Les Cahiers d’Outre-Mer Revue de géographie de Bordeaux

273 | Janvier-Juin Coexistence des mondes ruraux et des agricultures

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/com/7683 DOI : 10.4000/com.7683 ISSN : 1961-8603

Éditeur Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2016 ISBN : 979-10-300-0065-8 ISSN : 0373-5834

Référence électronique Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin, « Coexistence des mondes ruraux et des agricultures » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 16 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/com/7683 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.7683

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Bien que dans le monde la population urbaine soit devenue majoritaire (54 % en 2015), il n’y a jamais eu autant de ruraux qu’aujourd’hui (3,4 milliards en 2015) d’après la Banque mondiale. La population rurale devient minoritaire parce que le nombre des urbains augmente beaucoup plus vite. Cette civilisation urbaine croissante et dominante confinerait-elle le rural à la marge du monde ? Non. Les questions alimentaires, en particulier celles de l’alimentation des villes, les imbrications de plus en plus complexes entre les systèmes de revenus de ménages s’appuyant sur des membres et des activités éclatés dans l’espace et dans le temps, montrent combien mondes ruraux et mondes urbains sont étroitement associés et liés à de nombreuses échelles… [En savoir +]

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SOMMAIRE

Ligne éditoriale Nouveau départ pour les COM : tensions dépassées et débats assumés !

Dossier

Introduction Coexistence des mondes ruraux et des agricultures dans les Suds Intégration des relations urbain-rural à l’économie mondialisée Sylvain Racaud

Coexistences rurales et mobilités spatiales en Bolivie De la multilocalisation familiale aux territoires multisitués Geneviève Cortes et Anaïs Vassas Toral

Quand la modernité altère l’identité Les Chagga face à la nouvelle gestion de l’eau sur le Kilimandjaro, Tanzanie Léa Sébastien

Tous au village le week-end ! À propos de l’intensification des mobilités hebdomadaires de citadins vers les campagnes au Cameroun Aristide Yemmafouo

À la recherche du paysan résilient Éléments de réflexion sur une notion à la mode Benoît Lallau

Les paysanneries des Suds face à une modernisation polymorphe Perspectives récentes en Asie du Sud-Est Jean-Philippe Peemans

Développer la filière ti piment de l’île Contraintes et opportunités d’une valorisation par la qualité liée à l’origine dans l’océan Indien Grâce Joffre, Marion Le Moal, Jérôme Minier, Olivier Grosse, Frédéric Descroix, Michel Roux-Cuvelier, Céline Peres, Jean-Paul Danflous, Camille Séraphin, Julie Gourlay et Vincent Porphyre

Varia

La politique fait-elle pousser les arbres ? Essai d’interprétation des permanences et mutations de la gestion forestière en Tunisie (1881-2016) Sophie Bouju, Jean Gardin et Laurent Auclair

Atlas de COM Agricultures d’Outre-mer doublement marginales

« La des marges : points de vues et perspectives à partir de l’outre-mer » Anthony Goreau-Ponceaud et Bernard Calas

Maré, la ferme des îles Loyauté (Nouvelle-Calédonie) Jean-Christophe Gay

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Marie-Galante (Guadeloupe) : le blues du rhum Marie Redon

Une activité agricole redynamisée au cœur de La Réunion : vers un « modèle » de développement mafatais ? Thierry Simon

Marginalité, dépendance et coprahculture dans les atolls de Polynésie française Rémy Canavesio

Le jardin créole de Martinique, re-con-naissance d’un système cultural marginalisé ? Nicolas Lemoigne

Rubriques

COM en parle

Le Sahara déborde-t-il ? Migrations et perception d’une région en mouvement Salim Chena

Dîner de COM

L’œuf ou la poule : qui décide de ce que l’on mange ? Une esquisse géographique du secteur du poulet de chair en Inde Michaël Bruckert

COM a vu

Le dernier refuge (2013, 1 h 05 min) Réalisateurs : Anne-Laure Porée (journaliste et doctorante en anthropologie) et Guillaume Suon (réalisateur franco- cambodgien). Coproduction : Bophana Production/Centre Bophana/Tipasa Production. Marie Mellac

Wrong elements (2017, 2 h 13 min) Réalisateur : Jonathan Littell Bernard Calas

Entretien de COM

Entretien avec Bernard Charlery de la Masselière Propos recueillis par Bernard Calas et Sylvain Racaud Bernard Callas et Sylvain Racaud

Remarques sur l’article de Bertin Kadet : « L’ouest forestier ivoirien : enjeux et problèmes d’une zone grise », Les Cahiers d’Outre-Mer, 2015, n° 271, p. 437-458 Alfred Schwartz

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Ligne éditoriale Nouveau départ pour les COM : tensions dépassées et débats assumés !

1 Le comité de rédaction des COM hérite d’une revue avec une histoire longue, d’un public non négligeable pour une revue de sciences humaines et sociales (en nombre d’abonnés papier et en nombre d’achat d’articles), d’un référencement efficace sur les sites Cairn et Revues.org, d’une légitimité étayée par son classement par l’HCERES, d’une attention suspicieuse liée entre autres aux débats sur la tropicalité et le développement dont Bordeaux a été le théâtre (Bruneau et Dory, 1989 ; Bouquet et Velasco, 2008) et qui sourdent encore, parfois douloureusement.

2 Que faire de cela ? Jeter, ignorer, assumer, persévérer, recycler ? Les scénarios ne manquent pas, biaisés parfois par les contraintes budgétaires. Cependant, au-delà du pragmatisme qui consiste à utiliser et valoriser l’existant, un effort de clarté, d’explicitation est exigé, ce que tente rapidement cette ligne éditoriale, au risque de rallumer des polémiques chronophages.

3 Créée en 1948 par Louis Papy alors que la France était une puissance coloniale, la revue s’inscrit donc dans l’histoire de la géographie française – voire francophone – comme une revue de géographie tropicale, plus préoccupée d’objectivation que de réflexivité. L’autorité acquise par l’un de ses créateurs, Pierre Gourou, contribue cependant à en faire un haut-lieu de la géographie française. Cette inscription et ses modalités en firent la réputation puis son affaiblissement relatif, les rapports de force institutionnels et idéologiques qui sous-tendent les débats académiques évoluant. La géographie du développement, les études postcoloniales, les subaltern studies ont fourni des arguments aux contempteurs d’une approche jugée trop zonale et pointée du doigt pour sa filiation avec la géographie coloniale, son compagnonnage avec le paternalisme post- colonial. L’approche tropicaliste aurait naturalisé la domination. Il faut entendre ces critiques – même parfois anachroniques – pour tenter de les dépasser. Nous souhaitons prendre en compte les évolutions épistémologiques disciplinaires et interdisciplinaires contemporaines en nous inscrivant néanmoins dans le sillage de l’évolution de la revue. En premier lieu, il s’agit d’assumer son titre, dont nous faisons le pari que la valeur polémique est dépassée par la valeur épistémique et la renommée, notamment sur les terrains inter/subtropicaux.

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4 D’abord, les COM ont vocation à s’intéresser aux espaces intertropicaux dans leur zonalité sans s’attarder exclusivement aux DROM (départements et régions d’outre- mer) mais sans s’interdire de s’y arrêter. La tropicalité (Demangeot, 1999) n’est pas l’objet des COM, elle trace les contours de son attention. Revue sensible à la tropicalité, rareté francophone, les COM prennent donc en compte la variable bioclimatique et environnementale pour délimiter un champ sans en faire leur objet. Dans le même temps, peut-on refuser la référence environnementale à l’heure où les paradigmes des changements globaux et du changement climatique irriguent les relations diplomatiques, les programmes de recherche comme les projets de développement et fournissent une grille de lecture et d’action à une multitude de courtiers du développement, ici et ailleurs ? Nonobstant, ce n’est pas parce que l’on s’intéresse à la zone intertropicale qu’on « fait » obligatoirement de la géographie zonale, tropicale, dont le classicisme ne signe pas forcément l’obsolescence. En effet, utiliser la tropicalité ne dispense pas, bien au contraire, de moderniser la géographie pratiquée et produite. Il ne s’agit pas de rouvrir un débat autour de la géographie tropicale et de la tropicalité qui a déjà eu lieu, notamment à Bordeaux, mais d’acter le fait que plus que de géographie, il conviendrait de parler de géographes, dépositaires et producteurs de savoirs, voire d’une science, et soumis aux contingences de leurs appétences. Aussi proposons-nous d’aiguiser le regard porté sur ce monde intertropical. Il est pertinent de mettre en œuvre une approche attentive en premier lieu aux acteurs intervenant dans cet espace, à leurs trajectoires personnelles et collectives. Le constructivisme souligne combien les représentations – dont les réalités produites par les questionnements scientifiques – sont contraintes par les positions sociales et, en retour combien elles les contraignent. Partagée avec les autres sciences humaines et sociales, cette approche conduit à prendre en compte les acteurs, leurs représentations du monde – au sens propre les géographies, les cartographies, les idéologies spatiales – et à évaluer comment celles-ci les amènent à prendre des décisions, à engager des actions qui, en retour, impactent le monde. C’est également cette référence explicite au constructivisme qui incite à assumer l’Outre-Mer du titre, qui suggère le caractère situé du discours, le caractère orienté du regard.

5 L’Outre-Mer renvoie également aux Suds, et il serait naïf d’ignorer le glissement qui s’opère quand on passe des tropiques aux Suds.

6 Il faut reconnaître et expliquer ce glissement vers les Suds, dans toute l’ambiguïté, le flou de ce terme et de ce pluriel. Qu’est ce qui se cache derrière ces Suds si souvent questionnés (Gervais-Lambony et Landy, 2007) ? Pour nous, il s’agit d’un champ spatial à l’intersection de plusieurs ensembles, construit chacun à partir d’un critère singulier : l’espace situé entre les latitudes moyennes, l’espace dominé politiquement et parfois culturellement par les Nords – tout aussi flous –, un espace en forte/rapide transformation démographique et économique et, enfin, un espace constitué de territoires en effervescence politique (souvent le monde du ressentiment et de l’espoir pour reprendre Tzvetan Todorov). L’agencement relatif de ces critères dessine des intersectionnalités variables qui amènent à distinguer des types de situations géographiques multiples. Des critères différents : cette pluralité suffit à susciter des querelles autour des conflits d’attribution causale, des tensions autour des primats et définir ainsi un champ de tensions autour de ces corrélations. Le défi à relever est donc celui de la cohérence scientifique entre des approches qui se revendiquent, parfois se sur-jouent, ou qui peuvent être perçues en tension voire en contradiction. De plus, il

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s’agit pour l’équipe de prendre en compte les dynamiques contemporaines de mobilités et de migrations. Les COM porteront attention aux modalités d’inscriptions spatiales de ces dynamiques, à différentes échelles, y compris dans les Nords.

7 Notre ambition est de restituer aux catégories d’acteurs, d’actants et d’agents leur portée opératoire au sein d’une analyse systémique. Le primat du politique – dans toute l’épaisseur du mot – dans le système explicatif des COM est donc clair. C’est ce qui explique l’implication dans l’élaboration rédactionnelle des COM d’un laboratoire dont le domaine de réflexion premier est l’analyse du politique au sens large : le LAM Les Afriques dans le monde (UMR 5115 du CNRS). Cette orientation s’inscrit également dans la vocation pluridisciplinaire des Presses Universitaires de Bordeaux.

8 Une décision prise en conscience. Cependant, au-delà de cette posture, y a-t-il un public académique pour cette revue ? Nous pensons que oui. Pourquoi ? Parce que la communauté académique, dans ses diversités, exprime un grand intérêt pour les Suds ; certes souvent un intérêt romantique, fantasmé, qu’il convient dès lors de désenchanter sans le ridiculiser mais sans lui faire perdre sa portée opérationnelle. Nous pensons qu’il y a encore aujourd’hui une véritable curiosité intellectuelle pour un ensemble spatial immense, disparate, peuplé, au moment où les interactions, les interdépendances globales n’ont jamais été aussi fortes, qu’elles soient vécues sur le mode de la menace ou de l’opportunité, rarement bien informées. On peut aussi dire parce que cet ailleurs, cette altérité grande – quoique brouillée de plus en plus – réclame un décalage, un décentrement, un effort (souvent linguistique), une remise en question souvent problématique mais aussi fertile. Mais cela est également vrai d’une enquête ethnographique de voisinage, reconnaissons-le.

9 L’identité de la revue est aussi dessinée par l’importance méthodologique accordée « au terrain » dans l’héritage de la revue. Nous en assumons l’appel, le plaisir, l’intérêt, l’envie, le désir, la fertilité comme les limites et les apories si souvent dénoncées. Qu’est ce qui se cache derrière ce mot débattu (Volvey, Calberac et Houssay-Holzschuch, 2012) ? Un horizon évidemment, une rencontre, une expérience, des moments partagés, une attente parfois déçue, des chocs et, au-delà, parce que sinon le savoir n’y retrouverait pas son compte, des pratiques routinières et établies qui mettent l’entretien – voire l’enquête – au cœur de la production de données et qui en font des laboratoires de référence producteurs de savoirs et de connaissance. C’est par la mise en écho des recherches réalisées sur des terrains différents mais portant sur des thématiques similaires que nous espérons rendre compte des évolutions du monde contemporain, à partir des Suds. En somme, la pratique est ici considérée comme un fondamental dénominateur commun.

10 En repensant cette revue scientifique, nous avons à cœur, d’abord, d’offrir un espace éditorial à des recherches en cours, des recherches de terrain, précises, localisées et ainsi proposer une collection d’études de cas qui peuvent constituer le terreau des constructions intellectuelles d’ampleur, l’opportunité d’une montée en généralité.

11 Ainsi les vastes réflexions d’échelle planétaires ou continentales qu’affectionnent les Anglo-Saxons mais aussi des auteurs qui nous inspirent comme Bertrand Badie, Jean- François Bayart, ou Pierre Gourou et Jean Gallais, plus près des géographes sont-elles fondées sur des lectures, des bibliographies, des compilations d’études de cas nombreuses.

12 L’ambition est de continuer à faire des COM une revue de référence sur les Suds, assumant une sensibilité environnementale et revendiquant une approche politique de

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sciences humaines et sociales. Nous proposons de revisiter des thématiques et des notions universelles à partir des Suds intertropicaux.

13 En somme, la vérité sur les débats internes au comité de rédaction oblige à accepter des tensions irrésolues ; mais faut-il toujours résoudre les tensions si elles sont explicites ? Le renouvellement éditorial que nous entamons reste inachevé à ce stade puisqu’il se prolongera au sein du comité de rédaction (lui-même renouvelé) par la recherche de pistes de réflexion éditoriales. COM revue en tension entre « terres d’espérance » (Gourou, 1982) et « terres de risques et de violences » (Gallais, 1994). Peut-on raisonner de manière cohérente et tendue, voire contradictoire ? Une revue reflète la diversité des recherches en cours et, à ce titre, constitue un espace de débats.

14 Le comité de rédaction

BIBLIOGRAPHIE

Bouquet C. et Velasco-Graciet H (dir.), 2008 - Les tropiques des géographes. Bordeaux : MSHA, 236 p.

Bruneau M. et Dory D. (dir.), 1989 - Les enjeux de la tropicalité. Paris : Masson « Recherches en géographie », 161 p.

Demangeot J., 1999 - Tropicalité. Géographie physique intertropicale. Paris : Armand Colin, 340 p.

Gallais J., 1994 - Les tropiques, terres de risques et de violences. Paris : Armand Colin « U », 271 p.

Gervais-Lambony P. et Landy F., 2007 - « Introduction ». Autrepart, vol. 1, n° 41, p. 3-14.

Gourou P., 1982 - Terres de bonne espérance, le monde tropical. Paris : Plon, 443 p.

Todorov T., 2008 - La peur des Barbares. Au-delà du choc de civilisation. Paris : Robert Laffont, 311 p.

Volvey A., Calberac Y. et Houssay-Holzschuch M. (dir.), 2012 - « Terrain de je. (Du) Sujet (au) géographique ». Annales de géographie, n° 687-688, p. 441-461.

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Dossier

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Introduction Coexistence des mondes ruraux et des agricultures dans les Suds Intégration des relations urbain-rural à l’économie mondialisée

Sylvain Racaud

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce numéro s’appuie notamment sur des contributions présentées lors de la séance « Coexistence et globalisation dans les Suds » au cours du séminaire « Diversité et coexistence des mondes agricoles » coordonné par François Purseigle et soutenu par le LABEX SMS, référence ANR-11-LABX-0066. Je remercie François Purseigle de l’opportunité qu’il m’a offert d’organiser cette séance.

1 Bien que dans le monde la population urbaine soit devenue majoritaire (54 % en 2015), il n’y a jamais eu autant de ruraux qu’aujourd’hui (3,4 milliards en 2015) d’après la Banque mondiale. La population rurale devient minoritaire parce que le nombre des urbains augmente beaucoup plus vite. Cette civilisation urbaine croissante et dominante confinerait-elle le rural à la marge du monde ? Non. Les questions alimentaires, en particulier celles de l’alimentation des villes, les imbrications de plus en plus complexes entre les systèmes de revenus de ménages s’appuyant sur des membres et des activités éclatés dans l’espace et dans le temps, montrent combien mondes ruraux et mondes urbains sont étroitement associés et liés à de nombreuses échelles. Partant, il apparaît pertinent de penser le rural et l’urbain ensemble à travers leurs relations elles-mêmes intégrées à d’autres échelles et associant des formes spatiales continues tels le territoire, le continuum urbain-rural, mais aussi le réseau avec ses discontinuités et ses fluidités. Cet ensemble est hétérogène voire paradoxal ; urbain et rural constituent une unité globale d’éléments différents, complémentaires et en tension, l’unité renvoyant à la cohérence, la globalité supposant aussi la cohérence de l’unité par rapport à une autre échelle. Les spécificités fondent justement les relations (certes le plus souvent dissymétriques particulièrement en matière de

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pouvoir), ces dernières pouvant apparaître incohérentes, par exemple le développement d’une métropole grâce au dynamisme du secteur agricole de son arrière-pays agricole sans que ce dernier ne profitât du développement. À moins que les rapports de pouvoir dissymétriques ne soient au fondement de toutes relations… Appréhender l’urbain et le rural dans une même organisation – un même système –, par l’angle de l’intégration, revient à penser l’unité avec la multiplicité « unitas multiplex » (Angyal, 1941, in Morin, 1977) : unité du tout basée sur leurs relations avec la multiplicité (spécificités du rural et de l’urbain, chacun ayant à leurs niveaux d’autres spécificités). Ceci étant, l’ouverture des mondes ruraux, les relations urbain-rural diversement intégrées à l’économie mondialisée et à une éventuelle culture globale ainsi que les phénomènes de coexistence des agricultures, des activités, des espaces et des échelles sont du ressort de complémentarités et de tensions, moteur de la dynamique du système urbain-rural, et ne tendent pas vers une homogénéisation du rural et de l’urbain. Cette introduction souligne quelques représentations du monde rural souvent confondu avec un espace de production agricole – paysan, et présente des modalités d’ouverture du monde rural à d’autres espaces à partir de logiques de diversification et d’intégration, autrement dit des modalités inédites de coexistence de la ville et de la campagne, de l’agriculture et de l’entreprenariat, du local et du global, de l’ici et de l’ailleurs, etc.

Confusion entre rural et agriculture : poncif du développement

2 Le monde rural dans les Suds ne devient pas une absolue périphérie démographique du monde car si la population urbaine augmente plus rapidement, les campagnes n’ont jamais été aussi pleines. Par exemple la croissance de la population des campagnes en Afrique subsaharienne rurale montre la vitalité de ces sociétés rurales. Le tableau démographique n’est pas si simple et les tendances régionales masquent la diversité au sein de chaque région1.

Tableau 1 - Croissance de la population urbaine et rurale dans le monde

Population urbaine Population rurale

% pop. Croissance annuelle % pop. Croissance annuelle

totale 2015 totale 2015

Monde 54 2,1 46 0,2

Afrique subsaharienne 38 4,1 62 1,9

Amérique du Sud 80 1,4 20 - 0,3

Asie du Sud 33 2,7 67 0,7

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Asie du Sud-Est et 57 2,3 43 - 1,4 Pacifique

Sources : Banque mondiale, 2017, d’après les données de 2015. http://wdi.worldbank.org/table/3.1 ; http://wdi.worldbank.org/table/3.12#

3 À cette marginalisation démographique discutable, s’ajoute une marginalisation économique tout autant contestable mais qui trône néanmoins en bonne place dans les statistiques. En effet, il y a un décrochage net entre le poids de l’agriculture dans les comptabilités nationales mesurées à travers l’étalon or qu’est le PIB et l’importance tangible, quotidienne et cruciale de l’agriculture pour les populations rurales et urbaines. Pour les premières, l’agriculture reste une activité importante si ce n’est majoritaire, en particulier pour les populations rurales d’un arc qui s’étend du Sud- Sahel jusqu’au sud de l’Afrique de l’Est. Pour les secondes, l’agriculture nationale est un des principaux canaux si ce n’est le principal canal d’approvisionnement des villes. Néanmoins, la contribution de l’agriculture dans les PIB nationaux devient marginale puisqu’elle n’en représente qu’une faible part avec 18 % pour l’Afrique subsaharienne, 18 % pour l’Asie du Sud et seulement 5 % pour l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est et Pacifique2. Ces chiffres illustrent la déconnexion entre le poids économique visible de l’agriculture et son importance sociale et politique. Le Brésil, terre des sans-terres par excellence n’est-il pas un des principaux exportateurs mondiaux avec pourtant un poids de l’agriculture qui ne dépasse pas 5 % du PIB tandis qu’en même temps l’agriculture familiale emploie tout de même environ 14 millions de Brésiliens sur 4,3 millions d’exploitations et que les deux tiers de l’alimentation des Brésiliens sont assurés par cette agriculture familiale ? (ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, 2015). Les avions Embraer, troisième groupe aéronautique mondial pèsent bien plus que la tonne de maïs dans la comptabilité nationale.

4 Source majeure de revenus pour des parts importantes des populations rurales (l’agriculture représente toujours 71 % de l’emploi total en Ouganda, 46 % au Vietnam et 30 % en Bolivie), source alimentaire primordiale pour les ruraux et les urbains, la question rurale, doublée de la question agricole, est par conséquent éminemment politique. Cependant, de nombreux pays, en particulier africains, depuis une trentaine d’années, n’ont pas vraiment soutenu leurs agricultures familiales, ou plus exactement les filières alimentaires tournées vers les marchés nationaux et régionaux. Auparavant, ils avaient accompagné les filières de cultures de rente (e.g. cacao, café, thé, etc.) jusqu’à leur démantèlement suite au plan d’ajustement structurel dans les années 1980. Ce sont les importations de denrées bon marché qui furent privilégiées afin d’assurer des prix bas pour la clientèle urbaine croissante, celle qu’on entend quand elle gronde, d’autant plus quand elle vit à quelques encablures du palais présidentiel… Mais, à partir de 2007, ce qui a été qualifié d’« émeutes de la faim » dans certains pays des Suds a mis en avant la problématique de la faim d’une manière inhabituelle. Les images des journaux télévisés ne montraient pas des réfugiés parqués dans des camps ou de pauvres villageois décharnés aux pieds nus, mais des individus de classes moyennes urbaines3. Ces événements s’inscrivent dans un mouvement de forte volatilité des prix des matières premières et en particulier après la forte et soudaine hausse des prix des céréales en 20074. Ces faits soulignent l’ampleur de la dépendance de l’approvisionnement alimentaire des citadins aux marchés mondiaux mais pour autant,

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le ravitaillement en denrées s’appuie également sur les agricultures nationales. Avec en filigrane la question démographique, les enjeux de la question alimentaire ont pris récemment une autre acuité dans le contexte du changement climatique qui peut être désormais considéré comme un fait total : environnemental, social, économique, culturel, politique et scientifique. Comme un malheur ne vient jamais seul, à la sécheresse récurrente se combinent en 2017 des guerres et des famines (pourtant anticipées) perpétuant une trilogie mortifère dans des États faillis, preuve s’il en est que les ressorts sont bien avant tout politiques.

5 La sécurité alimentaire est donc une entrée pertinente pour aborder les relations ville- campagne et elle l’est d’autant plus au regard du développement, paradigme et idéologie sur lequel s’est construit le dualisme urbain-rural (Charlery de la Masselière, 2005). Les politiques de développement ont en effet été sectorielles et le développement agricole a souvent été déconnecté du développement régional comme par exemple l’appui à l’industrialisation d’une filière spécifique d’exportation au détriment de l’agriculture au sens large. D’un autre côté, la ville longtemps absente des théories du développement, des politiques des États et de l’aide internationale, a été perçue comme un biais au développement (Lipton, 1976 ; Prud’homme, 2007) jusqu’au rapport de la Banque mondiale de 2009 (Banque mondiale, 2009) qui constitue une célébration de la grande ville. Ce bailleur de fonds incontournable en matière d’aide au développement a opéré un renversement de point de vue : la concentration urbaine est désormais perçue comme moteur de création de richesses : L’urbanisation est considérée comme un processus de développement positif, à condition d’être gérée de manière efficace […]. La clé du développement n’est pas dans l’allocation des aides financières aux régions en difficulté mais au contraire dans la stimulation des régions les plus prospères et qui sont les grandes régions urbaines. (Cavin, 2009)

6 En dépit de son infléchissement et de l’ambiguïté du rapport, la Banque mondiale conserve bien son approche libérale de l’économie puisque cette vision se réfère à la théorie économique du ruissellement selon laquelle favoriser les plus riches serait bénéfique aux plus pauvres, ou comment favoriser les villes pour développer les campagnes.

7 En matière de développement rural, à partir des indépendances et dans la continuité du modèle colonial, les politiques des États ont consisté à moderniser l’agriculture avec en filigrane les enjeux de la construction nationale étatique (Charlery de la Masselière, 2014 ; Peemans, 2010). Le rôle moteur des États a ensuite été pris par le marché à partir des années 1980 suite aux mesures de dérèglementation-libéralisation et dans ce contexte la figure du paysan comme acteur arriéré incapable de moderniser son appareil de production a été plus ou moins implicite dans les démarches développementalistes (voir Peemans dans ce numéro). Le renversement opéré au sujet de la ville s’est réalisé cette fois au sujet des paysans qui sont récemment perçus et représentés comme des entrepreneurs agricoles dont il faut assurer la résilience puisqu’il faut bien qu’ils se débrouillent par eux-mêmes (voir Lallau dans ce numéro). La figure du paysan et plus généralement la question agricole sont les entrées incontournables de réflexions marquantes sur les espaces ruraux. Pour autant, il réside de grands décalages entre le discours et la réalité, les politiques en matière d’agriculture familiale semblent bien insuffisantes si ce n’est encore inexistantes sauf peut-être quand il s’agit de sécurité alimentaire. En effet, des mesures de sécurité alimentaire se drapent des oripeaux d’une réelle politique agricole comme par exemple

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les aides aux achats d’intrants pour le maïs en Tanzanie (Voucher system établi en 2008) ou des aides au stockage de la même céréale incontournable (Warehouse Receipt System) (Racaud, 2013).

8 Tantôt pour les Nords tantôt pour les Suds, on s’est inquiété du sort du rural par le prisme de l’agriculture, principalement à travers la question de la fin des paysans (Mendras, 1970 ; Haubert, 1999 ; Hazell, 2005) et cette question a été formulée très explicitement :

9 « Y a-t-il encore un avenir dans les pays du Sud pour les agriculteurs familiaux et paysans ? » (Haubert, 1999 : 9). Ces réflexions sont d’autant plus légitimes qu’aujourd’hui quelque 2,6 milliards de personnes produisent plus de 70 % de la production alimentaire sur plus de 500 millions d’exploitations et que l’agriculture familiale occupe 40 % des actifs dans le monde, moins de 5 % de la population active en Amérique du Nord et en Europe, 59 % de la population active en Chine, 53 % en Inde, et 53 % en Afrique5. Ce ne sont peut-être pas tant les tendances démographiques qui ont motivé ces travaux que les mutations liées à l’urbanisation et à la concurrence accrue des agricultures souvent d’ailleurs dans des contextes de libéralisation des marchés. Structurellement le marché continue de s’appuyer sur une faible rémunération des producteurs ; le cas du café est emblématique pour montrer le décrochage de la part de valeur ajoutée perçue par le caféiculteur par rapport à celle perçue par les acteurs à l’autre bout de la chaîne (Daviron et Ponte, 2007). Ce biais structurel à l’accumulation de capital pour les producteurs est un frein au développement des campagnes. En particulier pour l’Afrique dont on a vu que la moitié des actifs s’appuie sur l’agriculture familiale, les modalités d’intégration au marché relèvent d’une économie de rente c’est- à-dire qu’il n’y a pas de processus de véritable accumulation. : « L’Afrique [qui] est demeurée une "économie de rente", où le processus d’accumulation n’a pas pu être réellement enclenché » (Hugon, 2009 : 9) et Géraud Magrin d’ajouter « le revenu par habitant n’a quasiment pas augmenté en cinq décennies » (Magrin, 2013 : 21). L’intégration au marché de l’agriculture familiale contribue à la persistance d’une économie rurale extravertie, c’est-à-dire subordonnée à un environnement extérieur, établissant ainsi un lien de dépendance et une relation dissymétrique, que ce soit pour les cultures d’exportations ou pour les cultures destinées aux marchés urbains nationaux (Racaud, 2016).

10 À une autre échelle, les mutations de l’économie mondiale déterminent la place périphérique de l’Afrique dont l’économie est extravertie (orientée vers des marchés extérieurs dont elle dépend) et l’extraversion apparaît alors comme le registre de production des inégalités (Bayart, 1999)6. À l’échelle mondiale, si l’extrême pauvreté a diminué (personnes vivant avec moins de 1,25 $ par jour) et si les classes moyennes ont augmenté (personnes vivant avec au moins 4 $ par jour…) (Nations unies, 2015), les inégalités persistent, voire se creusent, et la croissance économique profiterait aux plus riches au détriment des plus pauvres (Oxfam, 2017). Le constat sur les inégalités alimente des débats sur le péril qu’elles représenteraient pour la démocratie. Des réflexions à partir du Sud, par exemple l’Inde, proposent que la croissance de frustrations et de ressentiments liés à l’impossibilité d’ascension sociale, d’accumulation et d’accès à des attributs de la modernité et du progrès économique, soit un moteur du développement d’une colère mondiale (Appadurai et al., 2017). Pour le Nord, ce débat est appuyé par l’ouvrage à succès de Thomas Piketty (2014) qui propose qu’en l’absence d’éléments extérieurs perturbant son fonctionnement

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spontané, le capitalisme engendre inéluctablement des inégalités de plus en plus importantes, inadmissibles parce qu’en contradiction avec les principes et les valeurs sur lesquelles sont basées les sociétés démocratiques. Bien qu’elles fussent pivot de la construction nationale des États et bien qu’elles fussent anciennement insérées au marché par les cultures d’exportation et, plus récemment par le « vivrier marchand » (Chaléard, 1996) dans une économie libéralisée, les paysanneries constituent le gros des pauvres. D’ailleurs, les rapports sur les objectifs du développement soulignent les inégalités entre les villes et les campagnes à travers les angles de la pauvreté et ceux de l’accès aux divers services.

11 Majoritairement agriculteurs familiaux, les ruraux sont les plus pauvres et les plus mal lotis en matière de « développement » et par conséquent les questions de développement agricole sont proches de celles de lutte contre la pauvreté. Il existe probablement autant de « bonnes » politiques agricoles que de situations spécifiques mais force est de constater qu’à l’aune du paysage économique rural, les succès n’ont pas été rencontrés. Par ailleurs, les paysanneries ont été abandonnées pendant des décennies par les pouvoirs publics sur préconisations des grands bailleurs de fonds (Charlery de la Masselière, 2014) jusqu’au retournement survenu après les émeutes de la faim des années 2007-2008 et le consensus sur la « crise alimentaire » qui s’est construit ensuite. Ce moment a certainement constitué une rupture7 ; le paysan archaïque, est devenu l’entrepreneur, le héros moderne jouant un rôle essentiel dans la réduction de la pauvreté et de la faim (Lallau, 2012) : Les agricultures paysannes seraient donc modernes car adaptées aux défis alimentaires, économiques et écologiques contemporains. Ce consensus n’est toutefois qu’apparent, on est bien en présence de chocs de modèles lorsqu’on examine les stratégies contemporaines de développement alimentaire et de lutte contre la pauvreté (Lallau, 2012 : 5).

12 De plus, l’ONU n’a-t-elle pas proclamé l’année 2014 « Année internationale des agricultures familiales », consécration paroxysmique du petit entrepreneur agricole (à la suite du rapport de la Banque mondiale de 2008 conférant à l’agriculture le rôle de levier de lutte contre la pauvreté) ? Cette entité qu’est l’agriculture familiale et celle du paysan ne doivent pas masquer la diversité au sein de ces catégories d’autant plus qu’elles sont nuancées par des phénomènes de différenciation (Bryceson, 1999 ; Loison, 2015).

13 Et pour ajouter une nouvelle contradiction8 à cette agriculture familiale perçue comme moteur du développement rural, évoquons l’initiative internationale Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN)9 lancée à l’issue du G8 de 2012. Elle regroupe les États du G8, l’Union africaine, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), les gouvernements de dix pays africains et plus de 200 entreprises nationales et internationales. Si l’objectif affiché est de réduire l’insécurité alimentaire et de lutter contre la pauvreté en favorisant l’investissement privé, d’autres opinions estiment qu’au contraire cette initiative remet en cause le droit à l’alimentation des plus pauvres (Jamart et al., 2014). Les termes de référence utilisés dans la communication de cette initiative sont représentatifs de la vision de la Banque mondiale : investissements responsables au service des petits producteurs, en particulier les femmes, gouvernance responsable des ressources naturelles. La vitrine Internet de la New Alliance ne s’appuie-t-elle pas sur ce vocabulaire des grandes institutions du développement et de leurs idéologies, accompagné par une icône majeure du développement (fig. 1) ? Les corridors d’investissements agricoles

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s’inscrivent dans la New Alliance ; le SAGCOT en Tanzanie ou le ProSavana corridor au Mozambique10 sont des outils conçus par et pour les firmes multinationales (Monsanto, Unilever, etc.) et les agences de développement (nationales : AFD, DFID, JICA, etc. et internationales : Banque mondiale) qui provoquent des phénomènes d’accaparement de terres aux dépens des paysanneries locales. Ironie du sort, des terroirs mis en valeur par de l’agriculture familiale ont, à travers ces dispositifs, vocation à devenir des plantations mises en valeur par de grands groupes comme dans la vallée du Kilombero en Tanzanie où des paysans et des agro-pasteurs sont menacés d’expulsion par le projet SAGCOT (Blache, 2016). D’autre part, ces modes d’agricultures capitalistiques doivent leur viabilité économique aux faveurs accordées par le pouvoir politique à ces firmes pour l’accès aux ressources que sont l’eau et la terre ; paupérisée voire spoliée, la main- d’œuvre bon marché complète les moyens de production avantageux (voir entretien de COM). S’il s’agit de développement, peut-être faut-il se demander pour qui ? Les grands groupes, les intermédiaires et notables, où les populations (rurales ?) ?

Figure 1 - Page du site Internet du consortium New Alliance utilisant les termes de langage de la sécurité alimentaire et du développement

https://new-alliance.org/

14 Les recettes du développement agricole qui visent à la modernisation technique pour l’augmentation de la productivité n’ont pas fait leurs preuves, et quand elles l’ont fait sur le plan des quantités produites, cela l’a été au mépris des paysanneries et de l’environnement, la fameuse révolution verte n’est « environnementalement parlant » plus acceptable. L’agroécologie au Nord, l’agroforesterie au Sud ont le vent en poupe de nos jours et on sait qu’une politique de développement agricole ne doit pas faire l’économie du développement régional – approches intégrées qui articulent l’agriculture avec son environnement socio-économique. Dans les Suds, les préconisations visent en général à mieux organiser les marchés (notamment favoriser l’accès au marché pour les producteurs) à soutenir des organisations régionales et à sécuriser le foncier. Si l’insécurité foncière demeure une cause du mal développement, encore faut-il savoir ce qu’est la sécurité foncière. Synonyme de droits de propriété pour le paradigme libéral, la sécurisation foncière a été l’objet de politiques foncières elles-mêmes placées au cœur de politiques de développement rural (Programmes d’ajustement du secteur agricole [PASA] des années 1980-1990) basées sur le « paradigme propriétariste » – association sécurité foncière et propriété privée (Le Roy, 1995) pour accompagner la transition vers l’économie de marché. Le Vietnam est un

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bon élève parmi les États qui ont profondément réformé leur droit foncier suivant les préceptes de la Banque mondiale avec l’appui conditionné de cette dernière. Pourtant, si elle apparaît nécessaire, la sécurisation du foncier ne semble pas suffisante pour susciter le processus de développement des exploitations familiales si les parcelles sont trop petites, s’il n’y a pas d’accompagnement financier et d’encadrement technique et s’il n’y a pas d’accès à d’autres ressources ; au contraire, la privatisation du foncier a contribué à accroître les inégalités (Brondeau, 2014). Par ailleurs, dès les années 1990, des travaux avaient montré que l’insécurité foncière était plus due aux contraintes liées à la pression démographique, aux réformes institutionnelles, à l’insertion de nouveaux acteurs en particulier élites urbaines, etc. qu’aux droits coutumiers en matière d’appropriation et de gestion de la terre et du territoire (Le Roy et al., 1996). Néanmoins, la conception selon laquelle la sécurité foncière rime avec propriété, vecteur d’investissement, donc d’accroissement de la production et donc de la lutte contre la pauvreté a prévalu jusqu’à la fin des années 2000 chez les bailleurs de fonds.

15 À la faveur de réformes foncières favorables – pro business et de politiques de décentralisation (en particulier en Afrique) – les années 2000 ont marqué un tournant en matière d’enjeux fonciers et la Banque mondiale a sur ce domaine également infléchi sa position, notamment à cause de la mobilisation de la société civile. Cette dernière s’est impliquée suite à de nombreux conflits fonciers liés à la croissance des investissements étrangers agricoles et des acquisitions foncières concomitantes. De la promotion de la propriété privée, le discours s’est orienté vers la « gouvernance foncière » désormais mise en avant dans les grandes institutions de développement telle la Banque mondiale (Byamugisha, 2013). Cette notion s’affiche comme politiquement et socialement plus acceptable. Si elle s’inscrit dans le mouvement de fond d’intégration des agricultures des Suds à la mondialisation, ce changement d’orientation est une rupture (quoiqu’ambiguë) au sujet des politiques de développement et de l’intérêt que l’agriculture a représenté pour les investisseurs internationaux. En effet, les tensions foncières en Afrique, longtemps étudiées essentiellement au prisme des relations entre droits coutumiers et modernes, des relations villes-campagnes, des réformes et codes fonciers, de l’extension des surfaces cultivées et de la pression démographique etc., prennent depuis une décennie une dimension nouvelle, qui ne peut qu’interpeller les géographes : leur inscription dans une mondialisation, où, plus que jamais, la terre est une marchandise faisant l’objet de transactions qui échappent aux populations paysannes et qui, parfois, les excluent brutalement (Bart, 2012 : 385).

16 Les politiques de sécurisation foncière s’inscrivent donc dans le mouvement plus général d’intégration au marché des procès et des territoires de production, dans des contextes d’urbanisation, de pression démographique croissante et d’insertion de nouveaux acteurs dans le secteur agricole.

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Photo 1 - Terroirs spécialisés en pomme de terre, Uporoto Mountains, Tanzanie

Cliché : S. Racaud, 2011

17 Dans les campagnes africaines les mieux connectées à la ville, l’agriculture d’exportation et l’agriculture vivrière ont coexisté au sein des mêmes unités de production et leur rapport a changé, souvent au bénéfice des secondes, après les bouleversements de l’environnement économique liés à la libéralisation des filières d’exportation (cacao, café, coton, thé, etc.) dans les années 1980-1990 (Chaléard, 1996). Ainsi, un cadre inédit de production et de mise en marché des produits agricoles a favorisé l’essor d’une agriculture vivrière marchande en direction de la demande urbaine. Ces reconversions ont été très importantes dans les terres d’élection des cultures traditionnelles d’exportation, comme les montagnes et les hautes terres est- africaines ou le pays Bamiléké en Afrique centrale. Ces zones d’altitude, anciennement intégrées à des réseaux commerciaux de longs cours, bénéficient de conditions environnementales favorables à la fourniture en quantité et en variété de vivres. De nouveaux acteurs ont investi les filières à tous les stades. Les filières s’allongent et se complexifient par l’intervention d’une gamme plus variée d’acteurs. Agents-courtiers, transporteurs, grossistes, détaillants, tout un éventail d’intermédiaires prennent en charge les activités de mise en marché. Ce modèle d’agriculture conduit à une spécialisation des terroirs et à leur mise en concurrence accrue à plusieurs échelles géographiques.

18 Dans les montagnes Uporoto, entre 1 800 m et 2 300 m, se constituent des espaces de production consacrés à la pomme de terre. Cette culture nécessite un capital important pour financer l’utilisation intensive d’engrais, de produits phytosanitaires et de main- d’œuvre. En outre, elle conduit à une compétition pour l’accès à la terre par des acteurs urbains qui cherchent à prendre à bail des parcelles le temps d’une ou de plusieurs récoltes. Ces espaces à paysage uniforme, sont intensivement investis par cette culture

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avec ses intrants et ses acteurs spécifiques. Le coût des intrants est régulièrement au- dessus des moyens des paysans qui louent alors leurs parcelles qu’ils travaillent ensuite en tant qu’ouvriers, curieux paradoxe du propriétaire qui devient prolétaire sur sa terre. Le foncier devient un bien indifférencié de production et son exploitation intensive remet en cause sa fertilité qui était traditionnellement entretenue par des pratiques collectives. Ce modèle d’intégration au marché renforce les positions dominantes au sein des filières et il repose moins sur les paysans que sur leur domination. De surcroît, l’essor de territoires marchands ne s’accompagne pas d’un véritable développement, au contraire, il favorise les contrastes territoriaux en fonction des différents avantages comparatifs (accessibilité, critères agro-écologiques, disponibilité des denrées, de la main-d’œuvre) mobilisés pour le ravitaillement des marchés urbains. Si ces modalités d’intégration au marché ne sont pas nouvelles, d’autres canaux plus récents connectent des campagnes à d’autres échelles. Il en est ainsi par exemple des filières de petits pois au Kenya qui connectent les zones de production, tel le plateau du Kinangop avec les chaînes de supermarchés en Europe. Ces chaînes de valeur globales sont investies non seulement par de grands groupes mais aussi, et ce de manière beaucoup moins visible et parfois détournée, par des acteurs du bas pour qui la première étape consiste à devenir producteur, ensuite à acquérir un contrat de production avant le Graal : la licence d’exportation. Ces réseaux marchands labiles connectent non seulement les systèmes de production locaux au marché européen avec ses normes draconiennes, mais ils connectent aussi des territoires de production à la surface du globe selon des logiques de concurrence ou de complémentarité, selon les saisons et les fluctuations du marché (Calas et Racaud, 2016). Le calendrier de l’offre des Suds pour les pois gourmands met en scène les pays producteurs majeurs et indique certains avantages comparatifs comme par exemple la régularité de la production tout au long de l’année qui caractérise le Kenya et la Tanzanie (fig. 2).

Figure 2 - Calendrier de l’offre de production de pois gourmands pour une société d’importation

https://www.specialfruit.com/en/products/detail/snowpeas/bzffz

19 Ces chaînes de valeur globales s’appuient toujours sur de petits producteurs et des intermédiaires locaux souvent d’extraction paysanne ; le risque et le capital ne sont pas

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concentrés et demeurent encore dans le monde rural contrairement à l’agriculture de firme. Cette dernière est caractérisée par : des modes de gouvernance et de gestion atypiques reposant sur une multiplicité de sphères de décision […] ; un niveau élevé d’investissement financier et technologique […] ; une dynamique d’innovation institutionnelle et organisationnelle […] ; un recours au salariat et/ou à la délégation d’activités créant des rapports sociaux originaux ; une optimisation du portefeuille d’actions et une maximisation des profits ; une stratégie de croissance […] qui tend à s’abstraire des réseaux organisationnels formels (organisations professionnelles agricoles) ; une forme d’activité plutôt nomade ; un degré souvent faible de relation au territoire (Purseigle et Chouquer, 2013 : 1).

20 Ces nouvelles formes d’organisation de la production illustrent donc un renouvellement du paysage des acteurs avec l’apparition des fonds d’investissement par exemple, et dans un même temps, le rôle d’acteurs traditionnels comme l’État est renouvelé pour qui il s’agit d’accompagner ce mouvement. L’Argentine, géant agricole, est un cas d’école du développement de l’agriculture de firme dès les années 1990. Cependant, depuis une quinzaine d’années, il y a une relative opposition entre le gouvernement et le secteur de l’agro-négoce. D’un côté l’agribusiness estime que le gouvernement n’appuie pas assez le développement de la production et de l’autre côté, l’État reconnaît l’agriculture familiale pour la souveraineté alimentaire du pays ; coexistent donc deux modèles pluriels de développement (Gisclard et Guibert, 2017). Dans les campagnes de la pampa argentine notamment, les innovations techniques et institutionnelles ont contribué à transformer les rapports sociaux de production et les identités des agriculteurs à travers la déconnexion d’une part de la propriété de la terre et de l’exploitation, et d’autre part du travail physique de la terre et des tâches de gestion (Albaladejo et al., 2012). L’agriculture apparaît comme une entrée privilégiée pour observer des transformations majeures des mondes ruraux marqués non pas par l’homogénéisation, mais au contraire par la diversité amplifiée. Si de nombreuses controverses quant au(x ?) modèle(s ?) agricole(s ?) pertinent(s ?) pour le « développement durable » ou la lutte contre la pauvreté aiment à se nourrir de l’opposition agriculture paysanne versus agriculture industrielle, c’est plutôt la différenciation des formes de productions agricoles qui caractérisent l’agriculture de nos jours, lesquelles s’imbriquent parfois au sein des mêmes territoires, voire des mêmes ménages.

Coexistences et amplifications des connexions urbain- rural et d’échelles

21 Cependant, ce tableau agraire du monde rural, peut-être peint dans une routine du monde scientifique, politique et développementaliste qui entretient la confusion entre rural et agricole (Guibert et Jean, 2011), est incomplet. La diversification n’est pas l’apanage de l’agriculture et ce sont les espaces ruraux qui, en voyant leurs modalités d’intégration à d’autres espaces se multiplier, se complexifient, c’est-à-dire se confrontent à la multiplicité des possibles. Les sociétés rurales africaines et sud-est asiatiques sont des sociétés de la diversification où la pluriactivité n’est pas nouvelle (Devèze, 2008 ; Dufumier, 2000 ; Lesourd, 1997), ce qui est récent c’est la multiplication des moyens (e.g. essor des transports, des TIC) et de l’intensité dans des mondes ruraux

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souvent sous pression, nouvellement investis par des forces extérieures dans un mouvement général d’urbanisation.

22 Cette diversification des logiques et des acteurs, peut être enrichie par la notion de « coexistence » qui, d’après le Robert, est le fait d’« Exister ensemble, en même temps ». Le terme renvoie au principe de la coexistence pacifique11 avancé dans les années 1950 par Staline dans le cadre de la Guerre froide, principe selon lequel deux États ou groupes d’États, aux idéologies opposées, acceptent de ne pas entrer en conflit armé. La coexistence c’est donc le fait, pour au moins deux éléments, de se trouver et d’avoir lieu en une même unité spatiale et temporelle. En ce qui concerne le thème de ce numéro, on peut prendre l’exemple de la coexistence d’une agriculture de firme et d’une agriculture paysanne au sein d’un même territoire.

23 À une autre échelle, on peut évoquer la coexistence d’activités agricoles et d’activités non agricoles au sein d’un même foyer ou pour un même individu. La coexistence fait référence à la multiplicité et au tout12 : multiplicité des cellules et unité du corps, ou multiplicité des individus et unité du groupe, ou encore diversité des quartiers et unité de la ville, etc. L’unité renvoie à la cohérence interne ; la globalité suppose la cohésion de l’ensemble et exprime l’interdépendance des éléments. La coexistence invite donc à penser ensemble la multiplicité et le tout.

Photo 2 - Cluster rosicole au lac Naivasha, Kenya

Cliché : B. Calas, 2016

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Photo 3 - Paysage rural de collines de la Rift Valley au Kenya

Cliché : S. Racaud, 2016

24 Pour dépasser une vision de mondes ruraux des Suds considérés seulement comme des espaces productifs, on propose de les appréhender à partir de leurs relations avec la ville, elles-mêmes intégrées à d’autres échelles. Les relations urbain-rural relèvent des complémentarités entre la ville et la campagne mais également de leur intégration à l’économie mondialisée. En effet, des relations fonctionnelles basées sur les spécificités propres de chaque espace (par exemple l’alimentation des villes) coexistent avec des court-circuitages du continuum urbain-rural par des logiques de réseaux vecteurs de discontinuités spatiales dont la figure de l’enclave constitue un cas d’école. Il est acquis que l’approche des relations ville-campagne basée sur leur dichotomie est dépassée. Sur l’Afrique notamment, des travaux ont montré l’imbrication des deux catégories dont les frontières sont arbitraires et se brouillent (Chaléard et Dubresson, 1999 ; Tacoli, 1998 ; Vennetier 1991). Plus récemment, leurs complémentarités fonctionnelles sont convoquées au sein des grandes agences de développement : l’UN-Habitat ne s’est- elle pas saisie du thème urbain-rural pour souligner les relations symbiotiques et complémentaires, en particulier au regard de la lutte contre la pauvreté13? Il apparaît pertinent d’appréhender les objets à travers leurs relations pour s’interroger sur ces objets et pour ce faire, l’angle de l’intégration peut s’avérer utile.

25 On suppose que la diversification des modalités d’ouverture du monde rural et l’amplification des relations sont des facteurs d’intégration des mondes ruraux à la globalité et que dans ce mouvement, coexiste une gamme diversifiée d’acteurs, de lieux et d’échelles. L’intégration, « métaphore spatiale », est un mélange dissymétrique entre deux réalités qui produit une nouvelle réalité (Levy, 2003 : 516) ; elle signifie le renforcement des liens qui unissent les éléments d’un système et qui établissent des interdépendances entre des points (Bret, 2005). En d’autres termes, l’intégration est

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une dynamique qui établit des relations plus étroites entre les parties d’un tout, elle organise des interdépendances dans un tout renouvelé par l’intensification des liens entre des éléments eux-mêmes reconstruits par cette dynamique. Dans une perspective géographique, cette dynamique territoriale s’appuie sur des espaces relativement discontinus qu’elle tend à unir, elle repose sur des acteurs individuels, sur des acteurs collectifs, à travers des relations de pouvoir. Au sujet du monde rural, cette notion a porté sur l’intégration des paysanneries au marché et a montré l’adaptabilité historique des paysanneries désormais mises au défi de concurrences inédites (Dufumier, 2004 ; Haubert, 1999) dans des jeux de pouvoirs qui leur sont défavorables. D’autre part, prendre en compte la dimension « intégration » révèle des jeux d’échelle et des phénomènes antagonistes ; tel est le cas pour des montagnes est-africaines, territoires de productions agricoles qui s’intègrent aux marchés urbains et mondiaux mais qui se fragmentent à l’échelle du territoire (Racaud, 2013). Par ailleurs, les connexions du rural avec d’autres espaces ne sont pas à sens unique, ce que pourrait faire occulter parfois le primat de l’approche agraire sur le rural.

26 En effet, la « pluriactivité multispatiale » (Lesourd, 1997) de ruraux révèle comment des acteurs intègrent les ressources de la ville et celle de la campagne dans leurs systèmes d’activité. Des ancrages et des territorialités dans plusieurs lieux et cela même à l’échelle internationale sont au cœur de trajectoires de circulation, de multi- localisation et de dispersion familiale, ces coexistences de systèmes pluriels d’activité et de résidence alimentant la notion de « territoires ruraux multisitués » (voir Cortes et Vassas Toral dans ce numéro). À l’échelle ville-campagne et sur des temporalités plus resserrées, les mobilités hebdomadaires entre les capitales économiques et politiques et l’Ouest du Cameroun participent d’un resserrement des solidarités entre citadins et ruraux (voir Yemmafouo).

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Photo 4 - Jeunes colporteurs de pacotille chinoise : acteurs locaux de structuration de routes marchandes transnationales. Marché de Batcham, Cameroun

Cliché : S. Racaud, 2014

27 Ces dynamiques mobilitaires s’inscrivent dans ce mouvement d’intégration du rural à d’autres échelles. Elles s’accompagnent de la diffusion d’objets globalisés tels les articles bon marché importés de Chine dont la diffusion jusqu’aux confins des campagnes structure des réseaux marchands appropriés par une myriade d’acteurs et des mobilités organisant des territoires urbain-ruraux de complémentarité (Racaud, 2015). Ces « espaces discrets de la mondialisation » (Choplin et Pliez, 2015) jouent à plein dans la production de rapports à l’ailleurs dans des sociétés rurales ouvertes et qui s’ouvrent de plus en plus. Ils façonnent une demande d’objets globalisés, expression des interrelations entre facteurs socioculturels et système économique globalisé (Prestholdt, 2008). Les identités se nourrissent de ces liens avec l’ailleurs articulés avec des éléments structurants plus anciens. L’eau est un élément majeur de relations sociales et de rapports affectifs au territoire en pays chagga (Tanzanie) et les bouleversements de sa gestion remettent en cause l’identité territoriale (voir Sébastien).

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Photo 5 - Les marchés ruraux sont des lieux carrefours de routes marchandes et de flux entrants (e.g. objets globalisés) et sortants (e.g. banane plantain). Marché d’Ibililo, Tanzanie

Cliché : S. Racaud, 2014

28 Le rapport avec la modernité est d’autant plus structurant qu’il concerne des individus dont les identités sont peut-être les plus flexibles : les jeunes. Cette catégorie qui, on le sait, ne se définit pas seulement avec l’âge, est aujourd’hui celle qui affronte de manière la plus brutale les blocages ruraux (en particulier foncier). Les jeunes ruraux sont aussi la catégorie qui montre une grande diversité de stratégies, « la position des jeunes ruraux dans la dynamique du changement agraire est très variable » (Chauveau, 2005 : 23). Certains, les colporteurs du commerce bon marché, cherchent à associer les ressources et les moyens de la ville avec ceux des espaces ruraux en diversifiant par exemple les sources de revenus et en s’appuyant sur la mobilité. Leurs mouvements intègrent des effets à la fois de continuité, par exemple ceux du continuum urbain rural, et de discontinuité, celle des réseaux, marchands et professionnels en l’occurrence. Ces dynamiques illustrent l’hybridité des stratégies des ruraux et comme le montre Jean-Philippe Peemans dans ce numéro, la paysannerie, catégorie hétérogène et de plus en plus différenciée, incorpore de manière croissante une source de revenus d’origine urbaine dans leur revenu global, adaptant en conséquence la quantité de travail dévolue aux activités agricoles. Au total, mondes ruraux et urbains n’ont jamais été aussi proches et ce qui se construit, avec des trajectoires multiples, ce sont de nouveaux modes d’existence voire de nouveaux territoires de référence (Charlery de la Masselière, 2013). La dimension labile marque le paysan à travers ses pratiques mais également au sujet de son statut dans les politiques de développement. Benoît Lallau dans ce numéro propose de réfléchir aux liens entre la reconnaissance du rôle des agriculteurs familiaux dans la lutte contre la pauvreté, et la montée en puissance de la rhétorique de la résilience dans le développement agricole.

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29 La diversité des trajectoires dessinées dans et au-delà des mondes ruraux s’inscrit dans la diversification des modes d’intégration du rural à d’autres échelles. Le terme mondialisation renvoie souvent à l’idée d’homogénéisation du monde, à un phénomène unique, d’intégration au marché, au système global, capitalistique, aux injonctions de croissance, à la régulation marchande inéluctable. Pour certains (e.g. Wallenstein, 2006), ce serait le produit de l’essor du modèle capitaliste relayé par les États, pour d’autres (e.g. Robertson, 1992), celui de l’essor d’une culture autonome au-delà des États-nations, conduisant à faire de l’humanité une société unique (Busino, 2006). Ce numéro souscrit à l’hypothèse selon laquelle il est plus pertinent de parler de mondialisations et que les trajectoires spécifiques observées dans les pays des Suds contredisent l’idée d’homogénéisation du monde (Christophersen, Garretsen et Martin, 2008 ; Lombard et al., 2006). Il n’y a ni disparition, ni homogénéisation des mondes agricoles, mais coexistence de différentes formes d’organisation sociales et économiques (Hervieu et Purseigle, 2013).

30 Ce numéro essaie de montrer que les mondes ruraux doivent être appréhendés à travers leurs relations avec d’autres échelles et pour s’en convaincre : que serait la ville sans la campagne ? Que serait la campagne sans la ville ? L’unité de la ville n’intègre-t- elle pas la campagne ? Et vice versa ? L’unité ne peut-elle pas intégrer la multiplicité sur laquelle s’organisent des relations ? La continuité ne coexiste-t-elle pas avec la discontinuité ? En définitive, à travers les exemples analysés ici, ce sont bien les catégories qui sont interrogées puisque si la recherche doit nourrir le développement (et vice versa), « comment agir sur ce qu’on ne connaît pas ? » (voir l’entretien de COM). Le secteur dit « informel » est emblématique de ce défi. Si les Suds sont marqués par l’importance de l’économie dite « informelle » avec, selon une étude du Bureau international du travail de 2002, une part de l’emploi total de 51 % en Amérique latine, 65 % en Asie et 72 % en Afrique sub-saharienne (Benjamin et al., 2008), ce secteur demeure mal connu et les politiques sont souvent ambiguës voire ambivalentes. Les porosités, les imbrications, les complémentarités et les interdépendances entre secteur formel et informel sont nombreuses et l’agriculture ne demeure pas en reste de ces questions bien que les études sur l’informel portent le plus souvent sur le monde urbain. En effet, la myriade des vendeurs de rue ou de petits commerçants de nombre de villes africaines ont des revenus issus du commerce urbain et de l’exploitation agricole. Les revenus circulent entre capital agricole et capital commercial et les activités s’agencent en fonction des calendriers agricoles et des saisons commerciales. Pourtant, lorsqu’une opération de déguerpissement évacue une rue marchande ou un marché dit informel en ville, c’est aussi l’investissement au village et la production agricole qui sont impactés et donc les conditions de maintien en ville. Ces vendeurs du bas du commerce bon marché urbain (e.g. vendeurs de rue) ou ruraux (colporteurs), sont aussi des acteurs de la paysannerie. Ces combinaisons complexes et peu visibles des activités et des revenus, ces logiques de réseaux et d’intégration des activités à plusieurs échelles, n’illustrent-elles pas la nécessité de penser l’urbain et le rural au sein d’un même système ?

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Photo 6 - Vendeurs de rue dans la rue Oginga Odinga à Kisumu, Kenya

Revenus urbains et agricoles se combinent à travers des situations précaires : faiblesse du capital, activité urbaine illégale, absence de soutien et de reconnaissance Cliché : S. Racaud, 2016

31 Ces configurations de coexistence ne reposent-elles pas souvent sur l’incertitude (e.g. celle des marchés), la précarité (en particulier celle des jeunes) la transgression des frontières (politiques, sociales, culturelles, formel/informel, etc.), les combinaisons labiles territoire-réseau (e.g. territoires et réseaux marchands) ?

32 Les lignes suivantes introduisent de manière plus synthétique ce thème de la « coexistence des mondes ruraux et des agricultures dans les Suds. Intégration des relations urbain-rural à l’économie mondialisée ». Comment des mondes ruraux et leurs agricultures s’intègrent à une pluralité d’acteurs, de lieux et d’échelles ? À partir d’études de cas en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est, ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer interroge des recompositions de territoires ruraux et de leurs unités socio-économiques. L’accélération des mobilités, l’amplification des flux, la complexification des interfaces ville-campagne et local-global, etc. transgressent les frontières, modifient les cadres d’existence et brouillent les catégories « classiques » d’analyse (e.g. « paysan », « territoire », « ville », « campagne »). Dans un contexte où les mondes ruraux sont de plus en plus ouverts et investis par des logiques globales, les réseaux interfèrent de manière inédite avec les territoires en renouvelant des cadres d’existence. Par exemple les systèmes d’activité se diversifient et mobilisent les ressources de la campagne, de la ville, de l’ici et de l’ailleurs.

33 Appuyés par des recherches de terrain, les sept articles du dossier questionnent concepts et méthodes. Ce numéro contribue aux travaux sur la diversification de l’économie rurale, sur l’avenir de la paysannerie, sur les relations ville-campagne et sur le développement. Il souligne les phénomènes de coexistence : coexistence de l’urbain et du rural dans les systèmes d’activité et dans les mobilités, coexistence de diverses

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agricultures au sein de territoires ruraux, coexistence de logiques du « terroir » avec celles du « global » ou encore coexistence d’identités territoriales. Les trajectoires spécifiques examinées contredisent l’idée d’homogénéisation du monde liée à la mondialisation à laquelle les mondes ruraux ne sont pas étrangers. Au contraire, les modalités inédites d’ouverture des mondes ruraux mettent en jeu une pluralité d’acteurs et de lieux associant de multiples échelles.

34 La notion de territoire est largement mobilisée dans ce numéro qui traite dans un premier temps de territoires ruraux multisitués en Bolivie au regard des dynamiques agricoles (Geneviève Cortes et Anaïs Vassas Toral). Aristide Yemmafouo analyse ensuite les territoires de mobilité du week-end au Cameroun fondés sur des combinaisons ruralité-urbanité. À partir de travaux sur trois terrains (Ouganda et Kenya). Benoît Lallau interroge la notion de « paysan résilient » en l’articulant au territoire et en appuyant son propos sur des exemples africains. Sur la base de travaux réalisés en Asie du Sud-Est, Jean-Philippe Peemans met en perspective les recompositions du monde paysan avec celles des rapports ville-campagne et avec le modèle du développement. Léa Sébastien analyse l’évolution de l’identité territoriale chagga (Tanzanie) au prisme de bouleversements environnementaux et institutionnels liés à la ressource en eau. Enfin, une approche appliquée sur les contraintes et les opportunités d’une valorisation par la qualité de la filière ti-piment de l’île Rodrigues est proposée par Grâce Joffre et al. En varia, un article de Sophie Bouju, Jean Gardin et Laurent Auclair analyse la gestion de la rente forestière en Tunisie en soulignant les conditions d’émergence d’une responsabilité collective.

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NOTES

1. Par exemple, l’Ouganda est rural à plus de 80 % (2,9 % de croissance annuelle de la population rurale) et le Cameroun à 45 % (1,3 % de croissance annuelle de la population rurale) ; l’Argentine

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est rurale à 8 % (- 0,8 % de croissance annuelle de la population rurale) tandis que la Bolivie l’est à 31 % (0,3 % de croissance annuelle de la population rurale) ; le Vietnam est rural à 66 % (0,1 % de croissance annuelle de la population rurale) et l’Inde à 67 % (0,6 % de croissance annuelle de la population rurale). D’après la Banque mondiale, il s’agit des données pour l’année 2015, mises à jour en 2017. Les chiffres cités ensuite sont aussi issus de la Banque mondiale pour l’année 2015. On garde à l’esprit la fragilité de ces données en particulier sur les multiples définitions évolutives des catégories d’« urbain » et de « rural » entre les pays et parfois au sein des divers appareils d’État d’un même pays. De plus, on reste dubitatif au sujet de certains découpages régionaux élaborés par la Banque mondiale, surtout asiatiques. Les moyennes pour l’Asie du Sud et Pacifique sont en particulier tirées par les valeurs pour la Chine et la Malaisie. http:// donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.URB.TOTL.IN.ZS ; http:// donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.RUR.TOTL. 2. Banque mondiale, données pour 2015, mise à jour des chiffres en 2017, http:// wdi.worldbank.org/table/4.2# 3. D’autres causes profondes (« aspirations démocratiques », chômage structurel, etc.) expliquent également ces émeutes et la frustration relative. 4. La croissance des prix repose sur de nombreux facteurs parmi lesquels : baisse des stocks mondiaux, augmentation de la spéculation sur les matières premières agricoles, homogénéisation des pratiques alimentaires qui provoque un détournement des protéines végétales vers la production de protéines animales afin de satisfaire la demande accrue en viande, aléas climatiques, développement des biocarburants, orientation des agricultures des pays des Suds vers l’exportation au détriment des cultures vivrières et crise financière. 5. CIRAD, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, 2009, http://www.cirad.fr/nos-recherches/themes-de-recherche/agriculture- familiale/definition. 6. Cette notion d’« économie africaine » n’est pas une réduction excessive et encore moins une caricature. Elle garde une valeur heuristique – par exemple si l’on s’en réfère à des ouvrages tels que L’économie de l’Afrique (Hugon, 2009) ou encore aux travaux de J.-F. Bayart – et n’épuise pas la diversité des 54 pays africains si l’on accepte de penser la « multiplicité dans l’unité » (Morin, 1977). 7. Concomitant à celle opérée par la Banque mondiale, serait-ce dû à un renouvellement du dispositif (dans le sens foucaldien, c’est-à-dire un ensemble composé d’éléments matériels et non-matériels, qui fonctionnent ensemble pour un objectif précis, dont des individus) des grandes institutions de développement ? 8. Dont on devient coutumier dès lors qu’on s’intéresse au développement rural dans les Suds. Néanmoins d’autres thèmes sont également emblématiques d’intéressantes contradictions comme l’économie informelle urbaine reconnue (parfois au plus haut niveau politique) réalité majeure et moteur économique et en même temps combattue de manière récurrente par les autorités locales. Voir notamment le numéro 17-18 “Street vending facing urban policies” de la revue Articulo, http://articulo.revues.org/?lang=fr. 9. New Alliance for Food Security and Nutrition, https://new-alliance.org/ 10. Southern Agricultural Growth Corridor of Tanzania (SAGCOT), http://www.sagcot.com/, ProSavana, http://www.prosavana.gov.mz/?num_lang=2. 11. On pense à l’ouvrage de François Perroux, La coexistence pacifique, 3 tomes, Paris, PUF, 1958. L’auteur propose une théorie du développement économique à partir de l’analyse des contradictions au sein et entre les différents systèmes politico-idéologiques des blocs Est-Ouest. 12. Lire Edgar Morin, 1977 et 2005 [1990]. 13. “The concept of urban-rural linkages reinforces the idea of complementary functions and flows of people’s movements, capital, goods, employment, information and technology between rural and urban territories of various sizes such as metropolitan regions, networks of small- and

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AUTEUR

SYLVAIN RACAUD

Maître de conférences, Université Bordeaux-Montaigne, UMR 5115 LAM, Bordeaux. Courriel : [email protected].

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Coexistences rurales et mobilités spatiales en Bolivie De la multilocalisation familiale aux territoires multisitués Rural coexistences and spatial mobilities in Bolivia. From family multilocalization to multisited territories

Geneviève Cortes et Anaïs Vassas Toral

Introduction

1 L’émigration rurale au Sud est une vieille question ; de fait, son ampleur et son rôle sont depuis longtemps au cœur des travaux en sciences sociales. Cependant, migrations internes et internationales1 ont souvent été analysées de façon dissociée, d’une part, et décalée dans le temps, d’autre part. À partir des années 1970, les migrations internes ont donné lieu à nombre de travaux, dans les champs de la géographie, de la démographie ou encore de l’économie et de la sociologie-anthropologie rurale, souvent analysées dans leurs liens avec les processus de transition démographique, d’industrialisation, de « modernisation » des campagnes et d’urbanisation. L’accent est porté sur les processus d’exode rural vers les centres urbains associés à la crise des sociétés rurales traditionnelles, notamment en Afrique (Gastellu et Marchal, 1997). L’étude des migrations économiques internationales, quant à elle, s’est surtout développée à partir des années 1980 au sein des espaces ruraux où se sont initiées les filières migratoires traditionnelles, avant leur diffusion en milieu urbain et à l’échelle nationale (Minvielle, 1976 ; Delaunay, 1984 ; Bassett, 1991). À partir des décennies 1990-2000, le renouvellement des travaux sur l’émigration rurale, tant aux échelles internes qu’internationales, s’inscrit dans un triple processus : croissance globale des mobilités, diversification des profils migratoires et élargissement des destinations au- delà des filières traditionnelles postcoloniales ou transfrontalières de proximité (Simon, 2008). À ces processus sont associées une complexification des formes de migrer et une intensification des circulations, dont les enjeux territoriaux constituent

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un nouveau défi pour la communauté scientifique (Baby Collin et al., 2009 ; Cortes et Faret, 2009).

2 Alors même qu’elle est anciennement inscrite dans les modes de vie des populations et qu’elle est au cœur des transformations des réalités rurales, la mobilité temporaire, saisonnière ou circulaire des ruraux au Sud, reste pourtant un thème relativement peu investi par la géographie, et plus largement par les sciences sociales (Vargas-Lundius et al., 2008). Ou bien, quand il l’est, les travaux sont très centrés sur la question des transferts monétaires de la migration internationale et de leurs impacts dans les lieux d’origine. On pourra mentionner cependant une littérature qui, depuis une vingtaine d’années, renouvelle les analyses des espaces ruraux marqués par l’émigration, en Amérique latine, en Afrique ou encore en Asie (Cortes, 2000 ; Aubriot et Brusle, 2012 ; Prunier, 2013 ; Mercandelli, 2013 ; Vaillant, 2013 ; Rebaï, 2015). Ces travaux, qui portent un regard sur les dynamiques locales des lieux de départ, mettent en lumière des mutations rurales de natures très diverses selon les contextes, mais aussi l’importance des réseaux familiaux ou communautaires qui tissent des solidarités entre campagne de départ et villes d’installation.

3 Ces travaux ont confirmé la nécessité d’appréhender le rôle des mobilités à partir d’un regard rénové sur nos approches et nos catégories d’analyse de la ruralité. À ce titre, les mobilités, en tant qu’elles sont associées à une pluralité d’activités, de sources de revenus et de lieux de résidence, interrogent l’idée de coexistence rurale. En quoi les régions rurales marquées par une forte incidence migratoire aux échelles internationales et nationales peuvent-elles se lire comme des espaces de coexistence ? Coexistence de quoi ?

4 Nous formulons l’hypothèse que les mobilités, en créant des formes d’articulation complexes entre villes et campagnes, entre local et global, entre l’ici et l’ailleurs, font coexister des territoires pluriels en termes de pratiques et d’ancrages. Notre approche est celle d’une géographie sociale de « l’habiter » des ruraux (et non de l’espace rural) et de la mobilité spatiale des individus repositionnée dans les stratégies et les territorialités familiales. La proposition est une grille de lecture d’ordre à la fois théorique et méthodologique qui articule deux notions : celle, d’une part, de « multilocalisation familiale » faisant référence aux logiques de dispersion des familles produite par les migrations et les circulations qui articulent leurs lieux de vie2, et d’autre part, celle de « territoire multisitué » qui se réfère à des configurations territoriales réticulaires (Cortes et Pesche, 2013). Cette grille de lecture sera mise à l’épreuve en Bolivie par une étude menée sur la recomposition des espaces ruraux et de l’agriculture familiale de l’Altiplano Sud liée à l’essor de la production du quinoa d’exportation, dont nous verrons qu’il se greffe à des pratiques anciennes et renouvelées de mobilités.

5 Dans un premier temps, il s’agira d’expliciter la nécessité de dépasser les approches classiques, prisonnières d’une certaine représentation à la fois des ruralités et des migrations. Le deuxième temps de l’analyse visera les fondements théoriques et méthodologiques de la notion de multilocalisation familiale. Nous appliquerons ensuite notre grille de lecture aux campagnes de l’Altiplano Sud de la Bolivie où l’essor de la production de quinoa d’exportation a engendré de profonds bouleversements tant du point de vue des systèmes productifs que des systèmes de mobilité. En dernier lieu, il conviendra de tester la pertinence du concept de territoire multisitué au regard des dynamiques en cours dans ces régions rurales.

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Le dépassement des mythes autour de la ruralité et de la migration

6 Force est de constater une certaine difficulté « structurelle » à positionner et appréhender la mobilité dans les grilles d’analyse des dynamiques rurales ; soit que la mobilité est passée sous silence ou son importance sous-estimée, soit qu’elle est considérée comme une anomalie ou une menace pour le devenir des espaces ruraux. Les modes classiques de représentation et de conceptualisation à la fois de la ruralité et des migrations – aujourd’hui en partie dépassés – ont donc largement contribué à occulter le rôle des mobilités rurales, en particulier du point de vue de l’acteur migrant et de ses stratégies quotidiennes.

Du mythe de la sédentarité et de l’exclusivité de l’agricole aux « nouvelles ruralités »

7 Les représentations des mondes ruraux, en particulier au Sud, se fondent encore largement sur le postulat d’une équivalence entre, d’un côté, un territoire comme portion d’espace continu aux limites linéaires où s’enracine un groupe social et, de l’autre, une identité collective qui renvoie à un ancrage exclusif (Guétat-Bernard, 2013). La construction du discours sur ce groupe social a façonné un mythe de la sédentarité paysanne (ibid. ; De Hann, 1999) et une représentation idéalisée d’un monde paysan censé être peu mobile, attaché au terroir et à sa terre. Dans cette conception, la migration signe alors la marque d’une ruralité en crise et en péril. Ce mythe de la sédentarité paysanne n’est pas sans lien avec la vision agro-centrée qui, là aussi, reste encore largement dominante dans la perception du monde rural au Nord comme au Sud ; le mode d’existence des familles serait essentiellement centré et organisé autour de l’exploitation agricole et de l’espace local. Dans les études agraires ou travaux d’économie rurale, l’agriculture et les ressources qu’elle procure sont alors perçues comme relevant de l’activité principale et comme organisatrice du système productif, les autres activités – y compris celles exercées hors de l’espace local et supposant une mobilité saisonnière ou temporaire – étant souvent considérées comme « complémentaires » dans les stratégies quotidiennes de subsistance des familles rurales.

8 Cette construction sociale d’un monde rural spécialisé et ancré à son territoire a été largement remise en cause par l’importance des relations économiques au marché et au monde urbain, de la mobilité et de l’insertion de l’activité agricole dans des systèmes d’activités complexes, dépassant largement l’échelle locale (Chaléard et Dubresson, 1999). Ces réalités sont de plus en plus attestées par les statistiques dans l’ensemble des régions du monde et fortement relayées par le cercle des agences internationales de développement (IICA, BID, FAO). Ainsi, nombre de travaux sur les nouvelles ruralités latino-américaines développés à partir des années 1990, aux approches pourtant très diverses, soulignent de façon convergente les effets de la globalisation sur la transformation du monde rural désormais plus diversifié sur le plan économique et social, plus connecté au monde urbain3. Selon Kay (2009), la nouvelle ruralité latino- américaine est marquée par la forte croissance du salariat agricole, des migrations (internes et internationales) et de la multi-activité ; au début des années 1980, moins de

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25 % de la population rurale avait des activités en dehors de son exploitation agricole (commerce, artisanat, transport, tourisme) contre 40 % à la fin des années 1990. Sur la même période, la part des revenus non agricoles dans le revenu rural a doublé (50 % des revenus en 1990). Ce processus global de « désagrarisation » (Bryceson, 1996 ; Léonard, 2002) exprime une croissance des inégalités face à la libéralisation des marchés du capital, de la terre et du travail, une marginalisation et précarisation du secteur traditionnel agricole paysan (Chamorro, 2014). On retiendra aussi que la migration est nouvellement associée à cette diversification et hétérogénéisation productive (Vaillant, 2013 ; Prunier, 2013), lesquelles renvoient plus largement à un resserrement des relations ville-campagne (Grajales Ventura et Concheiro Borquez, 2009)4.

Vers une approche des mobilités centrées sur l’acteur-migrant et les logiques familiales

9 Les migrations internes et internationales ont longtemps été perçues comme un transfert définitif de population d’une part, et comme une « anomalie » du monde rural, d’autre part ; soit que la migration est une réponse à une exigence de modernisation agricole supposant l’expulsion d’une main-d’œuvre « excédentaire » vers les villes, soit qu’elle traduise la déstructuration et la crise d’un monde rural dominé.

10 Ainsi, jusque dans les années 1980, deux approches dualistes ont largement dominé dans la littérature sur le rôle des migrations dans l’évolution des sociétés rurales et les dynamiques locales. Dans la perspective néo-classique, la migration – essentiellement l’exode rural – est considérée comme un processus de transfert de main-d’œuvre nécessaire à la transition démo-économique (Lewis, 1954 ; Todaro, 1969) et un phénomène transitoire de rééquilibrage, inhérent aux processus d’industrialisation, d’urbanisation et de modernisation. Selon une perspective historico-structuraliste, la migration traduit plutôt une évolution globale de long terme liée à la domination du système capitaliste, à l’échange inégal et aux rapports d’asymétrie et de dépendance (Frank, 1969 ; Wallerstein, 1974). Dans cette perspective, la migration est donc à la fois cause et conséquence de la déstructuration des sociétés paysannes, de la déprise agricole et des situations de pauvreté rurale.

11 Ces deux courants interprétatifs ont suscité des critiques convergentes selon lesquelles le migrant-individu est perçu comme ayant peu de marges de manœuvre face aux forces macro-économiques et/ou rapports de domination qui l’englobent. D’autres approches ont ainsi introduit le rôle des stratégies, des intentionnalités et des projets migratoires. La NEM ou Nouvelle économie des migrations (Stark et Bloom, 1985) considère ainsi que les migrations résultent de décisions collectives prises dans des situations d’incertitude et d’imperfection des marchés et attribue une large place aux dynamiques sociales et à l’acte migratoire à partir d’une prise en compte des logiques familiales. La NEM donne ainsi la priorité à la dimension « stratégique » de la migration, celle-ci étant inscrite dans des projets de vie, dans des logiques de minimisation des risques économiques, de diversification des activités, d’accumulation ou encore dans une quête d’ascension sociale. D’autres approches ont cherché à dépasser les conceptions « économicistes » de la migration en insistant sur l’importance à donner au capital social au-delà du seul calcul de gains individuels ou

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familiaux. Sont alors mises en avant les logiques de réseaux – notamment familiaux – comme soubassement de la structuration à long terme des filières et des champs migratoires (Massey, 1998 ; Guilmoto et Sandron, 2000). Dans les années 1990, nombre de travaux, en particulier sur la migration internationale en Amérique latine, ont emprunté la voie de cette conceptualisation (Skeldon, 1990 ; De Haas, 2012).

12 Dans le sillon de ces approches, et sans nier le rôle majeur des composantes macro- structurelles qui régissent les dynamiques migratoires internes ou internationales, nous concevons ici la migration comme stratégie de reproduction sociale des familles rurales et accordons de l’importance au sujet migrant (Feldman-Bianco et al., 2011). Nous étudions ces pratiques à la lumière de la complexification et des turbulences migratoires (Cortes et Faret, 2009), qui s’expriment dans les manières et les rythmes de migrer, de circuler et faire circuler, dans les modes d’interactions sociales et économiques qui articulent les différents espaces de vie.

Les logiques de multilocalisation familiale liées aux mobilités rurales : défis théoriques et méthodologiques

13 La notion de multilocalisation familiale donne de l’importance à la dispersion des membres de la famille (nucléaire ou élargie), sans qu’il y ait nécessairement rupture entre ces membres lors du processus migratoire (Freguin Gresh et al., 2015 ; Trousselle, 2016). Ce principe s’accorde sur le rôle majeur des liens et des circulations qui relient les membres de la famille mobiles et non mobiles, localisés dans l’espace discontinu d’un champ migratoire fortement structuré, ces liens évitant la fragmentation sociale du groupe. Cette lecture croise trois champs théoriques : les approches en termes de système résidentiel, de systèmes d’activité et de circulation transnationale. Elle impose par ailleurs de se doter d’un appareillage méthodologique qui sera exposé plus loin.

Articuler trois approches autour de la résidence, de l’activité et de la circulation

14 La multilocalisation familiale produite par les mobilités internes ou internationales renvoie, en premier lieu, à la notion de système résidentiel (Le Bris et al., 1985 ; Barbary, Dureau et Hofman, 2004). Celle-ci permet d’appréhender un ensemble de lieux de résidence dispersés dans l’espace, mais pouvant être articulés entre eux5. Le concept de système résidentiel familial a été défini comme l’« ensemble articulé de lieux de résidence ou unités d’habitation au sein d’une famille élargie » (Le Bris et al., 1985), pouvant inclure les phénomènes de multirésidence des individus.

15 Dans le contexte migratoire latino‐américain, ces constellations familiales ont été étudiées en Colombie à travers le terme de « ménages confédérés » (Barbary et al., 2004) ou encore au Mexique à travers la notion « d’économie familiale d’archipel » (Quesnel et Del Rey, 2005). Celle-ci met à jour des formes cohérentes d’économies familiales reposant sur des liens d’interdépendance, d’obligation et de solidarité, que les mises en mobilité et à distance des individus ne fragilisent pas nécessairement. Éviter cette fragmentation signifie pour ceux qui restent, mais aussi pour ceux qui partent, de passer « d’une économie domestique ayant une base territoriale à une économie

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familiale d’archipel » (op.cit., 2005 : 199). L’ensemble de ces travaux met en lumière, sous des angles et dans des contextes différents, des espaces migratoires qui répondent à des logiques de reproduction multipolaire de la famille, chaque famille fonctionnant en quelque sorte comme une micro-diaspora. Le phénomène n’est pas isolé en Amérique latine, ni même ailleurs comme en Afrique (Lesourd, 1997), structurant aux échelles nationales ou internationales les relations ville-campagne, et plus récemment les articulations interurbaines. Cependant, les approches en termes de systèmes résidentiels, ne prennent pas en compte l’ensemble des espaces de mobilité des familles, dans la mesure où le critère d’analyse est celui du changement de résidence (supposant un seuil temporel de son occupation). Les activités d’ordre économique (commercialisation, travail saisonnier, etc.) ou sociale (études), associées à des mobilités de rythmes plus courts, échappent donc à l’analyse.

16 En deuxième lieu, la multilocalisation familiale renvoie donc au travail et au champ d’activité des individus. Il convient cependant de dépasser les seules activités agricoles conduites localement. Les approches en termes de « système d’activités », travaillées en particulier par l’économie et la sociologie rurale (Paul et al., 1994) ou encore le cadre de référence Sustainable Rural Livelihoods (SRL), qui caractérise les stratégies familiales par les dotations en capitaux physique, financier, humain, social et naturel (Ellis, 1998), ont constitué des avancées indéniables pour prendre en compte la dimension familiale de la production agricole et de la pluriactivité. Cependant, ces approches ne traitent la question des mobilités qu’en filigrane, dans la mesure où le référentiel d’analyse demeure les lieux de la production et de l’exploitation familiale. Les migrations circulatoires, les phénomènes de pluri-résidence, et plus largement donc l’éclatement spatial des systèmes résidentiels, productifs et de consommation, échappent à l’analyse.

17 En troisième lieu, les approches relatives aux migrations « transnationales », théorisées par la sociologie ou l’anthropologie (Glick-Schiller, Basch et Blanc-Szanton, 1992) sont également source d’inspiration. Elles ont permis en effet, depuis les années 1990, de sortir du nationalisme méthodologique, c’est-à-dire du seul paradigme territorial de l’État-nation au sein duquel les pays de destination et de départ sont deux mondes segmentés. De même, elles ont permis de jeter un regard renouvelé sur les faits de migration, en les analysant au travers des flux et des liens que les migrants entretiennent avec leurs familles restées au lieu d’origine. Ainsi, la notion de « famille transnationale » rejoint celle de famille multilocalisée dans le sens où elle se définit également à partir du critère de la dispersion et de la séparation des membres de la famille de part et d’autre des frontières, auquel s’ajoute le constat du maintien des relations affectives et des liens effectifs au lieu d’origine (Baby Collin et Razy, 2011). Empruntant des voies de conceptualisation assez convergentes, les approches de géographes et sociologues en France ont privilégié la notion de « circulation migratoire » (Cortes et Faret, 2009) qui est ici au cœur de notre positionnement méthodologique.

18 La perspective circulatoire et transnationale est donc largement utile au dépassement des approches traditionnelles de la migration en milieu rural. Mais, ne considérant que les mouvements de population qui traversent les frontières, elle reste incomplète. Car, du point de vue des individus migrants et des familles qui s’organisent dans le recours à la mobilité, les différents événements de mobilité, interne ou internationale, de plus ou moins longue durée, sont vécus dans un « continuum » social et temporel qui rythme

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les projets et les trajectoires migratoires. Autrement dit, il s’agit de considérer l’ensemble des mobilités des individus, dans leur pluralité de motifs, de temporalités et d’espaces mobilisés : des circulations quotidiennes aux migrations temporaires, saisonnières ou permanentes, plus ou moins éloignées du lieu d’origine.

Saisir la dynamique de la multilocalisation familiale : une méthodologie fondée sur l’analyse des trajectoires

19 Le défi méthodologique est de pouvoir saisir l’intensité des dispositifs de la dispersion familiale qui s’articulent autour d’un ensemble de lieux et de liens inscrits dans un continuum social, économique et spatial. La structuration de l’espace de mobilité, comme condition même de la formation de la famille dispersée, suppose de passer d’une géographie de la simple localisation (saisir la configuration spatiale de la famille dispersée) à une géographie de la relation et de la circulation (saisir les liens entre les membres dispersés dans un espace de circulation).

20 La notion de multilocalisation familiale propose donc d’articuler, du point de vue théorique et méthodologique, à la fois le système d’activité et le système résidentiel familial. Elle prend en compte, parallèlement, les logiques d’articulation des lieux de la dispersion, sous réserve que le lien entre des individus distants soit maintenu ; pas seulement un lien social (« rester en contact ») mais un lien matériel et/ou immatériel qui fasse « ressource » pour le groupe familial. Mesurer ce lien nous conduit à considérer en somme les effets de « circulation migratoire » (Cortes et Faret, 2009) c’est-à-dire les formes circulaires du déplacement des individus (retours, va-et-vient) mais également les transferts qui s’opèrent entre pôles de départ et d’arrivée (circulation d’argent, de biens, d’informations, de compétences).

21 Dans cette géographie dynamique de la relation, les configurations de l’espace de multilocalisation nécessairement se forment et se déforment. Autrement dit, cette géographie dynamique suppose de ne pas se limiter à une analyse synchronique de la dispersion familiale, c’est-à-dire à un état saisi à un instant T. Dans un idéal méthodologique (fig. 1)6, il convient de la saisir comme une dynamique de construction sociale, nécessairement évolutive, c’est-à-dire liée aux cycles de vie des individus et des familles, mais aussi aux changements structurels ou conjoncturels des espaces migratoires. D’un point de vue méthodologique, cela implique de reconstituer les séquences de la dispersion familiale à partir de l’analyse des trajectoires migratoires individuelles et familiales, via les biographies de chacun des membres des familles.

