TOUTE LA VÉRITÉ SUR LE PROCÈS PUCHEU par un des juges DU MÊME AUTEUR :

LES ACCORDS SECRETS FRANCO-BRITANNIQUES DE NOVEMBRE - DÉ- CEMBRE 1940. - Histoire ou mystification. (Presses Universitaires de ). RAPPORTS AVEC LES ANGLO-SAXONS DANS LA « FRANCE SOUS L'OCCU- PATION ». (Presses Universitaires de France). LE SAHARA OCCIDENTAL. Régions au nord et nord-ouest de l'Adrar mauritanien. (Médaille d'or de la Société de géographie de . Prix Erhardt). GÉNÉRAL SCHMITT du cadre de réserve TOUTE LA VÉRITÉ SUR LE PROCÈS PUCHEU par un des juges

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Le procès de l'ancien ministre de l'Intérieur du. gouvernement de Vichy, Pierre Pucheu, s'est déroulé devant le tribunal d'armée de compétence particulière d'Alger du 4 au 11 mars 1944. C'est le premier des grands procès dits de collaboration. Il marque une date importante dans l'Histoire de la France libre. Depuis quatre ans, les Résistants sont traqués par la police de Vichy, traduits devant les tribunaux de Vichy. Pour la première fois la France libre peut à son tour mettre en jugement un des ministres, celui qui de juillet 1941 à avril 1942, dirigea cette police, actionna les « tribunaux de sang ». Il est incontestable que des considérations politiques jouèrent un rôle au moment où le Comité de Libération nationale (gouver- nement de fait) d'Alger prit la décision d'entamer les poursuites. Il est encore plus certain que le jugement a joué un rôle très impor- tant au moment de la transformation du Comité en gouvernement provisoire (3 juin 1944). La « raison d'Etat » avait empêché de donner satisfaction au vœu formulé par le tribunal que la sentence ne soit pas exécutée. Mais à aucun moment, la raison d'Etat n'a été invoquée au cours des débats. Elle n'a joué aucun rôle dans le verdict basé uniquement sur le droit commun. Le tri- bunal a écarté tout ce que l'accusation avait retenu au point de vue politique, c'est-à-dire complot et attentat contre la sûreté de l'État. Il suffit de lire le jugement pour le constater. Chose incroyable mais vraie et dont il est aussi facile de se rendre compte, les chro- niqueurs, les mémorialistes qui traitent de l'affaire Pucheu, ou simplement la mentionnent, laissent ignorer à leurs lecteurs les motifs de la condamnation. Les motifs sont le plus souvent résumés d'une manière qui ne donne aucune idée du procès : participation au gouvernement de Vichy — trahison — intelligences avec l'ennemi. Chroniqueurs, historiens ont, il est vrai, une excuse. Ils prennent comme guide unique le livre écrit par un des défenseurs, le bâtonnier Buttin. L'acte d'accusation n'y figure pas 1. Cependant au lendemain du procès un juriste avait publié à Alger un exposé qui avait un caractère officieux sinon officiel et où les motifs de la condamnation étaient clairement indiqués, en particulier le recrutement en faveur d'une puissance ennemie, crime parmi les plus graves que reconnaisse la loi française, crime qui à lui seul aurait imposé la condamnation 2. Dans sa lettre écrite au Figaro en mai 1949 après la publication des Mémoires du général Giraud, le général Weiss, commissaire du gouvernement au procès, prêche : « Pucheu a été poursuivi pour des crimes formellement établis que condamne le Code pénal. Ce fut donc un procès de droit commun. » Le 11 mars 1944, après que le jugement vient d'être prononcé. dans le hall de l'hôtel que je regagne, je me trouve entouré de cor- respondants des journaux étrangers, Américains surtout, reconnu, interpellé. On ne comprend pas le verdict, on flétrit les juges, on pose des questions, etc... Je me décide à parler, le silence s'éta- blit et je réponds en posant une question : « Quel est selon vous le motif de la condamnation ? » La réponse est : « Avoir en tant que ministre mené une politique réprouvée par le nouveau gou- vernement. En aucun cas on n'aurait en Amérique condamné un

1. Bâtonnier Paul BUTTIN, Le procès Pucheu, chez Amiot-Dumont, 1947. 2. Cahiers hebdomadaires d'Alger, fascicule d'avril 1944. ancien ministre en raison de ses actes politiques. C'est illégal, antidémocratique, etc., etc... » Je reprends la parole : « Supposez, dis-je, qu'un ministre amé- ricain ait signé un texte permettant de recruter des citoyens amé- ricains, de leur faire endosser V uniforme japonais et de les envoyer combattre dans les rangs japonais, est-ce qu'en Amérique on ne poursuivrait pas, on ne condamnerait pas ce ministre ? Remplacez les Américains par les Français et les Japonais par les Allemands et vous comprendrez pourquoi Pucheu a été jugé et condamné. » Mes interlocuteurs se regardèrent, quelque peu ébahis. Ils ont compris. Aucune question n'est plus posée. On peut affirmer que, même à l'heure présente, les Français qui s'intéressent à cette période de notre Histoire ne sont pas mieux renseignés que ne l'étaient les correspondants américains, et on n'a jamais tenté de faire comprendre, on les a au contraire trop souvent trompés. La condamnation de Pucheu est présentée comme « un assassinat légal » perpétré par des généraux exécutant aveuglément un ordre du général de Gaulle, lui-même exécuteur d'une décision du parti communiste. Le but principal du présent ouvrage est de donner et d'expliquer les motifs de la condamnation. Un commentaire est utile parce que des « anomalies » se sont produites au cours des débats. Elles seront signalées. La défense avait entrepris de transformer le procès Pucheu en un procès contre le parti communiste. C'est un système de défense qui n'est pas nouveau 1. Il détourne l'attention des chefs d'accusation principaux. L'affaire du massacre des otages com- munistes au camp de Châteaubriant, bien qu'elle ait fait l'objet d'un non-lieu, sera constamment évoquée et discutée, si bien que la désignation de ces otages est maintenant considérée comme constituant le motif véritable de la condamnation 2. 