-delà de 111 000 “Allemands” quittent la Roumanie (Gündisch (Konrad) op. cit., p. 246). 45. Breton (Raymond), « From Ethnic to Civic Nationalism : English Canada and Quebec », Ethnie and Racial Studies, 11 (1), janvier 1998, cité par Wellman (Barry), art. cit., p. 36. 46. Emirbayer (Mustapha), Goodwin (Jeff), « Network Analysis, Culture, and the Problem of Agency », American Journal of Sociology, 99 (6), 1994, pp. 1414-1415. 47. Terme proposé par Paul Stahl pour traduire le mot roumain gospodarie (household). 48. Mihailescu (Vinta), « Du village à la ville et retour. La maisnie diffuse en Roumanie », Bulletin of the Ethnographical lnstitute, 44, 1995. 49. Godbout (Jacques T.), op. cit., p. 26. 50. Veyne (Paul), Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémologie, Paris : Seuil, 1971, p. 244. 51. Latour (Bruno), Nous n'avons jamais été modernes, Paris : La Découverte, 1997, pp. 166-167.

RÉSUMÉS

Cet article retrace les adaptations rurales et urbaines d'une association transylvaine d'entraide, appelée Nachbarschaft (en allemand), vecinătate (en roumain) et szomszédság (en hongrois). Ne trouvant sa place ni dans la dichotomie Gemeinschaft/Gesellschaft, ni sur une échelle d'évolution continue allant d'une logique de « don » (entraide communautaire) à celle du « contrat » (assurance-mort), les différentes institutions du voisinage, rurales et urbaines, sont marquées autant par des continuités que par des ruptures. Là où l'État laisse un vide, les réseaux d'entraide s'activent pour répondre de manière originale à certains besoins collectifs. Le modus operandi de cette entraide organisée ne s'est pas inventé d'un coup. Ne correspondant ni à un renouvellement radical ni à une répétition à l'identique, la pratique du voisinage institué s'est transmise aussi bien sur le mode vertical (transmission générationnelle) qu'horizontal (transmission ethnique). Autant l'appartenance ethnique joue un rôle important dans le recrutement des membres d'un voisinage, autant la variabilité émergeant du paysage de ces institutions se révèle être inter- et intra-ethnique. À côté des ruptures entre institutions urbaines et rurales, le calcul et la prise en charge de la mort restent au cœur de tout voisinage transylvain.

AUTEUR

ANNE SCHILTZ Doctorante. Centre de Recherche en Ethnologie Européenne (Université Libre de Bruxelles, Institut de Sociologie), Bruxelles.

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La ruralité des capitales balkaniques L'exemple de Sofia

Milena Guest

Il y a cette ville qui échappe dans un entre-deux complexe, d'Orient stéréotypé et d'Occident qui ne l'est pas moins, de richesse et de pauvreté extrême, de ruralité tant dans le paysage que dans les gestes et dans les voix, de temps arrêté/ répété et d'un temps qui va très vite.1

1 Les notions d'urbanité et de ruralité semblent aujourd'hui, et de plus en plus, appartenir « aux mondes anciens où le temps appartenait aux hommes »2. Elles restent encore souvent enfermées dans une appréhension dichotomique des phénomènes géographiques, celle de l'opposition ville-campagne, urbain-rural, qui a désormais perdu une partie de sa pertinence. Mais leur portée pour la compréhension de multiples processus dans le sud et le sud-est de l'Europe demeure centrale. Tel est le cas notamment des capitales balkaniques où des mélanges subtils, parfois contrastés, de modes de vie, d'habitudes et de formes urbaines se rencontrent et coexistent jusqu'au sein des villes. Alors que l'Europe est le continent le plus urbanisé3, les Balkans sont souvent qualifiés de régions “moins développées”, “périphériques”, voire peu modernes4, où le taux d'urbanisation de la population est relativement faible et la transition des économies du secteur agricole vers l'activité secondaire et tertiaire plus tardive.

2 Mais la ruralité dont il est question ici n'est pas celle de la modernité occidentale5, bien au contraire, elle est un élément constitutif essentiel pour le tissu et le mode de vie urbain des Balkans. La ville balkanique « n'exclut ni les basses densités d'habitat, ni l'activité agricole parfois très importante »6. L'exode rural plus tardif et les ruptures politiques, économiques et sociales fréquentes dans ces pays ont empêché la dissolution des liens entre les habitants des villes et leurs villages d'origine. Ils ont contribué, à long terme, à la formation d'une urbanité composite, ce que faute de mieux j'appellerai une urbanité rurale7, où ce qui relève de modes de fonctionnement de sociétés traditionnelles est un élément structurant essentiel des sociétés balkaniques contemporaines. La transition post-socialiste a favorisé dans certains de ces pays le

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renouement des liens des citadins avec la campagne. La restitution des terres agricoles, la vitalité du noyau familial et la reprise de certaines pratiques paysannes ont renforcé ces liens avec les lieux d'origine respectifs et réactivé des identités originaires des populations urbaines. Ces processus ont soulevé la question de la place que cette ruralité détient dans la constitution d'une urbanité balkanique. N'est-elle actuellement qu'en sursis, ou à la veille d'être pleinement réactivée sur un mode moderne8 ?

3 La ruralité dans laquelle la culture européenne a puisé ses moyens d'existence se voit aujourd'hui « définitivement dissimulée »9 en Europe Occidentale contrairement à ce qu'on observe à l'est de l'Europe et plus particulièrement dans les Balkans. Les villes- capitales y jouent le rôle de relais dans l'avancement de la modernité occidentale vers les “périphéries” européennes. Les transformations actuelles qui y ont lieu font partie d'un processus global, celui du détachement progressif de l'Europe de ses racines rurales et de son orientation désormais inexorable vers « une modernité dans laquelle la civilisation rurale traditionnelle fait figure d'attardée à divers sens du mot »10. Ainsi, à la lumière d'une Europe unie, les pouvoirs politiques et les décideurs de l'“autre Europe”11 s'efforcent, et le plus souvent par le biais de l'aménagement, de refouler la ruralité de leurs tissus et sociétés urbains. La modernité occidentale tend à effacer autant que possible ces signes de ruralité, mais inefficace à court terme, elle ne fait qu'accentuer les contrastes paysagers et qu'amplifier en réalité les différenciations spatiales et sociales au sein des villes.

4 Nous nous intéresserons dans cet article à l'influence de la « matrice villageoise et paysanne de la société »12 dans la construction des réalités socio-spatiales urbaines actuelles. À l'exemple de la capitale bulgare, mis en parallèle avec des analyses de processus de recomposition urbaine dans d'autres capitales balkaniques, nous voulons non pas valider ou rejeter une hypothèse, mais apporter certains éléments concernant la question de la spécificité de l'urbanité balkanique. La ruralité en tant que composante culturelle essentielle des sociétés balkaniques urbaines se maintient encore aujourd'hui grâce aux origines rurales des populations urbaines, ainsi qu'à travers la possession d'une deuxième résidence13. Elle se manifeste aussi par les densités relativement faibles de la construction urbaine et par certaines pratiques agricoles qui en découlent. Quelles sont les formes et les temporalités de cette ruralité au sein des villes ? A quels lieux est-elle liée ? Comment intervient-elle actuellement dans la recomposition des espaces urbains ?

Du rural à l'urbain

Paysages urbains de la ruralité

5 Les premières choses qui frappent le voyageur en arrivant à Sofia, ce sont, au déclin du jour, dans les grands ensembles les plus déshérités de la capitale, les rangées de blocs d'habitation bien espacés les uns aux autres, à l'infini. Partout, des vitres apposées sur les rambardes des balcons. De l'intérieur, ces balcons aménagés évoquent parfois des celliers ou des serres. Des potagers s'installent au pied des blocs d'habitation, de maigres troupeaux de brebis ou de vaches y passent de temps à autre en été ; de petites chapelles orthodoxes sont construites par les habitants pour réunir la population des quartiers périphériques de manière épisodique et surtout chacun des jours de fêtes religieuses.

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6 Dans les vieux quartiers du centre, du début du siècle, les jardins à tonnelles réunissent les voisins autour des trois tables d'une buvette logée dans une cabane à outils. Plusieurs îlots de maisons cernées d'arbres, traversés de sentiers herbeux ou de terre battue, un rangée de ruches sur un garage, des basses-cours et quelques fleurs. Les habitations des tziganes ici, au pied des tours d'habitation, longent les canaux envahis par les arbrisseaux et les ronces, faits de tôle, de briques récupérées et de planches abîmées, semés de quelques paraboles, sillonnés de ruelles improbables, de chats et de poules ; leurs chariots à pneus traversent souvent encore au galop les carrefours des axes à six voies. Toute une multitude de lieux de la ville nous permettent de retrouver cette ruralité dans les attitudes, les habits, la parole et les gestes des habitants.

7 Maspero résume ainsi ses impressions, lorsqu'il parle de l'Albanie : dans les villes traversées, toujours les mêmes constructions : maisons carrées traditionnelles sur lesquelles grimpaient des vignes, faisant face ou parfois mêlées sans plan lisible à des immeubles rectangulaires en briques nues grossièrement ajustées, entourés d'espaces jonchés de détritus. Parfois, à l'orée de la ville, presque en plein champ, un marché animé, agglomérat compact de milliers de gens, ânes et voitures à la périphérie.14

8 Les paysages de Bucarest sont imprégnés des contrastes architecturaux, « des intrusions d'une ruralité qui s'affiche en plein centre et des quartiers désarticulés », « ville pauvre avec ses chiens errants, ses enfants des rues », les marchés : « un autre monde..., celui des vendeurs et des vendeuses, paysans vêtus de couleurs sombres », « des volailles vivantes, des légumes terreux, le miel vendu dans des pots de fortune, font croire à une intrusion du village dans la ville ».

9 Toutes ces traces actives des racines rurales de ces populations urbaines qui représentent la vivacité de la culture balkanique s'accentuent dans les impressions des voyageurs par les effets de la crise post-socialiste que traverse ces pays.

10 Parfois, à Sofia, au cours des promenades à pied, à force de suivre des kilomètres de rails solitaires, désaffectés, des paysages variés défilent sous nos yeux : des marchés dans un désordre de taillis et d'arbres nés au hasard ; un stade où une centaine de jeunes garçons s'entraînent au foot tandis que la mauvaise herbe prend irrésistiblement possession des gradins ; des groupes de petites maisons épargnées par la modernisation socialiste, des cafés pour trois-quatre personnes au coins des rues.

11 Le nombre de stations-service dans la ville a doublé, sinon triplé, mais la demande de “service” se limitant la plupart du temps au plein d'essence, les propriétaires en proposent désormais d'autres aussi rentables : le lavage des tapis et leurs séchage en plein air. Une activité autrefois pratiquée à la campagne, où les portails se coloraient au printemps de rouge et d'ocre. Le régime socialiste avait assuré une certaine continuité de cette “activité” en aménageant tout exprès, aux pieds des entrées des blocs d'immeubles, des supports métalliques pour suspendre, secouer et laver les tapis familiaux. De nos jours de garagistes proposent le service pour cinq leva et il n'est pas rare de voir les tapis en été exposés le long des grands axes de communication.

12 Les rapports que les citadins entretiennent avec la nature sont visibles dans la manière dont ils vivent les espaces et le temps urbains. La montagne Vitoša, toujours présente, visible depuis chaque coin de rue, est l'horizon le plus visible de Sofia avec les collines de Lozenec et Lulin planina. Les grands parcs de la ville, malgré la dégradation de certains équipements et la disparition des massifs de fleurs (si ordonnés sous la période

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socialiste...) gardent encore de leur attractivité et de leur calme contrastant avec la frénésie des transports.

13 Et les chiens, enfin, les chiens errants, qui surgissent de nulle part et qui sont partout dans les paysages sofiotes. Les habitants de la ville les craignent parfois, mais leurs apportent à manger ou même leur bricolent des abris. Ils sont les compagnons inséparables des vendeurs des marchés. Sous la chaleur estivale, les vendeurs de pastèques et de melons, souvent venus en famille, prennent possession des carrefours, entourés des quelques tonnes de leur récolte qu'ils espèrent vendre rapidement dans la capitale. Leurs tentes montées aux milieux des fruits et légumes restent souvent plantées jusqu'à la fin de la saison. L'hiver, au coin des marchés ils sont remplacés par les vendeurs de lait « fraîchement trait » qui descendent des villages proches pour vendre quelques litres et s'approvisionner en autres vivres.

14 En contraste avec cette urbanité rurale, et en continuité avec les empreintes urbanistiques de la période socialiste, la modernité occidentale procède à la mise en place des nouvelles logiques d'organisation et de gestion territoriale. Les quartiers du sud de la capitale au pied de Vitoša, qui ont attiré le plus de convoitises durant la décennie de la transition, ainsi que les quartiers de Lozenec et Slatina où la construction fut longtemps limitée par la réglementation socialiste, sont marqués par un boom dans la construction de nouveaux immeubles après le changement de régime politique. Cela a provoqué une détérioration des conditions de vie à court terme surtout dans les quartiers de Simeonovo et Dragalevtzi qui étaient mal desservis par le transport public, peu aménagés, mal assainis et où les densités de construction ont doublé.

15 Dans le centre-ville les maisons du début du siècle cèdent progressivement la place à des bureaux, des magasins de marques, des banques et des hôtels. Les îlots d'anciens villages intégrés au tissu urbain et restés longtemps conservés font place, sous la pression foncière croissante, à des immeubles “de standing”. Les maisons basses rassemblées autour de petites cours et leurs jardins transformés partiellement en potagers sont les derniers témoins silencieux de cette ruralité. Longtemps en retrait dans la ville, ces maisons frappent aujourd'hui par leur simplicité et leur résistance aux stéréotypes de la modernité.

Croissance démographique et étalement urbain des capitales balkaniques au cours du XXe siècle

16 La ruralité15 des grandes villes balkaniques s'est constituée progressivement à la fois par des migrations massives des populations rurales et par une extension spatiale accélérée, qui n'est souvent qu'administrative, de la ville sur des terres agricoles, dans une période de temps relativement courte. Les populations urbaines issues d'un exode rural plus tardif par rapport à celui qui a affecté les centres urbains d'Europe Occidentale ont su maintenir un rapport continu à leurs campagnes en dépit des multiples conflits politiques, crises économiques et de tensions sociales extrêmes.

17 Après la Libération en 1879, la population de Sofia était selon certaines sources de 11 657 habitants, avec une densité de 4104 hab./ km2, selon d'autres de 18 000 habitants (ce qui représente un peu moins de la moitié de la population athénienne en 1860). Les données recueillies lors du premier recensement de la population sofiote montrent qu'en 1880 celle-ci atteignait 20 000 habitants et qu'à la fin de cette même année, quand

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fut proposé le premier plan d'aménagement du territoire de la ville, sa superficie se limitait à 2,84 km2, dont seulement 75 % étaient construits. Avec l'Union de la Principauté de Bulgarie et de la province de Roumélie en 1885, Sofia est devenue la capitale de la Bulgarie et les flux migratoires en sa direction ont crû de manière décisive et continue. Sa superficie a presque doublé, ainsi que la densité de sa population, pour arriver au début du XXe siècle à 9 km2.

Graphique 1 : Croissance de la population de Sofia

Source : Statističeski godišnik (Annuaires statistiques), Institut National Statistique, 1956-2001, Sofia. Statističeski sbornik Sofia grad (Recueil statistique de la Ville de Sofia), Institut National Statistique, 1996, Sofia.

18 Après la Première Guerre mondiale la construction sur terrains libres s'était intensifiée ce qui a amené à la diminution de la densité de la population jusqu'aux années 1930. Les guerres balkaniques (1912-1913) ont provoqué des migrations encore plus importantes des populations rurales vers Sofia. La croissance des ces grandes villes balkaniques fut rapide et mal maîtrisée, souvent sur des terrains hors régulation à la périphérie des villes. Les densités de construction et de peuplement croissent le plus rapidement dans la partie ouest de la ville. Dans les cours de maisons, les propriétaires construisent souvent une ou deux maisonnettes qu'ils louent à des réfugiés. Les impacts sur Sofia furent considérables, et son expansion fut très chaotique. Selon Svetlin Kiradžiev, de 1910 à 1934, la proportion de Sofiotes « de souche » diminue de 5,2 % (et de 24,1 % entre 1880 et 1934) dans la population totale de la capitale, au profit des réfugiés d'origine essentiellement rurale et des migrants bulgares venus de villages situés pour la plupart dans la région de Sofia16. Durant toute la période 1900-1934 un territoire trois fois supérieur à celui de la ville initiale fut affecté par l'arrivée des migrants. Sur ce territoire se sont concentrés la moitié des migrants d'origine rurale en Bulgarie, soit 220 000 personnes. Cet étalement de la ville fut accentué par l'“addition” à la capitale de cinquante-trois nouvelles localités, dont les liens avec le centre urbain restèrent longtemps très peu développés. Cette croissance rapide et non-maîtrisée a suscité une Loi de construction spécifique pour Sofia. Des dispositifs variés furent mis en place pour maîtriser l'urbanisation spontanée. Les terrains sur lesquels s'étaient installées ces populations rurales ont fini par être régularisés. Leurs habitants, après de nombreuses tentatives d'expulsion, furent progressivement intégrés à la ville.

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19 Sur le plan architectural, la maison typique avec jardin et vigne au-dessus de la porte d'entrée dans le centre-ville commence progressivement à céder la place dans les années 1930 aux logements coopératifs qui gagnèrent en nombre d'étages. Au contraire, les maisons de la périphérie restèrent basses, souvent accompagnées de bâtiments à usage rural, et de basses-cours. Elles sont essentiellement bâties sur des parcellaires de petite taille hors régulation, avec beaucoup de rues, lesquelles atteignent parfois jusqu'à 15 % de la superficie totale des quartiers. Les paysans des villages voisins distribuaient encore le lait à cette époque à dos de mules, le nombre de charrettes et de chiens errants diminuait lentement.

20 Pourtant depuis 1945, et malgré les destructions importantes dans la ville pendant la Deuxième Guerre mondiale, la capitale se distinguait déjà dans le système urbain par son poids industriel, politique et administratif (elle rassemble 31 % de la population urbaine du pays). Sa croissance démographique est plus importante entre 1954 et 1970 où la population est passée de 740 000 à 983 000 habitants en dépit des mesures prises pour réguler la croissance de la population. Les paysages de la capitale ont subi des modifications profondes. Des rangées de “blocs d'habitation” furent construits sur des terrains agricoles pour loger la nouvelle main d'œuvre. Dans les partie centrales, à Sofia (comme par exemple à Bucarest en Roumanie), de vastes ensembles de bâtiments officiels avaient été imposés à la place des quartiers anciens pour symboliser la modernité socialiste, au prix de graves blessures dans le tissu urbain et de lieux détruits à jamais (notamment l'ancien quartier commercial de la ville).

21 Une multitude de belles maisons d'un étage ou deux, de pierre et de bois, furent remplacées à Sofia par des immeubles “staliniens” ; l'ancien quartier commercial de la ville, populaire et très animé, fut détruit. Les densités de construction de l'entre-deux- guerres qui étaient très basses et accentuaient l'aspect rural de la ville, ont considérablement augmenté. Si les maisons furent remplacées par des immeubles de plusieurs étages, si le type et la densité des constructions furent bouleversés pour approcher l'idéal égalitaire de la société socialiste moderne, la trame des rues, les espaces publics et les services de proximité restaient souvent les mêmes, invitant à conserver des pratiques rurales. Ainsi malgré la promotion socialiste de formes architecturales typiquement urbaines, leur peuplement au cours des décennies par des populations rurales entretient, malgré les efforts de « systématisation des territoires »17, une certaine continuité des pratiques rurales d'avant-guerre.

22 D'autres capitales balkaniques ont été aussi témoins de processus similaires. Faut-il rappeler l'augmentation de la population bucarestoise de 325 000 personnes entre 1948 et 1963, et ses conséquences pour les paysages de la ville ? Et malgré cela, Catherine Durandin décrit le Bucarest des années 60 comme une ville-capitale « étrangement provinciale » d'un pays en plein essor industriel, où « une identité paysanne lourde et fatiguée » persiste et dont « l'appartenance sociale antérieure se traduit dans la démarche, le port de tête, le choix de couleurs plus vives et étudiées, les maisons soignées, la langue »18.

23 En Grèce, les années 1950 furent marquées par le début de l'exode rural qui allait se poursuivre et augmenter considérablement la population d'Athènes. Des jardins privés, très caractéristiques de la capitale grecque jusqu'aux années 1950, furent détruits progressivement sans même être remplacés ne serait-ce que partiellement par des jardins publics. Les densités des construction ont été multipliées, une grande partie des infrastructures de base (écoles, crèches, etc.) ont souffert de surpeuplement. Cette

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reconstruction de la ville pendant les années 50 et 60, analysée par Georges Prévélakis, est qualifiée d'adaptation progressive aux « modèles culturels occidentaux les plus médiocres »19.

24 À partir des années 1970 le poids démographique de la capitale bulgare dans la population totale du pays reste relativement stable. Jusqu'en 1990 la population sofiote continue de s'accroître mais de manière moins importante par rapport à la période précédente. Cette fois-ci la croissance démographique de la ville se produit en grande partie suite à la création en 1983 de “la grande commune de Sofia” dont les limites administratives dépassent largement les limites de la continuité du bâti de la ville. Les villages voisins changèrent de statut pour devenir administrativement des quartiers de la capitale sans pour autant subir de transformations importantes dans leurs tissus ni même dans leur niveau d'équipement. À la ville se sont adjoints aussi des nombreux espaces “libres”20 du fait de l'expansion inhomogène de Sofia sur les campagnes voisines.

25 Selon les données du dernier recensement en 2001, la population du pays est inférieure à 8 millions d'habitants et se rapproche par son nombre de celle de 1962, mais la tendance démographique était à l'époque en progression stable. La population de la capitale en 1992 a accusé aussi une légère diminution de 27 000 personnes puis est restée stable jusqu'en 1996. Une diminution de 20 000 personnes est de nouveau attestée en 200021. Pourtant les variations de sa population se révèlent moins importantes face à celles du pays qui, en l'espace de douze ans, a perdu plus d'un million d'habitants.

26 La croissance démographique de Sofia évoquée en parallèle avec certaines périodes de croissance urbaine d'autres capitales balkaniques souligne la similarité dans les processus et les rythmes à l'œuvre dans la constitution des populations et des espaces urbains balkaniques au cours du XXe siècle. Dans les villes balkaniques actuellement « presque chaque citadin est paysan ou fils de paysan »22 et cela a permis le maintient des liens entre la ville et le village vivants en dépit des modifications profondes survenues dans les structures spatiales et sociales, urbaines et rurales de ces pays.

Habitation rurale : un second souffle

27 « Les Balkans restent caractérisés par une forte ruralité, et surtout par un attachement profond au village natal. »23 Cet attachement, conjugué à la remarquable flexibilité des réseaux familiaux se voit transporté au sein même des villes. Il permet à leurs habitants de supporter le poids énorme et la durée de chaque période de crise politique, économique et sociale, mais représente avant tout pour eux un élément essentiel de leur identité.

28 La ruralité des capitales balkaniques a évolué et se manifestait différemment en fonction des contextes politiques, économiques et sociaux des ces pays. En Grèce, la conservation de la propriété a joué un rôle clef dans la persistance de la ruralité, ainsi que l'exercice du droit de vote sur le lieu de naissance, les liens au sein de la famille l'ont maintenue active24. En ce qui concerne la Roumanie25, le village natal n'a jamais perdu son importance en tant que lieu de ressourcement familial et cet ancrage paysan est actuellement, dans le discours politique sur la reconstruction du pays largement

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mis en valeur. En Bulgarie, la propriété d'une deuxième résidence a joué un rôle crucial dans le maintient de rapports étroits des citadins avec la campagne.

29 Les régimes socialistes en Bulgarie, comme en Roumanie, ont introduit des composantes spécifiques dans la ruralité de leurs villes par la mise en place des « systèmes de peuplement »26. Le rapport à la nature que les populations urbaines entretenaient et celui à la communauté villageoise, que le régime socialiste a longtemps maintenu en état latent (déplacements fréquents des jeunes générations pour le ramassage de la récolte, échanges permanents avec les communautés rurales, séjours saisonniers, pénuries alimentaires), sont réactivés aujourd'hui par la restitution des terres à leurs anciens propriétaires. Ainsi les liens des habitants de la ville avec la campagne n'ont-ils jamais cessé d'exister. Ils étaient centralisés et entretenus par les politiques socialistes d'« intégration sociale et économique du village et de la ville »27 dans le souci majeur de l'équilibrage territorial. Mais lors du passage vers le modèle de l'économie du marché, à l'heure de l'application des politiques néo-libérales, cette ruralité se manifeste de manière encore plus nette, renforcée par l'aggravation de la situation économique et l'alternance politique devenue de règle en Bulgarie28.

30 Les populations urbaines renouent aujourd'hui avec cette ruralité sur un mode à la fois traditionnel et moderne. À cela s'ajoute l'évolution de l'importance du secteur agricole dans l'économie de ces pays29. Ces phénomènes de « retour »30 portent en eux un certain potentiel d'émergence de solidarités collectives, qui est souvent sous-estimé par les pouvoirs politiques en place. Ils engendrent une manière particulière d'habiter en ville, mais aussi d'habiter la ville.

Impacts de la « matrice villageoise et paysanne de la société »31 bulgare sur les espaces urbains et certaines pratiques urbaines

31 Les populations rurales sont fixées en ville par la possibilité d'avoir un travail et celle de s'approprier leurs logements. L'accès massif à la propriété sur une durée de vingt ans proposé par la politique du logement socialiste en Bulgarie à travers des mécanismes égalitaristes fut essentiel pour la mise en place de communautés de voisinage stables et d'une grande mixité sociale durant la période socialiste. L'État- Parti procède à la nationalisation des terrains bâtis et non-bâtis à Sofia de manière systématique, après quoi sa politique se focalise sur la substitution du bâti de faible densité de construction à des immeubles de plusieurs étages. Là, où la nationalisation n'est pas à l'œuvre interviennent des instruments normatifs qui augmentent la densité de la population par mètre carré de la surface habitable. Ainsi des populations d'origine rurale, des populations d'autres villes bulgares et de Sofia cohabitent ensemble. La mobilité résidentielle très faible et les traditions du komsiluk32 très soutenues dans les sociétés rurales servent de fondement pour la formation des noyaux d'“autogestion” de ces sociétés mixtes au niveau micro-local (un bloc d'habitation ou souvent une entrée d'immeuble). Ces communautés de bonne entente et d'entraide sont transformées par la suite en structures officielles. Mobilisées par les collectivités locales de la période socialiste pour assurer l'entretien des immeubles et des terrains les jouxtant, elles sont administrées par des Conseils d'immeuble en tête desquels un “gestionnaire” d'immeuble (ou d'entrée d'immeuble) a la responsabilité d'enregistrer les arrivées de nouveaux et les départs d'anciens habitants, et de représenter la “communauté” devant les institutions administratives d'arrondissements.

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32 Ces structures sociales, fondées à la base par le komsiluk, mais instrumentalisées par le pouvoir socialiste, continuent de fonctionner pendant les dix premières années de la transition. Mais aujourd'hui le but dans lequel elles furent légitimées, à savoir l'“autocontrôle” de la société au niveau des cellules d'habitation élémentaires, est désormais dépassé. Leurs fonctions administratives furent supprimées et leur fonctionnement actuel, même s'il persiste encore, est remis en cause par l'augmentation du coût d'entretien des parties communes des immeubles et l'appauvrissement général de leurs habitants. Selon les pouvoirs locaux l'efficacité des ces structures dans le contexte de la transition post-socialiste est minime, à long terme douteuse, avec un potentiel d'engendrer des dynamiques endogènes très incertain.

33 L'urbain rentre dans l'espace “vécu” des populations rurales à travers les pratiques induites par les modes de vie urbains. Les conséquences sont visibles immédiatement dans l'espace domestique qui enregistre facilement la "mise à niveau" du vécu quotidien des migrants par rapport à celui de leurs voisins et du cadre urbain.

34 Le salon est constitué en tant qu'espace de représentation, destiné à la réception des invités, l'image de l'urbain, le plus souvent par contraste avec les autres pièces. Il est souvent surchargé de meubles et d'objets malgré l'effort de “netteté” rendu manifeste par la place bien précise attribuée à chaque chose. Des photos ou des cartes postales reçues de l'étranger y sont souvent exposées. Les autres pièces ont l'air un peu plus délaissées. On y met des meubles un peu plus “vieux” (en moins bon état) et des objets plus personnels. La cuisine reste le centre de la vie familiale et le lieu de la maison où le café est partagé avec les voisins ou les amis proches, autour de la table.

35 Le froid hivernal qui s'installe pendant des mois dans la plaine de Sofia ralentit les mouvements et nourrit les angoisses des habitants. Les préparatifs pour “passer l'hiver” sont longs et commencent dès le début de l'été. La fabrication des conserves permet non seulement de “survivre”, mais aussi de manger “quelque chose de bon”. La nourriture, elle, est peu européanisée, contrairement aux modes vestimentaires, elle reste en dehors de la sphère d'influence des modes de vie urbains et même s'y oppose. La survie au jour le jour n'est rien d'autre que la négation de toute modernité en faveur de modes de productions traditionnels.

36 Les conserves et les paniers des tomates, les oignons tressés et les colliers des piments sont entreposés sur les balcons. Ces mêmes balcons sont dans la plupart des cas fermés par des vitres, mais aussi de plus en plus souvent par des fenêtres et des murs en briques pour augmenter la superficie des appartements. Plus rarement, ils font l'objet d'aménagements plus “modernes”, où les cuisines sont transformées en salles à manger et les balcons sur lesquels elles donnent en cuisines équipées ou en mini-bars. Les appartements du rez-de-chaussée sont parfois directement reliés au niveau de la rue par des escaliers, en général métalliques, installés par les habitants eux-mêmes. On peut voir parfois de gens qui y élèvent des lapins ou d'autres animaux domestiques. De cette manière ces espaces domestiques privés qui se veulent urbains, gardent de la ruralité par leur inaccomplissement, qui, souvent, à force d'être caché, n'en apparaît qu'avec plus de force.

37 Les espaces de la ville, autant privés que publics, sont marqués par une marginalité économique qu'on perçoit autant par la nature des activités qui y sont liées que par leur emplacement jusqu'au centre de la capitale : l'explosion des petits métiers urbains faiblement organisés qui sont davantage des métiers d'autosubsistance, des micro- plantations au pied des immeubles, les commerces de rue et les petits artisanats sur les

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trottoirs. Les habitants bricolent, récupèrent, échangent et cultivent, des activités liées à un travail qui n'est ni garant, ni répartiteur du prestige social.

La deuxième résidence : un prolongement de la résidence en ville

38 Les politiques mises en œuvre pendant la période socialiste ont assuré une certaine continuité des rapports des citadins avec la campagne dans le but de revitaliser les villages désertés et d'alléger les problèmes de logement dans la ville. Le repeuplement de certaines zones par décret en Bulgarie sur un modèle proche de celui de “datchas” russes, fut entrepris par l'État-Parti dans la perspective d'une meilleure maîtrise territoriale. Du point de vue des habitants cela constituait un moyen de renouer avec les pratiques paysannes, et leur permettait d'obtenir même de manière précaire le rôle d'acteurs économiques avec une certaine marge d'investissement par l'acquisition d'une deuxième résidence.

39 Les deuxièmes résidences sont un phénomène très développé en Bulgarie (comparable selon Vassil Marinov33 par son ampleur déjà en 1985 à celui de l'Autriche, et même de la France, et supérieur à celui de la Yougoslavie). À Sofia, un ménage sur deux possède une deuxième résidence ou peut y avoir accès. Selon les statistiques officielles plus de 25 % des deuxièmes résidences en Bulgarie (90 000 maisons) sont la propriété de Sofiotes, dont plus de la moitié est concentrée au pied de Vitoša et dans la vallée de l'Iskar. Le développement du phénomène sur le territoire de l'oblast Sofia fut tellement rapide qu'au début des années 70 des restrictions dans la construction de nouvelles villas furent appliquées34.

40 Les principales activités des propriétaires d'une deuxième résidence et, de manière encore plus prononcée, des propriétaires d'une maison familiale à la campagne, étaient vers la moitié des années 1980 et continuent d'être aujourd'hui, le travail de la terre et le partage des conversations et de fêtes des communautés villageoises. Malgré le fait que les fréquentations des villas ou des maisons de campagnes se sont espacées après le changement du régime politique, les durées de séjours des Sofiotes montrent une augmentation35.

41 Comment la propriété d'une deuxième résidence intervient-elle dans les comportements citadins et les pratiques de la ville ? La majorité des propriétaires d'une deuxième résidence (68 %) sont nés à la campagne ou dans une autre ville du pays contre 66 % de personnes nées à Sofia pour ceux qui ne sont pas propriétaires d'une seconde résidence. Les liens que les propriétaires d'une deuxième résidence entretenaient avec leurs lieux de naissance se sont renforcés après le changement du régime politique, notamment avec la restitution des terres qui les concernait plus particulièrement.

42 À la question « quel est le lieu que vous habitez ? » la plupart des propriétaires d'une deuxième résidence nomment leur quartier à Sofia contrairement à ceux qui ne possèdent pas de deuxième résidence, qui eux se réfèrent à la ville de Sofia. Les attaches au quartier habité des propriétaires d'une deuxième résidence se sont créées avec leur territorialistion durant la période socialiste. Les logements auxquels ils accédaient furent construits rapidement et même s'ils disposaient d'un certain confort, demandaient souvent d'importants travaux de finition de la part de leurs futurs occupants, travaux qui duraient souvent jusqu'à un an. L'acquisition d'un logement en ville (pour laquelle une vingtaines d'années d'attente étaient nécessaire) représentait

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pour eux un deuxième ancrage, souvent synonyme de la constitution d'un foyer. Ce logement est le lieu où la famille est mise à l'abri des intempéries et des changements conjoncturels. La deuxième résidence est le lieu d'habitation des parents ou des grands- parents qui se succèdent génération après génération.

43 Depuis leur arrivée dans la ville les propriétaires d'une deuxième résidence ont changé plus souvent leur résidence principale que les non-propriétaires.

Document 1 : Mobilité résidentielle des Sofiotes selon la propriété d'une deuxième résidence

44 Mais leur mobilité résidentielle après le changement du régime politique est plus réduite que celle des non-propriétaires. Le changement de résidence de la part de ces derniers est accompagné dans la plupart des cas d'un changement du quartier habité après la période socialiste.

45 Parmi les lieux à « vouloir-habiter »36 les propriétaires d'une deuxième résidence sont plus départagés entre la province et la capitale que les non-propriétaires qui eux préfèrent habiter la capitale. L'envie d'habiter à l'étranger est presque aussi importante chez les uns que chez les autres, mais dans les réponses données à cette question ouverte, l'étranger est perçu différemment par les deux groupes.

Document 2 : Lieux que les Sofiotes désirent habiter selon la propriété d'une deuxième résidence

46 Les propriétaires d'une deuxième maison perçoivent l'étranger de manière plus globale, tandis que pour les non-propriétaires la vision de l'étranger est bien plus précise, car ils nomment le plus souvent une grande métropole européenne.

47 Cet attachement ou ce détachement des lieux habités réels et voulus se concrétisent dans les comportements électoraux de ces deux groupes de sofiotes aux élections communales. Une plus grande activité électorale est manifeste pour les non- propriétaires. Le choix du maire de Sofia est pour eux une action civique de grande importance car il s'agit bel et bien de l'avenir de leur ville, la ville où ils sont nés, où ils ont grandi et où ils veulent en généralement continuer à vivre. Il n'en est pas de même pour les propriétaires d'une deuxième résidence qui, quoique attachés à leur ville, s'identifient plus au quartier qu'ils habitent. Or, à cette échelle territoriale l'action de la municipalité n'est pas toujours bien visible et les concerne peu de manière directe. La possession d'une villa ou/et d'une maison familiale à la campagne introduit aussi un

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biaisement dans leur comportement électoral, même si le droit de vote ne peut être exercé que sur le lieu de la résidence principale.

Document 3 : Comportement électoral des Sofiotes selon la propriété d'une deuxième résidence

48 La vision même du contenu des actions municipales en termes d'aménagement des espaces de quartiers qu'ils habitent se différencie. Les propriétaires d'une deuxième résidence donnent la priorité à l'aménagement des espaces verts et des terrains de jeux pour les enfants, tandis que pour les non-propriétaires il arrive en troisième place après l'amélioration de la propreté dans leurs quartiers et l'entretien des immeubles.

49 Dans la pratique des lieux publics (parcs, églises, bibliothèques, marchés, bazars) ou semi-publics et privés37 (cinémas et théâtres, salles de sports, cafés, restaurants, grandes surfaces) de Sofia les propriétaires d'une deuxième résidence et les non- propriétaires se différencient au niveau de ces fréquentations, et ce de manière significative. Cette différence n'est pas tant dans le type des lieux fréquentés que dans le genre de gens en compagnie de qui ces lieux sont fréquentés ou dans la fréquence de passage dans ces lieux. Tandis que les propriétaires d'une deuxième résidence choisissent globalement pour leurs sorties les voisins du quartier où ils habitent ou la famille, les non-propriétaires partagent leurs sorties avec des amis de toute la ville ou des collègues et dans une moindre mesure (pour certaines activités, comme aller au café) aussi avec les voisins.

50 Les propriétaires d'une deuxième résidence se rendaient plus souvent à l'église que les non-propriétaires pendant la période socialiste et ce malgré les interdits et la concentration des églises essentiellement dans le centre-ville de Sofia. Aujourd'hui les non-propriétaires se rendent aussi bien qu'eux à l'église. La religiosité des Sofiotes et sa manifestation ont considérablement augmenté après le changement du régime politique et la levée des interdits de fréquentation des lieux de culte. La crise économique dans le pays, qui a aggravé la situation sociale des gens, y a aussi contribué.

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Document 4 : Fréquentation des églises par les Sofiotes pendant la période socialiste selon la propriété d'une deuxième résidence

51 Ce regain de religiosité se manifeste aussi par la construction de nombreuses églises et chapelles à Sofia dans les cinq dernières années de la transition post-socialiste, après concertation avec les pouvoirs locaux (les Conseils d'arrondissements) et en grande partie grâce au financement par les habitants des quartiers concernés.

52 La deuxième résidence s'intègre parfaitement dans les stratégies résidentielles mises en place par les habitants de la ville. C'est de cette manière qu'elle intervient directement sur les structures spatiales et sociales urbaines liées à l'habitation. Mais elle est vue comme une véritable alternative de mode de vie urbain seulement par 14 % des propriétaires d'une deuxième résidence. Son impact sur les pratiques des lieux de la ville est considérable et révélateur de l'urbanité rurale de Sofia. La deuxième résidence est un élément indispensable à l'habitation urbaine, qui est complémentaire en termes de pratiques sociales et représente en termes spatiaux un prolongement de la résidence en ville.

