Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

33 | 2006 Relations sociales et espace public

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rh19/1136 DOI: 10.4000/rh19.1136 ISSN: 1777-5329

Publisher La Société de 1848

Printed version Date of publication: 1 December 2006 ISSN: 1265-1354

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TABLE OF CONTENTS

Introduction Jacques Rougerie and Louis Hincker

Articles

Liens privés et régulation de l’économie : la famille et l’institution (, XIXe siècle) Claire Lemercier

Le « Robert et Cougny » et l’invention des parlementaires Herve Fayat and Nathalie Bayon

Les discours, acte de fondation de la République : l’interaction orateurs/publics populaires. Eugène Spuller, Charles Floquet et Louis Blanc à Troyes en 1879. Aude Dontenwille-Gerbaud

Sens du juste et usages du droit du travail : une évolution contrastée entre la et la Grande-Bretagne au XIXe siècle Alain Cottereau

« Quartier » et expériences politiques dans les faubourgs du nord-est parisien en 1848 Laurent Clavier

De l’histoire sociale au tournant linguistique et au-delà. Où va l’historiographie britannique ? Gareth Stedman Jones

Lectures

Emmanuel de Waresquiel, L’histoire à rebrousse-poil. Les élites, la Restauration, la Révolution, Fayard, 2005, 190 p. ISBN : 2-213-62532-8. 14 euros. Jean-Claude Caron

John Merriman, Police Stories. Bulding the French State, 1815-1851, Oxford, Oxford University Press, 2006, 254 p. ISBN : 0-19-507253-7. 55 livres sterling. Frédéric Chauvaud

Camille Duteil, Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2006. Jean-Claude Caron

David A. Shafer, The Paris Commune. French Politics, Culture, and Society at the Crossroads of the Revolutionary Tradition and Revolutionary Socialism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, 226 p. ISBN : 0-333-723-031. 52,50 livres sterling.Robert Le Quillec, Bibliographie critique de la Commune de Paris 1871, La Boutique de l’Histoire, 2006, 649 p. ISBN : 2-910828-35-2. 38 euros. Jean-Claude Caron

Raymond Bachollet, Les cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, préface de Jean- Denis Bredin, Dabecom, 2006, 112 p. ISBN : 2952-035-180. 22 euros. Jean-Claude Caron

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Christopher E. Forth,The Dreyfus Affair and the Crisis of French Manhood, Baltimore (Md), The Johns Hopkins University Press, 2004, 300 p. ISBN : 0-8018-7433-5. 46,95 dollars. Gil Mihaely

Marie-Jeanne Heger-Etienvre [dir.], La Suisse de 1848. Réalités et représentations, collection Helvetica, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, 160 p. ISBN : 978-2-86820-281-9. 15 euros. Jean-Claude Caron

Maria Sierra, Rafael Zurita, Maria Antonia Peña [dir.], La representación política en la España liberal – Ayer, Revista de Historia contemporánea, n° 61, 2006/ 1, Madrid, Marcial Pons, 2006, 325 p. ISSN : 1134-2227. 20 euros. Raymond Huard

Iorwerth Prothero, Religion and Radicalism in July Monarchy France. The French Church of the Abbé Chatel, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2005, 362 p. ISBN 0-7734-6221-X. 74,95 livres sterling. Emmanuel Fureix

Charles de Montalembert, Journal intime inédit. Tome V : 1849-1853, texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade, Paris, Honoré Champion, 2006, 831 p., ISBN : 2-7453-1347-9. 71,25 euros. Jean-Claude Caron

Joan L. Coffey, Léon Harmel. Entrepreneur as Catholic Social Reformer, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2003, 340 p. ISBN : 0-268-03360-9. 48 dollars. Iorwerth Prothero

Nigel Yates,The Religious Condition of Ireland, 1770-1850,Oxford, Oxford University Press, 2006, 401 p. ISBN :0-19-924238-0. 70 livres sterling. Laurent Colantonio

Franck Prochaska, Christianity and Social Service in Modern Britain. The Disinherited Spirit, Oxford, Oxford University Press, 2006, 216 p. ISBN : 0199287929. 35 livres sterling. Emmanuelle de Champs

Callum G. Brown, The Death of Christian Britain. Understanding Secularisation, 1800-2000, Londres/New York, Routledge, 2001, 256 p. ISBN 0-415-24184-7. Relié : 65 livres sterling ; broché : 18,99 livres sterling. Julien Vincent

Yves Lequin, Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, François Caron, Françoise Cribier, Patrick Fridenson, François Loyer, John Merriman, Michelle Perrot, Antoine Prost, Ouvriers, villes et société. Autour d’Yves Lequin et de l’histoire sociale, paris, nouveau monde editions, 2005, 296 p. isbn : 2-84736-142-1. 34 euros. François Jarrige

Oliver Grant, Migration and Inequality in Germany, 1870-1913, Oxford Historical Monographs, Oxford, Clarendon Press, 2005, 405 p. ISBN : 0-19-927656-0. 65 livres sterling. Marie-Bénédicte Vincent

Michel Letté, Henry Le Chatelier (1850-1936) ou la science appliquée à l’industrie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 259 p. ISBN : 2-7535-0019-3.19 euros. François Jarrige

François Gaudin [dir.], Le monde perdu de Maurice Lachâtre (1814-1900), Paris, Honoré Champion, 2006, 287 p. ISBN : 2-7453-1433-5. 50 euros. Jean-Claude Caron

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Gérard Bonet, L’Indépendant des Pyrénées-Orientales. Un siècle d’histoire d’un quotidien, 1846-1950. L’entreprise, le journal, la politique, préface de Pierre Albert, Perpignan, Publications de l’Olivier, 2004, 764 p. ISBN : 2-908866-21-8. 37 euros. Frédéric Chauvaud

Jean-Yves Mollier, Le camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004, 365 p. ISBN : 2-213-61476-8. 22 euros. Benoît Lenoble

Marc Renneville, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris, Fayard, 2003, 527 p. ISBN : 2-213-608-334. 25 euros. Nicole Edelman

Angelique Richardson, Love and Eugenics in the Late Nineteenth Century. Rational Reproduction and the New Woman, Oxford, Oxford University Press, 2003, 250 p. ISBN 0-19-818700-9. 51 livres sterling. Pamela Pilbeam

Frédéric Chauvaud et Jacques Péret [dir.], Terres marines. Études en hommage à Dominique Guillemet, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 361 p. ISBN : 2-7535-0206-4. 24 euros. Karine Salomé

Hélène Blais, Voyages au grand océan. Géographies du Pacifique et colonisation, 1815-1845, Paris, Éditions du CTHS, 2005, 351 p. ISBN : 2-7355-0588-X. 58 euros. Sylvain Venayre

Craig Wilcox, Autralia’s Boer War. The War in South Africa, 1899-1902, Oxford/New York, Oxford University Press, 2002, 541 p. ISBN : 0195516370. 25 livres sterling. Odile Roynette

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Introduction

Jacques Rougerie et Louis Hincker

1 Pour faire un amusant pendant au vieux propos d’Eric Hobsbawm de 1971 : « It is a good moment to be a social historian »1, Jürgen Kocka note, dans la livraison de l’automne 2003 du Journal of Social History, que : « the impression is widely spread that this is not a good moment to be a social historian ». Avec optimisme pourtant (trop d’optimisme ?), il fait le compte des gains et pertes qu’a faits l’histoire sociale après l’offensive cinglante qu’ont menée contre elle les tenants de la « cultural history » ou du « linguistic turn » : « Losses, gains and opportunities : social history today »2. Parallèlement, Thomas Welskopp, dans le numéro spécial du Mouvement social (L’histoire sociale en mouvement, 2002), relevait les aspects plutôt positifs de la situation historiographique : « L’histoire sociale du XIXe siècle : tendances et perspectives » 3.

2 Le débat, on ne le sait que trop, avait tourné à la querelle sur les fondements de la connaissance historienne. Une cabale de dévots de la « déconstruction » en venait à saper l’entreprise historique dans ses bases mêmes : Roger Chartier en a fait suffisamment justice en 1993 4. Pourtant, en 1995, Patrick Joyce proclamait encore hautement – en dépit d’un point d’interrogation un rien hypocrite dans le titre – « The end of social history ? » 5. La « old social history », la vieille histoire sociale, se mourait de sa belle mort, frappée au cœur par le linguistic ou cultural turn dont Joyce proclamait les mérites incontournables, en dépit des propositions – un peu trop généreuses pour les tenants du linguistic turn – d’une paix de compromis d’un Geoff Eley : « De l’histoire sociale au tournant linguistique dans l’historiographie anglo-américaine des années 1980 » 6.

3 Il y a eu conflit, conflit sévère, mais aussi bien « challenge », et celui-ci aurait été finalement bénéfique à une histoire sociale renouvelée : il vaut mieux dire encore à renouveler. Nous aurions perdu, dit Jürgen Kocka, l’économique (ce qui est discutable, et qui serait dommage), gagné les vastes domaines qu’ont su recouvrir les « approches narratives ». « The constructivist turn which has made itself felt in the humanities and social sciences over the last decades, has helped to make social history more self- reflective and subtle. » Il faudrait ajouter qu’il reste beaucoup à faire pour s’approprier vraiment ces nouveautés. Et aussi à s’entendre sur la délicate notion de culture : « We

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need to ask much more carefully constructed and more limited questions about culture », d’autant qu’un siècle au moins de littérature anthropologique 7 – rarement mentionnée – sur le concept de « culture » devrait interdire aux historiens d’en faire un usage trop fréquemment ambigu ou, comme c’est encore souvent le cas, de le réduire aux seuls objets, institutions et acteurs dits « culturels ».

