FICTION « ET JE NE VOUS QUITTERAI PAS CHAPITRE 3 PAR » THOMAS THÉVENOUD L’ÉDITO DE FRANÇOIS MITTERRAND LA MONNAIE,

DOSSIER REVUE CE N’EST CHARLES.FR POLITIQUE & ÉCONOMIE RIEN Ma vocation naturelle ne m’avait pas porté vers l’éco- C’est bien là la grandeur et la difficulté de notre combat, nomie, que j’ai néanmoins approchée à l’université. Mes en face du pouvoir d’argent et des grands intérêts capita- FRANÇOIS responsabilités m’ont amené à lire, à réfléchir davantage listes. Le levain de notre combat, c’est justement l’imagi- en ce domaine. Je ne prétends pas tout savoir, loin de là. Je nation. Elle nous manque trop souvent, pas du tout parce LENGLET me mets en situation de tout comprendre. Je n’en connais que nous ne pouvons pas être imaginatifs, mais parce pas beaucoup en économie, mais sans doute un peu plus que nous dédaignons de l’être. que le général de Gaulle. La France a été prospère pendant « C’est la fin du des années. La monnaie, ce n’est rien. La psychologie, la Il y a les inégalités du savoir, il y a des inégalités de toutes confiance, c’est tout. Je préfère tendre la main aux tra- sortes. Il y a des manières simples à imaginer et difficiles libéralisme ! » vailleurs plutôt qu’aux maîtres de l’argent. Voilà la vérité. à réaliser par des réformes fiscales. Notre système fiscal Je considère que l’argent gagné trop facilement est pour est organisé de telle sorte qu’il est toujours plus dur toujours suspect et, qu’en effet, il est fait pour corrompre. pour les plus faibles et favorable aux plus riches. Après LES GÉRALD tout, une bonne économie ne peut reposer – combien de ÉCONOMISTES DARMANIN Autrefois, on élevait des tours, des cathédrales, pour fois l’ai-je dit pendant toutes ces années ? – que sur un « Je ne suis pas qu’elles se rapprochent du ciel. Aujourd’hui, on construit sentiment de justice sociale, de paix sociale. Et la justice ATTERRÉS des tours, des tours du grand capital partout, pour que et la paix sociales, elles ne peuvent être simplement le Histoire d’un très heureux du tas d’or qui est là-haut on puisse dominer la terre. De cadeau du hasard. Il faut que l’immense majorité de notre best-seller à Bercy » l’argent, il en faut, c’est un moyen d’échange nécessaire peuple, et d’abord le peuple qui travaille, le peuple de dans une société moderne. Je dis qu’il faut absolument ceux qui produisent, sente que les réformes si longtemps que cet argent soit orienté vers les investissements qui attendues sont maintenant entrées dans les faits, dans GUILLAUME YANIS servent notre pays, parce qu’ils servent notre économie nos mœurs, dans l’histoire. — et qu’il faut prendre tous les moyens qui conviendront MEURICE VAROUFAKIS pour éviter l’argent spéculatif. Le véritable ennemi, « Je vote écolo, « Avec Macron, j’allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, j'ai l'habitude nous avons le véritable ennemi si l’on est bien sur le terrain de la Sources : de perdre » la même vision ! » rupture initiale, des structures économiques, c’est celui « Cartes sur tables », Antenne 2, 16 mars 1978 qui tient les clefs… C’est celui qui est installé sur ce ter- Conseil des ministres, 16 juin 1982 NUMÉRO 24 TRIMESTRIEL rain-là, c’est celui qu’il faut déloger… C’est le monopole ! Congrès d’Épinay, 13 juin 1971 HIVER 2018 MATHIEU Terme extensif… pour signifier toutes les puissances Discours à Figeac, 27 septembre 1982 16 EUROS de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, Discours à Le Grand-Quevilly, vendredi 17 janvier 1986 LAINE l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et « Sept sur Sept », TF1, 12 février 1989 L'AMI LIBÉRAL l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. « Sept sur Sept », TF1, 25 mars 1990 DU PRÉSIDENT 3 4 6

POLITBURO FRANÇOIS MOLINS PAR JEAN-JACQUES RENSEIGNEMENTS URVOAS GÉNÉRAUX

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JE T’AIME MOI NON PLUS GRAINE DE STAR HERVÉ CAROLE BERVILLE BARJON « Et Jean-François Copé « Mon rêve, n'a pas insisté… » 22c’est d’avoir mille vies »

16 POUR QUI VOTEZ-VOUS ? GUILLAUME MEURICE

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INTERVIEW D’UNE CHARLOTTE CHARLOTTE MARCHANDISE © Patrice Normand/Leextra « On aurait /Da Coffee Time révolutionné la campagne ! » 5 POLITBURO SI LOIN, SI PROC’ FRANÇOIS MOLINS PAR JEAN-JACQUES URVOAS Ancien garde des Sceaux

Lorsqu’il fut garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas s’est bien gardé d’entretenir des relations avec le procureur de , François Molins. Séparation des pouvoirs oblige. C’est donc un portrait lointain, mais chaleureux, qu’il trace de ce magistrat qui, dans une France meurtrie par les attentats, a su redonner un certain lustre à la communication judiciaire.

ILLUSTRATIONS DA COFFEE TIME

François Molins doit beaucoup à Albin Chalandon. bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises Plus exactement, le procureur de Paris tire l’essentiel de en cause », comme l’article 11 du Code de procédure son pouvoir et de sa visibilité dans la lutte antiterroriste pénale l’y autorise. des dispositions issues de la loi du 9 septembre 1986, portée par le garde des Sceaux de l’époque. Depuis, après chaque attentat, les Français se sont tris- tement habitués à l’observer dans le même décor, les En effet, si la mise en place du dispositif de préven- mains agrippées à un petit pupitre placé dans le coin tion et de répression du terrorisme – qui place en son d’une pièce du tribunal de grande instance de Paris, centre l’autorité judiciaire, et singulièrement le parquet décrivant d’une voix contenue, presque timide, les faits parisien – remonte à plus de trente ans, ce n’est que très sur lesquels le ministère public conduit ses investiga- récemment que les Français en ont découvert l’architec- tions. Avec la précision factuelle qui lui est si caracté- ture, grâce à l’action de François Molins. ristique, François Molins a remis l’autorité judiciaire à sa place, là où les syndicats de policiers s’étaient trop L’image de ce magistrat reste indissociablement liée à la longtemps imposés comme les principaux vecteurs dramatique période ouverte le 11 mars 2012 lorsque les d’une information aussi parcellaire qu’orientée. tueries perpétrées par Mohamed Merah ensanglantèrent Toulouse. Quelques jours plus tard, le 20 mars, François Ainsi, de la tuerie du Bataclan à l’interpellation début Molins décidait de tenir sa première conférence de novembre de dix personnes en région parisienne, dans le presse, afin de « rendre publics des éléments objectifs tirés sud de la France et en Suisse, mois après mois, François de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le Molins marque de son empreinte une époque mouve-

7 8 POLITBURO MOLINS PAR URVOAS

Bien qu’il ne rechigne pas à rencontrer plus solennelles. J’ai alors toujours apprécié son humilité et son souci de les journalistes, il aime le secret et aspire valoriser le travail de ses équipes. plus à être respecté qu’aimé. Mais j’ai en permanence veillé à ce qu’aucun de mes actes ne vienne nourrir Probablement le présent portrait lui-même l’inépuisable procès d’intention sur les supposées tentations d’ingérence du le hérissera-t-il, lui dont l’anxiété est l’un pouvoir politique dans la gestion des enquêtes. La loi du 26 juillet 2013 a beau des moteurs de son intelligence. avoir prohibé les « instructions dans des affaires individuelles », l’opinion publique ainsi que nombre d’élus persistent à considérer qu’un ministre peut influen- cer les investigations conduites par les mentée. Alors que, traditionnellement, tel Janus, les procureurs. J’espère d’ailleurs qu’un jour le législateur magistrats ont deux faces (le juge pacificateur et le juge consentira à évaluer ce texte, ce qui permettrait de punisseur), il est pour sa part devenu la figure rassu- démontrer combien les fameuses « remontées d’informa- rante de l’autorité pleinement engagée pour la sécurité tions » auxquelles les parquets sont tenus de procéder des Français. Sachant canaliser l’émotion, parvenant à à l’attention de la direction des affaires criminelles et communiquer sans altérer le secret de ses enquêtes, il des grâces du ministère de la Justice sont souvent bien incarne une justice en action, concentrée sur les faits, moins fournies et systématiquement bien plus lentes économe de mots, mais déterminée à établir la vérité. que celles alimentant nombre d’articles publiés dans la presse ! Le garde des Sceaux que j’ai été lui en est reconnaissant. Notre panthéon judiciaire n’est en effet guère fourni, au Quoi qu’il en soit, l’universitaire que je n’ai jamais cessé point que ce sont les sempiternelles figures de Salomon d’être se réclamant d’une stricte conception de la sépa- tweet d’avril 2017 qui saluait l’une de ses interventions ? Toulouse où il fut scolarisé, ou encore un héritage de son et de Saint Louis qui reviennent le plus souvent pour ration des pouvoirs, je me suis toujours interdit de sol- Je n’en suis pas sûr, car si l’homme a une flatteuse répu- père médecin militaire et de sa mère greffière. illustrer la justice. Or non seulement le premier, roi liciter un parquetier — qu’il exerce à Paris, à Nice ou à tation de meneur d’hommes (ce qui n’est pas si courant d’Israël, n’était pas un magistrat, mais l’on ne retient Boulogne. C’est dire si j’ai apprécié les méritoires efforts dans l’institution), il n’appartient pas à cette catégorie Reste à envisager son avenir. En novembre 2018, comme surtout de lui qu’un jugement imparfait, construit déployés par un magistrat comme François Molins en de magistrats qui, à l’instar de Pierre Truche ou de Jean- tous les chefs de cour en place depuis sept ans, il sera sur des méthodes psychologiques discutables. Quant vue d’expliquer en permanence son action. L’impar- Louis Nadal, s’efforcent de bâtir une doctrine sur la tenu à un changement d’affectation. Excellent juriste, au second, si son chêne dans le parc du château de tialité ne peut aller sans l’exigence de responsabilité. conduite de l’action publique. De fait, son unique contri- maître réputé de la procédure, nombreux sont ceux qui Vincennes est passé à la postérité, on ignore la moindre C’est une simple question de légitimité. Et je veux croire bution théorique reste, pour le moment, un modeste, l’imaginent au parquet général près la Cour de cassation, de ses décisions pour ne retenir qu’une légendaire que, par cette absence de relations, nous avons de facto mais rigoureux ouvrage intitulé Le Secours en montagne, succédant à Jean-Claude Marin, lequel quittera son sagesse, plus d’ailleurs qu’un réel souci de l’équité. contribué à dissiper l’incrédulité de certains quant à présentation et aspects juridiques. poste en juin prochain. Homme de combats et de terrain, l’indépendance du ministère public. ce n’est sans doute pas son vœu. Procureur national Pour autant, et même si j’apprécie le rôle qu’assume De surcroît, bien qu’il ne rechigne pas à rencontrer antiterroriste ? Il fut l’un des principaux contempteurs aujourd’hui François Molins, nous n’avons jamais Nul doute que, chez les auditeurs de l’École nationale les journalistes, il aime le secret et aspire plus à être de cette fonction voulue par Nicolas Sarkozy, estimant entretenu de relations. Naturellement, nous nous de la magistrature, ce choix de l’indépendance recueille respecté qu’aimé. Probablement le présent portrait dans un entretien au Monde que « le dispositif actuel sommes régulièrement croisés au hasard des occasions l’assentiment de tous ceux qui choisiront le parquet ! lui-même le hérissera-t-il, lui dont l’anxiété est l’un des [était] un gage d’efficacité et de cohérence ». Mais c’était offertes par le calendrier judiciaire, et il m’est parfois Suffira-t-il pour autant à donner naissance à une « Géné- moteurs de son intelligence. Sans doute aussi une trace dans « l’ancien monde »… — arrivé de l’écouter dans des colloques ou des réunions ration Molins », selon la formulation adoptée dans un de la rigueur apprise au collège jésuite du Caousou à

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« Et Jean-François CAROLE Copé n’a pas BARJON insisté… » Cela fait trente-six ans que Carole Barjon couvre la politique pour Le Nouvel Observateur où elle est entrée en 1981, séduite par ce « journal rocardien ». Aujourd’hui chef du service politique, elle revient pour Charles sur quelques moments de sa vie professionnelle. Où il est souvent question de voitures et d’enfants…

PROPOS RECUEILLIS PAR DIANE MALOSSE PHOTO PATRICE NORMAND/LEEXTRA

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IMAGES JOCELYN COLLAGES

MISE EN GISCARD QUARANTAINE ET LA VOITURE LA BOURDE DE CHIRAC PAR SÉGUIN DE SPORT SUR L’IRAN

« Le premier homme politique avec qui j’ai déjeuné, « En 1982, je suivais la campagne de Valéry Giscard et qui m’a le plus fascinée, aura été Philippe Séguin. d’Estaing pour les cantonales. Je me rappelle qu’il sil- « À la fin de son mandat, en janvier 2007, Jacques Chirac rattraper le coup. Il passe la nuit au téléphone avec le Son éloquence, son art oratoire, sa culture historique… lonnait les routes du canton de Chamalières avec une a voulu faire une grande interview sur l’environnement. New York Times et appelle aussi Tel Aviv pour prévenir C’était aussi un personnage caractériel et même cyclo- collaboratrice au volant de sa Peugeot 504. Avec sa L’Élysée adresse donc une proposition conjointe au que quelque chose risque de sortir. On frôlait la crise thymique. Un jour, j’avais écrit un article qui ne lui avait veste pied-de-poule, il avait l’air très gentleman-far- Nouvel Observateur, à l’International Herald Tribune et au diplomatique… Le mardi, jour de notre bouclage, coup de pas plu. Je racontais qu’il jouait sur tous les tableaux mer. À une des étapes dans un petit village, il avait été New York Times. Pendant l’entretien, il y a une question fil de l’Élysée à 13 heures pour nous dire que Chirac nous et se débrouillait toujours pour qu’on ne puisse jamais rejoint par le fiancé de sa collaboratrice à la voiture de sur le nucléaire iranien. Chirac fait alors une réponse reçoit à 14 heures une deuxième fois. C’était tellement lui attribuer une position tranchée. Il m’avait alors sport un peu rutilante. Giscard était furieux, il avait invraisemblable en parlant de l’Iran : “Il va l’envoyer où, rapide que je demande à Jérôme si je peux me garer dans expliqué que j’étais mise en quarantaine et que, pendant trouvé que c’était une faute de goût absolue, et avait cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait 200 mètres la cour. Je suis donc entrée avec ma petite Micra grise trois mois, je n’avais plus le droit de lui parler ou de le engueulé sa collaboratrice en lui disant que ce n’était dans l’atmosphère que Téhéran sera rasée.” En résumé, toute cabossée dans la cour de l’Élysée avec les gardes voir. Il m’ignorait, ne répondait pas à mes questions… Et pas le moment, pendant la campagne, de venir avec des il nous disait que le lendemain une bombe partirait sur républicains et j’ai eu le droit de me garer à côté de la puis, un jour, ma quarantaine a été levée, et on a joué au voitures onéreuses. Il était assez conscient de l’effet Téhéran ! Personne ne moufte, on ne relève surtout pas. voiture présidentielle ! Cette fois, Chirac est entouré de rami dans l’avion ! Il gagnait tout le temps, ça m’éner- que cela pouvait provoquer… Ce qu’il y avait de drôle Après l’entretien, le New York Times veut sortir l’article le tout l’arrière-ban présidentiel, il fait un correctif et dit vait. C’était un grand joueur de cartes et un dingue de aussi avec Giscard, c’est qu’il ne savait jamais quoi dire lendemain. Sauf qu’au Nouvel Observateur, nous avions totalement l’inverse sur l’Iran. En réalité, son AVC avait mots croisés. Il m’avait même fabriqué une grille, spé- lorsque les journalistes se présentaient à lui. Alors il un délai de sortie, on s’est battus pour qu’ils attendent peut-être eu plus de séquelles que prévu, et il ne maîtri- cialement pour moi… » — posait toujours la même question : “Ah bonjour, comment quelques jours. Jérôme Bonnafont, le porte-parole de sait plus tout à fait ce qu’il disait… » êtes-vous venu ?” Ça nous faisait tous marrer. » l’Élysée, comprend qu’il y a une énormité et essaye de

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L’ÉPONGE LE RÊVE « Je fais souvent le même rêve. Je suis SARKOZY DE SIMONE VEIL sur mon lit, à demi allongée, la tête calée dans des coussins, et j’ai tous mes « Lors d’un déplacement de Nicolas Sarkozy, alors « J’ai connu Simone Veil dans la deuxième partie de sa ministre de l’Intérieur, je me retrouve dans l’avion à carrière, lorsqu’elle était ministre de la Santé de Balladur enfants autour du moi sur le lit » discuter avec lui de l’actualité, puis la conversation entre 1993 et 1995. Je me rappelle qu’elle se plaignait de Simone Veil dérive, et on se demande des nouvelles de nos enfants. Philippe Douste-Blazy, son ministre délégué à la Santé, À ce moment, c’était un peu compliqué avec mon fils qui n’arrêtait pas de prendre la lumière médiatique à adolescent, ce que je lui raconte. Arrive la garden-party sa place. Il se saisissait des combats grand public et lui de l’Élysée en 2004, à laquelle je me rends. Je discute de laissait tous les trucs emmerdants, comme le déficit mon côté, et dans le même temps, mon mari, qui était de la Sécurité sociale ! Un jour, elle s’est confiée à moi : là pour raison professionnelle et qui avait emmené “Je fais souvent le même rêve. Je suis sur mon lit, à demi mon fils avec lui, croise Sarkozy. Et il ne trouve rien de allongée, la tête calée dans des coussins, et j’ai tous mes mieux à dire que : “Je suis le mari de Carole Barjon.” À cet enfants autour du moi sur le lit”, m’avait-elle raconté. Je instant, Sarkozy s’adresse à mon fils et lui dit : “Ah, c’est me suis toujours demandé si ce n’était pas le rêve de la vous qui donnez du fil à retordre à votre maman !” Mon femme qui travaille et qui culpabilise un petit peu de ne fils m’a engueulée pendant des mois en me reprochant pas avoir le temps de câliner ses enfants... » de raconter notre vie… Tout ça pour dire que Sarkozy était une véritable éponge, il retenait tout, même les trucs les plus insignifiants. J’avais écrit un article sur LA FAUSSE COLÈRE QUAND BERNADETTE les élections européennes de 1999 où il avait terminé S’EXPRIME… à 12 %, et dans lequel je l’appelais “Monsieur 12 %”. Il DE COPÉ me l’a ressorti pendant des années, “Monsieur 12 %, « En août 2005, Jean-François Copé, alors ministre « À l’automne 2006, je vais à une remise de décora- Carole !” » du Budget, devait partir pour New York. Au moment tions à l’Élysée et j’avise Bernadette Chirac. On sait de passer la sécurité à l’aéroport, il s’aperçoit que qu’elle peut être aimable un jour et ne pas vous recon- « Sarkozy était une véritable son passeport diplomatique est périmé et qu’il n’a naître le lendemain. Je vais donc la saluer, je discute de donc pas de visa. Il fait appeler le cabinet de Douste- politique avec elle et je lui précise que j’aimerais bien LA DERNIÈRE CONFÉ- éponge, il retenait tout, Blazy, ministre des Affaires étrangères, pour régler le l’interviewer. Elle commence par minauder : “Mais moi, problème rapidement. Il a fait patienter les passagers je n’ai rien à dire, je ne suis que l’épouse du président.” RENCE DE PRESSE DE du vol Paris-New York pendant 2 h 30 ! Je passe cette J’insiste un peu et, à ma grande surprise, elle me dit : MITTERRAND même les trucs les plus information dans Le Nouvel Observateur. Peu de temps “D’accord, ça serait pour quand ?” “Quand vous pouvez.” après, coup de fil de l’intéressé : “C’est quoi, ce machin ? “Eh bien, demain !” Je reste comme deux ronds de flan. « En 1995, j’assiste à la dernière conférence de presse de insignifiants » C’est vraiment n’importe quoi, je vais te dire, ma petite Et le lendemain, me voilà dans son bureau à l’Élysée. Mitterrand. La journaliste de France 3, Mémona Hin- Carole, je le dis pour toi, pour que tu vérifies la qualité Elle m’a donné une interview incroyable où elle tapait termann, a cru faire original en lui posant une question de tes informateurs, pour te rendre service. Là, tu es sur Villepin, en m’expliquant qu’il n’était nullement scandaleuse : “Monsieur le Président, personne n’ignore tombée sur quelqu’un qui t’a enflée.” Je laisse dire, puis je exclu que son mari se représente. Bien sûr, elle savait votre état de santé, est-ce que vous nous conseillez de réponds : “Ce qui est embêtant, c’est que j’ai le document que c’était faux, mais c’était une manière pour elle de préparer les nécrologies ?” Un immense murmure de de la police de l’air et des frontières sous les yeux, et c’est signifier aux autres qu’ils devaient arrêter de pousser réprobation s’est élevé dans la salle, on regardait tous bien mentionné.” Gros blanc au téléphone. “Oui, oui, enfin derrière comme des mal élevés ; notamment Villepin qui nos chaussures. Mitterrand a été parfait, il a repris bon, la PAF, ça leur arrive de dire des conneries. Bon, ce était prié de montrer moins d’impatience. Bernadette comme si de rien n’était, et répondu : “Je n’ai pas de n’est pas grave, hein !” Bizarrement, il n’a pas insisté ! » Chirac est une formidable tête politique. » conseils à donner aux gens du métier.” »

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J’ai voté pour la première fois à la présidentielle en POUR QUI 2002, la meilleure. J’ai des parents soixante-huitards. En mai 68, mon père était élève en prépa à Louis le Grand, en face de la Sorbonne, et donc aux premières VOTEZ-VOUS, loges. Comme ce n’est pas un bagarreur, il ne se trouvait pas sur les barricades, il était juste sympathisant du GUILLAUME mouvement. Il était pote avec Mouna (Aguigui Mouna, 1911-1999, célèbre clochard philosophe qui sillonnait les rues de Paris à bicyclette, et haranguait les foules, MEURICE ? notamment sur le parvis de Beaubourg – NDLR). Ma mère vient du Sud-Ouest. Fille d’agriculteurs, elle est Guillaume Meurice ne chôme pas. Tous les moins politisée, moins dans la politique politicienne, jours de la semaine, il assure sa chronique dans mais très consciente néanmoins de ce que peut être une l’émission « Par Jupiter ! » sur France Inter, un vie de galère. Du coup, je suis un gamin un peu turbulent micro-trottoir dans la grande tradition (Lafesse, à l’école qui ne s’intéresse pas trop à l’actu. En 2002, je Eldin…) en forme de léger foutage de gueule prépare une licence d’administration publique à Aix-en- rationaliste de la pensée dominante. Il intervient Provence. Par conséquent, j’avais des cours en commun avec les . Certains candidats sont venus également dans la matinale animée par Nicolas nous tapiner, notamment Noël Mamère. Mes parents Demorand, aux côtés de ses collègues, Charline ont toujours voté écolo, et l’adolescent à la con que Vanhoenacker et Alex Vizorek. Puis, le week- j’étais trouvait bien évidemment que l’écologie, c’était end, il traîne son nouveau one man show dans de la merde. Mais quand je suis venu écouter Mamère, tous les villages de France et de Navarre. En j’ai trouvé que ce qu’il disait était vachement bien. Ce mars, il publiera Cosme aux éditions Flammarion : fut ma première prise de conscience politique. Je me le portrait d’un de ses amis, poète, qui pense rappelle aussi que Pasqua était venu. Au moment des avoir trouvé la clef du célèbre Voyelles d’Arthur questions du public, un type s’est levé et a dit : « Je n’ai Rimbaud. On attend ça avec impatience. Pour pas de question à vous poser. C’était juste pour dire que l’heure, on aimerait surtout savoir pour qui vous êtes une grosse ordure. » Pasqua lui avait répondu vote cet humoriste et chroniqueur né en 1981, (il l’imite assez bien) : « Si vous avez du cran, venez me le dire en face. » Alors le type est descendu, ça a pris un quelques semaines après l’élection de François peu de temps, il est venu se mettre en face de Pasqua Mitterrand. et il lui a dit : « Vous êtes une grosse ordure », et il est PROPOS RECUEILLIS PAR ARNAUD VIVIANT reparti. Au premier tour, j’ai voté par procuration pour PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA Noël Mamère. Puis Le Pen-Chirac au second tour, je participe aux manifestations et, pour la première fois de ma vie, j’achète Charlie hebdo. Avec la couverture de Cabu qui montrait la moitié du visage de Chirac, la moitié du visage de Le Pen, le tout formant un cul avec pour légende : « Ça sent le gaz ! » Depuis, je les ai tous achetés. Je n’ai plus trop le temps de les lire. Et puis les polémiques sont un peu merdiques en ce moment… Pour ta part, tu écris dans Siné hebdo… Quand j’ai le temps. J’ai commencé il y a un an. La rubrique s’intitule « Coup de boule », elle est située en

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Quant à Philippe Val, j’ai des bouquins l’oméga de la démocratie. C’est justement « J’ai voté Macron au second tour de lui que je trouve pas mal, en vrai. la condition nécessaire et suffisante pour Notamment Les Traîtres et les Crétins que je continue à dire ce que je pense de sans me boucher le nez. En tant qu’écolo, (un recueil de ses chroniques paru tout ça. J’ai voté Macron au second tour en 2007 – NDLR). Je n’aime pas être sans me boucher le nez. En tant qu’écolo, j’ai l’habitude de perdre aux élections ! » sommé de choisir un camp ou un autre. j’ai l’habitude de perdre aux élections ! De Et puis, des divisions de la gauche, il y toute façon, arrivés à ce niveau de respon- en a dix mille ! Il y a toujours des mecs sabilité, ces gens sont tous des malades. qui pissent plus à gauche que toi. Quand tu te lances en politique avec des convictions, à l’eau. Statistiquement, tout sauve l’humain. Nous en arrivons à la présiden- on te dit : « C’est bien », mais on te fait vite comprendre Seulement voilà, explique Ruwen Ogien, le chien est un tielle de 2007… que si tu veux progresser dans la carrière, il va vite chien d’avalanche qui a sauvé 500 personnes la semaine Merde, j’ai voté écolo, mais je ne me falloir que tu te les mettes dans ton cul. Structurelle- dernière, et l’humain, c’est Émile Louis ou un nazi. Ça souviens plus pour qui. Qui était ment, ça écrème. La vème République a été faite par le change évidemment les réponses. J’ai un copain qui candidat ? Ça craint, de ne plus savoir. haut. De Gaulle a dit : « Je vais me faire un petit costume m’appelle « l’obsédé du réel ». Mais c’est vrai. Je pense Enfin, c’est bien la preuve que je vote sur mesure. » Depuis, chacun essaie d’entrer dans le qu’il y a toujours des nuances dans la vie. pour des programmes et pas pour des costard. Cela donne des absurdités dont les humo- Nous savons déjà qu’en 2017, tu as voté Macron personnes. Même pas pour des pro- ristes se régalent. Je voterai volontiers pour une vième au second tour, mais qu’as-tu fait au premier ? grammes, d’ailleurs, ça n’existe pas. République plus parlementaire. Cela me semble même Eh bien, comme le candidat écolo Yannick Jadot Pour des idées, je vote pour des idées. urgent. Ceux qui ont gagné la dernière élection, ce sont s’était rallié à Benoît Hamon, j’ai voté Mélenchon. Son Bon, ça m’énerve, je vais demander à les abstentionnistes. Il n’est pas normal que ceux qui se programme écolo était vraiment bien. Au-delà des élu- Charline, elle sait tout ! (Il va dans le désintéressent du vivre ensemble l’emportent. Quand cubrations du bonhomme et de ce qu’on peut en penser, bureau d’à côté interroger Charline – tu te casses la gueule en scooter, les pompiers arrivent L’Avenir en commun avait quelque chose de vraiment NDLR). Voynet ! Merci Charline ! En cinq minutes plus tard. Ce n’est pas anodin, c’est parce cohérent. Bon, j’ai hésité avec Poutou, je dois l’avouer. plus, je crois qu’elle a obtenu plutôt qu’on a construit une société, une organisation, avec J’aime son côté internationaliste, alors que le côté sou- un bon score cette année-là… Et au des gens qui paient, etc. Mon premier one man show, verainiste de Mélenchon m’emmerde. En revanche, son second tour, basiquement, je vote donné après le cours Florent, traitait déjà de questions programme écolo n’était pas très développé. On ne le Ségolène. Je ne suis pas très compliqué sociales, en fait de l’organisation de l’homo sapiens… sentait pas dans sa zone de confort sur le sujet. Pour comme gars. En 2012, j’ai fait partie J’avais un personnage qui était la République. Je jouais l’anecdote, nous faisions l’émission en direct du salon des rares qui ont voté Eva Joly. Marianne dans une robe bleu, blanc, rouge, j’arrivais sur de la BD à Angoulême, et Mélenchon et Jadot étaient là. N’oublions jamais qu’elle a gagné la scène avec une bouteille de rouge que je vidais, j’évo- C’était l’époque où tout le monde voulait qu’ils s’unissent. primaire contre Nicolas Hulot ! Je suis quais les sans-papiers… L’homo sapiens déclare être Nous étions dans un TGV à deux étages, l’équipe de allé la voir en meeting. La vème Répu- l’espèce la plus évoluée de la biosphère, mais quand tu Mélenchon au rez-de-chaussée, et nous au-dessus avec blique est mal foutue, elle réclame regardes concrètement, ce n’est pas probant. Je doute l’équipe de Jadot. On se disait : c’est le moment ou jamais début de journal. J’ai dû en publier quatre, parce que c’est des tribuns qui emportent la foule. Il faut faire pouet par exemple qu’un escargot soit très convaincu par pour qu’ils se parlent. On était prêts à jouer les interces- chronophage, toutes ces conneries. Là (fin novembre pouet, du spectacle… Ce n’était pas son cas… Je disais notre mode de fonctionnement. Il dirait : « OK, vous allez seurs. Seulement voilà : on nous a vite expliqué qu’ils ne 2017 – NDLR), je viens d’écrire une tribune sur la quand même aux gens : « Vous n’arrêtez pas de dire que sur la Lune, mais vous vous entretuez ! » Bon, là, c’est mon pouvaient pas se sacquer humainement. J’aurais bien guéguerre entre Mediapart et Charlie hebdo, parce que les politiques sont tous des pourris, mais là, vous avez une côté écolo qui ressort… Un livre de Ruwen Ogien (phi- aimé être une petite souris pour assister à la conversa- ce qu’il se passe me soûle. Je me sens comme un enfant juge anticorruption qui se présente ! Vous adhérez ou non losophe important décédé en mai dernier – NDLR), qui tion entre Hamon et Mélenchon. Mais quelque chose de divorcés. Après la parution, chaque camp m’a appelé à son programme, mais il serait étonnant qu’on trouve des s’intitule L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur me dit que ça ne devait pas voler bien haut non plus… pour me dire que je me trompais, que les méchants, dossiers sur elle ! » Et au second tour, j’ai voté Hollande. la bonté humaine et autres questions de philosophie morale La lutte des ego… Malgré tout, je suis plutôt optimiste. c’étaient les autres ! Exactement ce que je raconte dans Je vote tout le temps, parce que je pense que ce n’est pas expérimentale, m’a passionné. Il s’agit de petits exercices Les gens sont tellement paumés qu’il n’est pas si difficile mon texte. Ça me pète les couilles, cette guerre des si important. Certains me disent : « C’est tellement fort, le de pensée. Par exemple : tu es dans une barque qui va de les faire changer d’avis. Durant la campagne prési- gauches. J’adorais Siné, y compris dans ses outrances. vote, que je ne vote pas. » Pour moi, ce n’est pas l’alpha et couler. Il y a un humain et un chien. Il faut en jeter un dentielle, certains me disaient : « J’hésite entre Jean-Luc

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cons, clivants… Les problèmes crise du fromage blanc, ils récitent des « Donc le spinoziste que je suis se dit qu’avec d’un programme qui tient sur textes appris, et voilà, tout le monde est un seul humain. J’en reviens à content, chacun a fait son job, rentre de la pédagogie, on peut faire évoluer les la vième République. Il est impos- chez soi. Moi, j’ai toujours eu l’impres- sible qu’une seule personne sion d’improviser dans ce jeu-là, de mentalités. C’est d’ailleurs ce qu’a fait continue de faire semblant poser une question hors propos. J’ai de régler les problèmes de 66 parfois regretté de n’avoir pas eu de Mélenchon durant sa campagne. Cela a bien millions d’autres. caméra pour filmer le petit moment de Qu’as-tu appris en tenant panique qui les assaille alors. marché. Ce qui n’a pas marché, c’est lui. » cette chronique pour France France Inter t’accorde toute Inter ? liberté ? La première fois que j’ai On n’a jamais été emmerdés. J’ai appris débarqué dans la salle des que certains députés appelaient pour gueuler, mais on a France Inter nous affirmait que nous ne pouvions pas Quatre colonnes avec mon toujours été protégés par la direction des programmes. avoir de bouteille de vin en studio. J’ai posé la question micro, j’étais salement impres- J’ai eu vent qu’un d’entre eux, Éric Straumann (député de au CSA qui m’a répondu qu’il n’était pas compétent, sionné. Moi, un petit con d’hu- la 1ère circonscription du Haut-Rhin – NDLR) qui voulait puisque les images étaient diffusées sur Internet. La moriste, je me trouvais dans corréler le RSA avec des heures de bénévolat, une idée question du temps de parole, c’est inouï. Pendant la l’enceinte républicaine où se qui revient souvent, avait poussé une gueulante, mais campagne, je leur pose la question : « Si je me déclare fabriquent les lois. Mais quand ce n’est pas la direction des programmes qui me l’a dit. soutien d’un candidat, mes chroniques vont-elles être sous- j’ai planté mon micro sous C’est juste que tout finit par se savoir dans la Maison traites de son temps de parole ? » « Oui », me répondent-ils. le nez d’un député, j’ai vu ou ronde. « Très bien, je fais, alors je me déclare soutien de Marine Le plutôt ressenti que c’était lui, je Que penses-tu de la polémique lancée par Pen, comme ça elle aura moins de temps de parole. » « Ah ne sais plus de qui il s’agissait Élisabeth Lévy sur France Inter « radio de gauche » ? non, me disent-ils, parce que ça dépend aussi du contenu en l’occurrence, qui avait peur. Ce n’est pas très compliqué d’être de gauche par rapport à de vos chroniques. » Oui, mais qui juge du contenu ? Qui Le rapport de force est donc Élisabeth Lévy. Beaucoup de choses dans la vie doivent va dire : « Là il est sérieux, là c’est du foutage de gueule » ? quand même en notre faveur, lui paraître de gauche. Chaque média a une ligne idéo- Bref, c’est une usine à gaz ! Sinon, pour en revenir à on n’élit pas des chefs, mais des logique, et je dirais que de façon générale, l’antenne de Raquel Garrido, je trouve ridicule qu’elle participe à représentants de la nation. Et France Inter est sociale-démocrate. Après, Dominique une telle émission. De pauvres militants de FI tractent ce qu’on leur demande consiste Seux tient le matin des éditos directement inspirés du sous la flotte un programme engagé de répartition simplement à bien nous repré- Medef. Cela ne me dérange pas, à partir du moment où des richesses, et puis c’est tout niqué par des gens qui senter. Ce sont des pros. Tu l’on sait d’où parlent les gens. Seux ne dit pas qu’il est sortent du métro et qui leur lancent : « Ah ouais, vous leur demandes de faire deux un journaliste indépendant. Il bosse aux Échos, détenu êtes du parti de Raquel Garrido qui travaille chez Bolloré ! » minutes, et ils te font deux par Bernard Arnault. Il défend donc la loi du marché, il Symboliquement, c’est ravageur. Même des députés de minutes bien carrées, avec les le dit. Bon. Évidemment, je regrette le débat contradic- France insoumise l’admettent : « C’est con. Elle nous fait éléments de langage. C’est là toire qu’il pouvait avoir autrefois avec Bernard Maris. chier. » Mais Mélenchon fait, à mon sens, la même chose que je leur pose ma deuxième Et que t’inspire le cas de Raquel Garrido, obligée lorsqu’il glisse dans son discours que la rue a chassé les Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan. » Allons donc, question, celle qui n’était pas prévue au programme, et de quitter son poste dans La France insoumise parce nazis. Il sait très bien que tout le monde ne va retenir comment est-ce possible ? On n’est quand même pas dans leur regard, je peux lire : « Enfoiré ! » En fait, c’est qu’elle est chroniqueuse chez Ardisson ? que ça. Alors… ne le mets pas ! Tu veux faire le malin ? dans un concours de beauté ! Il y a des idées. Donc le spi- du théâtre, et pas du meilleur. Les journalistes jouent J’ai du mal à démêler le vrai du faux dans cette affaire. C’est bon, tout le monde le sait déjà, que tu es malin ! noziste que je suis se dit qu’avec de la pédagogie, on peut le rôle des journalistes. Leur rédacteur en chef leur Raquel Garrido dit qu’elle a été contrainte de démission- Je déteste le gâchis. Là, Mélenchon gâche le travail de faire évoluer les mentalités. C’est d’ailleurs ce qu’a fait dit : « C’est la crise du fromage blanc, trouve-moi deux PS ner par le CSA, mais le CSA a répondu que c’était faux. plein de gens qui travaillent derrière lui. Il est porte- Mélenchon durant sa campagne : de la pédagogie. Cela et deux LR pour t’en parler. » Des cabinets de réflexion Pour avoir fait pas mal de chroniques avec eux, je peux parole d’un truc, pas de sa gueule. Et on n’est pas au a bien marché. Ce qui n’a pas marché, c’est lui ; ses côtés fournissent les éléments de langage aux députés sur la te dire que c’est une usine à gaz, le CSA. Par exemple, bistrot ! —

21 22 GRAINE DE STAR IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST — HERVÉ — BERVILLE — Marcheur de la première heure, Hervé Berville appartient à la vague de jeunes néodéputés qui ont envahi le palais Bourbon en 2017. L’économiste âgé de 27 ans a été évacué de son Rwanda natal lors du génocide de 1994, avant d’être adopté par les Côtes-d’Armor. Il est l’une des personnalités émergentes de la majorité, tant par sa maîtrise des dossiers que par son ancrage local.

PAR JULES PECNARD PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA

À l’aise. Ce sont les premiers mots qui viennent à l’esprit quelques minutes après une rencontre avec Hervé Berville. Lorsque nous le contactons, le porte-parole du groupe La République en marche à l’Assemblée nationale ne fait pas le difficile. « Oui, bien sûr, ça peut être intéressant », répond-il avec ce débit accéléré qui le singularise. Rendez-vous est pris au palais Bourbon, salle des quatre colonnes. « On va se trouver un bureau pour discuter tranquillement. » Une huissière nous guide dans les couloirs d’un pas nonchalant. À tel point qu’Hervé Berville se retourne, l’espace d’une seconde, arborant un sourire espiègle, l’air de dire : « La maison avance à son rythme. »

23 24 GRAINE DE STAR HERVÉ BERVILLE — Derrière ces compliments, il y a un élu plutôt affable, friand des explications rationnelles, ponctuées d’un rapide mouvement de l’index visant à redresser ses lunettes à épaisse monture.

Pas le sien, donc. Mais très vite le député des Côtes- Peut-être aime-t-il simplement les choses bien d’Armor, qui a amorcé avec gourmandise, à 27 ans, son construites : plus jeune, Hervé Berville lorgnait le premier mandat, cherche à minimiser son récent surcroît métier d’architecte. « C’est concret, comme boulot. En tout d’activité. « C’est le métier, constate-t-il simplement. cas, c’est comme ça que je l’envisageais. J’aime les choses Faire de la politique, c’est aussi répéter, répéter, répéter… concrètes. Et puis la construction, l’architecture, c’est le C’est expliquer ce que l’on fait. Quitte à être redondant. En premier lien entre le passé et le présent. C’est de tout cas, il faut être dispo. » Hervé Berville insinue que, départ d’une histoire », explique-t-il. Précisons que, dans si certains collègues LREM peinent encore à trouver la bouche du Costarmoricain, le mot « concret » fait leurs marques dans un univers qui leur fut longtemps moult apparitions. étranger, lui est comme un poisson dans l’eau. Ses chefs le lui rendent bien. Christophe Castaner, le En soit, rien ne le prédestinait particulièrement à nouveau patron du parti majoritaire, échange avec le faire ses classes politiques dans le sillage macronien. député trois à quatre fois par semaine pour avoir son Hormis, sans doute, son logiciel idéologique, influencé point de vue sur les dossiers chauds. Quant à Richard par deux phénomènes concomitants : la méritocratie Ferrand, président du groupe LREM à l’Assemblée, il républicaine française et la mobilité inhérente à la loue le « talent » et « l’énergie » du jeune homme. globalisation. Né au Rwanda, à Kigali, Hervé Berville est un déraciné qui ne se perçoit pas comme tel. Il corrige Derrière ces compliments, il y a un élu plutôt affable, du tac au tac lorsqu’on commet l’erreur de le qualifier friand des explications rationnelles, ponctuées d’un de Rwandais. « Ça ne me dérangerait pas de l’être, mais rapide mouvement de l’index visant à redresser ses factuellement, je n’ai aucun papier qui m’y rattache. C’est lunettes à épaisse monture. Une tête de « tête », perchée ainsi. » Ce passé, il en parle d’ailleurs assez peu, comme sur un corps droit, filiforme, qui sait endosser les en attestent ses proches. Évacué du petit pays d’Afrique costumes. Pas de porte-documents ni de sacoche. Juste, de l’Est, alors qu’il sombre, au printemps 1994, dans l’un entre ses mains, quelques journaux, son smartphone des plus atroces génocides du xxème siècle, Hervé Berville et un carnet Moleskine. L’image d’Épinal, au fond, du est adopté en France à l’âge de 4 ans. Il ne remettra les mouvement qu’il a choisi de rejoindre pour son incursion pieds au Rwanda que vingt et un ans plus tard. dans l’arène politique.