Sofia en mal de modernité

Les espaces urbains « libres » au sein de la ville

53 Les espaces inoccupés par la ville, non-bâtis et non-aménagés, mais enclavés en elle, jouent un rôle important en tant qu'espaces ouvrant des perspectives d'action individuelle ou commune des habitants. Ce sont en majorité d'anciens espaces ruraux hérités de la période pré-socialiste et nationalisés par l'Etat-Parti dans le but d'assurer des réserves foncières pour une croissance urbaine éventuelle et de limiter en même temps l'étalement de la ville par l'extension du bâti des villes et villages avoisinants. Gardés dans leur état naturel, comme pâturages, ils sont aujourd'hui en partie occupés de complexes d'habitations, datant essentiellement des années 80, sans pour autant bénéficier d'aménagements.

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Figure 1 : Terrains non-bâtis à Sofia, 1999

Source : Centre national d'aménagement du territoire et de la politique du logement.

54 Territoires inachevés38, ils occupent à Sofia de manière plus continue les périphéries de la ville, et dans une bien moindre mesure le centre-ville. De la même façon à Bucarest une grande superficie leur est encore accordée dans la partie centrale de la ville, et à la périphérie, « c'est-à-dire tout de suite »39, ils sont longtemps restés des marqueurs du passage de la ville aux campagnes voisines. La crise économique, suite au changement de régime politique, a amplifié leur proportion dans les paysages urbains balkaniques. Ainsi vinrent s'ajouter à eux de vastes zones industrielles en activité pendant la période socialiste, désaffectées aujourd'hui. Ces espaces, une fois perdue leur valeur d'usage, et considérés par les pouvoirs publics comme sans aucune utilité sociale, sont devenus gênants pour des ville-capitales qui se veulent “modernes”.

55 Le statut de ces espaces “libres”, mal défini pendant la première décennie de la transition à Sofia, commence à se préciser avec le nouveau plan d'organisation et d'aménagement de la capitale. Longtemps oubliés, sans perspective économique, ils représentent aujourd'hui une importante source de financement pour les communes. Ils font de plus en plus l'objet de ventes par les collectivités territoriales, qui se veulent les seules garantes de l'intérêt public, et leur nombre et leur étendue, très importants au moment du changement de régime politique et économique, diminue rapidement. Même les jardins publics, des morceaux de parcs, qui disposent pourtant d'un statut juridique particulier, cèdent la place à des cafés, bars, boutiques, suite à la multiplication des permis de construction délivrés par la Municipalité de Sofia et par les arrondissements. Les protestations de la population contre ce “remplissage des trous” organisé à la hâte par les pouvoirs locaux restent souvent sans conséquences.

56 Les habitants des quartiers voisins se sont pendant de longues années appropriés les “terrains vagues” dans la périphérie urbaine. Différentes activités s'y mêlaient :

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promenades, lectures, jeux d'enfants, tziganes venant faucher les hautes herbes à la fin de l'automne pour nourrir leurs chevaux, bergers menant leurs troupeaux, les enfants y tracent en hiver d'innombrables pistes de luge. Pour d'autres, ces étendues herbeuses restaient dépourvues de sens. De nos jours elles sont de plus en plus souvent achetées par des sociétés étrangères qui les aménagent soit sous la forme d'entrepôts et de hangars, soit très rarement comme bureaux. De plus en plus bétonnés actuellement, ces espaces “libres” transforment progressivement les grands ensembles socialistes en véritables “zones”.

57 Ainsi la structure mosaïque de la ville est-elle remise en question. Le feu vert déjà donné à de nombreux petits projets sans aucune cohérence d'ensemble a détruit en grande partie les derniers espaces épargnés par la conquête soviétique. Essentielle pour l'équilibre morphologique urbain, comme pour la diminution de la pollution de l'air et des nuisances sonores, cette diversité paysagère et fonctionnelle se meurt aujourd'hui, étouffée par les enjeux fonciers qui, en fin de compte, passent avant tout.

Centres-villes d'une urbanité exemplaire

58 La ruralité des capitales balkaniques est mise en péril par la modernité occidentale (elle le fut déjà par la modernité socialiste), « une modernité dans laquelle la civilisation rurale traditionnelle fait figure d'attardée à divers sens du mot »40. Au sommet des hiérarchies urbaines nationales, les capitales balkaniques ne sont que des « capitales de troisième rang »41 dans la hiérarchie des plus grandes villes européennes. Une série de plans d'aménagement de leurs centres-villes est actuellement mise en œuvre dans le but d'atténuer ces écarts en termes de niveau d'aménagement territorial et de niveau de vie. Pour cela un réajustement mutuel des espaces pré-socialistes, socialistes et post- socialistes est proposé par les pouvoirs locaux et les institutions européennes. Les projets d'organisation et d'aménagement territorial montés, une fois aboutis, sont censés « envisager un futur » et « donner envie de vivre »42 à la population locale. Ainsi du projet du nouveau centre-ville à Sofia, du « grand axe vert » à Sarajevo, du centre- ville de Bucarest... un rattrapage de la modernité.

59 Le nouveau credo des urbanistes pour la ville-capitale est donc formulé de la manière suivante : en dix ans Sofia a changé de mentalité, et ses habitants et visiteurs se sont habitués à chercher partout la qualité, depuis les services dans les magasins jusqu'à l'état de la chaussée, de la régularité du transport public jusqu'à la propreté des moyens de transport. Cela a changé aussi notre culture de citadins/citoyens, en stimulant la prise de conscience que la ville est un organisme énorme doué d'un développement autonome, qui ne peut toujours être influencé par nos envies et humeurs subjectives.43

60 Ce credo laisse évidemment peu de possibilités de participation des habitants pour faire évoluer leurs propres milieux habités. L'apprentissage du nouvel ordre, “plus démocratique”, n'accorde désormais plus guère de rôle aux habitants, que celui que le système socialiste leur avait déjà attribués, celui de simples usagers de la ville.

61 À partir des années 1990 une nouvelle conception de la capitale bulgare s'impose avec le défi de l'intégration européenne. En ce qui concerne le centre-ville de Sofia, elle lui donne un nouveau visage qui va assurer une continuité monumentale entre l'architecture soviétique du centre administratif et les complexes d'habitation de la proche périphérie. L'ouverture d'une large voie de circulation à travers les parties

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centrales de la ville en direction de l'ouest, parallèlement à la ligne du métro, a exposé de manière directe aux regards des visiteurs cette ruralité jusqu'au présent cachée. La nécessité de reconstruire la partie ancienne de la ville fut ainsi considérée comme démontrée. Les 19 projets mis en concours ont en commun certaines décisions fonctionnelles : le maintien du “noyau central” divisé en deux parties par le nouvel axe, une utilisation optimale des espaces souterrains, l'exposition des restes archéologiques, la démolition des habitations et leur remplacement par des bureaux et des hôtels, et celui des écoles par des surfaces commerciales, des centres culturels et des bâtiments publics, la construction de bâtiments religieux, et sur le plan architectural, la « structuration d'un espace infini par un système de portes [arches] ». Ainsi, la ville qui il y a dix ans était « une ville socialiste grise, acquiert un éclat européen »44.

62 Mais c'est également de cette manière que les disparités en termes d'équipements se voient amplifiées et mènent à l'accentuation des phénomènes de ségrégation spatiale. À Sarajevo une plateforme urbaine est pensée en tant qu'élément réunificateur. Elle consiste essentiellement dans l'aménagement d'un « espace vert », qui sera « le pendant contemporain de l'axe public structurant la ville ottomane et la ville austro- hongroise ». À l'est de la voie ferrée un quartier résidentiel et un centre des loisirs. Une zone de densification du parc immobilier en contact avec l'axe est prévue. Mais pour le projet d'Europan les subventions sont faibles, elles ont concerné seulement 260 maisons. « On s'éloigne de plus en plus de l'idée de construction d'un centre secondaire de la ville et on s'approche de plus en plus de l'expansion d'une zone urbaine abandonnée et semi-rurale. »45

63 La bataille contre la ruralité trouve une autre illustration dans l'exemple de Bucarest. Le concours international d'architecture “Bucarest 2000” pour le réaménagement du centre-ville, ouvert en septembre 1996, se propose de créer « une cohérence d'ensemble » et de « valoriser le patrimoine architectural » de la ville. Le projet retenu parmi les 235 équipes participantes préconise l'aménagement des axes du centre-ville et la construction sur les flancs de la Maison du peuple de gratte-ciels qui « atténueront sa monstruosité sans la dissimuler »46.

64 « Au-delà de [ces] projections imaginaires, qui amènent, selon l'orientation politique, à survaloriser ou à stigmatiser la ruralité »47, les habitants des villes balkaniques ont conservé des liens forts avec leurs villages. La course des capitales balkaniques à la “modernité” crée de nouvelles polarités au sein des tissus urbains. Plusieurs espaces- temps se côtoient et les écarts sont vécus différemment par leurs habitants. Ces capitales des Balkans, de « second et troisième rang »48, qui se veulent aujourd'hui des métropoles européennes, portent en elles des contradictions profondes et de réels potentiels de désagrégation spatiale et sociale.

Conclusion

65 La spécificité du monde rural, qui selon Bernard Kayser49 est due à trois rapports particuliers que les habitants entretiennent avec leur milieu : un rapport avec un environnement physique, un rapport différent de l'individu à la société locale et un intérêt de la plupart des habitants pour la localité dans laquelle ils habitent, est encore présente dans les villes balkaniques. Et même si cette ruralité est de plus en plus menacée de disparaître, elle reste présente jusqu'au sommet même des hiérarchies urbaines nationales. Cette ruralité se manifeste au sein des espaces urbains dans

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certains modes de leur aménagement et de leur utilisation par les habitants de la ville ainsi que dans leurs pratiques et les gestes quotidiens. Une alliance entre fidélité aux modes d'habiter traditionnels, et une capacité d'adaptation aux solutions contemporaines s'est constituée et continue d'évoluer encore aujourd'hui, caractéristique, en Europe, de l'urbanité balkanique. D'une certaine manière, l'exode rural et l'urbanisation de la société n'ont donc conduit, ni à la rupture véritable du lien villageois, ni à une dissolution de la « maisonnée » paysanne. Ils l'ont profondément transformée sans véritablement remettre en cause ses fonctions économiques et sociales traditionnelles ; ils ont suscité l'invention d'une « maisonnée mixte diffuse »50, non plus concentrée sous un même toit, mais éclatée entre ses membres dispersés sur l'ensemble du territoire national, partagés entre le village d'origine et les villes d'émigration.51

66 Dans la ville balkanique, même à l'échelle des capitales, il y a du « rural », et c'est en grande partie en cela que consiste l'urbanité balkanique. Sa prise en compte dans l'aménagement des espaces est essentielle sur le chemin de la modernité. L'aménagement urbain exclusivement occidental procède au refoulement de cet urbanité originale et génère un développement urbain à plusieurs vitesses qui, tant qu'il durera, sera à l'origine de structures urbaines fragiles et instables.

NOTES

1. Durandin (Catherine), Bucarest. Mémoires et promenades, Paris : Hesse, 2000, p. 177. 2. Gruet (Stéphane), « La raison et le sens », Poïesis Architecture. Arts, sciences et philosophie, (6), 1997. 3. Cattan (Nadine), Pumain (Denise), Rozenblat (Céline), Saint-Julien (Thérèse), Le Système des Villes eu ropéennes, Paris : Anthropos, 1999. 4. Le concept de modernisation désigne un ensemble de processus cumulatifs qui se renforcent les uns les au tres ; il désigne la capitalisation et la mobilisation des ressources, le développement des forces productives et l'augmentation de la productivité du travail ; il désigne également la mise en place des pouvoirs politiques cen tralisés et la formation d'identités nationales ; il désigne encore la propagation des droits à la participation po litique, des formes de vie urbaine et de l'instruction publique ; il désigne enfin la laïcisation des valeurs et des normes », in Habermas (Jürgen), Le discours philosophique de la modernité, Paris : Gallimard, 1988, pp. 2-3. 5. La ruralité que Claude Raffestin qualifie de rémanences, « de ruines qui subsistent encore dans un contexte urbano-industriel et de pratiques diverses qu'on découvre à travers des cuisines régionales, des folklores plus reconstitués qu'authentiques, des dictons et des proverbes qui émaillent encore, dans le domaine de la météorologie ou de l'agrométéorologie, les représentation radiophoniques ou télévisées » (Raffestin (Claude), « Les racines rurales de la culture européenne et le défi du XXIe siècle », Diogène, (166), 1994, pp. 3-20). 6. Rey (Violette), « La croissance urbaine en Roumanie », Annales de Géographie, (507), 1982, p. 669. 7. Dans cet article nous caractérisons cette urbanité de rurale, en insistant sur ses origines et le maintien de certaines pratiques agricoles jusqu'au sein même des centres urbains des capitales balkaniques, pratiques qui sont qualifiées de “révolues” par les sociétés modernes ouest-

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européennes. La notion elle- même est empruntée à T. Paquot (Paquot (Thierry), « De l'urbanité rurale », Poïesis Architecture. Arts, sciences et philosophie, (6), 1997) qui l'utilise dans la perspective opposée, c'est-à-dire pour décrire l'impact de l'urbanité sur les espaces ruraux contemporains. Il définit l'urbanité comme « ce savoir-vivre en semble, que la ville, dans le meilleur des cas, a protégé, entretenu et propagé. Avec le changement de toutes les échelles, propre à la ville moderne, l'urbanité n'a pu se renouveler et épouser les profonds changements sociaux et les ajustements des valeurs et des comportements ». 8. Certains auteurs comme Christian Giordano entendent lier, pour l'Europe centrale et les Balkans, « ruralité » et « nationalisme » (Giordano (Christian), « Ruralité et nation en Europe centrale et orientale », Etudes rurales, 2002). Outre le fait que ces études font un peu légèrement l'économie d'une analyse géo politique de l'influence des puissances occidentales sur la région depuis le XIXe siècle, elles présupposent que toute tentative d'intégrer la ruralité à la modernité traduirait une aspiration à la régression historique. 9. Raffestin (Claude), art cit. 10. Ibid. 11. Calic (Maire-Janine), « Européaniser “l'autre Europe” », Le Monde diplomatique, juillet 1999. 12. Von Hirchhausen (Béatrice), Zrinscak (Georgette) , « Deux analyses concrètes des mutations dans l'Europe de l'Est : campagnes roumaines et tchèques », L'information géographique, (61), 1997, p.90. 13. Les “deuxièmes résidences” englobent les villas, lieux de villégiature, bâtis par leurs propriétaires dans le but de repos et certaines activités agricoles, et les maisons de campagnes, lieu d'habitation familiale et d'activité agricole de longue date. Les deuxièmes résidences, et plus particulièrement les maisons familiales à la campagne, ne sont pas des “résidences secondaires” nouvellement achetées par des citadins disposant d'un certain niveau de revenus dans la perspective d'un repos hebdomadaire passif ou qui ne serait accessible qu'une fois la retraite atteinte, conséquence d'une nostalgie permanente des citadins envers les valeurs d'une société et d'un temps révolus. Leur fréquentation est liée souvent au travail de la terre, pour se fournir en produits frais à la belle saison, et préparer les conserves pour l'hiver. 14. Maspero (François), Balkans- Transit, Paris : Seuil (coll. Fiction & Cie), 1997. 15. Thierry Paquot se questionne sur les racines du mot “ruralité” ainsi que ses désignations en français. Le mot ruralité dérive du latin rus, qui s'oppose à urbs (la ville) et s'apparente à “rusticité”, “rustique”, qui est lourd de grossièreté et de gaucherie, ce qui reste fort péjoratif. À une telle interprétation il oppose la lecture de Jean Giono selon lequel « le paysan c'est celui qui demeure vrai ». Au départ le mot ruralité signifiait « l'ignorance campagnarde » avant d'être, plus tardivement et d'une manière générale, associé à « la vie dans les campagnes » (Paquot (Thierry), art. cit.). 16. Kiradžiev (Svetlin), Sofia kakvato e bila 1878-1943 (Sofia, telle qu'elle était 1878-1943), Sofia : Svjat, 2001. 17. Emsellem (Karine), Les petites villes dans le système de peuplement de la Roumanie, Université Paris I : thèse de doctorat (sous la dir. de V. Rey), 2000. 18. Durandin (Catherine), op. cit. 19. Prévélakis (Georges), Athènes. Urbanisme, culture et politique, Paris : L'Harmattan, 2000. 20. Cette désignation utilisée essentiellement par les urbanistes bulgares est souvent remplacée par les habitants par celle de polé (c'est-à-dire “la plaine”). Ces espaces, essentiellement dans la périphérie urbaine, sont à l'origine des terrains agricoles nationalisés qui furent rattachés à la ville durant la période socialiste en vue de mieux contrôler son extension spatiale. Le terme de terrains “libres” se rapproche de la notion de “terrains vagues” en France, mais accentue plus sur le fait que ces terrains furent jusqu'à pré sent en grande partie peu utilisés pour le développement de certaines fonctions de la ville.

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21. Le territoire de Sofia dans ces limites administrative, est de 1 380 km 2, dont 17,8% sont occupés par des différentes formes de peuplement, 36,9% représentent des terres agricoles et 33,8% des forêts. Le nombre de sa population est de 1190 000 habitants regroupés dans 4 villes et 34 villages. 22. Rendal (G.), Meč i maslineno klonče, Sofia, 1988, livre 8. 23. Dérens (Jean-Arnault), Balkans : la crise, Paris : Gallimard, 2000. 24. Les travaux de Burgel ( Burgel (Guy), Croissance urbaine et développement capitaliste, le « miracle » athé nien, Paris : CNRS 1981 ; « Athènes : une métropole contemporaine exemplaire ? », CEMOTI, (24), 1997 ; La Grèce face au troisième millénaire. Territoire, économie, société, 40 ans de mutations, Athènes : Université Pandion, 2001), Kayser (Kayser (Bernard), Géographie humaine de la Grèce, Athènes : EKKE, 1968 ; Kayser (Bernard), Péchoux (Pierre-Yves), Sivignon (Michel), Exode Rural et Attraction Urbaine en Grèce, Athènes : EKKE, 1971), Maloutas (Maloutas (Thomas), « Ségrégation urbaine et relations familiales dans les villes grecques : Athènes et Volos », Sociétés Contemporaines, (22-23), 1995). Maratou-Alipranti et Hadjiyanni ( Maratou-Alipranti (Laura), Hadjiyanni (Andromachi), « Relations familiales et sociabilité en milieu urbain : le cas du Pirée », Nature, Sciences, Société, (10), 2001), Prévélakis (Prévélakis (Georges), Les Balkans, cultures et géopolitique, Paris : Nathan, 1994 ; éd., The Networks of Diasporas, Nicosia : KYKEM, 1996 ; « The Hellenic Diaspora and the Greek State : a Spatial Approach », Geopolitics, 2000) se penchent plus précisément sur ces questions. 25. Voir les travaux de Violette Rey (Rey (Violette), Brunet (Roger), eds., Europes orientales, Russie, Asie centrale, Paris : Belin, 1996, Rey (Violette), et al., Atlas de la Roumanie, Montpellier : CNRS-GDR Libergeo, 2000) et Béatrice Von Hirschhausen (Von Hirschhausen, (Béatrice), Les nouvelles campagnes roumaines, Paradoxes d'un « retour » paysan, Paris : Belin, 1997 ; Von Hirchhausen (Béatrice), Zrinscak (Georgette), art. cit.). 26. « Organisme social unifié, avec ses localités unies par un ensemble d'activités de production, de servi ces, et un système de transports adaptés. Le système de peuplement se veut cellule territoriale de base où se réalise l'essentiel du cycle de la reproduction sociale », définition de J.- P. Volle (Volle (Jean-Paul), Bulgarie : les Systèmes de peuplement, Montpellier : GIP Reclus, 1986). 27. Nikiforov (Lubomir), Socialno-ekonomitcheskaia integracia goroda i sela (L'intégration socio- économique de la ville et de la campagne), Moskva : Hauka, 1988. 28. Guest (Milena), « Les incertitudes de la transition en Bulgarie », Les Annales de la recherche urbaine, (92), 2002. 29. Dans la dernière décennie de transition, tandis qu'on assistait à la chute des emplois industriels, l'a griculture a connu une plus ou moins forte croissance par rapport à la structure totale des actifs de la Bulgarie et surtout de la Roumanie. Les actifs agricoles représentent 37 % de la population active en Roumanie en 1997, 26 % de la population active en Bulgarie. Une augmentation est enregistrée en Roumanie et en Bulgarie, mais tandis que dans le premier cas elle est de 10 % depuis le changement du régime politique, dans le deuxième elle est de 3,8 %. Ce déplacement de populations urbaines plus ou moins important vers les secteur agricole selon les pays n'est pas synonyme de hausse de la production agricole. Bien au contraire, cette agriculture privée est qualifiée par Karine Emsellem d'« essentiellement vivière et individuelle » (Emsellem (Karine), op. cit.). 30. Von Hirschhausen (Béatrice), op. cit.. 31. Von Hirchhausen (Béatrice), Zrinscak (Georgette), art. cit.). 32. Le komsiluk est « une institution civilisationnelle sur laquelle on peut s'appuyer dans les moment de crise et de faiblesse, et avec laquelle on peut se réjouir dans les moments de prospérité et d'insouciance ». Citation du journaliste Alija Piric dans l'hebdomadaire sarajévien Ljiljan (juin 1994) in Bougarel (Xavier), Bosnie. Anatomie d'un conflit, Paris : La Découverte, 1996. Xavier Bougarel insiste sur le fait que la komsi luk se constitue « dans un espace de proximité et de quotidienneté dont l'État est absent », mais que le caractère stable et pacifique des relations

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quotidiennes dans le komsiluk « passe par un « chacun chez soi, chacun à sa place », dont le garant reste malgré tout, en dernière instance, l'État ». 33. Marinov (Vassil), « Vtorite žilišta v Balgaria » (Les deuxième résidences en Bulgarie), Annuaire de l'Université de Sofia, Sofia, 2 (80), 1986 ; « Vlijanie na vtorite žilišta za razvitieto i teritorialnata organi-zatzia na otdiha i turizma (na primera na Sofia) » (Impact des deuxièmes résidences sur le développement et l'organisation territoriale du tourisme - à l'exemple de Sofia), Annuaire de l'Université de Sofia, 2 (85), 1994. 34. La loi sur la propriété des citoyens et les réglementations qui en découlent favorisent le principe de construction de villas dans les petits villages de montagne et ceux éloignés des villes (décret du Conseil ministériel n°12 de 1971), interdisent leur construction dans 85 villes, grandes stations touristiques, réser ves naturelles, parcs nationaux et 140 villages balnéaires (décret du Conseil ministériel n°66 de 1977). Avec ces mêmes décrets, la construction des villas par la population sofiote a été réglementée stricte ment, l'utilisation des terres arables pour ces fins était interdite sur le territoire de l'okrag Sofia, la cons truction des villas était dirigée entre 1975 et 1985 vers les okrags de Pernik et Blagoevgrad et élargie vers ceux de Kjustendil, Pazardžik, Vraca et Mihajlovgrad. La construction au pied de Vitoša était interdite. 35. Les résultats présentés sont issus d'une enquête auprès d'habitants de la capitale qui a été menée par l'auteur de cet article pendant l'année 1999-2000, et qui porte sur la manière dont les Sofiotes habitent leur ville et les modifications survenues dans leur habitation durant la première décennie de transition post-socialiste. 36. Le vouloir habiter est « la possibilité de choisir son espace local de référence ». Lévy (Jacques), L’Espace légitime, Paris : PFNSP, 1994, pp. 233-258. 37. Cynthia Ghorra-Gobin dresse la définition suivante : « Est public tout espace auquel les gens peuvent accéder sans contrôle et circuler librement, sans avoir à payer les droits. Est privé un espace dont l'accès est limité et peut être soumis à la perception de taxes ». Le terme d'espace « semi- public » désigne tout espace à utilisation publique, mais où « le jeu de relations sociales entre individus ne se déroule pas indépendamment de la position sociale occupée par chacun d'entre eux » (Ghorra-Gobin (Cynthia), Réinventer le sens de la ville : Les espaces publics à l'heure globale, Paris : L'Harmattan, 2001). 38. Guest (Milena), « Les grands ensembles inachevés dans les espaces urbains bulgares », Colloque « Grands ensembles à l'épreuve du comparatisme », (Lyon : ENS Lettres et sciences humaines), 2001. 39. Maspero (François), op. cit., p. 60. 40. Raffestin (Claude), art. cit. 41. Vandermotten (Christian), éd., Villes d'Europe. Cartographie comparative, Bulletin du Crédit communal, 53 (207-208), 1999. 42. Cindric (Boris), Seidarevic (Muhamed), Duriau (Jean), « Après la guerre, la reconstruction comme op portunité », Les Annales de la recherche urbaine, (91), 2001. 43. Borisov (Rumen), « Virtoualna Sofia » (Sofia virtuelle), Sofïska obština, (2) [dossier : Grad v polite na Vitoša (Ville au pied de Vitoša)], 2001, pp. 24-26. 44. Ibid., p.25. 45. Cindric (Boris), Serdarevic (Muhamed), Duriau (Jean), art. cit. 46. Emsellem (Karine), op. cit. 47. Dérens (Jean-Arnault), op. cit. 48. Vandermotten (Christian), ed., op. cit. 49. Voir Kayser (Bernard), « Les campagnes sont bien vivantes », Poïesis Architecture. Arts, sciences et philosophie, (6), 1997. 50. Mihăilescu (V.), Nicolău (V.), Gheorghiu (M.), « Bloc 311. Résidence et sociabilité dans un immeuble d'appartements sociaux à Bucarest », Ethnologie Française, 25 (3), 1995. 51. Von Hirschhausen (Béatrice), op. cit.

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RÉSUMÉS

La capitale bulgare, du fait de son héritage historique et de sa formation accélérée, manifeste aujourd'hui encore des aspects ruraux, jusqu'au cœur de la ville. Cette ruralité est en passe d'être refoulée par les politiques urbaines actuelles résultant de la volonté d'intégrer l'Union européenne. Ce processus est similaire à ce qu'on observe dans d'autres capitales balkaniques. Il conduit à effacer, parfois dans la continuité des processus de « modernisation urbaine » mis en œuvre par le régime socialiste, des quartiers entiers qui témoignaient jusqu'à présent de la richesse culturelle des villes-capitales balkaniques, richesse qui provenait essentiellement de ce mélange subtil d'urbain et de rural qui constitue, en Europe, la spécificité de leur urbanité.

AUTEUR

MILENA GUEST Doctorante à l'ENS Lettres et Sciences Humaines / Lyon, Laboratoire Géophile, UMR Géographie- cités, [email protected]

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Partis politiques et électorats paysans en Bulgarie et en Roumanie

Antoine Roger

1 Après l'effondrement du bloc soviétique, la vie politique a connu des évolutions similaires en Bulgarie et en Roumanie. Dans les deux pays, une formation dirigée par d'anciens communistes reconvertis est parvenue à s'imposer : le Parti socialiste bulgare (Balgarska Socialisticeska Partija, BSP) a exercé le pouvoir en 1991 puis entre 1992 et 1997 ; après avoir gouverné la Roumanie entre 1991 et 1996, le parti de Ion Iliescu est revenu aux affaires en novembre 20001. L'une et l'autre formation ont trouvé leurs principaux soutiens dans l'électorat paysan2. Les élections municipales leur ont permis d'obtenir des mandats exécutifs dans la grande majorité des communes rurales3.

2 Pour expliquer cet état de fait, deux thèses ont été avancées que nous désignerons respectivement thèse de la désagrégation et thèse de l'imprégnation.

3 La thèse de la désagrégation met l'accent sur la culture politique des pays considérés. Selon ses défenseurs, les autorités communistes ont détruit la société civile locale ; pour prévenir la formation de tout système de loyauté concurrent, elles ont éliminé les mécanismes solidarité traditionnels qui s'étaient formés au sein des communautés villageoises.4 Après le changement de régime, les campagnes se trouvent par conséquent dépourvues de toute organisation agrégative susceptible de donner forme à un cadre d'opinion structuré ; en résulte une personnalisation de la vie politique locale 5. Cette tendance est confortée par le personnel politique lui-même : les représentants locaux des partis s'attachent à construire une clientèle plutôt qu'à animer le débat public ; leurs programmes électoraux ne sont guère tranchés et l'étiquette politique dont ils s'affublent ne remplit qu'une fonction ornementale. Rompus aux techniques de propagande et habiles à manipuler un électorat faiblement informé, les dirigeants locaux qui exerçaient quelque responsabilité sous le régime communiste ont sur leurs concurrents un net avantage6. L'analyse ainsi proposée repose sur des bases fragiles : des recherches poussées ont montré l'existence de conflits d'intérêts locaux sous le régime communiste ; ces conflits n'entrent pas dans les cadres de référence occidentaux ; ils n'en constituent pas moins des facteurs de structuration significatifs7.

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4 La thèse de l'imprégnation invite précisément à examiner les structures politiques instituées. Selon ses concepteurs, le régime communiste a favorisé la formation de baronnies locales. Les édiles municipaux ont usé de leur influence au sein du Parti pour obtenir que leurs administrés bénéficient d'avantages ponctuels ou de dérogations. Cette pratique était particulièrement répandue dans les zones rurales : le chaos administratif qui régnait dans la plupart des villages a permis d'atteindre un degré d'indépendance locale sans équivalent et de développer des systèmes de patronage particulièrement efficaces. Ces systèmes sont demeurés en place après l'effondrement du régime communiste. Les anciennes élites locales sont parvenues à protéger leur source de pouvoir ; sitôt accoutumées au nouveau contexte institutionnel, elles se sont réclamées des formations dirigées par des cadres communistes reconvertis et ont recommencé à négocier avec les autorités centrales pour distribuer des ressources et des faveurs aux paysans8. Contrairement à la précédente, cette explication prend en compte les particularités du régime communiste. Elle tend cependant à les réifier : étant admis que des réseaux clientélistes ont été construits dans le passé9, ils ne sauraient fonctionner sur un mode identique dans la période présente ; l'instabilité générée par les réformes économiques nuit à leur bon fonctionnement et compromet leur survie10.

5 Si les thèses de la désagrégation et de l'imprégnation adoptent des orientations symétriques, elles présentent somme toute un même travers : les variables politiques héritées de la période communiste y sont présentées comme des scories qui empêchent d'accorder la vie politique locale au système de partis institué à l'échelle nationale. La conscience politique de l'électorat rural ayant été étouffée ou les héritiers de l'ancien système faisant obstacle à l'émergence de nouvelles élites municipales, les formations constituées ne pourraient s'implanter significativement dans les espaces politiques locaux. Si le BSP et les partisans de Ion Iliescu recueillent la majorité des suffrages dans les campagnes, ce résultat ne serait aucunement le fait d'une implantation locale supérieure à celle des formations concurrentes. Il révélerait bien plutôt un défaut généralisé d'implantation. Dès lors que cette optique est retenue, les similitudes observées entre la Bulgarie et la Roumanie peuvent être expliquées de la plus simple façon : des scories de même nature sont constituées dans l'un et l'autre cas ; tout au plus est-il utile de marquer quelques variations volumétriques et d'opérer un classement selon que les liaisons entre les scènes politiques nationale et locales sont plus ou moins obstruées.

6 En redéfinissant les postulats de l'analyse, nous pouvons proposer une méthode de comparaison alternative. Plutôt qu'une scorie dont il faudrait attendre l'éventuelle érosion, l'héritage communiste est selon notre lecture un élément de structuration dynamique. Loin de se perpétuer sous une forme inaltérée, il participe d'un “fondu enchaîné” sociologique : il importe d'étudier les modalités selon lesquelles il se combine avec des principes d'organisation nouveaux pour donner forme à des arrangements sociaux inédits. Les rapports qui se sont établis entre les campagnes et le pouvoir communiste ne sont pas reproduits à l'identique dans la période présente ; ils forment tout au plus une matrice. Aussi des comparaisons qualitatives sont-elles nécessaires : plutôt que de chercher des structures communes dans les campagnes bulgares et roumaines, il faut considérer que des logiques différentes peuvent produire des effets similaires ; plutôt que de marquer des différences de degré entre les exemples considérés, il convient de caractériser plusieurs “fondus enchaînés”.

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7 Plusieurs niveaux d'observation doivent être croisés11. Les “fondus enchaînés” entre dispositifs hérités du régime communiste et nouveaux facteurs de structuration sont observés au niveau national aussi bien qu'au niveau local : « les changements à l'œuvre dans les macro-institutions peuvent affecter le fonctionnement des micro- institutions » ; les tensions observées au niveau micro-institutionnel génèrent dans le même temps des effets propres et contribuent à l'émergence de nouvelles macro- institutions12.

8 Appliqué aux partis politiques bulgares et roumains, ce schéma d'analyse invite à caractériser un rapport dynamique entre les programmes agraires définis au niveau national et la structuration des espaces politiques locaux. Les formations qui s'attirent les faveurs des paysans ne sont pas les bénéficiaires indirectes d'une incapacité générale à articuler les divisions politiques nationales et les affrontements locaux. Elles s'imposent pour la raison qu'elles parviennent à combiner plus efficacement que leurs concurrentes les niveaux macro-institutionnel et micro-institutionnel.

9 Les programmes agraires dont se dotent les partis politiques relèvent du niveau macro- institutionnel. Ils sont modelés par les recommandations économiques que formule l'Union européenne dans le cadre du processus d'élargissement. La Commission réclame une décollectivisation complète de la terre, une libéralisation des prix et une privatisation du système de distribution. Elle entend que des grandes exploitations soient constituées et orientées, sur le modèle des fermes occidentales, vers une agriculture intensive. Les fermes collectives doivent être démantelées et céder la place à des grandes exploitations individuelles ; ces principes une fois observés, l'effectif de la paysannerie sera considérablement réduit : l'industrie privée fournira de nouveaux emplois et permettra de prompts recyclages individuels13. Les partis politiques bulgare et roumain doivent se positionner face aux mots d'ordre ainsi énoncés. Ils mettent au point trois types de programmes agraires que nous désignons respectivement anti- intégrationniste, intégrationniste et conciliatoire14.

10 Le programme anti-intégrationniste propose de suivre une voie originale, adaptée aux ressources locales et aux structures héritées de la période communiste. Selon ses promoteurs, il convient de renoncer à tout dialogue avec l'Union européenne pour maintenir ou ramener l'économie nationale dans des formes d'organisation collectives et centralisées. Les paysans sont appelés à se rassembler dans des fermes d'État. Ces propositions sont défendues par le Parti communiste bulgare (Balgarska Komunistices ka Partija, BKP) et par son homologue roumain le Parti socialiste du travail ( Partidul Socialist al Muncitorii, PSM). Elles sont également le fait de factions constituées au sein du BSP et du parti formé autour de Ion Iliescu15.

11 Le programme intégrationniste invite à une stricte observation des réformes exigées par l'Union européenne. Ses concepteurs admettent qu'une telle politique peut être source de souffrances, mais ils estiment qu'elle immunisera la société contre des douleurs plus vives encore. Une privatisation complète de l'agriculture est selon eux nécessaire. La petite agriculture de subsistance doit par ailleurs être éliminée de façon à favoriser la constitution de grandes exploitations agricoles, capables de pratiquer une agriculture intensive et de se conformer aux normes de productivité européennes. Le programme ainsi formulé a pour porte-drapeaux l'Union des forces démocratiques (Sajuz na Democraticnite Sili, SDS) en Bulgarie et le Parti national paysan – Chrétien démocrate (Partidul National Tamnesc – Crestin Democrat, PNTCD) en Roumanie. Les formations qui représentent une minorité nationale tendent aussi à s'en faire les

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défenseurs : lorsqu'il s'agit de nouer un dialogue avec des partis à vocation majoritaire, l'Union démocratique des Magyars de Roumanie (Uniunea Democrata Maghiara din România, UDMR) affiche des positions intégrationnistes ; attaché à défendre les intérêts de la minorité turcophone de Bulgarie, le Mouvement des droits et libertés (Dvisenie za Pravata i Svobodie, DPS) conçoit la même inclination, mais il se montre plus pragmatique et accepte toute forme de partenariat politique qui peut servir son propos16.

12 Les défenseurs du programme conciliatoire proposent un moyen terme entre les options jusqu'alors envisagées. Ils se montrent favorables aux réformes dans la mesure où elles conditionnent l'obtention de crédits communautaires, mais ils demandent qu'elles soient limitées au strict nécessaire. Ils recherchent en somme un dosage optimal entre soumission aux contraintes externes et préservation des équilibres internes. Ils préconisent des formes d'organisation intermédiaires, qui échappent aux principes collectivistes et à la planification, mais qui demeurent – au moins partiellement – entre les mains de l'État. Ils défendent ces vues à la tête du BSP et dans l'entourage de Ion Iliescu.

13 Les programmes ainsi définis ne suffisent pas à expliquer les résultats électoraux contrastés que les formations politiques obtiennent dans les campagnes. Ils n'influent sur le vote des paysans que dans la mesure où ils participent d'un même “fondu- enchaîné” caractérisée plus haut. Cette logique introduit un facteur de variation à deux niveaux emboîtés.

14 Au niveau macro-institutionnel, il convient d'examiner les modalités selon lesquelles les programmes sont mis en œuvre. Les réformes introduites dans l'agriculture sont largement tributaires des relations agraires instaurées sous le régime communiste : selon que les paysans ont entretenu un rapport harmonieux ou tendu avec le pouvoir, la décollectivisation peut obéir à des logiques diversifiées.

15 Les variations ainsi relevées s'emboîtent dans le niveau micro-institutionnel. La logique de la décollectivisation conditionne la diffusion des mots d'ordre politiques auprès des paysans. Les programmes agraires sont récupérés par des intermédiaires locaux puis adaptés aux nouvelles structures locales selon différentes modalités.

La logique de la décollectivisation

16 En Bulgarie comme en Roumanie, une politique conciliatoire est menée immédiatement après la chute du régime communiste. Encore ne produit-elle pas des effets identiques dans les deux cas : marquées par leurs expériences passées, les paysanneries ne réagissent pas sur le même mode au changement de contexte économique.

17 En Bulgarie, les relations agraires ont conservé un caractère harmonieux jusqu'à la fin du régime communiste. Les paysans ne manifestent donc aucun empressement à quitter les structures collectives. La politique conciliatoire peut être appliquée selon une logique de transvasement : les modes de culture et les normes de travail hérités de l'économie socialiste sont conservés et orientés simplement vers des récipients institutionnels plus conformes aux exigences de l'Union européenne.