1. Dans un livre récent, Accusés hors série, Me Henry TORRÈS écrit : « J'entendais transformer le procès de Germaine Berton en procès de L'Action française et je crois y être parvenu. » 2. L'affaire de Châteaubriant fait l'objet du chapitre xiv. Cela est si vrai que lorsqu'on découvre en octobre 1945 une lettre prouvant que Pucheu a participé à la désignation de ces otages, M. de Menthon, commissaire à la Justice au moment du procès, tient une conférence de presse pour lire cette lettre et conclut que la condamnation de Pucheu reposait sur des preuves certaines, ce qui lui vaut cette riposte des révisionnistes que ces preuves n'existaient donc pas à Alger en mars 1944. Cela est si vrai que dans ses Mémoires le général de Gaulle, quand il parle de Pucheu, ne se réfère qu'à l'affaire de Château- briant et à ces preuves trouvées après la Libération 1. Cela est si vrai que dans le livre que vient de publier M. Le Troquer qui était au moment du procès commissaire à la Guerre, donc chef de la Justice militaire, et qui dit avoir eu « à connaître de l'affaire Pucheu », il n'est fait mention que de la désignation des otages de Châteaubriant 2. Les chefs principaux d'accusation ont donc échappé à trois hautes autorités directement intéressées au procès... ou ont été oubliés. Ne nous étonnons donc pas qu ils demeurent à peu près totalement inconnus. Ces chefs d'accusation étaient basés sur des textes signés par Pucheu, figurant dans des publications officielles et qu'il suffisait de lire, voire même de mentionner. Les signatures donnaient les preuves sans qu'il ait pu y avoir matière à longue argumentation. La défense pensa les avoir écartés en soutenant que Pucheu n'ayant en général pas été seul signataire, n'encourait aucune res- ponsabilité. Là se creusait entre la thèse de la défense et les concep- tions du tribunal un fossé que rien ne devait combler. A aucun degré, la défense ne pouvait espérer faire admettre que le Maréchal signataire des « textes aux répercussions sanglantes » en était 1. Le général de Gaulle fait, il est vrai, aussi allusion à des circulaires imposant aux préfets de fournir au Reich des listes de travailleurs. Or le service du travail obligatoire n'a été institué qu'après que Pucheu eut quitté le ministère. 2. LE TROQUER, La parole est à monsieur Le Troquer. l'auteur et avait exigé de ses ministres leur contre-seing. De toute évidence, ce n'était pas le Maréchal qui avait imaginé, pour apaiser Hitler après un attentat, de jeter aux pieds de Stulpnagel six têtes de communistes pris au hasard, en couvrant les exécutions d'un alibi judiciaire 1. Les charges principales étant écartées, les communistes « n'ayant pas apporté la preuve de leurs accusations » sur l'affaire de Châteaubriant, preuves qu'on ne leur demandait pas de fournir puisqu'il y avait non-lieu, la voie est ouverte pour soutenir « qu'il n'y a rien dans le dossier », que les débats n'ont révélé aucune charge nouvelle, que les dépositions des témoins sont insignifiantes. Si l'ouverture du procès a été précédée d'une campagne contre l'accusé, montée, orchestrée par les communistes, dès la publica- tion du jugement une autre campagne se monte contre la sen- tence... et le tribunal. Elle se poursuivit longtemps, on peut dire qu'elle dure encore. Voici quelques exemples de la prose des leaders : tribunal fantoche, jugement scandaleux alliant la barbarie à la plus monstrueuse illégalité, etc... Des auteurs dont la seule compétence est leur « vichysme » inconditionnel, affirment gravement que le droit et la justice, sans parler de la légalité, ont été violés à chaque pas, que les formes élémentaires de la justice n'ont pas été respectées. On constate facilement qu'ils ne les connaissent pas eux-mêmes, qu'ils ignorent les articles 75 et suivants du Code pénal, encore plus le rapport du 29 juillet 1939 qui les explique, qu'ils n'ont probablement jamais ouvert le Code pénal ou le Code de justice militaire. Toutes ces critiques, pour ne pas employer un terme plus péjo- ratif, ne sont pas désintéressées. Dans ses Mémoires, le général Giraud qui a signé l'ordre de mise en résidence surveillée de Pucheu, l'ordre de mise en jugement, l'ordre d'incarcération, déclare 1. L'affaire des textes aux répercussions sanglantes fait l'objet du chapitre vin. ensuite que « les accusations portées contre lui ne reposaient sur aucune preuve ». C'est, dit-il, uniquement pour satisfaire les instincts d'une partie de l'opinion que le tribunal militaire transformé en tribunal révolutionnaire l'a condamné à mort. On a compris de quelle partie il s'agit. Les défenseurs n'ont pas complètement échoué dans leur tentative de transformer le procès de Pucheu en un procès contre le parti communiste. Les juges auraient condamné sans qu'il existât la moindre preuve. Il est facile d'en conclure qu'ils ont condamné pour obéir à des ordres donnés pour plaire au parti communiste. Ces accusations seront portées, quelquefois, mais pas toujours, de bonne foi, tant que, ainsi que l'écrit le général Weiss « on parlera d'un dos- sier sans en connaître le premier mot » 1.

C'est pour faire connaître le dossier que cet ouvrage a été écrit, mais il n'a à aucun degré pour but de présenter les explications, la défense des juges. Les juges n'ont pas à être défendus. Ils ont accompli leur devoir en conscience, un devoir difficile, douloureux même, et se sont placés au-dessus des critiques, je puis bien dire des diffamations, car n'est-ce pas diffamer un juge que d'affirmer qu'il a prononcé un jugement « sans le moindre commencement de preuve »? Je ne suis pas mandaté pour parler au nom du tribunal, je n'ai demandé aucun renseignement, aucune précision à aucun des juges. Quand je fais état de « l'avis du tribunal » il est avant tout basé sur le jugement et quelquefois sur des propos échangés dans le prétoire, jamais dans la salle de délibérations.

