1946 °°°°°° Lettre De Jeanne Sandelion À Henry De Montherlant
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1946 °°°°°° Lettre de Jeanne Sandelion à Henry de Montherlant Paris, ce Dimanche de Quasimodo, avril 46 Montherlant, Puis-je vous prier de lire cette lettre jusqu’au bout ? J’ai beaucoup hésité à l’écrire. Je n’oublie pas que c’est moi qui ai re-rompu en 39 après cette ultime tentative de réconciliation, où vous me sembliez avoir apporté des sentiments cette fois si sincères, en même temps qu’un si bel exemplaire de Pasiphaé (et une dédicace qui m’avait touchée). Là-dessus, vous me prouvez de nouveau, peu après, que l’homme en vous me sacrifierait toujours à l’homme de lettres et que j’étais pour vous exactement comme avant, un cobaye, dont les moindres faits et gestes méritaient d’être immortalisés dans vos œuvres, ridiculisés, pardon. Je n’ai pu l’encaisser et je vous l’ai dit. Vous m’avez répondu une lettre inouïe, me disant que dans X années, je ne serais qu’un cadavre et que votre œuvre vivrait toujours ! Excusez-moi, j’ai trouvé cela trop fort pour y répondre. Je me suis dit qu’il n’y avait vraiment plus aucun rapport humain de possible avec vous, qu’ils seraient toujours teintés d’arrière-pensée et de méfiance de mon côté, et que c’était vraiment dommage. Vous m’avez depuis renvoyé un livre, dont je ne vous ai pas accusé réception. Vous m’avez fait envoyer par M. Morht (1) son livre sur vous, qui ne pouvait rien m’apprendre, car qui vous a connu mieux que moi ? Je crois lui avoir répondu une lettre fort amère, où je trouvais cela fort rebattu, constatant que le musicien des phrases seul continuait à m’intéresser en vous. Je n’avais pas encore surmonté, comme je l’ai fait ensuite, dans certaine circonstance spirituelle grave pour moi, ce qui me restait de rancune et de dignité offensée. Vous ne sauriez m’en vouloir, vous m’avez assez reproché jadis d’en manquer (de dignité !). Mes amis me diraient, si je leur confiais cette démarche, que j’en manque encore. J’ai eu à plusieurs reprises l’envie de la faire, dans des circonstances graves, pour moi ou pour vous ; je vous le répète, ce mouvement humain, noble, loyal, vers vous, j’ai été retenue de le faire par cette défiance que vous m’avez forcée hélas ! à éprouver pour vous. Cette incompréhension aussi de votre psychologie, sur certains points. Si je me décide pourtant à la faire, à « remettre ça » après 7 ans (et quels !) c’est que je la fais à l’homme de lettres pour le coup ! (Je viens de penser, il y a un instant, en écoutant de la musique espagnole et la « Maison de Bernarda », de ce merveilleux Lorca, que cet avril 46, vous veniez d’avoir 50 ans… (et ma mère 78 !) Voici. Pour plusieurs raisons, je vais me fixer à Paris cet automne, au moins pour 6 mois ; sans trop la chercher, j’ai trouvé une situation intéressante, qui à la fois me permettrait de vivre et qui me passionne. Assumer la direction d’une collection littéraire toute neuve, à créer enfin, dans une maison d’édition qui existe déjà, mais fort obscurément (et qui n’a pas d’ailleurs un nom plaisant pour moi, enfin je veux dire que j’aimerais à changer ce nom). Cette maison, entre tant de champignons qui poussent dans ce monde de l’édition, se différencie, veut du moins se différencier par un souci de qualité. C’est-à-dire voudrait contribuer à refaire le beau livre français, digne des livres suisses et hollandais. Cette petite maison est née à côté – et je crois, d’elle-même – d’une association d’amis du livre qui s’appelle La Feuille blanche et qui s’est groupée autour de l’exploitation des neuf moulins d’Auvergne, où l’on refait, vous le savez sans doute, de splendides papiers à la main. Mais mon « futur patron », délégué de ce consortium de fabricants de papier, ne veut pour le moment pas faire de livres de luxe. Seulement le bon livre courant, mais il souhaiterait que la qualité du texte répondit à celle de la présentation. Je pense que ce souci de qualité pourrait toucher des écrivains vraiment amis du livre et leur permettre d’être moins exigeants vis-à-vis d’une maison qui commence et n’a que des ambitions modestes pour un début. Mais on compte sur moi pour trouver des manuscrits, et l’extension plus ou moins grande et plus ou moins rapide que je pourrais donner à cette entreprise a une assez grande importance pour moi, puisque ma situation pécuniaire en serait aussitôt améliorée. Pour le moment, on pense que je n’aurais de quoi occuper que mes