4 Il semble qu’on ait abouti à une paix – une paix encore armée – qui peut avoir parfois des allures de compromis (la pratique historienne, dans ses avancées, n’est-elle pas faite d’abord de constants compromis ?), mais qui est tout aussi bien une paix d’équilibre, sinon de consensus véritable. On irait vers une « histoire sans (trop d’) affrontements », même au risque de tomber dans le « vertige des foisonnements » 8. Il est de toute façon et fort heureusement moins question aujourd’hui de « fin de » ou « fin des »… On en vient au problème : « The cultural turn and beyond, the linguistic turn and beyond »9.

5 Notre projet, médité à plusieurs, était probablement au départ démesurément ambitieux. Laisser là un moment le « théorique ». Mettre à l’épreuve, pratiquement, (et le faire faire notamment par de jeunes historiens) quelques-unes des questions aujourd’hui impérativement soulevées : la construction des catégories en histoire sociale, thème maintenant classique. Puisqu’il est tant question depuis deux décennies d’un « politique » qui reléguerait aux oubliettes une vielle histoire « sociale » rétrograde, essoufflée, nous interroger concrètement sur l’efficacité des notions d’espace public, sociabilité, opinion publique, société civile…, et vérifier notamment en ce domaine la validité de l’analyse des réseaux. S’interroger sur l’utilité du concept de gender qu’il nous semble qu’on différencie mal encore d’une simple histoire des femmes. Bref tester dans le vif les rapports entre une histoire dite culturelle, d’ailleurs incertaine de ses ambitions, et l’histoire sociale, et la possibilité d’une histoire qui soit enfin « socio-culturelle ».

6 Quitter la théorie pour travailler dans le concret des problèmes ? Mais pouvait-on la quitter sans s’interroger au moins sur quelques-uns des présupposés à la mode qui ont sous-tendu la querelle ?

7 Il nous paraissait qu’en histoire du XIXe siècle au moins 10, hormis quelques cercles d’érudits, on restait trop indifférent à ce qui se publie à l’étranger, notamment dans le monde anglo-saxon. Nous sommes donc spécialement heureux d’accueillir dans ce numéro la contribution de Gareth Stedman Jones, auteur naguère d’un essai sur le chartisme qui précisément « originally set the linguistic cat among the social history pigeons », comme dit plaisamment Geoff Eley 11. Il nous a semblé nécessaire de rappeler les termes d’un débat anglo-saxon qui peuvent paraître à l’historien français quelque peu obscurs. Histoire sociale et linguistic turn ? Anglo-marxisme versus histoire culturelle ? Ces problèmes nous seraient-ils vraiment étrangers ? 12

8 Nous n’avons eu accès que tard, en 1988, en traduction française, au grand livre d’Edward Palmer Thompson, publié en Grande-Bretagne en 1963, The Making of the English Working Class 13. On peut raisonnablement se demander aujourd’hui pourquoi tant de critiques, et tellement acerbes, adressées par les tenants d’une « cultural history » à un auteur qui introduisait alors, via la notion d’« expérience » (à prendre en un sens historiquement fort, qui reste à approfondir et à clairement cerner), une forme élaborée d’histoire « culturelle » dans la « vieille » histoire sociale, pour ce qu’il pensait être une analyse « marxiste » renouvelée de la formation de la classe ouvrière anglaise. Ici d’ailleurs, tout n’est-il pas question de lecture ? Ce livre, « marxiste » en son temps,

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ne peut-on aussi bien l’accepter aujourd’hui non plus comme l’analyse de la formation d’une « conscience de classe », mais plus simplement comme celle de la formation du radicalisme populaire anglais ? Et Edward p. Thompson ne nous a-t-il pas également ouvert les riches possibilités de l’étude de « l’économie morale de la foule » 14 qui a permis d’éclairer – trop rarement encore – certaines de nos approches « sociales » et politiques 15. Gareth Stedman Jones souligne le caractère hybride, peu orthodoxe de l’« anglo-marxisme » des années 1960, en même temps, faut-il le dire, que toute la richesse de son apport. On ne le résumera évidemment pas ici. Cette présentation stimulante d’une longue histoire est là pour être appréciée et, s’il le faut, discutée.

9 N’a-t-on pas été, n’est-on pas en histoire sociale française du XIXe siècle en face de problèmes analogues ? On a « construit », outre-Atlantique et outre-Manche, avec une grande facilité – l’étude pourtant de la construction des identités n’est pas chose si aisée – le concept, mieux vaut dire la fiction, d’une « histoire marxiste » française16. Et cela, nous semble-t-il, a été à l’origine de bien des égarements. Il faut rappeler quelques évidences oubliées. Si, dans les années 1950, le marxisme était en effet un « horizon » tentant pour les jeunes historiens, il reste que ceux-ci étaient aussi bien de solides mécréants, face à une orthodoxie déjà historiquement figée.

10 On attribue volontiers les défauts « matérialistes » grossiers de l’histoire sociale française à Camille-Ernest Labrousse. Ce pourrait être à la rigueur concevable si on se réfère à quelques-unes de ses formulations parfois hâtives, tel son article trop souvent cité, « Comment naissent les révolutions » 17 (comment, en aucune façon pourquoi), qui n’est probablement pas sa plus éclatante contribution à l’histoire de celles-ci. On oublie un peu facilement L’Esquisse… (qui ne se voulait que telle) de 1933, et tout particulièrement sa postface. On voudrait n’y lire que des courbes de prix prétendument « déterminantes ». Si l’on entend parler ici d’idéologie, ou mieux de théorie, on devrait reconnaître que L’Esquisse était un brillant, un grand livre physiocratique : quoi de mieux que les présupposés et les propositions de l’« École » si l’on veut penser la « question des blés » au xviiie siècle ? Et c’est sur ce terrain qu’il a pu être – trop rarement d’ailleurs –, qu’il devrait être convenablement discuté 18. Pour les XIXe et xxe siècles, Labrousse parlait, comme tout un chacun alors, de classe, sans refuser par exemple le débat sur société d’ordres et société de classes ; mais point de « conscience de classe », pas davantage de lutte de classes : il mettait seulement en vive lumière l’existence d’« antagonismes sociaux » et cherchait à les expliquer.

11 Labrousse séparait-il le politique du social ? Sa remarque, qui peut paraître aujourd’hui simplette : « Sur l’économique retarde le social, et sur le social, le mental » 19, n’était en son temps que de gros bon sens pratique, et ne se voulait en rien théorique ; probablement ouvrait-elle des perspectives problématiques qu’on ne se souciait pas encore alors de résoudre. En tout cas, ni Labrousse ni ses successeurs n’ont revendiqué clairement un quelconque et trop simple « déterminisme » économique, ce qui d’ailleurs, en bonne orthodoxie marxiste, eut relevé de l’hérésie « économiste ». Bien plus, il insistait lumineusement sur la « contradiction entre le droit et le fait », une idée forte où il voyait un des vecteurs du processus révolutionnaire 20.

12 Structure versus agency ? Serait-ce se montrer « marxiste » que d’acquiescer à cette remarque toute simple, mais si forte, de l’auteur du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte en 1852 : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très

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lourd sur le cerveau des vivants. » 21 Actions humaines, structures (et aussi mémoire sociale), on voit que c’est là un problème qui n’est pas nouveau. Peut-être ce débat « structure versus agency » est-il « théoriquement » dépassé aujourd’hui si l’on accepte la sociologie de Bourdieu ? Peut-être pas ! La chose reste à tester dans et par des travaux concrets.

13 Ce grand débat en matière d’histoire sociale : structure et action humaine (individuelle ? collective ?), s’était focalisé autour de la notion (du concept ?) de classe sociale et de son usage. Il n’était question que de leur possible, de leur nécessaire fin. L’approche par le « gender » par exemple (mais aussi par la race, « ethnicity ») aurait radicalement mis à mal la notion 22. C’est discutable, si on veut se souvenir, entre bien d’autres, de la réussite ancienne de Leonore Davidoff et Catherine Hall avec Family Fortunes : Men and Women of the English Middle Class, 1750-1850 23. En dépit là encore de propositions de conciliation de Geoff Eley ou de Marcel Van Der Linden 24,le débat s’est prolongé. Patrick Joyce avait soulevé en 1991, dans un livre fort riche Visions of the People : Industrial England and the Question of Class, 1848-1914 25, un problème qui intéresse au premier chef les historiens sociaux du XIXe siècle. Doit-on parler de classe, ou seulement de peuple au XIXe siècle victorien (ou français) ? Patrick Joyce privilégiait, trop systématiquement (puisque proposant la notion prétendument neuve de « populism »), la seconde option. Il y a beau temps que Gérard Noiriel a montré qu’on ne pouvait parler de classe ouvrière en France, « prolétarisée », « consciente » d’elle- même ou pas, avant les années 1880 26. Quant à notre premier XIXe siècle, il ne connaissait que « les classes ouvrières » et parlait plus volontiers de « peuple ». Peuple ! un concept (une « idée » ?) sur la « construction » duquel, en 1988, Gérard Fritz avait publié un remarquable petit essai, bien oublié aujourd’hui : L’Idée de peuple en France du XVIIe au XIXe siècle 27. Peuple, classes ouvrières ou laborieuses, classe ouvrière, autant de formulations qui n’ont pas valeur absolue, intemporelle, mais qui se succèdent dans le temps ou s’affrontent dans l’espace. Et que dire de « l’identité paysanne » – injustement absente de notre numéro – ; identité attribuée qui dissimule plutôt mal que bien « une dynamique et une mobilité identitaire faisant varier le sentiment d’appartenance » 28 ?