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— Les pérégrinations hors de l’Hexagone, elles, com- nommé gérant de la banque Rothschild. Au cours de n’ai jamais demandé à mes parents pour qui ils ont voté mencent via Sciences Po. Le jeune Breton fait sa fin de l’interview, le futur chef de l’État revient sur son passé aux élections présidentielles. Mais je suis sûr qu’en 2007, Né au Rwanda, à Kigali, Hervé cycle au Mexique, avant d’aller boucler ses études à la d’universitaire et explique ses divergences avec Paul ils ont voté Bayrou. » prestigieuse School of Economics, en Grande- Ricœur, son mentor intellectuel. « Il me manquait [...] Berville est un déraciné qui Bretagne. Un creuset du libéralisme à l’anglo-saxonne une forme d’action, de participation à la chose publique », Fidèle à cette filiation, Hervé Berville joue la carte qui lui permet de se forger, dit-il, « un regard beaucoup déclare à l’époque . de la realpolitik en matière d’économie. Comme, par ne se perçoit pas comme plus fin et, surtout, beaucoup plus proche de la réalité sur exemple, pour l’impôt sur la fortune (ISF), dont la la manière dont évolue le monde ». « On se retrouve, là-bas, Dans la tête de Hervé Berville, en ce printemps 2014, un récente suppression a suscité quelques remous au sein tel. Il corrige du tac au tac en compagnie de l’élite mondiale, notamment celle en pro- engrenage se met en route. Il note dans son Moleskine de la majorité. « Je fais une analyse clinique : nous sommes venance des pays émergents. C’est utile pour comprendre que « quelque chose d’intéressant va se produire en 2017 ». dans un cycle économique de transformation, qui nécessite lorsqu’on commet l’erreur de façon précise comment fonctionnent ces économies », Et, surtout, qu’il aimerait y prendre part. À ce moment- de plus en plus de capitaux. Un impôt, pour qu’il ait du poursuit-il. là, Arnaud Montebourg est toujours ministre de sens, il faut qu’il soit productif. Je n’avais aucun a priori de le qualifier de Rwandais. l’Économie. Emmanuel Macron, lui, n’est que secrétaire sur l’ISF. J’avais prévenu mes électeurs de sa disparition. On touche là à ce qu’il y a de plus prégnant chez Hervé général adjoint du cabinet de François Hollande à Alors, certes, lorsqu’il a fallu voter le dispositif, il y avait « Ça ne me dérangerait pas de Berville : l’envie de décortiquer la mondialisation et les l’Élysée. des angles morts, notamment sur les yachts, tout cela. défis qu’impose l’interdépendance économique. Un sujet Mais ça a été retravaillé par le rapporteur du budget. Ce l’être, mais factuellement, je n’ai qui constitue l’essentiel de ses lectures. D’après l’élu, le Au fond, sans le savoir, Hervé Berville a été conditionné qui m’amuse, c’est que la gauche feigne de découvrir qu’on local, le national et le global sont trois éléments d’une à la « chose publique » dès son enfance à Dinan. Son met en œuvre cette promesse. » Abattre des totems ne aucun papier qui m’y rattache. même chaîne. Impossible de penser l’un sans considé- grand-père maternel, paysan, vieux militant gaulliste, l’indispose pas par principe. C’est l’un des avantages rer les autres. Du Macron dans le texte et la tonalité : est alors un spectateur assidu des séances de « Questions d’appartenir à une force politique créée ex nihilo. De ce C’est ainsi. » « Nous sommes arrivés à la fin d’un cycle technocratique. d’actualité au gouvernement à l’Assemblée nationale ». point de vue, sa suppléante est aux anges d’être tombée On se bornait jusqu’à maintenant à s’appuyer sur la “bonne De temps en temps, le petit Hervé le rejoint devant le sur lui. Conseillère municipale à Dinan, Françoise gestion”, au fil de l’eau. Il y a aujourd’hui une nécessité de poste télé. « Mon grand-père ne s’énervait jamais. Mais Desprès est une ardente défenseure de la « deuxième se projeter sur le macroéconomique, de porter une vision de devant l’Assemblée, il bougonnait. Du coup, j’étais intrigué. gauche », celle du « réel ». L’élue affiche sa fierté long terme, tout en s’assurant que nos mesures apportent J’avais 8 ans, donc au début, tout ce que je voyais, c’étaient lorsqu’elle décrit l’esprit vif et « concret » (ils se sont des changements concrets, palpables. » des types qui papotaient dans une grande salle avec des donné le mot, visiblement) de son député. fauteuils rouges. J’ai commencé à m’y intéresser petit à C’est bardé de ce logiciel en construction que le jeune petit », se souvient-il. Progressivement, le jeune garçon Initialement, une autre personnalité locale lorgnait économiste part, fin 2013, travailler au Mozambique devient un drogué de Ouest-France et n’en délaisse l’investiture LREM pour 2017, dans la deuxième cir- Dinan devient son terroir. Il y est accueilli par une famille pour le compte de l’Agence française de développement aucune rubrique. Du sport, il passe aux pages locales conscription des Côtes-d’Armor : Didier Lechien, maire issue de la paysannerie bretonne. « Ma mère (adoptive – (AFD). Durant cette période, la logique le pousse à puis nationales. « C’est un canard qui m’a suivi jusqu’à UDI de Dinan depuis 2014. L’ex-ministre centriste, Jean NDLR) est née dans la maison où l’on habitait », signale envisager le doctorat ou, a minima, de poursuivre ses mes 18 ans », précise-t-il. Un apprentissage bottom-up, Arthuis, soucieux de faire la courte échelle à des élus l’élu. C’est dire si les racines préexistantes sont robustes. études. Sauf que. Courant 2014, deux événements comme diraient les macronistes. issus de sa formation, a fait des pieds et des mains pour Après avoir empoché son baccalauréat scientifique en changent la donne. Le 25 mai, le parti de que Lechien obtienne l’étiquette En marche. C’était sans lycée public, Hervé Berville s’inscrit en hypokhâgne arrive en tête aux élections européennes en recueillant Chez les Berville, on parle politique le dimanche autour compter le soutien dont a bénéficié Hervé Berville de avant d’enchaîner avec l’Institut d’études politiques 24,86 % des suffrages exprimés. Elle décerne elle-même du café. Jamais à la manière enflammée, militante. la part de Pierre Person et Stéphane Séjourné, person- (IEP) de Lille. Toujours, raconte-t-il, avec la volonté de au Front national le brevet, repris en boucle dans les Entouré d’un père chaudronnier dans l’aéronautique et nages clés de l’entourage d’Emmanuel Macron. Chargés « s’ouvrir » à d’autres horizons, aussi bien intellectuels médias, de « premier parti de France ». Le pays est sonné d’une mère laborantine à l’hôpital public, le jeune Hervé par le président d’ausculter les près de 20 000 dossiers que géographiques. « Je lisais déjà beaucoup au lycée, derechef, mais s’habitue à l’idée d’un FN en plein essor. baigne dans un milieu modéré. Il voit les Côtes-d’Armor de candidatures pour les législatives, les deux hommes mais l’hypokhâgne m’a permis de m’y consacrer à plein comme un « terreau de la démocratie chrétienne sociale », ont choisi de mettre sur orbite un jeune économiste, temps. C’était un vrai plaisir. » Aujourd’hui, il emmène En marge de cet épisode politique majeur, Hervé où l’on érige pragmatisme et générosité au rang de plutôt qu’un maire UDI quinquagénaire. ses collègues faire des razzias en librairie. Olivier Véran, Berville exhume par hasard un vieux numéro de Émile, valeurs cardinales. Et le député de citer des noms emblé- Avant d’obtenir le sésame, Hervé Berville n’a eu que peu député LREM de l’Isère, l’a récemment accompagné chez le magazine des étudiants de Sciences Po, datant du matiques de ce courant – qualifié jadis de « troisième de contacts avec Emmanuel Macron. « La première fois Gallimard pour le voir acheter un volume des œuvres de printemps 2010. Dedans se trouve un entretien-fleuve voie » – comme Jacques Delors ou Michel Rocard, dont que je l’ai salué, c’était au meeting de Quimper de janvier Descartes dans la Pléiade. accordé par Emmanuel Macron, qui venait alors d’être il estime qu’Emmanuel Macron est un continuateur. « Je

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On a arpenté tous les marchés du coin. Il aime parler aux — gens. » Elle voit s’affiner, aussi, sa méthode de travail : « Avec lui, les réunions ne s’éternisent pas. Il est à l’écoute « À 40 ans, il aura quitté le Parlement. des avis des uns et des autres, mais il sait trancher. Et quand les esprits s’échauffent, c’est quelqu’un qui sait On peut le dire avec certitude lâcher la petite formule pour désamorcer. » Un descriptif que corrobore l’ancien socialiste Olivier Véran. « Il est aujourd’hui. Donc de fait, il est à la fois bosseur et empathique. Il ne doute pas, ce qui lui donne une force de persuasion », observe-t-il. « Et puis ce obligé de se projeter dans l’avenir » n’est pas le techno de service, même s’il est besogneux », Lorsqu’on pose la question renchérit de son côté Christophe Castaner. Les débats à l’Assemblée nationale autour du budget à l’intéressé, il botte en touche : 2018 lui permettent de muscler son jeu. Notamment lorsqu’il parvient à faire adopter un amendement « Mon rêve, c’est d’avoir mille vies. » pérennisant les 270 millions d’euros de crédits que l’AFD — pour laquelle il a œuvré au Mozambique — reçoit via la taxe sur les transactions financières. « Ce qui m’a demandé du temps, c’était de convaincre les collègues en commission des Affaires étrangères. Ce n’est pas simple d’expliquer qu’il faut préserver une dépense en pensant au long terme. Je connais le dossier grâce à mon expérience à l’AFD, mais ce n’est pas toujours suffisant », regrette l’in- téressé. 2017, raconte-t-il. Je n’ai jamais fait de selfie avec lui. » Manière de se dépeindre en fan plutôt qu’en groupie. Le sujet de l’aide au développement, notamment de l’Afrique, Hervé Berville a régulièrement l’occasion de Hervé Berville n’en demeure pas moins « passionné » de foot des députés organisé le 20 septembre au profit La même déférence prévaut aujourd’hui vis-à-vis du l’aborder en commission permanente. Il y côtoie des par sa « mission », dont un aspect l’a étonné : le niveau de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Hervé Berville figure Premier ministre, Édouard Philippe, transfuge des personnalités fortes de l’opposition comme Marine Le d’attente de ses concitoyens, reflété par les centaines de parmi les 37 du Palais Bourbon à avoir enfilé shorts et Républicains devenu sans domicile politique fixe. Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Nicolas Dupont-Aignan. mails reçus chaque jour. « J’ai aussi constaté une forme de crampons ce jour-là. Lorsqu’il est sur le banc de touche, Pour Hervé Berville, le locataire de Matignon « fait le Idéal pour peaufiner son argumentaire. « Il va y avoir un confusion sur le rôle que peut avoir le député, entretenue il chambre les collègues. job ». « Il est là pour arbitrer en fonction des orientations doublement de la population africaine d’ici 2050, observe selon moi par le cumul des mandats. Avant, comme on « C’est vrai qu’avant, l’Assemblée n’était pas comme ça, du président, et c’est ce qu’il fait. Il a créé un rapport l’élu LREM. Le flot d’immigrés venant en Europe ne va pas détenait également un mandat de maire ou de conseiller souligne Olivier Véran. Aujourd’hui, il y a une ambiance respectueux et chaleureux avec nous. C’est quelqu’un s’arrêter. Donc, soit on met le paquet sur l’aide publique au général, on pouvait agir vite sur les problématiques de “promo”. Avec Hervé, on a le sentiment de faire partie de mordant, qui a beaucoup d’ironie et qui a une vraie développement, pour réduire l’incitation à partir, soit on locales. C’est beaucoup moins possible par le seul biais de d’un “crew” (équipée en langage urbain américain – expérience d’élu (Édouard Philippe a été député-maire dépense de l’argent pour ériger des barbelés ou des murs la législature », explique-t-il. NDLR). » du Havre – NDLR) », développe le député. Quand on qui, de toutes les manières, ne tiendront pas. » l’interroge sur la situation inédite du Premier ministre, Pour souffler, Dinan n’est pas son seul exutoire. Comme La principale aspérité du bonhomme ? Sans doute à la tête d’une majorité à laquelle il s’est brusquement L’un de ses grands regrets depuis qu’il travaille au Palais en témoigne cette anecdote d’un élu de la majorité : n’est-il pas au Palais Bourbon pour très longtemps. « À greffé, la réponse fuse : « Mais tout est inédit, dans ce Bourbon ? Le fait que certains politiques – et journa- « Nous sommes le vendredi 27 octobre, à l’Assemblée. On 40 ans, il aura quitté le Parlement. On peut le dire avec quinquennat. » listes – se focalisent trop sur l’écume des choses, au termine l’examen du budget de la Sécu à 4 h 40 du matin. certitude aujourd’hui. Donc de fait, il est obligé de se point de négliger les « grands enjeux ». « Parfois, en com- Direction la buvette. Quelqu’un avec nous a des enceintes, projeter dans l’avenir », affirme un élu qui le côtoie régu- Sa suppléante garde un très bon souvenir de la mission des Affaires étrangères, on part dans des discus- et pour la première fois de ma carrière de député, on a lièrement. Lorsqu’on pose la question à l’intéressé, il campagne législative, qui s’est soldée par une victoire sions lunaires en se déconnectant des dynamiques inter- dansé sur de la musique à la buvette, jusqu’à 6 heures du botte en touche : « Mon rêve, c’est d’avoir mille vies. » Rien écrasante : 64,17 % des suffrages exprimés au second nationales. On ne parle pas de l’Inde, du durcissement de la matin. » Une sauterie qui aurait d’ailleurs agacé certains de concret pour l’instant. — tour. « On était tout le temps sur le terrain, raconte-t-elle. Chine, ou de la perte d’influence des États-Unis. » membres de l’opposition. Autre exemple, celui du match

29 30 L’INTERVIEW D’UNE OTTE CHARLOTTE MARCHANDISE « ON AURAIT RÉVOLUTIONNÉ LA CAMPAGNE ! » Et si la véritable figure « hors système » de la campagne présidentielle avait été Charlotte Marchandise ? Désignée par un vote sur Internet dans le cadre de LaPrimaire.org, la toute première candidate issue d’une primaire citoyenne n’a pas pu aller au bout de sa démarche, faute des 500 parrainages. Un an après le lancement de sa candidature et alors que son positionnement semble correspondre au « nouveau monde » PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE BOURGEOIS macroniste, elle décrypte les raisons de son PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA échec.

Vous avez un métier, celui de formatrice dans Vous êtes nommée quelques semaines plus tard le domaine de la santé, vous n’avez jamais été une maire adjointe à la santé. À quel moment vous dites- apparatchik. Comment se retrouve-t-on à faire de la vous que votre engagement local ne vous satisfait politique à plus de 40 ans ? plus et que vous souhaitez vous lancer dans le grand Je suis entrée en politique lors des municipales à Rennes bain de la présidentielle ? en 2014. La liste EELV-FG commence à s’établir, et Sept listes de gauche étaient présentes sur la ligne de j’apprends qu’on cherche des femmes de ma tranche départ des régionales en 2015. Résultat : EELV a disparu d’âge, une denrée rare, car elles sont souvent prises par du Conseil régional, le FN a fait son entrée dans l’hémi- leur carrière et leur famille. J’ai beaucoup hésité puis cycle, et ce, alors même que la Bretagne est la région qui j’ai réalisé que c’était compliqué de toujours critiquer vote le moins FN en France. J’y ai beaucoup réfléchi et la politique sans jamais s’engager. J’ai donc sauté le pas je me dis que si nous avions monté une liste citoyenne, tout en étant convaincue que je ne serais pas élue. À les autres partis de gauche nous auraient peut-être la surprise générale, nous nous retrouvons au second suivis, auraient retiré leur candidature et la gauche tour. La question de l’alliance avec le PS est alors sur aurait pu gagner. Pendant cette réflexion, le concept la table. Sur le principe, tout le monde dit banco, tout de LaPrimaire.org apparaît. La méthode de concerta- en expliquant qu’on aimerait apporter dans la corbeille tion est transparente, mais un chiffre m’interpelle. Il y de mariage le principe d’un budget participatif. Trois a 200 hommes candidats et seulement 8 femmes. D’une ans plus tard, ce dernier existe à Rennes et le concept a certaine façon, je me dis que c’est ma responsabilité vraiment changé le visage de la démocratie locale. de femme d’y aller. On m’a d’ailleurs souvent demandé

31 32 L’INTERVIEW D’UNE OTTE CHARLOTTE publiques qui viennent directement du terrain, le pouvoir a aussi posé problème. Un seul directeur de MARCHANDISE alimentées par des rencontres avec des dirigeants du campagne qui maîtrisait les codes politiques aurait « Si LaPrimaire.org m’avait désignée plus monde de l’ESS (économie sociale et solidaire – NDLR) mieux convenu. J’étais la candidate, et on me demandait et des acteurs du monde associatif. On comprend que dans le même temps de prendre des décisions sur tôt, j’aurais vraiment pu être sur la ligne l’aspiration principale des citoyens est de dialoguer l’équipe, les financements, les déplacements... Nous avec des politiques qui seraient des facilitateurs en n’avons pas su trancher sur la stratégie. de départ. Quand je suis passée dans mesure de créer du débat. Les Français n’attendent plus Vous étiez aussi porteuse d’un paradoxe : à la fois d’un président de la République qu’il soit omniscient. vous revendiquer du collectif tout en portant bien la matinale d’Yves Calvi, nous avons Vous remportez les primaires citoyennes à une candidature sur votre nom. Noël. Pourtant, très vite, on vous voit disparaître J’ai toujours fait attention à éviter la personnification récolté 18 signatures en à peine deux des écrans médiatiques alors que la campagne et la présence d’un premier cercle qui déciderait de tout. heures. Imaginez si nous avions fait un présidentielle s’accélère. Pourquoi ? Je ne suis pas plus incorruptible que les autres, mais je Dès la victoire à la primaire, je suis consciente que le délai fais particulièrement attention. Votre équipe comme les “20 heures” ! Je sais que des journalistes est vraiment trop court pour faire le tour des mairies et électeurs ne demandent finalement qu’à vous mettre récolter les 500 signatures nécessaires. Mais je décide sur un piédestal. Il ne faut jamais oublier qu’il y a la se sont parfois battus pour m’accueillir de continuer pour savoir à quoi ressemble vraiment posture de la candidate et puis ce que je suis, moi, en une campagne présidentielle. Si LaPrimaire.org m’avait tant que personne. dans leurs colonnes. Il m’a manqué un désignée plus tôt, j’aurais vraiment pu être sur la ligne En parlant de personnification, en quoi votre de départ. J’ai réussi à récolter 135 signatures entre les candidature se distinguait-elle vraiment de celles vrai moment médiatique pour marquer mois de janvier et de février. Mais l’accès aux médias de Benoît Hamon ou de Jean-Luc Mélenchon ? a été très compliqué. Quand je suis passée dans la Nos programmes étaient compatibles à 80 %. En les électeurs.» matinale d’Yves Calvi, nous avons récolté 18 signatures additionnant les voix récoltées par la France insoumise en à peine deux heures. Imaginez si nous avions fait un et le Parti socialiste, nous aurions pu qualifier la gauche ce qu’en pensait mon mari. On ne demande jamais « 20 heures » ! Je sais que des journalistes se sont parfois au second tour de la présidentielle. J’aurais pu jouer le rôle Jadot et Charlotte Marchandise. On aurait révolutionné aux hommes politiques ce qu’en disent leurs épouses ! battus pour m’accueillir dans leurs colonnes. Il m’a de la négociatrice pour que l’un retire sa candidature au la campagne ! (Rires) manqué un vrai moment médiatique pour marquer les profit de l’autre comme le magazine Kaizen l’a demandé Est-ce que l’échec de votre candidature à l’Élysée Vous vous revendiquez d’une candidature électeurs. Il faut aussi dire que des maires sans étiquette en février dans une grande tribune. Mais les deux ont marque la fin des listes citoyennes ? citoyenne tout en ayant un poste important dans ont été mis sous pression pour ne pas m’accorder leur refusé. Les présidentielles sont la principale source de J’aimerais qu’il y ait le plus de listes citoyennes possible l’équipe municipale de Rennes. On vous l’a d’ailleurs parrainage. L’un des édiles qui m’a soutenue a vu la financement pour les grands partis. Hors de question aux municipales de 2020. La vraie question est de beaucoup reproché... candidature de sa ville à la fibre optique rétrogradée de donc d’y renoncer, m’ont-ils expliqué. Il y a pourtant un sortir des processus de pouvoir habituels entre partis C’est très naïf de se lancer en politique sans connaître quinze places sur consigne du préfet. problème de prise de responsabilité. Marine Le Pen est politiques pour créer des collectifs et de la confiance ce monde. J’assume cette expérience en la racontant Est-ce qu’il ne vous a pas manqué non plus des arrivée au second tour de l’élection présidentielle. Nous entre les habitants d’une même commune. C’est à ce sur mon blog. D’ailleurs, cela m’a permis de savoir tenir idées fortes, un programme en mesure d’être résumé en sommes tous collectivement responsables. Je n’ai moment-là qu’ils voudront se réunir en liste citoyenne. un compte de campagne ! Un mandat local de trois ans en quelques mots ? jamais prétendu avoir la solution, mais ce dont je suis Pour que cela marche, il faut savoir se partager le n’a pas fait de moi une apparatchik. À celles et ceux qui Certains dans mon équipe m’ont conseillé de m’ins- certaine, c’est qu’il faut trouver une porte de sortie de pouvoir et être certain qu’il ne sera pas récupéré par répondaient que je n’étais pas leur candidate idéale, pirer de John Major (Premier ministre britannique de toute urgence. Je regrette que la France insoumise n’ait des apparatchiks. En 2022, peut-être qu’une autre j’expliquais souvent qu’ils avaient tout autant le droit 1990 à 1997 – NDLR) : « More schools, more hospitals. » pas fait son mea culpa après les législatives. Jean-Luc candidature citoyenne pourra émerger. que moi de se présenter. Moi, j’avais plutôt envie de dire qu’il fallait remettre Mélenchon aurait pu reconnaître qu’il n’avait pas assez La vôtre ? Une fois votre décision prise de candidater, de la démocratie partout. Ma principale frustration de députés et s’interroger pour parler plus largement Pour l’instant, je n’ai pas vraiment envie de retourner comment les choses se mettent-elles en place ? dans cette campagne a été de ne pas avoir assez parlé aux citoyens. Quant à Benoît Hamon, il a prétendu faire en campagne. Le seul mandat qui m’ait jamais attiré, Une fois que ma candidature, jugée comme « sérieuse », de démocratie ascendante ou descendante. L’une de du collectif pendant la présidentielle en ne cessant de c’est celui de député européen. Mais hors de question de a été retenue par les organisateurs de LaPrimaire.org, mes grandes mesures était de dire que toute loi devrait dire « je » à toutes les sauces. Il aurait dû aller au bout de repartir au combat contre plusieurs listes progressistes. une petite équipe s’est agglomérée autour de moi pour être validée par 30 % des personnes qu’elle concernait sa démarche en associant tous les courants politiques Je me poserais la question d’y aller s’il y a une vraie créer un collectif et gagner le match. Très vite, on se directement. On aurait dû plus le faire savoir. La mise autour de lui. Imaginez un meeting avec en tête demande collective autour d’une candidature citoyenne. dit qu’on veut mettre en place de nouvelles politiques en place d’une codirection de campagne pour partager d’affiche Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon, Yannick —

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PORTRAIT GÉRALD 36 DARMANIN « À Bercy, je ne suis pas YANIS très heureux » VAROUFAKIS « Si nous ne prenons pas au sérieux les lois de l’économie, nous mourrons » 68 58

ENTRETIEN ENQUÊTE FRANÇOIS 82 UN FN LENGLET ENQUÊTE PAS TRÈS « C'est la fin MERCI BERNARD ! FRANC du libéralisme ! » La presse éco de M. Arnault

90 100

PORTRAIT ENTRETIEN MATHIEU MICHEL POLITIQUE & ÉCONOMI€ LAINE SAPIN « Aucun politique « À Bercy, on a le sentiment 92 ne me paie » d'exercer le pouvoir »

108 120 128 ABÉCÉDAIRE RÉCIT ENQUÊTE

© Arnaud Meyer Page de droite : LE DICO KARINE LES Olivier Roller, Patrice Normand/Leextra, Jocelyn ILLUSTRÉ ÉCONOMISTES Collages, Tom Buisseret, BERGER Manon Villemonteil, Nadège DE BERCY ATTERRÉS Abadie, Benjamin Van Blancke « Le monde bancaire ne voulait Histoire d'un best-seller 35 pas de Hollande» 36 POLITIQUE & ÉCONOMI€ YANIS VAROUFAKIS « Certains ENTRETIEN Économiste mondialement reconnu, Yanis Varoufakis des meilleurs est passé de la théorie à la pratique en devenant ministres des ministre des Finances de la Grèce, en pleine crise. Dans ce long entretien, il revient Finances que concrètement sur les liens entre économie et politique. j’ai connus Et, tout en donnant au passage quelques conseils à Emmanuel Macron, il explicite n’étaient la relation d’amour-haine que le capitalisme entretient pas des avec la démocratie, « ce gouvernement des pauvres ». Particulièrement dans la zone économistes » euro…

PROPOS RECUEILLIS PAR CONSTANT MÉHEUT PHOTOS ARNAUD MEYER

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« Votre magazine s’appelle Charles, en référence à Charles de Gaulle. Eh bien, je propose à Macron de suivre exactement la “stratégie de la chaise vide” de Charles de Gaulle ! »

os écrits économiques sont imprégnés apprécié ma réponse… En réalité, la relation entre l’éco- son autorité politique que la stabilité économique cherait-il avec lui alors que ça n’a pas fonctionné d’histoire politique. Dans Un autre monde nomique et le politique est une question de démocratie. de la Grèce et de l’Europe… avec vous ? V est possible – Pour que ma fille croie encore à La démocratie est une fleur très fragile, extrêmement En fait, c’est un peu comme le viol. Le viol n’a rien à voir J’aurais réussi si mon Premier ministre (Alexis Tsipras l’économie ?, vous affirmez que lorsque l’Angleterre a facile à détruire. La démocratie, c’est l’exception, pas la avec le sexe, c’est une simple question de pouvoir. C’est – NDLR) m’avait soutenu. Mais cela n'a pas été le cas, envahi l’Australie, c’était pour une question de plus- règle. Nous l’avons eue à Athènes dans l’Antiquité, puis exactement pareil pour la troïka. Ce qu’elle a fait à la et je n’étais ni le président ni le Premier ministre… Votre value économique. La politique est-elle toujours elle a disparu. Et elle n’est jamais vraiment réapparue, en Grèce n’a rien à voir avec l’économie, tout était question magazine s’appelle Charles, en référence à Charles de dirigée par des motifs économiques ? vérité. Regardez les démocraties que nous avons de pouvoir. Il s’agissait d’envoyer un message subli- Gaulle. Eh bien, je propose à Macron de suivre exac- Toute tentative de séparer le politique de l’économique aujourd’hui, regardez la Constitution américaine. Tout minal à l’Espagne, au Portugal, à l’Irlande, à l’Italie et tement la « stratégie de la chaise vide » de Charles de ou l’économique du politique est une erreur. Les deux est fait pour maintenir le peuple à l’écart du gouverne- finalement à la France. Un message qui disait : « Si vous Gaulle ! Si Merkel n’est pas intéressée un minimum par sont en symbiose, profondément interconnectés. Dans ment. Il s’agit de faire croire au peuple qu’il est consulté, élisez un gouvernement qui s’oppose aux institutions, nous la nécessaire réforme de l’Europe, Macron ne devrait ni mon livre, je montre que les sociétés qui créent de la sans pour autant lui donner le pouvoir de s’autodiriger. vous détruirons. » aller aux réunions de l’Union européenne ni envoyer son plus-value économique, mais qui, en même temps, Aristote définissait la démocratie comme un système Vous vous attendiez à cette logique de pouvoir ? ministre des Finances à celles de l’Eurogroupe. Il devrait manquent de ressources naturelles deviennent des dans lequel les pauvres gouvernent, puisqu’ils repré- Oui. J’espérais avoir tort, mais je m’y attendais, je n’étais même exercer son droit de veto sur toute décision de sociétés conquérantes. La plus-value donne naissance à sentent la majorité des citoyens. Nous n’avons jamais pas surpris. C’est pourquoi j’avais préparé un plan B et l’Union européenne, jusqu’à ce que l’Allemagne prenne la monnaie, à la dette, aux technologies, aux États, aux connu ce système. Cependant, l’économie, et plus pré- un plan X, comme je l’explique dans mon livre. Parce au sérieux ses propositions de réformes de l’Europe. bureaucraties, aux armées et donc à la conquête territo- cisément le capitalisme, a besoin de la démocratie. Le que si vous arrivez aux négociations avec des proposi- C’est une stratégie relativement similaire, la riale, comme ce fut le cas pour l’Angleterre. capitalisme déteste la démocratie tout autant qu’il en tions de réformes, mais aucun plan B, vous êtes mort. « désobéissance constructive », que vous avez tenté Dans votre dernier livre, Conversations entre a besoin. Le capitalisme ne veut pas être contraint par C’est d’ailleurs ce que va vivre Emmanuel Macron très d’appliquer pendant vos négociations à Bruxelles. adultes, dans les coulisses secrètes de l’Europe, dans le peuple, par les personnes qui sont pauvres. Mais, en bientôt. En quoi consiste-t-elle ? lequel vous racontez en détail vos six mois de période de crise, la seule façon de sauver le système capi- Comment cela ? Quand vous faites partie d’une union qui n’en a que le négociations avec les institutions européennes taliste est de faire appel aux interventions étatiques qui Macron se trompe de méthode. Il compte « germani- nom, et qu’un pays puissant refuse de pousser plus loin en 2015 pour le renflouement de la Grèce. Lors de sont légitimées par le peuple, d’où le recours nécessaire ser » le marché français du travail pour ensuite aller le travail pour aller vers l'union, vous devez avancer des votre premier Eurogroupe, Wolfgang Schäuble, à la démocratie. À partir du xixème siècle, les sociétés voir Angela Merkel et lui dire : « Regarde, j’ai appliqué propositions rationnelles et logiques qui sont mutuel- l’ex-ministre des Finances allemand, n’a pas hésité occidentales ont été progressivement démocratisées, et le modèle allemand au marché français. Maintenant, lement avantageuses pour les deux parties, et sur les- à affirmer que « des élections ne sauraient changer la démocratie était simultanément combattue et exigée aide-moi à créer un Fonds monétaire européen. » Merkel quelles les négociations peuvent s’appuyer. Mais si une politique économique ». Un avertissement qui par le capitalisme, selon un étonnant schéma amour- le remerciera, mais ne l’aidera pas à créer son Fonds l’autre partie refuse de discuter sur ces bases, ce que vous était directement destiné, alors que la Grèce haine. Si nous ne faisons pas attention, c’est ce schéma, monétaire européen. Et que pourra-t-il faire alors ? Rien. l’Allemagne a fait pendant nos négociations, alors vous venait d’élire Syriza. Comment avez-vous réagi, et privilégié par Schäuble, qui va définitivement s’imposer, Il aura perdu tout son capital politique, parce que la libé- devez désobéir à tout. Vous devez exercer votre veto sur comment cela éclaire-t-il le lien entre l’économique parce que les puissants ne veulent pas que le peuple ait ralisation du marché du travail ne fera que fragiliser les tout. C’est constructif et en même temps désobéissant, et le politique ? le pouvoir. Français, et il n’aura rien à proposer en contrepartie… et cela vous donne un vrai levier de pouvoir. Le problème J’ai réagi en essayant d’utiliser un peu d’humour. Je lui Vous semblez affirmer dans votre livre que, Emmanuel Macron est en train de commettre un suicide avec François Hollande est qu’il n’était ni constructif ai répondu que cette affirmation ne pouvait que plaire lors des négociations, la troïka (la Banque centrale politique. ni désobéissant. Il n’avançait aucune proposition rai- au Parti communiste chinois, puisqu’eux aussi pensent européenne, la Commission européenne, et le Fonds Vous lui conseillez donc d’adopter une stratégie sonnable et n’osait pas non plus désobéir. Or vous avez cela. Schäuble n’a rien dit, mais n’a évidemment pas monétaire international) cherchait plus à assurer de négociations plus « radicale » ? En quoi cela mar- besoin des deux, l’un sans l’autre ne fonctionne pas. Si

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lui sur de nombreuses pauvreté. Alors que ces crises s’aggravent chaque jour dégager un excédent primaire dans son budget de 4,5 % choses. Quels sont vos un peu plus, comment voulez-vous convaincre les plus pour les sept prochaines années. C’est une réalité, pas points de désaccord ? pauvres, qui sont les premiers touchés, d’aller vers une théorie. Mais pour dégager cet excédent budgétaire, Avec Emmanuel, nous plus de fédéralisme ? Ils vous répondront qu’ils en ont vous devez augmenter les impôts plus que de raison, avons la même vision. La assez de l’Europe, qu’ils ont déjà vu ce que cela donnait. et donc vous tuez une économie nationale. Ce n’est vision d’une Europe démo- Aujourd’hui, les Européens sont plus proches des lignes toujours pas de la théorie, c’est de la violence. Violence cratique fédérale. Ce n’est de Le Pen et de Mélenchon. Ils veulent plus d’État et contre une économie, contre des familles, contre des pas mince comme point moins d’Europe. Nous devons donc faire renaître l’espoir entreprises. C’est de la violence, c’est du pouvoir ! Quand d’accord… En revanche, je au sein des Européens. Les convaincre que l’Europe je suis arrivé à l’Eurogroupe, j’ai donc expliqué : « Vous suis en désaccord avec sa est une solution et non un problème. C’est pourquoi voulez retrouver votre argent ? Vous n’y arriverez pas si méthode sur deux aspects Diem 25, le mouvement politique paneuropéen que j’ai vous détruisez l’économie grecque. » C’est la vie, pas une principaux. Le premier est créé en 2016, propose, au lieu de discuter du fédéralisme théorie ! Si vous avez une vache malade et que vous ce que j’appelle le « gra- européen, d’utiliser les traités et les institutions exis- voulez davantage de lait, la frapper ne vous donnera pas dualisme » : Emmanuel tantes pour résoudre ces quatre crises. Nous pensons plus de lait. Au contraire, vous tuerez la vache et vous Macron pense que nous profondément que si nous arrivons à résoudre ces crises n’aurez plus du tout de lait. Y a-t-il une théorie derrière devrions nous diriger vers en utilisant les outils déjà existants, nous recréerons cela ? Je ne crois pas. J’ai donc répondu à mes collègues le fédéralisme petit à petit, un lien de confiance avec les citoyens, et il sera alors ministres des Finances européens que nous devions graduellement. Mais c’est possible d’engager des discussions sur une éventuelle nous fixer un objectif d’excédent budgétaire plus bas comme coincer votre pied fédération européenne. Mais il ne faut pas inverser pour qu’ils puissent retrouver leur argent. À ce moment- dans l’entrebâillement l’ordre des choses. là, Schäuble est intervenu : « Vous n’aimez pas les 4,5 % ? d’une porte en attendant Revenons-en aux négociations. Dans votre livre, Qu’est-ce que vous voulez alors ? » J’ai essayé de lui donner de l’ouvrir plus tard, ça vous dites que les discussions purement écono- la seule réponse que je connaisse et qui soit cohérente n’a pas de sens. Or nous miques étaient totalement absentes des réunions avec les lois naturelles de l’économie. Parce que si nous n’avons plus beaucoup de l’Eurogroupe. Comment l’expliquer ? ne prenons pas au sérieux ces lois, nous mourrons. Cela de temps en Europe. Parce que l’Eurogroupe n’avait rien à voir avec l’éco- vaut aussi bien pour l’économie que pour la physique. Nous aurions pu avancer nomie, il s'agissait juste de faire valoir un pouvoir. J’ai Je lui ai répondu : « Wolfgang, l’excédent primaire qu’un graduellement dans les même été accusé de vouloir discuter de macroécono- gouvernement peut dégager dépend de l’excédent commer- années 1990, mais main- mie au sein de l’Eurogroupe, ce qui est quand même cial et de la différence entre l’épargne et l’investissement. tenant il est trop tard paradoxal comme accusation ! C’est comme si on Parce que la différence entre l’épargne et l’investissement pour cela, il faut agir accusait un astronome de vouloir parler d’astronomie plus l’excédent budgétaire doivent être égaux à l’excédent immédiatement et sans dans une conférence sur l’astronomie… commercial. » C’est une loi de l’économie, un axiome, concession. La méthode Si vos collègues ministres des Finances vous pas une théorie. Donc, pour déterminer le montant de du gradualisme est donc reprochaient ces « leçons d’économie », c’est l’excédent budgétaire, il faut aussi s’accorder sur le vous êtes constructif, mais n’êtes pas prêt à désobéir, contre-productive. Mon deuxième point de désaccord peut-être parce que vous assimiliez trop la théorie montant des investissements pour réduire la différence alors vous n’avez aucun poids politique. Si vous déso- est que, même si je suis pour le fédéralisme européen, économique et sa mise en pratique dans la réalité. avec l’épargne et aider la Grèce à exporter davantage béissez, mais n’êtes pas constructif, alors vous êtes un je pense que nous ne sommes pas prêts à avoir cette Les rapports entre les deux ne sont pas si simples… pour améliorer l’excédent commercial. Mais pour l’Euro- idiot. Vous devez désobéir constructivement. discussion aujourd’hui en Europe. Pourquoi ? Parce que Je ne parlais pas de théories économiques, je parlais groupe, cette explication revenait à ce que je leur chante Vous n’avez pas hésité à afficher votre sympathie nous avons quatre crises qui détruisent simultanément de pratiques économiques, de choses que je voulais l’hymne national de la Suède… Et derrière, ils m’accu- pour Emmanuel Macron pendant la campagne pré- l’Europe et qui sont comme des forces centrifuges qui faire concrètement. Par exemple, quand j’ai hérité du saient de leur faire la leçon en macroéconomie. C’était sidentielle et vous dites même être d’accord avec nous écartèlent : la crise de la dette publique, la crise ministère des Finances, il y avait déjà un accord entre l’Europe au summum de son idiotie ! bancaire, la crise des investissements et la crise de la la Grèce et la troïka qui stipulait que la Grèce devait

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Est-ce que les économistes devraient donc essayé d’agir selon cette méthode lors des négocia- « L’Europe n’était rien d’autre qu’un cartel économique davantage s’engager en politique pour pallier cette tions. À chaque fois qu’ils me soumettaient des idées visant à maximiser les profits de grosses industries européennes. « incompréhension » ? sur ce qu’il fallait faire, je leur montrais l’incohérence Non, je ne pense pas, car la logique économique n’est de leur propos. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils C’était une construction économique, absolument pas pas si complexe. Certains des meilleurs ministres des n’aimaient pas cela… Mais lors des négociations sur la une construction démocratique. » Finances que j’ai connus n’étaient pas des économistes. Grèce, les modèles néoclassiques n’avaient, à vrai dire, Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’avoir de bons aucune importance. Ils n’étaient même pas à la base des conseillers avec vous pour combiner efficacement la propositions de la troïka. Ce qu’ils voulaient imposer à la Est-ce que l’actuelle crise en Espagne, autour de d’avertissement. Car, au fond, on ne sait pas ce qu’il y politique et l’économique. Les ministres des Finances Grèce n’était pas néoclassique, c’était juste absurde. Cela l’indépendance de la Catalogne, est un symptôme de a dedans. C’est une boîte dont vous ne connaissez pas n’ont pas à être des économistes, mais ils doivent ne provenait d’aucune école de pensée économique, et je cette crise démocratique européenne plus globale ? le fonctionnement, seulement l’utilité. Par exemple, je respecter dans leurs raisonnements un minimum de n’en connais aucune qui approuverait ce qu’ils tentaient Absolument, et il faut juste en retracer l’histoire pour ne sais pas comment fonctionne ma montre. Certains le lois naturelles de l’économie. Mais il faut comprendre de m’imposer. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup le comprendre. En 2010, les sondages montrent que le savent, mais pas moi. Je sais seulement qu’elle me sert à que Schäuble n’est pas stupide, je pense même qu’il d’économistes néolibéraux m’ont aidé durant les négo- soutien populaire à l’indépendance catalane ne dépasse donner l’heure. Mais il existe ce que j’appelle des super est un homme très intelligent. Il comprenait parfaite- ciations. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître, pas les 10 %. Puis la crise économique est arrivée, et boîtes noires, dont absolument personne ne connaît ment que ce que je disais était correct économiquement j’étais un ministre de gauche qui demandait à réduire avec elle l’austérité et le chômage de masse. Et, alors le fonctionnement, pas même les personnes qui les parlant. Mais il s’en fichait, parce que sa priorité était de l’impôt sur les entreprises, ce qui, en général, est plutôt même que la Catalogne subit de plein fouet la crise, le ont créées. Prenez les produits dérivés financiers. Les discipliner budgétairement la France, et la Grèce n’était considéré comme une mesure néolibérale et de droite. gouvernement espagnol, à Madrid, décide de limiter experts qui les ont créés en ont perdu la trace du fait de qu’un dommage collatéral. Il comprenait que l’objectif Dans votre livre, vous peignez une image l’autonomie politique et économique de la Catalogne. leur extrême complexité. De la même manière, Goldman d’excédent budgétaire imposé à la Grèce détruisait son glaçante des institutions européennes, à rebours Cela revenait littéralement à souffler sur les braises de Sachs ou l’Eurogroupe sont des super boîtes noires économie, mais il acceptait que celle-ci soit détruite si justement de toute exigence démocratique. Cette l’indépendantisme ! L’actuelle maire de Barcelone, Ada avec des fonctionnements trop complexes pour que cela pouvait servir d’exemple à la France. Je le sais parce absence de démocratie et de transparence est-elle Colau, qui est une amie, m’a dit qu'après son élection quiconque les contrôle réellement. Ce sont des réseaux qu’il me l’a dit. Au bout de quelques mois, j’ai réussi à la cause principale des multiples crises – politiques, en 2015, elle prévoyait d’utiliser les excédents budgé- où chacun connaît sa place et sa fonction, mais où lui faire avouer que ce qu’il tentait de m’imposer était économiques et identitaires – que vit l’Europe taires de la ville pour financer des programmes sociaux personne ne contrôle l’ensemble du réseau. Le problème terrible pour mon pays, et que lui-même ne l’imposerait aujourd’hui ? pour les plus pauvres. Le gouvernement espagnol l’en est que ces super boîtes noires fonctionnent très mal et pas en Allemagne en tant que patriote. Vous voyez, il n’y Il y a une absence totale de démocratie en Europe. Pas a empêchée ! Ils l’ont empêchée de réduire les impôts engendrent des crises gigantesques. Elles détruisent a rien de théorique ni d’économique là-dedans, ce n’est au niveau des États nationaux, qui sont, eux démocra- locaux et d’investir dans des programmes sociaux. Ils nos économies et font le lit du populisme et du natio- qu’une question de pouvoir et de logique politique. tiques, mais au niveau des institutions supra-étatiques, l’ont empêchée d’utiliser des logements qu’elle avait fait nalisme. C’est pour cela qu’il faut les ouvrir, comprendre En 2013, lors d’une conférence à Zagreb, vous qui aujourd’hui sont celles qui prennent les décisions construire pour 15 000 réfugiés. Après cela, il ne faut pas comment elles fonctionnent et les démanteler si besoin affirmiez : « La seule chose qui puisse véritablement importantes en Europe. L’Europe est une zone antidé- s’étonner du succès du mouvement indépendantiste en est. déstabiliser les économistes néoclassiques, c’est la mocratique. Ce n’est pas un simple déficit de démocra- Catalogne. Diriez-vous que les institutions européennes démonstration de l’incohérence intrinsèque de leurs tie, il n’y en a pas. Dans un de mes livres (Et les faibles Un texte que vous avez écrit en 2012 sur votre ressemblent à des super boîtes noires ? propres modèles économiques. » C’est cette méthode subissent ce qu’ils doivent ? – NDLR), j’essaie d’expliquer blog semble parfaitement résumer votre vision Bien sûr. Regardez le Mécanisme européen de stabilité que vous avez constamment essayé d’appliquer lors dans quel contexte a été créée de l’Union européenne. de l’Europe technocratique et le combat que vous (MES) que Macron et Merkel veulent aujourd’hui trans- des négociations avec la troïka ? Son premier nom était la « Communauté européenne du menez aujourd’hui. Vous l’avez intitulé « Il est temps former en Fonds monétaire européen. Cela a commencé J’ai dit cela alors que j’étais encore professeur à l’uni- charbon et de l’acier ». Autrement dit, l’Europe n’était d’ouvrir les boîtes noires »… avec le renflouement de la Grèce ou plutôt avec le ren- versité. Pourquoi ? Parce que si vous critiquez les hypo- rien d’autre qu’un cartel économique visant à maximiser Ce texte était une sorte d’introduction à un magnifique flouement de banques comme la Société générale, BNP thèses sous-jacentes d’un modèle, on vous répondra que les profits de grosses industries européennes. projet artistique mené par ma femme Danae Stratou, et Paribas, etc. Il s’agissait de donner de l’argent à la Grèce vos propres hypothèses sont fausses, et le débat sera L’Europe est un cartel économique, aujourd’hui ? qu’elle avait donc appelé « Il est temps d’ouvrir les boîtes pour qu’elle rembourse les crédits que les banques lui clos. Alors que si vous leur montrez que leurs conclu- Bien sûr. Et pour en sortir, il faut ou la démocratiser ou noires ». La boîte noire, c’est ce que vous découvrez dans avaient accordés. Le problème est que, d’après le traité sions sont fausses en se fondant sur leurs hypothèses, la détruire. Naturellement, je penche pour la première un avion après l’accident. Son idée était d’ouvrir cette de Maastricht, la Banque centrale européenne (BCE) n’a ils seront obligés de vous écouter. J’ai effectivement solution. boîte noire avant l’accident pour que cela ait un effet pas le droit de prêter à un État. Il fallait donc trouver

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d’autres ministres afin de ne pas fragiliser les négo- moment-là, j’aurais simplement dû débrancher mon ciations. Le mensonge n’a-t-il pas certains atouts en ordinateur et rompre officiellement les négociations, politique ? peu importe ce que cela aurait entraîné. Je croyais que Je ne pense pas avoir menti, j’en suis même certain. Je mon camarade et Premier ministre Alexis Tsipras me n’ai jamais dit quelque chose qui était contraire à la soutiendrait sans faillir lors de ces négociations. C’était vérité. Mais quand vous négociez, et que les gens qui une grosse erreur de jugement de ma part, car il ne m’a « “Yanis, m’a dit Christine Lagarde un jour, vous avez raison, vous ont élu attendent de vous que vous aboutissiez pas soutenu. Il voulait sans cesse chercher un nouveau à un compromis, vous devez utiliser tous les moyens compromis et a fini par se compromettre lui-même dans le programme que l’on vous impose ne peut pas marcher.” possibles et exploiter tout le temps imparti pour trouver ses engagements auprès des gens qui avaient voté pour J’étais sans voix. La directrice du FMI était d’accord avec moi ! » un compromis. Pour cela, vous devez minimiser les Syriza. Mon second regret est que j’aurais dû être plus oppositions que vous avez avec vos contradicteurs. radical dans les négociations et évoquer publiquement Tant que j’avais l’espoir que nous trouverions un accord mon plan B et mon plan X (un système de paiement mutuellement avantageux, je n’allais pas raconter parallèle en cas de sortie de la zone euro – NDLR) pour un moyen légal de prêter à la Grèce sans passer par la Christine Lagarde me l’a elle-même très bien expliqué. devant la presse tout ce que je raconte aujourd’hui dans mettre la pression sur la troïka. Je ne l’ai pas fait, car BCE. C’est là qu’intervient le MES qui, dans sa forme, a Encore une fois, c’est une question de pouvoir. « Yanis, mon livre ! J’essayais de trouver un équilibre entre dire la je ne voulais pas alimenter l’incertitude des citoyens tout d’un produit financier dérivé. C’était un ensemble m’a-t-elle dit un jour, vous avez raison, le programme que vérité et garder pour moi une partie de cette vérité pour grecs, mais rétrospectivement je pense que j’aurais dû d’obligations européennes adossées sur des prêts bila- l’on vous impose ne peut pas marcher. » J’étais sans voix. ne pas miner les négociations. Quand j’ai finalement être plus radical. téraux des États : des prêts de la France, de l’Allemagne, Que pouvez-vous répondre après cela ? La directrice du compris que mes contradicteurs n’avaient aucun intérêt Au final, êtes-vous aujourd’hui un économiste de la Slovaquie, etc. Par exemple, si vous preniez une Fonds monétaire international était d’accord avec moi ! à trouver un compromis mutuellement avantageux, et engagé en politique ou un politique expert en obligation d’une valeur de 1 000 euros, 200 euros étaient Vous savez, la beauté de ces six mois de négociations qu’ils souhaitaient détruire la Grèce, je n’ai plus hésité à économie ? garantis par la France, 270 par l’Allemagne et ainsi de est que pour la première fois de ma vie, je n’avais pas dire toute la vérité. Je veux bien trouver un compromis, Je suis un économiste politique, un citoyen engagé et suite. Mais sur ces 200 euros, la France devait payer besoin de théoriser. Je suis un universitaire, un intel- mais je ne veux pas être compromis. un animal politique selon la définition d’Aristote. Tout des intérêts correspondant au taux d’intérêt de la dette lectuel, un militant de gauche et j’aime théoriser. Mais Si vous aviez l’opportunité de revivre ces fameux en un. Les expériences humaines sont constamment et française sur les marchés, alors que l’Allemagne, elle, là, pendant six mois, je n’ai connu que clarté, puisque mois de négociations à l’Eurogroupe, qu’est-ce que inextricablement politiques, économiques, culturelles, payait des intérêts correspondant à son propre taux mes opposants me disaient que j’avais raison et confir- vous changeriez ? philosophiques, sociologiques, psychologiques, etc. sur les marchés, naturellement inférieur à celui de la maient mes théories économiques ! Ce qui en revanche Il y a deux choses que je regrette plus que tout. La Essayer de séparer ces caractéristiques entre elles serait France. Vous aviez donc 1 000 euros répartis en dif- était problématique, c’était leur changement radical de première, c’est d’avoir poursuivi le 24 février 2015 la comme vouloir séparer l’hydrogène de l’oxygène quand férentes garanties, correspondant à différents taux discours en public… Christine Lagarde me demandait téléconférence que j’avais avec l’Eurogroupe, alors qu’ils vous avez de l’eau dans vos mains. C’est impossible. — d’intérêt et avec différentes probabilités de défaut de de comprendre qu’ils avaient investi beaucoup trop venaient de renier l’accord que nous avions eu quatre paiement. Bref, le genre de créance pourrie qui a conduit de capital politique dans ce programme pour pouvoir jours auparavant. Le 20 février, nous étions tombés à la faillite de Lehman Brothers. Vous voyez donc bien revenir dessus et que ma crédibilité envers la troïka d’accord sur un principe très important à mes yeux : que comment la mentalité et les méthodes des super boîtes était tout entière fondée sur le fait que j’accepte ce le gouvernement grec, et non la troïka, soit l’auteur des noires financières ont influencé le secteur public et programme. Mais je me fichais de ma crédibilité envers réformes économiques à appliquer à la Grèce, et qu’en- imprégné les fondations des institutions européennes… la troïka. La seule qui comptait à mes yeux était celle suite l’Europe discute et approuve ces réformes. J’avais Dans votre livre, vous décrivez des institutions envers les gens qui m’avaient élu. passé trois jours, nuits comprises, à préparer ces propo- européennes minées par le double langage : en Dans un autre texte publié sur votre blog en 2012, sitions de réformes. J’avais fait de nombreux compromis privé beaucoup de personnalités politiques, Pierre vous admettez que « l’ignorance peut être, et souvent pour m’assurer de l’accord de la troïka, des compromis Moscovici, Benoît Cœuré et même Christine Lagarde, est, le prix que nous devons payer pour vivre mieux ». que la gauche en Grèce me reproche encore aujourd’hui. vous ont dit être d’accord avec votre analyse avant Vous-même, lors des conférences de presse suivant La troïka avait accepté ce principe fondamental, mais Yanis Varoufakis, de vous contredire ensuite en public. Comment l’ex- les réunions de l’Eurogroupe, avez souvent caché au dernier moment elle a renié son accord et a souhaité Conversations entre adultes, pliquez-vous ? les désaccords violents qui vous opposaient avec repartir de zéro, selon ses propres conditions. À ce Les Liens qui libèrent, 2017

45 46 POLITIQUE & ÉCONOMI€ GÉRALD « À Bercy, je ne suis DARMANIN pas extrêmement heureux »

PORTRAIT

« Ministre à 34 ans, ça ne se refuse pas. » Voilà ce qu’aurait déclaré Gérald Darmanin à ses anciens collègues des Républicains qui lui en veulent à mort d’avoir franchi le Rubicon d’En Marche ! Quand Emmanuel Macron lui propose ce poste, le jeune maire de Tourcoing n’en croit pas ses oreilles. Il l’accepte avec un bonheur non dissimulé. En quelques années, l’ambitieux a franchi toutes les étapes obligées du politicien en fin de carrière : militant, assistant parlementaire, député, maire, ministre. Il ne lui reste qu’une case à cocher : celle de l’Élysée. À son âge, il a la vie devant lui et déjà des envies d’ailleurs. Cet électron libre, monté sur ressorts et programmé pour être président de la République, assure qu’il ne le sera jamais. « Trop de contraintes. » Il pense ouvrir un restaurant ou aller dans le privé sitôt son expérience gouvernementale terminée. On n’est pas obligé de le croire.