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Figure 1 - Idéal méthodologique pour capter la multilocalisation familiale

Élaboration : G. Cortes

22 Comme l’indique la figure 1, la méthode suppose de considérer trois critères du dispositif de dispersion : d’une part, celui des échelles géographiques, d’autre part, celui des différents motifs sociaux qui définissent la multilocalisation (travail et résidence), et enfin, celui des contours de la famille (famille nucléaire ou élargie, sur deux ou plusieurs générations). On distingue deux étapes dans la phase de collecte de données. La première (analyse synchronique) consiste à identifier, en un instant T, la configuration spatiale de la dispersion résidentielle familiale (localisation résidentielle de tous les membres de la famille) et les circulations qui se déploient entre lieux de destination (qui peuvent être multiples) et d’origine. La deuxième étape (analyse diachronique) vise à reconstituer les séquences successives des trajectoires migratoires (résidentielles et d’activités) et des circulations pour l’ensemble des membres de la famille, ce qui permet de saisir les dynamiques mouvantes de la dispersion à la fois dans l’espace et le temps. Cette analyse diachronique de la famille multi-localisée par les trajectoires exige cependant d’introduire des dispositifs spécifiques, et relativement lourds, dans la méthode de collecte de données. Celle-ci se fonde sur une méthode qualitative qui permet de saisir la configuration de dispersion de la famille à plusieurs étapes de sa trajectoire sociale. En recourant à des récits biographiques de chacun des membres de la famille, chacun faisant appel à sa propre mémoire, ou mieux quand c’est possible, à des récits biographiques successifs de tous les membres (ce qui suppose des passages répétés dans la famille sur une période d’enquête longue)7, on obtient les reconfigurations spatiales de la dispersion familiale inscrites dans les cycles de vie.

23 Si chaque trajectoire individuelle mais aussi familiale revêt nécessairement un caractère singulier, certaines récurrences dans les logiques d’agencement socio-spatial et les formes de circulation migratoire sont repérables. La démarche permet d’identifier ainsi les formes évolutives de la configuration familiale et de montrer la

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réversibilité successive des dispositifs résidentiels et des systèmes d’activité. Il convient dès lors de mettre à l’épreuve cette démarche au regard des transformations rurales de l’Altiplano sud bolivien.

La multilocalisation familiale dans le contexte de l’essor du quinoa d’exportation en Bolivie

24 L’analyse de la multilocalisation des familles rurales prend toute sa pertinence dans le contexte des territoires de l’Altiplano sud bolivien marqué par une profonde transformation au cours des trente dernières années. La région, en effet, se trouve projetée sur la scène mondiale depuis l’essor de la production de quinoa d’exportation8, impulsé à partir des années 1980. À l’échelle de la Bolivie, les enjeux en termes de développement sont multiples : celui d’abord de protéger une niche de production et de maintenir une source de devise pour la région, dans un contexte d’exclusivité d’un produit de qualité face au risque d’expansion de la culture à l’échelle mondiale et d’appropriation d’une ressource génétique ; celui ensuite de fonder une stratégie de sécurisation alimentaire nationale autour d’un produit à forte valeur nutritionnelle ; celui, enfin, de maintenir un volume de production en réponse à la demande mondiale sans pour autant mettre en péril la durabilité écologique et sociale de la région.

25 Originaire des Andes et traditionnellement cultivé du niveau de la mer jusqu’à 4 200 m d’altitude, le quinoa a une aire de production qui couvre la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili et, dans une moindre mesure, la bordure ouest de l’Argentine. Jusqu’à une période récente, la Bolivie était le premier exportateur mondial de quinoa (supplanté par le Pérou à partir de 2014). Si des centaines d’écotypes sont cultivées dans les Andes, l’essor de la commercialisation à l’échelle mondiale a concerné les écotypes à gros grains qui poussent, exclusivement jusqu’à présent, sur l’Altiplano Sud de la Bolivie entre 3 600 et 4 200 m d’altitude9. Dans ces hautes terres à l’écart des grands centres de développement du pays, où se concentre aujourd’hui toute la production d’exportation, les populations indigènes d’origine quechua et aymara affrontent un milieu extrême par son altitude et son climat10. L’habitat y est très dispersé et la densité démographique reste comprise entre 0,2 et 2,6 hab./km². Les producteurs de l’Altiplano Sud se sont engagés aujourd’hui dans le commerce international de quinoa, en partie biologique et équitable. À une production traditionnelle essentiellement destinée à l’autoconsommation et aux marchés les plus proches, mais pouvant aller jusqu’au Pérou (Laguna, 2011), s’est greffée une production vivrière d’exportation à grande échelle, sans commune mesure quant aux surfaces mises en culture, aux volumes produits et aux revenus générés ; cette mutation agricole, on le verra, ne remet pas en cause les pratiques anciennes de mobilité des populations locales.

26 Les données ici mobilisées sont issues d’une enquête de terrain conduite dans le cadre d’une thèse de doctorat de géographie (Vassas Toral, 2015), dont l’objectif a été d’articuler les transformations des systèmes productifs avec les mobilités spatiales des populations locales. Les enquêtes menées en 2007 et 2008, qui ont supposé des périodes d’immersion successives de plusieurs semaines dans la zone d’étude, ont visé une approche diachronique de la multilocalisation familiale à partir du dispositif méthodologique explicité précédemment. Elles ont été conduites dans cinq communautés rurales productrices de quinoa, dont deux situées dans la zone Intersalar

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(entre le salar d’Uyuni et le salar de Coipasa), l’une dans la zone ouest frontalière avec le Chili et les deux autres sur les franges est et sud du salar d’Uyuni (fig. 2)11. Dans ces communautés, 149 ménages ont fait l’objet d’un suivi au cours des deux ans d’enquête, grâce à la reconstitution des trajectoires résidentielles et professionnelles de 170 individus12, via des entretiens biographiques approfondis, pour certains répétés mais aussi multisitués. Les entretiens ont été généralement adressés au conjoint et/ou conjointe (ou père et mère) au sein du ménage. Pour certaines familles, la totalité des membres a été questionnée, y compris les membres en migration dans les villes boliviennes ou au Chili. À cette reconstitution systématique des trajectoires individuelles et familiales se sont ajoutés des entretiens, des observations et des méthodes participatives visant des analyses thématiques (systèmes de production agricole, ressources foncières, logiques migratoires, rapports sociaux intra et inter- familiaux, logiques communautaires, etc.).

Figure 2 - Localisation de la zone d’étude en Bolivie

Élaboration : A. Vassas Toral

Des agricultures traditionnelles engagées dans le marché mondial

27 Le quinoa, jusque-là associé aux régimes alimentaires traditionnels des paysans andins, et longtemps stigmatisé en Bolivie comme « l’aliment des pauvres » et des Indiens, se retrouve aujourd’hui fortement prisé par les consommateurs européens, japonais ou nord-américains en quête d’aliments diététiques à haute valeur nutritive (Mercadero, 2016). Face à cette demande, les hauts plateaux du Sud bolivien, fournisseurs traditionnels de quinoa pour les marchés régionaux, sont entrés de plain-pied dans la mondialisation agricole. Le phénomène est d’autant plus inédit que les populations de ces « marges andines » paraissaient vouées à une polyculture de subsistance (cultures de pomme de terre et de quinoa intensives en main-d’œuvre) ainsi qu’à une activité pastorale extensive (élevage de lamas et d’ovins), avec des formes de mise en valeur

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ancestrales fondées sur des logiques de complémentarité, de dispersion des risques et de maintien de l’équilibre entre population et ressources13. L’organisation spatiale des systèmes productifs traditionnels revêt ainsi divers niveaux d’espaces/ressources correspondant à différents modes d’usage et de gestion (communautaire, familiale ou individuelle), complémentaires les uns des autres, mais n’excluant pas pour autant des tensions ou contradictions entre eux.

28 La demande de quinoa bolivien est d’abord venue du Pérou voisin qui, depuis plusieurs décennies, en est le premier consommateur. Dans un deuxième temps, à partir de la fin des années 1980, la promotion du quinoa comme aliment de qualité, équilibré et riche en protéines, a suscité une nouvelle demande venant des États-Unis, du Japon puis d’Europe de l’Ouest. La mise en place de la filière de quinoa certifié « biologique » en 1991 a largement contribué à stimuler la demande du marché extrarégional, renforcé par le développement de la filière du commerce équitable à partir de 2005. La croissance des superficies cultivées et des volumes de production nationale a alors été rapide, ces derniers passant d’environ 15 000 tonnes par an dans les années 1980 à plus de 90 000 en 2015. La hausse a été particulièrement nette au cours des six dernières années (voir tabl. 1). Parallèlement, le volume d’exportation officiel est passé de 1 400 tonnes en 1995 à plus de 15 000 tonnes en 2010 pour une valeur de 47 millions de dollars, selon les données de l’Institut statistique bolivien. Les prix ont été multipliés par 7 entre 1970 et 2000 et par 3 sur la seule période 2002-2013, ce qui élève le prix d’achat du quinoa au producteur à plus de 2000 USD la tonne à cette dernière date. Il convient de mentionner cependant, comme l’indique le tableau 1 (cf. page suivante) , une baisse de la production et des prix à la vente à partir de 2015, due à l’émergence d’une production de quinoa concurrente au Pérou14.

29 Nombreux ont été les bouleversements dans la région, non sans poser la question de la durabilité écologique et sociale des systèmes productifs (Winkel et al., 2012) ; l’essor de la production de quinoa d’exportation s’est d’abord accompagné d’une mécanisation généralisée de la zone, l’arrivée des premiers tracteurs datant de la fin des années 1960. Alors que dans cette région le travail agricole était jusque-là entièrement réalisé à la main, le tracteur a été introduit progressivement, d’abord importé par des organisations non gouvernementales d’aide au développement (notamment dans le sud du salar), puis acheté par des coopératives locales avec un financement national (plutôt dans la zone Intersalar), et enfin acquis par certains producteurs eux-mêmes au terme d’un processus d’accumulation. Synonyme de véritable révolution technique, avec l’arrivée de la charrue à disques pour le défrichage et le labour, puis du semoir mécanique à partir des années 1980, le tracteur a profondément modifié les pratiques agricoles en démultipliant la puissance de travail.

Tableau 1 - Évolution de la production de quinoa en Bolivie, 2003-2016

Cycle agricole Superficie cultivée (Ha) Production (TM)

2003-2004 40 541 24 748

2004-2005 43 553 26 785

2005-2006 46 316 27 739

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2006-2007 48 897 28 231

2007-2008 50 356 28 809

2008-2009 52 411 29 873

2009-2010 63 010 36 106

2010-2011 64 789 38 257

2011-2012 96 544 50 566

2012-2013 131 192 61 182

2013-2014 159 549 83 603

2014-2015 173 960 92 312

2015-2016* 181 472 69 000

Source : Extrait du bulletin Mercadero 2016. Ministerio de Desarrollo Rural y Tierras. *Estimation de Mercadero

30 Du fait de la mécanisation, le besoin de main-d’œuvre à l’hectare est beaucoup moins important qu’auparavant, et les superficies cultivées ont augmenté de façon très significative en réponse à la hausse de la demande. La croissance de la production est donc liée beaucoup plus à une extensification de l’agriculture qu’à une logique d’intensification puisque c’est l’augmentation des surfaces cultivées qui permet de suivre la demande en quinoa et non l’amélioration des rendements. Alors même que les cultures se situaient principalement, jusqu’à une période encore récente, sur les terres communautaires en usufruit familial des versants, l’extension des superficies de quinoa s’est faite dans les terres planes et mécanisables des terroirs communautaires, zone traditionnelle de pâturage en usufruit collectif. À des rythmes différents et avec une intensité variée selon les communautés, l’expansion de la culture de quinoa s’est faite par conversion de l’usage d’une partie de l’espace agricole, au détriment de l’élevage (ovins et camélidés), relégué vers des espaces de plus en plus marginaux. Ainsi, le tracteur a été un moyen commode, rapide et finalement peu cher pour transformer des terres de pâturage en terres cultivables, des terres d’usage collectif en terres d’usufruit familial.

31 Dans un premier temps, les familles ont investi les terres les plus fertiles, et parfois même les terres sur lesquelles elles avaient l’habitude de pâturer et où elles avaient une petite maison. La deuxième étape a été une appropriation individuelle massive de l’ensemble des terres restées vacantes, sans distinction de leur exposition et de leurs aptitudes pour l’agriculture. Le changement d’usage des terres s’est alors fait de manière chaotique et hasardeuse, avec un impact important sur le paysage, passant d’une agriculture en mosaïque à une monoculture. Ces changements, actuellement sources de tensions communautaires autour de l’appropriation foncière dans un contexte de « course à la terre »15, sont à mettre en relation étroite avec les mobilités spatiales des populations.

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Mobilités et quinoa : des réalités indissociables et enchevêtrées

32 Région excentrée par rapport au pouvoir central, aussi bien pendant la Colonie que pendant la République, l’Altiplano Sud est pourtant loin d’être un espace d’isolement et d’autarcie. Certes, l’agriculture de subsistance des minifundios andins (altiplano et vallées) a été historiquement marginalisée par rapport au développement de l’agro- industrie d’exportation des basses terres, notamment autour de Santa Cruz. Mais les activités économiques pratiquées au sein de la famille rurale de l’Altiplano Sud, comme dans l’ensemble de la Bolivie andine, sont depuis longtemps diversifiées au-delà de l’agriculture, qu’il s’agisse d’artisanat, de commerce, ou de salariat temporaire dans divers secteurs (Larson et al., 1995). Cependant, l’espace local n’offrant que peu d’alternatives en termes d’activités non-agricoles, la pluriactivité implique nécessairement une mobilité spatiale. Les systèmes d’activités pluri-localisés sont donc une constante historique de cette région. Les réseaux d’échanges à grande distance, la proximité culturelle, les liens familiaux et affectifs entretenus par les populations locales ont sans cesse relié cette région à un espace plus large de circulation. C’est ainsi que dès la période coloniale, le système d’activité des familles rurales de cette région combinait l’agriculture, le troc, le travail saisonnier dans les mines pour les hommes (à Potosi, dans la cordillère orientale, etc.) ainsi que certains travaux autour de la mine et, en particulier le transport des minerais boliviens jusqu’au Chili. À ces premières traditions de mobilité et de pluriactivité, visant à compléter la diète alimentaire, ont succédé des mobilités de travail tournées vers l’obtention de revenus pour l’acquisition de biens matériels et alimentaires sur le marché. Parallèlement aux circulations de travail se déployant souvent dans des espaces de proximité, se sont développées à partir des années 1950, mais surtout à partir des années 1970, des migrations de plus longue durée vers les villes (Oruro, Potosi, La Paz, etc.), avec souvent des installations à caractère plus définitif. Les différents recensements du pays, sur la période 1950-1990, témoignent ainsi d’un processus d’exode rural et de déprise démographique dans des proportions plus fortes que d’autres dans le pays ; processus correspondant à un phénomène global de glissement de la population andine de Bolivie vers les terres basses et le département de Santa Cruz, suite aux politiques de colonisation agricole et d’équipements de l’Oriente. À cette attraction des centres urbains et des terres basses, s’est ajoutée dans les années 1980 une forte propension des populations à franchir les frontières, notamment en direction du Chili très proche et de l’Argentine, pays de destination migratoire traditionnel en Bolivie depuis les années 1960. Notons cependant qu’à partir des années 1990, la région de l’Altiplano Sud ne connaît plus un réel processus de déprise démographique, ni de féminisation ou vieillissement des campagnes (Vassas Toral, 2015), fait lié à trois phénomènes conjoints : le maintien d’une forte croissance naturelle, l’intensité d’une migration à caractère temporaire et circulatoire, et une redynamisation démographique de la région en lien avec l’essor de la production de quinoa d’exportation.

33 L’essor du quinoa s’inscrit donc dans un territoire anciennement marqué par les mobilités des familles rurales, aux échelles nationales et internationales, lesquelles connaissent aujourd’hui toutefois une reconfiguration en termes d’intensité, de rythmes et de polarisation. La figure 3 élaborée à partir de la reconstitution des trajectoires individuelles pour l’ensemble des familles étudiées (446 événements de mobilité s’échelonnant entre 1940 et 2008) témoigne de cette intensité migratoire et d’un vaste espace de mobilité qui dépasse les frontières nationales.

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Figure 3 - Espace migratoire et circulatoire des familles productrices de quinoa

Élaboration : G. Cortes, A. Vassas Toral (enquêtes 2007-2008)

34 Parmi les familles pour lesquelles des enquêtes multisituées ont été possibles et pour lesquelles on dispose de l’information relative aux trajectoires résidentielles et d’activité de tous les membres, certaines témoignent d’un processus de construction du système familial localisé particulièrement éloquent. L’exemple d’une famille originaire de la communauté de Chilalo (fig. 4), constituée de 10 membres (père, mère et huit enfants) permet de visualiser les différentes séquences de la dispersion familiale entre les années 1975 et 2008.

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Figure 4 - Reconstitution des séquences de la multilocalisation (famille de Chilalo, Bolivie)

Élaboration : G. Cortes, A. Vassas Toral (enquêtes 2007-2008)

35 La reconstitution des trajectoires permet de recenser au cours du cycle de vie de cette famille 25 événements de mobilité internes et internationales dans 10 lieux différents, ainsi que six types d’activités pratiquées par les différents membres (agriculture familiale, salariat dans la construction et l’agriculture, travail dans les mines, domesticité, travail dans la mécanique), certains membres ayant été pluriactifs au cours de certaines périodes de leur vie (notamment le père). Si la circulation ou la double résidence du père a été particulièrement intense jusqu’en 2006 (entre la communauté de Chilalo et le bourg de Salinas, Oruro, La Rivera notamment), la mère est la seule de la famille à n’avoir plus migré, ni résidé hors de la communauté, une fois la famille revenue vivre à Chilalo en 1987. En revanche, tous les enfants ont au moins une expérience migratoire, expérience qui a commencé pour les deux aînés par un départ à l’âge de quinze ans à Cochabamba pour travailler dans une entreprise de construction (fabrique de briques), rejoints un peu plus tard par la troisième fille. Remarquons également que trois des six filles ont une expérience de migration en Argentine (Buenos Aires) ou au Chili (Iquique) où elles sont parties travailler pour un temps relativement court dans le secteur de la domesticité.

36 La lecture globale des séquences de la multilocalisation de cette famille nous conduit à quatre constats : 1) l’effet de regroupement familial et l’organisation « collective » (entre les enfants notamment) d’une chaîne migratoire permettant, au cours des différentes séquences, la résidence de plusieurs membres dans un même lieu (Cochabamba, Oruro, Salinas) ; 2) l’alternance résidentielle de la plupart des membres de la famille, entre la communauté et d’autres lieux en Bolivie ou à l’étranger ; 3) l’alternance professionnelle entre différents types d’activités rémunératrices et, pour les enfants, entre études, aide sur l’exploitation familiale et travail rémunéré ; 4) la

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polarisation de lieux de migration relativement proches au moment de l’enquête aux dépens de destinations plus lointaines comme Cochabamba et surtout Buenos Aires auparavant actives. Ainsi, en 2008-2009, la subsistance de la famille s’organisait autour de la production de quinoa assurée par trois membres résidant à Chilalo (dont la quatrième fille de « retour » après quatre années de résidence hors de la communauté), aidés pour les travaux agricoles par les cinq enfants vivant à Oruro et un autre dans le bourg proche de Salinas. Seule la deuxième fille âgée de 26 ans – également circulante – se trouvait encore à Iquique à travailler comme employée domestique au moment des enquêtes.

37 La succession des séquences de dispersion dans cet exemple fait apparaître une véritable organisation de la chaîne familiale migratoire, fondée sur la transmission et la prise de relais visant à toujours garder un pied dans la communauté d’origine et renvoyant finalement à une capacité à jouer sur « l’entre-deux ». Loin d’être une phase initiale et temporaire du processus migratoire, la fabrique de l’espace de vie familial multilocalisé apparaît alors comme une œuvre pluri-générationnelle inscrite dans le temps des cycles de vie, fondée sur la forte cohésion de la famille.

38 Les logiques de multilocalisation familiale observées sur l’Altiplano bolivien appellent un questionnement plus large sur les territorialités rurales. Du point de vue des individus, se pose la question des formes d’ancrage et de rapport à l’espace qui naissent de ces dispositifs de dispersion. En quoi la notion de territoire multisitué peut-elle nous permettre d’aller un peu plus loin ? Comment passe-t-on, en somme, de la multilocalisation à la multisituation ?

De la multilocalisation aux territoires multisitués

39 L’enjeu théorique de cette dernière étape de la réflexion est de passer des pratiques socio-spatiales de lieux dispersés, qu’organisent les mobilités, la pluriactivité et les pluri-résidences des familles à un espace qui fasse système (Barbary, Dureau et Hofman, 2004)16, et plus encore, qui fasse ressource pour les familles (Ma Mung, 1999 ; Fréguin Gresh et al., 2015). Mais la multilocalisation familiale fait-elle système au regard également du concept de territoire, ou plus exactement des territorialités ?

40 Le territoire multisitué peut être conçu comme un territoire qui « regroupe un ensemble de lieux discontinus constitutif d’un espace fonctionnel et vécu (pratiques, activités, représentation), voire organisationnel dès lors que sont en jeu des processus d’action, de gestion et de coopération. » (Cortes et Pesche, 2013 : 289). En écho aux conceptions de plusieurs auteurs (Tarrius, 1993 ; Painter, 2010 ; Monnet, 2010), il s’agit donc de concevoir le territoire comme « un espace de multilocalisation, de discontinuités, de dispersion et d’interactions entre des lieux » correspondant « à des logiques archipélagiques et réticulaires » (Cortes et Pesche, 2013 : 289). Le lien social et spatial, construit par le groupe, empêche l’éclatement, faisant en sorte que la fragmentation apparente continue à « faire » territoire.

Faire système, faire ressource, faire territoire ?

41 Nous partons du principe selon lequel les lieux de la multilocalisation font système mais aussi « ressource » à partir du moment où ils sont supports de liens et de circulations, servant à la reproduction sociale de la famille. Il s’agit dès lors de montrer

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les formes d’articulation qui se jouent entre les mobilités et les systèmes productifs locaux liés à la culture du quinoa, celle-ci étant la principale source de revenus aujourd’hui dans ces campagnes.

42 La figure 5 fait apparaître un effet d’emboîtement. En effet, les aires de production et commercialisation du quinoa (terroir et aire de chalandise) ne coïncident pas avec l’aire de résidence des producteurs et de mobilisation de la main-d’œuvre puisque celle-ci englobe plus largement les principales villes boliviennes, la zone frontalière nord du Chili et, plus marginalement, certaines localités au Brésil. Ce périmètre de résidence des producteurs est lui-même inclus dans l’aire de migration-circulation des familles enquêtées dont la configuration a été commentée plus haut. Autrement dit, certains producteurs dans les communautés de l’Altiplano Sud sont des migrants qui cultivent « à distance ».

Figure 5 - Espaces productif, résidentiel et migratoire des producteurs de quinoa de l’Altiplano Sud

Élaboration : G. Cortes, A. Vassas Toral (enquêtes 2007-2008)

43 Cet enchâssement des trois espaces exprime en réalité plusieurs configurations du lien entre mobilité et système productif : • des formes d’entraide qui impliquent les membres migrants, résidant ailleurs que dans la communauté, dans le travail des parcelles lors des pics du calendrier agricole (semis, récolte). Les enfants, notamment, reviennent régulièrement dans les communautés selon un rythme de circulation saisonnier, qui coïncide souvent avec les festivités locales. • un retour résidentiel des migrants dans leur communauté. Certains d’entre eux, partis depuis longtemps, viennent y revendiquer leurs terres (ou s’en approprier de nouvelles) pour leur mise en culture. Cela ne signifie pas pour autant que ces producteurs se « re- sédentarisent » dans leur communauté : beaucoup continuent à circuler entre plusieurs lieux de résidence, entre communauté et bourg rural ou centre urbain.

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• des arrangements entre les migrants « absents », résidant en ville en Bolivie ou au Chili, qui « prêtent » leurs terres à des résidents permanents, lesquels se chargent de la mise en culture. Les bénéfices des récoltes, selon plusieurs modalités de contractualisation possibles, sont alors répartis entre la famille qui travaille la terre (qui est parfois le tractoriste) et la famille qui en a l’usufruit (le « propriétaire citadin »).

44 Les données d’enquêtes menées auprès des 149 ménages permettent ainsi de distinguer quatre groupes de producteurs de quinoa en fonction de ce critère de la mobilité spatiale. Parmi les producteurs dits « permanents », nous distinguons les producteurs « non mobiles » (22 % de l’échantillon) et les migrants de retour (42 %). Parallèlement, les producteurs « circulants » (ou non permanents) se répartissent entre les doubles- résidents (23 %) et les agriculteurs-citadins résidant en ville (13 %).

45 De fait, la viabilité du système productif autour du quinoa passe par la mobilité et la dispersion, mais surtout par la capacité des familles à s’organiser dans la mise à distance. Les familles tissent en effet des liens de solidarité et des arrangements dont les modalités sont diverses : originaire de la communauté rurale de Chilalo, Carlos vit et travaille à son compte à Oruro dans un atelier de mécanique. À Chilalo, il n’a pas encore hérité des terres de son père et donc il se fait prêter certaines de ses parcelles pour cultiver le quinoa. Lors des pics de travaux agricoles, c’est sa femme qui circule entre Oruro et la communauté pour cultiver les terres prêtées mais aussi pour aider son beau-père sur ses propres parcelles. Autre exemple : Cristobal réside et cultive dans la communauté d’Otuyo. Lorsque son fils Ernesto est en âge d’étudier, il l’envoie chez son « compadre » (parrain) à La Paz. En contrepartie, Cristobal surveille les parcelles du compadre de son fils à Otuyo et s’occupe de l’embauche des travailleurs journaliers.

46 Ainsi, la multilocalisation ne fait pas ressource seulement parce qu’elle procure différentes sources de revenus qui peuvent être réparties entre un ménage et l’autre, mais aussi parce qu’elle constitue un capital spatial cumulé dans l’expérience longue des individus, un capital de mobilité aujourd’hui fortement activé pour répondre aux exigences d’organisation du travail sur les parcelles de quinoa. Les lieux de migration et de multilocalisation sont souvent partagés et transmissibles au sein de la famille et de la communauté rurale, (re)mobilisables selon les conjonctures, les opportunités de travail et les possibilités de combinaison des activités. Autrement dit, au-delà de la variation des formes singulières de l’ancrage individuel, les sphères familiales mais aussi interfamiliales constituent les structures organisatrices des systèmes de production agricole et de la mobilité. La dispersion et le dispositif relationnel qui l’accompagne, sont mobilisés comme ressources pour assurer la cohésion du groupe et les complémentarités fonctionnelles, mais aussi symboliques des lieux. Ces multiples îlots de présence dispersés, du fait des liens actifs entre les membres de la famille et des pratiques circulatoires entre villes et campagne, finissent de la sorte par faire territoire. L’ensemble des lieux résidentiels et d’activité de l’unité familiale fait référence pour les individus d’une même famille mais aussi, du fait des relations élargies de parenté, de compérage ou de voisinage, pour les membres d’une même localité rurale. Le processus de territorialisation familiale organisé par les migrations internationales (notamment au Chili) est étroitement imbriqué à celui qui se construit par les mobilités internes. La territorialisation des familles se construit dans cette capacité à jouer d’une multiplicité d’espaces potentiels de mobilité et donc à « capter » les lieux du collectif migrant pour les articuler à l’espace communautaire et au système productif local. De fait, les référentiels et les ancrages territoriaux de ces populations

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sont multiples, changeants, éclatés entre l’ici et l’ailleurs, entre localité rurale et ville(s) de migration. De cette configuration naît le territoire multisitué.

Les territoires multisitués des paysans andins entre mondialisation et urbanisation

47 La notion de territoire multisitué, qui s’inspire du courant méthodologique de l’ethnographie multisituée (Marcus, 1995), prône en réalité la démultiplication des observations d’un même objet en plusieurs sites mais aussi sous plusieurs angles, cet objet étant pris dans les mailles mondialisées de la circulation et des réseaux qu’il s’agit de suivre dans ses multiples inscriptions spatiales et temporelles (Cortes et Pesche, 2013). En désancrant notre regard du seul territoire local productif, et en repositionnant les pratiques socio-spatiales des habitants dans un espace de mobilité plus vaste, nous regardons cette inscription du local dans les sphères de la mondialisation.

48 Comme l’illustre la figure 6 (ci-contre), le territoire multisitué des ruraux de l’Altiplano Sud est pris dans les mailles d’une mondialisation qui renvoie à plusieurs réalités, mais aussi d’un processus d’urbanisation interne à la Bolivie qui s’est affirmé à partir des années 1980.

49 Les changements observés dans les campagnes de l’Altiplano sud-bolivien témoignent tout d’abord d’un processus d’inclusion des agricultures familiales dites traditionnelles dans le marché agricole mondialisé. Fortes d’un savoir-faire productif et socio- organisationnel, et profitant d’un avantage absolu sur le marché, les populations rurales de cette région ont saisi l’opportunité d’un mouvement global autour de la qualité alimentaire et nutritive. Cette inclusion économique, toutefois, n’est pas sans risque puisque l’enjeu est désormais de protéger leur niche productive au sein d’un marché du quinoa de plus en plus convoité et concurrentiel, la plante faisant l’objet d’expérimentations culturales dans plus d’une vingtaine de pays aujourd’hui (Bazile et al., 2014). De même, les tensions autour de la ressource foncière et la pression sur le milieu, sources de fracture au sein des communautés, constituent des défis dont sont largement conscients les populations et les acteurs locaux impliqués dans la filière (AVSF, 2009).

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Figure 6 - Territoire rural multisitué entre local et global

Élaboration : G. Cortes, A. Vassas Toral (enquêtes 2007-2008)

50 La connexion de cette région périphérique aux processus de mondialisation tient également à son inscription ancienne et renouvelée dans des pratiques transnationales de mobilité ; d’abord du fait de sa proximité avec le Chili où se développent de nouvelles niches productives dans les secteurs notamment du commerce, de l’agriculture intensive (notamment dans l’oasis agricole de Pica) et des soins à la personne. La croissance économique du Chili s’est traduite, en effet, par une accélération des départs vers ce pays à partir des années 1990. Initialement temporaires et à destination rurale, les migrations ont changé de nature au fur et à mesure de la croissance et des besoins en main-d’œuvre du pays. Les destinations sont devenues alors plus urbaines (Iquique, Calama, Antofagasta). Si l’Altiplano Sud est beaucoup moins tourné vers l’Argentine que d’autres régions du pays (comme celles de Cochabamba ou Tarija), les populations n’ont pas échappé à l’attraction des zones de Jujuy, Salta, Mendoza ou encore Buenos Aires où, du fait de la demande alimentaire urbaine, se sont développées des ceintures fruitières et maraîchères demandeuses d’une main-d’œuvre flexible et bon marché. À Buenos Aires, ce sont aussi les secteurs d’embauche masculins dans la construction, ou féminins liés à la domesticité ou la confection textile, qui constituent une alternative pour les populations de la région.

51 C’est aussi le processus d’urbanisation en Bolivie, plus tardif qu’ailleurs en Amérique latine, qui a conduit à l’extension de l’espace migratoire des populations de l’Altiplano Sud au fil de l’histoire régionale et nationale. À l’échelle du pays, les villes de La Paz, Santa Cruz et Cochabamba structurent aujourd’hui un système territorial et urbain « tripolaire », villes qui concentrent près de 45 % de la population et des emplois nationaux (Barillot Castillo Camacho, 2012)17. Alors que le taux de croissance annuel moyen de la population bolivienne entre 1950 et 2010 a été de 2,3 %, celle de ce tripôle

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urbain a été de 4 % (avec un taux de 6,4 % pour la ville de Santa Cruz)18. Sur l’Altiplano, région marquée depuis les années 1960 par une relative déprise démographique au bénéfice des vallées et des basses terres, ce sont les municipalités de La Paz et d’El Alto, et dans une bien moindre mesure la ville d’Oruro, qui ont polarisé l’essentiel du processus d’urbanisation.

52 Dans les communautés rurales de l’Altiplano Sud, les cycles migratoires se sont succédé. L’attraction urbaine n’a cessé de se confirmer depuis les années 1980 tandis que d’anciennes destinations migratoires ont aujourd’hui disparu (comme les localités minières en Bolivie ou au Chili, ou les régions de production de coca du Chapare et des Yungas). Le nombre cumulé d’événements migratoires recensés dans les trajectoires individuelles montre en effet une forte croissance des destinations urbaines en l’espace d’un demi-siècle ; tandis que la part des destinations rurales est de presque 50 % sur la totalité des événements migratoires recensés entre 1934 et 1970, elle n’est plus que de 20 % sur la période 2000-200819. Depuis l’essor du quinoa, cette croissance de l’attractivité urbaine se double d’une rétraction de l’espace migratoire des populations. Du fait des nouvelles opportunités agricoles dans leur communauté d’origine, qui nécessitent une présence même discontinue, les populations privilégient des migrations de proximité. Celles-ci concernent majoritairement les bourgs ou petites villes proches du salar ayant bénéficié de l’essor du quinoa (Llica) ou du tourisme (Uyuni), les principales villes de l’Altiplano (Oruro et La Paz) et la ville portuaire et commerciale d’Iquique au Chili.

53 Malgré l’intensité des migrations circulaires, les sites urbains tendent à devenir des « espaces de rétention » des migrants, au-delà de leur intérêt à revenir cultiver dans leur communauté. Les stratégies d’utilisation de l’épargne tirée de la vente du quinoa tendent à favoriser des investissements en ville (stratégies souvent liées à l’éducation des enfants), alors même que les producteurs résident dans leur communauté. De même, si l’essor du quinoa offre aux populations locales de nouvelles perspectives de revenus et d’accumulation, ayant induit par là même un processus de « re- ruralisation » de la région (voire de « re-paysanisation » selon Kerssen [2015]), il n’a pas pour autant fixé les populations sur l’Altiplano, ni détourné les migrants d’une insertion dans un marché de l’emploi précaire. Sur l’Altiplano Sud, comme dans de nombreuses régions en Bolivie, la plupart des activités pratiquées sur les lieux de migration ne sont pas déclarées, et si les migrants se considèrent souvent comme des travailleurs « journaliers », assumant ainsi des conditions difficiles et de forte pénibilité, c’est que les gains d’un travail non déclaré sont souvent plus élevés que ceux trouvés dans l’agriculture20.

54 À ce titre, certains travaux avancent l’idée d’un développement inégal sur l’Altiplano Sud lié à l’essor du quinoa. Selon l’étude du CEDLA (2013), seulement 5 % des producteurs seraient parvenus à un réel processus d’accumulation au niveau de la terre, du capital ou d’équipements agricoles. Parallèlement, 60 % des producteurs seraient à la tête de micro-exploitations de moins de cinq hectares ne permettant pas des revenus suffisants pour vivre de la seule activité agricole. Cette interprétation mérite discussion.

55 En premier lieu, le fait que 60 % des producteurs tirent un revenu même insuffisant de l’agriculture indique que la manne liée à la production de quinoa d’exportation reste répartie entre le plus grand nombre ; cela reflète en réalité, malgré la pression sur la terre, le rôle crucial de l’organisation communautaire qui maintient un principe de

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répartition de la ressource, bloquant ainsi un processus éventuel d’accaparement et de privatisation de la terre. Les familles restent attachées à ce désert parce qu’elles ont la garantie de pouvoir accéder à la terre et, sans cet accès au foncier, il est probable que la mobilité des populations se serait traduite depuis longtemps par une émigration définitive. En deuxième lieu, dans cette région montagneuse et désertique, les paysans ne cherchent pas à vivre de la seule activité agricole, objectif qu’ils savent vain dans un environnement difficile et incertain. Le quinoa constitue une véritable aubaine économique que les paysans aujourd’hui saisissent, sans pour autant renoncer à leur pluriactivité.

56 En réalité, au-delà des opportunités de travail en ville ou à l’étranger, mais aussi des fluctuations voire de l’essoufflement que connaît aujourd’hui le marché du quinoa d’exportation en Bolivie, les populations de l’Altiplano Sud ont une culture de la mobilité, de la multirésidence et de l’usage complémentaire des milieux et des lieux, qui constituent un véritable mode de vie. La mobilité fabrique aujourd’hui des dispositifs réticulaires qui captent des lieux-ressources dispersés et complémentaires, chacun se greffant aux dynamiques de globalisation. La mobilité produit ainsi un territoire multisitué collectivement partagé (aux échelles familiales et communautaires au moins). Paradoxalement, la réticularité ainsi que la coexistence et la flexibilité territoriales apparaissent comme une condition même du contrôle et de la gestion de la ressource localisée. Cette grille de lecture du territoire rural multisitué permet de comprendre différemment les dynamiques agricoles locales-globales qui se jouent ici autour de l’essor du quinoa d’exportation dans ces espaces des périphéries andines.

Conclusion

57 En renonçant aux visions segmentées du rural, en termes scalaire (exclusivité d’un ancrage local) et sectoriel (exclusivité des activités agricoles), nous avons opté pour une vision en quelque sorte « relativiste » du territoire ; car, en se plaçant du point de vue des habitants et de leurs pratiques socio-spatiales, cohabitent et coexistent à la fois un territoire réseau, un territoire local, un territoire-terroir et un territoire transnational. Cette coexistence territoriale – que l’on a définie ici comme un territoire multisitué – « se construit, se lit, se décrypte à la façon d’un kaléidoscope, c’est-à-dire dans la pluralité et la variation de la situation relative et relationnelle de chacun des lieux et des réseaux qui le constituent. » (Cortes et Pesche, 2013 : 290).

58 Au-delà des enjeux théoriques et méthodologiques de notre réflexion, quelle est la portée concrète des territoires multisitués ? Sur le plan politique, notamment, comment intégrer dans le champ de l’action publique les configurations sociales et spatiales des territoires ruraux multisitués ?

59 Dans le cas de l’Altiplano Sud, la question est d’autant plus pertinente que le gouvernement bolivien a engagé depuis quelques années un plan stratégique de développement centré sur la culture de quinoa. Le rapport de 2009, élaboré par le ministère du Développement rural et foncier avec l’appui du Conseil national des commerçants et producteurs de quinoa (CONACOPROQ)21, expose le plan d’action nationale autour du quinoa, plan qui est renforcé en vertu de la loi n° 144 de juillet 2011 « Révolution productive communautaire agricole et pastorale » (Revolución Productiva Comunitaria Agropecuaria) définissant le quinoa comme produit stratégique pour le pays. Les orientations proposées sont celles d’un appui technique et financier très soutenu de

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la filière, mettant en avant les principes 1) de participation et de « transition d’un modèle néo-libéral de développement vers un autre qui inclut l’ensemble des acteurs ruraux […]. » ; 2) de développement régional sur la base d’un « complexe productif » Altiplano Centre-Sud qui permette de lutter contre la déprise rurale et de fixer les populations ; 3) de priorité donnée à une politique de « sécurité et souveraineté alimentaire » fondée sur la haute valeur nutritionnelle du quinoa ; 4) de l’internationalisation et la reconnaissance de savoirs ancestraux, reprenant le slogan à forte portée symbolique lancé par Evo Morales dans son discours à l’ONU lors de l’année internationale du quinoa en 2013 : « le quinoa est un cadeau fait au monde. ».

60 Le programme d’action prône ainsi l’expansion de la culture du quinoa à l’échelle de tout l’Altiplano. L’INIAF (Institut national d’innovation agricole, pastoral et forestier) dessine le périmètre de l’avancée du front de culture du quinoa vers l’ouest, bien au- delà des zones de production actuelle sur l’Altiplano Sud, centre et nord. En d’autres termes, la conception qu’a l’État du développement des territoires de l’Altiplano repose sur une politique sectorielle de filière et une extensification des surfaces agricoles, avec l’hypothèse d’un potentiel considérable à exploiter, voire inépuisable, comme le suggère un propos du gérant de l’Institut bolivien du commerce extérieur : « seul le ciel est une limite »22.

61 Force est de reconnaître un effet de disjonction entre, d’un côté, les orientations des politiques de développement rural centrées sur le quinoa et, de l’autre, la réalité des pratiques spatiales et des territorialités des populations dans la région. Car non seulement, on l’a vu, le succès du quinoa ne signifie pas la fixation des populations dans la zone (d’autant que le recul de l’élevage libère la population d’une obligation de présence sur leur terroir), mais en plus la mobilité est une condition de la viabilité des systèmes productifs et de l’organisation sociale du travail. On touche ici à la difficulté de concevoir les territorialités multisituées qui s’organisent autour de la mobilité et de la réticularité, modèle en réalité souple et « extensif » d’usage de l’espace auquel les populations ont toujours eu recours dans le cadre de leurs stratégies de reproduction sociale ; à moins que les acteurs de la sphère politique portent eux-mêmes un « regard multisitué » sur la complexité des territorialités rurales au Sud, loin d’être spécifique aux sociétés et espaces latino-américains.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Selon les données des Nations unies, près d’un milliard de personnes sont des migrants. Mais sur ce milliard, 740 millions de personnes sont des migrants internes, soit plus de trois fois le nombre de migrants internationaux. Par ailleurs, il convient de relativiser la prégnance des flux Sud-Nord en rappelant que seules 37 % des migrations dans le monde ont lieu d’un pays en développement vers un pays développé. La plupart des migrations s’effectuent entre pays de même niveau de développement : 60 % des migrants se déplacent entre pays développés ou entre pays en développement (PNUD, 2009). 2. La notion de « système familial multi-localisé » est le fruit d’une réflexion collective menée avec d’autres collègues géographes et économistes. Pour plus de détails sur la notion, voir l’article de Fréguin Gresh et al. (2015) dont une partie des éléments est reprise ici. 3. « Le milieu rural est un ensemble de région ou zones (territoires) dont la population développe diverses activités relevant de différents secteurs comme l’agriculture, l’artisanat, la petite et moyenne industrie, le commerce, les services, l’élevage, la mine, l’extraction de ressources naturelles et le tourisme. Dans ces régions et zones s’installent des populations qui sont liées entre elles et avec l’extérieur, […] » (Traduit de : Edelmira Perez, 2001 : 17). 4. « Divers faits et transformations ont donné lieu à une série d’études qui obligent à repenser les frontières spatiales entre le rural et l’urbain. Nous pouvons mentionner, par exemple, les transformations dans l’organisation spatiale de l’agriculture et des autres activités productives, la mégalopolisation des systèmes urbains, la multidirectionalité des échanges migratoires et la reconfiguration des marchés du travail. » (Traduit de Grajales Ventura et Concheiro Borquez, 2009 : 153). 5. La résidence étant définie comme le lieu où la personne « a coutume d’habiter ». On distingue la mobilité de travail (conduite d’une activité professionnelle impliquant la mobilité spatiale) et la mobilité résidentielle (changement de résidence impliquant une mobilité spatiale). La

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première n’implique pas nécessairement la deuxième, et inversement, mais leur mode d’articulation constitue un indicateur essentiel de l’analyse de la multilocalisation familiale. 6. Nous utilisons ici le terme « d’idéal » méthodologique car la reconstitution des trajectoires à l’échelle de toute l’unité familiale, capable de restituer tous les événements de résidence, d’activité et de circulation, constitue un objectif difficilement atteignable dans les faits, à la fois pour des raisons de temps et de ressources de la recherche. 7. Cette méthode a été notamment appliquée dans le cadre d’un travail de terrain dans la région de Cochabamba en Bolivie sur la période 1990-2010 (Cortes, 2011). 8. Plante andine emblématique, le quinoa (Chenopodium quinoa Willd.) est une espèce herbacée de la famille des Chénopodiacées. Elle est domestiquée dans l’ensemble de l’aire andine depuis environ 7 000 ans. 9. Le quinoa aujourd’hui exporté est de type « quinoa real », regroupant une cinquantaine de variétés locales (Bonifacio et al., 2012). 10. L’Altiplano Sud se caractérise par la présence de grands lacs salés (salars) et de pampas désertiques, soumis aux contraintes les plus extrêmes, faisant de lui la région la plus aride et la plus froide du pays. Les précipitations oscillent entre 120 et 250 mm/an, auxquelles il faut ajouter environ 250 jours de gel par an et un rayonnement solaire intense. 11. La zone de production de quinoa d’exportation concerne neuf municipes qui sont, dans le département d’Oruro, ceux de Salinas de Garci Mendoza, Santuario de Quillacas et Pampa Aullagas ; dans le département de Potosi, les municipes de Uyuni, Colcha « K », Llica, Tahua, San Pedro de Quemes et San Agustín. Les cinq communautés rurales concernées par l’enquête ont été sélectionnées en fonction du degré d’ancienneté de leur engagement dans la production de quinoa d’exportation, de leurs situations topographiques (communautés de plaine ou de versant) et de leur niveau de proximité à l’axe routier La Paz-Oruro. 12. Compte tenu de la difficulté d’accès à la population, l’échantillon des ménages enquêtés au sein des cinq localités a été constitué de manière aléatoire et empirique, c’est-à-dire au fur et à mesure des rencontres et de l’acceptation des personnes à participer aux enquêtes, et surtout à livrer leur expérience de vie. Signalons, à ce titre, que le nombre total d’entretiens réalisés est supérieur à ceux exploités et systématisés (au nombre de 170) car une cinquantaine d’entretiens se sont révélés incomplets ou peu fiables, et donc inexploitables au regard des exigences méthodologiques préalablement mentionnées. 13. Selon le modèle ancestral andin des « archipels verticaux » mis en lumière par J. Murra dans les années 1970, les populations ont toujours pratiqué l’échange avec d’autres étages écologiques pour compléter leurs ressources et diversifier leur diète alimentaire. 14. Cette chute de la production est due à la fois à des raisons climatiques (effet d’El Niño) et à la démotivation des producteurs face à la concurrence du Pérou et la chute des prix à la vente. Pour exemple, sur le principal marché local de vente pour l’exportation (Challapata), le prix est passé de 1 800 dollars le quintal en janvier 2014 à 380 dollars en septembre 2016 (Mercadero, 2016). 15. Les tensions foncières ne sont pas liées, comme on peut l’observer dans d’autres contextes, à un phénomène d’accaparement des terres par des acteurs exogènes aux communautés rurales (investisseurs nationaux ou étrangers). Ce sont les membres des communautés eux-mêmes qui tendent à occuper les terres, bousculant ainsi les règles internes d’usage de la terre et les normes collectives et familiales d’accès au foncier. Ces normes se heurtent en particulier à l’appropriation individuelle des zones planes par défrichage des terres, à la revendication des membres « émigrés » des communautés qui veulent récupérer « leurs » terres, etc. Il convient de mentionner le fait que, traditionnellement, la notion de propriété privée n’existe pas dans les communautés rurales de l’Altiplano. En revanche, les familles ont un droit d’usufruit privé de la terre, sous contrôle des règles de répartition du foncier par l’instance communautaire.

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16. « La somme des interactions entre lieux générés par la circulation des hommes et des biens, matériels et symboliques fait système d’un point de vue spatial » écrivent O. Barbary, F. Dureau et O. Hofman (2004 : 70). 17. Selon Barillot Castillo Camacho (2012), les trois villes concentraient 43,7 % du total de la population nationale en 2010 et 65,8 % du total de la population urbaine bolivienne. 18. Selon les données de recensement de la population, c’est entre 1976 et 1992 que la population urbaine enregistre la plus forte croissance (4,2 % à l’échelle nationale). Quelles que soient les périodes intercensitaires, c’est la ville de Santa Cruz qui aura bénéficié de la plus forte croissance : 6,4 % entre 1950 et 2010 contre 4,4 % pour Cochabamba et 3 % pour La Paz. 19. Seulement 11,5 % des individus ont une expérience exclusivement rurale contre 46 % seulement en milieu urbain. Les autres migrants (42 %) ont combiné au cours de leur trajectoire destinations rurales et urbaines. 20. Cela est encore plus vrai si l’on compare un même emploi en Bolivie et à l’étranger. Pour exemple, en 2009, une employée domestique à La Paz gagne 45 euros/mois contre 110-120 euros au Chili. En Bolivie, les entrepreneurs indépendants dans le bâtiment peuvent gagner entre 650 et 800 euros/mois alors qu’en Argentine ou au Chili les gains mensuels peuvent atteindre 1 200 à 2 000 euros. 21. Ministerio de Desarrollo Rural y Tierras (MDRyT), 2009, « Política y estrategia nacional de la quinoa », 99 p. 22. « Sólo el cielo es un límite ». Bulletin de l’Institut bolivien du commerce extérieur intitulé « La quinoa boliviana traspasa fronteras para el consumo mundial », vol. 21, n° 210, mars 2013 : 2.

RÉSUMÉS

Cet article propose de montrer comment la mobilité en milieu rural – aux échelles internes ou internationales – brouille les cadres d’interprétation classiques des modes d’existence des familles rurales et crée des formes d’articulation complexes entre villes et campagnes, entre local et global, entre l’ici et l’ailleurs. Dans certains contextes ruraux anciennement marqués par les processus migratoires, l’analyse de trajectoires de circulation, de multilocalisation et de dispersion familiale éclaire la coexistence de systèmes pluriels d’activité et de résidence. Ces logiques interrogent les ancrages et les territorialités des individus et des groupes, et plus largement la manière dont on pense la notion de territoires ruraux multisitués au regard notamment des dynamiques agricoles dans leurs liens aux processus de globalisation. Cette perspective d’analyse est développée à partir de la recomposition des espaces ruraux et de l’agriculture familiale de l’Altiplano Sud bolivien liée à l’essor de la production du quinoa d’exportation qui se greffe à des pratiques anciennes et renouvelées de mobilités.

This article aims at understanding how mobility in rural contexts – at internal or international scales – blurs the classic frameworks of interpretation of rural families’ ways of life. Mobility reshapes complex links between cities and rural areas, local and global scales, here and there. In some rural contexts where migration patterns began a long time ago, circulation paths, multi- localization and scattering of families reveal the coexistence of different systems of activities and residence. These logics reframe integration processes and territorialities, both individual and collective. More broadly, they define multisited rural territories, especially regarding agricultural dynamics in a context of globalization. This is what one can observe through the

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recomposition of rural spaces and family agriculture in Bolivian Southern Altiplano, where the rise of quinoa production for exportation combines with old and more recent mobility trends.

INDEX

Keywords : mobility, migration, rurality, family multilocalization, territoriality, quinoa, Bolivia, Altiplano Mots-clés : mobilité, migration, ruralité, multilocalisation familiale, territorialité, quinoa, Bolivie, Altiplano

AUTEURS

GENEVIÈVE CORTES

Professeure de Géographie, Université Paul Valéry, UMR ART-Dev, Montpellier, [email protected].

ANAÏS VASSAS TORAL

Docteure en Géographie, Université Paul Valéry, UMR ART-Dev, Montpellier, [email protected]. Cette contribution mobilise certains résultats du programme Equeco 2006-2009 (ANR-06-PADD-11) coordonné par Thierry Winkel (IRD) – que nous remercions ici pour la relecture attentive de cet article – et financé par l’Agence nationale de la recherche. Dans le cadre de ce programme, Anaïs Vassas Toral a réalisé sa thèse de doctorat en Bolivie avec un financement de l’ANR d’une durée de 36 mois.

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Quand la modernité altère l’identité Les Chagga face à la nouvelle gestion de l’eau sur le Kilimandjaro, Tanzanie

Léa Sébastien

Introduction

1 Le Kilimandjaro est à 5 895 m la plus grande montagne isolée du monde et le plus haut sommet d’Afrique, situé en Tanzanie. Ce pilier est-africain est présenté comme un étalon écologique, puisque les écosystèmes de l’Équateur à l’Arctique s’y succèdent verticalement. Le Kilimandjaro est la zone première de captage des eaux de Tanzanie ; il alimente le bassin de Pangani, un des plus grands bassins du pays qui charrie l’eau du Kilimandjaro vers l’océan Indien. Tout le nord de la Tanzanie dépend directement de l’eau de la montagne pour l’eau de boisson, l’eau domestique, les activités agricoles et la production d’énergie (UNEP, 2004). Or, on constate une diminution généralisée de la ressource en eau sur les pentes de la montagne, avec une baisse drastique du débit de la rivière Pangani depuis 40 ans et la ville de Moshi, pourtant au piémont, est parfois en état de stress hydrique (Mbonile, 2005).

2 On en sait peu sur l’évolution des ressources naturelles, l’occupation du sol, ou l’impact des activités humaines sur le Kilimandjaro et plusieurs facteurs sont à l’étude pour expliquer ce manque d’eau. D’abord, les changements climatiques dans la région du Kilimandjaro ont provoqué une augmentation des températures depuis les années 1950 (Hay et al., 2002) et des précipitations en baisse sur un siècle (Shaghude, 2006). En parallèle, le glacier a perdu 82 % de son volume entre 1912 et 2000 (Thompson et al., 2002), ce qui peut entraîner des bouleversements importants tant sur les écosystèmes que sur l’hydrosystème.

3 Ensuite est invoquée la déforestation, les écosystèmes d’altitude ayant été transformés de manière significative par l’industrie du bois, pour les besoins de culture ou de bois de feu (Zolongo et al., 2000), par la plantation sur une grande échelle d’arbres à croissance rapide par le gouvernement (Lamprey et Michelmore, 1991) et par de nombreux feux sur la montagne, allumés lors de la récolte du miel, pour le braconnage

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ou pour l’expansion agricole (Hemp, 2006). La forêt d’altitude a perdu environ 50 km2 depuis les années 1950 (Yanda et Shishira, 2001) ce qui impacte directement l’érosion des sols et l’interception des eaux de pluie.

4 Un autre facteur étudié concerne l’augmentation des demandes en eau au sein du bassin de Pangani, à la fois en plaine (élevages, culture des fleurs d’Arusha, centrales hydroélectriques, villes du piémont) et en altitude avec le développement touristique et l’intensification des pratiques agricoles par les paysans chagga, peuple de la montagne dont la population croît de 3 % par an (Price et Butt, 2000). En conséquence de ces besoins en compétition, les niveaux d’eau dans les réservoirs sont très bas et la montagne ne parvient plus à répondre aux différentes demandes en eau (Madulu, 2003).

5 Le gouvernement tanzanien lance en 1991 la politique nationale de l’eau qui met fin à l’ère de la gratuité de l’eau dans les campagnes et introduit le principe du partage des coûts des opérations de maintenance et de distribution entre utilisateurs. Cette politique de l’eau implique une modernisation des infrastructures de fourniture d’eau ainsi qu’une marchandisation de la ressource. La loi révisée de 2002 met en théorie l’emphase sur une approche participative et adaptée à la demande de la distribution de l’eau (URT 2002). Mais cette politique ne semble pas avoir les effets escomptés, étant donné que les conflits liés à l’eau explosent sur la montagne, touchant à la fois les basses et hautes terres, et que la ressource continue de diminuer (Sébastien, 2010).

6 Nous souhaitons ici étudier l’identité territoriale chagga et son évolution face aux changements tant naturels qu’institutionnels liés à la ressource en eau sur le Kilimandjaro. La première partie de l’article présente notre approche théorique des notions d’identité territoriale et de la ressource en eau, toutes deux à l’interface entre relations sociales et spatiales. L’eau a été choisie comme objet d’étude permettant d’appréhender les changements d’identité territoriale car pour les Chagga vivant en altitude, l’eau représente un élément central de leurs relations sociales comme des liens au territoire (Tagseth, 2002 ; Mbonile, 2005). La seconde partie présente l’approche méthodologique, le terrain d’étude, les villages ciblés, les acteurs rencontrés et l’outil utilisé intitulé l’Acteur en 4 Dimensions (A4D). Un état de l’art sur l’identité chagga et sur la politique de l’eau en Tanzanie est ensuite exposé, suivi des résultats de notre analyse en partie 4. La discussion souligne la centralité de l’eau dans le système socio-patrimonial chagga, cristallisant les conflits entre tradition et modernité et engendrant de forts attachements territoriaux. Notre travail révèle des écarts importants de pratiques, représentations et savoirs entre acteurs à propos de l’eau qui gomment peu à peu l’identité territoriale chagga.

Cadre théorique

L’identité territoriale comme système socio-spatial

7 La notion d’identité apparaît dans les travaux de géographie comme étant à la fois la source et le fruit de plusieurs processus : identification du groupe à l’espace de vie qui est le sien ; projection sur le territoire d’une conception du monde et de la structure du groupe lui-même ; inscription de formes spatiales visant à singulariser le groupe aux yeux des autres (Debarbieux, 2007).

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8 On retrouve quatre usages de la notion d’identité dans la littérature : • L’identité numérique, géographique ou spatiale : de nature ontologique, qualifie l’être d’une chose, la « personnalité » des entités géographiques, les incidences du milieu naturel sur les peuples qui l’habitent. Longtemps étudiée en géographie, cette identité que nous appellerons spatiale dans cet article est plus rarement appréhendée aujourd’hui. • Identité sociale : identité attribuée ou imputée par d’autres à un individu ou à un groupe pour le situer dans une représentation de la société. L’identité sociale est beaucoup étudiée en ethnologie, en sociologie et plus spécifiquement en anthropologie de l’espace et géographie culturelle. • Identité individuelle ou personnelle : conscientisation de soi, rôle des expériences des lieux et des trajectoires individuelles dans la constitution de l’identité de l’individu. Parent pauvre des travaux géographiques, l’identité individuelle est approchée en psychologie. • Identité collective : volonté partagée par plusieurs individus d’appartenir à un même groupe. On parle de sentiment d’appartenance, d’identification commune. Il s’agit là de l’identité la plus appréhendée en géographie, où l’on cherche à identifier les modalités selon lesquelles se construisent les représentations et les actions collectives dans et par l’espace.

9 L’éventail des acceptions est considérable au point qu’on a suggéré de renoncer au terme d’identité et de lui substituer des substantifs plus analytiques (Brubaker, 2001). Nous préférons conserver le terme et la variété de ses acceptations pour mieux les faire jouer ensemble. Notre approche souhaite ainsi intégrer l’ensemble de ces quatre caractéristiques propres à l’identité territoriale ; on tentera alors de différencier ces acceptions ainsi que leurs interactions dans notre analyse de terrain.

10 À propos des interactions entre social et spatial, l’idée selon laquelle les identités sociales sont co-extensives aux identités spatiales constitue une des formulations les plus anciennes et les plus récurrentes de la pensée géographique. « La relation aux territoires et aux lieux paraît dans bien des cas, un facteur de consolidation, voire de facilitation de la formation des identités sociales » (Di Méo, 2004). Il s’agit ici de souligner l’importance de l’espace dans la construction identitaire tant individuelle que collective. On peut parler ici d’appropriation « symbolique » ou « identitaire », où une portion d’espace terrestre est associée à un groupe social au point de devenir l’un de ses attributs, c’est-à-dire de participer à définir son identité sociale (Ripoll et Veschambres, 2005). Lorsqu’on juxtapose les notions d’identité et de territoire, on évoque en général un espace communautaire, à la fois fonctionnel et symbolique, où des pratiques et une mémoire collective construites dans la durée ont permis de définir un « nous » différencié et un sentiment d’appartenance (Jolivet et Léna, 2000).

11 L’adéquation entre entité géographique et identité sociale peut être pensée comme une des modalités possibles de la spatialité des groupes et des constructions géographiques qui en résultent.

12 À propos des interactions entre identités individuelles et collectives, de plus en plus d’auteurs s’y intéressent mais la géographie peine à s’ouvrir au champ individuel et se maintient dans l’étude des identités collectives, puisant dans la configuration spatiale le matériau principal de l’identification d’un groupe (Guérin-Pace, 2007). Pourtant, la nécessité de prendre pleinement en compte la dimension personnelle et subjective dans l’analyse des identités collectives a déjà été soulignée par quelques géographes comme Entrikin (1998) ou Berque (2004). Prendre en compte les trajectoires individuelles et interroger les populations sur leur sentiment d’appartenance à un

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territoire et la participation de celui-ci dans la formation des identités individuelles est un préalable nécessaire à la compréhension de la formation des identités collectives. Car comme l’a montré Barth (1969), plusieurs groupes, chacun possédant sa propre identité, peuvent habiter le même territoire, sans avoir pour autant les mêmes rapports à ce territoire en termes d’appartenance, d’appropriation ou de revendications.

13 Afin d’appréhender les changements en matière d’identité collective sur un territoire, nous souhaitons ici mettre l’accent sur l’analyse des identités individuelles, composées de dimensions sociales et spatiales. Sur le plan social, l’identité individuelle intègre les prises de position de l’individu dans l’espace public et l’identification à un ou plusieurs collectifs. C’est ce qu’Arendt (1961) définit comme « la présence active du sujet dans l’espace public » ou Taylor (1998) comme « l’horizon à l’intérieur duquel un individu est capable de prendre position ». On trouve aussi dans la littérature les expressions d’identités de résistance ou d’identités de projet, lesquelles font référence à cette dimension sociale, publique et politique de l’identité individuelle.

14 Sur le plan spatial, l’identité individuelle intègre la conscience de soi dans son rapport à l’environnement immédiat, à savoir les émotions, croyances, valeurs et objectifs d’un individu à propos d’un lieu (Proshansky, Fabian et Kaminoff, 1983). À chaque individu est attaché un ensemble de lieux (lieux de naissance, d’origine familiale, d’habitat, de loisirs mais aussi lieux de vie souhaités ou de projets éventuels) qui constituent le patrimoine identitaire géographique de chacun qui, selon les individus et les moments de la vie, sera en partie ou non mobilisé. (Guérin-Pace, 2007). L’attachement affectif ou émotionnel est une réponse socialement construite qui implique un lien fort au lieu, jusqu’à ce que le lieu devienne une partie de l’identité de l’individu (Stokols et Shumaker, 1981). Parler d’identité par le territoire revient à évoquer la contribution d’un lieu érigé en territoire à la formation d’une identité personnelle. Il s’agit là d’appréhender le rôle des lieux dans le processus individuel de construction identitaire, de questionner le statut des objets géographiques dans « l’identité conscience de soi » (Debarbieux, 2007).

15 Dans cet article, nous nous proposons d’analyser l’identité d’un territoire via ces quatre acceptions et de leurs interactions. Le tableau suivant récapitule notre approche théorique de la notion d’identité territoriale.

Tableau 1 - Approche théorique de la notion d’identité territoriale

16 Nous définissons la notion d’identité territoriale comme réunissant les relations des hommes à d’autres hommes (identité sociale) et les relations des hommes à l’espace (identité spatiale), d’un point de vue individuel et collectif. Afin d’opérationnaliser cette approche théorique sur le terrain, nous analyserons l’identité sociale via le rapport social et l’identité spatiale à travers ce que nous nommons le rapport patrimonial (Sébastien, 2014). C’est l’infinité des relations liant les acteurs entre eux et les acteurs aux objets de l’espace qui crée l’identité territoriale, laquelle intègre

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constructions personnelles mais aussi sociales et culturelles ; représentations mais aussi pratiques des lieux (Relph, 1976 ; Stock, 2006). C’est à partir de ce cadre conceptuel d’analyse que nous souhaitons examiner l’identité territoriale chagga et son évolution face aux changements en matière de gestion des ressources naturelles sur la montagne, en particulier l’eau.

L’eau comme élément social et spatial

17 L’eau, au-delà de sa centralité comme base de reproduction de la vie, est l’une des ressources les plus imbriquées dans les rapports sociaux et culturels (Budds, 2009 ; Bédoucha, 2011 ; Casciarri et Van Aken, 2013) et de nombreux chercheurs comme Strang (2005) ou Mosse (2008) étudient la ressource en eau pour décrypter la complexité des systèmes sociaux en parlant de « cycle hydrosocial » et « d’eau relationnelle ». L’eau est transformée par le rapport social qui à son tour se trouve modifié par l’eau et ainsi de suite. C’est cet aller-retour entre société et eau qui engendre la diversité des eaux comme des processus socioculturels. Qu’il s’agisse de la recueillir, de se l’approprier ou de la partager, l’organisation nécessaire est si complexe que la gestion de l’eau a été souvent l’un des fondements de la construction de la société. S’intéresser à l’eau permet aussi d’examiner la manière dont les dynamiques globales prennent forme au niveau local au travers des idéologies de l’irrigation, des régimes de gestion des ressources, des mobilisations de savoirs, des luttes de pouvoir.

18 Ainsi la ressource en eau est-elle fréquemment appréhendée dans la littérature pour son rapport social mais cette faculté relationnelle de l’eau ne doit pas gommer sa naturalité. Tout comme l’identité territoriale est composée de facteurs sociaux et spatiaux, notre propos est d’ajouter à l’analyse des relations sociales, les relations aux objets territoriaux engendrées par la ressource en eau, un domaine de recherche moins développé dans la littérature. Il s’agit là d’analyser les dimensions sensibles de l’environnement, c’est-à-dire les différents liens que l’homme a su tisser avec son hydrosystème, un rapport post-moderne à l’espace. Notre postulat est qu’une ressource naturelle comme l’eau peut être non seulement porteuse de relations sociales mais aussi de liens affectifs au territoire dans lequel elle s’inscrit, et que nier ces liens affectifs peut perturber les pratiques et savoirs des acteurs à propos de l’environnement, et ainsi toucher à l’identité territoriale. S’intéresser à l’eau en tant qu’objet porteur d’identité territoriale implique alors d’approfondir l’analyse des représentations sociales en tant qu’éléments d’articulation entre l’individu et son environnement, encadrant des actions individuelles et ou collectives (Ratiu, 2003). Les représentations de l’eau dépendent des considérations que les hommes ont d’eux- mêmes, de leur rôle dans la perpétuation de la vie, du regard qu’ils portent sur les éléments naturels dont ils dépendent. Les choix en termes de gestion de l’eau sont alors guidés par la morphologie du territoire, par les intérêts politico-économiques, et par des représentations sociales historiquement et culturellement marquées. L’eau, considérée ici comme entité relationnelle et entité affective, à l’interface entre identité sociale et spatiale, représente alors un objet d’étude pertinent dans l’analyse de l’identité territoriale.

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Approche méthodologique

Présentation du modèle

19 Afin de saisir l’évolution de l’identité territoriale chagga sur le Kilimandjaro au prisme des changements liés à la ressource en eau, nous utiliserons le modèle de l’Acteur en 4 dimensions (A4D), lequel appréhende un jeu d’acteurs territorial à la fois par les relations que tissent les acteurs entre eux (rapport social) et par les liens existants entre les acteurs et différents objets qui composent le territoire, d’un point de vue naturel ou culturel, relation qualifiée de rapport patrimonial (Sébastien, 2006). Le rapport social est construit d’après la théorie de l’acteur social (Crozier et Friedberg, 1977) et se scinde en deux dimensions : coopération et conflit. Il s’analyse via les interrelations multiples qui lient ceux qui décident, perçoivent, s’opposent, s’allient, aménagent un territoire (Moine, 2006). Ces acteurs sont concrets, repérables, ils font les territoires au travers des subtiles relations qu’ils entretiennent entre eux et auprès des objets patrimoniaux. Le rapport patrimonial est construit d’après le concept de patrimonialisation (Micoud, 2000) et d’éléments de psychologie de l’espace (Moles, 1995) et se scinde en deux dimensions : cohabitation et domination. Le patrimoine fait référence au temps, et donc à la mémoire, et possède également une assise spatiale, une référence géographique (François, 2006). L’identification du patrimoine et la gestion de la nature passent par la confrontation de formes différentes de légitimités qui s’expriment dans les manières d’habiter, d’exploiter ou d’utiliser l’espace (Alphandéry et Bergues 2004). Si l’on reprend notre approche théorique de l’identité territoriale, l’identité sociale sera appréhendée via le rapport social et l’identité spatiale via le rapport patrimonial, d’abord dans une démarche individuelle puis lors d’une analyse collective (tabl. 2).

Tableau 2 - Liens entre approche théorique et méthodologique

20 L’A4D propose in fine une radiographie des acteurs et permet de qualifier les groupes de façon neutre, à travers l’empreinte territoriale, qui résulte de la combinaison du rapport social et du rapport patrimonial (voir Sébastien 2006 pour davantage d’éléments méthodologiques). L’originalité de ce modèle se situe dans la réunion des relations sociales et des relations homme-nature, deux thèmes encore trop souvent abordés indépendamment. Comme le dit Michel Serres (1992), « par les contrats exclusivement sociaux, nous avons laissé le lien qui nous rattache au monde, celui qui relie le temps qui passe et coule au temps qu’il fait, celui qui met en relation les sciences sociales et les sciences de l’univers ». Autrement dit, il n’existe pas de collectif humain sans choses : les rapports entre les hommes passent par les choses, nos rapports aux choses passent par les hommes. L’objectif de l’outil est à la fois de favoriser le dialogue entre parties intéressées et d’aider un médiateur à résoudre des conflits environnementaux locaux (Sébastien, 2014).

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21 L’identité territoriale se renouvelant au fil de l’histoire au travers d’une dynamique d’accumulation collective des savoir-faire (pratiques), savoir-être (représentations) et des savoirs (connaissances) vis-à-vis des autres acteurs et de leur milieu (Donnadieu, 2002 ; Manzo et Perkins, 2006), sur le terrain, la méthode consiste à mener des entretiens semi-directifs auprès d’acteurs territoriaux et d’analyser leurs discours en fonction de ces trois catégories composant les ensembles humains (rapport social) et non-humains (rapport patrimonial) du territoire. L’analyse des convergences et antagonismes entre acteurs que révèle notre analyse des discours sert à mettre au jour les différentes valeurs présentes dans l’action sur le territoire, où l’enjeu est le maintien de caractéristiques d’un espace considérées comme constitutives des valeurs liées à cet espace (Melé, 2003) et donc de son identité territoriale.

Présentation du terrain d’étude

22 Le mont Kilimandjaro, sous domination allemande puis anglaise, est transformé en réserve de chasse dès les années 1920 (Mwageni, 1992). Les produits forestiers ne pouvaient être prélevés qu’avec une licence forestière en règle, une première barrière aux usages traditionnels chagga (Kivumbi et Newmark 1991). Dans les années 1930, le Conseil chagga demande au gouvernement colonial un droit d’accès à la forêt et en 1941, l’État britannique concède aux Chagga une ceinture forestière d’une largeur de 800 m, à la lisière de la réserve appelée la half-mile strip. Cette bande de terre est gérée par l’autorité locale chagga d’abord, puis par les conseils de district en 1962 et tombe sous la direction du gouvernement central en 1972, lequel établit parallèlement en 1973 le Parc national du Kilimandjaro (KINAPA), à partir de 2 700 m, où toute pratique agricole est interdite. L’ensemble de la faune sauvage ayant disparu, on ne mise plus sur la chasse mais sur le tourisme ; les premières routes touristiques ouvriront quatre ans plus tard. En 1984, un ordre présidentiel interdit toute coupe en forêt sur l’ensemble du territoire et n’autorise que le ramassage de bois mort sur la half-mile strip. Finalement, en 1989, les forêts de montagne, landes, déserts alpins et les glaciers du Kilimandjaro – de 1 800 m au sommet – sont classés Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. Aujourd’hui, 300 gardes armés surveillent la forêt jour et nuit ; KINAPA est le plus rentable des parcs de Tanzanie avec 30 000 visiteurs/an (TANAPA, 2002). Lors de la création du parc, 22 % des revenus allaient aux populations locales contre 8 % aujourd’hui.

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Figure 1 - Schéma de coupe du Kilimandjaro

Source : Sébastien, 2006

Figure 2 - Carte de localisation des villages d’étude

Source : Sémhur, 2009, modifié par L. Sébastien

23 La montagne se retrouve alors saucissonnée : au piémont, pour l’aéroport et les vastes plantations gouvernementales de café et de maïs (Campbell, 1999), et en altitude par le parc national et les réserves forestières (fig. 1). Les populations se retrouvent prises en tenaille sur une étroite bande de terre, ne pouvant cultiver ni en altitude ni dans les

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basses terres, ce qui accélère la dégradation des sols et la pénurie d’eau (Mbonile, 2005). « Pour des raisons politiques ou économiques, la montagne s’est refermée sur ses populations comme un piège » (Charlery de La Masselière, 2003). C’est dans ce contexte que 50 familles chagga ont été rencontrées dans cinq villages différents, tous situés sur les pentes sud du Kilimandjaro et à haute altitude, souvent à la frontière de la zone interdite par le gouvernement (entre 2 500 et 3 000 m) : Shimbwe, Kydia, Mweka, Foo et Kweseko, chacun des villages étant séparé par une planèze1. Notre territoire d’étude est ici considéré comme une formation socio-spatiale, c’est-à-dire une entité géographique présente dans le sens commun et objectivée par la superposition des espaces vécus individuels, des entités écosystémiques et par une mosaïque d’organisations politiques et administratives (Di Méo, 2004). Ainsi ces villages représentent une formation socio- spatiale cohérente vis-à-vis de la ville de Moshi et ont été choisis pour leur répartition au sein de la zone sud de la montagne ainsi que pour leur haute altitude (fig. 2). Étant situés à la limite du parc national, les villageois sont les premiers témoins des deux changements majeurs liés à la ressource en eau : baisse de sa disponibilité et nouvelle politique. De plus, contrairement aux villages du piémont, ces villages d’altitude ont directement accès à plusieurs objets associés à l’eau comme les canaux d’irrigation, les sources, les rivières, les neiges, etc.

Présentation des acteurs

24 Notre étude de terrain, menée en 2007 et 2011, a été consacrée à l’analyse d’un acteur particulier : le paysan chagga. Cinquante familles chagga ont été interviewées, ceci afin d’obtenir un échantillon assez large et diversifié permettant de cerner les différents points de vue sur les problématiques étudiées. Notre échantillon se caractérise par des villageois(e)s de plus de 50 ans, ceci afin d’obtenir des éléments sur les changements territoriaux à la fois environnementaux et institutionnels sur le temps long.

Tableau 3 - Présentation des acteurs interviewés sur les pentes sud du Kilimandjaro

Type d’acteur Présentation de l’acteur rencontré

Personne de plus de 50 ans travaillant sur son shamba dans un village Paysan chagga d’altitude (50 familles dans cinq villages d’altitude).

Responsable de l’administration d’un village au sein du District Council, Village Officer en charge des différents comités de villages et de la gestion de la half mile strip*.

Tanzania Association of Association travaillant sur la gestion durable des forêts auprès des Foresters (TAF) populations locales, des membres du gouvernement et des professionnels.

Kilimanjaro National Parc national créé en 1977, d’une surface de 7 000 km2 axé sur la gestion Park (KINAPA) du tourisme sur la montagne.

Tanzanian Coffee Organisme gouvernemental créé en 2001 chargé de contrôler la Board (TCB) production de café du pays.

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Entreprise vendant l’eau en bouteille Kilimanjaro Pure Drinking Water Bonite Bottlers Inc. depuis 1992.

Pangani Basin Water Organisme gouvernemental chargé de la gestion de l’eau à l’échelle du Office (PBWO) bassin-versant de Pangani.

* Bande forestière d’une largeur de 800 m, sur laquelle les villageois sont en théorie autorisés à ramasser le bois mort.

25 Afin d’analyser l’évolution de l’identité territoriale des pentes du Kilimandjaro en lien avec la gestion de l’eau, des entretiens semi-directifs ont été également menés auprès d’acteurs clés du bassin de Pangani. Ces acteurs font partie de groupes constitués et sont issus des mondes associatif, industriel et institutionnel. L’ensemble des entretiens a été mené en compagnie d’un traducteur swahili-anglais. Le tableau suivant fait le point sur les 57 enquêtes menées.

26 Les entretiens semi-directifs ont comme objectif de renseigner l’Acteur en 4 Dimensions sur les empreintes territoriales individuelles des acteurs pour ensuite appréhender l’identité territoriale collective. Les verbatim servent à illustrer le propos et sont présentés en italique, suivis du nom de l’auteur ou du numéro de l’individu Chagga parmi les 50 rencontrés.

Contexte de l’étude

Ce qui fait l’identité chagga sur le Kilimandjaro

Leur jardin (shamba)

27 Les pentes du Kilimandjaro sont habitées par les Chagga, et ce, traditionnellement depuis des siècles. Paysans, ils cultivent leur shamba, lopin de terre accolé à la maison familiale qui se présente sous la forme d’un petit système agro-forestier, assurant à la famille bois, cultures vivrières et revenus (Ikegami, 1994). Comptant parmi les systèmes les plus productifs en Tanzanie tout en assurant le maintien de la richesse du sol, ces jardins familiaux ont longtemps suscité une certaine forme d’admiration, par leur organisation minutieuse et leur diversité (Huggins, 2000). Le shamba traditionnel représente un système complexe et évolué de polyculture multistrates où les arbres (plantés pour le bois, l’ombre et les fruits) abritent plants de banane et café sous lesquels on trouve des espèces sciaphiles2 comme la patate douce ou les fèves (Hemp, 2006). Pour la culture vivrière, multifonctionnelle, la banane reste la culture par excellence dans les Hautes Terres. Cultivée toute l’année, elle se prépare de mille façons différentes, sert à la confection de la bière locale, conserve un prix stable sur le marché et ses feuilles sont utilisées pour l’alimentation du bétail.

28 Pour la culture de vente, au début du XXe siècle, la colonisation force les paysans à intégrer un système marchand basé sur la production de café. Pouvant se cultiver dans chaque maisonnée, le café s’intégra rapidement aux systèmes agraires des versants sud et est du Kilimandjaro. La monétarisation de l’économie bouleverse les rapports de genre en inversant la répartition sexuelle du contrôle de l’argent : anciennement marginal, local et féminin, lié au marché des légumes, l’argent est massivement insufflé dans l’économie par le commerce du café, enjeu national et affaire d’hommes (Assier-

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Andrieu, 1990). La caféiculture impulse une modernisation rapide en termes d’infrastructures et s’accompagne d’une appropriation identitaire forte. Désormais comme l’affirment Bart, Mbonile et Devenne (2003), « être Chagga c’est produire du café ». Mais des blocages inhérents au système capitaliste apparaissent : concurrence foncière, dépendance des paysanneries aux intrants onéreux, aux coopératives, aux prix de vente décidés mondialement. La caféiculture chagga amorce un déclin dans les années 1980, et bien qu’elle continue de marquer de son empreinte les paysages du volcan, elle offre aujourd’hui l’image d’une activité « vestige » (Devenne, 1999). Aujourd’hui, le café est de plus en plus remplacé par le maïs, culture qui nécessite énormément d’eau, participe à l’érosion, ne supporte pas l’ombre et donc ne coïncide pas avec le système complexe agroforestier (Soini, 2005).

29 Qui plus est, la population chagga a quadruplé ces 50 dernières années, ce qui a entraîné une raréfaction des terres disponibles. Presque toutes les familles en souffrent, ce qui suscite des litiges dans beaucoup de cas. Les shamba sont divisés, subdivisés et quand ils deviennent trop petits pour nourrir une famille, les jeunes générations partent travailler dans la ville de Moshi (Moore, 2012). Même si la tradition veut que les populations chagga restent sur le Kilimandjaro, lieu considéré comme sacré, un seul enfant par famille peut vivre sur le shamba qui avec 0,6 hectare de moyenne (IUCN, 2009), atteint sa limite de viabilité. Malgré une émigration importante vers les cités, virtuellement le Kilimandjaro appartient toujours aux Chagga.

Leur canal (mifongo)

30 Le shamba est irrigué par des canaux qui représentent l’emblème du paysage de la ceinture « banane-café ». Les systèmes traditionnels d’irrigation chagga sont décrits pour la première fois en 1880 par des explorateurs européens, très impressionnés par leur efficacité. Allemands et Anglais tentent de s’en rendre maîtres pour y apporter des changements, mais le système des canaux d’irrigation chagga demeure inébranlable (Lein, 2002). On recense environ 500 canaux (mifongo) sur le Kilimandjaro, certains datant du XVIIe siècle, qui alimentent en eau des milliers de shamba pour l’irrigation et autres usages domestiques au travers d’un réseau complexe et élaboré (Tagseth, 2002).

31 Le père Alexandre Le Roy, spiritain et observateur ethnographique du monde africain, écrit à propos des canaux du Kilimandjaro : Les travaux d’irrigation chagga sont absolument remarquables, et en voyant ces prises d’eau cherchées parfois jusqu’au-delà de la grande forêt vierge, conduite sur le flanc des collines et le bord des précipices, amenées par des pentes insensibles jusqu’aux endroits voulus, gardées en des réservoirs, détournées ici ou là, divisées en mille petits canaux de manière à ce que chacun ait sa part, on se demande ce qu’un ingénieur européen aurait pu faire de mieux (Le Roy, 1889).

32 Construction, gestion, travaux, droits d’eau, et usages du canal sont étudiés par des comités de canaux, présents dans chaque village, dont font partie l’ensemble des utilisateurs et les chefs de canaux, le plus souvent des membres du clan fondateur du canal principal. Les autorisations de prélèvement d’eau dépendent de la quantité d’eau disponible, du nombre de demandeurs, et de l’altitude. Comme souvent, ce sont les conditions hydrologiques et les techniques d’approvisionnement qui façonnent des stratégies sociales pour la distribution optimale de quantités restreintes d’eau (Bédoucha, 2011 ; Mosse, 2008). Un ordre social est retranscrit dans la gestion de l’eau,

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où des principes d’équité, d’ancienneté, d’appartenance sociale, ou de préséance religieuse, politique ou sociale s’observent.

33 L’entretien des canaux principaux s’effectue collectivement une fois l’an ; en revanche, chacun est responsable du bon fonctionnement du petit canal traversant sa parcelle, sauf quand de trop lourds travaux sont nécessaires. Si un utilisateur ne participe pas aux tâches communes, les autres membres vont prélever chez le fautif l’équivalent d’une journée de travail, soit un poulet ou une grappe de bananes, qu’ils cuisinent le soir même. Si le fautif persiste, il se verra retirer son droit à l’eau. Les conflits majeurs peuvent ensuite remonter au niveau du district si nécessaire. Mais les fraudes sont rares car chaque membre agit pour conserver son droit à l’eau ainsi que sa place au sein du groupe. Il s’agit ainsi d’un système équitable (car tous les usagers ont les mêmes droits), flexible – car le système est régi par des règles formelles et informelles – et durable – car chaque utilisateur participe à l’entretien et donc à la pérennité du système (Sébastien 2007). Le comité de canal joue le rôle de plateforme politique en pays chagga, autour duquel s’organisent des processus de négociations, de dialogue, de communautarisme et de gouvernance. Contrairement aux domaines agricoles et forestiers où les acteurs extérieurs se sont interposés, le sort des canaux d’irrigation, quand ils existent encore, reste encore aux mains des seuls Chagga.

Politique de l’eau sur le Kilimandjaro

34 La gestion de l’eau en Tanzanie est régie selon la loi sur l’eau de 2002 (complétée par un décret en 2009 du ministère de l’Eau et de l’Irrigation), qui vient confirmer la politique de l’eau de 1991, laquelle mettait fin à l’ère de la gratuité de l’eau lancée en 1965 après l’indépendance. L’objectif est de donner accès à une eau de qualité à 90 % de la population dans un rayon de 400 m en 2025. Pour ce faire, l’État met en place des organismes de bassin et sous-bassins versants (River Basin Boards ; Basin Water Office) et fixe des régimes de propriété individuelle et des tarifs pour l’eau (Jiménez et Perez- Foguet, 2010). Le gouvernement est l’acteur central décisionnel et le district est responsable de la mise en œuvre de la politique de l’eau sur son secteur. Mais ces deux lois successives ne portent pas leurs fruits car seuls 44 % des ménages tanzaniens ont accès à l’eau en 2009, un chiffre qui régresse même depuis les années 1970 (Madulu, 2003). Cette nouvelle politique de l’eau rencontre des résistances majeures de la part des usagers et se trouve critiquée par la communauté scientifique sur quatre points : la marchandisation, l’appropriation, la formalisation et la centralisation.

35 Dans de nombreux pays d’Afrique comme en Tanzanie, depuis la déclaration sur l’eau de Dublin en 1992, l’eau devient bien économique, un élément de la loi sur l’eau qui ne fait pas consensus (Van Koppen et al., 2004). Pour les paysans chagga, l’eau étant un don de Dieu, le gestionnaire de la ressource devient son représentant ; il est donc tenu de gérer et protéger la ressource sacrée avec droiture et dans l’intérêt des créatures de Dieu, via les principes de solidarité et de partage des ressources. La marchandisation de la ressource va à l’encontre des croyances populaires et est considérée comme un sacrilège. Les scientifiques jugent que le gouvernement devrait se concentrer sur les quelques gros consommateurs d’eau plutôt que de ponctionner des milliers de petits exploitants pour de faibles consommations (Maganga et al., 2004).

36 En second lieu, les droits de propriété sont considérés par les institutions comme essentiels dans la transformation d’une économie informelle et de la réduction de la

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pauvreté (Juma et Maganga, 2005). Les décideurs du secteur de l’eau en Tanzanie instituent alors des droits d’eau, système là aussi rejeté en bloc par les communautés, l’eau sacrée ne pouvant appartenir ni à un individu ni à l’État (Shaghude, 2006).

37 Troisièmement, la gestion de l’eau au Kilimandjaro en période précoloniale était une part importante du droit coutumier lequel s’assurait qu’aucun individu ne soit propriétaire d’une source d’eau mais bien la communauté en entier ; la distribution de l’eau se faisait au cas par cas, selon les différents types de demande et d’usages, mais l’eau de boisson était accessible à tous. Ces règles informelles flexibles et non écrites assuraient la gestion durable des différents points d’eau sur un territoire (Boesen, Maganga et Odgaard, 1999), règles non prises en compte ou déconsidérées par le gouvernement, ce qui a conduit à l’échec de la politique de l’eau pour plusieurs auteurs (Van Koppen, 2004 ; Juma et Maganga, 2005). Le système légal tanzanien vise à faire disparaître le droit coutumier au profit de systèmes centralisés officiels, mais celui-ci réapparaît toujours sous une forme ou une autre (Moore, 2012). La communauté scientifique encourage alors la mixité entre systèmes formels et informels et le pluralisme légal pour gérer l’eau (Derman et Hellum, 2002 ; Katerere et Van der Zaag, 2003).

38 Finalement, la notion de participation est essentielle dans une gestion durable et démocratique de l’eau. Elle permet de rebâtir de la confiance entre parties prenantes et d’assurer la conservation de la ressource en se basant sur les pratiques, représentations et savoirs en place (Dungumaro et Madulu 2003), atouts généralement ignorés par les gestionnaires sur le terrain (Maganga et al. 2004).

39 Du fait de ces quatre manques, la loi tanzanienne sur l’eau a engendré des résistances sociales et participé à l’aggravation des pénuries d’eau sur le Kilimandjaro (Mbonile, 2005). Les conflits de valeur morale prennent l’aspect d’un affrontement entre la légalité nationale et les légitimités locales, conduisant les populations à remettre en cause les institutions chargées d’appliquer le droit moderne de l’eau.

Résultats

Ce que nous disent les empreintes territoriales de l’A4D

L’eau et les identités individuelles chagga

40 L’eau représente l’élément central de l’environnement chagga sous plusieurs formes. Les éléments phares cités par les populations sont d’abord les canaux d’irrigation, entités faisant du lien entre rapport social et rapport patrimonial sur la montagne, puis les sources, les rivières, les pluies, le glacier et les forêts d’altitude (lesquelles apportent l’eau, selon les habitants). Au sein du rapport social, la méthode de l’A4D permet de souligner la forte dimension conflictuelle autour de la ressource en eau (fig. 3).