14 De la même façon, réunira-t-on sous un même vocable la bourgeoisie parisienne, la bourgeoisie rouennaise, la bourgeoisie entrepreneuriale lilloise, les bourgeoisies esclavagistes nantaise ou bordelaise ? Sarah Maza a titré de façon provocante son récent livre, The Myth of the French Bourgeoisie : An Essay on the Social Imaginary 1750-1850 29. Il en sera question dans une prochaine livraison de cette revue. Si elle peut raisonnablement mettre en cause (une fois de plus !) l’idée de « révolution bourgeoise », remise en cause que les historiens français ont acceptée depuis beau temps, la proposition qu’elle fait de l’apparition sous la Restauration du terme bourgeoisie (et d’une « conscience » bourgeoise), en un sens purement politique mais non social, est certes une idée à creuser. Est-elle pour autant suffisante ? Que fera-t-on désormais du grand travail (très « labroussien ») d’Adeline Daumard sur la bourgeoisie parisienne au temps de la monarchie censitaire 30 ? On choisit ce livre spécialement parce qu’il a fait l’objet de critiques assez injustes 31. On avait là un « portrait », pas seulement et sottement statistique comme on aime à le faire croire, mais aussi psychologique, relationnel et politique. Il ne relevait sûrement pas du domaine si volontiers critiqué de la « réification » des « catégories » qui « emprisonnerait » les acteurs historiques. Suzanna Magri montrait récemment combien fécondé par la lecture du livre postérieur de Christophe Charle sur Les élites de la République 32,son apport restait majeur. Pour critiquer, dépasser, faut-il systématiquement détruire, au

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nom moins de l’efficacité que de présupposés pour ne pas dire de préjugés épistémologiques ?

15 On est ramené au délicat problème de la construction des catégories. Est-il vrai qu’on ait vraiment, systématiquement construit ces nuisibles « catégories réifiées » ? Il est exact qu’un moment, on a pu s’interroger sur la possibilité d’un code socioprofessionnel « idéal » pour les sociétés des XIXe et xxe siècles 33. Ce fut un échec et le projet n’a pas eu de suite. C’était en 1963, et vingt ans après, Adeline Daumard préconisait tout différemment une enquête nécessaire sur les « généalogies sociales » 34. Construire est au demeurant fort bon, et c’est un en effet un processus qu’on observe. Mais peut-on tout simplement se passer pour autant d’immobiliser l’image à certains moments pour y voir clair ? Ce n’est pas un problème qu’on a ignoré. Faut-il ajouter qu’il y a déjà bien des années que Claude-Isabelle Brelot proposait la notion très neuve de « réinvention » d’une catégorie, celle de la noblesse au XIXe siècle 35 ? C’est une idée qu’on n’a certainement pas encore suffisamment méditée et creusée.

16 L’économique, le social, le politique, leurs relations ? Le débat, qui n’est pas simple, n’avait pas été approfondi dans les années 1950 ou 1960. Dans la thèse d’Yves Lequin parue en 1977, en apparence fidèlement labroussienne, sur Les ouvriers de la région lyonnaise, dont le livre I s’intitulait d’ailleurs précisément « La formation de la classe ouvrière régionale », il manquait à l’évidence les passerelles essentielles, les rampes d’accès d’un « étage » à l’autre, comme le soulignait aussitôt Michelle Perrot, point infidèle sur ce point à Labrousse 36. Mais supprimer purement et simplement les étages inférieurs n’est probablement pas le meilleur moyen – en tout cas sûrement par le seul – de gagner le niveau supérieur. Depuis, de toute façon, peut-on faire fi des travaux de disciples du maître nullement infidèles eux non plus parce que novateurs, et au premier chef ceux de Maurice Agulhon. Son concept de sociabilité a été longuement discuté naguère ; on en a discouru sans chercher, sauf rares exceptions 37 à l’utiliser concrètement. Il n’a pas valeur pour la seule Provence, intérieure ou toulonnaise. N’aurait-il pas quelque rapport avec la notion d’espace public, terme également à la mode qui fait l’objet de nombreux discours mais dont la validité efficace reste elle aussi à bien montrer dans la pratique.

17 Il est vrai que notre « vieille histoire sociale » avait mal (ou n’avait pas du tout) défini sa posture à l’égard de ce qu’on a eu sans aucun doute raison dans les années 1980 de désigner comme le politique, justement mis en valeur alors par Claude Lefort, mais tout aussitôt irrémédiablement détaché d’une quelconque référence sociale 38, et après lui par Pierre Rosanvallon, depuis notamment Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France,en 1998 39. Sommes-nous tellement ignares, aveugles, que nous n’aurions pas su tirer leçon de la leçon ? On rappellera seulement les travaux de Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie, ou, pour ceux que rebuterait l’aspect nécessairement théorique de ce livre essentiel, La démocratie à l’épreuve des femmes 40.

18 L’histoire dite « conceptuelle » du politique reste radicalement coupée de l’histoire de la société, même dans le livre récent de Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme 41 où il lui faut bien admettre que la « culture politique de la généralité » a rencontré quelques résistances (des perplexités ?) du côté, paraît-il, de la « société civile ». Mais pourquoi ces résistances, de qui viennent-elles, quand, comment ? Qu’est-ce que le « fait associatif » ? Après Rémi Gossez et Henri Desroche 42, les historiens français du premier XIXe siècle se sont penchés, bien ou mal, sur la question tout à fait « sociale » de la signification de l’Association ouvrière, ce

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maître mot pour les classes laborieuses du premier XIXe siècle. Elle n’était pas contestation de médiocre envergure qui finalement conduirait à une « exception syndicale » peu compréhensible. Elle était tentative « utopique » (au sens noble du terme) d’une reconstruction équitable du social et du politique. Cinq maigres pages sur cette Association dans Le Modèle français, s’arrêtant à l’article de 1834 de Pierre Leroux, De l’individualisme et du socialisme, en effet fondamental mais tout juste évoqué ! Une seule contribution (deux à la rigueur) sur dix-sept, et traitant moins de la question de l’Association que de celle de la corporation ouvrière en 1848 dans le récent ouvrage collectif dirigé par Steven Kaplan et Philippe Minard, La France, malade du corporatisme ? 43Au moins y esquisse-t-on une critique du livre de William H. Sewell, un des tenants du « cultural turn », Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien régime à 1848, qui repose sur un faux-sens quand il croit déceler une continuité majeure entre la corporation de jadis et la nouvelle « corporation démocratique » des ouvriers de 1848 44, qui se situe précisément dans la grande perspective de l’Association ouvrière. Et rien sur les années 1860 et suivantes 45. Quant au Peuple, il n’est à la vérité « introuvable », (plus vraisemblablement muet, plus souvent encore rendu muet), que dans la perspective linéaire d’une histoire purement « conceptuelle » de la démocratie représentative, où les idées (rarement les faits) se développent, se heurtent, se débattent dans un ciel abstrait. N’y aurait-il pas eu un « peuple de Paris », conscient de sa force à défaut de son unité en juin 1848, en mars 1871, et qu’on peut sérieusement étudier ? Un peuple réel qui ne se dévoilerait que dans « l’incandescence de l’événement » – jolie formule ! – que Pierre Rosanvallon nous laisse apercevoir sans jamais approfondir. Mais ce peuple, on peut l’étudier aussi bien dans les horizons stricts (ou, si l’on veut, étroits) d’une histoire seulement sociale, mais aussi dans ses rapports avec la ou plutôt le politique : on le verra à la lecture du texte que nous propose Alain Cottereau. Le peuple est lui aussi, à sa manière, dans un espace public qu’on a trop vite caractérisé comme « bourgeois ». Il est bon assurément de sortir en histoire « sociale » d’un « économisme pur », si tant est que celui-ci ait réellement existé. Il est tout à fait discutable que ce soit le seul politique qui « informe le social ». Et manquer la nature « sociale », au mieux minimiser l’ampleur des résistances à la « culture politique de la généralité » ne conduit-il pas directement à ce que Rosanvallon appelle, par un mauvais jeu de mot – on aimerait croire que ce n’est qu’un jeu sur les mots – la Contre-démocratie 46.

19 Nous n’avons pas de contribution à proposer sur le « gender », concept de difficile maniement, qui entend signifier la construction de la différence et des différences, mais est trop souvent délaissé au profit d’une études des « genres » pris comme équivalent social des « sexes » 47.

20 Un des caractères, du moins en France, de la longue querelle sur l’histoire sociale et sa validité, est qu’on a discuté à qui mieux mieux de théorie, qu’en revanche on n’a guère eu de mise en œuvre concrète, pratique des résultats de ces débats. Ainsi encore, pour n’en pas rester à un « labroussisme » prétendument obsolète, avec quelle hargne ne nous a-t-on abreuvé des critiques de Foucault, dont il faut – cela va de soi – tenir compte. Gareth Stedman Jones, a pour sa part, clairement pris ses distances avec Foucault dans un texte que nous aurions aimé publier et auquel nous renvoyons le lecteur 48. Mais surtout quels historiens, notamment en France, ont à ce jour vraiment utilisé, autrement que pour une référence ou une paraphrase banales, ses réflexions sur la notion de « pouvoir » (et de résistance à ce pouvoir) ? Un pouvoir qu’il est le premier à avoir proposé aux historiens 49 , mais sur lequel Habermas a pu s’interroger, non sans

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raison, quant à son origine et ses fondements philosophiques 50. En Grande-Bretagne, Patrick Joyce nous livre un intéressant essai qui utilise la notion de « gouvernementalité » : The Rule of Freedom : Liberalism and the Modern City 51. Utile, provoquant la réflexion, il n’est pas nécessairement convaincant.

21 Dans le numéro du Journal of Social History cité au début de cet article, Christophe Charle trace un panorama d’une histoire sociale française qui, au bout du compte, ne se porte pas si mal. S’il est vrai qu’on s’est dispensé souvent de clarté théorique, cela ne semble pas avoir tellement nui au travail de recherche. C’est aussi bien dans la pratique concrète d’une histoire « sociale » que nous avons souhaité travailler.