18 En Roumanie, les autorités communistes ont durci leur politique agraire dans les années 1980. Après l'effondrement du régime, les paysans entendent s'affranchir de toute contrainte institutionnelle : ils s'empressent de démanteler les structures collectives et s'orientent vers la petite agriculture privée. La politique conciliatoire

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obéit dès ce moment à une logique de drainage : elle consiste à former de nouveaux récipients institutionnels et à y attirer des propriétaires pour lors dispersés.

Une logique de transvasement

19 Dans la Bulgarie communiste, la collectivisation s'opère sur un double mode. À la fin des années 1940, des fermes d'État sont constituées à partir des grands domaines expropriés ; elles couvrent 8 % de la surface agricole utile. 3 290 coopératives (TKZS) sont parallèlement formées dans lesquelles les paysans restent nominalement propriétaires de leurs terres mais sont sommés de les travailler collectivement : 90 % de la surface agricole utile est exploitée selon ce principe.

20 Dans les coopératives, un lopin auxiliaire d'un demi-hectare est mis à la libre disposition de chaque paysan. Il sert le plus souvent à pratiquer une agriculture de subsistance. Un rapport de complémentarité est toutefois observé entre les cultures collectives et les cultures individuelles pratiquées sur les lopins auxiliaires. La production des lopins couvre les besoins alimentaires des paysans et permet d'orienter toutes les récoltes tirées des terres collectives vers les circuits de distribution nationaux. En retour, la coopérative fournit les engrais chimiques, les semences et le matériel agricole nécessaires à l'exploitation des lopins. Elle aménage des pâtures complémentaires pour le bétail que les paysans élèvent sur leur lopin et offre des services vétérinaires17. Lorsque la production des lopins individuels outrepasse les besoins des paysans, les surplus sont vendus à l'État sur une base contractuelle et réinsérés dans le secteur socialiste. En guise de paiement, les paysans reçoivent de la nourriture pour leur bétail18.

21 L'imbrication étroite des cultures individuelles et des cultures collectives permet aux autorités d'entretenir de bonnes relations avec les masses rurales. Si la paysannerie tire sa subsistance des lopins auxiliaires, cette orientation est intégrée au fonctionnement des coopératives plutôt qu'elle n'est conçue comme une échappatoire. Quelques réformes sont bien introduites dans les campagnes mais elles visent à améliorer la productivité des exploitations plutôt qu'à mettre les paysans au pas. Dans les années 1960, une politique de regroupement des unités de production est engagée : les coopératives sont fusionnées et ramenées au nombre de 930. Au début des années 1970, le Comité central décide de soumettre l'agriculture aux méthodes de production industrielles ; un effort de mécanisation est engagé et chaque unité est poussée à se spécialiser dans un type de culture : les coopératives cèdent ainsi la place à 160 complexes agro-industriels couvrant 2 400 hectares en moyenne. La réforme se solde par un échec économique. À la fin des années 1970, les autorités décident donc de revenir sur leurs pas : les complexes agro-industriels sont démantelés et des coopératives de taille plus réduite sont formées. En 1986, les unités de production sont finalement ramenées à leurs dimensions initiales.

22 Les réformes successivement mises en œuvre portent sur l'étendue et l'affectation des terres collectives mais ne remettent jamais en cause l'équilibre général observé entre ces terres et les lopins auxiliaires ; elles ne portent donc pas atteinte à l'assise du Parti communiste dans les campagnes. Après l'effondrement du régime, les paysans ne manifestent aucune ardeur à démanteler les coopératives. Lorsque le Parlement en vient à voter, au printemps 1991, une Loi sur la propriété et l'utilisation des terres affermées, il n'a garde de détruire l'édifice institué. 4 800 territoires sont simplement délimités. Des

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Commissions agraires sont chargées d'y procéder à la restitution des terres. Leurs activités sont rigoureusement encadrées : la loi précise qu'un individu ne peut se voir attribuer plus de 30 hectares (la limite est rabaissée à 20 hectares dans les zones de culture intensive). Les terres restituées doivent être consacrées à l'agriculture sous peine de sanctions fiscales. Elles ne peuvent être vendues avant un délai de trois ans. Seuls des membres de la famille, des propriétaires voisins ou des paysans qui la louaient peuvent ensuite s'en porter acquéreur. L'État et la municipalité ont la possibilité de déroger à cette règle et d'exercer un droit de préemption19. Une Loi sur les coopératives vient compléter le dispositif. Elle autorise les paysans à enregistrer de nouvelles coopératives bénéficiant d'un statut réaménagé. Les propriétaires doivent désormais recevoir des dividendes à proportion de la terre qu'ils engagent dans la coopérative et peuvent reprendre leur liberté quand bon leur semble.

23 À peine ces lois sont-elles entrées en vigueur que des élections sont organisées. Le BSP n'obtient que 36,20 % des voix, résultat insuffisant pour prétendre conduire la législature. Le SDS ne réalise pas un meilleur score : il ne recueille que 34,34 % des suffrages exprimés. Avec l'appui du DPS (7,55 % des voix), il parvient cependant à former un gouvernement d'orientation intégrationniste.

24 Les nouveaux dirigeants ne goûtent guère le dispositif conciliatoire mis en place par leurs prédécesseurs. Ils y voient un moyen ourdi par les héritiers du régime communiste pour défendre leurs positions acquises dans les campagnes. En mars 1992, ils amendent par conséquent la Loi sur la propriété. Les restrictions quantitatives sont levées, ainsi que les obstacles posés à la revente des terres. La Loi sur les coopératives est pareillement remaniée : aux termes du nouveau texte, les terres doivent obligatoirement être redistribuées en considération des découpages établis avant la collectivisation ; il n'est plus question de transformer directement les titres de propriété en titres de participation à une nouvelle coopérative.

25 Afin d'accélérer le mouvement de décollectivisation, le gouvernement met en place un double dispositif. Des Commissions agraires sont tout d'abord chargées d'enregistrer les réclamations et d'examiner les documents justificatifs des familles désireuses de recouvrer la pleine propriété de leurs terres. Chaque commission est composée d'un président, de trois arpenteurs et de deux agronomes, tous désignés par le Conseil général. Avant d'entrer en exercice, une commission doit recevoir du ministère de l'Agriculture un agrément qui peut ensuite lui être retiré à tout moment. Le gouvernement entend ainsi s'appuyer sur des hommes de confiance et contourner l'autorité que peuvent exercer localement les anciens responsables de coopératives.

26 Des Comités de liquidation comprenant quatre à six membres sont ensuite affectés à la tête de chaque coopérative en remplacement de l'ancienne direction. Ils ont pour mission de vendre le matériel agricole et les bâtiments puis de redistribuer les sommes collectées sous forme d'actions (dyalov kapital). Les membres des comités sont désignés par le Conseil régional. Le plus souvent extérieurs au village, ils sont choisis parmi les militants et les sympathisants affichés du SDS. Leur salaire est prélevé sur les revenus de la coopérative. Dans nombre localités, les paysans dénoncent le caractère occulte de leurs transactions et font état de malversations. En 1993, la loi est révisée en conséquence : les villageois obtiennent un droit de contrôle sur la composition des Comités de liquidation. Leur pouvoir demeure toutefois limité : le ministère de l'Agriculture conserve la possibilité de confirmer dans leurs fonctions les membres qui ont été récusés au niveau local20.

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27 Si le nouveau dispositif apporte satisfaction aux membres du SDS, il suscite quelques dissensions au sein du DPS : les Comités de liquidation s'acquittent très rapidement de leur mission dans les régions agricoles où la population turcophone est majoritaire. Spécialisées dans la production du tabac, les coopératives visées n'ont guère été mécanisées ; la revente de leur matériel ne pose donc aucune difficulté. Les familles turcophones n'ayant généralement aucun titre de propriété à faire valoir, les Commissions agraires n'ont guère de dossier à traiter. Les exploitations de tabac non rentables sont simplement démantelées et leur main d'oeuvre est licenciée sans autre forme de procès. Les villages turcophones comptent dès ce moment 25 à 90 % de chômeurs. Au nom de leurs mandataires, plusieurs représentants du DPS protestent contre la politique agricole du gouvernement. En octobre 1992, la direction du parti finit par se rallier à leurs vues et par refuser de collaborer plus avant avec le SDS21. Ce revirement provoque la chute du gouvernement en place. Un cabinet est aussitôt constitué sous l'impulsion du DPS, avec l'appui du BSP.

28 Une politique d'accommodement est alors adoptée. Les autorités encouragent la formation de nouvelles coopératives, mais elles ne reviennent pas sur les amendements préalablement votés pour faciliter la revente des terres. Le gouvernement se plait à expliquer qu'il laisse les paysans libres de leur choix. Dans les faits, les terres sont très largement réinsérées dans les nouvelles coopératives : en 1993, seulement 9,7 % des paysans exploitent individuellement leur terre22.

29 Les relations agraires instaurées en Bulgarie pendant la période communiste influent fortement sur le cours des réformes adoptées dans les années qui suivent le changement de régime : elles permettent un transvasement des structures collectives dans des cadres institutionnels réformés en réponse aux exigences de l'Union européenne. Une comparaison avec la trajectoire empruntée en Roumanie permet de bien saisir la portée de telles caractéristiques. Le Parti Communiste Roumain n'étant jamais parvenu à instaurer un rapport harmonieux entre les cultures collectives et les cultures individuelles, il a dû recourir à des méthodes de plus en plus coercitives pour soumettre les campagnes à ses volontés. Le régime à peine effondré, les paysans s'affranchissent des structures collectives et se replient sur des petites parcelles privées impropres à la pratique d'une agriculture intensive. La politique conciliatoire ne peut alors se traduire par un simple transvasement institutionnel ; elle consiste plutôt à drainer les paysans vers des formes de coopération plus poussées.

Une logique de drainage

30 En octobre 1945, une première réforme agraire est introduite en Roumanie. Elle touche les grands propriétaires fonciers qui possédaient plus de 50 hectares ; avec les terres ainsi libérées, des “entreprises agricoles d'État” (Intreprideri Agricole de Stat) sont constituées. Au même titre que les entreprises industrielles, elles sont soumises au plan : des objectifs de production et des objectifs de rendement leur sont imposés ; un parc de machines propre et des conducteurs d'engins agricoles (tractoristi) leur sont affectés ; une part des bénéfices réalisés sert à constituer un fonds de salaire et à rémunérer les employés.

31 En 1949, les paysans qui possèdent de 5 à 10 hectares sont à leur tour expropriés. 940 000 hectares sont ainsi accaparés qui viennent élargir le terrain des entreprises agricoles d'État. Les petits paysans qui possèdent moins de 5 hectares sont pour leur

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part poussés à intégrer des “coopératives agricoles de production” (Cooperativa Agricola de Productie). Si ces nouvelles unités de production sont soumises à un régime de planification, elles ne sont pas contrôlées aussi étroitement que les entreprises agricoles d'État. Chacune se voit imposer des objectifs annuels mais reste libre de les atteindre par les moyens qui lui conviennent. Quelques normes d'organisation sont simplement édictées. Les “paysans coopérateurs” (tarani cooperatorii) sont rassemblés par groupes de 15 dans des brigades ; ils travaillent ensemble les terres collectives. Les coopératives ne disposent pas d'un parc de machines propre ; elles doivent louer leurs tracteurs à des “stations de mécanisation agricole” (Statie de Mecanisare Agricola). Les paysans coopérateurs ne travaillent sur les terres collectives que de 7 heures du matin à 3 heures de l'après-midi ; ils peuvent occuper le reste de leur journée à des activités complémentaires. Ils disposent à cet effet de lopins individuels. Un lopin n'est pas assimilable à une propriété privée : il est simplement alloué par la coopérative et ne peut être vendu ni transmis par héritage. Sa superficie est de 1 500 mètres carrés en moyenne. Ce chiffre dissimule toutefois quelques disparités : les dirigeants de coopératives disposent de lopins plus vastes, couvrant jusqu'à 14 hectares. Dans tous les cas, les récoltes tirées du lopin individuel peuvent être vendues sur le marché privé.

32 Dans l'optique des dirigeants communistes, les lopins individuels doivent amener les masses rurales à travailler les terres collectives sans les brusquer ni les couper totalement de leurs pratiques accoutumées : selon ce calcul, le paysan coopérateur doit se montrer docile dès l'instant qu'il reste libre de se livrer à de petites cultures de subsistance sur son lopin individuel. Les intéressés déjouent rapidement ces prévisions en consacrant toute leur énergie à leur lopin et en se dérobant au travail collectif. Plusieurs réformes sont successivement introduites pour les mettre au pas. Elles ne sont jamais payées de succès. Dans les années 1980, les autorités se résolvent à adopter des mesures radicales. Elles décident de confisquer les lopins individuels et de reloger les paysans dans des blocs standardisés. À titre de substitution, elles prévoient d'aménager des jardins de 80 à 90 mètres carrés dans le périmètre de construction et de les attribuer collectivement aux habitants d'un même bloc. Les changements intervenus en 1989 interrompent la mise en œuvre de cette politique23.

33 Libérés de la menace qui pesait sur eux, les paysans se réapproprient spontanément les terres des coopératives. Lopins individuels et terres collectives confondues, 3 millions d'hectares passent en régime de propriété privée au début de l'année 1990. Cette mutation brutale perturbe les circuits de distribution. Les paysans issus des coopératives dissoutes produisent pour leur propre consommation. Ils stockent les surplus ou les écoulent sur des petits marchés de proximité qui échappent totalement au contrôle de l'État. En conséquence, plusieurs grandes villes connaissent des difficultés d'approvisionnement en huile, sucre et farine durant l'été 199024.

34 Les autorités sont désarmées. Elles sont placées devant le fait accompli. Sauf à provoquer un soulèvement des campagnes, elles ne sauraient réclamer aux paysans de reconstituer les coopératives. Elles doivent se contenter de régulariser la situation. En février 1991, une Loi sur l'Agriculture et les ressources agraires (Loi 18/1991) est ainsi votée.

35 Les coopératives sont officiellement dissoutes. La terre est redistribuée aux anciens propriétaires. Il n'est pas question cependant de redonner vie à la structure agraire de l'entre-deux-guerres. Parmi les paysans qui se sont emparés d'une parcelle, beaucoup sont issus de familles qui n'avaient pas ou peu de terres au moment de la collectivisation. Pour éviter toute frustration et tout affrontement, il est nécessaire de

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leur accorder des titres de propriété. Un correctif doit alors être apporté au principe de la simple restitution. Les titres de propriété anciens sont rabotés en application d'un système de plafonnement : la superficie récupérée au bénéfice de la réforme est limitée à 10 hectares par famille. Tout paysan qui a travaillé plus de 3 ans dans une coopérative agricole de production reçoit une parcelle de 0,5 à 1 hectare. Les mécaniciens et tous les cadres intermédiaires employés sur place bénéficient du même régime. Lorsque la quantité de terres fournie par la coopérative dissoute ne permet pas de satisfaire toutes les attentes, un coefficient de réduction permet d'opérer une ponction sur les parcelles distribuées aux anciens propriétaires. À l'inverse, lorsqu'un excédent de terre est disponible, il est distribué par lots à des familles qui n'étaient pas engagées dans la coopérative mais qui souhaitent s'adonner à une activité agricole. La cession des terres reçues à titre de restitution est autorisée, mais elle est soumise à l'approbation d'une commission locale –. composée de fonctionnaires, cette instance doit veiller qu'aucune propriété individuelle ne dépasse les 100 hectares. Pour utiliser le matériel des coopératives démantelées, les paysans sont invités à former des associations agricoles. Lorsque aucune association n'est créée, le matériel est vendu aux enchères25.

36 Si, en Roumanie comme dans toutes les anciennes démocraties populaires, un équilibre est recherché entre justice réparatrice et justice distributive, le fléau de la balance penche résolument vers la seconde26. Pressées par la base, les autorités roumaines reconstituent les titres de propriété plutôt qu'elles ne les restituent. Elles ne reviennent pas au staru quo ante mais introduisent indirectement une réforme agraire. 3 800 coopératives sont liquidées au total ; 9 millions d'hectares sont redistribués à 5,6 millions de propriétaires. 66 % de la surface agricole totale sont désormais couverts par des propriétés inférieures à 2 hectares. La taille moyenne des propriétés est de 1,8 hectares27.

37 Les autorités ne renoncent pas à pousser les paysans issus des coopératives agricoles d'État vers des formes d'agriculture plus intensives. Les stations de mécanisation agricole héritées de la période communiste sont ainsi transformées en sociétés commerciales et rebaptisées Agromec. Au nombre de 520, elles détiennent 50 % du parc national de tracteurs. Elles sont placées sous le contrôle direct du ministère de l'Agriculture. Les capitaux qui y sont investis sont publics à 100 % ; il est prévu qu'ils se diversifient progressivement. Sur la même base, une société Semrom est créée dans chaque département (judet) : elle fournit les paysans en engrais et en semailles. Le réseau de collecte des céréales est maintenu sur pied ; il est transformé en trust commercial à participation publique majoritaire et prend le nom de Romcereal. Disposant de nombreuses bases locales, il achète les céréales en considération des besoins nationaux et assure leur bonne diffusion sur l'ensemble du territoire.

38 En articulation avec ces trois institutions, une Loi sur les sociétés agricoles et autres formes d'association agricoles (loi 36/1991) est votée en avril 1991. Elle vise à édifier des structures collectives intermédiaires qui, sur la base du volontariat, regroupent les petites exploitations individuelles en unités agricoles productives et rentables. Elle établit une distinction entre associations familiales et sociétés agricoles. Les premières reposent sur un accord informel entre paysans ; elles ne disposent d'aucune personnalité juridique. Les secondes doivent déposer leurs statuts en préfecture. Les paysans qui fondent une société agricole réalisent leurs investissements et travaillent la terre en commun, mais chacun commercialise sa récolte comme il l'entend. Toute

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société agricole est gérée par un conseil d'administration ; son capital est divisé en parts ; ses membres sont libres de la quitter à tout moment.

39 Les exploitants individuels ne peuvent entrer en relation avec les stations Agromec et Semrom ou avec les bases Romcereal que par l'intermédiaire d'une société agricole. Ils obtiennent de cette façon du matériel agricole, des semences, des engrais et des produits phytosanitaires à des prix préférentiels.

40 Agromec, Semrom et Romcereal fonctionnent de façon emboîtée au niveau local : pour chaque campagne agricole, la société Romcereal reçoit un crédit du ministère de l'Agriculture ; elle paie par avance aux stations Agromec et Semrom les services rendus aux sociétés agricoles ; en échange de cette assistance, les paysans concernés lui livrent une partie de leur récolte28.

41 À l'inverse des coopératives bulgares, les sociétés agricoles ne peuvent regrouper dès l'abord l'ensemble de la paysannerie. Avant qu'elles ne soient mises sur pied, les populations rurales se sont polarisées en deux ensembles, l'un et l'autre attachés à des cultures individuelles.

42 Un premier ensemble est formé par les grands paysans qui ont pu amorcer une dynamique d'accumulation et s'essayer rapidement à l'agriculture intensive. Sur l'ensemble des propriétaires, seulement 5 % ont les moyens de réaliser des investissements à moyen terme. Ils parviennent à orienter la plus grande partie de leur récolte vers les marchés urbains et réalisent des bénéfices substantiels qui leur permettent d'élargir encore leur propriété. Les anciens directeurs de coopératives agricoles de production forment le plus gros de leur effectif. Sous le régime communiste, ils ont pu accumuler quelque argent dans l'exercice de leurs fonctions29.

43 Un second ensemble est constitué par la petite paysannerie. Les deux tiers des paysans recensés au début des années 1990 ne forment aucun projet d'investissement ; ils consacrent la quasi-totalité de leur récolte à leur propre consommation et se procurent les biens qu'ils ne peuvent produire eux-mêmes par un système de troc. Ils se tiennent à l'écart des réseaux de distribution institutionnels30.

44 Coexistant dès l'origine avec des régimes de propriété différenciés, les sociétés agricoles ne peuvent avoir le même statut que les coopératives bulgares. Elles ne visent pas à dissuader les paysans de s'orienter vers des cultures individuelles mais à convaincre les propriétaires qui pratiquent ces cultures d'y renoncer et de revenir à des méthodes de travail en commun. Les grands paysans ne sont pas visés : ils se livrent déjà à des cultures intensives et il n'est pas question de les amener à de nouvelles pratiques. Les petits paysans qui s'adonnent à des cultures de subsistance sont une cible prioritaire. Leurs parcelles ne sont guère étendues isolément, mais elles couvrent dans leur ensemble une surface importante et doivent à ce titre être réinsérées dans les circuits de distribution nationaux.

45 Entre les trajectoires bulgare et roumaine des écarts significatifs peuvent être relevés. Dans la période communiste les structures agraires semblent certes présenter des contours identiques : une division est observée entre des fermes d'État et des coopératives dans lesquelles les paysans disposent librement d'une petite parcelle. Mais ces lignes extérieures dissimulent des différences majeures : si les lopins individuels et le secteur socialiste sont étroitement imbriqués en Bulgarie, ils se développent sur un mode antagonique en Roumanie ; les relations agraires peuvent rester paisibles dans le premier cas tandis qu'elles ne cessent de se durcir dans le second. Cette bifurcation

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explique les différences observées ensuite au moment de la décollectivisation. Dans les deux pays, une politique conciliatoire est bien mise en œuvre qui permet de mettre sur pied des structures agraires intermédiaires – éloignées des structures collectivistes aussi bien que des règles de la libre concurrence. Mais les résultats obtenus sont loin d'être identiques : en Bulgarie, il est possible de former de nouvelles coopératives par un simple réaménagement institutionnel dans la mesure où les paysans demeurent inscrits en grand nombre dans les structures héritées de la période communiste ; en Roumanie, les sociétés agricoles ne peuvent connaître un succès aussi prompt car les paysans ont fui les structures collectives pour se consacrer individuellement à leur parcelle.

46 Les divergences ainsi relevées forment un contraste avec le caractère stéréotypé des projets que les partis politiques élaborent en réponse aux pressions exercées par l'Union Européenne. Si les programmes anti-intégrationniste, intégrationniste et conciliatoire défendus au niveau national présentent les mêmes contours en Bulgarie et en Roumanie, ils ne sont pas diffusés sur le même mode dans les campagnes : dès lors que les paysans sont insérés dans des relations agraires différenciées au niveau macro- institutionnel, il ne peuvent être mobilisés par des moyens identiques au niveau micro- institutionnel. Les intermédiaires locaux des partis politiques doivent adapter les programmes aux réalités locales.

Le travail des intermédiaires locaux

47 Dans les villages bulgares et roumains, les militants intégrationnistes, anti- intégrationnistes et conciliatoires invitent les paysans à soutenir le programme agraire défini par leur parti. Ils travaillent ainsi à collecter des suffrages dans la perspective des prochaines élections nationales en même temps qu'ils servent leurs propres ambitions politiques au niveau local. Les méthodes qu'ils utilisent diffèrent selon que la décollectivisation a obéi à une logique de transvasement ou à une logique de drainage. Dans le premier cas, les paysans sont engagés en grand nombre dans des coopératives réformées ; durant les années qui suivent le changement de régime, les intermédiaires locaux doivent se glisser dans ces structures et les faire fonctionner dans un sens qui serve leur propos ; il s'agit pour eux d'acclimater les paysans à des pratiques conformes au programme défendu. Dans le second cas, les intermédiaires locaux ont affaire à une paysannerie dispersée ; en utilisant les structures coopératives de manière circonstanciée, ils s'efforcent de prouver que les comportements préconisés par leur programme agraire sont les plus porteurs ; ils entendent ainsi montrer l'exemple et inciter les paysans à suivre la voie qu'ils indiquent : les sociétés agricoles sont pour eux des instruments de démonstration.

48 Les intermédiaires locaux se heurtent à des obstacles différents selon qu'ils se trouvent placés dans l'une ou l'autre configuration. Leurs difficultés sont, dans tous les cas, amplifiées lorsqu'une concurrence s'instaure entre plusieurs types de coopératives à l'intérieur d'un même village : chaque intermédiaire s'efforce alors de démontrer la supériorité de son programme et d'attirer les paysans qui adhèrent pour lors à un autre modèle ; dès qu'une coopérative connaît quelques déboires, ses rivales s'efforcent d'en tirer parti. Les intermédiaires conciliatoires se trouvent dès l'abord en position de force dans la mesure où ils s'appuient sur des structures agraires conçues pour servir leur propos. Une fois installés, ils sont néanmoins amenés à prendre quelque licence avec le

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programme agraire que défend leur parti. Leur succès immédiat n'est pas le gage d'une implantation politique pérenne.

Un travail d'acclimatation

49 En Bulgarie, la structure agraire présente durant plusieurs années un caractère homogène. La majorité des propriétaires se refuse à travailler la terre isolément et préfère se maintenir dans les nouvelles coopératives31. Les intermédiaires locaux utilisent ces coopératives pour transformer les habitudes des paysans, dans l'espoir que leur vote sera orienté en conséquence. Les obstacles rencontrés sont plus ou moins difficiles à surmonter selon que l'objectif est de diffuser un programme anti- intégrationniste, integrationniste ou conciliatoire.

50 Les intermédiaires anti-intégrationnistes sont les anciens responsables locaux du Parti Communiste Bulgare. Ils intègrent les conseils d'administration de coopératives constituées pour y défendre leurs vues : ils y louent les mérites des structures agraires instaurées sous le régime communiste et expliquent que les représentants corrompus du SDS ont travaillé à leur démembrement contre la volonté des paysans, avec le seul soutien de puissances occidentales attachées à conquérir de nouveaux marchés. Les malversations observées suffisent selon eux à prouver le caractère néfaste des réformes engagées. Pour assainir les relations agraires, il convient d'écarter de toutes les coopératives les responsables avides de gains individuels et de les remplacer par les dirigeants qui ont fait autrefois la preuve de leur désintéressement32.

51 Ce discours trouve quelque écho dans les campagnes bulgares mais aucun paysan n'y adhère totalement. Les populations rurales lui prêtent l'oreille dans la mesure où le changement de régime leur paraît piloté par des élites urbaines distantes et peu soucieuses des problèmes qui affectent le secteur agricole. L'influence politique qu'elles pouvaient exercer sous le régime communiste leur paraît forte en comparaison : par des pressions informelles, les paysans parvenaient à faire valoir leurs intérêts ; le nouveau régime leur accorde le droit d'élire librement leurs représentants, mais il les prive de relais jugés plus efficaces. Les intermédiaires anti-intégrationnistes s'appuient sur ce sentiment diffus, mais ils n'en retirent que des avantages limités : les paysans sont satisfaits de pouvoir vendre leurs récoltes avec quelques perspectives de profit plutôt que de devoir les livrer systématiquement à l'État. S'ils récriminent contre les inconvénients relatifs du nouveau régime, ils ne manifestent pas la volonté de restaurer un système économique centralisé33.

52 Faute d'obtenir des soutiens fermes, les intermédiaires anti-intégrationnistes ne peuvent constituer des coopératives autonomes. Ils doivent se contenter de défendre leurs arguments au sein d'unités dont le fonctionnement ne répond pas à leurs attentes. Ils cherchent à tirer parti des dysfonctionnements observés et se plaisent à souligner les difficultés rencontrées par leurs adversaires intégrationnistes.

53 Les intermédiaires intégrationnistes sont le plus souvent des jeunes ingénieurs agronomes originaires du village. Confinés dans des fonctions subalternes à la fin de la période communiste, ils entendent s'affirmer dans le nouveau régime. Pour adapter le programme défini par le SDS aux réalités locales, ils se glissent dans les nouvelles structures agraires. Leur démarche s'appuie sur le raisonnement suivant : les paysans sont attachés aux coopératives pour la raison qu'ils y ont vécu sans difficultés durant des décennies ; plutôt que de les en chasser par la force comme le SDS a initialement

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tenté de le faire en mettant sur pied les Comités de liquidation, il s'agit de les amener en douceur vers un autre type d'organisation. Il suffit d'imposer quelques principes intégrationnistes dans les coopératives pour amener les paysans à appréhender différemment leur avenir. Une fois gagnés par ce nouvel état d'esprit, les petits propriétaires adopteront automatiquement un comportement d'entrepreneur. Leur intérêt leur apparaîtra sous son vrai jour et les amènera à voter pour les candidats intégrationnistes. Dans cette optique, la coopérative n'est pas un modèle pérenne, mais seulement une « matrice d'apprentissage de conduites économiques autonomes »34.

54 Les intermédiaires intégrationnistes peuvent éprouver quelques difficultés à s'imposer directement à la tête d'une coopérative. Il leur faut alors se glisser dans le conseil d'administration d'une unité constituée et tenter d'y imposer progressivement leurs vues. Lorsqu'un blocage est observé, la solution consiste à faire scission et à fonder une nouvelle coopérative avec les terres des paysans qui sont d'ores et déjà convertis aux thèses intégrationnistes.

55 Dans sa forme la plus commune, une coopérative intégrationniste est dirigée par un conseil d'administration restreint et ne compte aucun salarié. Les membres du conseil d'administration louent la terre des paysans et l'exploitent eux-mêmes. Lorsque la tâche est trop lourde – pendant les périodes de labour et de moisson par exemple – ils ont recours aux services d'une main d'œuvre extérieure qu'ils rémunèrent à la tâche. Les propriétaires sont rétribués sur une base forfaitaire : un revenu par hectare est arrêté au début de la saison pour chaque type de céréales. Les membres du conseil d'administration prennent à leur compte toutes les recettes et les dépenses de la coopérative ; leur revenu est constitué par les sommes qui restent dans les caisses de la coopérative une fois que les loyers ont été versés aux propriétaires35.

56 Les dirigeants des coopératives intégrationnistes ne se contentent pas de reconnaître aux propriétaires le droit de recouvrer le plein usage de leur parcelle. Ils entendent également leur communiquer l'esprit d'initiative et le sens des responsabilités. Dans leur gestion courante, ils élèvent donc la flexibilité au rang de valeur cardinale : les paysans qui leur louent des terres sont encouragés à conserver une partie de leur domaine pour un usage individuel et à vendre librement la récolte qu'ils en tirent. Ils sont invités en d'autres termes à élaborer des stratégies mixtes. En apprenant à jongler avec plusieurs régimes de propriété, les petits exploitants agricoles doivent progressivement se défaire de la logique d'assistanat à laquelle le régime communiste les a accoutumé36.

57 Les intermédiaires intégrationnistes se réapproprient de la sorte les coopératives. Ils les détournent des objectifs conciliatoires qui ont présidé à leur édification et s'efforcent de les mettre au service du programme défendu par le SDS. Cette politique n'est pas appliquée sans encombre. Elle se heurte régulièrement à une double incompréhension.

58 Dans les premiers temps, l'appareil dirigeant du SDS peine à identifier ses intermédiaires : coupé des réalités locales et aveuglé par les combats qu'il livre contre l'ancienne nomenklatura au niveau national, il est tenu par la conviction que tous les dirigeants des coopératives indistinctement sont des potentats communistes en quête d'une nouvelle sinécure. Ayant travaillé dans les structures collectives sous le régime communiste, les ingénieurs agronomes sont regardés avec méfiance. Le fait qu'ils aient toujours été affectés à des postes secondaires n'est pas pris en considération. S'ils se revendiquent ouvertement du SDS, ils sont encore soupçonnés de se livrer à de basses

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manœuvres et de travailler secrètement pour le compte du BSP. Ils éprouvent donc les pires difficultés à obtenir les soutiens nationaux qu'ils réclament. Le parti ne leur accorde son investiture que “faute de mieux” et dans l'attente de voir émerger des figures locales plus assurément dévouées à sa cause.

59 Il arrive également que les paysans contrarient les desseins des intermédiaires intégrationnistes. Lorsque la récolte est abondante, les dirigeants de la coopérative réalisent des profits substantiels et les propriétaires reçoivent peu en comparaison. Une répartition plus équitable des bénéfices est alors réclamée. Les intérêts individuels s'expriment bien à l'intérieur de la coopérative, mais non sur le registre attendu37.

60 Les intermédiaires intégrationnistes sont mal compris par les dirigeants nationaux du SDS comme par les paysans auxquels ils s'adressent. La démarche de leurs homologues conciliatoires prête moins à la méprise. Son succès n'est pas assuré pour autant.

61 Les intermédiaires conciliatoires sont le plus souvent des personnes âgées qui ont quitté le village pour des raisons professionnelles et qui s'y sont rétablies une fois venu l'âge de la retraite. Ils n'ont pas une expérience directe de l'agriculture, mais sont prêts à utiliser leurs économies pour fonder une coopérative. Selon leur point de vue, la compétition est nécessaire dans l'agriculture. Mais elle doit engager des coopératives plutôt que des individus motivés par des perspectives de gain à court terme. L'État a pour devoir de subventionner les coopératives déficitaires pour les remettre à flots et leur permettre de concourir à chances égales avec des unités plus rentables. Un écart doit être marqué avec l'anti-communisme outrancier du SDS : il s'agit de récuser la thèse selon laquelle le développement de l'agriculture bulgare passe par une éradication pure et simple des structures héritées du communisme38.

62 Les coopératives conciliatoires s'appuient dans une large mesure sur les terres de paysans qui, trop âgés ou contraints de résider en ville, ne peuvent se consacrer aux travaux des champs. Elles recrutent donc des employés à plein temps qu'elles rémunèrent au moyen de sommes prélevées sur le chiffre d'affaires. Les membres du conseil d'administration reçoivent eux-mêmes un salaire fixe. Les récoltes sont redistribuées aux paysans à proportion de la terre qu'ils ont engagée dans la coopérative. Les délimitations des parcelles ne font pas l'objet d'une attention scrupuleuse : la terre n'est pas conçue comme un bien privé mais comme une possession de la coopérative ; les membres de la coopérative se la représentent comme à une entité unifiée et non comme une agglomération de propriétés individuelles. Dans la gestion quotidienne, les intérêts de la coopérative priment les intérêts particuliers. Chaque année, un pourcentage prélevé sur les bénéfices vient alimenter un “fond général” et sert à subventionner l'école et la bibliothèque municipales39.

63 Les intermédiaires conciliatoires trouvent immédiatement un soutien au niveau national. Le BSP valorise les coopératives qu'ils dirigent et les regarde comme les chevilles ouvrières de son programme agraire. Son jugement se fait plus sévère, toutefois, lorsque, soucieux d'entretenir leur popularité, les intermédiaires locaux font preuve de complaisance envers les paysans dont ils gèrent les terres. Pour ces derniers, les coopératives sont avant tout un moyen d'obtenir des produits de première nécessité et d'économiser à proportion l'argent obtenu par d'autres moyens. L'équilibre symbiotique établi sous le communisme entre travail des terres collectives et cultures de subsistance trouve dans cette posture un prolongement indirect. Pour contenter les paysans, les responsables des coopératives conciliatoires doivent donc revoir leurs objectifs de rendement à la baisse et renoncer à produire uniquement des céréales

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destinées aux circuits de consommation nationaux. Dans certains cas, ils vont jusqu'à doter la coopérative d'une unité de transformation qui achète elle-même une partie des céréales et des oléagineux pour revendre aux villageois du pain et de l'huile à bon marché40.

64 Un équilibre est recherché entre la fidélité au programme conciliatoire et la nécessité de complaire aux membres de la coopérative. Les intermédiaires locaux tentent de remontrer à leur appareil dirigeant qu'ils s'écartent de leurs préceptes conciliatoires pour mieux les défendre dans les faits et pour retenir les paysans de s'orienter vers des coopératives moins conformes aux desseins du BSP. Mais cet ordre de priorité local échappe le plus souvent aux responsables nationaux. Les relations entre la direction du parti et sa base se font de plus en plus tendues à mesure que les appréciations divergent. Si les intermédiaires conciliatoires bénéficiaient initialement d'un avantage sur leurs concurrents, ils finissent par se heurter à des difficultés de même ampleur.

65 Qu'ils défendent des options anti-intégrationnistes, intégrationnistes ou conciliatoires, les intermédiaires locaux bulgares doivent tous se livrer à un travail d'acclimatation : la grande majorité des paysans reste engagée dans des coopératives ; les militants installés dans les villages savent qu'il n'est pas possible de tourner le dos à cette réalité. Pour obtenir quelque succès électoral – et pour imposer le programme élaboré par leur parti – il leur faut se glisser dans les structures agraires existantes. Cette orientation peut générer quelques dissensions avec les appareils politiques nationaux. Elle amène dans tous les cas à nouer des relations ambivalentes avec les paysans. Les obstacles qu'elle rencontre de la sorte sont le fait de la logique de transvasement caractérisée plus haut. Lorsqu'une logique de drainage s'impose en lieu et place, les obstacles sont d'une autre nature ; l'emboîtement des logiques macro-institutionnelles et micro- institutionnelles ne produit pas les mêmes effets : les intermédiaires locaux se glissent dans les exploitations coopératives, mais ils les utilisent pour démontrer aux paysans la supériorité du programme qu'ils défendent.

Un travail de démonstration

66 En Roumanie, les intermédiaires locaux doivent composer avec une structure agraire bien différente de celle sur laquelle s'appuient leurs homologues bulgares. Les paysans ne sont pas engagés en grand nombre dans les sociétés agricoles. Les responsables des sociétés agricoles peuvent défendre des options anti-intégrationnistes, intégrationnistes, ou conciliatoires : ils doivent dans tous les cas mettre en lumière les avantages comparatifs du type d'organisation qu'ils privilégient. Cette entreprise ne peut toujours être menée à bien : par le fait des décalages observés entre les régimes de propriété, des stratégies individuelles sont élaborées qui interfèrent avec les objectifs fixés par les partis politiques.

67 Les intermédiaires anti-intégrationnistes sont issus de l'intelligentsia villageoise (médecins, enseignants,...). Ils détenaient un pouvoir informel important dans la période communiste. Le changement de régime les indispose dans la mesure où il permet à des paysans peu qualifiés de s'enrichir et de s'élever au rang de notable tandis que leurs propres revenus stagnent et que leur prestige social s'effrite. Pour contrecarrer cette évolution, ils s'efforcent d'acquérir quelques revenus supplémentaires en se portant à la tête de sociétés agricoles41.

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68 Dans les unités ainsi formées, les principes d'organisation restent proches de ceux qui étaient en vigueur dans les coopératives agricoles de production. L'objectif affiché est de cultiver les céréales les plus rentables sur un mode intensif. Une mécanisation maximale est recherchée. La répartition des cultures sur la surface totale est opérée sans que les délimitations des propriétés individuelles soient prises en considération. Les membres de la société agricole sont rémunérés en nature et en espèces à hauteur de 30 % de la production totale. Les paysans âgés et les citadins qui confient leur parcelle à la société agricole sans participer aux tâches agricoles ne peuvent prétendre à plus de 10 % des bénéfices42.

