Gerd Koch Ou L'anthropologie Comme Science, Art Et Travail D'urgence
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Gerd Koch ou l’anthropologie comme science, art et travail d’urgence par Gilles BOUNOURE* Lorsque j’ai appris qu’en disparaissant en mer actuelles de la recherche dont Alfred Gell, à la façon des vieux navigateurs polynésiens, le s’avouant grand lecteur des romans de Meredith, 19 avril 2005, Gerd Koch avait exécuté un projet fait un éloge qui n’est pas dénué d’ironie, Gerd arrêté de longue date, l’émotion m’a conduit à Koch ne les ignorait pas et c’étaient quelques relire son œuvre sous ce jour nouveau, et spécia- menus motifs de plus à son pessimisme général, lement son tout récent ouvrage, Sein und schein, qui en avait de plus sérieux, comme on verra. qu’il venait de m’adresser avec son « dernier sou- Gell, Koch, il n’est pas question de poursuivre venir ». Ses livres, ses articles, ses lettres, dont la plus avant des comparaisons par trop écrasantes rigueur et la concision se doublent souvent d’un pour le premier comme pour n’importe qui humour rentré, je les avais sans doute lus avec le d’autre, tant la carrière et les travaux du second soin voulu, mais sans pouvoir en percevoir la dominent les études océaniennes du dernier gravité ou même le caractère testamentaire demi-siècle. Ce rapprochement permet toutefois désormais si flagrants. Durant ces relectures, le de caractériser son œuvre comme une synthèse souvenir m’est venu d’un autre anthropologue originale et réussie de ces tensions contradictoi- de premier plan, quoique à des titres différents, res où se trouve prise l’anthropologie depuis Alfred Gell, de ses derniers textes rédigés dans qu’elle existe, entre l’art et la science, comme l’attente de la mort, et du volume posthume qui entre « l’ethnologie de laboratoire » et « l’ethno- les reproduit, The Art of Anthropology (Athlone, graphie de terrain ». C’est ce qui le conduisait, Londres, 1999). dans un entretien qu’il m’avait accordé en 2001, Gerd Koch aurait-il accepté la définition qu’y à se reconnaître aussi bien « romantique » dans propose Alfred Gell de l’anthropologie « comme ses déterminations que « positiviste » dans ses art » ? Nous n’en avons jamais parlé, mais j’ai méthodes, livrant là un fil qui court dans quelques raisons de croire qu’il l’aurait admise, à l’ensemble de ses travaux et contribue à leur d’importantes réserves près. Je tiens en même donner une exceptionnelle hauteur de vue. temps pour assuré qu’il se serait gaussé de la L’ethnologie d’urgence, si l’on ose dire, est une « culture de séminaire » dont Alfred Gell célèbre idée allemande, formulée par Adolf Bastian dès les mérites, lui attribuant même un rôle primor- la fondation du musée d’ethnographie de Berlin, dial dans l’élaboration de ses si brillantes spécu- et introduite outre-Atlantique grâce à Franz lations. Congrès et séminaires, « terrains » de Boas. Aucun souci comparable n’a eu cours offi- prédilection des Océanistes d’aujourd’hui, ou à ciel en France, sauf chez les rares spécialistes, tout le moins théâtres principaux de leurs tra- « romantiques attardés », des arts et traditions vaux et de leurs « découvertes » ? Ces tendances populaires d’Europe, dont on vient de supprimer * critique d’art, fl[email protected] Journal de la Société des Océanistes, 120-121, année 2005-1/2 212 SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES le musée national dans l’indifférence générale. aujourd’hui », 1955), confrontant les fruits de sa Tandis qu’en France les ethnologues s’atta- première mission océanienne, aux Fidji, aux chaient de préférence à saisir l’essence des socié- Samoa et dans l’archipel tongien surtout (1951- tés « sans histoire » ou même les invariants de 1952) et tout ce qu’avaient pu en écrire les Occi- toute société humaine, leurs collègues allemands dentaux, et qu’il vint lire dans des bibliothèques perdaient rarement de vue l’historicité dominant étrangères, notamment celle du muséede leur discipline, jusqu’à leur dicter sujets àétu- l’Homme, les bibliothèques spécialisées d’Alle- dier, méthodes à appliquer, objets ou données à magne restant alors inaccessibles ou en ruines. collecter. Le titre de ce volume, sa méthode à la fois histo- On jugera peut-être le trait forcé.C’est pour- riciste et descriptive, le recours à une documen- tant une des raisons permettant de comprendre tation si possible exhaustive, sont emblémati- que si tard venu, enquêtant après la Deuxième ques de l’ensemble de son œuvre et du regard Guerre mondiale dont les ravages avaient aussi qu’il portait sur l’Océanie, depuis sa thèse restée bouleversé le Pacifique, Gerd Koch ait publié sur inédite (Die frühen europaïschen Einflüsse auf die l’Océanie traditionnelle une somme d’informa- Kultur der Bewohner der Tonga-Inseln, « Les tions le mettant largement au rang des Speiser premières influences européennes sur la culture (dont il fut l’élève), des Wirz ou des Rangi Te des insulaires de Tonga »,Göttingen, 1949), Hiroa. Le sentiment d’urgence lui venait de loin : jusqu’aux derniers ouvrages édités «à titre la crise de 1929, qui frappa particulièrement sa privé», au ton plus personnel, voire polémique, famille alors qu’il avait 7 ans, l’arrivée au pou- sans cesser