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Figure 3 - Empreinte territoriale chagga

41 Même si le paysan chagga cerne mal les rouages du jeu d’acteurs de son territoire et présente une marge de liberté limitée, il critique fortement de nombreux acteurs, institutions comprises, et identifie précisément ses opposants : le gouvernement, KINAPA, Water Authority, les pilleurs. Water Authority nous fait payer l’eau, alors qu’elle appartient à la montagne ; c’est un sacrilège (ind. 3). Depuis que le gouvernement a installé un tank d’eau, nous n’avons plus d’eau dans les canaux pour l’irrigation (ind. 21). On a le droit au bois mort dans une partie de la forêt mais on est arrêté par les gardes de KINAPA avant d’accéder à la forêt ! (ind. 12).

42 L’acteur est lui-même beaucoup critiqué par les autres, ce qui lui vaut d’être impliqué dans de nombreux litiges significatifs et majeurs sur le territoire à propos de la déforestation, la pollution de l’eau, le morcellement des terres et les mentalités chagga. Les villageois rasent la forêt, brûlent tout pour cultiver partout (TCB). Avec leur tradition de refuser de migrer, les Chagga vont tuer l’agriculture sur le Kilimandjaro (PWBO).

43 Cette forte dimension conflictuelle n’empêche pas le paysan chagga de porter un regard favorable à la concertation et de souhaiter se rapprocher de certains acteurs ; il s’implique alors dans l’action commune en participant aux différents comités de village : Personne ne me le demande mais j’aimerais participer à la gestion de l’eau sur la montagne (ind. 2). Les gardes du parc KINAPA sont corrompus, nous battent et nous mettent en prison mais si c’est pour le bien de la forêt… (ind. 8).

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44 Il est très peu estimé en retour et ses atouts, comme les savoirs vernaculaires, les pratiques vertueuses ou la sensibilité environnementale, ne sont pas ou peu reconnus par les autres. Ce sont des victimes à qui on empêche l’accès à l’eau, à la forêt et à une agriculture de qualité (TAF). Les canaux d’irrigation chagga sont inefficaces pour gérer la ressource en eau, manquant de technologies, de capital, de prix de l’eau (PBWO). Globalement, cet acteur se sent isolé, dépendant et non écouté ; il dit avoir les mains liées.

45 Pour ce qui est du rapport patrimonial, celui-ci est marqué par l’attachement des Chagga à de nombreuses entités territoriales, comme les canaux, les sources, le glacier, l’atmosphère et les forêts. « Je mourrai ici, quoiqu’il arrive » (ind. 43). Le Chagga dit ressentir les connexions entre l’ensemble de ces entités ; un amour qui le rapproche de la prise en compte des systèmes écologiques complexes mais qu’il ne parvient pas à transmettre aux autres. Par contre il se dit éloigné d’objets appartenant à la société moderne comme les réservoirs d’eau (« eau moderne »), les arbres modernes, les vaches modernes et le tourisme, ce qui l’éloigne d’autant plus des acteurs forts. « Je déteste les arbres modernes ; ils assèchent nos sources » (ind. 27). L’acteur identifie très précisément l’ensemble des menaces qui pèsent sur le territoire et présente des savoirs vernaculaires uniques sur l’évolution des ressources naturelles. La forêt assure la protection de la montagne, de bonnes conditions climatiques, un sol fertile, un soleil modéré, et approvisionne les sources ; il faut la protéger à tout prix (ind. 33). Tous les canaux du village sont à sec, à cause de la déforestation en altitude (ind. 6).

46 Il attribue à la nature une valeur existentielle et est prêt à se sacrifier pour qu’elle perdure. Il tente à son échelle de s’engager dans des actions de préservation des canaux et de la forêt, mais même s’il limite ses impacts environnementaux, l’acteur chagga est identifié comme celui qui dégrade par plusieurs autres acteurs. On l’accuse de surconsommation d’eau, pollution de l’eau par les activités agricoles, érosion des sols, braconnage, coupes de bois illégales, etc.

L’eau et l’identité collective du territoire

47 L’analyse globale du jeu d’acteurs conduit à repérer les grands enjeux associés à l’hydrosystème. Arrive en tête la diminution de l’eau sur les pentes (baisse des débits des rivières, disparition des sources et des canaux), puis la fonte du glacier et les changements climatiques, suivis des conflits d’usage (autour de l’eau et du bois). Nos résultats concordent avec ceux de Madulu (2003) ou Mjwahuzi (2001), qui montrent que les populations rurales de la région du Kilimandjaro présentent des connaissances précises sur l’évolution des rivières et des sources mais expriment des perceptions disparates des causes du déclin de l’eau. La diminution de la ressource en eau est évoquée à l’unanimité comme problème majeur du territoire en lien avec la déforestation. Mais si tous les acteurs s’entendent sur l’objectif de protection de la forêt pour préserver la ressource en eau, ils sont en désaccord sur les moyens à mettre en œuvre, ce qui engendre des conflits de valeur morale dans un premier temps, puis d’usage lorsque les acteurs mettent en pratique leur idée de la conservation. Chacun approche les problèmes liés à la dégradation environnementale de son côté et si les scientifiques échangent parfois avec les élus, les associations comme les populations locales font rarement partie du jeu. Les habitants sont vus comme des gêneurs du

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milieu selon le gouvernement, qui recommande de mettre en place des programmes d’éducation pour apprendre aux Chagga à mieux gérer leur environnement. Les acteurs du territoire vivant dans des réalités sociales très différentes, les chances de travailler ensemble semblent pour l’instant compromises et les relations sociales sont peu susceptibles de modifier les liens qui nouent les acteurs à leur territoire.

48 La dimension conflit est prépondérante, les acteurs critiquant beaucoup les villageois, entreprises privées et institutions pour leurs impacts sur la ressource, au niveau quantitatif comme qualitatif. On repère cinq types de conflits autour de l’eau : la pollution de l’eau, la diminution des débits, la mauvaise gestion des canalisations, le prix de l’eau imposé et la corruption des décideurs. Les acteurs apparaissent pourtant attachés à certains objets hydrologiques, comme les rivières ou les sources et tentent de les préserver par le biais de la recherche, de la sensibilisation, de la reforestation ou de la gestion des canaux. Mais ce sont les conflits avant tout qui caractérisent les relations sociales autour de l’eau, peu motrice de coopérations sur notre territoire.

Le paradoxe de l’« eau moderne » en territoire chagga

49 À propos de l’évolution de la ressource en eau sur la montagne, 70 % de notre échantillon estime que la quantité d’eau disponible sur les pentes du Kilimandjaro est en constante diminution, ce qui se traduit par diverses formes : amenuisement des sources, baisse des flux et écoulement intermittent des rivières mais surtout assèchement des canaux.

50 Comme explication, arrive en tête ce que les Chagga nomment « l’eau moderne » ; en effet, pour 37 % de notre échantillon, les canaux d’irrigation se sont asséchés au moment de l’installation d’un réseau de canalisation acheminant l’eau de la forêt au centre du village. C’est le réseau d’eau courante qui récolte toute l’eau de la forêt ; je préférais mon canal d’irrigation à ce tank d’eau. En plus, on doit maintenant payer pour cette eau 2 000 shillings3 par mois au gouvernement, alors que cette eau appartient à la montagne (ind. 27).

51 Ainsi près des 3/4 des familles de notre échantillon ne disposent pas, ou plus, de canaux d’irrigation dans leur shamba, avec de fortes disparités entre villages : les canaux d’irrigation subsistent là où l’eau courante n’a pas été installée. À Mweka et Shimbwe, sept familles sur dix bénéficient d’un canal mais pas de réservoir d’eau. À Kidia, Kweseko et Foo, aucun enquêté ne dispose d’un canal ; les familles peuvent s’approvisionner aux robinets d’eau dans le village mais ne peuvent plus irriguer leurs parcelles. Pour 80 % de ceux qui ne peuvent irriguer leurs cultures, un canal existait il y a peu de temps dans leur shamba qui s’est asséché récemment. Auparavant, si un enfant tombait dans un canal d’irrigation, il était emmené ! Un danger qui ne risque plus d’arriver aujourd’hui… (ind. 26).

52 Après l’installation de l’eau moderne, est invoquée la déforestation sur le Kilimandjaro comme explication de la diminution de l’eau, pour 33 % des familles. Les Chagga assistent, disent-ils, à la déforestation progressive de la réserve forestière et de la half mile strip, déforestation qui serait organisée par les riches villageois, les maires et le parc KINAPA. « La forêt qui diminue, c’est le désert qui avance » (ind. 35). Pour 82 % de notre échantillon, l’eau du Kilimandjaro provient de sources qui naissent dans les forêts d’altitude ; ainsi les Chagga font-ils directement le lien entre déforestation et manque

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d’eau. Parallèlement à la déforestation, les Chagga critiquent la replantation « d’arbres modernes » (modern trees) par le gouvernement ou certaines ONG, des essences non indigènes qui, plantées en bord de rivières ou dans les zones de captage, désorganisent l’ensemble des milieux naturels d’altitude et consomment l’eau des sources de la montagne. Le problème, c’est la plantation des arbres modernes, les «mamasse», des essences qui pompent directement l’eau des sources (ind. 38).

53 Les changements climatiques représentent la troisième cause invoquée par les Chagga (17 %) pour expliquer la diminution de l’eau, suivie de l’intensification des usages qui est pointée du doigt par les villageois (13 %). Cette pression anthropique se traduit selon les familles par la pression démographique, le morcellement des terres, les conflits de plus en plus violents entre villageois pour les différents usages de la ressource en eau. On est aujourd’hui très nombreux sur les pentes et on utilise trop d’eau, c’est tout (ind. 16). On doit retrouver une certaine humanité qui s’est perdue entre nous (ind. 24). Les populations des basses terres n’ont pas accès à une eau de qualité, et c’est à cause de nous. Ici, en altitude, on utilise beaucoup d’eau, et la population augmente rapidement (ind. 49).

54 On note une autocritique marquée chez les Chagga, lesquels remettent en perspective leur propre mode de gestion des ressources naturelles, ce qui traduit une identité sociale qui peine à s’affirmer.

55 Quant à l’aspect qualitatif de la ressource en eau, il s’agit d’un problème récent créant des difficultés d’approvisionnement en eau potable et déploré par 55 % des familles rencontrées. On retrouve là aussi comme premier responsable « l’eau moderne » et la mauvaise gestion des canalisations, suivi de l’intensification des usages, des changements climatiques et finalement du tourisme, qui est ici spécifiquement pointé du doigt comme dégradant la ressource. Même s’il ne s’agit pas là d’un enjeu majeur pour les familles, 73 % de notre échantillon juge que le tourisme ne rapporte aucun bénéfice au village et qu’il est source de pollutions environnementales.

56 Alors que l’eau destinée à l’irrigation est gérée par des comités de canaux, il n’existe pas de système organisé gérant l’eau potable sur le territoire. Beaucoup boivent encore l’eau des canaux tandis que d’autres – essentiellement les femmes – marchent quotidiennement vers la source ou la rivière la plus proche, ce qui représente une dépense en temps et énergie considérable. Je bois l’eau du canal, même si je sais que les gens y font leur lessive et que le bétail s’y abreuve (ind. 1). Depuis que je n’ai plus de canal, je dois aller chercher de l’eau à la rivière quotidiennement ; je pars tôt le matin et reviens vers 14 h (ind. 19).

57 Là où ont été installés des réseaux de canalisation pour alimenter en eau les villages, tous les habitants ne peuvent en assumer le coût, sans compter ceux qui refusent de payer pour un bien qui vient de Dieu. L’entreprise Kiliwater4 m’a coupé l’eau courante car je n’avais pas payé ; en effet, je crois qu’on ne doit pas payer pour un cadeau de Dieu (ind. 39). L’eau du ciel appartient à Dieu et l’eau du canal aux membres du comité (ind. 5).

58 De plus en plus de familles s’arrangent alors avec leurs voisins pour leur consommation d’eau potable à partir de règles informelles, ce qui crée une nouvelle dynamique sociale d’approvisionnement en eau. L’arrivée de « l’eau moderne » crée alors de nombreux

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conflits dans les villages, entre le responsable du projet et les villageois, entre les riches et les pauvres ; des conflits d’usage et de valeur morale portant tant sur la qualité que la quantité d’eau. Bientôt, il n’y aura plus de conflits car il n’y aura plus d’eau (ind. 6).

59 Le tableau suivant récapitule nos principaux résultats par rapport à notre approche théorique de la notion d’identité territoriale. Sur le plan social, c’est l’isolement qui caractérise la dimension individuelle, les Chagga se sentant non entendus par les autres et présentant une marge de liberté limitée ; et le conflit qui caractérise la dimension collective, les acteurs étant à la fois très critiques et critiqués dans le jeu d’acteurs. Sur le plan spatial, l’attachement aux objets naturels marque l’identité individuelle, les Chagga intégrant la nature dans leur être et l’opposition entre tradition et modernité marque l’identité collective, les acteurs s’appuyant sur différents objets pour définir leur identité.

Tableau 4 - Résultats de l’A4D vis-à-vis de l’identité territoriale du Kilimandjaro

Discussion

Rapport social : l’eau révèle les conflits entre tradition et modernité

60 Nos résultats montrent que la ressource en eau cristallise les conflits d’usage comme de valeur morale sur la montagne sacrée. À l’origine de ces litiges, l’opposition profonde entre « tradition » et « modernité ». On découvre un jeu d’acteurs divisés : d’un côté, les partisans d’une société moderne, d’une agriculture intensive, de nouvelles essences forestières, d’un développement touristique ou de l’installation systématique de « l’eau moderne » ; de l’autre, les partisans des activités traditionnelles, d’une certaine transmission des savoirs oraux, des petites parcelles agricoles, de l’agroforesterie, des comités de village ou des anciennes essences forestières. L’entité dont on parle le plus, en bien comme en mal : les activités traditionnelles, qui posent problème pour certains, garantes au contraire de l’identité et de la survie de la région pour d’autres. Il s’agit là d’un conflit de valeur morale qui se transforme rapidement en conflit d’intérêts, en conflit d’usage et qui donne lieu à des altercations parfois violentes entre protagonistes (Sébastien, 2010).

61 Selon Moles (1995), l’appropriation d’un lieu peut se faire selon deux comportements : l’« enracinement », quand un individu s’installe en un lieu qui devient le barycentre de sa vie, autour duquel il développe des lieux secondaires (travail, loisir) ; et l’« errance » qui se caractérise par des fréquences de passage à travers un territoire donné et qui peut développer chez celui qui la pratique un degré de connaissance de ce territoire aussi précise que chez les « enracinés », sans pour autant qu’il y attache de la valeur.

62 Sur notre territoire d’étude, les « enracinés » sont symbolisés par le monde des usagers, attribuant une valeur existentielle aux ressources naturelles, et à l’eau en particulier.

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Ils se disent très attachés au territoire et mobilisent de solides connaissances de terrain, basées sur l’expérience et la transmission des savoirs. L’eau sur le Kilimandjaro symbolise la vie ; ainsi, les rivières et sources doivent perdurer, non pas pour les humains mais pour la montagne. Les « errants » intègrent les mondes des associations et des institutions, des acteurs qui ne pratiquent pas le territoire au quotidien mais qui le connaissent bien. Ces acteurs attribuent aux ressources naturelles des valeurs de legs, par laquelle on souhaite transmettre un environnement sain aux générations futures. Ils montrent des connaissances variées, à la fois scientifiques, institutionnelles et vernaculaires, ainsi qu’un attachement modéré à l’environnement5. En plus des enracinés et des errants (Moles, 1995), apparaissent sur le Kilimandjaro ce que nous appelons les « détachés », ceux qui pratiquent le territoire au quotidien, lequel ne représente qu’une base pour le développement de leurs activités. Les mondes de l’industrie, de l’agriculture, et du tourisme font partie des détachés ; ceux-là ne s’intéressent pas au territoire dans sa globalité, restent centrés sur leurs activités et l’environnement a pour eux avant tout une valeur économique. L’eau est jugée sur sa valeur d’usage pour l’agriculture, la consommation humaine, les industries. Ceux qui identifient exclusivement cette valeur d’usage ne mobilisent que peu de savoirs sur l’évolution de l’hydrosystème sur le territoire. Ces positionnements divergents en termes de valeurs engendrent des comportements sur le territoire, desquels découlent de véritables conflits d’usage, où chacun se dit freiné dans ses activités par les actions des autres.

Rapport patrimonial : l’eau génère des attachements

63 Ce qui ressort de l’analyse du discours chagga est l’attachement voué aux éléments naturels les environnant, à savoir la rivière, les sources, le canal, le glacier et la forêt d’altitude. Même ceux qui travaillent en ville reviennent quand ils peuvent sur le shamba familial avec lequel ils gardent un lien fort, peu importe sa taille (William et Mungo, 2003). La notion d’attachement au lieu est définie comme un lien affectif positif entre les individus et leur environnement (Altman et Low 1992). Il implique une notion d’identité primordiale dans le rapport de l’individu à son environnement et à l’intérêt qu’il lui porte (Giuliani, 2002 ; Bonaiuto et al., 2002). Comme par effet miroir au rapport social, les Chagga entretiennent des rapports de coopération avec leur environnement. Le vivant naturel semble être appréhendé par les Chagga comme une personne avec qui sont noués des rapports sociaux, des rapports qui, comme l’écrit Haudricourt (1962), « ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur d’un groupe ».

64 Nous montrons que cet attachement aux objets hydrologiques engendre savoirs et pratiques liés à l’eau. À propos des savoirs, le Chagga mobilise une somme importante de connaissances sur son milieu naturel, notamment sur les liens existant entre hydrosystème et milieux forestiers d’altitude, des savoirs à la fois scientifiques et indigènes, les distinguer faisant peu de sens6 (Adell, 2011). À propos des pratiques, les Chagga, qui sacralisent les ressources naturelles, telles que la forêt et les sources, sont prêts à aller jusqu’au sacrifice personnel pour les préserver. Ils acceptent en effet sans broncher la domination violente que leur fait subir le parc national, en se disant que c’est le prix à payer pour préserver la forêt7 (Newmark et Leonard, 1991). Nos résultats rejoignent les travaux de nombreux auteurs qui soulignent le lien inhérent entre croyances des individus envers la nature et engagement pro-environnemental (Steg et

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Sievers, 2000), entre attachement au lieu et engagement vis-à-vis de celui-ci (Vaske et Kobrin, 2001).

65 Si l’attachement individuel chagga engendre des connaissances riches et des pratiques durables, qu’en est-il au niveau collectif ? Pour plusieurs auteurs, l’attachement au lieu est d’abord une affaire collective ; il est d’ailleurs souvent évoqué dans la littérature comme un lien social (Mesch et Manor, 1998), la terminologie la plus employée étant « attachement à la communauté ». L’attachement collectif sur le Kilimandjaro se traduit dans les comités de canaux, connus pour leur gouvernance locale efficace assurant la pérennité de la ressource (Devenne, 1999). On retrouvait aussi cet attachement collectif du temps où les Chagga géraient les forêts villageoises jusque dans les années 1940. La gestion de ce territoire forestier avait engendré au village des groupes de discussion, de travail, d’organisation, et les relations entre acteurs s’en étaient trouvées enrichies. Dans ces deux cas, la gestion des ressources naturelles est sous la responsabilité du groupe et les règles villageoises poussent chaque individu à ne pas commettre d’impair envers la communauté. Selon Ostrom et al. (1999), nombreux sont les exemples de communautés qui ont prouvé leur aptitude à une gestion durable des ressources naturelles, à partir de l’établissement d’un régime de propriété commune et d’une série de règles sociales.

66 Mais organisation sociale et gestion des ressources naturelles sont aujourd’hui dissociées avec la reconfiguration du paysage socio-spatial sur la montagne. Même si individuellement, la famille chagga reste attachée aux ressources, le fait que cet attachement soit isolé perturbe les savoirs comme les pratiques sur la montagne. On a vu que l’installation de l’« eau moderne » a défait du lien social notamment avec l’assèchement des canaux. Mais ce qui est tout aussi préoccupant à notre avis, « l’eau moderne » n’a pas tenu compte de l’attachement que les Chagga vouaient à leurs ressources. Selon Casciarri et Van Aken (2013), le sacré, associé aux eaux « traditionnelles », ne disparaît pas avec l’apparition de l’eau « moderne », c’est-à-dire industrialisée, urbanisée, centralisée. Le sacré revêt alors de nouvelles formes, avec des mythes abordant l’État, le citoyen, le progrès, la modernité. Sur le Kilimandjaro, « l’eau moderne » est associée à une forme de malédiction mais n’a pas (encore ?) créé de nouveaux attachements. Subsiste le clivage entre approche socio-économique de l’eau et approche symbolique.

Conclusion

67 C’est le mot « adaptation » qui revient dans l’ensemble des publications scientifiques concernant les Chagga, les populations ayant su mobiliser durant leur histoire des ressources multiples offertes par la montagne en associant des combinaisons de production et une pluriactivité en perpétuelle évolution. La capacité d’adaptation des Chagga, et les processus qu’ils mettent en place – qui marquent à la fois le territoire et la société – donnent à voir les traces de fonctionnements passés et les indicateurs de l’influence des pratiques contemporaines. Après la dépossession des domaines agricole et forestier, c’est au tour de l’eau et de ses changements environnementaux et institutionnels de demander aux Chagga de s’adapter une nouvelle fois. Car ce sont désormais plusieurs entreprises appuyées par le gouvernement, comme Kiliwater ou Bonite Bottlers qui ont la mainmise sur la ressource en eau, une évolution qui a bouleversé l’identité territoriale chagga.

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68 Avant de tenter d’appréhender l’identité territoriale collective, nous avons souhaité explorer la dimension individuelle des identités existant sur les pentes sud du Kilimandjaro et ainsi donner toute leur place aux identités personnelles qui ont longtemps été le parent pauvre des travaux géographiques. La notion d’identité territoriale est ici approchée comme un système socio-spatial et la ressource en eau comme un élément au cœur de ce système. Le modèle conceptuel d’analyse Acteur en 4 Dimensions nous permet de décortiquer l’identité territoriale en évaluant sur un territoire les différents rapports sociaux et patrimoniaux des acteurs. Une des forces du modèle réside dans sa capacité à passer d’entretiens semi-directifs à une objectivation du discours et d’allier données quantitatives et qualitatives. En effet, nous postulons que c’est la combinaison des approches quantitatives et qualitatives, très peu présente dans la littérature, qui s’avère la plus pertinente scientifiquement pour approfondir la notion d’identité territoriale.

69 L’analyse de la place de l’eau dans l’identité territoriale permet de mettre le doigt sur l’opposition fondamentale entre tradition (portée par les « enracinés » et représentée par les canaux d’irrigation) et modernité (portée par les « détachés » et représentée par « l’eau moderne »). Face au bouleversement territorial qui s’opère sur la montagne, les « détachés » accusent les Chagga d’être responsables de la dégradation environnementale généralisée par leurs pratiques agricoles ; tandis que les « enracinés » accusent les nouveaux arrivants de voler les ressources naturelles et de transformer le paysage à des fins purement économiques. Le paysan chagga ne semble plus avoir sa place sur les pentes du Kilimandjaro, les autres acteurs l’accusant de consommer trop d’espace sur la montagne. Même s’ils tiennent toujours à sa pérennité, les habitants se sentent déresponsabilisés vis-à-vis du milieu naturel, ce qui impacte tant les rapports sociaux que patrimoniaux. Ce qui faisait la spécificité culturelle des lieux (basée sur la gestion des canaux et de la forêt villageoise) n’est plus, et un nouveau rapport à l’eau s’installe sur le Kilimandjaro. Le processus de collecte de données effectuée dans un village voisin, Uraa, où la majorité des habitants dispose d’un robinet d’eau courante, est à cet égard illustratif : les villageois ne savaient pas si l’eau diminuait ou non, ne se sentaient pas concernés par la pollution de l’eau et n’avaient pas d’avis sur la fonte du glacier. Nous montrons que l’arrivée de « l’eau moderne » sur les pentes du Kilimandjaro a modifié les représentations, savoirs et pratiques locales, ce qui impacte directement l’identité territoriale.

70 L’eau est ici au cœur du système socio-patrimonial et la dimension de l’attachement ne doit pas être sous-estimée car elle est directement reliée aux savoirs et aux pratiques. L’eau est donc à la fois un vecteur de pouvoir et de relations sociales mais aussi de patrimoine et d’attachement. Au travers du modèle A4D et de sa réflexivité, nous avons montré que l’eau sous toutes ses formes engendre des relations affectives fortes au territoire, lesquelles sont porteuses de savoirs et de pratiques spécifiques. Nier les liens affectifs des acteurs aux objets du territoire perturbe l’identité même du territoire en question. Sur le Kilimandjaro, nous montrons que les représentations (ex. : attachement aux sources) comme les pratiques (ex. : comités de canaux) traditionnelles sont ignorées ce qui induit inévitablement une perte d’identité territoriale. La montagne-monde devient un lieu de projets, sans que la relation identificatoire entre individus et lieux soit durable ou/et stable.

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NOTES

1. Une planèze est un plateau basaltique qui résulte de l’érosion de coulées sur les flancs d’un volcan. 2. Espèces qui ont besoin d’ombre pour se développer. 3. Équivalent à environ 1 euro. 4. Entreprise instaurant dans les villages un service payant d’accès à l’eau. 5. À noter : la valeur d’agrément n’est jamais évoquée par les acteurs des pentes du Kilimandjaro.

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 89

6. Selon Descola (1986), l’ensemble des croyances et des mythes doit être considéré comme un savoir écologique des écosystèmes et des équilibres à respecter pour que tout se maintienne en état d’homéostasie. 7. En réalité, le parc est centré sur la gestion touristique plutôt que sur la conservation.

RÉSUMÉS

Notre objectif est ici d’étudier l’évolution d’une identité territoriale au prisme de bouleversements environnementaux et institutionnels liés à la ressource en eau. Le mont Kilimandjaro et ses habitants, les Chagga, sont marqués par deux enjeux majeurs la concernant : la baisse de sa disponibilité et la nouvelle politique de l’eau amenant modernisation, marchandisation, privatisation et centralisation de la ressource. La notion d’identité territoriale est appréhendée en tant que système socio-patrimonial, empreint de rapports sociaux (relations entre acteurs) et patrimoniaux (relations aux objets naturels et culturels). Le modèle de l’Acteur en 4 Dimensions offre un support méthodologique permettant de décortiquer un territoire en système socio-patrimonial à partir d’entretiens semi-directifs et de différencier les identités individuelles et collectives, sociales et spatiales. Nous testons l’hypothèse selon laquelle un objet territorial comme l’eau peut être porteur de relations sociales comme de liens affectifs au territoire, et que nier ces attachements peut modifier l’identité territoriale. Au niveau social, nous mettons en exergue une opposition fondamentale entre tradition (portée par les enracinés, représentée par les canaux d’irrigation) et modernité (portée par les détachés, représentée par « l’eau moderne »). Au niveau patrimonial, l’eau engendre des attachements porteurs de savoirs, pratiques et représentations spécifiques, niés par les nouveaux gestionnaires des ressources naturelles. Ce qui faisait la spécificité culturelle des lieux (la gestion villageoise des canaux) n’est plus et un nouveau rapport à l’eau s’installe sur le Kilimandjaro perturbant grandement l’identité territoriale chagga.

Our objective is to study the evolution of a territorial identity in relation to environmental and institutional changes over a natural resource, water. Mount Kilimanjaro and its inhabitants, the Chagga, are facing two major challenges: the decline in water availability and the new water policy leading to modernization, commodification, privatization and centralization of the resource. The notion of territorial identity is understood as a socio-spatial system, embedded in social relations (relations between actors) and spatial relations (relations with natural and cultural objects). The 4-Dimensional Actor model offers a methodological support to dissect a territory in a socio-spatial system using semi-directive interviews and to differentiate between individual and collective, social and spatial identities. We test the hypothesis according to which a territorial object like water can carry social relations as well as emotional ties to the place, and that denying these attachments can change the territorial identity. On the social level, we highlight a fundamental opposition between tradition (carried by the rooted actors defending irrigation channels) and modernity (carried by the detached actors defending “modern water”). At the spatial level, water generates attachments that carry specific knowledge, practices and representations, denied by the new water managers. For a long time, the village management of the canals made the cultural specificity of the territory, but the new water rules on the Kilimanjaro today greatly disrupt the Chagga territorial identity.

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 90

AUTEUR

LÉA SÉBASTIEN

Université Toulouse Jean Jaurès, Centre CNRS GEODE, Maison de la recherche, 5 av. Antonio Machado, 31058 Toulouse Cedex 9, [email protected].

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 91

Tous au village le week-end ! À propos de l’intensification des mobilités hebdomadaires de citadins vers les campagnes au Cameroun Week-end rush to the village! About the intensification of weekly urban mobility to rural areas in Cameroon

Aristide Yemmafouo

Ce travail fait partie de “African Rural-City Connections” (RurbanAfrica 2012-2016), projet de recherche financé par l’Union européenne dans le cadre du septième PCRDT, convention de financement n° 290732. Pour plus d’informations consulter : http://rurbanafrica.ku.dk/.

1 Les travaux sur la mobilité distinguent habituellement quatre formes de mobilité spatiale : la mobilité quotidienne et la mobilité résidentielle correspondent à l’espace du bassin de vie, mais avec une temporalité courte pour l’un et longue pour l’autre. Le voyage et la migration obéissent à une logique de mobilité hors du bassin de vie avec une temporalité courte (voyage) et longue (migration). Cependant, ces catégories classiques sont aujourd’hui talonnées par des formes de mobilités plus transversales comme la birésidentialité ou la multilocalité (Kaufmann, 2004). C’est ce qui se passe au Cameroun quand les citadins se retrouvent au village quasiment tous les week-ends. Depuis les années 2000, les efforts de reprise économique post-crise sont porteurs d’une intensification des mobilités hebdomadaires de citadins vers les campagnes. Plus particulièrement dans les métropoles de Douala et Yaoundé, on observe dès le jeudi soir de vastes mouvements de voyageurs en direction de l’Ouest-Cameroun où le phénomène est le plus perceptible en raison de l’importance des migrants de cette région. Les raisons de ces mobilités sont éminemment socioculturelles. Elles traduisent un renforcement des solidarités urbaines s’exprimant prioritairement dans des épreuves en rapport avec la ruralité. C’est donc l’expérience du lieu qui motive le

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 92

déplacement. Dès lors, on s’interroge sur cette redécouverte des ruralités quand on aurait pu penser que la mondialisation active des villes aurait plutôt conduit à un flétrissement des relations. Entre cérémonies funéraires au village, vacances, réunions familiales et diverses cérémonies traditionnelles, le citadin charge les espaces ruraux de fonctions patrimoniale, récréative, résidentielle, etc. Une escapade en campagne le week-end produit dès lors un plaisir que se permettent les citadins et en particulier, les plus affiliés aux réseaux d’entraide communautaires. Tout événement socioculturel heureux ou malheureux devient une occasion de se rendre au village en famille ou en groupes d’amis et ce d’autant plus que nombre de citadins ont pris soin de faire construire de somptueuses villas ou de reproduire des centres d’hébergement d’un niveau de confort « urbain ». Être au village trois jours sur sept dans ces conditions produirait des citadins « multisitués » pour reprendre une analyse de Cortes et Pesche (2013).

2 Le week-end au village est aussi motivé par la (re)découverte des « histoires de route » ou des points d’arrêt sur le trajet. Entre mythologie et vécu des hommes, ces lieux légendaires du parcours forment un tourisme culturel que le citadin-migrant (re)vit avec bonheur chaque week-end au départ comme au retour. Il s’est ainsi construit des territoires de mobilité aux spécificités précises (Vodoz et al., 2004). Par ces mobilités de week-end, le citadin arrive à rejeter le stress urbain accablant en exploitant l’opportunité que lui offrent les leviers de la solidarité urbaine. Toutes les couches sociales sont impliquées, mais plus singulièrement les membres de la jeune classe moyenne affiliés aux réseaux d’entraide ethno-tribale ou socio-professionnelle.

3 Ces mobilités intensifiées renforcent par ailleurs le poids économique des espaces de mobilité. À partir des terminaux de transport ville-campagne, on observe une série d’activités économiques organisées et rythmées par les mouvements du week-end, notamment, la vente des produits du terroir aux points d’arrêt ou à l’entrée des lieux de cérémonie, la gastronomie de masse. Pendant que les hôtels de la ville proche du village se remplissent, marchands et mototaxis atteignent le pic de leur activité vendredi et samedi.

4 Ces nouvelles formes de mobilité sont évidemment la preuve de nouvelles dynamiques des sociétés africaines dans leurs rapports aux intérêts individuels et de groupes, aux lieux et à l’adaptation à la compétition des marchés (Lombard et Ninot, 2010a). Ces rapports s’expriment en termes de coexistence des lieux, des hommes et de leurs activités en rapport avec diverses pressions extérieures et intérieures. Deux questions sous-tendent dès lors la réflexion menée dans cet article : comment comprendre l’intensification des mobilités citadines du week-end au village ? Comment la ville et la campagne profitent-elles de ces mobilités pour raffermir leurs relations d’interdépendance ? L’étude est réalisée à partir des observations menées depuis 2010 et des entretiens auprès des voyageurs du week-end et des opérateurs des services qu’ils sollicitent. Plus de 250 entretiens ont été menés auprès des acteurs sur l’axe Douala-Dschang-Mbouda, soit 200 voyageurs, une demi-douzaine de chefs d’agence, une trentaine de chauffeurs et une quinzaine d’opérateurs d’activités connexes aux mobilités de week-end. Ces entretiens ont été conduits en août-septembre 2015 dans le cadre d’un financement partiel du projet européen « RurbanAfrica. Connexions villes- campagnes en Afrique ». L’objectif de ce projet était d’explorer les nouvelles formes de connexion s’établissant entre campagnes et villes en vue de comprendre l’interdépendance de leurs problèmes et de leurs solutions. Nous soutenons l’hypothèse

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que l’intensification des mobilités du week-end atteste du renforcement des liens de coexistence multiples construits en ville et exprimés au village. En premier lieu, nous mesurerons les flux de mobilité et analyserons les motivations des acteurs. Ensuite, l’incidence sur les espaces de mouvement sera analysée en termes de tourisme culturel et d’activités économiques émergentes pour les territoires de mobilité. Enfin, il sera nécessaire de comprendre les effets de la mobilité de week-end sur le citadin-voyageur afin de saisir davantage les enjeux.

Images et évolution du trafic de week-end sur les routes reliant les métropoles camerounaises aux campagnes de l’Ouest

Aperçu des mobilités villes-campagnes au Cameroun

5 Le réseau urbain camerounais affiche deux métropoles de plus de deux millions d’habitants, sept villes régionales de population comprise entre 100 000 et 300 000 hab. et 93 villes secondaires de population comprise entre 10 000 et 100 000 hab. Trois zones de croissance ont été identifiées : la zone ouest contrôlée par Douala, la zone centre-sud dominée par Yaoundé et la zone du Grand-Nord plus diffuse et contrôlée par les villes régionales Maroua, Garoua et N’Gaoundéré (fig. 1). Chaque pôle structure une aire culturelle déterminant les mobilités en campagne et surtout un domaine de l’économie rurale développé sur la base de son potentiel agro-écologique. Dans le pôle ouest, les villes échangent avec les espaces ruraux les produits maraîchers des Hautes Terres, les tubercules et les produits forestiers des basses terres littorales. Nous nous situons dans deux grandes aires culturelles où les populations sont particulièrement mobiles : l’aire culturelle des Grassfields dominée par les Bamilékés sur les Hautes Terres et l’aire culturelle Sawa-Bassa sur le littoral. Au centre-sud, le cacao et les produits forestiers rythment les rapports économiques citadins-ruraux au milieu d’une aire culturelle dominée par les Fang-Béti-Bulu. Ce sont des peuples de forêt que l’urbanisation a rendus très mobiles. Le Grand-Nord est dominé par les Peuls traditionnellement éleveurs et céréaliers (fig. 1). Malgré leur présence dans toutes les villes du pays, le va- et-vient entre ville et campagne est moins important sans doute à cause de la faiblesse des liens que le migrant garde avec son lieu d’origine. Il est important de souligner le poids des densités de peuplement qui ont largement contribué à l’intense émigration des Bamilékés depuis l’époque coloniale. Les densités dépassent habituellement 400 hab./km² et exacerbent les questions foncières (Barbier et al., 1978 ; Dongmo, 1981).

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Figure 1 - Urbanisation, villes et mobilité de week-end au Cameroun

Sources : données des villes, RGPH 2005, données des mobilités : enquêtes de terrain 2015

6 Le développement des villes s’est accompagné d’une intensification des relations avec les campagnes en termes de ravitaillement et de nécessités socioculturelles. Les métropoles Douala et Yaoundé sont les centres de connexion du pays au monde et de relais des phénomènes liés à la mondialisation. L’intensification de ces connexions est dès lors créatrice de nouvelles opportunités d’emplois et de relations depuis les terminaux de départ jusqu’aux terminaux d’arrivée et sur l’ensemble des territoires de mobilité. Des gares routières, aux arrêts de péage routier ou des villes-étapes comme Makénéné, Melong ou Garoua-Boulaï, la coexistence villes-campagnes est manifestée par l’importance du trafic de personnes, des biens, d’information et des activités économiques fixées autour de la mobilité. L’exemple de la région de l’Ouest illustre cette intensification de la coexistence ville-campagne dans le contexte de mondialisation.

D’intenses flux sortant des villes et métropoles en début de week- end

7 En dépit de la crise économique et de l’étendue du niveau de pauvreté des populations à faible revenu, on se rend compte que les solidarités villes-campagnes ne sont pas ébranlées au Cameroun. Elles se sont d’ailleurs élargies, passant des cercles familiaux et lignagers aux cercles professionnels et sur des bases plus directement économiques et financières. Sur les routes reliant les métropoles camerounaises à leurs périphéries, le trafic est particulièrement dense le week-end. Tout se passe comme si ces dernières se vidaient. La situation est plus marquante sur les routes de l’Ouest, notamment la route nationale n° 5 reliant Douala à Bafoussam et la route nationale n° 4, Yaoundé-

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Bafoussam. Au niveau du péage de Santchou, on a relevé une intensification brutale du trafic en partie liée au bitumage de la bretelle Dschang-Melong qui mobilise désormais 80 % des flux vers l’ouest et le nord-ouest (tabl. 1). Plus d’une centaine d’agences de voyages de transports collectifs opèrent sur ces axes routiers et réalisent les deux tiers de leur chiffre d’affaires hebdomadaire les week-ends, d’après les entretiens avec les chefs d’agences. Au départ de Douala, les principaux transporteurs enregistrent au moins une dizaine d’autobus de 70 places (gros porteurs) chaque jour1 tandis que les transporteurs moyens comptent une dizaine d’autobus de 30 à 35 places (coasters). Pour une moyenne de cinq grands et cinq moyens transporteurs2, nous avons estimé à 5 250 le nombre de citadins de Douala se rendant à l’ouest un vendredi de haute saison de mobilité. Le flux atteindrait 8 000 voyageurs en ajoutant les petites agences et les voyageurs empruntant des véhicules personnels. Au départ de Dschang, il a été enregistré plus de 2 300 voyageurs en partance pour Douala le week-end de la rentrée scolaire de septembre 2015 (tabl. 2). Une dizaine d’années avant, il était difficile d’atteindre vingt coasters, soit 700 voyageurs à partir de Dschang. Depuis 2005, le rythme s’est accru à, au moins, cinq gros-porteurs par grands transporteurs comme Grand-Ouest, Kami-express, Menoua Voyage au départ de Douala le vendredi.

Tableau 1 - Évolution du trafic moyen journalier de véhicules sur l’axe Douala-Ouest au niveau de Santchou

Années 2000 2007 2015

Type de véhicules Nombre Nombre Nombre

Véhicules particuliers 326 73,92 % 748 74,34 % 1 318 61,94 %

Pick-up 49 11,11 % 84 8,34 % 112 5,26 %

Minibus/autobus 43 9,75 % 49 4,87 % 520 24,44 %

Camions 23 5,22 % 126 12,51 % 178 8,36 %

Total 441 100 % 1 007 100 % 2 128 100 %

Sources : Banque africaine pour le développement, 2000 et 2007 ; comptage au péage de Santchou septembre 2015

8 L’intensification du trafic s’accompagne d’un effort d’augmentation des capacités et d’amélioration du confort pour les passagers. Par exemple, les nouveaux leaders du transport vers l’ouest comme Général Voyage affichent une flotte de 52 gros-porteurs et 65 coasters pour desservir Douala-Ouest-Yaoundé. On est passé des autobus de 15-19 places des années 1990 aux autobus de 30-35 places dans la première moitié des années 2000. Depuis 2010, les autobus de 70 places se sont généralisés. Les transporteurs ayant tardé à offrir ce confort ont vu la clientèle leur échapper. Ces gros- porteurs ont l’avantage de transporter une plus grande quantité de bagages dans des soutes et non plus sur des galeries de la voiture. En plus de la stabilité assurée, ces véhicules sont plus spacieux, plus sécurisants et confortables ; de quoi encourager un citadin à prendre plus facilement la décision d’aller au village le week-end (fig. 2).

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Tableau 2 - Trafic moyen de passagers en partance pour Douala le week-end (samedi et dimanche) à partir de la gare routière de Dschang

Nombre de Nombre de véhicules Nombre de véhicules Nombre de Nombre de places du au départ de Dschang au départ de Dschang voyageurs** voyageurs véhicule en haute période* en basse période

Coasters 48 1 680 16 560 (30/35 places)

Gros-porteurs 10 700 4 280 (70 places)

Total 58 2 380 20 840

* Haute ou basse période exprime les deux extrêmes du flux de mobilité vers l’ouest Cameroun au cours de l’année. ** La surcharge de passagers devenue régulière rend ce chiffre encore plus élevé. Source : enquête de terrain, septembre 2015

9 Le flux des voyageurs en voiture personnelle s’est aussi intensifié. Voyager en groupe d’amis, en famille ou accompagné de passagers, permet d’amortir les frais de carburant et assure une plus grande flexibilité pendant le voyage. Les membres d’une réunion seront ainsi plus à l’aise de contribuer individuellement pour mettre une seule voiture en route ou pour louer une voiture de transport public. Ils garantissent ainsi arrêts touristiques et emplettes sans pression au cours du trajet. La convivialité et le confort des voitures personnelles sont dès lors les motivations premières d’une mise en route pour le village le week-end.

10 Le voyage de nuit est une spécificité caractéristique de la grande mobilité sur les lignes de l’ouest. Voyager la nuit permet de ne pas perdre plus d’une journée de travail, c’est- à-dire le vendredi ou le samedi pour certains travailleurs du secteur privé. À la fin de la journée du vendredi, le voyageur prend immédiatement la route ou attend de partir à 23 h pour arriver le matin à 5h. Les mêmes horaires sont opérationnels au retour. Le déplacement de la journée des cérémonies de dimanche à samedi est une adaptation rurale au rythme d’activité urbaine pour permettre aux citadins de rentrer sans pression et de se reposer. Selon les notables rencontrés à Bafou et Bangang, « le fait de maintenir les cérémonies le dimanche occasionnait beaucoup de retard au travail le lundi. Les conducteurs en état d’ébriété prenaient immédiatement la route et causaient beaucoup d’accidents ». De même, suite à la demande citadine, il devenait impossible de tenir une assise aussi urgente soit-elle au village en semaine au risque de se retrouver seul. Pour le cas des décès par exemple, mettre la dépouille à la morgue est devenu une nécessité et un indicateur de mesure du poids des citadins dans la prise des décisions au sein des familles rurales. Chaque chef-lieu de département s’est instantanément doté d’un service de morgue, tout comme on a constaté le développement des prestations de service socioculturelles.

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Photo 1 - Nouveaux autobus VIP pour le confort et la sécurité des voyageurs

Photo 2 - Embarquement pour la ville avec plein de provisions

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Photo 3 - Embarquement pour le village avec plein de provisions par pick-up en raison du mauvais état des routes rurales

11 Le trafic des villes régionales et secondaires n’est pas moins important. Le week-end, les agences de voyages régionales comme Avenir ou Général consacrent jusqu’à la moitié de leur flotte à la desserte des lieux de cérémonies culturelles dans les villages de l’Ouest pendant la saison des funérailles. Les contrats se font sous la forme de location, taxis de brousse et motos ne sont pas en reste. En effet, un groupe de voyageurs correspondant plus ou moins au nombre de passagers d’un autobus négocie soit une course-dépôt, soit un montant équivalent à la recette journalière de l’autobus si la distance à parcourir ne permet plus au chauffeur de faire le nombre de ses rotations quotidiennes.

Des images saisissantes d’une ruée vers les campagnes le week- end

12 Les mobilités citadines de week-end permettent de connecter et d’intégrer les zones rurales (Lombard et Ninot, 2010b), mais cela n’est pas aussi simple que transporter et déposer des passagers. À chaque étape du trajet, le défi de la qualité de service et de la sécurité hante l’esprit du voyageur. Les veilles et fins de week-ends sont particulièrement sensibles sur les axes reliant les métropoles camerounaises. Les terminaux de transport interurbain au départ des villes donnent l’image d’une désertion massive de la ville. Enfants, jeunes et personnes âgées, tous traînent des sacs dans un vacarme de klaxons de taxi/motos et des hurlements incessants des chargeurs et commerçants ambulants. Nous sommes vendredi, c’est le va-et-vient dans tous les sens, les forces de l’ordre et les chefs d’agences de voyages sont débordés. Point de temps pour répondre à une question, il faut repasser mardi ou mercredi, répond le chef d’agence Général à Bépanda (Douala). La direction lui a fixé le cap de six gros-porteurs

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et il entend faire mieux d’autant plus que c’est la saison des funérailles dans les départements de la Menoua et des Bamboutos, les zones prioritairement desservies par l’agence.

13 Ces images de ruées vers les campagnes ont suscité un aménagement conséquent des espaces de transport interurbain dans les villes et surtout les métropoles. Les gestionnaires ont fait le choix de transférer les terminaux de transport aux entrées de ville dans l’intention de décongestionner les centres et les quartiers péricentraux. Malgré cela, le problème des embouteillages n’a pas baissé, bien au contraire, il s’est amplifié à ces entrées de ville devenues trop étroites pour supporter un trafic aussi dense. À Douala comme à Yaoundé, d’énormes investissements sont consentis pour agrandir les entrées et libérer plus de voies de circulation. Cependant, ils restent insuffisants au regard de l’ampleur et du rythme de mobilité villes-campagnes.

14 Au cours du trajet vers l’ouest, les risques sont omniprésents. Entre état défectueux des véhicules et de la chaussée (nids-de-poule et d’« éléphants », dos d’ânes irréguliers et non signalés), attitude casse-cou des chauffeurs et incivisme de certains passagers, le voyageur réalise qu’il est constamment exposé au risque d’accident jusqu’à sa destination finale. L’axe Douala-Bafoussam-Yaoundé constitue le tristement célèbre « axe de la mort » c’est-à-dire le plus accidentogène au Cameroun. Les week-ends sont évidemment les jours d’alerte maximale et malheureusement ceux des plus forts taux d’accidents. La chronique des faits divers dans les journaux du lundi réserve d’ailleurs une part belle au décompte des accidents de circulation du week-end. Selon l’Institut national de la statistique, le Cameroun enregistre environ 1 200 morts par accident de circulation depuis 2010. Ces accidents surviennent principalement pendant les grandes vacances d’été et la fin de l’automne3.

15 Aux risques routiers, s’ajoute l’augmentation des coûts de transport public en fonction du niveau d’affluence les week-ends. Par exemple pour un vendredi, entre 5 h et 7 h, le voyageur de Général payera 3 000 F CFA pour Dschang, de 7 h à 10 h il payera 3 500 F CFA, de 10 h à 14 h, 4 000 F CFA. Pour le voyage de nuit, il payera plus en fonction de la demande. Ces tarifs, bien qu’en deçà des tarifs homologués, s’arriment au jeu de la concurrence et du rythme hebdomadaire des mobilités. Face à ces images montrant l’omniprésence des risques, qu’est ce qui peut mettre autant les citadins en mouvement et au prix de tels dangers ?

Au-delà des raisons socioculturelles, la construction des territoires de mobilité

L’évidence des raisons socioculturelles et du calendrier des mobilités

16 Le séjour des citadins au village les week-ends est étroitement lié au niveau des relations avec la campagne. On peut comprendre que l’intensification des voyages du week-end soit proportionnelle à l’augmentation de la population urbaine. Jusqu’à présent, le peuplement des villes est encore partiellement alimenté par l’exode rural, c’est-à-dire par des néo-citadins encore bien attachés à leur village. Ils ont dès lors tendance à reproduire en ville la structure et le mode de fonctionnement des systèmes de solidarité de leur village. Cette organisation leur permet de rester connectés et de

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répondre à l’adversité de la ville. Les liens sont davantage serrés quand le cercle relationnel est étroit. Plus le citadin a un statut social, économique ou politique élevé, plus il devra adhérer à des groupes villageois plus larges pour espérer une plus grande assistance (fig. 3). Au sein de ces regroupements villageois se tissent des formes de solidarité multiples dont les plus importantes sont l’assistance mutuelle et les tontines diverses4. Le fonds de solidarité à la base de l’assistance mutuelle permet à chaque membre à jour de ses cotisations de bénéficier d’une mobilisation du groupe en cas d’événements heureux ou malheureux. Les circonstances les plus mobilisatrices sont le décès du conjoint, du fils, du parent ou les funérailles des mêmes personnes. C’est donc l’occasion de se rendre au village pour porter assistance au membre du groupe touché par un tel événement. Comme on peut le constater sur la figure 3, la communauté se met plus rapidement en mouvement quand les liens de parenté sont plus serrés ou encore quand les raisons personnelles sont plus fortes. Cette solidarité dans tous les cas, comme le dit Warnier (1993), est très bien calculée puisqu’il y a toujours un intérêt personnel guidant l’action collective.

17 L’analyse détaillée des raisons de séjour au village est davantage révélatrice d’une soumission socioculturelle des citadins à leurs origines et toujours sans contradictions apparentes avec la modernité qu’ils ont embrassée en ville. Le poids du culte aux morts, notamment le deuil et les funérailles est de la plus grande importance. Pourtant, on aurait pu tenir les mêmes cérémonies en ville. Certains Bamilékés, notamment les Bangangté le font d’ailleurs, mais contre le gré de leurs autorités traditionnelles. Bien que la majorité des convives résident en ville, le village demeure le lieu par excellence d’expression de la tradition ancestrale. Cependant l’allure des cérémonies de deuils et funérailles a largement dépassé les cadres traditionnels pour devenir celle de l’exhibition du capital social construit en ville ; ce faisant, elles relancent les activités économiques du village.

18 La présence massive des convives citadins à une cérémonie au village est proportionnelle à la capacité des organisateurs à participer à celles des autres. Un citadin inscrit au moins dans deux mutuelles de solidarité5 de quinze personnes, chacune aura l’occasion d’aller au village au moins six fois l’an. Si nous y ajoutons la mutuelle socioprofessionnelle et les amitiés qui peuvent l’emmener dans d’autres villages du Cameroun sur la base du même principe d’assistance, ce citadin devrait aller au village au moins huit fois l’an. Dans les faits, la durée moyenne de séjour au village (huit fois/an) est plus élevée selon un échantillon de 200 voyageurs du week-end interrogés à la gare routière de Dschang (tabl. 3).

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Figure 3 - Hiérarchie, intensité et imbrication des motifs socioculturels et formes de mobilité des citadins vers les campagnes

La mobilité forte ou faible est déterminée par le rapport entre le nombre de citadins potentiellement mobilisables et le nombre de citadins effectivement déplacés pour la cause. Schéma A. Yemmafouo, 2015

Tableau 3 - Hiérarchie des raisons de voyage le week-end selon les citadins-voyageurs

Fréquence annuelle de Raisons de voyage par ordre Type de voyageur voyage d’importance

1 - Deuils 2 - Funérailles Jeunes actifs Plus de 8 fois/an 3 - Réunions familiales/traditions (20 – 40 ans) 4 - Congrès 5 - Affaires

1 - Funérailles 2 - Deuils 3 - Réunions familiales/traditions Actifs 4 à 8 fois/an 4 - Congrès (40 – 60 ans) 5 - Suivre un chantier de construction 6 - Affaires

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1 - Deuils Personnes âgées 2 - Funérailles 0 à 4 fois/an (plus de 60 ans) 3 - Réunions familiales/traditions 4 - Vacances

1 - Vacances Jeunes et scolaires (élèves, étudiants 2 - Réunions familiales/traditions 0 à 4 fois/an et apprentis) 3 - Funérailles 4 - Deuils

Source : enquête A. Yemmafouo, 2015

19 Un seul motif justifie rarement le déplacement du week-end. Deuils et funérailles ne sont que des raisons principales masquant des motifs secondaires comme la détente et la (re)découverte des us et coutumes locales. Le suivi de chantier de construction ou la visite aux parents et les affaires sont des motifs personnels pouvant se cacher derrière des mobiles collectifs. Le tourisme culturel est en arrière-plan des motifs de séjour dans le village des amis et collègues des autres ethnies du Cameroun. Il s’est finalement dégagé un calendrier des motifs majeurs de séjour régulier au village (fig. 4). La période des funérailles s’ouvre dès la fin octobre jusqu’à la fin mars dans tout l’Ouest- Cameroun. La petite trêve des fêtes de fin d’année passe généralement inaperçue, tout comme les mariages d’hiver et le premier séjour de la diaspora correspondant aux courtes vacances d’hiver. Les grandes vacances scolaires commencent à la fin de mai et s’enchaînent avec la période des réunions familiales et les « congrès »6, les mariages d’été et les cérémonies des jumeaux en plein août. L’été marque le deuxième séjour de la diaspora pour des vacances plus longues. Le retour des vacances scolaires et universitaires domine les mobilités de septembre et la première moitié d’octobre. La trêve d’octobre est très courte car le cycle des mobilités du week-end recommence dès novembre. Les deuils7 s’étalent tout au long de l’année et sont autant d’occasions pour les voyageurs de construire des territoires de mobilités fondés sur le tourisme culturel.

Figure 4 - Calendrier des mobilités de citadins vers les campagnes de l’Ouest-Cameroun

Source : enquête de terrain, sept. 2015

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Des territoires de mobilité construits au cours du voyage et donnant à découvrir

20 Au cours du voyage s’est développé un tourisme culturel mobilisant l’attention du voyageur et lui donnant l’envie de refaire le trajet. L’occasion de voyager permet en effet de découvrir le patrimoine culturel et artistique des régions traversées, notamment en faisant des arrêts à des points précis. Les voyageurs, réguliers ou non, revivent les lieux mythiques du trajet racontés par les chauffeurs et les citadins- migrants plus anciens. Sur le trajet Douala-Mbouda par exemple (fig. 5), les voyageurs découvrent et apprécient des lieux mythiques des migrations dans le Littoral, mais aussi les points marchands où s’exposent le patrimoine et les arts culinaires chargés de valeurs historiques particulières. Sur l’axe Yaoundé-Bafoussam les arrêts de Makénéné et/ou Tonga sont quasi obligatoires. Points d’arrêt historiques et lieux de mémoire de migrants, tout voyageur tient à marquer son passage par la consommation d’un produit local, et particulièrement la viande de brousse. Ces « aménités » du trajet sont certes secondaires par rapport au motif principal du voyage, mais suffisent à convaincre les hésitants à se mettre en route. Chaque voyageur fréquent ou occasionnel s’est ainsi construit une image de ces lieux et se hâte de la confronter à la réalité lorsque l’occasion se présente.

Figure 5 - Villes, paysages et territoires gastronomiques construits par les voyageurs sur l’axe Douala-Ouest

Source : enquête de terrain, sept. 2015

21 Comme on peut le constater, la gastronomie occupe une grande partie des territoires culturels que les voyageurs construisent le long de leur trajet de la ville vers le village. Ces points d’arrêt culturellement territorialisés constituent des espaces économiques où se vendent produits locaux et manufacturés nécessaires au confort du voyageur en

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transit. Le transit est donc une étape d’échanges culturels, sociaux et économiques. Les commerçants gagnent par exemple entre 1 000 et 5 000 FCFA en moyenne par jour. Les seuils maximums de bénéfice se réalisent naturellement les week-ends où l’on atteint facilement 20 000 à 30 000 FCFA. Ce sont quasiment des emplois permanents qui s’agencent en activités principales ou secondaires selon le niveau de bénéfice et le temps d’exercice compté en travail de jour ou de nuit et principalement le week-end. En dehors des villes, les points d’arrêt isolés comme les péages mobilisent vingt à cinquante voire soixante-quinze commerçants ambulants pendant les vacances scolaires. Les produits les plus caractéristiques de ces lieux tendent à être labélisés comme le vin de raphia de Babadjou (Kaffo et al., 2013), le poivre de Penja ou le miel d’Oku et s’exportent à l’étranger. En offrant des produits de plus en plus labélisables, ces arrêts de parcours méritent eux aussi des programmes culturels et économiques d’allure internationale à l’image du programme « Routes des chefferies »8 qui vise à promouvoir le tourisme culturel de l’Ouest-Cameroun suivant des parcours déterminés. Ceci est d’autant plus plausible qu’autour de ces lieux se sont constitués des hébergements privés et marchands capables d’accueillir les visiteurs les plus exigeants.

Constitution d’hébergements pour la birésidentialité et la multilocalité

22 La nécessité de venir au village les week-ends s’accompagne de l’aménagement de lieux d’accueil résidentiels attractifs. À terme, ils sont le socle des phénomènes de birésidentialité et de multilocalité émergeant progressivement. Ils concernent essentiellement les classes moyennes à aisées relativement âgées. Dès 50 ans en effet, le citadin à partir de la classe moyenne a eu le temps de construire une résidence confortable au village ou dans la ville chef-lieu de son département d’origine. Cette résidence « berce » dès lors ses occupants du vendredi au dimanche à la moindre occasion. La possession d’une maison au village est d’ailleurs la plus importante raison secondaire de séjour régulier au village après la visite des parents. En effet, disposer d’une maison de campagne est un indicateur d’enracinement, un marqueur foncier encourageant le séjour pour l’entretien des lieux. La birésidentialité renvoie au fait d’habiter deux logements à la fois, souvent l’un en principal, l’autre en secondaire que ce soit en propriété ou en location. La multilocalité représente une évolution majeure dans les modes d’habiter marqués par la nécessité de concilier des vies professionnelles et/ou des vies familiales, ou simplement des vies dans des espaces différenciés. L’habiter multilocal est une pratique à la fois d’ancrages locaux et de circularité entre lieux d’habitation géographiquement éclatés, soit un ensemble de modes de vie mobilo- sédentaires hybrides émergeant comme un champ de recherche à part entière (Duchêne-Lacroix, 2013, Hamman et al., 2014). Ces phénomènes impliquent des conditions familiales et sociales particulières développées autour de la coexistence, de la coprésence et surtout de la fréquence d’occupation des espaces multilocalisés.

23 La multilocalité des citadins est aussi marquée par les situations sociales comme la succession, la polygamie et le poids des responsabilités traditionnelles. Lorsqu’un jeune citadin a succédé à son père, qu’il soit notable ou non, il n’a plus obligation de rentrer s’installer au village. Selon le compromis traditionnel, sa résidence doit être partagée entre la ville et la campagne. Il a dès lors obligation de présence au village, les week- ends, en particulier s’il est travailleur en ville. En situation de polygamie, des citadins

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pour des raisons propres gardent « la femme du village » au village ou dans une ville secondaire proche du village. Dans d’autres cas, une des épouses décide de s’installer au village pour veiller aux biens. Dans ce cas, le mari est contraint de s’y rendre constamment. Il s’agit évidemment des cas de multilocalité résidentielle développée sur la base de la mobilité sociale décrite par Duchêne-Lacroix (2014 : 36-37) ou encore des conditions de « ménage multisitué » c’est-à-dire marqué par « la dispersion résidentielle des membres du ménage comme dispositif réticulaire fonctionnel qui articule ville et campagne » selon Cortes et Pesche (2013 : 290).

24 Au début, les maisons de campagne n’avaient qu’un rôle culturel de marquage de l’espace de sépulture. Après, elles ont pris un sens social, à savoir un outil de différenciation entre le citadin ayant réussi en ville et celui dont l’aventure urbaine a échoué. Enfin, à force de séjours au village, les villas les plus confortables sont devenues des résidences secondaires de leurs propriétaires. L’usage a d’ailleurs évolué pour certains hommes d’affaires. Une dizaine d’entre eux rencontrés à Bangang et à Bafou expliquent leur présence au village les week-ends quelques fois par la nécessité de traiter plus sereinement les dossiers sensibles de leurs entreprises ou de leur promotion sociopolitique. Leurs villas sont suffisamment confortables pour abriter des réunions restreintes et stratégiques de comité de direction. Cette tendance semble largement partagée au sein de la classe politique nationale. Que dire par exemple des journaux rapportant constamment le retrait des hautes personnalités de la République dans leur village natal pour prendre d’importantes décisions sur la vie de l’État ou pour des fêtes ? Quoi qu’il en soit, l’intensification des mobilités du week-end a modifié le rythme d’activité en ville comme en campagne et participe de l’épanouissement des acteurs.

Effets de l’intensification des mobilités de week-end

De nouveaux services ruraux et des impacts socio-économiques

25 L’activité économique s’est profondément réorganisée dans les villages et les villes secondaires en rapport avec la présence massive des citadins le week-end. Dans le secteur du commerce de détail comme dans l’hôtellerie, le transport de brousse, la gastronomie de masse ou la décoration événementielle, deux tiers des recettes hebdomadaires sont réalisés de jeudi soir à dimanche après-midi. À partir de vendredi, un moto-taximan desservant les quartiers ruraux assure un gain journalier compris entre 6 000 et 10 000 F CFA. De lundi à mercredi, environ un tiers vaque à d’autres occupations comme les travaux agricoles ou les chantiers de construction. Les chauffeurs d’autobus et de taxi-brousse pour leur part font des emprunts et des engagements qu’ils honorent facilement les lundis lorsqu’ils font le décompte du montant des surcharges et autres extra-coûts qu’ils engrangent le week-end : entre 25 000 et 50 000 FCFA pour deux allers-retours le week-end à Douala, 5 000 à 10 000 FCFA de plus comme fruit de surcharge pour les taxis de brousse. Conséquemment, les services de sécurité routière enregistrent le plus grand nombre de contraventions, et donc de recettes. Comme on peut le constater, les week-ends sont économiquement « sacrés » sur les axes reliant la région de l’Ouest. Tous les acteurs vivent au rythme des saisons d’activités socioculturelles dans les villages.

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26 L’offre résidentielle marchande est par ailleurs marquée par le développement des chaînes d’hébergement sommaire comme des hôtels de plus en plus luxueux. Les villes de Mbouda et Dschang par exemple comptent leur hôtel trois étoiles depuis 2014. Les taux de remplissage maximum le week-end sont confirmés par les gérants. Le développement de l’hôtellerie dans les villes secondaires permet justement aux classes moyennes n’ayant pas encore construit au village ou leurs invités y compris les Européens, de garder le même confort de la métropole jusqu’au village.

27 Les fermiers et les entrepreneurs payent le prix fort de la dynamique économique du week-end. Ils subissent les effets du surenchérissement conséquent de la main-d’œuvre en raison de la forte attractivité des activités du week-end. Il faut débourser 1 000 à 2 000 F CFA de plus pour espérer garder un ouvrier à partir de vendredi, soit 3 000 à 4 000 F CFA au total. Il y a dès lors un repli sur la main-d’œuvre scolaire et estudiantine relativement plus accessible. Élèves et étudiants sont devenus des cibles de choix pour les activités de week-end. Au village ou en ville secondaire, jeunes garçons et filles se font recruter en renfort chez les restaurateurs de masse plus connus sous le nom de « service traiteur ». Ils se font recruter dans la décoration et les animations diverses (fanfares, DJ) visant à agrémenter le séjour des citadins. Ces jeunes gagnent entre 3 000 et 5 000 F CFA par week-end selon le niveau de la demande. Quand il s’agit des deuils ou des funérailles, les jeunes mamans se déploient aux entrées en vendant de l’alcool et les produits du terroir prisés par les citadins comme les arachides du village, les pommes de terre farinées, les patates séchées, etc. Ces commerçantes d’un jour arrivent à engranger des bénéfices de 3 000 à 7 000 F CFA, de quoi se procurer quelques denrées de premières nécessités comme l’huile, le savon et le pétrole lampant. L’intensification de ces nouveaux services a quasiment obligé les acteurs à déplacer le jour de repos du dimanche au lundi ou mardi. Une étude sur le développement des activités non agricoles à Bafou, village périurbain de Dschang a permis de se rendre compte de l’emprise du mode de vie urbain sur les activités villageoises. En effet, entre 2004 et 2013, Magoh (2014) a constaté une augmentation de 40 % des activités du domaine de l’artisanat et des transports, 37 % des activités de cadres (enseignants et infirmiers résidants) et 18 % des activités de commerce.

28 Les villageois quant à eux profitent du séjour constant des citadins et des fêtes somptueuses qu’ils organisent pour beaucoup consommer le temps d’un week-end. Il se dégage des « habitudes de plastiques » décrites par Mebenga Tamba (1996) et Kuété (2001). En effet, les villageois se plaisent à emporter autant de nourriture que possible affrétée par les citadins en signe de souvenir et de reconnaissance. Dès lors, l’indicateur de succès d’une cérémonie traditionnelle n’est plus la qualité du rite exercé, mais la quantité et la qualité des produits consommés et emportés par les villageois. Il en est déduit des grâces pour le citadin-organisateur de la cérémonie. Comme conséquence, le citadin est parfois obligé de s’endetter pour organiser une cérémonie faste afin de mériter la considération des villageois et de ses convives venus des villes. L’économie florissante autour des rites funéraires en milieu urbain a été récemment mise en évidence par Mebenga Tamba (2009). Entre gadgets à l’effigie du mort, veillée et cortège spécial pour le village natal, il y a une mise en scène allant au- delà des traditions pour afficher la différenciation sociale sur fond d’enjeux économiques. Deuils, funérailles et cérémonies traditionnelles sont dès lors des occasions pour dépenser, pour s’afficher et montrer sa différence aux citadins et aux villageois. Ces nouvelles relations que la ville tisse avec la campagne se généralisent

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dans tout le Cameroun. Elles symbolisent un retour à la ruralité que l’urbanité n’a pu combler. La communion avec les forces villageoises semble bien indispensable pour une affirmation totale du citadin. On passe du désir à la nécessité de ruralité exprimée par ces mouvements de week-end. Et cette communion participe bien de l’épanouissement du citadin dans sa vie quotidienne et ses activités.

Des citadins plus épanouis en semaine après un séjour au village le week-end

29 Lorsqu’on interroge les citadins-voyageurs du week-end sur les effets de ces voyages sur leur vie et leur activité, deux axes de réponses se précisent : • « L’effet provisions » sur les dépenses ménagères. En Afrique, un séjour en campagne est toujours accompagné de provisions à l’aller comme au retour. Beaucoup de citadins voyagent afin de s’approvisionner en vivres. Du coup les vendeurs du week-end destinent leurs produits prioritairement aux citadins. En voiture personnelle comme en transport public, ces derniers cherchent à minimiser les coûts des dépenses en s’approvisionnant en denrées alimentaires et en bois de chauffe. Il ne s’agit pas de quantités importantes pouvant devenir un handicap pour le voyage : deux seaux de pomme de terre ou de macabo/taro, un régime de plantain et beaucoup de fruits de saison. Il est évident que les prix sont relativement moins chers par rapport aux marchés urbains, mais il faut être un bon marchandeur pour en tirer profit jusqu’à 40 % de réduction. 38 % des voyageurs en partance pour Douala affirment que les provisions participent pour moitié dans la ration alimentaire de leur ménage la semaine d’après voyage. 27 % affirment qu’elles contribuent pour les trois quarts et 24 % pour le quart de la ration hebdomadaire. L’effet d’amortissement de ces provisions dans les dépenses du ménage donne justement satisfaction et assurance pour le reste de la semaine, d’autant plus que les provisions ne sont pas forcément achetées. Elles proviennent autour de 40 % des cas des champs propres cultivés par les parents ou des dons, fruit des relations sociales développées pendant les séjours au village. En effet, les solidarités entre proches se manifestent souvent par un échange de cadeaux même symbolique, notamment les cadeaux de la ville contre ceux du village. • Un autre effet positif perçu concerne la santé et l’activité menée. Un séjour au village jouerait comme un antidépresseur sur le citadin. Il se sent en effet épanoui et dégage de la bonne humeur autour de lui, du moins dans les trois premiers jours de la semaine. Aller au village serait un ressourcement porteur de bénédictions diverses quand le citadin-migrant répond à une invitation de ses parents ou de ses ancêtres. Les commerçants affirment avoir plus de force et d’énergie pour courtiser leurs clients. Les employés du privé et du public se disent plus ouverts aux usagers et aux collègues. Cependant, nous n’avons pu déceler si cette ardeur tenait plus de l’effort pour combler les dépenses effectuées ou du simple fait de s’être libéré du stress urbain. Dans tous les cas, l’effet libérateur d’un séjour en campagne des travailleurs urbains a été mis en évidence dans les villes industrielles et les métropoles du Nord (Abbott, 2012). Le stress métropolitain pourrait être encore plus renforcé dans les Suds en raison de l’ampleur des problèmes urbains.

Conclusion

30 L’analyse de la mobilité de week-end sur les routes de l’Ouest-Cameroun a montré que le besoin de la campagne augmente au fur et à mesure que l’urbanisation et, mieux, la

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métropolisation s’accentuent. Plus les gens vivent en ville, plus les situations culturelles, sociales, économiques et mêmes politiques les amènent à venir constamment au village. Dans ce mouvement, « l’aller et retour » n’est jamais linéaire ; il est ponctué d’arrêts, de bifurcations et de contournements qui sont devenus des catégories d’actions individuelles, mais aussi de groupes visant à construire des territorialités de voyages. Dès lors, circuler d’un point A à un point B complexifie les relations aux territoires A, B et AB en y incluant des sous-ensembles ou des étapes de parcours pouvant devenir plus importants. Cette complexification assure la coexistence de ces territoires en dépit des conflits.

31 Les liens entre citadins et territoires de mobilité se renforcent en produisant des conditions de multilocalité et de birésidentialité qui du reste ne nous éloignent pas de la complémentarité traditionnelle ville-campagne. Ce renforcement favorise des activités économiques à la fois de promotion de la culture urbaine et locale. Cependant, la coexistence ne peut prospérer que si les citadins venant au village logent et circulent dans de bonnes conditions. Le business de la mobilité de week-end s’avère à cet effet très fructueux dans l’Ouest-Cameroun. Les campagnes doivent leur vitalité à leurs efforts pour entretenir cette coexistence, un bon exemple étant la révision du jour des cérémonies traditionnelles. Il reste que le citadin lui-même est obligé de se forger une nouvelle identité orientée par les mobilités et leurs effets.

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NOTES

1. Les voyages se font de jour comme de nuit. 2. Un grand transporteur dispose d’au moins une dizaine d’autobus de 70 places et exerce son activité dans plusieurs départements de l’ouest, tandis qu’un transporteur moyen a moins d’une dizaine de gros-porteurs et exerce son activité principale dans un seul département de l’ouest. 3. Annuaire statistique du Cameroun 2011, Institut national de la statistique : www.stat.cm/ downloads/annuaire/2012/Annuaire-2012-chapitre-13.pdf. 4. Les tontines participent également de l’épanouissement direct du citadin en ville, par exemple, les tontines scolaire, santé, habitat, commerce, fêtes de fin d’année, etc. Elles constituent un appui suffisant pour motiver les mobilités de week-end. 5. Nous avons pris le minimum de deux mutuelles d’autant plus qu’il y a d’abord la mutuelle des ressortissants d’un même lignage qui se retrouvent obligatoirement une fois l’an au sein de leur « réunion familiale » parfois côté lignage du père, puis côté lignage de la mère, ensuite la mutuelle des hommes et/ou femmes du quartier et enfin la mutuelle du village tout entier. 6. Il s’agit des sortes de grandes conférences sur le développement du village ou du quartier et se terminant par un grand gala de clôture des activités annuelles de toutes les réunions en ville ou au village. Au centre de la conférence se trouve la grande réunion du comité de développement où l’on fait le bilan de l’année écoulée et se projette sur la prochaine année.

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7. Il est important de signaler qu’il ne s’agit pas uniquement des décès survenus au village, mais dans toutes les villes et à l’étranger. Les morts quels qu’ils soient, sont enterrés chez eux au village, dans la concession familiale, en principe. 8. https://issuu.com/programmeroutedeschefferies/docs/ pr__sentation_du_programme_route_de. La Route des chefferies œuvre pour la valorisation de 10 édifices patrimoniaux à l’ouest-Cameroun en 2015, MédiaTerre, AIF, http:// www.mediaterre.org/afrique-centrale/actu,20141120150102.html [consulté le 26 mai 2017].

RÉSUMÉS

L’urbanisation et les efforts de reprise économique sont porteurs d’une intensification des mobilités villes-campagnes pendant les week-ends. Ils apportent en effet un rythme d’activité plus intense les jours ouvrables et conduisent à un resserrement des liens de solidarité entre citadins. Cependant, ces liens construits en ville s’expriment le plus dans des situations en rapport avec la ruralité, d’où l’intensification de la mobilité du week-end. C’est ce que relève l’étude de cas menée au Cameroun. En construisant une hypothèse autour des territoires de mobilité du week-end, le poids des flux conduisant aux pratiques socioculturelles et économiques renforçant la coexistence ville-campagne est démontré. Entre multilocalité, bi-residentialité, « effet provisions » et redécouverte de la ruralité, émerge une complexité des territoires de mobilité peu explorée dans les Suds.

Urbanization and the efforts to roll back economic crisis bring an intensification of rural-urban mobility during the weekends. It, in fact, presupposes a rate of more intense activity on working days and leads to a tightening of solidarity among citizens. However, these connections built in the city are expressed in situations most relevant to the rural, hence the intensification of mobility on the weekend. It is obvious in this case study conducted in Cameroon. By building a hypothesis on weekend mobility territories, the importance of the flows leading to the sociocultural and economic practices reinforcing urban-rural coexistence is shown. The complexity of mobility territories, poorly explored in developing countries, emerges between multilocality, biresidentiality, “food supply effect” and rediscovery of rurality.

INDEX

Mots-clés : mobilités de week-end, ville-campagne, multilocalité, bi-residentialité, territoire de mobilité, mode de vie, Cameroun Keywords : weekend mobility, urban-rural, multilocality, biresidentiality, mobility territory, lifestyle, Cameroon

AUTEUR

ARISTIDE YEMMAFOUO

Maître de conférences, Département de Géographie, Centre de recherche sur les Hautes Terres (CEREHT), Université de Dschang, Cameroun, mail : [email protected].

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À la recherche du paysan résilient Éléments de réflexion sur une notion à la mode In search of the resilient peasant. Reflections on a fashionable notion

Benoît Lallau

Introduction

1 2014 avait été décrétée année des agricultures familiales par la FAO, agricultures célébrées comme des vecteurs essentiels de la lutte contre la faim, le sous-emploi, la pauvreté, les dégradations environnementales. En 2015 l’adoption des Objectifs du développement durable (ODD), en suite aux Objectifs du Millénaire pour le développement a été accompagnée par un nouveau plaidoyer pour un soutien à ces agricultures (FAO, 2015). Un tel retour en grâce des paysans1 interroge, assurément, après des décennies de soupçons d’archaïsme et de condamnation à une inéluctable disparition, au nom de la modernité. 2014 et 2015 peuvent aussi être considérées comme les deux années de consécration de la résilience dans le monde de l’humanitaire et du développement, puisque cette notion est au centre des deux publications majeures dans ce monde, le Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale (Banque mondiale, 2013), et le Rapport sur le développement humain (PNUD, 2014), et en première ligne dans les discours et les pratiques des principaux bailleurs.

2 Il y a là deux faits majeurs pour les paysanneries, deux faits qu’on ne peut dissocier. Cet article propose ainsi d’explorer les liens entre la reconnaissance du rôle des agriculteurs familiaux dans la lutte contre les principaux maux affectant l’humanité, et la montée en puissance de la rhétorique de la résilience dans le développement agricole. En d’autres termes, quelle peut être la portée, analytique et normative, d’une « résilience des paysans » ? Pour répondre à cette question, nous proposons une réflexion en trois temps. Il faut d’abord comprendre pourquoi et comment la résilience a pu devenir une notion incontournable dans les mondes de l’urgence et du développement, il faut ensuite interroger sa portée pour l’analyse des risques en agriculture, une portée partagée entre dangers et potentialités (section 1). Dès lors que l’on veut la mobiliser pour rendre compte des situations et évolutions des agricultures

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paysannes, les défis de l’opérationnalisation se posent, et requièrent des positionnements conceptuels et méthodologiques clairs (section 2). Mais plus encore que des choix méthodologiques, c’est une mise en politique que l’usage de cette notion exige, tant la résilience des paysans peut être suscitée ou au contraire mise à mal par des politiques publiques et des stratégies d’entreprise. Elle renvoie alors, inévitablement à des chocs et des choix de modèles de développement agricole et rural (section 3).

Le paysan résilient, vieille figure ou héros moderne ?

3 Si les définitions de la résilience foisonnent ces dernières années (encadré 1), elles renvoient toutes à l’idée d’entités humaines (depuis la personne jusqu’à la nation, le spectre est large !) faisant face au malheur, que celui-ci soit brutal (les « désastres ») ou plus supportable mais aussi plus étale (la pauvreté, par exemple). “Resilience is about people’s ability to cope with life’s difficulties” propose ainsi Levine (2014 : 2) ; autrement dit, la résilience serait une capacité à faire face à l’adversité, i.e. à un ensemble large de risques et de chocs. Deux premières questions émergent de cette première tentative de définition. Tout d’abord, comment la résilience est-elle devenue incontournable dans les discours et les appuis des bailleurs ? Ensuite, alors qu’elle est présentée comme novatrice et inédite par ces bailleurs, apporte-t-elle vraiment quelque chose de nouveau à l’analyse du risque en agriculture, une analyse déjà riche et ancienne ?

La résilience, nouvelle doctrine des bailleurs

4 S’il est n’est pas possible de retracer ici la longue et plurielle histoire de la notion, un détour par son émergence dans le champ du développement est néanmoins indispensable. Deux idées dominent alors : celle d’un élargissement au-delà des seuls « désastres », et celle d’un engouement.

L’extension du domaine de la résilience

5 En première analyse, l’usage de la résilience par les bailleurs ne provient pas du domaine agricole, mais plutôt de l’intérêt croissant accordé aux « désastres » dans les discours et les pratiques des institutions internationales (Revet, 2009). Cet intérêt n’est pas nouveau, se développant dès l’après-guerre. Mais c’est durant les années 1990 (décrétées décennie internationale de la lutte contre les désastres naturels) et plus encore durant les années 2000 que le « désastre » est réellement monté en puissance dans la rhétorique des organisations internationales, s’appuyant à partir de 1999 sur l’UNISDR (United Nations International Strategy for Disaster Reduction)2. Et c’est sous l’impulsion du changement climatique, lent « désastre » ponctué d’un surcroît d’événements extrêmes, que l’horizon catastrophiste s’est généralisé et que l’usage de la résilience s’est répandu dans les discours institutionnels. Il s’agit alors, pour susciter des communautés, des villes ou des nations résilientes, d’associer réponse et préparation à la crise.

6 Mais la question agricole et alimentaire a aussi à voir avec cette diffusion institutionnelle de la résilience, précisément dans cette volonté de mieux relier les dimensions ex-ante et ex-post des crises, de dépasser l’usuel clivage urgence-

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développement. Des tentatives pour un tel dépassement se retrouvent dès les années 1990 dans l’approche dite LRRD (Linking Relief, Rehabilitation and Development), suscitée par l’Union européenne. Elles s’inscrivent aussi dans la démarche, promue par le PNUD durant les années 2000, du relèvement précoce (early recovery), conçue comme une étape transitoire entre l’anormalité de la crise et la normalité du développement ; ou encore dans la twin track approach de la FAO (Pingali et al., 2005), conçue dans le but de mieux mettre en cohérence l’aide alimentaire d’urgence et la réduction durable de l’insécurité alimentaire.

7 Il est un troisième élément important qui va favoriser l’essor de la résilience. Dans un contexte de contraction de l’aide, le « bon » modèle de lutte contre tous les désastres, du tsunami à la faim ordinaire, est désormais en priorité celui qui accroît la rentabilité des dollars engagés (value for money). Plus que jamais, l’amélioration du ratio coûts- bénéfices est durant les années 2010 un thème central des débats sur l’aide. L’argument de l’efficacité devient alors essentiel, mettant en balance le coût de l’action d’urgence, celui de l’action précoce, et celui d’une action préventive estimée moins coûteuse (Venton et al., 2012). La résilience, qui se fonde en substance sur les capacités d’action locales et sur l’action ex-post autant qu’ex-ante, va rencontrer dans ces débats un écho croissant.

Encadré 1 - Quatre définitions institutionnelles de la résilience

USAID : Resilience is the ability of people, households, communities, countries, and systems to mitigate, adapt to, and recover from shocks and stresses in a manner that reduces chronic vulnerability and facilitates inclusive growth (USAID, 2012). UE : La résilience est la capacité d’une personne physique, d’un ménage, d’une communauté, d’un pays ou d’une région à résister, à s’adapter et à se remettre rapidement à la suite de tensions et de chocs, tels que des sécheresses, des violences, des conflits ou encore des catastrophes naturelles (Union européenne, 2012). FAO : Resilience is the ability to prevent disasters and crises or to anticipate, absorb, accommodate or recover from those that impact nutrition, agriculture, food security and food safety (and related public health risks) in a timely, efficient and sustainable manner. This includes protecting, restoring and improving structures and functions of food and agricultural systems under threat (FAO, 2011). PNUD : Transformative process of strengthening the capacity of men, women, communities, institutions, and countries to anticipate, prevent, recover from and transform in the aftermath of shocks, stresses and change (Winderl, 2014).

8 Ainsi, faisant initialement référence à la capacité de se rétablir et de rebondir suite à un choc majeur, dans la lignée des approches « physiques » de la notion, la résilience a de plus en plus été considérée comme capacité d’apprendre et de s’adapter (en particulier dans les contextes de crise prolongée ou de pauvreté), puis comme capacité d’anticiper et prévenir, ce que montrent bien les définitions institutionnelles de l’encadré 1. L’intégration devient alors le nouveau discours de la méthode humanitaire, le moyen d’atteindre cette nouvelle fin que constitue la résilience : il s’agit d’intégrer les domaines de compétences (sécurité alimentaire, santé, assainissement) dans des

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programmes transversaux, de décloisonner les acteurs de l’urgence et ceux du développement, de mieux coordonner l’action sur un même territoire, et de dépasser les catégories usuelles de financement que sont la lutte contre la pauvreté, l’adaptation climatique et la préparation aux désastres (Grünewald et Warner, 2012).

Et tous s’emparèrent de la résilience

9 Une telle ambition n’est pas sans risque ni difficulté, et ce qui ressort des premières expériences de terrain montre la difficulté de mettre en œuvre l’intégration (Grünewald, 2014 : 225). Le décloisonnement n’est facile ni pour des bailleurs très compartimentés, ni pour des ONG organisées selon les lignes de financement usuellement imposées, donc très segmentées. Un autre risque est de postuler que tous les objectifs pourraient être atteints en même temps, sans dispersion des énergies ni contradiction entre ces objectifs.

10 De telles difficultés pèsent toutefois peu face à l’engouement dont bénéficie désormais la notion, un engouement qui a débuté dans le monde anglophone de l’aide (Department for International Development et USAID en tête), s’est poursuivi au sein de l’Union européenne (2013), puis s’est généralisé à l’ensemble des bailleurs onusiens et nationaux. La FAO fait ainsi de la résilience des systèmes alimentaires un élément majeur de sa stratégie et de son plaidoyer pour le financement des politiques agricoles. Et, à partir du moment où l’ensemble des bailleurs sont peu ou prou convertis à la résilience, celle-ci se diffuse aussi tout naturellement au sein des ONG, tantôt par conviction, tantôt par obligation (Frankenberger et al., 2014). Convaincues ou non, toutes les ONG dépendantes des financements des bailleurs, intègrent désormais la résilience dans leurs concept notes, leurs fiches de postes, leurs évaluations.

11 La résilience étant conçue comme outil d’intégration de la lutte contre la pauvreté, de l’adaptation climatique et de la préparation aux désastres, les régions du monde concentrant ces différents maux constituent des zones d’expérimentation prioritaires pour les politiques et les programmes s’en réclamant. Parmi celles-ci, on trouve les zones littorales vulnérables de l’Asie du Sud, les pays de la Corne de l’Afrique, ou encore la frange sahélienne de l’Afrique subsaharienne. Citons, parmi les initiatives phares, SHARE (Supporting the Horn of Africa’s Resilience) et AGIR, l’Alliance globale pour l’initiative résilience, initiée en zone sahélienne par l’Union européenne, ou encore le plan « Faim zéro » lancé en 2013 par les dirigeants d’Afrique de l’Ouest. À chaque fois, la volonté affichée est d’aborder conjointement les causes conjoncturelles et chroniques des crises alimentaires.

La résilience en agriculture : quoi de neuf ?

12 Les agriculteurs, nombreux dans ces zones vulnérables, tout comme ils demeurent majoritaires dans le décompte des populations souffrant de l’insécurité alimentaire, sont donc très concernés par cet engouement et sont ciblés par de nombreux programmes prorésilience. La résilience serait-elle si novatrice pour ces paysans ?

La gestion des risques en agriculture, une vieille histoire

13 Bien loin des vieux a priori de fatalisme et de passivité, les paysans n’ont pas attendu la mode de la résilience pour faire face aux risques et s’y adapter3 et leurs pratiques ont

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fait l’objet d’une très abondante littérature au sein de diverses disciplines. Une revue exhaustive de cette littérature est ici impossible ; nous pouvons nous limiter à quelques mots-clés, très souvent mobilisés : flexibilité, diversification, complexité, mobilité. Ils apparaissent directement ou indirectement dans le tableau 1, tableau à lire selon une double clé d’entrée. En premier lieu, y sont distinguées pratiques adoptées ex-ante, avant que les risques ressentis ne se réalisent, de manière à réduire ces risques ou leurs incidences, et les actions menées ex-post, lorsqu’il s’agit de faire face aux conséquences de la survenue d’un aléa. En second lieu, il est courant de séparer les actions défensives des actions offensives ; les premières ont pour objectif premier de sécuriser ou de sauvegarder l’existant ; les secondes se fondent sur une volonté de modifier, voire de rompre avec l’existant de l’exploitation agricole.

Tableau 1 - Exemples courants d’adaptation aux risques dans la littérature « agricole »

Ex ante : La gestion des risques Ex-post : Faire face à l’aléa

Pratiques d’assurance

(épargne de précaution, statu quo technique, Pratiques de décapitalisation gestion de la fertilité, entraide…) Actions (réduction des dépenses, désépargne, défensives Pratiques de dispersion intensification de l’usage des (pluriactivité, associations culturales, ressources naturelles, vente de dispersion des parcelles, mobilité des matériel et de stocks…) troupeaux…)

Pratiques d’évitement Pratiques de rupture Actions (investissements agricoles, aménagements offensives hydrauliques, anti-érosifs, agroforestiers, (modification des systèmes d’activités, spécialisation dans une culture contre- exode rural temporaire ou définitif…) aléatoire…)

Sources : Desjeux, 1987 ; Couty, 1989 ; Milleville, 1989 ; Davies 1993 ; Mollard, 1999 ; Dedieu et Ingrand, 2010 ; Darnhofer et al., 2010 ; Bathfield et al., 2013

14 Si on a déjà beaucoup observé et écrit sur cette question, qu’apporte alors la notion à la compréhension du risque en agriculture ? Elle semble porteuse d’une vraie menace, de même qu’elle ouvre des perspectives potentiellement intéressantes.