69 Si des paysans intègrent les sociétés agricoles anti-intégrationnistes et s'y maintiennent, les intermédiaires locaux ne peuvent en tirer immédiatement la conclusion que leur démarche est payante et que le programme défendu exerce un fort pouvoir d'attraction. Leur succès n'est dû, dans la majorité des cas, qu'à une absence d'alternative au niveau local : les paysans n'ont pas les moyens d'acquérir le matériel agricole qui leur permettrait de cultiver directement leur parcelle ; faute de pouvoir en louer à un propriétaire plus fortuné, ils doivent se résoudre à intégrer la société agricole constituée. Les dirigeants peuvent alors dicter leurs volontés en brandissant la menace d'une exclusion : un propriétaire dont la terre serait tenue à l'écart de la société agricole devrait renoncer à l'exploiter et à en tirer une forme quelconque de revenu43.

70 Les paysans n'adhèrent pas positivement au programme anti-intégrationniste. Dès l'instant qu'ils peuvent observer des sociétés agricoles constituées sur des bases différentes dans d'autres villages, ils se montrent insatisfaits de leur sort et refusent d'apporter leurs suffrages aux intermédiaires locaux anti-intégrationnistes. Leur mécontentement se traduit par des comportements individualistes : lorsque les cultures de la société agricole sont affectées par des intempéries, les propriétaires dont les terres ont été épargnées refusent que les pertes soient assumées collectivement ; ils entendent que chacun soit rémunéré en considération des rendements de sa parcelle propre plutôt qu'en considération du rendement moyen de la société44. Pour étouffer ces revendications, les dirigeants doivent faire preuve de fermeté. Ils s'aliènent un peu plus encore les paysans. À défaut de compter sur des soutiens immédiats, ils s'attachent à faire la preuve que leur principe d'organisation donne les meilleurs résultats. Ils se persuadent que les tensions observées dans l'immédiat seront levées bientôt par cette démonstration d'efficacité.

71 Les efforts livrés par les intermédiaires intégrationnistes visent à convaincre les mêmes électeurs. Pour mettre en œuvre le programme défini par le PNTCD, il suffirait dans l'absolu de soutenir les dynamiques d'accumulation amorcées par les paysans les plus prospères en poussant les petits paysans à céder leurs terres : de grandes exploitations seraient ainsi constituées qui permettraient de pratiquer une agriculture intensive alignée sur les modèles occidentaux. Logique d'un point de vue économique, cette orientation serait néanmoins préjudiciable sur le plan électoral : les grands propriétaires ne formant que 5 % de la paysannerie, ils ne sauraient permettre à un parti de s'implanter profondément dans les campagnes. La solution la plus indiquée consiste donc à diffuser l'esprit de compétition dans les masses rurales : il s'agit de convaincre les petits paysans d'adopter un comportement d'entrepreneur plutôt que de rester arc-boutés sur des cultures de subsistance. Si la nécessité d'une sélection entre les compétiteurs ne peut être dissimulée, l'idée doit s'imposer qu'un paysan

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consciencieux et travailleur verra toujours ses efforts récompensés et aura la possibilité d'amorcer à son tour une dynamique d'accumulation.

72 Dans la perspective ainsi tracée, les intermédiaires locaux doivent jouer un rôle d'exemple. Il leur faut remontrer à tous les villageois que l'esprit d'initiative permet à des propriétaires modestes de se transformer en grands paysans. Chacun doit pouvoir s'identifier eux et se convaincre qu'il peut suivre la même voie. Les intermédiaires désignés sont jeunes le plus souvent. Ils ont suivi une formation supérieure à la fin de la période communiste et ont exercé des fonctions d'encadrement dans les coopératives agricoles de production ou dans les entreprises agricoles d'État. Après le changement de régime, ils se sont convertis sans peine à « la nouvelle idéologie de l'entreprise privée »45. Pour servir leurs desseins, ils se portent à la tête de sociétés agricoles. Ils les utilisent ensuite comme des tremplins économiques : s'ils ne disposent pas individuellement d'une surface foncière et d'une capacité d'investissement suffisantes pour concurrencer les grands paysans, ils entendent s'affirmer par le truchement de structures coopératives. Ils ne s'engagent dans les sociétés agricoles qu'à titre transitoire et prévoient d'en sortir dès qu'ils disposeront d'un pactole suffisant pour amorcer seuls une dynamique d'accumulation46.

73 Ces stratégies contrarient parfois la logique de démonstration qu'elles sont supposées servir. À l'intérieur des sociétés agricoles, les intermédiaires intégrationnistes mettent leur savoir et leurs relations au service de quelques manœuvres frauduleuses. S'ils parviennent à s'enrichir, c'est en combinant les avantages que leur procurent les structures coopératives et les activités qu'ils mènent sur des terrains annexes. Ils jouent de l'enchevêtrement des nouveaux statuts : attestation officielle à l'appui, ils déclarent apporter 2 ou 3 hectares de terres dans une société agricole ; une partie de cette superficie est, en fait, enclose dans une ferme d'État mitoyenne ; la même terre permet de cumuler indûment la part de la récolte versée par la société agricole et les dividendes distribués par la ferme d'État. Les intermédiaires intégrationnistes reversent aux petits paysans qui entrent dans leurs sociétés agricoles une quantité de céréales inférieure à celle que la taille de leur parcelle leur permettrait de réclamer ; ils vendent pour leur propre compte les surplus ponctionnés47. Ils s'enrichissent par des moyens détournés, au détriment des électeurs qu'ils ont pour tâche de convaincre : l'exemple qu'ils offrent dessert le modèle intégrationniste plutôt qu'il ne contribue à sa diffusion.

74 Les intermédiaires conciliatoires peuvent espérer tirer profit de ces difficultés. Plus âgés que leurs concurrents intégrationnistes, ils ont comme eux exercé des fonctions intermédiaires dans les coopératives agricoles de production et dans les entreprises agricoles d'État. Ils s'efforcent de construire des sociétés agricoles pérennes : il s'agit pour eux de proposer un modèle d'organisation qui conserve les avantages de la structure agraire instituée par le régime communiste sans renoncer aux perspectives offertes par l'économie de marché. Dans les unités de production qu'ils mettent sur pied, tous les bénéfices sont redistribués aux propriétaires en considération de la quantité de terre fournie. Les paysans qui engagent leur parcelle dans la société agricole ont l'obligation de participer aux travaux des champs ; aucune place n'est faite aux paysans âgés et aux propriétaires qui ne peuvent résider sur place48.

75 Les sociétés agricoles constituées sur ce mode sont favorisées : une parfaite cohérence peut être relevée entre leur mode de fonctionnement et le programme agraire qu'elles visent à conforter. Les intermédiaires locaux qui les dirigent n'en connaissent pas

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moins quelques difficultés. Les membres d'une société agricole sont libres de recouvrer à tout moment le plein usage de leur parcelle. Ils tirent aisément parti de cette latitude : ils restent engagés dans les structures coopératives jusqu'à ce que leur terre ait été labourée puis s'en retirent pour jouir seuls de leur récolte. Afin de lutter contre ces pratiques, les dirigeants des sociétés agricoles sont parfois tentés de faire signer un contrat pluriannuel aux paysans qui leur confient une terre. Des protestations se font aussitôt entendre et le risque se profile de voir les propriétaires s'orienter vers des formes d'organisation concurrentes. Le seul moyen de les retenir est alors de leur offrir une rémunération élevée en limitant au strict minimum la part des bénéfices consacrée aux investissements : des semences et des engrais sont achetés pour la saison suivante mais aucun matériel supplémentaire n'est acquis par la société agricole. Si cette option offre des avantages immédiats, elle compromet le développement des activités agricoles dans le moyen terme et interdit d'approcher l'objectif de productivité fixé par le programme conciliatoire. Soucieux de mener leur mission à bien, des intermédiaires locaux tentent parfois de contourner les menaces de retrait formulées par les paysans ; ils s'attachent à démontrer que des investissements réalisés en commun sont une promesse de gains futurs. Dans le cas de figure même où les propriétaires sont sensibles à ce discours, le risque d'instrumentalisation n'est pas écarté : un paysan peut choisir d'engager quelques hectares de terrain dans la société agricole et de conserver le libre usage de la surface restante ; si réduite soit-elle, sa participation à la société lui donne un titre de propriété sur le matériel acheté et lui confère le droit de l'utiliser à son gré, y compris sur les terres qu'il a maintenues à l'écart des structures coopératives49. La combinaison de plusieurs régimes de propriété permet d'élaborer des stratégies particulières qui interfèrent avec les projets de développement mis au point par les intermédiaires conciliatoires.

76 Pour ne pas cumuler l'impopularité et l'inefficacité, les dirigeants des sociétés agricoles optent le plus souvent pour une logique de court terme et se résolvent à redistribuer la quasi-totalité des bénéfices. Cette politique permet d'obtenir un effet de démonstration immédiat mais elle expose ses promoteurs à quelques retours de bâton : si une société agricole conciliatoire peine à se développer faute d'investissements, elle risque de se trouver en plus mauvaise posture que les unités de production qui servent à diffuser un programme concurrent.

77 En Roumanie comme en Bulgarie des obstacles se dressent sur le chemin que tentent de tracer les intermédiaires locaux. Ces obstacles présentent des formes différentes selon que les mesures de décollectivisation ont été guidées par telle ou telle logique, mais ils sont toujours conséquents. Les intermédiaires conciliatoires bénéficient, au départ, d'un net avantage sur leurs concurrents anti-intégrationnistes et intégrationnistes : les coopératives sont parfaitement accordées avec le programme agraire qu'ils sont chargés de diffuser auprès des paysans ; un emboîtement optimal peut être observé entre les structures macro-institutionnelles et la démarche qu'ils adoptent au niveau micro-institutionnel. L'équilibre se révèle pourtant précaire : la prise en compte de quelques impératifs locaux amène rapidement à marquer un écart avec les objectifs affichés à l'échelle nationale. Cette tendance générale laisse cours à des trajectoires diversifiées. En Bulgarie, les intermédiaires conciliatoires se livrent dans les premiers temps à un travail d'acclimatation efficace. À la différence de leurs homologues anti- intégrationnistes, ils peuvent compter sur une adhésion positive des paysans à leur démarche. Par contraste avec leurs adversaires intégrationnistes, ils sont soutenus sans réserve par la direction de leur parti. Soucieux de ne pas mécontenter les membres de

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la coopérative, ils en viennent pourtant à adopter des mesures qui paraissent contrarier les objectifs définis au niveau national. En Roumanie, les intermédiaires conciliatoires peuvent démontrer que leurs coopératives sont plus efficaces que les concurrentes dans la mesure où elles s'inscrivent dans le prolongement de la politique agraire mise en œuvre au lendemain de la décollectivisation. Pour retenir les paysans d'expérimenter d'autres formules, il leur faut toutefois dispenser des avantages immédiats et limiter les dépenses d'investissement. La démonstration menace de tourner court dans le moyen terme, sans que les relations avec la direction du parti soient aucunement en cause.

Conclusion

78 Pour comprendre les fortunes diverses que rencontrent les partis politiques bulgares et roumains dans leurs tentatives d'implantation locale, il est nécessaire d'écarter à la fois les thèses de la désagrégation et de l'imprégnation. Il s'agit de mettre en évidence un “fondu enchaîné” entre le régime communiste et la période présente, tant au niveau macro-institutionnel qu'au niveau micro-institutionnel. Quatre plans successifs se relaient ainsi dans une parfaite solution de continuité. La relation au pouvoir communiste doit être envisagée en première instance : les cultures individuelles et le secteur socialiste sont restés parfaitement intégrés en Bulgarie tandis qu'ils se sont contrariés en Roumanie ; les relations agraires ont été harmonieuses dans le premier cas et tendues dans le second. Il convient ensuite d'envisager la réaction que la paysannerie oppose au changement de régime : les paysans bulgares se maintiennent dans des structures coopératives tandis que leurs voisins roumains s'empressent de jeter bas le système agraire édifié par les autorités communistes. Il est alors possible de comprendre le fonctionnement des nouveaux modèles d'organisation introduits dans chaque cas de figure : en Bulgarie, les coopératives demeurent sur pied et leur statut est simplement réformé – ce qui permet à la majorité des paysans d'y rester engagés ; en Roumanie, des sociétés agricoles sont formées qui visent à regrouper les terres de petits paysans pour lors repliés sur des cultures de subsistance. La lumière peut enfin être faite sur le rôle joué par les intermédiaires locaux des partis politiques : dans le cas bulgare, les coopératives sont utilisées pour amener les paysans qui y sont d'ores et déjà engagés à adopter des comportements conformes à tel ou tel programme ; dans le cas roumain, les sociétés agricoles servent à montrer aux petits propriétaires repliés sur leur parcelle que des nouvelles perspectives peuvent s'ouvrir à eux s'ils adhèrent à tel programme plutôt qu'à tel autre.

79 Les paysans ne forment pas une masse ductile que les partis politiques pourraient manipuler à leur guise. Ils ne votent pas comme un seul homme pour le responsable de la coopérative ou de la société agricole dans laquelle ils sont engagés. Ils réagissent bien plutôt aux propositions que leur adressent les intermédiaires locaux. Ils les discutent, les comparent et les reformulent au besoin. Le programme conciliatoire s'attire leurs faveurs dans un premier temps pour la raison qu'il permet d'emboîter les structures agraires formées au niveau macro-institutionnel et la démarche adoptée par les intermédiaires locaux au niveau micro-institutionnel. Encore cet emboîtement ne peut- il être maintenu dans la durée. Lorsque les intermédiaires locaux doivent se livrer à un travail d'acclimatation, ils se plient aux exigences du terrain et entretiennent des relations difficiles avec la direction de leur parti. Lorsqu'ils s'essaient à un travail de

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démonstration, ils doivent satisfaire les demandes immédiates des paysans au risque de compromettre la bonne marche de la coopérative. Dès le moment que l'option conciliatoire perd en efficacité, une grande liberté de choix est offerte aux paysans : aucun programme ne pouvant écraser les autres, chacun peut décider d'en privilégier un puis de s'orienter vers un autre. Toute médaille ayant son revers, cette ouverture peut également générer une forme de découragement : puisqu'aucun modèle ne fait la preuve de son efficacité, les paysans perdent espoir et jettent le même opprobre sur tous les partis politiques indistinctement50. Cette posture peut expliquer les succès récents de quelques partis atypiques. Constitué quelques mois seulement avant les élections législatives organisées en Bulgarie le 19 juin 2001 – et incapable par conséquent de s'appuyer sur des intermédiaires locaux – le Mouvement national Siméon II (Nacionalno Dvisenie Simeon Tvori, NDST) est parvenu à recueillir 43,04 % des voix. Alors qu'il n'a jamais réussi a s'implanter dans les municipalités rurales, le Parti de la Grande Roumanie (Partidul România Mare, PRM) a attiré 19,48 % et 21,01 % des suffrages aux élections législatives et sénatoriales du 26 novembre 2000 ; son président, Corneliu Vadim Tudor, a recueilli 28,34 % des suffrages au premier tour de l'élection présidentielle organisée à la même date, résultat qui lui a permis de se présenter au second tour contre Ion Iliescu. Dans les deux cas, l'abstentionnisme des paysans a permis à des formations principalement soutenues par les populations urbaines d'obtenir des scores sans précédent.

80 De nouvelles recherches sont nécessaires pour apprécier les effets de cette évolution : il s'agit d'évaluer la capacité de réaction des partis traditionnels et de déterminer dans quelle mesure les problèmes observés à la base peuvent influer sur les programmes élaborés au niveau national.

NOTES

1. Le Front de salut national (Frontul Salvarii Nationale - FSN) a formé un premier gouvernement en mai 1990. Il s'agissait toutefois d'une formation mal cristallisée, abritant à la fois les proches du Premier ministre Petre Roman et les partisans de Ion Iliescu. La crise gouvernementale de septembre 1991 a permis à ces derniers de faire scission et de constituer le Front démocratrique de salut national (Frontul Democratic Salvarii Nationale - FDSN) pour exercer seuls le pouvoir. Cette formation a été rebaptisée Parti de la démocratie sociale de Roumanie (Partidul Democratiei Sociale din România - PDSR) en juin 1993. Elle a conservé cette désignation jusqu'en juin 2001. En fusionnant avec le microscopique Parti social démocrate roumain (Partidul Social Democrat Român - PSDR), elle s'est alors transformée en Parti social démocrate (Partidul Social Democrat). 2. La population rurale représente 29,3 % de la population totale en Bulgarie selon le recensement de 1992 et 52,9 % en Roumanie selon une enquête démographique réalisée en 1995. 3. Cf. Shopov (Vladimir), « How the Voters respond in Bulgaria », in Lawnson (Kay), Rommele (Andrea), Karasimeonov (Georgi), eds., Cleavages, Parties and Voters. Studies from Bulgaria, the Czech Republic, Hungary, Poland and Romania, London : Routledge, 1999, p. 192 ; Berindei (Minhea), « Résultats des élections locales roumaines de juin 1996 », La Nouvelle Alternative, (44), 1996.

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4. Cf. Baldeisheim (Harald), Illner (Michael), « Local Democracy : The Challenges of Institution- Building », in Baldersheim (Harald), et. al., Local democracy and the processes of transformation in East-Central Europe, Boulder : Westview, 1996, pp. 4, 11, 15. 5. Cf. Offeidal (Audun), Hanspach (Dan), Kowalczyk (Andizej), Patocka (Jiri), « Elites and Parties : the New Local Elites », in Baldersheim (Harald), et. al., op. cit., pp. 109, 137. 6. Cf. Regulska (Joanna), « Local govemment reform in central and eastern Europe », in Bennett (John), éd., Local govemment in the new Europe, London : Belhaven Press, 1993, pp. 184-185 ; Gibson (John), Hanson (Philip) , « Decentralization and Change in Post-Communist Countries », in Gibson (John), Hanson (Philip), eds., Transformation from below : local power and the political economy of post-communist transitions, Cheltenham : Edward Elgar, 1996, p. 309 ; Rose (Lawrence), Buchta (Stanislav), Gadjuschek (György), Grochowski (Mioslav), Hubacek (Ondrej), « Political Culture and Citizen Involvement », in Baldersheim (Harald), et. al., op. cit., pp. 98-99 ; Szakolczai (Aipad), Types of Mayors, Types of Subjectivity : Continuities and Discontinuities in the East-Central European Transitions, European University Institute [Working paper SPS (93/5)], 1993, pp. 34-39 ; Szakolczai (Arpad), Re-Building the Polity : A Comparative Study of Mayors in the Hungarian, Czech and Slovakian Republics, European University Institute [Working paper SPS (93/8)], 1993, pp. 11-12, 17. 7. Cf. Veidery (Katherine), Transylvanian Villagers : Three Centuries of Political Economic and Ethnic Change, Berkeley : University of California Press, 1983, pp. 37, 56 ; Kideckel (David A.), The Solitude of Collectivism : Romanian Villager to the Revolution and Beyond, Ithaca, Cornell University Press, 1993, pp. 138-148 ; Creed (Gerald W.), Domesticating Revolution. From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village, University Park : The Pennsylvania State University Press, 1998, pp. 205-218. 8. Coulson (Andrew), « From Democratie Centralism to Local Democracy », in Coulson (Andrew), ed., Local government in Eastern Europe : establishing democracy at the grassroots, Aldershot : Edward Elgar, 1994, p. 9. Voir aussi : Meurs (Mieke), Begg (Robert), « Path dependence in Bulgarian Agriculture », in Pickles (John), Smith (Adrian), eds., Theorising Transition : The Political Economy of Post-communist Transformations, London : Routledge, 1998, pp. 247,253 ; Kideckel (David A.), « Two Incidents on the Plains in Southern Transylvania : Pitfalls of Privatization in a Romanian Community », in Kideckel (David A.), ed., East European Communities : The Struggle for Balance in Turbulent Times, Boulder : Westview Press, 1995, p. 51. 9. Le fonctionnement de ces réseaux est lui-même sujet à discussion. Des recherches ont montré que les autorités communistes s'attachaient à entretenir la confusion entre intégration verticale et intégration horizontale. L'intégration verticale désigne le « processus par lequel les acteurs politiques locaux cherchent à mobiliser et à organiser les ressources locales en vue d'atteindre les objectifs politiques centraux ». L'intégration horizontale caractérise la capacité des responsables locaux à influer sur les décisions des organes centraux pour faciliter la poursuite d'intérêts locaux (cf. Nelson (Daniel N.), « Vertical Intergration and Political Control in Eastern Europe : The Polish and Romanian Cases », Slavic Review, 40 (2), 1981, pp. 210-213). En introduisant des mesures de décentralisation factices, les dirigeants communis tes sont parvenus à renforcer l'intégration verticale tout en laissant croire à un progrès de l'intégration horizontale (cf. Nelson (Daniel N.), « Sub-National Political Elites in a Communist System », East European Quarterly, 10 (4), 1976, pp. 459-494 ; Nelson (Daniel N.), « Background Characteristics of Local Communist Elites : Change Versus Continuity in the Romanian Case », Polity, 10 (3), 1978, pp. 398-415 ; Nelson (Daniel N.), Démocratie Centralism in Romania : A Study of Local Communist Politics, Boulder : Columbia University Press, 1980 ; Nelson (Daniel N.), Elite-Mass Relations in Communist Systems, Basingstoke : MacMilan, 1988). 10. Prickvance (Chris), « Mediating Institutions in the Transition from State Socialism : The Case of Local Governement », in Grabher (Gemot), Stark (David), eds., Restructuring networks in post- socialism : legacies, linkages, and localities, Oxford : Oxford University Press, 1997, pp. 315-318.

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11. Cf. Sawicki (Frédéric), « Les politistes et le microscope », in CURAPP, Les méthodes au concret, Paris : PUF, 2000. 12. Cf. Burawoy (Michael), Verdery (Katherine) , « Introduction », in Burawoy (Michael), Verdery (Katherine), eds., Uncertain Transition : Ethnographies of Change in Postsocialist World, Lanham : Rowman & Littlefield, 1999, pp. 2, 7, 15. 13. Cf. Commission Européenne, « Agricultural Situation and Prospects in the Central and Eastern Europe Countries : Bulgaria », Directorate General for Agriculture (DG VI) Working Document, 1998 ; Commission Européenne, « Agricultural Situation and Prospects in the Central and Eastern Europe Countries : Romania », Directorate General for Agriculture (DG VI) Working Document, 1998 ; Lhomel (Edith), « Le dossier agricole dans les négociations d'adhésion à l'Union européenne : une question cruciale », La Nouvelle Alternative, (3), 1999 ; Ezkenazi (Ilko), Nikolov (Krasimir), « Relations with the European Union : Developments to Date and Prospects », in Zloch-Christy (Iliana), ed., Bulgaria in Time of Change : Economic and Political Dimensions, Aldershot : Avebury, 1996, pp. 195-197 ; Rauta (Corneliu), « L'impact de l'adhésion à l'Union Européenne sur l'agriculture de la Roumanie », Romanian lournal of International Affairs, 2 (4), 1996, pp. 135-136, 141. 14. Roger (Antoine), « The Influence of the European Union on Political Orientations of Ethnic Minorities : Comparing Post-communist Bulgaria, Romania and Latvia », communication au colloque Voice or Exit : Comparative Perspectives on Ethnie Minorities in Twentieth Century Europe, Berlin : Humboldt Uruversität, 17-18 juin 2001. 15. Cf. Waller (Michael), « Making and Breaking : Factions in the Process of Party Formation in Bulgaria », in Gillespie (Richard), Waller (Michael), Lopez Nieto (Lourdes), eds., Factional Politics and democratization, London : Frank Cass, 1995 ; Serb (Sorin), « PDSR », Sfera politicii, (18), 1994. 16. Cf. Roger (Antoine), « Perspectives d'intégration à l'Union européenne et formation des systèmes de partis en Europe orientale », Politique européenne, (3), 2001. 17. Cf. Kaneff (Deema), « Responses to “Démocratie” Land Reforms in Bulgaria », in Abrahams (Ray), ed., After Socialism : Land Reform and Social Change in Eastern Europe, Oxford : Berghahn Books, 1996, pp. 86-87. 18. Cf. Creed (Gerald W.), « Deconstructing Socialism in Bulgaria », in Burawoy (Michael), Verdery (Katherine), eds., op. cit., p. 233. 19. Cf. Creed (Gerald W.), « An Old Song in a New Voice : Decollectivization in Bulgaria », in Kideckel (David A.), ed., op. cit., p. 27 ; Kopeva (Diana), Mishev (Plamen), Howe (Keith), « Land Reform and Liquidation of Collective Farm Assets in Bulgarian Agriculture : Progress and Prospects », Communist Economies and Economic Transformation, (6), 1994, p. 204. 20. Cf. Kaneff (Deema), « Developing Rural Bulgaria », Cambridge Anthropology, 18 (2), 1995 ; Kaneff (Deema), « Responses to “Democratic” Land Reforms in Bulgaria » (art. cit.), pp. 89-90 ; Billaud (M.), « Les campagnes bulgares : le grand chambardement pour quels résultats ? », in Rey (Violette), éd., Les nouvel les campagnes de l'Europe centre orientale, Paris : CNRS Editions, 1996 ; Kopeva (Diana), Mishev (Plamen), Howe (Keith), art. cit., pp. 208, 213. 21. Meurs (Mieke), Begg (Robert), art. cit. ; Bâtes (Daniel), « Uneasy accommodation : ethnicity and politics in Rural Bulgaria », in Kideckel (David A.), éd., op. cit., p. 146. 22. Commission Européenne, « Agricultural Situation and Prospects in the Central and Eastem Europe Countries : Bulgaria » (art. cit.) ; Meurs (Mieke), Spieeuw (Darren), « The evolution of agrarian institutions in Bulgaria : markets, cooperatives and private farming 1991-1994 », in Jones (Derek C), Miller (Jeffrey), eds., The Bulgarian Economy : Lessonsfrom Reform during Early Transition, Aldershot : Ashgate, 1997 ; Yarnal (Brent), « De-collectivization of Bulgarian Agriculture », Land Use Policy, (11), 1994. 23. Roger (Antoine), « Relations agraires et relations de pouvoir dans la Roumanie communiste : les Coopératives Agricoles de Production comme enjeu politique », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 49 (2), avril-juin 2002.

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24. Cf. Hirschausen (Béatrice Von), « Réforme agraire en Roumanie : nouveaux rapports au territoire », Cahiers Nantais, (43), 1995, pp. 181-184 ; Hirschausen (Béatrice Von), Les nouvelles campagnes roumaines : paradoxes d'un « retour » paysan, Paris : Belin, 1997, p. 45 ; Sivignon (Michel), « La décollectivisation des campagnes roumaines », Economie Rurale, (214-215), 1993 ; Lhomel (Edith),« La décollectivisation des campagnes roumaines : incertitudes et enjeux », Revue des Etudes Comparatives Est-Ouest, (3), 1995, p. 132 ; Kideckel (David A.), « Once Again, the Land : Decollectivization and Social Conflict in Rural Romania », in Anderson (David), De Soto (Hermine), eds., The Curtain Rises : Rethinking Culture, Ideology and the State in Eastern Europe, Atlantic Highlands : Humanities Press, 1992, pp. 92-98. 25. Topor (Gabriel), « Romania : The Postcommunist Land Law », Report on Eastern Europe, 30/08/91 ; Constantinescu (Nicolae N.), « The New Agrarian Land Law in Romania and Its Impact on Sustainable Agriculture », Revue Roumaine des Sciences Economiques, 36 (2), 1992 ; Rey (Violette), lanos (loan), Leclerc (Brigitte), « Les campagnes roumaines en début de transition, 1990-1991 », Bulletin de l'Association des Géographes Français, (1), 1992 ; Otiman (P. I.), Agricultura României la cumpana dintre mileniile II si III, Helicon, Timisoara, 1994, pp. 51-70 ; Veidery (Katherine), « Decollectivization, Democracy and the “Law- Governed State” : A View from the Village », Sfera Politicii, (23), 1994 ; Veidery (Katherine), What Was Socialism and What Cornes Next, Princeton : Princeton University Press, 1996, p. 37 ; Stewart (Michael), « We should build a statue to Ceausescu here : the trauma of decollectivisation in two Romanian villages », in Bridger (Sue), Pine (Frances), eds., Surviving Post Socialism : Local Strategies and Regional Responses in Eastern Europe and the Former Soviet Union, London : Routledge, 1998 ; Cartean (C), Cretoiu (V.) , « Perceptia tranzitiei în mediul rural », Sociologie Româneasca, (3), 1993. Les entreprises agricoles d'État employaient dans la période communiste une main-d'œuvre salariée. Elles n'attribuaient pas de lopins individuels ; elles n'étaient donc pas soumises aux mêmes mesures coercitives que les coopératives agricoles de production. Pour cette raison même, elles demeurent bien assises sur leurs fondations après la chute de Ceausescu : elles n'ont pas été démembrées par la base ; leurs terres n'ont pas fait l'objet d'une redistribution spontanée. Les salariés ont simplement ralenti leur rythme de travail après qu'un terme a été mis aux mesures de planification. Ils n'ont pas cherché à imposer un nouveau mode d'organisation interne. Le législateur conçoit de privatiser partiellement les entreprises agricoles d'État : il leur attribue un statut de société commerciale assez comparable à celui des SARL françaises. 25 % des parts sont octroyées aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers ; 30 % servent à constituer un fond de propriété privée et reviennent de fait aux salariés ; les 45 % restants sont mis en vente. Toute personne physique ou morale peut légalement les acquérir. En l'absence d'investisseurs intéressés, c'est l'État qui les accapare en fait. Les sociétés commerciales sont ainsi placées sous le contrôle direct du Ministère de l'Agriculture. Elles restent soumises à des directives nationales (cf. Henry (David C), « Reviving Romania's Rural Economy », Radio Free Europe / Radio Liberty - Research Report, 3 (7). 1994. p. 21). 26. Maurel (Marie-Claude), La transition post-collectiviste : Mutations agraires en Europe centrale , Paris : L'Harmattan, 1994, pp. 348-349. 27. Hirschausen (Béatrice Von), op. cit., p. 67. 28. Cf. Hirschausen-Leclerc (Béatrice Von) , « L'invention de nouvelles campagnes en Roumanie », L'Espace Géographique, (4), 1994, pp. 322 et s. 29. Cf. Mihailescu (Vintila), Nicolau (Viorica) , « La “transition” entre holisme et individualisme », Romanian Journal of Sociology, 6 (1), 1995, p. 73 ; Maiginean (Ion), « Rural Areas and Social Reform in Romania », Romanian Journal of Sociology, 6 (1), 1995 ; Sampson (Steven L.), « Money without Culture, Culture without Money : Eastern Europe Nouveaux Riches », Anthropological Journal of European Culture, (2), 1993 ; Verdery (Katherine), What Was Socialism and What Cornes Next (op. cit.), p. 137 ; Verdery (Katherine), « Disambiguating ownership : Rights and

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power in Transylvania's decollectivation », in Hann (C. M.), ed., Property Relations : Reviewing the Anthropological Tradition, Cambridge : Cambridge University Press, 1998, pp. 102-103. 30. Cf. Hirschausen (Béatrice Von), op. cit., pp. 66, 73, 185, 200-201 ; Hirschausen-Leclerc (Béatrice Von), art. cit., p. 322 ; Kideckel (David A.), « Once Again, the Land » (art. cit.), p. 88 ; Kideckel (David A.), « Populatia rurala si autoritatea în noua Românie », Sfera Politici, (6), 1993 ; Fulea (Maria), « Structura socio-economica a populatiei rurale în perioada de tranzitie la economia de piata », in Florian (Violeta), Fulea (Maria), Sarbu (Aurelia), eds., Satul românesc contemporan, Bucarest : Editura Academiei, 1996 ; Commission Européenne, « Agricultural Situation and Prospects in the Central and Eastern Europe Countries : Romania » (art. cit.). 31. Le glissement vers l'agriculture individuelle ne s'opère que dans la seconde moitié des années 1990 (Nemenyi (Agnes), « Restructurare rurala si autosubzistenta gospodariilor familiale : studiu comparativ între România si Bulgaria », Sociologie româneasca, (3), 1999, p. 72). 32. Creed (Gerald W.), « An Old Song in a New Voice » (art. cit), p. 229. 33. Cf. Creed (Gerald W.), « The Politics of Agriculture : Identity and Socialist Sentiment in Bulgaria », Slavic Review, 54 (4), 1995. 34. Maurel (Marie-Claude), « La naissance de nouveaux acteurs sociaux sur la scène locale », Revue d'Etudes Comparatives Est-Ouest, (4), 1994, p. 138. 35. Cf. Kaneff (Deema), « Private Cooperatives and Local Property Relations in Rural Bulgaria », Replika, (3), 1998 ; Yarnal (Brent), « The land-use impacts of Bulgarian decollectivization », in Paskaleva (Krassimira), Shapira (Philip), Pickles (John), Koulov (Boian), eds., Bulgaria in Transition, Aldershot : Ashgate, 1998. 36. Cf. Kaneff (Deema), « Responses to “Democratic” Land Reforms in Bulgaria » (art. cit.), p. 101 ; Swinnen (Johan F. M.), « On Liquidation Councils, Flying troikas and Orsov Cooperatives : The Political Economy of Agricultural Reform in Bulgaria », in Swinnen (Johan F. M.), ed., Political Economy of Agrarian Reform in Central and Eastern Europe, Aldershot : Avebury, 1997. 37. Cf. Creed (Gerald W.), « The Politics of Agriculture » (art. cit.) ; Swinnen (Johan F. M.), art. cit. ; Lyons (Robert), Rausser (Gordon), Simon (Leo), « Disruption and continuity in Bulgaria's agrarian reform », in Schmitz (Andrew) et al, Privatization of Agriculture in New Market Economies : Lessonsfrom Bulgaria, Norwell : Kluwer Academie Publishers, 1994. 38. Cf. Creed (Gerald W.), « Deconstructing Socialism in Bulgaria » (art. cit.), p. 228. 39. Cf. les études de Creed (Gerald W.) : « Between Economy and Ideology : Local Level Perspective on Political and Economic Reform in Bulgaria », Socialism and Democracy, (13), 1991 ; « The Politics of Agriculture » (art. cit.) ; « An Old Song in a New Voice » (art. cit.), p. 85. 40. Cf. Kaneff (Deema), « Responses to “Democratic” Land Reforms in Bulgaria » (art. cit.) ; Creed (Gerald W.), « Deconstructing Socialism in Bulgaria » (art. cit.). 41. Cf. Sampson (Steven), « All is possible, nothing is certain : the horizons of transition in a Romanian village », in Kideckel (David A.), ed., op. cit., p. 174. 42. Cf. Kideckel (David A.), « Two Incidents on the Plains in Southern Transylvania » (art. cit.), pp. 57-60. 43. Cf. Verdery (Katherine), « Fuzzy Property : Rights, Power, and Identity in Transylvania's Decollectivization », in Burawoy (Michael), Verdery (Katherine), eds., op. cit., p. 63. 44. Cf. Creed (Gerald W.), « Deconstructing Socialism in Bulgaria » (art. cit.). 45. Maurel (Marie-Claude), art. cit., p. 138. 46. Cf. Kideckel (David A.), « Populatia rurala si autoritatea în noua Românie » (art. cit.) ; Kideckel (David A.), op. cit., pp. 222-223 ; Hirschausen (Béatrice Von), op. cit., p. 322. 47. Cf. Verdery (Katherine), What Was Socialism and What Cornes Next (op. cit.), pp. 141-143, 162 ; Veidery (Katherine), « Disambiguating ownership : Rights and power in Transylvania's decollectivation » (art. cit.) ; Verdery (Katherine), « Fuzzy Property : Rights, Power, and Identity in Transylvania's Decollectivization » (art. cit.) ; Sandu (Dimitru), « Cine sunt antreprenorii din agricultura de tranzitie ? », Sociologie Româneasca, (1), 1999, pp. 34-36 ; Sandu (Dimitru),

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« Drumul antreprenorial : fara încredere dar cu relatii », Socilogie Româneasca, (2), 1999, pp. 126-128. 48. Kideckel (David A.), « Two Incidents on the Plains in Southern Transylvania » (art. cit.), pp. 57-60. 49. Cf. Verdery (Katherine), « Fuzzy Property : Rights, Power, and Identity in Transylvania's Decollectivization » (art. cit.), pp. 61,77. En 1995 et 1996, 81,8 % des paysans roumains interrogés déclarent ne posséder en propre aucune machine agricole (Nemenyi (Agnes), art. cit., p. 73). 50. Cf. Ivanova (Radost), « Social change as reflected in the lives of Bulgarian Villagers », in Kideckel (David A.), éd., op. cit., pp. 234-235 ; Vultur (Mircea), « Marginalité et exclusion politique de la paysannerie roumaine », La Nouvelle Alternative, (48), 1997.

RÉSUMÉS

Après l'effondrement du bloc soviétique, la vie politique a connu des évolutions similaires en Bulgarie et en Roumanie. Dans les deux pays, une formation dirigée par d'anciens communistes reconvertis est parvenue à s'imposer : le Parti socialiste bulgare a exercé le pouvoir en 1991, puis entre 1992 et 1997 ; après avoir gouverné la Roumanie entre 1991 et 1996, le parti de Ion Iliescu est revenu aux affaires en novembre 2000. L'une et l'autre formation ont trouvé leurs principaux soutiens dans l'électorat paysan. Les élections municipales leur ont permis d'obtenir des mandats exécutifs dans la grande majorité des communes rurales. Pour comprendre les fortunes diverses que rencontrent les partis politiques bulgares et roumains dans leurs tentatives d'implantation locale, il est nécessaire d'écarter à la fois les thèses de la désagrégation et de l'imprégnation. Il s'agit de mettre en évidence un “fondu enchaîné” entre le régime communiste et la période présente, tant au niveau macro-institutionnel qu'au niveau micro-institutionnel. En outre, les paysans ne forment pas une masse ductile que les partis politiques pourraient manipuler à leur guise. Ils ne votent pas comme un seul homme pour le responsable de la coopérative ou de la société agricole dans laquelle ils sont engagés.

AUTEUR

ANTOINE ROGER Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux.