PAR ASTRID DE VILLAINES PHOTOS OLIVIER ROLLER

mai 2017, jour officiel de l’investiture d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Gérald Darmanin regarde la cérémonie chez lui, à 14 Tourcoing, devant sa télévision. La semaine précédente, il a voté « avec enthousiasme » pour Emmanuel Macron, contre Marine Le Pen. Sa ténacité face aux ouvriers de Whirlpool à Amiens et surtout le débat télévisé de l’entre-deux-tours l’ont impressionné. « Non seulement il l’emporte, mais il l’emporte sans facilité, sans choisir les poncifs de la gauche comme la morale. Il la démonte sur le fond, il l’a déconstruite pour plusieurs années », se souvient-il, six mois après le face-à-face. Sa famille politique n’a pas appelé franchement à voter pour Emmanuel Macron, certains voulaient même un vote blanc. Il est déçu. Il pense alors rejoindre le privé, ou briguer la présidence du parti, comme le lui conseille vivement l’un de ses plus proches en politique, Xavier

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« Christian Vanneste m’a donné ma chance, il m’a pris comme stagiaire, il avait une conception qui n’était pas la mienne, mais c’était un prof de philo, intéressant, je ne renie pas ces années militantes »

Bertrand. Il est en tout cas loin, très loin de penser qu’il Raté, c’est Emmanuel Macron en personne qui le reçoit, loup passe trois coups de fil. D’abord, à Édouard Philippe. taire au Parlement européen, plutôt que d’aller faire entrera au gouvernement trois jours plus tard. Un coup pendant plus d’une heure, en tête à tête. « Il est impres- Puis, à Xavier Bertrand : « Il m’a demandé mon avis, je lui un Erasmus. Ensuite, pour le député du Nord, Christian de fil aurait pourtant dû l’alerter. sionnant. Il vous regarde droit dans les yeux, vous fixe avec ai conseillé d’y aller. Il en avait envie. Gérald pense que la Vanneste, dont il est le stagiaire à l’Assemblée nationale ses yeux bleus, vous serre la main sans la lâcher. Il a un droite avec Wauquiez, c’est “no way”. Il n’a pas renié ses et le responsable des jeunes UMP à Tourcoing, où il « Allô, oui, c’est Édouard Philippe charme incomparable », affirme aujourd’hui le ministre. valeurs, il est cohérent », appuie l’actuel président de la entend bien s’implanter. Un engagement qui lui vaut – Oui, Édouard ? « Vous êtes le meilleur de votre génération », lui aurait région des Hauts-de-France. Enfin, à Nicolas Sarkozy. encore de nombreuses critiques, alors que l’ancien – Est-ce que tu veux rencontrer Emmanuel Macron ? soufflé Emmanuel Macron pour l’amadouer. « Avec le « J’appelle aussi mon meilleur ami, Sébastien Lecornu député du Nord a été condamné par la justice pour – Non, ça va, je n’ai rien à lui demander. Premier ministre, on a pensé à vous pour le ministère de (qui rejoindra le gouvernement après les législatives – homophobie, avant d’être exclu de l’UMP. « Il m’a donné – Tu ne l’aimes pas ? l’Action et des comptes publics. » Gérald Darmanin tombe NDLR), mais également, le lendemain, Édouard Balladur, ma chance, il m’a pris comme stagiaire, il avait une concep- – Ce n’est pas que je l’aime ou que je ne l’aime pas, c’est juste de sa chaise. « Je me dis : “Où est la caméra cachée ?” » Dominique de Villepin et Jean-Pierre Raffarin », ajoute le tion qui n’était pas la mienne, mais c’était un prof de philo, que si je vais le voir, au QG, avant son investiture, ça n’a s’amuse-t-il avec le recul. « Monsieur le Président, puis-je ministre, dans un salon de l’hôtel de Cassini où il nous intéressant, je ne renie pas ces années militantes », tente aucun sens, je vais être pris en photo devant… » vous demander qui est le Premier ministre ? » « C’est reçoit longuement autour d’un thé. d’assumer aujourd’hui le ministre des Comptes publics Édouard Philippe », lui annonce Emmanuel Macron, alors qui revendique un droit à changer d’avis. « Vanneste, « VOUS ÊTES LE MEILLEUR DE VOTRE GÉNÉRATION » que celui-ci n’est pas encore officiellement au courant. STAGIAIRE DE CHRISTIAN VANNESTE c’était il y a douze ans. On ne peut pas faire comme si la À ce moment-là, quelques jours avant la prise de La donne a changé dans la tête du jeune homme de 34 Tout va alors très vite. Passation de pouvoir avec Michel vie de quelqu’un en douze ans n’évolue pas. Mes parents fonction officielle du président élu, Gérald Darmanin ne ans. « J’ai alors dit cette phrase idiote : “Je vais réfléchir, Sapin et Christian Eckert, et arrivée dans un ministère ont divorcé jeunes, je me suis toujours dit que je ne divorce- se doute pas qu’Édouard Philippe discute avec lui. C’est Monsieur le Président.” » « Vous allez réfléchir, mais la qu’il ne connaît pas. Bercy. Une forteresse où l’on est rais pas, j’ai divorcé. J’ai changé ma vision sur beaucoup de un autre coup de fil, deux heures après la cérémonie du nomination, c’est mardi. Donc à mardi ! » conclut Macron très vite coupé des réalités et dominé par une adminis- choses et j’ai appris à ne pas trop la ramener sur les sujets dimanche 14 mai, qui va lui mettre la puce à l’oreille. dans un sourire. tration puissante, technique, réputée pour ne pas faire compliqués. » « Tu as rendez-vous ce soir, à 18 heures avec le président de de cadeaux. Darmanin n’est pas énarque, il est diplômé la République », lui annonce son ami de dix ans, Édouard Gérald Darmanin comprend que celui qui a soufflé de Sciences Po Lille et a redoublé la première année. À la même époque, il écrit également pour un journal Philippe, encore maire du Havre, lui-même pas encore son nom à Emmanuel Macron est Édouard Philippe. « Quand il a eu son diplôme, il est venu me demander des royaliste, Politique magazine, par l’intermédiaire de l’un certain à cet instant de devenir le premier Premier « Quand on te propose le budget à mon âge, tu ne peux pas conseils pour aller en prép’ENA », se souvient Pierre de ses amis d’enfance, Guy de Chergé. « J’ai dû faire trois ministre du président En Marche ! Gérald Darmanin y va, refuser », se justifiera-t-il plus tard selon le député LR Mathiot, alors directeur de l’Institut d’études politiques articles et deux chroniques littéraires qui n’ont rien à voir bien évidemment. Il a déjà rencontré François Hollande, Damien Abad, déçu par le choix de son ancien collègue de Lille, aujourd’hui en charge de la réforme du Bac pour avec le royalisme, répond-il. Moi, à partir du moment où on il ne va pas refuser une telle invitation. De toute façon, de rejoindre la majorité avant les législatives qui vont le ministre de l’Éducation. « Je lui ai dit que s’il voulait me propose d’écrire, j’écris. » Pour ceux qui le connaissent « ça ne coûte rien, et je ne serai pas ministre d’un Premier affaiblir durablement la droite. « Le parti ne lui aurait passer l’ENA pour faire de la politique, il valait mieux aller bien, c’est une façon de grimper les échelons le plus vite ministre de gauche de type Ferrand ou Castaner », se dit jamais donné un tel poste », concède l’ancien « cadet directement en politique, parce qu’il allait rater l’ENA ! » possible. « Il n’est pas homophobe, mais rejoindre Vanneste celui qui, il y a quelques mois encore, soutenait Nicolas Bourbon », club politique fondé en 2013 à l’Assemblée faisait partie de sa stratégie pour construire son parcours Sarkozy à la primaire de la droite. « Je pense alors que je nationale avec Gérald Darmanin quand ils étaient Darmanin n’est pas un élève comme les autres. Tout au politique, analyse Pierre Mathiot. Il les instrumenta- vais être reçu pas un conseiller, je ne suis même plus par- jeunes députés. « Il n’hésite pas un quart de seconde, il est long de sa scolarité à Sciences Po, toujours en costume, lise tous un peu à chaque fois, il voulait avancer dans sa lementaire… » très heureux », confirme Thierry Solère, député LREM, il travaille en parallèle pour des élus. D’abord, pour carrière. » « Je fais ça pour entrer en politique », reconnaît très proche de Darmanin. À la sortie de l’Élysée, le jeune Jacques Toubon, dont il devient l’assistant parlemen-

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Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, il évoque sa mère, femme de ménage à la banque de France, « une ironie » alors que lui devient ministre du Budget. Il n’oubliera jamais « tous ceux qui la méprisaient quand elle faisait ses ménages »

aujourd’hui Gérald Darmanin, quitte à passer pour une les maires du coin soutenaient Vanneste, assure Droart, du budget de l’État. Ma nomination de ministre, je la dois plusieurs reprises « Mylène », sa secrétaire à la mairie de personnalité prête à tous les reniements. encore admiratif. S’il n’y était pas allé à ce moment-là, il à deux personnes : le président et le Premier ministre. La Tourcoing. « Mylène n’est pas très riche, la suppression de aurait raté sa carrière. » Et le jeune ambitieux ne s’est pas mairie, je la dois à 60 000 électeurs. » la taxe d’habitation, c’est pour elle qu’on l’a faite. Je vous la « Politiquement, c’est un opportuniste, au sens étymolo- arrêté là. présenterai, vous verrez ! » Beaucoup n’auraient pas osé. gique du terme. Il s’adapte aux circonstances, sans grande Darmanin aime les gens. Ce ne serait pas feint selon Lui a la légitimité. conviction », analyse le député centriste Charles de UN JEUNE HOMME QUI N’A PEUR DE RIEN ceux qui le connaissent et l’apprécient. Thierry Solère, Courson, évoquant cette fois son passage des Répu- Deux ans plus tard, le benjamin de l’Assemblée nationale élu des Hauts-de-Seine, a été convié une fois à ses vœux Lors de ce débat, que plusieurs ténors de la droite blicains à La République en marche. « Traître », disent se présente cette fois à la mairie de Tourcoing, aux à la mairie de Tourcoing. « Il faut que tu viennes, ça n’a comme Laurent Wauquiez ont refusé, il tient la distance quant à eux Les Républicains, encore abasourdis par son élections municipales de 2014. La ville est acquise à la rien à voir avec chez toi », lui intime son ami. « Il salue les face à la dirigeante du Front national. Il n’a peur de changement de parti. « Quand vous êtes soldat dans une gauche depuis 1989. Tout le monde le dit : c’est injouable. habitants un par un, il se souvient de chaque situation per- rien et compense en travaillant. Un collaborateur de armée et que vous passez dans le camp d’en face, on appelle « Tourcoing, je pensais que ça allait être compliqué, sonnelle », raconte le député, impressionné. Avec Xavier député qui assistait à certaines réunions avec lui quand ça trahir son camp », tranche Julien Aubert, autre ancien mais il est capable de convaincre et de retourner le vote Bertrand, ils évoquent souvent ensemble la situation de il était directeur de cabinet de David Douillet, au début cadet Bourbon, élu des Bouches-du-Rhône. « En interne, de quelqu’un sur le terrain en une rencontre », souligne leurs administrés issus de catégories très populaires : des années 2010, se souvient : « C’est lui qui tenait la sa carrière n’aurait pas été aussi évidente. Il avait envie Xavier Bertrand. « Je lui ai dit : “Il s’agit de perdre dans « Il est vraiment touché par ce qu’il entend dans ses perma- baraque. Il n’était pas ministre, mais c’était tout comme. » d’un maroquin », explique la députée Virginie Duby-Mul- de bonnes conditions.” Il m’a répondu : “Mon objectif, nences », relate son père politique. Une vision nuancée par l’ancienne cheffe de cabinet ler, restée, elle, chez Les Républicains, malgré une solli- c’est de gagner” », se souvient, amusé, Pierre Mathiot adjoint de David Douillet, Caroline Fel : « Il faisait plein citation appuyée de Gérald Darmanin pour rejoindre Les qui lui donne régulièrement des conseils. Il a fait une De ses origines populaires, Darmanin en parle dès qu’il de choses, mais le ministre, c’était David. Il était excellent à Constructifs après les législatives. campagne intense, « dure » selon ses propres mots. « On peut. Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, cette place-là, il nous faisait travailler dix-huit heures par travaillait jusqu’à minuit, on faisait du porte-à-porte, on il évoque sa mère, femme de ménage à la banque de jour, avec un grand sourire, dans les meilleures conditions Ce procès en opportunisme glisse sur Darmanin comme écrivait aux gens… On n’a jamais fait une campagne comme France, « une ironie » alors que lui devient ministre du possibles. » Une force de travail saluée par tous ceux l’eau sur les plumes d’un canard. « Je n’ai rien à répondre », celle-là ! commente Didier Droart, militant historique et Budget. Il n’oubliera jamais « tous ceux qui la mépri- qui l’ont croisé, assortie d’une ambition et d’un sens évacue-t-il en levant les yeux au ciel alors qu’il était ancien adjoint à la ville quand elle était à droite en 1983. saient quand elle faisait ses ménages ». Il l’accompagnait, politique rare pour son âge. plus franc, quelques semaines plus tôt, dans l’hebdo- Le maire sortant, Michel-François Delannoy, ne l’a pas vu le soir, assis sur un petit tabouret avec un livre : « Les madaire Valeurs actuelles : « Je ne suis pas un oppor- venir, il pensait l’emporter au premier tour, comme en 2008. mecs passaient devant elle et ne lui disaient pas bonjour », Très vite, il est repéré par Nicolas Sarkozy qui entend tuniste, je saisis les opportunités. » Nuance. Un sens Au conseil municipal, il ne le prenait pas au sérieux. Il le s’émeut sincèrement le ministre, descendant d’un juif bien en faire son porte-parole pour sa reconquête de de l’opportunité qui va s’avérer gagnant en 2012, au considérait comme un étudiant. » maltais du côté de son père et d’un tirailleur algérien l’UMP en 2014. « C’est évident que Nicolas Sarkozy s’inté- moment où les listes pour les législatives sont en train du côté de sa mère. « Il y a une part de sincérité et une ressait à lui à un moment. C’est l’un des plus talentueux d’être constituées. L’UMP décide d’exclure le député Résultat : victoire au second tour avec 45 % des suffrages. part de mise en scène », décrypte Damien Abad qui a été de sa génération », observe, après coup, Xavier Bertrand du Nord, Christian Vanneste, à cause de ses dérapages. Au premier tour, il était en deuxième position. Il est emmené, comme d’autres, dans un routier de Tourcoing qui n’aurait pas mal vécu ce débauchage. Malgré sa « Gérald attend patiemment…, se souvient l’actuel maire allé chercher chaque voix manquante, une à une. Cette pour déjeuner, alors qu’il était de passage dans la ville « fidélité » à ce dernier, alors candidat à la primaire de de Tourcoing, Didier Droart. Et puis, il y va. » À 29 ans, élection reste son plus beau souvenir politique. « J’ai été de son collègue. « Il voulait montrer ce côté populaire », 2016 et de plus en plus en froid avec l’ancien président contre toute attente, il devient député, en pleine vague plus heureux d’être élu maire de Tourcoing que d’avoir été analyse-t-il. En octobre dernier, face à Marine Le Pen, de la République, Darmanin va suivre son instinct et rose et face à la dissidence de son ancien patron. « Tous nommé ministre, ose-t-il, dans ses habits de responsable lors de « L’Émission politique » de France 2, il cite à cette nouvelle « opportunité » qui s’ouvre à lui. Il en

51 52 « Il a une intelligence politique rare, mais il n’arrive pas à la garder pour lui. Son côté pressé transpire. Il faut qu’il arrive à canaliser cet aspect-là de sa personnalité » FRANÇOIS-MICHEL LAMBERT

touche tout de même un mot à son mentor. « Quand je vois que quelqu’un a envie de faire quelque chose, je n’ai pas envie de l’en dissuader. Il avait envie de voir de près l’animal politique qu’est Sarkozy », se remémore Xavier Bertrand. « Nicolas Sarkozy est un animal, confirme Gérald Darmanin dans son livre Chroniques de l’ancien monde (éditions de l’Observatoire, 2017). Un gros lion tout en énergie qui essaie de se contenir. » Un peu comme lui. « Il a une intelligence politique rare, mais il n’arrive pas à la garder pour lui. Son côté pressé transpire. Il faut qu’il arrive à canaliser cet aspect-là de sa personnalité », conseille le député La République en marche, François- Michel Lambert, de seize ans son aîné. « C’est un bouli- mique », abonde le député FN du Nord Sébastien Chenu. « Il veut tout faire, tout faire, tout faire ! Il est resté trois ans député, trois ans maire, mais que construit-il ? Comment juger son bilan ? » s’interroge celui qui l’a également côtoyé sur les bancs de l’Assemblée régionale. « J’avais les mêmes défauts au même âge, reconnaît Xavier Bertrand, être impatient, toujours dans le coup d’après, pas assez concentré sur un dossier. Mais il est en train de conjuguer tout cela au passé. »

UN PROFIL TRÈS POLITIQUE À BERCY En arrivant à Bercy, le jeune ministre a dû beaucoup tra- vailler. « Je n’avais jamais été à la commission des finances, quand je suis arrivé, j’ai découvert le sujet », reconnaît-il. « Il a tout de suite pris très à cœur ses responsabilités », assure Bruno Le Maire, lui-même énarque et haut fonc- tionnaire, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, devenu ministre de l’Économie d’Emmanuel Macron. « Il m’a scotché. Tout le monde l’attendait au tournant. Il a travaillé comme un acharné. Il a su déjouer tous les pièges. Il a su

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À l’Assemblée, chacune de ses envolées oratoires comporte en général un clin d’oeil à un film, une chanson ou un poème. « C’est peut-être un détail pour vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup », lance-t-il en plein débat budgétaire, reprenant les paroles d’une chanson de France Gall.

être plus solide et plus technique que son administration. » ses collègues issus de la gauche, voir un sarkozyste anti vite devenu le « chouchou » des députés de la majorité. vous, mais, pour moi, ça veut dire beaucoup », lance-t-il Même analyse pour son ami Thierry Solère : « C’est une « mariage pour tous » débarquer dans un gouvernement Il répond à tout le monde, se rend disponible, monte en plein débat budgétaire, reprenant les paroles d’une belle mécanique. Il dort peu et avale beaucoup de fiches. d’ouverture lui a fait « un peu bizarre au début ». Même même parfois dans leurs bureaux entre deux séances. chanson de France Gall. Mais également Desproges ou Quand il ne comprend pas, il le dit. » L’ancien questeur son de cloche au sein du groupe de La République en « Il les bichonne. Il a compris comment ça marchait. Comme Louis de Funès, suscitant des sourires sur quasiment de l’Assemblée assure que les hauts fonctionnaires de marche à l’Assemblée. « Les députés qui venaient du MJS ils sont nuls et paumés, ça fonctionne », persifle Sébastien tous les bancs. Une culture populaire qu’il s’est forgée Bercy qu’il connaît sont « emballés par Darmanin ». « Il (Mouvement des jeunes socialistes – NDLR) ont eu un Chenu. Dans l’hémicycle, ses saillies les plus virulentes tout seul. Il raconte que plus jeune, il chantait dans le a un profil très politique, cette maison adore les ministres moment d’observation, reconnaît-on dans l’entourage de sont réservées à ses anciens amis des Républicains. métro pour payer ses études. Boby Lapointe ou Georges qui portent les dossiers sur le devant de la scène. C’est ce Richard Ferrand, mais très vite, ils ont été emballés, parce « Il est dur avec nous », se lamente Virginie Duby-Mul- Brassens, son chanteur préféré. « Il chante tout le temps, que fait Gérald. » qu’il s’est mis à fond dans le mouvement. » Devenant ainsi ler, qui n’observe pas la même posture chez Bruno Le en réunion, dans la voiture, tôt le matin, avant d’aller le ministre le plus politique d’Édouard Philippe, Gérald Maire. « Nous n’avons pas le même tempérament, justifie prendre un avion », notent des membres de son équipe. Mais ces louanges venues de son camp ne font pas Darmanin n’hésite pas à renvoyer aux républicains le ministre de l’Économie. Gérald cogne facilement, il ne Une joie de vivre qu’il revendique : « J’aime la vie, j’aime l’unanimité, notamment chez les experts du budget leurs contradictions, et aux socialistes leur bilan, avec mesure pas toujours le poids des mots, mais ce n’est pas bien manger, j’aime bien boire, j’aime voyager. » à l’Assemblée nationale, comme Charles de Courson, un sens de la formule parfois assassin. Des remontées grave, il fonce. » Une attitude vis-à-vis de la droite qui magistrat à la Cour des comptes de formation. positives qui sont parvenues jusqu’au bureau d’Em- passe très mal chez ses anciens collègues. « Il sait croiser Un bon vivant qui use et abuse également de son sens « Darmanin n’est pas un très bon connaisseur des questions manuel Macron : « Le président de la République est le fer, mais il a un côté donneur de leçons, tête à claques, de l’humour. « Il adore épater la galerie », reconnaissent budgétaires. Du point de vue technique, il débarque ! tacle très satisfait des premiers pas de son ministre à Bercy, note Julien Aubert, qui le surnomme “Darmalin”, c’est les cadets Bourbon qui citent les blagues qu’il raconte d’emblée le député de la commission des finances. Il fait notamment par rapport à la relation qu’il a su construire un très bon mercenaire pour Emmanuel Macron, mais, à chaque repas. « Ça peut être Toto à la plage, des blagues souvent de la politique politicienne, surtout lorsqu’il ne avec les députés de La République en marche », se félicite chez nous, son impertinence passe pour de l’arrogance. » sur les Belges… », raconte Damien Abad. C’est également maîtrise pas les dossiers. Je lui ai d’ailleurs dit un jour en l’Élysée. Lui assure avoir « toujours peur de prendre la Le spécialiste de la « punchline » se justifie en invoquant graveleux en fin de dîner selon plusieurs participants. aparté : “J’espère que tu ne seras pas là dans deux ans, parole dans l’hémicycle et ne pas être très à l’aise ». Un sa première question au gouvernement en tant que « Il est entre le salace et l’humour noir, un peu comme moi », parce que les comptes publics risquent d'être en déficits député qui le connaît bien a remarqué qu’il toussote dès ministre : « Quand j’ai pris la parole pour la première fois confirme Julien Aubert. Un humour doublé d’un culot excessifs.” » Darmanin lui aurait répondu par un sourire. qu’il est intimidé. dans l’hémicycle, Les Républicains m’ont hué et sifflé », se qui ne passe pas avec tout le monde. « J’ai vu des vieux souvient celui qui avait alors encore sa carte du parti. « Je députés dire : “C’est qui, ce petit con ?” après une sortie de « LE ROI DES CAFÉS » Depuis toujours, il cultive son réseau dans tous les suis peut-être trop sensible », reconnaît-il en reprenant Gérald à la buvette », se rappelle Alain Chrétien. Très vite, à l’Assemblée nationale qu’il connaît bien, partis. « Je l’ai vu discuter avec tout le monde, de Jack l’analyse de Bruno Le Maire qui y voit « le défaut de sa le ministre Darmanin prend ses aises. Sans notes, il Lang au communiste Alain Bocquet », commente le maire qualité ». « Il est arrogant, pédant, méprisant, il était déjà À Sciences Po Lille, lors d’un conseil d’administration, il n’hésite pas à cogner dans les débats parlementaires de Tourcoing. Il a le SMS et le café faciles. La maire de comme ça à la région. Il cherche à tendre le débat. On dirait avait quelque peu chahuté Pierre Mauroy en lui disant, ou lors des questions au gouvernement, ce qui lui vaut Calais, Natacha Bouchart, se souvient encore de « ces un singe savant », lâche Sébastien Chenu. de façon très polie : « Merci, Monsieur le Premier ministre, la fascination des nouveaux députés. « Dès qu’il prend petits textos qui font plaisir » en plein démantèlement mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. » « Il la parole dans l’hémicycle, sur les bancs de La Répu- de la jungle : « Bon courage, tu vas y arriver. Tiens le « C’EST QUI, CE PETIT CON ? » n’a peur de rien, aucun argument d’autorité ne l’influence », blique en marche et au-delà, on l’écoute. L’hémicycle se coup ! » En 2012, c’était « le roi du café » avec les députés À l’Assemblée, chacune de ses envolées oratoires conclut Pierre Mathiot. Il ne doute de rien. Jamais. « Je tourne tout entier vers lui », observe François-Michel socialistes, rappelle Aubert. « Il n’est pas sectaire », comporte en général un clin d’œil à un film, une suis dans l’instant. Je n’angoisse pas. Je ne me pose pas les Lambert, député LREM venu des écologistes. Comme confirme Solère. Ministre, il a gardé ces réflexes-là et est chanson ou un poème. « C’est peut-être un détail pour questions qui n’ont pas lieu d’être posées. Quand vous avez

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« Le sexisme m’est étranger, mais après, comme tout le monde, culturellement, je suis marqué par la société et j’ai moi-même dû avoir des réflexions sexistes. Ma cheffe de cabinet me le fait remarquer régulièrement »

une mère qui vous couvre d’amour, vous avez confiance en c’est un moment de ma vie… » Et de critiquer le bâtiment « Bas les pattes », pour dénoncer le sexisme dont elles le Président », « comme le veut l’Académie française ». vous pour le reste de votre vie », explique-t-il le plus natu- de Bercy, le logement de fonction et ses « étiquettes sont victimes au quotidien dans leur métier. Parmi « Petit message de solidarité, Julien. Mort aux cons », signe rellement du monde. impersonnelles sur tous les meubles », le fait d’être suivi les citations « off », celle-ci : « Une info, un apéro. » Tout Gérald Darmanin. Ce SMS non plus, il ne s’en souvient en permanence par un officier de sécurité… « Je n’aime le microcosme politique sait qu’elle est signée Gérald plus. Aujourd’hui, le macroniste n’est plus opposé à la « Il n’en a rien à faire de ce que les autres pensent de lui », pas les contraintes, explique le jeune premier, se livrant Darmanin. Interrogé sur le mouvement #balanceton- féminisation des noms : « Je n’ai pas d’opinion sur ce sujet. développe Caroline Fel, qui a travaillé sous ses ordres de plus en plus. Je l’ai déjà dit, je ne veux pas être président porc, le ministre n’est plus très loquace. « C’est très bien Je fais comme les gens veulent », lâche-t-il, magnanime. au cabinet de David Douillet en tant que respon- de la République. Je suis sûr qu’après mon expérience gou- que la société s’empare des sujets avant les partis poli- sable de la presse. C’est ce qui l’amène à sautiller et à vernementale, j’arrêterai. » Bien sûr, il ne dirait pas non à tiques. » Une réponse à la Sciences Po. Rien d’autre. Gérald Darmanin a tout obtenu très vite. Jusqu’où chanter à tue-tête : « Qu’est-ce qu’on est serrés au fond un portefeuille régalien, « l’Intérieur ou les Affaires étran- « C’était bien vous : “Une info, un apéro” ? » lui demande- ira-t-il ? « C’est Zébulon, il rebondira à chaque fois », de cette boîte ! » le soir de sa victoire à Tourcoing, sur le gères », glisse-t-il, des étoiles dans les yeux. Mais après, t-on sur un air faussement naïf. « Je ne me souviens pas de promet Alain Chrétien en référence au personnage du fameux air des « Sardines » de Patrick Sébastien. Ou, il pourrait dire stop. « Peut-être que je resterai maire de cette phrase, mais, si je l’ai dite, c’est avec une journaliste Manège enchanté monté sur ressort. Selon un poids lourd plus sérieux, à chanter a capella l’intégralité de « La ma ville, mais j’arrêterai après mon expérience gouverne- avec qui je m’entendais très bien. » « Ah ! Mais tu n’as pas de la droite du Parlement, cela ne fait aucun doute : Strasbourgeoise », chant militaire issu de la bataille de mentale. C’est certain, insiste-t-il, même si on a du mal mis tes talons aiguilles ? » a-t-il lancé à l’auteure de ces « Gérald fait partie des quatre très ambitieux à droite qui Sedan, devant ses administrés lors d’une cérémonie du à le croire. J’ouvrirai un restaurant, je monterai une boîte lignes à l’occasion d’un déjeuner politique. « Oui, c’était ne se mettront aucune limite pour être président de la 11 novembre, en plein hôtel de ville de Tourcoing, alors avec un pote, j’adorerais monter un bar à vin à Sienne une phrase sexiste, admet aujourd’hui le ministre, qui République : Valérie Pécresse, Nathalie Kosciusko-Morizet, qu’il vient d’être nommé ministre. « Ce sont des petites par exemple. » Il prétend détester la notoriété et avoir ne se souvient plus de l’avoir prononcée. Mais je parle Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. » Il n’y aura pas de choses simples qui passent très bien. Il y avait beaucoup toujours refusé d’aller dans les émissions de télévision de la même façon à mes conseillers quand ils portent des place pour tout le monde. — d’enfants, ils étaient émerveillés. Les gens sont très fiers de très regardées pour « qu’on [le] laisse tranquille quand [il] cravates moches », ajoute-t-il comme pour se dédouaner. leur maire », commente Didier Droart, fan de la première ne [sera] plus ministre ». Comme s’il anticipait déjà sa « Il a besoin de séduire les femmes », explique une jeune heure. chute. Beaucoup le comparent à Jérôme Cahuzac. Même députée qui souhaite rester anonyme. « C’est sûrement aisance, mêmes talents oratoires, même portefeuille. une forme de revanche. Il en fait des tonnes, mais il est « J’OUVRIRAI UN RESTAURANT, UN BAR À VIN » Jusqu’à une fin similaire ? « Je n’ai pas peur d’exploser en charmant intellectuellement… » poursuit-elle. Un de ses Sous ces airs débonnaires, le jeune ministre serait plein vol. Et quand bien même cela arriverait, je ferai autre amis parlementaires l'a prévenu à plusieurs reprises : « Il « dévoré d’ambitions » selon ses contempteurs. « Bruno Le chose. Je suis jeune. Si demain, tout cela s’arrête, je serai faut que tu fasses attention… Tu es ministre. » « Le sexisme Maire et Édouard Philippe ont intérêt à se méfier. Il ’estn heureux d’avoir vécu cette expérience, mais je serai quelque m’est étranger, mais après, comme tout le monde, culturel- pas là pour s’arrêter en cours de route, prédit Sébastien part soulagé. » lement, je suis marqué par la société et j’ai moi-même dû Chenu. Un jour, il voudra leur piquer la place. » Pour avoir des réflexions sexistes. Ma cheffe de cabinet me le fait l’instant, Gérald Darmanin assure qu’il est très bien là où « UN DRAGUEUR LOURD » remarquer régulièrement », confie-t-il. il est. « J’ai été maire d’une grande ville, je suis ministre de Et si sa faiblesse était à chercher du côté des femmes ? la République, je présente le budget de la nation. C’est bon, Gérald Darmanin est un « dragueur ». Un « dragueur En 2014, il avait envoyé un message de soutien au je suis satisfait. » Pire, il serait même, à l’écouter, dans lourd » même, selon plusieurs femmes qui l’ont côtoyé. député Julien Aubert, sanctionné pour avoir refusé une sorte de blues. « Le ministère, ça m’enferme. Je ne suis En mai 2015, un collectif de femmes journalistes poli- d’appeler la présidente de séance, Sandrine Mazetier, pas extrêmement heureux. Je ne suis pas malheureux, mais tiques publie dans Libération une tribune intitulée « Madame la Présidente », mais s’obstinait à dire « Madame

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ENQUÊTE Les questions économiques sont longtemps restées subsidiaires au Front national. Sous le règne du père, la question de l’euro est mise sous le boisseau avec l'aide du concept bâtard de « monnaie commune ». Cela change avec l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence, épaulée par Florian Philippot. Les deux remettent en scène la sortie de l’euro, au grand dam des cadres du parti. Jusqu’au débat du second tour de l’élection présidentielle de 2017, où cette ambiguïté constante sur le thème de la monnaie se paiera au prix fort.

PAR CONSTANT MÉHEUT IMAGES BENJAMIN VAN BLANCKE

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On sort ou pas de l’euro ? On revient au franc ou notamment les problèmes de communication qu’il pouvait « pas ? » Le débat dure depuis déjà une heure et y avoir autour ». Reste qu’à quelques heures du débat, la quarante minutes quand Emmanuel Macron pose la candidate n’est toujours pas au point sur les questions question qui fait mouche. En cette soirée du 3 mai 2017, monétaires, comme en témoignent ses proches. « En 16 millions de Français ont les yeux rivés sur leurs plus du fait que ce thème soit extrêmement technique, je écrans pour le débat du second tour de la présidentielle. pense qu’il y a eu une insuffisance de travail de sa part », Réponse ô combien timide de Marine Le Pen : « Il faut explique l’un d’entre eux qui souhaite rester anonyme. Il retrouver notre monnaie nationale. » Devant l’insistance a encore en tête l’image de ces piles de dossiers théma- de son adversaire, elle finit par s’expliquer : « Je veux tiques accumulés dans le bureau de la candidate sans renégocier pour que l’euro, on s’en libère et qu’on le trans- que celle-ci y ait jeté un œil. Un autre, conseiller éco- forme en monnaie commune. » Simple en apparence, cette nomique, se rappelle même l’avoir « eue au téléphone le solution de souveraineté monétaire prête pour le moins dimanche précédent le débat ». « Je lui ai dit : “Marine, on à confusion. Marine Le Pen aura beau tenter d’expliquer va se prendre deux heures pour clarifier cette question que cette monnaie commune n’est pas différente de de la monnaie commune.” J’attends toujours son coup de l’ECU – une unité de compte facilitant les échanges fil… », confesse-t-il, amer. entre les banques centrales des pays européens dans les années 1980-1990 –, elle s’écharpe sur les termes Manque de travail, manque de temps, fatigue accumulée techniques, se reprend sans arrêt… Bref, elle ne maîtrise de la campagne… Les raisons avancées par les proches pas son sujet. Dans les loges, le désarroi règne parmi de Mme Le Pen sont multiples pour expliquer le débat les cadres du FN. Au bout de quelques minutes, Florian raté du second tour. Mais les nombreuses confusions de Philippot reçoit des SMS de collègues affolés. Comment la candidate sur l’euro semblent cacher quelque chose Marine Le Pen qui a des dizaines de joutes verbales à de plus profond, une sorte d’éternel dilemme entre deux son actif, peut-elle à ce point passer à côté du débat le lignes politiques. Résumer cela par une opposition entre plus important de sa vie politique ? Devant sa télévi- la ligne souverainiste de Florian Philippot et celle iden- sion, le coordinateur de la campagne du Front national, titaire de Marion Maréchal-Le Pen serait beaucoup trop Jean Messiha, n’en revient pas : « J’étais effondré. En face simple. En réalité, les hésitations du Front national sur de moi, ce n’était pas Marine. » son rapport à l’euro forment le récit d’un parti divisé par les rancœurs personnelles, incapable de délaisser son Immédiatement, une question s’impose dans les logiciel idéologique originel, et qui n’a pas su trancher esprits : Marine Le Pen a-t-elle bien préparé ce débat ? en son sein la question monétaire. Et aujourd’hui, à A-t-elle anticipé que son adversaire l’emmènerait sur l’heure des remises en question, on voit les langues se le terrain sensible de la sortie de l’euro ? Philippe Murer délier. fut pendant trois ans le conseiller économique de la présidente du Front national. Fervent partisan de la « SUR L’EURO, JE DIS QUOI ? » sortie de l’euro – il a publié, en 2013, avec Jacques Sapir, Du haut de ses 69 ans, est de ceux qui ont une brochure intitulée « Les Scenarii de dissolution connu toutes les scissions idéologiques de la droite. du parti d’extrême droite. Pour lui, le constat est simple : Au nom du patriotisme européen, le parti est d’abord de l’euro » –, il a quitté le FN en septembre 2017 pour Costume noir avec pin’s du drapeau français à la veste, « Le Front national est le produit du malaise national autour en faveur de « l’Europe monétaire, car la monnaie est rejoindre le parti Les Patriotes de Florian Philippot. nous le retrouvons en fin de matinée dans un café du de l’immigration. Le reste, l’économie, c’est secondaire. un instrument de puissance », affirme Bruno Mégret Lorsqu’on l’interroge sur le débat de l’entre-deux- xvième arrondissement, tout près de chez lui. Ce haut Pour que quelqu’un vote FN, il faut qu’il soit préoccupé par lors d’un discours à l’Assemblée nationale en 1986. À tours, son ton de voix traduit autant de nostalgie que fonctionnaire, passé par l’ENA, est l’un des premiers l’immigration et l’insécurité. » Si le discours du FN sur partir de l’opposition au traité de Maastricht, le parti d’incompréhension. Marine avait « tout un tas de notes à avoir quitté, en 1989, le RPR, dont il déplorait alors la question monétaire est vague, c’est donc faute d’un d’extrême droite fait évoluer sa position vers une à ce sujet (la sortie de l’euro – NDLR), explique-t-il. Dès la « dérive centriste », pour rejoindre le Front national grand intérêt pour les questions économiques. « dénonciation continue du supranationalisme du projet janvier, je lui avais envoyé un document très synthétique de Jean-Marie Le Pen. Retiré de la vie politique depuis européen ». Mais sur le plan économique, cela reste sur la question de la monnaie commune, en détaillant 2013, il continue à poser un regard fin sur les évolutions encore mesuré. Ainsi, le programme de 2002 se dit

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« En 2008, alors que la crise de l’euro se profile, Marine Le Pen fait le pari que l’euro va s’effondrer et veut se positionner comme celle qui l’aura prédit avant les autres et aura proposé une voie alternative »

GILLES IVALDI, CHERCHEUR AU CNRS

contre l’euro monnaie unique, mais ne s’oppose pas à dans un café du vième arrondissement, il se remémore de former un groupe d’une quinzaine d’experts et d’uni- durs contre la monnaie unique, dont il s’évertue à dédra- « l’existence d’une monnaie commune fondée sur un accord les débuts de celle qui n’est encore que candidate à la versitaires chargés de construire le programme écono- matiser en parallèle le scénario de sortie. Au lendemain particulier », explique Emmanuelle Reungoat, maîtresse présidence du FN : « Marine avait l’intuition que le thème mique du FN, une tâche jusque-là secondaire dans le des élections européennes, où le FN arrive largement en de conférences en sciences politiques à l’Université de de l’euro allait prendre de l’importance. Elle voulait donc parti lepéniste. Appelé CAP éco (pour Comité d’action tête avec plus de 25 % des voix, un grand dossier intitulé Montpellier. Jean-Marine Le Pen pose ainsi les bases le développer. Lors du premier débat télévisé pour lequel je présidentielle), ce groupe, à force de notes, de synthèses « Tout ce qu’il faut savoir sur la fin de l’euro » est même d’une solution hybride, celle de la monnaie commune, la conseille, juste avant les élections européennes de 2009, thématiques et d’argumentaires précis, devient très mis en ligne (il est encore disponible sur Internet). dont le FN aura bien du mal à se dépêtrer. C’est juste elle me demande : “Sur l’euro, je dis quoi ?” Je lui réponds : vite un élément central du travail de crédibilisation éco- On y trouve, pêle-mêle, une liste d’économistes et de un « entre-deux » qui contente tout le monde. Il permet “Dis qu’on est contre bien sûr, sinon c’est incohérent.” » nomique, corollaire indispensable de l’opération « dédia- prix Nobel favorables à la fin de l’euro, et surtout deux d’entretenir l’image d’une formation politique attachée bolisation » menée par Marine Le Pen. scénarios de sortie de la monnaie unique : « Soit par l’écla- à la souveraineté, tout en maintenant le flou autour du Progressivement, Marine Le Pen fait donc de la sortie de tement de la zone euro, soit par une dissolution contrôlée, thème monétaire. Cinq ans plus tard, lors des présiden- l’euro un élément central de son projet politique, dans Mais lors de la présidentielle de 2012, ce travail de fond cette dernière étant la solution la plus probable. » Exit tielles de 2007, Jean-Marie Le Pen contournera le sujet une double stratégie de radicalité et de crédibilité. Radi- sur l’économie ne débouche pas sur une mesure claire donc la solution de la monnaie commune, qui convenait en proposant dans son programme « un référendum sur calité d’abord, car au lendemain du « non » français au de sortie unilatérale de l’euro. Dans son programme, si bien aux anciens du parti d’extrême droite, mais qui le thème : “La France doit-elle reprendre son indépendance Traité constitutionnel européen de 2005, la critique de Marine Le Pen écrit que « la France doit préparer, avec paraît incohérente et trop policée aux yeux de Florian vis-à-vis de l’Europe de Bruxelles ?” » l’Union européenne se banalise dans les discours de ses partenaires européens, l’évolution de l’euro, qui devien- Philippot. campagne des partis majoritaires. Pour préserver une drait une monnaie commune, coexistant avec le franc qui Le durcissement de la ligne frontiste vis-à-vis de l’euro position eurosceptique qui le distingue sur l’échiquier serait rétabli ». La présidente du Front national s’en tient Cette nouvelle ligne souverainiste, rapidement adoptée n’apparaît vraiment qu’avec l’ascension en interne de politique, le FN doit donc durcir son propos. Dans un donc à cette éternelle solution de la monnaie commune, – pour ne pas dire imposée –, suscite pourtant en interne Marine Le Pen, en lice pour la présidence du parti de communiqué de presse daté du 29 octobre 2010, Marine déjà présente en 2002, comme si elle était incapable de de nombreuses contestations. Elle est vécue comme un son père à partir de 2009. Elle est la première à voir Le Pen n’hésite pas à demander à « Nicolas Sarkozy, lors rompre définitivement avec la ligne de son père sur ce « mini coup d’État » par des cadres qui n’ont pas l’habi- dans ce thème une opportunité électorale. « En 2008, de la prochaine réunion de l’Eurogroupe, […] d’engager sujet. tude de se faire bousculer. Ils expriment aujourd’hui alors que la crise de l’euro se profile, Marine Le Pen fait le avec quelques pays européens une sortie groupée et leur rancœur. « Philippot a modifié notre programme en pari que l’euro va s’effondrer et veut se positionner comme rapide de la zone euro, afin que la France quitte ce radeau « AU FN, VOUS AVEZ CINQ EXPERTS ET CINQ un rien de temps. C’était à l’origine un programme d’euro celle qui l’aura prédit avant les autres et aura proposé une à la dérive et retrouve sa liberté monétaire ». Crédibilité POSITIONS DIFFÉRENTES SUR L’EURO » monnaie commune. Il a voulu être plus tranchant, ne nous voie alternative », explique Gilles Ivaldi, chercheur au ensuite, car la sortie unilatérale de l’euro est pour Loin de faire l’objet d’un aggiornamento, l’après-prési- a pas demandé notre avis, et c’est devenu la sortie unilaté- CNRS associé à l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Marine Le Pen l’étendard d’un discours économique dentielle de 2012 est au contraire le théâtre d’un appro- rale de l’euro sans savoir où cela menait », s’insurge Jean- Le sujet de l’euro est alors assez peu traité au FN. « Il y novateur, résolument antimondialisation et s’adressant fondissement de la ligne anti-euro, avec pour acteur Richard Sulzer. « La question monétaire, et je pèse mes avait quelques concepts, quelques intuitions, mais pas davantage à la France des « oubliés ». Son programme principal Florian Philippot. Son ascension reste un cas mots, était devenue quasiment tabou. La moindre remise de programme concret », se souvient Florian Philippot. économique fait la part belle au souverainisme et à exceptionnel dans ce parti familial, où traditionnel- en question, même du modus operandi, provoquait chez Numéro deux du parti il y a quelques mois encore, il l’étatisme, en rupture complète avec le libéralisme lement le chef règne sans partage. Nommé vice-pré- Philippot des réactions parfois hystériques », ajoute Jean a été poussé à la démission en septembre dernier. La originel du parti de son père. Élue présidente du Front sident chargé de la stratégie et de la communication, un Messiha. Passé par Sciences Po et l’ENA, il est le porte- défaite à la présidentielle, la remise en cause de sa ligne national le 16 janvier 2011, elle poursuit à marche poste qui lui permet de toucher à tout, il va patiemment parole des Horaces, un collectif de hauts fonctionnaires, anti-euro et la détestation dont il fait l’objet parmi les forcée cette stratégie de crédibilisation. Elle demande orienter le Front national vers la sortie unilatérale de créé fin 2015, qui soutient et alimente en notes le Front cadres frontistes ont eu raison de lui. Début novembre, à Jean-Richard Sulzer, économiste du FN depuis 2004, l’euro. Sur les plateaux télévisés, il n’a pas de mots assez national. Pour lui, Florian Philippot était un « jaloux » qui

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« Au FN, vous avez cinq experts et cinq positions différentes sur l’euro, donc ce n’est évidemment pas commode… »