De la vulnérabilité à la résilience, un glissement dangereux ?

15 La menace est mise en exergue par de nombreux travaux très critiques. En premier lieu, elle serait dangereuse car conservatrice par nature. Cela lui viendrait de ses racines dans les approches écosystémiques. Les idées mises en avant sont alors le retour au statu quo ante, le maintien des fonctions essentielles du système, le cycle adaptatif. Ce dernier véhicule la conception d’un système retrouvant automatiquement son équilibre, suite à une perturbation, grâce à un processus adaptatif spontané et d’éventuelles bifurcations. Il n’y aurait donc pas de crise, que de nécessaires et spontanés ajustements. On voit là le potentiel très conservateur d’une duplication, telle quelle, au social et son risque d’incapacité à penser le développement, qui peut être considéré comme une perturbation, une modification de ce qui fonde le système initial

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(Lallau, 2011). Les analystes des social-ecological systems (regroupés notamment au sein de la Resilience Alliance) ont toutefois tenté d’éviter cet écueil, en élargissant leur conception de la résilience : d’une approche fondée sur l’idée de persistance, en phase avec les premiers écrits issus de l’écologie, puis sur celle d’adaptabilité, ils ont peu à peu intégré la capacité à se transformer comme caractéristique d’un système résilient (Walker et al., 2004). Ce faisant, ils rendent ainsi la notion plus compatible avec les analyses du changement et du développement issues des sciences sociales.

16 En deuxième lieu, la résilience serait dangereuse car fondée sur une vision individualiste du social. Cette critique se fonde sur une autre racine du concept, celle des approches psychosociales centrées sur l’individu et ses capacités à faire face à un événement ou une succession d’événements négatifs, voire traumatisants, tel un conflit armé, le décès d’un proche, une maltraitance, etc. Avec le risque de considérer une personne toujours capable d’affronter l’adversité, au sein d’un système qui n’a pas à être changé. D’où le soupçon de n’être qu’une nouvelle forme de pensée néo-libérale, appliquée à la gestion des risques cette fois, et conduisant à rechercher ce héros moderne que serait l’individu résilient (Joseph, 2013). Elle constituerait en quelque sorte l’aboutissement d’un glissement analytique : d’une vulnérabilité conçue comme produit des structures économiques et sociales, ou tout au moins de pressions macrosociales (Blaikie et al., 1994), on serait passé à une vulnérabilité conçue, sous l’influence des travaux des économistes, comme un enfermement largement induit par les comportements des individus eux-mêmes (Dercon, 2005), puis à la capacité de ces derniers à se sortir d’un tel enfermement. La résilience mènerait ainsi à construire le mythe du « pauvre résilient », à penser que ce pauvre est toujours capable de s’en sortir, dès lors que l’on suscite la mobilisation de ses ressources internes, et sans qu’il soit nécessaire de s’attaquer aux inégalités, aux dominations.

17 En troisième lieu, c’est le risque d’injonction que porte la résilience qui est mis en accusation (Revet, 2011). Cette injonction renvoie les populations locales à leur responsabilité : puisqu’elles disposent de capacités d’action, il leur revient de les mobiliser pour faire face à leurs difficultés. Elle recèle un double danger, celui d’une illusion d’une part, d’un alibi d’autre part. L’illusion consiste à penser que dans toutes les situations, les individus, ou mieux, les communautés trouveront en eux-mêmes les ressorts nécessaires pour affronter l’adversité, qu’il convient simplement de susciter leur empowerment. C’est là qu’est l’alibi : si les populations pauvres disposent de la capacité à dépasser l’adversité, il suffit de promouvoir l’émergence de groupes pertinents localement, au sein desquels le capital social et, partant, la résilience pourront se développer. Les populations locales seraient donc considérées comme potentiellement capables de faire face aux risques et aux chocs, et c’est ici qu’apparaît une autre forme d’injonction : du « Débrouillez-vous », on passe au « On va vous expliquer comment vous débrouiller ». Les problèmes des pauvres ne viendraient plus (uniquement) des risques naturels eux-mêmes, ni de structures économiques et sociales productrices de vulnérabilités, mais bien des mentalités, de comportements inappropriés des populations ou d’une mauvaise gouvernance des autorités locales. Cette vision sous-tend l’approche « boîte à outils », très répandue dans le champ de la résilience, qui recense les « bonnes pratiques » à dupliquer par les communautés, à implanter au sein des systèmes, ou à diffuser au sein des autorités locales (Bahadur et al., 2010).

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Les potentialités de la résilience

18 Malgré la force de ces critiques, la résilience ne semble pas exempte d’intérêt pour l’analyse des risques en agriculture. En premier lieu, elle permet de développer dans le domaine agricole des approches fondées sur l’agency, c’est-à-dire sur la capacité d’action propre des personnes et/ou ménages. Ces approches de la capacité d’action ne sont certes pas nouvelles dans les sciences sociales du développement, la plus diffusée étant l’approche des capabilités initiée par Amartya Sen (1999). Mais le cadre des capabilités traite peu de la question des risques et des vulnérabilités. Une analyse en termes de résilience peut donc utilement contribuer à l’étude des capacités d’action, non en postulant des individus toujours libres et capables de faire face, mais en tentant d’évaluer leurs marges de manœuvre réelles, dans un contexte donné, à la croisée des travaux d’Amartya Sen et de ceux de Pierre Bourdieu (Bowman, 2010 ; Hart, 2013). Lier agency et résilience permet donc de ne pas avoir une vision purement techniciste de cette dernière, en intégrant les considérations de pouvoir, d’inégalités, de conflits (Pain et Levine, 2012 ; Keck et Sakdapolrak, 2013).

19 Mais cet argument n’est certes pas spécifique à la question agricole. Ce qui l’est plus en revanche, c’est l’idée que la résilience permet d’élargir l’analyse des risques au-delà de ce qu’elle est usuellement pratiquée dans ce champ, c’est-à-dire au-delà des risques technico-productifs de l’exploitation agricole. L’échelle d’analyse de la résilience est ainsi davantage le ménage que l’exploitation, ce qui signifie qu’on y inclut non seulement les risques productifs et ceux de la commercialisation, mais aussi les risques de la vie, ceux portés par le chef d’exploitation et par les membres de sa famille4. Dans l’évaluation de la résilience des « agridifs » (agriculteurs en difficulté) en région Nord- Pas de Calais, nous avons ainsi croisé des critères technico-économiques et des éléments plus psychosociaux – ouverture extra-agricole, capacité à formulation des projets réalistes, acceptation des difficultés, etc. – (Lallau et Thibaut, 2009).

20 En outre, le recours à l’analyse des capacités d’action oblige à intégrer les perceptions de ces ménages, tant ce qui est important est moins le risque tel qu’il peut être probabilisé par l’analyste que le risque tel qu’il est perçu par le paysan, et la façon dont il influence donc ses pratiques. Il ne s’agit pas de se limiter à une analyse purement subjective, mais à l’instar d’Amartya Sen, d’opter pour une approche en termes d’objectivité située (Sen, 1993). Il paraît ainsi difficile de traiter pertinemment des pratiques de gestion des risques des paysans centrafricains sans intégrer le risque magico-religieux, qui a pourtant bien du mal à entrer dans les cases de l’analyse usuelle du risque agricole ; un cadre fondé sur la résilience le permet bien davantage. Plutôt que de risques, c’est alors d’adversité dont il est question, notion qui renvoie à l’ensemble des événements, plus ou moins brutaux, pouvant significativement affecter les moyens et conditions d’existence, tant le désastre naturel majeur que l’ensemble des « petits chocs » qui font le quotidien du pauvre, tant les événements qui se produisent effectivement que les menaces qu’ils représentent, tant les événements locaux que les tendances globales ou lointaines.

21 Enfin, raisonner en termes de capacités d’action à l’échelle de la famille ou du ménage permet de sortir de la forme d’aporie que peut constituer une analyse de la résilience de l’exploitation agricole, lorsque cette dernière disparaît suite à quelque difficulté ou à une succession de chocs. Sur le plan technico-économique, il n’est pas de résilience lorsque l’exploitation disparaît. Mais cette disparition peut s’insérer dans une

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trajectoire de résilience pour la famille concernée, dès lors qu’elle n’est pas que contrainte ou subie : le paysan résilient peut alors être aussi celui qui décide de cesser de l’être. C’est là par exemple tout le travail des associations venant en appui aux « agridifs » que de permettre une sortie digne, préparée, de l’agriculture lorsque la situation l’exige. En intégrant les reconversions, les transformations de systèmes d’activités, l’approche fondée sur les capacités d’action du ménage et/ou de la famille dépasse donc le champ de l’analyse technico-économique usuelle, non sans lien d’ailleurs avec l’approche dite des sustainable livelihoods5.

La résilience du paysan, les défis de l’opérationnalisation

22 La résilience permet donc potentiellement d’élargir et de mieux relier l’analyse des risques et celles des capacités d’action en agriculture. Mais cet élargissement pose de redoutables problèmes d’opérationnalisation. Reprenons notre question de départ : qu’est-ce donc qu’un paysan résilient ? La tendance en la matière, dans la lignée de l’approche « boîte à outils » évoquée plus haut, est de proposer une liste de caractéristiques permettant de dire (selon des a priori ou en fonction des expériences passées) si l’entité étudiée est ou n’est pas prédisposée à la résilience. Il en est ainsi des approches des communautés résilientes : des communautés ayant de bons leaders, éduquées, conscientes des risques, diversifiées, pas trop « genrées », etc. L’injonction de la résilience n’est alors jamais très loin, alors que paradoxalement cette résilience semble utopique et inatteignable, tant il est de nombreuses conditions à réunir6. Si l’on ne se contente pas de listes préconçues, il convient d’affronter les deux principaux défis de l’opérationnalisation, celui de la mesure, et celui de l’agrégation.

Le défi de la mesure

23 Mesurer la résilience implique de répondre à deux questions faussement simples : quoi ? On aborde alors les variables d’état. Quand ? On s’attaque alors à la question des temporalités en jeu.

La question des variables d’état

24 Le point commun des diverses définitions proposées (cf. supra , encadré 1) de la résilience est l’insistance sur la capacité à faire face. Il s’agit donc ici d’évaluer une capacité d’action, c’est-à-dire un fait non directement observable et difficilement quantifiable. Beaucoup d’auteurs distinguent différents types de capacités, constituant la résilience7. Mais de telles distinctions, si elles peuvent permettre à la résilience de dépasser le stade métaphorique et de se rendre plus compatible avec des analyses en termes de développement et de pouvoir, n’en rendent pas la mesure plus aisée. Et à l’instar des capabilités, la résilience demeure ce que les statisticiens appellent une « variable latente », évaluée via un ou plus plusieurs proxys, eux-mêmes parfois latents. Il y a là un défi majeur, jamais complètement résolu (Béné et al., 2015). Les diverses tentatives d’ores et déjà menées, notamment au sein de la FAO8, ont deux traits communs : elles visent à la construction d’indicateurs synthétiques, agrégeant des variables de différentes natures ; elles sont des tentatives ad hoc, les variables choisies

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étant adaptées au contexte local, et ne se présentent pas comme généralisables sans adaptation.

25 L’importance du défi a conduit la FAO à mettre en place un groupe de travail, dont la mission est de tirer les enseignements des premiers essais de mesure et de proposer des principes méthodologiques communs pour les futurs travaux (Constas, Frankenberger et Hoddinott, 2014). Toutes ces tentatives se heurtent au même écueil, que Béné (2013) analyse comme un risque de circularité, lié à la confusion et à l’interdépendance entre causes et conséquences, entre déterminants de la résilience et cette résilience elle- même. De même, elles peinent à rendre compte des interactions entre ces différentes composantes estimées de la résilience : les institutions sont nécessaires pour rendre les actifs utiles, la valeur de l’éducation dépend des opportunités de travail, etc. Enfin, des indicateurs d’actifs peuvent être « positifs » dans certains contextes, et peuvent constituer des handicaps dans d’autres, notamment les contextes de crise sécuritaire prolongée (Jaspars et O’Callaghan, 2010).

26 Il semble vain de s’acharner à extraire de méthodologies plus ou moins sophistiquées une mesure unique, censée rendre compte, en la réifiant selon le mot de Levine (2014), de cette résilience. Le problème central est ailleurs, il concerne les variables d’état, celles dont il faut suivre l’évolution pour savoir s’il y a, ou non, trajectoire de résilience. Il semble alors pertinent de recourir à une approche en termes d’enjeux locaux, permettant de tenir compte de la grande diversité des agricultures familiales. Il s’agit d’identifier et de suivre dans le temps ce qui, localement, est l’enjeu principal ou les quelques enjeux principaux, à protéger des chocs et à reconstituer en priorité suite à un choc et ce qui, en conséquence, va déterminer les perceptions et guider les pratiques face à l’adversité, tant ex-ante qu’ex-post.

La question des temporalités

27 Point n’est besoin d’un indice composite complexe, donc, pour initier une analyse en termes de résilience, un suivi dans le temps de ces variables clés (et de ce qui semble les influencer) suffit amplement. Ceci amène à la question du « quand ». Quand peut-on dire qu’une famille paysanne est résiliente ? Deux problèmes se posent lorsque l’on aborde cette question de l’horizon temporel. Le premier relève du choix d’un délai pour l’observation des variables enjeux. Le second tient au fait que les risques se renouvellent et se combinent, que les chocs de différentes natures se succèdent et se cumulent, que la menace persiste et influence les pratiques après le choc lui-même ; c’est précisément ce qui caractérise la pauvreté, l’ampleur et la persistance de l’adversité vécue. Cela empêche souvent la mise en évidence de mécanismes simples de type « événement-réponse », sauf peut-être dans le cas de rares événements extrêmes (tel un tsunami). Et cela impose d’aborder la résilience en termes de trajectoires. Mais ces trajectoires ne doivent pas être perçues comme linéaires. Se pose au contraire la question des discontinuités, des seuils en deçà ou au-delà desquels les pratiques et processus changeraient de nature.

28 À la suite des approches des économistes (Carter et Barrett, 2006), des pratiques des humanitaires (Boudreau et al., 2008) et des analyses francophones de l’exploitation familiale (Ferraton et Touzard, 2009), deux seuils peuvent faire sens : un seuil de déchéance ou de survie, et un seuil de résilience. La déchéance correspond à la notion de destitution dans la littérature des sustainable livelihoods (Devereux, 2003). Une fois

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franchi ce seuil, le ménage se trouve pris au piège de la survie, les variables enjeux étant à des niveaux de crise. Le seuil de résilience correspond lui à la situation à partir de laquelle le ménage peut engager une dynamique autonome d’amélioration de ses conditions d’existence, qui n’est pas remise en cause par le moindre aléa. Il se matérialise par des niveaux jugés satisfaisants des variables enjeux.

29 C’est entre ces deux seuils que l’incertitude quant à la capacité des ménages à affronter l’adversité est la plus importante. En deçà du seuil de déchéance, les mécanismes à l’œuvre sont assez prévisibles, ils sont ceux de la lutte pour la survie, et les ménages ont tendance à adopter des pratiques très proches. Au-delà du seuil de résilience là aussi, hormis en cas de choc très important, une amélioration des moyens et conditions d’existence va généralement s’observer, certes, par le biais de pratiques qui peuvent être différentes ; c’est justement l’une des caractéristiques de cette zone de résilience, d’élargir le champ des possibles. Mais entre ces deux seuils, l’indétermination est beaucoup plus grande. Il manque un ou plusieurs éléments importants pour passer au- delà du seuil de résilience, mais la situation n’est pas suffisamment dégradée pour que priment les pratiques de survie. Prévaut alors la résistance, dominée par des niveaux jugés insatisfaisants des « variables enjeux », par des pratiques défensives de reconstitution des moyens d’existence.

30 Raisonner en termes de seuils présente l’intérêt d’orienter l’appui, en mettant en évidence les leviers qui permettent aux ménages de les franchir, ou en faisant ressortir statistiquement les facteurs de résilience et les facteurs de vulnérabilité (Rousseau, 2005). L’analyse des seuils a donc deux niveaux : le premier est statique, il conduit à distinguer deux valeurs seuils pour chaque enjeu identifié ; le second est dynamique, il amène à étudier comment ses valeurs se combinent et comment elles passent, ou pas, d’un état à l’autre9.

Observer les trajectoires rurales

31 Outre donc une telle portée normative, cette approche a deux implications majeures. En premier lieu, survie et résilience ne se confondent pas. Il ne faut donc pas voir de la résilience partout ; le fait de survivre ne peut pas, d’un point de vue socioéconomique, être assimilé à de la résilience. Dans une telle perspective, le retour, suite à un choc, à une situation initiale défavorable, ce n’est pas de la résilience, tout au plus une forme de résistance ; l’expression « un pauvre résilient » ne peut être autre chose qu’un médiocre oxymore, dès lors que des seuils sont intégrés à l’analyse des trajectoires paysannes.

32 En second lieu, la nécessité d’étudier les trajectoires des ménages conduit à la mobilisation de méthodologies spécifiques. Les trajectoires peuvent émerger par le biais d’enquêtes qualitatives, via l’analyse des réseaux ou les récits de vie. Les récits de vie permettent de reconstituer les histoires familiales et personnelles, d’apporter sur un échantillon restreint une grande richesse d’informations, concernant en particulier la façon dont l’adversité passée influence encore les conditions d’existence et les pratiques actuelles d’un ménage. Nombreux sont les travaux intégrant cette entrée historique et qualitative dans leur corpus méthodologique (Bidou et Droy, 2009 ; Pain, 2010 ; Bonnet et Guilbert, 2012). Mais les pratiques du passé peuvent s’avérer inefficaces dans le contexte présent : il est donc toujours difficile de baser l’évaluation de la résilience et de fonder des scénarios prospectifs sur des paramètres censés avoir contribué à la résilience par le passé. D’où l’intérêt non seulement de reconstituer les

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trajectoires a posteriori, mais aussi de le suivre en temps réel. Cela passe alors par des dispositifs d’observatoires, tels que ceux qui se sont développés ces deux dernières décennies dans divers pays africains (Dubois et Droy, 2001). De tels dispositifs pérennes s’avèrent souvent difficiles à maintenir, d’une part dans les régions en crise prolongée, lorsque l’insécurité prédomine, ou lorsque les populations se déplacent de manière peu prévisible, d’autre part lorsque manquent les financements, les bailleurs étant généralement peu enclins à financer ce type de dispositifs.

Le défi des changements d’échelles

33 Il est une autre question d’importance, souvent éludée dans la littérature humanitaire : la résilience est-elle toujours une bonne chose ? Cette question implique d’aller à la fois en deçà et au-delà de la famille paysanne. En deçà, il s’agit d’interroger les relations intrafamiliales, et d’étudier les processus de détermination des « variables enjeux » (Lallau et Droy, 2014). Au-delà, il faut s’atteler à l’agrégation mais aussi à l’interaction des pratiques des ménages, ou encore aux modalités de l’action collective. Ce qui oblige à relier résilience et soutenabilité.

Le ménage rural, échelle nécessaire mais non suffisante

34 Les différentes approches institutionnelles de la résilience (cf. supra, encadré 1) la considèrent à différentes échelles, depuis l’individu jusqu’à la nation. Cette volonté de traiter simultanément des différentes échelles et de leurs interactions contribue clairement à la difficulté d’opérationnalisation de la notion ; la résilience d’un enfant battu n’est pas la résilience d’un village, et les liens entre l’une et l’autre sont des plus malaisés à établir. Là encore, rien de bien nouveau : l’une des difficultés majeures en sciences sociales est bien le passage du singulier au pluriel, de ses parties au système lui-même. Afin d’éviter l’aporie que risque d’être la question « la résilience des parties fait-elle la résilience du tout, et réciproquement ? », le ménage peut constituer une bonne entrée. Il structure le quotidien de ses membres, induit un vivre ensemble au moins durant une partie de l’année, et porte une majeure partie des pratiques de gestion des risques. C’est en outre l’échelle qui est privilégiée par les développeurs et les humanitaires, comme la plus opératoire pour étudier les pratiques des populations rurales et pour évaluer les impacts des programmes mis en œuvre.

35 Certes, des travaux déjà anciens ont montré les limites de cette échelle d’analyse, en Afrique l’Ouest par exemple (Gastellu, 1980), et la nécessité d’entrer dans la boîte noire du ménage. Les évolutions contemporaines de nombreuses populations rurales plaident pour intégrer cette complexité : inégalités de genre et de statuts, diversification et multilocalisation des systèmes d’activités, etc. Il est nécessaire d’étudier les processus de décision au sein du ménage, les rapports de force que cela révèle, les différences d’aspirations et de capacités d’action entre les membres. Sur le plan analytique, cela conduit à rechercher quels sont les gagnants et les perdants dans les adaptations du ménage et l’éventuelle trajectoire de résilience. La question du genre trouve ici toute son importance. Obliger sa fille à un mariage précoce pour éponger une dette peut permettre aux autres membres de la famille de « rebondir », mais cela se fait au prix des capacités d’action et des aspirations de la jeune fille, cela pose la question de la soutenabilité sociale d’une telle pratique. Penser la résilience des paysans ne peut donc

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pas s’appréhender que de manière technique, et ne dispense ni d’une réflexion éthique, ni d’une articulation avec une approche en termes de soutenabilité.

36 Lier résilience et soutenabilité revient alors à poser et à assumer le fait que toutes les pratiques ne se « valent » pas. Et ce au nom d’une éthique sociale, sur la place de la femme, des enfants, des minorités, on vient de le voir. Ou encore au nom d’une éthique environnementale, sur le respect de la nature, du bien-être animal10, etc. Mais aussi, dans une perspective plus opératoire, cela conduit à interroger les risques portés par les pratiques adoptées par les ménages lorsqu’ils sont confrontés à un choc ou à une menace. Les humanitaires l’ont bien intégré à leurs analyses d’économie des ménages (household economy analysis), puisqu’ils considèrent usuellement trois niveaux d’impact des pratiques des ménages suite à une crise : des pratiques à impact faible, dites adaptatives, qui n’hypothèquent pas l’avenir du ménage ; des pratiques à impact modéré, dites de détresse, qui sont non soutenables mais qui n’atteignent pas des niveaux irréversibles, et des pratiques à impact élevé, dites de survie, qui risquent de dégrader de manière irréversible la situation du ménage (ACF international, 2009).

37 Soulignons toutefois l’ambiguïté de certaines pratiques des humanitaires lorsqu’elles sont étudiées au prisme de la résilience, ce que soulignent très bien Hampshire et al. (2009) dans leur analyse de la santé infantile dans les périodes de crise. Ces humanitaires ont tendance à se focaliser, pour des raisons éthiques, sur le saving lives, alors que les ménages et communautés ont généralement un objectif plus lointain, celui de la préservation des moyens d’existence et de la continuité du groupe. Il y a là une tension potentielle entre deux précarités, entre deux priorités, les vies et les moyens d’existence. Cassidy (1987) distingue ainsi la perspective « adaptative » des communautés locales et la perspective « activiste » des humanitaires, priorisant le fait de sauver les vies menacées. Qu’est-ce donc qu’une pratique soutenable, est-ce une pratique qui sauve des vies vulnérables, ou qui sauve les moyens d’existence du ménage ? Voilà une question que tous les indicateurs composites ne parviendront pas à traiter de manière satisfaisante, mais qu’une analyse en termes de résilience peut contribuer à sortir de l’aporie, puisque des interventions d’urgence fondées sur cette résilience sont censées déjà penser le long terme, tout en faisant face aux urgences immédiates.

Du ménage au territoire

38 Mais lier résilience et soutenabilité, c’est aussi aller au-delà du ménage, et aborder les problématiques de l’interaction sociale et de l’agrégation des pratiques et de leurs résultats. Pour illustrer cela, considérons le cas des populations Turkana du nord-est du Kenya (Cantoni et Lallau, 2010). Ces populations, au mode de vie fondé sur le pastoralisme, affrontent une importante et durable adversité, faite d’insécurité, de prédations, de crise climatique et d’appauvrissement des écosystèmes. Leurs pratiques permettent d’éclairer les liens entre résilience et soutenabilité, sous deux aspects.

39 En premier lieu, plutôt que de parler de « bonne » ou de « mauvaise » résilience des ménages Turkana, il s’agit de savoir si les pratiques de certains ménages nuisent directement ou indirectement à d’autres. Auquel cas, s’il y a résilience, celle-ci peut ne pas être socialement soutenable, en fonction des critères de soutenabilité retenus. Il en est ainsi de l’enjeu, essentiel localement, de la sauvegarde ou de la reconstitution du cheptel. Cela passe parfois par des pratiques de prédation : on pille le bétail du village voisin, de la communauté « ennemie », ou on se fait brigand, « coupeur de route » ; de

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telles pratiques permettent à certains d’initier des trajectoires de résilience, mais au prix d’une destruction des moyens d’existence de beaucoup d’autres. Cela passe aussi, moins radicalement, par une forme d’individualisation des pratiques foncières et de captation de l’espace disponible. Du fait de l’affaiblissement des liens sociaux lié à l’adversité vécue, la pratique de l’appropriation individuelle des parcelles se développe. Une famille qui a pu enclore une pâture et se l’approprier peut passer plus facilement une année sèche, alors qu’une famille qui dépend uniquement des zones communautaires doit transhumer ou migrer, c’est-à-dire affronter tous les risques que cela comporte pour le troupeau et ceux qui le surveillent. Toutes les familles ont les mêmes enjeux, mais les pratiques des unes fragilisent celles des autres.

40 En second lieu, la disjonction entre résilience et soutenabilité se révèle aussi par effet d’agrégation. Ce qui est envisageable à l’échelle d’un ménage peut ne pas l’être à celle d’un territoire ou d’un groupe social. Les adaptations des ménages à l’adversité vécue induisent une modification du rapport au milieu naturel, liée au passage d’une vie nomade à une vie sédentaire, et donc de nouvelles contraintes dans la gestion intra- annuelle de l’espace. Ainsi, du fait de la sédentarité du troupeau et de sa concentration dans un espace plus réduit, la pression du pâturage augmente, ce qui, dans ces écosystèmes fragiles, limite la régénération du couvert végétal et amplifie la tendance à la désertification. De la même façon, la diversification des activités peut accroître la pression sur des ressources naturelles déjà rares et dégradées. Tel le maraîchage qui induit une ponction importante sur la ressource en eau, et qui ne peut donc fonder des trajectoires de résilience généralisables à l’ensemble des ménages. Telle aussi la production de charbon de bois, mise en œuvre par de nombreux ménages sans gestion du couvert forestier existant, qui accroît fortement la dégradation de ce dernier, et hypothèque à terme les revenus tirés de ce charbonnage. Une même pratique (maraîchage, charbonnage, etc.) peut ainsi fonder des trajectoires de résilience si elle n’est exercée que par quelques ménages d’un territoire, et au contraire induire le maintien des logiques de résistance, voire de survie, si elle vient à se généraliser.

41 En dépit de l’optimisme qui prévaut dans les écrits institutionnels sur la résilience, il faut admettre l’idée qu’il y a des résiliences soutenables, et d’autres qui le sont moins. Il faut aussi accepter le fait que la résilience est sans doute une notion utile, mais en aucun cas suffisante, et qu’elle doit être intégrée à une approche en termes de soutenabilité, qu’en conséquence des positionnements éthiques sont nécessaires, que tout ne peut décidément être qu’affaire de technique.

L’importance de l’action collective

42 Il est un dernier défi à relever : celui de l’intégration à l’analyse de l’action collective. Car les approches psychosociales de la résilience nous livrent un enseignement essentiel : on n’est pas résilient seul (Tisseron, 2008). L’ancrage social de la résilience s’appuie sur l’idée d’un individu en interaction, acteur social : pouvoir compter sur son entourage, « exister » (c’est-à-dire compter localement) et s’ouvrir à ce qui se passe en dehors de l’exploitation constituent autant de facteurs de résilience11.

43 Pour intégrer cette question sociale, on peut évidemment se pencher sur l’une des ressources des ménages, le capital social (Ballet et Guillon, 2003). Ce capital social apparaît d’abord sous la forme de droits : il est mobilisable en cas de coup dur ou lors des pics de travail. Mais il a aussi une dimension d’obligation renvoyant aux opportunités qu’il est a priori possible de saisir ou auxquelles il est socialement

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envisageable d’accéder, en fonction de ses diverses appartenances et de sa place au sein de sa communauté, une communauté qu’il faut se garder de postuler homogène et exempte de rapports de force et de domination (Cannon, 2008). Enfin, l’importance de la confiance dans sa définition et sa mesure concerne davantage l’usage que le ménage fait de ses capacités d’action, en particulier dans le cadre de ses appartenances à des collectifs locaux.

44 C’est là le deuxième niveau auquel l’idée d’une résilience ancrée socialement fait sens, celui du groupement villageois ou de toute autre organisation locale formelle. Il y a donc lieu non seulement d’évaluer les impacts des différentes appartenances des membres du ménage sur les moyens d’existence de ce dernier, mais aussi de se pencher sur les modalités de fonctionnement de ces collectifs, leur capacité à faire face aux aléas internes comme externes. Il s’agit donc de se pencher sur les interrelations de ces deux agencéités, individuelle (ménage) et collective (groupement). Pourquoi certains groupements échouent, deviennent des coquilles vides, voire disparaissent, alors que d’autres parviennent à mettre en place des actions ayant un impact important sur les moyens d’existence des membres ? Dans quelle mesure l’appui à un groupement, pratique très prisée des humanitaires, contribue-t-il (ou pas) à la résilience des membres, voire à celle de l’ensemble d’une communauté locale ? Voilà des questions qui ne peuvent être éludées dans les évaluations fondées sur la résilience (Archambaud, 2015).

45 Un tel questionnement amène au troisième niveau auquel la dimension collective de la résilience renvoie, celui de l’organisation paysanne : toute organisation, dite faîtière, ayant une action qui n’est pas que technique et/ou qui n’est pas que locale, et qui tente de défendre les intérêts des paysans aux niveaux régional, national voire au-delà. L’action collective prend alors une dimension politique affirmée ; il est question de rapports de force, de lutte pour des partages de valeurs ou de défenses foncières, etc. La résilience exige alors d’être mise en politique.

Quelles politiques prorésilience ?

46 Derrière notre interrogation de départ, « qu’est-ce qu’un paysan résilient ? » et plus encore dans tous les discours institutionnels sur cette résilience, il y a un présupposé : il faut qu’il le soit. Un tel présupposé a d’importantes implications politiques, qui tiennent en deux questions : À quoi doit-il être résilient ? Il est alors primordial de sortir d’une vision encore très souvent « naturo-centrée » car, si la résilience doit avoir quelque portée normative, l’adversité à considérer ne peut pas être limitée aux caprices de la nature. C’est alors d’aléas de marchés, de politiques publiques adverses, de rapports de force, dont il doit aussi être question. La deuxième question en découle : alors que la nécessité des politiques agricoles est réaffirmée depuis la crise alimentaire de la dernière décennie, que font les politiques publiques, à différentes échelles, pour appuyer cette résilience des paysans, ou au contraire pour les éliminer des systèmes alimentaires ? Autrement dit, c’est la logique d’ensemble de ces systèmes et politiques alimentaires qui peut être réévaluée, au prisme de cet impératif de résilience paysanne.

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Quelle politique agricole ?

47 Dans l’approche usuelle de la résilience, il s’agit de ne pas être uniquement en réaction, suite aux crises agricoles et alimentaires, mais aussi de tenter de les empêcher, par des politiques structurelles. Quelles sont donc les politiques agricoles qui peuvent susciter cette résilience ?

Agroécologie et résilience

48 Le premier élément de réponse est que tous les schémas techniques ne suscitent pas la résilience des producteurs familiaux. Il est un constat de plus en plus partagé : le modèle agro-industriel diffusé lors des « révolutions vertes », fondé sur l’artificialisation des agroécosystèmes, l’uniformisation des packs techniques, la chimisation systématique et la simplification des pratiques atteint ses limites – écologiques, sociales, et même économiques (Dufumier et Lallau, 2010). Les approches systémiques des agronomes nous montrent que la résilience découle au contraire de la complexité, de la diversité, de la flexibilité et de l’autonomie (Cabell et Oelofse, 2012)12. Les pratiques issues de l’agroécologie, fondées précisément sur cette complexité, sur l’adaptation locale, sur la valorisation des interactions sols-plantes et entre plantes, constituent donc les vecteurs possibles d’un progrès agricole qui serait « pro- résilience », ce que montrent désormais de très nombreux travaux (notamment : Altieri et Nicholls, 2014).

49 L’idée d’une résilience fondée sur l’agroécologie progresse indéniablement, au sein de la FAO et plus largement au sein des Nations unies (De Schutter, 2014) et de nombreuses ONG. Mais elle n’est en aucun cas dominante dans les financements mobilisés. Ainsi, les approches prônées au sein de la « Nouvelle Alliance » (New Alliance for Food Security and Nutrition), qui fédère nombre de bailleurs publics et privés, tendent ainsi à perpétuer le modèle technique dominant, sous l’influence des industriels de l’agrofourniture et du génie génétique (Oxfam, 2013). En Afrique subsaharienne, c’est l’Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA), ou encore l’African Agricultural Technological Foundation (AATF) qui relaient ce modèle, grâce à l’appui de fondations privées telles que la fondation Bill et Melinda Gates. Leur volonté est alors de démontrer d’une part que la dépendance accrue des exploitations familiales aux fournisseurs d’intrants ne constitue pas une menace pour ces paysans, d’autre part que seule la « nouvelle modernisation », fondée sur un pack technique incluant les semences génétiquement modifiées et un accès généralisé aux intrants chimiques, permettra de faire face à la demande alimentaire des prochaines décennies dans un contexte de changement climatique13.

Souveraineté alimentaire et résilience

50 Au-delà de cette question des techniques de production, c’est bien le rôle que l’on accorde aux agriculteurs familiaux dans le développement agricole et la sécurité alimentaire qui est ici en question. C’est là qu’apparaît toute l’ambiguïté des positions affichées et des programmes mis en œuvre. D’un côté on fait mine d’attendre beaucoup de ces paysans, et l’injonction de résilience, soulignée plus haut, converge avec la nouvelle mission qui leur est confiée, celle de résoudre les questions de la faim, de la pauvreté et du sous-emploi. De l’autre, on tend à soutenir des pratiques qui vont à l’encontre du devenir de ces paysans. Le soupçon d’archaïsme, qui était déjà au cœur

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des stratégies de modernisation il y a quelques décennies, n’est jamais bien loin (Collier, 2010). Les paysans oui, mais faute de mieux, en somme.

51 Il en est ainsi des investissements fonciers à grande échelle, que la Banque mondiale et (dans une moindre mesure) la FAO persistent à soutenir, au nom d’une conception du développement fondée sur l’investissement libre et sans frontières, en se contentant d’appeler les investisseurs à la « responsabilité » pour limiter les spoliations liées (Lallau, 2012), ou en envisageant les modalités d’un partenariat le moins déséquilibré possible entre des exploitations familiales et les grands domaines, via le développement de l’agriculture contractuelle (Sexton, 2014).

52 De la même façon, en dépit de maintes études et plaidoyers (De Schutter, 2014), les principaux bailleurs répugnent à accepter l’idée d’un rétablissement de protections aux frontières, sans lesquelles pourtant il ne pourra pas y avoir d’essor des filières locales, et plaident au contraire pour des libéralisations accrues. Le cas de l’APE (Accord de partenariat économique) entre l’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne est ici emblématique, puisqu’il conduit à confronter sur un même marché les producteurs européens et les producteurs ouest-africains, considérés comme égaux et capables de tirer également parti d’un tel libre-échange.

53 Il paraît ainsi pour le moins paradoxal de vouloir susciter la résilience des paysans maliens si par ailleurs l’on encourage les accaparements fonciers associés à l’extension du modèle agro-industriel dans la zone Office du Niger (Adamczewski et al., 2013), ou si l’on considère qu’il faut développer le marché des semences hybrides ou génétiquement modifiées, en remplacement des dispositifs traditionnels d’échanges de semences, dispositifs pourtant garants de la biodiversité sur les parcelles et de l’autonomie des exploitations familiales (Abrami et al., 2008). Ou encore l’on considère comme juste que les céréales maliennes doivent, sur les marchés locaux, affronter la concurrence asiatique ou européenne, issue d’agricultures bien plus mécanisées et/ou bien plus soutenues. Penser la résilience du paysan malien uniquement en référence au changement climatique est donc trop limité ; certes les contraintes climatiques sont fortes, mais les chocs des marchés dits mondiaux et ceux des accaparements fonciers pèsent tout aussi, voire bien plus, lourd que les aléas climatiques pour des paysanneries sous-appuyées, sous-équipées. Elle doit alors aussi être pensée en termes de chocs de modèles : un modèle agro-industriel face à des conceptions alternatives, fondées sur l’agroécologie, la souveraineté alimentaire et les dynamiques collectives. La résilience des paysans prend ici toute sa dimension politique ; elle permet de mettre les institutions qui la prônent devant leurs contradictions, et donc leurs responsabilités.

La protection sociale pour les paysans ?

54 Suite à l’adoption des ODD, l’une de ces institutions, la FAO, a livré sa vision de l’objectif de la « faim zéro » (FAO, 2015). Un objectif qui ne pourra être atteint, affirme-t-elle, sans investissements dans le développement agricole mais aussi dans la protection sociale. Le constat, là encore, n’est pas neuf : il est inutile d’attendre de personnes très vulnérables, pour lesquelles le moindre aléa peut devenir catastrophique, les « bonnes » pratiques qui fondent la résilience. Il apparaît donc nécessaire de protéger les moyens d’existence des ruraux des aléas de la vie, et pas simplement de ceux des marchés ou de la pluviométrie, de mettre en œuvre diverses modalités de protection sociale accessibles aux paysanneries.

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Le retour en grâce de la protection sociale

55 Il est ainsi de plus en plus question de protection sociale au sein des institutions internationales. La sécurité alimentaire ne peut pas se conquérir sans protection sociale, affirment ainsi les experts mandatés par la FAO (Tirivayi et al., 2013). Des experts qui reviennent de loin, tant les politiques de protection sociale ont été délaissées durant les décennies de l’ajustement structurel, au nom d’arguments moraux, financiers, ou économiques (Merrien, 2013). Durant les années 1990 toutefois, on voit ressurgir, dans le cadre de la « Dimension sociale de l’ajustement » (DSA), la problématique des filets de sécurité14. Ces filets sont conçus comme des outils d’atténuation des conséquences sociales des politiques de libéralisation, afin de rendre supportables les – toujours impératifs – ajustements. Ils vont particulièrement se déployer dans le domaine alimentaire, afin de faire face aux crises : aides alimentaires et transferts monétaires, conditionnels (cash for work, food for work) ou non.

56 Mais ces filets de sécurité ont la même limite que les autres interventions d’urgence : ils ne modifient en rien les racines des crises agricoles et alimentaires, et se révèlent être aux yeux des bailleurs d’un ratio coût-bénéfice finalement assez limité, face à la récurrence des crises. Ces critiques ont conduit à envisager d’autres modalités d’action, fondées sur les « filets préventifs ». Les programmes de filets préventifs se développent ces dernières années en Afrique subsaharienne, le plus souvent sous l’égide de la Banque mondiale (IRAM, 2013), non sans lien avec son approche de l’empowerment et son objectif affirmé de la « croissance inclusive ». L’objectif affiché est non seulement de sauver des vies, mais aussi de transformer durablement la situation des populations enfermées dans le piège de la pauvreté, en maintenant des filets en dehors des périodes de crise grave. On est là dans un entre-deux, entre les politiques agricoles classiques fondées sur le soutien à la production, et le life saving des urgentistes. Le focus est alors mis sur une autre dimension de la sécurité alimentaire, l’accessibilité de la nourriture et des moyens de la produire : transferts monétaires contre travail, fournitures ponctuelles d’aide alimentaire, appui à la capitalisation des exploitations, achats garantis via les systèmes d’approvisionnement locaux de l’aide d’urgence 15, transferts en espèces accroissant les débouchés des producteurs locaux, etc. Pour reprendre la terminologie adoptée plus haut, il s’agit de viser particulièrement les ménages en résistance (entre résilience et survie), et leur permettre, à moindres frais, de nouveau, d’initier des trajectoires de résilience.

57 En Afrique subsaharienne, les approches sociales de l’insécurité alimentaire s’intéressent ainsi majoritairement aux exploitations familiales d’agriculteurs ou d’éleveurs pauvres ou déficitaires, c’est-à-dire qui ne produisent (et/ou ne gagnent) pas assez pour subvenir à leurs besoins alimentaires toute l’année. Elles se fondent sur l’idée qu’un montant même minime de supplément de revenu régulier (conditionnel ou non) peut aider les ménages à diversifier leurs moyens de subsistance, à investir, et dépasser la résistance de court terme, et aussi profiter à l’ensemble de la communauté par les infrastructures et les dépenses induites. À partir de 2005, l’Éthiopie a ouvert la voie des filets préventifs, dans son Productive safety nets program, basé sur les travaux d’intérêt public à haute intensité de main-d’œuvre (Léon, 2014)16.

58 On parle alors de politique agricole inclusive, visant des objectifs à la fois productifs et sociaux. Non sans risque de contradiction, par exemple entre prix incitatifs pour les producteurs et prix acceptables pour les consommateurs. Non sans choix difficile à

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faire entre bénéficiaires potentiels : aider plusieurs vieilles dames ou un jeune entrepreneur rural, qu’est-ce qui va susciter le plus la résilience au niveau du territoire ? Non sans obligation, si l’on décide d’appuyer différentes catégories de ménages, de bien évaluer les situations pour différencier les mesures prises.

Les « caisses de résilience » : la nouvelle panacée ?

59 Ces limites pèsent toutefois peu, dans l’engouement actuel. Et parmi les nombreuses expériences actuelles, arrêtons-nous sur l’approche des « caisses de résilience », promue par la FAO (Bonte, 2015), d’ores et déjà expérimentée en Ouganda, au Mali, au Liberia et en République centrafricaine. Cette approche est représentative de la façon dont la problématique de la résilience est actuellement appliquée aux paysans. Elle se veut intégrée : il ne faut pas agir sur le seul volet technique, mais avoir aussi une action sociale et une action financière. Le volet technique consiste en la promotion des « bonnes pratiques » agricoles (car « durables »), diffusées localement dans les champs- écoles paysans17. Le volet financier vise à développer la microfinance (épargne, micro- crédit, micro-assurance). L’octroi de prêt est conditionnel, lié à la mise en œuvre de « bonnes pratiques », agricoles ou sociales (envoi des enfants à l’école, etc.). Enfin, le volet social développe l’approche des filets préventifs (conditional cash transfer activities, surtout), et la double d’une perspective et de cohésion et d’inclusion sociales.

60 Le but d’une telle imbrication d’agriculture durable, de microfinance, de protection sociale et de solidarité communautaire est d’enclencher une dynamique vertueuse, faite de moyens d’existence diversifiés et résilients, d’allongement des horizons, de cohésion sociale. Il est trop tôt pour un bilan des expériences menées, mais on peut d’ores et déjà remarquer qu’il y a dans cette approche un concentré de tout ce qui fait l’engouement actuel pour la résilience : se fonder sur les compétences et capacités d’action locales, s’appuyer sur la communauté soudée et organisée, susciter le travail sur un champ collectif à l’aide de « bonnes pratiques » productives, conscientiser les ruraux aux difficultés par une approche participative, promouvoir l’autonomisation des femmes, apporter des compétences et techniques extérieures à la communauté, plutôt fondées sur l’agroécologie, et enfin compter sur l’allongement des horizons des bailleurs, puisque l’on table sur des programmes d’au moins trois années18.

61 Le focus est ainsi fait, sans surprise, sur l’empowerment communautaire : il est question de stimuler une « culture de la responsabilité et de la solidarité », une prise de conscience des bonnes pratiques tant productives que sociales, l’inclusion sociale et la confiance. Au risque, en formulant ce que doit être une communauté résiliente, de glisser rapidement vers l’injonction (« vous devez être responsables et solidaires pour mériter notre appui ») et de fournir un prétexte pour un désengagement (aider seulement les « vertueux »). Au risque aussi de susciter des collectifs d’opportunité, présentant apparemment les vertus souhaitées, mais constitués d’abord pour bénéficier des appuis extérieurs. Au risque encore de postuler que toutes les communautés rurales, même celles qui sortiraient profondément déstructurées d’une guerre civile par exemple, sont en capacité de développer cette « culture de la solidarité » en l’espace de deux ou trois années. Au risque enfin de minimiser le poids des structures économiques et des rapports de force politiques et sociaux dans les capacités d’action des communautés, induisant une action politique au-delà de la seule échelle locale.

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Conclusion

62 On voit donc bien que pour ne pas ressortir d’une creuse rhétorique, la résilience, appliquée aux paysans, revêt de nombreuses exigences. La première de ces exigences est conceptuelle. La première définition qui pourrait se dégager de la présente réflexion est la suivante : une famille paysanne résiliente serait une famille capable, sur un horizon de plusieurs années et en dépit de l’adversité vécue, de maintenir voire de développer ce qui est important à ses yeux, au-delà de seuils pertinents localement. Mais une telle définition est, nécessairement, insuffisante. Car la résilience, malgré le projet intégrateur qui la sous-tend, doit être associée à d’autres notions phares des débats contemporains sur le développement agricole, telles celles de soutenabilité, de protection, d’empowerment.

63 La deuxième exigence est d’ordre méthodologique, la résilience implique un suivi des trajectoires paysannes et une analyse multiscalaire, au-delà (village/territoire, collectif) et en deçà du ménage (personne). En ce sens, elle n’est pas une notion économe en études et en observations, elle est donc paradoxalement décalée par rapport aux exigences contemporaines du value for money, souvent avancé pour justifier son usage.

64 La troisième exigence est plus importante encore, elle ressort du politique. Elle s’appuie sur l’idée que la résilience paysanne n’est pas que spontanée, qu’elle doit aussi être suscitée, en particulier par des politiques de protection, mais qu’elle est au contraire souvent mise à mal par des politiques adverses, par des modalités défavorables d’intégration aux marchés. La résilience doit être avant tout une notion politique. En ce sens, elle peut être autre chose qu’un nouvel avatar du néolibéralisme et doit être aussi mobilisée pour étudier la manière dont les individus, les groupes, les sociétés, font face aux changements induits par ce néolibéralisme (Hall et Lamont, 2013). En ce sens encore, la résilience peut permettre une salutaire relance du débat sur la dimension politique de l’aide au développement, du fait des considérations normatives qu’elle porte, et du fait des choix de modèles qu’elle implique, inévitablement. En ce sens enfin, il apparaît que la résilience peut servir d’utile fil conducteur pour une politique volontariste de lutte contre la pauvreté rurale et la faim des paysans.

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NOTES

1. Nous emploierons indifféremment ici les expressions « agriculteurs familiaux » et « paysans », usuellement définis par les liens organiques entre famille et unité de production et le primat du travail familial (Bélières et al., 2015). 2. L’action de l’UNISDR a conduit à l’adoption du Cadre d’action de Hyogo 2005-2015, « pour des nations et des collectivités résilientes face aux catastrophes » (Nations unies, UNISDR, 2005). Il a été prolongé en 2015 par le cadre d’action de Sendai. 3. Mortimore (1989 : 214) a par exemple cette expression fort juste, lorsqu’il parle des peuples sahéliens, de systèmes d’activités caractérisés par une “uncertainty-as-norm”, et donc conçus pour s’adapter à cette incertitude.

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4. Nous ne méconnaissons pas les débats qui existent sur cette notion de ménage, en particulier dans les contextes africains et du fait des mutations contemporaines des sociétés rurales, mais nous ne pouvons pas les développer ici (cf. Droy et Lallau, 2014). 5. Le cadre des sustainable livelihoods (ou moyens d’existence durables), issu de la coopération britannique, s’attache à comprendre comment les ménages ruraux développent (ou pas) leurs moyens d’existence et améliorent (ou pas) leurs conditions d’existence (Chambers et Conway, 1991). Cette approche inspire largement l’analyse économique du ménage (Household Economy Analysis, ou HEA), très usitée par les humanitaires lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact d’un choc, les appuis nécessaires, et l’efficacité de ces derniers (Boudreau et al., 2008). 6. Twigg (2009) liste ainsi les 23 caractéristiques de la communauté résiliente, parmi lesquelles le bon leadership, le sentiment d’appartenance, l’importance accordée à l’éducation, etc. 7. Ils s’appuient généralement sur l’extension du traitement de la résilience au sein des approches systémiques : de la capacité à persister (persistability), on passe à celle de s’adapter (adaptability), puis à celle de se transformer (transformability). Béné et al. (2011) distinguent ainsi une capacité d’absorption (on neutralise les chocs, le système persiste), une capacité d’adaptation (on s’adapte structurellement aux chocs, par un ajustement incrémental) et une capacité de transformation (on change de fondements suite aux chocs). 8. Les économistes de la FAO ont développé le modèle Resilience Index Measurement and Analysis (RIMA) (FAO, 2013a). Dans la version la plus usitée de ce modèle, la résilience est estimée par un indice agrégeant six composantes, elles-mêmes non directement observables : stabilité, filets sociaux, accès aux services de base, actifs, revenu et accès à l’alimentation, capacité d’adaptation. Chaque ménage obtient ainsi une « note » de résilience, au temps t. Cette approche a été appliquée dans les territoires palestiniens, au Kenya, au Sénégal et en Somalie. 9. Les tentatives de mesure de tels seuils demeurent rares : Béné et al. (2011), Robert (2014). 10. Que dire ainsi de la résilience par le passage d’un élevage de poulets en champ à une mise hors-sol et une importante densification de cet élevage ? 11. Ainsi, en étudiant les trajectoires des « agridifs » en Nord-Pas de Calais, nous avons relevé l’importance des occupations et engagements extra-agricoles. La vie associative et les voyages font émerger différentes opportunités pour l’exploitation. À l’inverse, la non-ouverture au monde extérieur peut révéler une fuite dans le travail, signe d’isolement, empêchant toute remise en question (Lallau et Thibaut, 2009). 12. Cabell et Oelofse proposent un cadre d’analyse de 13 indicateurs de la résilience des agroécosystèmes, fondé sur l’approche des systèmes socioécologiques. Ce cadre conduit à légitimer les exploitations familiales, les circuits courts, les pratiques agroécologiques. Il est mobilisé par la FAO dans son approche SHARP, d’auto-évaluation de la résilience paysanne et pastorale (Choptiany et al., 2015). 13. La climate-smart agriculture promue par la FAO (2013b) va ainsi peu ou prou dans le même sens. 14. Un safety net est usuellement défini comme un programme de transferts non contributifs axés sur les populations vulnérables. 15. Par exemple, le programme P4P (Purchase for Progress) du PAM (Programme alimentaire mondial). 16. Elle a été rejointe par de nombreux pays d’Afrique, tel le Ghana et son programme Livelihood Empowerment Against Poverty, le Rwanda avec son programme Vision 2020 Umurenge, la Somalie avec l’initiative conjointe pro résilience de la FAO, du PAM, et de l’UNICEF, etc. Au niveau régional, la CEDEAO, avec son initiative « Faim zéro Afrique de l’Ouest », intègre elle aussi cette dimension sociale en termes de filets préventifs. 17. De nouveau on remobilise de vieilles méthodes, puisque l’approche des Farmer Field Schools a été initiée à la fin des années 1980, en Asie, puis largement diffusée (Braun et al., 2005).

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18. Ainsi, dans le schéma proposé, la première année est une phase de préparation des activités avec la communauté, la deuxième initie la mise en œuvre de pratiques « durables » et une diversification des revenus, la troisième permet d’appuyer des dynamiques de capitalisation, via l’appui à la microfinance locale.

RÉSUMÉS

Cet article interroge la figure du « paysan résilient », telle qu’elle est mise en avant dans les discours actuels de nombreux bailleurs. Les questions de la gestion des risques et de l’adaptation étant étudiées depuis fort longtemps en agriculture, qu’apporte alors la notion de résilience ? Quels défis méthodologiques pose-t-elle ? Quelle articulation peut-on faire avec des analyses en termes de soutenabilité, à l’échelle d’un territoire par exemple ? Et au final, quelle mise en politique induit-elle ? Autant d’interrogations qu’il est nécessaire d’aborder de front, pour faire de ce « paysan résilient » autre chose qu’au mieux une poétique métaphore, au pire un nouvel alibi pour le désengagement.

This article questions the figure of the “resilient peasant”, as recently used in many donor discourses. While issues of risk management and adaptation in agriculture have been studied for a long time, is there anything new with this concept of resilience? What methodological challenges does it pose? What linkage can be done with sustainability framework, at the scale of a territory for example? And finally, what policy-setting does it induce? Those questions must be addressed, in order not to make this “resilient peasant” just a poetic metaphor or a new alibi for disengagement.

INDEX

Keywords : resilience, peasant, agricultural development, rural society, development policies, risk, vulnerability, food security, poverty Mots-clés : résilience, paysan, développement agricole, société rurale, politiques de développement, risques, vulnérabilité, sécurité alimentaire, pauvreté

AUTEUR

BENOÎT LALLAU

Maître de conférences HDR, Université de Lille 1, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE), [email protected].

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Les paysanneries des Suds face à une modernisation polymorphe Perspectives récentes en Asie du Sud-Est

Jean-Philippe Peemans

1 Pour répondre aux défis de la croissance démographique, de l’urbanisation et du développement, les agricultures, les paysanneries et les campagnes du Sud ont été sommées de « se moderniser ». Quel sens attribuer à cette injonction ? Quelles places cette modernisation développementaliste a-t-elle accordées à l’agriculture, aux paysanneries et aux espaces ruraux mais aussi urbains ? Malgré la violence de la modernisation par le haut et à cause de ses apories, ces paysanneries ont déployé de multiples stratégies pour rester les acteurs du développement local. Quelles sont-elles ? Quels sont les rôles des acteurs populaires dans la production de ces territoires ? On essaiera finalement de situer quelques implications des réflexions proposées pour la recherche d’un développement un peu moins insoutenable que les tendances dominantes actuelles.

La modernisation nationale, la néo-modernisation globale et la place de l’agriculture, des paysanneries dans la construction territoriale

2 Entre 1945 et 1965, à cause de l’importance accordée au passage d’une société agricole à une société industrielle, les théories et les pratiques de développement ont donné une grande importance aux rapports entre espaces ruraux et urbains. Les villes et les campagnes étaient alors vues comme des espaces à adapter aux exigences de la modernisation. Cependant, le seul territoire à construire, « à développer », était celui de l’État national moderne et, dans cette perspective, la production agricole tout comme le travail paysan, jouaient un rôle central dans la consolidation de l’État et du secteur industriel (Peemans, 2010).

3 En fait, il y avait une violence implicite mais fondatrice, dans la pensée de la modernisation : la petite paysannerie, identifiée à un monde de misère et d’arriération,

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devait disparaître au terme du processus de modernisation mais, en même temps, dans la phase de transition, en fournissant un surplus agricole et une main-d’œuvre pour l’industrialisation et l’accumulation, elle était elle-même un objet et un instrument de la modernisation. Au cours de cette transition, la tâche essentielle de l’État était de construire la nation. Ainsi, dans la première phase d’industrialisation, le contrôle autoritaire de la paysannerie a-t-il été une caractéristique commune des pays du « miracle asiatique », tant au nord-est qu’au sud-est. Il ne s’est agi en rien d’une accumulation vertueuse reposant sur le respect des règles du marché mais bien d’une accumulation primitive brutale, reposant sur les méthodes les plus coercitives.

4 Ces politiques de « modernisation nationale » ont connu des succès variables selon les pays du Sud et selon leur inspiration, libérale ou socialiste. Au cours des années 1970, elles ont été traversées par des contradictions de plus en plus nombreuses, notamment dues aux limites internes de la formation du capital. Quelles que soient leurs performances en termes de croissance, elles ont montré une incapacité à maîtriser les changements dans les campagnes et les villes et les prédictions optimistes des modèles dualistes se sont avérées chimériques.

5 Après 1980, l’évolution du contexte international a eu une influence marquante sur les attendus territoriaux du développement. On est passé d’une modernisation centrée sur l’État-nation à une modernisation centrée sur le « marché global ». Ce passage a influencé la vision du rôle respectif des espaces urbains et ruraux dans le développement. En effet, la compétition globale suppose de faire émerger des « pôles de performances » capables de regrouper des entreprises et des acteurs ayant la capacité de s’insérer dans les normes changeantes de la concurrence mondiale. À partir de ce moment, les « territoires » sont considérés comme des gisements de ressources humaines et matérielles qui permettent de s’inscrire dans l’économie globale. Selon cette approche, le support territorial par excellence, c’est la « ville globale » ou à vocation globale. Le territoire urbain a pour vocation de se transformer en global city (Sassen, 1991). Bien que cette vision très normative de la « ville globale » compétitive ait été élaborée au Nord, elle a trouvé un relais complaisant, voire enthousiaste, parmi de nouvelles élites au Sud, surtout en Asie de l’Est et du Sud-Est et dans divers pays d’Amérique latine et du monde arabe.

6 Dans de nombreux pays du Sud, cette logique de territoires compétitifs a de plus en plus été étendue aux espaces ruraux : soit comme hinterland des « pôles urbains de performance », soit comme « pôles de performance » agricoles, à travers la mise en place d’une agriculture très orientée par la logique productiviste, à travers la diffusion du « modèle fermier de modernisation », mis en place dès les années 1960, en Europe à travers la Politique agricole commune, au Sud à partir de la mise en œuvre des politiques de la « Révolution verte » (Peemans, 1995).

7 Les paysages ruraux ont été transformés par l’apparition d’exploitations mécanisées, chimisées et exigeant le remembrement de grandes surfaces. Cela a été le cas entre autres au Brésil, au Maroc ou en Thaïlande. La plupart du temps, ces grandes exploitations sont restées des îlots au milieu d’un océan de micro-exploitations paysannes, tout en contribuant à la marginalisation de celles-ci. Les migrations campagnes-villes en ont été accélérées, avec la dilatation des zones urbaines périphériques.

8 Ces politiques impulsées par la néo-modernisation ont réactivé le discours sur l’arriération de la paysannerie, jugée incapable de s’adapter aux opportunités offertes

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par le marché. Le monde paysan devait alors disparaître comme acteur et devenir l’objet préféré des discours et pratiques centrés sur la réduction de la pauvreté. Les politiques dites de développement furent de plus en plus confinées dans cette tâche à la fois marginale par rapport aux changements en cours et magnifiée au nom de l’éthique et des responsabilités de la « communauté internationale » en train d’affirmer son hégémonie sur l’économie mondiale. Le résultat majeur de ces discours qui ont abouti au tournant des années 2000, aux PSRP (Programmes stratégiques de réduction de la pauvreté) et aux OMD (Objectifs millénaires du développement), a été de définir en termes de « pauvreté », les couches populaires, paysannerie et petits producteurs urbains (Cornwall et Brock, 2005).

9 Cependant, depuis le début des années 2000, dans le sillage des discours sur les OMD et de la place faite à la « lutte contre la pauvreté », une partie du discours néo- modernisateur a montré un intérêt nouveau pour une réévaluation du rôle de l’agriculture dans le développement. Cela n’a pas empêché que la crise dite des food prices de 2007-2008 ait surpris les institutions supranationales en charge des stratégies agricoles. Elles ont tenté tant bien que mal d’en rationnaliser les causes… a posteriori tout en ne s’écartant en rien de l’orthodoxie néo-libérale et des principes de la néo- modernisation en vigueur depuis les années 1980. En fait, cette crise a été un symptôme de l’approfondissement de la crise structurelle du complexe agro-industriel. Les choix effectués ou annoncés en 2007-2009 se sont donc inscrits dans la stricte continuité d’un ensemble de politiques qui avaient imposé d’abord un modèle unique de modernisation agricole dans les espaces nationaux entre 1960 et 1980, puis leur ouverture aux normes de la néo-modernisation dans les années 1980-2000.

10 L’événement marquant le plus important a été l’accélération des investissements agricoles à grande échelle déjà remarqués au début de la décennie et désormais réorientés en partie vers des spéculations alimentaires et foncières. Si, en 2011, un rapport de la Banque mondiale en a reconnu les risques, il n’a cependant pas hésité à affirmer que, malgré tout, les bénéfices à longue échéance en termes de croissance et de réduction de la pauvreté justifiaient le choix en faveur des grandes concessions foncières (Deininger et al., 2011). Cette vague d’accaparement des terres ne peut pas être séparée de l’arsenal idéologique et politique qui renforce une vision péjorative de la paysannerie. Il est important de souligner cette dimension culturelle des stratégies anti-paysannes manifestées notamment lorsque les terres des collectivités locales sont décrétées arbitrairement « terres vacantes » par les États, comme au début de la colonisation (De Schutter, 2011).

11 Dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine où se déploient certaines de ces grandes concessions, celles-ci remodèlent radicalement de grandes portions des campagnes et des paysages ruraux. En même temps, elles participent à une nouvelle forme de découplage entre le rural et l’urbain. Si dans les politiques de modernisation nationale, les politiques dites de cheap food ont rendu les villes dépendantes des importations agricoles, coupant ainsi l’accès à son marché de la petite paysannerie, dorénavant, les nouvelles grandes plantations du land grabbing ont pour objectif de nourrir des villes ou d’abreuver des moteurs situés hors du territoire national, sans résoudre la question de la dépendance alimentaire des villes du pays, ni celle de l’incorporation de la petite paysannerie dans une chaîne de valeur alimentaire qui puisse améliorer sa situation.

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12 Au terme de cet examen des différentes variantes récentes des pratiques et du discours néo-modernisateurs, on doit bien constater qu’ils accélèrent la disparition de la petite paysannerie des paysages ruraux et des programmes de développement.

Face aux apories de la modernisation : les multiples voies d’une redécouverte de la paysannerie comme acteur du développement rural

13 Néanmoins à côté du paradigme de la modernisation et malgré sa force, de nouvelles pistes de réflexion et de nouvelles expériences de développement font évoluer le regard sur le monde paysan au Sud, notamment en mettant en avant son rôle dans la production des territoires ruraux durables.

14 En même temps, les changements en cours montrent que le monde paysan n’a pas le caractère homogène que lui attribuaient les divers discours de la modernisation et que, à cette évolution sociale, correspond une différenciation géographique croissante des territoires ruraux. On est bien loin du « village asiatique idyllique » ou du « village africain traditionnel ». De nombreux éléments montrent que, à la recomposition du monde rural correspond l’émergence des réseaux toujours plus denses d’une économie populaire reliant les campagnes et les villes, économie articulée autour de réseaux de circulation dans lesquels la paysannerie occupe une place toujours plus visible. L’évolution du monde paysan doit donc occuper une place centrale dans toute réflexion sur l’avenir des relations entre le rural et l’urbain dans les Suds et inversement.

15 Un courant important de recherches a placé depuis les années 1980, la diversification productive au cœur de la stratégie des paysans qui vise à sécuriser des exploitations autonomes. Elle est basée sur la flexibilité de long terme qui vise d’abord le bien-être et la reproduction de la famille paysanne. L’accent mis sur la flexibilité signifie que l’idée paysanne du développement n’est pas centrée exclusivement sur la préservation d’un revenu minimum ou sur la recherche d’un profit maximum.

16 C’est dans cette perspective que se comprend la durabilité des pratiques paysannes qui concernent aussi bien les relations à la terre, la sécurité des tenures, les considérations environnementales que les relations socio-culturelles et les institutions autour desquelles la vie paysanne est bâtie. Paradoxalement, ce nouveau regard sur la paysannerie, patiemment construit à travers des milliers de recherches de terrain dans le dernier quart du xxe siècle, a même commencé à avoir une sorte de reconnaissance officielle, dans une publication coéditée par les organisations multilatérales qui pendant ce même quart de siècle ont poussé à la mise en œuvre de politiques contredisant totalement les résultats de ces recherches. Publié en 2009 sous l’égide de la FAO, du PNUE et… de la Banque mondiale et réalisé par une équipe de quatre cents chercheurs de différentes disciplines, le rapport IAASTD a remis en cause l’orthodoxie dominante en matière de développement agricole et rural, dont la vision proposée par la Banque mondiale (McIntyre et al., 2009) ! Il a reconnu l’importance des « connaissances traditionnelles et locales, basées sur les pratiques et les savoirs des communautés locales » pour mettre en œuvre des pratiques d’agriculture durable, la protection de la biodiversité. Au lieu de situer simplement l’agriculture dans une chaîne de valeur globalisée, les chercheurs lui accordent une place primordiale pour contribuer à l’amélioration des conditions de vie générales des populations locales. Ce

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rapport IAASTD était en phase avec la vague contemporaine de la littérature académique sur l’agro-écologie vue comme une nouvelle révolution agricole pour assurer la durabilité. Dans la mesure où l’agro-écologie est basée sur des techniques qui ne sont pas livrées de haut en bas mais développées sur la base de connaissances des agriculteurs et d’expérimentations, elle participe de la réhabilitation des connaissances du monde paysan dans la gestion des processus de production agricole au sens large (Altieri, 2009 ; Holt-Gimenezet Altieri, 2013).

17 Parallèlement au déploiement du nouveau discours sur la place de la paysannerie dans le développement, depuis la fin des années 1990 émerge un nouveau mouvement international paysan, à vocation globale. Ce mouvement, la Via Campesina, qui en 2012, représentait plus de soixante organisations d’Asie, Afrique, Europe et Amérique latine se considère comme le porte-parole des petits et moyens paysans, des paysans sans terre, des femmes rurales, des jeunes ruraux, des travailleurs agricoles et des peuples indigènes. La proclamation du droit à la « souveraineté alimentaire » a été une étape marquante de la vie du mouvement Via Campesina. Il a été défini dans la « Déclaration de Nyeleni », en février 2007, comme le droit des peuples à organiser les politiques agricoles d’abord selon les besoins des communautés locales, à travers la mise en œuvre des ressources locales. Une autre étape de la vie de Via Campesina a été la proclamation de la « Charte des droits des paysans », lors de la conférence de Jakarta en 2008. Cette déclaration présente les familles paysannes ancrées dans des communautés locales et responsables de la conservation des écosystèmes locaux et de la qualité des paysages. En conséquence, ces paysans et ces communautés doivent avoir le droit de gérer les ressources en terre, en eau, notamment les systèmes d’irrigation et les forêts. Ils ne devraient plus pouvoir être évincés de leurs terres ancestrales pour des motifs économiques (Claeys, 2014). Enfin, la Déclaration demande aussi que les États respectent le monde paysan, lui reconnaissent l’originalité de ses valeurs morales et spirituelles, de ses savoirs et de ses institutions, protègent ce patrimoine culturel et organisationnel et prennent des mesures concrètes pour en empêcher la destruction.

18 Il y a donc une convergence manifeste quoique paradoxale entre les conceptions du monde paysan présentées par le rapport IAASTD et les déclarations du mouvement Via Campesina, alors que les unes viennent d’un mouvement militant, regroupant activistes et leaders paysans locaux, et l’autre du monde académique et scientifique. Ces nouvelles approches du développement rural, tant au niveau théorique que pratique peuvent avoir une grande pertinence pour les sociétés du Sud qui, au début du XXIe siècle, possèdent encore une paysannerie forte et nombreuse.

19 Le caractère multidimensionnel des pratiques paysannes participe de la production du « territoire rural ». Ces pratiques concernent en effet l’ensemble d’un village et de son terroir : la gestion des ressources naturelles (agriculture, élevage, pêche, forêt, pâturages), l’organisation de la production, la commercialisation, l’artisanat, l’amélioration de l’adduction d’eau et de l’habitat, l’épargne et le crédit, les services (boutiques et pharmacies villageoises, moulins à céréales, maisons de santé villageoise). Mais elles concernent aussi la production du lien social à travers une combinaison d’interdépendances et d’institutions collectives (associations, groupements, tontines, pré-coopératives, mutuelles, etc.). Même si elles apparaissent faibles, mesurées du point de vue de la seule valeur d’échange statistique, ces pratiques peuvent construire un territoire intégré dans ses diverses composantes et capable de produire de la valeur d’usage à long terme.

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La question du rapport entre la paysannerie et le rural comme territoire : le cas de l’Asie du Sud-Est

20 En Asie du Sud-Est, au cours du siècle dernier, l’expansion des terroirs villageois et la création de nouveaux villages montrent la spécificité du développement des pays concernés. Non seulement les campagnes se sont étendues au détriment de la forêt mais elles sont aussi plus densément habitées. Cette dimension importante des changements complexes intervenus dans les dernières décennies a souvent été oblitérée par la lecture dominante en termes de « révolution verte » (Dufumier, 2004).

21 La diversification agricole et la diversification de plus en plus grande des sources de revenus non agricoles sont les deux éléments majeurs dont la combinaison créée des conditions nouvelles pour assurer la résilience de la petite paysannerie. Dans de nombreuses régions cette diversification assure simultanément la sécurité alimentaire et la participation au marché, sans être esclave des contraintes imposées par les groupes agro-alimentaires qui contrôlent les chaînes de valeur. C’est le cas d’une partie non négligeable des paysans-colons de Thaïlande et d’Indonésie qui utilisent les superficies dont ils disposent sur les nouvelles terres pour diversifier leurs gammes de culture, associées souvent au petit élevage et parfois à des pratiques d’agro-foresterie. En effet, les systèmes d’agro-foresterie s’inscrivent naturellement dans cette logique de diversification paysanne. Depuis longtemps, l’agro-foresterie paysanne combine des espèces destinées à élargir l’éventail de la consommation locale (fruits, noix, bois de feu) et des espèces destinées à la commercialisation et l’exportation (épices, cacao, caoutchouc, coprah) (Suyanto, Tomich et Otsuka, 2001).

22 Plusieurs études ont mis en valeur l’intérêt de l’agro-foresterie, à travers des formes de gestion forestière qui ne s’apparentent ni à l’exploitation productiviste de la forêt, ni à la vision conservationniste. Ces modes de gestion dits de la « forêt domestique » combinent rotations agricoles et gestion productive de certaines parties des forêts qui permettent la régénération de la forêt pré-existante. Plusieurs systèmes agro-forestiers indonésiens reposent sur des règles collectives et anciennes d’accès à la forêt, combinées à des droits d’usage individuels. Ensemble, ils assurent la cohésion sociale et la solidarité intergénérationnelle (Michon, de Foresta, Kusworo et Levang, 2000). Ces études insistent sur la liaison entre reproduction soutenable de la forêt et reproduction socio-culturelle des collectivités. Ces systèmes élaborés d’agro-foresterie constituent de véritables « territoires de vie » où se combinent la gestion de la ressource forestière et la construction sociale de l’identité culturelle et des liens sociaux (Michon, De Foresta, Levang et Verdeaux, 2007).

23 Les systèmes agro-forestiers paysans sont d’une très grande complexité et assurent la reproduction de l’écosystème à long terme, tout en permettant une alimentation très variée, et en procurant des revenus monétaires plus ou moins importants selon les produits. L’agro-foresterie paysanne repose sur la diversité, qui assure à la fois la sécurité des familles et la reproduction de la biodiversité. Du point de vue de sa structure et de ses effets, elle contraste avec les grandes plantations de monoculture développées depuis l’ère coloniale et appuyées par les États post-coloniaux (Michon et de Foresta, 1995). Même s’il s’accompagne d’une certaine différenciation sociale, ce type de diversification économique peut cependant en limiter les effets négatifs (Suryanata, 1999).

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24 Un autre exemple emblématique des pratiques paysannes de diversification originale est le système VAC (Vườn-Ao-Chuong) au Vietnam, système établi depuis des générations. Il allie un jardin-verger, un étang à poissons et du bétail, y compris de la volaille. Ce système permet le recyclage des déchets organiques pour créer une agriculture biologique intégrée. Il y a une grande variété de systèmes VAC adaptés aux différents contextes géographiques vietnamiens. Ces anciennes pratiques paysannes ont été encouragées par le gouvernement. La diffusion et le développement des systèmes de VAC par le VACVINA (association des participants au système VAC) semblent avoir participé significativement à l’amélioration de la nutrition et à la réduction de la pauvreté dans les zones rurales.

25 Si la base économique et sociale de l’écrasante majorité de la petite paysannerie reste la ferme familiale, celle-ci est indissociable du contexte villageois. Les villages constituent, à des degrés variables, des acteurs collectifs anciens, dont la situation actuelle dépend largement des stratégies d’acteurs extérieurs, publics ou privés. À travers cette évolution se mettent en place de nouveaux types d’interdépendance entre les conditions de reproduction des familles paysannes, au sens large, et celles des collectivités villageoises. L’attachement à un lieu de vie, symbolisé par le maintien de l’enracinement terrien, reste fondamental. Selon divers observateurs, si les formes de solidarité dites traditionnelles s’affaiblissent, elles sont remplacées par de nouveaux types de liens sociaux qui recréent les conditions d’une cohésion sociale adaptée aux pressions du marché.

26 Le maintien des droits à la terre est une exigence fondamentale des paysans, même quand ils ont d’autres opportunités d’emploi et de revenus. Une microparcelle de terre permet, grâce à l’utilisation intensive d’intrants, d’assurer la sécurité de la subsistance de la famille restée au village, et avec cela, elle maintient un enracinement. Les conflits autour de la terre ont donc maintenant des dimensions nouvelles, au moment même où les revendications de redistribution de la terre sont revigorées à travers l’émergence de nouveaux mouvements ruraux (Aguilar, 2005). C’est le cas notamment en Indonésie et aux Philippines où de nombreuses mobilisations locales ont eu pour but l’occupation et l’invasion de terres (Franco, 2008).

27 On ne peut réduire la différenciation croissante entre les villages seulement au degré de participation des familles aux marchés. Elle est aussi liée aux initiatives associatives et communautaires. Des études récentes montrent qu’il y a beaucoup d’institutions communautaires, anciennes et nouvelles, toujours bien vivantes. Les communautés paysannes ont donc réinventé ou créé dans le dernier quart de siècle des milliers d’associations orientées vers l’amélioration du bien-être collectif. Ces initiatives paysannes associatives et communautaires jouent aussi un rôle très important dans le bien-être des villages. Celui-ci dépend souvent de la conservation et de l’amélioration du potentiel productif des écosystèmes locaux, créant des complémentarités et synergies entre leurs différentes composantes.

28 Un grand nombre d’activités exigent une organisation collective : les opérations de reboisement et de reforestation, la lutte contre l’érosion et la désertification, la production de biomasse pour l’énergie, le traitement des déchets végétaux et animaux pour la production d’engrais naturels, l’intégration entre productions végétale, animale et aquaculture, les projets d’agroforesterie communautaire, la valorisation des PFNL (produits forestiers non ligneux), les systèmes légers d’irrigation, la production de semences améliorées, l’amélioration des installations de stockage de village, etc.

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29 Là où elle existe, la production de biogaz contribue, elle aussi, à améliorer considérablement le bien-être et la compétitivité des collectivités paysannes, à travers le recyclage (digestion anérobique) des déchets animaux et végétaux, permettant la production d’énergie pour les maisons mais aussi pour les pompes d’irrigation, la production d’engrais. Elle a un effet visible sur l’environnement en réduisant la consommation de bois de feu (van Nes, 2006 ; Ewing et Msangi, 2009). Ces installations fonctionnent de manière optimale à l’échelle villageoise, et dans le cadre d’une gouvernance locale dynamique. C’est ce qu’a montré l’expérience de la Chine, pionnière dans le secteur et où en 2010, plus de 27 millions de familles paysannes étaient liées à ce type de ressource énergétique. En outre l’expérience chinoise montre l’articulation entre le rôle de l’État et l’initiative locale, puisque les subsides gouvernementaux couvrent deux tiers des coûts d’installation (Asian Development Bank, 2009). Cependant, malgré leurs potentialités intéressantes, par rapport aux campagnes chinoises, ces expériences restent limitées dans les pays d’Asie du Sud-Est, sans doute parce qu’on n’y trouve pas encore le même soutien de l’État aux initiatives villageoises dans le domaine.

30 Un cas très intéressant de maintien et de renouvellement des pratiques paysannes collectives concerne les échanges de semences améliorées. Ces pratiques sont très anciennes, en Asie du Sud-Est, comme dans bien d’autres régions du monde. À l’intérieur des villages, les paysans échangent les semences qu’ils considèrent avoir améliorées au cours de nombreuses années de trying and learning sur leurs exploitations. Ces échanges se font, hors marché, sur base des liens de réciprocité coutumiers. Ils permettent à la fois de consolider les liens sociaux, d’améliorer collectivement les savoirs et le niveau de qualité et de productivité des espèces végétales concernées. Récemment, ces mises au point de nouvelles variétés se sont faites souvent à partir des semences fournies par l’agro-industrie ou bien dans les stations agronomiques publiques (Salazar et al., 2007). Ces évolutions est-asiatiques s’apparentent à celles existant dans plusieurs pays d’Amérique latine où le mouvement Campesino a Campesino favorise l’échange d’idées et d’innovations entre les agriculteurs. Il y a été un facteur clé dans l’expansion de l’agro-écologie et il y permet de donner aux familles paysannes le contrôle de leurs propres systèmes de production, tout en améliorant la viabilité économique de l’agriculture paysanne (Rosset et al., 2011).

L’émergence d’une nouvelle paysannerie intégrée aux réseaux de l’économie populaire entre le rural et l’urbain

31 En Asie du Sud-Est, se maintient donc une paysannerie nombreuse et attachée à la terre. Cependant, elle n’a rien d’une classe homogène. Ce monde paysan est très différencié, composite et hybride, et ses dimensions rurales et urbaines de plus en plus interconnectées. L’ancrage rural de la paysannerie reste évidemment la dimension centrale de sa place comme acteur social. Cependant, la question de sa résilience ne se réduit pas à ses initiatives en matière de diversification agricole, à cause de l’importance prise par les activités non agricoles dans la formation des revenus ruraux.

32 La pluriactivité des ménages ruraux est devenue une des caractéristiques de son mode de vie, avec entre 30 et 50 % du revenu du ménage provenant de sources non liées à la

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ferme. Par ailleurs, de plus en plus grande est la part des revenus d’origine non rurale dans la formation du revenu rural. De plus en plus de familles paysannes incorporent une source de revenu d’origine urbaine dans leur revenu global, adaptant en conséquence la quantité de travail dévolue aux activités agricoles.

33 Dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, une partie importante des revenus gagnés hors des régions rurales est renvoyée au village, où elle alimente un grand nombre de dépenses concernant l’amélioration de l’habitat, l’équipement ménager, la mobilité individuelle (vélo et surtout moto), outre les dépenses à usage social (fêtes familiales, scolarité des enfants, etc.) et culturel (entretien de la pagode), témoignant du souci des migrants de rester intégrés à la vie du village. Mais surtout, une partie non négligeable de ces ressources est consacrée à l’achat de terre ou/et à l’amélioration des conditions de travail et de la production vivrière sur une parcelle très petite, incapable à elle seule de garantir une subsistance dont les normes ont souvent évolué. Même ceux qui sont établis définitivement en ville peuvent contribuer à reconstituer le patrimoine familial foncier. Dans tous les pays de la région, une grande partie des paysans sont devenus des travailleurs salariés, à temps partiel ou temps plein, dans les régions rurales ou dans les centres urbains. Une autre partie s’est transformée en micro-entrepreneurs du secteur informel, rural ou urbain. Cette « paysannerie hybride » prend sa place à côté de ce que d’aucuns ont appelé « les paysans-commerçants », notamment dans les régions montagneuses, qui combinent la diversification de la production agricole avec la commercialisation directe de ces produits sur des marchés locaux ou régionaux, dont ils tirent la plus grande partie de leur revenu (Sikor et Pham, 2005).

34 Les migrations rural-urbain s’inscrivent aussi dans cette réalité hybride, en lui ajoutant de nouvelles dimensions. La migration s’est accompagnée de la création de nouveaux territoires de vie et de nouveaux réseaux de sociabilité entre les émigrés et les familles restées au village. Le plus souvent les migrants des mêmes villages se retrouvent dans les mêmes quartiers urbains mais ils maintiennent des liens forts avec le village d’origine.

35 Dans le cas de la Thaïlande et du Vietnam, on a pu montrer combien les travailleurs migrants, même établis dans la capitale, conservent un lien fort avec leurs villages d’origine. Ils y retournent périodiquement et, après une période de travail en ville, considérée non seulement comme économiquement nécessaire mais aussi comme socialement valorisante, le nombre de retours à l’agriculture reste important. Il y a une forte revalorisation des liens avec les lieux d’origine, la remise à l’honneur de la particularité d’un héritage partagé que l’on soit à la ville ou resté au village, et une multiplication des associations dites « du lieu d’origine ».

36 Selon des recherches récentes sur les effets des migrations sur le développement agricole dans la province de Bac Ninh du delta de la rivière Rouge, au Vietnam, la migration intra-provinciale ou extra-provinciale n’a pas d’impact sur l’affectation des terres. Les ménages ruraux continuent à pratiquer l’agriculture et à gérer la terre malgré les changements dans l’affectation de la force de travail et les apports de revenus monétaires provenant de la migration. Les transferts des migrants n’entrent pas en concurrence avec d’autres sources de revenus provenant de l’agriculture. Plutôt que l’abandon d’activités agricoles, une combinaison nouvelle d’activités agricoles et non-agricoles semble devenir plus répandue.

37 Les villageois continuent à se définir comme des paysans. Si les jeunes ne donnent pas la préférence à l’agriculture comme activité principale, ils désirent s’y maintenir parce

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qu’elle est la base de la sécurité de la famille et celle-ci est leur sécurité. La multifonction devient la nature des migrants. Une fois qu’ils sont devenus travailleurs migrants, les paysans considèrent qu’ils ont plusieurs activités et qu’il est donc normal d’être mobile, polytopique. Les migrants ne lient pas seulement l’espace rural avec d’autres zones semi-rurales ou non rurales et urbaines, mais font le pont entre l’agriculture et d’autres secteurs1.

38 L’importance particulière des migrations philippines a suscité de nombreuses études. Des analyses sur les changements dans la région de la Cordillère centrale dans l’île de Luzon ont montré de multiples voies de recréation de l’identité locale à travers l’élaboration de réseaux translocaux qui unissent la campagne et la ville. La dimension agricole ne disparaît pas mais elle n’est plus qu’une des activités des populations. En outre, ces analyses montrent l’importance qu’il y a de dépasser la seule dimension économique pour évaluer les changements qui ont transformé les villages tout en les maintenant en vie. Les villageois et les travailleurs néo-urbains ont réinventé délibérément une nouvelle identité (layasan : ce qui unit dans un « intérieur incorporant l’extérieur ») qu’ils partagent consciemment et où s’articulent fortement lien social et territoire réel et virtuel. Comme le disent Mc Kay et Brady (2005), le layasan tisse un lien étroit entre la condition de travailleur urbain et de paysan : le village est à la ville et vice versa.

39 Pour comprendre l’interaction entre les mouvements de population et les dynamiques locales de développement, on ne peut donc plus se limiter à une simple arithmétique des flux humains et monétaires. Certes ceux-ci constituent la partie mesurable de réalités sociales et culturelles très complexes, que l’on peut évoquer, de manière nécessairement floue, en parlant de réseaux. Ces réseaux de l’économie populaire rurbaine, entre campagnes et villes, leurs composantes économiques, sociales et culturelles sont indissociables de leurs dimensions territoriales. Il y a d’une part une sorte d’appropriation « villageoise » d’une partie de la ville, une sorte de reterritorialisation villageoise en ville, et d’autre part des transferts urbain-rural servent à entretenir ou améliorer les conditions de vie au village. Le cœur de ces réseaux est constitué des groupes de travailleurs ou de micro-entrepreneurs qui circulent régulièrement entre un village et un quartier d’une ville donnés où ils séjournent, plus ou moins longuement. Dans une même région, on peut trouver plusieurs dizaines ou centaines de ces micro-réseaux, composés de membres d’une même famille étendue ou de gens reliés par des liens de voisinage ou de proximité locale. Autour de ces micro-réseaux, dans les villages des groupes plus sédentaires circulent moins et pourraient de ce fait recevoir l’étiquette de paysans mais ces groupes moins mobiles sont liés aux micro-réseaux circulants et peuvent éventuellement soit s’y insérer, soit en recevoir de l’appui en travail ou de l’aide financière. De même en ville résident des travailleurs plus sédentarisés mais qui n’en gardent pas moins de nombreux liens avec le réseau circulant, notamment du point de vue de l’habitat, et avec le village d’origine. Une part importante des urbains garde d’ailleurs le projet de retourner à terme au village, pour y vivre dans une maison rénovée et y reprendre une activité, pas nécessairement agricole.

40 Une grande partie des échanges villes-campagnes passent par ces réseaux entre le monde paysan et l’économie populaire urbaine et une grande partie des paysans font partie de cette nébuleuse informelle de l’économie populaire. La problématique de l’économie populaire urbaine a été surtout bien analysée dans de nombreuses études

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pionnières concernant les grandes villes africaines. Mais des études récentes ont mis également en valeur son importance dans les grandes villes asiatiques. Selon l’approche proposée par P. Chatterjee (2008), les logiques de réseaux et de territoires y sont interdépendantes et connectent les nouvelles réalités de l’urbain et du rural en expansion.

41 Selon P. Chatterjee, comme la petite paysannerie est intégrée à ce secteur informel par la multiplicité des réseaux d’échanges rurbains, elle ne doit plus être considérée comme une population isolée de la dynamique urbaine. Elle est une composante d’un système très dense de réseaux à la fois urbains et ruraux, mais dont le cœur est urbain. Le secteur informel urbain est appelé à se maintenir et même à croître dans les prochaines décennies, et à ce titre l’avenir de la petite paysannerie est assuré comme composante de ce système. Autrement dit, l’avenir de la petite paysannerie ne peut s’appréhender sans prendre en compte globalement les interconnexions entre développement rural et développement urbain. Cela relativise très fortement les prédictions de la thèse de la « désagrarisation » (Bryceson, 2000).

42 Ces interactions entre le rural et l’urbain sont au cœur de l’émergence des nouveaux acteurs populaires : les paysans-ouvriers, un pied à la campagne, un pied à la ville (Chaléard et Dubresson, 1989). Ces acteurs ne relèvent pas de la « paysannerie traditionnelle » et on n’assiste pas à une quelconque « repaysanisation ». Mais la prise en considération du territoire et des réseaux est une dimension essentielle pour comprendre l’originalité de la dynamique nouvelle. En fait, si on assiste à l’érosion de la paysannerie au sens classique, tout en ayant une difficile émergence de mouvements ouvriers organisés, c’est parce que l’on assiste à l’émergence d’un nouvel acteur collectif, aux contours hybrides : les paysans ouvriers-villageois urbanisés. Plutôt que de paysans ou ouvriers, on devrait donc parler de paysans-ouvriers ou encore d’acteurs populaires recomposés. Alors que les deux composantes isolées sont perçues comme en voie de disparition ou comme anémiques, leur prise en considération comme acteurs collectifs hybrides permet de les saisir comme des acteurs dynamiques.