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Recherches Research studies

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Controverses sur les frontières du Kosovo

Michel Roux

1 Les formes territoriales créées par les pouvoirs politiques deviennent souvent, dans l'esprit des dirigeants et dans celui des peuples, des modèles ou des contre-modèles. Ainsi, le ressort de l'Exarchat institué par la Porte en 1870 devint pour les nationalistes bulgares le modèle de la Bulgarie idéale, qui faillit devenir un État après San Stefano (1878), tandis que les Bulgaries du Congrès de Berlin, de 1885, de 1919 et de 1945 n'étaient pour eux que des Bulgaries incomplètes, sources de frustrations qui inspirèrent les erreurs stratégiques de 1913, 1914 et 1941 et même, en 1992, la reconnaissance officielle de l'État macédonien sans celle de la nation du même nom1. Sans avoir un tel impact, l'éphémère “Grande Albanie” alimente les rêves de certains Albanais et les angoisses de leurs voisins. Qu'en est-il du Kosovo ? Cette entité politique territoriale sans précédent2, créée en 1945 par le nouveau pouvoir communiste dans le cadre de la mise en place de l'organisation fédérale de la Yougoslavie, était destinée à gérer une population composite à majorité albanaise. Or, elle est devenue la source et le théâtre de difficultés majeures avant, pendant et après la décomposition de l'ex- Yougoslavie. Dix ans après la disparition de celle-ci, le Kosovo demeure-t-il un territoire de référence pour les acteurs politiques concernés, ou bien est-il remis en cause, et jusqu'à quel point ?

Le Kosovo, un bricolage territorial

2 En créant une région autonome du Kosovo (dont la dénomination exacte a varié selon les constitutions)3, le pouvoir communiste a donné un territoire de référence à une minorité nationale nombreuse et spatialement “compacte”. Au lieu de n'exister politiquement qu'à l'échelle d'arrondissements ou de communes, celle-ci a acquis progressivement les moyens de gérer une région dont la Constitution de 1974 a fait, en outre, un sujet de rang fédéral, une quasi-république. La différence entre ces deux niveaux de structuration est mise en évidence par une comparaison entre deux républiques qui ont des pourcentages peu différents de population albanaise, la Serbie

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et la Macédoine au début des années 1980. Dans la seconde, les Macédoniens slaves sont pour l'essentiel en charge de la direction politique, du secteur public de l'économie, des postes de cadres et des filières universitaires qui y conduisent, alors que les Albanais sont largement confinés au secteur privé agricole, artisanal et commerçant. Dans la première, les Albanais ont constitué au Kosovo, à partir des années 1960 surtout, une élite politique, gestionnaire et intellectuelle de plus en plus étoffée et Pristina a servi de point de ralliement à l'ensemble des Albanais de Yougoslavie.

3 Si le Kosovo était plus ou moins adéquat sous Tito comme territoire de gestion de la minorité albanaise en Yougoslavie dans le cadre d'un système politique évolutif qui cherchait à en assurer l'intégration, il cessa de l'être sous Milosevic, dans la mesure où disparut tout terrain d'entente, voire toute possibilité de dialogue, et où l'on entra dans une pratique fondée sur l'exclusion et la répression. C'est dans ces conditions que le statut, les subdivisions et les limites de la province ont été remis en question de toutes parts. C'est essentiellement aux aspects spatiaux de cette remise en question que s'intéresse la suite du présent texte. L'une des raisons qui m'ont poussé à l'orienter ainsi est que la plupart des écrits récents traitent du Kosovo comme d'une abstraction sans consistance spatiale précise et négligent la question de son maillage interne et de ses limites, comme si cet aspect des choses n'avait jamais fait et ne devait jamais faire problème.

4 Il en est ainsi, notamment, des deux ouvrages de référence dus à Noel Malcolm4 et Miranda Vickers5. Celle-ci, dans un des rares passages où elle effleure ce thème (p. 149), se contente de qualifier d'arbitraire le traitement de l'aire de peuplement majoritairement albanais, répartie par la Constitution de 1946 entre plusieurs unités administratives «comme dans la Yougoslavie d'avant-guerre ». Or, l'analogie ainsi soulignée a sans doute moins de sens que la différence omise : le système territorial d'avant-guerre divisait cette aire entre les trois banovines de la Zeta, de la Morava et du Vardar de manière à ce que les Albanais soient minoritaires dans chacune. Il tronçonnait même la plaine du Kosovo stricto sensu, Mitrovica étant située dans la première, Vučitrn dans la seconde et Pristina dans la troisième ! Au contraire, le système politique d'après-guerre érige en région politique et administrative l'ensemble Kosovo-Metohija, c'est-à-dire un double bassin intra-montagnard à population nombreuse, majoritairement albanaise, polarisé par sept villes principales bien reliées entre elles. En somme, la région était dès lors dotée de cohérence naturelle, culturelle, fonctionnelle et politique6. Ce genre de coïncidence existe...

5 Soulignons que le traitement politique de l'espace de peuplement albanais en Yougoslavie n'était pas singulier. En effet, les limites des banovines de la première Yougoslavie différaient systématiquement de celles des entités historiques dont la réunion avait constitué cet État et des aires d'implantation des principaux groupes ethno-nationaux7. Quant aux républiques et provinces autonomes de la seconde, elles étaient conçues pour être représentatives de ces groupes, mais non pour coïncider exactement avec leur emprise spatiale, ce qui était rendu impossible par l'existence d'imbrications locales ou régionales complexes et par l'existence de calculs politiques (limiter le poids de la Serbie, par exemple). Le résultat fut un compromis, d'autant plus que les limites des nouvelles unités reprenaient le plus souvent des frontières historiques... lorsqu'il en existait. Seule la Slovénie avait une forte homogénéité nationale, seule (avec la Macédoine) elle contenait l'essentiel du groupe éponyme. Très majoritairement albanais et regroupant environ les trois quarts des Albanais de

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Yougoslavie, le Kosovo relevait de ce compromis, à peu près dans les mêmes proportions que la Serbie, la Croatie ou le Monténégro. Sa délimitation, où l'on retrouve un segment de la frontière serbo-ottomane de 1878, appartient pour le reste à un bricolage des années 1945-1946, retouché en 1959 par l'adjonction de Leposavić au nord8, et a conservé des zones d'imprécision jusqu'à la conclusion en février 2001 d'un accord entre la Macédoine et la troisième Yougoslavie sur la démarcation de leur frontière commune9.

6 Ainsi le Kosovo, comme division politique, relevait du mode communiste de gestion du fait national, expérimenté plus longuement en Union soviétique, qui consistait à territorialiser des groupes ethno-nationaux (mais approximativement, en insistant aussi sur les vertus de la mixité), ce qui aboutit parfois à conforter ou même à susciter des nationalismes - ce qu'Olivier Roy, à propos de l'Asie centrale, appelle une fabrique de nations10. Un tel dispositif a fortement contribué à différencier les Macédoniens des Bulgares, les Moldaves des Roumains, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, les Albanais de Yougoslavie de ceux d'Albanie. À partir de 1981, ce modèle est entré en crise et il est devenu clair pour un certain nombre de politiciens et d'intellectuels que la tentative d'intégration des Albanais en Yougoslavie était menacée d'échec et que le pays tout entier se fragilisait. Le débat portait entre autres sur le statut et le degré d'autonomie, avec opposition entre les Albanais (il n'est pas normal qu'étant deux millions nous n'ayons pas de république) et les Serbes (il n'est pas normal qu'une province autonome fonctionne quasiment sans droit de regard de la république dont elle fait partie). L'historien Dimitrije Bogdanović exprimait en 1986 sa crainte que le Kosovo ne fût perdu11 et le Mémorandum de l'Académie des sciences, la même année, critiquait violemment la politique communiste et accusait les Albanais de chasser les Serbes de la province. La solution de Slobodan Milosevic, fondée sur un coup de force constitutionnel, fut centralisatrice et répressive.

Le remaniement du maillage communal

7 L'aspect le plus précoce de cette politique, intervenant dès le début, avant même la quasi-suppression de l'autonomie provinciale, concerne le maillage communal. La Yougoslavie comportait en 1981 un demi-millier de communes, nombre stabilisé depuis le début des années 1960 après une période de concentration (elles étaient plus de 4 000 au début de l'après-guerre). La maille mesurait en moyenne 500 km2, avec 45 000 hab. Dotée de compétences étendues, la commune constituait le seul niveau d'organisation politique au-dessous de la république et de la province autonome après la suppression des arrondissements. Sa délimitation dépendait essentiellement de critères relevant de l'aménagement du territoire12, la trame communale étant fondée sur un réseau de villes-centres, ou de bourgades sélectionnées pour le devenir grâce àl'amélioration de la desserte et à l'implantation de services et d'industries. Le Kosovo comptait alors 22 communes, et celles qui avaient été supprimées auparavant, comme Zubin Potok, Štrpce, Novo Brdo, Orlane et Zjum, étaient toutes des communes montagnardes périphériques peu peuplées, dépourvues de ville-centre et sans intérêt économique particulier.

8 La logique à l'œuvre à la fin des années 1980 est toute différente. Le Kosovo se singularise alors par un accroissement rapide du nombre de communes, porté à 31 en 1991. Parmi les cinq communes précitées, les trois premières sont alors reconstituées

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car peuplées de Serbes en majorité (les deux premières) ou en forte minorité. Trois autres communes créées sont des banlieues industrielles de Mitrovica (Zvečan) ou de Pristina (Obilić et Kosovo Polje), à population serbe majoritaire pour l'une, en forte minorité pour les deux autres, avec pour caractéristique principale d'être le siège des principales entreprises publiques de la province et, pour la dernière, d'en être le nœud ferroviaire et routier majeur. Toutes ces communes créées ou restaurées ont leur territoire détaché de celui d'une ou plusieurs communes à forte majorité albanaise. En outre, celle de Dragaš est scindée en deux : Gora, peuplée de musulmans slavophones (les Goranes) et Opolje, peuplée d'Albanais13. Seules deux des neuf nouvelles sont purement albanaises : Mališevo et Štimlje.

9 Ces modifications du maillage semblent avoir été le plus souvent destinées à rassurer les Serbes locaux, à inciter au retour certains de ceux qui étaient partis, à créer des emplois par l'implantation des fonctions communales, le développement de l'industrie et des services. À cette dernière fin, les entreprises du secteur public situées en Serbie étaient incitées à investir dans les nouvelles communes. Au-delà, il s'agissait de replacer certains points-clés du Kosovo sous le contrôle de municipalités tenues par des Serbes, d'en faire des points d'appui pour les forces de répression en cas de troubles et plus généralement de conforter la présence serbe et le pouvoir de Belgrade, car « la bataille pour le Kosovo, il faut la livrer sur les lieux même où vivent quelques soixante- quinze mille Serbes et Monténégrins »14. Ce dispositif a dû faciliter, deux ans après, la reprise en main générale consécutive à la réforme constitutionnelle et aux lois d'exception, et la répression concomitante.

10 Mais dès cette époque se développaient chez des intellectuels serbes des réflexions remettant en cause le statut du Kosovo, ou sa délimitation, ou les deux, parfois même son existence. La politique de Milosevic, en effet, avait des inconvénients graves, différemment ressentis selon les sensibilités politiques, comme le coût élevé de l'appareil répressif, les dérives nationalistes et autoritaires, la détérioration des rapports à l'intérieur de la fédération yougoslave et l'absence de perspectives à long terme pour les intérêts serbes au Kosovo, car museler les Albanais n'empêchait pas leur nombre de croître et les conduisait sûrement à la radicalisation, et on pouvait craindre que le triomphe apparent du 28 juin 1989 ne fût sans lendemain. Que faire, alors, du Kosovo ? C'est après l'éclatement de la seconde Yougoslavie, alors que les Kosovars albanais avaient clairement manifesté leur volonté d'indépendance, que des propositions officieuses ont émergé et acquis quelque notoriété15. Neuf d'entre elles sont examinées ci-après.

Partager le Kosovo ?

11 1) Dobrica Ćosić aurait proposé au début des années 1990 une division simple selon un axe NO-SE entre le Kosovo stricto sensu et le reste de la province, ce qu'il confirma en 1992 alors qu'il était Président de la Yougoslavie : 40 % aux Serbes avec le contrôle de l'axe Mitrovica-Priština-Skopje, 60 % aux Albanais.

12 2) Un « groupe d'intellectuels serbes tenant à l'anonymat » rédigea un projet, discuté lors d'une rencontre informelle organisée par la Communauté Sant'Egidio à Rome et publié dans la revue italienne Limes16. L'historien Dušan Bataković écrivit plus tard 17 qu'il provenait de Ćosić et de ses proches collaborateurs. Le projet attribue aux Albanais un Kosovo réduit d'un cinquième et destiné à être un jour indépendant ou

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rattaché à l'Albanie. Resteraient à la Serbie le nord et le nord-est, avec Mitrovica, les monastères de Banjska et de Gračanica et le site de la bataille du Champ des Merles ; au Monténégro iraient Peć avec la Patriarchie et le monastère de Dečani. Priština serait divisée : l'ouest aux Serbes avec Kosovo Polje, l'est aux Albanais en contiguïté avec l'enclave de Podujevo – dispositif qui n'est pas sans analogie avec celui que Radovan Karadžić proposait à la même époque pour Sarajevo. L'examen critique du projet18 révèle deux falsifications, l'une dans le texte (la part serbe n'est pas « peuplée en majorité de Serbes », mais aux trois quarts d'Albanais selon le recensement de 1981), l'autre sur la carte (le Kosovo est représenté sans la commune de Leposavić, ce qui fait apparaître la part serbe plus petite qu'elle n'est).

13 3) Milovan Radovnović, alors directeur de la Faculté de géographie de Belgrade, élabora un projet19 attribuant aux Serbes le nord de la province avec Mitrovica, les mines et la métallurgie non ferreuse, ainsi que l'est et le sud montagneux. Cela correspond à une grande partie du peuplement serbe, et plus largement slave puisque les Goranes de la Šar Planina y sont inclus. Le territoire laissé aux Albanais comporte les plaines du Kosovo et de la Metohija, avec les mines de charbon et les thermocentrales d'Obilić, et constitue une unité géographique fonctionnelle avec cinq villes principales et un accès à la Macédoine – cohérence globale qui n'apparaît ni dans les deux projets précédents ni dans les suivants. L'auteur l'imaginait comme une province de Serbie dotée d'une très grande autonomie. Les Kosovars albanais auraient donc dû envisager de renoncer à du territoire pour gagner de l'autonomie, si le pouvoir politique avait essayé de négocier avec eux sur cette base.

14 4) L'architecte Branislav Krstić, qui fut un temps membre du Conseil exécutif fédéral de la seconde Yougoslavie, publia une étude20 qui tentait de concilier les “droits historiques” serbes et les “droits ethniques” albanais au Kosovo. Croisant la répartition spatiale des monuments historiques au Kosovo et des données tirées du recensement de la population de 196121, il proposait quatre options de partage. Selon la variante D, la plus favorable aux Albanais, les Serbes devaient conserver 45 % du territoire, avec Priština et les axes routiers Mitrovica-Peć et Priština-Prizren. Les villes de Peć et Prizren devaient être partagées. La part albanaise (55 %) consistait en trois morceaux disjoints. L'auteur n'a avancé aucune hypothèse sur son statut politique. Avec des corridors de circulation tronçonnant la part albanaise, la configuration est de type israélo-palestinien.

15 5) Steven Majstorović22, universitaire américain d'origine serbe, a proposé lors d'un colloque une division attribuant 75 % du Kosovo aux Albanais, 25 % aux Serbes. Selon lui, la moins mauvaise solution est de donner à chaque partie ce qu'elle veut réellement : aux Albanais l'indépendance, les Serbes conservant le contrôle de leurs principaux monastères et lieux de mémoire.

16 6) Dušan Bataković23 a avancé l'idée de “cantoniser” le Kosovo. Les campagnes seraient sous administration serbe ou albanaise selon leur majorité démographique, les villes principales sous administration mixte. La configuration spatiale est de type archipel. Cette solution, proposée pendant la guerre du printemps 1999, avait pour but de stopper l'émigration serbe, de créer une organisation spatiale complexe propre à rendre impossible une sécession même partielle, et de différer l'adoption d'une solution définitive, puisque était supposée durer au moins quinze ou vingt ans.

17 7) Le vice-Premier ministre serbe Nebojša Čović propose en 2002 la création d'une entité serbe largement autonome au nord du Kosovo. Dans le contexte du protectorat

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international, cette solution anticipe une éventuelle indépendance de la région et préfigure une partition qui pourrait alors intervenir (elle prévoit d'ailleurs le retour de l'armée yougoslave dans la partie nord).

18 8) Le débat sur le partage du Kosovo a été posé en termes plus généraux par le président de l'Académie des sciences de Serbie, Alexandre Despić. Selon lui, la Serbie a une raison fondamentale de se débarrasser de la totalité ou de l'essentiel de cette région, et elle est d'ordre démographique : il est clair que (...) dans quelques décennies à peine la structure démographique de notre pays va changer complètement (...). Dans vingt ou trente ans, la Serbie sera un pays avec deux peuples de taille similaire, un pays bilingue avec deux langues aux racines différentes (...). Alors que le peuple serbe, comme beaucoup d'autres, vit une récession démographique, la minorité albanaise est en pleine expansion, ou plutôt explosion démographique. S'il est assuré qu'un tel développement n'est pas favorable au peuple serbe (...) il faudra engager avec ceux qui veulent la sécession du Kosovo des discussions sur une séparation et une délimitation pacifiques et civilisées, afin d'éviter les tragiques expériences d'un passé récent.24

19 Toutefois, Despić n'avance aucune proposition concrète de découpage.

20 9) Un groupe d'experts25 formé par des partis politiques d'opposition, situant également sa réflexion à l'échelle de la Serbie toute entière, prône la suppression pure et simple du Kosovo comme région à statut particulier. Il en qualifie la création en 1946 d'« erreur fatale transformant une question de minorité en question territoriale » et ouvrant la voie à la revendication d'une septième république, « première étape vers la sécession ». Il ajoute que les Albanais ne peuvent justifier leurs prétentions à l'autonomie par leur supériorité numérique, car celle-ci est le résultat d'une violence exercée tout au long de l'histoire et « ex iniuria ius non oritur ». Ceci (rudement) dit, et constatant que le régime [de Milošević] anéantit les droits de tous les peuples de la province, il souhaite que la Yougoslavie devienne un État démocratique, ouvert, européen, respectueux des droits de l'homme tels que les définissent les standards internationaux, et uniformément divisée en treize régions d'un demi à un million d'habitants. Ces régions, délimitées selon des critères « géographiques, économiques et historiques », assumeraient par décentralisation une partie des fonctions de l'État, mais leur autonomie politique ne comporterait aucun attribut de souveraineté. Le Kosovo au sens strict et la Metohija deviendraient deux de ces régions, avec pour seule particularité institutionnelle d'avoir chacune une assemblée bicamérale, avec une chambre des nationalités où les Albanais ne disposeraient que de la moitié des sièges afin d'éviter que leur poids dans l'électorat ne leur permette d'imposer une politique conforme à leurs seuls intérêts. Cette solution, dépassée par les événements, a l'intérêt de montrer elle aussi que la question du Kosovo a pu être intégrée à une réflexion critique sur la Yougoslavie et à un projet d'ensemble.

21 Ces projets, on le voit, diffèrent beaucoup entre eux, à tel point que les trois quarts du Kosovo sont attribués au côté serbe et 90 % au côté albanais par au moins l'un des six qui comportent des propositions de partage précises. En d'autres termes, ces projets ne s'accordent que sur la destination de 35 % de la superficie de la province. Le second, par exemple, attribue aux Albanais la région du Lab ou Petit Kosovo (commune de Podujevo, au nord de Priština) car ils la peuplent presque exclusivement, tandis que le troisième lui attribue une telle importance stratégique qu'il propose d'organiser un échange de populations afin qu'elle demeure à la Serbie. On constate aussi qu'un même

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auteur peut avoir contribué à des projets très dissemblables. Toutefois, ils ont en commun trois catactéristiques : • ils développent essentiellement des arguments historiques, culturels ou démographiques, mais non économiques. Cette ellipse de l'économique se retrouve dans l'étude comparée que fait D. Bataković de plusieurs d'entre eux26. Pourtant, chacun entend conserver à la partie serbe les mines et les établissements industriels principaux ; • tous cherchent à réduire l'étendue de territoire qui resterait aux mains d'un pouvoir albanais, qu'il s'agisse d'autonomie ou d'indépendance ; • aucun n'est inspiré par l'ultranationalisme, qu'illustre au contraire le programme électoral du Parti radical serbe (SRS) de 1992, lequel envisageait, non de redécouper le Kosovo mais d'en expulser une grande partie des Albanais27 et de déménager les autres de le la zone limitrophe de l'Albanie sur 20 à 50 km de profondeur, renouant ainsi avec les projets de Čubrilović.

22 Cela signifie qu'aux yeux de leurs auteurs le Kosovo, tel que le pouvoir communiste l'a délimité, n'est pas adapté aux temps nouveaux. Ce qu'ils désirent le plus souvent, en vertu d'analyses focalisées sur les problèmes de la province ou étendues à ceux de la Serbie, c'est se débarrasser du plus grand nombre d'Albanais possible en perdant le moins possible de terrain, c'est-à-dire de limiter les dégâts. S'en débarrasser signifie leur assigner un espace réduit, autonome (mais où, on le soupçonne, l'État n'investirait plus guère), indépendant ou rattaché à l'Albanie – peu importe en définitive. Plusieurs projets évoquent d'ailleurs la possibilité d'organiser des migrations croisées. Étant donné la répartition des populations et l'état de leurs relations (aggravé depuis), cela reviendrait à déplacer plusieurs dizaines de milliers de Serbes et autres minoritaires et plusieurs centaines de milliers d'Albanais. Le résultat serait catastrophique pour les Albanais, confinés sur les 5 000 à 7 000 km2 les moins développés de la province avec une densité de population extrême-orientale, mais aucun projet ne mentionne cet inconvénient.

23 Milošević, au rebours de tous ces projets, a modifié la Constitution en 1989, mais non les limites territoriales. En 1999, il a tiré parti d'une occasion unique, les bombardements de l'OTAN, pour tenter d'expulser la majorité des Kosovars albanais tout en conservant la totalité de la province. Son échec, et la situation résultante, rendent son actualité à la problématique des limites du Kosovo tout en l'inscrivant dans un nouveau contexte.

24 L'élément nouveau de ce contexte est la Mission des Nations-Unies, qui régit le Kosovo au titre de la résolution 1244 du Conseil de sécurité, laquelle implique la mise en place d'une « autonomie substantielle » tout en reconnaissant l'appartenance de la région à la Yougoslavie. Or, les Albanais locaux refusent toute réintégration effective au sein de celle-ci et se sont fixé pour objectif l'indépendance. La communauté internationale, dépourvue de consensus sur l'avenir à long terme du Kosovo, cherche à détourner leur attention vers la question plus concrète de la mise en place et du fonctionnement démocratique des institutions de l'autonomie. Les élites politiques albanaises locales déclarent “jouer le jeu”, bien qu'elles n'en aient pas fixé les règles, mais cette situation ne saurait être que provisoire, tant l'attentisme risque d'être contre-productif. Dans ces conditions, le Kosovo, s'il accède à l'indépendance, éventuellement qualifiée de conditionnelle28, peut-il le faire dans ses limites actuelles ? Cette question rend une certaine actualité aux propositions serbes qui viennent d'être examinées, mais renvoie aussi à des projets albanais.

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Agrandir le Kosovo ?

25 Les projets albanais diffèrent des précédents en ce qu'ils émanent directement de partis politiques et se soucient au minimum de conserver le Kosovo tel quel, ou bien de l'accroître, ou de le faire disparaître par réunion à l'Albanie, non de le réduire. L'idée de base est que le Kosovo, étant sujet de rang fédéral de la fédération yougoslave au titre de la Constitution de 1974, a le droit de s'en dissocier au même titre que les républiques. La question de la modification des limites du Kosovo ou de leur maintien en l'état a été posée notamment à partir du référendum de septembre 1991, par lequel les Kosovars albanais se sont prononcés pour l'indépendance à la quasi-unanimité. Cette question était alors reliée par le Conseil de coordination des partis albanais de Yougoslavie29à trois hypothèses sur l'avenir de ce pays : 1) si les frontières extérieures et intérieures de la Yougoslavie ne changent pas, le Kosovo sera un État souverain susceptible de s'associer aux autres républiques yougoslaves ; 2) si les frontières entre celles-ci changent, il faut créer une république de tous les Albanais de Yougoslavie ; 3) si les frontières extérieures de la Yougoslavie changent, les Albanais décideront par référendum de l'union à l'Albanie des territoires où ils sont majoritaires. Ces trois variantes renvoient respectivement au Kosovo tel qu'il existe, à un Kosovo agrandi et à une Albanie ethnique, la possibilité d'adhérer à une Yougoslavie transformée en confédération d'États souverains étant préservée dans les deux premières. Or, même si le début des années 1990 a été marqué, là comme ailleurs, par nombre de prises de position maximalistes, le parti le plus influent, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), a le plus souvent refusé l'idée de discuter des limites du Kosovo, craignant qu'elle ne se fasse au détriment des Albanais30 et prenant acte de ce que les quatre républiques qui se sont dissociées de l'ex-Yougoslavie ont été reconnues dans leurs limites héritées (et n'en ont d'ailleurs pas revendiqué d'autres).

26 Toutefois, la guerre et l'affirmation d'un nationalisme plus radical dans la matrice politique de l'UÇK ont fait (res)surgir d'autres ambitions. Bardhyl Mahmuti, alors l'un des porte-parole de l'UÇK, était très explicite. Dans un entretien avec la revue italienne de géopolitique Limes, il expliquait un jour de l'été 1998 : « notre objectif final, pour lequel nous sommes disposés à combattre jusqu'à la mort, durant des siècles s'il le faut, est l'Albanie ethnique unie. Non la Grande Albanie, concept fasciste, mais l'Albanie ethnique, c'est-à-dire toutes les terres de peuplement albanais ». La première étape est alors de libérer le Kosovo, mais : « les frontières du Kosovo ne sont pas les actuelles, dessinées à l'intérieur de la Serbie. À Rugova elles conviennent. Pour moi au contraire les frontières du Kosovo sont celles des terres à majorité albanaise comprises au XVIIIe siècle dans le vilayet ottoman [de Kosova]31 avec pour capitale Skopje » 32. D'autres ultra-nationalistes revendiquaient en outre la région de la Toplica, en partie peuplée d'Albanais avant que le Congrès de Berlin de 1878 ne l'attribue à la Serbie. Ce genre de déclarations a donné corps à la notion de “Grand Kosovo”, que l'on trouve essentiellement dans le discours de ceux qui dénoncent les ambitions albanaises réelles ou supposées33. On en trouve une expression plus récente dans le programme du Mouvement populaire du Kosovo (LPK), parti fondateur de l'UÇK34 : « la question albanaise dans les Balkans n'est toujours pas résolue, car la situation des Albanais de Macédoine, du Monténégro et du Kosovo oriental est identique à celle d'un peuple opprimé (...). Le peuple albanais du Kosovo doit s'orienter vers l'indépendance et

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former un État qui comprendra tous les territoires occupés où les Albanais sont en majorité »35.

27 En fait, ces positions maximalistes, contemporaines des combats de l'UÇK, ont perdu beaucoup de terrain dans le contexte de la nécessaire collaboration avec les autorités de tutelle du Kosovo. Les références à l'“Albanie ethnique”, ou "naturelle", concept développé par quelques intellectuels36 sont rares (en Albanie elles le sont plus encore) et ne renvoient à aucun programme précis. Et ceux qui souhaitent, ou simplement tiennent pour envisageable une modification des limites du Kosovo se bornent le plus souvent à évoquer l'idée d'en échanger le nord, majoritairement serbe, contre un fragment de la Serbie du Sud, majoritairement albanais : les municipalités de Bujanovac, Preševo et un groupe de villages de celle de Medveđa – ce que certains appellent “Kosovo oriental”.

28 Examinons ces deux points. La vallée de Preševo a vu se développer en 2000 l'insurrection albanaise de l'UÇPMB (Armée de libération de Preševo, Medveđa et Bujanovac), dont l'implantation fut facilitée par l'existence, à l'époque, d'une zone d'exclusion contiguë au Kosovo et où la Serbie ne pouvait faire entrer que des policiers légèrement armés. Cette insurrection, organisée par des anciens de l'UÇK en partie originaires du lieu, s'appuyait sur les tensions fortes existant entre la population albanaise et les forces serbes repliées du Kosovo, stationnées sur place. Elle eut l'ambition de susciter des troubles afin de provoquer l'extension du mandat de l'ONU, en d'autres termes le rattachement de fait de cette région au Kosovo, ce que souhaitaient les Albanais locaux. L'ONU et l'OTAN, après l'avoir tolérée, probablement parce qu'elle créait des difficultés au régime de Milosevic, ont après la chute de celui-ci fait pression pour qu'elle cesse. Au printemps 2001, des négociations avec le nouveau pouvoir serbe ont abouti à un accord prévoyant une amnistie, la formation d'une force de police mixte, des embauches et l'affectation de crédits au développement local, mais aucune forme particulière d'autonomie locale. L'UÇPMB a accepté d'être désarmée, les forces serbes ont été autorisées à se déployer dans la zone d'exclusion. En somme, il n'est pas question de rattacher la vallée de Preševo au Kosovo. Dans ces conditions, l'idée d'un échange territorial semble disqualifiée, de sorte que les Albanais pourraient avoir à envisager hors de toute perspective de compensation le traitement du problème du Nord-Kosovo.

29 S'agissant de celui-ci, les Albanais n'auraient probablement pas de réticences excessives s'il s'agit de renoncer aux espaces de peuplement serbe des communes de Leposavić et Zubin Potok, dont l'intégration à une entité indépendante, ou clairement destinée à l'être, serait très difficile37. Mais l'enjeu véritable serait l'agglomération de Mitrovica, à cause de la présence des mines et des usines de l'entreprise Trepča et de l'importance symbolique de l'actuelle coupure de la ville au niveau du cours de l'Ibar. La KFOR a entrepris, en vertu du droit au retour des personnes déplacées par le conflit, de réinstaller des Albanais dans la partie nord de la ville, alors que la réciproque demeure impossible38. Les deux "camps" réagissent différemment, les Albanais s'impatientant de la lenteur du processus, les Serbes craignant de perdre complètement la ville. Mais, comme les tâches d'assistance et de protection de la KFOR envers chacun d'eux l'emportent sur la fonction répressive, aucun ne la considère comme un adversaire et la conflictualité locale a beaucoup diminué. Toutefois, il est hautement probable qu'elle exploserait à nouveau si l'on s'orientait réellement vers l'indépendance du Kosovo, les affrontements se polarisant alors le long de la frontière

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de fait que constitue à Mitrovica la limite “ethnique”, s'il n'est pas question de modifier les frontières politiques, et, dans le cas contraire, dans les parages du nouveau tracé envisagé. Cette perspective inquiète suffisamment certains analystes pour leur faire préférer la situation actuelle, ainsi Baton Haxhiu, rédacteur en chef adjoint du journal Koha Ditore : « mieux vaut le statu quo sous supervision internationale, pour ne pas ouvrir le problème des frontières »39.

30 Toutefois, l'attentisme peut s'avérer contre-productif, notamment parce qu'il peut déresponsabiliser les élites d'une communauté sous “protectorat” et conduire à de nouvelles manifestations d'extrémisme. C'est pourquoi des voix s'élèvent, non seulement parmi les acteurs balkaniques directement intéressés aux changements éventuels, mais aussi parmi les représentants de la communauté internationale. Selon Jacques Rupnik, « le vrai but d'un protectorat devrait être d'oeuvrer à sa propre disparition »40, ce qui débouche sur la mise en avant de l'indépendance conditionnelle. La Commission internationale indépendante sur le Kosovo, qui recommande cette solution, estime que l'une des conditions doit être de « renoncer explicitement à toute modification des frontières, c'est-à-dire à tout projet de Grande Albanie, voire de Grand Kosovo »41. Ceci implique aussi de renoncer à toute réduction du Kosovo, conformément à la position dominante de la communauté internationale qui est d'éviter de nouvelles migrations forcées et de préserver, voire de reconstituer les communautés pluriethniques, ainsi qu'en Bosnie. Toutefois, d'autres propositions vont dans le sens de l'achèvement d'États-nations plus homogènes comme clé de l'apaisement dans les Balkans. Ainsi Steven Mayer, ancien chef du département Balkans de la CIA, propose-t-il une conférence internationale qui réglerait tous les problèmes territoriaux pendants en fixant de nouvelles frontières conformes à la répartition spatiale des groupes nationaux, après que les populations concernées se soient prononcées par référendum42. Que les problèmes soient traités au coup par coup ou par un nouveau Congrès de Berlin, la perspective de remaniements de frontières n'est pas complètement exclue. Mais en tant que territoire politique, le Kosovo, en dépit du caractère quelque peu improvisé de sa délimitation et des multiples façons dont celle-ci est contestée, pourrait se révéler plus résistant qu'on ne le pense. Du fait de la manière dont la société locale s'y est structurée et territorialisée, il n'est certainement pas plus soluble dans une Grande Albanie qu'il ne l'est dans la Serbie.

NOTES

1. Kazakov (Emil), La nation bulgare au XXe siècle : permanences géopolitiques, Université de Paris 8 : thèse de doctorat, 2002. 2. Il exista toutefois un Comité régional du PCY, créé en 1937, puis un Comité régional de libération nationale, créé le 1er janvier 1944, dans un découpage territorial semblable, à ceci près que Leposavić (nord du Kosovo) n'en faisait pas partie mais que Preševo et Bujanovac (Serbie du Sud, hors Kosovo) y étaient in clus. Ce détail est parfois évoqué par les partisans de remaniements territoriaux limités.

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3. Territoire autonome de Kosovo-Metohija, AKMO {1946), Province autonome de Kosovo- Metohija, APKM (1963), Province socialiste autonome de Kosovo, SAPK (1974), à nouveau Kosovo- Metohija (1989). Le nom de Kosovo est employé ici par commodité. 4. Malcolm (Noel), Kosovo : A Short History, New York University Press, 1998. 5. Vickers (Miranda), Between Serb and Albanian : A History of Kosovo, Columbia University Press, 1998. 6. Même si, dans le détail, le tracé de ses limites est discutable du point de vue de l'un ou l'autre de ces critères de cohérence, en particulier au nord de Mitrovica. 7. Sauf la banovine de la Drave, correspondant assez bien au peuplement Slovène. 8. Ce que le géographe Milovan Rodovanović considère comme un « parfait exemple d'idiotie politique » (« Zašto je ismišljeno Kosovo » [Pourquoi a été inventé le Kosovo], Intervju, (320), 15/10/93). 9. Cf p. ex. l'article de Radisavljević (Zoran), « Makedonci oteli srpske pašnjake » [Les Macédoniens ont usurpé des pâturages serbes], Politika, 21/04/92, p. 10, où la Macédoine est accusée d'usurper 10 487 ha de pâturages de la commune de Dragaš, Kosovo. De fait, les cartes publiées en ex-Yougoslavie présentaient des variantes sur ce point. 10. Roy (Olivier), La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris : Seuil, 1997. 11. Bogdanović (Dimitrije), Knjiga o Kosovu, Beograd : SANU, 1986. 12. Fondé sur les notions d'attractivité, de desserte et de réseau urbain. 13. À nouveau fusionnées par la suite. 14. Propos de Milomir Minić, secrétaire exécutif de la Présidence du Comité central de la Ligue des com munistes de Serbie, cité par Zejneli (Z.), « Formiraju se tri samostalne opštine » [Trois communes auto nomes se forment], Politika, 10/06/88, p. 12. 15. Kofos (Evangelos), Veremis (Thanos) , « Kosovo : Efforts to solve the Impasse », The International Spectator, avril-juin 1998 ; Milicojević (Cvijetin), Cani (Bahri), « Ko deli Kosovo ? » [Qui divise le Kosovo ?], Betim, juillet 1996 ; Pula (Gazmend), « The Serbian Proposal for the Partitioning of Kosova », Südosteuropa, (8), 1996 ; Spahiu (Nexhmedin), Serbian Tendencies for Partitioning of Kosova, Budapest : Central European University, 1999 ; Triantaphyllou (Dimitrios), éd., Quel statut pour le Kosovo ?, Paris : UEO / IES [Cahiers de Chaillot (50), octobre] 2001 [six points de vue]. 16. Anonyme, « Progetto serbo di spartizione del Kosovo », Limes, (2-3), 1993. 17. Bataković (Dušan), « Progetti serbi di spartizione », Limes, (3), 1998. 18. Roux (Michel), « Spartire il Kosovo ? Elementi per un dossier », Limes, (2), 1999 ; Roux (Michel), « Partager le Kosovo ? Éléments pour un dossier », Limes/Golias, hors-série, été 1999 [les titres des cartes 1 et 3 sont permutés]. 19. Radovanović (Milovan), « Kosovo i Metohija kao geografska i etnokulturna celina Republike Srbije, Savezne Republike Jugoslavije i Jugoistočne Evrope » [Le Kosovo-Metohija, entité géographique et ethno-culturelle de la République de Serbie, de la République fédérale de Yougoslavie et de l'Europe du Sud-Est], in Spasovski (Milena), ur., Etnički sastav stanovništva Srbije i Crne Gore i Srbi u SFR Jugoslaviji [La composition ethnique de la population de la Serbie et du Monténégro et les Serbes en RFS de Yougoslavie], Belgrade : Stručna knjiga, 1993. 20. Krstic (Branislav), Kosovo između istorijskog i etničkog prava [Le Kosovo entre le droit historique et le droit ethnique], Belgrade : Kuća Vid, 1994. (Pour une réponse à cette analyse, cf. Hysa (Ylbex), Islami (Hivzi), Surroi (Veton), « Why can't Kosova be divided », Koha, (28), 1994). 21. Il s'y réfère car dans les recensements suivants, la disproportion des populations albanaise et serbe est telle que le critère démographique ne permet plus de définir pour les Serbes un territoire cohérent. 22. Majstorović (Steven), « The Endgame in Kosovo », Communication au colloque Identité et autonomie territoriale dans les sociétés plurielles, Saint Jacques de Compostelle, juillet 1998.