Mon but étant de faire connaître le dossier, il fallait avant tout être clair. C'est pourquoi l'ouvrage ne se présente pas sous la 1. Lettre au Figaro (Vide supra). forme dans laquelle sont habituellement exposés les procès. Si j'avais suivi l'ordre chronologique, celui des audiences, je n'aurais pas atteint mon but. L'attention du lecteur serait cons- tamment obligée, comme celle du juge suivant les débats, de se porter d'un sujet à un autre. Elle se trouve parfois détournée par des incidents ou par de longues digressions. J'ai donc avant tout exposé les chefs d'accusation capitaux dans des chapitres parti- culiers où sont données les parties de l'interrogatoire, des déposi- tions des témoins, du réquisitoire et des plaidoiries concernant chacun d'eux. Les passages, les commentaires si l'on veut, reliant les textes ont été conçus et écrits avec le plus grand souci d'objec- tivité.

LES SOURCES

La source principale est constituée par les notes que j'ai constam- ment prises sur le siège, pendant toute la durée des débats, que j'avais mises en ordre il y a une quinzaine d'années, et complétées par mes souvenirs, quand j'avais rédigé cet ouvrage sous une première forme. Je ne m'astreignais pas bien entendu à essayer de tout enregistrer, mais quand je jugeais un passage important, essentiel, il était scrupu- leusement noté. J'ai aussi utilisé quelques documents importants que j'avais conservés. Il n'existe pas de sténographie du procès. Toutes les agences d'A.F.N. et les journaux avaient des correspondants qui établissaient des comptes rendus publiés dans les journaux. Mais les séances étaient longues, tenues par une chaleur étouffante... la liberté de parole fut complète. Les débats n'étaient pas toujours faciles à suivre. Il ne faut donc pas s'étonner si tous ces comptes rendus pré- sentent des lacunes, des imprécisions, et ce qui est plus grave, des erreurs déformant parfois complètement la pensée exprimée. Voici un exemple : le compte rendu de l'agence France-Alger publié par l' Écho d'Alger est parfois donné comme « officieux ». Or tout le pas- sage du réquisitoire relatif aux charges principales y est omis. J'ai utilisé quelques passages de ces comptes rendus, mais après les avoir dûment collationnés et confrontés avec mes souvenirs. La bibliographie se réduit en fait à deux livres : 1. Le procès Pucheu, publié par le bâtonnier BUTTIN en 1947, et dont l'essentiel est bien entendu formé par la reproduction de la plaidoirie de l'auteur. 2. Ma vie, par PUCHEU, publié en 1948. Ce sont ses notes écrites en prison et précédées d'une virulente préface, non signée. J'ai tiré de ces livres certains documents (des lettres en particu- lier) d'une authenticité indiscutable. Aussitôt après la mort du général Giraud (1949), ses Mémoires étaient publiés, sous le titre Un seul but, la victoire. L'affaire Pucheu est exposée en un chapitre que publia Le Figaro. Il en sera question dans cet ouvrage. Sous le titre Au feu des événements M. P. BRET a publié en 1959 son journal de l'époque du procès. Il était directeur à Alger d'une agence d'informations indépendante. Il est le seul à donner le motif exact de la condamnation de Pucheu. M. Robert ARON dans les Grands dossiers de l'Histoire contempo- raine (1962) donne un récit établi d'après le livre de Me Buttin et celui de Pucheu. J'y ferai allusion à plusieurs reprises ainsi qu'au livre du bâtonnier, mais il ne faut pas considérer le présent ouvrage comme constituant une critique systématique de l'un ou de l'autre. Pour mettre en valeur un point de vue, n'est-il pas de meilleur moyen que de le confronter avec le point de vue opposé ? Il est toujours malséant de faire la critique d'une plaidoirie. Mais quand en publiant sa plaidoirie, l'avocat se transforme en historiographe, sa plaidoirie perd son droit à l'immunité. TOUTE LA VÉRITÉ SUR LE PROCÈS PUCHEU

CHAPITRE PREMIER PUCHEU AVANT LE PROCÈS SON PASSAGE EN AFRIQUE DU NORD Ce chapitre constitue en fait un historique qui n'a qu'un rapport indirect avec le procès proprement dit. Pour les juges un procès commence à la première audience, quand lecture leur est donnée de l'acte d'accusation. Il était nécessaire pour permettre aux lecteurs de mieux comprendre et suivre les débats, car plus on s'éloigne des évé- nements, plus leur souvenir s'estompe dans les mémoires. Il faut en outre tenir compte de ce que bien des ouvrages, en parti- culier les Mémoires, n'ont été écrits que pour présenter ces évé- nements sous un jour favorable à leurs auteurs. Il est entendu que la plupart des faits rapportés ici étaient ignorés des juges. Il est dans la tradition de la justice française d'établir le curriculum vitse de l'inculpé. Les défenseurs s'y sont con- formés. Il n'est cependant pas question d'établir une biogra- phie, mais seulement de donner aux lecteurs les renseignements leur permettant de se rendre compte si vraiment le tribunal avait devant lui un homme venu en A.F.N. sans autre ambi- tion que celle d'obtenir une place dans une unité combattante, et qui sera « fusillé par erreur » 1. 1. Terme employé par L'Humanité du 20-3-1949. Me Gouttebaron nous apprend dans sa plaidoirie que Pucheu, d'origine modeste, est passé par l'École normale supérieure, section des lettres, et qu'un « hasard l'a orienté vers l'industrie ». De 1926 à 1938 il exerce les fonctions de directeur général pour l'exportation au Comptoir sidérurgique. Tout jeune, Pucheu est donc en fait un des chefs de l'industrie lourde en France. En 1938 il devient directeur des établissements Japy. Il s'inté- resse de près à la politique. Il se fait inscrire au P.S.F. 1 (colonel de La Rocque), adhère aux Croix de Feu, mais il n'y reste pas longtemps et il passe au P.P.F. (Doriot). Il prend part aux luttes de ce parti contre le Front populaire, mais il démissionne car, dit-il au procès, « il comprit très vite que Doriot était l'homme de ses anciens réflexes et qu'il avait seulement changé de râte- lier ». Après la défaite et la signature des Conventions de juin 1940 le gouvernement de Vichy constitue des « Comités d'organisa- tion » chargés de régler toutes les questions relatives aux exi- gences des Allemands en ce qui concerne l'économie française et en particulier l'industrie. Pucheu était président du Comité général de la mécanique. Il faut dire quelques mots de la synarchie puisque au procès, Pucheu fut qualifié de « synarque ». Chaque fois qu'à un procès il est question de la synarchie, il est de tradition d'en nier l'exis- tence, de tourner en dérision ceux qui y font allusion. Me Goutte- baron ne manqua pas à la tradition en qualifiant la synarchie de « bobard » et en disant qu'elle n'a existé que dans l'imagina- tion de certains. Pucheu se lève en souriant et en haussant les épaules. Évidemment la synarchie n'a jamais existé sous forme de société ayant un