43 Selon Nguyen Thi Minh Khue, après les crises de 1998 et 2008, en Asie du Sud-Est, l’évolution récente semble montrer que si les migrations hors de l’agriculture continuent, elles sont désormais considérées comme des éléments d’une stratégie dans le cycle de vie, où les activités agricoles et l’accès à la terre gardent leur place et permettent de maintenir les racines villageoises comme sécurité. La dualité fait partie de la nature de la vie des migrants, la mobilité ne doit donc plus être analysée en termes d’alternative : ou maintien de la paysannerie ou « désagrarisation ». Cette dernière n’est pas inéluctable et l’agriculture de subsistance est élastique et a survécu malgré les nombreuses prédictions antérieures de sa disparition.

44 Les pratiques et les revendications de ces « nouveaux acteurs » entre villes et campagnes ne correspondent pas aux paramètres des pratiques anciennes, ce que déplorent souvent ceux qui recherchent désespérément les expressions classiques des résistances paysannes ou des luttes ouvrières. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas revendications et luttes, sous des formes nouvelles et inattendues pour beaucoup d’observateurs. C’est le cas en Chine, mais cela est apparu aussi clairement dans la crise sociale et politique qui paralyse la Thaïlande depuis plusieurs années (Charoensin-o- Larn, 2010).

45 Prendre en compte la paysannerie comme acteur du développement suppose donc de considérer toute une sociabilité de réseaux, plus ou moins contextualisée dans des

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territoires, mais bien insérée dans une continuité temporelle historique et dans la continuité d’un espace de vie urbain et rural. La vision de l’espace des classes populaires, rurales et urbaines, n’a jamais correspondu à l’imaginaire de la modernisation, séparant la « campagne traditionnelle » de la « ville moderne ». La globalisation fait que dorénavant cette spatialité s’est transformée et que la césure fait place au continuum. Les paysans-travailleurs font la navette entre le site de la production rurale familiale, le secteur informel urbain/et/ou le travail dans les grandes exploitations agro-industrielles. Leur activité productrice est donc liée à des sites géographiques différents qu’ils mettent en relation : ils sont à la fois dans le monde urbain et rural, dans le développé et le sous-développé, et leur identité polytopique est faite d’un ensemble de références qui renvoient à ces lieux différents.

46 Depuis des générations, les mondes paysans et populaires urbains ont été reliés par des myriades de réseaux d’échange, la plupart du temps invisibles aux yeux des élites et des observateurs étrangers. Aujourd’hui ces réseaux se sont transnationalisés, et même globalisés, à travers les flux humains, économiques et monétaires, qui relient souvent des villages en apparence « reculés » à divers centres urbains nationaux voire étrangers. Les acteurs dominés, les paysans, les acteurs de l’économie populaire ont dû s’inscrire dans des espaces et des temps très hétérogènes. Qu’il s’agisse de communautés locales ou de communautés d’immigrés dans des villes étrangères ou dans les villes de l’occupant colonial, les pratiques populaires de construction et de reconstruction de mini-territoires se sont mises en œuvre, depuis des siècles, dans des pratiques de lutte et de résistance.

47 Les réalités géographiques des relations villes-campagnes sont donc beaucoup plus complexes et paradoxales que ne le laissent supposer les lectures normatives de la modernisation et de la globalisation. Cependant, cette complexité nouvelle ne supprime pas le rôle du « territoire » rural comme composante de l’identité paysanne. Elle le resitue dans un contexte plus large en ce qui concerne l’activité économique et la formation du revenu, sans lui enlever une place qui, du point de vue social et culturel, reste souvent centrale. Le territoire rural des paysans-migrants reste le lieu où peuvent s’intégrer les diverses composantes du bien-être soutenues ou enrichies par les revenus de la circulation. C’est a fortiori vrai pour ceux dont la vie au village reste le socle de l’activité socio-économique et pour ceux qui jouent le rôle de « gardiens du patrimoine collectif » pour ceux qui « bougent ».

La place d’une « économie politique » et d’une « socio- morphologie » du développement dans la recomposition des rapports ville-campagne dans les Suds

48 Une approche en termes d’économie politique du développement cherche à situer les acteurs qui produisent les discours théoriques (surtout en économie), leur place dans la structure socio-économique, l’évolution de leurs stratégies et l’impact de ces stratégies sur d’autres catégories d’acteurs, assimilés eux à des « objets-cibles » des politiques de modernisation. Une approche en termes de conflits, réels ou/et potentiels, entre ces acteurs dominants ou « élites dominantes et classes dirigeantes » et ces acteurs

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dominés « acteurs du bas plus ou moins indociles » est au cœur d’une économie politique du développement.

49 Même si l’expression « socio-morphologie » manque d’élégance, elle souligne l’impact des stratégies d’acteurs sur la morphologie urbaine et rurale. Tout au long de l’histoire urbaine, on peut repérer des acteurs qui cherchent à remodeler la forme urbaine préexistante. Des coalitions d’acteurs dominants, par définition collectifs, parviennent souvent à imposer un projet de ville ou d’une partie de ville. L’impact de cette stratégie se manifeste dans une transformation de la morphologie urbaine plus ou moins forte, selon la capacité de résistance des autres acteurs ou l’ambition des acteurs dominants.

50 Les mégapoles du Sud ne correspondent généralement pas à la notion de « ville diffuse » telle que théorisée au Nord comme ultime étape de la « ville globale » et de l’« hypermodernité ». Les migrations campagnes-villes ont entraîné, depuis les années 1980, une gigantesque dilatation des espaces des grandes mégapoles. À première vue, ces espaces sont donc devenus encore plus chaotiques que dans les décennies précédentes, caractérisés par une expansion incontrôlée d’immenses zones de taudis, de bidonvilles, manquant des infrastructures élémentaires d’hygiène et de santé. Au- delà cependant, ces immenses conurbations articulent des espaces ruraux et des espaces urbains dans une continuité qui n’empêche pas une grande diversité. Malgré la densité d’occupation de l’espace, de nombreuses parties de la ville présentent l’image de « villages réinventés » aux caractéristiques hybrides. Ces mégapoles informes sont faites de centaines de quartiers, dont tous ont une identité, construite par leurs habitants et souvent connue d’eux seuls et qui sont les nouveaux territoires de la sociabilité populaire.

51 La vitalité de l’économie populaire urbaine est bien une réalité dans la plupart des villes des Suds. Il y a à prendre en considération toute une sociabilité de réseaux, plus ou moins contextualisée dans des territoires, insérés dans une continuité historique et dans la continuité d’un espace de vie urbain ou rural. Ce point a été illustré ci-dessus par des exemples tirés de l’évolution des rapports entre le rural et l’urbain en Asie du Sud-Est avec notamment le rôle de la nouvelle « paysannerie hybride » dans cette recomposition. Les stratégies des acteurs globaux ne sont donc pas les seules réalités urbaines à prendre en compte et les autres composantes de la réalité urbaine ne sont pas seulement passives. Le contexte de changement accéléré de l’Asie du Sud-Est peut une fois encore illustrer cette situation.

52 La démarcation y est de plus en plus nette entre ces deux types d’acteurs, avec l’expansion rapide d’une classe moyenne liée aux performances de la croissance économique gouvernée par les normes des acteurs globaux. Selon l’étude de P. Chatterjee (op. cit.), après deux ou trois décennies de croissance économique forte, ces acteurs ont atteint une position hégémonique. Il en résulte une intolérance croissante de ces classes moyennes urbaines à l’égard du secteur informel urbain. Un sentiment vague mais puissant semble prévaloir que la croissance rapide résoudra tous les problèmes de la pauvreté et de l’inégalité des chances, et que dès lors il ne faut plus tolérer les activités parasites du secteur informel, qui menace l’ordre public. Il y a donc non seulement une démarcation mais de plus en plus une dynamique de conflits à l’échelle nationale comme en Thaïlande, à des échelles plus locales comme en Indonésie ou aux Philippines. La composante territoriale de ces conflits, aussi bien en ville qu’à la campagne, est essentielle. Les « classes moyennes » urbaines veulent marquer leur territoire urbain et soutiennent les politiques de « nettoyage » des espaces d’économie

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populaire, pour les remplacer souvent par des projets qui manifestent leur volonté de « modernisation » et de « globalisation » (Peters, 2009). En outre, l’agressivité de ces classes moyennes en Asie du Sud-Est ne se borne pas à une volonté d’hégémonie sur l’espace urbain. Elle se traduit aussi par leur volonté de conquérir des « territoires » ruraux qu’elles veulent redessiner en fonction de leurs intérêts économiques, résidentiels voire récréatifs, comme les parcours de golf. Ces projets s’ajoutent aux accaparements fonciers et aux expropriations massives de millions d’hectares de terres et de forêts pour mettre en œuvre des mégaprojets de cultures industrielles ou de cultures vivrières industrialisées.

53 La Thaïlande des années 2000 illustre un autre type d’évolution visant à limiter par la violence les avancées réalisées par les acteurs populaires urbains et ruraux pour défendre leurs droits. Elle montre un paysage politique marqué non plus seulement par les conflits intra-élitaires autour du projet moderniste mais aussi par l’impact de l’émergence d’acteurs populaires relativement autonomes sur ces conflits élitaires. L’évolution politique du pays a été bouleversée par l’arrivée au pouvoir, en 2001, du parti Thai Rak Thai (TRT) et de son leader, le tycoon milliardaire, Thaksin Shinawatra, décidé à mobiliser les votes des masses rurales grâce à une politique d’amélioration des infrastructures, de la santé, de l’éducation, des fournitures des services de base en région rurale (Menkhoff et Rungruxsirivorn, 2011). Cette politique a rencontré un vif succès dans le monde rural qui a ainsi été intégré au jeu politique, jusque-là monopolisé par les factions élitaires. Les élites ont réagi très négativement à cette évolution, accusant le gouvernement Thaksin, non seulement de populisme, mais de dilapidation des fonds publics pour des objectifs contraires aux exigences de la croissance et de la compétitivité de l’économie thaïe. Cela a abouti au coup d’État de 2006, renversant Thaksin, et à la crise politique permanente qui s’en est suivie. Les élites urbaines se sont mobilisées de manière de plus en plus radicale et violente pour exiger la fin des réformes entreprises par Thaksin, à travers le mouvement dit des « chemises jaunes » (Charoensin-O-Larn C., 2010). À l’inverse, le monde rural s’est mobilisé pour défendre les réformes et exiger le retour du Premier ministre déposé. Cela a mené à l’occupation, en 2010, du centre de Bangkok par leur mouvement des « chemises rouges ». Sa répression par l’armée n’a pas mis fin aux protestations. Le retour au pouvoir du clan Thaksin a replongé la Thaïlande dans un état d’instabilité permanente en 2013-2014, jusqu’à la reprise du pouvoir par l’armée, clairement déterminée à défaire le mouvement populaire (Peemans, 2013).

54 L’expérience thaïlandaise des années 2000 montre que les élites ancienne et nouvelle sont bien décidées à défendre leurs intérêts et leur pouvoir. Elle met en évidence la nature des conflits très violents entre les élites dirigeantes et un mouvement populaire, désormais conscientisé et organisé qui exige sa place et la reconnaissance de ses intérêts dans le système politique. Le fer de lance de ce mouvement populaire est constitué de ces nouveaux acteurs populaires hybrides, en grande partie des paysans ouvriers circulant entre les villes et les campagnes.

55 Ces crispations politiques comme les expropriations massives de terre ne sont qu’un aspect des nouvelles formes de violence anti-paysanne dans de nombreuses régions des Suds. Elles ne doivent cependant pas occulter les myriades de projets, d’initiatives et d’expériences qui émergent dans des contextes locaux les plus divers, et qui ébauchent les contours d’une recomposition des relations entre acteurs et territoires urbains et

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ruraux. Ces projets participent à l’esquisse de nouveaux « paysages hybrides » donnant leur place à de nouveaux acteurs parmi lesquels la « nouvelle paysannerie hybride ».

56 De nombreux obstacles se dressent néanmoins devant ce changement, au premier rang desquels la question même de la priorité donnée pratiquement partout au « modèle fermier de modernisation » intégré aux chaînes de valeur mondialisées sous le contrôle des grands groupes agro-industriels. Sous des habillages variés, la rhétorique omniprésente de la « modernisation » continue à jouer un rôle majeur pour masquer la volonté des élites globalistes dans chaque pays de renforcer leur hégémonie sur la chaîne agro-alimentaire et obscurcir les enjeux d’un développement rural durable et inclusif. Les choix faits dans la politique de développement rural au Vietnam illustrent cette réalité.

57 Si la plupart des analyses reconnaissent que les politiques de modernisation mises en œuvre dans les trois dernières décennies post-Do Moi ont permis des accroissements spectaculaires de la production alimentaire et des exportations agricoles, un nombre croissant d’études mettent l’accent sur les conséquences sociales et environnementales négatives de ces politiques. D’abord, la conversion des terres vers de nouvelles productions a entraîné la dépossession de centaines de milliers de petits paysans. Ensuite l’impact de la modernisation agricole forcenée est sévère sur des écosystèmes locaux de plus en plus nombreux, en termes de salinisation des terres, d’érosion des zones montagneuses, de montée des eaux, de crues et d’inondations incontrôlées (Nguyen Van Viet, 2011).

58 Face à ces problèmes, la stratégie des autorités vietnamiennes est de mettre en œuvre de grands travaux d’infrastructures d’irrigation et de drainage des terres, de construction de digues et de promouvoir une vaste gamme de biotechnologies pour améliorer la résistance et la productivité des espèces végétales dans des situations extrêmes de température, de salinité, de sécheresse et d’invasions de ravageurs. La réponse aux limites ou à l’impasse de la modernisation agricole est donc avant tout le discours de la modernisation écologique et sa mise en pratique par la modernisation des infrastructures et des technologies supposées à la fois protéger l’environnement et accroître la productivité. Le choix politique est donc de continuer à tout prix la modernisation accélérée des systèmes agricoles, forestiers et d’élevage.

59 Selon Fortier et Tran (2013), cette orientation traduit un enfermement des politiques de développement dans une sorte de « chemin de dépendance » (path dependency) à l’intérieur d’un modèle dominant dont les autorités ne peuvent ou ne veulent sortir, malgré ses contradictions, ses coûts et ses limites socio-environnementales de plus en plus évidentes. Ce modèle productiviste et techniciste appauvrit systématiquement les écosystèmes et menace la résilience de la société tout entière, notamment par l’affaiblissement de la diversité génétique, et en limitant la capacité humaine à répondre étant donné l’appauvrissement des savoirs liés à la gestion de la diversité. Cette incapacité à sortir d’un paradigme qui a montré ses limites, renvoie à l’« économie politique de la modernisation ». La persistance paradigmatique du modèle de modernisation repose sur la création d’une nouvelle structure de classe : cette structure a aligné les classes moyennes et la bourgeoisie émergentes et les technocrates sur une même vision du développement et obtenu le soutien, ou du moins l’acceptation complaisante, d’autres groupes. La stratégie moderniste est ancrée dans une alliance de classe qui en fait la force politique. Ces classes sont enfermées dans le développement moderniste et l’accumulation capitaliste et leur avenir politique est lié à la continuité

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du modèle, ce qui rend extrêmement difficile tout changement paradigmatique ; changement pourtant nécessaire pour faire face aux contraintes environnementales et climatiques. Les choix politiques de l’État vietnamien sont orientés par ses élites urbaines avec leur insatiable consumérisme et leurs aspirations cosmopolites. Cette formation de classe ne montre aucune interrogation sur son modèle de développement, même face à cette vulnérabilité écologique. C’est elle qui paralyse tout changement des politiques d’État. Selon ces auteurs, le seul espoir est qu’à terme des politiques inspirées par les principes de l’agro-écologie et de la souveraineté alimentaire puissent finalement inspirer des changements au Vietnam en s’appuyant sur les potentialités encore très grandes de la société paysanne, en en faisant un pilier d’une agriculture durable.

Conclusion

60 Donc, quand on parle de « modèle paysan », le réalisme oblige à voir qu’il ne pourra s’affirmer à l’avenir que comme une des composantes des systèmes agraires, de poids variable selon sa capacité de s’imposer dans divers contextes nationaux. (Douwe van der Ploeg, 2010). On peut penser que c’est seulement dans le cadre d’un « secteur d’économie sociale associative » soutenu par l’État que l’on pourrait voir se mettre en place une agro-écologie paysanne viable. Un « secteur social de l’économie associative » peut jouer un rôle de premier plan dans la construction territoriale du développement. Des réseaux associatifs d’agro-écologie paysanne peuvent s’insérer comme une nouvelle composante des réseaux séculaires rural-urbain de l’économie populaire. La « paysannerie pure » à laquelle se réfère le mouvement Via Campesina ne sera certainement pas le seul acteur de l’agro-écologie du futur. Un « secteur d’économie sociale associative » offrira des opportunités de coopération entre « paysannerie pure » et « paysannerie hybride » au niveau des villages.

61 Si l’on accepte l’idée que les « paysanneries hybrides », avec « un pied à la campagne et un pied à la ville » (Chaléard et Dubresson, 1989), seront à l’avenir des acteurs de plus en plus visibles des relations entre le rural et l’urbain, alors on peut dire qu’elles seront aussi les acteurs de l’émergence de nouveaux types de « paysages hybrides » mi-ruraux, mi-urbains, bien différents de la vision d’une « ville diffuse », sans visage et sans frontières. De ces nouveaux paysages hybrides émergent des circuits courts de réseaux de coopératives de consommateurs urbains articulées à des réseaux de coopératives de producteurs du secteur agro-écologique, circuits courts qui définissent les contours d’une nouvelle morphologie rurbaine. Elle s’inscrirait dans la mise en œuvre d’une politique agricole intégrée, donnant la priorité à l’appui d’une bonne articulation des marchés ruraux et urbains et entre les associations de petits producteurs et les associations de consommateurs urbains.

62 Cependant, ici aussi une approche en termes d’économie politique du développement et de conflits d’acteurs oblige à ne pas confondre ces réalités émergentes avec la réalité des rapports de force. Les « paysages hybrides » du rural et de l’urbain seront ceux de l’avenir là ou s’imposeront des coalitions d’acteurs capables de les porter comme projet politique. En fait ces paysages hybrides concrétisent ces new commons qui dans une certaine mesure remettent en valeur les formes collectives de droits de propriété et d’usage. Basés sur une myriade d’initiatives locales, ils incluent les systèmes de

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mutualisation d’accès à la terre, de certification participative, de mise en coopérative, etc. (Verhaegen, 2014).

63 Dans cette perspective, ce n’est pas le marché qui mettra en œuvre pareil mode de développement durable. Seul l’État peut élaborer le cadre institutionnel approprié à la mise en œuvre des new commons articulant « paysages hybrides » et acteurs hybrides, par exemple à travers des « chartes de développement local » créant les conditions d’un partenariat efficace entre d’une part les associations rurales et urbaines porteuses de projets de développement rural-urbain et d’autre part un État décidé à soutenir et encadrer ces initiatives. L’élaboration de « chartes locales et régionales de développement durable » peut être un instrument concret de mise en œuvre des droits positifs, comme droits collectifs liés à la construction matérielle de territoires, base d’identités culturelles diverses. Dans cette optique, le développement est conçu comme une reconstruction de l’espace public et des libertés collectives qui suppose l’incorporation d’objectifs diversifiés qui ne peuvent se résumer à une comptabilité en matière de croissance.

64 Cependant, la prise en compte d’une approche en termes d’économie politique et de socio-morphologie amène à se garder de tout optimisme ou tout angélisme. La morphologie des territoires durables restera l’enjeu de conflits, parfois violents, entre les acteurs dominants pour qui les territoires ne sont que des espaces de mobilisation de ressources matérielles et humaines et des dominés de plus en plus indociles, pour qui les territoires sont à la fois des écosystèmes à préserver et des lieux de vie, base de l’identité, de la qualité de vie et des libertés d’une collectivité donnée.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Nguyen Thi Minh Khue, Effets des migrations sur le développement agricole dans le Delta de la rivière Rouge, au Vietnam, Séminaire de l’École doctorale thématique en études du développement, 16 novembre 2015, Louvain-la-Neuve.

RÉSUMÉS

La présente contribution présente deux thèmes de réflexion critique articulés autour d’une même question : quel avenir pour le monde paysan dans les Suds dans la recomposition toujours plus accélérée des rapports entre espaces ruraux et espaces urbains ? Un premier thème concerne la place que la paysannerie et les Espaces ruraux et urbains ont reçu dans les différentes variantes du paradigme de la modernisation. Un deuxième thème est qu'à côté du paradigme de la modernisation, on a de nouvelles pistes de réflexion qui renouvellent complètement le regard sur la paysannerie et sur les territoires ruraux et urbains au Sud, notamment en mettant en avant le rôle historique et actuel des acteurs populaires dans la production de ces territoires. On se référera surtout à l’expérience récente de l’Asie du Sud-Est. On essaie dans les remarques finales de situer quelques implications des réflexions proposées pour la recherche d’un développement rural et urbain un peu moins non durable que les tendances dominantes actuelles.

This contribution presents two themes of critical reflection articulated around the same question: what future for the peasant world in the South in the ever more accelerated transformations of the relations between rural and urban areas? A first theme is the place that the peasantry and rural and urban areas received and continues to receive in the paradigm of modernization. A second theme is that there are new avenues of reflection which renew completely the way to look at the peasantry and at rural and urban territories in the South. That includes highlighting the historical and current role of popular actors role in the production of these territories. We refer especially to the recent experience of Southeast Asia. In the concluding remarks one tries to situate some implications of the reflections proposed for the search of a rural andurban development path, a little less unsustainable than the current dominant trends.

INDEX

Mots-clés : modernisation, rural, paysannerie, urbain, asie du sud-est Keywords : modernization, rural, peasantry, urban, south east asia

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AUTEUR

JEAN-PHILIPPE PEEMANS

Centre d’études du développement, DVLP-IACCHOS-UCL, Université catholique de Louvain, Place Montesquieu 1, L2.08.03, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique, jean- [email protected]

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Développer la filière ti piment de l’île Rodrigues Contraintes et opportunités d’une valorisation par la qualité liée à l’origine dans l’océan Indien Developping the value chain of Rodriguan small chilli. Opportunities and obstacles to an improved marketing through quality linked to geographical origin in the Indian Ocean

Grâce Joffre, Marion Le Moal, Jérôme Minier, Olivier Grosse, Frédéric Descroix, Michel Roux-Cuvelier, Céline Peres, Jean-Paul Danflous, Camille Séraphin, Julie Gourlay et Vincent Porphyre

Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement M. Davis Hee Hong Wye de l’Assemblée régionale de Rodrigues pour son soutien ainsi que M. Jérôme Félicité de la Commission de l’Agriculture de Rodrigues pour leur participation active. Ce travail a été financé dans le cadre du réseau scientifique QualiREG (www.qualireg.org) dédié à la recherche et l’innovation dans le secteur de l’agroalimentaire en océan Indien, avec le soutien de l’Union européenne, de la Région Réunion, de l’État français et de l’Agence française de développement (AFD).

Introduction

1 District autonome de la République de Maurice, Rodrigues est une île volcanique située à 560 km, au milieu de l’océan Indien (fig. 1). Avec sa taille « confetti » (109 km2, ≈ 40 000 habitants), son isolement géographique et son relief très accidenté (pentes de 20 % et plus sur les 2/3 des terres) (Govinden et al., 1996) soumis à une forte érosion, elle semble cumuler de sérieux handicaps dans un monde aujourd’hui globalisé. Rodrigues produit peu de richesses et son économie reste extrêmement dépendante de Maurice, d’où son surnom de « Cendrillon des Mascareignes ».

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Figure 1 - Localisation de l’île Rodrigues dans l’océan Indien

Source : David Chevassus, Cirad, 2016

2 Ceci étant dit, ces handicaps ne constitueraient-ils pas simultanément (et paradoxalement) des atouts, atouts à l’origine de spécificités qui font la réputation de l’île au sein de l’archipel des Mascareignes ? En serait pour preuve le riche patrimoine culinaire de Rodrigues mêlant, pour les plus connus, miels, haricots, charcuteries, limes, poulpes et piments. La forte insularité de Rodrigues a ainsi contribué à limiter les échanges de matériel biologique avec d’autres territoires et à une adaptation spécifique des cultures à son terroir. Forts d’un patrimoine culturel distinct, les Rodriguais mettent en valeur et associent ces produits dans des condiments typiques.

3 Le gouvernement régional cherche à valoriser les spécialités de Rodrigues, de façon à dynamiser une économie très dépendante du secteur primaire (agriculture, pêche, artisanat) tout en tirant parti de l’ouverture de l’île au tourisme (Assemblée régionale de Rodrigues, 2005). À l’image de nombreuses marges du monde aux faibles avantages comparatifs, Rodrigues pourrait en effet trouver intérêt à promouvoir certains éléments de son patrimoine culinaire dont la réputation est liée à l’origine géographique. Le but est connu : améliorer le revenu des paysans et des transformateurs artisans « en sécurisant la valeur ajoutée du produit qui doit être suffisamment rémunératrice pour couvrir les coûts de production spécifiques liés au respect de modes de production traditionnels » (Marie-Vivien, 2012 : 12).

4 Parmi les productions envisagées, figure le ti piment, variété typique de l’île (i) réputée pour son fort piquant et son arôme spécifique et (ii) insérée dans une filière de production et de valorisation locale des piments rodriguais. Deux études conduites en 2011 sur le sujet (Descroix, 2011 ; Roux-Cuvelier, 2011) relevaient pourtant les difficultés liées à la valorisation de cette production : attributs de qualité insuffisamment définis, maîtrise approximative de l’itinéraire technique, organisation informelle de la filière et opportunités de débouchés mal renseignées. Une récente étude de marché (Passion Produit, 2015) a pour sa part confirmé la réputation des condiments à base de piment rodriguais auprès de consommateurs mauriciens sensibles à leur typicité et à leur caractère artisanal, tout en soulignant une demande insatisfaite et une recherche de garanties quant à la qualité.

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5 Le présent article rend compte des résultats d’une étude menée entre avril et septembre 2015 (Joffre, 2015), étude qui conjuguait deux objectifs posés à partir des travaux précédemment cités. Le premier visait à définir les attributs de qualité du ti piment, le second avait pour but d’inventorier et d’interpréter les représentations et pratiques dont ce piment fait l’objet de la part des acteurs de la filière. Dans une première partie de l’article, sont brièvement décrites (i) les caractéristiques du ti piment et les difficultés à le distinguer aujourd’hui d’autres variétés (ii) et la méthodologie employée pour atteindre les deux objectifs mentionnés ci-dessus. La seconde partie présente les résultats de l’étude, résultats qui sont ensuite discutés dans une troisième partie. La discussion aborde plus particulièrement les conditions d’une valorisation accrue par la qualité liée à l’origine qui pourrait contribuer à la promotion de l’identité culinaire de l’île (notamment auprès des consommateurs mauriciens et des touristes) et au développement de la filière piment, au bénéfice des producteurs et des artisans transformateurs rodriguais.

Contextualisation de l’étude et méthodologie

Le ti piment : éléments de caractérisation et place à Rodrigues

6 Le ti piment est une variété de petite taille appartenant à l’espèce Capsicum frutescens, donc apparenté aux piments de Cayenne et piment oiseau (ann. 1). C’est un arbrisseau bisannuel dont les fruits à maturité sont fins, allongés et de quelques centimètres tout au plus. Certains fruits présentent un aspect légèrement crochu ou en « bec de toucan » qui serait caractéristique mais pas omniprésent au sein d’un même plant. Le piment est principalement cultivé dans l’est et dans l’ouest de l’île (fig. 2). On le retrouve fréquemment dans les jardins familiaux (pieds isolés) ou occupant des surfaces (monoculture de quelques dizaines à centaines de plants) de quelques m² à 1/2 ha (Roux-Cuvelier, 2011). Les petits piments sont commercialisés entiers en pickles alors que les gros piments sont broyés avec d’autres épices et fruits en condiment (Descroix, 2011).

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Figure 2 - Carte illustrative de la distribution de la production de ti piment à Rodrigues en 2015

7 Jusque dans les années 1960, le ti piment se développait spontanément dans les friches et les espaces boisés de Rodrigues. Le recul de ces zones (en raison du développement de l’agriculture vivrière puis d’une importante période de sécheresse au cours des années 1970), conjugué à l’importation de piments étrangers, a toutefois causé à la fois la raréfaction de cette variété et son hybridation avec d’autres de petite taille, plus rondes, droites ou allongées (Descroix, 2011). Malgré le vaste éventail de piments aujourd’hui cultivés sur l’île, le ti piment reste pourtant très recherché car considéré comme le plus piquant et parfumé. Les piments les plus petits sont les plus recherchés car réputés meilleurs. Mais la difficulté d’identifier rapidement, simplement et sans ambiguïté le ti piment authentique conduit toutefois à des abus d’appellation par certains vendeurs et clients et à sa coexistence avec d’autres variétés au sein des mêmes parcelles, menaçant davantage encore sa typicité (Roux-Cuvelier, 2011).

Méthodologie de l’étude des attributs de typicité du ti piment

8 Pour répondre au premier objectif de l’étude, deux types d’outils méthodologiques ont été employés de façon à cerner les attributs de qualité du ti piment et mieux le distinguer d’autres variétés de l’île dont il est très proche : des tests sensoriels hédoniques d’une part, et une détermination physico-chimique de la teneur en capsaïcine du ti piment d’autre part.

Tests sensoriels hédoniques

9 Les tests sensoriels hédoniques visent à confirmer l’intérêt des consommateurs pour le ti piment vis-à-vis du piment de petite taille croisé. Pour ce faire, les testeurs sont invités à indiquer leur préférence ou l’impossibilité de distinguer les échantillons les uns des autres. Deux séries de test ont été réalisées, portant sur du piment frais pour la première et du piment confit pour la seconde. Les piments frais ont été récoltés au sein

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de la même exploitation au même moment, triés en fonction de leur aspect puis broyés afin de constituer deux échantillons les plus homogènes possible. De même, les piments confits ont été fournis par une même transformatrice à partir de piments provenant de sa propre exploitation. Selon la SFAS (société française d’analyse sensorielle), un panel minimum de 60 testeurs est requis. Ceci étant, seuls 38 testeurs ont été interrogés sur le piment frais à cause d’une détérioration prématurée des piments et de l’impossibilité de se procurer un lot identique. Les conditions des tests étaient les suivantes : 1) sélection aléatoire des testeurs en situation réelle (restaurants locaux), faute de locaux d’analyse sensorielle dédiés à Rodrigues, 2) présentation en ordre aléatoire des échantillons avec un étiquetage neutre à 3 chiffres à chaque testeur, 3) prise de pain neutre, d’eau et attente entre chaque test. Conformément aux recommandations de la bibliographie, il n’avait pas été prévu d’interroger les testeurs sur la nature de la différence perçue. Mais la totalité des premiers testeurs ayant indiqué une différence de piquant évidente entre les échantillons, la question a été posée à tout le panel.

Mesure physico-chimique de la force du ti piment

10 La détermination physico-chimique de la teneur en capsaïcine du ti piment (teneur comparée aux autres variétés de l’île) a été motivée par le souci de corroborer les discours entendus sur le piquant intense du ti piment (qui en ferait son principal intérêt, et un signe distinctif). Elle a été menée par chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC). Sept échantillons de piment ont été triés selon quatre phénotypes différents, pour comparaison : ti piment (< 15 mm, pointe recourbée), piment de petite taille (15-25 mm, plus droit), piment moyen (ovoïde ou en cône droit) et gros piment crochu (> 50 mm). Le piment est broyé à l’azote liquide, 1 g dilué dans 20 ml d’éthanol 80 %, mis au bain à ultrason, filtré et centrifugé jusqu’à obtenir 2 ml de solution translucide dans le vial à HPLC. La phase mobile utilisée est un mélange (35 % méthanol / 65 % H2O) et la détection a lieu par spectrophotométrie d’absorption, le pic d’absorption de la capsaïcine étant à λ = 200 nm. Une gamme étalon est préparée à partir de capsaïcine pure pour déterminer la teneur des échantillons en fonction de leur absorption.

Étude de la filière

11 Pour répondre au deuxième objectif de l’étude (saisir les représentations et les pratiques dont le ti piment fait l’objet de la part des différents acteurs concernés), une approche filière a été mobilisée. Le choix de cette approche tient à la grille de lecture qu’elle propose des différents groupes d’acteurs (et de leurs stratégies), en fonction de leurs ressources disponibles (matériels, financiers, humains), objectifs et rôles au sein de la filière. L’approche était donc essentiellement qualitative, orientée vers la confrontation des discours et l’appréhension de la diversité la plus large possible des pratiques existantes. Pour ce faire, une typologie d’acteurs a été élaborée à partir d’un échantillonnage raisonné et de données collectées lors d’entretiens globaux et de questionnaires construits en complément sur des aspects particuliers tels que la gestion de la qualité. De tous les acteurs rencontrés (106 au total), seuls les producteurs ont fait l’objet d’un relevé systématique d’indicateurs afin d’obtenir des statistiques descriptives de l’échantillon.

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12 En revanche, l’étude financière et économique des agents, propre à une étude filière complète, n’a pas été réalisée faute de temps, ce qui constitue une des principales limites de l’étude et un axe majeur à approfondir pour proposer des investissements viables.

Résultats

Une typicité confirmée mais questionnée par des pratiques hétérogènes

Des pistes de typicité à approfondir

13 Les consommateurs ont, majoritairement, distingué le ti piment frais des autres variétés (tabl. 1). Selon 82 % des testeurs du premier panel, il est plus fort. Pour certains (qui se désignent comme connaisseurs), il apparaît plus parfumé et moins amer. Seule la moitié des testeurs le préfèrent, l’autre moitié le trouvant au contraire trop fort. Les testeurs n’ayant exprimé aucune préférence trouvaient les échantillons trop forts, et étaient donc incapables de les distinguer. Dans le cas du piment confit dans le vinaigre, la distinction est plus difficile à repérer : 46 % seulement des testeurs trouvent le ti piment plus fort. Il semble que le vinaigre masque, au moins en partie, piquant et goût du piment. Ceci étant dit, moins fort, il devient accessible à une clientèle plus large.

Tableau 1 - Synthèse des résultats de l’évaluation hédonique

Aucune préférence/ Panel Résultats des tests Ti piment préféré Ti piment plus fort différence

38 Piment frais 53 % 82 % 5 %

60 Piment confit 50 % 46 % 27 %

14 Ces résultats constituent une première piste de distinction sensorielle des piments. Pour autant, ils gagneraient à être étoffés sur la base d’un échantillon de testeurs plus large et plus représentatif de la population mauricienne. L’étude du profil sensoriel du ti piment, menée auprès d’un panel d’experts, permettrait par ailleurs d’affiner la caractérisation de son intérêt gustatif. Enfin, soulignons que ces résultats interrogent l’intérêt de segmenter l’offre en fonction des variétés, les amateurs de piment n’ayant logiquement pas tous les mêmes attentes.

15 Les résultats du test portant sur la teneur en capsaïcine du piment (Minier et Le Moal, 2015) confirment quant à eux le discours dominant entendu au sein de la filière : les piments les plus petits seraient les plus piquants (tabl. 2).

Tableau 2 - Analyse de la teneur en capsaïcine de quatre phénotypes de piments rodriguais

Ti Piment de Piment moyen Gros piment Type de piment piment petite taille ovoïde crochu

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Teneur en capsaïcine 1 141 1 074 845 205 (µg/g de piment frais)

Rang échelle de Scoville 8 8 7 6

% moyen de matière sèche (MS) dans 23 20 25 14 le piment frais (calcul)

Teneur en capsaïcine 4 862 5 601 3 584 1 544 (µg/g de MS) (calcul)

16 Relevons d’abord ce qui pourrait apparaître pour certains comme un paradoxe : alors que le ti piment frais contient un peu plus de capsaïcine que les autres piments de petite taille, légèrement plus longs et droits (fig. 3), l’inverse est constaté lorsque la teneur en capsaïcine est rapportée à l’unité de matière sèche.

17 En fait, ces écarts ne seraient pas assez significatifs pour que la différence entre ti piment et autres piments de petite taille soit perceptible au goût. C’est du reste ce qu’indique la classification des types de piments selon l’échelle de Scoville1 (tabl. 2) : ti piment et autres piments de petite taille occupent en effet tous deux le rang 8, sur 10, de cette échelle (appréciation de la force : torride). On ne peut donc pas, à ce stade, confirmer les résultats de l’évaluation hédonique. Pour aller plus loin, il conviendrait de reconduire cette étude sur un nombre supérieur d’échantillons, avec cinq répétitions (Minier et Le Moal, 2015). Insistons également sur l’importance de (i) sélectionner, lors de l’échantillonnage, le ti piment authentique (entendre : collecter les échantillons au sein d’exploitations ayant effectivement planté la souche pure de ti piment) et (ii) stocker les lots séparément de façon à éviter les transferts de capsaïcine par frottement.

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Figure 3 - Comparaison visuelle du ti piment avec les autres variétés de petite taille

Source : Minier et Le Moal, 2015

Des dynamiques de valorisation contrastées et limitées

18 Si parmi les anciennes générations et les amateurs on déplore la raréfaction du ti piment, les nouvelles générations ne l’ont pas connu et ne s’y connaissent pas forcément, d’autant plus que le piment fort rebute beaucoup de Rodriguais. Ainsi, alors que des piments de phénotypes similaires coexistent sur l’île, les différents acteurs de la filière et leur clientèle ne partagent pas les mêmes représentations du ti piment ni les mêmes usages (Joffre, 2015).

19 À l’échelle de la production, diverses variétés de piments sont associées (pour diverses raisons) au sein de la même parcelle, entraînant ce faisant des risques d’hybridations2. Si les producteurs cherchent à sélectionner les piments les plus petits possible (65 % des enquêtés), mieux rémunérés, ils acquièrent leurs semences ou des plantules chez leurs voisins et les renouvellent eux-mêmes (90 %). À la récolte, les piments sont surtout triés par stade de maturité (47 %), les verts étant plus appréciés. Il y a peu d’intérêt économique à trier les piments de petite taille en fonction de leur calibre ou de leur morphologie car seuls certains consommateurs y sont sensibles. Si 23 % des enquêtés distinguent au moins deux catégories, la majorité d’entre eux se contentent de vendre plus cher certaines récoltes de piments plus réduits obtenus moyennant des pratiques spécifiques (stress hydrique, plant âgé, etc.).

20 Les acteurs de l’aval de la filière n’incitent en effet pas les producteurs au triage : eux aussi adoptent des comportements divers en fonction de leur clientèle et de leurs connaissances des piments. En général, tous les piments de petite taille sont confits entiers au vinaigre et présentés dans des bocaux transparents à 50 et 100 Rs3 en fonction du volume. Les pots de piments les plus petits sont vendus de 15 à 25 Rs plus

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cher, en fonction des lots reçus des fournisseurs. En effet, en quête de rentabilité, les transformateurs ne trient pas les piments de petite taille entre eux et n’ont souvent pas suffisamment de pouvoir de négociation pour l’exiger des producteurs. L’offre en piment ne satisfait en fait pas la demande et la concurrence est très vive entre transformateurs, que ce soit à l’approvisionnement ou à la vente. Un triage minutieux n’est pas rentable car la majorité des touristes mauriciens et étrangers ne recherche pas spécifiquement du ti piment et marchande les prix à la baisse4. Quant aux connaisseurs, ils se fient à la petitesse des piments et se plaignent de leur taille accrue. En absence de garanties, ils craignent la fraude au piment étranger et négocient eux aussi. Les prix sont ainsi relevés quand l’opportunité se présente avec l’obtention d’un lot de calibre réduit et suffisamment homogène.

21 Enfin, beaucoup de producteurs et de transformateurs voient en l’amélioration des itinéraires techniques la raison du grossissement des piments et utilisent cette justification face aux sceptiques5. Néanmoins, le potentiel de croissance des fruits des plants de ti piment via un itinéraire technique optimal (fertilisation et irrigation) serait différent de celui des piments croisés. Lors d’essais conduits par la Commission de l’Agriculture, les ti piments restaient d’une taille très réduite et très très forts une fois matures. Nous faisons donc l’hypothèse que ce sont les hybridations avec d’autres variétés au potentiel de croissance supérieur qui expliqueraient l’augmentation de la taille des piments et non pas l’amélioration des itinéraires techniques pris isolément.

22 Il apparaît donc que la dilution progressive et incontrôlée du ti piment au sein d’autres variétés est à l’origine des confusions actuelles et de l’effritement de sa réputation, pourtant encore très solide chez certains consommateurs. Sans autre garantie que l’aspect extérieur des piments en pot et la parole des producteurs, le marché est ainsi devenu propice aux fraudes, notamment à Maurice, ce qui aggrave encore la situation.

Bien que contraignante, une production de piment qui suscite l’intérêt

23 Suite au développement du tourisme et aux impulsions gouvernementales, la filière piment suscite des vocations et cherche à se professionnaliser pour dépasser les difficultés inhérentes à l’agriculture rodriguaise.

Des facteurs limitants très nombreux

24 La production de piment à Rodrigues est encore très limitée par de nombreux facteurs agronomiques et économiques. Les exploitations sont pluriactives et pratiquent une agriculture familiale de polyculture-élevage, manuelle, peu intensive en intrants, et soumise à la pluviométrie erratique de l’île. Les faibles ressources hydriques de l’île y sont justement un obstacle majeur6. De plus, étant donné la topographie de l’île, le foncier agricole s’avère très limité : la taille des exploitations est souvent inférieure à 1 ha (Joffre, 2015). La tenure des terres est de surcroît précaire puisque constituée de baux limités accordés par l’État ou d’occupation ad hoc faute de cadastre (Descroix, 2011).

25 Les agriculteurs possèdent très peu de capital et de capacité d’investissement (Joffre, 2015). Labour et désherbage sont presque exclusivement manuels. La fertilisation, presque entièrement organique, est assurée moyennant le transfert, vers les champs

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cultivés, des déjections animales des ateliers d’élevage de l’exploitation. Alors que les bio-agresseurs sont divers et répandus, la culture pure est pourtant la règle et l’usage des pesticides très limité (inexistant chez 29 % des enquêtés et un passage de prévention ou si infestation avérée pour 58 %).

26 Enfin, peu rémunérateur, le secteur agricole manque perpétuellement de main- d’œuvre7 alors que la récolte des piments, d’autant plus qu’ils sont petits, en requiert énormément dans un court laps de temps (15 homme-jours pour 1 000 plants). De plus, les piments forts sont peu aisés à manipuler en raison de leur pouvoir irritant. C’est une des raisons pour lesquelles les producteurs limitent leurs surfaces en piment. De plus, la faible productivité du travail agricole est à l’origine de stratégies de diversification (polyculture-élevage diversifié, pluriactivité extra-agricole – pêche, artisanat, emploi salarié –) visant à limiter les risques dans un environnement de surcroît incertain (aléas climatiques, irrégularité des récoltes, précarité sociale et vulnérabilité économique).

27 Ainsi, alors que le potentiel de rendement des petits piments est de 7 t/ha ( Agricultural Research and Extension Unit, 2010) à Rodrigues, il varie en fait du simple au double pour atteindre (parfois) péniblement 6 t/ha (Central Statistics Office, 2010).

Un regain d’intérêt pour la culture

28 Mais la situation actuelle incite les producteurs à s’investir dans cette culture : la demande n’est pas comblée et les piments considérés plus faciles à écouler que les cultures vivrières8. Avec le développement agricole comme priorité depuis l’indépendance en 2001, l’Assemblée régionale a initié quelques projets. S’ils témoignent d’un certain volontarisme, ces projets restent balbutiants et leurs résultats mitigés9. Une nouvelle campagne de subventions pour la création de plantations à partir de 1 000 plants a débuté en août 2015 (plantules, clôtures et goutte à goutte entre autres). Elle a concerné une quarantaine de bénéficiaires parmi lesquels la création d’un groupement serait envisagée.

29 Mais l’enclavement de certaines parties de l’île (ex : Montagne Plate) rend difficile le choix pour les agriculteurs d’accroître leur surface en piments faute de moyen de transport pour accéder aux marchés. Enfin, la sécurisation des débouchés reste la principale préoccupation de nombre de producteurs : fidélité de la clientèle, prix fixé à l’avance, volumes accrus. Ainsi en 2015, 29 d’entre eux ont répondu présents à l’appel à fournisseurs de la coopérative de transformation Nature First, issue elle aussi du projet Smartfish. Malgré un prix de vente considéré comme minimal, les producteurs sont motivés par la perspective de vendre des grandes quantités et de mieux anticiper leur production.

Des transformateurs dynamiques peinant toutefois à pénétrer le marché mauricien

Atouts et limites de l’organisation actuelle du segment « transformation »

30 Les artisans rodriguais ont su tirer parti de l’ouverture de l’île au tourisme en diversifiant leurs produits à partir des recettes traditionnelles de conservation des piments et des limons, en confit, achards et confitures. Les petits piments restent cantonnés au confit vinaigré, mais de nombreux autres produits locaux sont venus enrichir les condiments de gros piment au gré des innovations, comme l’ourite.

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Encadrés par diverses institutions d’appui et désireux d’étendre leurs débouchés, les transformateurs adoptent progressivement des bonnes pratiques de sécurité sanitaire. Citons, par exemple, l’amélioration du conditionnement par l’usage de bocaux alimentaires dédiés en substitut des bouteilles plastiques usagées recyclées.

31 Cette offre se révèle néanmoins indifférenciée et mal renseignée. Des étiquetages standards sont distribués par deux imprimeurs locaux en dépit de recettes pourtant changeantes : ils rendent les produits indissociables à l’achat si ce n’est les coordonnées manuscrites du fournisseur. De plus, en raison des difficultés économiques de l’île (peu d’opportunités d’emploi) et du peu de barrière à l’entrée de l’activité, il y a chaque année de nouveaux entrants alors même que les arrivées touristiques stagnent ces dernières années10. La concurrence devient de plus en plus rude, d’autant plus que tous sont rassemblés aux mêmes spots de vente (dont le marché de la capitale Port Mathurin qui accueille des dizaines de stands similaires).

32 Dans ce contexte, Maurice apparaît comme la plus proche porte de secours de la filière mais la fraude y est plus difficile à contrôler.

Maurice, Eldorado de la filière rodriguaise ?

33 Le marché mauricien est porteur, en termes de débouchés, pour la gastronomie rodriguaise : une majorité de Mauriciens est attachée aux produits rodriguais artisanaux et déplore une offre trop réduite à Maurice (Passion Produit, 2015). Les produits sont essentiellement distribués via les réseaux informels (visites de proches à Rodrigues, et réciproquement), par facilité et pour contourner les risques de fraude chez les commerçants mauriciens. Si quelques commerçants rodriguais parviennent à commercialiser les produits sur les marchés mauriciens ou aux abords des grandes et moyennes surfaces, seul l’un d’entre eux approvisionne effectivement la grande distribution.

34 Les raisons sont diverses et se combinent pour dessiner les contours d’une filière encore embryonnaire, atomisée et désorganisée. Aussi bien les acteurs de la distribution mauricienne que les transformateurs rodriguais évoquent des difficultés diverses et interdépendantes11 qui font que l’offre rodriguaise ne remplit pas les conditions des GMS, pourtant circuit privilégié des consommateurs mauriciens aujourd’hui (Passion produit, 2015). Pour vendre à Maurice, les Rodriguais sont dépendants de grands groupes de distribution (tels Winners) qui organisent des foires à leur charge. Quant aux coopératives de transformateurs, seule une possède aujourd’hui des infrastructures de taille et un encadrement de qualité suffisants pour répondre aux exigences des GMS. Ceci étant dit, d’autres pourraient, avec des investissements raisonnables, rejoindre le réseau d’approvisionnement (Étoile de l’EST, ou MC Bernard), la motivation étant réelle chez ces acteurs.

Discussion

Pour une offre différenciée, pour la recherche et la sécurisation des débouchés

35 Producteurs et transformateurs sont à la recherche de débouchés à la fois nouveaux et plus sécurisés et la clientèle à la recherche de garanties de qualité. Il pourrait être

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opportun de chercher à davantage tirer parti de l’ouverture récente (2015) de la ligne aérienne directe La Réunion/Rodrigues, promesse d’une clientèle plutôt aisée, familière des signes distinctifs d’origine et de qualité, bien que très certainement plus exigeante en termes de qualité12.

36 Ceci étant, le marché mauricien reste une opportunité à saisir. Les manques de garanties de qualité (tant en termes de sécurité sanitaire que d’authenticité des produits) constituent un handicap majeur qui freine les distributeurs et une partie de la clientèle. Étant donné la confusion ambiante vis-à-vis du ti piment et la nécessité de rendre l’offre plus attractive, la préservation et la commercialisation encadrée de cette variété pourrait constituer un moteur de développement pour la filière. La création d’un label de qualité, qui certifie l’origine, l’authenticité et la qualité sanitaire du petit piment (et des produits dérivés) apparaît comme une solution logique pour 1) distinguer le ti piment des autres variétés, 2) rassurer les consommateurs, 3) poursuivre les démarches de mises aux normes sanitaires et 4) catalyser le développement de la filière. Mais qui dit label de qualité dit cahier des charges, ce qui implique une certaine standardisation du produit (Onudi, 2010).

Un produit à définir : concertation et recherche sur les déterminants et critères de contrôle de qualité

37 Garantir l’authenticité des produits à base de ti piment suppose donc de s’accorder sur la définition de ce dernier. Pour ce faire, il s’agirait que les acteurs de la filière (en dépit de leurs divergences actuelles) s’accordent sur des indicateurs (et leurs seuils) objectifs et mesurables à même de distinguer et de classer les différents types de piments existants sur l’île. Dans une telle perspective, il ne fait guère de doute que la définition du produit sera un enjeu à la fois majeur et potentiellement conflictuel. C’est pourquoi il importe de mieux cerner les attributs de qualité du ti piment et d’organiser un cadre de concertation interprofessionnel dédié à la création d’un cahier des charges acceptable par le plus grand nombre.

38 Au regard de la très grande diversité des piments récoltés à Rodrigues, et de leur proximité morphologique et gustative, sur quels critères et surtout sur quels seuils se baser ? La taille semble être le critère fondamental à prendre en compte pour différencier les piments et présager de leur piquant : 1,5 cm tout au plus, d’après les commentaires des connaisseurs et la caractérisation agronomique (Roux-Cuvelier, 2011). La courbure particulière du ti piment (« bec de toucan »), avancée par Roux- Cuvelier (2011) et Descroix (2011), pourrait, elle aussi, constituer un signe distinctif des fruits. Des analyses sensorielles entre des petits piments droits et d’autres ainsi courbés pourraient éclaircir ce point-ci. Certains testeurs/connaisseurs ont dit déceler des différences de parfum entre les deux échantillons testés lors de l’analyse hédonique : établir un profil sensoriel complet en comparaison avec des piments croisés, en recourant à des méthodes d’analyses sensorielles objectives, permettrait peut-être d’en faire un autre signe distinctif. La formation d’un comité d’analyse sensorielle à Rodrigues favoriserait par ailleurs la réalisation des contrôles.

39 Enfin, le potentiel de croissance spécifique du ti piment décrit précédemment apparaît comme un signe distinctif susceptible d’isoler les souches de ti piment des souches croisées. Il serait donc aisé, avec le matériel adéquat (serres, etc.), de procéder à une purification variétale comme préconisé par Roux-Cuvelier (2011).

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Implications concrètes d’un label pour l’organisation de la filière

40 Le label à la fois le plus reconnu à l’international et le plus protecteur face à la concurrence, reste l’indication géographique protégée (Sylvander, 2006). Obtenir cette dernière constitue, pour la commission de l’agriculture de Rodrigues, un objectif à long terme (Félicité, 2012). Mais en l’absence de cadre législatif sui generis adapté à Maurice, l’option la plus pertinente ne serait-elle pas une marque collective de certification, telle « Ti piment de Rodrigues » ? Ce type de marque serait géré par un organisme dédié de valorisation ayant pour principales fonctions la rédaction du cahier des charges, l’accompagnement et le contrôle interne des utilisateurs-adhérents et la promotion de la marque. Comme évoqué précédemment, il s’agit le plus souvent d’un organisme interprofessionnel qui représente tous les acteurs de la filière, avec suffisamment de légitimité et de marge de manœuvre pour populariser et pérenniser la marque. Mentionnons que la coopération des différents acteurs serait très vraisemblablement facilitée par leur proximité géographique et relationnelle. Le contrôle externe serait réalisé par un tiers certificateur, constituant ce faisant une garantie supplémentaire pour les consommateurs. Il est admis que ce type d’organisme a « un effet structurant sur la filière dont il améliore la qualité de prestation, l’image de marque, la mobilisation des producteurs et des équipes techniques, l’organisation et la compétitivité » (Gloanec et Porphyre, 2015).

41 Pour convenir à la clientèle, le cahier des charges de la marque devrait comporter plusieurs exigences, résumées dans le tableau 3 suivant inspiré du plan du cahier des charges de l’IGP piment d’Espelette (Syndicat du piment d’Espelette, 2008) :

Tableau 3 - Proposition d’une base de cahier des charges pour le ti piment de Rodrigues

Ti piment frais : <1,5 mm, recourbé, fort piquant, arôme (profil organoleptique requis) comme évoqué précédemment Description des Ti piment confit : à base de ti piment frais, confit dans du vinaigre, du produits concernés jus de limon de Rodrigues ou de la saumure, assaisonnement Autres produits uniquement à base de ti piment si innovation Autres produits contenant une majorité de ti piment ?

Île Rodrigues (production), voire Maurice (transformation- Ancrage géographique conditionnement).

Zone de Île Rodrigues (voire Île Maurice ?) transformation

Bonnes pratiques agronomiques (critères de récolte) Usage de plantules certifiées (distributeur agréé ou contrôle des plantules issues de la sélection lors de l’exploitation ?) Itinéraire de culture Mesures de prévention de la pollinisation croisée Doses maximales de produits phytosanitaires ? (image « bio » des produits rodriguais en jeu)

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Procédé de Description des procédés de transformation types transformation

Respect de la législation mauricienne en matière de production agro- Sécurité sanitaire alimentaire (Food Act, 1998)

Traçabilité et éléments Identification des produits par lots, registres des activités, gestion des de contrôle stocks, comptabilité et justificatifs dans la mesure du possible

Organisme titulaire de Organisme interprofessionnel avec tâches déterminées la marque

Certificateur privé ou comité d’experts des commissions rodriguaises Tiers certificateur concernées (« agriculture », « bureau sanitaire », « développement industriel »)

Documentation de la preuve du lien au terroir (influences agro- En prévision d’une IGP climatiques, ancrage historique)

42 En plus de la valorisation du ti piment, la maîtrise de la sécurité sanitaire des produits ainsi que le regroupement de la production restent des enjeux clefs pour conquérir le marché mauricien. La mise aux normes ne pourra pas être atteinte individuellement faute de moyens alors que les économies d’échelle permises par les coopératives la rendent plus accessible. De plus, ces dernières apparaissent comme des clients plus sécurisants aux yeux des producteurs et seraient plus à même de répondre aux exigences des distributeurs. Encore s’agirait-il d’accompagner les initiatives qui semblent fonctionner (Nature First) et fédérer les producteurs autour de la création d’un projet commun qui incite à la structuration de la filière.

Valoriser le ti piment au sein d’un panier de biens alimentaires typifiés ?

43 Avec une surface annuelle cultivée en piments ne dépassant pas 3 ha, une production annuelle moyenne de près de 8,5 t (Joffre, 2015), seule une centaine de producteurs est pour l’instant concernée. La probabilité pour que le ti piment rodriguais (et les condiments dont il est à la base) puisse susciter un jour un intérêt culinaire au-delà des Mascareignes semble assez faible. Autant d’éléments qui laissent à penser que la valorisation d’un tel produit, dans les conditions géographiques et socio-économiques qui sont celles de Rodrigues, mériterait d’être appréhendée dans un projet englobant les autres « représentants gastronomiques » de l’île.

44 Le miel et le limon ont déjà fait l’objet d’études similaires lors du projet QualiREG (Le Moal et Peres, 2015) avec, comme principal résultat, la mise en évidence de synergies existantes entre les différents produits13. Une harmonisation de la maîtrise de la qualité au niveau de toutes les filières est donc souhaitable et une stratégie de valorisation groupée adéquate permettrait de maximiser les synergies existantes. Le projet QualiREG a d’ores et déjà favorisé la création d’un groupement d’apiculteurs disposant d’une miellerie adaptée et d’une marque collective de certification. Suite à cette première initiative, un comité de qualité rodriguais a été créé pour jouer le rôle de

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certificateur. Ce comité semble être appelé à prendre en charge le contrôle de toutes les sous-filières agro-alimentaires rodriguaises labellisées.

45 Une initiative complémentaire est également en cours : l’usage d’un label ombrelle qui valorise l’origine Rodrigues sous le nom de « Rodrigues Naturellement ». Ce label se veut plus général et compte inclure à la fois des produits agricoles, halieutiques, agro- alimentaires, et des établissements et services touristiques. Pour l’obtenir, les candidats devront au préalable acquérir une certification internationale telle qu’agriculture biologique, commerce équitable, HACCP ou Sustainable Tourism Standard. Ces conditions constituent un objectif très ambitieux et porteur d’un point de vue marketing mais souffriront sans doute de deux difficultés majeures : des coûts de certification élevés et une capacité de mise aux normes loin d’être acquise pour les producteurs rodriguais.

46 La stratégie rodriguaise s’inscrit dans un courant plus large de développement des certifications et labels de qualité à l’échelle de l’océan Indien, où l’on retrouve aussi des labels similaires tels que « Made in Moris » ou « Produits Pays Réunion ». À long terme, la mise en lien de ces initiatives au sein d’une stratégie de co-développement des filières agro-alimentaires de l’océan Indien permettrait de favoriser les échanges inter- îles et avec le reste du monde (Gloanec et Porphyre, 2015). QualiREG préconise ainsi la création d’un cadre régional de coopération à ce sujet.

Conclusion

47 Marginalisée par les contraintes de l’insularité, Rodrigues cultive son particularisme et souhaite s’engager dans un développement agro-touristique. Les produits de son terroir forment un panier de biens dont les synergies contribuent autant à l’attractivité de l’île qu’aux revenus de nombre de foyers. Au sein de ce patrimoine vedette se trouve le ti piment. L’étude de la typicité de cette variété et de la filière dans laquelle il s’insère a permis de dégager des pistes de restauration, préservation et valorisation de ce produit.

48 Ses hybridations progressives non encadrées avec d’autres variétés ont ouvert la voie à des représentations et usages variés chez tous les acteurs de la filière y compris les consommateurs. Elles contribuent à l’érosion du patrimoine génétique du ti piment, tout en entachant progressivement sa réputation. Ensuite, de nombreux facteurs limitent la culture et la transformation des piments rodriguais, notamment la petitesse, l’isolement et les contraintes agro-climatiques de Rodrigues. Ils sont difficiles à appréhender, compte tenu des faibles capacités de financement des producteurs et artisans rodriguais. Néanmoins, la demande finale en piment frais ou transformé, le volontarisme d’acteurs clefs de la filière et de la RRA, de même que le souvenir bien présent chez certains de la qualité du ti piment de Rodrigues, pourraient constituer un puissant moteur de développement pour la filière. Étant donné les atouts et freins actuels de cette dernière (dont son fort ancrage territorial), la création d’un label de qualité et d’origine semble l’option la plus adaptée. Un tel label, associé à des regroupements coopératifs, permettrait de mieux distinguer le ti piment au sein de l’offre rodriguaise tout en catalysant les nécessaires adaptations de la filière aux exigences de la demande.

49 Afin de concrétiser les évolutions proposées et les intégrer de manière viable aux exploitations et PME rodriguaises concernées, il conviendrait de mener des études complémentaires intégrant des données financières et économiques. Il s’agirait

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notamment de bien comprendre le fonctionnement des complexes systèmes de production agricole au sein desquels le ti piment s’insère. Car au final, « les filières restent entremêlées et interdépendantes à leur sommet ou point de départ, à savoir au niveau de la production [de l’exploitation agricole] » (Cochet, 2011 : 46).

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ANNEXES

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Annexe - Description de la variété de Ti piment de Rodrigues

NOTES

1. L’échelle de Scoville est une échelle de mesure de la force des piments. Pour établir un classement, chaque type de piment est réduit en purée et mélangé avec de l’eau sucrée. Tant que la sensation de brûlure subsiste, la dilution est augmentée. La force de chaque type de piment est alors mesurée en fonction de la quantité de solution sucrée qu’il convient d’ajouter pour finalement faire disparaître la sensation de brûlure (Minier et Le Moal, 2015). 2. Hormis le risque de confusions avec d’autres piments, ces semences peuvent être le fruit d’hybridations, d’où une gamme de plants non conformes. Certains producteurs cultivent volontairement ensemble des variétés plus ou moins grosses, étant donné que les transformateurs se fournissent des deux types de piment, constituant ainsi pour les producteurs des rentrées d’argent complémentaires. Par ailleurs, la pollinisation croisée est souvent difficile à éviter faute d’espace ou de matériel adéquat. 3. Sachant que 1 € équivaut à 39-40 Rs. 4. À Maurice, l’immense majorité des consommateurs interrogés n’a pas conscience des évolutions morphologiques du piment constatées par les Rodriguais (Passion Produit, 2015). 5. Ils avancent que plus un piment sera stressé, plus les fruits seront réduits et piquants, ce qui est en partie validé par la bibliographie (Grubben et al., 2004). Les piments (espèce spontanée à Rodrigues) auraient ainsi pu rester très réduits si le milieu n’avait pas été anthropisé. 6. Comme seule la moitié des besoins théoriques de Rodrigues serait couverte par le réseau (Joffre, 2015), la culture est pluviale. Or, le piment requiert plus de 1 < 300 mm d’eau bien répartis sur l’année et il manque 100 à 300 mm sur les zones côtières qui recèlent les meilleures terres en termes de sols et de pente. De plus, la variabilité interannuelle des pluies est très importante, de l’ordre de 35 % à 100 % selon les mois entre 1931 et 1980 (De Blic, 1986).

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7. La main d’œuvre est drainée par d’autres secteurs et par Maurice, qui accueille 25 % des Rodriguais et en proportion plus de travailleurs actifs que Rodrigues (Central Statistics Office of Mauritius, 2011). 8. En effet, la production locale est concurrencée par les importations depuis Maurice alors que le piment rodriguais jouit d’un positionnement particulier (Joffre, 2015). Ainsi, beaucoup de producteurs se sont lancés récemment dans la culture : la grande majorité des enquêtés (87 %) cultivent le piment depuis au moins cinq ans. Un ancien et important producteur évoque « beaucoup de tentatives mais aussi d’échecs » étant donné les contraintes énoncées ci-dessus. 9. Les deux projets phares précédents sont Smartfish et Baladirou chilli village : en 2012 la création de deux coopératives de production de petit piment, et en 2009, la création de plantations individuelles au village de Baladirou. Les tentatives de création de coopératives sur des surfaces accrues peinent à démarrer faute, notamment, d’accès adéquat aux intrants et d’un appui approprié provenant de la Commission de l’Agriculture. Peu de planteurs de Baladirou poursuivent quant à eux la culture faute de conditions agro-climatiques adéquates et vu la difficulté de pérenniser leurs débouchés faute de transport (Joffre, 2015). 10. Celles-ci ont en effet triplé entre 1990 et 2003 mais stagnent aux alentours de 60 000 touristes depuis (Central Statistic Office, 2013). 11. Les producteurs manquent de moyens aussi bien financiers, que matériels ou humains. Leurs approvisionnements en piment peuvent être limités par leur trésorerie, leur capacité de stockage et la main-d’œuvre, d’autant plus qu’il y a sous-production de piment frais. Comme vu précédemment, les volumes de récoltes sont irréguliers et peu prévisibles ce qui impacte les volumes de transformation. La maîtrise de la qualité est insuffisante et la liaison maritime est coûteuse et limitée. De plus, ils s’accommodent difficilement des délais de paiements imposés par les GMS. 12. Si les Mauriciens ont des attentes croissantes, les Français et Réunionnais (un petit tiers des arrivées touristiques) sont par exemple décrits, par les artisans, comme plus pointilleux sur l’étiquetage que les Mauriciens. 13. Agriculteurs et transformateurs étant en très grande majorité pluriactifs, ils peuvent autant posséder des ruches que des limoniers tout en pratiquant la pêche, et les transformateurs combinent de nombreux produits entre eux.

RÉSUMÉS

L’île Rodrigues, district autonome de la République de Maurice, est riche de spécialités régionales dont le gouvernement souhaite tirer parti pour relancer le secteur agricole. En particulier, le minuscule « ti piment » est réputé pour son piquant et sa saveur spécifique. Mais sa renommée est affectée par une perte de typicité (hybridations non contrôlées). Mélangé de facto avec d’autres piments, il est valorisé en condiments par des transformatrices entre lesquelles la concurrence se fait de plus en plus rude, faute de débouchés sur Rodrigues même. Peu structurée, la filière peine en effet à satisfaire les exigences du marché mauricien en termes de quantité et de qualité. Le présent article discute ainsi de l’intérêt et des conditions de la création d’un label de qualité pour mieux valoriser ce piment, à la lumière de ses spécificités et de l’organisation actuelle de la filière.

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Rodrigues Island, which is an autonomous district within the Republic of Mauritius, is rich with regional specialties. The local government wishes to take advantage of them to boost the agricultural sector. Special attention was drawn to the tiny “ti piment” a chilli variety that is renowned for its pungency and specific flavour. However, loss of typicity threats its fame due to over hybridisations. De facto blended among other chillies, it is processed into pickles by small processors. Competition is increasing, due to the demand limitations on Rodrigues itself. Indeed the sector is poorly organized and encounters issues to satisfy the quality and quantities requirements of the Maurician market. This article discusses the potential of a quality label to increase the value of the Rodriguan ti piment and the conditions to achieve it taking into accounts its typicity attributes and the current organisation of the value chain.

INDEX

Keywords : family farming, quality policy value chain, Rodrigues Island, labelling, Mauritius, origin, chilli pepper, agriculture policy, artisanal food processing Mots-clés : agriculture familiale, démarche qualité, filière, Île Rodrigues, labellisation, Maurice, origine, piment, politique agricole, transformation alimentaire artisanale

AUTEURS

GRÂCE JOFFRE

École supérieure d’agro-développement international (Istom), 32, boulevard du Port, 95094 Cergy-Pontoise cedex ; méls : [email protected]

MARION LE MOAL

Centre international en recherche agronomique pour le développement (Cirad), UMR 112 Selmet Systèmes d’élevage méditerranéens et tropicaux, Station Ligne-Paradis, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion. France Volontaire International

JÉRÔME MINIER

Cirad, UMR Qualisud, Station Ligne-Paradis, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion, méls : [email protected]

OLIVIER GROSSE

École supérieure d’agro-développement international (Istom), 32, boulevard du Port, 95094 Cergy-Pontoise cedex ; méls : [email protected]

FRÉDÉRIC DESCROIX

Cirad, UMR Qualisud, Station Ligne-Paradis, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion, méls : [email protected]

MICHEL ROUX-CUVELIER

Cirad, UMR PVBMT, Plate-forme de protection des plantes, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint- Pierre de la Réunion, mél : [email protected]

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CÉLINE PERES

Centre international en recherche agronomique pour le développement (Cirad), UMR 112 Selmet Systèmes d’élevage méditerranéens et tropicaux, Station Ligne-Paradis, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion ; méls : [email protected]

JEAN-PAUL DANFLOUS

Cirad, UMR Innovation, Campus Lavalette – TA-85/15 – 73, rue J.F. Breton - 34398 Montpellier Cedex 5, mél : [email protected]

CAMILLE SÉRAPHIN

Passion Produit, 19, rue Fangourin, 97424 Le Piton Saint Leu La Réunion, mél : [email protected]

JULIE GOURLAY

Institut de la Qualité et de l’Agroécologie (Iquae), 1, chemin de l’Irfa, Bassin Martin, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion, mél : [email protected]

VINCENT PORPHYRE

Centre international en recherche agronomique pour le développement (Cirad), UMR 112 Selmet Systèmes d’élevage méditerranéens et tropicaux, Station Ligne-Paradis, 7, chemin de l’IRAT, F-97410 Saint-Pierre de la Réunion ; méls : [email protected]

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Varia

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La politique fait-elle pousser les arbres ? Essai d’interprétation des permanences et mutations de la gestion forestière en Tunisie (1881-2016)

Sophie Bouju, Jean Gardin et Laurent Auclair

NOTE DE L'AUTEUR

Ce texte retravaille les éléments conclusifs d’une observation au long cours, menée, parfois conjointement, parfois séparément par les auteurs, de 1991 à 2014 dans le cadre de divers programmes, notamment au début de la période, les programmes DYPEN (Dynamique des populations et environnement) et DYPEN II (Premier ministère de la Tunisie/ORSTOM/MAE), puis le programme « La gestion des ressources naturelles du local au global : dynamique environnementale, pratiques et représentations paysannes et impact des politiques publiques de part et d’autre du Sahara, en Tunisie (Khroumirie) et au Niger (Boboye et Zarmaganda) » (financement Agence universitaire de la Francophonie), qui vient de donner lieu à la rédaction d’un ouvrage (Bouju, 2016a), dont sont extraites la plupart des illustrations de cet article, enfin le programme « Démocratie et territoires : Les enseignements de l’élection à l’Assemblée nationale constituante tunisienne » (financement CNRS/Fondation Hans Seide).

1 Située dans le Nord-Ouest tunisien, la Khroumirie est un massif montagneux de faible altitude (carte n° 1), qui présente un milieu original, caractérisé par un couvert forestier important (photo n° 1) et un climat méditerranéen humide (jusqu’à plus de 1 500 mm de précipitations moyennes annuelles), au sein d’un pays principalement marqué par les contraintes de l’aridité.

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2 Cela se traduit par des enjeux environnementaux particulièrement importants, qui se focalisent sur des ressources naturelles pour lesquelles la région joue un rôle majeur au niveau national : d’une part, l’eau et d’autre part, les ressources forestières, auxquelles nous allons nous intéresser, notamment le bois et le liège, dans le contexte d’un déficit national croissant en matière de produits forestiers (Daly Hassen, 1997).

Carte 1 - Localisation de la Khroumirie au nord de la Tunisie

3 La problématique est généralement posée dans les termes suivants, notamment par les forestiers qui s’alarment des évolutions du couvert végétal : les ressources forestières seraient surexploitées par les populations locales dans un contexte de forte pression démographique1, entraînant déboisement et érosion accélérée, avec une menace également pour les ressources en eau suite à l’envasement des barrages.

4 C’est ce constat, dont la validité est d’ailleurs loin d’être établie (Bouju et al., 2016), qui justifie une politique forestière très coercitive, limitant de façon drastique les usages autorisés de la forêt par ses habitants. Mais dans les faits, cela n’empêche pas les multiples usages de la forêt, qui occupent, dans un contexte de précarité, une place stratégique essentielle dans les logiques de survie des populations locales. Ces usages se font par conséquent presque totalement de façon illicite, ce qui n’est guère propice, comme nous le montrerons, à une gestion rationnelle et durable des ressources forestières. C’est pourquoi une réflexion a été menée par la Direction des forêts sur la façon d’impliquer les populations dans la gestion des ressources à travers la mise en place de structures participatives.

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Photo 1 - La forêt, omniprésente, laisse peu de place pour les terres cultivées. Vue sur le douar Zghadia à l’ouest de l’imadat Aïn Snoussi

Cliché : S. Bouju, mai 1995

5 Nous allons dans un premier temps mettre en évidence les implications d’une législation forestière héritée de la période coloniale puis nous analyserons les conflits d’acteurs qui en résultent en termes de gestion des ressources forestières, avant de mettre en avant les enjeux et les difficultés de la mise en place des structures destinées à surmonter ces conflits.

Les implications de la législation forestière héritée de la période coloniale

6 Les forêts tunisiennes font l’objet d’une gestion étatique depuis 1881. Le Code forestier tunisien actuel reste encore très proche de la législation forestière qui s’est mise en place progressivement au cours de la période coloniale et qui a été largement inspirée par le Code forestier français. Or, c’est en Khroumirie que son application a été la plus précoce et la plus contraignante pour les populations locales, en particulier concernant l’interdiction de défrichement. En effet, dans un contexte de croissance démographique accélérée à partir de 1950 et d’exiguïté des terroirs cultivés, l’extension des surfaces défrichées a été considérablement limitée par la surveillance de l’administration forestière. Alors que la population a été multipliée par 2,2 entre les années 1950 et les années 1990 dans l’ancien Caïdat d’Aïn Draham, la superficie des terres labourables n’a augmenté que de 7,7 % (Bouju, 1997). À titre de comparaison, les défrichements agricoles ont touché près de 1,5 million d’hectares à l’échelle nationale sur la même période, correspondant à une augmentation de près de 30 % de la superficie cultivée. Le début de la période coloniale a même été marqué en Khroumirie par une progression

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sensible des superficies forestières, comme le montre l’analyse comparée de cartes topographiques à différentes dates. Ainsi, dans le secteur forestier de Tebainia-Atatfa, les superficies boisées seraient passées de moins d’un tiers de la superficie totale en 1882 à 70 % en 1930 et 71 % en 1958 (Ben Miloud et Gammar, 2005).

7 La constitution du domaine forestier a suivi une logique simple : constituer en Khroumirie un bastion imprenable de terres domaniales, quitte à céder aux appétits coloniaux des terres forestières moins rentables, sur les piémonts, ou dans les massifs montagneux de la dorsale tunisienne (Gardin, 2004). Cette logique s’est poursuivie après l’Indépendance, défendue par un corps de métier arc-bouté sur un territoire acquis de manière peu claire au début du XXe siècle et appuyé par une législation foncière favorable. C’est ainsi que les forestiers, pour mieux conserver leur contrôle sur les forêts khroumires, ont lâché du lest dans les autres régions boisées2. Ce fut le cas notamment à l’occasion des nombreux déclassements qui ont eu lieu entre 1920 et 1940 au profit de la colonisation agricole, mais cela s’est traduit aussi par une surveillance moins stricte des massifs forestiers dans les autres régions. Ainsi, en 1927, sur les 75 agents métropolitains des eaux et forêts détachés en Tunisie, 41 étaient postés en Khroumirie (ibid.). Le calcul du ratio personnel/superficie met bien en évidence le traitement spécifique des forêts khroumires, qui en 1898 comptaient déjà un employé pour environ 3 000 ha, contre un employé pour 10 000 ha dans les forêts de Gafsa ou du Kef. Le contraste dans l’encadrement des forêts est plus net encore en 1930, puisqu’en Khroumirie, un employé surveillait 1 500 ha environ, contre un employé pour 8 000 ha dans les forêts du Kef et un employé pour 23 000 ha dans les forêts de Gafsa. De même, on peut souligner une progression à deux vitesses de l’équipement des massifs forestiers en pistes, pare-feu et maisons forestières, entre la Khroumirie et le reste des forêts tunisiennes. L’action exemplaire de la Direction générale des forêts se limita donc à la seule Khroumirie, rendue rentable par l’exploitation du liège.

8 Stratégiquement, les forestiers3 s’assurèrent tout d’abord la maîtrise précoce du terrain, avant que les enjeux fonciers ne les mettent en concurrence avec le colonat agraire. Ils placèrent alors au centre de leur système défensif le bastion khroumir à défendre coûte que coûte. Sur les marges, ils désignèrent quelques avant-postes (les principaux massifs montagneux du pays) et un glacis de protection (l’ensemble des piémonts, conçus dès le départ comme l’espace des futurs affrontements). Au cours des manœuvres d’accaparement foncier des années 1915-1956, le glacis fut envahi, les avant-postes endommagés, mais le bastion subsista.

Les enjeux liés aux forêts de Khroumirie au début de la période coloniale

9 Grâce à leur expérience métropolitaine et algérienne, les services forestiers français perçurent rapidement l’intérêt de s’assurer prioritairement la gestion des forêts khroumires. Il s’agit des forêts les plus rentables car elles contiennent de grandes quantités de liège exploitable, et l’expérience algérienne a démontré que ce liège suscitait des convoitises importantes chez les entrepreneurs privés européens. En s’assurant le contrôle de la Khroumirie, les services forestiers coloniaux pensaient préserver rationnellement la ressource et s’assurer des rentrées financières importantes.

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10 Dès 1881, la Résidence française a demandé l’envoi d’officiers forestiers « pour reconnaître les forêts de Khroumirie, en estimer les ressources et rechercher les mesures à prendre pour les protéger » (Direction des forêts, 1931). Une mission forestière est arrivée en Tunisie en décembre 1882, et malgré la mauvaise saison et l’absence de routes, a parcouru immédiatement la Khroumirie centrale et orientale. Il est frappant de constater que les recommandations de cette mission ne s’appliquaient qu’aux forêts khroumires, les seules jugées intéressantes du point de vue de la production4. La Direction des forêts a été créée dès 1884, ainsi que la première circonscription forestière, celle d’Aïn Draham comprenant la Khroumirie entière, avant la création d’une 2e circonscription comprenant le reste des forêts tunisiennes.

11 L’action rapide des forestiers évoque presque une campagne militaire dans une guerre de mouvement, où le positionnement rapide des troupes assure un avantage stratégique important. Les enjeux sont doubles : il s’agit, d’une part, d’assurer la présence des droits de l’État sur le territoire avant l’arrivée des colons européens, et d’autre part, d’assurer rapidement la mise en exploitation des forêts les plus rentables.

L’appropriation des forêts par l’État et la mise en place de la législation forestière

12 La période pré-coloniale était caractérisée en Tunisie, dans une large mesure, par l’appropriation communautaire des forêts, même si le pouvoir de Tunis a renforcé son contrôle sur la forêt à partir du XVIe siècle. Dans une grande partie du pays, l’ordre tribal était marqué par la création de finages où les ressources forestières étaient un des supports de l’organisation agraire. Avec l’épisode colonial, le Code forestier français a franchi la Méditerranée et modifié radicalement la carte foncière et l’exploitation forestière5. Par une série de décrets qui ont progressivement étendu les attributions légales de la Direction des forêts, l’État est devenu propriétaire et gestionnaire des boisements soumis au régime forestier6. Cette appropriation repose avant tout sur des arguments rationnels s’appuyant sur la notion de bien public. C’est ainsi que le décret du 4 avril 1890 portant sur la délimitation et l’immatriculation des forêts du domaine supprime pratiquement tous les droits de propriété et d’usage antérieurs sur l’ensemble des bois et forêts, en précisant que « les forêts domaniales de la Régence sont déjà et deviendront dans l’avenir, par suite des travaux importants de mise en valeur qui y ont été exécutés, une source de revenus pour l’État » et que « leur conservation est nécessaire à l’intérêt général, tant au point de vue du climat qu’au point de vue de la régularisation du régime des eaux et de la conservation des sources », d’où la nécessité de leur immatriculation pour asseoir de manière définitive la propriété de l’État. Cependant, les demandes d’immatriculation devant être examinées par les tribunaux mixtes immobiliers instaurés par la loi foncière de 1885, la procédure s’est avérée extrêmement longue. C’est pourquoi une procédure de délimitation rapide du Domaine forestier a été prévue par le décret du 22 juillet 1903, avec la mise en place de commissions de délimitation : si la propriété définitive de l’État pouvait attendre quelques décennies pour être assurée, la définition du territoire sur lequel les services forestiers devaient exercer leurs prérogatives était une opération plus urgente. Ce sont donc ces commissions, créées dans chaque gouvernorat, qui ont procédé à la délimitation de l’ensemble du domaine forestier tunisien, reportée sur des cartes au 1/20 000e, qui servent aujourd’hui encore de référence. Cette procédure

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rapide a ainsi permis de passer provisoirement par-dessus les problèmes de l’immatriculation définitive puisqu’un décret du 18 juin 1918 a donné un statut à ces terres non immatriculées mais délimitées. L’immatriculation n’a pas été rendue caduque, puisque les forêts doivent encore aujourd’hui faire l’objet de réquisitions, mais elles sont présumées appartenir à l’État. Par conséquent, l’ensemble des produits économiques des forêts revient à la Direction des forêts qui en assure la gestion.

13 Les droits d’usage ont été quasiment abrogés par le décret du 4 avril 1890, niant ainsi, à quelques exceptions près, tous les droits préexistants, qui relevaient de traditions orales et de coutumes non écrites. Ces droits d’usage, tels qu’ils ont été fixés par les travaux des commissions de 1903, se limitent le plus souvent au ramassage du bois, au pâturage et à la culture de certaines parcelles forestières. Mais ces droits ont connu des restrictions de plus en plus importantes7 à chaque nouveau décret destiné à les recenser : tout se passe comme si les droits d’usage, censés être établis par écrit, ressurgissaient régulièrement dans la législation comme de véritables diables. Par ailleurs, le décret du 13 septembre 1934, entièrement consacré aux droits d’usage afin de les définir d’une manière identique dans toutes les forêts de Tunisie, montre bien que ces droits d’usage8 sont considérés comme une simple tolérance. Les produits forestiers concernés restent propriété de l’État et peuvent être vendus au risque de léser les populations titulaires de ces droits, puisque le texte précise que « les sessions temporaires par les services forestiers de concessions sur la glandée, la collecte d’essences aromatiques etc. ne saurait donner lieu à un paiement quelconque des familles disposant de droits d’usage ».

14 Au-delà de cet accaparement étatique du sol forestier et de ses produits, il faut aussi parler de monopole sur le savoir qui en légitime la gestion, avec notamment une dépossession des savoirs sur la forêt découlant de la définition du liège comme principal produit forestier. Ce sont des formes nouvelles d’organisation de l’espace qui ont pénétré les forêts tunisiennes et un ensemble de représentations du monde social, dominées par deux éléments : une méfiance vis-à-vis des agro-pasteurs, perçus uniquement comme des prédateurs de l’espace forestier, et une confiance absolue dans la gestion étatique des forêts.

15 Enfin, l’application de la législation forestière passe par des moyens policiers qui ont été mis à la disposition des gardes forestiers dès le décret du 20 août 1886, qui précise qu’ils sont armés, assermentés et habilités à dresser des procès-verbaux. Le décret du 23 novembre 1915 indique leurs prérogatives : ils ont la qualité d’officiers de police judiciaire et ont le droit de perquisitionner les domiciles des suspects et de constater les délits9.

La poursuite de cette politique après l’Indépendance

16 L’intérêt des forestiers pour la Khroumirie, région « à vocation forestière », ne s’est pas démenti après l’indépendance. Dans le prolongement de la politique forestière du protectorat, l’État tunisien a assuré le développement du réseau de pistes et l’entretien des maisons forestières, ainsi que la continuité de la politique d’aménagement, de reboisement et d’exploitation forestière10. La Tunisie indépendante a donc poursuivi la politique forestière coloniale et renforcé le rôle de l’administration forestière, consacrant le monopole étatique sur la forêt. Le premier code forestier promulgué par

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la Tunisie indépendante en 1966 fut tout aussi dur et plus jacobin encore que l’ensemble des décrets antérieurs.

17 La continuité se manifeste tout d’abord dans le maintien des structures administratives forestières et dans la formation des forestiers. La permanence est frappante également en ce qui concerne la police des délits (ainsi, les principaux délits définis dans le décret de 1915 sont repris dans le code forestier de 1966, puis de 1993) et les règles de l’exploitation forestière : ainsi les conditions d’exploitation des produits forestiers dont les bases ont été posées dans le décret de 1915, sont reprises mot pour mot dans les codes forestiers de 1966 et 1993.

18 Mais la continuité est frappante surtout dans l’idéologie, avec en particulier la même méfiance des forestiers à l’égard des usagers des forêts. La République est même allée plus loin que les services forestiers coloniaux, comme l’illustre une mesure spectaculaire que les forestiers français n’avaient jamais pu obtenir : l’interdiction de l’élevage caprin, promulguée dès juillet 1957 et maintenue jusqu’en 1969. Par ailleurs, pour mieux marquer la légitimité de l’action étatique sur les forêts, c’est en 1966 qu’un véritable Code forestier voit le jour, reprenant pour l’essentiel les différentes législations coloniales, avec même certaines dispositions moins favorables aux populations locales. En effet, d’un point de vue foncier, on note un retour en arrière, puisque l’État indépendant a renoncé à la tentative d’apurement foncier qui avait marqué la fin de l’épisode colonial et est revenu à la délimitation du Domaine forestier reposant sur le travail des commissions de 1903, sans aucune prise en compte des revendications paysannes. Par ailleurs, le Code forestier de 1966 puis celui de 1993 reconduisent la définition du régime forestier datant de 1935, mais avec une extension spatiale des terres relevant de ce régime forestier, en intégrant des terres « à vocation forestière », à lui soumettre, notamment en cas de risque d’érosion. Enfin, les mêmes mesures sont reconduites (interdiction des défrichements, reboisements, responsabilité collective des usagers dans la lutte contre les incendies, restriction des droits aux pâturages), avec même de nouvelles restrictions des droits d’usage11, qui sont limités aux familles enregistrées comme titulaires de ces droits en 1903 et qui deviennent subordonnés aux plans d’aménagement forestier nouvellement institués. Le code de 1993 revient à nouveau sur la question des droits d’usage, pour restreindre une nouvelle fois la catégorie des usagers, puisque les habitants qui résident dans une zone située à moins de cinq kilomètres des forêts et dont les droits d’usage ont été reconnus conformément aux dispositions de l’ancien code ne sont titulaires de droits d’usage que pour une période transitoire de cinq ans (article 38).

19 De plus, certaines tolérances qui existaient à l’époque coloniale disparaissent des codes forestiers post-coloniaux, comme le recours à certains écobuages encadrés dans le cadre des activités agricoles et pastorales. À l’inverse, les entrepreneurs privés sont favorisés par la nouvelle législation, puisque les adjudicataires dans la distillation des plantes aromatiques se voient bénéficier des mêmes assouplissements que la législation coloniale avait accordés aux entrepreneurs adjudicataires dans le charbonnage pour faciliter leur travail.

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Les conséquences : un décalage entre le droit et les usages et une déresponsabilisation des populations locales

20 Dans les faits, la législation forestière extrêmement coercitive est inapplicable sur le terrain et la loi n’est pas respectée, pour des raisons que nous détaillerons par la suite, d’où un décalage entre le droit et les usages.

21 Cette politique a conduit aussi à un processus de « dé-territorialisation » sur l’espace forestier en privant les communautés rurales de leurs droits collectifs12 sur l’espace sylvopastoral et en accélérant la désintégration des formes coutumières de régulation (Auclair, 1998). Cela se traduit par une déresponsabilisation des populations en matière de gestion forestière, qui est perceptible dans le discours contradictoire des paysans, qui exprime l’impuissance de gérer et de maîtriser le devenir de la forêt, et l’impossibilité de concevoir qu’il puisse en être autrement. Il est fréquent qu’une personne affirme successivement au cours du même entretien : « La forêt risque de disparaître » puis « ça repousse toujours » (Bénévise, 1998), exprimant peut-être par-là que ce n’est pas vraiment son problème. L’absence de responsabilité collective se traduit aussi, chez de nombreuses personnes, par l’idée que « le forestier empêche que la forêt soit détruite par les autres », limitant ainsi la surenchère des compétitions individuelles et garantissant une certaine égalité entre les usagers pour l’accès aux ressources.