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23. Bataković (Dušan), « Kantonizacija Kosova i Metohije » [La cantonisation du Kosovo- Metohija], Duga, septembre 1998. 24. Večernje novosti, 07/06/96, p. 2. 25. Ekspertska grupa (D. Bataković, M. Jovičić, Z. Lutovac, C. Očić, K. Čavoski, D. Popović), Predlog demo-kratskog rešenja kosovsko-metohijskog pitanja [Proposition de résolution démocratique de la question du Kosovo-Metohija], http://www.kosovo.com/exp_groups.html, 1998. 26. Bataković (Dušan), « Progetti serbi di spartizione » (art. cit.). 27. Prétendant à cette fin que 700 000 d'entre eux étaient venus illégalement d'Albanie. 28. Rupnik (Jacques), « L'après-guerre dans les Balkans et la question du Kosovo », Cahiers de Chaillot, (50), 2001 29. Déclaration politique du 11 octobre 1991. 30. Cf. Rugova (Ibrahim), La question du Kosovo, Paris : Fayard, 1994, pp. 93-95. 31. Le vilayet (province) de Kosova englobait, outre le Kosovo actuel, le Sandjak et une partie de la Macédoine. 32. Mahmuti (Bardhyl), Agani (Fehmi) (interviste), « I Balcani secondo Gli Albanesi », Limes, (3), 1998, p. 125. 33. Ainsi l'ancien Président macédonien Kiro Gligorov, interview à Vreme, 29/03/01. 34. Denaud (Patrick), Pras (Valérie) , Kosovo. Naissance d'une lutte armée. UCK, Paris : L'Harmattan, 1999. 35. Cité par Chiclet (Christophe), « L'UCK cherche une revanche en Macédoine », Le Monde diplomatique, avril 2001, p. 22. 36. Qosja (Rexhep), La question albanaise, Paris : Fayard, 1995. [nb : carte p. 307 illisible par suite d'une permutation des figurés en légende] 37. Il y a toutefois au moins une difficulté : le barrage de Gazivoda sur l'Ibar, essentiel à l'approvisionnement en eau du Kosovo, se trouve sur le territoire de la seconde. 38. Processus analysé par Braem (Yann), Géopolitique d'une présence multinationale : la présence française au Kosovo face aux questions nationales, Université de Paris 8 : mémoire de DEA, juin 2001. 39. Entretien, mai 2001. 40. Rupnik (Jacques), « L'avenir des protectorats internationaux sur les Balkans », Critique internationale, (16), 2002, p. 92. 41. Commission internationale indépendante sur le Kosovo présidée par Richard Goldstone et Carl Tham, « L'indépendance conditionnelle pourquoi ? », Critique internationale, (16), 2002, p. 106. 42. Cf. son interview à Dnevnik, 09/10/0202.

RÉSUMÉS

Le Kosovo, entité politique créée par le pouvoir communiste yougoslave pour gérer une population composite à majorité albanaise, est devenu la source et le théâtre de difficultés majeures avant, pendant et après la décomposition de l'ex-Yougoslavie. Le présent texte examine les aspects territoriaux d'une remise en cause multiforme du Kosovo portant sur son statut, ses limites, ses subdivisions et son existence même. Il s'achève sur une réflexion prospective.

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AUTEUR

MICHEL ROUX Géographe, Université de Toulouse-Le Mirail et UMR 5045 CNRS « Mutations des territoires en Europe ». [email protected]

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La problématique de l'Europe (re)découverte par le parti socialiste bulgare

Marta Touykova

1 « Il existe un consensus politique en Bulgarie sur la stratégie du pays en ce qui concerne l'orientation de la politique étrangère. L'adhésion à part entière à l'Union européenne et à l'OTAN bénéficie du soutien de toutes les forces politiques représentées à l'Assemblée nationale et de la vaste majorité de l'opinion publique bulgare. »1 Cette affirmation de Georgi Părvanov, ancien leader du Parti socialiste bulgare (PSB) et actuel Président de la République de Bulgarie, n'était pas envisageable il y a seulement deux ans en Bulgarie. En effet, si un consensus politique en faveur de l'intégration européenne a émergé dès le début des années 1990, il faudra attendre l'an 2000 pour que le PSB se rallie au principe de l'intégration euro-atlantique. Par ailleurs, la thématique euro-atlantique a été très présente dans le débat politique bulgare courant 2002 : la Bulgarie a obtenu une date pour son adhésion à l'UE (2007) et une invitation à rejoindre l'OTAN en 2004.

2 En fait, si l'idée que la Bulgarie a sa place dans une Europe unifiée et qu'elle doit se développer à son image a été admise et véhiculée par les élites politiques et a trouvé un écho dans la population2, les implications concrètes de ce processus de rapprochement ne faisaient pas l'objet d'un accord au sein de la classe politique. L'Europe désigne bien plus qu'un ensemble géographique, elle recouvre une multitude de dimensions et de significations – culturelles, politiques, institutionnelles, juridiques, économiques, sociales, etc. – attachées à l'Europe de l'Ouest, l'Occident, et qui recouvrent également les États-Unis intégrés via la dimension atlantique. Toutefois, de façon générale, la transition a été considérée comme un retour à l'Europe et les emprunts comme un passage obligé afin d'atteindre ce modèle. Le changement se présente comme un processus d'européanisation qui prend principalement deux directions : une convergence de la formalisation de la vie politique, économique et sociale du pays à travers l'adoption de règles, de normes, de modèles européens et un rapprochement en vue de l'intégration du pays dans l'Union européenne (UE) et l'OTAN. Ainsi, la

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(re)démocratisation a tendance à être présentée par les observateurs et les acteurs comme un retour vers l'Europe – entendue ici comme Occident et désignée par le couple euro-atlantique. Ce processus impulsé et entretenu par les élites politiques locales, avec le soutien de conseillers et d'experts étrangers, a été pris en charge par les partis politiques à la recherche de ressources légitimatrices. Les références à l'Europe et l'intégration européenne sont devenues des outils politiques à usage national et ont été intégrées dans la construction partisane et les relations inter et intra-partisanes. Or, la question de la construction partisane des organisations politiques qui ont émergé aux lendemains des changements de 1989 en Bulgarie se pose différemment selon qu'il s'agit d'une part, de partis nouvellement créés ou recréés (les partis historiques issus des parties interdits à partir de 1944) ou, d'autre part, des partis successeurs des anciens partis communistes. La légitimité de ces derniers, même s'ils ont participé au changement de régime et se sont ralliés aux règles du jeu démocratique, est fragile, ils doivent donner des gages de bonne conduite et prouver qu'ils ont rompu avec le passé. Cette exigence souligne toute l'ambiguïté et la complexité du statut de parti successeur – il implique la simultanéité d'un processus de rénovation et d'un processus de conservation.

3 Parallèlement, l'émergence d'un paysage politique différencié rend visibles les tensions et les clivages sur lesquels se construisent les partis politiques. Dans les premières années des changements, la vie politique bulgare se caractérise par une grande instabilité et de fréquentes crises. Jusqu'en 2001, deux partis – le PSB, successeur de l'ancien parti communiste et l'Union des forces démocratiques (UFD), front anticommuniste issu de l'opposition – se sont succédé au pouvoir. L'année 2001 a été marquée par une double alternance inédite, le Mouvement politique Siméon II (MNSII), créé quelques mois seulement avant les élections par le dernier roi bulgare revenu d'exil, a remporté le scrutin législatif de juin, alors qu'en novembre, le leader du PSB, Georgi Părvanov, est devenu le premier Président socialiste de la Bulgarie post- communiste. Les années d'alternance au pouvoir entre le PSB et l'UFD se caractérisent par une idéologisation exacerbée sur l'axe communisme-anticommunisme qui est imposé comme grille de lecture de la vie politique bulgare. L'enjeu principal consiste à prouver la rupture avec l'ancien régime et à assurer l'irréversibilité du choix démocratique. L'européanisation est convoquée pour prouver cette rupture avec le passé, elle devient un enjeu sur lequel les partis doivent se positionner. La plupart des partis bulgares nouent des liens, établissent des échanges, reprennent des problématiques et des références idéologiques et se reconnaissent dans des homologues ouest-européens et tentent d'adhérer aux fédérations européennes de partis. Des distinctions entre partis pro-européens et partis anti- ou non-européens (qui mobilisent d'autres allégeances, identités et partenariats) s'établissent. En fait, c'est principalement la question de l'adhésion de la Bulgarie à l'OTAN qui a fait l'objet d'une confrontation vive entre les deux principaux partis bulgares. L'UFD a tenté de transformer la question de l'adhésion à l'OTAN, et plus précisément la réticence des socialistes, en ligne de fracture dans le paysage politique bulgare. Le refus du PSB était alors présenté comme le symptôme de l'incapacité du parti successeur à se réformer et à abandonner les allégeances du passé – il s'agissait de délégitimer ce parti.

4 Ce que cet article se propose d'étudier à travers la difficile construction partisane du PSB et de sa légitimation dans l'espace politique bulgare, ce sont les emprunts, l'instrumentalisation des liens avec l'Occident et notamment avec les partis sociaux- démocrates européens. Ce qui se joue, entre autres, à travers ces processus de

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mimétisme et de différenciation, c'est la (re)définition de la gauche bulgare. Une définition complexe à la fois en raison des difficultés internes et de l'hétérogénéité même du PSB, traversé par des courants divers et des tensions et qui reste marqué par un héritage communiste prégnant et stigmatisé par ses concurrents issus de la dissidence. Il s'agit de s'intéresser à l'adaptation et à la transformation de ce parti politique bulgare en référence au modèle européen. Ce processus comporte deux dimensions : • l'adoption du modèle du parti de gauche européen – il s'agit du processus de normalisation du PSB, sa transformation en "parti comme les autres" qui prend la forme d'une social- démocratisation et se concrétise par des transferts idéologiques et programmatiques et une recherche de partenaires, amis et parrains européens et occidentaux ; • son ralliement à l'intégration euro-atlantique – sa transformation en parti capable et désireux de mener à bien l'intégration euro-atlantique de la Bulgarie. En effet, en tant que parti successeur, le PSB véhicule l'héritage d'une autre affiliation, son orientation pro-russe qui constitue un élément fondateur de son identité.

5 Avant d'analyser ces dimensions, il convient de revenir sur la thématique européenne dans la vie politique bulgare.

Conceptions / perceptions de l'Europe en Bulgarie

6 Le processus de passage à la démocratie, vécu et perçu par les acteurs comme une “voie” ou un “retour” vers l'Europe, réactualise dans le cas bulgare une vision de l'Europe comme symbole et modèle de modernisation3. La plupart des chercheurs bulgares s'accordent que le processus de changement politique et économique des années 1989 et d'intégration européenne constitue la troisième vague de modernisation- imitation pour la Bulgarie – la première étant celle du Réveil national et de la construction de l'État moderne bulgare et la deuxième l'industrialisation lancée dans les années 1930 et poursuivie par le régime communiste4. Au cours de ces phases de modernisation et de rattrapage, les élites bulgares ont érigé le modèle européen en objectif à atteindre. Il s'agit à la fois de (ré)intégrer un espace géographique commun après les périodes de séparation que sont l'intégration dans l'Empire ottoman ou dans le bloc soviétique, un espace politique qui partage les mêmes règles et normes et un espace économique. L'Europe est présentée comme une civilisation porteuse et synonyme de modernité, de changements (politiques, culturels, sociaux), de prospérité, de bien-être économique et de progrès (techniques). Il s'agit en fait d'une entité imaginaire, imaginée (d'ailleurs, les traditions nationales ne sont pas forcément différenciées) à laquelle est associé un ensemble de valeurs. On constate donc une réceptivité aux modèles étrangers, une aspiration des élites bulgares à l'européanisation du pays qui se concrétise par des stratégies de transferts et d'importation.

7 La relation par nature déséquilibrée entre la périphérie et le centre est également source de déceptions et de ressentiments. L'idéalisation d'un modèle européen crée des attentes importantes. Le désintérêt ou le rejet des parrains désirés peut provoquer la déception et le ressentiment. L'attraction souligne la différence et le retard bulgare et peut également susciter des inquiétudes et être présentée comme une menace potentielle pour l'identité et les intérêts du pays. D'ailleurs, le modèle européen n'est pas l'unique référence mobilisée par les élites bulgares. L'autre pôle d'attraction est

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constitué par la Russie, présentée par ses supporters comme le “double libérateur” (du “joug” ottoman et du fascisme). Sa place et son rôle dans la vie du pays à certains moments de l'histoire font l'objet d'un débat vif au sein de la classe politique divisée entre russophiles et russophobes. Le rapport à ces influences extérieures fait depuis le XIXe siècle l'objet de débats au sein des élites bulgares et de luttes entre pro- et anti-, - philes et -phobes, à propos du modèle le mieux adapté aux réalités locales et des parrains les mieux disposés envers le pays et le mieux à même de défendre ses intérêts.

Les images de l'Europe dans une perspective historique

8 L'image de l'Europe qui émerge en Bulgarie au cours du XIXe siècle est construite, diffusée et renouvelée par des passeurs – intellectuels, hommes politiques, voyageurs, étudiants qui ont suivi une formation en Europe. Les contacts avec l'Europe se développent et la connaissance de ses mœurs, habitudes, de son histoire commence à être diffusée. Ces contacts sont par ailleurs des ressources socialement valorisées, sources de prestige et d'influence. L'attraction exercée par l'Europe se concrétise par la transposition des règles du jeu politique. Les bâtisseurs du jeune État bulgare sont à la recherche de modèles et d'affiliations et ils se tournent vers l'Europe – l'adoption de la monarchie constitutionnelle et la lettre de la Constitution bulgare de 1879 témoignent de ces emprunts aux modèles européens. Ces transferts sont simultanément encouragés par les “Grandes Puissances” qui parrainent la construction de l'État bulgare.

9 Le régime socialiste va tenter de créer deux blocs antagonistes et séparés. Il va essayer d'instaurer une nouvelle séparation entre l'Europe (de l'Ouest) et la Bulgarie et de déplacer le pôle d'attraction de l'Europe vers l'URSS en exploitant le fond de russophilie présent chez certaines élites et couches de la population. Non seulement, ce discours ne va pas véritablement prendre, ni réussir à construire une frontière imperméable entre les deux blocs, mais il va contribuer à développer en réaction une image idyllique de l'Ouest comme terre de libertés et d'abondance. Image d'autant plus magnifiée que les contacts avec l'Europe et l'information en provenance de l'Ouest sont réduits même si les relations diplomatiques sont maintenues ou rétablies avec certains pays occidentaux.

10 Le passage vers la démocratie et l'économie de marché marquent le rejet de ce modèle alternatif incarné par l'Union soviétique et le ralliement au modèle et aux valeurs européens. Les “autres” Européens s'identifient et se reconnaissent dans l'Europe puis ils tentent de l'imiter, de la transposer – de réaliser une réunification symbolique du continent. Ce mouvement s'accompagne d'un travail de redécouverte du passé européen des anciens pays de l'Est. D'ailleurs, l'expression pays de l'Est qui marquait la division idéologique est remplacé par une dénomination qui se veut plus neutre : Europe centrale et orientale. En Bulgarie, comme dans les autres PECO, on assiste à nouveau à l'émergence d'un discours sur l'Europe. Ce discours comporte plusieurs facettes et révèle les différentes dimensions projetées dans la notion Europe. Il met en évidence des tensions entre une appartenance ressentie et déclarée à l'Europe et un processus d'intégration soumis à des conditions et à des contraintes concrètes qui peuvent devenir des obstacles sur le chemin du retour.

11 Ainsi, pour reprendre la classification de F. de la Serre, C. Lequesne et J. Rupnik5, on peut établir que l'Europe est présentée comme un choix de civilisation, un choix politique, économique et de sécurité.

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12 L'Europe est une civilisation, une culture, à laquelle la Bulgarie appartient de droit en dépit des arrachements consécutifs à son intégration imposée dans l'Empire ottoman puis l'Union soviétique. La Bulgarie a des mérites dans l'édification de la civilisation européenne (l'alphabet cyrillique). La Bulgarie est chrétienne. « Ce véritable consensus [sur la priorité que la Bulgarie accorde à son intégration dans les structures économiques et politiques européennes] reflète le profond sentiment national d'appartenance à la même communauté de valeurs et d'aspirations humaines, au même patrimoine historique et culturel. »6 L'appartenance à l'Europe est un “choix de civilisation” selon les termes du Président Stojanov.

13 Le retour à l'Europe exprime également un choix politique revendiqué par tous les partis bulgares, celui de la démocratie. Jeliou Jelev souligne bien cet enjeu : « l'intégration aux organisations européennes et euro-atlantiques est porteuse d'une dynamique démocratique. Notre adhésion à celles-ci rendra irréversibles les processus démocratiques à l'intérieur du pays »7. En effet, l'intégration dans le concert européen impose des contraintes en matière de respect des règles démocratiques ce qui permet en quelque sorte d'arrimer solidement la démocratie.

14 Le choix du modèle européen comporte également une dimension économique – l'adoption de l'économie de marché et l'espoir qu'elle apportera la prospérité au pays – et une dimension en matière de sécurité extérieure avec la nécessité de réorienter la politique étrangère bulgare. C'est sur ces deux questions – le modèle économique et l'adhésion de la Bulgarie à l'OTAN – que les positions des deux principaux partis politiques bulgares ont différé.

15 Ce sentiment d'appartenance à une communauté de culture et de partage d'un ensemble de valeurs favorise la capacité à se reconnaître dans les modèles politiques européens, il nourrit le consensus européen. Dans cette optique, les emprunts ne sont pas considérés a priori comme la transplantation de quelque chose d'extérieur ou d'étranger, mais comme un rattrapage. Cette perception entretient l'illusion qu'il suffit d'exprimer son souhait de revenir dans la famille européenne pour y être admis et que cette admission doit s'accompagner de gestes symboliques, d'un traitement préférentiel (un plan Marshall pour l'Est). Or l'intégration européenne est soumise à des règles et à des procédures précises qui révèlent l'aspect contraignant et conditionnel de ce retour. En effet, l'intégration européenne et euro-atlantique implique un changement démocratique interne (juridique et institutionnel) comme condition nécessaire8. Ce processus impose des règles et des transferts (l'acquis communautaire) concrets et contraignants. La contrainte s'exerce au travers de sommets, de décisions, de rapports périodiques, de feuilles de route mais également de coopérations, d'aides, d'accès aux fonds structurels de pré-adhésion.

16 De facto, le processus d'intégration met en évidence les décalages, les différences entre l'Europe et la Bulgarie et contribue à creuser les frontières (avant de pouvoir les effacer). Ce qui réactive le sentiment de division de l'Europe et d'exclusion. Ivailo Znepolski l'exprime par une image forte, pour lui le rideau de fer a été remplacé par un « rideau de normes et de régulations européennes »9. Maria Todorova dénonce l'émergence d'une « rhétorique de l'exclusion » qui s'appuie sur une image négative des Balkans et réactive des stéréotypes et des divisions de l'Europe10. D'ailleurs, comme le souligne l'historienne Iskra Baeva, la réflexion, exprimée à travers l'appel communément admis pour une « voie vers l'Europe » montre que les Européens de l'Est se définissent comme extérieurs à

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l'Europe, tout en ressentant douloureusement la façon dont ils sont définis par les autres : Orient ou frontière de la civilisation européenne. (...) Cette ambition perpétuelle de se comparer pour prouver son appartenance à l'Europe, conduit facilement à adopter de façon non critique de modèles non conformes aux données et traditions locales.11

17 Ces réflexions incitent à s'interroger sur la transposition de modèles qui, même s'ils sont perçus comme proches et sont acceptés, n'en restent pas moins importés, ainsi que sur la dimension téléologique des changements. De fait, il ne suffit pas seulement de rejoindre l'Europe en pensée et dans les intentions pour effacer le passé mais de mettre en place une série de changements concrets.

L'Europe saisie par les élites politiques

18 Le retour vers l'Europe est un processus essentiellement impulsé par le haut, ce sont les élites politiques qui sont à l'origine du discours sur l'Europe et qui sont les agents de l'européanisation. Ce processus se traduit notamment par : • l'emprunt des règles du jeu, des normes en vigueur dans les vieilles démocraties européennes au niveau des institutions politiques, économiques, de la construction des partis politiques. Les emprunts et les influences étrangères sont visibles notamment au moment de l'adoption de la nouvelle Constitution bulgare rédigée, comme celles d'autres PECO, avec l'aide d'experts étrangers afin de recueillir le meilleur des textes étrangers. Les transferts reposent sur la croyance en l'efficacité d'un mécanisme – la démocratie constitutionnelle, l'économie de marché, etc. – pour résoudre les problèmes auxquels doit faire face la Bulgarie ; • une réorientation de la politique étrangère, notamment en direction des organisations multilatérales et de coopération (dont l'UE et l'OTAN en premier lieu). La question du nouveau système de sécurité européen se pose avec acuité et surtout celle de l'adhésion ou non à l'OTAN. Le désir d'adhérer aux structures européennes – CEE/UE, Conseil de l'Europe, mais également l'OTAN – marque un rétrécissement du sens du retour à l'Europe désormais entendu comme adhésion à l'UE et à l'OTAN.

19 La majorité des partis bulgares se réclame de valeurs européennes et recourt à des références européennes dans leur processus de construction partisane. Le discours sur l'Europe participe au travail de légitimation et d'identification des acteurs politiques. Les partis politiques – nouveaux ou réformés – en quête de rupture avec le passé et de ressources légitimatrices, de filiations et de parrainages convoquent l'Europe et les Européens. La plupart des organisations politiques se réclament d'une identité européenne, se construisent ou se réforment à l'image de leurs homologues des vieilles démocraties, certains affichent même la référence européenne dans leurs labels : la plate-forme « Voie bulgare vers l'Europe » (créée au sein du PCB fin 1989), le Parti pour les États-Unis d'Europe et du monde, l'Euro-gauche. Ces emprunts contribuent à l'émergence d'un système de partis qui présente des similitudes visibles (à travers les labels, les positionnements sur un axe gauche-droite, etc.) avec le système de partis ouest-européen et ce en dépit de spécificités locales (clivages spécifiques aux PECO, partis ethniques). Cette convergence est facilitée par l'intervention de formateurs et d'experts européens qui accompagnent et orientent les changements politiques. Les contacts avec des hommes politiques occidentaux sont mis en valeur, leur soutien est recherché et affiché parce qu'il est censé attester de cette proximité par l'attribution de brevets d'apprentissage ou de transformation réussie. De même, les principaux partis

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politiques bulgares se déclarent en faveur de l'adhésion à l'UE et, depuis deux ans, également à l'OTAN. Le mouvement vers l'Europe n'est pas uniquement un désir spontané d'inclusion, il est également impulsé par la contrainte externe exercée par des interlocuteurs concrets, des organisations et des bailleurs de fonds qui conditionnent l'octroi d'aides, de coopération, d'adhésion au respect de certaines règles. De ce fait, toute force politique se trouve confrontée au choix européen et sollicite des soutiens extérieurs. Les exigences de l'Europe, les sacrifices qu'elle demande sont d'ailleurs parfois utilisés pour justifier des décisions politiques – ils fonctionnent alors comme des arguments d'autorité, « l'Europe le veut ». Toutefois, la défaite électorale de l'UFD a démontré qu'un parti peut perdre les élections malgré un bilan jugé positif par les principaux partenaires européens.

20 En Bulgarie, où le clivage communiste / anticommuniste est resté prégnant, le thème européen a été convoqué pour compléter et actualiser ce clivage, les deux grands partis qui se situent sur cet axe entrent en concurrence pour obtenir le statut de parti authentiquement européen ou pour stigmatiser leur adversaire en le qualifiant d'anti- européen. Les deux principaux partis bulgares – l'UFD et le PSB – se sont saisi de l'Europe pour définir leur identité allant parfois jusqu'à réactualiser les querelles entre -philes et -phobes. En fait, quand ils revendiquent leur caractère européen, qu'ils se présentent comme les sujets de l'européanisation, ces partis revendiquent non seulement le statut de démocrates et de progressistes, ils s'érigent également en modernisateurs. L'obtention du statut « européen », du rôle moteur dans le processus d'intégration européenne, est source de rétributions symboliques mais également matérielles. L'UE se matérialise à travers des projets concrets, des programmes, des fonds (Phare, Ispa, Sapard) qui donnent lieu à des appropriations locales. Ainsi comme le montrent certaines recherches menées en Bulgarie, les maires socialistes font un apprentissage rapide et réussi des mécanismes de financements européens car ils trouvent dans ce dispositif un moyen de s'émanciper du centre politique dirigé par leurs concurrents de l'UFD (1997-2001). L'enjeu européen est intégré de façon croissante au jeu des acteurs locaux dont le ralliement européen peut précéder celui de leur propre parti12.

21 Cependant, l'Europe ne se prête pas facilement à la monopolisation parce qu'elle est multiple et plurielle – il y a multiplicité d'États, de courants politiques et donc de parrains potentiels et de modèles qui peuvent être adoptés. Finalement la « voie vers l'Europe » fait l'objet d'un consensus parmi les forces politiques bulgares, même si toutes ne se reconnaissent pas dans la même Europe. Toutefois, à partir du moment où le processus d'adhésion se met en place, cela crée une incitation pour les partis politiques à coopérer au nom de l'intérêt national. Le fait que le retour à l'Europe soit prôné par la majorité des partis politiques bulgares, favorise la convergence de leurs programmes – la démocratie politique, l'économie de marché, des relations internationales pacifiques et stables sont des thèmes présents dans les programmes de la majorité des partis bulgares. Toutefois le thème européen contribue également à différencier le paysage politique bulgare. Antony Todorov identifie quatre modes de différenciation : institutionnelle, politique, axiologique et gnoséologique13. Effectivement, les tentatives d'appropriation et d'insertion du thème européen dans les luttes politiques bulgares et la concurrence que se livrent les acteurs politiques pour s'ériger en porte-parole et représentant de l'idée européenne contribuent à légitimer le

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pluralisme politique et à imposer les typologies et modes de classements européens (par exemple tous les débats sur la classification gauche – droite en Bulgarie).

22 En somme, l'Europe est synonyme de retour à la normalité – aux standards que sont la démocratie politique et l'économie de marché – et l'européanisation comporte plusieurs dimensions, culturelle, sociale, économique et politique. Il est impossible d'explorer toutes ces facettes, il s'agira donc ici d'étudier le rapport d'un des partis politiques bulgares avec l'Europe, tout d'abord sous l'angle de sa transformation interne, le PSB peut-il être considéré comme un parti européen, c'est-à-dire un parti “comme les autres” ?

Le PSB – un parti européen ?

23 L'européanisation est perceptible au niveau du processus de transformation du parti successeur, elle se traduit par une convergence idéologique et programmatique avec les homologues européens, par des références explicites et des emprunts visant la normalisation et la standardisation du PSB. Il est en effet devenu membre de plein droit de 1TS en octobre 2003. Les élites du PSB essayent de conformer le processus de rénovation de leur parti à l'image qu'ils se font et qu'on leur donne d'un parti de gauche moderne. Il l'est également à travers la recherche de la reconnaissance par les homologues européens et de l'adhésion aux fédérations de partis.

Un parti réformé – du point de vue idéologique, organisationnel et du point de vue de la pratique du pouvoir

24 Dans les mois qui ont suivi les changements politiques, la plupart des partis communistes d'Europe de l'Est (à l'exception notable du Parti communiste de Bohême- Moravie) ont adopté un nouveau nom et entrepris, avec plus ou moins de facilité et de succès, une marche vers la social-démocratisation14. À partir de fin 1989, le système politique bulgare connaît une transformation rapide sous la pression de la rue et de l'UFD, le gouvernement communiste tente de limiter sa portée mais finit par accepter les réformes. L'abolition du rôle dirigeant du PCB est adoptée par le Parlement communiste en décembre 1989. Les principaux changements des règles du jeu politique sont décidés et négociés entre le PCB/PSB et l'UFD au cours des travaux de la Table ronde (janvier-mai 1990) avec notamment la reconnaissance du multipartisme et la décision de rédiger une nouvelle Constitution par une assemblée ad hoc – la Grande assemblée nationale – qui sera élue en juin 1990.

25 Sous l'impulsion des réformateurs qui ont procédé à l'éviction de Todor Zivkov du pouvoir, le PCB entame un processus de rénovation. La nouvelle direction du parti procède à des aggiornamentos : abandon du principe de la dictature du prolétariat, du centralisme démocratique, du système de parti unique, de la fusion entre le parti et l'État ; ralliement à l'économie de marché et reconnaissance des élections libres et concurrentielles comme mode unique d'accès au pouvoir. Dès lors, deux options sont envisageables : légitimer l'aile réformiste au sein d'une nouvelle structure politique ou bien tenter de sauvegarder le parti en l'état, en tant qu'organisation unie et stable capable de survivre et de peser dans le jeu politique. C'est la seconde solution, associée au premier leader du parti, Alexandăr Lilov15, qui sera adoptée. La décision de changer le nom du parti sans le dissoudre est approuvée par le vote des adhérents : 86,7 % des

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726 000 votants se prononcent en faveur du nouveau nom « Parti socialiste bulgare ». Cette décision officialise cette transformation idéologique et la continuité de l'organisation. L'absence de rite de fondation spécifique, même motivée par la nécessité d'être rapidement opérationnel dans la perspective des élections fondatrices, a mis l'accent sur la continuité et sur l'adaptation plutôt que sur une rénovation plus radicale. Le PSB s'engage dans un processus de rénovation tout en étant le successeur de l'ancien parti unique. Comme le note Dobrin Kanev, « il existe une relation difficile et ambiguë entre le processus de “succession” qui peut concerner la majeure partie de l'héritage, et le processus de “rénovation”, qui implique, par définition, une prise de distance claire par rapport au passé communiste »16. Une réforme organisationnelle est mise en place et la nouvelle direction procède à un renouvellement des élites au sein des instances exécutives du parti. La transformation se traduit également par l'adoption de nouvelles références programmatiques.

26 La volonté de s'inscrire dans une famille de la gauche européenne est perceptible à travers les orientations programmatiques du PSB. Le changement de l'idéologie du parti semble s'orienter vers la social-démocratie avec l'adoption du Manifeste pour le socialisme démocratique au cours du congrès de rénovation (14e Congrès du PCB, janvier-février 1990) – orientation confirmée au cours du premier congrès du parti renommé (39e Congrès du PSB, septembre 199017) par la Plateforme pour la rénovation et la transformation du PSB en parti moderne du socialisme démocratique. C'est lors du congrès suivant (40e Congrès, décembre 1991) qu'est prise la décision de lancer un débat et de rédiger un programme d'action du parti. Le programme, intitulé « Nouveaux temps, nouvelle Bulgarie, nouveau PSB », est adopté au cours du 41e Congrès en juin 1994 puis soumis au vote des adhérents. Il confirme « l'adoption de la trinité du socialisme démocratique... : liberté, justice sociale et solidarité »18 et s'inspire de deux déclarations de l'Internationale socialiste : la déclaration adoptée à Francfort en 1951 sur les « Buts et tâches du socialisme démocratique » et la déclaration de principes de l'Internationale adoptée en 1989 à Stockholm. Le document présente le PSB comme une composante de la gauche européenne et mondiale19.

27 L'adoption d'une déclaration de principes ouvertement social-démocrate, peut fournir une fausse piste en suggérant que le processus de transformation du parti est achevé et l'identité du PSB gelée. L'inspiration et la lettre du texte, la succession de dates clés occultent les hésitations et les désaccords qui ont émaillé la mutation du parti. En fait, le ralliement à la social-démocratie est loin de faire l'unanimité au sein du parti, traversé par des courants hétérogènes qui couvrent l'ensemble de la palette de gauche. Au début des changements, le projet de social-démocratisation du PSB était porté par plusieurs mouvements (dont certains ont eu une existence éphémère), mais c'est l'Union pour la démocratie sociale créée en 1991 qui a été la plus active. L'UDS militait en vain pour que la question du rôle et du développement du parti soit réellement tranchée au moment de l'adoption du nouveau programme afin qu'un engagement éventuel vers la social-démocratisation ne reste pas lettre morte. Les divergences et la volonté des directions successives de donner la priorité à la cohésion du parti ont conduit à l'éloignement progressif de la lettre du programme. Face à ce blocage, plusieurs personnalités réformatrices, dont des membres de l'UDS, ont quitté le parti. En février 1997, ils fondent ensemble le parti Eurogauche. Il s'agit de la seconde grande vague de départs de réformateurs. En fait, la résistance à la social-démocratisation a été portée par les deux premiers leaders du parti, Lilov et Videnov, qui ont tenté de privilégier une voie spécifique, ni communiste, ni sociale-démocrate. La voie de la

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“gauche moderne” dont la définition est restée floue, mais qui revenait à un refus de la transformation plus radicale du parti et de l'imitation sans condition des modèles sociaux-démocrates européens.

28 Le changement d'identité et de références vise d'abord à se démarquer du modèle communiste en forgeant une identité et une légitimité en résonance avec les nouveaux défis, c'est aussi une façon de rejeter le clivage mauvais (ex-) communistes / bons dissidents sur lequel le parti se constitue en proposant un nouveau projet qui permet de donner un sens à sa présence dans le paysage politique et de prouver son allégeance au nouveau système. La dimension stratégique est une composante importante dans ce revirement. La rénovation, stimulée à la fois par la contrainte interne et externe, devenait une condition de sa transformation en partenaire et en concurrent politique crédible et légitime et donc une condition de sa survie politique. L'adoption de normes et de valeurs différentes de celles véhiculées par son prédécesseur communiste relève d'une certaine stratégie d'imitation. Il s'agit de l'importation d'un modèle étranger, celui des partis socialistes et sociaux-démocrates ouest-européens, mais aussi de la redécouverte d'un héritage national refoulé (les sources de la gauche bulgare). Le Parti socialiste bulgare disposait d'une légitimité historique en se revendiquant d'une tradition social-démocrate bulgare puisqu'il est issu d'une des branches du Parti social- démocrate bulgare créé en 1891 par Dimităr Blagoev. Ce parti a connu une scission en 1903, deux mouvements s'étaient créés : le socialisme étroit et le socialisme large. Le Parti communiste bulgare, créé en 1919, était issu du mouvement du socialisme étroit. Les documents du PSB réactualisent cette filiation avec les pères et les principes fondateurs en proclamant le PSB héritier du parti créé en 1891 et en adoptant une numérotation des congrès qui remonte à cette date. Même si cette revendication reste cohérente, adhérer à un modèle stigmatisé sous le régime communiste ne va pas de soi pour un parti successeur. En effet, la social-démocratie était pour beaucoup d'anciens communistes un terme péjoratif et infamant, susceptible de provoquer des résistances chez les adhérents de longue date20. De surcroît, le PSB doit partager cette filiation avec le Parti social-démocrate “historique” (PSDB) reformé en décembre 1989. Ce parti, même s'il a échoué à devenir un acteur puissant dans la vie politique (comme d'autres partis “historiques” des PECO d'ailleurs21), peut aisément, du fait de sa continuité idéologique et de son appartenance à l'Internationale Socialiste (IS), se prévaloir d'incarner la social-démocratie authentique. Ainsi, le label social-démocrate était pris. Cette concurrence a freiné l'objectif du PSB de s'ériger en porte-parole et représentant crédible de ces valeurs dans le paysage politique bulgare.

29 La référence à la social-démocratie est surtout une façon d'énoncer le changement. En fait, les débats relatifs à la social-démocratisation ont catalysé des visions différentes de la profondeur de la réforme du parti et donc de la rupture avec le passé. Définir la social-démocratisation comme un objectif revient à prôner un changement radical et à opter pour une identification explicite. C'est l'échec patent du gouvernement socialiste de Videnov (janvier 1995-décembre 1996) qui ne réussit pas à doter le PSB d'une crédibilité de l'exercice du pouvoir, et la grave crise politique et économique qui aboutit au retrait du PSB du pouvoir et à sa lourde défaite électorale en juin 1997, qui contribue à relancer le processus de transformation du PSB. La lourde défaite électorale, l'isolement interne et international du parti et l'émergence d'une concurrence crédible à gauche ainsi que l'arrivée à la tête du parti de nouveaux leaders ont joué un rôle fortement incitatif pour le changement du PSB. La nouvelle équipe dirigeante du PSB a abordé certaines questions taboues jusqu'alors – clarification de

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l'identité du parti, recherches d'alliés (y compris chez les anciens transfuges du PSB), ralliement à l'OTAN. La réactivation des contacts avec l'IS et le PSE joue une place centrale dans cette relance de la construction-transformation partisane du PSB.

Un parti reconnu par ses analogues / homologues européens. L'attente d'un brevet de légitimité

30 L'adoption de références idéologiques avalisées par l'Europe, surtout quand elle n'est pas corroborée par une pratique gouvernementale adéquate, ne suffit pas à attester de l'appartenance à la famille politique européenne. Les documents programmatiques d'un parti peuvent rester lettre morte alors que l'adhésion à une organisation semble une preuve bien plus visible du ralliement à des valeurs communes et de l'appartenance à une famille politique européenne. Si la recherche du parrainage des partis des vieilles démocraties est commune à la plupart des partis politiques bulgares, dans le cas du parti successeur, elle revêt une importance beaucoup plus grande. Ce parrainage équivaut à l'octroi d'un brevet de changement (de non-communisme) et de légitimité, il semble fonctionner comme un argument d'autorité : « ces affiliations sont le sceau de l'approbation finale en termes de reconnaissance internationale comme de social-démocratisation »22. Pour le PSB, le stade suprême de cette reconnaissance comme un “ami politique”23 par les homologues européens devient l'adhésion souhaitée à l'Internationale socialiste et au Parti des socialistes européens. Elle permettrait d'attester la proximité idéologique et programmatique du PSB avec ses homologues des vieilles démocraties et serait également source de dividendes dans la compétition politique. La coopération transnationale des partis contribue à diffuser dans la vie politique bulgare les modèles européens et favorise la convergence, elle a également un impact sur la structuration interne des partis et sur la compétition inter- partisane. La direction du PSB est consciente de l'impact intérieur et des effets politiques d'une éventuelle adhésion à l'IS et médiatise les relations avec les fédérations de partis.

31 En orientant les changements programmatiques dans une certaine direction et/ou en stimulant les clarifications conceptuelles au sein des partis candidats, les parrains peuvent influencer les équilibres internes au sein des partis. Dans le cas du PSB, la reconnaissance internationale serait le couronnement de la stratégie de social- démocratisation du PSB portée par Părvanov et Stanisev. Les liens avec des “amis politiques” contribuent, par un processus de contamination, à la consolidation d'une identité sociale-démocrate du PSB. L'officialisation de son appartenance à la famille de la gauche sociale-démocrate consoliderait l'identité du parti et mettrait fin aux querelles sur l'identité du parti en donnant une prime à l'aile sociale-démocrate.