Président-directeur général, un conseil d'administration, etc... Mais tous ceux qui sont quelque peu au courant savent que l'on désignait sous ce nom l'ensemble des hommes détenant les postes-clés de l'industrie, du commerce et réglant les échanges internationaux au profit des firmes qu'ils dirigent ou représentent sans oublier leur profit personnel. M. Fernand Laurent, député de Paris, rapporte qu'ayant rendu visite au Maréchal le 3 février 1942, celui-ci lui dit avoir récem- 1. P.S.F. : Parti social français - P.P.F. : Parti populaire français. ment reçu des services un volumineux rapport sur la synarchie et en être « fort impressionné. Lentement, gravement, il en expose les grandes lignes ». On admettra difficilement que ce rapport fût fondé uniquement sur des bobards 1. M. Trochu déposant au procès du Maréchal parle assez longuement de la synarchie « toute-puissante à l'époque » 2. Ces précisions devaient être données parce que l'on qualifie généralement de « synarques » les jeunes ministres, dont Pucheu, appelés par Darlan à faire partie du gouvernement qu'il forme le 25-2-1941. Amené à la fin de son interrogatoire (audience du 4-3) à préciser les conditions dans lesquelles il fut appelé à faire partie de ce ministère, comme secrétaire d'État à la Pro- duction industrielle, Pucheu déclare : C'est à titre de technicien, car j'étais président du Comité général de la mécanique. J'avais été dégoûté de l'expérience Doriot en 1938. Darlan me dit : Prenez ce poste ; c' était en quelque sorte un ordre. Pucheu et ses défenseurs présentèrent la formation de ce gouvernement comme une réaction contre la politique de colla- boration menée par Laval jusqu'au 13 décembre 1940, jour de son renvoi par le Maréchal. Voici ce que déclare Pucheu lors de son interrogatoire : J'entrai au gouvernement après l'exclusion de Laval qui avait entraîné le Maréchal à Montoire. Laval parti, Montoire était mort. Pour ma part j'ai suivi une politique radicalement opposée à celle de Laval. Rétablissons les faits. Ce n'est pas dans le gouvernement formé par le Maréchal après le 13-12-1940 que Pucheu entre. Le Maréchal avait essayé de gouverner avec un Directoire tripar- tite Darlan - Flandin - Huntziger. Le 9 février 1941 les Alle- mands avaient mis un terme à cette tentative, forcé le Maréchal à se séparer de Flandin et exigé qu'à l'avenir toute nomination à un poste ministériel ou à de hauts emplois civils ou mili-

1. Fernand LAURENT, Un peuple ressuscite. Une copie de ce dossier parvint à la Résistance, peut-être abrégée (?) Je l'ai eue entre les mains. 2. M. Trochu fut président du Conseil municipal de Paris. Il se trouvait à Vichy au moment du massacre de Châteaubriant. taires soit soumise à leur agrément. Pucheu est bien connu des Allemands. Il a négocié avec eux en tant que président d'un comité d'organisation. Le 16-1-1941 avait lieu à Paris un grand dîner organisé et présidé par le Dr Michel, directeur de la section économique du commandement des troupes d'occupation. Les directeurs des grandes banques et des principales branches de notre in- dustrie nationale, les présidents des comités d'organisation sont les convives, en compagnie des membres de la section écono- mique allemande. Barnaud est assis à la droite du Dr Michel, Pucheu à la gauche. Bichelonne... etc..., assistent au banquet. A l'issue de la réunion des commissions franco-allemandes furent constituées pour les différentes branches d'industrie 1. L'acte d'accusation n'a retenu aucun fait de collaboration industrielle, mais on comprend mieux maintenant la partici- pation de Pucheu et du groupe des jeunes « synarques » au gou- vernement formé par l'amiral Darlan sous l'égide allemande. « Vous savez, déclare le Maréchal à M. F. Laurent, que je n'ai pas choisi M. Pucheu. Quand l'amiral Darlan est allé à Berlin, il en est revenu avec un gouvernement tout fait; je n avais qu à l'accepter ou à rompre... » Ce n'est pas à Berlin mais à Paris que le ministère a été formé. Le lapsus du Maréchal est révélateur de sa pensée 2. De Brinon écrit dans ses Mémoires : Le ministère est constitué avec des hommes qui tous bénéficient du préjugé favorable d'Abetz : Benoist-Méchin - Pucheu... Quand Darlan rentre de Paris le 7-2-1941, il fait cette décla- ration au Conseil des ministres : L'heure est aussi grave que celle où il a fallu demander Varmis- 1. L'Humanité-Dimanche a publié dans le numéro du 20-3-1949 la pho- tographie de la table d'honneur de ce banquet qui eut lieu au Royal- Monceau. 2. Il existe actuellement bien des témoignages sur la formation du minis- tère Darlan : Laval - Baudouin - Carcopino - Serrigny - Weygand, etc... Je me réfère ici au témoignage de M. F. Laurent parce que son livre imprimé à New York en mai 1943 était connu à Alger en 1944. L'auteur raconte au Maréchal son entrevue avec Pucheu qui lui a déclaré : « Les Français sont des c... Il faut les mener sans les consulter. » tice. Si nous cessons la collaboration, nous perdons tous les avan- tages que nous pouvons espérer de cet armistice. Pour ma part mon choix est fait. Je suis pour la collaboration Le principe directeur de cette politique, c'est l'intégration de la France dans une placée sous l'hégémonie d'une Allemagne dont la victoire est définitivement acceptée. Le groupe des jeunes synarques va-t-il se contenter de suivre cette politique? Pas du tout. Le 4 avril 1941 il fait remettre à Hitler une adresse au sujet du « Plan d'un en France ». Nous avons le privilège de prendre la parole à un moment historique. Les décisions qui seront prises au cours des prochains mois auront des répercussions illimitées. Nous aurons ainsi une responsabilité que nous acceptons en pleine connaissance de cause, convaincus qu'il est de notre devoir de faire découler de la défaite de la France la victoire de l'Europe... La rencontre historique de Montoire nous a démontré que l'Alle- magne était disposée à être magnanime dans sa victoire si nous en- tendions nous dégager de notre défaite. Cette rencontre est restée un acte symbolique. Notre ambition est de faire de ce symbole une réa- lité. Nous nous sommes engagés à réaliser ce but... Nous voulons sauver la France. Nous prions le Führer de nous faire confiance. Voilà une profession de foi sans ambiguïté. Nous sommes loin de la tranchante affirmation de Pucheu devant le tribunal « Montoire était mort ». Sans doute, c'est Abetz qui a révélé le document, mais pouvait-on s'attendre à ce que ce soit un des signataires qui le divulguât ? Le 18 juillet, Pucheu devient secrétaire d'État à l'Intérieur. Voici comment il explique cette mutation au tribunal : Je fus transféré sur ordre du Maréchal au ministère de V Inté- rieur. Pour prévenir un retour de Laval, le Maréchal me de- manda de prendre le ministère de l'Intérieur jusque là cumulé par Darlan avec d'autres portefeuilles.