Les conflits d’acteurs liés à la gestion des ressources forestières

L’antagonisme entre les objectifs de l’exploitation forestière étatique et les objectifs des populations locales liés aux multiples usages des ressources forestières

22 Depuis plus d’un siècle, deux logiques s’opposent : d’une part, la logique de l’administration forestière, représentation quasi militaire de l’État, avec un objectif de production de bois et de liège et de protection des forêts, reposant sur la vision d’une forêt monofonctionnelle et sur une approche « technicienne » de la gestion ; d’autre part, la logique « vivrière » du paysan khroumir qui entend utiliser les multiples ressources disponibles sur l’ensemble de l’espace agro-sylvo-pastoral. Le rapport de pouvoir qu’entretiennent les populations locales et le service forestier, principalement autour du contrôle et de l’appropriation de l’espace, parcourt en filigrane l’ensemble des problématiques concernant l’environnement et le développement de la région.

Une exploitation forestière étatique dont les bénéfices échappent en grande partie à la population locale

23 L’exploitation forestière officielle est orientée principalement vers la production de quelques ressources, notamment le liège et le bois.

24 L’exploitation des produits forestiers se fait principalement par adjudication publique, à Tunis, au profit d’un petit nombre d’exploitants (une cinquantaine dans le pays) ou d’entrepreneurs qui achètent des concessions forestières. Dans le cas de l’exploitation

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du bois et du liège, les parcelles à exploiter sont délimitées par la Direction générale des forêts à partir d’un procès-verbal d’aménagement. Dans le cas des autres produits forestiers (champignons, myrte…), le service forestier délivre au concessionnaire un droit d’exclusivité concernant la récolte du produit sur un territoire déterminé. Les recettes provenant de l’exploitation du liège représentent de loin la première source de revenus de la Régie d’exploitation forestière13.

25 L’exploitation des produits forestiers est une activité lucrative pour les entrepreneurs, le plus souvent originaires d’autres régions du pays, qui opèrent dans le domaine forestier de Khroumirie. L’analyse économique montre, par exemple, que la production de charbon de bois est susceptible de procurer en quelques mois une marge bénéficiaire supérieure à deux fois le montant de l’investissement initial de l’entrepreneur (achat du lot sur pied) et pouvant représenter plusieurs dizaines de milliers de dinars pour une superficie de 30 ha de maquis et de chêne (Stassen, 1989). Le coût total de la main- d’œuvre locale (récolte, carbonisation et mise en sac) représente dans l’exemple étudié environ 50 % du prix de vente du charbon « bord de route ».

26 La population locale est employée temporairement sur les chantiers forestiers, soit directement par la Direction générale des forêts pour la réalisation de différents travaux14, soit par des entrepreneurs privés (exploitation du bois et carbonisation15, récolte du myrte16, des champignons17, participation à des battues pour la chasse au sanglier…). Dans les deux cas, la main-d’œuvre locale peu qualifiée est employée à la tâche18 ou à la journée. Les femmes participent parfois au travail (récolte du myrte…). Les rémunérations modestes (de 3,5 à 6 dinars par travailleur et par jour) représentent toutefois un apport en numéraire important dans l’économie familiale, représentant entre 10 et 30 % du revenu global des ménages. Les salaires des chantiers forestiers constituent la seule source de revenu salarié sur place et peuvent être répartis tout au long de l’année19.

27 La gestion forestière actuelle, à vocation principalement sylvicole, réduit les possibilités de développement agro-pastoral en limitant les surfaces disponibles pour l’agriculture. En outre, l’environnement forestier entraîne des déprédations spécifiques pour les cultures, dues à la faune sauvage20 (Bouju, 1997). En définitive, on peut dire que la constance et le volontarisme d’une politique forestière plus que centenaire ont influencé, dans une large mesure, la genèse des stratégies paysannes actuellement observées en Khroumirie.

Des usages multiples de la forêt par les populations locales

28 Bien que les prélèvements en forêt soient fortement restreints par la législation, ils n’en constituent pas moins, de par l’importance de l’exploitation illicite, une composante toujours essentielle des modes de vie et de production locaux.

29 En effet, les populations ne pourraient pas subsister sur place sans recourir à des prélèvements illicites sur les ressources forestières, compte tenu des faibles revenus qu’elles peuvent tirer de l’exploitation officielle de ces ressources et des difficultés rencontrées pour développer d’autres sources de revenus sur place : les possibilités sont quasiment réduites à l’agriculture, qui ne peut fournir que des revenus limités du fait de la faiblesse des superficies disponibles21 et des multiples contraintes liées aux conditions du milieu (pentes fortes, sols médiocres, contraintes et aléas climatiques) et à l’enclavement.

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30 C’est ainsi que la fabrication clandestine de charbon de bois (photo 3), fortement réprimée par le Code forestier, est une pratique généralisée dans de nombreux douars de Khroumirie (Bouju et al., 2016), où elle joue un rôle vital pour les populations. Le charbonnage clandestin peut ainsi représenter jusqu’à plus de la moitié des revenus monétaires des ménages lorsqu’il est pratiqué de façon intensive (Badinand, 1995).

Photo 2 - Agrandissement des terres de cultures par défrichements progressifs. Douar Anatria (imadat Aïn Snoussi)

Cliché : S. Bouju, 1998

31 On peut citer également l’artisanat du bois (photo 4), qui s’est développé dans plusieurs douars, notamment à proximité de la petite ville touristique d’Aïn Draham, où il constitue l’activité principale de certains chefs de ménage. Cette activité repose souvent sur une base « semi-légale », incluant le paiement d’une autorisation de prélèvement pour une quantité de bois donnée, qui est généralement largement dépassée dans les faits.

32 Mais de façon plus large, il faut souligner l’importance pour les populations des ressources forestières, qui non seulement fournissent des revenus (licites et illicites), mais également accompagnent le quotidien et tous les événements de la vie, du berceau (photo 5) au cercueil, en leur fournissant fourrage22, bois de feu23, bois de construction et de service24, nourriture25, pharmacopée26 et bien d’autres produits encore qui font l’objet de multiples usages27.

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Photo 3 - Meule de charbon construite à proximité immédiate d’une habitation. Douar Anatria (imadat Aïn Snoussi)

Cliché : S. Bouju, 1997

Photo 4 - Artisan produisant des sculptures sur bois destinées au marché touristique. Douar Lebga (imadat Tebainia)

Cliché : S. Bouju, 1994

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Photo 5 - Des canons de liège coupés en deux dans le sens de la longueur servaient de berceaux qui pouvaient ensuite être accrochés aux poutres du gourbi familial. Douar Anatria (imadat Aïn Snoussi)

Cliché : M. Lioret, 2004

Photo 6 - Troupeau mixte bovin-ovin-caprin pâturant dans une clairière, à l’ouest de l’imadat Aïn Snoussi

Cliché : S. Bouju, 1991

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 192

Photo 7 - La construction et l’entretien des gourbis (habitat traditionnel) nécessitent des prélèvements importants en forêt : piliers, poutres, branchages, plaques de liège, etc. (à l’ouest de l’imadat Oued Zeen)

Cliché : S. Bouju, 1993

33 D’après la législation, la coupe de bois sur pied doit faire l’objet d’une demande d’autorisation payante au service forestier. Mais cette démarche est loin d’être systématique, et lorsqu’elle est faite, les prélèvements réels dépassent très largement les quantités autorisées.

34 En définitive, la forêt, omniprésente en Khroumirie, est pour les populations à la fois un obstacle au développement d’autres activités, notamment agricoles (c’est la raison pour laquelle elle fait l’objet de défrichements illicites), et une composante encore essentielle des systèmes de production locaux, des revenus, et de façon plus large des modes de vie locaux (Bouju et al., 2016).

Domination et dépendance

35 L’analyse de la situation forestière en Khroumirie amène à mettre en évidence les rapports de domination et de dépendance qu’entretiennent l’administration forestière et les populations. Les populations locales se trouvent en effet non seulement privées de droits collectifs sur un vaste territoire soumis à une loi forestière qui leur est imposée28, mais elles sont aussi, nous l’avons vu, dominées économiquement, n’ayant accès qu’à une infime partie de la rente forestière légale. Ce rapport de domination se double d’un rapport de dépendance vis-à-vis de l’administration forestière, en tant qu’employeur sur les chantiers forestiers, et d’une manière plus générale vis-à-vis d’un État redistributeur et clientéliste (aides diverses, emplois, etc.). La main droite de l’État autoritaire, spoliatrice et coercitive est relayée par une main gauche plus douce, redistributive, qui a pour fonction d’équilibrer la ponction, et ceci dès la période coloniale. C’est ainsi que la politique des chantiers devient la garante de la paix sociale et de la survie économique des populations forestières coincées sur des terres de culture exiguës.

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36 Dans ce contexte, la domination est intégrée, sinon acceptée, et la contestation hors de propos. Rares sont les personnes rencontrées qui mettent en cause ou critiquent ouvertement l’ordre forestier. « Le Code forestier est bien comme ça… »29 ; à peine si certains regrettent « que le garde soit plus sévère qu’avant ». Le plus souvent, les relations avec le forestier sont résumées d’un laconique « ça va, il fait son travail… ». Personne n’est dupe cependant. La transgression du Code forestier et la vente clandestine des produits de la forêt (le charbonnage notamment) sont des activités quotidiennes et constituent de fait une porte de secours, le seul moyen pour la population de s’approprier une part supplémentaire de la rente forestière : « Il faut bien manger… ». Interrogés sur cette question, les forestiers « de terrain » (chefs de triage, gardes) reconnaissent à mots couverts l’importance des infractions et justifient, en quelque sorte, cet état de fait : « ici, les gens sont pauvres… ». Cela renvoie aux contradictions dans les objectifs de l’État, qui peut difficilement en même temps assumer une préservation stricte des espaces boisés, et mener la lutte contre les migrations des campagnes vers les villes. Dans ce contexte, les compromis locaux sur l’environnement sont inévitables.

Le compromis tacite

37 On assiste ainsi à une forme de « légitimation de l’illégal » (Zamiti, 1993), à l’établissement d’un compromis, bien que jamais exprimé, entre le forestier et les populations, compromis qui s’impose d’autant plus facilement que le chef de triage dispose de peu de moyens pour surveiller efficacement l’intégralité de son territoire et que les gardes forestiers sont recrutés parmi les populations locales. Le plus souvent, le forestier « ferme un œil et ouvre l’autre » (Bénévise, 1998), comme en témoigne le nombre relativement limité de transactions et de procès-verbaux enregistrés : moins de cinq procès-verbaux enregistrés par an pour 1 000 ménages entre 1970 et 1995 dans six secteurs de la subdivision forestière d’Aïn Draham et une vingtaine de transactions enregistrées par an pour 1 000 ménages entre 1982 et 1995 (Manusset, 1995).

38 En définitive, la loi forestière est souvent contournée, non seulement par les usagers, mais aussi par ses propres représentants30. Les populations forestières sont rejetées dans l’illégalité, mais cette illégalité est tempérée par une tolérance de fait.

39 On constate d’ailleurs une tolérance accrue des forestiers lors des années difficiles (conditions climatiques extrêmes ou problèmes économiques comme en 2004, où la diminution du nombre de journées de chantiers forestiers proposées par l’État a été compensée par une augmentation de l’activité de charbonnage).

40 La situation aboutit donc à un compromis tacite, qui consiste à tolérer dans une certaine mesure les usages illicites des ressources par la population locale. Le Code forestier n’est pas respecté, mais les ressources forestières ne sont pas non plus en « accès libre ». Car il faut tout de même se cacher pour transgresser la loi. D’ailleurs, les habitants préfèrent pour certains renoncer à certaines pratiques illicites lorsqu’ils jugent le risque trop élevé, si bien qu’une sévérité accrue des forestiers se traduit généralement par une diminution des pratiques illicites.

41 Ce compromis présente à la fois des avantages et des inconvénients pour les deux types d’acteurs :

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42 Les avantages du compromis • Il permet aux forestiers de conserver leur mainmise sur la forêt, tout en tenant compte du contexte social, qui justifie une certaine tolérance nécessaire au maintien sur place des populations. Or, les forestiers ont aussi intérêt à ce maintien sur place des populations qui peuvent fournir une main-d’œuvre abondante et bon marché pour l’entretien et l’exploitation de la forêt et participer à la prévention des incendies. • Il permet aux populations d’exploiter les ressources dont elles ont besoin, même si cela se fait dans un cadre illégal. Ce caractère illégal a d’ailleurs l’avantage, dans un contexte de concurrence entre les ménages, de restreindre l’exploitation des ressources par les autres usagers.

43 Les inconvénients du compromis • Ce compromis empêche une réelle politique de gestion des ressources, ce qui se traduit par divers inconvénients.

44 Le caractère illicite de nombreuses pratiques, pas forcément néfastes par nature, entraîne des choix dans l’usage du milieu qui ne sont guère rationnels d’un point de vue sylvicole, agronomique ou environnemental (Bouju et al., 2016). Par exemple, le choix des emplacements pour le charbonnage est guidé par un souci de discrétion, en privilégiant les sites éloignés des douars, des pistes, et des postes forestiers. Cela se traduit par la dégradation de certaines zones par des coupes massives, alors qu’une meilleure répartition pourrait contribuer à l’inverse à la régénération forestière. De même, les parcelles défrichées ne sont pas en général les plus aptes à la mise en culture, mais les plus propices à l’élargissement progressif et discret des clairières (Böhm, 1994).

45 Bien que la situation écologique de cette région boisée ne soit pas, objectivement, des plus préoccupantes, on peut dire que la forêt paie le prix de la paix sociale. Si l’on ne peut pas parler d’un recul tangible du couvert forestier au cours des dernières décennies, d’après l’évolution des surfaces31, on assiste cependant à une « mattoralisation »32 progressive de la forêt. La tendance globale se traduit en effet par une évolution progressive vers des formations végétales moins denses, avec un éclaircissement du couvert forestier, mais également de la strate arbustive et du maquis, qui deviennent moins hauts et moins denses, et l’on peut s’interroger sur le renouvellement de certaines formations végétales (Bouju et al., 2016).

46 Si le « compromis » rend acceptable une législation forestière socialement inapplicable, il aboutit aussi à l’impossibilité d’une gestion rationnelle de la forêt ; or il s’agit de l’objectif premier du Code forestier et ce constat est susceptible, à lui seul, de remettre en cause la politique forestière de l’État. À quoi sert en effet une loi qui n’est pas respectée ? D’une manière insidieuse, la situation forestière ne contribue-t-elle pas au dénigrement de l’État de droit ? C’est ce que suggèrent nos analyses. Nous pensons que la multiplication des compromis locaux devient un obstacle important à une véritable intégration nationale. Comme le souligne Hamzaoui (1993), « accepter la propriété dans les faits et l’interdire dans le droit est une manière de marginaliser le droit ».

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Les enjeux et les difficultés de la mise en place de structures de gestion collectives : de la domination à la négociation

47 De nouvelles stratégies forestières ont émergé timidement à la fin des années 1980 dans un contexte d’ajustement structurel et de désengagement de l’État. Elles appellent la participation active des populations en matière de gestion forestière. La révision du Code forestier réalisée en 1988 a en effet prévu la possibilité pour les usagers des forêts de se regrouper en associations forestières d’intérêt collectif (AFIC) pour « participer à la protection et au développement du domaine forestier et à l’exploitation des ressources forestières ». Mais de quelle participation s’agit-il au juste ? Dans quelles conditions, ces nouvelles formes de gestion participatives peuvent-elles fonctionner au Maghreb et en Tunisie en particulier ? Dans quelle mesure, pourront-elles contribuer à la gestion soutenable de la forêt ?

48 Les AFIC n’ont été promulguées par décret qu’en 1996. Ensuite rebaptisées GFIC (Groupements forestiers d’intérêt collectif), elles consistent à impliquer collectivement les populations dans la gestion et l’exploitation des ressources forestières et à les « responsabiliser » pour asseoir une gestion plus efficiente de la forêt.

49 Il faut d’abord souligner l’intérêt que représente cette nouvelle démarche comme réponse aux difficultés précédemment exposées, pouvant contribuer à la fois à la préservation de la forêt et au développement économique de la région. Ainsi, on peut penser qu’une meilleure répartition des revenus de l’exploitation forestière pourrait conduire à une meilleure rémunération des populations locales et favoriser l’émergence d’une gestion collective des ressources forestières. Si les populations étaient véritablement associées à la prise de décision (à travers des plans d’aménagement participatifs par exemple), la gestion forestière pourrait s’orienter vers des objectifs multiples (sylvicoles, mais également agro-pastoraux).

50 Mais en remettant en cause le compromis précédemment évoqué entre forestiers et paysans, ce projet est en réalité de nature à effrayer aussi bien les forestiers de terrain (qui craignent de ne pas maîtriser la situation), que les populations qui s’étaient accommodées d’une législation qu’elles ont appris à contourner et qui voient dans ces nouvelles structures le risque d’une situation plus contraignante. Ainsi, certaines réticences ont pu être relevées dans les deux camps lors des entretiens réalisés au début de la mise en place des AFIC (Bénévise, 1998). Par conséquent, un travail de longue haleine semble nécessaire pour faire évoluer progressivement les structures et les mentalités. La sensibilisation et la formation aussi bien des forestiers que des populations locales s’avère un préalable nécessaire à la conception de nouvelles méthodes de travail basées sur la collaboration et la négociation.

51 La contrainte majeure à laquelle est confronté ce projet réside dans les difficultés d’organisation collective des populations, qui constituent la principale pierre d’achoppement des projets de développement qui ont tenté de mettre en œuvre une approche dite participative dans cette région (Bouju et Saïdi, 1996).

52 En 2003, les structures ainsi créées (à l’initiative d’organismes publics, para-publics ou d’ONG associées à des organismes publics) étaient encore seulement au nombre de 28 opérationnelles et 11 en formation (Gardin, 2004), ne regroupant au total que 4 564 adhérents sur les 800 000 usagers des forêts recensés par l’administration.

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53 Comment responsabiliser collectivement les populations et aboutir à une gestion patrimoniale des ressources après plus d’un siècle de « dirigisme forestier » ? C’est là le véritable enjeu pour ces structures participatives, au-delà des préoccupations procédurières qui ont dans un premier temps accaparé la réflexion.

54 En effet, on peut supposer que la politique forestière, menée en privant les populations khroumires dispersées géographiquement d’une possibilité de gestion commune des ressources, a contribué à l’évolution sociale observée dans la région, caractérisée par l’individualisation des stratégies et par l’exacerbation de la concurrence entre les familles dans un contexte de précarité généralisée (Bouju et Saïdi, 1996 ; Bouju, 2016b ; Saïdi, 2016). Confrontées à la faible productivité de l’agriculture et à la restriction de l’exploitation des ressources forestières, les stratégies paysannes privilégient le travail rémunéré des membres du ménage, juxtaposant plusieurs sources de revenu (élevage, chantiers forestiers, charbonnage, émigration temporaire, aides sociales). Ces stratégies « de survie » parviennent très rarement à accumuler le capital nécessaire pour sortir de la précarité. De plus, on peut mettre en évidence une « crise de l’action collective » (Saïdi, 2016), qui se manifeste par l’absence d’espace d’expression et de toute instance représentative de la population.

55 Cette situation constitue aujourd’hui une série d’obstacles à la mise en place d’une gestion participative en matière de gestion forestière. Il faut évoquer également les difficultés financières auxquelles ces GFIC ont été confrontés. Suite à des entretiens réalisés en 2006, Aude-Annabelle Canesse (2014) considère que « les GFIC risquent d’exister sur le plan légal sans pour autant être opérationnels : sans les fonds nécessaires, ils ne peuvent entreprendre aucune activité, y compris l’exécution de travaux d’entretien forestier pour le compte de l’administration ». Un rapport de la FAO (Helal et al., 2007) souligne également la rigidité et l’inadaptation du cadre juridique et réglementaire33, « malgré l’avancée enregistrée sur le plan d’évolution du cadre juridique pour promouvoir l’intégration des populations forestières dans la gestion de l’espace forestier, les réalisations ont révélé des faiblesses et inadaptations qui freinent leur organisation et leur participation », et constate que « les GFIC manquent de motivation et dépendent de la dynamique initiée par les acteurs externes ». Ce constat est confirmé par un rapport récent réalisé dans le cadre du Plan Bleu (Ben Boubaker, 2016) qui remarque que la pratique de l’approche participative, matérialisée par l’organisation de la population, cesse avec l’achèvement des projets initiateurs et que la durabilité de la dynamique de développement et de gestion des ressources naturelles n’est pas assurée. Par ailleurs, le mode d’organisation spécifique que représentaient les GFIC a été remplacé par un mode d’organisation prévoyant la généralisation du statut unique de Groupement de développement agricole (GDA) indépendamment de la nature des ressources autour desquelles devrait être opérée l’organisation des usagers, ce qui a limité le champ d’action des usagers des forêts et leur implication dans le processus de gestion concertée des ressources forestières.

56 Lors de la mise en place de cette nouvelle approche visant à impliquer les populations dans la gestion des forêts, nous avions la crainte que les AFIC restent des coquilles vides, ou, pire, des leurres de démocratie dans un contexte politique où la tutelle de l’État était omniprésente34 et où le clientélisme politique était de règle (Auclair, Bénévise et Bouju, 1998).

57 En 2016, force est de constater que les nouvelles structures créées ne sont pas parvenues à changer les modalités de la gestion forestière déjà en place35 et on peut

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considérer que leur création s’inscrit plutôt dans le cadre des ajustements généraux de l’intervention publique, ajustements qui font de moins en moins intervenir les cadres institutionnels classiques des administrations sectorielles et de plus en plus les réseaux parallèles du pouvoir dans la société civile. L’observation sur le terrain et dans les urnes de l’élection à l’assemblée constituante de 2010 a pu le montrer de manière convaincante : dans le milieu rural en général, et particulièrement en Khroumirie, bureau par bureau, les suffrages se sont portés sur des édiles locaux, des notables choisis pour leur capacité à mobiliser des soutiens politiques, et dont les couleurs politique et religieuse étaient d’une importance secondaire.

58 Malgré tout, la Direction générale des forêts continue d’afficher pour objectif la mise en œuvre d’un processus de développement partenarial participatif et intégré, comme en témoigne la nouvelle stratégie de développement et de gestion durable des forêts et des parcours 2015-2024 (Ben Boubaker, 2016). Il s’agit d’une part « d’impliquer et responsabiliser réellement les usagers des forêts dans une dynamique de cogestion efficace et durable des ressources forestières et pastorales compatible avec la réhabilitation, la préservation et la valorisation de ces ressources » et d’autre part « d’instaurer une bonne gouvernance locale des biens, services et valeurs que recèlent ces ressources ». Pour concrétiser ces nouvelles orientations stratégiques, la DGF est en train d’engager un processus d’adaptation du cadre institutionnel, socio-institutionnel et juridique. Une opération pilote a été conçue dans ce contexte dans la forêt de Tegma à l’ouest de la Khroumirie afin de mettre en place un mode de cogestion du chêne-liège, de manière à rationaliser l’exploitation et la valorisation de ce produit forestier (Ben Boubaker, 2016).

Conclusion

59 Malgré les intentions affichées par la Direction générale des forêts d’impliquer les populations dans la gestion des forêts à partir des années 1990, la situation n’a guère évolué en vingt ans. La difficulté reste aujourd’hui encore de trouver les moyens permettant de mettre en œuvre sur le terrain cette nouvelle approche, dont l’avenir repose, dans une large mesure, sur la volonté politique de l’État et sur sa capacité d’intervenir sur le long terme, en créant de réels espaces de négociation en matière de gestion forestière, espaces dans lesquels les populations locales deviendraient un interlocuteur à part entière. Ce qu’on a pu appeler un temps « révolution tunisienne » n’a pas fondamentalement changé la donne. Dans le cadre de ces négociations, la répartition de la rente forestière légale doit encore aujourd’hui être reconsidérée en faveur des populations locales, face au corporatisme des forestiers et au puissant lobby des entrepreneurs. Placer la négociation de la rente forestière au cœur du débat est sans doute le meilleur gage de réussite, permettant de créer les conditions d’émergence d’une responsabilité collective en rupture avec le cercle « domination-dépendance » dans lequel les populations sont actuellement enfermées.

60 Les enjeux de la remise en cause d’une politique de gestion forestière plus que centenaire et solidement ancrée dans les esprits ont été clairement perçus et réaffirmés par l’administration forestière, mais cette dernière sera-t-elle capable d’aller jusqu’au bout de la démarche et d’en assumer toutes les conséquences ? L’avenir de la forêt et des populations khroumires dépend, dans une large mesure, de la capacité des forestiers à relever ces différents défis, dont les enjeux paraissent encore plus

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importants aujourd’hui dans le contexte post-révolution, qui a entraîné une remise en cause globale des modèles de développement local et régional. Comme le souligne le rapport du Plan Bleu réalisé dans le cadre de l’opération pilote de la forêt de Tegma, les « changements induits par le contexte post-révolution ont mis en évidence le besoin de relancer la pratique d’une véritable approche participative et intégrée sur des bases solides, notamment en matière de bonne gouvernance et d’implication effective des populations » (Ben Boubaker, 2016). En effet, la population est aujourd’hui très exigeante et veut obtenir des solutions immédiates à des problèmes majeurs (emploi, amélioration des infrastructures, création de sources de revenus) et les habitants de la forêt considèrent que leurs intérêts ne sont pas pris en compte dans le mode de gestion actuel des ressources forestières. L’amplification des délits de toute nature (défrichement, abattage des arbres, incendies…) témoigne de ce mécontentement et de cette attitude. Ces constats récents montrent bien l’impasse à laquelle est arrivée la politique forestière héritée du modèle colonial ainsi que la nécessité, qui est plus que jamais d’actualité, de reconsidérer totalement cette politique et les modes de relation entre les forestiers et les populations, ce que n’ont pas permis jusqu’à présent les premières tentatives d’approche participative.

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NOTES

1. La Khroumirie est caractérisée par des densités de population parmi les plus fortes de Tunisie, atteignant 92 hab./km² en 1994 (Bouju, 1997), ce qui représente une valeur très élevée pour une région rurale forestière dont les superficies cultivables et les potentialités agricoles sont très limitées. Ainsi, la population rapportée à la surface agricole utile atteignait des densités de près de 300 hab./km² de SAU en 1994, correspondant à une surface cultivable en sec moyenne de 1,8 ha par ménage. Ces densités sont néanmoins déclinantes, puisqu’elles ont connu une diminution de -0,45 % par an entre 1994 et 2004 et -1,36 % entre 2004 et 2014, aboutissant à des densités de 77 hab./km2 et 250 hab./km2 de SAU en 2014 (Bouju, 2016b). 2. Voir Gardin (2016) pour un descriptif détaillé de cette stratégie « du bastion », mettant en évidence deux échelles de gestion des forêts tunisiennes, présentes dès l’origine et qui se sont maintenues tout au long de la période coloniale, avec, d’une part, la Khroumirie, seule forêt productive susceptible d’attirer les convoitises pour son liège, et d’autre part le reste du pays (voir carte n° 2). 3. Les Services forestiers de la régence française en Tunisie étaient relativement mal dotés en personnels et ont dû, comme en Indochine ou en Algérie, composer avec un manque chronique de moyens (voir infra). Cause et conséquence de ce phénomène, les services forestiers coloniaux n’ont jamais eu très bonne presse auprès des élèves de l’École forestière de Nancy. Les lauréats du concours d’ingénieur choisissaient donc en priorité des postes situés en métropole, les colonies ne recevant que les moins bien classés des élèves. Cela n’a pas empêché par contre des partages d’expériences entre foresteries coloniales, notamment au Maghreb où l’expérience algérienne a formé les convictions d’un Henri Lefebvre, premier directeur du Service des forêts tunisien au début de la colonisation. L’expérience algérienne a joué, trente ans plus tard, le même rôle dans la carrière de Paul Boudy, directeur des forêts marocaines sous les ordres du maréchal Lyautey. La période post-coloniale n’a en rien constitué une rupture de ce point de vue, et aujourd’hui encore, la Tunisie, dénuée d’école forestière de haut niveau (l’Institut sylvo-pastoral de Tabarka forme uniquement des techniciens supérieurs), envoie ses futurs ingénieurs en France (ENGREF),

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en Belgique (Faculté des sciences agronomiques de Gembloux) ou au Maroc (École nationale forestière d’ingénieurs/Rabat-Salé). 4. Les recommandations ne mentionnent que pour mémoire les produits à tirer des autres massifs forestiers. 5. Le décret du 23 novembre 1915 établit un corps de législation forestière largement inspiré du modèle français. 6. « Ensemble des règles spéciales s’appliquant aux forêts […], dans le but d’en assurer la protection, la conservation et l’exploitation rationnelle et aussi de garantir aux usagers l’exercice légal de leurs droits » (Code forestier chap. I, art. 2). 7. Par exemple, le décret du 28 février 1920 charge la Direction des forêts de dresser chaque année la liste des cantons forestiers ouverts au pâturage. Le décret du 5 juillet 1923 introduit une nouvelle restriction aux droits d’usage, dans un objectif de lutte contre les incendies, en instaurant un principe de responsabilité collective des groupes indigènes, qui sont condamnés à perdre leurs droits d’usage s’ils ne dénoncent pas les coupables et s’ils ne participent pas à la lutte contre les flammes. 8. Droit au bois, droit au pâturage, droit aux produits non ligneux pour usage domestique et droit à la culture des parcelles inscrites aux cartes des commissions de 1903. 9. Les principaux délits énoncés sont les suivants : déplacements de bornes foncières, extraction de matériaux sans autorisation, récolte de liège, labours et défrichements, construction de bâtiments d’habitation, et pâturage sur mise en défens. 10. Le liège est une des principales productions des forêts khroumires. La production, inférieure en moyenne à 50 000 quintaux par an dans les années 1920, est passée à 110 000 quintaux par an pour la période 1972-1975 puis 93 300 quintaux entre 1991 et 2000 et 75 000 quintaux par an en 2009 (FAO, 2010). 11. En dehors de l’interdiction de l’élevage des chèvres déjà signalé. 12. On entend par droits collectifs des populations sur l’espace forestier, le droit de réglementer l’usage et de transformer la ressource, les droits d’exclusion et d’aliénation (Sandberg, 1994). 13. Ces recettes ont été de 9,2 millions de dinars (1 dinar tunisien = 0,45 € environ en mars 2016), soit 66 % du total en l’an 2000 (FAO, 2010). 14. Entretien des pistes forestières et des pare-feu, travaux d’élagage et d’entretien, exploitation en régie du liège et du bois… 15. Il s’agit de la fabrication artisanale du charbon de bois à partir d’essences de maquis et de chênes principalement. 16. Le myrte (Myrtus communis) est distillé sur place dans des alambics mobiles pour produire une huile aromatique utilisée pour ses propriétés médicinales et cosmétiques. 17. Les girolles et les cèpes, très abondants dans les forêts de Khroumirie lors des automnes pluvieux, sont récoltés et destinés principalement à l’exportation en Europe. 18. C’est-à-dire rémunérée selon la quantité récoltée ou produite (charbon). 19. En été, avec la récolte du liège et du myrte ; en automne et en hiver avec l’exploitation du bois, le charbonnage et le ramassage des champignons. 20. On peut citer les dégâts provoqués par le sanglier notamment, ainsi que par la chenille du chêne-liège (Lymantria dispar) sur les arbres fruitiers. 21. D’où l’importance également des défrichements illicites (photo 2) qui permettent d’étendre les surfaces cultivées, notamment à proximité des habitations. Ces défrichements peuvent permettre à certaines exploitations de doubler ou tripler leur surface agricole (Böhm, 1994). Chaque élargissement, qui peut atteindre plusieurs hectares, se fait généralement de nuit et est stratégiquement réparti sur plusieurs années, afin de ne pas dépasser le seuil au-delà duquel la verbalisation du délit par le garde forestier est inévitable. Dans le cas d’un terrain clôturé, la haie est déplacée au fur et à mesure pour accompagner l’extension de la superficie cultivable. Après le défrichement du maquis et du sous-bois et la création d’une clairière arborée rapidement mise en

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culture, des techniques spécifiques sont adoptées pour éliminer discrètement les arbres et éviter la verbalisation (Bouju et al., 2016). 22. Les parcours naturels, principalement forestiers, constituent la source d’alimentation essentielle et parfois unique du cheptel, surtout pour les caprins, mais également pour les ovins et même les bovins (photo 6). Or l’élevage est pratiqué par la quasi-totalité des familles et représente la principale source de revenu monétaire agricole dans la région. 23. Au total, la consommation de bois de feu (destiné au chauffage et à la cuisine, notamment pour la cuisson du pain) peut être estimée à environ six tonnes par ménage et par an, dont l’essentiel serait prélevé directement sur les ressources naturelles (Bouju, 1997), bien que légalement, seul le ramassage du bois mort « gisant sur le sol » soit autorisé par le Code forestier. 24. Construction et entretien des gourbis (habitat traditionnel qui coexiste encore souvent avec l’habitat en dur, voir photo 7), des abris pour cheptel, et des clôtures, confection d’outils, de cannes, de meubles, de paniers et d’ustensiles de cuisine (Bouju et al., 2016). 25. Cueillette de baies et de fruits d’arbres et arbustes forestiers destinés à la consommation familiale (câpres, caroubes, arbouses, aubépines, boutons floraux du myrte, condiments) et à la commercialisation dans un cadre souvent illégal (pignons de pin, fruits du myrte et de l’azérolier). On peut citer également les ressources procurées par la chasse, qui est pratiquée souvent de façon illicite, elle aussi, par les populations locales, parallèlement à la chasse au sanglier organisée de façon officielle pour les touristes européens (Bouju et al., 2016). 26. Parmi les espèces utilisées pour des usages médicinaux, on peut citer notamment le lentisque, le myrte, le chêne zéen ou encore le genêt (Bouju et al., 2016). 27. On peut citer en particulier le liège, qui fait l’objet de multiples usages par les populations locales : bouchons pour jarres, rouets, plaques de liège utilisées comme portes, ou encore pour consolider les toits ou pour servir de sièges rudimentaires ou de lits, canons de liège utilisés comme pots de fleurs, comme ruches traditionnelles ou comme berceaux (photo 5). Enfin, on peut citer d’autres usages divers des ressources forestières, comme le tanin des chênes zéen et liège (utilisé pour le tannage des peaux), la fabrication de mastic à base de lentisque ou de myrte, la bruyère comme litière sur les lits, ou encore l’utilisation d’un lit de feuilles de myrte sur la terre avant d’enterrer les morts. 28. En Khroumirie, l’emprise spatiale de l’administration forestière est considérable, puisque le territoire soumis au régime forestier recouvre la quasi-totalité des délégations de Aïn Draham et Tabarka. 29. Les citations sont tirées des entretiens réalisés par F. Bénévise (1998). 30. Les gardes forestiers eux-mêmes utilisent les ressources forestières comme les autres habitants en enfreignant parfois eux aussi la législation. 31. En effet, la comparaison du couvert forestier entre le début du XXe siècle (d’après les cartes topographiques de 1922 à 1930) et la fin du XXe siècle (d’après l’image satellite de 1996) permet de mettre en évidence l’ampleur limitée du recul du couvert forestier pour la zone étudiée en Khroumirie orientale : -8,8 % en 70 ans (Gardin, 2004). 32. Transformation des forêts denses en formations plus ouvertes (forêts claires et maquis arborés). 33. Notamment le statut de ces institutions ne leur permet pas de bénéficier de contrats de gestion des ressources forestières donnant lieu à des recettes. 34. Le gouverneur devant notamment contrôler et ratifier toute décision importante, comme l’élection du conseil d’administration. C’est lui qui valide les statuts de l’association et la liste de ses membres. Par ailleurs, un rapport d’activité doit être remis chaque année au gouvernorat, qui peut mettre fin à l’expérience si elle ne lui semble pas répondre aux objectifs visés. 35. Comme le souligne le rapport du Plan Bleu : « le cadre juridique actuel n’est pas propice à la mise en place d’un mode de gouvernance local des forêts qui aurait pour finalité de faire des usagers de véritables partenaires de développement du secteur forestier. Ceci étant renforcé par

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le fait qu’actuellement, les usagers n’ont pas accès aux ressources forestières afin d’en tirer profit économiquement » (Ben Boubaker, 2016).

AUTEURS

SOPHIE BOUJU

Sophie Bouju, Université Bordeaux Montaigne, PASSAGES-UMR 5319-CNRS, sbouju@u-bordeaux- montaigne.fr

JEAN GARDIN

Jean Gardin, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, LADYSS-UMR 7533-CNRS, Jean.Gardin@univ- paris1.fr

LAURENT AUCLAIR

Laurent Auclair, Laboratoire Population Environnement Développement (UMR 151 AMU-IRD), [email protected]

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Atlas de COM Agricultures d’Outre-mer doublement marginales

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« La France des marges : points de vues et perspectives à partir de l’outre-mer »

Anthony Goreau-Ponceaud et Bernard Calas

1 Spontanément la nouvelle équipe de rédaction des COM s’est sentie interpellée par la question de géographie proposée aux concours de recrutement de l’Éducation nationale de 2016-2017. Cette courte réflexion n’a évidemment pas la prétention de donner un panorama général des marges ni de la marginalité. Elle cherche seulement à esquisser une réflexion sur la question de savoir en quoi cette question de « la France des marges » intéresse les COM ? La réponse passe par une observation des espaces ultra- marins français, incontournables objets géographiques des contributeurs de la revue, ce depuis sa fondation. Un autre élément de réponse est que les marges et les processus de marginalisation sont depuis longtemps labourés par les spécialistes des pays du Sud1 et, que de ce point de vue situé et à partir de leurs pratiques de terrain, ceux-ci peuvent nourrir le débat français. À rebours, en quoi l’Outre-Mer, éponyme de ces Cahiers, peut- il contribuer à alimenter une réflexion sur la France des marges ? La réponse tient au fait qu’une réflexion sur les outre-mer2 français au prisme des marges permet d’abord de proposer aux étudiants des pistes mobilisables sur la notion de marges et des exemples concrets dépassant le strict cadre de la métropole. Enfin elle offre la possibilité aux membres de la rédaction de présenter un texte qui, en creux, esquisse l’orientation épistémique et intellectuelle de la revue.

2 Avant tout, rappelons qu’une marge n’a pas d’existence propre ; elle ne peut exister indépendamment d’un espace principal. Elle n’existe que par rapport à, voire en lien avec, un objet géographique principal, souvent qualifié de central, mais elle ne constitue pas non plus l’index d’une centralité. Comme le soulignent Prost (2004) et De Ruffray (2000), un espace marginal est situé loin du centre, pas seulement en termes de distance physique mais aussi de distance sociale voire psychologique. Cependant, un espace de marges et en marges possède à la fois des propriétés du centre (capacité d’organisation, d’innovation) et de la périphérie (degré de dépendance). De cette manière, la marge peut aussi faire figure d’espace de liberté, interstice d’où émergent

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de nouvelles formes sociales et spatiales, exprimant ainsi une dynamique dans laquelle le temps, les temporalités, les rythmes, permettent de prendre en considération la densité des évolutions (de la dépendance à la reconquête, de la dévitalisation à l’innovation, de l’illégitimité à la légitimité, de l’illégalité à la légalité, de l’oubli à la convoitise…). La marge exprime ainsi l’idée de transition, de rupture, d’écart, et la marginalité doit être explicitée, sous une double face, celle du signifiant spatial et du signifié culturel, car elle pousse en effet à clarifier ce qu’est la norme territoriale (et sociale), sa valeur et sa signification. En d’autres termes, comme le précise Bailly, toute analyse de la marginalité ne peut être que celle « des dimensions sociales projetées dans des espaces concrets » (1983 : 74-75). Il s’agit donc d’associer dimensions spatiales et sociales pour comprendre la production de marges et analyser des rapports sociaux de domination et leur ampleur en termes d’intensité. Ces rapports sociaux de domination sont pensés comme des rapports inégalitaires – asymétriques – sur une base économique, sociale voire raciale qui fondent des groupes sociaux antagonistes dans lesquels l’espace peut-être soit un instrument de pouvoir et de reproduction du pouvoir des dominants, soit un support de solidarité de classe et de résistance, voire d’émancipation.

3 C’est cette interdépendance entre centres et marges3 qui, au-delà de leurs caractéristiques propres et de leur genèse, fait le cœur de la question. L’intérêt des outre-mer et des COM est évidemment d’offrir des éléments de réflexion et ainsi de défricher la question du lien stato-national voire territorial, de cette relation entre la métropole et les dépendances au sein de l’espace national. Cette dépendance peut se muer en interrogation, à l’instar de celle formulée par Laurent Carroué et Marie- Christine Doceul sur le site Géoconfluences4 : « l’outre-mer constitue-t-il des ultra- marges ? ». Il est vrai que cinq des neuf régions ultrapériphériques ou RUP5 sont rattachées à l’État français en tant que régions et départements d’outre-mer (DROM) : Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion et Mayotte. Ce statut d’ultra- périphéricité6 renvoie à des handicaps structurels mais ouvre aussi à des questions fécondes pour les COM : que se passe-t-il sur les bords des systèmes territoriaux ? En marge quelque chose d’inconnu, de différent et de neuf ne peut-il survenir ? En d’autres termes la marge est-elle une centralité virtuelle ? Partant du postulat qu’identifier la marge est un acte malcommode, au cours des lignes qui suivent, nous voulons proposer au lecteur une expérience : sortir progressivement de l’acception de la marge en tant que métaphore spatiale pour en faire un concept dont la force proviendrait de l’identification d’un ensemble de virtualités qui ne se rempliront jamais. En cela l’outre-mer porte et produit ses virtualités. Celles-ci, qu’elles soient sociales ou spatiales, ne s’opposent pas au réel, mais représentent un champ des possibles validant le caractère extrêmement labile puisque relatif de la marge.

Être placé aux bords et en bout du monde

4 En débutant cette approche par une première métaphore géométrique, la marge est située à la périphérie de la copie, en est séparée par une ligne et est plus petite. La marge borde donc un espace plus vaste et central. De fait, la distance entre la métropole et l’outre-mer, plus de 16 000 km avec les territoires du Pacifique, ainsi que le principe de continuité territoriale font de ceux-ci un bord, certes éloigné et discontinu du territoire national mais le bord de la construction nationale centrée sur

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la métropole. L’épaisseur de ce bord est lui-même fonction de la situation7. « Longtemps je disais que j’étais dans la marge, mais que la marge c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble » : ainsi s’exprimait J.-L. Godard aux Inrocks (5 mai 2004) traduisant l’idée que la marge n’est pas un territoire à part, mais en transition, fonctionnelle, temporelle et spatiale, qui participe au fonctionnement du système territorial, donc qui s’avère nécessaire. Les DROM et COM (collectivités d’outre-mer) sont bien des France du lointain, bords du monde perdus au milieu d’océans, parfois balayés par les vents constants des 40° rugissants de l’hémisphère austral. Ce sont encore des bouts du monde au sens de terminus des liaisons transocéaniques ou aériennes (36 heures pour atteindre Wallis et Futuna). Les Îles Loyauté, les Marquises sont des exemples de telles situations où le bateau et l’avion font demi-tour. En cela, il est vrai, elles ne diffèrent guère des îles du Ponant que par la distance et l’importance du décalage horaire qui les séparent de la métropole (encore que Molène à quelques encablures de Brest ne respecte pas l’alternance des heures d’été et d’hiver). Les îles éparses, Kerguelen, Crozet, Terre Adélie, Clipperton ne connaissent que de rares liaisons à vocation militaire ou scientifique. Saint Georges de l’Oyapock dans l’est de la Guyane, pour ne pas parler de Camopi, reste un cul-de-sac, loin des centres, métropolitains et régionaux, français comme brésiliens8. L’outre-mer est bien synonyme d’éloignement, parfois de bord ou de bout du monde.

5 C’est bien le concept de flux qui sous-tend celui de marges. Les trafics portuaires et aéroportuaires sont les jauges de cette extraversion (de cette dépendance vers l’extérieur). Le terme de marge renvoie avant tout à ce qui est loin, à la limite ou à la frontière ; ainsi qu’à ce qui est petit, de moindre taille. Pourtant, il ne s’agit pas de limiter la notion de marges à ces seules caractéristiques géométriques et à la distance kilométrique par rapport au centre de l’État. En effet, ces « confettis de l’Empire » (Guillebaud, 1976) peuvent également révéler et animer des questionnements et des débats passionnés autour de la souveraineté de l’État. On peut évidemment songer au sort de Tromelin9, îlot de quelques kilomètres carrés (mais ayant une zone économique exclusive de plus de 280 000 km²) revendiqué depuis 1976 par le gouvernement mauricien. Pas moins de vingt années de négociations ont été nécessaires pour qu’un accord soit signé le 7 juin 2010, prévoyant une « cogestion » économique, scientifique et environnementale ; cet accord – à cause de débats politiques importants – est toujours en attente de ratification.

Du bord du monde à l’insularité : penser l’asymétrie

6 Possiblement lointaine voire frontalière, la marge ne se limite pas à cette caractéristique spatiale. Ainsi, contrairement aux apparences, les marges ne donnent pas sur du vide. Il existe toujours un ailleurs au-delà de la marge, soit en continuité relative, soit en discontinuité spatiale. Une marge n’est pas seulement une périphérie délaissée, un angle mort ou un isolat, mais elle constitue aussi un lieu animé par un génie propre, du reste souvent mal compris, mal vu ou méprisé par les centres. L’analyse géométrique débouche donc sur la notion structurante d’insularité. Insularité réelle dans la plupart des cas, de facto pour la Guyane10 et Terre Adélie, toujours dues à la vigueur des discontinuités entre les territoires et la métropole, entre les territoires ultra-marins eux-mêmes, et entre chacun d’eux et leur environnant mais associée à des porosités frontalières et des liens avec l’environnant, entre les DROM, une communauté

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de destin (la traite, l’exploitation coloniale, les collaborations internes) occultée malgré les différences entre les aires atlantique, caraïbe, indienne et pacifique. Une réalité archipélagique. Ajoutons que dans le cas des outre-mer, étudier la marge implique d’interroger sa « matrice éminemment coloniale » (Trépied, 2012 : 2). La marge n’est donc pas seulement spatiale, elle est aussi et surtout sociale. L’outre-mer est-il sociologiquement marginal par rapport au profil de la République ? Marginal : au sens statistique, au sens culturel, au sens moral et politique ?

7 D’abord cela signifie statistiquement extrême, exceptionnel, voire résiduel ou anormal. Certes, mais quel critère prendre ? Socialement, les taux11 de chômage (plus de 20 % avec un record à la Réunion de 29 %), de mortalité, de fécondité, la faiblesse des taux d’imposition et la faiblesse des taux d’activité – seuls trois Mahorais sur 10 ont un emploi12 – pointent du doigt l’exceptionnalité des DROM, exceptions qui, au regard des statistiques métropolitaines se lisent comme autant de handicaps justifiant prises en charge, transferts et dérogations légales multiples, caractéristiques des situations de dépendance et de marginalité sociales. Palliant la faiblesse relative des revenus, l’économie des ménages ultra-marins repose en effet largement sur ces transferts avant et après redistribution monétaire et sur les transferts en nature des administrations publiques. Ce décalage à la moyenne métropolitaine se décline à l’échelle des DOM mais aussi à l’intérieur de chacun des DOM.

8 En outre, la fonction publique, parapublique territoriale, par le nombre de ses emplois contribue à l’encadrement administratif et étatique, assure la continuité territoriale et l’apparence d’équité territoriale entre la métropole et ses dépendances ultramarines mais aussi soutient l’économie des DROM, comme le secteur privé ne le fait pas13. Cependant, au regard des situations infrarégionales, ces statistiques comme les transferts qu’ils justifient à l’intérieur de la France, se lisent comme autant d’aménités attractives pour l’extérieur. Ainsi de Mayotte que la qualité, la densité et l’accessibilité des services publics français rendent très attractive aux Comoriens, évidemment beaucoup moins bien lotis en la matière14. Il faut dire que les deux départements français – La Réunion et Mayotte – voisinent avec deux États parmi les plus pauvres de la planète. Les Comores occupent le 159e rang (0,503) du classement de l’indice de développement humain, derrière Madagascar qui se positionne à la 154e place (0,510). À Madagascar, le ratio de la population pauvre en fonction du seuil de pauvreté nationale s’établit à 78 %, contre 60 % aux Comores (données de la Banque mondiale, 2015). Au sein de leur environnement régional, Mayotte et La Réunion apparaissent donc comme des pôles dynamiques et attractifs. Les flux régionaux témoignent de ce rapport centre- périphérie suscitant parfois les moqueries insoutenables du centre15.

9 Néanmoins, dans la lutte pour devenir le hub portuaire et aérien régional, la concurrence est vive avec Maurice, un pays qui en dépit du déclin de certains secteurs (sucre, textile) a diversifié ses activités (tourisme, services financiers, TIC, externalisation des services) et figure parmi les économies les plus dynamiques d’Afrique subsaharienne. (Jauze, 2012).

10 Ce rapport asymétrique d’avec la métropole doit aussi se comprendre à l’aune de la démographie de l’outre-mer. Là encore, selon les résultats récents de l’enquête Migrations, famille et vieillissement (MFV), c’est d’une part l’idée d’une différence avec la métropole et d’autre part celle de l’extrême diversité du dynamisme démographique de ces départements et, partant, de leurs perspectives d’évolution qui domine. Les Antilles ont désormais un taux de fécondité relativement proche de celui de la métropole, le

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vieillissement de la population y est massif et accéléré (développant ainsi les contours d’un nouvel enjeu qui pèsera sur les dépenses de santé), ce qui les distingue du dynamisme démographique de la Guyane, de Mayotte et, dans une moindre mesure, de La Réunion16. Un contraste qu’accentuent encore les effets des migrations, qu’elles soient internationales ou nationales (DOM/métropole). Les mobilités sont très prégnantes en Guyane et à Mayotte et recomposent la population : l’immigration17 forme respectivement 45 % et 36 % de leur population totale, et celle des étrangers (qu’ils aient immigré ou qu’ils soient nés dans le département) est de 40 % à Mayotte et 34,6 % en Guyane (contre moins de 5 % dans les autres DOM). En 2015, plus d’un adulte sur deux vivant à Mayotte n’y est pas né18. De manière tout aussi significative, l’enquête MFV révèle par ailleurs que près des trois quarts (73,3 %) des personnes nées et vivant en Guyane en 2010 sont – à une ou deux générations d’écart – des descendants d’immigrants. Une réalité que confortent pleinement les données de l’état civil qui indiquent qu’en 2009, une naissance sur deux en Guyane était issue d’une mère de nationalité étrangère, contre 13 % en métropole. En d’autres termes, la Guyane (comme Mayotte) se singularise donc par une « immigration de peuplement », qu’ignorent aujourd’hui les autres DOM (mais qui a été leur lot par le passé). Ces deux départements sont aussi les plus concernés par l’immigration irrégulière. En cela les enjeux en matière de développement ne sont pas les mêmes et doivent nettement se focaliser sur la question de la normalisation du déphasage de plus en plus intense entre les services publics (d’éducation, de santé) et le rythme de croissance démographique. Ce qui caractérise donc ces deux départements c’est une population extrêmement jeune, de plus en plus diversifiée du point de vue culturel et linguistique, en attente de politiques publiques volontaristes en matière de lutte contre la pauvreté et la précarité. Ainsi, la tentative d’associer à une seule cause, en l’occurrence l’immigration (régulière et irrégulière), la violence et l’insécurité ne tient-elle pas à l’analyse. Le défi pour ces territoires – ce que porte d’une certaine manière la mobilisation (dans sa forme, dans son élaboration, dans ses modes de revendication) le collectif des « 500 Frères »19 – est de ré-apprendre à faire société pour des populations diverses et penser (et panser) l’émergence de ce nouveau précariat. D’où, d’une certaine manière, la centralité des services publics.

11 La marge est alors transition. Elle s’évalue au regard des liens de dépendance qui l’unissent au centre mais aussi des gradients qui la distinguent de l’ailleurs, ultra- marginal. De ce point de vue, les marges ultramarines ne diffèrent guère des franges frontalières de l’est de la France, en particulier de l’Alsace dont les habitants se revendiquent de la « France de l’extérieur » et dont une fraction non négligeable travaille outre-Rhin, en Allemagne ou en Suisse, attirés par de meilleurs salaires et des emplois en quantité.

12 Les outre-mer ont en moyenne un PIB par habitant inférieur de 50 % par rapport à celui de l’Union européenne et sont encore marqués par une forte dépendance économique vis-à-vis de l’Hexagone : 50 à 60 % des échanges extérieurs s’y font avec la métropole et les échanges sont singulièrement déséquilibrés. Cette dépendance est également visible à la faiblesse du secteur industriel20. La pauvreté et les inégalités sociales y sont plus importantes, alors même que le coût de la vie y est bien plus élevé que dans l’Hexagone. D’ailleurs, les manifestations contre « la vie chère » qui ont traversé les outre-mer (Guadeloupe, Réunion, Nouvelle-Calédonie notamment) ont contribué à rassembler sous une même bannière des territoires dont les populations reconnaissent le partage d’une expérience commune et revendiquent en conséquence des droits identiques

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entre eux et identiques à ceux dont bénéficient les Français résidant dans l’Hexagone. Néanmoins, malgré ces convergences apparentes, la vérité est qu’en matière de pauvreté, « l’INSEE considère que les DOM ne font pas partie de la France »21 puisque le mode de calcul (60 % du revenu local médian) est différent de celui qu’il applique en métropole (60 % du revenu national médian). Aussi en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, le seuil de pauvreté tombe respectivement à 615, 588 et 568 euros. Cette exceptionnalité méthodologique est au cœur de la question puisqu’elle exprime et solidifie à la fois la marginalité domienne. La proportion de la population caraïbe pauvre serait de 21 % selon l’INSEE, mais si on utilisait le mode de calcul national (métropolitain), le taux de pauvreté monterait alors à 33 % ! Cette pratique est d’autant plus étonnante que le coût de la vie est plus élevé dans les DOM qu’en métropole (13 % en Guyane, 9,7 % en Martinique et 8,3 % en Guadeloupe, toujours selon l’INSEE) et que les fonctionnaires y bénéficient d’une sur-rémunération (40 % dans les Antilles). Cela renforce donc le diagnostic d’exceptionnalité et de marginalité, tout en la masquant. C’est d’ailleurs dans cette tension entre traitement spécial, dérogatoire, exceptionnel et identité masquée que réside le paradoxe marginal, pour les Outre-mer et ailleurs.

Vers une marginalité avancée ?

13 Plusieurs contradictions et malaises traversent les sociétés ultramarines : que l’on songe aux antagonismes et aux ressentiments d’une histoire post-esclavagiste qui perdurent, à l’obstination d’ethno-classes qui souhaiteraient maintenir leur position dominante héritée de leur situation historique de rente (les Békés par exemple), aux frustrations grandissantes des jeunes, souvent diplômés, qui ne voient pas d’issue au chômage et à la précarité, aux monopoles de l’import-export et des services qui exploitent la population, souvent grâce à la passivité complice de l’État ou encore de façon plus générale à la répartition inégale de la richesse, des terres, de l’influence et du pouvoir. À titre d’exemple, rappelons seulement que La Réunion détient un record national avec le plus grand nombre de redevables de l’impôt sur la solidarité et la fortune (ISF) et en même temps de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) ! Contradiction symptomatique d’une société hyper-inégalitaire, écartelée, fragmentée, dualisée à l’extrême. En Guadeloupe, les revendications du LKP22 dénoncent régulièrement les positions dominantes des Syro-libanais, des Békés et des Métros, obligeant à penser les mécanismes par lesquels les dominations historiques se maintiennent ou se métamorphosent. Ainsi, au-delà de ces dissemblances concernant les causes de ces embrasements, le terme de marge pose la question des inégalités socio-spatiales et des rapports de domination. L’enjeu de ces marges est celui de l’exposition, pris dans la dialectique visibilité/invisibilité. Au Nord, la crainte de l’immigration, puis de l’invasion, est intimement liée à l’aventure coloniale dont elle inverse les facteurs : la peur de l’invasion s’est imposée comme l’image inversée du désir de conquête et de colonisation (Le Bras, 2014). Au Sud et plus singulièrement dans les DROM, la créolisation est considérée comme un signifiant flottant masquant les divisions ethniques internes dans le discours politique (Khan, 2007). L’existence de rapports asymétriques de couleur expliquant la reproduction des inégalités sociales est une caractéristique essentielle des DROM ; la créolisation et/ou la rhétorique de l’hybridation devenant la constante recherche d’équilibre entre deux forces opposées que sont la reproduction des inégalités et la dynamique des métissages (Bonniol, 2006 ; Chivallon, 2012). Dans ce processus, il serait intéressant de déterminer à quels moments

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la « culture » est un enjeu politique et quels intérêts de classe elle sert. À l’instar de Massé (2013), on peut proposer que la quête de reconnaissance soit le moteur fondamental de ce processus. Rappelons que dans la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth (2000), ce sont les sentiments collectifs d’injustice et de mépris, ainsi que le non-respect d’attentes de reconnaissance qui alimentent les conflits sociaux.

14 Dans les représentations créoles, les inégalités de la société esclavagiste du siècle dernier trouvent leurs prolongements dans le clivage entre autochtones – qu’ils soient agriculteurs, artisans, pêcheurs et précaires des mutations du système capitaliste – et les bénéficiaires des transferts de la départementalisation et du rattachement à l’Union européenne (des chasseurs de primes recherchant exonérations et abattements fiscaux), autrement dit majoritairement les fonctionnaires et les métropolitains. Ce clivage est d’autant plus fort, ou ressenti avec d’autant plus d’intensité que le système politique départemental outre-mer est en crise et ne parvient plus à maintenir sous perfusion des économies insulaires à coups d’importants transferts budgétaires au nom de l’égalité républicaine et de toujours plus d’exonérations d’impôts au nom de la spécificité domienne. Dans cette perspective, on peut envisager la contestation sociale dans les DROM, dont la Guadeloupe et la Guyane ont été le chef de file, comme une réaction face à la tentative de perpétuer des inégalités sociales et raciales générées par le dévoiement des principes égalitaristes républicains. Plus largement, cette réaction révèle les affres d’un processus de « décolonisation hétérodoxe » (Deville et Georges, 1996). Mentionnons que d’un point de vue strictement statutaire et diplomatique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française figurent sur la liste des territoires définis comme colonisés selon l’Organisation des Nations unies et que quatorze résolutions des Nations unies ont réaffirmé la souveraineté de la République islamique fédérale des Comores sur Mayotte23. Rappelons également que la constitution de 1958 n’affirme qu’implicitement l’unité du peuple français dans son article 72-3 par l’indication habile selon laquelle « la République reconnaît au sein du peuple français, les populations d’outre-mer dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ». En mentionnant et distinguant les « populations d’outre-mer » et le « peuple français », la constitution permet de subtiles distinctions.

15 Produit d’une histoire coloniale complexe, les outre-mer français actuels sont donc des territoires rattachés à la République française selon des modalités et des temporalités différenciées ; leurs statuts administratifs et politiques sont à l’image de cette complexité. Certains s’inscrivent dans un lien de dépendance plus étroit à la métropole, quand d’autres jouissent d’une certaine autonomie politique. C’est ainsi, par exemple, qu’à Wallis et Futuna coexistent deux ensembles d’institutions (juridiction, état civil, fiscalité…) juxtaposés au sein de la République : l’un appartient aux institutions républicaines françaises ; l’autre dérive des institutions précoloniales (agissant en conformité avec le fenua), sans toutefois les avoir exactement reconduites puisqu’il porte une forte empreinte de l’action missionnaire (Chave-Dartoen, 2002). Si en métropole, il n’existe, de jure, aucune forme de multiculturalisme, alors même que, de facto, le caractère multiculturel de la population hexagonale est incontestable, dans l’outre-mer, certaines innovations dérogatoires permettent de penser différemment le vivre ensemble. Ceci contraste nettement avec le décalage métropolitain entre une multiculturalité forte et un multiculturalisme au degré zéro.

16 On retrouve ainsi l’idée de l’état d’exception permanent proposé par Giorgio Agamben à partir de sa réflexion sur les situations limites dans lesquelles le droit est supposé

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suspendre lui-même son effectivité (Agamben, 2003). Se construit ainsi une altérité diversifiée. Au final, ces espaces ultramarins sont des espaces excentriques. Ce sont des territoires de la créativité qui fonctionnent souvent de manière originale face au modèle social, culturel, politique ou économique dominant – un régime d’exception issu de la colonisation mais aussi de la volonté des uns et des autres de demeurer dans le même ensemble stato-national –, allant parfois jusqu’au dysfonctionnement (une économie sous perfusion). Cette excentricité est à lire à deux niveaux : une excentricité dans les comportements, les attitudes, le mode de vie ou de fonctionnement, mais aussi une excentricité au sens originel du terme : se situer hors du centre (qui reste une référence en contre-point), même si on est connecté à celui-ci.

Une mise à distance socio-spatiale : a-t-on abandonné les outre-mer ?

17 Les bouts du monde ne le sont pas que par la seule force des distances. Ils sont aussi des produits sociaux-spatiaux. Des histoires géopolitiques complexes peuvent renforcer la marginalité de certains espaces, à tel point que des efforts d’investissements et d’intégration/désenclavement/normalisation peuvent avoir été faits en pure perte. Par exemple, vingt ans après le lancement d’un projet de 30 millions d’euros, le pont sur l’Oyapock à la frontière entre le Brésil et la France n’est encore emprunté par aucune voiture24. La Guyane française se trouve dans une situation d’enclavement et la continuité routière avec le Brésil pourrait constituer un levier de développement. Cependant, les réalités du réseau dans lequel ce pont doit s’insérer et les flux qu’il doit supporter font obstacle à cet objectif de continuité. La départementalisation pour les DOM entrave le développement d’initiatives de coopération régionale. La marge de manœuvre des DOM est très limitée, puisqu’elle reste soumise aux priorités de la politique étrangère de la France (Chicot, 2005). Ce statut de DOM implique enfin pour la Guyane, seul territoire continental sud-américain qui ne soit pas souverain, l’impossibilité d’être associée aux organisations sous-régionales. Ce pont devait rapprocher, réduire les distances, mais pour un ensemble de raisons politico- administratives et d’intérêts locaux, il n’a toujours pas été ouvert. A contrario, véritable « éléphant blanc du développement », il est même devenu le symbole d’un durcissement de la frontière qui jusque-là n’existait quasiment pas et sa valeur diplomatique s’amenuise (le pont s’éloigne en effet des préoccupations de Brasilia). D’autant que son utilité est remise en cause parce qu’on n’y attend qu’un trafic très limité de 200 véhicules par jour. À cela se sont ajoutées les fortes réticences locales, alimentées par l’action des orpailleurs et leurs commanditaires, acteurs très puissants quoiqu’illégaux25. Aujourd’hui, les négociations achoppent sur les assurances exigées pour les véhicules entrant en Guyane. Se pose en effet la question de l’harmonisation des législations des deux pays mais aussi la question de la compatibilité du droit brésilien avec le droit communautaire. Si bien qu’on arrive à la situation effarante que la France et le Brésil appliquent la réciprocité en matière de visas sauf… pour la Guyane : les Brésiliens peuvent voyager sans visa partout en France, sauf en Guyane. De cet exemple, on peut tirer quelques leçons intéressantes sur la construction de la France des marges : éloignement, faible densité, zone de non droit ou d’exception légale, faible productivité, faible intérêt politique et diplomatique cumulent leurs effets pour faire de certains espaces des angles morts du développement et des exceptions

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constitutionnelles. Cela paradoxalement alors que deux présidents de la République française se sont déplacés physiquement jusqu’à Saint Georges de l’Oyapock pour y réaffirmer l’intérêt de Paris pour ce désenclavement brésiliano-guyanais, en ayant bien sûr à cœur d’y renforcer le sentiment d’allégeance local à la France ! Au même titre que la friche, l’éléphant blanc marque le renforcement de la marginalisation des marges. L’occultation de la marginalité n’est-elle pas une des caractéristiques même des vraies marges ?

Conclusion : s’extraire de la marge pour penser les virtualités. Telle est l’ambition de cet atlas

18 En définitive, la prise en compte de l’outre-mer pour l’étude de la France des marges présente l’intérêt d’exagérer un certain nombre de questions problématiques. Notamment elle oblige à interroger la constitution même du territoire, dans l’acception légale et politique du terme parce que la question de la France des marges interroge l’adhésion au modèle stato-national, la force de l’adhérence territoriale et de l’allégeance culturelle à la métropole. C’est bien la question que pose la simple diversité des statuts administratifs des Outre-mer : DROM, Collectivité unique pour la Martinique et la Guyane, COM pour Wallis et Futuna, territoire en attente de référendum d’autodétermination (ou collectivité sui generis) pour la Nouvelle-Calédonie. Derrière ce patchwork divers de statuts, quelle construction stato-nationale se cache-t-elle ? Cette contribution oscille en permanence entre une lecture négative (des espaces où s’expriment de façon privilégiée une asymétrie de pouvoir et un rapport de domination) et une lecture positive (un multiculturalisme dérogatoire assumé) des Outre-mer. C’est pourtant omettre une sincérité cynique : les territoires d’outre-mer continuent de constituer finalement une aménité géopolitique pour la France.

19 Par rapport à d’autres espaces français, les Outre-mer adressent à la construction stato- nationale et à la solidarité nationale des questions similaires mais accentuées par la discontinuité, la distance, l’insularité, la spécificité de la trajectoire historique et la relative limpidité de la fabrique multiculturelle. Comme d’autres espaces moteurs des croissances et révolutions économiques nationales passées – bassins noirs, régions industrielles, ports manufacturiers, stations thermales, régions de petite polyculture – ces territoires de l’Outre-mer français ont souffert des épisodes de déclassement économique26. L’absence d’industrialisation au XIXe-XXe siècle et de reconversion convaincante malgré l’alternative touristique fait planer la menace d’un appauvrissement généralisé. Elles poussent les autorités à négocier le maintien d’activités subventionnées, maintenant prétextes à empoignade commercialo- diplomatiques devant l’Union européenne ou l’Organisation mondiale du commerce. C’est pourquoi dans les Outre-mer comme en métropole, la friche constitue un espace de réserve, une marge de manœuvre ouverte aux reconversions, aux projets alternatifs propices aux rebonds territoriaux : « faire de la culture27 le moyen et l’emblème d’un nouveau contrat social entre les Français des antipodes » recommandait un haut fonctionnaire Michel Colardelle dans un rapport au ministère de la Culture28.

20 Enfin, en rassemblant cinq contributions, le cahier central des COM consacré à la question des agricultures marginales et en marges dans les Outre-mer suggère d’adopter de nouvelles lunettes sur le monde rural et l’Outre-mer pour envisager ses virtualités. Apparaissant aussi comme des territoires de relégation au même titre que

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certains quartiers urbains, la marginalité au sein de ce monde rural, y est plus diffuse, moins sensationnelle, invisible (Boulineau et Bonerandi-Richard, 2014). La précarité attire moins l’attention des médias et des politiques publiques parce que statistiquement, elle est plus faible en milieu rural qu’en milieu urbain. De même, dans le champ scientifique, les espaces ruraux semblent être les oubliés des études en sciences sociales sur la pauvreté hormis quelques exceptions (Maclouf, 1986 ; Mathieu, 1997 ; Pagès, 2005). L’ambition de ce cahier central est ainsi de proposer des échanges scientifiques sur les marges, les configurations marginales et les marginalités dans le champ de l’agriculture dans les Outre-mer français. Ceci pourra, en retour, offrir une double lecture sur la métropole.

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NOTES

1. Qu’il s’agisse des travaux d’Armelle Choplin, Philippe Gervais-Lambony, Myriam Houssay- Holzschuch, Chloé Buire, Christine Chivallon, Alain Musset, Jean-Louis Chaléard ou encore Marie Redon pour n’en citer que quelques-uns. 2. La dénomination « outre-mer » sert à la désignation de territoires ayant pour point commun le rattachement à une métropole, la France hexagonale. Officiellement pluralisée depuis l’année des « outre-mer » en 2011, cette dénomination engage à prendre en compte à la fois la distance géographique de ces territoires vis-à-vis de l’Hexagone – construisant de fait une géographie ethnocentrée – et leur hétérogénéité sociale, culturelle, linguistique, politique et statutaire. Rappelons que les territoires qui constituent aujourd’hui l’outre-mer sont le produit d’une histoire coloniale longue et complexe : ils ont d’abord été colonies ou protectorats, placés sous domination française entre le XVIIe et le XIXe siècle. C’est après la Seconde Guerre mondiale que le statut de colonies d’un certain nombre de possessions a été remis en cause : en 1946, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements d’outre-mer ; la même année, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, les archipels des Comores et de Saint-Pierre et Miquelon acquièrent le statut de territoires d’outre-mer, comme les Terres australes et

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antarctiques en 1955 et Wallis et Futuna en 1961 – la notion de « territoire d’outre-mer » a d’ailleurs considérablement évolué dans le temps et recouvre aujourd’hui une très grande multiplicité de situations. Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, il existe ainsi quatre types de statuts pour les outre-mer : les départements et régions d’outre-mer (DROM) régis par l’article 73 (Guadeloupe, Martinique, Guyane, la Réunion et Mayotte), les collectivités et pays d’outre-mer (COM ou POM) régis par l’article 74 (Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis et Futuna), la Nouvelle-Calédonie régie par les articles 76 et 77 et les Terres australes et antarctiques française (TAAF) et Clipperton, terres non habitées relevant de la loi du 6 août 1955. Cette diversité de statuts produit des effets concrets différents en matière notamment d’application des textes législatifs et réglementaires (par exemple, les politiques sociales, foncières et d’immigration), d’organisation administrative, d’autonomie politique et de définition et délimitation des contours de la citoyenneté. 3. Ici référence est faite à un vieux couple des géographes, celui de centre et périphérie qui permet une réflexion sur l’interaction entre les lieux du monde. C’est d’ailleurs souvent au niveau mondial que le couple centre-périphérie fait fortune car il permet de proposer un modèle explicatif de la différenciation, faisant ainsi écho à la théorie de la dépendance et à son appréhension du monde. Nous pouvons mentionner ici la typologie identifiée par Alain Reynaud (1981) qui distingue trois types de périphéries : dominée, délaissée et intégrée. Chez les historiens ce couple a également été très largement utilisé, en particulier chez Fernand Braudel (1988) et Immanuel Wallerstein (1995). Pour ces deux historiens, l’économie-monde capitaliste a un centre à l’intérieur duquel se retrouve un modèle d’organisation sociale original et des périphéries, un ensemble de régions dont les organisations sociales diffèrent du centre, mais qui se trouvent dominées (militairement, économiquement, juridiquement ou politiquement) par ce dernier. Pour les deux auteurs, l’étude de la périphérie devient aussi importante que celle du centre et le rapport centre-périphérie est dynamique. 4. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/programmes/concours/la-france-des-marges-quelques- grands-axes-thematiques. 5. L’article 299-2 du Traité d’Amsterdam, entré en vigueur en mai 1999, a établi le fondement juridique du statut de régions ultrapériphériques, au nombre de neuf, de l’Europe (RUP). Ce texte définit un ensemble de contraintes ou handicaps partagés par ces régions qui peuvent se résumer à leur insularité, leur éloignement, leur petite taille, des reliefs et climats difficiles, à l’étroitesse de leur marché intérieur et une dépendance vis-à-vis d’un nombre réduit de produits. Depuis 1999, en lien avec la reconnaissance de la spécificité de ces territoires, l’Union européenne leur accorde un ensemble de mesures d’adaptation (aides financières en particulier) et d’exonérations fiscales visant à soutenir leur développement. Néanmoins, depuis 2008, comme le montre Franck Temporal (2015), la stratégie européenne à l’égard des RUP a évolué visant à mieux exploiter les possibilités de croissance économique dans ces territoires (cette fameuse virtualité actualisable). 6. Selon François Taglioni, « l’ultrapériphéricité serait donc une périphéricité aggravée par l’insularité […]. Cette association entre insularité et périphéricité renforce le discours déterministe quant aux effets de l’insularité supposée sur le développement » (2007). Il est vrai que dans les nombreuses publications de la Commission de l’Union européenne, on peut constater qu’il y a systématiquement une association entre l’éloignement géographique, l’isolement supposé et la domination politique et économique des centres sur les périphéries. 7. Dans le discours géographique, la situation définit une localisation relative dans l’espace. Pour un lieu donné, elle se décline relativement à celle d’autres lieux (semblables ou complémentaires) dont les propriétés physiques ou humaines sont de nature à influencer les caractéristiques de ce lieu. Par exemple si la position de Mayotte est totalement définie par ses coordonnées géographiques, sa situation résulte de l’ensemble des positions qu’elle occupe dans l’aire indianocéanique, par rapport aux Comores, etc.

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8. Notons cependant que l’ouverture retardée du pont entre les deux États (pourtant construit de 2009 à 2011) aura peut-être des effets transnationaux en termes d’échanges, mais risque de renforcer la marginalité de populations (les piroguiers en particulier) qui trouvent, grâce à la frontière, les moyens d’une économie locale de subsistance. Les enjeux internationaux peuvent ainsi renforcer la marginalisation. L’ouverture du pont est aussi tributaire des discussions bilatérales sur l’orpaillage illégal et la pêche clandestine (voir infra). Ici le pont permet de révéler la frontière. 9. Nous ne pouvons qu’encourager nos lecteurs à voir l’excellente exposition temporaire qui s’est tenue au Musée d’Aquitaine sur Tromelin, l’île des esclaves oubliés et qui va se prolonger au Musée Basque et de l’histoire de Bayonne. Pour plus de renseignements sur le contenu de cette exposition : http://www.musee-aquitaine-bordeaux.fr/fr/evenement/tromelin-lile-des-esclaves- oublies. 10. On se souviendra d’ailleurs que, interrogé lors de son déplacement à la Réunion en mars 2017 sur la situation qui paralyse la Guyane, le candidat d’alors du mouvement En Marche! pour la présidentielle avait qualifié cette région d’outre-mer comme une « île ». 11. Les données statistiques concernant l’outre-mer sont très nombreuses mais éparses et difficiles d’accès ; elles sont issues d’enquêtes et de fichiers administratifs. Voir l’Observatoire de l’outre-mer, http://observatoire-outre-mer.interieur.gouv.fr/. 12. Au 2e trimestre 2016, Mayotte est devenu le département français avec le taux de chômage le plus élevé, selon les résultats de l’enquête Emploi Mayotte 2016, présentés par l’Insee. Selon cette enquête, seuls 36,7 % des Mahorais âgés de 15 à 64 ans ont un emploi. 13. La question de la croissance n’est pas celle du développement. Cette croissance économique peut être alimentée par des transferts sociaux mais l’enjeu pour les DOM est celui de la création de richesses, d’emplois et d’activités au niveau local. 14. Tandis que l’autonomie va sans cesse en progressant dans l’outre-mer français (Nouvelle- Calédonie, Polynésie), Mayotte prend le chemin inverse en confortant son ancrage. Pour François Taglioni, « la départementalisation de Mayotte constitue un vrai paradoxe de l’histoire des nations, qui tendent toutes a minima vers l’autonomie, et on peut s’interroger sur la durabilité de ce statut de département d’outre-mer au sein de la République française qui va à l’encontre de l’aspiration libertaire des élus martiniquais ou guyanais et plus généralement des autres outre- mer de par le monde qui, en dépit d’une décolonisation inachevée d’hier, inventent et proposent de nouveaux modes de gouvernance aujourd’hui » (2009). 15. On notera en effet l’impair du président Emmanuel Macron, lors de sa visite, le 1er juin 2017, du Centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique (Cross) d’Etel, dans le Morbihan, qui devant l’évocation des différents types d’embarcation prononça les mots suivants : « Ah non, c’est à Mayotte le kwassa-kwassa […] Mais le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent » (Libération, 4 juin 2017, http://www.liberation.fr/france/2017/06/04/macron-et-les- kwassa-kwassa-quand-le-vernis-craquelle_1574470). Le terme « kwassa-kwassa » dans l’archipel des Comores désigne les canots qui sont utilisés pour l’immigration clandestine vers Mayotte. 16. Il est cocasse de rappeler que s’agissant de la démographie des DOM, le Haut Comité consultatif de la population et de la famille (George, 1962) jugeant la démographie des Antilles « galopante » avait préconisé l’application d’une politique publique volontariste d’émigration (vers la Guyane ou les colonies africaines de l’époque ou, éventuellement, la métropole). Cette politique volontariste fut suivie moins d’une décennie plus tard par la création du bureau des migrations outre-mer et la mise en place dans ces nouveaux départements d’une politique familiale antinataliste. 17. En provenance essentiellement d’Haïti, du Brésil et du Suriname ainsi que du Guyana et de République dominicaine pour la Guyane et des Comores pour Mayotte. 18. Selon l’INSEE, les natifs d’Anjouan sont les plus nombreux (30 %). Quatre résidents sur dix, âgés de 18 à 79 ans, sont ainsi de nationalité étrangère.

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19. Ces « frères », aux carrures imposantes, apparaissent vêtus de cagoules, tee-shirts et pantalons noirs, une allure qui pourrait faire songer à une milice alors même que le mouvement s’est constitué en réponse à l’insécurité et à la délinquance (la Guyane est le territoire le plus meurtrier de France, avec 42 homicides en 2016 pour 252 000 habitants). Le mouvement a d’ailleurs été créé après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire de Cayenne. 20. À l’exception notable de la Nouvelle-Calédonie du fait de l’industrie du nickel, et dans une moindre mesure de la Guyane avec l’aérospatiale. 21. http://www.observationsociete.fr/revenus/pauvrete/pauvrete-insee-dom.html. 22. Le collectif LKP ou « Liyannaj Kont Pwofitasyon » est composé d’une cinquantaine d’organisations, parmi lesquelles on compte l’ensemble des syndicats de l’île, des associations de professionnels tels que les pêcheurs et les agriculteurs, des associations de consommateurs, de protection de l’environnement, et des associations culturelles qui travaillent à la valorisation de la culture créole. Son origine remonte à 2008, lorsqu’il s’agissait de protester contre la forte envolée des prix des carburants sur l’île. 23. Voir http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/49/18&Lang=F. 24. Nicolas Bourcier, Le Monde, Dimanche 4-Lundi 5 octobre 2015, p. 18-19. 25. Dans les années 2000, 2 à 3 tonnes d’or ont été produites chaque année en Guyane et exportées illégalement vers l’Amapá. La situation s’est tendue au début des années 2010, avec des opérations musclées de gendarmerie et de police françaises puis une embuscade des orpailleurs qui a fait deux victimes chez les gendarmes. Cependant, la découverte de nouveaux gisements plus rentables, plus à l’ouest, au Suriname et à sa frontière diminuent l’attractivité des gisements est-guyanais dont la production a baissé des deux tiers depuis 2011. 26. En effet, ils ont participé activement à l’économie coloniale des XVIe-XXe siècles, d’abord à travers le commerce triangulaire, puis le commerce de traite et enfin le commerce colonial. L’histoire économique des îles est une succession de crises et de reconversions. Pour les îles à sucre il s’agit successivement de la prospérité des XVIe-XVIIIe siècles puis de l’abandon du sucre quand il perd sa rentabilité, au profit du rhum, du boom du rhum de 1917, de la crise de la canne dans les années 1960, de la crise bananière des années 1990. L’ouverture des marchés, la fin du protectionnisme, l’effondrement de l’avantage comparatif (du sucre et de la banane) ont accéléré leur déclassement économique et induit l’apparition de friches tropicalo-coloniales. 27. « La culture c’est ce que les hommes ont partout inventé pour rendre la vie vivable et la mort affrontable », Aimé Césaire. 28. Pour une action rénovée de l’État en faveur du développement culturel des Outre-mer français (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion), Rapport au ministre de la Culture, 2010.

AUTEURS

ANTHONY GOREAU-PONCEAUD

Maître de conférences, Université de Bordeaux ; « Les Afriques dans le monde », UMR 5115 CNRS/ Sciences Po Bordeaux ; mél : [email protected]

BERNARD CALAS

Professeur des Universités, Université Bordeaux Montaigne ; « Les Afriques dans le monde », UMR 5115 CNRS/Sciences Po Bordeaux ; mél : [email protected]

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 219

Maré, la ferme des îles Loyauté (Nouvelle-Calédonie)

Jean-Christophe Gay

1 Au sein de la Nouvelle-Calédonie, les îles Loyauté (1 980 km²) constituent un monde à part eu égard à leur nature corallienne et à leur histoire. En contact avec le monde polynésien, soumises à l’action précoce et profonde des missionnaires anglicans, elles ont été mises en réserve en 1899, sans cantonnement, ce qui leur épargna un épisode sombre de la colonisation. Handicapées par l’absence de ressources naturelles, ces îles exportent depuis longtemps leur main-d’œuvre. Leur part dans la population néo- calédonienne est passée de 25 % à la fin du XIXe siècle à 6,8 % en 2014, avec 18 297 habitants au dernier recensement.

2 Maré, l’île la plus méridionale et la plus haute de l’archipel loyaltien compte, en 2014, 5 648 habitants pour une superficie de 642 km2, soit une densité inférieure à 9 hab./ km². Une double opposition structure l’île. Socialement, on distingue les gens de la mer, qui habitent le sud et l’ouest de l’île, et les gens de la terre, au centre et à l’est. Spatialement, l’île est bipolaire. On le voit tout d’abord avec les portes d’entrée et de sortie de l’île : Tadine, au sud-ouest, possède le port de l’île, qui anime cette localité régulièrement ; La Roche a l’aérodrome, mais celui-ci n’est qu’un lieu de transit et n’induit aucune autre activité économique. La localité de Tadine est le chef-lieu et l’on y trouve la plupart des services : mairie, poste, gendarmerie, collège, banque, commerces…

3 À l’évidence, le système coutumier et la religion ont une influence forte sur la vie quotidienne des Maréens. De son appartenance à un clan dépend toute une série de gestes et de pratiques qui scandent le cours du temps et expliquent les multiples rivalités qui existent entre les chefferies, écho des guerres ancestrales qui valorisèrent les sites de refuge que sont les forteresses naturelles correspondant à l’ancienne barrière récifale, dont la plus célèbre est le Titi à La Roche. Ces antagonismes freinent un développement cohérent et restreignent les synergies entre les différents acteurs. Sur les vingt dernières années la population a diminué en raison d’une émigration vers l’agglomération de Nouméa.

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4 En effet, les activités économiques sont rares, en dehors de l’agriculture qui mobilise une bonne partie des actifs. On peut noter d’ailleurs qu’au recensement général agricole (RGA) de 2002, Maré regroupait 1/8 de la population agricole de la Nouvelle- Calédonie pour moins de 1/30 de sa population, alors que les emplois salariés sont essentiellement dans les services publics (mairie et enseignement surtout). La pêche est cantonnée au nord-ouest, tandis que le tourisme est l’affaire du sud-ouest, spécialement de Cengeïte qui possède le seul hôtel de l’île (Nengone Village) et des plages faciles d’accès (Pede, Wabao…).

Photo 1 - Champ d’ignames

Cliché : J.-Ch. Gay, 2009

5 La production agricole a une triple destination : l’autoconsommation, la coutume et la vente. Les tubercules (ignames, patates douces, manioc, taros…) dominent, par leur rôle dans l’alimentation de la population et par la place de l’igname dans la coutume. Ce dernier, longtemps interdit à la vente, a été, dans les années 1980, le produit le plus commercialisé, car les Maréens avaient l’exclusivité au marché de Nouméa. Loin d’être figé, le secteur agricole est en pleine mutation, avec le maintien de la production de santal et le développement de l’arboriculture, naissante dans les années 1980, avec des vergers qui continuent de s’étendre.

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Photo 2 - Verger d’avocatiers

Cliché : J.-Ch. Gay, 2009

6 L’avocat est la production dominante et la plus médiatisée, une fête lui est d’ailleurs consacrée et constitue le principal événement touristique de l’île. Réputée « naturelle », l’agriculture maréenne a tout à gagner dans la labellisation « biologique », d’autant plus que si la ressource en eau est suffisante, avec forages et chloration dans presque toutes les tribus, à l’instar de Lifou, elle est également vulnérable, les polluants pouvant facilement s’infiltrer dans le sous-sol corallien. Or, la mairie n’a pas les moyens d’investir dans l’amélioration des réseaux, aux rendements faibles en raison de fuites importantes, et le traitement de l’eau.

7 La commercialisation de la production passe par différents circuits, spécialement par les marchés tribaux ou communaux, de La Roche et Tadine, mais le problème de régularité de l’offre n’a pas été résolu. Quant à la commercialisation à l’extérieur de l’île, elle est entre les mains de plusieurs structures, créées ou dynamisées par l’OGAF, de type GDPL (Groupement de droit particulier local) ou associatives. La province des îles Loyauté a également mis en service, en 2006, une unité de conditionnement des produits agricoles.

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Photo 3 - Paniers d’ignames sur le marché de Tadine

Cliché : J.-Ch. Gay, 2009

BIBLIOGRAPHIE

Agence de développement rural et de développement foncier (ADRAF), 2005 - Projet OGAF de Maré Nouvelle-Calédonie, 69 p.

Bonvallot J., Gay J.-C. et Habert E., 2012 - Atlas de la Nouvelle-Calédonie. Marseille/Nouméa : IRD- Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 272 p.

Gay J.-C., 2014 - La Nouvelle-Calédonie, un destin peu commun. Marseille : IRD Éditions, 238 p.

Gay J.-C. et Chauvin M.-F., 2014 - Le DVD des communes de la Nouvelle-Calédonie. Marseille : IRD Éditions.

AUTEUR

JEAN-CHRISTOPHE GAY

Professeur des universités, IAE de Nice, Université Nice Sophia Antipolis, UMR ESPACE-DEV, [email protected]

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Marie-Galante (Guadeloupe) : le blues du rhum

Marie Redon

1 Les 158 km² de l’île de Marie-Galante émergent au sud-est de l’archipel de Guadeloupe. « La galette » est un vaste plateau calcaire composé de deux parties (Les Bas au Nord et Les Hauts au Sud, culminant à 204 m) et de trois communes : Grand-Bourg, Saint-Louis et Capesterre. Sa situation géographique de double insularité ou d’hyperinsularité par rapport aux îles du papillon guadeloupéen (Basse-Terre et Grande-Terre) lui confère un caractère spatialement marginal, à des milliers de kilomètres de la métropole, à près d’une heure de bateau de Pointe-à-Pitre.

2 Si, dans sa magistrale thèse sur la Guadeloupe, Guy Lasserre y comptait environ 16 000 habitants dans les années 1960, il ne restait plus que 11 172 Marie-Galantais en 2013 ; marquée par l’exode massif de ses jeunes vers la Guadeloupe continentale et la métropole (taux moyen de -1,2 %/an depuis 2008), l’île est « à l’agonie » d’après le romancier Bernard Leclaire1. Cette décroissance est révélatrice de la dynamique du système spatial des plantations sucrières, historiquement structurant dans l’économie domienne mais désormais impuissant à innerver le territoire.

