LA MAISON D'ALPHONSE DU MÊME AUTEUR

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LES BALCONS DE TULLE.

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LE PONT SUR LA LIGNE.

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MÉMOIRES D'UN AGENT SECRET DE LA FRANCE LIBRE (en 6 tomes). RÉMY

« LA LIGNE DE DÉMARCATION »

LA MAISON

D'ALPHONSE

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 50 EXEMPLAIRES DE LUXE NUMÉROTÉS DE 1 A 50, CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE

© LIBRAIRIE ACADEMIQUE PERRIN, 1968 L'OPÉRATION OAKTREE L'OPERATION OAKTREE L'OPÉRATION OAKTREE 1

ux temps déjà lointains qui précédaient la pre- mière guerre mondiale, une Anglaise nommée A Williams épousa un M. Bouryschkine, de citoyen- neté russe. Le 17 août 1913, à Moscou, naquit de leur union un solide garçon auquel son père choisit pour patron Vladimir Sviatoslavitch le Saint, dont l'Eglise orthodoxe célèbre la fête le 15 juin. De Vladimir, sa mère fit affectueusement « Val ». La guerre vint, puis la révolution d'octobre dont le cinquantenaire résonne dans le monde entier cependant que j'écris ces lignes. Val grandit aux Etats-Unis, mon- trant pour le jeu de basket-ball de telles dispositions qu'il se vit attribuer une bourse par la fondation Carne- gie. L'équipe nationale roumaine lui demanda d'assurer son entraînement en vue des Jeux Olympiques de 1940. — Cela, me dit-il, me valut une bonne carte de visite auprès des clubs de basket du sud de la France, et

1. Ou « Opération Chêne ». Le récit de Val Wiliams a figuré sous le même titre dans le tome VII de la Ligne de démarcation, de même que celui de la comtesse de Mauduit qui va suivre, et qui fut également publié dans le tome III de la même série sous le titre de « la châtelaine de Bourblanc ». Etant l'un et l'autre étroi- tement liés à la Maison d'Alphonse, il était indispensable de les reproduire ici. plus particulièrement chez celui de Monaco. Je ne me doutais guère, alors, à quoi elle me servirait en une certaine circonstance, mais Dieu le savait à ma place. Allongé sur le lit où il relevait à peine d'une grave maladie contractée peu auparavant à Malte, et dont il faillit mourir, Val Williams me sourit. Inquiète, et atten- tive, sa femme vint s'assurer que notre conversation ne le fatiguait pas. Il protesta qu'au contraire ma visite lui faisait du bien. — Au mois de septembre 1939, reprit-il, je me trouvais dans le cabinet de travail du professeur Paul Dwight Moody, président du collège de Middlebury. Jadis, les étudiants étaient nombreux que les chemins enneigés empêchaient de rejoindre en hiver l'université de Yale, si bien qu'ils s'arrêtaient à mi-route, dans l'Etat du Vermont, d'où le nom de « Middle » donné à ce collège. « Bury », cela signifie, vous le savez, enterrer, ensevelir, enfouir. Peut-être le nom de Middlebury vient-il de ce que le collège se trouve enfoui en pleine campagne, à moins qu'il ne se rattache à la ville anglaise de Bury, dans le Lancashire ? Je n'ai pas cherché à percer le mystère. « Paul Dwight Moody, qui appartenait à une famille profondément religieuse, avait l'ambition de faire de son collège le centre d'un grand mouvement pour la paix. Le sort voulut que ce fut chez lui que j'apprenne la déclaration de guerre faite à l'Allemagne hitlérienne par la Grande-Bretagne et la France. « Fini pour le basket, lui dis-je. Je pars pour la France, où je vais m'engager dans l'armée. » « Je réussis à attraper une place sur le Manhattan, qui allait partir de New York et, quelques jours plus tard, après des péripéties d'ordre secondaire, je débarquais au Verdon. Je suis parvenu à Paris par petites étapes, car tout le monde allait en sens inverse du mien, ce qui faisait que la ligne de chemin de fer était très encombrée. A Paris, j'allai tout de suite au centre de recrutement de la rue Saint-Dominique, et dis que je voulais m'engager. J'eus la surprise de me voir rire au nez : « — Et c'est pour ça que tu es venu d'Amérique ? Mais, mon pauvre vieux, les soldats il en pleut à ne savoir qu'en faire ! Et les armes aussi ! Tu ne sais donc pas que la guerre ne va durer que deux mois ? « Comme je n'avais pas l'air très convaincu, et que je m'obstinais, on finit par me dire que je serais incor- poré avec la classe 1940. De celle-ci, vous savez ce qu'il est advenu : les jeunes conscrits ont été appelés juste au moment où la défaite s'abattait sur la France, et ont misérablement erré sur les routes pendant que les Allemands entraient à Paris avant de continuer leur avance vers l'ouest et vers le sud 2 « Ne sachant trop quoi faire, j'ai commencé à travail- ler avec un Américain qui s'appelait Jack Beauvais, extraordinaire personnage qui pesait au moins cent quatre-vingt kilos et qui marchait comme un canard. Cela ne l'empêchait pas d'être clairon de l' American Legion à Paris, et de faire entendre des sonneries guer- rières — ou mélancoliques — lors des cérémonies qui se déroulaient dans les églises américaines, dans les cimetières américains, ou à l'Arc de Triomphe. Il avait formé de son propre chef un petit corps d'ambulanciers qui, dès après la défaite, s'occupèrent surtout d'aller ramasser un peu partout du pain pour le distribuer aux prisonniers de guerre, qui étaient nombreux. Mais, très vite, nous avons eu à venir en aide à des officiers et des soldats anglais qui n'avaient pu rembarquer à Dunker- que, et que nous avons essayé de rapatrier en les faisant partir avec l'aide de l'ambassade américaine. C'est ainsi que j'ai vu se former une première chaîne d'évasion, sous une forme très primitive et très rudimentaire 3 « Il faut vous dire que je connaissais d'avant la guerre

2. Ce sont ces quelque quatre-vingt-dix mille jeunes gens désem- parés, souvent poussés par la nécessité à constituer des bandes de pillards, que le général de La Porte du Theil reçut mission de regrouper, dès le mois de juin 1940. Il en fit les premiers éléments de ce qui allait devenir les magnifiques Chantiers de la Jeunesse. 3. Dans le tome III de la Ligne de Démarcation est contée, sous le titre de « Une fille d'Albion », l'épopée de Mrs , qui accomplissait parallèlement le même travail. une Canadienne nommée Marjorie Dunton, qui avait épousé un Français nommé Georges de Poncel, et qui tenait avec son mari une maison de couture au 3 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dès le début des hosti- lités, Georges et Marjorie avaient transformé cette maison en club de la Royal Air Force, vraie open house 4 pour tous les aviateurs de passage à Paris, qui pouvaient s'y désaltérer à titre entièrement gratuit. C'était en même temps le siège social du Squadron n° 1 5 qui était allé s'installer dans les Ardennes, et comptait dans ses rangs beaucoup de pilotes devenus célèbres, tels le Flight Lieutenant Walker, aujourd'hui Group Captain avec la D.S.O., l'O.B.E. et la D.F.C.6 après avoir été abattu dans le nord de la France pendant les derniers jours de la campagne de 1940. Pris en charge par notre amie June Bowman, de l'hôpital américain, il fut conduit par elle à Tours, d'où on le rapatria en Angleterre. Il y avait aussi le Flight Officer Drake, D.S.O., D.F.C. qui sortait beaucoup avec notre amie Mine Charles Ahren- feldt — dont je vous parlerai tout à l'heure — et qui est aujourd'hui Wing Commander. Bien que n'étant pas aviateur, je fus admis au Club en ma qualité d'ami de Marjorie Dunton, et c'est là que j'eus mon premier contact avec les hommes de la Royal Air Force. « Donc, la défaite était venue. Je m'ennuyais, et pen- sais qu'il devait y avoir quelque chose de plus utile à faire pour la guerre que de rester ambulancier. Je cher- chai le moyen de passer en Angleterre, et l'on me parla du Padre Donald Caskie 8 chef de la Sailor's Mission 9