JEAN-YVES LE GALLOU

ne voulait pas qu’on lui fasse de l’ombre. « Je suis arrivé LA MONNAIE COMMUNE, « C’ÉTAIT TOTALEMENT politiques, celui du FN accouche d’une souris. « Le com- tour. Une seule bonne nouvelle semble rompre avec au FN en 2015 avec un profil quand même intéressant pour DÉBILE » muniqué de presse censé synthétiser les débats était écrit cette ambiance morose. C’est une rumeur, de plus en le parti ! Il a attendu un an pour me rencontrer. » De ces voix discordantes s’élève peu à peu une contes- à l’avance », raconte aujourd’hui le Florentin Florian plus insistante au fil des heures, qui redonne espoir aux tation grandissante de la ligne anti-euro. Alors qu’aux Philippot. Malgré des débats qui révèlent des désaccords militants : Nicolas Dupont-Aignan serait prêt à rallier Tous ceux que nous rencontrons le confirment : Florian élections régionales de décembre 2015 le FN échoue de fond, aucune remise en question de la ligne anti-euro Marine pour le second tour. Une première dans l’histoire Philippot fait l’objet d’une véritable détestation. Son à conquérir deux régions qui lui étaient promises – les n’est autorisée. « Marine tenait encore la barre », sourit du Front national qui avait toujours pâti du « cordon intransigeance déplaît ; quant à sa proximité avec Hauts-de-France et la région PACA –, certains cadres Philippot. Si bien que le 7 février est réaffirmé l’objectif sanitaire » empêchant des alliances électorales avec lui. Marine, elle fait certainement des envieux. L’inté- analysent cette défaite comme l’expression de la peur de souveraineté monétaire, « condition sine qua non du En échange du poste de Premier ministre et d’un certain ressé, qui se dit aujourd’hui « libéré » de pouvoir enfin des électeurs vis-à-vis de la sortie de l’euro. Un mois redressement de notre pays ». Le débat semble clos. nombre d’amendements du programme frontiste, le parler, ne mâche pas non plus ses mots à l’évocation de à peine après les régionales, le 19 janvier 2016, Louis chef de file de accorde son soutien à ses détracteurs. « Monot (un économiste du CAP éco – Aliot, vice-président du FN, donne sans prévenir Ainsi la campagne pour l’élection présidentielle de Marine Le Pen. Maxime Thiébaut, qui est alors directeur NDLR), Sulzer… Ils ont quelques idées sur l’économie, mais quiconque, pas même sa compagne, une interview au 2017 démarre-t-elle sur fond de critiques virulentes de de cabinet de Nicolas Dupont-Aignan, raconte : « Le ce ne sont pas des économistes. Honnêtement, on ne les Figaro où il brise la glace. Il y explique que le FN doit la monnaie unique, et la candidate du Front national Pen et Dupont-Aignan se sont vus deux, trois fois pour consultait pas beaucoup pour le programme », juge-t-il, « décentrer un discours trop focalisé sur des questions par- ne lésine pas sur les mots : « L’euro est un boulet pour négocier les conditions de l’alliance. Marine Le Pen était avant de porter le coup de grâce : « Je ne crois pas qu’ils ticulières » et regrette que « personne [n’ait] de débat avec l’emploi, un boulet pour notre compétitivité, un boulet pour prête à céder sur pas mal de choses. » De fait, même la aient écrit une seule ligne des engagements de campagne Florian Philippot ». Dix jours plus tard, Robert Ménard, le pouvoir d’achat des Français », dit-elle à Europe 1 le 20 sacro-sainte question monétaire fait l’objet d’un amen- de 2017. Ils animaient un CAP éco qui ne servait à rien. » maire de Béziers et très proche de la direction frontiste, avril. Elle avait déjà expliqué, sur cette même station dement ! En quelques heures, la présidente du Front Les mots sont durs, mais ils n’en révèlent pas moins une exprime sa colère sur France Info : « Faire de la sortie un mois auparavant, que sans sortie de l’UE, et donc de national accepte la solution de la monnaie commune — réalité dont le FN a souffert tout au long du quinquen- de l’euro l’alpha et l’oméga de toute politique me semble la zone euro, « à peu près 70 % de [son] projet ne pourrait on y revient toujours —, plutôt qu’un retour unilatéral nat Hollande : l’organisation programmatique du parti une mauvaise idée. » Sans surprise, la solution chérie pas être mis en œuvre ». Si les « 144 engagements prési- au franc. Elle ne voit pas alors combien cette reculade est totalement défaillante et minée par les divergences et conciliatrice de la monnaie commune refait donc dentiels » de la candidate ont effacé la formule « sortie sera vue comme une terrible contradiction par les de position sur l’euro. « Au FN, vous avez cinq experts et surface… Les appels du pied des cadres du FN sont trop unilatérale de l’euro » jugée trop anxiogène, on retrouve électeurs et les médias. cinq positions différentes sur l’euro, donc ce n’est évidem- fort pour être sous-estimés, et Marine Le Pen se voit néanmoins à la proposition numéro 35 la volonté d’un ment pas commode… », témoigne Jean-Yves Le Gallou, forcée d’organiser un séminaire à huis clos pour clarifier « rétablissement d’une monnaie nationale adaptée à notre Cinq mois plus tard, Jean Messiha n’en revient toujours un intellectuel proche du parti. « C’était une véritable définitivement les positions avant 2017. économie ». Ce retour au franc fera l’objet d’un référen- pas : « C’était totalement débile ! Une erreur stratégique cacophonie, ajoute Jean-Richard Sulzer. Il y avait trop dum proposé aux Français, raconte la candidate. fondamentale ! Grisés par le fait que Dupont-Aignan nous d’acteurs. Pour notre programme économique, chacun y Le principal sujet de ce séminaire, qui a eu lieu les 5 rejoigne, on a sous-estimé l’accueil qui allait être réservé allait de son petit chiffrage, et le résultat était complète- et 6 février 2016 à Étiolles dans l’Essonne, est donc Au soir du premier tour, le 23 avril, Marine Le Pen arrive à certaines conditions de l’alliance. » Un point qui, pour ment incohérent. » Comme on peut s’y attendre, la ligne de débattre de la ligne économique du FN. Certains derrière Emmanuel Macron avec un peu plus de 21 % des une fois, le met d’accord avec Florian Philippot : « Je retenue dans les médias, celle de Florian Philippot, à cadres et députés tels Gilbert Collard, ou voix. À Hénin-Beaumont, où la candidate frontiste fête pense, a posteriori, et j’ai ma part de responsabilité dans savoir le retour immédiat au franc, ne fait absolument encore Nicolas Bay défendent des mesures s’adressant sobrement son score, la déception perce vite entre les cette erreur, qu’on n’aurait pas dû rouvrir ce débat sur la pas consensus en interne. davantage aux électeurs de droite, comme la suppression sourires de façade et les passes de rock endiablées des monnaie. Je pensais que ce concept de monnaie commune de l’ISF ou encore l’allègement des cotisations pour les militants. On est bien loin des 30 % des voix rêvés en ne serait pas si difficile à expliquer. En réalité, je n’ai pas vu entreprises. Mais, comme bien des séminaires de partis début d’année, synonymes de tremplin pour le second le train arriver à toute vitesse. » Sur les plateaux télé, les

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cadres du FN ont bien du mal à clarifier cette solution si fuite sur le site du Figaro. Un document de trois pages « Dans les années 1980, le monde se convertissait technique de monnaie commune, ils balbutient quand dans lequel celui qui est encore numéro deux du parti au néolibéralisme, et le FN a suivi. Aujourd’hui, avec Trump, Poutine, on leur demande s’ils ont abandonné la sortie de l’euro. moque ceux pour qui « il suffirait que le FN renonce à la Comme une répétition générale du débat du second tour. sortie de l’euro pour qu’il atteigne 50 % des voix » et pointe Xi Jinping, il y a un nouveau paradigme en gestation : La suite est connue : Marine Le Pen s’effondre en direct à du doigt les problèmes et contradictions qui suivraient le retour des frontières, le protectionnisme intelligent. la télévision, donne l’impression de ne pas maîtriser les logiquement cet abandon. Sondages à l’appui, Florian Et c’est ce nouveau paradigme que le FN veut accompagner » questions monétaires et récolte finalement un maigre Philippot considère que ce n’est pas la sortie de l’euro qui score de 33,9 %, bien loin des 40 % qu’elle espérait a effrayé les électeurs, mais « le sentiment que nous avons JEAN MESSIHA obtenir avec le soutien de Dupont-Aignan. pu donner d’être flous ou nous-mêmes effrayés par la pers- pective de la souveraineté monétaire ». La réponse ne se fait pas attendre : le jour même du début du séminaire, DE LA SORTIE DE L’EURO À LA SORTIE le 21 juillet, publie la contribution de Nicolas « ON PEUT TOUT À FAIT RECOUVRER LA SOUVE- Plus globalement, le parti d’extrême droite semble peu à DE PHILIPPOT Bay, qui se veut une réponse sans fard à celle de Florian RAINETÉ MONÉTAIRE SANS SORTIR DE L’EURO » peu s’orienter vers ce que Gilles Ivaldi nomme un « libé- Cette défaite cuisante est l’occasion pour tous ceux Philippot. Celui qui est alors secrétaire général du Aujourd’hui, nombre de cadres n’hésitent plus à ral-protectionnisme ». « Une forme de protectionnisme éco- qui, en interne, s’opposent depuis longtemps à la ligne Front national – il en deviendra vice-président le 30 envisager, tel Nicolas Bay dès juillet, un maintien dans nomique à l’international avec une défense des frontières anti-euro d’exprimer leur mécontentement. Quatre septembre après le départ de Philippot – y traduit au l’euro qui serait compatible avec leur programme écono- et de libéralisme économique au niveau national, un peu jours à peine après le second tour, Gilbert Collard, contraire la défiance des électeurs vis-à-vis de la sortie mique. « La question est : “Est-ce que sans sortir de l’euro comme Trump », explique le chercheur en sciences poli- député apparenté FN du Gard, déverse sa colère au de l’euro, « frein à une inscription durable dans le vote on peut appliquer notre programme ?” Je pense que oui », tiques. L’analyse semble convenir à Jean Messiha, qui Parisien : « Pour nous, la question de l’euro c’est terminé, FN […] désapprouvée par une large partie de Français ». résume Jean Messiha. Même son de cloche chez Thibaut rappelle que le Front national a toujours été un parti le peuple a fait son référendum dimanche dernier. Marine Nicolas Bay n’hésite même pas à avancer l’hypothèse de La Tocnaye. Cet ingénieur de formation, membre du pragmatique : « Dans les années 1980, le monde se conver- doit entendre ce message. » Les partisans de la ligne « d’un maintien dans l’euro », dont « on pourrait atténuer bureau politique du FN et contributeur actif du CAP tissait au néolibéralisme, et le FN a suivi. Aujourd’hui, avec identitaire du FN, tel Philippe Olivier, beau-frère de les méfaits ». Tout le revirement stratégique du Front éco, se veut explicite : « L’idée que l’on veut développer au Trump, Poutine, Xi Jinping, il y a un nouveau paradigme Marine Le Pen, sont à la manœuvre. En un rien de national est résumé dans cette phrase. Le séminaire de Front national, c’est que la souveraineté n’est pas absolue. en gestation : le retour des frontières, le protectionnisme temps, la digue se brise. « Comme toujours quand il y a un juillet ne fera qu’acter le processus. Ce n’est pas tout ou rien. On peut tout à fait recouvrer la intelligent. Et c’est ce nouveau paradigme que le FN veut échec, il y a des règlements de compte. Il y avait un courant souveraineté monétaire sans sortie de l’euro », affirme- accompagner », explique le porte-parole des Horaces, opposé à la ligne Philippot sur l’euro, et un barrage incarné À l’évocation de ces deux jours de discussion au siège t-il. Il nous décrit quelques-unes des solutions qui lui pressenti pour diriger le programme économique du par Marine Le Pen. Quand le barrage a faibli, la pression du parti, Philippe Murer rit jaune : « Marine avait réuni semblent aller dans ce sens : une partie de la création parti à l’issue de son congrès de refondation en mars. presque physique de tous les gens qui ne voulaient pas autour d’elle un bureau politique constitué très majoritaire- monétaire de la BCE devrait être sous contrôle de la Pour les contempteurs de ce nouveau programme, ce entendre parler de l’euro a tout emporté et a entraîné un ment de cadres en faveur de l’abandon de la sortie de l’euro. France pour que celle-ci puisse en bénéficier ; les taux n’est rien d’autre qu’un retour à la ligne originelle du changement de position très rapide », analyse Yvan Blot. C’était plié d’avance ! » Il y aura bien, en désespoir de d’intérêts directeurs appliqués par la BCE devraient parti, « libérale conservatrice », selon Phillipe Murer, qui cause, un communiqué de presse signé par Philippot et être adaptés à chaque économie, il propose pour cela faisait des questions d’identité et de sécurité la priorité, Pour régler ces différends idéologiques, Marine Murer, proposant « de nouvelles modalités et un nouveau un découpage territorial par zones pour des niveaux dif- alors que les questions économiques étaient secon- convoque, comme à son habitude, un « séminaire de calendrier, afin de retrouver, de manière successive et sur la férents de taux. Le FN serait-il donc prêt à abandonner daires et traitées d’un point de vue plutôt libéral. N’y refondation » à huis clos au siège du FN, les 21 et 22 durée d’un quinquennat, nos différentes souverainetés.[…] purement et simplement l’objectif de sortie de l’euro et aurait-il donc aucune différence entre le FN de 2017 et juillet 2017. Alors que le parti se remet à peine de Afin de se donner le temps nécessaire, le recouvrement de à se contenter d’un maintien dans la zone euro ? « Pour celui des années 1980 ? Jean Messiha coupe court à cette son échec programmé des législatives – seulement la souveraineté monétaire clôturera ce processus ». Mais le moment, la question a été gelée, on va y réfléchir », comparaison qu’il goûte peu : « La priorité est d’arriver au huit députés du Front national entrent à l’Assemblée en vérité le parti s’engage dans une nouvelle reculade. répond, sibyllin, Jean-Richard Sulzer. Reste que nombre pouvoir. Or on n’arrive pas au pouvoir en annonçant la nationale –, ce séminaire met en lumière la confronta- Interrogée à ce sujet le 19 octobre sur le plateau de d’indices concordent, tel ce questionnaire de « refonda- sortie de l’euro. » Cela a le mérite d’être clair. — tion brutale qui oppose les tenants de la souveraineté « L’Émission politique », la présidente se contente de tion » adressé aux militants frontistes début novembre monétaire et ceux qui plaident pour un recentrement rappeler « la crainte des Français concernant la sortie et dont l’une des questions demande : « Êtes-vous favo- du programme autour des questions d’identité, d’im- brutale de l’euro ». À la question de savoir si elle est prête rables à ce que la question monétaire ne soit plus présente migration et de sécurité. Par médias interposés, les à abandonner totalement cette mesure, elle répond par comme prioritaire au sein de notre programme écono- langues se délient. Le 17 juillet, la « contribution de un vague : « Nous allons voir », qui laisse grande ouverte mique ? » Ou comment préparer en douceur l’abandon de Florian Philippot à la refondation du Front national » la porte à un rétropédalage. la sortie de l’euro.

67 68 PORTRAIT FRANÇOIS LENGLET DES CHIFFRES ET DES LETTRES

Été 2008, place de la Bourse, à Paris. Dans les couloirs de la rédaction de La Tribune, un homme patiente sur une chaise, les écouteurs de son iPod glissés dans les oreilles. Il est venu faire confirmer son embauche comme rédacteur en chef du quotidien économique. « Il était assis là tout seul, très humble, se souvient Vincent Chauvet, stagiaire au journal à l’époque. Les employés passaient devant lui sans un regard. » Mais celui qui passait inaperçu il y a quelques années est désormais l’une des figures les plus visibles de l’info économique. Au point qu’il a désormais un magazine à son nom sur France 2, « L’Angle éco ». Comment l’ancien étudiant en fac de lettres, dépourvu de la plus petite formation en sciences économiques, est-il subitement devenu le « Monsieur Économie » du PAF ? L’homme qui a réussi à rendre accessible, sinon sexy, une discipline sèche auprès de millions de spectateurs ? De sa notoriété tardive, François Lenglet a coutume de dire qu’elle est « tombée comme un météore dans le jardin ». Pourtant, elle n’est pas arrivée là par hasard. Charles a entrepris de reconstituer son itinéraire, en explorant autant que possible l’envers des graphiques.

PAR GHISLAIN DE VIOLET PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA

69 70 FRANÇOIS LENGLET Il dévore Balzac, Stendhal, Flaubert. Et Proust. Il a lu deux fois La Recherche, et sans doute « sept ou huit fois » La Prisonnière. « Il y a chez Proust cette extraordinaire pertinence des analyses sociologiques. Madame Verdurin qui épouse le duc de Guermantes, c’est la fin d’un monde et l’ascension de la bourgeoisie ! La Belle Époque, c’est une période qui me passionne du point de vue de la société et de l’économie. »

MAIS QUI C’EST, CE CHAUVE ? » ou de l’OCDE. En janvier 2012, François Lenglet est l’un intègre L’Expansion en 1991 pour couvrir l’actualité « Pour notre première rencontre, François Lenglet des trois journalistes choisis pour interviewer Nicolas internationale. nous a donné rendez-vous un matin d’octobre dans un Sarkozy à l’Élysée. Le vrai tournant de sa renommée, À la fête café de la place de la Madeleine. Non loin de la piscine à l’en croire. « La presse entière se demandait : “Mais À L’ÉCOLE DE L’EXPANSION des 31 ans de L’Expansion, où il s’astreint autant que possible à faire des longueurs qui c’est, ce chauve ?” Mon téléphone n’a pas arrêté de Ses années au mensuel économique créé par Jean Bois- en 1998. avant le travail. L’éditorialiste de France 2 n’est donc sonner pendant trois jours après ça », se remémore-t-il sonnat et Jean-Louis Servan-Schreiber vont être déter- À droite de pas qu’une (grosse) tête, il a aussi un corps. Celui-ci est en ouvrant des yeux ronds, comme s’il n’en revenait minantes dans sa formation d’homo economicus, comme François Lenglet : enveloppé d’une chemise à col Mao qui donne à son pro- toujours pas. pour toute une génération de journalistes. Le magazine Emmanuel Lechypre, priétaire de faux airs de Blofeld, l’ennemi juré de 007 fondé au cœur des Trente Glorieuses, qui ambitionne aujourd’hui dans les romans de Fleming. Étienne Gernelle, directeur CHEZ LES JÉSUITES EN CHINE d’expliquer l’économie aux cadres, est une école de la éditorialiste éco de la rédaction du Point et l’un de ses amis, nous avait Après quelques années pédagogie. François Lenglet sera forgé par son expé- à BFMTV et BFM prévenus en ironisant : « François a une tête à jouer le à étudier les lettres à la rience à L’Expansion, lui dont l’un des mantras favoris Business. méchant dans James Bond alors qu’il a un cœur d’or, il y Sorbonne et à rédiger un est : « Faire simple, c’est compliqué. » Sous le patronage a quelque chose qui ne va pas. » L’homme est tel que le mémoire sur Blaise Pascal, de ses maîtres, Gérard Moatti, Henri Gibier ou Bernard ce décryptage très fin des caractères, cette extraordinaire décrivent ceux qui le connaissent : prévenant, à l’écoute, François Lenglet passe un Guetta, le futur éditorialiste de France 2 comble ses pertinence des analyses sociologiques. Madame Verdurin affable, mais pas séducteur, en un mot bienveillant. Il peu plus d’un an en Chine, lacunes. Il se souvient d’avoir été repris par ses chefs qui épouse le duc de Guermantes, c’est la fin d’un monde conclut fréquemment ses réflexions d’un « je crois », ou dans une université jésuite pour avoir écrit dans un article que la Tchécoslovaquie et l’ascension de la bourgeoisie ! La Belle Époque, c’est une « je pense », comme s’il prenait soin de ne pas les imposer de Shanghai. Il y enseigne avait dévalué sa devise « de 105 % ». Une prouesse période qui me passionne du point de vue de la société et à son interlocuteur. On est loin des joutes parfois la littérature française à mathématiquement impossible. « C’était vous dire le de l’économie. » musclées qui l’opposent aux politiques en plateau. des étudiants chinois. De degré de mon inanité en économie », se rabroue-t-il trente Quelques jours plus tard, à « L’Émission politique », c’est là à vouloir embrasser une ans après. De ses lectures, François Lenglet dit tirer des enseigne- Marine Le Pen qui passait sur le gril de ses questions carrière de prof… « C’était plus ments pour son travail d’observateur. « Je note des trucs, toujours courtoises (mais fermes) et de ses statistiques Carte d’« unité de travail » la découverte de la Chine qui C’est aussi à cette époque que François Lenglet adopte explique-t-il. Comme cette citation de Balzac : “En France, irrécusables. de l’université m’intéressait que l’enseigne- l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui. Sa calvitie toute fortune commence par un crime oublié, parce de Shanghai, en 1986 ment lui-même », admet-il. En gagnant toujours plus de terrain, il décide d’un coup qu’il a été fait proprement”. C’est vrai par exemple pour C’était déjà face à la cheffe du FN que François Lenglet parallèle de son activité universitaire, le jeune expatrié de rasoir d’assumer un chef totalement nu. « Puisque Bernard Arnault, qui s’est fait revendre Boussac (fleuron avait débuté dans « Des paroles et des actes », en 2011. pige pour plusieurs titres de la presse française, ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les orga- du textile français – NDLR) avec l’aide de l’État et n’a L’émission de débat politique phare de France Télé a comme L’Express. Le moment est propice : la Chine des nisateurs », se gausse-t-il en citant Cocteau. Les lettres, jamais tenu ses promesses sur les emplois, comme me l’a dit véritablement propulsé le journaliste dans la lumière. années 1980 s’éveille économiquement, les journaux toujours. L’animateur de « L’Angle éco » ne les a jamais Fabius (Premier ministre à l’époque de la vente – NDLR). Le grand public découvre alors le « style » Lenglet : un français sont gourmands de reportages en provenance mises de côté. Amateur des grands écrivains français Ce sont des parcours balzaciens, ça, c’est Rastignac ! » vrai talent de vulgarisateur, une technique d’inter- de l’empire du Milieu. À son retour dans l’Hexagone, du xixème siècle et du début du xxème, il dévore Balzac, view « à l’anglo-saxonne » (affable, mais tenace) et François Lenglet a ses entrées dans plusieurs rédac- Stendhal, Flaubert. Et Proust. Il a lu deux fois La Pour Étienne Gernelle, la formation originelle de son ami une capacité à coincer ses interlocuteurs avec les bons tions. Il travaille d’abord à Science et Vie Économie (sup- Recherche, et sans doute « sept ou huit fois » La Prison- Lenglet est pour beaucoup dans sa force journalistique :

chiffres, puisés le plus souvent dans les bases de l’Insee plément de Science et Vie, paru de 1984 à 1992) puis AUTORISATION. AIMABLE SON AVEC REPRODUITE LENGLET. PERSONNELLE DE FRANÇOIS ARCHIVE © nière. Lancé sur le sujet, il s’emballe : « Il y a chez Proust « Pour donner un sens aux chiffres, il faut avoir les lettres. »

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« Je ne voudrais pas être un spécialiste enfermé dans ma spécialité, je tiens beaucoup à la transversalité. C’est-à-dire à pouvoir faire le lien entre les disciplines. Dans l’économie, ce ne sont pas les chiffres qui m’intéressent le plus, l’économie est intéressante comme manifestation d’une organisation sociale. C’est une science molle, comme la psychologie collective, l’ethnologie ou la sociologie. »

L’intéressé assume cette dimension intellectuelle : « Je d’avenir », comme il dit. En mars 2007, il publie le ne voudrais pas être un spécialiste enfermé dans ma spé- premier de cinq livres, La Crise des années 30 est devant cialité, je tiens beaucoup à la transversalité. C’est-à-dire nous. Dix-huit mois plus tard, la banque américaine à pouvoir faire le lien entre les disciplines. Dans l’écono- Lehman Brothers fait faillite, donnant le signal du mie, ce ne sont pas les chiffres qui m’intéressent le plus, krach financier mondial. Sa capacité d’anticipation l’économie est intéressante comme manifestation d’une lui vaut les félicitations de Daniel Cohen, directeur du organisation sociale. C’est une science molle, comme la département d’économie de l’École normale supérieure psychologie collective, l’ethnologie ou la sociologie. » Les (ENS) : « À l’époque, j’avais pensé qu’il y allait un peu fort. économistes interrogés par nos soins savent d’ailleurs Entre l’économiste et le journaliste, c’est finalement lui qui gré à François Lenglet de ne pas se prendre pour l’un des avait eu la bonne intuition. » Ses prédictions permettent leurs. « Les journalistes qui ont une formation économique à François Lenglet de fréquenter les programmes télé, ont tendance à se transformer en économistes, pointe Éric qui le sollicitent pour commenter le séisme économique Heyer, directeur du département Analyse et prévision à l’œuvre. « J’ai été une sorte de pédagogue de la crise, de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures éco- juge-t-il a posteriori. Comme je l’avais vue se profiler – nomiques). Ça, Lenglet ne le fait pas. Il ne sort pas de son même si je n’étais pas le seul –, j’étais prêt intellectuelle- couloir. » ment à comprendre cet objet. »

« Mon rôle, c’est d’être un passeur pour le grand public, « MONSIEUR C’EST-PAS-SI-SIMPLE » résume notre hôte. Très souvent, des gens m’arrêtent dans Les débuts de la crise coïncident par ailleurs avec une la rue pour me dire : “Avec vous, au moins, on comprend.” période professionnelle mouvementée pour le journa- Et ça me fait toujours super plaisir. » S’il n’a pas toujours liste. En 2008, il quitte Les Échos, dont il avait dirigé le eu des rapports faciles avec François Lenglet, dont il supplément mensuel Enjeux-Les Échos pendant huit était le patron aux Échos, Nicolas Beytout lui reconnaît ans. Avec le journaliste Érik Izraelewicz, il tente de pourtant bien volontiers ce talent de pédagogue. « Il a su s’opposer à la reprise du quotidien par Bernard Arnault, prendre la succession de Jean Boissonnat, qui était le pape lui préférant le financier Marc Ladreit de Lacharrière. du journalisme économique à son époque, et de François « Je considérais que, compte tenu de son poids dans l’éco- de Closets », note l’actuel P.-D.G. du quotidien L’Opinion. nomie, Arnault faisait prendre à ce journal un risque François de Closets s’est, lui, fait connaître pour ses de conflit d’intérêts », commente-t-il. Mais la justice nombreux livres et sa propension à manier courbes, autorise finalement la reprise du titre par le patron chiffres et tableaux pour décrypter le réel. Tiens, tiens… de LVMH. François Lenglet a de surcroît des rapports « François a réussi à être le continuateur de tout ça », orageux avec Nicolas Beytout, le directeur des Échos. Il confirme Nicolas Beytout. décide de faire jouer sa clause de conscience et claque la porte du quotidien. Ce qui n’empêche pas François Lenglet de faire de la prospective, de chercher à « identifier les faits porteurs

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« Je ne l’avais jamais rencontré, mais je le lisais dans La Tribune. Quelque chose m’avait frappé dans sa capacité à rendre comestibles des choses complexes. Dans notre jargon, on appelle ça le “TCI”, le Taux de crédibilité immédiat à l’antenne. C’est injuste, mais certains l’ont et d’autres pas. François avait ça. » DAVID PUJADAS

Le chômage sera de courte durée. Il rejoint La Tribune, le monde l’écoutait. Dès le départ, je me suis dit que c’était Marseille : « Il a cette espèce d’ambition qui peut tourner Est-ce l’effet de cette distance qu’il leur impose ? La recruté par Érik Izraelewicz. En 2010, il prend la succes- une réussite. » en hybris. » Un ego imposant qu’il dit retrouver aussi plupart des responsables politiques contactés par sion d’« Izra » à la tête du journal, en grande difficulté chez Emmanuel Macron ou Nicolas Sarkozy. Il loue les Charles n’ont pas donné suite. Tout juste arrachera- financière. « On pilotait un navire qui prenait l’eau, se François Lenglet retourne le compliment à l’ex-pré- qualités de bretteur de l’ancien président : « Il est très t-on à François Bayrou qu’il a « de la considération » souvient François Lenglet. Toutes les nuits, j’entendais le sentateur du JT, qu’il classe également parmi ses désarçonnant, il est capable de faire l’hélicoptère. C’est-à- pour François Lenglet et à Jean-François Copé qu’il le niveau monter. Je me disais : “Bon sang, comment est-ce « maîtres » : « David m’a appris énormément, c’est le type dire que le gars peut se rapprocher à dix mètres du sol et considère comme « l’un des très bons connaisseurs de qu’on va trouver du blé pour sauver cette affaire ?” » qui prépare ses questions toujours très finement, qui taille mesurer la taille des brins d’herbe et puis remonter brusque- l’économie au sein de la presse, une denrée rare ». Fermez Premier plan de licenciements. Lorsque l’actionnaire, vraiment la pointe du diamant, quoi. » Quand il repense à ment en vous parlant de comment on va sauver la planète le ban. David Pujadas a peut-être une explication à Valérie Decamp, en préconise un deuxième, le directeur ses débuts à « Des paroles et des actes », l’éditorialiste de la crise mondiale. Macron a ça aussi, cette capacité à ce mutisme : « Il est redouté, François, les politiques le de la rédaction pose son veto. Départ et retour à la case a les yeux qui brillent : « On a fait une saison vraiment changer d’altitude, à ne jamais perdre l’équilibre. » Notre respectent. » Il faut dire que si les débats en plateau chômage. C’est alors que le destin (ou le météore, c’est super, “DPDA” était alors THE émission. Tout comme hôte nuance toutefois ce tableau avantageux. « Avec peuvent être vifs, l’intervieweur ne se départit jamais selon) frappe à sa porte. « Des paroles et des actes » « L’Émission Politique » qui a pris la suite avec Léa Salamé. Sarkozy, il faut parfois s’attendre à des chiffres un peu… » de son affabilité et de son flegme. « Il a une manière de va se lancer sur France 2, la rédaction recherche un Je revois encore François Hollande, dont on voyait déjà qu’il (il fait un geste de la main qu’on peut traduire par « fan- dire les choses en douceur, mais de les dire quand même », intervieweur économique. « Je n’ai toujours pas compris allait matraquer les impôts, ou Nicolas Sarkozy, avec qui taisistes ». relève Étienne Gernelle, qui invoque la célèbre maxime pourquoi ils m’ont appelé », lâche François Lenglet, je m’étais empaillé et qui m’avait traité d’imposteur. Mais de Churchill : « Quand on doit tuer quelqu’un, ça ne coûte modeste au possible. j’aime bien quand ça chahute. » On bute sur cette dernière S’il fréquente les politiques en plateau, François Lenglet rien d’être poli. » Cette placidité, François Lenglet jure phrase. Lenglet, batailleur ? À le voir devant son thé vert assure que ses rapports avec eux ne vont pas plus loin. qu’elle n’est pourtant pas innée. « C’est cinq ans de travail David Pujadas, lui, sait pourquoi. L’ex-présentateur avec ses airs de sage tibétain, on peine à le concevoir. Et Une distance à laquelle le journaliste s’astreint volontai- sur moi-même. Mais je ne suis pas un calme, je peux de « DPDA » raconte à Charles : « Je ne l’avais jamais pourtant… Il s’explique : « Ça me plaît bien quand on sort rement. Jamais de déjeuner tout seul avec un politique. m’énerver », jure-t-il. On n’est pas obligé de le croire. rencontré, mais je le lisais dans La Tribune. Quelque chose un peu des échanges protocolaires de la bienséance habi- Pas de tutoiement. Il y a bien eu ce petit déjeuner l’autre m’avait frappé dans sa capacité à rendre comestibles des tuelle et qu’on a des confrontations vives sur le fond. » Mais jour avec Arnaud Montebourg, « avec qui je m’entends L COMME LIBÉRAL ? choses complexes. Dans notre jargon, on appelle ça le il ne s’agit pas d’amour de la castagne pour la castagne. bien, précise-t-il. Mais il n’est plus en politique ». Pas L’image lui colle à la peau depuis presque les débuts de “TCI”, le Taux de crédibilité immédiat à l’antenne. C’est « Le but est d’exprimer la vérité d’un homme ou d’une femme de contacts avec les invités avant les émissions non son émergence médiatique : François Lenglet serait le injuste, mais certains l’ont et d’autres pas. François avait sur les questions économiques, théorise-t-il. Ce que les plus. Sauf cette fois, où il s’est fait avoir. Il raconte : nouveau grand prêtre libéral de la petite lucarne. À lire ça. En plus, c’était un synthétiseur, un vulgarisateur de spectateurs attendent de moi, c’est de contredire avec des « On était à un quart d’heure d’une émission de “DPDA” les réseaux sociaux et une kyrielle de titres de presse génie doté d’une grande culture. » L’ex-patron de presse chiffres – qui sont une émanation de la réalité – le discours avec Nicolas Sarkozy, j’étais en train de fumer dehors (à marqués à gauche (Acrimed, Fakir, Mediapart ou Le écrite se prépare à fond pour sa première émission, enfumeur des politiques. Ils me voient comme “Monsieur l’époque, je fumais), mon téléphone n’arrêtait pas de sonner Monde diplomatique), l’homme n’est rien de moins qu’un qui doit accueillir Marine Le Pen en juin 2011. « C’était C’est-pas-si-simple”. » en numéro masqué. Je finis par décrocher, c’était le secréta- nouveau Thatcher des ondes. Exemple avec cet article un peu comme commencer par la piste noire », relate-t-il. riat de Nicolas Sarkozy. On me le passe, il me dit que c’est de mars 2013 du « Diplo », pour qui François Lenglet Mais le skieur ne dérape pas. « La grande sensation de Sur le podium de ses bras de fer les plus intenses, une interview très importante pour lui. Je m’en suis sorti « incarne la capacité du pouvoir à se régénérer en donnant l’émission avait été les vingt minutes de François, estime François Lenglet place sans grande surprise Jean-Luc en répondant quelque chose du genre : “Mais pour nous l’illusion du changement ». Et les auteurs du billet, les David Pujadas. J’avais découvert la force de son question- Mélenchon et Marine Le Pen. Avec le leader de la aussi, Monsieur le Président”. » économistes Jean Gadrey et Mathias Reymond, d’enfon- nement. Il ne forçait jamais la voix, quand il parlait, tout France insoumise, « ça cogne toujours ». Une âpreté qu’il cer le clou : « Finie l’époque où Jean-Marc Sylvestre débitait explique notamment par « l’amour-propre » du député de des sermons libéraux dont le dogmatisme indisposait

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Le maoïsme qui séduisait encore nombre d’étudiants dans les années 1970 ? « Le fait de faire du chinois et de m’intéresser à la Chine m’a vacciné contre cette errance », sourit-il. Et le marxisme ? « Je le serais plutôt maintenant. En tout cas, les clés d’explication marxistes me semblent reprendre une certaine actualité, que ce soit dans l’analyse de la propriété du capital ou le retour d’une certaine lutte des classes. »

jusqu’aux partisans du libre marché. Chiffres, courbes, libéral. Notamment sur le commerce international ou sur bâtons et camemberts exhibés à l’antenne […] apportent la monnaie. Le libre-échange n’est pas la meilleure des désormais un vernis scientifique à l’idée que, pour sortir de solutions à tous les problèmes et à toutes les situations. Je la crise du libéralisme, il n’y a de solutions que libérales. » pense qu’il faut être pragmatique. Quand on a intérêt à être Portrait fidèle ou faux procès ? Joints par Charles, les libre-échangiste, il faut l’être. Et quand on n’a pas intérêt responsables du site Acrimed, spécialisé dans le décryp- à l’être, notamment quand on commerce avec la Chine, qui tage des médias, se sont contentés de nous renvoyer à la tient les deux bouts de la ficelle − puisqu’elle fait à la fois littérature disponible sur leur site. des t-shirts et des avions −, il faut être vigilant. »

Patron d’un journal au libéralisme fièrement assumé, François Lenglet confesse par ailleurs avoir évolué. La Nicolas Beytout reconnaît à son ancien collègue crise, notamment, a ébranlé beaucoup de ses certitudes Lenglet « un fond libéral, sur le sujet de la dépense passées : « J’étais beaucoup plus libéral il y a dix ans, publique ». De fait, c’est une de ses marottes. Pas de notamment sur le fonctionnement des marchés, la vertu quartier pour les dettes excessives, les déficits qui de la libéralisation des capitaux. Pareil sur l’euro, dont dérapent et autres gabegies de collectivités locales je suis assez critique. Je ne l’ai pas toujours été, j’ai voté inconséquentes. Mais sur tout le reste, les convictions pour Maastricht en 1992 ! » Aujourd’hui, il épingle les idéologiques de l’éditorialiste de France Télé s’avèrent effets de la monnaie unique sur certains pays, comme beaucoup plus contrastées. Ceux qui le connaissent l’Italie : « Moins 9 % de PIB depuis dix ans ! C’est pire que s’inscrivent d’ailleurs en faux contre la petite musique les années 1930, c’est un pays qui est en train de se suicider du « libéral Lenglet ». « C’est complètement idiot, je le suis avec une monnaie qui ne lui correspond pas. » Du miel aux beaucoup plus que lui », bougonne Étienne Gernelle, oreilles du FN, qui a bien tenté de le récupérer avec un presque choqué qu’on puisse douter du contraire. Pour billet de Nations presse, son agence de presse informelle, le directeur du Point, « le service public est à gauche, donc publié en 2012 (« François Lenglet valide la thèse de tout ce qui n’est pas dans cette ligne est forcément perçu Marine Le Pen »). comme ultralibéral ». « Ce n’est pas un libre-échangiste, nuance David Pujadas. Il est très sensible à la crise des Pas de quoi émouvoir le principal intéressé, qui refuse classes moyennes, aux écueils de la mondialisation. » obstinément de se résumer à une chapelle idéologique. Ni bien sûr de dévoiler la couleur de son bulletin de François Lenglet confirme : « Je ne suis probablement vote. Question d’éthique journalistique, qui plus est de pas tout à fait homogène au plan idéologique. Je peux être service public. Une certitude : même dans sa jeunesse, libéral pour l’analyse du marché des biens et des services, François Lenglet n’a jamais été partisan d’un gauchisme où je considère qu’il faut de la concurrence. Je peux l’être échevelé (si on peut dire). Le maoïsme qui séduisait À Venise, aussi sur certains aspects du marché du travail. À encore nombre d’étudiants dans les années 1970 ? « Le

en 1981. AUTORISATION. AIMABLE SON AVEC REPRODUITE LENGLET. PERSONNELLE DE FRANÇOIS ARCHIVE © l’inverse, sur tout un tas de sujets, je ne serai pas du tout fait de faire du chinois et de m’intéresser à la Chine m’a

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« François est un peu hanté par l’idée de la crise, il est toujours à la recherche de la prochaine, c’est son côté un peu sombre et anxieux » EMMANUEL TODD

vacciné contre cette errance », sourit-il. De même qu’un VIVE LA CRISE ! voyage de presse en Corée du Nord, à l’époque où il était Plus que le grand sachem du libéralisme, François correspondant en Asie. Il s’était alors fait malmener Lenglet apparaît en fait comme la vigie de la crise. Un par des militaires de la République populaire pour s’être thème qui le passionne jusqu’à l’obsession, selon son brièvement échappé de son groupe de journalistes. Et le ami Vincent Giret, au côté de qui il a fait une grande marxisme ? « Je le serais plutôt maintenant. En tout cas, partie de sa carrière. « François est un peu hanté par l’idée les clés d’explication marxistes me semblent reprendre une de la crise, il est toujours à la recherche de la prochaine, certaine actualité, que ce soit dans l’analyse de la propriété c’est son côté un peu sombre et anxieux », nous confie du capital ou le retour d’une certaine lutte des classes. » l’actuel directeur de Franceinfo. Emmanuel Todd, autre Pas mal pour un suppôt de l’orthodoxie capitaliste ! ami de Lenglet, croit pouvoir expliquer cet intérêt. « Je le définis comme quelqu’un qui a une vision historique de Tout juste François Lenglet confesse-t-il une certaine l’économie. Il perçoit qu’il y a des cycles d’ouverture et de inclination à l’époque pour les débuts de François Mit- fermeture dans la globalisation », remarque l’essayiste et terrand. « Je suis né en 1961, donc ça correspond à mon historien. éveil politique. C’était un moment d’enthousiasme et d’espérance incontestable, un vent de fraîcheur sur la vie De fait, la notion de « cycle » est fondamentale pour politique », commente-t-il. Le « virage » libéral de la mit- comprendre la pensée « lenglienne ». Selon l’ex-patron terrandie à partir de 1983 ne semble pas l’avoir affecté, de La Tribune, nous sommes actuellement au croise- au contraire : « La gauche réformiste pensait pouvoir ment de deux cycles historiques, la crise économique réconcilier la justice et le marché, et sublimer tout ça dans marquant le passage de l’un à l’autre. Une crise qui est la perspective européenne. J’ai cru à ça. » Son ton à ce d’ailleurs loin d’être finie, professe-t-il. « On n'a fait que la moment précis évoquerait plutôt l’une des œuvres de moitié du chemin. Il va y avoir une réplique du tremblement Balzac qu’il connaît si bien : Illusions perdues. de terre financier de 2007-2008, c’est évident. La création monétaire, les bulles spéculatives, tout ça va finir par En parlant de Rastignac ou de Lucien de Rubempré, que craquer. On vit l’équivalent de la période de l’entre-deux- pense-t-il de la politique d’Emmanuel Macron ? « Inté- guerres, quand l’Angleterre déclinait et que l’Amérique ressante, mais déséquilibrée. Je comprends bien la logique montait, ou de la période 1780-1815. » du pari libéral, on peut la partager. Mais il manque des contreparties en termes de sécurité et notamment sur la Pour François Lenglet, nous n’assistons à rien de moins formation. Parce que c’est quand même ça le sujet central qu’à la fin du cycle libéral ouvert dans les années 1980, de la compétitivité française, les questions fiscales mises à sous l’effet de la crise. « Et dans ces périodes de trouble, part », tranche le chroniqueur. Inclassable, toujours. la politique va reprendre la main », annonce-t-il. C’est le deuxième pilier de son raisonnement : « On est à la veille d’un moment où l’économie va redevenir ce qu’elle n’aurait

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« Le triomphe de l’économie a désarticulé la société. Regardez l’évolution des revenus, la nature de la croissance. On est dans une reprise qui ne produit plus les mêmes effets qu’auparavant, qui ne donne plus sa chance à tout le monde. Ce sont des choses que les sociétés ne peuvent pas tolérer longtemps, je pense. »

jamais dû cesser d’être, c’est-à-dire un acteur qui obéit à son avait aussi annoncé que les banques françaises allaient Giret. L’intéressé assure que sa nouvelle aura ne l’a pas confie l’admirateur de Zweig et Camus. Ou une somme maître, à la société. La dictature de l’économie, c’est fini. » être nationalisées. Il dit des choses très fortes qui marchent changé. Ses amis approuvent. « François ne court pas historique. Il a été marqué par sa lecture des Somnam- Il en veut pour preuve le retour en force des frontières : très bien auprès du grand public. C’est un peu son côté les mondanités, il a un côté très indépendant, solitaire. Il bules, de l’historien australien Christopher Clark. Un « L’économie ne veut pas de frontières, les entreprises économiste de télévision. » L’homme de plume aurait-il n’a pas de vie publique », appuie Vincent Giret. « Dans ce pavé de 800 pages qui raconte la marche vers la guerre n’aiment pas les frontières. On en rétablit partout ! C’est adopté les travers de son nouveau média ? C’est oublier métier, on est tous très soucieux d’en imposer un peu, lui de 1914. « Après l’avoir fini, c’était une vraie souffrance. bien la preuve, d’abord, que les intérêts de l’économie et de un peu vite qu’il avait aussi anticipé en partie le krach n’est pas dans cette démarche, observe David Pujadas. Il a Écrire un truc pareil, reconstituer l’écheveau des causes la société sont contradictoires. Et que deuxièmement, c’est financier mondial. une façon de ne jamais se situer au-dessus du commun des et des conséquences, c’est tellement éclairant, tellement la société qui décide en définitive. » mortels. Il n’a pas le goût du pouvoir. » satisfaisant », s’extasie-t-il. Et soudain cette confidence : François Lenglet n’est en tout cas pas de ces mandarins « Si j’avais à refaire pour les études, je ferais de l’histoire. » Autre symptôme de cette redéfinition de la place de qui placent leur discipline au-dessus des autres. De l’an- Il n’a pas la Légion d’honneur et n’est pas particulière- L’économie, ce sera décidément pour la prochaine fois. l’économie, l’émergence de leaders politiques forts : tienne un peu éculée qui veut que les Français et leurs ment demandeur. « Ça ne me paraît pas forcément sou- Dans une autre vie. « Regardez Trump, Poutine, Erdogan, Xi Jinping ou Orban dirigeants ne comprennent rien aux choses de l’écono- haitable pour un journaliste », résume-t-il. Et puis il y a et le jeune Autrichien (Sebastian Kurz – NDLR) en mie, il dit que « c’est des conneries ». « Les politiques ont une autre raison, plus personnelle : « Mon grand-père, qui Le mot de la fin à David Pujadas : « Il me manque, parce Europe, les “hommes providentiels” arrivent par wagons ! un niveau qui s’est beaucoup amélioré, principalement a fait Verdun et a perdu l’usage de son bras, ne l’a jamais que nous avions des échanges plusieurs fois par semaine. Macron représente ça aussi, à sa manière beaucoup plus à cause de la crise », soutient-il. Et de citer le cas de eue. Il est mort à 102 ans, je m’en veux de ne pas l’avoir On fait quand même ce métier pour la stimulation intel- édulcorée. » Non pas que François Lenglet approuve les Marine Le Pen sur la question monétaire : « Elle change demandée pour lui. Il y a quand même une hiérarchie dans lectuelle. J’ai une grande reconnaissance pour lui. On ne régimes autoritaires. Mais l’on comprend que, pour lui, d’avis, ce n’est pas constant, mais on voit c’est quelqu’un les faits d’armes. » rencontre pas trente-six fois des personnes comme ça dans l’ère qui s’annonce peut être une opportunité de replacer qui a travaillé les choses monétaires ! » Ou de Jean-Luc ce métier, qui nous enrichissent. » Un homme de chiffres l’humain au cœur de la société, par-delà les secousses Mélenchon : « On peut ne pas être d’accord avec lui, mais Côté vie privée, François Lenglet vit dans une maison qui vous enrichit, ça tombe plutôt bien, non ? — populistes. Il poursuit son raisonnement : « Le triomphe dans son diagnostic sur les errances du capitalisme, tout de la forêt de Sénart, au sud de Paris, non loin de là où de l’économie a désarticulé la société. Regardez l’évolution n'est pas faux. » Un bémol, toutefois : « Leur analyse fon- il a grandi. Avec sa femme, dircom de la Fondation de LE CONSEIL des revenus, la nature de la croissance. On est dans une damentale est relativement bonne, c’est dans les préco- France, qu’il a épousée à 28 ans, ils ont élevé enfants. DE LECTURE reprise qui ne produit plus les mêmes effets qu’auparavant, nisations que l’idéologie entre en action. » L’ancien prof Il gagne sa vie « très correctement », mais ces chiffres- DE FRANÇOIS qui ne donne plus sa chance à tout le monde. Ce sont des accorde également un bon point aux Français : « Les là resteront confidentiels. Il a reçu une éducation choses que les sociétés ne peuvent pas tolérer longtemps, je gens me parlent toute la journée, ils sont très conscients catholique mais n’est pas croyant. Matinales de radio LENGLET pense. » L’auteur de La Fin de la mondialisation conclut : des enjeux, ils comprennent parfaitement les trucs de l’en- obligent, il se plie à des horaires assez stricts, « couché Capitalisme et pulsion « C’est la fin du libéralisme ! Sans doute pour plusieurs dettement, les questions autour de la fin du travail, ça les tôt, levé tôt ». Mais il ne crache pas sur les bons vins. de mort, de Gilles Dostaler décennies. » a passionnés. » Et jamais sur un bon bouquin, évidemment. « Quand et Bernard Maris, on se voit, il me laisse toujours avec des listes entières de Albin Michel, 2009. Une thèse qui laisse sceptique ce patron d’un journal Aujourd’hui, François Lenglet est un journaliste appa- livres à lire. J’ai vraiment du respect pour ça », applaudit « Le meilleur livre d’économie économique classé à droite, qui a préféré ne pas être remment comblé. Après des années dans la presse écrite, Emmanuel Todd. que j’ai jamais lu. » cité : « Je suis un peu dubitatif sur son analyse. Regardez le il semble avoir trouvé la place qui lui correspond dans niveau des échanges internationaux ! On est loin de la fin de le service public audiovisuel. « Il court sous sa marque L’idée d’écrire lui-même une fiction lui trotte dans la REMERCIEMENTS PHOTOS la mondialisation. Au moment de la crise des subprimes, il à lui maintenant, il est à son compte », constate Vincent tête. Un roman, « ce serait bien, mais c’est difficile », MUSÉE 11 QUAI DE CONTI - MONNAIE DE PARIS

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ENQUÊTEBERNARD !