1. Qu'on n'invoque pas la nécessité d'une déclaration publique pour tromper l'ennemi (double jeu). L'amiral s'exprime de la même manière dans des notes secrètes destinées au seul Maréchal (Documents publiés par L'Aurore en octobre 1961). Dans sa plaidoirie le bâtonnier Buttin renchérit encore sur la mission de sacrifice acceptée par son client après hésitation, sur les sollicitations du Maréchal et de Darlan pour barrer la route à Laval et surtout pour faire échec aux propositions d'Abetz et de Laval en vue de former un gouvernement Darlan - Laval - Pucheu. Cette version des événements est contredite par tous les témoignages produits depuis la Libération. Voici celui de M. du Moulin de Larbarthète, directeur du cabinet civil du Maréchal 1. Vers la fin de juillet 1941, accablé par la gestion de trois départements, l'amiral me demanda de le remplacer au ministère de V Intért'eur. Je l'en remerciai mais refusai. Darlan fit appel à Pucheu... qui se rua littéralement sur le poste. A peine installé à V Itîtérieur, il commença à s'y comporter en dictateur. L'amiral Docteur, confident de Darlan, confirme l'offre à du Moulin, le refus, le recours à Pucheu qui « saute sur le poste ». 2 Le 11 août 1941, Pucheu est nommé ministre secrétaire d'État à l'Intérieur. Il est le troisième personnage du gouverne- ment après Darlan, vice-président du Conseil, et Barthélemy, garde des Sceaux. Il instaure un régime d'autorité basé sur le développement de toutes les forces policières. Tous les témoi- gnages concordent pour le présenter comme jouant le rôle de deuxième vice-président du Conseil, tranchant de toute chose, accaparant, réformant tous les organismes de l'État. Bornons- nous au témoignage du Maréchal qui se sent lui-même dominé 3. Il tient tout, l'Intérieur, la Police, la Jeunesse, la Légion, la propagande par Marion, les rapports politiques avec les Allemands par Benoist-Méchin, les rapports économiques par Barnaud. Nous sommes coupés, coincés. En somme il est le chef du groupe des synarques. Devant le tribunal il se présentera comme un grand commis se canton-

1. D u MOULIN DE LABARTHÈTE, Le temps des illusions. 2. Amiral DOCTEUR, La grande énigme de la guerre; Darlan amiral de la flotte. 3. Témoignage rapporté par DU MOULIN DE LABARTHÈTE, op. cit. nant strictement dans ses attributions ministérielles, contraint de par la Constitution de signer les textes qui lui sont présentés. En fait, il en était le plus souvent l'inspirateur et même le ré- dacteur. C'est alors qu'il signe les textes, qu'il édicte les mesures contre la Résistance qui constitueront les charges principales contre lui lorsqu'il sera mis en accusation devant le tribunal d'Alger. Pucheu entretient les meilleures relations avec les Allemands. La preuve en est qu'il est le seul ministre ayant obtenu l'autori- sation d'effectuer un voyage dans la zone interdite du Nord et du Pas-de-Calais en septembre-octobre 1941. De ce voyage, il ne sera pas parlé devant le tribunal. L'ambition de Pucheu était-elle satisfaite? Il paraît bien que non. Il vise plus haut. Voici ce qu'écrit à ce sujet l'amiral Leahy, ambassadeur des États-Unis : « On dit Darlan et Pucheu également ambitieux de succéder au Maréchal. » Leahy était bien renseigné. On possède maintenant à ce sujet un témoi- gnage formel et précis du général Serrigny... et du Maréchal lui-même. Voici en effet ce qu'on peut lire dans le livre du général 1 : J'ai eu le 5-12-1941 après le déjeuner un entretien avec lè Maréchal sur la mentalité de son équipe ministérielle qui a les dents longues. Les plus intelligents mais aussi les plus dangereux sont les ex-collaborateurs de M. H. Worms, ce sont MM. Pucheu, Barnaud, Lehideux, Benoist-Méchin, Marion. Ils ont de grandes ambitions, le premier surtout. Le Maréchal me montre une lettre privée de lui saisie à la censure, où il ne cache pas son espoir de prendre prochainement sa place. On connaît le message du Maréchal du 1er janvier 1942 où il fait allusion « à la demi-liberté » qui lui est laissée. Les sy- narques tentent d'obtenir du Maréchal qu'il ne soit pas publié, au cours « d'une violente discussion qui a duré à peu près une demi-heure et dans laquelle dominait la voix de Pucheu » 2. Le Maréchal ayant tenu bon, ce dernier tente de saboter la diffusion à la radio et au Journal officiel. 1. Général SERRIGNY, Trente ans avec Pétain, Plon, 1959. 