4. Maison à « entrée libre ». 5. « Escadrille n° 1 ». 6. Flight Lieutenant : capitaine de la R.A.F. — Group Captain. colonel. — D.S.O. : Distinguished Service Order, ou « ordre du Service distingué », l'une des plus hautes décorations britanniques. — O.B.E. : « Ordre de l'Empire britannique ». — D.F.C. : Distin- guished Flying Cross, décoration réservée à l'aviation. 7. Flight Officer : lieutenant. — Wing Commander : lieutenant colonel. 8. Padre signifie « aumônier ». 9. « La mission du marin ». Le colonel Val W illiams (photo Harcourt, Paris). « Pat O'Leary » (aujourd'hui Général Major Médecin Albert Guerisse). Le colonel , chef de l'Escaping section à laquelle était relié le réseau Shelburn (photo Vandyk, Londres).

à , comme d'un prêtre écossais qui pourrait peut-être m'aider. Je partis pour la zone libre en com- pagnie d'une ambulancière américaine, plus un chien. Aux Allemands qui montaient la garde sur la ligne de démarcation, nous présentâmes des papiers bien en règle qui nous permirent de passer sans la moindre difficulté. Quand je dis que mes papiers étaient en règle, cela ne signifie pas nécessairement que vous devez croire à leur authenticité, mais ils étaient bien imités. A Marseille, je rendis visite au Padre Caskie, et reçus de sa part un très aimable accueil, mais il ne pouvait mal- heureusement rien pour moi. Ce n'est que plus tard que j'appris qu'il avait pour tâche de rapatrier vers la Grande-Bretagne les officiers de la marine marchande dont les convois avaient le plus urgent besoin. Mais, je vous l'ai déjà dit, Dieu a ses méthodes qui peuvent sembler tortueuses aux humains parce qu'ils ne les comprennent pas. Par la suite, ma démarche auprès du Padre devait porter ses fruits. « Dieu a ses méthodes, mais Il aime que les hommes lui donnent un coup de main. Je n'avais plus un sou, et il fallait songer à gagner ma vie. Me souvenant de mes amis de Monaco, je suis allé les voir. Ils m'ont tout de suite engagé comme entraîneur de leur équipe de basket et je dois dire que, sur le plan du sport, les choses allèrent assez bien puisque l'équipe monégas- que remporta plusieurs honorables victoires. La guerre me semblait bien lointaine quand, un certain matin, je vis arriver à Monte-Carlo le Padre Caskie. «— Voilà ce qui se passe, me dit-il. Bien que je sois prêtre, il paraît que ma qualité de citoyen britan- nique m'empêche de continuer à demeurer dans une zone frontalière, et on m'envoie à . Peut-être avez- vous entendu dire que des officiers et des soldats anglais étaient internés à Marseille ? Ils n'y sont plus. On les a transférés tout près d'ici, au fort de la Revère, où ils sont gardés par des gardes mobiles français placés sous le contrôle de la commission d'armistice italienne. Il faut absolument que vous essayiez de les sortir de là. « Ayant ainsi parlé, le Padre partit pour Grenoble après que je lui eus bien entendu promis de tout faire pour être utile aux prisonniers. J'ai réfléchi à la manière dont je pourrais tenter l'entreprise : la première question qui se posait, et qui se pose toujours quand on veut faire quelque chose, c'était l'argent, mais je n'en avais pas. Je commençai donc par faire la tournée des Anglais qui continuaient de réchauffer en paix leurs vieux os au soleil de Monaco pour leur dire de quoi il s'agissait. Ils m'ont écouté, et ont décidé de former un comité pour régler la question financière, avec le duc de Westminster comme chairman 10 tandis que je prendrais en main la question de l'exécution. Alors j'ai établi un plan, fondé sur le basket, ou plutôt sur le volley-ball, car il ne faut pas oublier que le basket est d'origine américaine alors que le volley-ball, sport international, est né en Angle- terre où il continue d'être très joué sur les plages. » Allongeant le bras vers sa table de chevet, le colonel Val Williams y prit une carte du 50 000 — Regardez cette carte. Vous y verrez la position du fort de la Revère, qui fait partie du vieux système de fortifications de la Turbie, là, au-dessus d'Eze. J'y suis monté, j'ai demandé à voir le commandant, et un garde mobile m'a amené un officier qui portait l'uniforme des spahis. « — Commandant, ai-je dit, je suis l'entraîneur de l'équipe nationale monégasque de basket. « — Enchanté, monsieur. Que puis-je faire pour vous ? « — Voici. La colonie anglaise de Monaco a appris que des officiers et des soldats britanniques sont enfermés dans le fort, et je suis chargé par elle de vous demander l'autorisation d'apporter ici des articles de sport pour les distraire. « — Tiens ? « — Je dois vous préciser, commandant, que la con- vention internationale de La Haye prévoit que les inter- nés ou prisonniers militaires ont droit à une demi-journée de récréation sportive par semaine... » Surpris, je considérai Val Williams :