22 L’idée d’un numéro thématique de la Revue d’histoire du XIXe siècle sur l’histoire sociale du XIXe siècle est née d’une discussion collective au sein de la Société d’histoire de la révolution de 1848, à l’initiative de son président de l’époque Jean-Luc Mayaud, à l’occasion de la préparation du centenaire de notre association. La publication d’un numéro spécial sur l’histoire économique, et d’autres se réclamant explicitement de « l’histoire culturelle », appelait un nécessaire éclairage sur ce sujet, sans pour autant proposer un quelconque « retour à… », empêchant de rendre compte d’une historiographie en pleine évolution.

23 Il ne s’agit pas ici de brandir un quelconque drapeau. Nous avons choisi d’exposer des interrogations, des doutes, des inquiétudes, et de construire un numéro fait d’études particulières. Nous n’avons pas visé à un quelconque semblant d’exhaustivité. L’histoire sociale qui se fait aujourd’hui revisite la question de l’articulation entre les conditions et les intérêts sociaux (si l’on veut, de classe) et commande de ne pas décréter une transposition mécanique des unes vers les autres Il nous a semblé que l’important était de caractériser l’articulation entre objet, sources et méthodes dans des travaux qui entendent se situer au carrefour de plusieurs disciplines, et s’appuyer en cela sur une ample documentation. Cela ne peut se lire et se comprendre qu’en situation, article après article. Il nous a paru aussi nécessaire de favoriser la publication de documents commentés, plus suggestive et plus instructive à nos yeux que tout commentaire ou toute théorie. Chacune des études que l’on va lire pose la question du statut de l’exemple et recherche dans une analyse fouillée sa portée explicative.

24 Nos contacts et nos échanges se sont resserrés autour d’une question principale : « Qu’est-ce qu’une relation sociale ? ». Cela nous a permis de préciser ce que nous attendions d’une « histoire sociale », tout en prenant soin de conserver la question ouverte. Si la « société » peut être considérée comme l’objet commun de tous les historiens (sans y reconnaître pour autant un tout organique), elle pouvait être lue comme l’enjeu particulier des relations entre individus ou entre groupes. Ainsi définie, c’était peut-être elle qui permettrait de caractériser une relation comme « relation sociale », étant entendu qu’il ne saurait être question d’appréhender « le tout » des relations sociales.

25 Dans les études ici réunies, les relations sociales apparaissent comme travaillées par la question de leur propre légitimité. C’est là le résultat d’une attention accrue portée depuis quelques décennies aux processus de construction des positions et des conditions, qu’ils concernent des individus, des groupes, voire des regroupements temporaires et de circonstance d’individus. La légitimité du lien social n’étant jamais définitivement acquise, les travaux ici publiés font apparaître la part fondamentale à donner à la négociation sociale, qui modifie en profondeur le fonctionnement des institutions. On pourrait dire que l’objet réel de ce numéro est la compréhension des

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enjeux sociaux qui traversent les institutions. Les identités professionnelles par exemple ressortent d’une négociation sociale sur le long terme, leur étude fait apparaître la perméabilité du langage d’institution aux langages relationnels. Famille et métier semblent dès lors les principaux agents constructeurs d’une légitimité. Le processus est en constante évolution, et son analyse permet d’éviter la simple paraphrase des groupes analysés. N’en vient-on pas souvent à se satisfaire d’une simple « notabilisation » des notables, comme de l’embourgeoisement des bourgeois, l’« ouvriérisation » des ouvriers… ? 52L’historien doit se montrer plus attentif aux mécanismes de l’identification qu’aux identités, et s’attacher à distinguer ce qui est explicatif et ce qui est à expliquer.

26 Ces études font apparaître « la contrainte de légitimation locale » dont parle Alain Cottereau, autrement dit l’indexation des relations sociales à un lieu, à un monde professionnel, à un espace urbain, et la part de l’interconnaissance fondamentale, qui doit aussi bien être dépassée par les individus et les groupes qui en appellent à des légitimités plus englobantes. Le XIXe siècle, ici dans le cas français, est aussi quête de démocratie. L’exigence de légitimité produit en conséquence des « espaces publics intermédiaires », lieux spécifiques où les relations sociales sont traversées d’enjeux moraux, civiques et politiques 53.

27 On acceptera une certaine technicité du vocabulaire et des méthodes des différents articles : représentation graphique pour souligner la faible densité globale d’un réseau (Claire Lemercier), analyse sociogénétique de la prosopographie et de l’agrégation statistique des propriétés individuelles (Nathalie Bayon et Hervé Fayat), relevé des « indices d’allocution » (Aude Gerbaud), restitution des principes des sphères d’expression et de délibérations (Alain Cottereau), comparaison des désignations et qualifications des relations interpersonnelles (Laurent Clavier). De fausses évidences laissent place à des objets historiques plus complexes qu’il n’y paraît : liens privés, fonction de parlementaire, interaction entre orateur et public, « common law » du travail, voisinage et quartier. Pas un des articles qui ne cherche à déconstruire des clichés, des idées reçues, qui ne cherche à s’émanciper des représentations trop mécaniques que les contemporains pouvaient avoir d’eux-mêmes. L’histoire sociale d’aujourd’hui participe à sa manière à la nécessité de « repenser » le XIXe siècle.

28 Pour autant, faute d’un investissement en termes d’interprétation à la hauteur des techniques d’enquête d’identification des individus et de leurs relations, il n’est pas assuré que les différentes formulations de nos auteurs désignent un même horizon et se rejoignent : institutions intermédiaires (Claire Lemercier), autonomisation du champ de représentation des parlementaires (Nathalie Bayon et Hervé Fayat), doxa républicaine (Aude Gerbaud), espaces publics locaux (Alain Cottereau), aires communes d’interconfiance potentielle (Laurent Clavier). Au moins y trouvera-t-on matière à réflexion sur la diversité sociale et morphologique que peut recouvrir le concept d’espace public. Au moins sera-t-on, espérons-le, incité à envisager une histoire longue d’un objet qui n’est abordé ici qu’à travers quelques études de cas ; donc à un retour réflexif, à la manière de Gareth Stedman Jones, sur l’histoire sociale telle qu’elle s’est épanouie depuis longtemps en France, et telle qu’elle se modifie aujourd’hui.

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NOTES

1. . Eric J. Hobsbawm, « From Social History to the History of Society », dans Daedalus, n° 100, 1971, p. 20-45, repris dans On History, 1997, p. 71-93. 2. . Jürgen Kocka, « Losses, gains and opportunities : social history today – Introducing The Issues », dans Journal of Social History, vol. 37, 2003/1, p. 21-28 ; voir également dans ce numéro, Hartmut Kaelble, « Social history in Europe – Introducing The Issues », p. 29-35 ; Paula S. Fass, « Cultural history/social history : some reflections on a continuing dialogue – The Cultural Turn And Beyond », p. 39-46 ; Christophe Charle, « Contemporary French social history : crisis or hidden renewal ? – Central Issues », p. 57-68 ; Walter Johnson, « On agency – Central Issues », p. 113-124. 3. . Le Mouvement social, n° 200, juillet-septembre 2002, p. 153-163. 4. . Roger Chartier, « Figures rhétoriques et représentations historiques. Quatre questions à Hayden White », dans Storia della Storiagrafica, n °24, 1993, p. 133-142. Repris dans Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes,Paris, Albin Michel, 1998, p. 108-125. 5. . Patrick Joyce, « The end of social history », dans Social History, 20, 1995, p. 73-91. 6. . Geoff Eley, « De l’histoire sociale au tournant linguistique dans l’historiographie anglo- américaine des années 1980 », dans Genèses, mars 1992, p. 163-193. Également Geoff Eley, « Is All the World a Text ? From Social History to the History of Society Two Decades Later », dans T. J. McDonald [ed.], The Historic Turn in the Human Sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 193-243. 7. . Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, coll. Repères, 1996, 128 p. 8. . Alain Corbin, « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1992, p. 103-126. 9. . Par exemple Lynn Hunt, Victoria Bonnel [dir], Beyond the Cultural Turn,Berkeley, University of California Press, 1999, xi-350 p. Voir le débat autour de ce livre dans The American Historical Review, vol. 107, n° 5, décembre 2002 : Ronald Grigor Suny, « Back and Beyond ; Reversing the Cultural Turn » ; Patrick Brantlinger, « A Response to Beyond the Cultural Turn » ; Richard Handler, « Cultural Theory in History Today », p. 1475-1520. 10. . C’est en effet beaucoup moins vrai dans cette histoire qu’on dit chez nous « moderne » ou en histoire plus « immédiate » du XXe siècle. 11. . Naturellement dans Gareth Stedman Jones, The Languages of Class : Studies in English Working Class History 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 268 p. ; ainsi que « The Language of Chartism », dans James Epstein and Dorothy Thompson, London [ed.], The Chartist Experience : Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830-1860, Londres, Macmillan, 1982, p. 3-58. 12. . Il s’agit du texte d’une conférence prononcée le 19 mai 2005 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous le titre : « From social history to the linguistic turn and beyond. Where is British historiography going ? » 13. . Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, London, Victor Gollancz, 1963 ; 2nd edition with new postcript, Harmondsworth, Penguin, 1968 ; third edition with new preface, 1980, traduction française, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Hautes Études- Gallimard- Seuil, 1988, 796 p. 14. . Edward P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », dans Past and Present, 50, février 1971. Seule traduction française accessible dans Florence Gauthier, Guy Robert Ikni [éd.], La Guerre du blé au XVIIIe siècle, Paris, Les Éditions de la Passion, 1988, p. 31-92.