Influence des actionnaires, tutelle des annonceurs, hégémonie de la communication… L’idéal d’un journalisme économique libre et indépendant s’est altéré partout dans le monde depuis les années 80-90. Et particulièrement en France, à travers la rivalité singulière entre La Tribune et Les Échos, deux quotidiens économiques qui seront passés entre les mains de Bernard Arnault.

PAR MATHIAS THÉPOT JOURNALISTE DE LA TRIBUNE DE 2010 À 2017 IMAGES JOCELYN COLLAGES

entrée 1993. Philippe Labarde, le directeur À peine le géant du luxe a-t-il repris La Tribune que emblématique de La Tribune, vit ses dernières Bernard Arnault sollicite un rendez-vous avec Philippe R semaines à la tête du quotidien économique Labarde. Les deux font connaissance. Arnault se qu’il a façonné depuis près de dix ans. À la demande renseigne sur le fonctionnement du journal : du gouvernement Balladur, le groupe LVMH – Louis « Vous bouclez à quelle heure ? Vuitton Moët Hennessy – vient de racheter La Tribune, − À 22h30, rétorque Labarde. en grande difficulté économique. Malgré sa réputation − Et quand m’enverrez-vous la une ? de journaliste aux idées de gauche, Philippe Labarde est – Vers 23 heures, lui répond-il. Pas question pour Labarde dans un premier temps maintenu à la tête du titre par le que l’actionnaire fasse action d’ingérence dans la pro- P.-D.G. du groupe de luxe, Bernard Arnault. Ses compé- duction du journal. tences de journaliste unanimement reconnues parlent − Mais… ce sera bouclé ? s’étonne Bernard Arnault pour pour lui. Mais Labarde se méfie d’Arnault. Les patrons qui l’idée d’une presse économique indépendante version capitalisme financiarisé – qui deviendront peu demeure un très lointain concept. à peu la norme –, ce n’est pas sa tasse de thé. Il leur − Effectivement. préfère les Jacques Calvet (Peugeot) ou Alain Gomez − Vous ne me l’envoyez donc pas avant ? insiste le patron (Thomson), avec lesquels il cultive un respect mutuel de LVMH. depuis plus d’une décennie. − Non, non… »

83 84 LA Quand, en 1985, La Tribune est lancée, un sérieux concurrent TRIBUNE arrive sur le marché pour Les Échos, D’autant que l’idée de La Tribune est de reproduire le modèle du Financial Times et sa couverture très internationale.

actionnaire, Labarde partira début 1994. Il vue. « Ce journal était une sorte d’auberge espagnole. On ce n’était pas la peine de créer La Tribune. Certes, en retournera au Monde, dont il avait été le chef pouvait y retrouver des points de vue complètement diffé- France, il n’y a la place que pour « un quotidien écono- du service économie jusqu’à la création de La rents, avec des commentaires très anglés. On y retrouvait mique et demi », aime rappeler Jean-Michel Quatrepoint, Tribune en 1985. un ton assez critique, un peu “prouve-le !” », se rappelle mais cette émulation va tout de même faire bondir les Philippe Labarde avec nostalgie. Parler d’économie, de ventes des deux titres de presse. « Les Échos sont passés La « petite » Tribune, ce n’était, du reste, pas finance, tout en n’hésitant pas à défier, à l'occasion, les à 80 000 ventes quotidiennes, et nous avons de notre côté vraiment le choix de prédilection du numéro thèses des grands décideurs économiques, voilà ce qui réussi à en vendre 60 000. L’offre a créé le marché ! » se un mondial du luxe. Son intention était bien faisait l’ADN de La Tribune. Pour une grande partie de surprend Labarde. de constituer un grand groupe de presse son lectorat dans le monde des affaires, c’est ce qui la économique. Mais à l’époque, impossible rendait attachante, mais c’est aussi ce qui la perdra. Il faut aussi dire qu’à cette époque, les questions écono- de racheter Les Échos, alors propriété du Des fautes de gestion et un positionnement éditorial miques montent dans l’actualité : les crises pétrolières groupe anglais Pearson, qui détient aussi la instable ne lui permettront jamais de s’imposer sur la des années 1970 ont engendré du chômage de masse, référence européenne : le Financial Times. durée face à la ligne sobre et claire des Échos. Qui plus et les lecteurs cherchent des réponses. Résultat, les C’est d’ailleurs en partie pour ne pas être tri- est, le quotidien économique de référence a su s’adapter. rubriques économiques prennent une place de plus en butaire d’un quotidien économique unique plus prépondérante dans les colonnes des journaux. sous pavillon britannique que le gouverne- Quand, en 1985, La Tribune est lancée, une équipe de « C’était devenu un enjeu stratégique de parler d’économie », ment Balladur, par le biais du ministre de haut niveau est constituée autour du chevènemen- se souvient Gilles Bridier. En parallèle, de nouvelles pro- Avant cette discussion, Labarde avait déjà réservé la Communication, Alain Carignon, et du ministre du tiste Jean-Michel Quatrepoint, qui suivait l’industrie blématiques émergent. Les virages néolibéraux opérés quelques sueurs froides à son nouveau patron : alors Budget, Nicolas Sarkozy, s’est activé pour sauver La au Monde, de Jacques Jublin, un ancien des Échos et, au début des années 1980 par Margaret Thatcher que LVMH est en conflit ouvert avec ses vignerons sur Tribune en 1993. donc, de Philippe Labarde. Ils ramènent chacun dans au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis le prix du raisin, La Tribune couvre l’affaire. « C’était pour leurs bagages une demi-douzaine d’anciens confrères et intriguent. La Banque mondiale et le Fonds monétaire vous montrer que nous traitions bien de l’actualité éco- LES ÉCHOS, JOURNAL OFFICIEL DE L’ÉCONOMIE consœurs. Pour Les Échos, un sérieux concurrent arrive international se convertissent aussi à cette nouvelle nomique », justifie non sans ironie le journaliste auprès Mais, par la suite, le quotidien économique ne fera sur le marché. D’autant que l’idée de La Tribune est de doxa. C’est le début de la mondialisation accélérée de son patron. Quelques jours plus tard, La Tribune le poids que par intermittence face à son concurrent reproduire le modèle du Financial Times et sa couverture et des politiques de dérégulation. Des « experts » de titrera sur le « budget en trompe-l’œil » du gouvernement Les Échos, qui va conforter au fil des ans sa position très internationale. « On souhaitait suivre la politique des tout et de rien commencent à venir prêcher la bonne Balladur qui avait promis la grande rigueur, mais qui a de journal de référence, devenant ainsi la principale grands groupes, ouvrir des pages aux débats et parler plus parole dans les médias. L’économie devient la référence finalement dépensé plus que prévu. Le « Bercy watcher » source d’information économique en France. « Les de macroéconomie. On a apporté sur la place un journal ultime. Dans ce flot de nouvelles informations, un de l’époque à La Tribune, Jean-François Couvrat, déniche Échos, c’est un peu le journal officiel de l’économie. S’il y a plus moderne », se rappelle Labarde. « Or, à l’époque, Les discours dominant émerge. Pour résoudre le problème la combine. Philippe Labarde en fait la une. La légende une info sur tel ou tel secteur, vous la trouverez dans Les Échos, c’était pour les PME et la province ! » se souvient endémique du chômage, les entreprises devront dira que Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget, Échos », explique Gilles Bridier, ancien chef de service Jean-Michel Quatrepoint. Face à l’offensive, Jacqueline augmenter leurs marges afin de se donner la possibi- croisera quelques jours plus tard son copain Bernard du quotidien et directeur délégué de la direction de La Beytout, la patronne emblématique des Échos, va réagir. lité de créer de l’emploi ensuite. Pour ce faire, elles ont Arnault dans un couloir et lui dira : « Alors comme ça, Tribune. Il précise : « Le parti pris des Échos est d’être « Elle n’a absolument pas pris la concurrence par-dessus besoin de plus de « flexibilité » sur le marché du travail, Monsieur Arnault, je présente un budget en trompe- hyperspécialisé, afin de renvoyer à un professionnel l’image la jambe », se souvient Quatrepoint. « Les Échos ont d’une libre circulation des capitaux et d’une finance l’œil ? – Ce n’est pas moi, c’est ma rédaction… », soupirera de son métier. C’est une approche plus “austère”, certes. répliqué de manière excellente », ajoute même Labarde. dérégulée. Le tout dans un cadre budgétaire strict, où le patron de presse, peu enthousiaste sur la pertinence Mais si je suis ingénieur de l’automobile et que je veux avoir « Ils ont créé des pages “événements” sur l’actualité, et les impôts seraient réduits et les dépenses réorientées de son nouvel investissement. Avouons tout de même une information sur mon secteur, eh bien Les Échos me la se sont davantage ouverts à l’international », précise- vers des secteurs assurant un retour sur investissement qu’un quotidien économique qui tient tête à un puissant fournissent. » À l’inverse, La Tribune avait une approche t-il. Mais une différence demeurait : « Les Échos était rapide pour l’État. « Bref, c’est exactement le discours de patron, qui plus est le sien, ce n’est pas banal ! Mais ça plus transversale, afin de faire émerger les phénomènes toujours considéré comme le journal du patronat, contrai- Pierre Gattaz (le patron du Medef – NDLR) aujourd’hui ! » ne peut durer qu’un temps… Conscient de l’incompa- à l’œuvre sur le champ de l’économie. Elle allait plus rement à La Tribune », assure Labarde. Et c’était très bien ironise Philippe Labarde. tibilité de sa vision du métier avec celle de son nouvel loin dans l’esprit critique et la diversité des points de comme ça. Car si c’était pour refaire comme Les Échos,

85 86 Les éléments de langage sont fournis gratuitement : on parle de « charges » plutôt que de « cotisations », de « plan de sauvegarde de l’emploi » plutôt que de « plan de licenciement ». On oppose les « forces vives » de la nation aux « fainéants » qui restent « assis sans rien faire. »

Labarde. Tous ces journalistes travaillent en fait pour tères et des grandes entreprises n’ont pas de mal à faire que la diversité de la pensée économique dans les passer leurs messages dans les médias. Ainsi, dans médias soit maintenue : que l’économie, en tant que les années 1990 et 2000, « l’emprise des communicants science exacte, ne soit pas la seule voie, et qu’elle puisse sur le journalisme économique va s’étendre et devenir être aussi considérée comme une branche des sciences hégémonique », témoigne Jean-François Couvrat. Par sociales dont la richesse dépend du pluralisme de ses voie de communiqués de presse, ils délivrent l’infor- approches. mation au journaliste et obèrent sa prise d’initiative. Les éléments de langage sont fournis gratuitement : Les faits leur donneront raison. Dès les années 1990, les on parle de « charges » plutôt que de « cotisations », de politiques de dérégulation à outrance montrent leurs « plan de sauvegarde de l’emploi » plutôt que de « plan de limites. L’effondrement de LTCM en 1998, un hedge licenciement ». On oppose les « forces vives » de la nation funds, dont la quasi faillite créa des perturbations impor- aux « fainéants » qui restent « assis sans rien faire ». On tantes sur les marchés financiers, interrogeait déjà sur sacralise la « bienveillance » en entreprise, en détournant l’efficience du marché. Puis vinrent la bulle Internet le sens du mot pour faire accepter l’intensification et la grande crise financière de 2008 qui ont rendu des rythmes de travail aux salariés. On invente aussi évidents aux yeux du monde les dysfonctionnements des concepts modernes sous des anglicismes fumeux de la pensée néolibérale. Cette terrible crise a surpris comme « la disruption ». La novlangue l’a emporté. tout le monde. Et comme les économistes, beaucoup de Surtout, « on ne met plus de guillemets et le texte du commu- journalistes se sont trompés. Se sont-ils depuis remis en nicant devient une vérité établie », déplore Jean-François question ? Très peu, puisque les réformes structurelles Couvrat. De ce fait, les communicants installent les visant à flexibiliser le marché du travail, à réduire les journalistes dans une situation de confort perverse où déficits tout en baissant les impôts sur les entreprises et ils se détournent de l’objet de leur métier. « Cette vague LA REVANCHE DE LA PENSÉE NÉOLIBÉRALE le capital font toujours autant l’actualité. nous a submergés », reconnaît l’ancien chef du service Au fil des ans, ce discours érigé en science exacte va Déjà « durant la période 1986-1988, c’est l’ode aux pri- macroéconomie France de La Tribune. La mainmise de la devenir de plus en plus univoque. « There is no alterna- vatisations, et la plupart des journalistes économiques Il faut aussi dire que la structure du système média- communication sur l’information est telle qu’il devient tive », disait Margaret Thatcher… Une revanche pour les étaient du côté du manche », se souvient Laurent tique est dissuasive pour celles et ceux qui souhaite- ainsi très dur de faire de l’investigation en économie. « Il tenants de la pensée néolibérale. « En 1945, c’est Keynes Mauduit, cofondateur de Mediapart. Ceux qui pensent raient émettre un son de cloche différent. On assiste a fallu une sacrée pression permanente pour que la plupart qui gagne : c’est la planification, l’organisation et l’anti- autrement sont de moins en moins nombreux. « C’était en effet ces dernières années à« un découragement du des journalistes se résignent. C’est très grave, car la démo- néolibéralisme », résume Philippe Labarde. S’ensuivront l’époque où dire qu’on avait lu Karl Marx devenait rédhi- journalisme dans son ensemble », regrette Jean Stern, cratie en souffre énormément », regrette-t-il. les Trente Glorieuses. « Mais la revanche des néolibéraux bitoire », témoigne-t-il. À Bercy, Mauduit se souvient de ancien chef d’édition de Libération et de La Tribune. – qui s’appuient sur une pensée économique très structu- ces journalistes « amourachés de Balladur, alors ministre Durant sa carrière, il a vu se développer les stratégies Face à ce tsunami, quelques têtes bien faites ont réussi rée par des économistes comme Friedmann et Hayek – s’est des Finances : “Monsieur le Ministre d’État”, répétaient- de « cost-killers » des patrons de presse. Il en découle à résister, et cela dans plusieurs médias. « Mais force est opérée à partir des années 1980, c’est évident. » Un mode ils quinze fois en conférence de presse, se rappelle-t-il. la multiplication des plans de licenciements, la baisse de constater qu’il y en a de moins en moins », s’indigne de pensée qui a aussi gagné le journalisme économique. Ils se convertissent à toute vitesse avec la fougue des des moyens et la hausse des exigences de production Jean-François Couvrat. Les journalistes « rebelles » sont « Dans les années 1970, les journalistes économiques nouveaux convertis. C’est un raz-de-marée. » La rédaction d’articles, qui réduisent mécaniquement le temps remis dans le droit chemin. Et quand leur cas s’avère étaient plutôt de gauche ou de centre-gauche. Ils n’étaient de La Tribune fait partie de celles qui ont voulu casser d’enquête des journalistes. désespéré, on les fait partir moyennant finance ou on pas économiquement des libéraux. Mais, de plus en plus, ce discours. Certes, de manière plus modérée que le les licencie purement et simplement. Ils ne peuvent les journalistes semblent d’accord avec ce néolibéralisme. mensuel Alternatives économiques, créé en 1980, et qui HÉGÉMONIE DE LA COMMUNICATION même plus s’appuyer sur un encadrement protecteur, C’est une énorme défaite intellectuelle que nous avons visait un lectorat plus à gauche. « On n’était pas là pour Dans ce contexte où les journalistes sont pressurés de car, désormais, les patrons de presse nomment leurs vécue », concède aussi Labarde. dire qu’il fallait pendre les patrons ! » rappelle Philippe toute part, les services de communication des minis- hommes de main à la tête des journaux. Des journa-

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« Un média en difficulté financière y réfléchit à deux fois avant de publier quelque chose qui pourrait lui faire perdre ses revenus publicitaires…Cette pression des annonceurs, elle existe, ce ne sont pas des rumeurs !» PHILIPPE LABARDE

PRESSION DES çois-Henri Pinault) possèdent les plus grands titres de Pascale Mollo, en charge de traiter l’actualité boursière ANNONCEURS presse. Et si l’on ajoute les groupes Bouygues et Bolloré, du secteur du luxe, s’en souvient. « Quand j’envoyais Surtout, les journa- la quasi-totalité de la sphère médiatique privée (presse- mon papier le soir, je ne savais jamais comment il allait listes économiques ne télé-radio) est concernée. Or, dans un pays comme la ressortir le lendemain matin. Il était souvent totalement peuvent plus tout écrire France où le poids des grands groupes sur la politique réécrit. » Autocensure de sa direction ou intervention désormais, car le modèle et l’économie nationale est l’un des plus importants au de l’actionnaire majoritaire ? « Impossible de le savoir », économique des médias monde, cela compte. « L’arrivée des actionnaires avec un dit-elle. Reste qu’à l’époque, une double page initia- le leur interdit : hormis grand A dans la presse, c’est le point de départ de la bana- lement prévue sur « l’empire Pinault » devenait une quelques exceptions lisation idéologique des médias », estime Jean Stern. Un enquête à charge contre le patron breton. notoires, ils sont pour la milliardaire achète rarement un média pour gagner de plupart très dépendants l’argent. « Quand quelqu’un achète un journal, il achète Malgré tous les efforts des « journalistes cadres » de des revenus publici- de l’influence », témoigne Jean-Michel Quatrepoint, La Tribune pour soigner la susceptibilité du patron de taires et événementiels. qui a côtoyé de nombreux patrons de presse durant LVMH, le groupe de luxe finira par bazarder La Tribune Et le moins que l’on sa carrière. Résultat, les tentatives d’ingérence sont pour un euro symbolique fin 2007 à Alain Weill, le patron puisse dire, c’est que multiples. Bien évidemment, personne n’a jamais lu de BFM TV. Ce dernier dilapidera en quelques années la leurs annonceurs – qui un papier critiquant le départ de Bernard Arnault en trésorerie laissée par LVMH et revendra ensuite à sa sont de grandes entre- Belgique pour des raisons fiscales dans Les Échos – qui directrice générale, qui amènera La Tribune au tribunal listes compétents, assurément, mais doublés de per- prises privées et publiques – n’acceptent pas la critique. sont désormais propriété de LVMH –, ou des révéla- de commerce début 2012 (La Tribune existe toujours sur sonnalités « raisonnables » bien conscientes qu’il s’agit Le journal Le Monde a une nouvelle fois pu le constater tions sur les affaires judiciaires de Serge Dassault dans Internet et en format hebdomadaire, mais le nombre de de ne pas brusquer la susceptibilité des actionnaires et très récemment lorsque Bernard Arnault – encore Le Figaro. Rien de surprenant à cela. Mais l’influence ses journalistes a été divisé par 5 – NDLR). Loin de ces des annonceurs. « Dans un journal, un actionnaire n’a pas lui – a décidé de couper 600 000 euros de pages publi- des grands patrons s’avère plus pernicieuse. Il s’agit péripéties, Bernard Arnault a depuis racheté Les Échos besoin de téléphoner tous les jours pour faire modifier la citaires dans le quotidien du soir. Il n’a pas apprécié la souvent de ne pas brusquer leurs intérêts politiques. À et a renforcé son statut de patron le plus puissant de une, il suffit qu’il mette quelqu’un de confiance aux postes de publication de la remarquable enquête sur les « Paradise La Tribune, beaucoup se souviennent par exemple d’un France. Le principal P.-D.G. du pays possède désormais direction… », constate Jean-François Couvrat. Ces jour- papers » qui cite LVMH parmi les entreprises surfant sondage maison qui couronnait Ségolène Royal comme le principal journal économique du pays. « Ce serait nalistes de pouvoir, « qui aiment les milieux mondains », sur les zones floues de la législation fiscale pour payer « la personnalité politique la plus crédible en économie inconcevable dans n’importe quelle autre démocratie au pratiquent, selon Laurent Mauduit, « du journalisme de moins d’impôts. De fait, « un média en difficulté financière pour les Français », durant la campagne présidentielle monde ! » s’indigne Laurent Mauduit. Comme beaucoup petits marquis ». Le journaliste de Mediapart fustige la y réfléchit à deux fois avant de publier quelque chose qui de 2007. Diantre, ce n’était pas prévu ! La direction du d’autres médias, Les Échos ont soutenu les proposi- perte de « repères intellectuels de la presse indépendante pourrait lui faire perdre ses revenus publicitaires…, insiste journal était persuadée que ce serait Nicolas Sarkozy tions économiques d’Emmanuel Macron durant la qui étaient ceux de la Libération » et dresse un parallèle Philippe Labarde. Cette pression des annonceurs, elle le plus crédible en économie. Bien embêté, l’un des campagne présidentielle. Le 9 octobre dernier, le journal avec « la presse du Second Empire (1852-1870 – NDLR) existe, ce ne sont pas des rumeurs ! » assure-t-il. directeurs de la rédaction passera tard le soir dans les a même ouvert ses colonnes aux membres du gouver- où les informations qui comptent sont distillées par le bureaux pour vider discrètement de sa substance le nement ainsi qu’aux grands patrons et aux députés pouvoir ; et où la presse entretient des relations de conni- Et pour ne rien arranger, les principaux annonceurs sont papier évoquant le sondage. de la majorité venus s’encanailler avec la rédaction le vence avec certains grands groupes et le pouvoir central ». eux-mêmes patrons de presse. Aujourd’hui, six groupes temps d’un dimanche jovial. Toute ressemblance avec le de milliardaires (Bernard Arnault – LVMH ; Patrick À La Tribune, les actions d’ingérence ont atteint leur Second Empire serait purement fortuite… — Drahi – Altice ; Serge Dassault ; Arnaud Lagardère, le paroxysme à la fin des années 1990 durant « la guerre duo Niel-Pigasse depuis le décès de Pierre Bergé et Fran- du luxe » entre François Pinault et Bernard Arnault.

89 90 POLITIQUE & ÉCONOMI€ UN HÉROS TRÈS DISCRET

PORTRAIT

MATHIEU LAINE communique « tous les PAR LORIS BOICHOT jours » avec le président de la République, PHOTOS MANON VILLEMONTEIL de deux ans son cadet, via la messagerie ’est la première fois qu’il annule un rendez- cryptée Telegram. On lui prête beaucoup vous pour poursuivre une discussion. Face à de pouvoir, jusqu’à la nomination de certains C lui, le jeune banquier d’affaires s’est révélé si ministres. Cet ami du chanteur Patrick brillant qu’il n’a pas pu résister. « Tu vas l’adorer. Vous êtes tous les deux pareils », lui avait-on juré la veille au sujet Bruel et du cuisinier Alain Ducasse discute d’Emmanuel Macron. Mathieu Laine n’en attendait pas également avec Manuel Valls et Bruno tant. Au tournant de l’année 2009, il découvre un alter Le Maire. Entrepreneur touche-à-tout, installé ego. Un garçon de deux ans son cadet, passionné comme à Londres, passé par l’école Madelin, Mathieu lui par la politique et les idées, le business et les think tanks. Un séducteur aux yeux bleus et au sourire inamo- Laine se veut un « Jiminy Cricket libéral » qui vible, comme il rêverait qu’on le décrive aussi. n’a pas trouvé ambigu de conseiller en même temps Emmanuel Macron et François Fillon Mathieu Laine avait pourtant organisé ce petit-déjeu- durant la campagne présidentielle. Rencontre ner d’affaires pour que l’un des clients de sa société de conseil, le dirigeant du Crédit agricole, Jean-Paul avec un jeune homme, partisan de toujours Chifflet, rencontre Grégoire Chertok, la star de la moins d’État. banque Rothschild. Le premier a dû partir au bout de vingt minutes. Le second est retenu à l’étranger. Dans ce grand hôtel du viiième arrondissement de Paris, seuls deux trentenaires ambitieux restent autour de la table, au milieu des miettes de viennoiseries. Ils se séparent au bout d’une heure et demie. « Il est passionnant. C’est un vrai libéral », rapporte bientôt Mathieu Laine à ses amis. Les deux hommes se reverront souvent, à l’heure du petit-déjeuner, parfois rive gauche, de préférence au Montalembert. L’énarque devenu banquier met son ami

91 92 « Voilà encore un singe à lunettes qui va nous sortir la doxa libérale. On nous en sort un tous les dix ans », lui lance un jour Jean-Luc Mélenchon.

MATHIEU LAINE

en contact avec de futurs clients. Avec l’aise de ceux cryptée Telegram. « Pas question de le flatter », précise- LIBÉRAL PRAGMATIQUE Macron. « On est à mille lieues du gourou, du conseiller qui se fondent dans tous les cercles, Mathieu Laine lui t-il à l’adresse de ceux qui le voient comme un courtisan Mathieu Laine reconnaît qu’Emmanuel Macron l’a fait autoproclamé ou du “monsieur Je-sais-tout” de la chose présente de son côté des directeurs de rédaction, des du nouveau pouvoir. Il s’agit de « lui dire des vérités », évoluer dans sa vision du libéralisme : « Il m’a convaincu publique, analyse Sylvain Fort. Il n’essaie pas non plus intellectuels et des chefs d’entreprise. « le soutenir », « le protéger », « lui donner des intuitions ». qu’on ne réformait pas la France contre l’État, mais par systématiquement d’emporter la décision. C’est important Comme des dizaines d’autres Mazarin autoproclamés ? l’État. » Une forme de libéralisme à la française éloignée pour quelqu’un comme Emmanuel Macron, qui aime Aujourd’hui, à 42 ans, Mathieu Laine ambitionne « Les gens qui conseillent, il y en a beaucoup, indique-t- de la pensée des intellectuels de son panthéon, où beaucoup la dialectique et le débat. » Ni éminence grise de devenir le nouveau chantre d’un libéralisme à la on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. Mais ceux qui figurent par exemple l’économiste autrichien Hayek, ni substitut d’Alain Minc, l’ancien conseiller de Nicolas française proche du macronisme, après avoir longtemps reçoivent des réponses montrant qu’il y a une écoute ne théoricien de l’« ordre spontané » et partisan d’un État Sarkozy, Mathieu Laine se voit bien, en revanche, défendu un libéralisme à l’anglo-saxonne, « ultra » ou sont pas extrêmement nombreux. » recentré sur ses fonctions régaliennes, ainsi que la comme « visiteur du soir ». « Visiteur du matin, du midi, de « néo », comme est souvent qualifiée en France la pensée philosophe américaine Ayn Rand, égérie des liberta- l’après-midi et du soir », précise-t-il même, mais « visiteur de ces jeunes gens qui ne jurent que par Ronald Reagan Mathieu Laine « a nettement contribué » à ce que le riens américains, à l’origine du concept d’« égoïsme virtuel ». et Margaret Thatcher. À la tête d’Altermind, une société candidat recrute le normalien Sylvain Fort comme rationnel ». de conseil au chiffre d’affaires de « plusieurs millions conseiller en communication, aujourd’hui chargé des JEUNESSE MONDIALISÉE d’euros par an », il a déjà conseillé Vincent Bolloré, le discours présidentiels, ce que confirme l’intéressé. Il se « Aujourd’hui, je suis regardé de travers par les libéraux Il ne passe en effet qu’un jour par semaine à Paris. Il se P.-D.G. de et du groupe Canal +, Alexandre targue d’avoir « beaucoup poussé » le président à faire “pur sucre”, remarque Mathieu Laine. Mais il faut faire lève alors à 4 heures, traverse la Manche par le premier Bompard, P.-D.G. de la Fnac avant de prendre la tête de entrer à l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Il la différence entre mes convictions profondes, qui n’ont Eurostar de 5 h 40, enchaîne les rendez-vous, prend , Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, ou présente au locataire de l’Élysée l’un de ses économistes pas évolué – je suis un vrai libéral, sans être un anarchiste parfois le temps de picorer des bouchées de luxe au encore le prince Albert de . libéraux préférés, le Péruvien Hernando de Soto, à l’oc- favorable à la disparition de l’État –, et la façon dont on Meurice ou au Plaza Athénée, le restaurant de son ami casion d’un déjeuner en octobre à l’Élysée. les met en œuvre. Ce sera de toute façon beaucoup mieux Alain Ducasse, et quitte la capitale le soir, vers 20 heures. Cet hyperactif à l’enthousiasme vibrionnant, pétri d’une que ce qui s’est fait jusqu’alors. » S’il est devenu prag- « Comme Emmanuel Macron et Napoléon, il fait partie des culture « de droite », se définit comme « un amoureux de Lorsque le Premier ministre annonce dans son discours matique, Mathieu Laine se sent en revanche toujours personnes qui peuvent ne dormir que quatre heures par la liberté ». « Curieux et passionné », pour son ami Alain de politique générale, en juillet, le report à 2019 des « profondément anticommuniste et anti-socialiste ». Et la nuit », note l’un de ses proches, le compositeur Karol Ducasse, doté d’une « capacité exceptionnelle à entre- réformes fiscales promises pour 2018, l’entrepreneur à gauche de la gauche le lui rend bien. « Voilà encore un Beffa, neveu de l’ex-patron de Saint-Gobain, Jean-Louis prendre », selon Patrick Bruel. Agaçant aux yeux de ses la silhouette longiligne « tombe de sa chaise » et pianote singe à lunettes qui va nous sortir la doxa libérale. On nous Beffa. Quand il n’est pas à Paris, l’entrepreneur travaille contempteurs, brillant pour son entourage. « Brillant, sur son iPhone à l’adresse du président. Il se joint à en sort un tous les dix ans », lui lance un jour Jean-Luc depuis sa maison sise dans le quartier de Kensington, le mais complexe », nuance la communicante Anne Méaux, l’aréopage de parlementaires macronistes, de patrons Mélenchon. Saint-Germain-des-Prés londonien. Il s’y est installé il qui a cofondé Altermind avec lui avant d’en claquer la et d’économistes outrés que la réforme de l’ISF et l’exo- y a quatre ans avec sa seconde épouse, Alix Foriel, une porte. nération de la taxe d’habitation ne prennent pas effet Avec Emmanuel Macron, Mathieu Laine « parle de tout ». ancienne journaliste-présentatrice de LCI et M6, et leur dès 2018. Plusieurs textos sont échangés. Emmanuel « On peut tout se dire », jure-t-il, en défendant mordicus la fille, pour améliorer son anglais et« internationaliser » sa VISITEUR DU SOIR « VIRTUEL » Macron tranche en faveur de 2018. « Vas-y, dis-le », confidentialité de leurs échanges, pivot de leur relation : société de conseil. Neuf ans après leur rencontre, Mathieu Laine « adore ce finit par lui répondre le président. Et Mathieu Laine de « Sinon, je la perds. » « Mathieu Laine alerte, il induit, il mec » devenu président de la République et « applaudit prévenir ses amis journalistes du rétropédalage de l’exé- éclaire. Il se pose en sparring-partner sur ses sujets de Veste cintrée, pantalon de costume ajusté sur les des deux mains sa politique ». Il affirme parler à cutif, sans attendre de déclaration officielle. L’autorisa- compétence – micro-économie, attractivité de la France – hanches en semaine, jean délavé le dimanche, bracelet Emmanuel Macron « tous les jours » via la messagerie tion présidentielle suffit. plutôt qu’en omniscient », précise un proche d’Emmanuel au poignet droit et montre chic au poignet gauche,

93 94 canette de Coca sur la table basse, Mathieu Laine « “Je suis le grand copain de Montebourg”, possède avec Emmanuel Macron les codes de la jeunesse “C’est moi qui ai influencé Macron sur ça”, mondialisée. La « France des nomades heureux », pour reprendre les mots du candidat. Une France du « ce “Je parle beaucoup à Juppé et à Fillon”... n’était pas mieux avant » qui circule dans les rues de Il parlait de ça tout le temps en classe », Londres en mototaxi pour « gagner du temps ». se souvient Alex, l’un des élèves de son Mais pour aller où ? « C’est un homme d’affaires avec tout cours « Introduction à la pensée libérale » le mystère que constitue un homme d’affaires : on ne sait pas totalement ce qu’il fait », remarque le sociologue à Sciences Po. » Gérald Bronner, l’un de ses amis. « C’est l’homme mysté- rieux, qu’on ne voit jamais, selon l’une de ses anciennes stagiaires à Paris. Sa vie est une course. » « C’est quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre », confirme son bras droit à Paris, Erwan Le Noan. Et qui ne passe « jamais » une journée avec son téléphone éteint : « Mes clients peuvent si bien placés dans les cercles du pouvoir ? « Il y a en m’appeler à tout moment. » lui quelque chose du roman Un héros très discret de Jean-François Deniau », ajoute la communicante Anne Mathieu Laine traite en permanence avec « une Méaux. L’histoire d’un homme-caméléon qui décide quinzaine de clients » qu’il met en contact avec des uni- de s’inventer une vie brillante, plus belle et plus riche versitaires de tous horizons, dirige une équipe de sept que la sienne. « Je suis toujours le même. Je suis sincère », personnes – quatre à Paris, trois à Londres –, et devrait rétorque l’intéressé. bientôt développer des antennes en Italie, à Francfort, dans la Silicon Valley et à New York. « C’est hyper Mathieu Laine a rencontré Nicolas Sarkozy « une excitant de développer une boîte », se réjouit celui qui s’est fois », après sa défaite en 2012. Il se dit aussi « ami « inventé [son] métier », parce qu’il « s’ennuyait » quand il avec Manuel Valls », assure parler avec Bruno Le Maire, était avocat. Gérald Darmanin, « de temps en temps » avec Xavier Bertrand, Valérie Pécresse et Virginie Calmels. Il aurait À la fin de son DEA en droit des affaires, à l’orée des vu Benoît Hamon « deux fois en tête à tête » et reven- années 2000, Mathieu Laine se voit proposer une dique la paternité de « son seul moment libéral quand il allocation de recherche pour rédiger une thèse. Il était ministre » : « la seule chose que j’ai faite avec lui, c’est refuse, veut travailler tout de suite. « Il fallait bien que je l’inviter à ouvrir le marché des lunettes à la concurrence. gagne ma vie et que je commence à créer une famille. » Cet Ce qu’il a fait ! » homme, que ses proches décrivent volontiers comme ambitieux, serait-il un Rastignac ? « Ici, on dit Rastignac, « “Je suis le grand copain de Montebourg”, “C’est moi qui aux États-Unis, on dirait self-made-man », réplique son ai influencé Macron sur ça”, “Je parle beaucoup à Juppé ami franco-américain Émile Servan-Schreiber, fils et à Fillon”... Il parlait de ça tout le temps en classe », de l’ancien ministre et fondateur de L’Express, Jean- se souvient Alex, l’un des élèves de son cours « Intro- Jacques Servan-Schreiber. duction à la pensée libérale » à Sciences Po. Un discret name-dropping où les célébrités citées sont toujours NAME-DROPPING des « amis ». « On avait l’impression que c’était le grand « C’est un personnage de roman, confie un ancien gourou de la vie politique française. Le Panoramix libéral compagnon de route. C’est quelqu’un qui se glisse dans qui sert sa potion magique au monde entier. » Mettre en des vies. Il a une multiplicité de facettes. Je pense qu’il a un avant son réseau lui permet aussi de valoriser sa société rapport au réel et à la vérité qui est complexe. Il enjolive. et d’attirer de potentiels clients. « Cela devient aussi un C’est limite mytho par certains côtés. » Blufferait-il avec cycle où c’est bon pour sa boîte », décrypte un proche. son carnet d’adresses volumineux et ses amis toujours

95 96 MATHIEU LAINE « Idées Action était un mélange de couleurs politiques différentes, de politiques et de société civile, avec une carcasse libérale », analyse , à l’époque ministre des grand échec de [sa] rition reste pour Mathieu Laine le « Entreprises et du développement économique. « C’était un vie ». « J’avais très peur de la mort, confie-t-il. J’en ai été guéri par mon petit frère. » prototype d’En Marche ! »

« ENFANCE HEUREUSE » Tennis, golf, vélo, vacances au Touquet et à Port Grimaud, sur la Côte d’Azur : Mathieu Laine est pourtant né dans une famille où il « n’a manqué de rien » pendant tion nationale. À l’école Madelin, quelques années plus quentent les amphithéâtres, Mathieu Laine préfère se son « enfance heureuse ». Comme Emmanuel Macron, il tard, ces lectures ne sont plus clandestines. consacrer à la politique dans un mouvement aux allures a vu le jour en province, dans le nord de la France – à d’En Marche !, vingt ans avant. Lille, quand l’autre est né à Amiens –, d’un couple de À L’ÉCOLE MADELIN médecins. Lui aussi est un fils de la bourgeoisie catho- Au printemps 1994, alors qu’Emmanuel Macron prépare « Idées Action était un mélange de couleurs politiques diffé- lique, libérale et éduquée. Sa famille paternelle descend son bac de français, Mathieu Laine frappe à la porte du rentes, de politiques et de société civile, avec une carcasse de la dynastie Lesaffre, les leaders mondiaux de la 31, boulevard de La Tour-Maubourg, avec son camarade libérale », analyse Alain Madelin, à l’époque ministre des levure industrielle. Grégoire Lucas. Au siège d’Idées Action, le club de Entreprises et du développement économique. « C’était réflexion fondé par le ministre libéral Alain Madelin, ils un prototype d’En Marche ! » À la différence qu’il ne s’agit Là où le président de la République revendique l’héri- font la connaissance d’Arnaud Dassier, le fils du futur pas, comme un parti politique, de porter un candidat à tage de sa grand-mère maternelle, venue d’un milieu président de l’OM, Jean-Claude Dassier. Les trois jeunes la présidence, mais d’attirer « toutes les personnes qui défavorisé, Mathieu Laine doit son goût des humanités gens décident de créer une déclinaison étudiante du se reconnaissaient dans le libéralisme. » « Échanger avec littéraires à son grand-père maternel, Maurice André, club : Idées Action Étudiants, bientôt appelée Jeunes les intellectuels, deviser pendant trois heures autour d’un né de parents mineurs dans le Pas-de-Calais, à quelques d’Idées Action. Mathieu Laine en devient le délégué verre… Mathieu adorait ça », affirme Grégoire Lucas, l’un kilomètres d’une ville qui ne s’appelait pas encore général. Il rencontre Alain Madelin, un « bonhomme de ses acolytes à Idées Actions. Hénin-Beaumont. Pur produit de « l’école de la Répu- fascinant ». blique », devenu médecin généraliste, il lui racontait Dans les dîners-débats du club, au milieu des militants, avec humour « des tonnes d’histoires », lui montrait les Dans les nouveaux bureaux du think tank, rue de des patrons et des intellectuels libéraux, il s’en donne Mathieu Laine voit plutôt dans ces échanges, « toujours films muets de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, lui l’Université, Mathieu Laine retrouve des « copains » à cœur joie. Et se rapproche de personnalités détermi- en fidélité extrême avec Emmanuel Macron », une façon parlait de la Bible, du Coran, d’histoire et de géographie, qui évolueront plus tard dans la communication, les nantes dans son ascension. d’abord, dont d’« aider » et de « pousser des idées ». « Ce n’est pas mon de Malraux et de la Résistance. Il adulait ce petit-fils cabinets d’avocats ou l’entreprise : Grégoire Lucas, il épousera la fille, Éléonore Salin, lors d’un premier job. Aucun politique ne me paie. C’est mon hobby. Ça me curieux, avec lequel il a correspondu jusqu’à sa mort. Jacques-Alexandre Genet, Émery Doligé, Frédéric mariage. Cet influent économiste, conseiller d’Alain fait marrer, je trouve ça génial », s’amuse ce gourmand « Peut-être que j’aurais pu voyager davantage, lire, voir plus Fortin. La bande s’attelle à la rédaction de leur journal. Madelin, président à cette époque-là de la Société de superlatifs, qui ponctue ses phrases par « top » ou de choses encore », semble regretter aujourd’hui Mathieu Mathieu Laine y écrit des éditos et apprend à imprimer du Mont-Pèlerin, un cercle de réflexion internatio- « canon ». Laine, un Gargantua avide de culture et d’action. Mais des tracts de quatre pages. Sans jamais remplir les nal fondé par l’économiste autrichien Hayek en 1947, il est catégorique : « Mon grand-père m’a donné le goût de tâches du « militant de base » : « Je n’ai jamais collé une lui prescrit les lectures incontournables des auteurs À moins que son optimisme jubilatoire et ses effusions l’écriture. » affiche de ma vie », semble-t-il se féliciter aujourd’hui. libéraux. Il rencontre aussi Anne Méaux, très proche de sentiments ne forment une carapace. « Ses témoi- d’Alain Madelin à l’époque, avec laquelle il s’associe en gnages hyperboliques sont un mécanisme de défense face La passion pour les livres et l’économie a suivi rapide- Happé par ce qu’il appelle sa « crise d’adolescence 2008 pour fonder sa société de conseil Altermind. La à ses fêlures de l’être », avance . En faire trop ment. Au lycée privé catholique La Malassise, à Saint- attardée », l’étudiant lillois « lâche les études » sans valider communicante lui présente ses premiers clients, mais pour éviter le trop-plein. Et prendre sa revanche sur une Omer, son professeur d’économie lui fait lire en catimini sa première année. Il réintégrera Sciences Po en 1999 elle quitte l’entreprise en 2010, en désaccord avec la vie qui n’a pas toujours été facile, avec notamment le Adam Smith, David Ricardo, Turgot, Frédéric Bastiat. pour en sortir diplômé du master finance, dans la même signature d’un contrat avec LMVH, dont elle conseillait suicide de son petit frère, il y a six ans. « Il n’allait pas « Ne mettez pas ça dans les copies du bac », insistait-il promotion qu’Emmanuel Macron, sans toutefois le ren- le principal concurrent, Hermès, au sein de sa société de très bien. Il est né comme ça. Il s’est enfermé dans quelque auprès de ses élèves, convaincu de l’incompatibilité de contrer dans les couloirs du 27, rue Saint Guillaume. communication Image 7. chose qui était autodestructeur », explique-t-il. Sa dispa- ces théoriciens du libéralisme avec la doxa de l’Éduca- Mais pendant deux ans, alors que ses camarades fré-

97 98 Fillon « disait (en privé — NDLR) des choses très La victoire de François Fillon à la primaire réduit à néant assure-t-il. Pourrait-il rejoindre un ministère, à la le pari de Mathieu Laine de faire rallier le candidat faveur d’un remaniement ? « Si tu en as la possibilité, positives sur Macron à l’époque, explique-t-il. de droite à Emmanuel Macron. Et le place dans une tu n’hésites pas », lui a déjà indiqué son ancien mentor, Qu’il le trouvait formidable, qu’il était incroyable, situation délicate par rapport aux deux candidats à la Alain Madelin. « Je n’accepterais qu’à quatre conditions, présidentielle. « J’ai eu un petit effet de surprise. Et puis confie Mathieu Laine, que le poste offre de véritables qu’il avait de bonnes idées. J’avais dit à Macron : de gêne. Alors je dis aux deux : “Qu’est-ce que je fais ?” Et marges d’action ; que le président et moi nous entendions “Ton pendant de droite, c’est lui.” » les deux me disent : “On continue.” Tu es une espèce de sur les trois, quatre ou cinq transformations profondes MATHIEU fils de Fillon et Macron », lui lance-t-on, en privé. « Fla- que je pourrais porter ; que le temps de cette parenthèse LAINE gorneur », « opportuniste », sifflent bientôt les mauvaises éventuelle soit délimité ; que ma femme soit d’accord pour langues à l’endroit de ce « Jiminy Cricket libéral », comme mener cela ensemble. » Les conditions sont exigeantes, il se qualifie, qui parle à l’oreille de deux candidats à la donc « les probabilités sont minces », croit savoir ce libéral Lorsque Madelin choisit Chirac plutôt que Balladur à Macron se compte aussi en monnaie sonnante et trébu- présidentielle. « À ce moment-là – avant l’affaire Fillon –, qui écrivait dans son premier essai, La Grande Nurserie, la présidentielle de 1995, Mathieu Laine se lance dans chante : 7 500 euros versés à sa campagne, le maximum j’ai deux candidats qui peuvent porter mes idées. Si, à la qu’« être ministre peut nuire à la liberté d’autrui », par la frénésie de la campagne : il parcourt la France de légal annuel pour un particulier. fin, j’ai un libéral conservateur et un libéral progressiste excès de précautions et de réglementation. « Les libéraux Marseille à Bordeaux, embarque à plusieurs reprises qui s’affrontent, je suis content », réagit Mathieu Laine. ne sont pas des gens qui aiment le pouvoir ; ils s’en méfient. « dans les jets » avec Alain Madelin. Le soir du 7 mai Au printemps 2016, Mathieu Laine commence pourtant Mais l’affaire Fillon opère une rupture avec le candidat. Ce qu’on aime, ce sont les contre-pouvoirs », note Alain 1995, le visage de Jacques Chirac s’affiche sur les écrans à vanter les mérites du programme de François Fillon. « Je savais que je devrais faire un choix à un moment ou un Madelin. de télévision. À l’hôtel de Ville de Paris puis au QG du « Le candidat le plus lucide, le plus audacieux et le plus autre. Cela l’a facilité. » président élu, avenue d’Iéna, Mathieu Laine jubile. Sur libéral des primaires de la droite », écrit-il dans Challenges, « Libre », Mathieu Laine veut se jouer des comparti- le parvis du Louvre, vingt-deux ans plus tard, il fête une en avril 2016. Sa proposition de permettre aux salariés, « Il ne conseillait pas Fillon, minore l’un des bras droits de ments formatés d’entrepreneur ou de visiteur du soir deuxième victoire. selon des accords entreprise par entreprise, de travail- l’ex-candidat. Il a organisé deux dîners avec des patrons. » dans lesquels on pourrait l’enfermer. Depuis octobre, ler 48 heures par semaine ? « Pour le coup, ça décoiffe, et Conseiller ? « Non, c’est de l’usurpation totale », confirme il est éditorialiste au Figaro, où il analyse deux mardis « FILS DE FILLON ET DE MACRON » j’avoue que ça donne envie ! » renchérit-il. une des chevilles ouvrières de premier plan de sa par mois l’actualité à l’aune de ses lectures. Il a écrit Mathieu Laine suggère à Emmanuel Macron de se porter campagne. Mathieu Laine ne reprend pas à son compte aussi un conte musical pour enfants, Le Roi qui n’aimait candidat à la fonction suprême dès 2014. « Tu sais, si tu Quelques mois plus tôt, il a rencontré l’homme que ce terme « ambigu ». « Le vrai proche, à qui je parlais de pas la musique, lu par Patrick Bruel, composé par Karol veux vraiment réformer, il n’y a qu’un job à choper, c’est les sondages placent alors en quatrième position aux beaucoup de choses, c’était Macron, pas Fillon, reconnaît- Beffa et interprété notamment par le violoniste Renaud président ! » lui glisse-t-il, alors que le ministre de l’Éco- primaires dans ses bureaux du boulevard Saint-Ger- il. Les deux étaient évidemment au courant, donc je n’ai pas Capuçon. « Des amis » présents en septembre 2015 à son nomie fait face aux résistances des frondeurs et de la main, à l’initiative de l’un des conseillers du candidat, de conflit intérieur. » deuxième mariage, dans un manoir de la campagne droite pour faire adopter sa « loi Macron ». Emmanuel l’ex-P.-D.G. d’Axa, Henri de Castries, et en présence de anglaise, près d’Oxford. Retenu, le ministre de l’Éco- Macron sourit sans répondre. « Puis, un jour, il m’a dit l’avocat d’affaires Antoine Gosset-Grainville. Mathieu MINISTRABLE EXIGEANT nomie d’alors, Emmanuel Macron, avait envoyé un “oui” », se souvient Mathieu Laine. Laine fait un pari : Sarkozy gagnera les primaires, Mathieu Laine se tient pour l’instant éloigné du message vidéo de félicitations diffusé aux convives. Fillon se ralliera à Emmanuel Macron. Fillon « disait suffrage universel où il obtiendrait pourtant sans peine En Marche ! n’est pas encore créé, en décembre 2015, (en privé – NDLR) des choses très positives sur Macron l’étiquette En Marche ! « Le milieu politique n’est pas Mathieu Laine vient de publier Transformer la France quand l’entrepreneur assure, avec la novlangue de à l’époque, explique-t-il. Qu’il le trouvait formidable, qu’il assez intellectuel pour lui et ultra-violent », estime Émile – en finir avec mille ans de mal français, une histoire de l’époque, que « les Français en appellent à une disruption de était incroyable, qu’il avait de bonnes idées. J’avais dit à Servan-Schreiber. « Il n’aimerait pas faire des marchés la réforme en France écrite avec l’avocat Jean-Philippe l’offre politique ». Emmanuel Macron incarne un « homme Macron : “Ton pendant de droite, c’est lui.” Il m’a laissé ou des meetings, au risque de se retrouver devant quatre Feldman. Il nourrit aussi un projet de roman et ambi- libre », « jeune, indépendant, neuf en politique », poursuit- lui parler. Et donc je l’ai fait. » personnes et demie », lâche en riant son ami Karol Beffa. tionne d’écrire, un jour, un livret d’opéra. « Sky is the il dans cette tribune de l’hebdomadaire Le Point, dont L’intéressé se souvient, pendant sa période Madelin, limit », lance-t-il. Comme dirait Emmanuel Macron. — il connaît bien le directeur et le directeur adjoint de François Fillon et Mathieu Laine finissent par se tutoyer, « des coups bas » en politique et « des idées qui passent la rédaction, Sébastien Le Fol et Christophe Ono-dit- se parler, s’envoyer des SMS. Ils se voient « quatre fois ». après le fond ». On l’a invité à se présenter à des élections Biot. Même démarche pendant toute la campagne dans L’entrepreneur lui conseille de « sortir d’un discours locales, après la victoire de Chirac en 1995. Il a décliné. Le Figaro, où il a ses habitudes depuis que sa tribune économique punitif ». Il vient de publier en français un « Je ne voulais pas être ça. Je ne voulais pas dépendre sur les cent premiers jours de Jean-Pierre Raffarin à recueil des discours de Margaret Thatcher et lui souffle d’eux. » Matignon, en 2002, l’a fait remarquer aux yeux de la une des formules de la Dame de fer : « La meilleure pro- rédaction. Au-delà de la bataille des idées menée dans tection sociale, c’est d’avoir un emploi », que le candidat Il ne s’est pas vu proposer de poste dans le gouverne- les colonnes des journaux, son soutien à Emmanuel répète à loisir. ment Philippe, après l’élection d’Emmanuel Macron,

99 100 POLITIQUE & ÉCONOMI€ MICHEL SAPIN « À Bercy, on a le sentiment d’exercer le pouvoir »

ENTRETIEN

Le haut fonctionnaire socialiste a été ministre de l’Économie et des finances à deux reprises. D’abord sous François Mitterrand, dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy, entre 1992 et 1993. Et surtout pendant la deuxième partie du quinquennat précédent, sous François Hollande, en tandem avec un certain Emmanuel Macron. L’ancien maire d’Argenton-sur-Creuse reçoit Charles dans ses nouveaux bureaux — pas encore aménagés —, qu’il partage avec l’ex-président de la République, rue de Rivoli, à Paris. À deux pas de l’Assemblée nationale, il raconte Bercy avant le passage à l’euro, sa passion pour la numismatique et esquisse son bilan.