10. « Président ». — Comme cet officier de spahis, je dirai : tiens ? J'ignorais absolument cette disposition. Une lueur malicieuse passa dans l'œil de mon hôte : — Je l'ignorais tout autant que vous, jusqu'au mo- ment où je m'y suis référé. — C'est vous qui l'avez inventée ? — Exactement. Mais, entre nous, ne trouvez-vous pas qu'elle devrait exister ? Et, d'ailleurs, peut-être existe- t-elle ? Je n'ai pas vérifié. — Quelle a été la réaction du commandant ? — Eh bien, je pense qu'il n'a pas voulu paraître mal informé. « C'est bien, m'a-t-il déclaré. Personnellement, je n'y vois aucun inconvénient, mais je dépends de la commission d'armistice italienne, et il faut que je la consulte. Quel jour de la semaine prévoyez-vous ? » « — Le jeudi, commandant. C'est le jour où tous les écoliers jouent. « — Très bien. Revenez jeudi prochain. « Je suis revenu le jeudi suivant, et le commandant m'a avisé que les Italiens avaient donné leur accord. Puis il m'a regardé dans les yeux : « Pas de mic-mac, hein ? Je joue ma place ! » « — Oh, commandant ! Mais c'est tout à fait inno- cent ! Le volley-ball n'a jamais fait de mal à personne... D'ailleurs, vos gardes pourront vérifier tout ce que je vais apporter dans ma petite valise. « — Cela ne nous coûtera rien ? « — Non, commandant. Pour être équipé, il suffit d'une paire d'espadrilles, d'un ballon, et d'un filet. C'est un jeu très sain, car il faut tout le temps lever la tête, étant donné que le filet est tendu à une hauteur de près de deux mètres cinquante. J'ai vu votre cour, elle con- viendra parfaitement. « — Mais vos frais ? « — Ce sont les Anglais de Monaco qui paieront ma note, ne vous inquiétez pas. Ah ! je ferai jouer seulement les officiers, parce que les soldats sont trop nombreux. « Dans ce fort de la Revère, il devait y avoir une trentaine d'officiers, et près de trois cents soldats bri- tanniques. Je ne voyais pas la nécessité d'expliquer au commandant que c'était surtout d'hommes de la Royal Air Force dont l'armée de Sa Gracieuse Majesté avait besoin, et ne le lui ai pas dit. Il m'a donné l'autorisation de venir au fort tous les jeudis après-midi, et, le jeudi suivant, je me suis présenté avec ma petite valise « Mes premiers contacts avec mes élèves ont été labo- rieux, et j'ai tout de suite deviné qu'ils se demandaient si je n'étais pas un mouton. J'ai compris pourquoi quand j'ai su qu'un des leurs, nommé Whitney Straint, venait de s'évader de l'hôpital Pasteur, à Nice, provo- quant ainsi un renforcement des mesures de surveillance qui créait un désagréable climat de méfiance. Il m'a fallu attendre quelque temps pour apprendre que Wihtney Straint devait d'avoir pu s'évader à une chaîne dont le chef se faisait appeler « Pat O'Leary » 11 « Petit à petit, cependant, nos rapports firent des progrès. Les gardes mobiles n'ouvraient plus ma petite valise que pour la forme, et n'y auraient d'ailleurs rien trouvé de répréhensible s'ils l'avaient examinée avec soin, sauf l'alcool que j'obtenais pour mes nouveaux amis en échange des paquets de cigarettes qu'ils prélevaient dans les colis dont les faisait bénéficier la Croix-Rouge. Cet alcool, joint à des produits qui n'étaient pas de conserve, contribuait à soutenir leur moral, et je réussissais à me procurer les produits en question toujours grâce aux cigarettes, améliorant ainsi l'ordinaire de mes élèves qui, tout doucement, m'accordèrent leur confiance. « L'officier anglais que le commandant français du fort avait désigné comme homme de confiance était le Captain Bennett. Il ne me révéla pas — et je n'avais pas à le savoir — que son grade véritable était Squadron Leader et qu'il s'appelait réellement Higginson. Il avait des raisons particulières de dissimuler son iden- tité, car treize avions allemands étaient inscrits à son

11. Aujourd'hui général-major médecin de l'armée belge, Albert Guerisse créa et dirigea, sous le pseudonyme de « Pat O'Leary », une filière d'évasion dont les exploits se situent au premier rang des plus belles prouesses de la deuxième guerre mondiale. 12. Commandant de la Royal Air Force. crédit avant qu'il n'eût été lui-même abattu du côté d'Abbeville par un pilote de l'escadrille Richthofen, fameuse dans toute la Luftwaffe 13 Si Göring avait su que Higginson se trouvait au fort de la Revère, le Squa- dron Leader aurait certainement connu les charmes d'une villégiature en Allemagne. « Sans doute grâce aux bons offices du Padre Caskie, le prétendu « Captain Bennett » avait réussi à se procu- rer des papiers d'identité aussi faux que ceux dont dis- posaient ses quelques camarades qui en étaient nantis, cependant que les autres s'étaient contentés de changer de nom. Il ne m'appartenait pas de connaître le véri- table état civil de ces officiers, mais seulement de les aider à s'évader. Quand il me parut que le moment d'agir approchait, je suggérai à « Bennett » de proposer aux gardes mobiles une série de matches de championnat, dont l'enjeu final serait constitué d'un certain nombre de bouteilles de vin. « — Arrangez-vous pour les faire gagner, lui recom- mandai-je. On peut espérer de la sorte qu'ils seront très gais quand il le faudra. « Nous devions jouer serré, car « Bennett » m'apprit qu'une première tentative d'évasion effectuée avant ma venue au fort s'était soldée par un échec, et que les gardes mobiles se tenaient depuis en état d'alerte. Regar- dez ce plan : vous verrez que la partie intérieure du fort était coupée en deux par l'atelier du menuisier, celui du cordonnier, la cantine, le magasin de la Croix- Rouge, la bibliothèque, et la prison. La moitié de gauche était inutilisée, tandis que, de l'autre côté de la cour intérieure, où était le terrain de volley-ball, se trouvaient la salle de douches, les logements des hommes de troupe, la salle de garde, la chambre des sergents, celle des caporaux, l'infirmerie, et les deux chambres réservées aux officiers. Tous ces logements étaient bordés à l'exté- rieur d'une douve profonde, garnie de barbelés, qui sépa-

13. Armée de l'Air allemande, dont le Reichsmarschall Hermann Göring, ancien chef de l'escadrille Richthofen lors de la première guerre mondiale, était le chef suprême. rait le fort de la route, et que franchissait un pont donnant accès au corps de garde. Comme l'indique le plan en coupe, les cuisines se trouvaient placées sous les logements, qu'une butte de terre recouvrait. « La route monte en lacet, de façon abrupte, vers le fort. La question était de l'atteindre en contrebas, de façon à ne pas être instantanément repéré par les hommes de faction au corps de garde, et le seul moyen consistait à aboutir au fond de la douve en passant par une brèche pratiquée dans le mur des cuisines, puis à creuser un tunnel de l'autre côté. Les officiers fabri- quèrent une fausse clef, une échelle de corde, et réussi- rent à creuser le tunnel, mais, au moment d'être utilisé, celui-ci se révéla trop étroit pour le Flight Lieutenant Mott, que ses cinq camarades durent laisser derrière eux avec beaucoup de regret, car c'était un très chic type en même temps qu'une V.I.P. 14 : en effet, pilote de Lysan- der 15 il avait dû brûler son appareil qui s'était embourbé dans un champ d'atterrissage clandestin situé en zone libre. Les Allemands ignoraient absolument qu'il se trouvait au fort de la Revère, sinon ils n'auraient pas manqué de l'enlever pour lui poser, à l'aide de moyens appropriés, des questions très indiscrètes de façon à obtenir des réponses qui auraient fait subir des consé- quences désastreuses au système des liaisons aériennes clandestines entre la Grande-Bretagne et la France. Le pauvre Mott, qui aimait beaucoup rendre visite aux cui- sines du fort, était devenu tellement gros qu'il lui fut impossible de se glisser dans le tunnel. « Les cinq qui arrivèrent à la route s'en allèrent le plus vite possible dans la nuit, mais confondirent le Cap d'Ail avec Monaco, où ils devaient me retrouver. Complètement désorientés, ils se réfugièrent au-dessus