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15. . Nicolas Bourguinat, Les Grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002, 542 p. 16. . Quels historiens chez nous depuis 1950 pourraient se dire vraiment « marxistes » ? En 1973, Pierre Vilar parlait d’une histoire encore et toujours « en construction », et tout particulièrement une histoire qui se voudrait « marxiste », pour l’édification de laquelle il faisait ses propositions. Nul, à ce qu’on sache, n’a cherché vraiment à continuer sa réflexion : Pierre Vilar, Une histoire en construction. Approche marxiste et problématiques conjoncturelles, Paris, Hautes Études-Gallimard- Seuil, 1982, 428 p. 17. . Camille-Ernest Labrousse, « 1848-1830-1789. Comment naissent les révolutions », dans Actes du Congrès du Centenaire de la révolution de 1848, Paris, Presses universitaires de France, 1949, p. 1-30. 18. . Camille-Ernest Labrousse, Esquisse du Mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIesiècle, Paris, Librairie Dalloz, 2 vol., 1933. On s’est attaché trop étroitement à la critique de l’idée de « crise finale » de l’Ancien régime, plus généralement à la nature des crises économiques « de type ancien », négligeant, ce qui eût été sûrement plus fructueux, l’ample prise de vue séculaire sur les prix, les revenus, et finalement et fondamentalement les groupes sociaux, la prise de conscience théorique par « l’École » de leurs intérêts. Voir David Landes, « The Statistical Study of French Crises », dans Journal of Economic History, vol. 10, nb. 2, nov. 1950, p. 195-211 ; Davis R. Weir, « Les crises économiques et les origines de la Révolution française », dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, 46, 1991, p. 917-947. 19. . Camille-Ernest Labrousse, « Préface », p. xi, à Georges Dupeux, Aspects de l’histoire sociale et politique du Loir-et-Cher (1848-1914), Paris/La Haye, Mouton, 1962, 631 p. 20. . Camille-Ernest Labrousse, « Postface », dans Esquisse…, ouv. cité, p. 630. Mise à part l’histoire très féconde de la justice sous la houlette entre autres de Jean-Claude Farcy, L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, Paris, Presse universitaires de France, 2001, 494 p., et contrairement au travail des historiens de la période « moderne » toujours attentifs à la rigidité comme à la souplesse des institutions d’Ancien Régime, les domaines du droit et leurs interférences avec l’ensemble des relations sociales ne sont que trop souvent délaissés par les travaux portant sur le XIXe siècle. C’est pourquoi nous avons tout particulièrement souhaité accueillir dans cette livraison un article d’Alain Cottereau publié originellement en anglais, issu précisément d’une rencontre outre-Manche entre juristes et historiens en 1995 ; bel exemple des échanges possibles et « critiques » entre les deux disciplines. 21. . Karl Marx, Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, 1852, chapitre 1. 22. . Ce que n’a pas expressément montré Joan Scott, convoquée en ce débat pour son livre Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988, 242 p. (revised edition, 1999). 23. . Leonore Davidoff and Catherine Hall, Family Fortunes :Men and Women of the English Middle Class, 1780-1850, Londres, Hutchinson Education, 1987, 576 p. (réédité en 2003 dans une édition complétée). 24. . Geoff Eley, Keith Nield, « Farewell to the Working Class ? », dans International Labor and Working-Class History, nb. 57, spring 2000, p. 1-30, et « Reply : Class and the Politics of History », p. 76-87 ; Marcel Van Der Linden, « The End of Labour History ? », numéro spécial de l’International Review of Social History, nb.38, 1993. Et surtout Marcel Van Der Linden, Lex Heerma Van Voss, Class and Other Identities : Gender, Religion and Ethnicity in the Writing of European Labour History, Oxford and New York, Berghahn Books, 2002, 256 p. 25. . Patrick Joyce, Visions of The People : Industrial England and The Question of Class 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, 464 p. 26. . Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, 322 p. 27. . Gérard Fritz, L’Idée de peuple en France du XVIIe au XIXe siècle,Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1988, 226 p.

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28. . Ronald Hubscher, « Réflexions sur l’identité paysanne au XIXe siècle : identité réelle ou supposée », dans Ruralia, 1997, n° 1, p. 80. Voir aussi : Jean-Luc Mayaud, La petite exploitation rurale triomphante. France XIXe siècle, Paris, Belin, 1999, 278 p. 29. . Sarah Maza, The Myth of the French Bourgeoisie : An Essay on the Social Imaginary, 1750-1850, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2003, x-255 p. 30. .. Adeline Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, SEVPEN, 1963, 661 p. (2e édition Albin Michel, 1996). 31. . Maurizio Gribaudi, « Échelle, pertinence, configuration », dans Jacques Revel [dir.], Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Hautes Études-Gallimard-Seuil, 1996, p. 113-139. 32. . Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987, 556 p. Sur cette complémentarité, voir Suzanna Magri, « Bourgeoisies, emprunts interdisciplinaires dans l’étude d’un groupe social »,dans Genèses, n° 44, 2001/3, p. 145-164. 33. . Adeline Daumard, « Une référence pour l’étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Projet de code socioprofessionnel », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1963, p. 183-210. 34. . Adeline Daumard, « Les généalogies sociales : un des fondements de l’histoire sociale comparative et quantitative », dans Annales de Démographie historique, 1984, p. 9-24 35. . Claude-Isabelle Brelot, La noblesse réinventée. Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Paris/ Besançon, Les Belles Lettres/Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1992, 2 vol., 1242 p. Cet ouvrage est l’une des tentatives parmi les plus abouties d’une histoire socioculturelle qui, dans le cadre apparemment très classique de la monographie régionale, sait s’émanciper des démarches rigides traditionnelles qui font monter le lecteur, d’étage en étage, de la « cave » au « grenier ». 36. . Michelle Perrot, « Note critique. Une naissance difficile : la formation de la classe ouvrière lyonnaise », dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, 1978/4, p. 830-837. 37. . Rappelons tout particulièrement Raymond Huard, La préhistoire des partis. Le parti républicain et l’opinion républicaine dans le Gard de 1848 à 1881, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris IV, 5 vol., 1977 ; condensé dans La préhistoire des partis. Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, 520 p. 38. . Claude Lefort, Essais sur le politique XIXe – XXe siècles, Paris, collection Esprit/Seuil, 1986, 333 p. 39. . Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Histoire de la représentation démocratique en France,Paris, Gallimard, 1998, 379 p. Mais naturellement aussi Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, 490 p., et La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, 440 p. 40. . Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 309 p. ; La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994, 365 p. 41. . Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, 197 p. 42. . Rémi Gossez, L’organisation ouvrière des ouvriers de Paris, 1848-51,Travaux en vue d’un doctorat, 6 vol., 1963, 2097 p., condensé dans Les ouvriers de Paris, I, L’organisation, 1848-1851, Bibliothèque de la Révolution de 1848, La Roche-sur-Yon, 1967, 447 p. ; Henri Desroche, Solidarités ouvrières. 1. Sociétaires et compagnons dans les associations coopératives (1831-1900), Paris, Éditions Ouvrières, 1981, 216 p. 43. . Jacqueline Lalouette, « Les insaisissables corporations du premier XIXe siècle ; enquête sur les usages d’un mot », dans Steven Kaplan, Philippe Minard [dir.], La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, p. 147-170 44. . William H. Sewell, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien régime à 1848, Paris, Aubier, 1983, 425 p.

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45. . Voir Jacques Rougerie, « Par-delà le coup d’État, la continuité de l’action et de l’organisation ouvrières », dans Comment meurt une République ? Autour du 2 décembre, Actes du colloque de Lyon - décembre 2001, Paris, Créaphis, 2004, p. 267-284. 46. . Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, 352 p. 47. . Ceci aura fait l’objet d’une rencontre-débat au Musée de Saint-Denis les 27 et 28 octobre 2006 organisée par l’Université de Paris VIII : « Les usages du genre. Leur intérêt et leurs limites », avec la participation de chercheuses de dix pays européens. 48. . Gareth Stedman Jones, « The Determinist Fix ; some Obstacles to the Further Development of the Linguistic Approach to History in the 1990s », History Workshop Journal, 1996, n° 42, p. 19-35. 49. . Michel Foucault, Dits et écrits, vol. VII, Paris, Gallimard, 1994, p 225. Rappelons : « L’histoire des luttes pour le pouvoir, donc des contradictions réelles de son exercice et de son maintien reste presque complètement immergée ; le savoir n’y touche pas ». 50. . Jürgen Habermas, « Apories d’une théorie du pouvoir », dans Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1985, p. 315-347. 51. . Patrick Joyce, The Rule of Freedom : The City and Modern Liberalism, London, Verso, 2003, xii-264 p. 52. . Louis Hincker, « La politisation des milieux populaires en France au XIXe siècle : constructions d’historiens. Esquisse d’un bilan (1948-1997) », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 14, 1997/1, p. 89-105. Sur ce point, contrairement là encore aux historiens travaillant sur l’Ancien Régime ou sur la Révolution française, la fausse familiarité que les contemporanéistes pensent entretenir avec la langue des archives qu’ils étudient leur évite bien souvent d’expliciter les modalités de leurs interprétations. 53. . Sur cette notion très originale d’espaces publics intermédiaires, qui reste à creuser, voir Alain Coterreau, « La désincorporation des métiers, et leur transformation en publics intermédiaires : Lyon et Elbeuf, 1790-1814 », dans l’ouvrage de Steven L. Kaplan, Philippe Minard [dir.], La France, malade du corporatisme ?…,ouv. cité, p. 97-155 et 477-494. Voir également : « Esprit public et capacité de juger. La stabilisation d’un espace public en France aux lendemains de la Révolution », dans Raisons pratiques, n° 3, 1992, Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, textes réunis par Alain Cottereau et Paul Ladrière, Éditions de l’ÉHÉSS, p. 239-273 ; et plus récemment encore : « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », dans Annales. Histoire, sciences sociales, novembre-décembre 2002, n° 6, p. 1521-1557.