PAR MATHILDE SIRAUD PHOTOS TOM BUISSERET

101 102 MICHEL SAPIN

« Le discours de Rocard m’intéressait pour son réalisme économique et son ambition sociale. Il disait : “Ce n’est pas à l’État de fabriquer des chaussures, c’est le marché qui les fabrique.” »

ous avez incarné un socialisme plutôt Je défendais l’entreprise, donc forcément, aux yeux de nat de François Hollande. Qu’est-ce qui vous a frappé souveraineté apparente et la souveraineté réelle, avec réaliste et pragmatique lorsque vous étiez beaucoup, j’étais un droitier ! « Entre le plan et le marché, il quand vous y êtes retourné ? notamment l’action de la BCE. Bercy – même si je n’aime V aux responsabilités… Vous avez pourtant y a le socialisme », disait Fabius, ce qui ne veut rien dire ! Les deux périodes ont été extrêmement différentes. S’il y pas ce terme, cette anonymisation de l’administration, gravité à vos débuts dans des cercles très à gauche… L’économie administrée, c’était le Parti communiste, et a bien un ministère qui doit changer avec le monde, c’est qui donne l’impression qu’il n’y a pas de ministre… En mai 1968, j’étais élève au lycée Henri iv, j’ai participé on a vu ce que cela a donné. C’était une catastrophe. Bercy. J’ai été également ministre délégué à la Justice. Quand il y avait deux ministres importants à Bercy, on à des manifestations, mais plutôt en queue de comète. On était catalogués à droite à cause de ce discours Les sujets dont on parlait pour la réforme pénale étaient ne savait pas de qui il s’agissait ! – a perdu beaucoup Quand je préparais Normale Sup’, j’étais très intéressé réaliste. Alors qu’aujourd’hui, on serait la gauche du les mêmes qui faisaient débat il y a trois ou quatre ans. de son influence, mais ce qui a été construit permet de par la politique et j’ai adhéré tout de suite au Parti socia- PS avec le même discours ! La gauche, c’était le sur- Sur la présence de l’avocat en garde à vue, par exemple. conserver une capacité d’action et de la renforcer au liste. J’ai commencé, c’est vrai, tendance Chevènement, gissement, les grandes conquêtes. La profondeur de la Dans certains ministères, rien ne change, même pas les niveau international. La puissance publique française à la gauche du parti. À cette époque, le siège était place vision rocardienne, c’était les réformes dans le temps. mots. À la Justice, c’est sécurité et liberté. Aux Finances, a perdu du pouvoir, mais la puissance publique au sens du Palais-Bourbon, j’y suis allé pour demander dans « On ne réforme pas la société par décret » était une autre au contraire, les mots, les sujets évoluent. En 1991 et global, avec la BCE, a renforcé le sien, ce qui était néces- quelle section je devais adhérer, à Argenton-sur-Creuse phrase phare. François Mitterrand a ensuite conquis le 1992, le cœur du réacteur était la gestion de la monnaie. saire. d’où j’étais originaire, m'a-t-on indiqué. Et là, André pouvoir avec un discours différent. Pierre Bérégovoy en J’avais en permanence sur mon écran le cours du franc L’avez-vous ressenti lorsque vous étiez aux res- Laignel me dit : « Attention ! C’est une section CERES à a rajouté dans le réalisme. Lionel Jospin a fait une vraie par rapport au mark, la différence de taux d’intérêt entre ponsabilités ? Argenton-sur-Creuse ! » (Ancien courant de l’aile gauche synthèse entre deuxième et première gauches, François la France et l’Allemagne ! C’étaient les deux critères pour Dans les années 1990, je suis comme en dérive sur un du PS – NDLR). À partir du congrès de Metz, en 1979, je Hollande est un élément de cette filiation. La vision de voir s’il y avait de la tension entre les deux marchés. radeau. On peut agir, mais on ne peut pas le faire seul. suis devenu un rocardien actif et convaincu. l’entreprise s’est construite dans le temps. Désormais, Aujourd’hui, on se tient informé deux, voire trois fois par Par exemple, on a gagné la bataille du franc parce qu’on Dès cette époque, vous développez donc une on peut être probusiness – certains diraient même mois de la communication de la Banque centrale euro- a travaillé avec l’Allemagne. Il y avait l’obsession de vision réaliste de l’économie… « business friendly » ! –, avoir des ambitions à gauche et péenne (BCE). Ça n’a plus rien à voir ! Avant, les mots l’inflation, alors qu’en 2014, il y avait le spectre dela C’est vrai que les débats partaient beaucoup plus à ne pas nier la contradiction des intérêts dans l’entre- du ministre des Finances avaient un impact immédiat non-inflation. Les indicateurs ne sont pas les mêmes, gauche. Le mantra, c’était la nationalisation, dont on ne prise. Ce discours sur l’entreprise est réglé à gauche, sur le cours de la monnaie. Il y avait les market-moving puisqu’ils sont européens. Le taux d’intérêt était lié à parle plus vraiment aujourd’hui. Ce n’était pas l’alpha et plus personne ne dit que c’est le lieu de l’aliénation. news, les dépêches ! L’État était encore propriétaire des la valeur de celle-ci, si la monnaie se dépréciait le taux l’oméga pour moi. Le discours de Rocard m’intéressait Comment votre vision de l’économie a-t-elle banques, des compagnies d’assurance, il était action- d’intérêt remontait. Là, en cas d’inquiétude, le taux pour son réalisme économique et son ambition sociale. évolué, au fur et à mesure de votre parcours ? naire de Renault presque à 100%. Le secteur public était d’intérêt risque de remonter de manière divergente par Il disait : « Ce n’est pas à l’État de fabriquer des chaussures, Ma construction profonde n’a pas changé, que ce soit sur redoutable après la vague de nationalisations. Bercy rapport à l’Allemagne. L’autre indicateur est la compéti- c’est le marché qui les fabrique. » Je me retrouvais bien le rôle de l’entreprise, l’idée du dialogue social, l’auto- était donc une puissance, y compris dans la gestion tivité des entreprises, pour ne pas perdre en emploi. Et dans ces propos. L’ambition sociale était l’autogestion, gestion. Les termes ont certes été modifiés aujourd’hui, de ce secteur public immense. Certains disent qu’il est évidemment, le taux de chômage. la participation des salariés à l’entreprise. La bataille mais les valeurs restent les mêmes. C’est l’accord majo- encore trop important, qu’il faut privatiser. Vous êtes un collectionneur de pièces de interne au PS était très organisée autour de la concep- ritaire par exemple. L’économie a évolué aussi. Depuis Est-ce que vous voulez dire que Bercy a petit à monnaie. Comment est née cette passion ? tion de l’économie. J’ai toujours été dans la vérité des 1981, il y a eu l'ouverture au monde, la monnaie unique, petit perdu du pouvoir ? Je suis même devenu un peu plus expert depuis que j’ai faits, et très vite pro-européen. l’ouverture des frontières. Il ne faut pas le dire comme ça. L’État a perdu du plus de temps ! Je m’intéresse à une période, je l’observe, Au risque de passer pour un droitier au sein de Vous étiez à Bercy d’abord au début des pouvoir, car plus vous vous ouvrez, plus vous intégrez je lis des livres pour identifier des monnaies susceptibles votre famille politique… années 1990, puis très récemment sous le quinquen- votre monnaie, plus vous perdez du pouvoir. Il y a la d’enrichir ma collection. À ce jour, j’ai rassemblé environ

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« J’espère aussi avoir œuvré pour la construction européenne. Pour moi, c’est le combat le plus passionnant. Les lois de finances tous les ans, les débats sur les bons ou mauvais impôts, le ras-le-bol fiscal… Tout cela est l’écume des choses. »

2 000 pièces. J’ai trouvé récemment des siliques, je n’en a faites dont je suis très fier, comme la réforme des avais pas jusqu’à maintenant. C’est une petite pièce de marchés publics ou la délégation des services publics. monnaie d’argent instaurée par Constantin le Grand, en La deuxième loi, Sapin 2 – je ne sais pas s’il y aura 310 après Jésus-Christ. Tous les grands empereurs et une Sapin 3, si c’est tous les vingt-cinq ans, j’aurai du monarques ont réformé le système monétaire. La bonne mal –, c’était contre la corruption extérieure, tout ce qui monnaie, c’est du bon or ou du bon argent. Cette passion touche à la transparence de la vie publique. Je pense m’est venue tôt, puisque j’avais le goût pour l’histoire, avoir apporté quelque chose et aussi mesuré la difficulté l’archéologie. Très jeune, j’ai commencé à fouiller le site à faire bouger les choses. Il faut une vraie volonté pour gallo-romain à Argenton-sur-Creuse. J’avais d’ailleurs agir et tenir face aux intérêts divergents souvent très envie de devenir archéologue, mais j’ai bifurqué ! influents. En 1992, François Mitterrand s’est montré Les grands empereurs ont tous voulu laisser imperturbable pour mettre en œuvre la transparence une empreinte sur la monnaie… Est-ce que vous et la moralité. S’il n’y avait pas eu François Hollande regrettez de ne pas avoir eu ce pouvoir ? ensuite, il y aurait toujours eu une bonne raison pour ne Non, la France a été souveraine sur le plan monétaire pas faire. J’ai failli louper à un jour près la parution des pendant très longtemps. Parfois, vous sentez que vous textes d’application de la loi Sapin 2. Le dernier texte le êtes souverain, mais en fait vous êtes ballotté par les plus important sur la transparence des lobbies est paru grands ensembles continentaux. Pour reprendre prise le 10 mai, dans le dernier Journal officiel dans lequel nous sur la réalité, il y a la politique. C’est le roi nu. C’est avions le droit de faire paraître des textes ! Je savais que, pour cette raison que je suis extrêmement favorable à sinon, on repartait pour trois ans. Le seul fait que la la construction de la monnaie unique. Cela permet de loi Sapin s’appelle toujours la loi Sapin montre que j’ai retrouver une souveraineté monétaire collective, qui est laissé quelque chose. J’espère aussi avoir œuvré pour réelle. C’est grâce à la BCE que l’Europe a fait face à une la construction européenne. Pour moi, c’est le combat grave crise. C’est très important de pousser ces intégra- le plus passionnant. Les lois de finances tous les ans, tions, dans le domaine des énergies, par exemple. Pour les débats sur les bons ou mauvais impôts, le ras-le-bol rester maître chez nous en France, il faut être capable fiscal… Tout cela est l’écume des choses. d’agir ensemble au niveau européen. Est-ce que la relation de confiance avec le Quel héritage pensez-vous laisser de vos président de la République est primordiale pour passages à Bercy ? réussir à Bercy ? C’est difficile à dire. L’histoire retient rarement ce C’est compliqué. Tout président de la République – et que l’on souhaite inscrire au tableau des réussites ! cela vaut s’il a été ministre des Finances ou de l’Éco- Je citerai toutefois ma détermination morale à lutter nomie avant – se méfie du ministère des Finances. Il contre toutes les dérives de l’argent, contre la fraude considère qu’il a un pouvoir trop important ou qu’il fiscale, contre l’optimisation fiscale. C’est la loi Sapin introduit un biais dans le raisonnement sur les poli- de lutte contre la corruption. Il y a d’autres lois qu’on tiques publiques. Son action serait parfois lourde,

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« J’observe qu’il y a une forme de certitude de la part pesante, elle ralentirait les La loi de finances, chaque choses. La formule « c’est la faute automne, est un exercice long d’Emmanuel Macron. Le côté “moi, je sais mieux à Bercy » est assez répandue. Je et fastidieux… que les autres” m’agace. » dirais que la confiance ne facilite La partie budgétaire est ingrate. pas les choses. Le fait d’être Ce sont des étapes obligées, ami dans la vie ne simplifie pas des travaux répétitifs, la loi de les choses en politique. Un ami finances puis la loi d’orientation, ministre de l’Environnement ou de la Santé et que l’on Oui, bien sûr. Mais à chaque fois, il niait. Cela m’irritait, peut être plus enclin à accepter la loi de finances rectificative, doit apporter du mieux, mais j’ai senti un certain respect je sentais cette duplicité. Après un an à Bercy, il avait une proposition, ce qui introduit etc. On a l’impression que ce des Français envers le ministre de l’Économie et des le sentiment d’avoir terminé sa tâche. il est vrai que le une tension politique. Sur les n’est jamais fini ! On est soumis à finances. garçon est rapide ! En plus, il n’y avait pas de deuxième questions de déficit, le président la pression. Il faut s’en tenir aux Bercy est un ministère éminemment politique… loi Macron, il se consacrait donc à autre chose. C’est, de de la République estime toujours objectifs. Par exemple, est-ce que Comment gère-t-on la concurrence entre les toute façon, quelqu’un d’extraordinairement intelligent qu’on noircit, qu’on ne laisse la France a diminué ses déficits ministres ? et travailleur. Il pouvait passer un quart de son temps pas de marge de manœuvre. Le entre 2014 et 2017 ? La réponse Il y a de toute évidence des concurrences naturelles, sur son métier et les trois quarts du temps restant sur ministre de l’Économie, et le est oui, on a fait le maximum. des frottements, des domaines dans lesquels il est autre chose. ministre de la Défense et des armées, doivent être les Mais il est rare qu’un ministre des Finances reste dans légitime que le ministre de l’Économie donne un point Il y a aussi les rivalités entre les administra- seuls ministres que le président de la République voie l’histoire parce qu’il a fait diminuer le déficit… c’est de vue qui est parfois différent de celui du ministre des tions… Sont-elles handicapantes ? de façon régulière. plutôt l’inverse ! (Rires) De toute façon, la partie budgé- Finances. Cela peut être le cas sur les participations Oui, elles existent et elles sont connues. On voit bien Pourquoi Bercy est-elle une maison aussi taire vous fâche avec tout le monde. dans les entreprises publiques, les privatisations. Avec dans quels domaines et secteurs les administrations convoitée ? Alors comment fait-on pour rester dans l’his- Emmanuel Macron, nous nous sommes affrontés quand sont rivales. C'est le cas de direction du Trésor et de la Personne ne refuse le ministère de l'Économie et des toire ? il voulait monter en capital chez Renault pour pouvoir direction du Budget. Le Trésor veut soutenir la crois- Finances. Il y a une raison : on a le sentiment à Bercy Il ne faut pas se fixer sur cet objectif, sinon on ne laisse faire voter le maintien du vote double des actions de sance, le Budget, très attaché aux équilibres budgé- d'exercer le pouvoir. Il y a une administration excep- aucune trace. Le terme de trace est celui que j’utilisais l’État. À l’époque, je disais que c’était un risque trop taires, veut limiter les dépenses. Le Trésor est très tionnelle qui, quand elle reçoit un ordre, le met en avec mes collaborateurs. Je leur disais : « Est-ce que 10 % important, il était légitimement dans son rôle. Cela n’est préoccupé par l’Europe alors que le Budget va être œuvre. Je reprends la comparaison avec le ministère de de ce qu’on fait vont laisser une trace ? » Dans un secteur, pas gênant. Après, il y a des concurrences politiques, si préoccupé par d’autres aspects. J’ai toujours demandé la Justice. À la Chancellerie, il y a la culture de l’appel une branche, ou plus profondément ? En ce qui me les personnes ont les mêmes ambitions. Il y a aussi des des notes communes aux deux directions. Mais j’ai et de la cassation. Au ministère des Finances, il n’y a concerne, c’est trop tôt pour le dire, et cela ne s’autopro- irritations de toute nature… toujours eu deux notes séparées ! qu’un seul jugement, en première instance. Je m’ex- clame pas. C’était le cas avec Emmanuel Macron… Quel regard portez-vous actuellement sur Bercy, plique : au ministère de la Justice, à partir du moment où Peut-on dire que le ministre de l’Économie et Pas pendant la première année, où tout se passait très avec deux ministres issus des rangs de la droite, on veut faire quelque chose, on reçoit une note qui dit des finances est automatiquement le ministre des bien. Mais à partir de la rentrée 2015, je trouvais insup- Bruno Le Maire et Gérald Darmanin ? que c’est impossible, on demande des conditions, cela mauvaises nouvelles ? portable le manque de respect, le manque de fidélité Il y a toujours une facilité à considérer que les prédé- revient une troisième fois. Compte tenu de la lenteur, le Il est rare qu’un président de la République ou qu’un dont il faisait preuve vis-à-vis du président de la Répu- cesseurs sont mauvais. Au bout de six mois, un an, il ministre a changé entre chaque période, et il ne se passe Premier ministre veuille se priver des bonnes nouvelles. blique. Je voyais bien que derrière, il y avait quelque faut assumer. Je trouve que Bruno Le Maire a le sens de rien... Le calendrier se calcule par dizaines d’années ! Et quand il peut trouver quelqu’un d’autre pour chose... En novembre 2015, Emmanuel Macron avait l’État, mais Gérald Darmanin est plus jeune, je ne sais Au ministère des Finances, ce n’est pas possible, les annoncer les mauvaises nouvelles, il le fait. C’est le cas décidé d’être candidat à la présidence de la République. pas encore s’il possède la même qualité. J’observe qu’il y décisions se prennent dans l’heure, dans la journée. aussi entre les ministres, même si aujourd’hui on ne sait Il a fallu attendre un an avant qu’il ne l’annonce. Je a une forme de certitude de la part d’Emmanuel Macron. C’est la force de cette administration. Bercy aime l’auto- plus quelles sont les bonnes ou les mauvaises nouvelles. voyais tout, j’en apprenais d’ailleurs plus par les cuisi- Le côté « moi, je sais mieux que les autres » m’agace. rité, au bon sens du terme ! Je n’ai jamais senti le poids d’une impopularité parti- niers et les chauffeurs que par la lecture des gazettes ! Macron connaît extrêmement bien Bercy, ce qui n’est culière. C’est plus facile d’être populaire quand on est Avez-vous tenté une mise au point avec lui ? pas forcément bon pour eux ! —

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ILLUSTRÉ 3 % ALLER-RETOUR ARBITRAGES

DE BERCY Les têtes bien faites de Bercy se laissent souvent attirer par les sirènes du privé. Les anciens membres du Trésor fournissent des troupes aguerries aux grandes banques françaises. Ces fonc- tionnaires passés dans le privé reviennent parfois à Bercy ensuite, à des postes plus élevés. Mais ces allers et retours posent question. Cette règle de l’Union européenne limite le déficit à 3 % de la richesse Comment préserver le budget de produite (le PIB) chaque année. Une son ministère ? Chaque année, c’est obligation décrite par les euros- l’angoissante question qui étreint ceptiques comme un « diktat de les ministres. À chacun sa méthode. Bruxelles », et que la France s’est Certains utilisent la flatterie. « Tu fait une spécialité de contourner. seras président », glissait Philippe Alors même que les 3 % sont une Douste-Blazy à l’ambitieux Jean- invention « made in France » ! Au François Copé, entre deux négocia- début des années 1980, après avoir tions. D’autres préfèrent la colère. laissé filer les déficits, François Mit- Bercy redoutait les entrevues terrand cherche à inventer une règle budgétaires avec Ségolène Royal. de bonne gestion. Guy Abeille, fonc- Autre technique, celle du salami : tionnaire au ministère des Finances, découper le budget en tranches, suggère alors ce ratio, qui s’impo- Côté pile : une expertise précieuse négocier chaque ligne, pour épuiser sera ensuite à l’échelle européenne. du monde de l’entreprise. Côté face : les hommes de Bercy et gagner à Mais, au fait, pourquoi 3 % ? « Trois un inévitable soupçon de conflits l’usure. Les ministres « dépensiers » FRÉDÉRIC SAYS comme les trois Grâces, la Trinité, les d’intérêts. Car, au moment de utilisent aussi souvent les « fuites » trois ordres alchimiques… » répond trancher, les conseillers de Bercy dans la presse. Elles permettent & MARION L’HOUR poétiquement Guy Abeille. Des peuvent-ils vraiment se mettre à de mobiliser l’opinion publique chiffres et des lettres, donc. dos des secteurs dans lesquels ils pour gagner un arbitrage. « C’est la poursuivront, pour certains, leur méthode Duflot », souffle un conseil- carrière ? ler au Budget.

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BULLE CELLULE FISCALE « Si vous achetez Pendant des années, ce fut un était accusé d’avoir fait embaucher un appartement la masse des déclarations fiscales. discret guichet « V.I.P. » à Bercy. La sa femme par le gestionnaire de Ces programmes traquent automa- cellule fiscale accueillait les - per fortune de Liliane Bettencourt, à 1 million d’euros tiquement les incohérences dans sonnalités en délicatesse avec le elle-même contribuable V.I.P. Une les dossiers fiscaux. « Par exemple, fisc : stars de la chanson, vedettes décision de « lâcheté », regrette Éric et que votre si vous achetez un appartement à 1 de cinéma, sportifs célèbres, mais Woerth devant nous. « Sinon, on revenu est de million d’euros et que votre revenu est aussi gens de médias et influents peut aussi considérer qu’un ministre de 50 000 euros par an, nous serons hommes d’affaires. Sans compter les ne doit jamais exercer son pouvoir ! » 50 000 euros par alertés », explique Maïté Gabet, Bercy est un gros village. Voire une réclamations de simples citoyens directrice de la DNVSF (Direction petite ville. Une bulle en autarcie, transmises par les parlementaires. an, nous serons nationale des vérifications de situa- avec sa crèche, son kiosque à Jean-François Copé, ministre du CLASSEUR alertés » tions fiscales). Cet organisme se journaux, sa salle de sport, mais Budget entre 2004 et 2007, assume concentre sur les revenus les plus aussi une agence postale, une avoir lui-même tranché ces dossiers gauche ou de droite, ce guide des importants et sur les dossiers les borne SNCF, une médiathèque, sensibles : « Il s’agit de contribuables réformes ne change pas. Ou presque plus complexes. Depuis 2003, les Pierre Moscovici puis du président une supérette, un boulanger, des qui ont énormément investi dans le pas. « En réalité, ce classeur est à contribuables qui gagnent plus de Hollande : « L’homme de Bercy, c’est espaces d’exposition, une gare pays, créé des emplois, payé beaucoup cinq lignes près le même », confirme 200 000 euros par an sont obliga- celui qui arrive avec un costume routière et des bornes de recharge d’impôts. C’est normal qu’ils soient Ramon Fernandez. Directeur du toirement contrôlés (parfois sans le bleu, une cravate rouge, une chemise pour voitures électriques. Jadis, entendus. » Mais les soupçons Trésor nommé par Nicolas Sarkozy savoir, à distance) au moins une fois blanche, il est un quart d’heure en le ministère comptait même une d’opacité et de conflits d’intérêts et maintenu deux ans par François tous les trois ans. Les algorithmes retard, il dit non à tout et il part un agence Air France, que l’arrivée ont eu raison de cette structure, Hollande, il assume : « Ça va d’Adonis et de Sirius Part ne sont quart d’heure avant la fin. » d’Internet a rendue obsolète. Le rattachée au cabinet du ministre. peut-être terroriser vos lecteurs – ou pas les seuls outils de l’adminis- sous-sol de la cour d’honneur En 2010, Nicolas Sarkozy, empêtré les rassurer –, mais en matière de tration fiscale. Elle peut accéder accueille un abri antiatomique. dans l’affaire Bettencourt, décide politique économique, les faits sont aux banques, aux fichiers de la CRÉATIVITÉ de sacrifier la cellule fiscale. Son À son arrivée à Bercy, chaque têtus sur ce qu’il faut faire ou pas. douane, aux données de l’Urssaf et ex-ministre du Budget, Éric Woerth, nouveau ministre trouve sur son C’est peut-être la pensée unique. Ou de Tracfin. La direction générale des Taxe sur les boissons sucrées, taxe sur CARRÉ bureau un classeur. Rédigé par les peut-être y a-t-il une réalité qu’il faut Finances publiques prend parfois les crustacés, taxe sur la bière… Qui a experts du Trésor, il rassemble une regarder en face. » De quoi conforter quelques libertés, comme demander dit que les fonctionnaires de Bercy Étoile noire, paquebot, citadelle… centaine de chapitres consacrés au ceux qui voient Bercy comme l’in- à ses agents en 2013 de ne pas trop manquaient de créativité ? En matière Le ministère de l’Économie et des livret A, au G20, aux déficits publics, carnation de « TINA » : « There is no contrôler les patrons qui utilisent le de fiscalité, les propositions les plus finances porte plusieurs surnoms à la réforme des marchés du travail... alternative. » tout nouveau crédit d’impôt compé- diverses dorment dans les tiroirs, plus ou moins flatteurs. Gris, En somme, un diagnostic de la titivité… en attendant de trouver un ministre cubique, monotone, le bâtiment situation économique française qui qui les adoptera. « Un véritable comporte uniquement des multiples s’accompagne de dizaines de propo- CONTRÔLE FISCAL musée des horreurs », s’amuse Pierre de 90 centimètres, des carrés sitions de réformes. Le surnom de ce COSTUME Moscovici. « À Bercy, il y a toujours empilés. Dès le début, le lieu a classeur ? Le « rapport sur l’État de Théoriquement, un ménage a un truc pour trouver de l’argent sup- mauvaise presse : après sa construc- l’Union », en clin d’œil aux discours chaque année une chance sur trente- L’armée de l’« étoile noire » a son plémentaire, constate Gilles Carrez, tion, l’architecte Paul Chemetov a annuels des présidents américains. huit d’être contrôlé. Deux logiciels, uniforme. Une attitude même, ancien président (LR) de la commis- connu un « trou noir » : cinq ans sans Mais le plus surprenant n’est pas poétiquement nommés Adonis et bien résumée par l’élégant Jean- sion des finances à l’Assemblée. C’est commandes ! là. Que le nouveau ministre soit de Sirius Part, permettent d’explorer Jacques Barberis, ex-conseiller de permanent. C’est génétique ! »

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CROISSANCE

1,6 % ? 1,8 % ? Chaque négociations budgétaires à midi. « Quand un investisseur place soignée et coffre-fort dissimulé (Jérôme Cahuzac et Benoît Hamon révision de la croissance Ses interlocuteurs, gagnés par la 100 millions de dollars dans la dette « Si on veut dans le mur, ce bureau moderne ont cohabité à Bercy sous Jean-Marc par l’Insee déclenche des faim, rendaient plus facilement les française, ce n’est pas uniquement ensabler un projet, est celui du ministre « dominant ». Ayrault). Sans oublier de placer un articles de presse et des armes. À l’inverse, Alain Lambert, parce que le ministre a de beaux yeux, Au cinquième étage, entouré de fidèle au ministère du Budget : Jean- commentaires politiques. ministre centriste du Budget entre sourit Bruno Bézard, ex-directeur du on sait faire » bibliothèques et de fauteuils verts, François Copé sous Jacques Chirac, Le moindre dixième 2002 et 2004, prévoyait toujours des Trésor. Son interrogation est : “Est-ce le ministre chargé du Budget Éric Woerth sous Nicolas Sarkozy, Un ex-directeur de Bercy semble compter. Trans- buffets plantureux. « On faisait boire que la France fait des réformes ?” » travaille ses dossiers sur un bureau Bernard Cazeneuve sous François former ce chiffre en ther- les ministres pendant les suspensions ancien, qui fut celui de Cambacérès, Hollande… momètre infaillible est de séance, pour les attendrir un peu », ENSABLER à chaque instruction du ministre. dit-on à Bercy. Le troisième, plus pourtant une erreur. « Nous concer- confie un conseiller de l’époque. Un Ensuite, veiller à laisser traîner, petit, accueille les ministres moins nant, le mot artisanal ne me choque autre ancien révèle que le ministre tout en assurant régulièrement au bien servis dans l’ordre protocolaire. EXEMPLARITÉ pas, concède le directeur de l’Insee, « dépensier » était systématique- ministre que « c’est en cours ». Avec Ce fut l’étage d’Arnaud Montebourg, Jean-Luc Tavernier. J’ai beaucoup ment placé en dessous de la cli- un peu de chance, ledit ministre se au « Redressement productif », mais « On n’apprend rien par la parole, de mal à faire comprendre ça : 1,3 ou matisation. La valse des millions fait emporter par le remaniement. aussi celui... d’Emmanuel Macron, mais tout par l’exemple », aurait dit 1,5 %, c’est fichtrement pareil. » tient à peu de choses… Ministre du Recommencer l’opération avec le chargé de l’Économie, pendant que le président Mitterrand. Bercy, Budget ? « C’est un métier de brute », suivant. « Ne pas agir est très facile, Michel Sapin gérait les Finances. ministère exemplaire, applique sans confie François Baroin, passé à une agir est très difficile, résume un ex- Invisible pour le grand public, cette faillir cette maxime. Depuis dix ans, LES nouvelle vie d’avocat. directeur marqué à gauche. Bercy est hiérarchie « par l’altitude » marque c’est lui qui a le plus contribué à DÉPENSIERS excellemment équipé pour bloquer. » les rapports au sein de l’hôtel des réduire le nombre de fonctionnaires, DETTE Tout cela sans éclats de voix. ministres. Quand les relations sont avec encore 1 648 postes en moins tendues, il arrive qu’on entende les prévus en 2018, au fisc surtout. Ce La dette française atteint, certes, uns dénigrer « les tarés du sixième », qui inspire cette réflexion au secré- près de 99 % du produit intérieur ÉTAGES les autres pester contre « les crétins taire général de Force ouvrière Jean- brut – bien au-dessus du plafond du troisième ». Cette géopolitique Claude Mailly : « Ce n’est pas évident des 60 % fixés par Bruxelles –, mais des bureaux se poursuit avec d’être ministre des Finances dans ce elle est un produit, qui se vend les appartements de fonction, contexte ! Faut accepter le poste ! » (bien) dans le monde entier. Ses qui donnent sur la Seine. Celui détenteurs sont d’ailleurs aux deux Ne dites pas « bloquer une réforme », qu’occupait Emmanuel Macron tiers des étrangers. Au risque de mais l’« ensabler ». Au sein du est désormais habité par Gérald FEMMES peser sur les décisions politiques ? « paquebot » Bercy, l’administration Darmanin. Pour garder la main sur Dans le langage codé de Bercy, l’ex- prend rarement le ministre de front. la citadelle Bercy, la plupart des « Vous êtes la nouvelle pression « les dépensiers » désigne Mais si elle juge que son projet est présidents s’ingénient à la diviser. secrétaire ? » Cette tous les ministres… à l’exception inepte, démagogique ou infaisable, Ils prennent un malin plaisir à y question s’adresse à de celui chargé du budget. Et pour elle peut toujours s’arranger pour Dans l’hôtel des ministres, l’ascen- nommer des ministres aux person- la secrétaire d’État au tenir les cordons de la bourse face en freiner l’application. « Si on veut seur témoigne des hiérarchies invi- nalités opposées (Christine Lagarde Numérique, Axelle aux « dépensiers », il faut souvent ensabler un projet, on sait faire », sibles. Si vous montez au sixième, contre Éric Woerth), aux ambitions Lemaire, tout juste ruser. Bernard Cazeneuve prenait reconnaît un ex-directeur de Bercy. vous accédez à l’étage-roi, celui contradictoires (Pierre Moscovici arrivée à Bercy au printemps 2014. un malin plaisir à planifier les L’ensablement est tout un art. Il faut du ministre des Finances. Large contre Arnaud Montebourg), De fait, le ministère reste un lieu de d’abord scrupuleusement dire « oui » baie vitrée sur la Seine, moquette aux lignes politiques divergentes pouvoir largement masculin : deux

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IMPOSITION JEUNESSE « Comme ministre À LA SOURCE (DES CONSEILLERS) de l’Agriculture, il ministres femmes de plein exercice Faire payer l’impôt en temps réel, Imaginez un garçon de 25 ans général de l’organisation patronale. fonctionnaires se massent pour depuis 1958, et 23 % seulement de l’idée remonte à Valéry Giscard attablé à Bruxelles avec les repré- n’y avait aucune Mais tous rivalisent d’ingéniosité l’écouter, séduits par la bonne femmes directrices d’administra- d’Estaing. Ressortie par François sentants de l’UE. Ce jeune homme raison pour que pour se faire entendre. Une astuce humeur du personnage — autant tion. Hollande pour amadouer sa ne parle pas en son nom, mais au consiste à embaucher un ancien que par sa réputation. Inspecteur majorité, elle s’enclenche dès 2016 nom de la France. Entre ses mains, Le Maire s’inté- de Bercy, familier de ses rouages des Finances, protégé de Jean- et le directeur du fisc exprime alors un dossier à 206 milliards d’euros : la – le Medef et l’U2P l’ont fait – ou à Pierre Jouyet, le jeune homme se FRANÇAISE DES JEUX sa confiance : « Il y aura forcément réforme de la réglementation sur les resse à Bercy, y placer un lieutenant – pratique sent chez lui à Bercy. Il s’en faut des frottements au début, confie assurances. Cette histoire rappelle à part celle de courante, par exemple, à la SNCF. de peu pour qu’il devienne rapide- Bruno Parent. Mais il y aura […] un celle de beaucoup de fonctionnaires, ment locataire des lieux : lors du parachute ventral, dorsal, tout ce qu’il envoyés tout jeunes négocier des vouloir être remaniement du printemps 2014, faudra ! » Confiance insuffisante dossiers cruciaux. Même topo dans MACRON Manuel Valls envisage de nommer pour convaincre Emmanuel Macron, les cabinets ministériels, où les candidat à tout Emmanuel Macron secrétaire d’État qui a reporté la réforme à 2019. jeunes conseillers se font parfois « Une rock star ». En 2012, ce jeune au Budget. François Hollande s’y L’imposition à la source risquait traiter de « gugusses » par leurs ce qui passe » trentenaire à la tignasse blonde oppose, arguant qu’un ministre C’est facile, c’est pas cher et ça peut aussi de rendre invisible la baisse interlocuteurs plus capés. François Baroin n’est pas encore connu de la France doit avoir été élu. À l’été suivant, rapporter gros ! La privatisation des cotisations prévue par le chef de entière mais, dans les couloirs de le renvoi d’Arnaud Montebourg, partielle de la Française des jeux – l’État. Budget, est lui aussi sur les rangs. Bercy, il fait déjà son petit effet, se après ses insolences répétées, libère aujourd’hui largement publique – rap- BRUNO LE MAIRE « Comme ministre de l’Agriculture, il souvient un conseiller ministériel la place de ministre de l’Écono- porterait 300 à 400 millions d’euros n’y avait aucune raison pour que Le de l’époque. Emmanuel Macron mie. Emmanuel Macron est jeune, aux caisses de l’État. Le sujet revient INSPECTION Maire s’intéresse à Bercy, à part celle est alors secrétaire général adjoint pro-business, parfaitement anglo- donc souvent à Bercy. Mais cette idée DES FINANCES de vouloir être candidat à tout ce qui de l’Élysée, en charge de l’éco- phone : après tout, pourquoi pas ? braque la direction du budget, qui a passe », moque François Baroin. À nomie. Il vient donc régulière- Le voilà donc propulsé au troisième même bloqué en 2014 une tentative « C’est l’énarchie qui gouverne Bercy », l’issue d’une guerre sourde, riche en ment au ministère des Finances. étage de Bercy, à seulement 37 ans. pourtant ordonnée par François Hol- pointe un conseiller politique. En fait, coups bas, ce dernier l’emporte en À son passage, les conseillers et lande. Les raisons ? Cette direction trois filières se partagent l’essentiel 2011. Bruno Le Maire, lui, attendra entend défendre le « jeu responsable » des postes : ENA (administrateurs 2017. (voir aussi « Tremplin ») et garder ses rentrées fiscales. Men- civils et inspecteurs des finances), songe, selon une autre direction ber- ingénieurs des Mines et Insee cyenne. L’Agence des participations (administrateurs ou inspecteurs). LOBBYING de l’État (APE) reproche au budget De quoi cultiver l’uniformité. Les (DONT MEDEF) d’utiliser la FDJ comme une « vache recruteurs tentent de diversifier, à lait » et un débouché pour recaser sans toujours réussir : « Au bout Il lui aura fallu de la patience. Au Pas de lobbying formalisé à Bercy, ses fonctionnaires. L’APE lorgne, elle, d’un an, un jeune diplômé d’école de printemps 2011, Bruno Le Maire, mais un réseau d’influences diffuses. sur les millions que pourrait rappor- commerce rentre dans le moule. Il se ministre de l’Agriculture, s’imagine Cela peut passer par l’expertise. ter la privatisation. De quoi abonder remet dans les pantoufles », regrette déjà au poste de ministre des « Le Medef est l’institution la plus le fonds pour l’innovation de Bruno Isabelle Braun-Lemaire, aujourd’hui Finances, celui de Christine Lagarde, consultée, compte tenu de l’amplitude Le Maire… ou renflouer le nucléaire secrétaire générale des ministères. en partance pour le FMI. Mais de nos domaines de compétences », français. François Baroin, alors en charge du estime Michel Guilbaud, directeur

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MAROTTES PAPON (MAURICE)

Chargés de traquer les moindres d’Arnaud Montebourg, frustré de ne − permet d’affiner l’analyse, selon Des visages en noir et blanc, pour racontent, eux, que les cabinets l’automne, où il arrive au Parlement. sources d’économies, les fonction- pouvoir y accéder alors qu’il occupe ses partisans. Mais selon les détrac- la plupart. Une large majorité refusent l’envoi de dossiers en Les élus y ajoutent alors leur grain naires du Budget ont mauvaise le poste de ministre du Redres- teurs du système, il déresponsabi- d’hommes. Ils posent à leur bureau, version électronique. « Il y a une de sel, pas toujours du goût du presse. « Ce sont des obsession- sement productif. Mais d’autres lise aussi chacun des rédacteurs de ou à côté du drapeau français. Ces question de contrôle de l’informa- gouvernement. Certaines propo- nels qui ont leurs marottes », peste nuancent cet intérêt. « Mésange est la note, noyé dans la masse. dizaines de portraits trônent dans tion dans tout ça », analyse l’ex- sitions reviennent régulièrement : un ancien conseiller. Parmi ces totalement inopérant pour prévoir, le hall de l’hôtel des ministres. De secrétaire d’État au Numérique supprimer les crédits d’impôt « marottes » : les dépenses militaires. par exemple, l’impact psychologique Pierre Mendès France à Emmanuel Axelle Lemaire. Ce combat survit recherche, baisser la TVA sur les Le budget de l’armée suscite chaque d’une mesure », prévient Jean-Luc OLIVE Macron, d’Antoine Pinay à Christine aux alternances : « Vivement le parcs d’attractions ou les tampons année un bras de fer entre Bercy et Tavernier, directeur de l’Insee. Lagarde, de Valéry Giscard d’Estaing parapheur électronqiue ! » a tweeté hygiéniques jugés de première le ministère de la Défense. Débats à Jérôme Cahuzac, ils immortalisent Gérald Darmanin fin novembre nécessité... À l’automne 2015, enflammés entre conseillers, appels ceux qui ont conduit le ministère. dernier, avec une photo de la plusieurs députés obtiennent ainsi au président, et même fuites dans NOTE Un seul visage fait défaut : Maurice montagne de dossiers qui attendent de faire passer la TVA de 20 à 5,5 % la presse. Michel Sapin en plaisante Papon, qui a été ministre du Budget sa signature. sur ce produit, contre l’avis du volontiers : « Je n’ai pas encore vu À Bercy, la note n’a rien à voir entre 1978 et 1981. ministre. « Il n’y a rien de pire qu’un de plaintes dans Le Figaro, donc ça avec la musique, même si elle parlementaire qui trifouille dans doit aller. » Une allusion claire au peut générer des dissonances. Il PLACE la fiscalité », moque Éric Woerth, lobbying que pratiquerait dans les s’agit d’une expertise rédigée par Olive est un vrai chat, qui musarde PARAPHEURS pourtant lui-même député. pages du quotidien le propriétaire un conseiller technique. D’une dans la cour du ministère. Sa La place ? Traduisez le secteur des du titre, l’industriel Serge Dassault, longueur d’une à deux pages, elle célébrité (locale) a inspiré une fable banques et de l’assurance. Fon- fabricant des avions de combat doit aider le ministre à prendre sa grinçante : les directions réalisent damental pour l’économie. « Les POPOTE Rafale. Autre marotte, la politique décision. Simple, en apparence. soudain la présence du félin et banques ont leur lit de camp à Bercy ! » du logement. Chaque année, la Mais dans les faits, le cheminement décident de « traiter » le problème tempêtait en son temps le ministre direction du budget pointe les 40 d’une note révèle la complexité des chacune à sa manière. Les douanes Arnaud Montebourg. C’est un peu milliards d’euros dépensés dans entrelacs du pouvoir. Exemple : le refusent de s’en occuper à cause exagéré, mais un ancien du Trésor le logement avec une efficacité ministre commande une expertise des réductions d’effectifs, la com- confirme l’existence d’un lien pri- contestable. Sans être entendue. Du sur la réglementation des assu- munication espère l’utiliser pour vilégié : « Toute administration qui moins jusqu’à l’arrivée d’Emmanuel rances-vie. Son cabinet transmet l’image du ministère, la direction du a une proximité avec une industrie Macron à l’Élysée. La baisse des APL la demande au directeur du Trésor. personnel propose de le délocaliser… développe forcément une relation et la refonte du système d’aides, Lui-même la transmet à un chef de Une fiction qui illustre les contra- particulière avec elle. » Un lien La cantine des conseillers minis- annoncée pour 2018, ont ravi « les service. Lequel confie le sujet à une dictions bien réelles qui déchirent matérialisé par des consultations tériels, au septième étage. « Très obsessionnels ». « petite main », en général tout juste Bercy. informelles permanentes, sur tel bon, quoiqu’un peu gras », décrit un diplômée. La note rédigée emprunte Comme toute machine d’une telle ou tel projet, mais aussi par des habitué. La « popote » est surtout ensuite le chemin inverse : relue, Au diable le numérique ! ampleur, le ministère de l’Économie réunions officielles, au moins une un baromètre de l’ambiance qui MÉSANGE annotée et corrigée par chaque Aujourd’hui encore, et des finances ne se meut qu’avec fois toutes les deux semaines. règne entre les ministres : en cas de strate hiérarchique. À son arrivée il arrive qu’on croise, lenteur. Au diable le numérique ! relations glaciales, leurs cabinets se Un oiseau rare, ce Mésange. Ce sur le bureau du ministre, la note le soir, un ministre Aujourd’hui encore, il arrive qu’on PLF saluent à peine, à l’heure du déjeuner. logiciel est censé prédire les effets ne ressemble que vaguement à la croise, le soir, un ministre poussant Si elles sont plus apaisées, les troupes d’une décision politique sur l’éco- production initiale. Ce circuit très poussant un plein un plein chariot de parapheurs. Le PLF, projet de loi de finances, discutent volontiers, voire – c’est rare nomie. L’outil miraculeux, aux yeux hiérarchisé − voire bureaucratique chariot de parapheurs. Des directeurs d’administrations rythme la vie du ministère jusqu’à – partagent une table.