14. « Very important person », ou personnalité de première impor- tance. Avec le Squadron Leader Higginson s'évadèrent le Squadron Leader Barnet, le Pilot Officer Hawkins, les sergents Nebarro et Hickton Haury. 15. Avion monomoteur, utilisé pour les liaisons aériennes clan- destines. Rémy fut l'un des tout premiers, sinon le premier, à l'employer avec succès à la fin du mois de février 1942. de la garé du Cap d'Ail, à l'exception de l'un d'eux qui se rendit à l'adresse que j'avais portée sur sa fausse carte d'identité. » — Vous ne m'aviez pas dit, cher Val, que les cinq évadés disposaient de fausses cartes fabriquées par vos soins ? — Il le fallait, sinon le premier agent de police venu les aurait arrêtés. Sous prétexte de composer un album pour les équipes qui disputaient les fameux matches de championnat, j'avais pris des photos et agrandi les visa- ges des évadés pour les mettre sur les cartes. C'est ainsi que le Pilot Officer Brian Hawkins arriva sain et sauf chez le seul motocycliste de la police monégasque, mon ami Desmoulins, à qui ses parents n'avaient pas manqué de donner le prénom de Camille. Je retrouvai chez lui Brian, qui me fit savoir où je pourrais récu- pérer les quatre autres, et m'apprit que le pauvre Mott, gêné par son tour de taille, avait dû rester au fort. « Quand je rejoignis mes évadés, ils commençaient à devenir nerveux, et avaient des raisons de l'être, car l'alerte avait été donnée. Ayant perdu leur bonne humeur, les gardes mobiles battaient activement la campagne environnante. Je suppose qu'en ce qui me concerne le commandant avait compris que j'étais dans le « mic- mac », comme il disait, mais j'ai préféré ne pas aller le lui demander, estimant que je n'avais aucune chance d'être autorisé à poursuivre mes leçons de volley-ball dans l'enceinte du fort. » — A quelle date s'est produite cette affaire, ami Val ? — Je serais tout à fait incapable de vous le dire exactement, mais je crois ne pas me tromper en la situant au mois de juin 1942. Votre question fait que je m'aperçois d'un oubli. « Quand le plan d'évasion fut mis au point, le soi- disant « Captain Bennett » m'informa que deux Polo- nais étaient internés au fort de la Revère, et qu'ils rece- vaient chaque dimanche la visite d'un prêtre, catholique bien entendu, et polonais comme eux, qui venait de

16. Sous-lieutenant de la Royal Air Force. Nice pour célébrer la messe à leur intention. Je ne suis pas sûr de l'orthographe de son nom, qui se pronon- çait « Mirda ». Il avait révélé à Bennett qu'il apparte- nait à une chaîne d'évasion... » — Bennett assistait donc à sa messe ? — Non, mais afin d'avoir un prétexte à rencontrer les Anglais, ce prêtre polonais offrait aux internés, après avoir célébré l'office, une petite séance récréative de projection de films à l'aide de l'appareil 16 mm dont il s'était muni. Bennett me demanda si j'étais d'accord pour travailler avec ce nouveau Padre, et, sur ma réponse affirmative, m'apprit autre chose : dans le Lysander qu'il avait été obligé de brûler, le Flight Lieutenant Mott transportait un agent belge nommé « Alex », qui était en relation avec le Padre Mirda. Il fut décidé que j'attendrais cet Alex un certain jour, à une certaine heure, à la gare de Monaco, et que je le reconnaîtrais au fait qu'il descendrait du train avec le Journal de Genève dans sa main gauche, tandis que je devrais tenir le même journal dans ma main droite. Les choses se sont ainsi passées, et Alex m'a emmené dans un bistrot où il m'a présenté à quelqu'un qui guettait notre arrivée, disant de lui : « This is the boss » 17 C'est ainsi que j'ai fait la connaissanec du fameux « Pat O'Leary », dont vous savez comme moi qu'il s'appelait réellement le docteur Albert Guerisse, chose que je n'ai décou- verte qu'après la guerre en même temps que sa natio- nalité. « Pat » est belge, de même que son ami « Alex », pseudonyme du comte Nitelet, officier pilote du 609th Squadron. « Pat me dit : « Quel que soit le résultat de l'évasion que vous préparez au fort de la Revère, vous me rejoindrez à telle adresse à Marseille, mais par petites étapes. » C'est pourquoi je commençai par m'arrêter à Nice, et, caché dans un petit coin de la gare, je vis passer les camarades des cinq évadés, que la commis- sion d'armistice italienne avait décidé de transférer à Bron, près de Lyon. Quelques-uns d'entre eux m'aper-

17. « Voici le patron. » çurent, et, pour leur faire comprendre que leur cinq amis avaient échappé aux recherches, j'ouvris toute grande ma main droite, figurant ainsi le chiffre 5. Cette nouvelle leur fit du bien, à en juger par leurs sourires. « De Nice, je me rendis à Cannes, où ma petite vanité éprouva une grande satisfaction quand je vis circuler dans les rues des centaines de policiers qui entraient dans les maisons, en ressortaient, entraient dans d'autres. Je pensai qu'ils essayaient de retrouver mes évadés, que Pat avait déjà pris en charge, et me sentais très fier d'avoir provoqué un tel déploiement de forces quand quelqu'un me dit qu'on procédait à la rafle de mal- heureux juifs qui se croyaient en sûreté de ce côté-ci de la ligne de démarcation. « Après, j'allai à Marseille. Là, Pat m'apprit qu'Alex venait de se faire arrêter. « Si les Anglais t'acceptent, dit-il, tu prendras sa place. Mais il va falloir attendre deux bons mois pour la prochaine liaison avec Gibraltar, où je t'enverrai pour que tu puisses aller te présenter à Londres. D'ici là, essaie donc de voir auprès du consu- lat des Etats-Unis s'il n'y a pas des aviateurs à récu- pérer dans Marseille. » Val Williams se tut, et ferma les yeux. Peut-être se réfugiait-il dans ses souvenirs, mais je pensai que son récit l'avait épuisé. Je me levai, prêt à lui proposer un nouveau rendez-vous, mais, gardant ses paupières closes, il me fit signe de me rasseoir. Déjà survenait Monique, sa charmante femme, qui posait avec inquiétude sa main sur la sienne. Le contact de cette main fraîche détendit ses traits. — Ça va très bien, assura-t-il. Je continue. Où en étais-je ? Ah, oui : à Marseille. Je me liai d'amitié avec Croock, le vice-consul des U.S.A., qui m'offrit de me loger chez lui, ce qui m'allait tout à fait. Son hospi- talité fut très fructueuse car nous étions ainsi, Pat et moi, constamment tenus au courant de ce qui se passait au consulat. De plus, nous pûmes installer notre poste émetteur chez Croock, dont l'appartement était officieu- sement considéré comme territoire américain et béné- ficiait ainsi de l'immunité diplomatique.