d’être scientifique. voir des Nazis qu’il abhorrait, son adolescence Parmi une quantité impressionnante d’articles passée à contourner répression comme embriga- (sans parler des films et des enregistrements dement, sa jeunesse miraculeusement épargnée sonores) dont la portéen’a pas encore été pleine- par la guerre, qu’il traversa en montant la garde ment mesurée, deux textes, écrits à trois décen- sur les estuaires et les voies fluviales d’Allema- nies de distance, me paraissent particulièrement gne, puis les ruines des bombardements, frap- significatifs de la complexité de son attitude. En pant aussi bien ses pauvres effets personnels que 1993, prolongeant son enseignement à l’univer- les musées d’ethnographie pour lesquels, dès sité libre de Berlin quitté deux ans plus tôt, il son enfance, il s’était pris d’un intérêtmêlé définissait le travail de terrain comme une véri- d’horreur. table ascèse exigeant de l’ethnologue la plus Reconstruire, inventorier ce qui avait été pré- stricte neutralité et l’attention exclusive à collec- servé, en approfondir l’étude, combler si possible ter le plus grand nombre et le plus large spectre les lacunes, saisir toutes les occasions d’accroître de données possibles (Gesucht, gefunden und les connaissances et les collections, furent les erworben ¢ Ethnographica für die Staatlichen préoccupations constantes des trente années de Museen Preußicher Kulturbesitz, Jahrbuch surmenage qu’il passa tantôt en missions dans le Preußicher Kulturbesitz ). Ces principes aus- Pacifique, tantôtaumuséerégional de Hanovre, tèresnel’avaient pas empêché, antérieurement, sa ville natale, puis au muséed’ethnographie de de ruiner un mythe européocentriste, sinon Berlin, dont il allait devenir le directeur exécutif raciste, entretenu par nombre de soi-disant jusqu’à sa retraite en 1985. Gerd Koch a montré « savants »,endémontrant concrètement que la dans deux livres récents (2005), entièrement prétendue indifférence aux couleurs des Océa- publiés par ses soins (Probleme und Erfahrungen, niens, ou l’insuffisance alléguée de leurs lexiques Expeditionen in die Südsee, « Problèmes et expé- spécialisés, tenaient en réalitéàl’indifférence des riences, missions scientifiques en Océanie » et « spécialistes » occidentaux, et à leur mécon- Sein und schein, die Eindeichung der Südsee in naissance des langues et des conceptions de ceux Berlin Dahlem, « Réalité et apparence, l’enfer- dont ils osaient signaler les « lacunes » ou les mement du Pacifique entre les murs du musée tares (« Farbenindifferenz » bei pazifischen de Berlin-Dahlem »), quelle vigilance méticu- Völkern, Festchrift A. Bühler, 1965). leuse était exigée pour mener à bien enquêtes Cette démonstration scientifique indiquait ethnographiques et travail de musée. Ses notes aussi l’orientation de ses sentiments, et dans la de terrain, déposées avec l’ensemble de ses archi- période où je l’ai connu, Gerd Koch se définissait ves professionnelles au musée de Berlin, avec insistance, y compris pour éclairer ses pro- sont absolument exemplaires de diversité et de pres réactions, als ein Südseemann, comme un minutie. homme des mers du Sud. L’enseigne par lui L’historicité et le sentiment d’urgence mar- choisie pour publier ses derniers écrits, Failima, quent le premier grand livre de Gerd Koch, reprend le nom d’une méthode secrète d’autodé- Südsee, gestern und heute (« L’Océanie, hier et fense jadis en usage à Tuvalu. Si sa loyauté et ACTUALITÉS : IN MEMORIAM GERD KOCH 213 son dévouement d’homme de musée ont été géomorphologie, sismologie, hydrologie, clima- amplement reconnus (à défaut d’être récompen- tologie, botanique, agronomie, zoologie) afinde sés) en Allemagne, c’est plutôtlafidélité dans recueillir, au cours de six mois de séjour, toutes toutes ses implications qui pourrait qualifier ses les données possibles sur le mode de vie des engagements successifs auprès des communau- dernières communautésnéolithiques subsistant tésocéaniennes qu’il a visitées pour y recueillir en Nouvelle-Guinée, antérieurement à tout les vestiges de leurs traditions. « contact » avec la « civilisation ». Les résultats De 1957 à 1971, il a certes reconstitué les de cette mission menée en 1974 furent publiés collections océaniennes de Berlin, en les exhu- dans plus d’une vingtaine de volumes en langue mant des casemates qui les avaient abritées des allemande, de 1979 à 1998. bombardements, en les accueillant dans un bâti- Dans l’introduction de sa contribution princi- ment édifié sur ses indications, qui fut en son pale (Malingdam, 1984), Gerd Koch témoignait temps le muséed’ethnographie le plus moderne en ces termes du choc ressenti : d’Europe et le mieux conçu pour les objets « Un ethnologue doit se garder de toute propension comme pour les visiteurs. Mais dans le même à idéaliser. Je dois dire cependant, d’après mon expé- temps, c’était la « culture matérielle » de « zones rience de dix-huit sociétés dans sept régions différen- grises » de la connaissance ethnographique, à tes, et de quatorze îles polynésiennes, micronésiennes préserver de toute urgence, celle des îles Gilbert, et mélanésiennes, qu’aucune ne m’a donné plus des Ellice, de Santa Cruz, des Abelam et pour matière à réflexion que les Eipo de Malingdam.