2. Dumoulin DE LABARTHÈTE, op. cit. Pourquoi cette opposition des synarques ? C'est que, à cette date, Darlan mène avec l'Allemagne des négociations très serrées auxquelles Pucheu, loin de se cantonner dans son rôle de ministre de l'Intérieur, prend une part des plus actives. C'est le 20 dé- cembre 1941 que le général Juin et le maréchal Gœring avaient tenu une conférence à Berlin, à la suite de laquelle deux ques- tions avaient été posées au gouvernement de Vichy : ravitail- lement de l'armée Rommel à travers la Tunisie et combat en commun avec l'Afrika Korps en cas de reflux vers la Tunisie. Les réponses avaient été positives et le 12 janvier Benoist-Méchin écrivait dans un rappport adressé à l'amiral Darlan 1 : Je sighalai à l'ambassadeur Abetz que la réponse du gouverne- ment français avait été prise à la suite de plusieurs conférences auxquelles avaient participé outre le Maréchal, vous et moi-même, MM. Moysset, Romier, Bouthillier et Pucheu. MM. Lehideux et Barnaud qui avaient assisté à une réunion préliminaire, avaient également donné leur accord. Pucheu continua à prendre part aux négociations qui visaient à étendre encore les obligations contractées et à arriver à une paix provisoire. On les a niées, mais les documents produits au procès de Benoist-Méchin et tout récemment ceux trouvés dans les archives secrètes allemandes en ont prouvé l'existence 2. En particulier Pucheu a sa part de responsabilité dans le limo- geage du général Weygand dont la présence en A.F.N. était considérée comme un obstacle à ces négociations. D'après un témoin, le lieutenant Dubruel, il l'aurait déclaré lui-même sur le Sidi-Brahim lors de sa traversée d'Espagne au Maroc. Il y a confirmation par du Moulin de Labarthète qui écrit que le général Weygand lui déclara le 18 novembre 1941 en lui apprenant son éviction d'A.F.N. « L'amiral a ce qu'il vou-

1. J.-L. AujOL, Le procès de Benoist-Méchin. 2. Une preuve de plus en est donnée par la publication dans L'Aurore, n° du 22-10-61, d'un rapport secret adressé par l'amiral Darlan au Maréchal. On y lit : « Au cours d'une réunion ministérielle qui a eu lieu le 30 octobre dans votre cabinet, à laquelle assistaient MM. Romier, Moysset, Bouthillier, Pucheu... vous avez décidé d'entamer une négocia- tion avec les autorités allemandes » (le rapport est daté du 8-11-1941). lait. Quant à Pucheu, à Marion, à Benoist-Méchin ils n'ont perdu ni leur temps ni l'argent des autres. » C'est aussi au début de l'année 1942 que se placent les contacts de Pucheu avec la Résistance (entretiens avec Frenay) et sa tournée en A.F.N. (22-2 au 9-3). Comme ces deux événements ont été largement exploités pour sa défense, on les retrouvera dans deux autres chapitres. Au mois de mars 1942 de nombreuses intrigues sont menées à Vichy dans l'entourage du chef de l'État. L'origine en est dans le désir qu'avait le Maréchal de se séparer de Darlan dont il jugeait les avances à l'Allemagne exagérées. Il négocie secrè- tement avec le Reich par l'intermédiaire de l'aviateur Fonck. Darlan défend sa position par' d'autres intrigues niais commet une erreur qui détermine Hitler à imposer brusquement Laval pour le remplacer. Ce n'était pas pour avoir affaire à un chef de gouvernement plus collaborationniste que Darlan puisqu'il avait lui-même repoussé les propositions de ce dernier. C'était surtout pour bien marquer son emprise sur la politique inté- rieure de Vichy 1. Le 17 avril Laval reprend le pouvoir, le 18 avril le cabinet donne sa démission. Pucheu ne fait plus partie du nouveau cabinet formé par Laval. Voici comment il explique les événements au cours de son interrogatoire (audience du 4-3). Peu après mon retour à Vichy, une crise éclatait... les Alle- mands ne tardèrent pas à imposer Laval. Celui-ci m offrit le portefeuille des Colonies, je refusai. Une scène violente m'opposa au Maréchal. « Vous m 'abandonnez, me dit celui-ci, au moment où je suis obligé de reprendre cet homme qui me répugne physique- 1. Voir plus haut l'obligation contractée par Vichy le 9 février 1941. Voir, en ce qui concerne les négociations en vue de l'alliance, l'étude de M. A. SCHERER, sous le titre « La collaboration », dans : La France sous l'occupation (Presses universitaires de France, 1959) et le rapport de Be- noist-Méchin à Darlan (A. DARLAN, L'amiral Darlan parle, Annexe XII) document qui lève tous les doutes. Le général Weygand connut le rôle joué par Pucheu dans son limogeage (Mémoires, p. 528) mais il déclare « n'en conserver aucune rancœur Il, Il réserve son ire à ceux « qui prétendirent le juger ». ment et moralement. J'avale des couleuvres énormes. Ne pourriez- vous pas en avaler de plus petites ? » Je répondis : « malgré mon désaccord avec Darlan j'ai accepté de rester, mais pas avec Laval qui souhaite la victoire allemande », et je partis. Le retour de Laval fut un véritable désastre pour la France. Dans sa plaidoirie (audience du 10-3) voici comment le bâton- nier Buttin expose les faits : Peu de temps après le retour de M. Pucheu en France, des machinations assez louches appellent de nouveau au pouvoir M. Laval. Ce dernier essaie de gagner à sa cause M. Pucheu qui cependant refuse catégoriquement de faire partie du nouveau ministère, et reprend sa liberté