« Généralement, les rendez-vous que j'avais à prendre se tenaient dans l'église protestante, où j'ai retrouvé mon ami Pendleton, organiste de l'église américaine de Paris. Ce brave Pendleton avait besoin de faux papiers, que je lui ai procurés. Plus tard, il est allé se battre au Vercors, et il a composé The Vercors Concerto quand il a pu retrouver ses chères orgues. « Grâce aux indications données par le consulat, j'ai réussi à récupérer trois aviateurs. L'un s'appelait Gordon Fisher, et avait été abattu près de Charleroi, dans son Wellington du Squadron 408th, le 28 août 1942. Je peux dire que je l'ai ramassé en pleine rue, car il errait sans savoir où aller, se montrant inconsolable de n'avoir pas retrouvé un de ses camarades de l'équipage du Wellington, son bombardier abattu. En dépit de mes efforts, je ne parvins pas à le sortir de sa tristesse. « Le chiffre de trois aviateurs va sûrement vous paraî- tre insignifiant, mais je ne l'ai atteint qu'avec de grosses difficultés. Permettez-moi aussi de vous rappeler que chaque pilote que nous réussissions à rapatrier en Grande-Bretagne valait beaucoup plus qu'un avion, car sa formation était lente et coûteuse. « Pat m'avertit que le départ pour Gibraltar se ferait à Canet-Plage, près de Perpignan. Pour commencer, j'ai joué le rôle de convoyeur entre Marseille et Canet-Plage, puis je suis devenu réceptionniste à Perpignan, où j'ame- nais les garçons que je recevais à la Villa Tennis, où ils demeuraient jusqu'au moment du départ. Je dispo- sais maintenant de deux aides, dont l'un, Roberto Vicente, était l'accompagnateur de Pablo Casals, ce qui suffit à faire comprendre qu'il jouait admirablement du piano, tandis que l'autre, Georges Ulmer, est devenu l'excellent fantaisiste que chacun connaît. « Roberto Vicente gagnait sa vie en jouant du piano dans un café de Perpignan. Il y avait déjà dans la ville quelques Allemands en uniforme, et dès que Roberto en voyait un pénétrer dans le café, il attaquait la Marseil- laise ou le God save the King, sur un rythme de swing music qui mettait en joie les Français, tandis que l'Allemand, qui n'y voyait que du feu, n'était pas le dernier à applaudir à tout rompre. « Le bateau que nous attendions appartenait à une organisation polonaise et devait venir de Cassis avec déjà une soixantaine de passagers clandestins à son bord, parmi lesquels figuraient Emmanuel d'Astier de La Vigerie et votre ancien camarade le colonel Four- caud, plus Postel-Vinay, qui avait franchi la ligne de démarcation grâce à votre réseau, et enfin l'équipage entier d'un bombardier Halifax, commandé par le Squa- dron Leader Harold Autram, du fameux Squadron 138th que dirigeait votre ami le Group Captain Charles Pic- kard 18 La veille du jour prévu pour la liaison, Pat me prit à part : « Hier, me dit-il, le bateau est venu mais il a dû s'en retourner à cause du brouillard. J'espère bien que nous n'en aurons pas demain. » Mais, le lendemain, nous fûmes consternés de voir que la plage était noyée dans une purée très épaisse. On entendit une espèce de ronron- nement qui venait de quelque part en mer, sans pouvoir faire le signal lumineux convenu. Prenant mon courage à deux mains, je me mis à l'eau, et avançai en nageant dans la Méditerranée. Au bout de ce que je supposai être quelques centaines de mètres, je découvris le dinghy qui nous cherchait. L'embarquement de nos aviateurs se fit sans trop de difficultés, et je m'attendais à rece- voir des félicitations quand nous débarquâmes à Gibral- tar, ce qui était une erreur car mon initiative fut sévè- rement critiquée. On me rappela qu'il ne fallait en aucun cas faire quoi que ce soit qui risquât d'attirer l'attention de l'ennemi. « Si les services de contrôle de la côte vous avaient découvert pendant votre exploit,

18. Ancien pilote personnel du roi George VI, héros du film de propagande « Target for to-night » (« l'objectif est pour cette nuit »), créateur des premières missions d'atterrissage clandestin en France, organisateur de l'opération de parachutage du fameux raid sur Bruneval (27 février 1942), Charles Pickard devait trouver la mort lors de «l'opération Jéricho» (18 février 1944) qui avait pour objet de délivrer des détenus de la prison d'Amiens. Son nom est demeuré légendaire à la Royal Air Force. 19. Canot en caoutchouc. me fut-il déclaré sur un ton peu aimable, vous n'auriez pas seulement fait manquer le départ, mais aussi captu- rer le bateau avec toutes les personnes qu'il transportait. Cela aurait eu quelques conséquences déplaisantes. » « Je me le tins pour dit, mais vous savez aussi bien que moi qu'en cette matière l'expérience ne sert à rien, parce qu'il faut compter avec les faits qui ne corres- pondent que rarement avec la théorie. A Gibraltar, notre aviateur Gordon Fisher ne cessait de se lamenter sur la disparition de son camarade, quand tout à coup il le vit entrer par la porte du mess où il se trouvait. Ce furent de grandes embrassades, avec des larmes très émouvantes. Ce camarade raconta qu'il avait été pris en charge par la chaîne d'évasion Comète, et qu'il avait franchi à pied la frontière des Pyrénées. Je devais par la suite me trouver en relation avec quelqu'un du réseau Comète, mais, dès ce jour-là, je fus heureux de savoir qu'il existait une autre organisation dont les efforts se conjuguaient avec les nôtres « Pendant que nous étions à Marseille, un de nos amis, que nous appelions « Jacques », avait trouvé le moyen de récupérer trois Canadiens faits prisonniers à Dieppe 21 qui s'étaient arrangés pour s'évader entre Dieppe et Rouen. Je les avais amenés au Cinéac de Perpignan, où l'on avait projeté un film de la Propagandastaffel montrant comment la prétendue tentative de débarque- ment à Dieppe avait été repoussée, et nous avions vu apparaître sur l'écran un défilé de prisonniers qui mar- chaient les mains posées à plat sur la tête, entre leurs