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Articles

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Liens privés et régulation de l’économie : la famille et l’institution (Paris, XIXe siècle) Private ties and economic regulation: families and institutions in 19th-century Paris

Claire Lemercier

1 Le négociant Henri Fonfrède décrivait en 1828 la chambre de commerce de Bordeaux comme un « corps entièrement isolé du commerce », une « agrégation propre aux petites intrigues »1. Il s’agit là d’un topos des contemporains lorsqu’ils évoquent ces institutions économiques qui restent la plupart du temps fort discrètes. La longue méfiance française – dans les discours, sinon dans la pratique – envers les « corps intermédiaires » et la représentation organisée d’intérêts privés 2 est sans doute pour beaucoup dans cette assimilation fréquente chez bien des auteurs du XIXe siècle entre cooptation, absence de représentativité, intrigues, réseaux et souvent manipulation par quelques familles. Cet envers du modèle républicain est supposé décrire sinon la réalité des institutions consulaires, ou encore des plus petites municipalités, du moins une pente dangereuse qu’elles risquent à tout moment de suivre, ce qui justifie méfiances et contrôles. Il reste à mesurer à quel point ces clichés s’appliquent réellement aux diverses institutions qui ont été créées, recréées ou maintenues après la Révolution française pour fournir à l’administration un complément d’expertise ou de représentation, sans bénéficier de la même légitimité que le Parlement pour incarner l’intérêt général. Ces institutions – locales, consultatives, peuplées de membres choisis pour leur légitimité professionnelle ou comme « notables » – sont-elles pour autant la proie de « réseaux », et si oui, dans quelle mesure, de quels réseaux et pour quelles raisons ?

2 Le présent article vise, à partir de l’étude d’institutions intermédiaires parisiennes, à prendre au sérieux cette question d’un éventuel contrôle de petits groupes sur des lieux de pouvoir qui se situent à la frontière du public et du privé. L’analyse est centrée sur la chambre et le tribunal de commerce, objets les plus fréquents des soupçons de

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confusion d’intérêts et bons symboles d’un modèle français qui, tout en niant la légitimité des corporations et syndicats, laisse finalement des pouvoirs non négligeables à des corps supposés disposer des « lumières » du « Commerce » et donc aptes à conseiller ou à juger. C’est toutefois une définition ouverte des institutions intermédiaires qui est adoptée ici. Dans le cas particulier de Paris, municipalité et conseils de la Banque de France sont inclus dans l’analyse, du fait de leurs fonctions et de leur recrutement. Ailleurs, ce seraient les prud’hommes ou les chambres consultatives d’arts et manufactures, par exemple. Ce qui est en question, c’est un ensemble d’institutions qui n’entrent pas dans une opposition binaire entre l’État ou le Parlement d’un côté, légitimés par l’intérêt général, les syndicats ou associations de l’autre (dans la mesure où ces derniers constitueraient des groupements spontanés, voire clandestins). Ces institutions interviennent, même lorsque ce n’est pas leur objectif unique ou principal, dans la régulation de l’économie, à travers l’élaboration et/ou l’application de normes, locales ou nationales. Elles participent du monde des notables, bien connus de l’histoire sociale du XIXe siècle 3, mais dont les multiples activités semi-officielles ont plus rarement été étudiées pour elles-mêmes et pour ce qu’elles révèlent des frontières mouvantes entre public et privé, dans les discours et dans les pratiques. Si, après la Révolution, les liens privés ne peuvent plus se dire de la même façon qu’avant – tant dans les lettres de postulants à une distinction, par exemple, que dans les autobiographies, qui adoptent la rhétorique du mérite et de l’intérêt général –, il n’existe pas pour autant une sphère publique qui se serait brutalement séparée d’une sphère privée. Cela dit, le postulat dominant de cette séparation n’est pas sans effet sur les comportements.

Cinq institutions intermédiaires

3 Cette étude prend pour objet les membres, entre 1800 et 1871, de la chambre et du tribunal de commerce de Paris, du conseil général de la Banque de France et de son conseil d’escompte, du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine 4. La plupart de ces hommes sont des banquiers, négociants ou industriels 5. Ces institutions ont un statut officiel, jusque dans les listes de préséances, mais leurs membres ne sont pas des fonctionnaires (ou ne siègent pas comme tels) et ne sont pas rémunérés, sauf parfois par des jetons de présence – on parle à l’époque de « fonctions gratuites » pour désigner ce bénévolat. Elles adoptent généralement le discours de l’intérêt général, mais il est évident que différents groupes de pression ont pu y avoir de l’influence.

4 Ceux de leurs membres qui sont aussi des hommes d’affaires sont confrontés à un paradoxe: choisis en grande partie en vertu de leur activité (pour ce qu’elle suppose de compétences ou connaissances spécifiques), ils sont pourtant supposés parler en oubliant les intérêts particuliers de leur entreprise ou de leur secteur. Ils sont ainsi pris entre une demande d’expertise (pour employer un terme quelque peu anachronique) et un refus de la représentation exprimé par l’administration, voire par certains des autres membres. De leur point de vue, les motivations pour solliciter ou accepter l’implication dans ces institutions sont également variées, voire contradictoires (selon les membres et sans doute souvent pour un même membre). Il est difficile de croire qu’elles soient totalement intéressées – ou désintéressées. Si la recherche d’un certain prestige, ou d’un marchepied pour des fonctions politiques plus élevées, au Parlement par exemple, peut jouer, elle est certainement loin de tout expliquer. L’envie de parler au nom d’un secteur (en adoptant plus ou moins habilement la rhétorique de l’intérêt

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général), mais aussi celle d’accéder à des informations économiquement intéressantes et peu diffusées, de la part des autres membres ou de l’administration, jouent certainement aussi un rôle 6. Même sans jouer de la confusion d’intérêts au sens strict, il peut être bien utile de se faire, au fil des activités institutionnelles, une idée du crédit de tel ou tel, de la situation d’une branche ou des projets du gouvernement. Autour des institutions intermédiaires se croisent ainsi des intérêts, objectifs et discours divers, voire contradictoires et qui mettent en jeu des collectifs variés, de la famille à la grande branche en passant par l’entreprise : entre ces appartenances ou identités possibles, les membres sont en négociation permanente pour aboutir à un discours qui les satisfasse tout en étant audible par leurs pairs, puis par l’administration.

5 Autres points communs, plus concrets : les cinq institutions travaillent de façon collégiale, avec une à quelques dizaines de membres qui vivent la plupart du temps à Paris, même si leurs activités économiques ou politiques débordent souvent de la capitale. Enfin et surtout, elles travaillent régulièrement ensemble (échanges d’informations, campagnes communes…) et les membres circulent, certes inégalement, de l’une à l’autre 7. En envisageant un ensemble d’institutions construit sur ces critères d’homogénéité et de cohésion, le but est donc ici de voir si leurs membres partagent aussi des liens privés, de nature familiale et/ou économique, et de comprendre de quelle façon cela interagit avec leur activité institutionnelle.

6 Le tribunal de commerce est la seule institution à dater de l’Ancien Régime, la loi de 1790 ayant seulement homogénéisé et élargi les attributions des anciennes juridictions consulaires 8. Celui de Paris, loin de se contenter de trancher les litiges, pèse sur des évolutions législatives (sur les faillites, les sociétés…). Les juges, qui doivent être ou avoir été patentés, sont élus en 1790-1807 et 1848-1851 par les patentés parisiens ; aux autres périodes et jusqu’à 1883, ne votent que les « notables commerçants », quelques centaines de personnes choisies par le préfet sur les conseils de la chambre de commerce.

7 Les autres institutions datent de la période révolutionnaire, d’où l’intérêt d’envisager leur construction conjointe et la façon dont familles ou entreprises choisissent de s’y investir, à mesure que leurs fonctions deviennent plus définies et mieux connues. La municipalité parisienne est très particulière ; si les élections y sont plus politiques qu’ailleurs, les conseillers y ont sans doute moins de pouvoirs. Néanmoins, ils sont au moins consultés, en particulier sur des questions économiques 9. À l’exception d’une période de suffrage censitaire de 1834 à 1847, ils sont, pendant la période étudiée, nommés par les autorités (préfet ou chef du gouvernement). Le conseil général de la Banque de France est créé en 1800 et son conseil d’escompte en 1803. Comprenant des régents et censeurs, le premier définit la politique générale de la Banque, tout en répondant à des demandes particulières de crédits. Ses membres sont élus, en général à vie, par les principaux actionnaires. Le conseil d’escompte, nommé par le conseil général, se prononce sur l’acceptabilité des papiers commerciaux parisiens 10.

8 Enfin, la chambre de commerce de Paris, créée également en 1803, est censée être une institution purement consultative, rendant des rapports au préfet ou au gouvernement. En pratique, elle s’exprime spontanément, met en place des services aux commerçants à partir des années 1840 et profite de son monopole sur certaines informations pour exercer une influence palpable. Ses premiers membres ont été élus par une soixantaine d’électeurs, eux-mêmes choisis par le préfet de la Seine. Ils sont renouvelés par cooptation pure (mais avec des sorties obligatoires) jusqu’en 1832. Un système de

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cooptation plus complexe, impliquant le tribunal de commerce, est alors instauré jusqu’en 1848. Une seule élection, en 1849, a lieu au suffrage universel des patentés. Enfin, en 1852-1908, la chambre est élue par les mêmes « notables commerçants » que le tribunal de commerce.