32 Les recherches de parrainage attisent la concurrence entre partis politiques nationaux de même obédience pour l'obtention du label européen mais peuvent également favoriser la coopération entre eux. C'est une orientation qui a été explicitement promue par le PSE et l'IS en Bulgarie, c'est sous leur impulsion que les différentes composantes de la gauche bulgare ont commencé à coopérer. Le soutien extérieur est fréquemment mobilisé dans les luttes interpartisanes. Jusqu'aux dernières élections, seule l'UFD pouvait se prévaloir avec succès du soutien occidental. Issue de la dissidence et associé au changement démocratique, l'UFD, membre du Parti populaire européen (PPE) depuis 199824, avait réussi à monopoliser le soutien des principaux

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acteurs européens. Pour le PSB la mobilisation de cet argument est relativement récente – elle a connu un développement lors des campagnes législatives et présidentielles de 2001. À son retour du congrès du PSE (Berlin, 7-8 mai 2001), Georgi Părvanov a annoncé avoir obtenu le “soutien catégorique” du parti ajoutant que le Premier ministre suédois, Göran Persson, avait reconnu que le PSB fait partie de la « grande famille socialiste »25. Il a clôturé la campagne socialiste pour les législatives par un voyage en Allemagne.

33 Le PSB multiplie les contacts et la recherche de brevets extérieurs de légitimité afin de se construire une image de partenaire crédible sur le plan de l'intégration européenne. Les contacts avec les fédérations européennes des partis de gauche permettent au PSB de se présenter à la société comme un artisan possible de l'intégration européenne et « d'apporter un argument considérable pour contrer un des éléments essentiels de la propagande de l'UFD : “le PSB n'est pas un parti européen et en cours de réforme” »26. Părvanov a, quant à lui, défendu l'idée qu'aucun acteur politique ne doit monopoliser l'intégration européenne pour son usage propre27. De fait, la pluralité de l'Europe permet à chaque tendance politique bulgare d'y trouver des partenaires et des références. D'ailleurs, il est intéressant de noter que la priorité affectée aux relations internationales se traduit par la désignation du successeur de Părvanov à la tête du parti. Sergei Stanišev était précédemment en charge des relations extérieures du PSB et a, de ce fait, tissé des liens au sein de l'IS et du PSE, ainsi qu'avec d'autres partis de gauche.

34 Dès le premier congrès de rénovation du parti (14e Congrès extraordinaire du PCB), la nécessité de repenser la place du parti au sein du mouvement socialiste sur la base de nouveaux critères est affirmée. La poursuite des liens avec les partis communistes existants est maintenue, mais le Rapport politique envisage également l'activation des liens et de la collaboration avec l'Internationale socialiste et d'autres unions et forums de la gauche démocratique28. Quelques mois plus tard, lors du 39e Congrès du parti désormais renommé socialiste, l'orientation est réaffirmée : « le Parti socialiste bulgare exprime son désir de se joindre dans le cadre de son processus de rénovation à l'Internationale socialiste, de devenir un membre du mouvement mondial du socialisme démocratique »29. On constate la mise en place d'un couplage entre rénovation et adhésion à l'IS. Les PSB a déposé sa demande d'adhésion à l'IS en 1992, mais sa candidature posait problème à plusieurs titres : la lenteur de la transformation du parti et la présence de courants marxistes au sein du PSB ont renforcé la réticence initiale de l'IS à nouer des contacts avec les anciens partis communistes30. De surcroît, la Bulgarie comptait déjà un représentant dans l'Internationale, le Parti social-démocrate “historique”, membre de plein droit. La victoire électorale de 1994 et l'alliance du PSDB avec l'UFD avaient commencé à vaincre les réticences de l'IS, mais les relations ont été gelées suite à l'échec du gouvernement socialiste et le départ de plusieurs réformateurs pour l'Euro-gauche. En effet, la crise de 1997 a accru l'isolement du parti qui, en perdant le pouvoir, perdait aussi des opportunités d'entretenir des contacts internationaux. Ce d'autant plus que parmi les réformateurs qui ont quitté le PSB en 1997 pour créer l'Euro-gauche se trouvent ceux qui menaient les négociations avec l'Internationale socialiste. Leur départ semblait répondre par la négative à la question de la capacité de transformation du parti. Le bilan est peu encourageant pour le PSB à l'issue de cette crise : le parti a subi une défaite sans précédent aux élections, ne peut plus accéder seul au pouvoir, il a perdu le monopole de la gauche et doit faire face à deux nouveaux concurrents – l'Euro-gauche et le Bloc uni de travail – qui se réclament

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aussi de la social-démocratie européenne. Après les élections, le leader du PSB prend acte du « retrait visible d'une série de partenaires internationaux surtout parmi les partis sociaux-démocrates d'Europe de l'Ouest » ainsi que du fait « qu'une partie des contacts du PSB étaient menés par des hommes politiques qui ont rejoint l'Euro- gauche »31.La nouvelle équipe à la tête du parti se pose comme objectif d'intensifier les relations avec l'IS et le PSE et, de fait, elle fait preuve de plus d'ouverture et de réceptivité à l'influence extérieure. Le dialogue avec l'IS reprend après la chute du gouvernement Videnov, mais c'est l'Euro-gauche qui a obtenu le statut d'observateur en 1999. Plus généralement, l'IS a refusé de désigner le parti social-démocrate authentique parmi tous ceux qui revendiquaient leur appartenance à cette famille et qui courtisaient l'organisation (l'Euro-gauche, le PSB et le Bloc uni du travail, le Mouvement sociaux-démocrates) elle a encouragé, comme le PSE, la synergie entre ces partis. Toutefois, Părvanov, qui a assisté avec Stanišev au dernier congrès de l'IS qui s'est tenu en novembre 2001 à Saint-Domingue, se dit convaincu de l'adhésion du PSB à l'IS lors du prochain congrès de l'Internationale32.

35 Le PSE entretient des liens plus étroits avec le PSB. Il a été un des artisans du rapprochement de la gauche bulgare avec la rencontre de Thessalonique en août 199833. C'est sous son auspice que les leaders du PSB, du PSDB, du Bloc Uni du Travail (BUT) et de l'Eurogauche ont examiné le “modèle” tchèque d'arrivée au pouvoir et l'éventuelle formation d'une alliance sociale-démocrate. Krăstjo Petkov, leader du BUT, définit le PSE à la fois comme un “pont” et une “locomotive” pour la gauche bulgare34.

36 Les fondations – le Forum européen pour la démocratie et la solidarité, Friedrich Ebert, Jean Jaurès etc. – jouent également un rôle actif dans l'établissement de contacts entre le PSB, l'IS et le PSE. Ce sont des canaux de diffusion de modèles, de pratiques et de représentations. La fondation Friedrich Ebert joue un rôle important dans la diffusion d'idées, d'expertise et de savoir-faire, elle finance des projets de recherche et la publication et la traduction d'ouvrages. D'ailleurs, la réunion de Lesidren (14 novembre 1997) qui a réuni les différents leaders de la gauche bulgare et a constitué une première opération de comptage et d'identification de la gauche, et donc de l'opposition au gouvernement de l'UFD, a été organisée par la fondation F. Ebert. Les socialistes bulgares ont également tissé des liens avec certains partis “amis” comme le SPD ou le PASOK, et d'autres partis successeurs d'Europe centrale et orientale.

37 L'intensification de la coopération transnationale des partis et l'intérêt croissant pour le PSB semble attester de l'évolution du parti, elle renforce également l'idée que l'alternance ne peut se réaliser sans lui. L'élection du leader socialiste à la présidence de la République bulgare en novembre 2001 a consolidé la position du parti au sein de la gauche bulgare et sa crédibilité – renforçant l'espoir au sein du PSB que l'IS et le PSE opteront pour un parti “fort” susceptible de conquérir le pouvoir qui se social- démocratise, plutôt que pour un parti “authentiquement” social-démocrate qui a peu de chances d'exercer le pouvoir35. En fait, la réactivation des relations avec l'IS et le PSE correspond non seulement à la relance du processus de rénovation au sein du PSB, mais également au renforcement de la contrainte externe en Bulgarie : un directoire financier (caisse d'émission) est mis en place en juillet 1997, le processus d'intégration de la Bulgarie dans l'UE se concrétise et se développe avec le début des négociations d'adhésion ce qui souligne la nécessité d'avoir la confiance des partenaires européens. Ce processus renforce l'intérêt des fédérations européennes de partis pour la Bulgarie.

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Elles cherchent à recruter de futurs alliés, procèdent à l'identification de leurs analogues et participent à leur transformation.

38 L'IS et le PSE stimulent les processus de coopération et d'unification des différents partis de gauche bulgares. Il est vrai que ce processus est également lié au constat consécutif aux législatives de 1997 qu'aucun parti de gauche ne peut emporter seul la majorité, mais le plaidoyer des euro-socialistes en faveur du rapprochement, voire de l'unification, joue un rôle fortement incitatif. Sous leur impulsion on passe d'une logique d'alliance à une logique d'unification. Les leaders des différents partis de gauche prennent acte, aux lendemains de la réunion de Thessalonique, que « le PSE n'a aucune intention d'entretenir des contacts avec quatre partis différents »36. Ce processus de rapprochement ne met pas fin aux concurrences entre ces partis pour le rôle du leader au sein même de la gauche, ni même aux résistances face au processus d'unification promu par le PSE. Toutefois, cette diplomatie d'influence a favorisé la création en janvier 2001 de l'Union politique Nouvelle gauche. Elle regroupe quatre partis : le PSB, une branche du Parti social-démocrate37, le Bloc uni du travail et le Mouvement des sociaux-démocrates formé par des transfuges de l'Eurogauche. La création de la Nouvelle gauche constitue une avancée importante, ne serait-ce que du point de vue symbolique : les anciens concurrents ont accepté de se parler et envisagent de gouverner ensemble. La formule réunit en effet le PSB, parti successeur, avec des représentants de la social-démocratie “historique” et des transfuges de 1997, ce qui attesterait de la transformation du parti, le PSB devient un partenaire souhaitable. Elle ne constitue toutefois pas un acteur politique identifiable sur la scène politique bulgare. Pour les deux scrutins de 2001, les différentes composantes de la gauche bulgare ont formé une coalition électorale plus large : la Coalition pour la Bulgarie38 dans laquelle le PSB a joué un rôle central.

39 Le PSE souhaite la transformation rapide de la Nouvelle gauche en acteur politique – lors de leur mission d'étude effectuée en mars 2002, les leaders du PSE ont clairement exprimé cet impératif – et commence à la considérer comme un interlocuteur. En septembre 2002, la Nouvelle gauche a obtenu une invitation à participer aux réunions de la Présidence du PSE ce qui s'apparente au statut de membre associé. Cette décision sera en vigueur jusqu'au prochain congrès du PSE en 2004 qui statuera définitivement. L'union sera représentée par le leader du PSB, Stanišev – ce qui semble confirmer le leadership du PSB au sein de la formation. Enfin, la direction du PSB espère obtenir une invitation à rejoindre l'IS lors de son prochain congrès. Părvanov a d'ailleurs déclaré en décembre 2001 que « le PSB et la gauche unie auront le soutien de l'Europe de gauche. Nous sommes à présent une partie organique de l'espace social-démocrate européen et mondial – et c'est un fait confirmé par les leaders de l'IS et du PSE »39. La relance du processus de rénovation et de social-démocratisation du PSB et l'activation des liens avec l'IS et le PSE tendent à attester de la normalisation du parti successeur – de sa sortie du ghetto post-communiste. Ce processus montre le rôle joué par les incitations et les contraintes européennes dans la transformation d'un parti. La mutation du PSB se traduit également par une réorientation de ses positions en matière de politique étrangère et principalement par son ralliement à l'adhésion à l'OTAN.

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Le PSB – un parti désireux / capable de mener la Bulgarie sur le chemin de l'Europe ?

40 Comme les autres pays du continent auparavant intégrés dans le camp socialiste, la Bulgarie a fait le choix du rapprochement avec l'Europe démocratique40. Il s'agissait de normaliser les relations diplomatiques avec les pays de l'ancien camp adverse puis, après la disparition des structures comme le CAEM et le Pacte de Varsovie, de trouver de nouveaux partenaires et alliés ce qui supposait également de redéfinir les rapports avec l'ancien tuteur, l'URSS, puis son successeur, la Russie. Les conflits dans les Balkans ont de surcroît souligné la nécessité d'assurer la sécurité de la Bulgarie dans un contexte régional instable. Dans ce contexte complexe, le retour vers l'Europe s'est imposé dès le début des changements comme une voie consensuelle, bien que non exclusive du maintien ou du développement de liens spéciaux avec la Russie et/ou les États-Unis. Le retour à l'Europe passe également pas une volonté d'intensification des relations bilatérales. Ce que le Président Jelev a nommé la « stratégie des deux lignes parallèles » de l'adhésion bulgare à l'Europe : d'une part des actions en vue de son adhésion directe aux structures européennes et euro-atlantiques et d'autre part, la signature de traités bilatéraux avec tous les États européens41. Toutefois, la Bulgarie n'a pas réussi à nouer des liens privilégiés avec un pays particulier et n'a pas bénéficié d'un parrainage efficace.

41 La réorientation de la politique étrangère et de sécurité et principalement l'adhésion à l'OTAN a un statut de test pour la nouvelle démocratie bulgare et ses partis politiques – il s'agit encore une fois de prouver la rupture avec le passé, le changement de camp. L'enjeu est de taille pour la légitimation des acteurs politiques ce qui explique la force de la confrontation qui a pu prendre des formes assez violentes, les uns et les autres s'accusant mutuellement de vouloir sacrifier la Bulgarie aux intérêts étrangers42. Pour le PSB et l'UFD il s'agissait de s'imposer comme le principal – voire l'unique – promoteur de l'intégration euro-atlantique de la Bulgarie. Dans cette optique, le PSB en tant que parti successeur rattaché au maintien de relations fortes avec la Russie et hostile à l'OTAN avait le plus de difficultés et de réticences à s'imposer comme un artisan possible de cette intégration. Ce d'autant plus que son électorat était plutôt hostile à l'adhésion à l'OTAN. Ses adversaires politiques ont essayé de nier sa capacité à faire de la Bulgarie un pays européen en expliquant le rejet de l'OTAN par le fait que le PSB est le promoteur des intérêts russes en Bulgarie.

42 Au cours des premières années de changement, les quotidiens des partis – Demokracia pour l'UFD et Duma pour le PSB – ont entretenu le débat sur l'allié stratégique en proposant des lectures du passé bulgare. L'étude des journaux menée par une équipe bulgare montre comment chaque journal propose son portrait de l'alliée bienveillant, qui oppose l'Europe et la Russie. « Duma construit un souvenir positif de la Russie (double libérateur), tentant de transformer ce souvenir en élément structurant de la mémoire collective et de légitimer ainsi ses positions actuelles dans le débat qui l'oppose à son concurrent politique sur la définition de la politique étrangère. Positions qui penchent en direction de l'orientation russophile qu'ils étayent toujours par un argument historique. »43 Ainsi, le passé était convoqué pour expliquer et orienter le présent et pour réactualiser les querelles entre russophiles et russophobes. En fait, comme le souligne Jeliou Jelev dans une interview en 1997, « le PSB comme l'UFD ont continué, les uns par pro-communisme et les autres par anti-communisme, à voir la

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Russie comme l'Union soviétique. (...) Le PSB n'est pas sorti de l'ancien schéma communiste de l'éternelle amitié bulgaro-russe »44. L'instabilité politique du début de la période, l'extrême politisation des enjeux de politique étrangère, instrumentalisée dans les luttes politiques entre les deux grands partis politiques bulgares, et surtout la grave crise économique laissée par le gouvernement socialiste vont finalement repousser la Bulgarie dans une seconde vague de négociations, accroître son impréparation et son retard, lui imposant un rattrapage rapide et coûteux.

Du consensus européen au consensus euro-atlantique

43 Le couplage de l'adhésion à l'UE et à l'OTAN intervient en Bulgarie sous l'impulsion de l'UFD qui voit ainsi une façon de promouvoir son atlantisme et de souligner son rôle moteur dans ce double processus. Jeliou Jelev exprime bien cette idée : « il serait naïf de croire qu'un pays postcommuniste pourrait être admis comme membre à part entière de l'Union européenne en refusant d'être candidat à l'OTAN »45.

Chronologie des relations de la Bulgarie avec l'UE et l'OTAN

44 Les relations diplomatiques entre la Bulgarie et la CEE sont établies en août 1988. Le changement politique va permettre de renforcer les rapports entre la Bulgarie et les structures européennes : un accord commercial avec la CEE est conclu par le gouvernement socialiste de Lukanov en mai 1990, en septembre la Bulgarie est intégrée au programme PHARE et en décembre la Grande Assemblé nationale vote une résolution qui exprime le souhait de devenir membre de la CEE. L'intensification des liens se poursuit avec son adhésion au Conseil de l'Europe (mai 1992) et la conclusion d'un Accord d'association avec la CEE (mars 1993). En décembre 1995, la Bulgarie pose sa candidature à l'adhésion à l'Union européenne. La lenteur des réformes structurelles et l'instabilité politique bulgare suscitent des réserves de l'Union vis-à-vis de la candidature bulgare. Son examen à peine engagé, le pays fait face en 1997 à une nouvelle crise économique de grande ampleur, due au gouvernement socialiste, qui aboutira à une crise généralisée et à des élections anticipées. Il faut attendre les débuts de la stabilisation macro-économique et politique du pays, au deuxième semestre de l'année 1997, pour que les discussions soient relancées. Toutefois, dans son avis sur la candidature de la Bulgarie formulé en juillet 1997, la Commission a recommandé, sur la base des critères de Copenhague, que la Bulgarie ne fasse pas partie du premier groupe de pays avec lesquels des négociations devraient être ouvertes. Bien que l'avis ait reconnu que le pays se conformait aux critères politiques, il conclut que la Bulgarie n'avait réalisé que peu de progrès sur le plan économique. En mars 1998, se conformant à la demande des Quinze, la Bulgarie conclut avec l'UE un Partenariat pour l'adhésion. Sur la base du second rapport périodique de la Commission, la Bulgarie, ainsi que cinq autres pays, a été invitée au sommet d'Helsinki en décembre 1999 à entamer des négociations d'adhésion. Les négociations proprement dites ont commencé en mars 2000. En décembre 2001, le Conseil européen de Laeken a nommément cité les dix PECO jugés en mesure d'adhérer à l'Union en 2004, avant les prochaines élections au Parlement européen, ni la Bulgarie, ni la Roumanie ne figurent sur cette liste. En février 2002, le gouvernement bulgare – qui s'est fixé pour objectif d'adhérer à l'Union en 2007 – a adopté une stratégie visant à accélérer les négociations, craignant qu'après le “big bang” causé par l'entrée de dix nouveaux pays dans l'Union, celle-ci ne se prononce sur

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l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie qu'après l'avancement de la candidature d'autres pays.

45 La question de l'adhésion éventuelle de la Bulgarie à l'OTAN est loin de faire l'unanimité. Certes, le gouvernement socialiste de Lukanov accueille favorablement l'invitation lancée aux PECO en juillet 1990 à établir des relations diplomatiques avec le pacte et des députés de la GNA déposent, en novembre 1990, une résolution en faveur de l'adhésion de la Bulgarie à l'OTAN. L'arrivée de l'UFD au pouvoir (1991) et les efforts du Président Jelev semblent favorables à l'intensification des relations entre la Bulgarie et l'OTAN. La Bulgarie fait partie du Conseil de coopération nord-atlantique créé en décembre 1991 pour institutionnaliser les liens entre l'OTAN et les PECO et rejoint, en 1994, le Partenariat pour la paix créé en 1993. En décembre 1993, l'Assemblée nationale adopte une déclaration en faveur de l'adhésion de la Bulgarie à l'OTAN et à l'UEO (elle devient membre associé de l'UEO en 1995). Cependant le rapprochement avec l'OTAN est freiné par l'arrivée au pouvoir des socialistes (décembre 1994). Il faudra attendre une nouvelle alternance en février 1997 pour que le dépôt officiel de la candidature bulgare à l'OTAN intervienne. Le Parlement nouvellement élu confirme ce choix en mai 1997 par l'adoption d'une déclaration que les députés socialistes ne votent pas. L'appui du gouvernement bulgare aux frappes aériennes contre la Serbie en mai 1999 (le gouvernement autorise l'accès de l'espace aérien bulgare aux avions de l'OTAN) marque l'intégration symbolique de la Bulgarie dans le camp atlantique. Une réforme d'envergure de l'armée bulgare est lancée pour se conformer aux critères de l'OTAN. Un consensus relatif sur l'intégration est obtenu en l'an 2000 et la Bulgarie a obtenu au cours du sommet de l'OTAN de novembre 2002 une invitation officielle à rejoindre l'organisation en 2004.

46 Au lendemain des changements, les documents du PSB prennent acte de la nécessité de redéfinir la politique étrangère de la Bulgarie dans le nouveau contexte des relations internationales. Malgré un consensus relatif sur l'intégration aux structures européennes et la nécessité de développer des relations avec les États-Unis, le PSB se distingue par son orientation pro-russe et de fortes réticences vis-à-vis de l'OTAN (le terme euro-atlantique est intégré dans les documents du PSB en 1994 sans renvoyer à un contenu spécifique) qui apparaissait en décalage avec la marche vers l'Europe entamée après 1989. Si la nécessité d'approfondir les relations avec la Russie a été aussi reconnue par l'UFD (1997), notamment parce que la Bulgarie dépendait des livraisons de gaz russe, le PSB était soupçonné de vouloir rétablir les relations paternalistes et déséquilibrées de l'époque de la grande amitié bulgaro-soviétique. L'étude des documents officiels du parti (programmes électoraux, rapports politiques, etc.) permet de dresser les caractéristiques principales de l'offre socialiste en matière de politique étrangère : • tout d'abord l'accent est mis sur la nécessité du maintien de relations privilégiées avec l'URSS, puis la Russie. Les « liens traditionnels avec la Russie sont un énorme capital national, culturel et économique, garantie de notre suivie nationale. Le PSB est pour le maintien et le développement des relations politiques, économiques et spirituelles avec l'Union soviétique ». La coopération avec l'URSS et les autres alliés est définie comme une priorité de la politique étrangère de la Bulgarie (1990). Cet accent sera progressivement atténué, mais le PSB veille toujours à se prononcer pour l'équilibre des relations avec les États-Unis et la Russie, alors que l'UFD est plus atlantiste. En fait, le gouvernement socialiste a été soupçonné de vouloir maintenir la Bulgarie dans la zone d'influence russe, notamment

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en s'alignant sur les positions russes vis-à-vis de l'OTAN. La perspective de la conclusion d'un accord de rapprochement entre la Russie et la Bulgarie en 1996 a provoqué de nombreuses craintes et la réaction du Président Jelev ; • on note également des nuances au sujet de la politique balkanique – le PSB est plutôt favorable à une neutralité, alors que l'UFD a soutenu les actions de l'ONU en ex-Yougoslavie.

47 Ces caractéristiques donnent l'impression que le PSB est tourné vers l'Est et le Sud, c'est-à-dire vers le passé. Impression corroborée par le gouvernement de Videnov, dont l'action a contribué à l'isolement de la Bulgarie. Le Premier ministre a entretenu des rapports tendus avec les bailleurs de fonds et particulièrement avec le FMI. Il s'est aussi confronté à plusieurs reprises avec le Président Jelev au sujet de la politique étrangère46.

48 La principale différence entre les deux grands partis bulgares concerne l'adhésion à l'OTAN. En matière de sécurité, le PSB d'abord partisan du maintien de la participation de la Bulgarie au Pacte de Varsovie (programme électoral de 1990), se déclare en faveur de la création d'un « système effectif de sécurité et de coopération d'un nouveau type en Europe ». Certes, suite à la disparition du Pacte de Varsovie, le PSB réoriente son discours en matière de sécurité mais, l'inflexion inscrite dans le programme d'action du parti et la plateforme électorale de 1994, consiste en fait à envisager une éventuelle coopération de la Bulgarie avec l'OTAN, mais pas une adhésion. Le refus de l'adhésion à l'OTAN est exprimé à travers la promotion d'un nouveau système de sécurité et de coopération en Europe, le refus d'adhérer à des blocs militaires et la promotion de la neutralité de la Bulgarie.

49 Jusqu'en 1994, les réticences de l'OTAN à lancer un processus d'élargissement permettent au débat de rester ouvert, mais quand ce processus est lancé, la Bulgarie doit prendre position. Or, le PSB qui a remporté une majorité absolue aux élections législatives de décembre 1994 n'est pas prêt à franchir ce cap et élude la question. La proposition de déclaration parlementaire en faveur d'une adhésion de la Bulgarie à l'OTAN proposée par l'opposition n'a jamais pu être discutée47. Le gouvernement Videnov, sollicité par l'OTAN au cours de l'été 1996, ne dépose pas une demande d'adhésion.

50 La première tentative d'élaborer une position officielle du parti vis-à-vis de l'OTAN n'intervient qu'en 1998, lors d'un plénum (24 mars), le Conseil supérieur du PSB se prononce en faveur de la neutralité de la Bulgarie et propose que la question de l'adhésion éventuelle de la Bulgarie à l'OTAN soit tranchée par voie de référendum. La décision réaffirme la nécessité de trouver de nouvelles formes de sécurité dans le cadre de l'ONU pour assurer la sécurité de la région, elle souligne les risques inhérents à l'installation de bases militaires dans le pays et l'impossibilité de prendre en charge les efforts financiers nécessaires à l'adhésion. Cette position est maintenue lors du 43e Congrès du parti (mai 1998) qui réaffirme le refus de participer à des unions militaires (l'OTAN est définie comme telle) et à des opérations militaires. En fait, les socialistes craignent de mettre un terme aux liens traditionnels avec la Russie dont le PSB se veut le garant – tout en ayant conscience de la nécessité d'assurer la sécurité du pays. Ils pointent les dangers inhérents aux choix entre deux grandes puissances en rappelant les deux grandes « catastrophes nationales » qui ont succédé à la rupture de la neutralité bulgare durant les deux Guerres mondiales – insistant sur la nécessité de garder une neutralité, alors même que la Bulgarie n'a pas les moyens d'entretenir une armée suffisamment puissante pour assurer seule sa sécurité. D'ailleurs, malgré sa

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longue opposition à l'élargissement de l'OTAN, la Russie ne semblait ni apte ni désireuse d'assurer la sécurité de la Bulgarie. Le refus de prendre position en faveur de l'OTAN a également été motivé par la crainte de raviver des conflits au sein même du PSB où les courants sont majoritairement opposés à l'adhésion (le seul courant favorable à l'adhésion est le Mouvement pour l'unité et le développement du PSB plus connu comme « mouvement des généraux », cf. documents proposés au 43e Congrès). Le PSB s'est violemment opposé à l'intervention aérienne menée par l'OTAN contre la Yougoslavie (mars – juin 1999) et à la décision de la majorité d'ouvrir l'espace aérien bulgare aux avions de l'alliance (vote contre). « L'agression militaire de l'OTAN contre un pays européen souverain fut une sérieuse erreur politique. (...) Le PSB s'est déclaré contre cette guerre. »48 Toutefois, au cours du même congrès et sans qu'il y ait eu pour autant un consensus au sein du parti, le principe de l'adhésion à l'OTAN est voté : « l'intégration européenne et euro-atlantique dans toutes les structures politiques, économiques et de défense militaire sera un objectif prioritaire pour le PSB aussi dans l'avenir. La question de l'adhésion à l'OTAN doit être tranchée par voie de référendum »49. L'exigence de référendum préalable à l'adhésion a été maintenue, mais en cas de consultation de ce type, la direction du parti semble prête à favoriser le vote positif plutôt que la neutralité. Evgueni Daïnov écrit dans Demokracia qu'en rejoignant les partisans de l'OTAN, le PSB perd l'unique spécificité qui le classait parmi les partis russophiles.

51 L'UFD a mis en doute la sincérité de ce ralliement après l'opposition du PSB aux frappes de l'OTAN en Yougoslavie. Cependant, le PSB n'est pas revenu sur cet engagement. En mai 2000, la majorité (trois députés votent contre) du groupe parlementaire socialiste vote en faveur de la position du Gouvernement sur les négociations avec l'Union européenne sur les thèmes de la politique étrangère et de sécurité : « parallèlement à son intégration à l'UE, la Bulgarie aspire à devenir membre de l'OTAN ». L'engagement est contenu dans les plates-formes pour les élections législatives et présidentielles de 2001 et depuis son élection à la Présidence de la République, Părvanov réaffirme sans cesse qu'il s'agit d'une priorité pour le pays. Les programmes électoraux pour les élections législatives et présidentielles de 2001 insistent également sur la continuité de la politique étrangère. La plate-forme politique adoptée au cours du 45e Congrès du PSB (juin 2002) se déclare en faveur de l'adhésion à l'OTAN qui est définie comme une priorité et s'engage à œuvrer en ce sens – elle note également la continuité des priorités internationales et stratégiques (adhésion à l'UE et à l'OTAN). Le nouveau Président a effectué son premier voyage officiel à Bruxelles, Strasbourg et a visité le commandement de l'OTAN (février 2002). Il a créé un Conseil de l'intégration euro- atlantique et s'est entouré dans le domaine de conseillers réputés pour leur ouverture internationale. D'ailleurs, le PSB développe une stratégie plus active en faveur de l'intégration européenne à partir des années 1999-2000, plusieurs réunions sont consacrées à la question. En mars 2000, un Conseil de l'intégration européenne est créé auprès du Conseil supérieur du PSB. Il s'agit de prendre ainsi une part plus active à ce processus de modernisation et de changement social sans précédent. Il s'agit également de former les cadres aux questions européennes (notamment les élus locaux) et de sensibiliser les militants à ces questions50. Par le biais du processus d'intégration, le PSB entend promouvoir avec l'appui de ses « amis » européens une vision plus sociale de l'Europe, ce qui permet de réhabiliter le discours social en le déconnectant du passé communiste.

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52 Le ralliement du PSB à la candidature bulgare à l'OTAN a été imposée par la direction qui semble avoir pris acte de l'absence d'alternative (ce d'autant plus que la candidature du pays avait été déposée) et de l'impossibilité de prétendre au pouvoir sans prendre favorablement position sur ce sujet. Le ralliement est justifié de façon pragmatique : l'OTAN est le seul système collectif de sécurité en Europe et la « Bulgarie pourra mieux défendre ses intérêts nationaux en étant dans le traité de l'Atlantique nord qu'en dehors » et présenté comme une « étape naturelle dans le développement et l'évolution du PSB sur cette question »51. Dans ce cas la contrainte externe – l'Europe le veut et la Bulgarie n'a pas les moyens de s'y opposer – a joué un rôle important pour imposer la décision au sein du parti. Le cap euro-atlantique résulte d'un choix pragmatique et les socialistes promeuvent une vision « euro-réaliste » du processus d'élargissement qui contraste avec la vision émotionnelle véhiculée par l'UFD tout au long des années 1990. Ce qui correspond également à la normalisation de la vie politique bulgare et au progressif dépérissement du clivage ex-communiste / anticommuniste. Le ralliement euro-atlantique du PSB a contribué à banaliser ces priorités. Elles se prêtent moins aisément à une instrumentalisation qui vise à transformer l'Europe en ligne de démarcation susceptible de faire perdurer le clivage communiste / anticommuniste. Le PSB commence à obtenir le soutien de partenaires extérieurs et devient un allié crédible sur la scène politique bulgare – reste à confirmer cette transformation dans la pratique gouvernementale.

NOTES

1. Părvanov (Georgi), « Vers la stabilité en Europe du Sud-Est », Socialist Affairs, 49 (4), 2002. 2. L'intégration dans l'UE a toujours bénéficié d'un support plus important que l'adhésion à l'OTAN. 3. Cf. notamment Dimitrov (Georgi), Bălgarija v orbitite na modernizacijata (La Bulgarie dans l'orbite de la modernisation), Sofia : Universitetsko izdatelstvo Sv. Kliment Oxridski, 1995 ; Daskalov (Rumen), « Obrazi na Evropa sred bălgarite » (Images de l'Europe parmi les Bulgares), in Meždu iztoka i zapada. Bălgarski kulturni dilemi (Entre l'orient et l'occident. Dilemmes culturels bulgares), Sofia : Lik, 1998 ; Nikova (Ekaterina), « La modernisation à travers l'intégration : la Bulgarie et l'Union européenne », Transitions, 42 (1), 2001. 4. Dičev (Ivajlo). « Evropa kato legitimicija » (L'Europe comme légitimation), Sociologičeski problemi, (1-2), 2000, p. 7. 5. Serre (Françoise de la), Lequesne (Christian) , Rupnik (Jacques) , L'Union Européenne ouverture à l'Est ?, Paris : PUF, 1994. 6. Gotev (Guéorgui), « Bulgarie – Union Européenne : des efforts concertés pour préparer l'adhésion », Les enjeux de l'Europe, (15), 1994 (l'auteur était alors Premier secrétaire de la mission bulgare auprès de l'UE). 7. Jelev (Jeliou), La Bulgarie terre d'Europe. La politique étrangère de la Bulgarie postcommuniste, Paris : éditions Frison-Roche, 1998, p. 69. 8. Cf. notamment Rupnik (Jacques), « Eastern Europe : the international context », Journal of Democracy, 11 (2), 2000 ; Roger (Antoine), « L'incidence de la contrainte externe sur le

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positionnement des partis politiques en Europe centrale et orientale », in De Waele (Jean-Michel), éd., Partis politiques et démocratie en Europe centrale et orientale, Bruxelles : éditions de l'Université de Bruxelles, 2002. 9. Reuters, 26/10/99 (cité par Central European Review, (19), 1999). 10. Todorova (Maria), « La Bulgarie entre le discours culturel et la pratique politique », Politique étrangère, 63 (1), printemps 1998. 11. Baeva (Iskra), « Bălgarskijat prexod sled 1989 v istoričeski kontekst » (La transition bulgare après 1989 dans un contexte historique), Istoričeski pregled, 52 (1), 1996, p. 91. 12. Cf. notamment Angelidou (Aliki), « Programmes européens, pratiques locales : les projets de développement régional face aux enjeux politiques », communication présentée au colloque L'Europe à l'épreuve de l'élargissement : modèles européens et pratiques locales, Paris : MSH, 25-27 octobre 2000 ; Kabakčieva (Petja), « Postrojavane na “Evropa” ili priobštavane kăm Evropa » (Construction de l'Europe ou intégration à l'Europe), Sociologičeski problemi, (1-2), 2000. 13. Todorov (Antony), « The role of political parties in the Bulgaria's accession to the EU », Center for the Study of Democracy Reports, (5), 1999, p. 10. 14. Cf. notamment Daudeistädt (Michael), Gerrits (André), Markus (György G.), eds., Troubled transition. Social democracy in East-Central Europe, Bonn / Amsterdam : Friedrich Ebert stiftung / Wiardi Beckman Stichting / Alfred Mozer Stichting, 1999. 15. Lilov est élu à la tête du PSB lors du 14e Congrès en 1990, Videnov lui succédera au cours du 40e Congrès en décembre 1991, il démissionnera en décembre 1996. Părvanov a ensuite présidé le Parti socialiste. Élu Président de la République en novembre 2001, il vient d'être remplacé par Sergei Stanišev. 16. Kanev (Dobrin), « La transformation du parti communiste bulgare », in De Waele (Jean- Michel), éd., op. cit., p. 83 17. Le PSB revient à la numérotation des congrès remontant à 1891 (cf. plus bas). 18. Programme « Nouveaux temps, nouvelle Bulgarie, nouveau PSB », p. 22 19. Ibid., p. 75 20. Părvanov (Georgi), entretien, 20/06/01. 21. Cf. Waele (Jean-Michel de), « Le retard social-démocrate en Europe centrale et balkanique ». in Delwit (Pascal), Waele (Jean-Michel de), éds., La Gauche face aux mutations en Europe, Bruxelles : Éditions de l'Université de Bruxelles, 1993. 22. Kanev (Dobrin), art. cit., p. 94 23. Devin (Guillaume), « L'internationale socialiste en Europe centre-orientale : définition et rôle des “amis politiques” », in Delwit (Pascal), Waele (Jean-Michel de), op. cit. 24. En novembre 1997, le Congrès de Toulouse du PPE décide de rendre possible l'adhésion de partis des pays candidats. L'adhésion de 4 partis, dont l'UFD, est approuvée lors d'une réunion du Bureau politique du PPE en mars 1998. Nadežda Mihailova, actuelle présidente de l'UFD, est vice- présidente du PPE depuis 1999. 25. Părvanov (Georgi), « Interview à la Télévision nationale « , 24 Časa, 15/05/01. 26. Sur l'activation des relations du PSB avec l'IS et le PSE, cf. Bulletin d'information du PSB, (12), novembre 2000, p. 8. 27. Părvanov (Georgi), « Interview » (art. cit.). 28. « La rénovation du parti pour la construction d'une société démocratique socialiste en Bulgarie », Rapport politique présenté au 14e Congrès extraordinaire du PCB, 30 janvier - 2 février 1990, pp. 30-32. 29. « Plate-forme pour la rénovation ultérieure et la transformation du PSB en parti de gauche moderne du socialisme démocratique », adoptée au cours du 39e Congrès du PSB, septembre 1990 30. Pridham (Geoffrey), « Patterns of Europeanisation and Transnational Party Cooperation : Party Developement in Central and Eastern Europe », Paper for the Workshop on European Aspects of Post-Communist Party Development, ECPR Sessions, University of Mannheim, 26-31 March 1999, p.