20. En réalité, Comète n'avait pas encore de nom. Rémy a conté la magnifique histoire de cette filière d'évasion belge qui, partant de Bruxelles, fit aller jusqu'à Gibraltar près de trois cents aviateurs anglais et américains, dans Réseau Comète, chez le même éditeur. 21. Dirigée par les Combined Operations (Opérations combinées) qui avaient à leur tête Lord Louis Mountbatten, cette avant- première du débarquement allié du 6 juin 1944 sur les côtes de Basse-Normandie eut lieu à Dieppe le 19 août 1942. « Jacques » était le pseudonyme d'Alex Wattebled, adjoint de « Pat O'Leary ». 22. Organisme de propagande monté par les services du Dr Gœb- bels dans les territoires occupés. gardes allemands armés jusqu'aux dents. Nos trois Canadiens avaient eu la surprise de se reconnaître dans le lot, et s'en étaient amusés. Une fois à Gibraltar, le commandant du bateau polonais — dont je crois qu'il a été tué par la suite — les emmena à son tour au cinéma, et j'allai les attendre à la sortie où je les retrouvai, riant de bon cœur : ils venaient d'assister au film réalisé par le service cinématographique de l'armée britannique sur leur embarquement pour Dieppe au départ de la côte anglaise, et avaient ainsi fait le cir- cuit complet de leur expédition, mais à l'envers. « Vous savez qu'une vieille tradition veut que, du jour où le dernier singe de Barbarie aura cessé d'habiter le rocher de Gibraltar c'en sera fait de la puissance anglaise sur le Rock. Or il se trouvait que le nombre de ces intéressants animaux diminuait d'inquiétante façon, et l'on m'affirma que Mr Churchill, qui était sans doute superstitieux, avait envoyé un avion quelque part en Afrique pour ramener le plus grand nombre possible de ces agiles quadrumanes. Je n'eus pas beaucoup de loisirs pour aller les regarder, car nos journées se passaient en minutieux interrogatoires. Enfin, le jour vint où nous partîmes vers l'Angleterre à bord d'un avion qui arrivait de Malte, et j'ai gardé un déprimant souvenir de ce voyage, car l'appareil transportait de grands blessés. Les Alliés venaient de débarquer en Afrique du Nord. « A Londres, je fis la connaissance du colonel Jimmy Langley, qui avait laissé une grande partie de son bras gauche en France pendant la campagne de 1940. Il con- naissait très bien Marseille, où il avait fait partie d'un groupe dirigé par Ian Garrow qui fut à l'origine du réseau de récupération d'aviateurs constitué dans cette ville. Le groupe Garrow se réunissait chez un ancien combattant de la Grande Guerre, aux poumons brûlés par les gaz asphyxiants et qu'on appelait « Saint-Jean ». Louis Nouveau— c'était son vrai nom — a écrit là-dessus un beau livre, qui s'appelle Des capitaines par milliers.

23. Calmann-Lévy, éd. « Ian Garrow avait reçu une autre affectation, et c'était Jimmy Langley qui dirigeait la section M.I.9 de l' Intelligence Service, spécialisée dans la récupération des aviateurs abattus au-dessus de l'Allemagne et des territoires occupés par l'ennemi. Il me dit : « Pat désire vous garder avec lui, et nous sommes tout à fait d'accord pour que vous continuiez à travailler sous sa direction, mais est-ce que vous, vous êtes d'accord pour retourner là-bas ? » Naturellement, je répondis que j'étais ravi, et mon retour fut décidé. Je suivis des cours sur les opé- rations d'atterrissage et de parachutage, plus les embar- quements clandestins sur les plages. Là-dessus, Jimmy me fit venir dans son bureau, et m'apprit que Pat avait été arrêté avec beaucoup d'autres de son réseau, dont « Saint-Jean », à la suite de la trahison du nommé Roger Neveu, qu'on appelait « Roger le Légionnaire ». « — Est-ce que vous voulez repartir quand même ? demanda-t-il. « — Oui, ai-je dit. « — Je vous préviens qu'il faudra tout recommencer. « — I'll do my best ! « — C'est bon. Vous allez installer en Bretagne, dans le département des Côtes-du-Nord, une base maritime du modèle de celle que Pat avait aménagée à Canet- Plage. Votre mission s'appellera Operation Oaktree. »

Je dévisageai Val Williams qui avait à nouveau fermé les yeux. Il tenait ses mains posées à plat sur la couver- ture de son lit. Je voulus savoir s'il ne se sentait pas trop fatigué. — Pas du tout, répondit-il. Cela me fait du bien de me rappeler tout cela. Jimmy Langley a déployé devant moi une grande carte des Côtes-du-Nord, et il a désigné quatre points d'embarquement possibles, entre Saint-Brieuc et Lannion, disant : « Voilà celui que pré-

24. Military Intelligence, département n° 9. 25. « Je ferai de mon mieux ! » fèrent les amis que nous avons là-bas. » Son doigt me montrait le point situé près de la petite ville de Plouha. « Cette plage, dit Jimmy, s'appelle l'Anse Cochat, et nous lui donnerons « Bonaparte » comme nom de code. Elle est écartée de toute route et son accès est diffi- cile, même de jour. Enfin, il y a dans la falaise une grotte d'où vous pourrez faire les signaux lumineux sans risquer d'être vu par les patrouilles allemandes, ni même par les servants de la batterie qui est installée sur la pointe de la Tour. » « On m'avait appris que le signal se faisait avec une torche électrique, à l'intérieur d'un tube en carton pour n'être aperçu que du bateau ami, qui savait ainsi qu'il se trouvait exactement dans l'axe. Mais c'était une bonne chose que de disposer en plus d'une grotte. « Puisque vous avez fait le voyage en Lysander, vous connaissez sûrement l'aérodrome de Tangmere, près de Brighton. C'est de là que je suis parti, moi aussi. L'avion a abordé la côte française à basse altitude, de façon à se trouver au-dessous du feu des batteries antiaériennes allemandes, dirigées contre les gros bombardiers, puis nous sommes entrés en France par l'embouchure de l'Orne, d'où nous sommes descendus vers la Loire, très protégée par la Flak 26 et nous en avons suivi le cours jusqu'à l'endroit présumé où nous devions nous poser. Mais c'était une opération blind, sans personne pour nous attendre au sol et, faute des trois feux habituels pour la signalisation en triangle, le pilote a été inca- pable de découvrir le champ prévu pour l'atterrissage, que rien ne distinguait des autres. Il a donc fallu ren- trer en Angleterre. « Cette fois, on a décidé de recourir à un parachu- tage, mais du temps avait passé et j'ai dû attendre le retour de la prochaine lune. Le départ s'est fait à bord d'un gros quadrimoteur Stirling, basé sur l'aérodrome de Tempsford, dans les Midlands. Pendant que j'atten-

26. La D.C.A. allemande. 27. Littéralement « à l'aveuglette ». Se disait des opérations aérien- nes effectuées sans « comité de réception » au sol. dais l'heure, j'ai entendu des voix françaises qui venaient de la chambre d'à côté, mais ce n'est que bien long- temps après que j'ai su qu'il s'agissait du colonel Passy, chef du B.C.R.A. et de ses compagnons Pierre Brosso- lette et Yeo Thomas, qui allaient partir pour la France. Les conditions atmosphériques étaient tellement mau- vaises que, bien que nous eussions comme navigateur le célèbre Livry-Level qui, quoique Français, servait sous l'uniforme de la Royal Air Force 29 nous n'avons pas trouvé le terrain sur lequel je devais sauter blind, et le bombardier est rentré bredouille à Tempsford. La base était dirigée par Mouse Fielden, chef du King's Flight, et c'est là que votre ami Charles Pickard enseignait maintenant à ses pilotes la meilleure méthode de se poser en Hudson sur un terrain de fortune « Après ce deuxième échec, nous sommes repartis une seconde fois en Stirling, puis une troisième, une qua- trième, une cinquième, une sixième, une septième, une huitième, une neuvième... A chaque fois, je retrouvais au retour le colonel Jimmy Langley qui m'accueillait avec un large sourire alors qu'il avait certainement de plus en plus envie de me dire « Go to hell ! » Au début, c'était assez amusant, car on nous abreuvait pen- dant la journée de King's whisky, qu'on buvait à gogo en nous empiffrant d'œufs au bacon, alors introu- vables en Angleterre. Tout de même, la dixième fois, les choses ont fini par marcher. Plus ou moins bien, je dois le dire, mais elles ont marché.