d'action. Ensuite le bâtonnier s'appuie sur une allocution radiodiffusée du 20-4-1942, où Laval déclare qu'il « poursuivra sa politique d'entente avec l'Allemagne » pour soutenir que la politique de Montoire, instaurée par Laval, avait été sous le gouvernement de l'amiral Darlan « une politique mort-née ». Pucheu et ses défenseurs chercheront toujours à rejeter sur Laval toutes les responsabilités de la collaboration. Dès le surlendemain 12 mars cette partie de la plaidoirie rece- vait un démenti par une voie inattendue. Voici ce que , propagandiste officiel à la Radio de Vichy, répond aux affirmations de Pucheu dans son éditorial du 12 mars 1944 : Il affirmait hier être parti parce que le président Laval était revenu. Il cherchait à se désolidariser du chef du gouvernement, affirmant qu'il avait désavoué ce que celui-ci avait pu faire. Pucheu a-t-il oublié les requêtes qu'il adressa au président Laval pour obtenir de lui soit le ministère de l'Intérieur, soit le ministère de la Production, soit une ambassade à Berne? Et il ne peut être accusé de discrétion, puisque tout Vichy retentissait de ses décla- rations, de ses espérances, de ses appétits. Le gouvernement de Vichy n'avait évidemment aucune sym- pathie ',"pour le transfuge Pucheu mais il y a bien d autres témoignages. Voici ce qu'écrit du Moulin de Labarthète : Laval n'a réussi son coup, surtout que grâce à Benoist-Méchin, Pucheu, Marron, aux synarques, qui n'avaient dû pourtant leur fortune qu'au bienveillant accueil de l'amiral... Le 5 avril 1942 Pucheu vint me trouver et me dit : « Vous ne comprenez décidément rien. J'apprends que vous faites barrage au retour du président... l'amiral est usé, fini. Il ne peut prendre aucune décision. Le pré- sident revient plein d'idées neuves... vous ferez partie de la combi- naison... » Je répondis : « Je sais le nombre de visites que vous avez faites à Laval. Pourquoi voulez-vous que je sois inquiet sur votre sort ? » Laval offrit bien un poste à Pucheu, mais pas celui qu'il désirait, l'Intérieur, que Laval gardait pour lui. Pucheu refusa et après quelques hésitations accepta l'ambassade de Berne. L'amiral Docteur écrit : « Pucheu pousse au retour de Laval ». Et voici le témoignage de l'amiral Darlan lui-même que nous connaissons par une note trouvée dans ses papiers personnels et publiée par son fils 1 : Certains ministres trouvant que l'amiral était trop sur la ré- serve vis-à-vis des Allemands, poussaient au retour de Laval au pouvoir : Benoist-Méchin, Barnaud, Pucheu, Lehideux. Pucheu est donc évincé du nouveau ministère. Nous possé- dons sur la manière dont il envisage la situation, un témoi- gnage d'une valeur incontestable, celui de M. Stucki, ambassa- deur de Suisse à Vichy 2 : Lorsqu 'en mars 1944, on apprit que l'ancien ministre de Vichy, Pucheu, avait été condamné à mort et fusillé à Alger, je me souvins de ma dernière conversation avec lui. Non sans avoir rencontré une réelle résistance, il avait obtenu l'agrément de la Suisse à Berne... Très nerveux Pucheu me déclara : Je vais volontiers à Berne, bien que la Suisse ne m'intéresse pas spécialement. Mais c'est un bon poste d'observation, le plus proche de Vichy, et je pourrai suivre ce qui s'y passe. Je repartirai peut-être bien vite de Suisse, car je ne porte intérêt dans la vie qu'aux extrêmes. Je finirai au plus haut ou au plus bas, chef d'Etat ou de gouverne- ment, ou bien de mort violente. Pour moi il n'y a pas d'autre issue. Le lendemain, à l'occasion d'un banquet officiel dans le sud de la France, il parlait de Laval en termes pleins de mépris, ce qui 1. A. DARLAN, L'amiral Darlan parle. Dans ses notes personnelles l'ami- ral en parlant de lui-même emploie toujours la troisième personne. 2. W. STUCKI, La fin du régime de Vichy. fut naturellement aussitôt rapporté à ce dernier. Laval furieux rapporta sa nomination. Pucheu gagna l'Afrique du Nord par l'Espagne, et quelques semaines 1 après sa déclaration pour le moins insolite, il avait déjà vécu son sort. Avant de quitter Vichy, Pucheu, à une réunion de préfets, avait déclaré que le gouvernement de Laval serait éphémère. Pas de meilleur moyen de voir sa prédiction réalisée que de préparer lui-même la chute de Laval. Et le successeur de Laval, ce sera Pucheu. Il s'agit donc de discréditer la politique de Laval, et tel est le but du long rapport qu'il établit et va pré- senter au Maréchal le 15 octobre, et dans lequel le chef du gou- vernement est attaqué sans ménagement et le Maréchal couvert de flatteries. La conclusion en est qu'il faut renoncer à toute politique attentiste et en entreprendre une beaucoup plus active... bien entendu dans le même sens. Une copie de ce rap- port a été versée au dossier du procès à Alger et largement exploitée par la défense. Il fera l'objet d'un chapitre spécial.