« Un Pays agricole et rural »

3 Comme l’indique le diagnostic territorial effectué en 2004, au moment où l’île devenait un Pays après avoir institué la première intercommunalité de la Caraïbe (1994), « Marie-Galante est un Pays agricole et rural ». Le document 1 montre bien la forte emprise cannière sur la superficie agricole utilisée de l’île et le « caractère socio- économique structurant de la filière canne-sucre-rhum et de la ruralité »2. Culture cannière, maraîchage, arboriculture, élevage extensif (bœufs, cabris, porcs) et pêche artisanale occupent plus de 14 % de la population active mais les revenus des exploitants sont faibles, notamment en raison des fluctuations des prix dépendants des politiques européennes d’aides. Sur la quinzaine d’usines que comptait la filière canne guadeloupéenne avant les restructurations intervenues des années 1960, seules celles de la SA Gardel au Moule (Grande-Terre) et de la Sucrerie-Rhumerie de Marie-Galante à

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Grand-Bourg sont encore en activité. L’île compte trois distilleries de rhum agricole (directement produit avec le jus des cannes à sucres). La plus ancienne est en activité depuis le XVIIIe siècle et produit le rhum du fameux Père Labat qui aurait été à l’origine de cet alcool au succès que l’on connaît… Les surfaces plantées en canne diminuent moins rapidement que le nombre d’exploitations ; on passe d’une moyenne de 1,35 ha par exploitation pratiquant la culture de la canne à 1,6 ha, ce qui reste faible (voir tabl. 1).

Tableau 1 - Évolution de la culture cannière à Marie-Galante (1988-2010)

Nombre d’exploitations cannières Superficie plantée en canne (ha)

1988 2099 2840

2000 1736 2649

2010 1534 2471

Source : RGA des communes de Capesterre, Grand-Bourg et Saint-Louis, Agreste – (agreste.agriculture.gouv.fr)

4 Les rémunérations liées à la canne ne suffisent que rarement ; la double activité domine. Pourtant, la culture cannière marque durablement les paysages de Marie- Galante, au point que son surnom d’« île aux 100 moulins » est fréquemment utilisé pour mettre en avant une forme d’authenticité insulaire rurale.

Carte 1 - Délimitation et caractérisation des espaces agricoles

Source : modifié d’après Direction de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DAAF)

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« Marie-Galante : l’île authentique »

5 Comme pour la partie nord de la Grande-Terre, c’est « l’authenticité » qui est valorisée dans la promotion touristique de l’île : la marginalité est érigée en atout, le vide en calme. « En plus d’offrir tout le confort sanitaire qu’on est en droit d’attendre d’un département français (hôpital, médecins, pharmacies, etc.), Marie-Galante propose l’authenticité de la vie aux Antilles », indique l’office du tourisme3 qui promeut ainsi un exotisme préservé tout en rassurant sur les standards sanitaires. L’affirmation est peut- être à vocation auto-réalisatrice, mais on peut lire aussi que « Marie-Galante s’avère être aujourd’hui la nouvelle destination des Antilles françaises ». À l’échelle du DROM, le Schéma d’aménagement régional de la Guadeloupe présente de grands projets touristiques de type 4* Luxe, « conçus dans le respect de l’environnement, le souci de la culture et en utilisant l’image sportive dont bénéficie la Guadeloupe » (SARG, 2011).

Figure 2 - Logo du festival Terre de blues

Source : http://terredeblues.com/index.php/fr/

6 À Marie-Galante, un Centre régional de promotion de la culture caraïbe est envisagé, prenant place dans « un paysage de ruralité préservée » : là encore, la ruralité semble garantir la véracité du « typique ». Quant à la communauté de communes (CCMG), ses représentants projettent « un schéma directeur de développement touristique durable »4 comprenant notamment un produit touristique intitulé la « route des moulins ». L’objectif est de faire venir, et rester, les touristes sur l’île : d’après les flux des navettes inter-îles, Marie-Galante est l’île la plus fréquentée mais les touristes n’y passent souvent qu’une journée. Le festival Terre de blues, initiative soutenue par des acteurs publics et dont le logo met à la fois en évidence l’entité insulaire et son rapport

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à la culture de la canne (fig. 2) entend contribuer à attirer les visiteurs pour quelques jours.

7 Si les acteurs publics et privés5 mettent en exergue une ruralité certes préservée, peut- être est-ce aussi faute de développement économique alternatif au système cannier.

Le coût de la double insularité

8 L’ensemble des secteurs d’activité peine à faire face à la difficulté de maintenir une population jeune et active ; la présence des plus de 65 ans est particulièrement importante avec des taux de l’ordre de 20 % à Grand-Bourg et 25 % à Saint-Louis. Si la Guadeloupe fait partie des régions ultra-périphériques de l’Union européenne, Marie- Galante est considérée comme souffrant de surcroît de sa « double insularité », telle que désignée dans les différents rapports et diagnostics territoriaux.

9 Ainsi, dans le secteur agricole, des cultures alternatives ou complémentaires à la canne se sont développées : la banane, bien visible sur la figure 1, et le melon, qui bénéficie d’une IPG Melon de Guadeloupe depuis 2013. Si les terroirs de Grande-Terre et Marie- Galante présentent les caractéristiques les plus favorables à la culture du melon (sols, pluviométrie, contexte parasitaire, etc.), sur cette dernière, « les problèmes d’acheminement des fruits n’ont pas permis encore le développement de la production au niveau de celle de Grande Terre » (Cahier des charges IGP melon de Guadeloupe, 2009). La question du transport inter-îles est en effet centrale. Les compagnies maritimes privées reçoivent de la part de la Région une aide financière mais le coût du transport demeure cher : 25 € l’aller-retour jusqu’à Pointe-à-Pitre pour un résident, 40 € pour un non-résident. La Guadeloupe est le seul département archipélagique et un flou demeure quant à la responsabilité du financement du transport intérieur ou de droit commun6. Ce vide juridique rend délicate la mise en œuvre de politiques publiques et accentue les difficultés matérielles liées à la discontinuité territoriale. Par exemple, quand un agriculteur doit se rendre en Guadeloupe « continentale » pour effectuer des achats pour son exploitation, il chiffre la journée à près de 100 € ; en outre, il y a une surproduction de viande sur l’île, mais il est difficile d’être compétitif à l’exportation compte tenu du coût de la traversée (diagnostic DEAL, 2013)…

10 Avec des prix plus élevés que sur les grandes îles voisines, alors même que le contexte socio-économique y est moins dynamique que dans la région (rapport Orsag, 2014), et la difficulté de développer des activités économiques alternatives à la culture cannière, notamment en raison d’une liaison maritime insuffisante, on comprend la tendance des acteurs du développement à mettre en avant cette authenticité rurale. Le blues du rhum joue à la fois comme ferment identitaire d’une société insulaire en déprise et comme argument pour susciter l’intérêt de continentaux en mal de calme, raisonnablement déconnecté.

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NOTES

1. https://bernard-leclaire.blogspot.fr/2010/08/marie-galante-est-elle-lagonie.html 2. « Reconnaissance du Pays de Marie-Galante », Diagnostic de territoire réalisé par l’Association Agir pour le développement durable, 31540 Roumens pour le compte de la Communauté de communes de Marie-Galante, mars 2004. 3. www.ot-mariegalante.com/ile-authentique 4. http://www.paysmariegalante.fr/cc-competences.html 5. Tel hôtel vante « un véritable cadre Authentique ! bâti sur l’emplacement d’une ancienne Sucrerie, dont subsistent encore à l’entrée le moulin sucrier et sa cheminée », tel autre « Une île comme on l’aime, simple, discrète et sage, hors du temps, magnifique et généreuse, faite pour les amateurs d’authenticité », etc. 6. D’après la DEAL, le Conseil général est compétent sur les ports. Conseil régional, Conseil général et État se renvoient le sujet des liaisons entre Marie-Galante et la Guadeloupe. Comme le Conseil général est compétent pour les ports, l’État et le Conseil régional se disent a priori qu’il l’est pour le transport.

AUTEUR

MARIE REDON

Maître de conférences en Géographie, Université Paris 13-Nord, [email protected]

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 228

Une activité agricole redynamisée au cœur de La Réunion : vers un « modèle » de développement mafatais ?

Thierry Simon

1 Au cœur de l’île de La Réunion, les « cirques » (Cilaos, Salazie et Mafate) constituent de vastes enclaves d’altitude : difficiles d’accès, il a toujours été difficile d’y circuler, mais surtout d’y habiter durablement. Les terrains profondément ravinés, suite à un long et intense travail érosif sur des matériaux volcaniques hétérogènes, sont très peu propices à l’habitat et à l’extension des cultures. Ces cirques ont donc très longtemps constitué un territoire à part, un espace très fortement marginalisé : un antimonde réunionnais ?

2 Les enclaves territoriales que sont ces cirques furent d’emblée, dès les premières années de l’occupation du territoire insulaire, fortement marginalisées économiquement et socialement, mais aussi symboliquement. Les cirques, celui de Mafate tout particulièrement (le plus difficile d’accès, largement ceinturé de remparts vertigineux paraissant infranchissables, cloisonné par de profondes ravines), sont très vite devenus des espaces de « marronnage », de refuge et de replis, où des individus fuyant l’asservissement en œuvre sur les meilleures terres agricoles des basses pentes des planèzes, trouvaient une échappatoire : la seule possible en vérité, dans une situation d’enfermement insulaire.

3 On comprend donc que ces cirques, plus généralement même les « hauts » de l’île, parcourus et occupés par des populations marronnes dispersées, en situation de survie et sans cesse menacées, placées au ban d’une société insulaire en devenir, étaient considérés de manière bien pire que des espaces marginaux : ils étaient perçus et vécus comme de dangereux et invivables espaces de relégation. Les très faibles traces matérielles d’implantations humaines laissées par les premiers occupants interrogent encore. Mais elles indiquent assez clairement ce que les rapports des détachements parcourant ces cirques à la recherche des « fuyards » laissent entendre : ces groupes épars étaient conduits à adopter un nomadisme sous la contrainte et ne pouvaient que

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très difficilement mettre en œuvre une activité agricole durable, en raison des températures faibles (durant l’hiver austral) et des précipitations réduites (Mafate est fortement marqué par la sécheresse).

Photo 1 - Au cœur du cirque de Mafate : un gîte touristique totalement isolé, aux abords de la « plaine aux sables » (« gîte Gravina »)

À l’arrière-plan : le rempart du Maïdo, paroi sub-verticale de près de 1 000 m de dénivelé. Au premier plan : sur les terrains les moins pentus, en replat relatif, une habitation familiale et des cases d’hébergement ou de restauration (équipées de panneaux photovoltaïques), des petits bâtiments de servitude (basse-cour en partie haute à l’écart), potager et champs plantés de lentilles (en partie basse). Alentour, on distingue un couvert forestier peu dense – sauf au tout premier plan – et des pentes qui ont été sujettes à l’érosion (entailles de ravines). Ce gîte est un « écart » de la Nouvelle (le plus important îlet de Mafate), prisé du fait de son isolement et d’un réel « ancrage » dans la vie du Mafate « lontan » (d’un autrefois désormais valorisé). Cliché : T. Simon, 19 juin 2016

4 Ces difficultés dirimantes et ces contraintes, difficilement surmontables par des individus dépourvus de tout, faisaient que ce territoire était considéré comme totalement inadapté à toute colonisation agricole solide et durable. Mais ce constat n’a pas empêché, au XIXe siècle, des familles entières venues des espaces côtiers (ceux de l’est de l’île notamment), ruinées par les crises agricoles successives d’une agriculture de rente incertaine et fluctuante, exclues économiquement et socialement « déclassées », de gagner ces espaces, en espérant pourvoir s’y installer dans une démarche pionnière. Ces nouveaux occupants ont développé, d’abord sur une base familiale élargie, des micro-agglomérations, les « îlets » (Simon & Notter, 2009), sur les quelques replats habitables et une activité agricole, autour des « cases », essentiellement tournée vers l’autoconsommation. Dans Mafate tout particulièrement, les premiers occupants issus du marronnage et des familles entières nouvellement venues vont rapidement cohabiter et construire collectivement un mode de vie par ajustements successifs, faits d’emprunts culturels et techniques communs : par

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exemple, les larges déboisements et défrichages par brûlis aussi destructeurs qu’efficaces à court terme – le « tavy » malgache – qui vont tant effrayer administrateurs et agents des Eaux et Forêts.

5 Le « syncrétisme » économique et social mafatais a produit une manière de construire et de faire vivre, génération après génération, un territoire décrit, dans les années 1960, comme étant le support d’un mode de vie misérable et donc appelé à disparaître : « une civilisation du bricolage et de l’à peu près » (Defos du Rau, 1960) paradoxalement devenue « robuste », qui s’est diversifiée, dure et s’étend. Ces « marges » obscures voire inquiétantes, parfois vouées naguère aux jugements hâtifs (des populations qui auraient été ravagées par la consanguinité, l’alcoolisme et les violences diverses) connaissent et vivent un véritable « retournement » : de répulsifs, ces espaces sont devenus fortement attractifs.

6 Cette attractivité s’appuie, pour une large part, sur une activité agricole renaissante, en grande partie liée à la fréquentation du cirque par les randonneurs, attirés par ces espaces où l’effort (indispensable pour s’y déplacer) est une forme de liberté retrouvée. L’agriculture de « case », associant étroitement potager, arbres fruitiers (bananes, mangues et agrumes), élevage de « basse-cour » (parfois conséquent), est en développement permanent, en lien étroit avec l’activité des gîtes d’hébergement dont le nombre continue à croître (Simon, 2014). La qualité des services proposés aux visiteurs de Mafate ne cesse également de s’améliorer : outre un confort d’hébergement en amélioration constante, des gîtes (à La Nouvelle, à Grand Place) innovent en soignant notamment leur cuisine qui fait appel à la transformation créative, repensée et réussie de produits « maison ». Un renouveau de cette activité agricole, devenue centrale dans le « modèle » de développement du cirque, est sensible (mais n’est pas encore sérieusement quantifiable) et ce modèle tend sans conteste à se diffuser, car le recours systématique à des denrées héliportées à grand frais (avec un « bilan carbone » évidemment catastrophique) trouve désormais ses limites, non seulement en termes économiques, mais aussi et surtout en termes d’image : dans une démarche de valorisation de ces espaces, cœur habité du Parc national de La Réunion, classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO, toutes les activités tournées vers une diversification et une amélioration qualitative des productions locales se doivent d’être soutenues. Les difficiles sentiers de Mafate sont donc en passe de devenir ceux d’un développement raisonné, solidement pris en main par les Mafatais.

BIBLIOGRAPHIE

Defos du Rau J., 1960 - L’île de La Réunion. Étude de géographie humaine. Bordeaux, Thèse de doctorat d’État, Institut de géographie, p. 427.

Simon T., 2014 - « Dynamiques actuelles de développement dans le cirque de Mafate (La Réunion) ». Tsingy, n° 17, p. 21-32.

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 231

Simon T. & Notter J.-C., 2009 - « Les "îlets" : enjeux pour un "archipel" au cœur de La Réunion ». Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 245, p. 111-122.

AUTEUR

THIERRY SIMON

Maître de conférences HDR en géographie, Université de La Réunion. Équipe OIES « Océan Indien, Espaces & Sociétés »

Les Cahiers d’Outre-Mer, 273 | Janvier-Juin 232

Marginalité, dépendance et coprahculture dans les atolls de Polynésie française

Rémy Canavesio

1 La Polynésie française regroupe près de 20 % des atolls de la planète. Ces îles basses marquées par des contraintes édapho-climatiques importantes (salinité, submersions régulières, sols calcaires pauvres) se concentrent dans l’archipel des Tuamotu qui s’étire sur près de 2 000 km au beau milieu du Pacifique Sud, aux antipodes de la France. Cet archipel constitue une marge évidente dans le référentiel tahitien alors même que l’île de Tahiti est considérée comme étant le « bout de la France » par de nombreux Français1. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, missionnaires et colons européens se sont efforcés de tirer profit de ces territoires en organisant la pêche des huîtres nacrières dans les lagons d’une part, et en développant une culture systématique du cocotier (coco nucifera) sur les îlots, d’autre part. Ces dynamiques participèrent activement à l’intégration de ces atolls à l’économie mondiale tout en positionnant dès lors ces îles en situation de marge vis-à-vis du système territorial colonial qu’elles intégrèrent à cette époque. Si le commerce des nacres a périclité avec l’épuisement des bancs d’huîtres sauvages, la culture du cocotier s’est maintenue, faisant désormais pleinement partie de la culture et du paysage de ces îles. Une fois séchée (coprah) et « exportée » à Tahiti, la pulpe de noix de coco est pressée de manière à produire une huile, essentiellement utilisée de nos jours dans l’alimentation et les cosmétiques. Lors de sa mise en place, la coprahculture avait davantage été conçue comme un moyen d’enrichir le centre métropolitain que pour lutter contre les difficultés inhérentes à la marginalité économique et spatiale dont souffraient les populations Paumotu2 dans le système colonial centralisé. Nous verrons que cette agriculture singulière qui produit des paysages symboles d’une marginalité fantasmée est désormais la seule ressource garantissant la pérennisation du peuplement des atolls les plus éloignés, et ce, au prix d’un effort économique substantiel du centre.

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Figure 1 - Dépendance des Tuamotu à la production de coprah en 2015

2 Bien qu’étant presque inexistant avant l’arrivée des Européens, le cocotier forme aujourd’hui d’immenses « forêts » monospécifiques dans l’archipel des Tuamotu. Halophile, le cocotier pousse volontiers jusqu’en bord de lagon. Il apporte l’ombre et la verticalité dans un décor de carte postale invariablement horizontal, écrasé de soleil. Ce faisant, il fait pleinement partie de l’image que ces atolls des mers du Sud projettent à l’étranger, contribuant à attirer des touristes du monde entier dans ces confins de l’œcoumène, là où la terre et les hommes semblent se diluer dans un océan immense. De ce point de vue, les paysages produits par la coprahculture se trouvent au cœur d’une forme de tropisme de la marginalité insulaire : une image d’Épinal de la marge convoitée, rêvée, désirée (Bernardie-Tahir, 2011) qu’est devenu l’atoll dans une conception européo-centrée de l’ailleurs. En effet, avec la faune sous-marine, le cocotier bordant une plage de sable blanc est devenu le principal moteur d’un tourisme qui fait vivre un nombre croissant d’atolls en Polynésie française, surtout dans le nord- ouest de l’archipel.

3 Mais pour les 16 831 habitants disséminés dans les 78 atolls des Tuamotu, la coprahculture est surtout devenue la seule ressource durablement commercialisable. Contrairement aux autres sources de revenus qui ont transformé la géographie de l’archipel en provoquant des migrations aussi brutales et socialement destructurantes que temporaires (nacres, phosphates, perliculture, Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique – CEP), l’exploitation du coprah se distingue par sa permanence et sa relative isotropie. Le coprah est devenu la bouée de sauvetage des habitants les plus pauvres de ces îles, de toutes ces îles.

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Figure 2 - Production de coprah par habitant en 2015 en fonction de la population dans les atolls des Tuamotu

Source : Huilerie de Tahiti & Institut de la statistique de la Polynésie française (ISPF)

4 Bien qu’elle soit partout significative, la dépendance au coprah est variable d’un atoll à l’autre. Elle est généralement inférieure à la moyenne de l’archipel (590 kg/an/ habitant) dans les grandes îles aux fonctions diversifiées, que ces fonctions relèvent du secteur privé (tourisme, perliculture) ou du secteur public (administration communale, présence d’un collège etc.) Elle est particulièrement basse dans les marges « en rupture » (Prost, 2004) des îles ayant été au cœur des systèmes économiques rentiers du XXe siècle : 433 kg à Makatea (phosphates), 220 kg à Hikueru (nacres) et 188 kg à Hao (CEP). Plus généralement, la dépendance est modérée dans la plupart des atolls formant « l’épine dorsale » démographique, économique et administrative de l’archipel qui s’étire de Rangiroa à Marutea Sud en passant par Fakarava, Makemo et Hao. À l’inverse des marges « en rupture », les marges spatiales (petites îles éloignées et peu accessibles) sont toutes très dépendantes de cette ressource. Cette dépendance marque d’une certaine manière l’appartenance de ces territoires à de véritables confins du système central (22 atolls où la production par habitant et par an dépasse une tonne). Pour nombre d’entre elles, il s’agit tout simplement de l’unique source de revenu notamment à l’est (2 423 kg à Fakahina) et au sud (3 067 kg à Tematangi). D’une manière générale, il existe un lien frappant entre la majorité des facteurs de marginalité (population, accessibilité, fonctions de commandement) et la dépendance au coprah (fig. 2). Dans ces marges extrêmes, la coprahculture est depuis longtemps le pivot autour duquel le système socio-spatial s’articule. Le coprah fournit un revenu avec lequel les habitants pourront s’acheter toutes les denrées nécessaires pour affronter la marginalité spatiale et technique de ces îles (bateau, carburant, cuves de récupération d’eau de pluie etc.) et son exportation par bateau garantit la régularité des rotations des goélettes qui sont le seul lien physique concret entre ces ultimes faubourgs du système économique et spatial et les centres du « village mondial ».

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Photo 1 - Chargement de coprah sur une baleinière à Taenga en 2015

Cliché : R. Canavesio

5 Les centres tahitiens et parisiens qui administrent l’archipel se sont rapidement aperçus de cette dépendance au coprah et, dès 1967, alors que l’exode « rural » atteignait son paroxysme, une « caisse de soutien des prix du coprah » fut créée pour maintenir le peuplement des atolls les plus marginalisés (Ravault, 1978). Cette généreuse politique de garantie des prix, assure aux coprahculteurs propriétaires un prix (140 XPF/kg3 en 2016 pour la première qualité) permettant de vivre « correctement »4 dans ces îles. Conçue comme une activité lucrative au bénéfice des centres au moment de sa mise en place au XIXe siècle, la coprahculture est donc devenue un outil de gestion territoriale financé par les centres et désormais autant destiné à intégrer les atolls au reste du territoire qu’à éloigner du centre des populations dont la marginalité socio-économique n’est pas bienvenue à Tahiti.

BIBLIOGRAPHIE

Bernardie-Tahir N., 2011 - L’usage de l’île. Paris : Éditions Petra.

Prost B., 2004 - « Marge et dynamique territoriale ». Geocarrefour, Varia, vol. 79, n° 2, p. 175-182. https://geocarrefour.revues.org/695

Ravault F., 1978 - « Structure foncière et économie du coprah dans l’archipel des Tuamotu ». Bulletin de la société des études océaniennes, n° 205, p. 329-343.

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NOTES

1. Expression utilisée par François Hollande au sujet de la Polynésie lors de son discours prononcé à Papeete le 22 février 2016. 2. Nom donné en Polynésie aux populations de l’archipel des Tuamotu. 3. Soit 1,17 €/kg (taux fixe entre l’euro et le franc pacifique). À Tahiti, le coût de la vie est plus élevé de 40 à 50 % qu’en métropole selon les habitudes de consommation. Les prix sont encore plus élevés aux Tuamotu pour les nombreux produits importés (source : entretien ISPF). 4. Les conditions de vie des coprahculteurs sont cependant très variables selon qu’ils sont ou non propriétaires des parcelles qu’ils exploitent. Lorsqu’ils ne sont pas propriétaires, ils se partagent en général le chiffre d’affaires avec le ou les propriétaires fonciers.

AUTEUR

RÉMY CANAVESIO

Courriel : [email protected]

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Le jardin créole de Martinique, re- con-naissance d’un système cultural marginalisé ?

Nicolas Lemoigne

1 Qu’en 2012 l’INRA consacre le jardin créole comme modèle agroécologique1, témoigne d’un glissement notoire des représentations dédiées à un système cultural que l’histoire des Antilles françaises n’a eu de cesse de reléguer au rang de sous-agriculture. Les observateurs, depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle, perçoivent de ces jardins d’essences complantées à vocation vivrière, un fouillis organisationnel inextricable, image même de la fragilité de la conscience paysanne des îles (Chivallon, 2000). Cette variété [des essences] au reste n’est souvent qu’apparente, qu’une impression produite par le fouillis qu’on prend pour de la diversité. C’était le désordre des lougans2 d’Afrique, scandales des esprits géométriques. Rien qui rappelât l’ordre carré des pièces de cannes et leur mosaïque savante quand elles étaient divisées par des allées pare-feu ou des rigoles d’irrigation, mais un tohu-bohu de pieds de mil, de maïs, de patates et de pois rampant, toutes hauteurs imaginables, un manque de dessin, qui faisait emmêlement pour l’œil, mais sans doute variété pour l’alimentation (G. Debien, 1964).

2 L’opposition récurrente, dans la littérature, de la géométrie calculée des plantations d’inspiration européenne et des cultures associées échappant à l’emprise des canons agronomiques de la science académique, est le syndrome d’une vision ethnocentrée ancienne qui appelle immanquablement à une réflexion sur la marginalité. Loin d’être le marqueur d’une conduite délibérée de retrait du jeu social, le jardin créole de Martinique et plus largement des Antilles, semble incarner la marge en ce qu’il serait le produit de l’exclusion du « système dynamique » par inadéquation à la norme (Ghorra- Gobin, 2006). Ces systèmes agraires paysans furent généralement qualifiés de fragiles, d’inadaptés, en regard d’une histoire coloniale érigeant la plantation monospécifique en vitrine de la réussite économique des îles françaises de la Caraïbe3. Les normes agronomiques, paysagères, esthétiques ou cognitives, sont autant de dispositifs forgés par un passé traumatique qui alimente la diversité, la richesse mais aussi la cohabitation douloureuse des modèles agraires au sein des sociétés créoles.

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3 L’agriculture paysanne des mornes4 prend source dans l’histoire du génocide des derniers Indiens Caraïbe réfugiés pendant la première moitié du XVIIe siècle dans les collines forestières de l’île. Les contacts furtifs avec les nèg mawon5 initient une longue période de co-construction des savoirs et le mouvement d’occupation des hautes terres suivant l’abolition de l’esclavage en Martinique en 1848, ne fait qu’accentuer une présence anthropique continue (Amérindiens, colons, esclaves marrons, nouveaux libres, etc.) de plus de quinze siècles (Bérard, 2013). Les savoirs des paysans de Martinique, riches de ces multiples influences, confèrent une spécificité syncrétique originale à ce qui constitue l’un des systèmes agraires parmi les plus répandus de la ceinture intertropicale humide à échelle planétaire.

4 Les jardins créoles ont fait l’objet de travaux minutieux sur le plan structurel (Etifier- Chalono, 1985 ; Degras, 1985 ; Benoît, 2000 ; Marc et Martouzet, 2012 ; Jean-Denis et al. 2014 ; Miatékéla 2015, etc.), qui décrivent la complexité du principe de complantation des essences cultivées atteignant par endroits des sommets de virtuosité agronomique (connaissance et usage des synergies interspécifiques, densité et occupation par les essences des trois dimensions de l’espace, optimisation de la teneur en matière organique fraîche des sols, etc.). Il serait pourtant réducteur de limiter l’analyse à un inventaire technique évacuant ce que la majorité des auteurs précédemment cités reconnaît comme intrinsèquement lié à la valeur nourricière du système : la dimension cosmogonique dont il est porteur (Huyghues-Belrose 2010). Si le jardin créole est l’expression d’une maîtrise incontestable de l’art horticole, il véhicule par ailleurs toute la complexité d’un rapport au monde holistique empreint de sacralité, commandant aux gestes envers le sol une exigence assidue du « sain » – l’expression est empruntée aux paysans de la Montagne du Vauclin en Martinique (Lemoigne, 2003) – dans la lutte quotidienne contre les atteintes à l’équilibre fragile du monde6. L’une des plus belles illustrations de cette alchimie subtile entre cosmos, corpus des connaissances et pratiques, réside dans certaines représentations paysannes de l’île qui confèrent à la matière abiotique7 un principe de vie autonome (Lemoigne et Rakoto Ramiarantsoa, 2014) qui fait grossir les roches et foisonner la terre selon les phases de la lune, induisant une dynamique d’adaptation savante, cyclique et permanente, des pratiques au changement.

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Figure 1 - Croquis d’une coupe pédologique sous jardin créole planté en choux de Chine et bananiers dominants

Noter la succession des horizons Ah enrichis en matière organique, témoins des successions végétales liées notamment aux pratiques culturales d’origine anthropique. Montagne du Vauclin, Martinique N. Lemoigne, 2003

Photo 1 - Jardin créole en production, Montagne du Vauclin, Martinique

Cliché : N. Lemoigne, 2014

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5 S’égrènent ainsi certains des indicateurs d’un processus de marginalisation à échelles multiples, né d’abord des conclusions hâtives d’une expertise qui évacue les fondements culturels du jardin créole au profit d’un comparatisme – cultural cette fois – aux allures de vindicte. « Les agricultures en marge » sont définies historiquement à travers le critère de non-compétitivité de leur production sur les marchés internationaux (George et Verger, 2004) mais aussi, dans le contexte antillais, d’un héritage somme toute classique lié à l’insularité, au système de plantation et à l’éloignement du territoire métropolitain. Malgré les mises en garde multiples, dont celle de Maurice Burac (1998) à propos des politiques de développement agricole d’importation8, bien des facteurs découlant des rapports île/continent viennent dans les faits alimenter la situation de marge. En Martinique, la poussée urbaine renforcée par l’attractivité touristique du territoire, conduit à la spéculation et à une concurrence active autour du foncier agricole disponible dont la diminution sévère des superficies9 précipite la disparition de nombreuses petites exploitations paysannes10. À cela s’ajoute une orientation historique des plans de soutien au développement agricole, principalement dirigés vers l’agriculture d’exportation (banane, canne, ananas), rendant inaccessibles les dotations aux petites structures car sous condition d’investissement préalable. Comble de l’ironie, le prix des denrées maraîchères d’importation (pomme de terre, tomate, etc.) disponibles dans la grande distribution notamment, est souvent inférieur à celui que les producteurs locaux sont en capacité de proposer pour assurer la viabilité de l’activité11. Enfin, les observations récentes rapportent qu’en zone résidentielle, le jardin créole est fréquemment converti en jardin d’habitation à caractère ornemental. Ce glissement vers la fonction ostentatoire adossée directement au niveau de vie et à la catégorie socio-professionnelle des détenteurs (Marc et Martouzet, 2012), délaisse la vocation originellement alimentaire qui fait du jardin créole aux Antilles un système agraire à part entière.

6 Pourtant certains indicateurs laissent à penser que la disparition annoncée de l’agriculture paysanne martiniquaise est une prédiction hasardeuse. J.-P. Olivier de Sardan (1991) rappelle que le monde paysan se caractérise par « une autonomie relative face à des formes d’organisation socio-économique dominantes qui lui sont extérieures ». La meilleure illustration à ce propos est la difficulté notoire des institutions à établir des statistiques relevant d’un système qui procède d’une dimension informelle intrinsèque. Les jardins créoles sont conduits, certes, dans le cadre d’exploitations déclarées aux instances ministérielles, mais aussi par une multitude de familles qui compte sur cette ressource alimentaire et culturelle lors même que son activité principale ne relève pas du statut juridique agricole. Comment en outre évaluer les superficies exactes de choux de Chine, d’ignames ou de fruit à pain mises en culture dans des systèmes qui imbriquent étroitement les espèces végétales à l’échelle de la parcelle (Agreste Martinique, 2008) ? Si la SAU telle que définie par la statistique ne cesse de diminuer, force est de constater que les espaces urbains sont, depuis les crises sucrières successives et les vagues migratoires en provenance des campagnes du vingtième siècle, le siège d’une activité horticole intense (Marc, 2007) et non répertoriée. Les producteurs quant à eux, dans une longue tradition de résilience paysanne, innovent ou réinventent des dispositifs associatifs et commerciaux à travers la valorisation de la vente directe, la mutualisation des moyens techniques, la certification de qualité, la pédagogie et la communication sous la forme de marchés- séminaires, etc., résolument ancrés au territoire et adossés aux grands enjeux sociaux

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et environnementaux contemporains (Demené, 2013). Rétif par sa nature protéiforme, mouvante et évolutive, à toute catégorisation d’ordre bureaucratique, le jardin créole jouit d’une reconnaissance tardive. À l’instar de l’agroforesterie décrite comme système cultural à part entière dans les années 1980 seulement par les observateurs (Hallé, 1993), le jardin créole appartiendrait à une mouvance de systèmes culturaux tropicaux délaissés bénéficiant, de façon toute contemporaine, d’une forme d’engouement dont la permaculture, avatar conceptuel récent et médiatique, en constitue un exemple archétypal. L’Atlas des paysages de la Martinique, par la reconnaissance de la dimension identitaire du jardin créole en tant que « valeur paysagère clef » – qu’il soit donné indistinctement comme urbain ou rural –, l’investit de l’attribut patrimonial suggérant encore, à défaut d’un renversement radical du processus de marginalisation, l’infléchissement probable d’une spirale historique de l’effondrement.

BIBLIOGRAPHIE

Benoît C., 2000 - Corps, jardins, mémoire. Paris : CNRS Éditions/Maison des sciences de l’homme, 310 p.

Bérard B. (dir.), 2013 - Martinique, terre amérindienne. Une approche pluridisciplinaire. Leiden : Sidestone Press, 262 p.

Burac M., 1985 - « La campagne martiniquaise, ses mutations actuelles ». Les cahiers du CERAG, n° 33, p. 12-24.

Burac M., 1998 - La Martinique face au XXIe siècle. Les recommandations des Assises régionales du développement durable, Fort de France : Conseil régional de la Martinique.

Debien G., 1964 - « La nourriture des esclaves sur les plantations des Antilles françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles ». Caribbean Studies, vol. 4, n° 2, p. 3-27, http://www.jstor.org/stable/25611814.

Degras L., 1985, « Étude de la polyculture vivrière « jardins créoles» des Antilles et de la Guyane (1981-1984) ». In : Systèmes de production agricole caribéens et alternatives de développement, actes du colloque 9-11 mai 1985, Pointe-à-Pitre, Université Antilles-Guyane, p. 599-612.

Demené C., 2013 - Entre nature et agriculture. Agricultures patrimoniales et services environnementaux en aire d’adhésion des parcs nationaux à la Réunion et en Guadeloupe, Thèse de doctorat de géographie, G. Lajoie (dir.), Université de La Réunion, 512 p.

Etifier-Chalono E., 1985, « Étude descriptive des jardins traditionnels des campagnes de Sainte- Marie (Martinique) », Doctorat de 3e cycle, Écologie générale et appliquée, Montpellier, Université des sciences et techniques du Languedoc.

George P. et Verger F. (dir.), 2004 - Dictionnaire de la géographie. Paris : Quadrige/PUF, 462 p.

Ghorra-Gobin C. (dir.), 2006 - Dictionnaire des mondialisations. Paris : Armand Colin, 399 p.

Hallé F., 1986 - « Un système d’exploitation ancien, mais une interface scientifique nouvelle : l’agroforesterie dans les régions tropicales ». In : Y. Chatelin et G. Riou (dir.), Milieux et paysages : essai sur diverses modalités de connaissance, Paris : Masson, p. 37-53.

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Huyghues-Belrose V., 2010 - Le jardin créole à la Martinique : une parcelle du jardin planétaire. PNR de la Martinique, 182 p.

Jean-Denis S., 2014 - « Évolution de la structure d’un système agroforestier en relation avec le cycle de vie familial : cas du jardin de case en Haïti », Bois et forêts des tropiques, n° 321 (3), p. 7-20.

Lemoigne N., 2003 - « La roche grossit », environnement et pratiques paysannes sur la montagne du Vauclin (Martinique), Mémoire présenté en vue du DEA de Géographie, S. Pomel (dir.), Laboratoire DyMSET, Université Michel de Montaigne Bordeaux III, 98 p.

Lemoigne N. et Rakoto Ramiarantsoa H., 2014 - « "La terre est chair, les roches grossissent" : gérer la vie là où elle se trouve. Pour une ethnopédologie des savoirs paysans ». Elohi, n° 5-6, p. 89-116.

Marc J.-V., 2007 - Le végétal dans les espaces urbains et périurbains des Petites Antilles : le cas de Fort- de-France, Thèse de doctorat de géographie, M. Burac (dir.), Schoelcher, Université des Antilles et de la Guyane, 338 p.

Marc J.-V. et Martouzet D., 2012 - « Les jardins créoles et ornementaux comme indicateurs socio-spatiaux : analyse du cas de Fort-de-France », Vertigo, hors-série n° 14, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 6 avril 2017. https://vertigo.revues.org/12526.

Miatékéla J., 2015 - La petite agriculture saint-lucienne et martiniquaise face aux défis de la modernisation, Thèse de doctorat de géographie, M. Burac (dir.), Université des Antilles et de la Guyane, Schoelcher, 464 p.

Olivier de Sardan J.-P., 1991 - « Marginalité ». In : Bonte et Izard (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris : Presses universitaires de France, 864 p.

PNR de la Martinique, 2017 - « Le foisonnement des jardins créoles », Atlas des paysages de la Martinique, en ligne, consulté le 13 avril 2017, http://atlas-paysages.pnr-martinique.com/10-l- elegance-du-patrimoine.html.

République française, Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, 2008 - « Enquête sur la structure des exploitations agricoles en 2007 », Agreste Martinique, n° 6, 4 p.

NOTES

1. « Le jardin créole, un modèle d’agroécologie. Des recherches sur les jardins créoles ont montré que certaines plantes associées avec des cultures peuvent leur rendre des services écologiques utiles pour gagner en productivité. » Publié le 16 septembre 2012, consulté le 10 avril 2017. http://www.inra.fr/Grand-public/Agriculture-durable/Toutes-les-actualites/Jardin-creole. 2. Lougan est le nom souvent donné par la littérature coloniale aux champs de cultures complantées de l’Afrique sub-saharienne. 3. « La grande habitation sucrière occupa les parties basses de l’île laissant les zones de morne à la petite culture traditionnelle. On allait assister au triomphe de l’économie de plantation. » (Burac, 1975). 4. Nom généralement donné aux reliefs collinaires des Antilles. 5. Désigne les esclaves ayant choisi de fuir la plantation pour vivre libres. 6. « Il ne faut rien forcer » est un propos fréquemment rencontré lors de nos enquêtes sur le terrain : la terre, création divine bénie, ne peut produire sous l’effet de la contrainte sans risque de déclenchement d’une crise majeure. 7. Matière considérée par la science positiviste comme relevant du non-vivant.

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8. « Une île n’est pas un morceau de continent. Les sociétés et les espaces insulaires ne peuvent être réduits à des éléments marginaux de la norme continentale… » 9. J. Miatékéla (2015), sur les bases de la statistique nationale agricole, évalue qu’en 2007 se sont perdus 50,39 % de la SAU de 1973, soit une vitesse moyenne de disparition des terres agricoles de 755 ha/an sur la période. 10. Les statistiques du RGA 2010 en Martinique établissent qu’entre 2000 et 2010, 9/10 des exploitations qui disparaissent relèvent de la catégorie « petites exploitations » – les exploitations paysannes qui mettent en œuvre le système de cultures en complantation qu’est le jardin créole. 11. Données de terrain – N. Lemoigne.

AUTEUR

NICOLAS LEMOIGNE

Maître de conférences, PASSAGES UMR 5319 – Université Bordeaux Montaigne, [email protected]

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Le Sahara déborde-t-il ? Migrations et perception d’une région en mouvement

Salim Chena

1 Les migrations transsahariennes contemporaines mettent en relation différents espaces régionaux africains via l’interface qu’est le Sahara. Elles concernent des ressortissants d’Afrique subsaharienne poursuivant un projet professionnel, recherchant une formation ou fuyant un conflit. Si ce sont les Ouest-Africains qui sont principalement concernés, des migrants d’Afrique australe et orientale circulent aussi dans la région. Ces migrations peuvent se prolonger jusqu’au Maghreb, y compris au- delà de ses espaces sahariens, et parfois s’étirer vers les îles ou côtes européennes ; cependant, l’essentiel des migrants circule au Sud sans même avoir le projet de rejoindre le Nord. Ces mobilités, qui peuvent être contraintes (déplacement interne, quête de l’asile), reflètent les dynamiques sociales, politiques et économiques des espaces de départ et contribuent à dévoiler les évolutions des espaces traversés. Elles agissent alors comme révélateurs des mutations du continent.

2 Pour envisager au plus près les enjeux de ces migrations, il convient de préciser la définition de l’espace concerné : le Sahara. Plus vaste désert du monde (9,6 millions de km²), il ne s’agit pourtant pas d’un espace vide. Il est habité par près de 10 millions d’individus, se répartissant entre les territoires de 10 États et recouvrant une riche diversité ethnique, culturelle et religieuse. Surtout, l’espace saharien s’est largement urbanisé durant ces 20 dernières années. Entré de plain-pied dans la mondialisation, il est parcouru par des échanges de marchandises sur lesquels viennent se greffer les mobilités humaines au travers des compagnies de transports ou des économies grises de la région (contrebande et trafics)1 : les téléphones mobiles ou satellitaires, ainsi que les pick-up et les motos, y sont des outils aujourd’hui largement banalisés – car indispensables et de plus en plus aisément accessibles. Sur le plan des circulations humaines, cette diversité territoriale complexifie les mobilités : par exemple, si les ressortissants d’un État de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) peuvent y circuler légalement, le passage dans les zones sahariennes des États

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maghrébins les renvoie le plus souvent – sauf rares accords entre États – dans l’irrégularité.

Carte 1 - Les itinéraires migratoires au Sahel

https://www.oecd.org/fr/csao/publications/un-atlas-du-sahara-sahel-9789264222335-fr.htm, p. 136

3 Les conditions du déroulement de la mobilité permettent d’identifier les enjeux liés à la politisation des migrations (mobilisation migrante, volonté de renforcement du contrôle étatique du territoire), à l’état politique de la région et de ses périphéries (mobilités contraintes, exil), aux crises climatiques et alimentaires (émigrations touarègues des années 1970 et 1980) et aux relations internationales des États de la région (politique européenne dite d’externalisation). Les recherches actuelles sur ces migrations révèlent un espace cosmopolite informel, de relations et d’échanges amenant à repenser les découpages régionaux en vigueur jusque-là. En effet, bien plus qu’une frontière ou qu’une barrière infranchissable, le Sahara est un espace de contact ayant renouvelé son rôle historique de carrefour humain, commercial et culturel.

Du Sahara oublié à sa redécouverte : le Sahara mobile

4 La perception du Sahara en tant qu’espace pèse énormément sur le regard porté sur les circulations qui le traversent. Raymond Mauny qualifiait d’ailleurs de « siècles obscurs » la période précédant les découvertes portugaises du XVe siècle et la colonisation (Mauny, 1970), du fait de la faiblesse des sources écrites et des fouilles archéologiques dans la région. Or, c’est bien au contraire un rôle d’interface entre espace méditerranéen (Europe, Afrique du Nord, Moyen-Orient) et Afrique subsaharienne qu’a joué le Sahara dès le VIIe siècle. Ainsi, les empires musulmans almoravides puis almohades, qui diffusent l’islam malékite, développent le commerce avec les empires locaux : les Arabes importent plumes d’autruches, ivoire, poudre d’or, remèdes… L’islamisation suit les routes commerciales, par imprégnation, grâce à la circulation des marchands et des prédicateurs. Le souverain de Gao est, au Xe siècle, le premier roi à se convertir, quoique mêlant pratique religieuse musulmane et cultes traditionnels publics. Cette islamisation offre une garantie aux commerçants à travers

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le droit qu’elle véhicule et des valeurs universelles transcendant les particularismes locaux. Dans les formations politiques qui l’adoptent, l’islam et l’écriture arabe servent de moyen d’unification et d’administration, sans pour autant toucher la majeure partie de la population rurale. À partir du XIe siècle, la traite des esclaves prend de l’ampleur. Le trafic est assuré par les pouvoirs sahéliens progressivement islamisés qui, n’ayant ni productions agricoles, ni produits transformés à offrir, s’approvisionnent en esclaves parmi les sociétés non islamisées situées sur leur flanc sud. Les produits exportés vers le sud sont peu évoqués dans les sources écrites. Toutefois, les textes et fouilles ont révélé de la vaisselle, de la dinanderie, des barres de métal, des parfums, des tissus et soieries (Grégoire et Schmitz, 2000). Cet exemple montre la vitalité des liens ayant existé, au travers du Sahara, entre Moyen-Orient, Afrique du Nord et Afrique occidentale.

5 Avec l’installation de comptoirs sur la façade atlantique par les Européens au XVIe siècle, l’or africain est en partie détourné vers l’océan. Le tropisme saharien, combiné à la puissance technique et commerciale des Européens, s’oriente alors vers les côtes. L’ouverture de la période coloniale va, pour longtemps, faire du Sahara un limes stratégique que finiront par se partager les empires français et britannique. L’exploration saharienne doit permettre la maîtrise de l’espace pour soutenir le projet colonial par une meilleure connaissance de la géographie et des sociétés locales. Elle sera menée par l’African Association anglaise, fondée en 1788, et par la Société française de géographie, instituée en 1821 : si la seconde est le fait de scientifiques, la première est financée par de riches commerçants. La perception du Sahara est ainsi modifiée : il apparaît comme confins, comme périphérie des centres de pouvoir et d’exploitation coloniale ; c’est ainsi que se développe le tourisme saharien. C’est l’exemple analysé par Emmanuel Grégoire (2006) dans le cas du tourisme en zone touarègue au Niger. La traversée du désert nigérien par des véhicules Citroën à chenilles en 1924 (la fameuse « Croisière noire »), son ouverture au monde est le fait de la conquête coloniale. Les objectifs qui rassemblent le président Gaston Doumergue et l’industriel André Citroën sont explicites tels que ce dernier les décrivait : l’objectif est de « transporter le plus rapidement possible le voyageur désireux de se rendre, à travers le désert, dans la région nigérienne où l’attirent les sports ou les affaires ». Réservée aux militaires et aux administrateurs jusqu’aux années 1960, la traversée du Nord du Niger se démocratise sous l’impulsion d’individus passionnés par ces « Alpes sahariennes » et la mythification du peuple touareg. Les artisans locaux ont profité de cette activité, Agadez et ses environs virent se développer les activités liées au tourisme, mais l’aristocratie touarègue, méfiante pour des « raisons éthiques » d’après Grégoire, en est exclue. Là encore, la mobilité est au cœur de l’histoire saharienne.

6 Ce n’est qu’avec la découverte de pétrole dans le Sahara algérien, au milieu des années 1950, que le Sahara va redevenir « utile ». Un nouveau tournant de la perception s’instaure ; or, c’est aussi la fin des empires coloniaux et la constitution des États indépendants post-coloniaux. Les migrations transsahariennes contemporaines s’insèrent dans la continuité de ce changement de représentation – qui ne sera pas le dernier. Le renouveau des recherches sociologiques, anthropologiques et géographiques va mettre en évidence l’urbanisation du Sahara et la reprise de son rôle traditionnel d’interface. Le numéro de la revue Méditerranée coordonné par Marc Cote en 2002 s’intitule : « Le Sahara, "cette autre Méditerranée" (Fernand Braudel) ». Les États-rentiers maghrébins disposent alors d’importantes ressources pour développer

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leurs régions sahariennes et relancent ainsi l’urbanisation de la zone. Se met en place une relation complexe entre les projets de développement public du Sahara – nécessitant une main-d’œuvre conséquente – et l’usage qu’en font les populations. L’agriculture saharienne renaît, hors du simple cadre oasien traditionnel, de l’interaction entre programmes étatiques, ressources naturelles (eaux profondes) et capital humain. Le dépassement des frontières politiques – mais aussi socio- culturelles – héritées de la période coloniale s’amorce dans le cadre de l’émergence de la mondialisation contemporaine (Bennafla, 2008), à ceci près que celle-ci s’effectue « par la marge » (Bensaâd, 2005).

7 La logique saharienne aujourd’hui n’est plus celle d’une arrière-cour négligée ; elle repose au contraire sur la projection des confins et l’exploitation des opportunités frontalières. Sur le plan théorique, Denis Retaillé (2005) formule une proposition consistant à considérer la mobilité non comme seconde par rapport au territoire, mais comme première. Dans le contexte saharo-sahélien, la construction des territoires ne réside pas tant dans la rigidité des structures étatiques (frontière, souveraineté, pouvoir) que dans leur instrumentalisation par des acteurs construisant un espace social fait de mobilités socio-spatiales et de circulations qui, plutôt que de concurrencer celui des États territoriaux, s’y superpose par le jeu des opportunités et des ressources tirées de l’immobilité des territoires. En conséquence, plus que le produit de l’échec des États territoriaux, les problèmes sociopolitiques rencontrés par les États saharo- sahéliens se dévoilent comme une inadéquation épistémologique et politique entre l’espace comme référentiel, la représentation de l’espace pour les groupes par exemple, et la signification des usages et des pratiques, soit l’espace des représentations vécu et appris par les groupes. Plus concrètement, si l’on ne tient pas compte des enjeux normatifs de la représentation de l’espace qui fonde les actions des acteurs et des institutions en la reliant aux pratiques et aux stratégies des acteurs, l’on est condamné à considérer « la spatialité africaine du côté du rêve en lui déniant la rationalité du calcul, une idéologie qui transforme les lois édictées pour la représentation de l’espace en actes justifiés ».

8 Finalement, les études géographiques sur l’urbanisation et la circulation au Sahara montrent, d’une part, l’ambiguïté des politiques publiques de développement et, d’autre part, la résilience des populations. C’est donc le Sahara même qui se produit par l’échange, la circulation, la mobilité et la migration ; la mobilité des espaces sahariens est avant tout une capacité d’adaptation des fonctions et activités anciennes de ce qui est perçu, à tort, comme un désert. L’on retiendra, en dernier lieu, que le Sahara ne saurait échapper à sa propre plasticité, et que son développement économique est aussi un développement humain et cosmopolite.

Le Sahara des mobiles, un Sahara des villes

9 Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, ce sont les enjeux migratoires qui ont réuni « par le bas » ces différents espaces séparés : associant migrations transsahariennes et transméditerranéennes, le système migratoire saharo-maghrébin rejoint le système méditerranéen (Bensaâd, 2009) ; l’importation de régimes migratoires européens pose la question des droits et de la libre-circulation (au sein comme au-delà du Sahara) mais attise aussi la concurrence interne dans la coopération avec l’Union européenne (UE) et ses États membres (Chena, 2011). Dans le cas du Mali,

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les questions migratoires constituent un enjeu de lutte politique entre l’État et la société civile : le refus d’Amadou Toumani Touré de signer un accord de réadmission bilatéral avec la France, en 2008, peut ainsi s’expliquer par la volonté de préserver les avantages tirés de la diaspora, notamment par le biais des remises ou des retours de compétences, et d’accommoder la société civile qui s’était mobilisée pour défendre les droits des migrants y compris les migrants de retour face à la politique d’externalisation de l’immigration et de l’asile de l’UE. Un autre exemple, celui de la Mauritanie, accrédite l’ambiguïté des conséquences des politiques migratoires restrictives qui se déploient dans la région : le post-transit se caractériserait ici par l’importation de discours criminalisant les migrants dont les effets sur les communautés locales risquent d’affaiblir des formes de solidarité liées à la mobilité et de réactiver des discours clivant autour de l’autochtonie (Choplin, 2010). Les problématiques de la migration au Sahara, de l’encadrement des circulations et de la restriction à la mobilité sont donc porteuses d’enjeux décisifs pour les sociétés locales : reconfiguration des rapports à l’altérité et à l’identité nationale, contribution à l’émergence de la société civile, redéfinition des négociations entre États et sociétés, marginalisation des individus et des groupes mobiles dépendant de statuts défavorables.

10 L’urbanisation du Sahara s’est progressivement accélérée depuis l’indépendance des anciennes colonies. Les agglomérations de plus de 10 000 habitants passent de 11 à 213 entre 1950 et 2010 (Bossard, 2014 : 80). Olivier Pliez (2003) a étudié le Fezzan libyen au moment où les projets développementalistes se ralentissent et où la libéralisation économique laisse plus de place à la résilience des sociétés locales. Il conclut en remarquant que « cette urbanisation s’est faite sans ou contre les sociétés » : elle a toujours été décidée de l’extérieur par les commerçants, les colonisateurs puis les États centraux indépendants et chacune de ces actions sur l’espace saharien charrie avec elle une conception particulière de l’espace (relais économique, hinterland stratégique, intégration périphérique). Or, comme la plupart des chercheurs spécialistes du Sahara et favorisant une approche qualitative, Pliez renvoie à la fonction et au fonctionnement socio-économique pluriséculaire des villes sahariennes :

11 À démarche artificielle réponses décalées ; c’est finalement dans la pratique du quotidien, fondée sur l’attente, les salutations, les fêtes, la circulation d’un village à l’autre que sont venues quelques clés de compréhension sur ce que signifie l’urbain dans le Fezzan.

12 Plutôt que de reposer sur une densité urbaine forte, la vie saharienne s’articule autour d’une construction de la proximité par la mobilité. L’approche cosmopolitique que l’on retrouve dans de nombreuses études sur le Sahara s’impose également à Olivier Pliez par le contact du terrain : mobilité de l’espace, mobilités des hommes, mobilités des biens, des pratiques et des représentations (de l’espace, des groupes, du « soi » des populations sahariennes) sont alors inextricablement liées et démontrent le caractère ouvert et, finalement, dense des échanges (économiques, politiques, sociaux) sahariens.

13 Dans le cas particulier de Sebha, cela est incontestable : la rapidité de l’urbanisation s’est appuyée sur l’action étatique qui a créé un pôle d’attraction socioéconomique, mais celui-ci n’a pu se constituer que par la restructuration des espaces ruraux confrontés à la modernité (exode rural) et les turbulences politiques et géopolitiques des États sahariens et largement africains (migrants libyens et étrangers, réfugiés). Sebha est donc un « agglomérat de grands ensembles, d’habitat précaire, de bâtiments

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publics et de casernes ». Pour les géographes, la structuration de l’espace saharien, et particulièrement des villes, permet d’identifier les grands courants de l’histoire contemporaine de la région, ses enjeux politiques, humains, économiques et environnementaux. Car cette urbanisation apparemment exponentielle engendre de nouveaux enjeux spécifiques (approvisionnement en eau, gestion des déchets…). La différenciation spatiale (de la route au sable, de l’uniformité de l’habitat à sa diversité) recouvre la différenciation sociale (locaux installés, migrants et circulants arrivants) et les politiques publiques (développement des centres-villes par l’État, agglomération périphérique par les mobilités). L’urbanisation crée une urbanité cosmopolite appuyée par les échanges, les circulations et le détournement des programmes publics ou leur utilisation stratégique.

14 Dans une perspective similaire, Ali Bensaâd (2002, 2003) a travaillé sur la ville d’Agadez au Niger. Le développement de la ville a profité de sa position intermédiaire dans les routes transsahariennes menant au Maghreb : de plus en plus empruntées depuis les années 1990, ces routes conduisent migrants et marchandises vers le Maghreb, parfois jusqu’à ses rives méditerranéennes. Les routes des échanges (humains, économiques) sahariens se recomposent sous l’influence de la régionalisation et de la mondialisation. Les villes sahariennes sont des appuis mouvants de ces échanges et fonctionnent souvent comme des carrefours dans lesquels biens et personnes se réorientent en fonction des opportunités, des stratégies d’acteurs (transporteurs, États, individus) et des conditions socio-économiques changeantes. Les villes, petites, moyennes ou nouvelles (en émergence) alentours des routes transsahariennes jouent le rôle de « nœuds » des échanges. Biens et personnes empruntent non seulement les mêmes routes, mais circulent aussi ensemble, se renforçant et se soutenant mutuellement. Les migrants dont la mobilité s’est interrompue, quelle qu’en soit la raison, se convertissent dans les services offerts aux migrants en cours de mobilité. La répression actuelle dans la ville-étape de Dirkou démontre l’importance socioéconomique de ces nœuds.

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Photo 1 - Cordonniers et commerçants à l’entrée de la foire Assihar de Tamanrasset

Cliché : S. Chena, 2009

15 L’activité générée par ces flux humains permet la réalisation de divers profits ; Julien Brachet (2005) évoque Dirkou, dernière étape avant l’entrée en Libye : un habitant explique ainsi que « les policiers, quand ils arrivent à Dirkou, ils viennent avec juste une natte sous le bras. Mais quand ils repartent quelques mois plus tard, ils ont des matelas, des télés, des paraboles… »2. L’interaction entre États, agents de l’État, groupes et individus se manifeste par l’instrumentalisation mutuelle de la mobilité de l’espace saharo-sahélien et ses connexions aux espaces ouest-africains et nord-africains. Sassia Spiga (2005) et Dalila Nadi (2007) constatent la même dynamique qu’Ali Bensaâd à Agadez dans la ville algérienne de Tamanrasset où les migrants accompagnent les projets de développement publics mais développent aussi leurs propres micro-activités. À propos de Nouadhibou, Armelle Choplin et Jérôme Lombard insistent sur les activités économiques liées aux migrations : les commerçants sénégalais sont des relais pour leurs compatriotes mobiles, ou encore les Églises évangéliques prosélytes s’installent à la faveur du passage de migrants chrétiens. « Les Guinéens ont ouvert des ateliers de couture ou de cordonnerie, les anglophones offrent des lieux de distraction comme un billard » (Choplin et Lombard, 2008 : 155). Mais, cette présence et ces activités ne sauraient se comprendre sans la fermeture et la surveillance accrue des anciennes routes de la migration irrégulière (détroit de Gibraltar, enclaves de Ceuta et Mellilla, routes des Canaries). Le Sahara, son développement, ses habitants et ceux qui le parcourent ne peuvent pas être considérés comme isolés du monde. Bien au contraire, le changement social et politique est le produit des liens du Sahara avec ses périphéries cardinales.

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Un Sahara devenu menaçant

16 L’impact des migrations transsahariennes excède leurs contributions au développement socioéconomique ou aux stratégies d’acteurs de la région. Ces migrations se déploient parfois au-delà du Sahara, et mettent ainsi en jeu les rapports de puissance entre pays de départ, de transit et d’accueil. L’Union européenne influence directement les structures politiques locales, particulièrement dans la gestion des migrations et de l’asile. Dans ses mécanismes institutionnels de coopération, elle a réussi à faire valoir ses vues et ses intérêts en échange de ses ressources financières. Pour cela, elle a développé une politique communautaire de « sous-traitance » dont le premier partenaire fut le Maroc (Belguendouz, 2005) : le Groupe de haut niveau Asile- Migrations, créé sur proposition néerlandaise lors du Conseil européen de Vienne dès 1999, souhaitait conditionner toute aide européenne à une coopération sécuritaire en matière migratoire, renforcer l’application des accords de réadmission et durcir les possibilités d’immigration légale pour les ressortissants d’Afrique subsaharienne au Maroc. La politique européenne d’immigration et d’asile, construite dans un contexte de crise socioéconomique et de craintes culturelles, s’oriente vers l’externalisation et la mise en place de frontières mobiles et panoptiques, contrevenant parfois au droit international (Chena, 2015).

17 Depuis, les législations des États maghrébins se sont alignées sur les priorités européennes, notamment en criminalisant l’acte d’émigration irrégulière depuis leur territoire et en pénalisant le soutien aux exilés3. Un régime migratoire informel s’est mis en place à la faveur des échanges de bons procédés géopolitiques : transferts de fonds aux pays maghrébins, promesses d’intégration économique ou levée des sanctions contre la Libye (Perrin, 2009 ; Zeghbib, 2009). Avec l’agence Frontex, une coopération opérationnelle et des formations avec les pays tiers sont organisées régulièrement. Semblant aller à l’encontre de la théorie réaliste selon laquelle un État n’agit que selon ses intérêts égoïstes, les régimes maghrébins mettent les migrants à la merci d’une « boucle de rétro-action » répressive, limitant aussi leurs propres possibilités d’émigration, parce qu’ils recherchent une « rente géographique » dans les relations asymétriques qu’ils entretiennent avec leurs voisins européens (Bensaâd, 2005 et 2009 : 40-42). Des politiques de prévention – ou plutôt de dissuasion car insistant sur les risques et les désillusions du « clandestin » – apparaissent sur les routes maliennes et nigériennes, ainsi que dans les villes côtières d’Afrique de l’Ouest – notamment au Sénégal. Se met en place une politique d’externalisation de la gestion de l’immigration avec un processus expérimental inauguré en octobre 2008 : celui d’un Centre d’information et de gestion des migrations pour traiter les demandes depuis le territoire malien. La frontière européenne se déplace alors de ses eaux territoriales à celle des pays de départ, voire au-delà : la création récente des hot-spots en Méditerranée orientale et le refoulement depuis les eaux internationales des bateaux en partance de Libye témoignent de l’institutionnalisation de ce processus d’externalisation.

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Photo 2 - Travailleurs migrants, attendant d’être recrutés à la journée ou à la tâche, à proximité de la « Place Tchad » de Tamanrasset

Cliché : S. Chena, 2009

18 Ann Kimball a proposé la notion d’« État de transit » pour décrire ces pays qui combinent une forte émigration, une faible immigration et des migrations de transit tout en appliquant des politiques restrictives (Kimball, 2007). La notion peut aider à saisir comment, sous l’effet de la globalisation, les frontières ont été redéfinies par les processus d’intégration régionale : ces grands ensembles multinationaux, déjà intégrés et regroupant des grandes puissances, délocalisent le contrôle de leurs frontières extérieures et la gestion de l’asile chez leurs voisins moins développés en échange de l’aide nécessaire et de la promesse d’une plus grande intégration dans l’avenir. Cette notion ne saurait pourtant s’appliquer telle quelle aux pays maghrébins, pays d’immigration qui profitent de la main-d’œuvre immigrée pour développer leur territoire, au premier rang desquels la Libye et l’Algérie. C’est pourquoi celle de « rente migratoire géopolitique » peut être utile pour caractériser cette instrumentalisation des exilés car elle permet en outre de caractériser les stratégies des États dits de transit.

19 L’exemple libyen est paradigmatique puisqu’il s’agit d’un véritable « enjeu de la diplomatie kadhafienne » (Perrin, 2009 ; Haddad, 2009). La politique extérieure de la Grande-Bretagne de Tony Blair, la relation privilégiée avec l’Italie et le fait que cette dernière soit la destination des embarcations des exilés, a permis au Président libyen, d’une part de faire lever les sanctions des instances européennes en 2004 et d’autre part, de redevenir un « brave type » (Zoubir, 2007) de nouveau fréquentable. Grâce à un financement exclusivement extérieur – par l’Italie et l’Union –, une série de radars devait contrôler les frontières avec le Tchad, le Soudan et le Niger pour un coût estimé à 300 millions d’euros ; l’entreprise commissionnée était italienne4. Pour autant, l’alignement du colonel Kadhafi sur les positions européennes mais aussi américaines, n’était pas exempt d’arrière-pensées : les événements du 11 septembre laissaient présager un tel retour de flamme contre les États sponsors du terrorisme qui menaçait

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la survie de son régime. Lors de la révolution libyenne, au contraire, les kadhafistes forçaient les migrants retenus sur leur sol à monter dans des embarcations pour déstabiliser leurs anciens alliés européens, tandis que le Conseil national de transition et les milices assuraient vouloir poursuivre la coopération dans la répression des migrations.

20 Le Sahara devient alors non plus seulement « utile » pour ses ressources naturelles, mais menaçant pour la sécurité de ses concitoyens depuis la prise d’otages allemands et autrichiens en 2003 puis la délocalisation du Paris-Dakar en 2009. Cet ultime changement de perception du Sahara substitue ainsi la notion de sécurité nationale, dont les risques débordent de la zone, à celle de sécurité humaine, le présentant comme lieu de « crises » humanitaires ou environnementales à prendre en charge de façon paternaliste, compatissante et/ou intéressée (Bonnecase et Brachet, 2013). De région- menacée, il devient région-menace. Or, et plus encore depuis les révoltes arabes de 2011, les migrations traversant le Sahara concernent souvent des individus fuyant des régimes dictatoriaux (Érythrée, Éthiopie), des conflits armés (Côte d’Ivoire au début des années 2000, Somalie), des nettoyages ethniques (Soudan), des crises politiques majeures (crise guinéenne de 2008-2010, crise malienne depuis 2011). Elles révèlent la position du Sahara comme interface vis-à-vis des problématiques propres à ses périphéries.

Conclusion

21 Les migrations transsahariennes révèlent, ou plutôt réaffirment, le rôle du Sahara dans son espace proche : lieu de contact, d’échanges, espace stratégique, contesté entre États, acteurs et communautés. Elles invitent également à repenser les découpages régionaux en Afrique qui ne distinguent qu’une Afrique du Nord, puis de l’Ouest ou de l’Est, séparées par un espace saharien mystérieux. Des logiques migratoires aux logiques sécuritaires, l’espace saharo-sahélien, des côtes atlantiques ouest-africaines à la Corne, apparaît comme une catégorie permettant de l’envisager comme espace- limite à la souveraineté disputée, à la fois jonction et frontière. Car ce sont précisément les opportunités fournies par les frontières qui offrent aux acteurs et aux États des cadres pour déployer leurs stratégies (Piermay, 2005). La notion de régionalisation permet d’en expliciter les particularités et de distinguer les modalités de construction d’espaces régionaux : celle-ci procède du comportement d’agents (diasporas, réseaux marchands ou religieux, entreprises multinationales) dont les activités, bien qu’elles ne soient pas motivées par la construction d’un projet régionaliste, contribuent pourtant à la formation d’espaces régionaux. La régionalisation renvoie à des transactions et des synergies là où le régionalisme fait référence à des représentations cognitives et des arrangements formels (Bach, 2009).

22 Les migrations transsahariennes rappellent également les enjeux politiques parcourant la région. L’exil des Touaregs vers la Libye, à la suite de l’échec des rébellions et des crises climatiques, a fourni à Kadhafi le gros des troupes de sa Légion verte qui, après sa chute, relanceront la lutte, notamment au Mali. Les mobilités transnationales contraintes illustrent aussi la difficulté de construction de l’État, de la nation ou de la prospérité ; à partir de la fin des années 1990, la déstabilisation de la Côte d’Ivoire, terre d’accueil de nombreux migrants ouest-africains, a contribué à renforcer les routes transsahariennes, puis transméditerranéennes, de la migration irrégulière, tandis que

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les conditions légales d’immigration, d’asile ou d’étude en Europe se durcissaient constamment. C’est au Maghreb que les effets de la politisation de la migration sont les plus visibles : au Maroc, les communautés transnationales migrantes sont « passées au politique », formant des associations informelles autonomes et collaborant avec des réseaux militants eurafricains (Alioua, 2009) ; depuis la révolution tunisienne, des associations d’étudiants et de migrants subsahariens réclament la criminalisation de la xénophobie et du racisme ; en Algérie, la société civile a constitué une Plate-forme Migrants en 2015 pour sensibiliser au sort des Subsahariens – notamment la filière nigérienne ayant émergé depuis 2013 – et la défense des réfugiés syriens ou yéménites. Les sociétés avançant plus vite que les États, ces derniers peinent encore à formuler une politique migratoire cohérente : le Croissant Rouge algérien tente, avec les autorités, d’accompagner le refoulement des migrants nigériens, non sans difficulté ; le Maroc a lancé, depuis 2014, les premières vagues de régularisation d’exilés sans-papiers de toute la région, contribuant à sortir plusieurs milliers de personnes de la clandestinité.

23 Finalement, le Sahara déborde-t-il ? Ou alors, sont-ce ses périphéries qui l’inondent ? Si les migrations transsahariennes contemporaines constituent un enjeu politique et géopolitique de taille aussi bien dans la région que pour ses voisins, elles offrent surtout une opportunité intellectuelle de repenser la constitution de « régions », l’extraterritorialité de la souveraineté dans les contextes d’inégalités de puissance et d’effacement de la distinction intérieur/extérieur dans les questions de sécurité et leurs représentations.

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NOTES

1. Les échanges transfrontaliers de l’aire de sahélo-saharienne échappent souvent au contrôle des États sous la forme du commerce informel (contrebande) ne générant pas de revenus fiscaux mais reposant sur la petite corruption des fonctionnaires. La contrebande concerne des biens légaux (cigarettes, bétails, aliments…) échangés hors des circuits officiels. Celle-ci s’appuie également sur l’économie politique des États-rentiers (Algérie, Libye) qui subventionnent les produits de consommation courante, revendus plus cher dans les États sahariens. S’ajoutent les trafics de biens illégaux (drogues, armes) auxquels participent directement les groupes armés et criminels de la zone (Choplin et Pliez, 2013). 2. Fabrizio Gatti (2005), journaliste italien, compte douze points (barrages militaires, policiers, de gendarmes) sur la route traversant le Niger en direction de la Libye où les migrants sont rackettés. 3. Le Maroc adopte sa loi 02-03 en 2003 ; des lois équivalentes sont prises en Tunisie et en Libye en 2004, ainsi qu’en Algérie en 2008 puis 2009. 4. Il s’agit d’une clause du Traité d’amitié signé entre les deux pays en août 2008 contre l’acceptation des renvois directs des embarcations d’exilés souvent érythréens, somaliens et éthiopiens. À l’occasion de la signature de ce traité, Silvio Berlusconi a déclaré : « Nous aurons ainsi plus de pétrole et moins de clandestins ».

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AUTEUR

SALIM CHENA

Chercheur associé à LAM (UMR 5115), co-éditeur de la revue en ligne Dynamiques internationales, [email protected].

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Rubriques

Dîner de COM

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L’œuf ou la poule : qui décide de ce que l’on mange ? Une esquisse géographique du secteur du poulet de chair en Inde

Michaël Bruckert

1 Depuis de nombreuses décennies, les géographes s’interrogent sur les déterminants des pratiques alimentaires. Longtemps, le débat a notamment tourné autour d’une question que l’on pourrait simplifier ainsi : mange-t-on ce qui est disponible autour de nous, ou bien cultive-t-on et élève-t-on ce que l’on souhaite manger ? Dans l’arène, on retrouve d’un côté les tenants d’une approche « déterministe », plutôt enclins à privilégier la première alternative, et de l’autre côté les partisans d’une approche « culturaliste », plus favorables à la deuxième.

2 À bien y regarder, ce débat peut apparaître comme celui de l’œuf et de la poule : bien hardi ou naïf qui saura dire qui vient le premier ! La poule, justement, on peut légitimement s’y intéresser : ne fournit-elle pas un exemple adéquat pour étudier avec un peu plus de finesse cette énigme de la primauté de l’offre ou de la demande ? En effet, la consommation mondiale de viande de cette volaille a connu une très forte augmentation depuis les années 1950 : en 2022, le poulet devrait devenir la viande la plus consommée dans le monde, dépassant alors le porc1. Quelles sont les dynamiques qui président à cette croissance ? Cet engouement pour le poulet tient-il plus à une évolution des habitudes de consommation ou à une modification de l’offre disponible ? Pour répondre à cette question, je propose que l’on s’intéresse à un pays où le statut des viandes et des autres produits carnés a toujours été complexe et conflictuel : l’Inde.

Une révolution avicole…

3 Si seuls 30 % des Indiens sont végétariens au sens strict, la consommation moyenne de viande reste très faible dans le pays pour des raisons à la fois culturelles, économiques

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et politiques. Pour celles et ceux qui en mangent, la viande est un accompagnement dont on limite souvent volontairement l’ingestion, par crainte pour sa santé, par souci d’économie ou pour revendiquer une pureté et un statut social plus élevé. Pourtant, malgré ces contraintes, la consommation de poulet est en forte hausse en Inde. Depuis 2004, c’est la viande la plus consommée, détrônant dans l’alimentation carnée la viande de chèvre et de mouton, longtemps associée aux festivités. Dans l’État méridional du Tamil Nadu, 3 kg de poulet sont consommés annuellement par habitant : c’est très peu comparé aux plus de 21 kg engloutis en France ou aux plus de 50 kg dévorés aux États- Unis, mais cette quantité reste non négligeable et, surtout, en forte hausse. Le marché des poulets de chair croît actuellement de 10 % en Inde2. En quelques décennies, le pays du végétarisme est devenu le quatrième producteur mondial de cette viande !

4 Les Indiens ont-ils développé un goût soudain pour les rôtis du dimanche et pour les nuggets de fast-foods, ou bien sont-ils en train de remplacer le traditionnel dal accompagnant le riz ou les galettes de blé par du chicken curry ? Cette hausse de la consommation doit en fait tout d’abord être éclairée par les évolutions spectaculaires que le secteur indien du poulet a connues depuis les années 1980. À cette époque, des initiatives privées et des financements publics ont œuvré à organiser l’élevage avicole selon les principes d’une agriculture scientifique. Les bêtes qui, jusque-là, couraient librement dans les ruelles des villages ont été confinées dans des hangars fermés. La recherche génétique a opéré une distinction entre des races pondeuses et des races productrices de chair (appelées broilers en Inde), présentant une capacité supérieure à prendre du poids, notamment au niveau des muscles pectoraux. Dans cette modalité de production intensive, les générations ont été séparées : les reproducteurs grands- parentaux et parentaux ont pour seule vocation de pondre des œufs envoyés dans des incubateurs qui livrent des poussins âgés d’un jour aux « éleveurs ». Après 40 à 42 jours d’élevage intensif, lors desquels les rations alimentaires et l’administration de produits vétérinaires sont scrupuleusement contrôlées, les animaux au pelage uniformément blanc sont enfermés dans des caisses chargées dans des camions, et partent à destination des marchés urbains où ils seront abattus.

5 Ces méthodes ont été mises au point par quelques groupes avicoles indiens aujourd’hui très puissants, comme Venkateshwara dans l’État du Maharashtra et Suguna dans celui du Tamil Nadu, en partenariat avec les géants mondiaux du secteur tels que l’étatsunien Cobb-Vantress et le britannique Aviagen. Deux principes président à cette nouvelle organisation du secteur. Tout d’abord, celui de l’agriculture contractuelle : le groupe avicole (integrator) fournit les volatiles, les aliments concentrés, les médicaments et le support technique alors que l’éleveur (grower) fournit les infrastructures et la force de travail. Le deuxième principe, l’intégration verticale, est le corollaire du premier : les groupes avicoles maîtrisent toute la chaîne de valeur, des moulins de trituration des graines à la manufacture des équipements en passant par la reproduction des lignées et la fabrication des traitements médicaux. Afin de maximiser ses profits, le secteur cherche à présent à intégrer les activités en aval de la chaîne : des usines d’abattage et de transformation des produits sont construites et des réseaux de boucheries dédiées, portant le nom de la marque, se développent. Ainsi, aujourd’hui à Chennai (la capitale du Tamil Nadu), on peut, dans une boutique de l’enseigne Suguna Daily Fresh, acheter des poulets entiers réfrigérés et emballés, mais également des morceaux désossés et marinés ou encore du salami de volaille. Cette nouvelle forme de commerce de poulet cherche à concurrencer la modalité ancienne de vente sur les

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marchés publics et dans les petites boucheries artisanales, où les animaux sont conservés vivants dans des cages attenantes au billot avant d’être abattus, plumés et éviscérés à la demande.

6 Les économies d’échelle et la diversification de l’offre finale orchestrées par l’industrie avicole permettent de constituer un oligopole assurant des profits substantiels dans un secteur aux faibles marges. Mais une telle intensification des pratiques n’est pas sans risques : les organismes pathogènes (tels que la Salmonella ou le Campylobacter) trouvent dans les élevages confinés un territoire propice à leur développement fulgurant ; les hautes doses d’antibiotiques administrés comme prophylactiques, mais également pour favoriser la croissance des bêtes, favorisent les risques de résistance et suscitent des craintes croissantes chez les mangeurs ; les effluents des hangars augmentent les concentrations d’azote dans l’eau et dans les sols. Par ailleurs, la compétitivité du secteur repose fortement sur le coût des aliments donnés aux poulets. Or, l’augmentation mondiale de la consommation de viande et la production d’agrocarburants risquent de provoquer à terme une forte hausse des cours mondiaux du maïs et du soja, déjà malmenés par les événements politiques et climatiques mondiaux. Les dégâts causés par l’émergence de cet élevage industrialisé sont également sociaux. Les petits éleveurs de poulets, principalement des femmes, se trouvent encore plus marginalisés, incapables de concurrencer ces mastodontes, alors que ceux optant pour la contractualisation sont dépossédés à la fois du produit de leur travail et de leurs compétences techniques : privés de leur pouvoir d’initiative, ils se contentent de réaliser une suite d’opérations dictée par des experts extérieurs.

7 L’élevage du poulet en Inde illustre le processus par lequel le capitalisme industriel conquiert le secteur agricole, en remplaçant l’intensité en travail par une intensité en capital, en concentrant le pouvoir décisionnel, les activités et les profits, et en déléguant ou externalisant les risques. Ce faisant, il participe également à transformer les significations et la nature même de l’aliment produit. C’est bien ce processus d’intensification de la production qui explique en grande partie l’augmentation de la consommation de poulet en Inde.

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Photo 1 - Élevage de poulets de chair au Tamil Nadu

Cliché : M. Bruckert, 2013

… qui modifie la nature et le statut du poulet

8 Les économies d’échelles et la gestion scientifique de l’élevage ont permis une très nette baisse du prix du poulet en 20 ans, qui est à présent la moins chère des viandes en Inde. Plus précisément, un kilogramme de poulet coûte autant qu’un kilogramme de bœuf mais, si les prix se valent, les statuts « rituels » de ces deux viandes sont aux antipodes : la première est largement acceptée par la majorité des Indiens non- végétariens, alors que la deuxième reste rejetée par de nombreux hindous de castes moyennes et supérieures, mais également par certains chrétiens et musulmans.

9 Pourtant, si le poulet est dans l’Inde actuelle une viande peu frappée du stigmate d’impureté, il n’en a pas toujours été autant. Les Dharmashastras, traités juridiques datant de l’époque védique (autour du ve siècle avant notre ère), spécifient que le coq et la poule domestiques sont impropres à la consommation humaine. Jusqu’aux années 1980, ce stigmate persiste et la consommation de poulet reste très faible hors de certains groupes chrétiens, musulmans ou de basses castes hindoues. Ce sont les nouvelles conditions d’élevage instaurées par l’industrie agroalimentaire qui ont rendu cet animal et sa viande plus « purs ». Quand les volatiles glanaient librement leur nourriture dans les basses-cours et sur le bord des chemins, picorant à l’envie insectes et vers, parfois nourris des restes de l’alimentation humaine, leur chair était considérée comme un vecteur d’impureté. Maintenant que les poulets sont confinés dans des espaces clos à la litière entretenue, nourris de tourteaux de graines soigneusement sélectionnées, ils ne représentent plus la même souillure. Comment expliquer ce changement de statut ? L’anthropologie a bien montré que la logique de la comestibilité

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est souvent similaire à une logique de parenté : de la même façon qu’on n’épouse ni un parent ni un total étranger, on ne mange ni un animal familier ni un animal trop sauvage ou trop différent. D’une certaine façon, les poulets indiens se situent à présent à bonne distance, à la fois spatiale et symbolique, entre le monde des humains et celui de la nature sauvage. Surtout, le contrôle total sur leurs conditions de vie garantit le caractère strictement végétal de leur alimentation et leur absence de contact avec des déchets humains.

10 Hormis cette place à présent élevée dans la hiérarchie des viandes, le poulet est également valorisé, notamment au sein de la classe moyenne urbaine, pour la blancheur, le caractère maigre et l’absence de goût prononcé de sa chair. Alors que la viande de chèvre ou de mouton reflète inexorablement l’origine animale du produit, celle de poulet apparaît comme une nourriture presque générique, un support protéiné facile à cuisiner et adaptable pour de nombreuses recettes, aujourd’hui parfois empruntées aux répertoires culinaires de l’Inde du Nord ou du monde arabo- musulman. À l’évidence, cette viande revêt également une image de modernité : c’est le plus souvent le seul produit « non-végétarien » proposé dans les nombreux restaurants urbains, et notamment certains fast-foods de type occidental, qui ouvrent dans les moyennes et grandes villes indiennes. La fréquentation de ces lieux de restauration extérieure devient une pratique de distinction sociale. Par ailleurs, la plus grande disponibilité géographique et la meilleure accessibilité économique du poulet permettent à présent de s’adonner régulièrement à ce qui a longtemps été vu comme un privilège : la consommation carnée. En effet, si l’idéologie du végétarisme reste très présente dans la société indienne, la viande n’en a pas moins été de longue date un aliment valorisé, notamment par les membres des castes hindoues dites « martiales »3, des basses castes et des groupes musulmans et chrétiens.

11 Les mangeurs le reconnaissent : ce n’est pas tant la chair elle-même que les épices et les condiments dans lesquels celle-ci cuit qui apporte un plaisir gustatif. Nombre d’entre eux précisent qu’ils préfèrent la viande du country chicken, un poulet de race locale, au plumage chatoyant et élevé de façon plus extensive. Mais cette dernière viande, au demeurant parée de vertus médicinales et aphrodisiaques, présent deux défauts : elle est considérée comme ayant un effet échauffant sur le corps des mangeurs et, surtout, elle reste deux à trois fois plus chère que celle du broiler (le poulet « industriel »). Les entreprises avicoles cherchent à capitaliser sur ce lien couramment établi en Inde entre alimentation et santé. Sur leurs emballages, elles vantent, outre l’aspect pratique (convenient), les bienfaits de leurs poulets pour le cœur, contre le cancer, etc.

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Photo 2 - Comptoir de rue servant du poulet à Bangalore

Cliché : M. Bruckert, 2013

Le capitalisme agroalimentaire prend le pouvoir

12 Quels enseignements peut-on tirer de ces observations ? Déjà, il apparaît évident que ce sont bien les acteurs situés en amont de la chaîne, et principalement les entreprises agroalimentaires, qui ont une influence déterminante sur les comportements alimentaires. Par leur maîtrise totale du processus de production et par l’éloignement croissant (à la fois géographique, économique et cognitif4) qui s’installe entre les mangeurs et les conditions de fabrication de leurs aliments, ce sont ces groupes puissants qui choisissent les informations qui sont transmises au mangeur final. Quand les bêtes sont élevées dans le voisinage et abattues sous les yeux de l’acheteur, la confiance se détermine par ce qui est vu ; quand elles sont maintenues dans des hangars fermés et tuées dans des usines éloignées, la confiance se construit par ce qui est su – ou, du moins, ce qu’on décide de faire savoir. Certes, il est important de reconnaître une certaine autonomie et une résistance dans la capacité que les mangeurs ont à formuler et satisfaire leurs choix alimentaires. Ainsi, si l’élevage des poulets est en très grande partie sous le contrôle des entreprises avicoles, la sphère de la distribution et de la transformation reste encore majoritairement artisanale : de nombreux mangeurs préfèrent consommer la chair d’une bête abattue le jour même sous leurs yeux que celle, plus suspecte, entreposée réfrigérée et emballée dans les rayons des supermarchés. Pourtant, ce sont bien les entreprises avicoles qui définissent la nature de ces poulets et leurs conditions d’élevage : force est de constater que, dans ce cas du moins, c’est bien le versant de l’offre qui domine celui de la demande.

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13 Ceci étant, la nouvelle accessibilité économique du poulet en Inde pourrait être accueillie comme une bonne nouvelle dans un pays où une partie importante de la population souffre de malnutrition (notamment de carences en fer et en protéines). Cependant, il faut se garder de tout angélisme. Déjà, d’après les statistiques du gouvernement indien, les ménages les plus riches consomment encore six fois plus de poulet que les ménages les plus pauvres5. Ensuite, ce faible coût économique ne doit pas masquer les importants coûts « cachés » ou « externalisés » : les éleveurs marginaux sont fragilisés, les zoonoses comme la grippe aviaire menacent en permanence, les dégâts écologiques de l’élevage intensif s’accroissent et le détournement des grains de l’alimentation humaine vers l’alimentation animale risque de créer de fortes tensions sur les marchés mondiaux voire de nouvelles émeutes de la faim.

14 L’étude du cas des poulets indiens éclaire les dynamiques d’émergence et d’expansion d’une certaine forme de capitalisme agroalimentaire. Le capital circule, de façon plus ou moins fluide, à la recherche de ce que le géographe David Harvey a nommé un spatial fix (2001, p. 184), à savoir un site de fixation, souvent temporaire, pour assurer de nouveaux débouchés. Ainsi, les corps des poulets, mais également ceux des mangeurs, peuvent être compris comme des lieux d’accumulation assurant une meilleure circulation et une meilleure rentabilité de ce capital. Dans ce mouvement, les corps sont radicalement remodelés : on investit dans les capacités métaboliques des corps des poulets (autrement dit dans leur pouvoir de croître et de se reproduire) et, de façon indirecte, dans les capacités d’absorption des corps des mangeurs pour garantir des profits.

15 La démarche géographique semble particulièrement appropriée pour appréhender les changements ayant cours dans le système alimentaire mondial. Elle permet d’intégrer l’étude des processus écologiques, des infrastructures matérielles, des réseaux économiques, des acteurs politiques et des dispositifs symboliques qui, tous ensemble, contribuent à définir et à réguler la présence, la circulation, la visibilité, les statuts et les multiples effets des aliments. Surtout, cette démarche incite à être vigilant aux questions de justice alimentaire, de justice spatiale et de justice environnementale qui ne manquent pas de se poser quand on s’intéresse aux changements alimentaires à différentes échelles.

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NOTES

1. Source : OCDE & FAO, Agricultural Outlook, 2011-2020, 2013, p. 172. 2. Source : http://www.fnbnews.com/Poultry/poultry-production-in-india—the-current- scenario-38620 ; consulté le 23 juin 2017. 3. Dans la vision organiciste d’une société indienne découpée en ordres (varna), les castes dites « martiales », appelées ksatriya, ont pour vocation traditionnelle les fonctions politiques et guerrières. 4. À ce sujet, voir Bricas (2017, p. 20). 5. Government of India, National Sample Survey Organisation, 2011 - Household consumption of various goods and services in India 2009-2010.

AUTEUR

MICHAËL BRUCKERT

Postdoctorant au Culinaria Research Centre, University of Toronto, [email protected]

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Rubriques

COM a vu

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Le dernier refuge (2013, 1 h 05 min) Réalisateurs : Anne-Laure Porée (journaliste et doctorante en anthropologie) et Guillaume Suon (réalisateur franco-cambodgien). Coproduction : Bophana Production/Centre Bophana/Tipasa Production.

Marie Mellac

RÉFÉRENCE

Le dernier refuge (2013, 1 h 05 min). Réalisateurs : Anne-Laure Porée (journaliste et doctorante en anthropologie) et Guillaume Suon (réalisateur franco-cambodgien). Coproduction : Bophana Production/Centre Bophana/Tipasa Production

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1 Le film a été tourné au Cambodge entre 2010 et 2012 dans la partie orientale de la province du Mondulkiri, près de la petite ville de Bousra, à quelques kilomètres de la frontière vietnamienne. Cette région est alors concernée, depuis 2008, par le développement rapide de plantations d’hévéas (caoutchouc) de très grandes dimensions qui empiètent sur les espaces de culture des populations locales. Les principaux personnages du film appartiennent au groupe ethnolinguistique bunong (les fameux Mnong Gar de Georges Condominas, 1957) et pratiquent une agriculture forestière (défriche-brûlis) qui consiste à défricher un pan de forêt tous les trois ou quatre ans pour le cultiver avant de le laisser se régénérer (jachère forestière) pendant une dizaine d’années de sorte à pouvoir le mettre en culture à nouveau.