28. Bureau de contre-espionnage, de renseignement et d'action, dirigé par le colonel André Dewavrin, dit « Passy ». 29. Un des plus authentiques héros de la France Libre, dont Rémy a conté les exploits dans L'Opération Jéricho (Ed. France- Empire et Presses-Pocket). 30. Escadrille personnelle du roi, assurant sa protection pendant ses déplacements par voie des airs. 31. Bimoteur employé à partir de 1943 pour certaines liaisons aériennes clandestines. 32. « Allez au diable ! » 33. Whisky servi aux frais de la Couronne.

« En compagnie de mon opérateur radio, un jeune Canadien de vingt ans nommé Raymond Labrosse, que l'on appelait « Claude », j'ai sauté blind près des étangs de Hollande, dans la forêt de Rambouillet. Deux autres parachutes soutenaient les containers 34. plus deux bicy- clettes, les premières expédiées par une opération de ce genre, m'avait-on dit. Celle de Labrosse s'est malheu- reusement aplatie en touchant le sol. « Nous sommes allés à une ferme que j'avais repérée en descendant. Les fermiers, qui avaient vu descendre nos ombrelles, ont été stupéfaits qu'on arrive droit chez eux, mais pas très enthousiastes, ce qui se comprenait fort bien car la répression de la Gestapo contre les hôtes des parachutistes était impitoyable. En prévision d'une mauvaise surprise toujours possible, j'avais pris la précaution de munir ma main droite d'un gros pisto- let, ce qui a un peu effrayé ces braves paysans, mais a rendu plus facile la conversation. Je leur ai assuré que nous ne leur voulions aucun mal, ajoutant avec fermeté que j'avais besoin de leur maison pour la nuit, même si la chose ne leur plaisait pas beaucoup. «— Si les Allemands viennent ici, ai-je déclaré, je dirai que vous ne nous avez laissés entrer que sous la menace de nos armes. Vous avez des têtes à ne pas aimer les Allemands. Mais, si je me trompe, cela ira très mal pour vous : en effet, si vous nous faites prendre, je soutiendrai jusqu'à la mort que vous nous attendiez, et que c'est vous qui nous avez accueillis à notre arrivée au sol. « L'affaire étant ainsi mise au point, j'ai prié Labrosse de prendre immédiatement contact avec Londres, et il a fait ce qu'il a pu avec son poste émetteur, mais sans succès. Je suis désolé de devoir dire que la malchance n'a cessé de le poursuivre pendant tout le temps où il a été avec moi : jamais il n'a réussi à obtenir le moin- dre contact, même sur d'autres émetteurs qu'en déses- poir de cause je me suis fait prêter par des amis, et qui marchaient très bien quand un autre que lui s'en servait.

34. Cylindres métalliques contenant les objets parachutés. Le résultat continuait d'être constamment zéro, ce qui m'a beaucoup gêné. « Quand j'ai vu qu'il était inutile d'insister, j'ai dit à Labrosse de transporter dans la grange qui se trouvait à une centaine de mètres de la ferme tout ce qui restait dans les containers, c'est-à-dire rien de bien important : des cigarettes, du thé, du café, etc., pour nous et pour les diverses personnes qui voudraient bien nous aider. Puis je suis parti sur la seule bicyclette disponible. « Si j'avais choisi les étangs de Hollande pour me faire parachuter, c'est que Mme Charles Ahrenfeldt — dont je vous ai déjà parlé, et dont la fille Hélène a épousé mon ami Vasco Costa, auteur des dessins que vous allez voir — possédait aux environs de Pontchartrain une maison de campagne dénommée « la Dauberie ». Elle m'avait remis une lettre pour son jardinier, qui savait que sa maîtresse était hors de France, mais igno- rait totalement où elle se trouvait. Cette lettre ordonnait au jardinier en question de se mettre à ma disposition tandis que je m'installerais à la Dauberie. « Quand je suis arrivé, le jour commençait à se lever. Je fus reçu avec méfiance par un homme d'une cinquan- taine d'années, auquel je remis ma lettre qu'il lut en fronçant les sourcils. Au lieu de me prier d'entrer, comme je m'y attendais, il me reçut à peu près comme si j'avais été un cheveu qu'il aurait vu tomber dans sa soupe, me menaçant de me dénoncer à la Gestapo qui ne man- querait pas de me fusiller sur-le-champ, si je ne déguer- pissais pas immédiatement. J'avais mon pistolet dans ma poche, mais ne m'en servis pas pour deux raisons : d'abord, parce qu'il me répugnait de tuer un homme de sang-froid, et ensuite parce que je pensai que cela m'amènerait quelques complications. Je préférai donc m'en aller, sûr en tout état de cause de trouver un asile à Paris, chez une femme très intéressante dont je savais qu'elle avait fait évader du camp d'internement de Besançon plusieurs Anglaises, parmi lesquelles notre amie June Bowman dont je vous ai parlé à propos du club de Marjorie Dunton. Ces Anglaises, la filière du Padre Caskie les avait acheminées sur l'Angleterre. « Je suis donc allé rue Raynouard me présenter à Yvonne Le Rossignol, qui ne parut pas du tout surprise de me voir. Ne voulant pas lui faire courir de risques inutiles, je lui ai raconté que, réfractaire au S.T.O., j'avais besoin d'un asile pour la nuit avant de prendre les dispositions qui convenaient tant pour moi que pour un ami qui se trouvait dans la même situation que la mienne. Yvonne Le Rossignol m'a regardé d'un drôle d'air. « — Entendu, m'a-t-elle dit. Viens ce soir. Je te ferai rencontrer quelqu'un qui désire beaucoup te connaître. « Je n'ai pu savoir de qui il s'agissait. « Décris-moi le troisième homme qui était dans l'avion avec toi et Labrosse ! » m'a dit à ma stupéfaction Yvonne Le Ros- signol. Le troisième homme, je savais seulement de lui qu'il s'appelait « Armand », et que plus heureux que moi, il était attendu par un comité de réception. C'est lui qui, le soir, en éclatant de rire, m'a ouvert la porte en me faisant immédiatement des confidences qui fou- laient aux pieds les consignes de sécurité défendant férocement d'échanger des informations d'un réseau à l'autre, et même de se voir. Mais, encore une fois, les faits qui existaient en territoire occupé étaient assez différents des théories professées en Angleterre, bien que celles-ci fussent parfaitement justifiées dans leur principe. Armand a commencé par m'apprendre qu'avant la guerre il était jockey chez un entraîneur de Maisons- Laffitte, et qu'il dirigeait le secteur d'Alençon du réseau de renseignement de la France Libre Mithridate. Un de ses meilleurs amis, me dit-il, était responsable du même réseau dans les Côtes-du-Nord... » — Les Côtes-du-Nord ? répétai-je. Cher ami Val, je suppose que vous avez dressé l'oreille ! Val Williams se mit à rire :