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PUTES BOURGEOISES VIRGULE VITESSE Ce surnom fleuri et désormais lecture politique aux expertises de Emmanuel Macron, passé de l’ano- a occupé son poste entre 2009 et inusité désignait autrefois les l’administration, n’isolent-ils pas nymat à la candidature présiden- 2017. En Grande-Bretagne, quatre Jusqu’où un chef de l’État doit-il membres de l’administration le ministre ? Devenu président, tielle en deux ans. se sont succédé en vingt ans ! En entrer dans le détail, en matière de du Trésor, par opposition à la Emmanuel Macron a limité le France, le convoité fauteuil de finances publiques ? Les présidents direction du Budget et ses « moines nombre de conseillers à dix par ministre de l’Économie est aussi un successifs ont manifesté un intérêt soldats ». Des dénominations qui ministre. Précisément pour réduire VALSE siège éjectable. inégal pour l’économie. La relation disent bien les identités fortes et les intermédiaires. L’ex-ministre de fut distante sous Jacques Chirac contradictoires du ministère, la l’Économie connaît bien le sujet. et François Mitterrand, teintée, prestigieuse et libérale direction Lors de son passage à Bercy, il avait VERROU FISCAL chez ce dernier, de mépris pour du Trésor ayant en charge le largement dépassé ses effectifs « l’argent-roi ». Elle fut au contraire financement de l’économie, tandis autorisés, grâce à une pratique qui Ce « verrou » ouvre un tiroir-caisse très minutieuse sous Valéry Giscard Elles s’appellent Concorde et Bercy que le Budget serre les cordons de la tient du sport national : des conseil- virtuel. Il désigne le monopole d’Estaing, lui-même ancien ministre et se dandinent sous le pilier sud bourse. lers censément partagés, mais accordé à Bercy pour déclencher de l’Économie, et sous François de Bercy, au rythme du clapot de la monopolisés par son cabinet, ou des poursuites contre un fraudeur Hollande. Ancien magistrat de la Seine. Ces deux navettes fluviales d’autres recrutés comme « chargés fiscal. Ce dernier peut donc choisir : Cour des comptes, passionné par la sont l’apanage du ministre de l’Éco- SHADOKS de mission », qui ont l’avantage de refus de payer et poursuites judi- question fiscale, « il pouvait passer nomie et des finances. Il peut, grâce ne pas apparaître au Journal officiel. ciaires, ou paiement immédiat de un temps fou sur un détail, un chiffre à elles, rallier les autres lieux de son dû. Les syndicats et la gauche après la virgule, soupire Pierre pouvoir en un temps record (moins critiquent souvent ce système, Moscovici. Je regardais au plafond de dix minutes pour rejoindre TREMPLIN accusé de réserver un traitement et j’essayais d’imaginer Mitterrand en l’Assemblée nationale). L’occasion de faveur aux « délinquants en col train de faire cela... » d’une discussion avec ses conseil- « Ministre de l’Économie ». Sur un blanc ». Christian Eckert lui-même lers, ou sa famille (Nicolas Sarkozy CV politique, peu de titres sont y était défavorable… jusqu’à ce y faisait monter ses fils !). Ou encore plus prisés. « Être passé par Bercy, qu’il devienne secrétaire d’État au l’opportunité de prendre le large, c’est indispensable quand on nourrit Budget et défende le dispositif avec comme Emmanuel Macron le 30 des ambitions, affirme Jean-Fran- En sa présence, on lui donne du faconde : « Qu’est-ce qu’on veut ? On août 2016, jour de sa démission. L’auteur du coup de crayon est çois Copé (ministre du Budget « Monsieur le Ministre ». Dans son veut simplement mettre des têtes au — anonyme, mais il connaît à coup entre 2004 et 2007). Le ministère du dos, il est cruellement surnommé « le bout des piques ? Nous, ce qu’on veut, sûr Bercy de l’intérieur. Une bande Budget, c’est la tour de contrôle de ministre de passage ». La citadelle de c’est rentrer l’impôt ! » dessinée, inspirée des « Shadoks », l’État, c’est de là que tout procède. » Bercy en a vu passer, des roitelets circule sous le manteau au « Le cœur du nucléaire », complète convaincus de leur toute-puissance, « Qu’est-ce qu’on veut ? ministère. Elle moque l’inutilité François Baroin. Certes, François emportés par le remaniement Frédéric Says On veut simplement et Marion L’Hour des cabinets ministériels, dont le Hollande ou Georges Pompidou ont suivant. En quinze ans, Bercy a Dans l’enfer seul talent serait de déplacer les pris l’Élysée sans avoir connu le vu se succéder douze ministres de mettre des têtes au de Bercy – Enquête problèmes, tout en rendant compte ministère des Finances, mais Valéry l’Économie et des finances. Soit bout des piques ? Nous, sur les secrets avec déférence au ministre. Ces Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy, une durée moyenne d’un an et trois ce qu’on veut, c’est du ministère « drôles d’oiseaux » illustrent une Laurent Fabius ou Christine Lagarde mois ! Les pays étrangers observent rentrer l’impôt ! » des Finances, interrogation plus large : les conseil- y ont façonné leur statut d’homme ce manège avec circonspection. En Jean-Claude Lattès, lers du cabinet, censés apporter une − et de femme − d’État. Tout comme Allemagne, le ministre des Finances Christian Eckert 2017.

119 120 POLITIQUE & ÉCONOMI€ LA GRANDE DÉSILLUSION

RÉCIT « Mon ennemi, c’est la finance ! » avait déclaré le candidat Hollande en course pour la présidentielle. Il était alors alimenté en notes par une jeune spécialiste en macroéconomie issue de Polytechnique : KARINE BERGER. Élue députée dans la foulée de son héros, elle parvient à se glisser dans la très réservée commission des finances, mais veut devenir rapporteure de la grande loi économique de gauche : celle de la séparation bancaire, qui permettrait de lutter contre ce qu’on appelle, c’est éloquent, « la finance casino ». Spolions tout de suite l’affaire : Karine Berger n’y arrivera pas. Pour Charles, elle a accepté de raconter les coulisses de cette défaite historique de la gauche au pouvoir contre les puissances économiques. Récit.

PAR MATHIAS THÉPOT PHOTOS NADÈGE ABADIE

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Au lendemain du discours du Bourget, « la finance s’est réveillée avec la gueule de bois, explique Karine Berger. C’était la panique totale dans les conseils d’administration des banques »

juin 2012. fiscale et grande réforme Mais rapidement, elle va se tourner vers un autre loi de séparation. Bref, à cette époque, les politiques Six semaines de la finance, le candidat a objectif : obtenir le poste de rapporteure de la loi de sépa- montrent unanimement leur volonté de couper les 19 après l’élec- beaucoup promis en matière ration bancaire, l’une des promesses phare de François banques en deux. Leur but est d’isoler les activités les tion de François Hollande à la d’économie. Il se murmure Hollande, qui pourrait faire date. Dans un discours plus spéculatives qui ont provoqué la crise bancaire, présidence de la République, dans les couloirs de l’As- hautement symbolique au Bourget, un soir de janvier afin que ce ne soit plus l’épargnant ou le contribuable le verdict des élections semblée que Karine Berger 2012, le candidat Hollande a promis qu’il mènerait qui vienne au secours des traders qui ont dégoupillé législatives assure au Parti devrait rapidement prendre « bataille » contre son « adversaire » : « la finance », qui sur les marchés. Autrement dit, l’idée est de sortir de socialiste d’avoir les coudées des galons. D’autant qu’elle n’a « pas de visage, pas de parti », mais qui pourtant ce système pervers où les banques privées privatisent franches. Il a désormais la s’est engagée à plein-temps « gouverne ». Il précisait : « Maîtriser la finance commen- allégrement leurs profits et socialisent leurs pertes. majorité aux deux chambres au côté de François Hollande cera par le vote d’une loi sur les banques qui les obligera du Parlement, dirige les plus grandes régions, la plupart pour mener campagne, lui rédigeant plusieurs dizaines à séparer leurs activités de crédit de leurs opérations RÉCIT D’UN RENONCEMENT des grandes villes et des départements de France. Après de notes. Elle a d’ailleurs la ferme intention d’apporter spéculatives. » Au-delà de l’aspect technique de cette Mais en France, de séparation, il n’en sera pas question dix ans de droite, tout est donc réuni pour qu’un virage son expertise sur les questions fiscales, budgétaires, séparation, mener à bien cette promesse de campagne pour l’exécutif socialiste. Dès la campagne, le monde politique s’opère à gauche. mais aussi financières durant son mandat. revêt une portée hautement symbolique : le politique se financier avait déjà imposé sa vision. Au lendemain montrerait enfin capable de moraliser le capitalisme et du discours du Bourget, « la finance s’est réveillée avec la Élue députée dans la première circonscription des MANŒUVRES POLITIQUES de faire revenir à plus de raison la « finance casino » qui gueule de bois, explique Karine Berger. C’était la panique Hautes-Alpes, la socialiste Karine Berger découvre Pourtant, la native de Limoges va rapidement déchanter. dicte ses intérêts. Des intérêts souvent contraires à ceux totale dans les conseils d’administration des banques ». le luxe du palais Bourbon, l’hémicycle, ses salons, sa D’abord à l’Assemblée, c’est moins le CV que l’expé- des citoyens. « Je voulais absolument être rapporteure de Subtilement, le lobby bancaire a alors avancé ses bibliothèque et ses décors réalisés par des grands noms rience qui prime pour obtenir les postes qui comptent. cette loi », nous raconte Karine Berger dans un café du pions et fait passer ses messages aux proches du futur de l’art français. Impressionnée par le poids de l’his- « Pour s’imposer à l’Assemblée, les manœuvres politiques xivème arrondissement parisien. Là non plus, ce ne sera président... tout en propageant ailleurs l’idée qu’une toire dans ces lieux, cette polytechnicienne de 39 ans prennent le dessus sur tout le reste, peu importent vos pas mince affaire : « L’idée initiale de l’exécutif était de élection du candidat socialiste entraînerait une hausse emménage dans son bureau rue de l’Université, avec compétences, qui ne sont d’ailleurs pas un critère quali- nommer rapporteur un député des plus dociles avec les instantanée des taux d’intérêt de la dette française et l’idée de « ne pas trop se faire remarquer ». Pourtant, son fiant dans le monde politique actuel », témoigne Karine banques », se rappelle-t-elle. Après plusieurs semaines ferait plonger la bourse. « Le monde bancaire ne voulait curriculum de macro-économiste relate des passages Berger. Elle va éprouver les pires difficultés pour obtenir d’âpres négociations, elle obtiendra tout de même le pas de lui », se souvient Karine Berger. À l’entourage de dans la haute administration de Bercy ainsi que dans le une place dans la prestigieuse commission des finances, poste, grâce à l’appui décisif de l’expérimenté député Hollande, les multinationales françaises de la finance secteur privé en tant que cheffe économiste chez l’assu- là où les questions économiques et financières sont aubryste, Pierre Alain-Muet, son ancien professeur de (BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE) reur crédit Euler Hermes. De quoi lui conférer une légi- tranchées. « Certains veulent être affectés à cette commis- Polytechnique. vont expliquer que le contexte est très difficile pour timité singulière en ces temps où l’économie prend de sion uniquement pour le prestige et non pour y travailler elles, que de nouvelles contraintes en matière de régula- plus en plus de place. les sujets techniques de l’économie », explique-t-elle. Ce À cette époque, l’espoir de réguler la finance est d’autant tion pèsent déjà lourd. Et qu’il ne fallait donc pas ajouter n’est qu’au prix de nombreux coups de fil au ministre plus fort que la dynamique est alors internationale : des à cela une réforme qui affecterait durement la capacité La campagne menée par François Hollande a d’ailleurs de l’Économie et des finances, Pierre Moscovici, qu’elle lois similaires sont annoncées aux États-Unis et au des banques à accorder des crédits à l’économie « réelle », beaucoup tourné autour de ces thèmes : renégocia- a côtoyé durant la campagne, que la députée obtiendra Royaume-Uni. Un peu à la traîne, l’Europe a commandé c’est-à-dire les ménages et les entreprises. Pire, en cas tion du Pacte de croissance européen, amélioration du son siège à la commission tant convoitée. un rapport au gouverneur de la banque centrale finlan- de séparation, les banques risqueraient de licencier pouvoir d’achat des Français, rétablissement de l’équité daise Erkki Liikanen dans le but d’élaborer sa propre une partie des 400 000 personnes qu’elles emploient en

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Pourtant désignée rapporteure de la loi, Karine Berger ne découvrira le texte qu’au moment de sa présentation en Conseil des ministres. Et sans surprise, « c’était la version la plus soft possible qui avait été élaborée par Bercy et la direction du Trésor, en lien avec la Banque de France et la Fédération bancaire française »

France. Un chantage à l’emploi toujours très efficace ex-directeur général du FMI, et Jean-François Lepetit – loi sépare donc… 1 % de le Trésor. « Bercy était en auprès de dirigeants politiques qui promettent d’inver- sont des anciens conseillers de… Pébereau lui-même ! la Société générale. Bref, relation directe avec les ser la courbe du chômage… c’est une non-loi. Pour banques. Ils avaient proba- Les dés sont donc pipés. Pourtant désignée rapporteure sauver la face, Karine blement déjà dealé le texte Un autre argument va faire mouche : séparer les de la loi, Karine Berger ne découvrira le texte qu’au Berger déposera un bien avant sa présentation activités bancaires nuirait à la souveraineté de la moment de sa présentation en Conseil des ministres, à la amendement donnant la en Conseil des ministres », France, car, seules, les banques d’affaires françaises mi-décembre. Et sans surprise, « c’était la version la plus possibilité au ministre de pense Karine Berger, qui ne tiendraient pas la comparaison face à leurs homolo- soft possible qui avait été élaborée par Bercy et la direction l’Économie de fixer par avoue être « déçue » par la gues américaines, qui viendraient imposer leur loi sur du Trésor, en lien avec la Banque de France et la Fédéra- décret un seuil au-delà loi. Voilà en fait plusieurs le territoire national. Pire : si l’on sépare, les banques tion bancaire française (FBF, le lobby bancaire – NDLR) », duquel les activités de décennies que les hauts françaises seraient contraintes d’abandonner leur rôle assure-t-elle. La séparation entre les activités de dépôt marchés des banques potentiellement spéculatives fonctionnaires de la direction du Trésor entretiennent de placeurs des titres de dette publique français, car et les activités spéculatives est certes sur la table, mais devront être filialisées. Une manière de remettre à plus une forme de connivence avec le monde de la finance elles seraient moins bien notées, laissant le placement avec de multiples exceptions. Sans vergogne, le cabinet tard la séparation en espérant notamment que l’Europe française : la quarantaine passée, ils deviennent volon- des emprunts français tomber dans les seules mains des de Pierre Moscovici expliquera pourtant à qui veut l’en- ira plus loin sur ce point – ce qui n’a jusqu’ici pas été le tiers des cadres dirigeants du secteur bancaire, souvent banques américaines… Tous ces arguments souffrent de tendre que le texte est parfait. Le tout entretenu dans cas. après un passage en cabinet ministériel. On parle ainsi nombreuses contradictions, certes, mais les dirigeants une opacité totale : il n’y avait pas d’étude d’impact dans de « pensée Trésor », un mélange d’ultralibéralisme issu politiques n’y prêteront pas attention, tant l’idée que le projet de loi, Bercy jugeant « malheureusement impos- Pire, cet amendement, aussi inoffensif soit-il, provo- des années 1980 et de carriérisme. Chaque établisse- la France devienne le prochain « domino » de la zone sible, compte tenu du très petit nombre de banques concer- quera tout de même l’ire des banquiers français qui ment bancaire dispose ainsi de « relais » plus ou moins euro les terrorise. Pressé par le poids de la dette, par nées et pour des raisons de confidentialité et de respect du monteront cette fois-ci directement à l’Élysée pour se officiels auprès du politique. Des relais qui n’ont aucun le chômage et par le constat de sa propre impuissance secret des affaires, d’exposer les ordres de grandeur- cor plaindre. Et c’est Emmanuel Macron, alors secrétaire mal à convaincre les élus qui se doivent de faire preuve devant la technicité du sujet, l’exécutif socialiste ne va respondant à la taille de l’éventuelle filiale ». Les députés général adjoint du Palais, qui appellera Karine Berger de la plus grande prudence et de la modération la plus donc opposer aucune résistance aux arguments des furent donc appelés à voter une loi de séparation… sans pour qu’elle retire l’amendement. Mais celui-ci faisait avisée pour des sujets aussi importants et techniques. banques. pouvoir connaître les contours des futures filiales. « Pour partie d’un accord de groupe négocié avec Europe « Dans le doute, il ne peut pas y avoir de volonté politique », dire les choses clairement : alors même que c’était l’objectif Écologie-Les Verts (EELV), et le gouvernement ne disait Michel Rocard… Avec Pierre Moscovici à la tête Bercy va même laisser le lobby bancaire participer principal du texte de loi, je n’ai toujours pas réussi à me voulait pas prendre le risque qu’un groupe de frondeurs de Bercy, le stratagème a parfaitement pris. « Il a abordé activement à l’élaboration du projet de loi par le biais convaincre de combien il fallait couper les banques pour se crée dès la première année du mandat. L’amendement le texte de manière très politique, dans une logique d’équi- du conseil de régulation financière et du risque systé- limiter les risques… » avoue aujourd’hui Karine Berger. sera donc intégré à cette coquille vide de loi bancaire qui libre, détaille Karine Berger. Il a sondé quels étaient ses mique (Coréfris). Rapidement rebaptisé « commission sera finalement votée en juillet 2013. appuis au sein du gouvernement, des banques françaises Pébereau », du nom de l’ancien P.-D.G. de la BNP Paribas, Ironie de l’histoire, ce sera le P.-D.G. de la Société et au sein de l’Union européenne », ajoute-t-elle. À ce ce Coréfris était alors composé du ministre de l’Écono- générale, Frédéric Oudéa, qui avouera lors d’une LES « RELAIS » DE BERCY petit jeu de lutte d’influence, les banques l’ont emporté mie, des différents régulateurs français, mais aussi de audition publique à l’Assemblée nationale que le projet Les banques ont donc obtenu ce qu’elles voulaient : haut la main. Et ce n’est de toute façon pas du PS que trois personnalités qualifiées choisies en raison de leurs de loi sépare « entre 3 et 5 % » des activités de marchés de enterrer le discours du Bourget. Et pour y arriver, elles les soutiens auraient pu venir. Dès l’été 2012, la bataille compétences dans les domaines monétaire, financier ou sa banque. Des activités de marchés qui représentaient ont pu s’appuyer sur la bienveillance d’un allié fidèle : le contre la finance n’est plus la priorité. Le congrès de économique. Mais deux sur trois – Jacques de Larosière, elles-mêmes 22 % des revenus totaux de la banque. La ministère des Finances et son service le plus puissant : fin d’année occupe déjà tous les esprits : il y sera acté

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Dans les couloirs de l’Assemblée, les GAFA se sentent comme chez eux. Au moindre amendement les concernant, « des émissaires de Google débarquent dans votre bureau, vous expliquent qu’il vaut mieux laisser tomber, car Matignon est avec eux, etc. », relate Karine Berger. le virage vers la politique de l’offre par la baisse des du respect de la création, du respect des auteurs ou même L’ÉCONOMIE PREND LE PAS SUR LE POLITIQUE même « le thème de campagne qui intéressait le plus charges aux entreprises. Moins technique, ce sujet de la loi fiscale par les grandes entreprises du numérique », Pour les socialistes, l’échec est immense. La grande François Hollande… » témoigne Karine Berger. Mais le économique n’en est pas moins un enjeu politique fort. hallucine la députée des Hautes-Alpes. « C’était même erreur de François Hollande fut d’avoir laissé les thèmes virage vers la politique de l’offre rendait sa promesse Il cristallise les tensions au sein du parti et entérinera assumé par les ministres ! » fustige-t-elle. Dès que le sujet économiques prendre le pas sur le politique. « L’erreur irréalisable. « Le gouvernement a donné 40 milliards aux de fait le désengagement du politique vis-à-vis de la devient épineux pour ces entreprises, c’est silence radio collective a été de basculer dans un discours économique entreprises, rappelle-t-elle. Ces 40 milliards, il a bien fallu réforme de la finance. au gouvernement. La contradiction n’est pas acceptée. technique et mal maîtrisé », concède Karine Berger. Une les prendre quelque part… » Et les ménages ont trinqué. « Tout ce que les entreprises du numérique font est façon de faire de la politique qui donne des gages au INGÉRENCE DES LOBBYS ÉCONOMIQUES considéré comme magnifique ; et le mot liberté est le seul monde des affaires et éloigne les citoyens des grandes Au-delà de la défaite idéologique, François Hollande Dès lors, les exemples d’ingérence des lobbys écono- autorisé ! » peste Karine Berger. « Et moi qui voulais taxer décisions qui les concernent. Consciemment ou non, s’est donc trompé de combat. Mais y a-t-il encore de miques – confiants quant à leur capacité à convaincre Youtube et Dailymotion… » François Hollande aura alimenté ce cercle vicieux qui l’espoir pour celles et ceux qui souhaitent mettre au l’exécutif – dans les décisions politiques vont se mul- voit le politique s’engluer dans sa propre servitude pas le capitalisme sauvage ? « Je suis persuadée qu’il y a tiplier durant le quinquennat. Les grands groupes En fin de quinquennat, les députés PS réussiront volontaire face aux puissances économiques. Or, « rien une forme de magie oubliée en politique. Je crois qu’il est privés auraient eu tort de s’en priver. Les géants du Net, tout de même à faire passer un amendement visant à ne justifie qu’il faille remplacer le politique par l’économie, encore possible de rassembler des gens sur des objectifs notamment, vont profiter de la bienveillance des élites mieux imposer les « bénéfices détournés » des multi- martèle Karine Berger. Les Français n’ont que faire de et un destin commun sans forcément maîtriser tous les politiques dirigeantes. Comme plusieurs députés de la nationales, à commencer par ceux des GAFA. « Ce n’est savoir si le déficit est de 3,1 % ou de 2,8 % du PIB ». tenants et les aboutissants de ce destin. Il est encore majorité de l’époque, Karine Berger aurait pourtant bien qu’un début, mais soyons clairs : pour la survie de nos possible de susciter des sentiments, des pulsions. C’est ça, aimé forcer ces entreprises à payer davantage d’impôts économies, il faudra taxer un jour ou l’autre ces géants Cet envahissement du discours économique atteindra la beauté de la démocratie et de la République ! » s’emballe en France. Elles qui en paient déjà très peu. Horreur ! du numérique », assume Karine Berger. Ce dernier son paroxysme durant les vœux du 31 décembre 2014 où Karine Berger, qui semble alors retrouver ses utopies de « Personne ne voulait taxer le numérique au sein du gou- amendement ne viendra toutefois pas balayer les « frus- François Hollande détaillera son virage vers la politique jeunesse. Mais elles retombent rapidement. « Mon idéal vernement. À chaque fois que nous commencions à parler trations » accumulées par la députée des Hautes-Alpes de l’offre. « Je n’en revenais pas ! Un soir de réveillon ! » s’est abîmé avec l’expérience du réel… » Elle avoue être d’imposition des GAFA, (Google, Amazon, Facebook, durant le quinquennat. Ses désaccords nombreux avec s’exclame Karine Berger. Même « sous Sarkozy, on n’avait atteinte par « une forme de désillusion » sur la capacité Apple – NDLR), on nous prenait pour des fous ! », ful- la politique macroéconomique de François Hollande jamais autant parlé d’économie ». « C’est une impasse, et du représentant du peuple « à agir sur la politique écono- mine-t-elle. Ces fers de lance de la nouvelle économie lui auront valu d’être mise au placard. Elle n’était Macron est sur la même ligne… Certes, lui maîtrise son mique ». bénéficient d’une fascination totale des politiques au pourtant pas « frondeuse », mais durant le quinquennat, sujet, mais on ne fait pas de la politique en parlant prin- pouvoir qui les craignent autant qu’ils les admirent. elle avoue n’avoir eu aucune influence sur la politique cipalement d’économie. Cela ne peut pas marcher ! », juge Depuis sa défaite aux législatives, elle a décroché de Du coup, dans les couloirs de l’Assemblée, les GAFA se macroéconomique française. Une immense déception Karine Berger. Elle cite de Gaulle qui avait dit après un l’actualité et donné naissance à un enfant. Toujours sentent comme chez eux. Au moindre amendement les pour Karine Berger, car la politique économique était la entretien avec Pierre Mendès France : « Je ne laisserai dans les petits papiers du PS, elle se pose tout de même concernant, « des émissaires de Google débarquent dans principale raison de son engagement au PS en l’an 2000, plus jamais personne me parler d’économie pendant plus des questions sur son avenir. « Je suis malheureusement votre bureau, vous expliquent qu’il vaut mieux laisser elle qui admirait la manière dont Strauss-Kahn menait de vingt minutes… » persuadée que j’aurai plus d’influence sur la politique éco- tomber, car Matignon est avec eux, etc. » relate Karine sa barque à Bercy. Karine Berger boira même le calice nomique de mon pays avec des responsabilités au sein du Berger. Autres exemples : lors des débats concernant jusqu’à la lie, puisque comme la plupart de ses camarades Du reste, en matière économique « ce que les gens ont monde de l’entreprise », confesse-t-elle, presque résignée. les lois sur la liberté de création et sur la République du PS, elle subira en juin 2017 la vague « macroniste » retenu du quinquennat Hollande, c’est la baisse de leur Un aveu qui en dit long sur la défaite de la démocratie numérique, toutes deux votées en 2016, « à aucun lors des législatives, éliminée dès le premier tour dans pouvoir d’achat ». Avant son élection, l’ancien président face aux forces de l’économie. — moment, il n’a pu être abordée de manière claire la question sa circonscription. de la République avait pourtant promis l’inverse. C’était

127 128 UNE AUTRE ÉCONOMIE EST POSSIBLE

RÉCIT

Dans les médias comme à l’université, il est parfois difficile d’opposer une voix savante, mais discordante, au libéralisme ambiant. Un couple d’éditeurs engagés, Henri Trubert et Sophie Marinopoulos, a comblé ce déficit de liberté d’expression en fondant Les Liens qui libèrent (LLL). En 2010, ils publient une violente diatribe contre le libéralisme : le Manifeste d’économistes atterrés. Il s’en vendra 400 000 exemplaires. Malgré cet incroyable succès, la pensée de ce groupe de macroéconomistes marxistes, keynésiens et institutionnalistes peine toujours à percer.

PAR CLÉMENCE DE BLASI PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA

’est l’un des principes fondateurs du journalisme : maison d’édition. « Pendant un déjeuner, il m’a demandé C en général, quand tout le monde regarde dans ce que l’on comptait faire, raconte Henri Trubert. Je lui ai un sens, mieux vaut tourner la tête dans l’autre. En répondu qu’on partait du constat qu’il y avait un paradoxe économie, il semble que ce soit un peu plus compliqué… énorme entre ce qu’on vit et le récit de la société occidentale « Aujourd’hui, on dirait qu’il n’y a plus qu’une seule façon actuelle. Ce qu’on sait de la société, c’est que ce sont les liens de voir les choses », soupire Henri Trubert depuis un et les interactions qui créent la réalité. Rien n’existe dans bureau de la maison d’édition qu’il a fondée « en pleine l’univers isolément. Ce qui est intéressant, c’est que l’on crise économique » avec son épouse, Sophie Marinopou- vit pourtant dans une société occidentale qui est marquée los. Leurs locaux, dans le vième arrondissement, côtoient du sceau de la déliaison. Avec Sophie, ce qu’on veut faire, ceux de la Monnaie de Paris. c’est montrer l’importance des liens et des interactions dans tous les domaines. » Leur signature est trouvée : Les C’est Bernard Maris, journaliste féru d’économie Liens qui libèrent (LLL) verront le jour en octobre 2009. Henri Trubert et Sophie Marinopoulos – assassiné à Paris le 7 janvier 2015, lors de l’attentat au siège de Charlie hebdo –, qui inspire son nom à la jeune

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De gauche à droite : Henri Sterdyniak, Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan

Elle – cheveux de jais, chemise rose poudrée – est psy- majeur », souligne Henri Trubert en cherchant des yeux par quatre chercheurs de renom : Thomas Coutrot, sta- que l’on continue comme en 14, sans jamais remettre en chanalyste de formation, spécialiste des questions de le volume de près de 1 000 pages dans les rayonnages tisticien au ministère du Travail et membre du conseil cause les fondamentaux du système. Aux États-Unis, ils famille et d’enfance. Lui – tempes grises, pantalon bleu fournis qui lui font face – désormais, leur catalogue scientifique de l’Association pour la taxation des tran- font une petite loi sur les banques ; nous, en France, on outremer, chaussettes à côtes crème dans des souliers réunit environ 180 titres. sactions financières et pour l’action citoyenne (Attac continue comme si de rien n’était », tempête Henri Trubert. de cuir brun – a déjà publié économistes et chercheurs France), Philippe Askenazy, directeur de recherche au pour le compte de la maison Fayard, pendant une « C’est l’un des plus grands livres d’économie qui aient CNRS, André Orléan, directeur d’études à l’École des « À l’époque, la remise en cause du système économique douzaine d’années. Tous deux finissent par se rencon- jamais existé. Il raconte toute l’histoire de l’économie hautes études en sciences sociales (EHESS) et Henri dominant était particulièrement compliquée. Il y avait des trer lorsque, sur les conseils d’une amie commune, depuis la Grèce antique à nos jours. Il prouve que chaque Sterdyniak, directeur du département économie de la voix dissonantes chez les économistes, mais qui n’étaient Sophie Marinopoulos lui fait parvenir ses manuscrits. système économique est l’expression d’une évolution des mondialisation de l’Observatoire français des conjonc- pas audibles dans la société. J’appelle Thomas Coutrot, que Bien des années plus tard, le premier ouvrage de leur représentations, et qu’il faut comprendre le système libéral tures économiques (OFCE). « La crise économique et je connaissais bien, et je lui dis : “Pourquoi on ne ferait collection, Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment comme un système qui s’est créé dans une certaine époque. financière qui a ébranlé le monde en 2008 n’a pas affaibli pas un petit texte là-dessus ?” Il me répond qu’ils en ont il va, est d’ailleurs signé de son nom. Puis paraissent un Il montre le retard de notre économie, restée fixée sur le la domination des schémas de pensée qui orientent les poli- déjà fait un, qui est sur Internet, et qu’il va voir avec les ouvrage sur l’agriculture industrielle, Bidoche, du jour- libéralisme, la théorie du ruissellement et l’intérêt indivi- tiques économiques depuis trente ans », alertent les éco- autres pour en faire un livre. Les autres lui objectent qu’il naliste Fabrice Nicolino (grièvement blessé dans l’atten- duel », énumère l’éditeur avec passion. nomistes en guise d’introduction. n’y a aucune raison d’en faire un livre, puisque c’est déjà tat contre Charlie hebdo) et Les Grandes représentations sur Internet : il m’a fallu trois semaines pour réussir à les du monde et de l’économie à travers l’histoire (« de l’univers En septembre 2010, dans le journal Le Monde, Henri « Dans ce papier, ils observent qu’on vient d’avoir une crise convaincre. Je leur ai assuré qu’il allait y avoir des articles magique au tourbillon créateur », précise le bandeau), de Trubert est intrigué par une tribune. Intitulée « Pourquoi financière – qui est peut-être la plus grave depuis celle de de journaux sur le livre, et que ça allait redonner une force l’économiste français René Passet. « Titre difficile, livre nous sommes des économistes atterrés », elle est signée 1929, on est à deux doigts d’un effondrement global –, et à leur manifeste », raconte Henri Trubert.

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« Nous avons entre nous des débats, c’est normal. D’ailleurs, je pense qu’il ne faut pas que nous hésitions à exposer ces débats, qui sont sans doute plus intéressants que ceux qui nous opposent aux libéraux » CHRISTOPHE RAMAUX

En publiant le Manifeste d’économistes atterrés, en bouclier contre la crise »…), mises en regard de 22 contre- Le problème des marxistes, c’est qu’ils sont absolument novembre 2010, la jeune maison d’édition a le nez creux : propositions, qui ne font d’ailleurs pas forcément l’una- coupés de la pensée dominante. Du coup, leur poids est 400 000 exemplaires de la brochure seront vendus. « Les nimité entre les signataires ! relativement limité. L’intelligence de Thomas Coutrot, qui a best-sellers, ça correspond à ce que les gens sentent, véritablement lancé le mouvement, c’est de s’être dit : pour mais qu’ils n’arrivent pas encore à exprimer », souligne MARXISTES ET KEYNÉSIENS DE GAUCHE, avoir un poids parmi les économistes, dans les médias et joliment le couple d’éditeurs. Qui eût cru qu’il soit si UNISSEZ-VOUS ! donc au sein du grand public, il faut réussir à rassembler facile d’écouler une brochure de 70 pages sur la dette en « Nous avons entre nous des débats, c’est normal. D’ail- des économistes de plusieurs vues, et donc des gens qui ne Europe ? leurs, je pense qu’il ne faut pas que nous hésitions à exposer sont pas marxistes, mais de centre gauche. C’est pour ça ces débats, qui sont sans doute plus intéressants que ceux que ça a marché : chacun d’entre nous avait son domaine Christophe Ramaux « Quand l’économie est devenue dominante dans tout, y qui nous opposent aux libéraux », jure, penché au-dessus de compétence, dans lequel il pouvait s’exprimer. Ce compris en politique, c’est normal que les gens s’y inté- d’un café noir, l’économiste Christophe Ramaux, maître qui nous a permis de former un bloc d’opposition, en ressent. Keynes, le plus grand économiste du xxème siècle, de conférences à l’Université Paris I. Il a participé à la mettant ensemble notre capital d’influence. » inspirateur du programme d’Emmanuel Macron et res- disait : “Les économistes sont des imbéciles. Si l’État coordination du Nouveau manifeste des économistes ponsable du plan d’investissement du gouvernement. est une voiture, surtout ne mettez l’économiste ni à la atterrés, publié en janvier 2015 – aux éditions Les Liens « Les économistes atterrés ont permis à un certain nombre place du chauffeur ni à la place du passager. Remisez-le qui libèrent (LLL), toujours. Outre quelques problèmes d’économistes qui ne se sentaient pas autorisés à intervenir Intitulée « Comment assurer la résorption des dettes à l’arrière !” Pour lui, l’économie était un instrument, et en de personnalités – ce qui, dans un milieu constitué de dans le débat public à le faire, confirme Thomas Coutrot. publiques en zone euro ? », cette note d’analyse étudie aucun cas une finalité. Le problème, c’est qu’actuellement, bac +10, n’a rien de très étonnant –, ce sont surtout les Aujourd’hui, on a passé la main à pas mal de jeunes qui plusieurs solutions. L’une d’entre elles fait grincer pas c’est le financier qui conduit. L’économiste est à sa droite, questions de la monnaie, de l’Europe et du rôle de l’État n’hésitent plus à écrire des tribunes ou à inclure dans leurs mal de dentitions : elle préconise la mise en place d’un et le politique et les citoyens sont dans le coffre. Si l’écono- qui partagent les Atterrés. pratiques professionnelles l’exercice de la parole publique. nouvel impôt exceptionnel sur le capital immobilier mie avait son rôle et qu’elle restait sur le siège arrière de Ça a renforcé l’expression des courants critiques en résidentiel. En cas de crise économique grave, l’État la voiture, les gens s’y intéresseraient beaucoup moins ! » « Parmi les économistes opposés à la pensée dominante, il y économie. Le but initial n’était pas de toucher des décideurs pourrait devenir copropriétaire de tous les terrains affirme Henri Trubert. a plusieurs écoles : des gens qui se réclament du marxisme politiques : c’était de résister au déferlement et au matra- construits résidentiels « à hauteur d’une fraction fixée et des keynésiens de gauche, comme Philippe Askenazy ou quage idéologique et médiatique qui laisse penser que de leur valeur », ce nouveau droit de propriété étant « Je ne pense pas qu’on soit dans le coffre. On est attachés moi-même. C’est-à-dire des gens un peu bêtes qui pensent l’économie dicte une seule voie possible. C’est un combat incessible. Ainsi, tous les propriétaires lui seraient rede- sur le siège arrière, on voit, mais on ne peut rien faire : c’est qu’on peut mieux faire fonctionner le capitalisme avec des pour mettre en évidence le pluralisme en matière de choix vables d’une somme annuelle correspondant à la partie beaucoup plus angoissant », enchérit Sophie Marino- politiques redistributives », rigole Henri Sterdyniak sous économique. C’est cette bataille démocratique qui est la possédée par l’État. L’idée, pour le moins radicale, n’est poulos. Les deux fondateurs des Liens qui libèrent ne le néon cru d’un bureau de l’OCDE, dans le xivème arron- fonction des économistes atterrés : l’économie n’est pas une pourtant pas nouvelle : elle avait déjà été examinée par font pourtant pas partie des signataires du Manifeste dissement de Paris. technique neutre, elle est au service de choix politiques ! » le Fonds monétaire international (FMI) en 2014. (10 474, à l’heure où nous rédigeons ce texte). Celui-ci pointe dix « fausses évidences qui inspirent des mesures Il reprend, après un long silence pensif, la voix chargée Il en veut pour exemple la polémique créée autour d’un « Après la publication de cette note, le gouvernement injustes et inefficaces » (« les marchés financiers sont favo- de malice : « Pour les marxistes, le capitalisme ne vaut rapport d’octobre 2017 du Commissariat général à la allemand a immédiatement appelé le gouvernement rables à la croissance économique », « l’envolée des dettes rien ; tandis que les keynésiens considèrent qu’il y a des stratégie et à la prospective (plus connu sous le nom français sur le mode : “Qu’est-ce que c’est que ces publiques résulte d’un excès de dépenses », « il faut réduire accommodements possibles, qu’il faut restaurer un capi- de France Stratégie), think tank rattaché à Matignon – conneries ?” À la suite de quoi, Édouard Philippe a sorti les dépenses pour réduire la dette publique », « l’euro est un talisme basé sur le compromis avec le modèle social. anciennement dirigé par l’économiste Jean Pisani-Ferry, un communiqué pour dire que le rapport était farfelu,

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« C’est ça qui est très drôle, finalement : des tas de gens sont persuadés que la pensée dominante est scientifique, alors qu’elle refuse complètement de s’intéresser aux phénomènes réels. » HENRI STERDYNIAK que France Stratégie disait n’importe quoi et qu’il allait « Mais c’est réconfortant, quelque part : quand vous avez Tirole défend l’idée que l’entreprise privée est le modèle, ciation n’est pas liée aux économistes atterrés, même si le mettre sous tutelle. Sauf que ce rapport est tout sauf des adversaires qui s’abaissent à ce niveau-là, vous vous et qu’il faut avoir recours à la régulation ou à l’entreprise beaucoup de ces derniers en sont membres. absurde. Il pose la bonne question, que tout économiste dites que vous n’avez pas forcément tort de penser ce que publique dans des cas tout à fait particuliers. Alors que, sérieux devrait se poser : à la prochaine crise financière, vous pensez ! Au fond, l’autoritarisme de Cahuc et Zylber- dans un grand nombre de cas, l’entreprise publique est la À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même comment fera-t-on ? Il est donc interdit de se poser cette berg traduit surtout leur grande fragilité intellectuelle », norme : pour l’éducation, pour la santé, il vaut mieux avoir chose ?, se demandent-ils dans un ouvrage collectif question aujourd’hui, ce qui est totalement irresponsable ! » égratigne Christophe Ramaux. recours à une entreprise publique, qui n’a pas le souci de publié en mai 2015 aux éditions Les Liens qui libèrent lâche Thomas Coutrot. la rentabilité, mais celui des élèves ! pointe Henri Sterdy- (LLL). « Ce livre a pour point de départ une lettre adressée « C’est ça qui est très drôle, finalement : des tas de gens niak. Un économiste a pu prouver qu’on aurait intérêt à en décembre 2014 par Jean Tirole à Geneviève Fioraso, Avant de tempérer : « Cela dit, le fait que des économistes sont persuadés que la pensée dominante est scientifique, prendre les 10 % d’élèves les plus mauvais et à les écarter à l’époque secrétaire d’État chargée de l’Enseignement de France Stratégie, du FMI ou de l’OCDE, qui ne sont alors qu’elle refuse complètement de s’intéresser aux complètement de l’école, parce qu’il est trop coûteux de les supérieur et de la recherche. Dans ce courrier, l’écono- pas franchement de notre côté, se posent ces questions- phénomènes réels. Vous pouvez faire des modèles pour former. (Il est secoué d’un rire bref) Du point de vue de la miste français jette tout le poids de son récent prix Nobel là montre quand même que ce qu’on raconte travaille expliquer comment fonctionnent les marchés quand tout rentabilité, oui. Mais du point de vue social, certainement à seule fin d’empêcher une réforme, pourtant portée par un certain nombre de gens, même dans les sphères des le monde est rationnel, bien sûr, mais ce n’est absolument pas ! » des centaines d’économistes universitaires. Cette réforme conseillers du prince... » pas conforme à ce qui se passe dans la réalité », s’amuse si fortement attendue avait pour seul but de reconnaître, Henri Sterdyniak. « Dans le Manifeste, au départ, il y a ORTHODOXES CONTRE HÉTÉRODOXES dans l’université, un espace d’expression en rupture avec la NÉGATIONNISME ÉCONOMIQUE l’idée qu’il faut saper l’autorité intellectuelle de la pensée « L’enjeu est fondamental : même dans l’université et pensée économique dominante. La singulière initiative de Évidemment, en prenant la pensée dominante à néolibérale, montrer qu’il y a des alternatives au niveau la recherche, il y a de moins en moins de pluralisme », Jean Tirole connut un succès inespéré, Geneviève Fioraso rebrousse-poil, les Atterrés ne se font pas que des de la pensée théorique. Nous, en tant qu’économistes, on déplore André Orléan, l’un des quatre membres fon- décida de retirer son décret », peut-on lire en introduction. amis. Fin 2016, les économistes Pierre Cahuc et doit penser à ces alternatives, et dire aux citoyens qu’elles dateurs des économistes atterrés, dans l’arrière-salle André Zylberberg rédigent un ouvrage étonnant de existent. Par exemple, on peut penser un modèle dans déserte d’un café de Montparnasse. André Orléan est le « Avec l’AFEP, nous avions proposé de créer une section violence, Le Négationnisme économique et comment lequel les entreprises doivent être dirigées par le souci de président d’honneur de l’Association française d’écono- “économie et société” au Conseil national des universités s’en débarrasser (éditions Flammarion). Les auteurs maximiser la valeur pour les actionnaires – c’est comme ça mie politique (AFEP), créée en 2009, qui milite pour le (CNU), pour une économie pensée à travers les sciences y défendent notamment l’idée que la science écono- que ça fonctionne actuellement, les boîtes sont gérées avec pluralisme des approches économiques dans la sphère sociales, et non pas seulement à travers les modèles mathé- mique est devenue une science expérimentale, comme l’idée qu’il faut rapporter un maximum aux actionnaires. Et universitaire. « Jusqu’en 2010, on a assisté à un processus matiques. Nous avons donc lancé une pétition, signée par la médecine, et reprochent vertement aux économistes puis il y a un autre point de vue, qui dit qu’il faudrait plutôt très inquiétant d’éradication de la pensée non conforme 355 économistes », retrace André Orléan. Y figurent les atterrés de refuser de le reconnaître. D’un côté, la tenir compte des usagers, des contraintes écologiques, dans l’université et la recherche. Les chiffres sont parlants : noms d’économistes français comme Michel Aglietta, méthode scientifique – et donc la vérité –, de l’autre, de des salariés… On peut penser un modèle complètement sur 120 professeurs sur la période 2005-2011, il y avait six Dominique Plihon ou Frédéric Lordon, à côté de grandes faux savants, adeptes du négationnisme économique, différent dans lequel on prévient : “Attention, la domina- hétérodoxes (5 %), alors qu’auparavant on avait un taux figures américaines telles que James K. Galbraith, à qui les médias seraient bien inspirés de confisquer tion des actionnaires a des conséquences tragiques !” » de plutôt 18-20 %. » Nancy Fraser ou Gerald Friedman. purement et simplement la parole. Quand il le faut, les Atterrés ne renâclent pas non plus à Avec la création de l’AFEP, suivie de peu de la publica- « Ce qui nous a paru incroyable, c’est que, sous la pression « On est tous plus ou moins cités », s’étrangle André se mettre à dos un prix Nobel d’économie. « Dans le livre tion du Manifeste d’économistes atterrés, « il y a quand des économistes avec lesquels le gouvernement socialiste Orléan, encore soufflé par l’intensité de la charge. qu’il a publié en 2016, Économie du bien commun, Jean même eu un léger rebondissement », observe-t-il. L’asso- parle, à savoir Jean Tirole essentiellement, ce gouverne-

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« Quand on a sorti ce bouquin chez Fayard, à l’époque, on parlait de “mondialisation heureuse”. Qui, aujourd’hui, ose encore accoler le mot “heureux” à mondialisation ? » HENRI TRUBERT

ment ne l’a pas fait. C’est stupéfiant. C’est l’un des éléments l’économiste américain Joseph E. Stiglitz sort La Grande qui pourrait plus tard servir de marqueur d’un tournant à Désillusion, se souvient Henri Trubert. Il venait de droite de la gouvernance Hollande », prévient le président claquer la porte de la Banque mondiale, parce qu’il s’était de l’AFEP. rendu compte que le système libéral était un système de fous furieux. Quand on a sorti ce bouquin chez Fayard, je « Il y a un travail pour ne promouvoir que les gens qui sont peux vous dire que plus jamais personne en France n’a osé dans la ligne, à tous les niveaux, confirme Henri Ster- dire ce que disait Alain Minc à l’époque : la mondialisation dyniak, en secouant la tête avec un air grave. Prenez est à l’économie ce que la pomme est à la gravité, c’est-à- l’exemple de la Commission européenne, qui prône des dire un système naturel et normal. À l’époque, on parlait politiques d’austérité et des règles budgétaires stupides. de “mondialisation heureuse”. Qui, aujourd’hui, ose encore Naturellement, elle a une certaine pratique et une idéologie accoler le mot “heureux” à mondialisation ? » — qui soutient cette pratique. Donc elle embauche des jeunes, qui ont le choix entre deux choses : soit ils adhèrent à cette idéologie et la défendent, soit ils réfléchissent. Et quand ils réfléchissent, ils disparaissent, forcément. Alors, comment on fait ? »

Sept ans après la publication de leur premier Manifeste, la plupart des économistes atterrés avouent n’avoir toujours pas le sentiment d’être écoutés. « En occupant le champ médiatique, on a quand même réussi à faire entendre une petite musique un peu différente, ce n’est quand même pas rien ! nuance Christophe Ramaux. On passe beaucoup plus qu’avant à la télé et la radio : on a ouvert un petit coin dans l’espace médiatique, pas suffisant, mais réel. On peut espérer qu’à force de creuser le sillon de l’argumentation, on va finir par changer la donne. Mais ça, ça relève de la politique au sens noble : les Les quatre fondateurs des économistes atterrés pour la première fois réunis sur une même photo. élections, le choix des citoyens… »

Les éditeurs Sophie Marinopoulos et Henri Trubert n’en démordent pas : il peut finir par y avoir, par les livres, des prises de conscience extrêmement fortes. « En 2002,