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12 et Queval (Alex), « La coopération entre partis politiques. Le cas de l'Internationale socialiste en Europe centrale et orientale », in Delwit (Pascal), Waele (Jean-Michel de), éds., La coopération paneuropéenne des partis politiques, Paris / Montréal : L'Harmattan, 1998 font état de cette réticence. Toutefois, elle a été vaincue pour certains anciens partis communistes admis au sein de l'IS au Congrès du 11 septembre 1997. 31. Sur les résultats des élections anticipées et les objectifs à venir du PSB et de la Gauche démocrate, cf. « Rapport du Président du PSB lors du plénum du 4 mai 1997 », Bulletin d'information du PSB, (7), mai 1997. 32. Sega, 15/12/01 et « Déclaration lors de la session du 15/12/01 » du 44e Congrès du PSB. 33. Depuis cette réunion la presse désigne ces partis comme le « quatuor de Thessalonique ». 34. Sega, (35), 03-09/09/98. 35. Todorov (Antony), art. cit., p. 20. 36. Petkov (Kiăstjo), « Interview », Sega, (35), 01-08/09/98. 37. Le PSDB s'est scindé à la suite de la décision de son leader, Petar Dertliev (décédé depuis), de cesser le partenariat avec l'UFD. Il s'agit d'une fraction du parti favorable à cette autonomisation dirigée par Petar Agov. 38. Elle est composée de 16 formations, dont les 4 organisations membres de la Nouvelle gauche, des partenaires traditionnels du PSB (notamment des agrariens), ainsi que des organisations de citoyens, des mouvements des Roms bulgares. 39. Părvanov (Georgi), « Discours politique », 44e Congrès du PSB, session du 15/12/01. 40. Cf. notamment Dimitrov (Vesselin), Bulgaria. The uneven transition. London / New York : Routledge, 2001 ; Stoilov (Georgi), « Bulgaria and the West », Peace and Security, 32 (1), janvier 2001. 41. Jelev (Jeliou), op. cit, p. 46. 42. Cf. Monova-Galtier (Miladina), « Bulgarie : l'avenir par l'Europe et par l'OTAN », Nouveaux mondes, (9), automne 1999, p. 268. 43. Deyanova (Liliana),et al.,Nacionalnata identičnost v situacia na prehod : istoričeski resursi (L'identité nationale dans contexte de transition), Sofia : Minerva, 1997, p. 197. 44. Jelev (Jeliou), entretien, 25/10/97 (menée par Magdalena Hadjiiski). 45. Jelev (Jeliou),op. cit, p. 69. 46. Jelev (Jeliou), op. cit. 47. Sega, (13), 02-04/04/98. 48. « Bilan de l'action du Conseil supérieur du PSB dans la période entre le 43e et le 44e Congrès », document présenté lors du 44e Congrès (mai 2000), p. 15. 49. « Stratégie nationale pour le développement. Travail, croissance, développement », adoptée au cours du 44e Congrès, mai 2000, p. 35. 50. Dimitrov (Georgi), « Prisăedinjavaneto na Bălgaria kăm Evropejskija săjuz i pozicijata na Bălgarskata socialistiĉeska partija » (L'intégration de la Bulgarie a l'UE et la position du PSB), Novo vreme, novembre 2000. L'auteur est coordonnateur du Conseil de l'intégration européenne du PSB. 51. Părvanov (Georgi), « Discours politique », art cit.

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RÉSUMÉS

Les changements dans les PECO ont mis en évidence la prégnance de la thématique du retour à l'Europe associée au processus de démocratisation. L'usage de l'Europe comme modèle de changement et source de légitimation apparaît également dans le processus de construction des partis postcommunistes. Le Parti socialiste bulgare, successeur de l'ancien Parti communiste, tente d'attester de son processus de rénovation en cherchant à adhérer à la famille de la gauche européenne et mondiale et en se ralliant à l'intégration euro-atlantique. L'influence externe, à la fois contrainte et ressource, et son instrumentalisation jouent un rôle central dans ce processus de changement partisan.

AUTEUR

MARTA TOUYKOVA IEP, Paris. ([email protected])

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Notes de lecture

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Jean-Claude FAVEYRIAL, Histoire de l'Albanie Édition établie et présentée par Robert Elsie, Pejë : Dukagjini, Publishing House, 2001, XVIII + 426 p.

Michel Roux

RÉFÉRENCE

Jean-Claude FAVEYRIAL, Histoire de l'Albanie, Édition établie et présentée par Robert Elsie, Pejë : Dukagjini, Publishing House, 2001, XVIII + 426 p.

1 Ce livre, écrit entre 1884 et 1889, est sans doute la plus ancienne étude qui retrace l'histoire de l'Albanie, de l'Antiquité à l'époque même de sa rédaction. Son auteur, né à Usson en Forez (Puy-de-Dôme) en 1817, admis dans la Congrégation de la Mission Lazariste à Paris en 1843 après des études secondaires au séminaire de Lyon, ordonné prêtre en 1845, accomplit toute sa carrière dans l'Empire ottoman, principalement à Istanbul puis à Monastir (Bitola), où il fut professeur de français et de philosophie au lycée valaque et où il mourut en 1893 après avoir vécu près d'un demi-siècle dans la péninsule des Balkans (qu'il nommait presqu'île illyrienne). Il laissa une œuvre considérable, pour l'essentiel non publiée.

2 Le manuscrit de l'Histoire de l'Albanie, découvert en 1999 à Paris dans les archives de son ordre, vient d'être publié par Dukagjini, un éditeur albanais du Kosovo établi à Pejë, ville plus connue dans le reste du monde sous son nom serbe de Peć. Le balkanologue canadien Robert Elsie, dans la présentation qu'il en fait, souligne qu'il s'agit plus largement d'une histoire du sud-ouest des Balkans qui prend également en compte le Monténégro, la Macédoine et l'Épire. Ceci s'explique aisément : les Albanais vivaient mêlés à d'autres peuples, leur affirmation nationale n'en était qu'à ses débuts et le nom d'Albanie désignait une entité géographique floue, pas encore un État. Mais l'auteur donne de son choix une autre raison : rappelant que l'Albanie et sa périphérie étaient caractérisées, selon Strabon, par une unité de langue et de culture, il estime que cette

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Illyrie a vocation à réaliser son unité politique – vocation toujours contrariée – et doit être traitée comme un ensemble.

3 Lire aujourd'hui ce travail antérieur à toute la production historique moderne consacrée à l'Albanie fait évidemment apparaître des décalages entre les méthodes, les problématiques, les sources et niveaux d'information, les idéologies des historiens récents ou actuels et celles de l'auteur. Il est curieux d'y lire que les Ottomans ne sont pas des Turcs, mais des Celtes (les Galates) dont « l'esprit de Mahomet fit des conquérants » (p. 187), ou d'y découvrir une problématique amorcée en ces termes : « comme ici-bas rien ne peut arriver que par l'ordre ou la permission de Dieu, l'historien (...) se demande quelles raisons Dieu peut avoir eu de substituer un État musulman à des États chrétiens » (p. 184). L'hypothèse de l'auteur est alors qu'il s'agit de l'abaissement moral des princes et du clergé des pays en question. Au-delà de ces détails, sa lecture me paraît présenter un triple intérêt : • tout d'abord, il s'agit d'un ouvrage solidement documenté, synthèse de la plupart des sources publiées antérieures, enrichie par des emprunts à la presse et aux textes officiels de son temps ainsi que par des récits de voyageurs et par l'expérience propre de l'auteur. Il fournit en particulier des indications intéressantes sur les “chrétiens occultes” ayant en apparence embrassé l'islam, et sur la compétition pour l'ouverture d'écoles en langue valaque, bulgare, albanaise, contemporaine de sa rédaction. Au total, il apparaît représentatif de l'état des connaissances et du primat de l'histoire événementielle dans les textes d'alors ; • ensuite, ce livre témoigne des points de vue, des passions et des engagements d'un missionnaire catholique, fort hostile aux Grecs et à leur Église qu'il considère à la fois comme impérialistes sur le plan confessionnel, culturel et linguistique et comme favorisant la division et l'animosité entre les peuples des Balkans, donc l'affaiblissement politique de cette région où, estime-il, « le moment de former un grand état est à jamais perdu » (préface, p. XV). Il y a là une vision géopolitique quelque peu prémonitoire. C'est d'ailleurs ce parti-pris qui explique que Faveyrial se soit engagé en faveur du mouvement national bulgare (jusqu'à agacer sa propre hiérarchie, d'où sa mutation d'Istanbul à Monastir), puis en faveur des Valaques et des Albanais. Parlant des conversions au rite grec en Albanie du Sud au XIIIe siècle, il déplore qu'« enfants d'une même famille, les Albanais vont méconnaître leurs ancêtres, méconnaître leurs communs intérêts et suivre des directions sociales aussi funestes pour eux que contraires à l'évangile » (p. 170) ; • enfin, du fait même des décalages déjà évoqués, cette lecture nous ramène en amont de diverses élaborations intellectuelles ultérieures, nous incitant ainsi à les reconsidérer. Un seul exemple : en 1878, alors que les Puissances européennes voulaient contraindre l'Empire ottoman à céder du territoire au Monténégro, les Albanais avaient constitué, pour s'y opposer, la ligue de Prizren. Faveyrial, tout en notant que la Porte voyait se retourner contre elle un mouvement qu'elle avait d'abord encouragé, détaille l'échec de la première tentative de reprise en main, puis l'écrasement final de la ligue par les forces ottomanes (1881), mais il n'en analyse pas le contenu sociologique, les prises de position et le rôle politique. Au rebours de ce traitement événementiel, qui ne le présente nullement comme une nouveauté, les historiens albanais du XXe siècle ont peu à peu construit l'épisode de la ligue de Prizren comme une manifestation essentielle de l'affirmation nationale de leur peuple. Le colloque international tenu à Prizren en juin 2003 à l'occasion de son 125e anniversaire illustre la continuité de cette construction symbolique, au-delà des changements de régime politique, tandis que certains chercheurs en relativisent la portée.

Balkanologie, Vol. VII, n° 2 | 2003 189

4 L'éditeur Dukagjini n'a pas de distributeur en France. On peut commander l'ouvrage chez Kubon & Sagner (à l'attention de Mr Paul H. Dörr), Hess-Str. 39/41, D-80798 München, tél. ++49 89 54 218 117, fax ++49 89 54 218 218.

Balkanologie, Vol. VII, n° 2 | 2003 190

Alice KRIEG-PLANQUE, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire Paris : CNRS éditions, 2003, 528 p.

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Alice KRIEG-PLANQUE, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, Paris : CNRS éditions, 2003, 528 p.

1 Constitué des chapitres 3 et 6 de sa thèse soutenue à l'université de paris 13, en science du langage en 2000, ce travail d'analyse de discours ne s'intéresse pas aux revendications des acteurs, mais à qui en a rendu compte, par quel moyen, dans quel lieu.

2 Le corpus utilisé est constitué de la presse écrite (quotidiens, hebdomadaires, mensuels), extra-médiatique (revues, livres, bd, brochures, chansons, tracts).

3 A. Krieg-Planque se penche sur la fonction que remplit la formulation, l'utilisation stratégique des termes, le jeu des mots, le sens qu'ils portent, transportent, déportent. Elle rappelle qu'il existe plusieurs versions d'un événement (une seule est vraie, « l'auteur de la version fausse soit se trompe, soit ment », p. 211).

4 L'auteur examine les 3 néologismes que sont « purification », « nettoyage » et « épuration » ethnique, afin de voir s'il s'agit bien d'une « formule », c'est-à-dire un « objet descriptible dans les catégories de la langue » (p. 14), objet tout à la fois dominant et perpétuellement questionné (p. 18), ou référant social (p. 20), autrement dit qui fait sens en soi.

5 Le substrat événementiel est constitué de 5 « épisodes » : la découverte des camps en été 1992 ; la découverte des viols en hiver 1992-1993 ; la décision du général Morillon de rester à Srebrenica, en mars-avril 1993 ; la chute d'un obus sur le marché de Sarajevo en février 1994 ; et la prise imminente de Gorazde en avril 1994. Ces cinq événements marquent des tournants dans les discours tenus (p. 31) : répétition du projet nazi ;

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problème social ; paroxysme du discours envahi par la mauvaise conscience et la culpabilité ; « réveil des consciences » ou non ; polémique sur les faits.

6 Les trois néologismes (purification / nettoyage / épuration) sont « pour une majorité de locuteurs une seule et même formule » (p. 224) ; ils relèvent d'un même paradigme désignationnel. Son analyse de trois journaux entre 1980 et 1994, le Nouvel observateur, l'Express et le Monde, montre que les trois variantes les plus utilisées et leur hiérarchie sont les mêmes : purification, nettoyage, épuration (p. 225). Mais leur apparition est récente, et s'est opérée dans le contexte du conflit yougoslave des années 1990 : en fait, la découverte des camps marque l'apparition de « purification ethnique » en tant que formule (p. 36). Les périodes de fort emploi de la formule coïncident avec des périodes de forte médiatisation du conflit yougoslave (p. 241).

7 La formule n'est pas apparue d'un coup. Elle provient de « ethniquement pur », protoformule (p. 243). Elle devient d'un « mot des Albanais du Kosovo selon les Serbes », un « mot des Serbes selon les instances politiques internationales »(p. 260s), se déplaçant géographiquement du Kosovo à la Bosnie-Herzégovine (procès 1983), pour arriver à la Croatie pure de Tudjman, et aux zones serbes pures ; les accusateurs changent aussi : 1/ journalistes, Yougoslaves (Serbes, communistes) ; 2/ militants, instances politiques internationales, ce qui soulève le problème de l'information, la dépendance des sources (pp. 280-285).

8 Si l'apparition de la « formule » est très visible1, déterminer à qui imputer ce néologisme n'est pas évident. Puisque l'expression apparaît d'abord dans la presse, on pourrait penser à un journaliste, mais il faudrait plutôt chercher une « personne qui évolue principalement dans la sphère du politique, de l'humanitaire, de la recherche, de la littérature ou encore qui intervient dans l'ensemble de ces domaines et qui est en outre préposée à l'expression d'une opinion (“intellectuel”) » (p. 296). En fait, ce sont les sources de parole qui emploient l'expression que les récitants français traduisent par « purification » ou « nettoyage ethnique » (qui sont, comme dans le cadre de la proto-formule, ceux qui accusent). Elle est rapportée en France par ceux qui sont sur place et apparaît donc comme un « néologisme par traduction » (p. 305)

9 A. Krieg-Planque doit également passer en revue les autres mots d'ordre : « ajouter la guerre à la guerre » (Mitterrand), « plus jamais ça », « nous ne pourrions pas dire que nous ne savions pas »2, « l'Europe commence à Sarajevo » ; les référents « techtniks » / « oustachis », « M/musulman / bosniaque » / « bosno-serbe » (à l'usage mal stabilisé)3, les belligérants / victimes et bourreaux (qui introduit un point de vue moral dans la description des acteurs du conflit), les agresseurs / agressés (qui permet de faire des « Bosniaques », des populations passives et victimisées, p. 190) ; la communauté internationale ; ainsi que d'autres désignants (urbicide, mémoricide, Milosevic, de géopolitique [Yougoslavie, Macédoine, RSBiH, république BiH], langue, ...).

10 A. Krieg-Planque jette également un regard critique sur les textes qualifiés de « clefs » pour comprendre les conflits : le « Mémorandum », la « Déclaration islamique », la « Déroute de la vérité historique ». Bien qu'estimés fondamentaux, leur lecture est partiale, leur analyse embrouillée, leur traduction aléatoire.

11 Au printemps 1993, alors que les nationalistes croates se retournent clairement contre leurs anciens alliés musulmans (p. 129), paraissent deux livres qui auront des incidences sur l'interprétation du conflit : le Livre noir : purification ethnique et crimes de guerre dans l'ex-Yougoslavie, qui montre la culpabilité serbe dans les faits et Le nettoyage ethnique : documents historiques sur une idéologie serbe, qui montre la culpabilité serbe

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dans les intentions. Ils sont édités au moment où « des questionnements auraient pu surgir sur l'origine de l'expression » (p. 132)4.

12 Dès août 1992, la formule passe d'une expression inédite à l'abstraction du concept (p. 252) ; elle s'est imposée à la plupart des commentateurs comme descripteur de la guerre (p. 385). Toutefois, il est paradoxal qu'un terme qui remporte le succès et se répande dans l'univers discursif soit nettement plus souvent qualifié de terme inadéquat que de terme adéquat (p. 448). Les raisons en sont probablement que les perceptions des causes des guerres, des responsabilités dans les guerres, et les « analyses » des événements ne sont pas toujours les mêmes. Comme l'a très bien montré l'auteur, chaque « désignant » des guerres yougoslaves est remis en cause, atténué, expliqué, cautionné, décrié, adopté, rejeté. L'utilisation de la formule varie encore entre descripteur d'un événement singulier et nouvelle catégorie de dénomination, même si cette dernière tendance semble se confirmer.

13 Travaillant sur un sujet sensible, A. Krieg-Planque s'est tenue à l'écart des partis-pris de ceux qui sont « pris dans leur moralité » et de ceux qui sont « coincés dans leur vision nationaliste ». C'est un sujet objectivé qu'elle a traité, un travail dense et minutieux qu'elle nous livre ici.

NOTES

1. Même si deux occurrences « épuration ethnique » ont paru en France en 1941, il n'en a plus été fait mention avant 1992 (p. 375, n 264), « C'est bien l'expression qui est nouvelle, et non pas nécessairement les différents contenus qu'elle est à même d'accueillir ou les faits auxquels elle est capable de référer » (p. 287) 2. Ce mot d'ordre, bien qu'estimé rattaché à la Deuxième Guerre mondiale, fait en fait référence à celle de 1914-1918 (p. 142). 3. Toutefois, le langage étant porteur de sens, nous noterons, bien que cela ne soit pas le sujet de son travail, l'usage évolutif qu'elle fait de Musulman et Bosniaque, usage qu'elle explique pp. 178-179 : le choix de « Bosniaque » aux dépends de « Musulman » est dirigé par la volonté d'effacer définitivement le critère religieux de la désignation... D'une part, disons le, la désignation « Bosniaque » correspond mieux à la réalité des faits [comprend aussi des personnes de nationalité serbe ou croate qui ont fait le choix d'une Bosnie unitaire ...]. Cela soulève la question, hors sujet de toute façon, de qui décide qui peut et qui ne peut pas être bosniaque. 4. Tout comme le livre de P. Garde [Vie et mort de la Yougoslavie] a été salué par la presse comme « une clé indispensable pour décrypter le déferlement quotidien d'informations contradictoires », sans tenir compte de la polémique dont il a fait l'objet (p. 133).

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Yves TOMIĆ, La Serbie du prince Miloš à Milošević Bruxelles / Bern / Berlin / Frankfurt / New York / Oxford /Wien : P. I. E. - Peter Lang, 2003, 165 p.

Diane Masson

RÉFÉRENCE

Yves TOMIĆ, La Serbie du prince Miloš à Milošević, Bruxelles / Bern / Berlin / Frankfurt / New York / Oxford /Wien : P. I. E. - Peter Lang, 2003, 165 p.

1 L'ouvrage d'Yves Tomic comble un vide bibliographique important en France, puisqu'il retrace l'histoire de la Serbie (et non des Serbes, ce qui constitue une différence majeure) depuis le début du XIXe siècle jusqu'à nos jours. La démarche de l'auteur, historien de formation, est de resituer les événements des deux dernières décennies du XXe siècle en Serbie (et dans les Balkans) dans la longue durée de la « construction nationale serbe », afin d'en permettre une meilleure compréhension.

2 Cinq chapitres retracent ainsi l'évolution de la Serbie : la construction nationale au XIXe siècle ; la formation de l'idéologie nationale au XIXe siècle ; l'intégration nationale des Serbes dans la Yougoslavie ; la question nationale dans la Yougoslavie communiste ; du ressentiment à la guerre. La permanence de la question nationale, récurrente dans l'histoire récente serbe, s'expliquerait notamment par deux faits principaux : d'une part, la Serbie n'est jamais véritablement parvenue à consolider son propre Etat national ; de l'autre – et c'est extrêmement important pour comprendre les relations actuelles entre les Serbes de Serbie étroite et les autres Serbes (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo) – les Serbes dans leur ensemble n'ont jamais été réunis au sein d'une même nation. Dans cet ouvrage, l'analyse des différents Etats yougoslaves depuis 1918 n'est pas négligée et l'on perçoit bien la progression de la position, parfois ambiguë, de la Serbie, ainsi que l'ouverture de la question serbe dans la Yougoslavie communiste.

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3 Qualifié de « régime politique autoritaire » puis de dérive dictatoriale à partir de 1998, et non de totalitarisme, le système politique instauré par S. Milošević est finement étudié, bousculant un certain nombre d'idées reçues telles que le présumé soutien sans faille des citoyens serbes à leur président ou leur non résistance à sa politique, comme l'a prouvé la « révolution » du 5 octobre 2000.

4 L'ouvrage se termine sur un point d'interrogation quant à l'avenir de la Serbie et la capacité de ses nouveaux dirigeants à mener à bien une « transition » qui se révèle relativement chaotique, sur fond de problèmes territoriaux non résolus (Kosovo) et d'union bancale (Monténégro).

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Cathie CARMICHAEL, Ethnic cleansing in the Balkans. Nationalism and the destruction of community London / New York : Routledge, 2002 [Bibliogr., Index], 192 p.

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Cathie CARMICHAEL, Ethnic cleansing in the Balkans. Nationalism and the destruction of community, London / New York : Routledge, 2002 [Bibliogr., Index], 192 p.

1 Pendant un temps, on a pu lire de ci de là, un nombre incroyable (et très certainement incalculable) de textes traitant ou évoquant le « nettoyage ethnique ». Plusieurs chercheurs ont tenté d'en poser une définition ; d'autres d'en tirer des leçons ; certains d'établir un parti politique ; d'autres de soutenir une cause,...

2 Certains ont cherché à en démontrer les mécanismes, les invariants ; d'autres ont rattaché cette idéologie à une nation particulière, pratiquant un racisme autrement vilipendé. Certains, outrés, choqués, sous le poids de l'émotion, se sont tus ; d'autres encore ont conspué. Certains ont pris le temps d'analyser ; d'autres celui de réagir ;...

3 À cette époque, le plus souvent dans la presse, les « analyses » rapides permettaient l'économie d'une réflexion sur ce phénomène ; les réactions vives, les bribes d'information nous parvenant pressaient les études. C'est à cela que nombre de chercheurs ont réagi. Cathie Carmichael fait partie de ceux qui ont objectivé leur sujet d'étude. Certains pourront regretter le manque de sentimentalité nécessaire à cette pratique, d'autres se féliciteront de cette démarche scientifique.

4 La problématique de l'ouvrage est de « définir ce que ce terme signifie et placer les événements encadrant la pratique du nettoyage ethnique dans un contexte géographique et historique plus large ». Le nettoyage ethnique n'est pas tant un phénomène balkanique que lié au nationalisme, son présupposé étant que « les origines

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du nettoyage ethnique sont presqu'entièrement idéologiques », mais qu'« en tant que phénomène, il n'est certainement pas restreint à l'Europe du sud-est, ni n'en est issu », les origines religieuses et nationalistes de cette violence se trouvant dans la pensée et la pratique politique européennes. L'auteur s'intéresse aux actes symboliques de cruauté, ainsi qu'à la construction artificielle de la haine et de l'altérité.

5 C. Carmichael rappelle comment s'est déroulée l'intégration du nationalisme dans les Balkans (destruction d'une bonne partie de la tradition, avec une reconceptualisation de l'histoire et la perception de son identité comme civilisée et « non musulmane » ; complication due à une différentiation axée sur la religion, langue et race étant identiques [Pomaks / Bulgares ; Serbes, Croates, Monténégrins / Musulmans] ; domination de la version centre-européenne du nationalisme ; transformation en doctrine de libération de l'oppression étrangère ;...). Elle passe en revue les discours anti-musulmans dans les Balkans, qui s'intègrent peu à peu dans la culture populaire, bénéficiant du soutien occidental, avant de devenir une pratique violente et meurtrière. Elle évoque la mobilisation de la tradition des bandits (rebelles prêts à se soulever pour venir en aide aux chrétiens contre les musulmans) dans les guerres de dissolution, ne manquant pas de relever que l'abus de drogues et d'alcools, et la pratique du viol sont en contradiction avec cette tradition.

6 Elle revient sur nombre de fausses vérités qui ont été assénées. Le nettoyage ethnique a pris place là où les populations étaient profondément intégrées ; elle rappelle qu'il s'est déroulé des mini-guerres locales, que, parfois, les antipathies entre certains villages sont ressorties au grand jour (notamment en Macédoine), estimant que « les individus n'oublient pas ce qui s'est déroulé pendant la guerre et la crise et masquent leur hostilité jusqu'au moment où il leur est possible de se venger » (p. 78). Le passage à l'acte, même s'il se produit dans un sentiment de « juste vengeance », n'empêche pas pour autant le sentiment de culpabilité. C'est aussi ce qu'a constaté le psychiatre Frank Fanon chez les révolutionnaires algériens.

7 S'il est légitime de se demander pourquoi les appels à la haine ont connu une telle réponse, il ne faut pour autant oublier que nombreux sont ceux qui ont refusé d'y succomber. On constatait le même travers dans les études sur les problèmes de cohabitation multinationale, qui, marquant les manifestations de nationalisme, effaçaient celle qui existait1. Si les bourreaux sont des voisins, ceux qui viennent en aide le sont également (p. 79). En fait, seulement quelques milliers d'individus ont été impliqués dans les combats (p. 106).

8 C. Carmichael critique les thèses ethno-psychiatriques mises en avant : le type dinarique violent et barbare (J. Cvijić a repris les stéréotypes émis par les voyageurs italiens, allemands, français, anglais ; ses thèses ont été réitérées par D. Tomašić, M. Djilas, A. Ciliga,...), les montagnards contre les citadins. Il s'agit, en fait, d'une tentative de délocaliser la responsabilité de la violence et des combats. Même l'opposition belgradoise voulait situer le mal dans les zones rurales afin de pouvoir croire en sa propre innocence

9 Elle revient sur l'harmonie inter-ethnique et la tolérance durant la Yougoslavie d'après guerre et la perception qu'en avait la population : « oui, nous vivions en paix et en harmonie [durant la période titiste], parce que chaque 100 mètres, il y avait un policier pour s'assurer que nous nous aimions les uns les autres »2. Toutefois, elle estime que la Yougoslavie n'a pas survécu assez longtemps pour devenir l'équivalent d'une identité britannique ou américaine unissant différents peuples avec une expérience historique

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commune. Mais, l'idéologie des Partisans n'en était liée qu'à une seule qui ne pouvait pas être continuellement réinventée.

10 Il faut regarder les guerres de dissolution yougoslave non pas comme faisant partie d'une spirale de violence, mais comme un ensemble de conditions historiques singulières, avec des causes, des effets et une finalité. Si l'on adopte cette perspective, on constate alors de fortes similitudes avec la formation des États, telle qu'elle s'est déroulée sur le sol européen. Si les Balkans ont connu une telle effervescence ethnique, cela est largement dû à l'impact des idéologies européennes (nationalisme, fascisme, communisme) mélangées aux pratiques religieuses et cultures traditionnelles autochtones. On assisterait donc à une européanisation des Balkans (p. 109)3 ; des idéologues ont encouragé l'imposition de frontières par des extrémistes en utilisant la crise pour forcer des personnes normales et équilibrées à accomplir des actes dont elles n'auraient même pas rêvé en temps normal (p. 110). Il ne faut donc pas oublier que la construction de la haine de l'autre et de l'exclusion n'est pas normale et, souvent, est en contradiction avec l'expérience vécue. Toutefois, les sociétés multiethniques ne peuvent pas survivre s'il n'y a pas d'éducation ni d'autres formes de soutien idéologique, ni, non plus, si la prospérité n'est pas au rendez-vous.

11 Le travail de C. Carmichael n'est pas une histoire du nettoyage ethnique, comme on a pu en lire par ailleurs4. Il s'agit d'une étude de ce phénomène dans les Balkans. Le sujet est remis en perspective, de nombreuses comparaisons infra et extra balkaniques (les Grecs à Istanbul en 1823, les Croates par rapport aux Musulmans, les Turcs vs les Arméniens, la Macédoine égéenne, la Bulgarie dans les années 1980 ; le Rwanda, Shakespeare [francophobe, antisémite] par rapport à Njegoš [antimusulman], le Kosovo par rapport au “joug normand” des Anglais, la politique de Mussolini en Istrie et en Dalmatie dans l'entre deux guerres, Vukovar par rapport à Drogheda, l'Algérie), malheureusement très brèves, un recadrage des éléments disponibles (discours, entretiens) font que si les Balkans sont le point central de cette étude, l'auteur s'en sert pour délégitimer l'autochtonéité du phénomène de nettoyage ethnique. C. Carmichael n'insiste pas sur les leviers de mobilisation, mais passe en revue les divers éléments qui peuvent être mis en exergue pour “réveiller” les haines. Toutefois, malgré tout l'intérêt de ce travail, on ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit d'une introduction d'un ouvrage plus vaste, que les bases sont posées et qu'il reste à y asseoir un appareil critique plus consistant et développer les exemples cités. Cela tient peut-être à une directive de l'éditeur ? Mais, bien que synthétique, la problématique est posée d'une façon qui mérite attention.

12 Bien évidemment, l'ouvrage n'est pas exempt de coquilles, même si elles sont rares. Nous en retiendrons deux : d'abord, sur la carte figurant page iii, le Monténégro fait partie, au même titre que le Kosovo, de la Serbie, tandis que la Voïvodine a disparu, devenant la deuxième province de cette république ; ensuite, c'est en vain qu'on cherchera la note 78 de l'introduction (« The destruction of tradition »), on passe directement de la 77 à 79.

13 Cathie Carmichael s'intéresse à l'histoire européenne, notamment aux idéologies du nationalisme et du communisme, à l'ancienne Yougoslavie et la Russie, aux processus d'édification étatique et travaille actuellement sur l'impact de la question arménienne dans l'entre-deux-guerres en Europe. Elle a par ailleurs publié une bibliographie commentée sur la Slovénie (1996) et une autre sur la Croatie (1999) et co-édité de nombreux ouvrages (dont Language and Nationalism in Europe, 2001).

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NOTES

1. « En dépit de ces explosions occasionnelles de nationalisme, les relations entre les nationalités se sont signifiquement améliorées pendant la phase “socialiste” de l'histoire yougoslave, exception faite du Kosovo ». Hashi (Iraj), « The disintegration of Yugoslavia », Capital and class, (48), 1992, p. 70. 2. Un Bosniaque croate à Tone Bringa, rapporté in Bell (Martin), In Harm's Way. Reflections of a War-Zone Thug, Harmondsworth : Penguin, 1996, p. 123, cité p. 81. 3. Parmi ceux qui ont avancé cette thèse, cf. Girard (Claude), « Une guerre “tribale” en Yougoslavie ? Un éclairage comparativiste entre Afrique et Balkans », Afrique 2000, (9), mai 1992 4. Par exemple, Bell-Fialkoff (Andrew), Ethnic cleansing, New York : St Martin Press, 1996 (ou synthèse dans « A brief history of ethnic cleansing », Foreign Affairs, 72 (3), summer 1993).

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Tom GALLAGHER, The Balkans after the cold war. From tyranny to tragedy London / New York, 2003, 240 p.

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Tom GALLAGHER, The Balkans after the cold war. From tyranny to tragedy, London / New York, 2003, 240 p.

1 Dans son introduction, T. Gallagher évoque la manipulation nationalitaire des leaders communistes, qui prévaut dans la région, afin de « détourner les citoyens de l'opposition à un système politique imposé » (p. 1), semblant ignorer celle qui a été mise en œuvre par les élites grecques, pourtant de la région, afin de détourner l'attention des citoyens grecs de la situation économique du pays (cf. p. 14). Il recadre l'intervention occidentale dans la crise yougoslave, précisant que ce sera le thème principal de ce tome. Il est, comme c'était le cas dans le précédent volume (Outcast Europe. The Balkans, 1789-1989, from the Ottoman to Miločević), très critique envers les acteurs européens, qui, dans les 1990, cherchaient surtout à éviter que le conflit s'étende (p. 3).

2 Il s'attache d'abord à retracer les conditions de la transition dans les Balkans (maintien au pouvoir des forces politiques autoritaires). Il y souligne les différences entre les États communistes centre-européens et balkaniques (secteur industriel dominant, société civile absente, promotion en fonction de l'idéologie,...). Il revient sur la crise de cohésion étatique yougoslave, les rivalités inter-républicaines (qui prévalent sur l'intérêt de la fédération), souligne que S. Milošević est le premier à avoir remis en cause l'ordre institutionnel, rappelle que la tenue des élections au niveau de chaque république plutôt qu'au niveau fédéral a constitué un facteur déstabilisant, estime que les suspicions exprimées envers les minorités témoignent du caractère incomplet du processus d'édification étatique. Il rappelle que la réforme dans les pays communistes a été encouragée par M. Gorbatchev, aussitôt suivi, forcément, par la Bulgarie. Le repli de

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l'URSS, la non implication de l'Europe a nuit à l'économie des pays balkaniques au moment où ils avaient besoin de soutien, les obligeant à se tourner vers le FMI qui demandait, en échange de prêts, d'appliquer des mesures drastiques (afin de réduire le déficit budgétaire) ; il retrace brièvement la constitution des nouvelles oligarchies, la conversion des anciennes élites communistes en chefs d'entreprise,...

3 Les cinq chapitres suivants portent sur les réactions des États occidentaux aux conflits sud-slaves (il évoque leur mauvaise préparation, le peu de solidarité montrée aux pays de l'Europe de l'Est, le soutien à B. Eltsine).

4 Il passe en revue les hésitations de la CEE (la question des frontières [commission Badinter], la protection des minorités en Croatie, le référendum en Bosnie- Herzégovine) ; il évoque les mariages mixtes1, la clef ethnique au détriment de la citoyenneté ; les élections de 1990 en Bosnie-Herzégovine ; l'absence de choix du président bosniaque quant à la fédération yougoslave ; le soutien logistique et militaire de la JNA aux milices bosniaques serbes (s'il insiste sur les responsabilités de S. Milošević et des Serbes, il rappelle celles de F. Tudjman et des Croates [parfois de manière détournée, cf. notamment note 10 p. 222]).

5 Bien que peu enclins à réagir, certains pays occidentaux sont questionnés (la guerre étant également médiatique) par leur opinion publique (p. 92), notamment les États- Unis et la France (p. 148). Il montre à plusieurs égards les scissions qui parcourent ce que certains appellent « communauté internationale », les intérêts divergents (qu'on a bien vu lors de l'assistance aux victimes de la guerre). Il évoque le manque d'intérêt dont font montre les représentants étatiques (en juin 2002, lors d'un meeting Lisbonne, certains Ministres des Affaires Étrangères pensaient surtout au championnat de football).

6 Il remet en perspective la visite de F. Mitterrand à Sarajevo, retardant une intervention militaire pour ouvrir la voie à l'aide humanitaire (préconisée par la Grande-Bretagne), le refus d'accueillir les réfugiés, le jeu politique américain (George Bush, peu avant de céder la place à W. Clinton, soutient la création du TPI), le refus de s'engager en guerre (les propos du général Rose ; il désigne l'inconstance dans la chaîne de commandement2). Il critique nombreuses thèses qui ont été émises pour expliquer ces conflits (provoquer l'intervention occidentale en bombardant sa propre population, égalité dans la culpabilité, provocation des assiégeants, culturalisme [conflit ancestral], une Serbie forte pour la stabilité dans les Balkans, ...). La « paix » de Dayton est passée en revue et ses limites en sont posées et il estime qu'elle éclaire le fait que les Musulmans sont perçus, par l'Occident, comme obstacles à la paix (real-politik), et non pas comme victimes.

7 Toutefois, certaines assertions mériteraient quelques réserves. Il souligne que les ambassadeurs se trouvaient tous à Belgrade, capitale yougoslave, mais aussi capitale de la Serbie3 et auraient pu témoigner du processus de mobilisation mis en route (qu'il évoque pour la Serbie, et tait sur la Slovénie ou la Croatie). Si « Tudjman a rendu un grand service au nationalisme serbe en révisant à la baisse le nombre de tués par les Oustachis » (p. 52), ainsi que par les provocations croates (p. 60), les Occidentaux sont persuadés qu'un banquier communiste ne pourrait pas organiser une série de conflits dans son propre pays afin de satisfaire ses intérêts personnels (p. 55). Il cite A. Finkielkraut estimant « surréaliste de voir Jacques Poos, ministre de l'État lilliputien du Luxembourg demander à la minuscule Slovénie (...) de renoncer à son aspiration à devenir un État » (p. 62). Il évoque Vuk Draškovic comme opposant ayant appelé à ne

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pas faire la guerre (p. 65), sans mentionner les nombreux revirements dans ses prises de position. Il considère la JNA sous les ordres de Milošević, et non pas comme présentant une communauté d'intérêt avec le Président serbe, ce qui était pourtant le cas en début des conflits. Il estime que les Musulmans sont la seule population attachée à la multiculturalité (le colonel Jovan Diyja [sic] de l'armée de Bosnie-Herzégovine n'est-il pas serbe ?4) ; que le plan Vance-Owen est le vecteur de l'accaparement territorial croate en Herzégovine (p. 122) ; que la levée de l'embargo sur les armes aurait permis de rééquilibrer les forces en présence ; que les pro-yougoslaves sont, en fait, pro-serbes (cf. p. 149).

8 T. Gallagher a précisé en introduction que la majeure partie de ce travail sera consacrée aux guerres yougoslaves. Il survole néanmoins la Roumanie, la Bulgarie et l'Albanie (notamment la crise de 1997). Il est toujours très critique vis-à-vis des acteurs de la politique étrangère des pays impliqués dans la gestion des conflits balkaniques, insistant surtout sur leurs dissensions, mais ne faisant que survoler l'impact qu'elles ont sur les acteurs « ex-yougoslaves ». Bien que détaillant les vicissitudes de la « communauté internationale » (terme, qu'avec raison, il n'emploie pas), il manque de mettre en exergue l'élément principal de « son » action. Ce qui caractérise la politique des États européens, et des États-Unis, c'est son aspect incrémental, son absence de vision globale, une réaction au cas par cas5.

9 Le septième chapitre passe en revue les régimes autoritaires de Serbie, Croatie, Bosnie- Herzégovine, les conséquences de la guerre sur leur structure sociale et politique.

10 En conclusion, il revient sur les défauts d'anticipation de la crise yougoslave. Il aurait fallu, écrit-il, soutenir « les forces attachées à préserver un territoire commun, et à résoudre les conflits d'une façon non-violente et pragmatique », et menacer, si ce soutien s'avérait insuffisant, d'intervenir, sans se cacher derrière la « souveraineté nationale ». Les signes n'ont pas manqué, mais personne n'a perçu la gravité de la crise. Des sanctions économiques et diplomatiques auraient également pu venir en soutien de cette politique. A chaque étape des conflits, des menaces auraient pu être émises ; des promesses d'aide, d'intégration, auraient peut-être permis de limiter, voire même de neutraliser, les appels à la haine de l'autre, de mobiliser des forces opposées à la violence.

NOTES

1. Pourtant à relativiser, cf. Mrdjen (Snjezana), « La mixité en ex-Yougoslavie. Intégration ou ségrégation des nationalités ? », Revue d'Études Comparatives Est-Ouest, 27 (3), septembre 1996. 2. Ce que montre aussi le film de Tanović (Danis), No man's land, 2001. 3. Lui-même joue de cette similarité, évoquant en 1971, « le Printemps croate lors duquel libéraux et technocrates réclamaient une plus grande autonomie à Belgrade » (p. 50), dans un paragraphe ayant trait aux volontés indépendantistes slovène et croate des années 1990.

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4. En fait, il a été mis à ce poste pour, justement, servir de preuve d'ouverture et de tolérance du pouvoir musulman, cf. Divjak (Jovan), « Nepoželnji miljenik raje », Svijet, 08/02/96). Son rôle était purement médiatique et ne reflétait aucune réalité « bosniaque ». 5. Cette attitude mériterait une étude sur les conseillers des décideurs.

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