Un film qui questionne

2 S’il fallait choisir un film pour montrer à quel point la distinction entre film de fiction et documentaire est ténue, Le dernier refuge serait un choix parfait. Le film ne donne pas de chiffre, pas de lieu, pas de nom, à peine une date au hasard d’une discussion. Quelques mots très courts aident le spectateur qui ne connaît pas les agricultures forestières à comprendre ce qu’il voit : « Le mir, champ traditionnel bunong ». Mais il n’y a pas d’expert, pas de démonstration, et les quelques voix off sont celles des personnages. Le film n’explique donc pas, il questionne. Pour cela, il invite le spectateur à suivre un couple, Mé Chap, la mère et Pou Chap son mari tout au long d’une saison de culture, de la préparation du champ après la mise à feu de la forêt, à la récolte. Le film en dit pourtant plus sur les appropriations foncières à grande échelle (qui ont le statut de concessions économiques au Cambodge), la façon dont elles se produisent, leurs effets sur les paysages et sur les populations qui sont obligées de se déplacer que bon nombre de documentaires sur le sujet.

3 Il est difficile par écrit de rendre la richesse de ce qu’apprend le film à travers les paysages et les sons, les gestes et les paroles à la fois poignantes et pleines d’humour des personnages. Pour ne pas trop m’éloigner du film, je tente de procéder un peu de la même façon : partir de certains paysages et de certaines conversations, pour montrer ce que produisent localement et quotidiennement les appropriations de terre à grande échelle.

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De nouveaux paysages visuels et sonores

4 Après quelques images d’archives qui montrent un convoi d’éléphants et des danses de rituel bunong, sur un fond sonore de bruits de la forêt, le film s’ouvre sur l’image d’un bulldozer qui abat des arbres et sur les vastes espaces défrichés pour mettre en place les plantations : des pistes de terre rouge rectilignes, d’immenses parcelles uniformes jonchées de branches et de souches qui attendent d’être enlevées ou brûlées, et de loin en loin un bosquet de forêt isolé ou un arbre gigantesque épargné. Ces images qui sont accompagnées du bruit des tronçonneuses contrastent avec celles qui sont prises dans le mir des Bunong et lors de leurs déplacements en forêt.

5 Les plantations produisent en effet des paysages visuels et sonores totalement nouveaux. Lorsque les hévéas sont grands, l’effet lunaire des défrichements est atténué, mais les alignements mono-spécifiques sur des centaines ou des milliers d’hectares créent une nouvelle géométrie : les lignes droites remplacent les méandres et les détours, les ruptures sont nettes plutôt que progressives, la monotonie fait place à la diversité. Les plantations ne rendent pas non plus les mêmes services écologiques que la forêt cultivée. Ces services sont suggérés à plusieurs reprises par des images ou des discussions : variété des espèces végétales et animales, sauvages ou domestiques, utilisées par les habitants, points d’eau, ombre et humidité du sous-bois, richesse des sols après le brûlis etc. Depuis longtemps maintenant, les scientifiques ont montré que les forêts cultivées d’Asie du Sud-Est contiennent une plus grande diversité floristique, y compris d’espèces forestières, que celles qui ne le sont pas (Mellac, 2000), ces dernières servant de réservoir aux plantes moins immédiatement utiles mais néanmoins nécessaires à l’équilibre forestier. Avec les plantations, les terres sont en partie nivelées, l’humus forestier s’appauvrit et le sous-bois qui accepte encore de pousser est régulièrement nettoyé, les cours d’eau s’assèchent et/ou se réchauffent, les bruits des tronçonneuses et des engins d’exploitation éloignent les animaux et couvrent les bruits de la forêt. Les lieux deviennent ceux d’une seule entreprise et d’une seule plante, des espaces privés que les entreprises peuvent interdire de traverser. Alors que la forêt est ouverte à tous, humains comme non humains, végétaux, animaux, eaux, esprit des morts et des choses, dans une cohabitation que chacun contribue à définir.

« S’il y a une autre forêt, j’irai y faire mon mir »

6 Cette idée est exprimée par Mé Chap lorsqu’une jeune amie de la famille lui demande ce qu’elle pense de la perte des terres. Elle poursuit « La perte des terres concerne tout le monde, pas que nous ». Avec ces deux phrases, Mé Chap évoque à la fois la relation à la forêt des Bunong, ainsi que les relations qu’ils construisent entre eux et avec les autres. Ces trois niveaux de relations sont fortement reliés entre eux et sont construits sur d’autres valeurs et logiques que celle des entrepreneurs, et plus largement des individus et des groupes entrés dans la modernité. Ils sont partout présents dans le film. Le mir est un élément central de leur compréhension, élément sur lequel insistent d’ailleurs les personnages. « Nous ne sommes pas beaux à voir sans le mir ». Ou encore « Le mir me rend heureux depuis mon enfance », « J’essaierai d’avoir un mir jusqu’au jour de ma mort ».

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7 Le mir est un champ ouvert dans la forêt le temps de deux à trois ou quatre années de cultures. Après les cultures la forêt repousse et contient de nombreuses espèces utiles qui se sont développées grâce à l’ensoleillement et/ou qui ont été introduites par les paysans. Ainsi un espace anciennement cultivé se repère à certaines de ces espèces (bambous, bananiers) absentes dans la forêt non cultivée (il n’y a pas de bananier dans la forêt lointaine nous dit Pou Chap), et leur présence, plusieurs années après, indique l’âge du recru forestier et entretient un lien (par les cueillettes) entre la parcelle et ceux qui l’ont précédemment cultivée. Lorsque les paysans ont été déplacés pendant longtemps comme c’est le cas dans cette région frontalière fortement perturbée, les années deviennent des décennies et les traces des anciens mir disparaissent. Ils « n’appartiennent » alors plus à personne mais leur mémoire est transmise oralement et permet, comme l’indique Pou Chap, aux paysans d’aujourd’hui de les retrouver : « Nos parents nous ont montré où étaient les mir de nos ancêtres. On les a recherchés dans la forêt. On sème de nouveau sur ces anciens mir ».

8 Vastes espaces au milieu de la forêt, les mir des Bunong sont ouverts par plusieurs foyers qui s’entraident au moment des travaux les plus lourds ou les plus urgents, lors du semis au bâton notamment. Ce sont des espaces et des moments de vie temporaires, parfois très éloignés des villages permanents où les Bunong ont été progressivement sédentarisés. Ils recèlent quelques dangers (serpents et autrefois éléphants sauvages ou tigres) mais sont aussi plus tranquilles et permettent de nombreuses activités dont on sent bien, dans le film, le plaisir qu’ont les protagonistes à les effectuer et les transmettre : chasse, pêche, cueillette, artisanat, baignades. La forêt est investie d’un très grand nombre de fonctions dont certaines, liées aux cultes des morts, font que certaines portions de forêt ne peuvent pas être cultivées ni même traversées, pas même par les éléphants ! Ceux-ci ont longtemps été un élément important de la culture des Bunong qui les attrapaient en forêt, les élevaient et les utilisaient dans leurs déplacements ou pour les cultures. Comme la forêt, les éléphants sont plus ou moins sauvages et dangereux ou domestiques et utiles. Leurs âmes se distinguent de celles des autres animaux, mais ressemblent à celles des humains (Scheer, 2014) qui entretiennent avec eux des relations très spécifiques, impliquant des droits mais aussi des obligations comme celle de respecter les cimetières, ainsi que le suggère Pou Chap.

9 Le film montre encore mille autres choses de la forêt et des mir des Bunong : les savoirs et les savoir-faire, les chants, les rituels agraires, les saisons, les déplacements, le riz et les autres plantes cultivées ou cueillis, les animaux. Pour ne pas être fleur bleue, il faudrait rajouter l’alcool, le tabac, les dangers de la chasse, et la violence des combats signifiée au détour d’une conversation. Car les Bunong, comme le dit Mé Chap n’ont pas peur de se battre et peuvent sortir leurs lames. Mais pourront-ils gagner ce dernier combat ?

Les derniers Bunong ?

10 Le film, à travers son titre et les images des concessions à perte de vue des derniers plans, suggère plutôt que le combat est perdu et que le mode de vie des agriculteurs de la forêt est voué à disparaître. Les dangers qui menacent ce mode de vie sont en effet multiples.

11 Il y a d’abord et surtout les concessions. Comme le dit Mé Chap tout a commencé à être difficile pour eux en 2008 lorsque « la compagnie a tout rasé » et que la forêt a

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commencé à disparaître. Cette date n’est pas fortuite. Elle correspond à la crise alimentaire puis financière de 2007-2008 qui a révélé le phénomène des appropriations foncières à grande échelle au grand public et a attiré l’attention des investisseurs, pour sécuriser l’approvisionnement de leur pays dans certains cas ou, plus souvent, pour profiter de nouvelles sources de profits dans ces temps incertains. Au Cambodge, comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, les exploitations agroindustrielles ont commencé à se développer avant 2008 mais elles ont explosé à partir de cette date pour couvrir près de 12 % du territoire national en 2015 (Licadho, 2015). Depuis, certaines ont été annulées ou ont vu leur superficie diminuer sur le papier. Mais il suffit de regarder des images en ligne (« Google Earth » notamment) pour constater que les trouées sont immenses et que la forêt, entre 2005 et 2015, a largement diminué dans le Mondulkiri et ailleurs. Les grandes plantations ont aussi attiré des migrants qui ont développé à leur tour des exploitations de plus petite dimension mais qui ont elles aussi empiété sur les anciennes forêts cultivées. Or les agricultures forestières demandent de très vastes espaces disponibles pour que la forêt, devenue jachère, se régénère, ce qui devient de plus en plus difficile.

12 Au Cambodge, des solutions légales ont été inventées pour atténuer certains des effets des concessions sur les populations dites indigènes : titres de propriété collectifs et politique dite de la « peau de léopard » qui consiste à requérir que les espaces déjà habités et mis en culture soient retranchés de la superficie attribuée aux investisseurs, ce qui revient à créer des tâches sur les cartes des concessions. Mais les titres collectifs tardent à être attribués (11 seulement l’avaient été en 2016 pour 458 communautés indigènes recensées selon le CCHR, 2016) et les concessions sont attribuées sans tenir compte des usages antérieurs. Même si elles étaient appliquées, ces solutions ne pourraient de toute façon pas répondre aux besoins des agriculteurs de la forêt qui ne raisonnent pas leurs cultures sur des territoires villageois continus et délimités et qui ont besoin de disposer d’espaces non cultivés pour déplacer régulièrement leurs champs.

13 Le problème qui se pose aux Bunong est en effet aussi de pratiquer une forme d’agriculture et de vivre selon des principes qui s’arrangent mal des exigences de la modernité, notamment de la propriété foncière, individuelle comme collective, et de l’extension de l’économie de marché. Plusieurs séquences en rendent bien compte, en particulier lorsque Pou Chap avoue qu’il ne sait plus quelle somme il a retiré de la vente de ces terres. On apprend finalement qu’il a obtenu 250 dollars pour quatre hectares et a acheté de quoi manger, ce qui est dérisoire et montre à quel point cet échange n’a pas de sens pour lui. Un peu plus tard, Pou Chap indique aussi qu’il n’est pas encore allé voir le terrain qui lui a été attribué en compensation et sur lequel des hévéas ont été plantés par la compagnie, à charge pour lui de payer les plantations lorsqu’elles produiront. Lorsqu’il finit par aller voir sa parcelle, Pou Chap constate avec un certain humour que les seules choses qui veulent bien y pousser sont des cailloux et comprend qu’il s’est endetté pour des arbres qui ne produiront jamais rien. Cet exemple montre quant à lui combien ces échanges sont inégaux et profitent de la crédulité des Bunong et de leurs méconnaissances des transactions financières et contractuelles.

14 L’introduction de la modernité est peut-être en effet le moyen le plus efficace de fragiliser les Bunong. Les jeunes ne souhaitent plus reproduire un mode de vie qui les stigmatise et ne leur permet pas d’obtenir les biens de consommation qui s’offrent à eux. Les communautés se divisent entre ceux qui ont pu profiter du boom des

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plantations et de la venue des migrants (que l’on ne voit pas dans le film) et ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu. Le chef de village même ne semble pas défendre les paysans expropriés et les villageois ne parviennent pas à s’organiser. « Plus on se bat contre les compagnies, plus on se bat entre nous » nous dit Pou Chap dont on sent bien qu’il est désorienté face aux problèmes qui se posent. Adaptées à la mobilité, les structures sociales bunong ne dépassent pas le niveau villageois ce qui fait le jeu des investisseurs, grands comme petits, avec la complicité des autorités locales, provinciales et nationales. Ce jeu est d’autant plus facile que les forces des acteurs en présence sont disproportionnées. Que faire face à la puissance des multinationales, aux organisations internationales qui les soutiennent au nom du développement, aux pouvoirs publics qui accordent les concessions, à la pression exercée par les migrants khmers et les voisins vietnamiens qui rêvent de nouvelles terres à planter, aux sirènes du marché ?

15 Les conflits fonciers qui se multiplient au Cambodge et dans le monde, le procès intenté à l’entreprise SocFin (qui détient des parts majoritaires dans trois concessions près de Bousra) devant le tribunal de grande instance de Nanterre, la multiplication des sites Internet documentant les conflits, le travail de plaidoyer des ONG, les articles scientifiques, les films, montrent que les résistances ne sont pas épuisées. Mais cela transforme aussi la vie des Bunong dont on vient à souhaiter, face à l’ampleur des changements et à leur caractère d’inéluctabilité, qu’ils s’insèrent le plus efficacement possible dans l’économie de marché pour ne pas en être seulement les victimes. À ce sujet, Pou Chap a une phrase saisissante à propos des Bunong du Vietnam qui n’ont pas eu à se battre contre de très grandes exploitations mais ont vu les forêts disparaître sous la pression des petites plantations des migrants : « Même au Vietnam ils ne font pas ça. Là-bas ceux qui sont éduqués arrivent à se nourrir. Les autres c’est comme ici : ils deviennent esclaves ».

BIBLIOGRAPHIE

Cambodian Center for human Rights (CCHR), 2016 - Access to Collective Land Titles for Indigenous Communities in Cambodia. Phnom Penh : CCHR, 44 p. https://goo.gl/SqCKtP.

Condominas, G., 1957 - Nous avons mangé la forêt. Paris : Mercure de France, 495 p.

LICADHO, 2015, Cambodia’s concessions, carte en ligne : https://www.licadho-cambodia.org/ land_concessions/. - consultée en janvier 2016.

Mellac M., 2000 - Des forêts sans partage. Thèse de doctorat de Géographie, Université Michel de Montaigne Bordeaux III, 610 p.

Scheer, C., 2014 - La réforme des gongs, Dynamiques de christianisation chez les Bunong protestants des hautes terres du Cambodge. Thèse de doctorat en anthropologie, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 575 p.

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AUTEURS

MARIE MELLAC

Université Bordeaux Montaigne, UMR 5139 Passages CNRS, [email protected]

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Wrong elements (2017, 2 h 13 min) Réalisateur : Jonathan Littell

Bernard Calas

RÉFÉRENCE

Wrong elements. Réalisateur : Jonathan Littell. Distributeur « Le Pacte »,(2017, 2 h 13 min)

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1 Documentaire de 2 h 13 min, d’une qualité graphique exceptionnelle d’épuration, le film met en scène Nighty, Mike et Geffrey qui vivent à Kitgum dans le nord de l’Ouganda. À l’image de millions de jeunes Africains, ils tentent d’y conduire leur vie. Confrontés à la hausse des prix de l’essence et à la rareté des clients, les garçons opèrent comme boda boda (moto- taxis) ; Nighty tente d’éduquer ses enfants n’escomptant rien de la solde de son militaire de mari, buveur et volage. Cependant, à la différence de leurs agemates, ce trio a de la vie une expérience unique, traumatisante, expérience qui les a marqués au fer rouge.

2 Kidnappés à l’âge de 12/13 ans par les rebelles de la Lord’s Reform Army1, ils y ont été enrôlés de force, comme soldats pour les garçons, comme esclave sexuelle pour la fille. Après avoir été violée, celle-ci a été « donnée au Boss » – entendez Joseph Kony le chef de la LRA lui-même – dont elle a eu un enfant ; Mike et son ami ont pillé, volé, tendu des embuscades, tué, à la houe ou à la machette parfois, souvent au fusil. Pendant plusieurs années, ils ont vécu dans le sillage et les camps des rebelles, y ont assisté à des scènes – comme l’assassinat de 300 femmes accusées de sorcellerie ou l’exécution publique d’un sodomite – d’une violence indicible, ici énoncées simplement avec un doux sourire pudique. Ils y ont commis les pires horreurs, donnant eux aussi la mort, sur ordre et parce qu’ils s’étaient habitués à tuer.

3 À l’initiative du cinéaste, ils revisitent les lieux de leur adolescence : de celui de leur enlèvement aux abords d’un camp de déplacés, aux chemins de leur fuite forcée (magnifique disparition dans l’immensité de la savane), aux lieux d’embuscade et de carnage, et même au camp établi au Sud Soudan ; ils se souviennent, revivent, mimant parfois ce qu’ils ont subi, fait et fait subir. Magnifiques confessions à trois voix dans un décor d’une grande sobriété, à l’image de ces pistes rouges, rectilignes et sans fin qui fendent le vert de la brousse, inhabitée, pleine des fantômes du passé, l’ensemble des récits montre des gamins plongés dans la folie sanguinaire, sordide, macabre, d’adultes en proie aux décisions de Kony inspiré par les esprits, dont le terrible I Want You qui demande du sang. Expérience dont la moitié des 60 000 kidnappés ne sont pas revenus.

4 Au terme de ce road-movie mémoriel, au rythme des motos et des pick-up, leur parcours s’achève sur le lieu d’un massacre où Geoffrey rencontre la mère d’enfants à l’assassinat desquels lui et Myke ont participé. « J’ai cru qu’ils coupaient du bois… mais c’était la tête de mes enfants qui tombaient ». Le pardon semble accordé, dans un souffle ; fragile parole à laquelle notre héros veut croire et s’accroche parce que libératrice des cen, ces esprits qui hantent, dérangent, rendent fous et dont il faut se libérer, avec le temps ou des séances d’exorcisme.

5 La force du film tient à la vérité des sentiments : loin de l’autoflagellation comme du déni, du ressentiment comme du ressassement, loin des remords comme de la glorification nauséabonde, pointe l’aveu de l’horreur commise et l’ambivalence du

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souvenir de ce temps violent, hors normes mais pas sans ordre, douloureux à l’excès car dominé par la peur, la perte de l’innocence, la proximité de la mort, mais plein de l’excitation des pillages voire des combats adolescents. Et on comprend qu’au-delà de la morale, perce un sentiment confus fait de l’alliage d’une inavouable nostalgie de ce temps qui fut quoi qu’il en soit leur adolescence, du désir de dépasser la sidération de ce qui est advenu, pour en dessiner le souvenir et se construire, résilients, dessus. Car ce que met en scène le film c’est l’exceptionnelle résilience de ces victimes-bourreaux. La fluidité des mouvements, la douceur des liens et des sourires qui unissent ces rescapés contrastent en permanence avec les sentiments d’horreur et d’amertume nés d’avoir été floués et d’être tombés nolens volens, sans le vouloir, du mauvais côté de l’histoire.

6 On retiendra particulièrement la magnifique séquence de ces anciens combattants serrés les uns à côté des autres devant un poste de télévision : ils regardent les images ramenées par le réalisateur lui-même de République Centrafricaine où il est allé sur les traces de la LRA. Parfois, ils photographient l’écran sur leur smartphone. D’une voix posée, un ancien commandant de la LRA, accusé de crime contre l’humanité au Tribunal pénal international de La Haye, y présente ses arguments et ils avouent d’une certaine manière leur solidarité avec leur ancien chef.

7 Le film interpellera le géographe sensible aux chorégraphies et aux paysages d’Afrique, aux micro-tactiques guerrières, au dévoilement de la charge mémorielle atroce de lieux que rien ne distingue dans le paysage. Le film parlera évidemment à l’africaniste qui retrouve son décor de pompes à essence, de garage à motos-taxis, ces villages composites de boutiques en terre crue couvertes de tôle et de cases rondes au chaume épais. Il comprendra mieux combien ces marges de savanes, de marais, de forêts peu peuplées sont propices aux zones grises où les populations sont prises entre le marteau et l’enclume. On s’aperçoit qu’un ordre réel structurait la LRA avec des interdits stricts, des rituels, des photos-souvenirs (Kony bel homme, la bande de copains, des cadavres mutilés torse nu), une spiritualité inscrite dans des installations complexes. Évidemment ces témoignages aideront à approcher (peut-on comprendre ?) le quotidien de la cohabitation post-conflictuelle que connaissent tant de régions, en Afrique et ailleurs.

8 Car au-delà du strict cas ougandais, le film atteint à l’universel. D’abord l’aveu de l’engrenage de l’engagement, du morbide pose la question qui intéressait déjà Jonathan Littell dans son roman-fleuve lauréat du Goncourt (2006) : comment devient-on un monstre ? À partir de quel seuil devient-on justiciable ? Quelles différences entre ces jeunes adultes et le commandant, plus mûr, mais qui se prévaut pourtant de la même histoire ? Le film intéresse tout simplement parce qu’il montre au sens littéral le tragique du destin de ces enfants devenus adultes mais au-delà, pour tenter de le domestiquer, la complexité des ressorts du couple souvenir/mémoire. Plus qu’intéresser, ce film émeut, au plus profond, à la façon des fictions d’un Brunot Dumont, parce que ses héros touchent à l’universel de la condition humaine.

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BIBLIOGRAPHIE

Allen T. et Vlassenroot K. (dir.), 2010 - The Lord’s Resistance Army : Myth and reality, Londres/New York : Zed Press, 368 p.

Atkinson R.R., 2010, The roots of ethnicity origins of the Acholi of Uganda, Kampala : Fountain Publishers, les pages 275 à 335.

International Crisis Group (ICG), 2007 - Northern Uganda : Seizing the opportunity for peace, ICG Report n° 124, Bruxelles/Nairobi : International Crisis Group, avril.

Lamwaka C., 2016 - The raging storm. A reporter’s inside account of the Northern Uganda war 1986-2005, R.R. Atkinson (dir.), Kampala : Fountain Publishers, 463 p.

Littell J., 2006 - Les bienveillantes, Paris : Gallimard.

NOTES

1. La Lord’s Reform Army est un mouvement de rébellion nord-ougandais et plus particulièrement acholi, dirigé par Joseph Kony. Celui-ci tirait une partie de son pouvoir de ses relations avec les esprits dont le fameux I want You qui annonçait des opérations militaires redoutées. La LRA luttait contre le pouvoir central ougandais et la National Resistance Army de Museveni devenue les Uganda People Defense Forces. Assez classiquement, la LRA a eu recours à des enrôlements forcés d’adolescents et d’enfants enlevés dans les écoles ou les camps de déplacés. La guerre a déplacé deux millions de personnes dont 1,5 million dans des camps de regroupement sordides. Le nombre total des victimes est difficile à connaître mais se chiffre en centaines de milliers. Voir : ICG (2007), Lamwaka (2016), Allen et Vlassenroot (2010), et surtout Atkinson (2010), les pages 275 à 335.

AUTEURS

BERNARD CALAS

Université Bordeaux Montaigne, LAM UMR 5115, courriel : bernard.calas@u-bordeaux- montaigne.fr

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Rubriques

Entretien de COM

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Entretien avec Bernard Charlery de la Masselière Propos recueillis par Bernard Calas et Sylvain Racaud

Bernard Callas et Sylvain Racaud

1 Bernard Charlery de la Masselière est professeur émérite de géographie de l’Université Toulouse-Jean Jaurès (autrefois Toulouse 2 le Mirail). Il a dirigé l’IFRA-Nairobi de 1995 à 1999 puis de 2003 à 2007 et le laboratoire « Dynamiques rurales » de 1991 à 1995 et de 2011 à 2016.

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Photo 1 - Bernard Charlery de la Masselière. Séchage du cacao dans le couloir du Moungo, Cameroun

Cliché : P. Charlery de la Masselière

Pourquoi l’ouvrage Penser la question paysanne en Afrique intertropicale (Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2014, 176 p.) est-il difficile d’accès ? On a effectivement dit que mon livre Penser la question paysanne en Afrique intertropicale était difficile d’accès. Si c’est le cas, c’est sans doute parce que sur le thème de la paysannerie et de l’agriculture africaine, il y a des facilités coupables qui témoignent souvent d’une économie de pensée dont les automatismes sont difficiles à démonter, que ce soit à propos du modèle agricole technique et productiviste, ou que ce soit à propos de ce que l’on croit savoir de l’agriculture familiale. Cette difficulté de lecture – qu’il ne faut toutefois pas exagérer – est symptomatique de la difficulté à appréhender la question paysanne et à dépasser nos présupposés. Pour montrer aux étudiants que l’université et le savoir ne se présentaient pas comme un kit de prêt à penser, j’ai souvent utilisé comme métaphore le couvent de Le Corbusier à la Tourette dans les monts du Lyonnais. C’est une des grandes architectures religieuses du XXe siècle imaginée par un architecte majeur mais controversé. Quand les visiteurs atteignent ce monument, ils se heurtent d’abord, à l’extérieur de l’église, à une grande façade de béton. Ils peuvent être alors rebutés s’ils ont comme représentation et comme attente l’image rassurante d’un couvent de style roman ou gothico-roman. Or, il n’est pas si facile d’entrer dans une expérience contemplative et intellectuelle, qui était ici celle d’un couvent d’études ; c’est une expérience exigeante et il faut donc faire un effort. Si on ne fait pas cet effort, on ne comprendra rien à la façon dont l’intérieur du bâtiment est organisé et donc rien à ce qu’il est supposé représenter. On ne peut donc apprendre vraiment quelque chose de nouveau sans se confronter à une difficulté initiale ou alors on ne fait que répéter ce qui est déjà connu. C’est vrai

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en particulier quand on s’intéresse à l’Afrique à propos de laquelle chacun à des idées préconçues, et pour laquelle on se contente souvent de reproduire des clichés. Évidemment, cela peut paraître très prétentieux de ma part, mais je le dis autant pour moi-même que pour les autres, et cet effort d’écriture que j’ai essayé de mener, procède de cette exigence : il faut vouloir aller au-delà des choses qu’on croit connaître sur l’agriculture et la paysannerie africaines ; c’est pour cela que c’est difficile. Je sais très bien que ce livre n’est pas fait pour les étudiants de première année. Cependant, si on accepte de faire cet effort-là et si ce que j’ai écrit à un sens, on peut entrer dans un débat contradictoire utile ; mais il faut faire cet effort et je l’ai fait quand j’ai écrit. Comment peut-on articuler cet effort de réflexion avec des exemples concrets en matière pédagogique ? Je me souviens d’une critique formulée par Jean-Pierre Raison à ma soutenance d’HDR. Il a dit : « Quand j’ai lu l’HDR de Charlery, j’ai été très étonné parce que j’avais en tête tous les articles qu’il avait écrits, qui étaient des descriptions extrêmement précises, cartographiques, etc. et je ne retrouve rien de cela dans cette HDR mais, à la fin j’ai compris sa position. Il faut lire l’HDR avec en tête tout ce qui a déjà été écrit non seulement par Charlery mais aussi par d’autres sur des exemples concrets, depuis les années 1970 ». Il ne suffit pas en effet de créer de l’information, de rendre compte d’une expérience de terrain ou de traiter des données. Ces étapes sont indispensables mais elles doivent être le fondement de l’interprétation. L’objectif de ce livre, c’est précisément de donner du sens à toutes ces situations, mais si on le lit sans ces connaissances préalables, on est perdu. Donc les exemples ne sont pas dans le livre parce que l’idée était de faire un essai relativement concis mais qui suppose effectivement une connaissance préalable d’un certain nombre de réalités concrètes. Quels seraient les exemples pour appuyer le propos ? Mon fonds de commerce, c’est l’évolution des paysanneries et plus particulièrement celles de l’Afrique de l’Est. J’ai connu trois Afriques. Pour ma thèse dans les années 1970, j’ai connu une Afrique qui relevait encore d’une logique coloniale. Les études rurales dans le cadre de L’Atlas des structures agraires au Sud du Sahara, lancé par Paul Pélissier et Gilles Sautter, avaient l’ambition de comprendre à l’échelle locale, à l’échelle des villages et des terroirs, comment fonctionnaient les systèmes sociaux de production. Cela a produit une connaissance unique et de première main de la réalité rurale entre tradition et modernité. J’ai mené ce travail dans le vieux pays wolof mais en changeant d’échelle, en privilégiant l’échelle régionale à laquelle j’ai soumis les différents exemples pris à l’échelle des terroirs. Mon objectif était de comprendre les transformations socio- politiques des paysages agraires et de les replacer dans l’histoire politico-foncière du Kayor. D’un point de vue technique, la photo aérienne m’avait permis de traiter l’information spatiale à cette échelle-là, ce qui n’était pas évident avant la diffusion de son usage. La méthode d’analyse allait du général au particulier. Ma deuxième Afrique, c’est l’Afrique des crises, essentiellement abordée à travers les paysanneries du café en Afrique de l’Est : l’Afrique des crises, des programmes d’ajustement structurel, du démantèlement des grandes filières agricoles nationales, avec tout ce que cela entraînait sur l’encadrement des paysanneries, le rôle des organismes parapublics, le contrôle des prix, etc. Ce démantèlement procédait de la

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baisse des cours des produits et de la déprise de l’État, etc., et a induit des situations extrêmement déstructurantes, qui ont marqué la fin d’un processus de modernisation agricole qui va des années 1930 aux années 1980, processus de « développement ». Contrairement à ce que l’on pense souvent, il y a eu cinquante ans de modernisation agricole à partir du moment où le pouvoir colonial décide après la crise de 1929 d’appuyer et d’encadrer la petite agriculture, dans la logique d’un système fordiste périphérique, jusqu’au moment où les programmes d’ajustement structurel ont mis fin à ce lien consubstantiel entre la construction de l’État-nation et le développement de la paysannerie. La troisième Afrique, c’est l’Afrique d’aujourd’hui. À partir des années 2005, on voit que la référence à la colonisation ou à la néo-colonisation, référence qui avait obsédé le travail intellectuel, s’estompe. Aujourd’hui, la référence c’est la mondialisation, l’intégration d’échelles, le fait que le rural ne peut plus être pensé au seul niveau local, au niveau du terroir. C’est tout le travail que nous avons fait sur les rapports ville-campagne, sur les jeunes pour montrer une Afrique dans la mondialisation, avec d’autres éléments tout aussi objectifs qui sont le développement des villes moyennes, l’avènement de nouveaux marchés, la montée de la classe moyenne.

Photo 2 - Couloir du Moungo

Cliché : B. Charlery de la Masselière

On est dans la continuité mais avec des ruptures, même si cette question des ruptures peut être discutée comme cela est fait d’un point de vue historique dans le cadre des études postcoloniales. Il y a des formes de continuité, on le voit par exemple avec le travail d’Adriana Blache1 sur les grandes plantations en Tanzanie, où l’on assiste à une continuité dans les accaparements fonciers dans un contexte certes différent mais qui s’inscrit dans une histoire longue ; accaparements qui n’adviennent que parce qu’ils s’intègrent dans cette histoire longue, du moins sur les terrains tanzaniens comme la vallée de la Kilombero, au centre du pays. Dans l’ouvrage sur la paysannerie, j’aborde deux éléments : le rapport à l’espace et le rapport au temps. Je réfléchis à partir d’un artifice de départ, d’un prétexte : le discours de Dakar de Sarkozy. Celui-ci place le paysan ou l’homme africain dans des

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logiques très fermées, très locales et dans ce qu’il appelle la logique des cycles, qui, dit-il, n’inscrit pas le paysan africain dans l’histoire. J’essaie de montrer au contraire comment l’homme africain, le paysan, est inscrit dans l’histoire, précisément à travers son rapport au temps et son rapport à l’espace, avec l’idée que les choses à la fois se succèdent dans le temps mais aussi coexistent à un moment donné. Les trois figures du temps, cyclique, linéaire et fragmenté, peuvent se télescoper ou s’articuler dans de nouvelles configurations ; le cycle n’étant pas forcément hors de l’histoire parce que les cycles eux-mêmes s’inscrivent dans des évolutions linéaires : on le voit en économie ou encore en climatologie avec l’exemple du cycle ENSO, les cycles ne se répètent jamais à l’identique ; il y a donc aussi une histoire linéaire des cycles. On a l’habitude de lier l’histoire à une conception linéaire du temps. Dans l’ouvrage, je situe cette linéarité dans la logique de l’idéologie du développement, qui suppose expansion spatiale continue et progrès historique cumulatif. Des éléments qui ne sont plus aujourd’hui capables d’expliquer l’évolution du monde parce qu’on n’est plus totalement dans cette logique. Né avec les Trente Glorieuses, j’ai vécu toute ma vie ou presque dans cette logique du progrès, avec l’idée qu’on va toujours vers un mieux, vers une sorte de Grand Soir alors qu’on n’est absolument plus dans cette perspective, sinon de façon illusoire. Désormais, on est dans un autre temps et dans un autre espace, beaucoup plus difficiles à appréhender. Hartmut Rosa, dans sa critique sociale du temps (2010) parle de désynchronisation. Avant, le temps de l’individu pouvait correspondre au temps linéaire d’évolution des institutions, de la croissance, etc. Il y a aujourd’hui une sorte de déconnexion de ces différentes temporalités, des formes de fragmentation du temps : on le voit par exemple chez les jeunes en Afrique, dans la façon dont ils s’inscrivent dans différents types d’espaces et dans des temporalités ou dans des formes de connectivité aléatoires. C’est très difficile de rendre compte de ces nouvelles formes de rapport à l’espace et au temps. On ne peut plus s’appuyer sur des grandes catégories d’analyse comme autrefois où l’on pouvait, par exemple pour l’analyse de l’agriculture, définir des classes à partir de la composition de la famille, de l’âge, de la superficie de l’exploitation, etc. et à partir de ces critères tracer des tendances significatives. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Les choses deviennent très aléatoires et soumises à des facteurs extrêmement circonstanciels qui démultiplient les bifurcations dans la trajectoire des individus. Michel Serres dans son ouvrage Éloge de la philosophie en langue française (1995), qui parle beaucoup de géographie, fait une démonstration de ces bifurcations à partir de la physique. Il faut, dit-il, loin des grands principes reprendre pas à pas les procédures qui mènent du local au global. En Afrique, si l’on veut rendre compte de cette complexification de l’économie rurale, on se heurte au manque d’information élémentaire. Récemment, dans le cadre du programme de recherche européen RurbanAfrica qui portait sur les relations villes- campagnes, nous en avons fait l’expérience lors d’entretiens avec des producteurs au Kilimandjaro. J’ai un exemple précis en tête, celui d’un homme de 55 ans rencontré sur sa parcelle natale de la ceinture banane-café sur le piedmont du volcan. Il a décidé d’abandonner le café mais de garder la banane ; il a investi à 200 km de là sur la route de Dar es-Salaam dans des cultures de tomates où il a installé un de ses enfants ; un autre enfant vit à Dar es-Salaam où il fait du business ; un autre enfant vit à Dubaï. Tout cela est présenté comme quelque chose d’interconnecté mais on ne sait absolument pas à quel niveau joue la solidarité. Comment circule l’argent ? Comment se font les investissements ? Comment se positionnent d’un côté le terroir

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historique de la ceinture banane-café et d’un autre cette exploitation ou cet espace d’activités en archipel associant l’urbain et le rural, où la vieille division urbain-rural, qui serait selon Marx liée à une forme de division du travail, explose complètement ? Comment de tout cela, fait-on aujourd’hui une politique de développement rural ou de développement agricole ? En 2008, lors des émeutes urbaines, émeutes de la faim, j’avais été choqué par le fait que, dans les journaux, des gens, très bien intentionnés par ailleurs, avaient ressorti les vieilles recettes d’autrefois, celles des années 1950 à savoir qu’au nom de la sécurité alimentaire, il faudrait toujours et encore plus techniciser l’agriculture, la rendre plus productive, réintroduire des semences sélectionnées, etc. ; une logique agro-technologique certes séduisante mais qui sert de leitmotiv aux projets de développement depuis cinquante ans sans effets notoires. C’est donc que le problème est ailleurs. Le problème ne situe pas seulement sur ce plan-là. Quand on discute avec les acteurs institutionnels dans la vallée du Kilombero en Tanzanie, quelle est la justification donnée à l’investissement étranger dans l’agriculture dite productive, agriculture de plantation en l’occurrence, et donc aux accaparements de terres, dans ces zones bénéficiant d’un environnement de ressources favorable ? L’argument convoqué est celui de la sécurité alimentaire, en particulier urbaine, à l’échelle nationale. Le discours qui défend l’agriculture de plantation mentionne l’agriculture productiviste appuyée par des intrants, l’agriculture performante. Cependant quand on creuse, on s’aperçoit que les investisseurs ont accès à la terre plus ou moins gratuitement, aux ressources élémentaires dont l’eau de façon sinon gratuite du moins exclusive et à une main-d’œuvre qui ne coûte presque rien. Nous sommes donc sur des modèles connus, où la rentabilité de l’investissement repose en fait sur un accès privilégié et bon marché aux ressources productives. C’est pourquoi dans la vallée du Kilombero, on constate une contradiction entre ces conditions apparemment favorables et la non-rentabilité effective du modèle pendant les trois ou quatre premières années d’exploitation. Cette contradiction montre la fragilité du modèle, fragilité que l’on connaît depuis les années 1930, quand une grande partie des moyennes et grandes exploitations coloniales dont le capital fragile n’a pas résisté à la crise mondiale, ont disparu. C’est au même moment que la plupart des grands systèmes coloniaux ont choisi de s’appuyer sur la petite paysannerie. En effet, à l’époque, le discours était clair : la petite paysannerie est capable d’absorber des chocs économiques qu’une grande plantation ne peut pas absorber. C’était dit de façon très claire par les autorités coloniales mais il semble qu’aujourd’hui, nous avons oublié tout cela. Le débat entre ce que l’on appelle l’agriculture familiale et la grande plantation n’existe plus. Il n’y a même pas l’idée de les associer, alors que même dans un modèle ultra-classique comme celui des grandes plantations liées à une usine de transformation comme les plantations de thé ou de canne à sucre (Kericho et Mumias au Kenya par exemple), il existe un modèle intégré entre la plantation et l’agriculture familiale sous contrat. Aujourd’hui dans les nouveaux investissements domine l’exclusion ou l’abandon des populations locales. Pour reprendre l’exemple du Kilimandjaro, on constate qu’il n’y a aucun appui à l’agriculture familiale et encore moins d’idée de ce que l’on pourrait faire de cette expérience agricole accumulée depuis tant d’années, de cette force de travail inemployée, ou de comment on pourrait valoriser ce qui ne l’est pas, ou ce qui ne l’est plus ? Dans les montagnes et

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hautes terres d’Afriques de l’Est, zones considérées comme dynamiques, il y a un vrai potentiel. Le visiteur reste impressionné par l’effervescence de la vie matérielle mais sans savoir dans quel sens cela va. Pour comprendre cette accélération de l’activité économique et sociale, il faut complètement repenser les catégories qui donnent sens à ce mouvement ; d’où la difficulté que j’ai eue en écrivant ce livre et d’où la difficulté que ce livre présente pour un lecteur peu averti. Ce n’est pas un « prêt-à-penser ». Avec toutes les précautions d’usage, je peux dire qu’il y a une prise de risque intellectuelle dans mon texte ; c’est l’expression de la difficulté que j’ai, après quarante années de travail sur l’agriculture africaine, à donner du sens aux évolutions actuelles. Je pense qu’il faut vraiment déconstruire nos catégories. Nous ne pouvons plus appliquer la même logique agroéconomiste des années 1950. On ne peut plus s’appuyer sur les logiques du terroir, de l’identité, du local ; ou du moins faut-il repenser le local, si tant est qu’il n’ait jamais été indépendant des autres échelles. Dans les années 1970, on liait le local et le national, c’est-à-dire avec la construction de l’État. Aujourd’hui, il faut lier cela à une troisième dimension, la dimension internationale qui certes existait déjà à travers les marchés des matières premières mais qui était relativement simple à appréhender. Aujourd’hui, nous voyons bien que l’on n’est plus seulement dans l’inter-nationalisation mais aussi dans la globalisation, et c’est par rapport à cela que chacun se détermine avec des outils qui bouleversent complètement le sens donné à la localité, à la proximité, à la mobilité et à la connectivité ; des outils qui permettent de vivre à la ville et à la campagne en même temps, nous faisant passer d’une métrique euclidienne simple à quelque chose qui relève plus de la logique du réseau. C’est l’objet de la thèse de Jérémy Pasini2 sur le téléphone mobile au Cameroun.

Photo 3 - Le Kilimandjaro connecté

Cliché : B. Charlery de la Masselière

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Comment articuler la nécessité pour le chercheur à repenser les catégories avec les politiques publiques de développement qui elles-mêmes s’appuient sur des catégories ? C’est très compliqué parce que les politiques publiques s’appuient forcément sur des catégorisations normatives et opérationnelles déjà éprouvées, alors qu’aujourd’hui, nous n’avons pas les outils de cette catégorisation. Pour cela, il faudrait un appareillage statistique à jour pour savoir par exemple ce qu’est un agriculteur, ce qu’est l’économie rurale. On n’en sait rien et je ne sais pas comment on peut produire des analyses prospectives sur les paysanneries ; je ne sais pas à partir de quoi les analystes et les décideurs travaillent. Quand on va sur le terrain, on constate qu’on n’a absolument pas les outils élémentaires d’analyse. Il faut tout créer, ce qui dépasse les capacités d’un chercheur ou d’une équipe de chercheurs ayant des moyens réduits. Il y a eu par exemple des tentatives pour repenser les relations au sein du ménage, pour essayer de voir si à travers ces relations cette catégorie sociale était encore opérationnelle pour la recherche. On s’est heurté à la question des représentations ; ainsi, lors d’un entretien à Monduli au nord de la Tanzanie, entretien qui visait à énumérer les membres de la famille présents à la maison, la personne enquêtée a intégré tous ses enfants, y compris ceux qui n’étaient plus chez elle parce que pour elle, c’était impensable de les dissocier de son idée du ménage ; ce qui ne correspondait pas aux objectifs de l’étude. L’objectif des entretiens devait donc être d’abord la définition de ces catégories élémentaires sur lesquelles s’appuie la recherche. Les besoins nécessaires pour ce travail sont considérables ; cela va bien au-delà de quelques entretiens exploratoires. Plusieurs fois j’ai proposé aux bailleurs, aux ambassades par exemple, de soutenir une telle démarche à travers la statistique nationale, mais cela n’a pas abouti. Autrefois avec les recensements agricoles, les enquêtes budget-consommation nous avions ces informations indispensables pour comprendre ce qu’était l’économie domestique, les relations ville-campagne, mais aujourd’hui nous ne les avons plus. Comment alors agir sur ce qu’on ne connaît pas ? Nous, nous devons nous contenter d’indices, pas même d’indicateurs, c’est pire que pour Sherlock Holmes, et puis essayer de reconstituer par la théorie et la méthode des éléments de compréhension des choses. En matière de politique publique, cela manque énormément. Que pensez-vous des discours sur la question démographique ? La question démographique a été délaissée alors qu’à un moment cette thématique était centrale dans les réflexions sur le développement. Pour nous géographes, cette question revient à travers la question de l’accès au foncier et aux ressources. En beaucoup d’endroits, l’espace rural est plein : plus personne ne peut vivre uniquement des ressources de la terre, entre autres pour des raisons foncières ou de capacités d’investissement. C’est un des éléments de ce que Deborah F. Bryceson appelle la « désagrarianisation » (1999), qui demande là aussi à repenser la nature de cet espace rural qui est au centre de nos analyses.

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Photo 4 - Riches et denses terroirs agricoles des monts Usambara

Cliché : B. Charlery de la Masselière

Dans le Rwanda des années 1980 par exemple, il n’y avait pas de développement urbain ; en 1981, Kigali n’avait que 72 000 habitants. Le Rwanda était alors dans une logique de sur-densification de l’espace rural dont les portes de sortie n’ont pas été la ville mais l’armée, c’est-à-dire que, quand les conflits ont pris la dimension dramatique que l’on connaît, les jeunes sans terre ont été orientés soit vers les Interhamwe soit vers l’armée de Kagame. Cet exemple me permet d’insister sur cette question des jeunes qui doit être placée au cœur de notre réflexion, comme la question des femmes l’a été dans les années 1980. Cette question renvoie à l’accélération du renouvellement des générations et à la compétition accrue pour les ressources qui en découle. C’est une question centrale. Il faut que la politique publique s’intéresse à cette question des jeunes. Comment une société qui se renouvelle tous les quinze ans peut-elle partager la terre ? En Afrique quand tu as trente ans, il y a déjà des plus jeunes qui viennent derrière te dire que tu es un vieux et qu’il faut déjà partager ton propre héritage, si tu en as obtenu un ! Nous l’avions vu dans les généalogies au Rwanda dans les années 1980, quand un père de famille qui n’avait pas encore hérité de son propre père était déjà obligé de doter ses enfants ; il y avait donc une complexification des unités de production qui était hallucinante et qui a sans doute déstabilisé le secteur. Toute l’Afrique ne se résume pas à cela mais nous voyons bien que si les jeunes ne sont pas absents du rapport au terroir et à l’agriculture, l’essentiel de leur investissement est dans ce qui facilite la mobilité et dans le commerce et que leur avenir dépend d’une nouvelle synergie entre espace rural, espace urbain voire espace de la globalisation. Ceci étant, que devient la fameuse question paysanne ? Dans les années 1980, le paysan était le fer de lance de la construction territoriale de l’État. Comment un jeune participe-t-il aujourd’hui à la construction et au renforcement de l’État – si c’est à ce niveau qu’il faut poser la

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question – ou d’autres formes de solidarité et d’activité, qui peuvent jouer à un autre niveau, régional ou, urbain par exemple. Je pense qu’il y a là une vraie révolution et qu’il y a urgence à se doter d’outils pour penser ce qui est en train de se jouer. Quand on étudie le monde rural, la tentation reste forte de revenir à une approche d’abord agronomique (modèle de production, etc.) qui submerge toujours l’idée que l’on peut avoir de la ruralité elle-même réduite à l’agriculture. Certes, cette approche est utile et nous, géographes, avons été sur ce terrain en dialectique, en opposition et en complémentarité avec les agronomes. Mais pour moi ce n’est pas l’entrée, la clé principale, il vaut mieux travailler sur les structures spatiales, sociales, économiques et la façon dont elles s’entrecroisent et évoluent à plusieurs niveaux géographiques, plutôt que sur les performances agronomiques même si encore une fois c’est nécessaire. Je crois que l’entrée agronomique est subordonnée à celle des structures comme le disait Paul Pélissier au colloque de Ouagadougou de 1978 (Couty, 1978) lors de ces grands débats sur les rapports entre les agronomes et le géographe. Compte tenu des dynamiques qui transgressent les structures comme le terroir, le ménage, finalement, que reste-il des structures ? Il me semble important de repenser les structures élémentaires avec lesquelles on interprète les dynamiques contemporaines. Par exemple, je ne pense pas que le terroir soit aujourd’hui une structure spatiale pertinente pour comprendre le cœur des dynamiques rurales, bien qu’il n’ait évidemment pas disparu. Il faut le réintégrer dans un corpus plus large. Dans le cadre de RurbanAfrica, j’avais proposé de faire un travail sur les structures élémentaires à partir desquelles nous aurions pu monter une enquête sérieuse, limitée mais sérieuse ; cela aurait déjà été une étape. Hélas, cela n’a pas été retenu mais selon moi l’exploration des catégories est le travail urgent. La question s’adresse notamment à l’ancien directeur de l’Institut français de recherche en Afrique, de Nairobi : y a-t-il une approche francophone dans la recherche plus globale ? À nous, nous Français sinon francophones, on nous reproche souvent d’être des déconstructivistes compulsifs. C’est vrai mais ce n’est pas pour le plaisir. Aujourd’hui, on vit des ruptures extraordinaires. Je constate par exemple que j’ai eu des affinités très proches avec mes parents sur la construction du monde, alors que la rupture est grande avec mes enfants. Or, ce que je peux vivre à l’échelle familiale, on le vit à l’échelle globale. Il y a une rupture technologique majeure et une rupture dans l’organisation du monde depuis les années 1990. Pour ce qui nous concerne ici, nous ne sommes plus dans la relation d’État à État, nous sommes dans ce que nous appelons la globalisation, c’est-à-dire dans l’inter-connectivité. C’est une vraie révolution qui a des conséquences directes sur la façon dont on peut penser l’évolution du monde rural africain. Peut-être à cause de l’esprit critique auquel nous sommes formés par nos penseurs et notre tradition intellectuelle, nous sommes effectivement des déconstructivistes. Nous avons un soupçon au départ, nous ne sommes pas dans la répétition et cela se voit quand nous participons aux conférences des grands organismes internationaux qui eux sont vraiment les reproducteurs des reproducteurs même si, depuis quelque temps, ils changent de catégories normatives assez souvent. Mais ils déroulent à partir d’elles tout un discours d’orthodoxie avec une forme d’efficacité dernière. Si on déconstruit en permanence, cela ne fonctionne pas non plus, donc il faut trouver effectivement un modus vivendi entre les deux : il faut déconstruire pour reconstruire de nouvelles catégories. Pour me répéter, il faut partir de l’hypothèse selon laquelle les catégories anciennes ne sont ni efficaces ni

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pertinentes. Cela exige un travail méthodologique et théorique difficile, et ce n’est pas un simple exercice de style intellectuel. Il faut surtout le faire à partir de réalités concrètes, il faut avoir cette expérience du terrain. Il faut absolument partir d’une expérience de terrain, du local au global pour reprendre Michel Serres. Qu’était-ce faire du terrain au début de votre carrière et faire du terrain aujourd’hui ? Lorsque j’enseignais la méthodologie de la recherche, je définissais trois ordres. Le premier est l’ordre de l’oralité, c’est-à-dire du contact direct, ensuite l’ordre de l’écrit qui est celui de l’interprétation, et enfin l’ordre de la prospective. L’oralité est selon moi essentielle : le contact direct et l’expérience qu’on peut avoir de ce qu’est l’Autre et qui n’est pas forcément et immédiatement rationalisable, sont indispensables. On doit à un moment donné partager la réalité de ceux que l’on prétend étudier, en gardant à l’esprit qu’on est dans une position particulière. Ce sont des vieilles questions sur le terrain que tout chercheur s’est posé en se demandant « Qu’est-ce que je fais là ? Je fais ma thèse et ces gens-là crèvent de faim, etc. » mais il reste un partage de moments importants, que ce soit un échange, un repas, etc. Pendant mes enquêtes de terrain, en thèse, je me souviens on m’avait amené un enfant qui était très mal en point, les habitants m’ont dit qu’ils avaient vu le sorcier, qu’on lui avait sorti un vers énorme, et puis nous sommes partis en voiture à 300 km de là dans un hôpital à Saint-Louis où on nous a dit que ce jeune homme était en train de mourir et qu’il valait mieux le ramener chez lui, ce que nous avons fait et il est mort le soir. Cela n’avait rien à voir avec mon travail sur les paysages agraires mais mon interprète et moi avons vécu un moment particulier de l’existence des habitants, qui d’une façon ou d’une autre se répercute sur la façon dont on va rendre compte de cette expérience dans un autre registre, celui de l’écriture par exemple. Question d’empathie qui de façon indicible donne corps au travail intellectuel, même si ce n’est pas forcément rationalisable. L’ambition méthodologique et conceptuelle ne peut être seulement un exercice de style sans accroche à une réalité physique, aussi circonstancielle soit-elle. L’apprentissage de la réalité du terrain, pour nous géographes, relève aussi objectivement de l’observation, des entretiens et des enquêtes formelles. C’est ce qui fait le lien avec le second ordre, celui de l’écrit. Le deuxième ordre est donc celui du récit. On commence par rendre compte des moments vécus sur le terrain par le récit ; il faut raconter. Dans les années 1970, quand les géographes ont eu la prétention de faire de la géographie une science, on leur a reproché de simplement décrire, ce qui n’avait rien de « scientifique ». D’où sans doute un excès de conceptualisation, autour de la notion d’espace qui a marqué ces années-là et que certains encore aujourd’hui dénoncent. Je pense cependant qu’il n’y a aucune raison d’opposer les deux registres. La description est une forme de témoignage voire d’hommage à ce qu’est l’Autre, celui avec lequel on travaille. La description a une fonction scientifique que la rationalité analytique ou statistique est incapable d’exprimer. Mais la description doit être couplée avec le travail analytique, qui peut s’appuyer sur la statistique, sur la photo aérienne, ou d’autres types d’outils ou de méthodes replaçant l’expérience unique et particulière du terrain dans un cadre plus général. Ce cadre interprétatif permet de donner du sens à ce que l’on vit sur le terrain, et pour cela il faut des outils, conceptuels et méthodologiques. Après le travail de description puis d’analyse des données qui peut mener à la définition de catégories validées par la rigueur objective de la méthode vient alors un temps plus spéculatif, voire une audace spéculative pour donner du sens à la réalité vécue.

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L’interprétation résulte du travail de synthèse à partir des lectures et de l’expérience de terrain. Comment combiner l’acquis du travail intellectuel et l’expérience de la nouveauté souvent radicale ? Aux étudiants de master qui partaient en Afrique, je leur demandais avant le départ d’élaborer une construction formelle de leur travail et une fois qu’elle était suffisamment solide, je leur demandais de la mettre au panier. L’hypothèse était que sur le terrain ils devaient obligatoirement affronter une sorte de crise existentielle liée à la confrontation avec le « tout autre », l’inattendu. C’est la fonction du terrain. Si cette crise n’avait pas lieu, il y avait alors un problème. En effet, il faut qu’il se passe quelque chose qui remette en question – n’est-ce pas le point de départ de toute recherche – les présupposés ou l’image qu’ils avaient de l’Afrique et de leur propre positionnement dans un continent nouveau pour eux. Le risque était qu’ils ne recherchent que ce qu’ils savaient déjà, que ce qui les confortait dans leurs présupposés. Pour passer avec profit cette crise salutaire, pour réagir à des situations qui leur étaient inconnues et qui allaient bouleverser leur schéma intellectuel, sinon culturel, de pensée, la mémoire du travail de construction formelle devait consciemment ou non servir de repère. Au moins savoir d’où ils partaient : construire et déconstruire. Enfin, avec d’autres outils plus technocratiques, il est possible d’avoir une démarche prospective, de proposer des scénarios même si cette démarche ne me convainc pas particulièrement, au moins dans le champ des sciences sociales. Certains le font. Ils font différentes hypothèses d’évolution pour proposer différents scénarios pour l’action, ce qu’aiment bien les politiques puisque cela leur donne des éléments de prospective pour définir l’action publique.

Comment différentes disciplines, différentes approches et différentes cultures scientifiques peuvent-elles dialoguer ensemble ? Par exemple comment l’entomologiste, le géographe et le climatologue peuvent-ils réfléchir à pourquoi un paysan arrache-t-il ses plants de café ? C’est un des enjeux de la science contemporaine. Pourquoi on n’y arrive pas, c’est un mystère. Nous avions essayé de le faire avec le programme européen CREATING, qui était une coordinating action dans le sens que lui donne l’Union européenne, avec pour objectif de mettre en coordination un réseau de chercheurs est-africains et un réseau de chercheurs européens sur des thématiques associant sciences sociales et sciences de la terre. Les résultats n’ont pas été à la hauteur de l’ambition initiale. Les questions de développement ont forcément des dimensions de sciences humaines et sociales mais quand le projet est écrit par des spécialistes des sciences dures, les sciences sociales sont convoquées pour la compréhension de l’acceptabilité sociale du changement technique ; cela n’est pas du tout satisfaisant. Inversement les sciences sociales ont du mal à intégrer les logiques et méthodes des sciences dures. Pourtant la technique est un élément essentiel de l’évolution sociale. On peut évidemment faire référence à Jacques Ellul (1977). L’étude du rapport entre le développement technique et la question sociale, comme nous le disions auparavant sur les problématiques agricoles, reste très insuffisante. Par exemple, le monde des agronomes et celui des géographes sont toujours cloisonnés même s’ils ont travaillé ensemble ; nous n’avons pas les outils de l’interdisciplinarité. Je pense qu’il faudrait un travail sérieux sur l’interdisciplinarité, d’abord à l’intérieur des sciences sociales avec la mise en place de structures de réflexion un peu plus formelles. Au sein de l’UMR « Dynamiques rurales », nous avons fait fonctionner l’interdisciplinarité sur la base de projets sur lesquels ont travaillé des économistes, des géographes et des

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sociologues mais il n’en est pas sorti un travail réflexif un peu plus formel sur les outils de l’interdisciplinarité. Alors que les bailleurs de fonds demandent de plus en plus des approches interdisciplinaires cela reste peu reconnu dans les systèmes d’évaluation scientifique. L’interdisciplinarité n’est pas quelque chose de requis ou cela reste très velléitaire et cela peut être même perçu comme un détournement des objectifs fondamentaux de la discipline principale. Il n’y a pas d’instance d’évaluation de l’interdisciplinarité d’un point de vue scientifique, alors que nous savons que dans la réalité, il faut faire fonctionner tout cela ensemble ; cela reste un défi. Quelles sont les politiques publiques en matière d’agriculture ? Depuis les programmes d’ajustement structurel, l’État s’est profondément désengagé du développement agricole. L’heure est aux investissements étrangers dans un cadre partenarial public-privé : c’est le cas des grands corridors de développement en Tanzanie. Sur l’agriculture familiale il n’y a pas de politique, il n’y a pas d’investissement public sauf dans des contextes spécifiques comme au Rwanda dans la continuité du surencadrement de la paysannerie depuis l’ère coloniale. L’État y a lancé une stratégie nationale de développement de l’agriculture qui s’appuie sur de vieilles formules : cultures obligatoires et mise en valeur des bas-fonds avec les contraintes imposées à l’agriculture familiale en matière de lutte antiérosive, de plans d’ensemencement, villagisation, etc. D’un autre côté, on peut donner l’exemple de la production de la tomate dans le Nord tanzanien : il n’y a pas d’encadrement, par exemple rien en ce qui concerne l’usage des pesticides qui est pourtant une question centrale liée à l’environnement, à la santé publique et à la productivité ; les investissements fonciers (irrigation dans les terres dites semi-arides) sont laissés au soin des entreprises privées, souvent eux-mêmes producteurs d’insecticides. Les petits producteurs sont laissés sans appui face aux aléas du marché et du climat.

Photo 5 - Kwa Sa Dala

Cliché : B. Charlery de la Masselière

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Pourtant, après la Seconde Guerre mondiale en particulier, il y avait, à côté de l’appui apporté aux filières d’exportation, une préoccupation pour l’agriculture vivrière chez les petits producteurs, parce qu’il fallait au moins assurer la subsistance des campagnes et celles de villes nouvelles. Ce serait intéressant d’étudier aujourd’hui comment les préoccupations de l’approvisionnement des villes sont prises en compte dans les politiques et les choix opérés aux niveaux nationaux. Ce serait utile que des étudiants travaillent sur ce thème. En Tanzanie, sur le plan national, ces choix s’opèrent à travers les investissements étrangers et l’accaparement des terres, beaucoup plus que dans l’appui à l’agriculture familiale alors que c’est elle qui nourrit les villes. Comment est prise en compte cette petite agriculture dans les discours et les choix politiques étant donné sa complexité ? Quelle place a l’agriculture dans la consolidation du pouvoir de l’État ? Autrefois, c’était essentiel ; aujourd’hui ce sont d’autres activités relevant du secteur tertiaire qui soutiennent l’appareil d’État. Quel intérêt l’État a-t-il aujourd’hui, dans la logique de reproduction du pouvoir, à soutenir telle ou telle agriculture ? La réponse se trouve sans doute du côté du rapport que l’État entretient avec son territoire. Le territoire, attribut de l’État, quel sens a-t-il aujourd’hui dans un contexte de redéfinition des territoires de référence ? Il n’y a pas vraiment de politiques territoriales au sens où nous l’entendons en France : par exemple au Kilimandjaro, les acteurs sont plutôt en concurrence les uns avec les autres qu’associés dans la mise en œuvre d’une véritable politique de développement territorial dont la logique suppose la coopération entre des acteurs ayant des intérêts différents mais qui mettent ensemble leurs compétences et contribuent à la valorisation d’un territoire dont en retour ils vont bénéficier chacun à leur niveau. Au Kilimandjaro, quel intérêt a Tchibo Estate, investisseur dans le secteur caféier, à soutenir le secteur paysan, à faire la promotion de la caféiculture et au-delà des infrastructures, etc. ? On voit ici la difficulté à sortir d’une logique de développement purement sectorielle issue de la colonisation. Il y a du travail pour les géographes.

BIBLIOGRAPHIE

Bryceson D.F., 1999 - “African rural labour, income diversification & livelihood approaches: A long-term development perspective”. Review of African Political Economy, vol. 26, n° 80, p. 171-189, http://dx.doi.org/10.1080/03056249908704377.

Couty P. et al., 1978 - Maîtrise de l’espace agraire et développement en Afrique tropicale : logique paysanne et rationalité technique. Actes du colloque de Ouagadougou (Haute-Volta), 4-8 décembre 1978. ORSTOM, CNRST. Paris : ORSTOM (« Mémoires », 89).

Ellul J., 1977 - Le système technicien. Paris : Calmann-Lévy.

Rosa H., 2010 - Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La Découverte.

Serres M., 1995 - Éloge de la philosophie en langue française. Paris : Fayard.

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NOTES

1. Adriana Blache est doctorante à l’UMR LISST-Dynamiques rurales de l’Université Toulouse Jean-Jaurès et travaille sur les accaparements fonciers en Tanzanie. 2. Jérémy Pasini est doctorant à l’UMR LISST-Dynamiques rurales de l’Université Toulouse Jean- Jaurès.

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Remarques sur l’article de Bertin Kadet : « L’ouest forestier ivoirien : enjeux et problèmes d’une zone grise », Les Cahiers d’Outre-Mer, 2015, n° 271, p. 437-458

Alfred Schwartz

1 Je me permets de réagir à l’article de Bertin Kadet à un double titre : 1) j’ai moi-même consacré de nombreuses années de ma vie de chercheur à l’Ouest et au Sud-Ouest de la Côte d’Ivoire ; dans l’Ouest, j’ai conduit, de 1964 à 1968, des travaux sur l’ethnie wè, dont le territoire constitue la moitié environ de l’actuel District des Montagnes, l’entité administrative présentée dans l’article des COM comme l’espace géographique de référence de l’étude consacrée à l’« ouest forestier ivoirien » ; dans le Sud-Ouest, j’ai suivi, de 1970 à 1976, la mise en œuvre de l’« opération San Pedro » (construction d’un port en eau profonde, aménagement de l’arrière-pays) et m’y suis tout particulièrement intéressé à la question du peuplement de l’interfluve Sassandra-Cavally – le prolongement vers le sud du District des Montagnes –, une région dont les populations autochtones (Krou, Wané, Bakwé, Oubi) n’occupaient jusque-là leur espace qu’à raison d’un habitant/km2 et qui offrait par conséquent à l’immigration de populations allochtones de toutes origines (ivoiriennes comme étrangères) un terrain d’autant plus attrayant que l’on avait besoin d’elles pour la bonne exécution de l’opération de développement ; cette région ne fait pas officiellement partie de l’étude conduite par Bertin Kadet, mais de nombreuses références y sont toutefois faites ; après ces années vécues au plus près du terrain, j’eus la possibilité d’effectuer des missions de suivi régulières de ce qui se passait dans l’Ouest et le Sud-Ouest ivoiriens, et ce jusqu’en 1997, année où j’ai réalisé, avec une équipe de trois chercheurs ivoiriens (l’historien Jonas Ibo, l’anthropologue Mariatou Koné, le juriste Jean-Paul Koffi) et sous l’égide de la fondation Tropenbos (une ONG hollandaise créée en 1986, dont l’objectif est de lutter contre la dégradation des forêts tropicales pluvieuses), un état des lieux de

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l’environnement humain de l’« espace Taï », défini comme le territoire constitué par le Parc national de Taï (inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité depuis 1982) et la « zone de protection » qui est censée la mettre à l’abri de toute agression extérieure, ainsi que par la réserve de faune du Nzo qui prolonge le Parc au nord ; 2) j’ai fait partie, en 1999, du jury de la thèse de géographie que Bertin Kadet a soutenue à l’Université Paris-X-Nanterre sur le sujet Dynamique spatiale et gestion municipale de Guiglo, dans l’Ouest ivoirien, une thèse préparée sous la direction d’Alain Dubresson, dont le terrain – la ville de Guiglo et sa région – se situe au cœur du pays wè, et dont l’impétrant a été gratifié de la mention « très honorable », avec les félicitations du jury ; ce travail, réalisé parallèlement aux fonctions d’enseignant que son auteur exerçait alors au lycée de Guiglo, a donc été reconnu par l’ensemble des membres du jury comme de qualité… Ni l’Ouest ivoirien, ni le Sud-Ouest ivoirien, ni même Bertin Kadet ne me sont donc tout à fait inconnus ! Aucun de mes écrits sur l’espace géographique de référence n’a pour autant été cité dans l’article des COM.

2 Je suis entièrement d’accord avec Bertin Kadet pour reconnaître que l’« ouest forestier ivoirien » est aujourd’hui une « zone grise », c’est-à-dire une « zone de violence et de non-droit ». « Des bandes armées y occupent des forêts protégées de l’État, et règnent comme en territoire conquis, au mépris de la loi » (p. 437). Je suis également d’accord avec lui quand il dit que « la persistance de la violence qui sévit continuellement dans cette zone est certainement en rapport avec ses potentialités économiques, susceptibles d’en faire une véritable locomotive du développement national » (p. 437) – des potentialités économiques fondées, certes, sur d’importantes richesses minières (fer, nickel, cuivre, or…), à l’exploitation desquelles de grosses sociétés multinationales s’intéressent depuis l’an 2000, mais reposant essentiellement sur l’existence, dans une région peu peuplée, voire sous-peuplée, d’un patrimoine foncier faiblement exploité, propice à la pratique d’une agriculture diversifiée, et tout particulièrement de cultures de rente telles que le café et le cacao. Dès la décennie 1960, dans le sillage des routes et des pistes ouvertes par ailleurs dans la région par les exploitants forestiers – le bois en étant une autre richesse importante –, un mouvement d’immigration se déclenche en direction de cet espace forestier aux possibilités économiques prometteuses, au départ du centre de la Côte d’Ivoire (du pays baoulé en particulier) comme du nord du pays, mais aussi des pays soudano-sahéliens (Burkina Faso, Mali…) offrant à l’agriculture de moins bonnes conditions. Les premières années, cette immigration se passa plutôt bien (à l’exception toutefois d’un événement alarmant qui se produisit en 1970 et que j’évoquerai plus loin). Quand, au fil du temps, le rapport démographique se mit à être à l’avantage des allochtones, c’est-à-dire des immigrés, et que les autochtones commencèrent à avoir le sentiment d’être dépossédés de leurs terres, des conflits virent le jour, dont certains connurent des développements dramatiques. Bertin Kadet ne donne malheureusement pas de chiffres sur ce qu’a été, dans les circonscriptions administratives du District des Montagnes, l’évolution démographique de ce rapport autochtones-allochtones de la fin des années 1960 aux années 2010. Dans l’interfluve Sassandra-Cavally, l’étude à laquelle j’ai participé en 1997 à l’initiative de la fondation Tropenbos, a, quant à elle, montré que, dans les sept sous-préfectures riveraines du Parc national de Taï, sur la seule période allant de 1971 à 1988, la population rurale totale est passée de 37 917 habitants (dont 79,9 % d’autochtones et 20,1 % d’allochtones) à 345 015 (dont pas plus de 15,2 % d’autochtones et 84,8 % d’allochtones, d’origine étrangère pour 53,6 % d’entre eux). Un rapport autochtones-allochtones qui s’est donc massivement inversé en faveur des allochtones en moins de 20 ans… La guerre civile

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qui affecte le Liberia à partir de 1989 va, par ailleurs, entraîner un exode vers la Côte d’Ivoire de quelque 400 000 réfugiés (selon les données du HCR, le Haut-commissariat aux réfugiés), répartis entre Tabou et Danané et qui ne sont pas tous installés sur des « sites d’accueil » du HCR…

3 C’est dire combien est spectaculaire le chamboulement que connaît l’espace rural dans l’Ouest et le Sud-Ouest ivoiriens entre 1970 et 2000, un chamboulement auquel vient s’ajouter la « crise militaro-politique », comme la qualifie Bertin Kadet, qui frappe le pays de 2002 à 2011. Une « crise » qui se traduit, à partir de septembre 2002, par l’envahissement de toute la partie nord du pays par des forces armées « rebelles » au pouvoir en place à Abidjan, issues de mouvements politiques d’obédiences diverses et constituées de miliciens principalement originaires du Nord, voire du Burkina Faso et du Mali, qui débouche sur une véritable partition de la Côte d’Ivoire entre Nord et Sud et l’occupation de l’Ouest forestier par des « bandes armées », qui auront avec les populations autochtones, notamment les populations wè, des affrontements violents – dont le plus sanglant, qui se produisit à Duékoué en mars 2011, fit quelque 800 morts… –, deux semaines avant la chute du régime du président Laurent Gbagbo en avril de la même année. « Des milliers d’autochtones wè issus de cette région sont contraints à l’exil, dans les pays limitrophes ou ailleurs, abandonnant leurs villages et leurs plantations désormais occupés par des Burkinabè et des Maliens » écrit Bertin Kadet, sans préciser toutefois où partent vraiment ces autochtones. C’est Marie Miran- Guyon, dans son ouvrage Guerres mystiques en Côte d’Ivoire. Religion, patriotisme, violence (2002-2013), paru en 2015 aux Éditions Karthala, qui nous apprend que ces « résidents wè de l’Ouest […] trouvèrent (en fait) refuge dans des camps de déplacés internes ou des camps de réfugiés au Liberia » (p. 267)…, en attendant des temps meilleurs ! On imagine l’imbroglio foncier dans lequel vivent et se débattent aujourd’hui les populations wè…

4 Comment a-t-on pu en arriver là ? Si Bertin Kadet reconnaît que « la course pour l’accès aux terres arables est certainement à l’origine des crispations et des déflagrations dans l’environnement régional » (p. 448), on aurait apprécié qu’il nous en dise un peu plus sur les tenants et les aboutissants de la gouvernance ivoirienne qui, en un demi-siècle, ont conduit l’Ouest forestier ivoirien à cette situation catastrophique. Bref, qu’il nous en brosse l’historique, ce qui implique une approche géopolitique, voire politique tout court, de ce qui s’est passé, une approche sans laquelle on ne peut pas vraiment comprendre comment cette région est devenue une « zone grise », mais à laquelle Bertin Kadet n’a sans doute pas voulu se livrer pour ne pas raviver de vieilles querelles dans une Côte d’Ivoire engagée depuis la sortie de la crise de 2002-2011 dans un processus de réconciliation nationale. Cet historique commence avec ce qu’a été la politique de développement agricole du pays prônée par le président Houphouët- Boigny au lendemain de l’indépendance nationale, à travers en particulier le développement des deux principales cultures de rente héritées de l’époque coloniale, le café et le cacao. En ce qui concerne cette seconde culture, rappelons, pour mémoire, que c’est le Ghana qui, au début des années 1960, en était le premier producteur mondial, une place que le Président ivoirien convoitait avec d’autant plus de détermination qu’une rivalité ouverte l’opposait alors sur la scène africaine au président ghanéen Kwamé N’Krumah. Dans un Ouest forestier sous-peuplé, particulièrement propice à la culture du cacao, il fallait ouvrir largement les portes à l’immigration, fût-elle d’origine nationale ou étrangère, pour promouvoir cette culture. Et pour encourager cette immigration et esquiver en quelque sorte les problèmes fonciers qu’elle pourrait soulever, n’a-t-il pas placé celle-ci sous ce slogan lourd de

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signification : « La terre appartient à celui qui la cultive » ? Même si, dès le milieu de la décennie 1960, la Côte d’Ivoire dame le pion au Ghana en devenant le premier producteur mondial de cacao, les populations autochtones de l’Ouest forestier réalisent qu’elles sont en train de perdre tout contrôle sur le processus migratoire engagé et s’en inquiètent de plus en plus.

5 C’est dans ce contexte que se produit, non pas dans l’Ouest, mais dans le Centre-Ouest du pays, un événement qui rend bien compte du malaise qui commence à apparaître dès le début de la décennie 1970 entre populations autochtones, soucieuses de conserver un droit de propriété sur leurs terres, et immigrants, pas toujours très respectueux de ce droit. Le 27 octobre 1970, des hommes du groupement guébié de l’ethnie bété, en tenue de guerre traditionnelle, montent « à l’assaut » de la ville de Gagnoa, avec à leur tête un leader du nom de Gnagbé Opadjlé. Dans la nuit qui a précédé l’attaque, un tract a été diffusé, à Gagnoa mais aussi dans d’autres villes du pays, intitulé « Proclamation aux tribus d’Éburnie », dont l’un des articles éclaire sans ambiguïté les motivations de l’action entreprise : « La terre est propriété exclusive des tribus. Elles peuvent la céder à l’État pour des travaux d’utilité publique. L’État ne peut en déposséder les tribus ». L’allusion à la mainmise des migrants baoulé, nombreux dans la région, sur la forêt bété est claire… Un drapeau blanc et noir est planté par les assaillants devant la sous-préfecture, un autre devant la gendarmerie, dont les occupants ouvrent le feu. Cinq Guébié sont tués. Un officier de police, délégué pour parlementer, est abattu. Une unité d’intervention de l’armée est dépêchée sur les lieux par hélicoptère. Dans leur fuite, d’autres insurgés sont tués, mais aussi, semble-t-il, des Baoulé, dans des campements isolés, par les Guébié pourchassés… Gnagbé Opadjlé est arrêté deux mois plus tard, dans le Sud-Ouest, où il s’était réfugié. Au procès, qui a lieu à Gagnoa fin 1974, on annonce qu’il est décédé au cours de sa détention. Près de 200 de ses partisans, défendus par l’ensemble des avocats ivoiriens commis d’office, sont jugés à huis clos et condamnés pour rébellion à des peines allant jusqu’à la mort… avant de bénéficier ultérieurement de la clémence du président de la République.

6 Cet événement, dont Bertin Kadet ne parle pas, fut sans doute décisif dans l’échec que va connaître à la même époque le projet de transfert dans l’arrière-pays de San Pedro de la moitié au moins des quelque 75 000 personnes amenées à être « déguerpies » de leurs terroirs par la réalisation, sur le fleuve Bandama, du barrage hydro-électrique de Kossou, dont le lac de retenue s’étendra sur 174 000 hectares. 3 400 seulement accepteront en fin de compte de partir dans le Sud-Ouest ! Pour les personnes dans l’obligation de quitter le périmètre d’inondation de Kossou, situé au cœur du pays baoulé, ce qui vient de se passer à Gagnoa ne les encourage pas spécialement à aller s’installer dans une région occupée par une population du même groupe culturel que les Bété, à savoir les Bakwé. Entre 1971 et 1973, ces 3 400 migrants de Kossou seront pourtant « les enfants gâtés » de l’ARSO, l’Autorité en charge de l’aménagement du Sud-Ouest. Pour mettre leur accueil à l’abri de tout conflit foncier avec les Bakwé, une forêt classée, la forêt de la Nonoua, est déclassée pour la circonstance. Des indemnités leur sont attribuées pour les plantations perdues au pays d’origine, des villages d’accueil (quatre au total) sont créés, dotés d’un dispensaire commun, de puits, de pistes d’accès et de desserte des terroirs, d’écoles, chaque famille devient attributaire d’une maison en dur et sur chaque terroir d’un « bloc » de cultures, une aide alimentaire est fournie par le PAM (le Programme alimentaire mondial) pendant 21 mois. Le premier des villages d’accueil n’est-il d’ailleurs pas baptisé « Boignykro », en hommage au président de la République ?… Les quelque 70 000 sinistrés demeurés au

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pays sont traités de façon similaire par l’AVB, l’Autorité en charge de l’aménagement de la vallée du Bandama, dans des villages aménagés sur la périphérie du lac artificiel… Bertin Kadet n’ignore, bien sûr, pas que la construction du barrage de Kossou a entraîné le déplacement de quelque 75 000 personnes. Ce qu’il écrit à propos de ce déplacement (p. 446-447) et notamment du déplacement des personnes sinistrées vers le Sud-Ouest, laisse cependant pantois : « Alors qu’environ 3 600 anciens paysans […] sont reconvertis en pêcheurs sur les eaux du lac ainsi généré, plus de 75 000 autres ont trouvé de nouvelles terres agricoles à l’ouest. Une partie des forêts acquises par les migrants l’ont été grâce à la bienveillance des populations d’accueil. Cependant, certaines acquisitions ont empiété sur les espaces protégés, illégalement défrichés à des fins agricoles ». Comment Bertin Kadet peut-il ignorer les nombreuses publications qui ont été consacrées à l’« opération Kossou », rapports techniques mais aussi publications scientifiques ? Parmi ces dernières, je n’en citerai que deux : la thèse de doctorat de Véronique Lassailly-Jacob, future professeur de géographie à l’Université de Poitiers et spécialiste des « populations déplacées », soutenue en 1976 et consacrée précisément à la réinstallation sur la périphérie du lac de retenue des quelque 70 000 Baoulé demeurés sur place, une thèse intitulée Espace utile et transfert de population en amont du barrage de Kossou (Côte d’Ivoire) et publiée par le CNRS en 1980 ; un article d’Anne-Marie Pillet- Schwartz, géographe au CNRS, intitulé « Terroir officiel et terroir parallèle : Boignykro, un village imaginé par l’aménageur (Côte d’Ivoire) », publié par l’ORSTOM en 1979 dans l’ouvrage collectif Maîtrise de l’espace agraire et développement en Afrique tropicale consacré à la réinstallation dans le premier des villages d’accueil dans l’arrière-pays de San Pedro des Baoulé de Kossou… Contrairement à ce que laisse entendre l’article des COM, aucune des personnes déguerpies de la zone d’inondation du barrage de Kossou n’est donc venue dans le Sud-Ouest dans le cadre d’une migration spontanée.

7 Après le décès de Félix Houphouët-Boigny, en 1993, c’est Henri Konan Bédié qui accède à la magistrature suprême ivoirienne, d’abord comme Président par intérim en tant que président de l’Assemblée nationale, puis, en 1995, comme président élu. N’oublions pas que Konan Bédié est le père de l’« ivoirité », un concept selon lequel une personne ne peut revendiquer la nationalité ivoirienne que si le père et la mère sont ivoiriens – ce qui lui permettra d’écarter de l’élection présidentielle de 1995 son rival Alassane Ouattara, présumé ne pas être de nationalité ivoirienne. L’accès à la terre ivoirienne par des migrants étrangers n’est lui-même plus traité avec la même ouverture que du temps de son prédécesseur. En 1998, une loi sur le foncier, dite « loi Bédié », instaure l’obligation d’être ivoirien pour devenir propriétaire terrien : un étranger ne peut dorénavant plus accéder à la propriété. Bref, dans la forêt ouest-ivoirienne, les migrants d’origine étrangère, quelle que soit l’ancienneté de leur installation, sont dorénavant traités avec beaucoup moins de bienveillance que les migrants d’origine nationale. Deux événements en témoignent. Le premier survient en 1997 sur la rive ouest du Parc national de Taï, dans la « zone périphérique de protection » de cet espace forestier, érigé par la Côte d’Ivoire en « forêt classée » en 1972, puis inscrit par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité en 1982. Dans cette partie occidentale de la « zone de protection », créée en 1977 seulement, vivent alors, depuis le début de la décennie 1970, quelque 500 allochtones d’origine burkinabè, sur des terres qui leur ont été concédées par les populations autochtones oubi. Sous prétexte qu’ils sont installés « dans la zone de protection » du Parc national, il faut donc les en déloger. Le 17 février 1997, un commando de 60 agents de la police forestière procède à la destruction systématique de 69 plantations – dont de nombreux hectares de

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cacaoyers – et des campements qui hébergent les populations allochtones. Dans leur fuite, celles-ci mettent le feu à trois campements occupés par des autochtones oubi, qu’ils suspectent de complicité avec les commanditaires de l’opération de destruction. On imagine le climat social qui s’est instauré dans la région… Le second événement se produit en novembre 1999, dans le village de Besséréké, dans la partie orientale de la sous-préfecture de Tabou. Un conflit foncier y oppose des autochtones krou à des immigrés lobi du Burkina Faso : les premiers veulent reprendre aux seconds une terre qu’ils leur avaient précédemment cédée. Le conflit dégénère en affrontement ouvert, causant mort d’homme dans chacun des deux camps. Les Krou se déclarent « en guerre » contre les Lobi, ce qui provoque la panique parmi les populations allochtones installées dans la région et déclenche un exode de quelque 15 000 Burkinabè, qui vont être reconduits à la frontière sous contrôle des forces de l’ordre ivoiriennes (j’ai consacré un article à ce tragique événement, publié dans la revue Afrique contemporaine, n° 193, 1er trimestre 2000)… Aucune référence n’est faite par Bertin Kadet à l’un et l’autre de ces événements, qui n’ont pourtant pas été anodins…

8 Le président Konan Bédié est renversé peu après, le 24 décembre 1999 très exactement, par un coup d’État, qui porte au pouvoir un militaire, le général Robert Gueï. De nouvelles élections présidentielles sont préparées, dont le vainqueur sera cette fois-ci, le 22 octobre 2000, Laurent Gbagbo. Le pouvoir de ce nouveau président sera très vite mis à mal, nous l’avons vu, par des « forces rebelles », à l’origine d’une tentative de coup d’État perpétrée, le 19 septembre 2002, sous la forme d’une attaque militaire menée depuis le Nord du pays, mais aussi d’une insurrection déclenchée le même jour à Abidjan, qui fit plus de 300 morts dans la capitale et coûta la vie au général Robert Gueï, assassiné avec plusieurs de ses proches. Quels seront, au cours des quelque huit années que va durer la scission du pays en deux, dans l’Ouest forestier occupé durant cette période par les forces rebelles venues du Nord, les rapports entre autochtones et allochtones ? Le flux des migrants étrangers continue-t-il à être alimenté ? Que s’est-il passé dans la nuit du 31 mai 2005, dans les villages de Petit-Duékoué et Guitrozon, où plus de 120 habitants, hommes, femmes et enfants de l’ethnie wè, ont été massacrés (voir François Mattei, dans l’ouvrage qu’il consacre à Laurent Gbagbo, Pour la vérité et la justice, Éditions du Moment, 2014 : 208), un événement dont Bertin Kadet ne parle pas ? Il est clair que la situation géopolitique de l’époque ne se prête guère à une quelconque investigation de terrain et l’on peut comprendre que l’on manque de données chiffrées pour illustrer ce qu’est réellement à la fin de la décennie 2000 l’état des lieux socio- démographique de cette « zone grise » que l’article des COM essaie de nous faire découvrir. Mais, même en l’absence de chiffres, une approche historique plus circonstanciée aurait pu aider le lecteur de l’article à mieux percevoir ce qui s’est réellement passé dans cette région si durement affectée au cours de cette période de crise « militaro-politique ».

9 L’occupation de l’Ouest forestier ivoirien s’achève fin mars 2011 lorsque les « forces rebelles » au régime de Laurent Gbagbo lancent leur grande offensive en direction d’Abidjan en soutien à Alassane Ouattara, dans le conflit qui oppose les deux hommes depuis les élections présidentielles d’octobre-novembre 2010 dont l’un et l’autre revendiquent la victoire. Un nouveau massacre, nous l’avons vu, est commis en pays wè, dans la ville de Duékoué, plus terrible encore que celui de 2005, qu’évoque bien cette fois-ci Bertin Kadet, mais sans en expliquer vraiment les fondements. Laurent Gbagbo est arrêté le 11 avril 2011, ce qui met définitivement fin à son mandat présidentiel. Alassane Ouattara lui succède officiellement le 6 mai 2011… Dans l’Ouest

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ivoirien, quel impact ce changement de régime va-t-il avoir sur la situation confuse qui y règne depuis 2002 ? L’adoption, en 2013, de lois sur la nationalité et le foncier rural, deux sujets brûlants dans cette région soumise à une forte immigration, ne va-t-elle pas braquer encore un peu plus les populations autochtones contre les populations allochtones d’origine étrangère, qui devraient, semble-t-il, dorénavant pouvoir accéder à la fois plus facilement à la nationalité ivoirienne et à la propriété terrienne ? Il est, certes, trop tôt, au moment où Bertin Kadet rédige son article, pour disposer d’éléments de bilan en ce qui concerne les retombées de ces nouveaux dispositifs juridiques. « Promouvoir une politique de retour des exilés sur leurs terres et accélérer le processus de réconciliation entre les différentes communautés » (p. 453) doit, certes, en être l’objectif premier. Pour permettre de mieux y parvenir, « renforcer la présence sécuritaire, en érigeant des unités militaires et policières de dimension plus importante, en leur donnant les moyens nécessaires » (p. 453), comme le suggère Bertin Kadet, ne me semble par contre pas la meilleure voie à suivre, le recours à la force étant rarement une bonne solution…

10 Si l’article de Bertin Kadet est fondé sur une problématique claire, plus que jamais d’actualité dans une Côte d’Ivoire qui a du mal à se remettre de la décennie de crise militaro-politique qui a si durement affecté non seulement l’Ouest forestier mais également l’ensemble du pays, la démarche suivie par son auteur pour permettre au lecteur de comprendre ce qu’en ont réellement été, au fil du temps, les divers enjeux dans l’espace géographique de référence me semble, par contre, manquer de pertinence. Comme cela a déjà été souligné, une approche plus chronologique, prenant systématiquement en compte les grandes données de l’évolution politique du pays depuis son accession à l’indépendance nationale, aurait été bienvenue. Beaucoup d’informations factuelles illustrent, certes, l’article. La liaison entre elles n’est cependant pas toujours évidente. On a parfois un peu l’impression que Bertin Kadet s’adresse à des lecteurs qui sont familiers de l’histoire de la Côte d’ivoire et tout particulièrement de celle de l’Ouest du pays, auxquels il n’est donc pas nécessaire de rappeler des données censées être connues. D’où beaucoup de non-dits dans son appréhension du sujet, ce qui ne permet pas d’avoir toujours une vision claire de ce qui s’est passé. Par ailleurs, les travaux de recherche un peu anciens sur ce qu’a notamment été l’immigration dans l’Ouest et le Sud-Ouest ivoiriens ne semblent pas avoir beaucoup retenu son attention. Et, quand il fournit des informations carrément erronées sur le déplacement vers le Sud-Ouest des populations baoulé affectées par la mise en eau du barrage de Kossou, cela devient gênant… et porte un tantinet atteinte à la crédibilité de son approche.

11 Bertin Kadet, enseignant-chercheur à l’ENS d’Abidjan, continuera sans doute à s’intéresser au devenir de cette « zone grise » ouest-ivoirienne. Un bilan actualisé et concret de ce qu’est aujourd’hui le rapport entre les populations autochtones et les populations allochtones s’y impose plus que jamais. Gageons que, s’il est amené à faire ce bilan, il le fera avec la rigueur méthodologique qu’impose ce genre d’exercice et qu’il saura en rendre compte avec un maximum d’exactitude !

12 Paris, juin 2017

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AUTEUR

ALFRED SCHWARTZ

Sociologue, DR honoraire de l’IRD

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