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142 FICTION LA TRIBU DES TÊTES BAISSÉES CHAPITRE 3 DU ROMAN DE THOMAS THÉVENOUD

150 EN IMAGES LE PATRON DANS L'IMAGERIE POLITIQUE

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C’est une histoire de fantôme, un fantôme pas LA TRIBU comme les autres qui s’appelle François Mit- terrand. Vingt ans après, il est de retour et cir- cule parmi nous, clandestinement. Dans ce Paris de la fin d’automne 2016, l’élec- DES TÊTES tion présidentielle se prépare. François Fillon vient d’être désigné par le peuple de droite. Pé- nélope attend son heure... BAISSÉES Une certaine Anna, que Mitterrand a croi- sée dans la rue par hasard, a très en- Chapitre 3 du roman Et je ne vous quitterai pas vie de se lancer en politique. Elle est de Thomas Thévenoud. belle, elle a lu ses lettres, il l’inspire déjà. À paraître en 2018 chez La Tengo À l’Élysée, François Hollande ne sait plus quoi faire... PHOTO PATRICE NORMAND Décidément, tout est affaire de volonté. Il y a ceux qui en ont et ceux qui passent leur vie à hésiter. Même après la mort, François Mit- terrand, lui, marche encore. e goûte chaque jour un peu plus au bonheur de cette vie J nouvelle qui m’a été donnée en secret. Quelle joie de revoir Paris dans la lumière changeante de l’automne, de sentir le Thomas Thévenoud est né le 5 mai 1974 à parfum de la terre au Champ-de-Mars, de marcher aussi vite, sans Dijon, au matin du premier tour de l’élection fatigue, comme quand j’étais jeune ! présidentielle. Il a ainsi toujours vécu avec la culpabilité que le vote de sa mère avait manqué à François Mitterrand pour donner à Je retrouve le plaisir de me promener seul, clandestinement, sans sa campagne de second tour l’élan dont elle sécurité, sans médecin, sans confident intéressé. Tous ceux qui aurait eu besoin pour l’emporter. En 1984, il a m’ont accompagné sur la fin… Ils ont dû écrire des livres, raconter 10 ans quand il l’aperçoit pour la première fois mes derniers jours, révéler les secrets de nos promenades… On est à Cluny. Mitterrand est enfin président. Son toujours trahi après sa mort. Aujourd’hui, personne n’a plus rien Premier ministre, Laurent Fabius, n’a que 38 à me demander. Pour eux, je n’existe plus. Ils m’ont quitté et ils ne ans, un record. C’est auprès de lui que Thomas savent pas que je suis revenu… Thévenoud fait son entrée en cabinet ministériel, à Bercy. Nous sommes en l’an 2000. Élu député de Saône-et-Loire en 2012, il réussit l’exploit de Au hasard des rues, je revois des visages et des silhouettes de mon réconcilier taxis et VTC avec la loi Thévenoud autre vie. en 2014, avant d’inscrire à son tour un record, ex æquo avec Léon Schwartzenberg en 1988, L’autre jour, c’est étrange, les circonstances l’ont voulu ainsi : j’ai dans l’histoire gouvernementale de la France croisé mon propre fils dans la rue. Je l’ai immédiatement reconnu : en démissionnant de son poste de ministre au il portait ce vieux loden bleu marine que je lui ai toujours connu et bout de neuf jours. Auteur d’une expression il marchait seul, à son rythme, qui est aussi le mien. Nous avons désormais consacrée dans la langue française, cheminé ensemble un long moment, côte à côte, sans rien nous la « phobie administrative », il a décidé d’arrêter dire évidemment, comme un père et son fils. la vie politique en même temps que d’ouvrir ses enveloppes. Et de prendre la plume. En 2016, il a publié chez Grasset Une phobie française, un Quand il est monté dans l’autobus, je l’ai suivi. Je me suis assis à récit autobiographique aux accents balzaciens, ses côtés et je l’ai vu sortir, lui aussi, ce petit téléphone qui leur qui doit autant à la psychanalyse qu’à l’étude des sert à tant de choses. Il a écrit un message. J’ai remarqué qu’il se ambitions politiques. rongeait toujours les ongles. À son âge…

141 142 « Je rentre à Bièvre. Je suis passé chez Gallimard. J’ai vu Antoine et tous les autres. Il faut Quand je m’approche et que je regarde par-dessus leur épaule, ils sentent ma présence. que je te parle des lettres de Papa. C’est déjà un gros succès. Ils imaginent la suite. » Et Ils interrompent leur marche, ils relèvent la tête, ils cherchent dans l’air... Et s’ils me puis, de son pouce, il a appuyé et le message est parti. J’ai juste eu le temps de voir la découvraient ? destinataire : Mazarine Pingeot. En me penchant, je vois tout et je peux lire ce qu’ils écrivent… Ils s’envoient des photos Des lettres ? Quelles lettres ? Il faudra que j’aille voir ça de plus près. Et toi, ma fille, de famille, des messages d’amour, des films, des publicités. Certains regardent même qu’es-tu devenue sans moi ? J’aimerais te revoir. Tu as gardé le nom de ta mère… C’est la télévision en marchant. Quelle drôle d’idée… sans doute mieux comme ça. Je suis sûr que tu n’es pas pour rien dans cette nouvelle vie qui m’est offerte. Fais-tu bien tes prières chaque soir pour garder la mémoire des Ils manquent de percuter les platanes. Ils ne regardent plus les immeubles, ni le ciel, ni vivants et des morts, comme je te l’ai appris ? J’ai tellement envie de te retrouver et si les nuages. C’est la tribu des têtes baissées. Les arbres de Paris s’en plaignent. Je suis le peur aussi. Depuis tout ce temps… Je ne voudrais pas que tu aies changé. seul à entendre leur plainte, la plainte des platanes, des marronniers, des tilleuls, des acacias de Paris que personne ne regarde plus. À qui d’autre dire merci, sinon à toi ? À toi, ma fille, et à tes prières. Remercier Dieu ? À quoi bon…? Autant me remercier moi-même. La Providence, mon étoile, ma chance ? Je voudrais leur crier : « Levez les yeux ! », mais je ne le peux pas. Aucun son ne sort plus Je n’y crois pas. Le hasard n’existe pas, je suis bien placé pour le savoir, tout est affaire de ma bouche. Je suis là, mais je ne peux pas entrer en communication avec eux. de volonté. Il n’y a que Rousselet qui croyait à la chance. Nous nous disputions souvent à ce sujet. Il croyait aux chiffres, aux porte-bonheur, aux gris-gris, à tous ces trucs... C’est sans doute mieux ainsi, j’aurais tant de choses à leur dire, et puis j’ai fait mon C’était son côté joueur, il gardait un jeton de casino dans sa poche de veston. Le 35, son temps. Contentons-nous d’observer… Une vie à regarder les autres, c’est déjà beau. numéro fétiche. Comment peut-on croire à un chiffre ? Aujourd’hui, j’ai décidé de retourner chez moi, à l’Élysée, pour comprendre ce qu’il se passe Les mots ! Ce sont les mots qu’il faut remercier. Croire aux mots qu’on prononce, c’est dans ce pays. J’ai le privilège d’être celui qui, parmi tous les présidents, a vécu là-bas le plus ça, la force. J’ai tellement cru aux forces de l’esprit que j’en suis devenu un. Le pouvoir longtemps. J’ai survécu à tout et aujourd’hui je peux y retourner, alors pourquoi se priver ? des mots… J’espère ne pas être seul à en bénéficier pour vivre à nouveau… Combien d’entre nous ont eu cette chance ? Combien sommes-nous à marcher chaque jour dans Il me semble que mon statut d’esprit impose tout de même quelques précautions et Paris sans que personne ne s’en aperçoive ? une certaine discrétion. Je décide donc de rentrer par la grille du Coq. C’est l’occasion aussi de profiter des allées du parc. Les arbres n’ont pas bougé, certains ont grandi. On Avec les vivants, ceux que je rencontre chaque matin en sortant de l’appartement de a taillé le magnolia d’une drôle de manière. La pelouse est belle, parsemée de feuilles l’avenue Frédéric Le Play, les choses sont plus simples. Ils n’ont aucun secret pour moi. mortes des marronniers, et il fait frais ce matin…

Je les suis en silence, comme une ombre sans ombre, et j’entends tout. Il faut dire qu’ils Je sais où mes pas me mènent spontanément… Vers la belle sculpture de Jean Carton, parlent si fort... Je n’ai même pas besoin de tendre l’oreille. Sans aucune pudeur, ils me mes Jumelles préférées… Elles sont toujours là : derrière les massifs de buis, au bout de racontent leur vie à haute voix. Tout y passe : leurs petites misères, leurs petits calculs, l’allée de graviers. Elles se font face, la pluie a laissé sur elles la trace de son passage, elles leurs petits mensonges... ruissellent comme deux jeunes filles qui sortiraient des eaux. Leurs seins se touchent à peine. Leurs gestes sont doux et appliqués. Elles continuent à faire leur toilette. Personne Ils ont l’air si occupé… La vie les encercle, les prend à la gorge, ils ne s’en sortent pas. Je n’a songé à les rhabiller, tant mieux. Je m’approche pour effleurer leurs cuisses, caresser les regarde pianoter frénétiquement sur leur petit boîtier électronique, on dirait qu’ils leur corps, mais il n’y a rien à faire... Cette vie-là n’est pas faite pour toucher. sont enragés. Que peuvent-ils avoir de si important à s’écrire ? Je pénètre directement par le salon Murat, la salle du conseil des ministres. Le papier à Tous, ils sont plongés dans leur téléphone, le visage collé à l’écran, ils marchent sans en-tête n’a pas changé, le temps s’est figé. La pendule marque 7 heures. Je traverse les regarder devant eux, comme hypnotisés. Ils ne voient rien de ce qui se passe autour salons sans bruit, je glisse sur les parquets, sur les tapis. Le Palais est bien silencieux, d’eux, ils s’évitent de justesse, se croisent, se frôlent, se bousculent même parfois. Un on dirait qu’il n’est plus habité. mot d’excuse, et ils repartent, toujours le nez à l’écran. La lumière blanche de novembre se pose partout et ternit les lustres, les miroirs, les bouquets de fleurs… Tout est gris, tout est blafard.

La Tribu des têtes baissées Thomas Thévenoud 143 144 Je monte vers mon bureau. Il n’y a personne ce matin. Pas même un huissier. Seulement mon père. Il y avait un monde fou. J’étais au fond de la salle. J’étais hypnotisé. Sa voix, deux messieurs qui patientent sur la banquette, ils parlent... Je m’approche. sa façon de s’avancer sur le pupitre pour fixer du regard, quand il frottait le dos de ses mains… Tu sais, parfois, certains soirs, à Beauvau, j’ai l’impression de l’entendre Il me semble reconnaître l’un d’eux. Il ressemble à un député que je connaissais, un ami encore, de revivre ce meeting. de Charasse, du Puy-de-Dôme. Nous étions allés ensemble pêcher au lac Chauvet, et le − Moi, je l’entends tout le temps et je peux te dire que là il me dit : « Vas-y, soir il m’avait proposé de rester dormir chez lui. Il m’avait expliqué dans un clin d’œil encourage Bernard à y aller. C’est le dernier des socialistes. C’est le dernier des nôtres. » que je n’aurais pas à le regretter. Quel drôle de bonhomme ! J’ai du mal à comprendre qu’il soit là de si bonne heure, à attendre à l’Élysée… Je souris… Un bruit de porte se fait entendre, on vient. C’est François Hollande qui passe une tête : « Alors vous aussi, vous complotez derrière ma porte… Après Manuel qui À côté de lui se trouve un petit bonhomme très bien mis. Avec son costume à rayures, me pousse dans l’escalier... » sa cravate jaune poussin et sa pochette assortie, ses lunettes d’écaille et ses souliers à boucles, il ressemble à un avocat anglais, précieux et raffiné. On dirait Fabius : même Il est là, avec un grand escogriffe à la chevelure blanche, un type qui doit faire au moins calvitie, même diction lente, même chuchotis... Mais en plus petit... Un Fabius jivarisé… deux mètres, habillé comme l’as de pique. On dirait un représentant de commerce de Est-il possible qu’il ait rapetissé avec l’âge ? passage à Paris. Il s’agite dans tous les sens en tapotant sur son téléphone.

L’autre a l’air d’essayer de le convaincre. On dirait qu’ils intriguent. Ils se parlent à voix Dans un coin de la pièce, il y a un autre homme. Celui-là, je le reconnais immédiate- basse, presque à l’oreille. Heureusement que j’entends tout : ment. Comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui… Bernard Poignant, un Breton, une gre- − S’il renonce, tu n’as pas le choix… Il faut que tu y ailles, Bernard. nouille de bénitier, un rocardien… Décidément, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre − Je ne sais pas, j’hésite. Tu as vu ce que Manuel a dit hier dans le Journal du dimanche. dans ce bureau… Il est déterminé, sûr de lui. Comme s’il avait son destin entre les mains. Depuis quelque temps, je le trouve presque habité… Je m’installe dans la petite banquette où je recevais mes hôtes de marque. Je retrouve − Il est dangereux surtout. le confort de l’assise, à peine moins ferme. Je me cale contre l’accoudoir. Je les regarde. − Oui, mais la gauche a besoin d’un sauveur. Les attentats lui ont donné une aura. Il C’est donc ça, la France, maintenant ? n’a peur de rien. Je crois qu’on ne l’arrêtera plus. − Qu’est-ce que tu racontes…? Manuel est détesté par la gauche. Les élus ont peur de François Hollande s’assied à mon bureau. Il paraît liquéfié, son corps affaissé dans le lui. Les militants ne l’ont jamais aimé. La France est à cran et il est radioactif. fauteuil. Un peu de tenue tout de même. D’un geste las, il fait glisser son doigt sur − Je sais, mais je ne suis pas sûr d’avoir l’épaisseur. Tout le monde ne peut pas être l’écran de son téléphone, comme s’il lisait quelque chose. Il ne les regarde même pas : président de la République… « Vous imaginez pourquoi je vous ai fait venir ce matin si tôt. Je dois déjeuner avec Manuel − Ce n’est pas une question d’épaisseur. C’est une question de volonté et de circons- ce midi. Il faut clarifier la situation. Ça ne peut plus durer… Stéphane, s’il te plaît, prends un tances. La droite est revancharde, mais le programme de Fillon est trop dur. Les gens fauteuil et calme-toi. Tu tournes comme un lion en cage… » ont compris qu’il y aurait de la casse. Le Pen va être au deuxième tour. Il suffit donc de rassembler la gauche pour être au deuxième tour. L’autre grand échalas s’assied à contrecœur, sans lâcher des yeux son téléphone… − Tu oublies Macron, et puis je ne peux pas faire ça à Hollande. C’est mon ami. Il allonge ses grandes jambes sous le bureau présidentiel et commence à remuer les − Mais il va renoncer. C’est sûr et certain. Il ne peut plus faire autrement. Il est tout pieds frénétiquement. seul. Regarde autour de nous. Il n’y a plus personne. C’est déjà le vide. Il ne reste que nous. « Donc, je disais… Que faut-il faire de Manuel selon vous ? C’est une provocation grave, − Je suis fidèle, moi. C’est une certaine conception du métier. C’est Mitterrand qui me quand même… Je ne peux pas laisser passer ça… » l’a appris. − Toujours tes grands mots… Tu parles, mais tu ne sais pas qui était Mitterrand. Tu Le silence est total. Les voilà tétanisés par la question la plus simple qui soit. Personne ne l’as jamais rencontré, le Vieux… Tu crois que Mitterrand était un vieux monsieur ne veut se risquer à répondre. À part ce grand dadais qui continue à consulter son distingué qui soulevait son chapeau en regardant passer l’Histoire. Mais Mitterrand, téléphone comme si sa vie en dépendait. Alors qu’il est sur le point de parler, Hollande c’était un voyou… Quand il avait décidé quelque chose, il était prêt à tout. lui fait un geste de la main, sans le regarder : « Stéphane, pardon, un instant. Tu parleras − Je ne suis pas d’accord avec toi. Et puis ce n’est pas vrai… Je l’ai vu une fois, Mit- après. Je sais déjà ce que tu vas dire. Laisse les autres s’exprimer, tu veux bien ? Bernard, terrand. Il était venu soutenir mon père à Senlis pour une élection municipale. Il n’y quel est ton point de vue ? » avait rien à gagner. Il savait que mon père allait perdre. D’ailleurs, il a toujours perdu,

La Tribu des têtes baissées Thomas Thévenoud 145 146 Comme il a posé cette question sans relever la tête, aucun des deux Bernard ne sait Pour la première fois, Hollande lève les yeux de son téléphone : « De toute façon, les à qui s’adresse la question. Les deux se regardent, un peu gênés… Ils s’interrogent… enfants sont contre moi. Quand il s’agissait de la candidature de leur mère, ils avaient Qui doit parler en premier ? Poignant se lance : « Écoute, François… Ce n’est pas facile moins d’états d’âme. Ils ne me passent rien. Ils étaient contre Valérie. Ils sont contre Julie. de te dire ça, mais je crains que tu n’aies plus vraiment le choix. Tu ne peux plus y aller. Le Ils m’emmerdent, les enfants. Je vais déjeuner avec Manuel à midi. On verra bien si on peut bouquin avec les deux journalistes du Monde t’a fait trop de tort. Tout Paris rigole. L’oppo- s’entendre… Il ne peut pas me faire ça. Me trahir, lui aussi… Après tous les autres… Et puis sition veut engager une destitution pour mise en cause du secret-défense. Plus personne je sais le manœuvrer, Manuel. Il est trop impulsif, mais au final il y a toujours moyen de ne suit dans les fédérations. Même chez nos amis, c’est la panique. Tous aux abris ! Mais, s’arranger avec lui. » enfin… comment as-tu pu croire qu’ils n’allaient pas publier ce livre avant l’élection ? Comment as-tu pu être aussi naïf, François ? C’était sûr. Ces gens-là n’ont aucun principe. Les autres s’en vont, et je reste là à regarder mon successeur. Quelle pâle figure ! Il Tu les connais suffisamment, pourtant. » continue à pianoter, tête baissée, sur son téléphone, comme si rien ne s’était passé. Comment peut-il accepter de se faire traiter de la sorte ? Même ses propres enfants ne Si c’était pour dire ça, il aurait mieux valu se taire. Hollande ne dit rien, il reste tête le soutiennent plus. Décidément, la démocratie, c’est aussi le droit institutionnel de baissée. Que fait-il ? Je ne suis même pas sûr qu’il les écoute. Heureusement que le choisir des médiocres. grand dégingandé est là : « Moi, il est hors de question que je me laisse plumer par Valls et toute sa bande. Il faut réagir. Ce n’est pas compliqué : tu le vires aujourd’hui. Tu mets Je m’en souviens, de Manuel Valls, c’était un petit arriviste de la bande à Rocard. Il était Bernard et tu annonces ta candidature dans la foulée. Sans passer par les primaires. Tu les toujours dans les jupes de Jean-Paul Huchon, son directeur de cabinet. Je crois même envoies tous chier. Les Montebourg, Hamon, Cambadélis… Y en a assez des traîtres. C’est qu’il a travaillé à Matignon pendant que Rocard était mon Premier ministre. toi le chef, après tout. » Quand je pense : Rocard à Matignon, quelle blague ! Même Chirac avait plus de person- Justement, le petit Bernard n’a pas l’air très chaud à l’idée de se retrouver à Matignon. nalité. C’était une serpillière, ce Rocard. Quand je fronçais le sourcil, il s’aplatissait. C’est le seul à ne pas avoir de téléphone dans la main. Il doit l’avoir oublié, ou bien il ne J’aimerais bien savoir ce qu’il est devenu, celui-là. En tout cas, il n’est pas président de sait pas s’en servir. Il se retourne vers le vieux député avec lequel il complotait avant la République, c’est déjà ça. d’entrer. Mieux vaut se taire et laisser parler les bavards, ceux qui parlent pour ne rien dire. À force d’insister, le représentant de commerce semble sur le point d’avoir raison. Il me faut empêcher ce Valls de le devenir. Tant que je serai vivant, un rocardien ne C’est la ligne dure qui semble l’emporter, même si le principal intéressé n’a encore rien sera pas à l’Élysée. Il n’y a qu’une solution. Il faut aider ce Macron. Après tout, je dois dit. Mais Poignant a un dernier argument à faire valoir : pouvoir l’inspirer, maintenant que je suis devenu un esprit. Mais comment me faire entendre de lui ? − François, il faut savoir ménager sa sortie pour pouvoir revenir un jour. Ne pas se représenter, c’est l’assurance de ne pas perdre. C’est un repli stratégique. Tu renonces Hier, en rentrant de ma promenade quotidienne, j’ai à nouveau croisé cette belle femme et dans quelque temps, quand ce que tu as fait portera ses fruits, tu reviens par petites brune que j’avais rencontrée le premier jour. Avenue de la Bourdonnais. Pas de doute, touches, tu fais entendre à nouveau ta petite musique. Tu as le temps. N’oublie pas ce elle habite le quartier. Je l’ai suivie jusqu’au pied de son immeuble. que disait Mitterrand : la vie commence à 70 ans. − C’est n’importe quoi ! Aujourd’hui, tout va plus vite. On s’en fiche, de ce que disait Elle aussi fait partie de la tribu des têtes baissées. Son beau visage s’éclaire à la lumière Mitterrand. Vous croyez vraiment que Macron se demande ce que pensait Mitterrand… de son téléphone. Quand elle plonge le regard sur l’écran, on dirait une apparition. Mon Anna, mon Anna Shalimar. Son parfum me fait tourner la tête. Pour la première fois, le petit Bernard qui doit être ministre de l’Intérieur, si j’ai bien compris, intervient dans la discussion : « Allons, du calme, s’il vous plaît, ne faisons pas Je sens qu’elle pourrait m’être utile. Elle connaît du monde, la politique l’intéresse, son parler les morts. Personne ne peut dire ce qu’aurait fait Mitterrand dans une telle situation… mari trafique les courbes des sondages, son amant essaie d’exister au PS, elle veut se Cela dit, je crois qu’il ne faut pas se précipiter. Il faut donner du temps au temps… Et si, lancer. L’heure a sonné. Elle me plaît, je suis sûr que nous pourrons faire de grandes comme Manuel l’a dit hier, la loyauté n’exclut pas la franchise, moi, je préfère tout de même choses ensemble. la loyauté. » La prochaine fois, il faut que je m’introduise chez elle. C’est la clé… La solution vient Mais Poignant n’abandonne pas : « Tu as raison, Bernard, mais ce que je sais, c’est que toujours des femmes. Les hommes sont trop lâches. Décidément, rien n’a changé. — même Ségolène ne veut plus te soutenir, et elle, elle l’a bien connu Mitterrand... Elle a réuni les enfants dimanche dernier. Ils sont tous contre. Ils ne veulent pas que tu y retournes. »

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Une histoire de la représentation du patron dans l'imagerie politique Durant la campagne présidentielle de 2017, la consigne se répand : il faut diaboliser Macron, « le candidat de la finance » ! Comment ? En lui collant sur le front une étiquette indélébile de banquier rothschildien. Pour porter l’attaque, ses ennemis l’ont déshabillé, puis déguisé en vilain capitaliste avec le frac, le cigare, et le chapeau haut de forme, les codes en usage pour représenter les exploiteurs. Autant de clichés qui désignent, dans notre culture politique, les maîtres de l’industrie, PAR ZVONIMIR NOVAK de la finance et du commerce. Mais d’où viennent ces stéréotypes visuels et pourquoi persiste- A DESCRIPTION DU MAL t-on encore, aujourd’hui, à représenter les L Incroyable, mais vrai ! Les représentations graphiques patrons dans des costumes d’un autre âge ? du capitaliste et du patron n’ont pas bougé depuis le xixème siècle. On les dessine aujourd’hui, comme si le temps s’était brusquement arrêté à l’époque du charbon et de la machine à vapeur. Imaginons Xavier Niel, le patron de Free, tout de jean vêtu et sans cravate, ou encore Mark Zuckerberg, le patron de Facebook et ses tee-shirts d’étudiant, habillés en frac et en haut-de- forme. Risible ! Les illustrations politiques des classes possédantes se sont bloquées sur des stéréotypes immuables et définitifs. Elles reprennent, au nœud papillon près, les vêtements de cérémonie que portait la petite et grande bourgeoisie, lors des grandes occasions. C’est absurde, mais c’est ainsi. Le capitaliste fantasmé

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Le chapeau haut de forme est est donc croqué comme un noceur aperçu à la sortie jaillissent sous la baguette d’un prestidigitateur, sans le distingue du prolo avec sa misérable clope pendue à abandonné au début du siècle dernier, d’un opéra bouffe, un milord qui fait la java sur le dos oublier les romans-feuilletons de Gaston Leroux ou de ses lèvres. Et pourtant, depuis la célèbre photo de René des ouvriers et qui, par conséquent, ne travaille jamais. Ponson du Terrail qui mettent en scène des malfaiteurs, Burri où l’on voit le Che déguster un havane, les « cigares mais il a suffisamment frappé les Mais de quoi est constituée la garde-robe de l’incar- tels que Fantômas ou Rocambole. Le rapport est vite fait de Fidel » se vendent comme des petits pains à la Fête esprits pour rester dans l’inconscient nation du mal social (le patron), et par quels signes entre les forces obscures et ces capitalistes, vampires de l’Huma. physiques le reconnaît-on ? Ce qui saute aux yeux, c’est du peuple et maîtres du monde. La preuve : tout comme collectif le symbole de la puissance ce chapeau haut de forme, qui symbolise au xixème siècle le prince des ténèbres, patrons et capitalistes ont, eux Les maîtres des richesses ne se reconnaissent pas et du pouvoir. une position sociale élevée. Il y a du colossal dans ce aussi, une queue, mais en tissu celle-ci. Queue-de-pie seulement à leurs habits, mais aussi à un physique couvre-chef, un véritable monument destiné à mettre ou queue-de-morue, ils la portent soit en frac, soit en identifié et à des attitudes parfaitement répertoriées. en avant une personnalité qui s’estime être de grande jaquette, et la traînent un peu comme les rats noirs Si l’ouvrier est représenté maigrichon et pâlot, le capi- qualité. Par sa hauteur et la solennité de son volume, qui se faufilent la nuit dans les coins sombres de Paris. taliste est montré gras, énorme et sanguin, l’œil parfois l’individu qui le porte se voit plus grand et donc plus Autre bizarrerie, l’ennemi de classe a toujours un cigare bovin, parfois reptilien. Sur une illustration parue dans important. Le chapeau haut de forme est abandonné au à la bouche ou à la main, un énorme barreau de chaise L’Assiette au beurre en 1907, Gabriele Galantara repré- début du siècle dernier, mais il a suffisamment frappé qu’il brandit entre le pouce et l’index comme le signe de sente un capitaliste en voie d’animalisation. Ce n’est les esprits pour rester dans l’inconscient collectif le son exceptionnelle virilité. Le cigare est en effet perçu plus tout à fait un être humain que l’on voit, mais un symbole de la puissance et du pouvoir. Ce chapeau est comme un marqueur social, une distinction appréciée monstre qui écrase tout sur son passage. Dans la série

aussi associé à la magie et au mystère, aux lapins qui en © DR par les mâles aux poches pleines, et dont le coût élevé des espèces en mutation, une affiche du Parti commu-

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niste des années 20 nous propose un capitaliste à qui il la connaît aujourd’hui, est l’œuvre de Jules Grandjouan, taires, est récupérée par l’agit-prop soviétique mise en ne manque rien de la panoplie complète de l’exploiteur. le créateur de l’affiche politique et sociale. Illustrateur place en 1917. Les léninistes reprennent le symbole de Mais à mieux y regarder, il a quelque chose en plus et un dans de nombreux journaux de la presse militante et des l’homme au cigare et au chapeau haut de forme, qui point commun avec Kali, la déesse du mal. Des bras sup- revues illustrées comme Le Rire ou L’Assiette au beurre, il devient non seulement l’ennemi de classe, mais surtout plémentaires lui ont poussé pour s’agripper à des sacs offre son talent à une CGT alors révolutionnaire et sub- l’impérialiste qui menace la République socialiste fédé- que l’on devine remplis de pièces d’or. Rapace, vénal et versive. Jules Grandjouan est généreux et réalise pour rative soviétique de Russie. En 1919, une affiche réalisée cupide, quand l’accumulateur de capital n’a pas les ce syndicat des dizaines d’affiches, qui font aujourd’hui par Viktor Deni est tirée à 100 000 exemplaires. Certes, poches bourrées de dollars ou d’euros, il traîne derrière la fierté du patrimoine graphique français. On y voit il manque au capitaliste son gros cigare, mais, détail lui des chariots de lingots d’or ou s’endort devant un des gros (les patrons), coiffés d’un haut-de-forme, qui intéressant, l’auteur de cette affiche rajoute au haut- coffre rempli de liasses de billets de banque. Voilà ! Le sont opposés à une masse de travailleurs, accablée et de-forme traditionnel une couronne royale. Le tour est portrait-robot du patron et du capitaliste est définitive- misérable. On pense immédiatement aux caricatures de joué, et ce personnage grotesque qui nage dans un bain ment établi pour l’éternité. Daumier qui représentent les banquiers, gras et ventrus, de pièces d’or, associe le régime impérial tsariste, ici En plein Front populaire, un dépliant ou encore aux descriptions des riches dans le roman symbolisé par une couronne, au capitalisme internatio- L’ORIGINE D’UN STÉRÉOTYPE d’Émile Zola, Le Ventre de Paris. Mais Grandjouan pousse nal qui œuvre à l’échec de la révolution russe. représente les patrons comme L’archétype visuel du patron et du capitaliste est une le trait encore plus loin. Les patrons et leurs vassaux des assassins, des pillards et des création de l’anarchisme militant. Grouillant comme sont ridiculisés et prennent l’apparence de baudruches Les socialistes eux-mêmes sont entraînés dans une incendiaires. Plus la concurrence des poissons dans le bain libertaire, de nombreux coiffées de haut-de-forme, métaphores de l’excès, de surenchère avec les communistes. En plein Front artistes de la fin du xixème et du début du xxème siècles l’accumulation et de la surabondance face à la privation populaire, un dépliant représente les patrons comme est rude entre partenaires de se sont attelés à créer une imagerie populaire trempée des ouvriers. Cette opposition illustrée, classe contre des assassins, des pillards et des incendiaires. Plus la gauche, plus les patrons sont dans la lutte des classes. Des artistes reconnus, comme classe, se durcit encore un peu plus dans les années 20 concurrence est rude entre partenaires de gauche, plus Félix Vallotton, Maximilien Luce ou Théophile Steinlen et 30 sous la pression des révolutionnaires russes. les patrons sont systématiquement montrés comme systématiquement montrés comme n’ont pas cessé de montrer l’opposition entre les tra- des fascistes suppôts d’Hitler. des fascistes suppôts d’Hitler. vailleurs et les patrons, et de dénoncer la misère. Il La représentation d’origine française du capitaliste, née ème semble que la représentation du capitaliste, telle qu’on à la fin du xix siècle de l’imagination d’artistes liber- © DR

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Le mythe du complot des 200 familles qui dirigent la de force peut se retourner, leur explique le syndicat. France est martelé sans cesse par le Parti communiste De grandes mobilisations secouent l’année 1906. Le français avec, en prime, la marque de la finance anglo- syndicat CGT mène l’offensive pour la journée des huit saxonne. De son coffre-fort marqué City, l’homme au heures. Le patron, créature par essence monstrueuse, cigare entre les dents tisse sa toile sur le pays, par le est présenté comme un géant, gras et omnipotent, face à biais d’une extrême droite qu’il entretient. Pourtant, les un ouvrier aussi petit qu’un insecte et courbant l’échine patrons des années 30 ont depuis longtemps abandonné par soumission. La syndicalisation est montrée comme ces vêtements que Marx et Engels affectionnaient tant. le remède miraculeux pour retourner la situation. Le Les nez tournent Et puis, effet sans doute de la lutte des classes, des petit devient grand, tout en restant mince, et le patron au crochu, le teint révolutions, des crises économiques à répétition ou de rétrécit, mais reste rondouillard comme un verrat : un la baisse tendancielle des taux de profit, les patrons message reçu cinq sur cinq par les ouvriers. devient jaune, pas de perdent leur graisse et s’amincissent. doute, le Kapital est Puis, dans l’entre-deux-guerres, les crayons ont Comment les illustrateurs de gauche vont-ils s’y prendre tendance à déraper. Le patron aux cigare et haut-de- juif. Alors le peuple pour provoquer une prise de conscience et pousser forme prend des traits raciaux poussés. La sémitisation prend ses outils de les ouvriers à l’action collective ? Le contraste entre du patron est en route, et pas seulement dans l’imagerie travail, et le soldat ses ces deux mondes, ouvriers et patrons, dominants et nationaliste. Les capitalistes vus par les communistes dominés, est amplifié pour soulever les cœurs. Le dessi- ont les mêmes traits que les ploutocrates de l’extrême armes, pour chasser nateur et affichiste Théophile Steinlen montre, dans Le droite. Les nez tournent au crochu, le teint devient les mercantiles du Chambard socialiste de février 1894, l’abîme qui sépare jaune, pas de doute, le Kapital est juif. Alors le peuple ces deux classes sociales. C’est cruel ! L’homme au prend ses outils de travail, et le soldat ses armes, pour pouvoir. Le temps chapeau haut de forme est chaudement habillé, tandis chasser les mercantiles du pouvoir. Le temps des catas- des catastrophes que l’ouvrier est plus nu que nu ; il ne lui reste que la peau trophes s’annonce. s’annonce. sur les os. Cette vision est insoutenable, mais le rapport © DR

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LES HABITS NEUFS DU CAPITALISME Une question se pose : à travers ces représentations d’un réel. En effet, le capitaliste dans l’iconographie moderne Dans les années 2000, rien n’a changé ou presque. autre âge, cherche-t-on vraiment à montrer les patrons est encore plus barbare, toujours plus monstrueux. Il L’iconographie de gauche, comme celle de l’extrême du CAC 40 ou s’agit-il d’une posture plus psychologique écrase, il dévore, il tue et manipule des billets de banque droite radicale, illustre le capitaliste et le patron avec que politique ? N’oublions pas que le mot patron vient souillés de sang. De temps en temps, il connaît quelques les mêmes codes que ceux du xixème siècle. Or que du latin « patronus », un dérivé de « pater » qui signifie « le variantes intéressantes. Sur un autocollant de No cache cette difficulté, sinon l’incapacité à renouve- père » en français. Dans l’imagerie du patron, produite pasaran, on peut voir son chapeau haut de forme judi- ler une représentation si éloignée du monde actuel ? par l’extrême gauche, c’est peut-être l’image du père que cieusement transformé en fût de canon. Dans la très Le risque est grand de produire des images décalées, l’on cherche à tuer pour enfin s’émanciper. De la psycho- riche iconographie du gauchisme de l’après-Mai 68, le amusantes certes, mais dont le discours est déconnecté logie de bazar, diront certains, mais quand on analyse patron a toujours sa queue-de-pie et son haut-de-forme. du réel et finalement toujours perçu au second degré. Ce cette production, on est frappé par une forme d’infanti- Il est devenu une idole, un pantin, un fantoche que l’on Dans les années 70, les maoïstes déphasage est plus sérieux qu’il n’y paraît et peut cacher lisme. Dans les années 70, les maoïstes du PCMLF (Parti balaye. du PCMLF (Parti communiste marxiste- une faillite théorique, à l’heure où la pensée de droite communiste marxiste-léniniste de France) représentent revient au galop. Comment repenser les habits neufs du les patrons comme des buveurs de sang, avec une ico- La représentation actuelle du capitaliste a tendance léniniste de France) représentent les capitalisme et revoir ses mécanismes, alors que, depuis nographie digne des films d’horreur les plus Z. Éliminer à en faire le symbole totémique de l’argent et donc du patrons comme des buveurs de sang, Marx, le système est devenu plus complexe, plus insai- l’ogre patronal devient alors une œuvre de salubrité mal. Toutefois, elle évolue lentement, très lentement. sissable, et que la société numérique n’est pas la société publique. Difficile de ne pas faire la comparaison avec Souvent, l’ajout d’un seul cigare suffit pour reconnaître avec une iconographie digne des films industrielle ? la représentation du Malin dans l’art chrétien ou même l’entité maléfique. d’horreur les plus Z. de ne pas imaginer que le patron d’aujourd’hui remplace

symboliquement le diable d’hier, dans un simulacre du © DR

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Dans l’affiche du film de François Ruffin, Merci patron !, le rapport est inversé : le patron est devenu maigre… Normal ! Puisque les riches font désormais attention à leur ligne pour échapper au cholestérol, et l’ouvrier est gros... Normal ! À cause de la malbouffe qui le guette.

Le NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) a réalisé une exprimer sa colère. Aujourd’hui, c’est sur le patron que LA DIABOLISATION DU MACRON-PATRON série de visuels sur les méfaits patronaux. La cravate l’on tape. Après Mai 68, les ouvriers se contentent de Retour à la case Macron. Alors qu’il était ministre de l’Éco- à bout triangulaire remplace le nœud papillon, mais le mettre le patron à la porte de l’entreprise, mais sans nomie, le travail de diabolisation avait déjà commencé. cigare, l’argent et l’embonpoint du patron perdurent. Les haine et sans brutalité inutile. L’autogestion est dans Emmanuel Macron, en tant que promoteur de l’un des détails sont simplifiés à l’extrême, comme dans un pic- l’air du temps, et les affiches du PSU (Parti socialiste articles les plus controversés de la loi travail, devenait togramme, une signalétique immédiatement appréhen- unifié) cherchent à prouver que l’on peut se passer d’un après Manuel Valls, la cible à abattre. Le NPA mène dable, à l’origine pensée pour les analphabètes. Heureu- patron à l’instar des ouvriers de l’usine Lip. Quelques une campagne tambour battant, sur le thème : « Pour sement, ces schémas simplistes sont parfois dépassés années après, c’est le grand défoulement. Le patron est les patrons, tout est bon dans le Macron ! » Bingo ! L’angle par une iconographie plus concrète. L’affiche du film de transformé en punching-ball. Coups de poing, coups d’attaque est trouvé, et Macron gagne sa couronne de François Ruffin,Merci patron !, nous amuse avec la repré- de lattes et mawashi-geri en prime, le patron déguste. vilain petit capitaliste, représentant de la très détestée sentation d’un patron qui n’est pas une figure abstraite, Son chapeau vole, sa chemise est en lambeaux, et son haute finance. Son passage à la banque Rothschild et mais celle de Bernard Arnault, un P.-D.G. bien en chair cigare est écrabouillé. Ouf ! L’ouvrier est vengé, et ça lui son ascension fulgurante dans ce milieu d’affaires sont et en os. Dans cette image, le rapport est inversé : le fait du bien. Cependant ça ne suffit pas. Alors on coupe autant d’éléments à charge pour le futur président de la patron est devenu maigre… Normal ! Puisque les riches la tête de l’homme au cigare et on l’accroche sur une République. « Notre projet : pendre le banquier », peut-on font désormais attention à leur ligne pour échapper au pique, comme le faisaient les sans-culottes pendant la lire sur une pancarte brandie par un manifestant de la cholestérol, et l’ouvrier est gros… Normal ! À cause de la Révolution française. Une transgression radicale qui CGT. Le fruit est mûr pour qu’une virulente macronpho- malbouffe qui le guette. permet de franchir les interdits et de soulager les frus- bie puisse enfin se développer. Le tir est nourri et vient trations, mais qui peut signifier aussi l’échec des espoirs de partout, de l’extrême gauche, mais aussi de l’extrême Pour répondre à l’exploitation de l’homme par l’homme, autogestionnaires. droite. Le PC envoie les gros mots qui fâchent : Macron il faut proposer une riposte visuelle adaptée. Dans les est le candidat de la finance. Il n’a pas encore le chapeau

années 30, l’ouvrier tapait du poing sur la table pour © DR haut de forme que le dessinateur Plantu lui collera, mais

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Les communistes persistent, signent et sonnent l’hallali anti-Macron sur un seul et unique sujet : l’homme de l’argent et des banques. Le cigare réapparaît, les dollars s’envolent d’un livre de comptes serti de diamants. Une seule nouveauté dans ce schéma conformiste : la dent en or du candidat du système.

des lunettes qui scintillent d’euros. Les communistes le mal est fait. Depuis, la fachosphère prend le relais en persistent, signent et sonnent l’hallali anti-Macron publiant des visuels anti-Macron, aux relents antisé- sur un seul et unique sujet : l’homme de l’argent et des mites. Les nez crochus se multiplient, les faux dollars à banques. Le cigare réapparaît, les dollars s’envolent l’effigie de Macron circulent, les dessinateurs vedettes d’un livre de comptes serti de diamants. Une seule d’Égalité et Réconciliation exultent et le président de la nouveauté dans ce schéma conformiste : la dent en or du République est définitivement marié à l’empire imagi- candidat du système. Cette campagne, menée sur le dos naire des Rothschild, comme dans ce montage mettant du « banquier de l’Élysée » pour se refaire une virginité, en scène Emmanuel Macron le bras gauche orné d’un va vite sombrer dans le sordide. Une caricature publiée brassard nazi, où la croix gammée a été remplacée par par Les Républicains sur Twitter, pendant les élections le signe du dollar avec en arrière-plan les visages des présidentielles, provoque une tempête médiatique. Le patrons Patrick Drahi, Jacob Rothschild, mais aussi de haut-de-forme, le cigare et le costume noir du démon Jacques Attali. La théorie du complot fait, semble-t-il, sont de retour, ainsi que quelques traits directement encore recette. Une chose est sûre : ouvrons grand nos issus de l’imaginaire antisémite. Le nez crochu n’a yeux et nos oreilles, les hauts-de-forme vont tanguer, échappé à personne ni le complot judéo-bolchevique les redingotes vont être déchirées et les queues-de-pie cher aux nazis. Explications gênées des Républicains : coupées. La chasse au Macron ne fait que commencer.

euh ! Le tweet est retiré quelques heures plus tard, mais — © DR

161 162 FRANÇOIS GRAINE POUR QUI VOTEZ-VOUS ? MOLINS DE STAR GUILLAUME PAR HERVÉ JEAN-JACQUES MEURICE URVOAS BERVILLE DIRECTEUR DE LA PUBLICATION REVUECHARLES.FR Frédéric Houdaille POUR S’ABONNER OU COMMANDER DIRECTEURS DE LA RÉDACTION DES ANCIENS Frédéric Houdaille NUMEROS & Alexandre Chabert RÉDACTEUR EN CHEF L’INTERVIEW Arnaud Viviant D’UNE OTTE DIRECTION ARTISTIQUE David Garchey CHARLOTTE PROCHAIN NUMÉRO DOSSIER MARCHANDISE COMITÉ DE RÉDACTION LE 7 MARS 2018 POLITIQUE Majda Abdellah, Céline Alléaume, César Armand, Grégoire Arnould, Clémentine Autain, Roselyne & ÉCONOMI€ Bachelot-Narquin, Olivier Bailly, François Bégaudeau, Antoine Bello, Julia Benarrous, Taoufik Ben Brik, Frédéric Beigbeder, Lamia Belhacene, Anne Berest, Franck Berteau, Yves Bigot, REVUE CHARLES Loris Boichot, Pascale Boistard, Soizic Bonvarlet, Marie-Pierre Bourgeois, Baptiste Bouthier, ÉDITIONS LA TENGO 18 rue Oberkampf, 75011 Paris Pierre-Yves Bournazel, Gilles Boyer, Myriam Brando, Patrick Braouezec, Ian Brossat, Christian GÉRALD DARMANINu Brugerolle, Antoine Buéno, Bertrand Burgalat, Simon Capelli-Welter, Mathilde Carton, Yan Céh, www.la-tengo.com YANIS VAROUFAKISuu Alexandre Chabert, Julien Chabrout, Ariane Chemin, Frédéric Ciriez, Jérémy Collado, Alexis [email protected] LES ÉCONOMISTES Corbière, Laura Daniel, Jean-Baptiste Daoulas, Aurélie Darbouret, Clémence de Blasi, Astrid de 01 42 74 38 75 ATTERRÉSuuu Villaines, Ghislain de Violet, Mathieu Dejean, Katia Denard, Marie Desplechin, Geoffroy Didier, KARINE BERGERq Laurent Dominati, David Doucet, Vincent Dozol, David Dufresne, Laureline Dupont, Guillaume Diffusion-distribution librairies : LA TRIBUNEy Durand, Mathias Énard, Marc Endeweld, Emmanuel Fansten, Olivier Faye, Guillaume Fédou, Flammarion - Union distribution MICHEL SAPINyy Raquel Garrido, André Gattolin, Jérôme Guedj, François George, Alexandre Gilardi, Cécile Distribution presse : MLP Guilbert, Pierre-Simon Gutman, Pierre Guyot, Vincent Hein, Laurent Joffrin, Pierre Jouan, UN FN PAS TRÈS FRANCyyy Diffusion et réassort : Chloé Juhel, Nicolas Kssis-Martov, Anne Laffeter, Lola Lafon, Sébastien Lapaque, Daniel Leca, Frédéric Lefebvre, Thomas Legrand, Jean-Yves Leloup, Emmanuel Lemieux, Jérôme Leroy, KD presse - 01 42 46 02 20 Anne Le Strat, Marion L'Hour, Alain Lipietz, Malika Maclouf, Maria Malagardis, Diane Malosse, Roger Martelli, Pascal Mateo, Bénédicte Martin, Jean-Charles Massera, Emmanuel Maurel, Prix de vente au numéro : 16 € Constant Méheut, Mattis Meichler, Pierre Mikaïloff, Stéphanie Moisdon, Yann Moix, Arthur Abonnement 1 an : 64 € Nazaret, Zvonimir Novak, Basile Panurgias, Jules Pecnard, Édouard Philippe, Emmanuel Pierrat, Publication trimestrielle Kevin Poireault, Laura Pouget, Maël Renouard, Camille Rivieccio, Denis Robert, Jean-Luc Parution en janvier 2018 Roméro, Julien Rebucci, Joachim Salinger, Fanny Saliou, Frédéric Says, Colombe Schneck, Shumona Sinha, Mathilde Siraud, Stéphane Sitbon, Jean Stern, Mathias Thépot, Thomas Site Internet : revuecharles.fr Thévenoud, Myriam Thibault, Lina Trabelsi, Jean-Jacques Urvoas, Flore Vasseur, Camille Vigogne Le Coat, Caroline Vigoureux, Hélèna Villovitch, Arnaud Viviant, Marin de Viry, Martin Winckler, Johann Zarca ISBN : 978-2-35461-138-5 n°CPPAP 0518D91805 PHOTOGRAPHES Achevé d’imprimer Nadège Abadie, Tom Buisseret, Arnaud Meyer, Patrice Normand, Olivier Roller, Manon Villemonteil en décembre 2017 par Imprimerie de Champagne, ILLUSTRATIONS ZI Les Franchises UNE BRÈVE Da Coffee Time, Jocelyn Collages, Benjamin Van Blancke 52200 Langres ISBN : 978-2-35461-138-5 N° d’impression 0.1239 HISTOIRE SUPERVISEUR L 18929 - 24 - F: 16,00 - RD Jacques Quintallet Dépôt légal : janvier 2018 DE LA RÉCLAME ANTIPATRONS 163 164