après-midi, et cela me ravit, en un sens. (J’espère bien, d’ailleurs un jour ou l’autre, reprendre ma liberté, mais il serait fou de s’installer à Paris en ce moment sans un poste fixe assurant l’essentiel.) Ce qui me ravit aussi, c’est qu’une question de locaux ajourne à septembre la mise en train de tout cela et que j’aurai encore tout mon été à la campagne. Mais d’ores et déjà, je m’occupe de cette affaire et je vous demande très simplement si vous accepteriez et pourriez me donner quelque chose qu’on pourrait publier quand votre « cas », comme ils disent, sera éclairci et réglé ! Je ne doute pas que vos fervents ne soient nombreux à attendre dans l’ombre et que vous ne soyez assailli déjà par les éditeurs. Je sais aussi combien vous pouvez être élégant et généreux quand vous le voulez. (Je ne veux pas dire que mon éditeur n’accepterait pas vos conditions, je ne sais pas exactement leurs moyens, je sais seulement que c’est un « début ». Mais enfin, il et toujours généreux de donner un manuscrit à une firme inconnue). Il serait très nécessaire pour moi, je le répète, que je puisse leur amener 2 ou 3 noms, tout en essayant de découvrir de jeunes talents inconnus, ce qui est le devoir et la joie de tout éditeur ! Et si vous connaissez un chef-d’œuvre disponible, faites-le- moi envoyer, je vous prie ! Ceci dit, si vous consentiez et si vous pensiez que nous devions en parler de vive voix, accepteriez-vous que je vous amène la charmante Banine (2), qui meurt d’envie de vous connaître, et pour qui je viens d’éprouver le coup de foudre de l’amitié, réciproque, je crois. C’est délicieux, parce que nous venons de mondes si différents, moi de ma province, elle du fond d’un Orient presque fabuleux de richesses. Elle parle de l’amour avec la liberté des gens du XVIIIème, et de l’Orient aussi. (Peut-être étonnée de choquer, elle se l’est expliquée, dit-elle, en relisant Les Mille et Une Nuits !), et en même temps « elle a une âme », un souci de vie morale, une générosité émouvante. Je serais ravie d’être un truchement possible entre vous et elle. (J’ajoute : une droiture, une simplicité toutes viriles). Pour avoir votre réponse à ces deux questions, je me permettrai, pour vous épargner de m’écrire, de vous téléphoner mercredi matin, vers 10 heures. Mais si vous préférez m’écrire, faites-le ici (seulement je dois redéménager, pour la 4è fois ! chez M. Duveau, 10 rue Oudinot, 7è. Si cela vous paraît trop précipité, excusez-moi. L’aimable Banine me presse un peu et la date de mon départ, qui s’approche. Et croyez à ma grande gratitude si… Jeanne Sandelion Bien entendu, je vous demande cela à l’avance et en mon seul nom, sans en parler à ce Monsieur P. (qui est d’ailleurs le charme même, pas du tout l’homme d’affaires qui fait des livres comme il vendrait de la moutarde !) Notes : (1) Michel Mohrt, né le 28 avril 1914 à Morlaix et mort le 17 août 2011 à Paris, est un écrivain français, tour à tour essayiste, romancier et historien de la littérature, en plus de s'être aussi fait éditeur et traducteur littéraire, critique littéraire et peintre (aquarelliste). Il fait, comme officier, la campagne de 1940 sur le front des Alpes (contre les Italiens), notamment dans la vallée de la Vésubie. De cette expérience, il tirera un ouvrage intitulé La Campagne d'Italie. Parmi ses amis, il compte Jean Bassompierre, qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, s'est engagé dans l'armée allemande, afin de lutter contre les bolcheviques. Il lui rend hommage dans son ouvrage Tombeau de La Rouërie. À compter de février 1941, il écrit dans le journal collaborationniste et antisémite Je suis partout. Après la guerre, il s'inscrit au barreau de Marseille, ville où il se lie d'amitié avec Robert Laffont qui l'introduit dans le milieu littéraire. Il fait une parenthèse américaine pendant quelques années au Canada et à l'université Yale où il donne des cours. Il rentre en France pour rejoindre l'éditeur Gallimard où il rentre au comité de lecture comme spécialiste de la littérature nord- américaine. Il entretient des liens d'amitié avec Robert Penn Warren, William Styron, Jack Kerouac et William Faulkner. ll a reçu le Grand prix du roman de l'Académie française en 1962 pour La Prison maritime. Le 18 avril 1985, il a été élu membre de l'Académie française, succédant à Marcel Brion, le même jour que Jean Hamburger, au Fauteuil 33, le fauteuil de Voltaire. Il a aussi publié dans Le Figaro de nombreuses critiques littéraires.