Le réseau et l’institution

9 Ces institutions sont ici étudiées, entre autres, grâce à une analyse de réseaux. L’évocation de « réseaux », « sociabilités » ou « dynasties » est de plus en plus fréquente en histoire contemporaine. Elle s’appuie souvent sur des exemples frappants de successions ou de collusions, au sein d’une institution publique, entre des hommes aux familles alliées, des associés ou encore des membres du même club. Il est vrai que prendre en compte ces éléments permet souvent de comprendre un succès inexplicable autrement. Mais quel est le statut de tels exemples ? Il serait en général aventureux d’en conclure, plus globalement, que l’activité d’une institution est contrôlée par tel ou tel groupe, dont la structure officielle ne serait que le masque. Il serait également un peu simpliste, en pointant certains cumuls de ressources, de conclure que toute forme de capital (social aussi bien qu’économique ou culturel) peut toujours se transformer en une autre de façon efficace. Pour éviter ces écueils, pour sortir des a priori quant à l’emprise éventuelle des liens privés sur les institutions (et pour mieux comprendre la genèse des topoi des acteurs à ce sujet), il faut prendre le temps d’une analyse plus fine, nécessairement à la fois qualitative et quantitative et fondée sur des hypothèses explicites.

10 Un détour par l’histoire moderne peut, dans cette perspective, beaucoup nous apprendre – peut-être parce que le constat de l’interaction entre intérêts privés et postes publics y est suffisamment acquis pour marquer le point de départ plutôt que la conclusion des analyses 11. Plus proches du terrain étudié ici, les travaux de Jean-Pierre Hirsch ont également ouvert une direction de recherches féconde. En effet, loin de se contenter de souligner l’« encastrement » de l’entreprise et des institutions du commerce dans les liens sociaux, dont la famille, il met l’accent sur le fait qu’il est difficile, en pratique, de distinguer ces sphères qui n’existent pas l’une sans l’autre – et dont il serait donc absurde de dire que l’une, unilatéralement ou indûment, manipule l’autre 12. Il faut enfin citer le très riche travail de Carola Lipp, proche du présent article par sa problématique, ses méthodes et même son terrain. Étudiant les différentes formes de mobilisation politique du Vormärz, elle s’intéresse en particulier à l’accès aux institutions municipales, aux liens familiaux entre leurs membres et aux autres acteurs collectifs, aux modes de fonctionnement différents (bien qu’également qualifiés, souvent, de « traditionnels » ou « fermés »), que sont les guildes d’artisans. Une étude exhaustive en termes de réseaux lui permet à la fois de pointer la persistance de liens familiaux au sein des nouvelles institutions plus démocratiques, mais aussi l’inégale pertinence de ces liens selon les milieux et l’adaptation des stratégies familiales (plus ou moins centrées sur l’alliance, par exemple) aux nouveaux modes d’élection et aux compétences requises par les postes 13.

11 Dans la lignée de ces travaux, les familles ne seront pas considérées ici comme des groupes forcément homogènes, bien définis et dotés d’une stratégie collective (et efficace) ; quant à la notion de réseau, elle sera employée autant que possible de façon descriptive (pour représenter graphiquement certaines configurations de liens et

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décrire numériquement leurs caractéristiques) plutôt que péjorative ou méliorative. Les sociologues des réseaux ont en effet depuis longtemps souligné que les liens peuvent, dans l’absolu, agir à la fois comme ressources et comme contraintes pour les individus : seule une étude empirique située et spécifiant bien quels sont les liens pris en compte peut permettre d’en dire plus 14.

12 C’est en tentant de reconstituer les liens privés entre individus et le degré auquel ils recoupent les présences dans les institutions intermédiaires que l’on pourra d’abord évaluer l’ampleur et donner une chronologie de ce recoupement, pour ensuite avancer des hypothèses quant à ses raisons. Le volet quantitatif de l’étude a pour principale vocation de permettre une étude symétrique des liens, ne privilégiant pas trop les acteurs caractérisés à la fois par un succès et par un grand nombre de liens. La prise en compte d’acteurs moins riches en « capital social », ou bien n’ayant pas connu de succès malgré leurs liens, permet des interprétations plus justes, qui doivent évidemment être confrontées à des traitements plus qualitatifs – étude d’une généalogie, de mémoires de contemporains ou encore de sources normatives.

Les sources non quantifiables, indices et garde-fous

13 Il est donc question ici d’envisager les 822 membres de cinq institutions en se demandant si chacun d’entre eux peut (et veut) ou non mobiliser des liens privés (familiaux ou liés à de forts intérêts économiques communs) dans le monde des institutions intermédiaires, soit pour y entrer, soit pour y peser. On ne peut se contenter pour cela d’une base de données et de traitements quantitatifs. En effet, il faut d’abord, a minima, définir les liens pertinents pour construire les données. L’usage de biographies et de mémoires présente de ce fait trois intérêts. Outre qu’il fournit une illustration au propos, il permet de formuler des hypothèses et de poser des limites à l’interprétation des résultats quantitatifs, en soulignant la complexité irréductible du réel. Cela ne conduit pas nécessairement à renoncer à la quantification, qui, réciproquement, permet de caractériser chaque cas sur l’échelle qui va du typique à l’exceptionnel. Les normes d’incompatibilité, elles, permettent de comprendre dans quelle mesure les contemporains eux-mêmes se méfiaient de certains liens : s’il est clair que toute norme sociale ne se traduit pas en norme juridique, l’observation de ces dernières et des discussions auxquelles elle donne lieu fournit ici des indices et une certaine forme de contrôle de l’anachronisme, en renvoyant aux hypothèses que les acteurs eux-mêmes formulaient quant au poids des liens privés dans les institutions 15.

Une dynastie exemplaire ?

14 Henri Davillier, né en 1813, est membre de la chambre de commerce de Paris de 1853 à 1867 : dès son entrée, il en devient le trésorier, puis en 1859 le président. Il a été suppléant puis juge au tribunal de commerce de 1847 à 1853 ; à partir de 1864 et jusqu’à sa mort en 1882, il devient régent. Élu contre un autre candidat, lui-même fils d’un sous-gouverneur de la Banque, il y prend la succession de son beau-frère et ancien associé Alexandre Sanson-Davillier. Ce dernier avait été secrétaire de la chambre de commerce (dont il fut membre en 1829-1838), membre du tribunal de commerce (1828-1831), conseiller municipal (1832-1846) et conseiller d’escompte de la Banque (1831-1846). Le père (Jean-Charles) et l’oncle (Jean-Joseph) d’Henri, banquiers et

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fondateurs de la manufacture de toiles de Wesserling, ainsi que cinq de leurs associés principaux, avaient également été membres de la chambre de commerce, essentiellement sous l’Empire et la Restauration, et d’au moins une des autres institutions étudiées ici ; Jean-Charles avait été régent de 1801 à 1846, directement remplacé à sa mort par Alexandre Sanson-Davillier, qui avait déjà succédé à Jean- Joseph, mort plus tôt, au conseil d’escompte. Henri, associé de son père dès l’âge de 25 ans, se concentra sur les activités bancaires et les conseils d’administration, son frère Édouard (ainsi qu’Alexandre) s’occupant de la manufacture : les deux activités demeurent au sein d’une même société familiale jusqu’en 1862 16

15 Que conclure d’une telle notice ? Elle donne l’image d’une famille qui cumule les postes et se succède aisément à elle-même, quels que soient le contexte politique et l’institution (avec son mode de nomination propre). La question de la représentativité de cet exemple se pose toutefois. En outre, lui-même peut faire l’objet d’un récit plus nuancé. En effet, la seule dynastie au sens strict se trouve au conseil général de la Banque, Henri succédant à Alexandre qui succédait à Jean-Charles, le siège étant ainsi tenu de 1801 à 1882 ; les autres institutions paraissent connaître de longues périodes « sans Davillier ». Cela dit, reconstituer un réseau de façon égocentrée autour d’Henri, plutôt que de se fier aux seuls patronymes, complique l’affaire (voir les graphes 1a, 1b et 1c) : à trois degrés de séparation, en prenant en compte alliances et associations économiques significatives, on retrouve 46 membres de nos institutions – dont à peu près tous les grands noms de la haute banque. Ce groupe de membres unis à Henri par des liens privés, indirects mais proches, apparaît encore plus tentaculaire lorsqu’il est représenté ainsi. Mais la succession de trois graphes souligne aussi qu’il est difficile de poser a priori des limites à un tel groupe (pourquoi s’arrêter à un ou deux degrés, à tel ou tel type de lien ?), ce qui impose de revenir à une description fine.

Graphe 1a, 1b et 1c

Chaque trait représente un lien de parenté, d'alliance ou chaque point un membre d'au moins une institution intermédiaire. directement avec H. Davillier ; en gris, ceux qui sont liés à lui par un intermédiaire (deux degrés) ; en blanc, par deux intermédiaires (trois degrés).

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Graphe 1a : Les liens privés directs d'Henri Davillier dans les institutions intermédiaires

Graphe 1b : Deux degrés de liens autour d'Henri Davillier

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Graphe 1c : Trois degrés de liens autour d'Henri Davillier

16 Tout près d’Henri sur les graphes, Charles Legentil (membre de la chambre de commerce en 1831-1855 et un de ses présidents les plus influents, du conseil d’escompte en 1831-1843, du conseil municipal en 1835-1837 et régent en 1844-1855) est le beau-frère d’Alexandre Sanson-Davillier. Cela dit, Legentil n’est ni banquier ni manufacturier en Alsace, mais marchand d’étoffes et d’articles de Paris. Peut-on soutenir que, dans les institutions, il défend les intérêts de la famille Davillier, qui ne sont pas forcément, sur le plan économique, les siens propres ? En réalité, Alexandre Sanson-Davillier a été très impliqué au sein de l’Association pour la défense du travail national (protectionniste) dans les années 1840, tandis qu’Horace Say (gendre du beau- frère de Legentil, fils de Jean-Baptiste Say et également très présent dans les institutions étudiées) se mobilisait à la tête des libre-échangistes et que Charles Legentil, bien qu’il partageât les mêmes convictions, bâtissait, à la chambre de commerce, un modus vivendi fragile 17. L’existence de coalitions à base familiale n’a donc rien d’évident ; d’un autre côté, il est possible qu’un lien privé favorise l’élection dans une institution, quand bien même parents, alliés ou associés ne partageraient pas toutes les convictions de l’impétrant. Peut-être choisissait-on un parent avant tout parce que l’on connaissait ses qualités (et ses défauts), plus que pour bâtir un groupe de pression, de toute façon minoritaire dans des conseils de 15 à 60 membres ? Peut-être aussi était-il important qu’un membre de la famille fût présent dans les institutions, simplement pour rapporter ce qui s’y disait et y nouer des contacts.