35. Service du Travail Obligatoire, institué par une loi du mois de février 1943 sur la pression du nommé Fritz Sauckel, dictateur nazi à la main-d'œuvre, et destiné à fournir des ouvriers à la machine de guerre allemande. Le S.T.O. fut à l'origine de la création des maquis. Sauckel fut pendu à Nuremberg en 1946 avec les autres criminels de guerre. — Elle s'est dressée toute droite, et même les deux quand Armand a ajouté que cet ami, qui s'appelait Jean Lanlo, avait son quartier-général à Saint-Quay- Portrieux, c'est-à-dire tout près de la plage que Jimmy Langley m'avait montrée sur la carte. Je vous dis que Dieu a ses trucs à lui ! Imaginez que le jardinier de Mme Charles Ahrenfeldt ait obéi aux instructions de sa patronne : je serais resté à la Dauberie, et n'aurais certainement pas rencontré Armand le soir même de mon arrivée en France, puisque je n'aurais eu aucune raison d'aller demander asile à Yvonne Le Rossignol. Comme quelqu'un de très connu l'a dit depuis, les choses sont ce qu'elles sont, mais je crois que Dieu les arrange à sa manière, qui est celle que je préfère. « J'ai expliqué à Armand ce que j'avais à faire, en précisant que je devais aller vite étant donné qu'il y avait un peu partout des aviateurs qui risquaient à tout instant de se faire prendre. Peu après, il m'a fait ren- contrer son ami Jean Lanlo dans un café que vous devez connaître puisque vous êtes Breton, et qui s'appelle Café de la Marine, bien qu'il soit près de la gare Montparnasse, à quelques cinq cents kilomètres de la mer. Laissant Labrosse à Paris, je suis parti avec Lanlo pour sa Bretagne natale. « Une autre règle absolue de sécurité, que je ne vous apprends pas, est qu'on doit se garder comme de la peste d'avoir aucun contact avec les agents d'un réseau qui a éprouvé des arrestations. En effet, si l'ennemi est intelligent — et il faut, si l'on veut s'éviter des ennuis, toujours supposer qu'il l'est — il se garde bien d'arrêter tout le monde, se servant comme autant d'hameçons de ceux qu'il laisse provisoirement en liberté, tout en surveillant leurs mouvements du coin de l'œil. Mais comment voulez-vous concilier une consigne aussi sage avec la nécessité d'aller vite ? C'est donc avec empressement que je me suis laissé conduire par Lanlo chez Jouanjean, à Carhaix, bien que Jouanjean eût fait partie de l'organisation Pat O'Leary, étendue par Louis Nouveau à la Bretagne, et que j'eusse appris que Nou- veau était en prison, comme Pat. Je devais donc agir avec autant de précautions que si j'avais voulu jouer au basket en courant sur des œufs, mais, au fond de moi-même, quelque chose m'assurait que ceux de nos amis qui étaient aux mains des Allemands ne parle- raient pas, quels que fussent les moyens que les Alle- mands emploieraient pour leur délier la langue. »

GEORGES JOUANJEAN GEORGES JOUANJEAN GEORGES JOUANJEAN

OUR moi, me dit Georges Jouanjean dans sa belle maison de Carhaix, les choses ont com- -P mencé au mois de décembre 1942. Depuis mon évasion du Stalag, au mois d'avril précédent, je cher- chais un moyen de gagner l'Angleterre et vivais chez mon beau-père, à Gourin, où me tomba sur les bras un aviateur australien abattu dans la région de Morlaix, bientôt suivi de cinq autres qui me sont venus de chez Mme de Poulpiquet, à Quéménéven, par le truchement du meunier de la Pie, M. Le Bec. Supposant que ces aviateurs connaissaient une filière, j'ai pensé qu'ils pourraient m'aider à réaliser mon projet, mais je me trompais. — Les Allemands ne s'étaient-ils pas préoccupés de vous retrouver après votre évasion ? — Bien sûr que si ! Des Feldgendarmen se sont pré- sentés chez ma mère, qui habitait Morlaix. Elle ne savait rien, et venait de recevoir une lettre que je lui avais envoyée de mon Stalag. L'idée que je m'étais évadé l'inquiétait beaucoup, et ces braves gendarmes allemands se sont employés à la consoler : « Vous savez, madame, le Stalag, c'est très loin, près de la Baltique. Votre fils a été sûrement repris, ça n'est pas très grave... » Ils ignoraient que j'avais pu très facilement gagner la France, caché dans un wagon de pommes de terre, et qu'ayant franchi la ligne de démarcation je me trouvais à l'abri en zone libre. Par la suite, je me suis décidé à remonter vers la Bretagne, en prenant des précautions, naturellement. Si bien que Louis Nouveau, qu'on appelait « Saint-Jean », et qui faisait partie du réseau Pat O'Leary, m'a dit quand il m'a contacté : « Epatant ! C'est au poil ! Vous êtes exactement le type que je cherche dans la région ! Je vous mobilise sur place ! Vous avez beaucoup mieux à faire ici qu'en Angle- terre : vous comprenez, du moment que vous êtes obligé de vous cacher en tant que prisonnier évadé, vous êtes déjà dans la clandestinité ! » « Il n'a pas mentionné le nom de Pat O'Leary, mais m'a fixé un lieu de rendez-vous à Paris, chez Levesque, et il a emmené mon Australien. Puis il est revenu chercher les cinq aviateurs qui venaient de Quéménéven, mais il s'est fait ramasser à la ligne de démarcation, du côté de Loches, dénoncé croit-on par le nommé Le Neveu, autrement dit « Roger Le Légionnaire », dont il vous sera sûrement plusieurs fois parlé. Cet individu a cherché à reprendre contact avec moi, et, il a finale- ment été exécuté par des maquisards qu'il cherchait à livrer aux Allemands. Saint-Jean aurait très bien pu connaître le même sort quand il s'est présenté à Gourin pour la première fois, car nous ne comprenions pas comment il pouvait savoir que nous cachions des avia- teurs, et on a bien failli le descendre en croyant qu'il s'agissait d'un policier allemand camouflé qui, sous prétexte de nous aider, se proposait de nous faire parler. Mais il a demandé à interroger nos gars, et leur a parlé d'un commandant de la Royal Air Force dont son orga- nisation avait eu à s'occuper, un type extraordinaire qui ne pilotait qu'avec un bras. Les aviateurs nous ont dit : « Il est sûrement bon, sinon il ne connaîtrait pas ces détails-là », et c'est ce qui l'a sauvé, car nous étions prêts à lui faire le coup du père François. A cette époque-là, il fallait se méfier des provocateurs.