A Vichy, Pucheu obtient des renseignements sur la possibilité d'un débarquement des Américains en Afrique. Avec la même rapidité que naguère il passa des Croix de Feu au P.P.F., il passe du collaborationnisme dont est empreint le rapport qu'il vient de remettre au Maréchal, à l'idée de la reprise de la lutte en commun avec les Alliés. Il tient dans ce sens au Maréchal et à l'amiral des propos dont on ne connaît pas la teneur exacte puisque lui seul en a parlé, mais qui ne sont pas pris au sérieux parce que les positions sont arrêtées — ce qu'on ne lui dit pas — et les ordres déjà donnés pour s'opposer au débarquement. Il lui vient alors à l'idée d'aller trouver le général Giraud qu'il connaît quelque peu. Il a avec ce dernier à Lyon, dans la deuxième quinzaine d'octobre, un entretien sur la nouvelle politique à mener en vue de la reprise de la lutte. Ils sont entiè- 1. Quelques semaines, c'est inexact. D'avril 1942 à mars 1944, il y a presque deux années. rement d'accord mais Giraud quelque peu méfiant ne fait aucune confidence à Pucheu. Aussi la surprise est-elle complète pour lui lorsqu'il apprend le débarquement en A.F.N. le 8 novembre. Quatre jours après, le 12, il passe en Espagne. Dans quel but ? Il semble bien que lui-même n'ait pas été très fixé. Il cherchait sa voie. Il jouit en Espagne de protections particulières, car il évite le camp de Medina del Ebro où étaient rassemblés tous les Français encore mobilisables d'après leur âge, et il circule librement. Il apprend que le général Giraud, après la mort de Darlan, est devenu, le 27 décembre, « commandant en chef civil et militaire ». Une correspondance s'engage entre le général et Pucheu. Ce dernier déclare dans ses Mémoires avoir écrit à plusieurs re- prises au général. De ces lettres on ne connaît que l'extrait suivant1 : Je ne suis candidat à aucun rôle public ou politique. Mais par contre je dénie à qui que ce soit le droit de m empêcher de re- prendre dans le rang mon poste de combat... Je ne puis sans me déshonorer rester à l'abri dans un pays neutre au moment où une armée nouvelle reprend le combat... Je ne veux être qu'un officier discipliné de votre armée. Le général Giraud a répondu. Le tribunal ne connut que sa dernière lettre datée du 15 février 1943 et dont le bâtonnier Buttin, défenseur de Pucheu, donna lecture — trop tard — au début de sa plaidoirie (audience du 10 mars). La voici : Alger, le 15 février 1943. Mon cher ami, Je reçois aujourd'hui votre lettre du 4 février qui m arrive par une voie discrète. Je ne puis que vous confirmer ma missive antérieure au sujet de votre venue ici. Elle se heurte à des diffi- cultés que vous ne pouvez ignorer et que je préfère en toute amitié vous exposer nettement. Vous avez appartenu au gouvernement de Vichy, et à tort ou à raison, accumulé contre vous beaucoup d'inimitiés de la part 1. Publié par Samedi-Soir, n° du 2 avril 1949. des éléments qui en France entendaient résister à l'Allemand. Je tiens à souligner que cet état d'esprit n'est pas seulement le fait des gens qui entourent le général de Gaulle, mais également de la masse de l'opinion française. C'est un fait que je regrette mais vous ne pouvez pas l'ignorer. Par ailleurs, j'estime que pour mener actuellement la lutte contre l'ennemi, toutes les bonnes volontés doivent être utilisées. Je suis donc tout prêt à vous accueillir et à vous donner une place dans une unité combattante, sous réserve que vous ne ferez aucune politique. Je vous demande de passer ici sous un nom d'emprunt pour éviter tout incident. Si vous êtes d'accord pour accepter mes propositions, je donnerai des instructions au colonel Malaise pour qu'il facilite votre venue ici. Ce ne sera pas, croyez-moi, chose facile, car je me heurterai à de grosses difficultés du côté anglais et américain, mais avec de la persévérance nous réussi- rons. A bientôt j'espère, avec l'assurance de mes plus cordiaux sentiments. H. GIRAUD. Pucheu accepte bien entendu, mais ne quitte l'Espagne qu'au début de mai pour débarquer à Casablanca le 6. Il y a là un retard difficilement explicable et qui n'est pas sans avoir joué un rôle dans son tragique destin. Quoi qu'il en soit, au moment où il débarque, le général Giraud a encore tous les pouvoirs. Le général de Gaulle n'arrivera à Alger que le 30 mai. Pucheu est bien accueilli par les autorités de Casablanca comme en a témoigné le lieutenant Dubruel. On lui évite les « opérations de filtrage ». Seul des passagers du Sidi-Brahim, il peut gagner Rabat. Bien mieux il était attendu à Casablanca par le commandant Vallin, de l'entourage du général Giraud. C'est lui-même qui l'écrit dans ses Mé- moires 1. Comment le général Giraud peut-il donc écrire dans ses Mémoires qu'il fut surpris par l'arrivée de Pucheu? Il insinue 1. Mémoires publiés en 1949 sous le titre : Ma vie. L'essentiel en est constitué par des notes rédigées par Pucheu à Ksar-es-Souk et à Alger. TOUTE LA VÉRITÉ SUR LE PROCÈS PUCHEU Ministre de l'Intérieur du gouvernement Darlan, à compter du 11 août 1941, Pierre Pucheu restera ministre jusqu'au retour au pouvoir de Laval, le 18 avril 1942. A la suite du débarquement des Américains en Afrique du Nord, il passe en Espagne et écrit au général Giraud, devenu après la mort de Darlan « Commandant en chef civil et militaire », pour se mettre à sa disposition comme officier combattant. Ayant reçu du général Giraud une réponse circonspecte, mais positive, Pierre Pucheu dé- barque à Casablanca le 6 mai 1942. Aussitôt il est mis en résidence surveillée dans le Sud marocain. Malgré ses protestations, qui resteront sans réponse, il est mis en accusation ; son procès se déroulera devant le tribunal d'Armée de compétence particulière d'Alger du 4 au 11 mars 1944. Condamné à mort, il sera passé par les armes le 20 mars au polygone d'Hussein-Dey. Le procès de Pierre Pucheu, le premier des grands procès dits de collaboration, a marqué une date importante dans l'Histoire de la France Combattante et de la Libération. Le général Schmitt, qui fut l'un des juges militaires de Pierre Pucheu, apporte sur ce procès une lumière qui avait manqué jusqu'ici. A une époque aussi troublée, où la légalité se cherchait en tâtonnant, les caractères des hommes apparaissent dans une nudité souvent effrayante. Ce livre est ainsi non seulement un document historique de premier plan, mais le compte rendu objectif d'un drame qui a marqué profondément notre temps. PLON Imprimé en France. — IMPRIMERIE PLON, A MEAUX (SEINE-ET-MARNE). - 1963. 72653. S.P.

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