17 Pour nuancer encore notre vision, observons que les Davillier, depuis les années 1830, sont souvent associés aux Rothschild, qui, à part un poste de régent tenu par Alphonse à partir de 1855, après une élection disputée, sont complètement exclus des institutions qui nous intéressent. Une répartition des rôles apparaîtrait donc, l’une des deux familles ne pouvant ou ne voulant pas s’investir dans ces lieux. Ne bénéficiait-elle pas

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tout de même, indirectement, de ses liens au sein de ces institutions ? Et dans ce cas, pourquoi y entrer réellement plutôt qu’y entretenir des relations – ou agir par d’autres liens, avec des ministres ou députés ? En effet, l’investissement institutionnel est coûteux en temps pour des hommes en pleine activité économique. Ainsi, la famille Oberkampf est absente de ma base de données, sauf si on considère qu’elle est représentée par ses alliés (Mallet, Feray ou Martin fils d’André) ; Christophe-Philippe Oberkampf taxait la présence de son gendre Louis Feray au conseil général des manufactures de « perte de temps » 18.

Qui aide qui et à quoi ?

18 Évoquer finement un cas particulier permet de mesurer la variété des choix ouverts aux acteurs, donc d’envisager des interprétations non mécaniques des données quantitatives. Les récits de vie, eux, incitent à distinguer les liens réellement efficaces de ceux dont l’action potentielle est seulement postulée par le chercheur sur la base de proximités entre les individus. Ils soulignent également le problème posé par des liens qui, pour être probablement significatifs, n’en sont pas moins très difficiles à pister de façon exhaustive dans les sources conservées.

19 L’exemple des Souvenirs de Gustave Roy est assez parlant en la matière, bien qu’il se situe à la limite de la période étudiée 19. Je n’ai retrouvé, pour cet homme entré à la chambre de commerce en 1872 et qui la présida en 1881 et 1882, aucun lien de parenté ou d’association proche dans le monde des institutions intermédiaires d’avant 1871. Cependant, ses mémoires, s’ils visent à décrire une trajectoire due à ses propres mérites, offrent plusieurs mentions de liens privés efficaces. Producteur de cotons, Roy fait appel, pour discuter de projets de warrants en 1848, à François Delessert – alors régent, ancien président de la chambre de commerce et dont la famille cumule les positions institutionnelles. Ils se connaissent uniquement parce que Roy loue un magasin, rue des Jeûneurs, appartenant à Delessert ; l’appel reste infructueux. En revanche, Roy reçoit de l’aide d’Alexandre Sanson-Davillier… pour épouser en 1850 une demoiselle Berger, fille d’un agent de change ancien employé des Rothschild, sœur d’un élève de la pension Massin (où Roy a étudié). Rien n’indique quel lien est activé ici, sinon la mention du poste de régent d’Alexandre : Roy a finalement participé à la création du comptoir d’escompte de Paris et s’est ainsi fait connaître des régents en général, non plus seulement de son propriétaire. C’est donc un lien d’abord institutionnel qui faciliterait ici la naissance d’un lien privé. En contrepartie, son mariage met Roy en contact avec les Rothschild : il dîne avec eux et loue un de leurs appartements.

20 Ces souvenirs décrivent un éventail de liens qui peut paraître problématique à l’historien souhaitant réaliser une étude quantifiée, donc exhaustive. Si la qualité d’ancien élève d’une pension influence certains destins individuels, il semble difficile de pister tous les liens de ce type entre des dizaines d’individus. Il en va de même pour les rapports entre locataires et propriétaires 20. Le cas de Roy rappelle aussi que la capacité de joindre un régent, par exemple, ne garantit pas le succès de la démarche. Enfin, il faut souligner que lui-même explique essentiellement son parcours institutionnel par ses qualités professionnelles (expertise sur le coton) et la reconnaissance acquise d’un poste à l’autre. Il exprime à plusieurs reprises la norme sociale qui domine s’agissant des rapports entre « fonctions gratuites » et liens

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personnels : si les fonctions peuvent créer des liens amicaux entre ceux qui les exercent, si ces liens peuvent permettre d’attester d’une bonne réputation, l’essentiel reste la compétence.

21 Ainsi, si des liens privés l’ont amené à envisager l’idée d’entrer à la chambre de commerce (une relation d’affaires, Charles Noël, et un ancien camarade de pension, Gustave Salmon, également candidats, l’y ont encouragé), aucun réseau ne saurait expliquer son élection. Il est vrai que, lorsqu’elle a lieu, en 1872, ses modalités ont changé. Roy doit en effet être sélectionné comme candidat par la Commission intersyndicale du commerce, créée en 1867 par plusieurs unions de chambres syndicales et qui a pour but de rendre la chambre de commerce représentative des différentes branches. Ainsi, il est plausible que son ascension ait réellement peu à voir avec ses liens privés, car les règles du jeu pour l’entrée dans certaines institutions ne sont plus les mêmes que dans les décennies précédentes.

22 Pour statuer sur le caractère typique de cette trajectoire, une étude quantitative est nécessaire. Cependant, l’étude de ces mémoires doit aussi nous mettre en garde contre une interprétation trop rapide des résultats quantitatifs, en particulier contre une vision trop réifiée du statut d’« isolé » ou de « bien relié » qui peut être déduit des liens les plus faciles à reconstituer (alliance, création commune d’une société). Un « isolé » peut aussi bénéficier de liens plus lointains mais efficaces, tandis qu’un gendre peut se voir refuser l’aide, institutionnelle ou économique, de son beau-père. Il reste que Gustave Roy n’est pas tout à fait dans la même situation qu’Henri Davillier. La présence de familles ou de groupes d’associés dans les institutions ne passe pas inaperçue et il serait étonnant qu’elle soit totalement due au hasard, dépourvue de causes et d’effets, tant sur les individus que sur les institutions.

Définir les liens pour les contrôler : débats contemporains

23 Un autre témoignage confirme l’importance de ce que les liens privés créent en termes de confiance et de crédit, mais qui ne peut pas toujours se dire publiquement 21. Ancien négociant né en 1773, entré au tribunal de commerce en 1822, son auteur, A. G. Aubé, l’a présidé en 1832-1833 et en 1836-1837. En 1838, il est conseiller municipal depuis quatre ans et membre de la chambre de commerce depuis cinq ans ; il la préside ensuite en 1841-1845. À partir de février 1838, il est pendant dix-huit mois conseiller d’État en service extraordinaire, dans le Comité du commerce. Évoquant tout ce qui l’oppose aux autres conseillers d’État, il souligne, à propos d’autorisations de sociétés anonymes, l’importance qu’ont pour lui les réputations : « Ces considérations de personnes déterminaient ma confiance et contribuaient beaucoup à me rendre favorable à la demande » 22. Prendre en compte des informations d’ordre privé (plutôt que des critères procéduraux ou chiffrés) pour engager la parole de l’État n’a de son point de vue rien de scandaleux, mais serait plutôt rationnel. Les noms des administrateurs et souscripteurs, leur qualité, parfois, d’« ancien collègue au Tribunal de Commerce » 23, tout cela, qui inspire la confiance, doit être pris en compte pour réguler l’économie.

24 Par le nom, la réputation de la personne, bonne ou mauvaise, se transmet ainsi à la famille et à l’entreprise – « sociétés anonymes » comprises. Entre la prise en compte de ces réputations, en des temps d’information par ailleurs pauvre (sur les projets économiques comme sur les compétences individuelles, rarement certifiées par des diplômes), et le risque de confusion d’intérêts, la voie est étroite, et les normes sociales

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varient dans le temps et selon les milieux. Les contemporains distinguent souvent, comme plus tard G. Roy, le lien légitime, fondé sur une interaction passée et une présomption de compétence, tel que celui tissé par Aubé avec un collègue du Conseil d’État 24, du « réseau » illégitime qui reposerait sur des liens et intérêts purement privés et viserait à détourner les institutions. De cette distinction, nous avons des indices plus généraux dans les débats sur les « incompatibilités » liées à la présence de parents et d’associés dans certaines institutions.

25 Les tribunaux de commerce, soumis au droit commun de la justice, sont l’objet du contrôle le plus strict : la loi du 20 avril 1810 impose une autorisation du chef de l’État pour les parents et alliés au premier ou second degré qui se retrouveraient juges dans le même tribunal ; aucune autorisation n’est possible pour les tribunaux de moins de huit juges. Un rapport de 1806 montre l’importance de la question, mais aussi la difficulté de fixer une norme 25. Un édit de 1669 défendait, sauf dispense, l’exercice conjoint d’un office aux parents ou alliés aux deux premiers degrés. La loi du 11 septembre 1790 étendait la prohibition, pour les juges, aux cousins issus de germain, la Constitution de l’an III aux cousins germains, tandis que la loi du 27 ventôse an VIII éludait la question. Le rapport de 1806 conclut qu’il faut légiférer, y compris sur les alliances intervenues entre des juges siégeant déjà : elles « peuvent être nécessaires par rapport à quelques familles ; elles sont même désirables à plusieurs égards entre des personnes qui sont rapprochées par les mêmes études, les mêmes habitudes et les mêmes mœurs ». Si c’est l’institution qui crée le lien privé, il en devient plus légitime – mais toujours potentiellement gênant, du fait qu’« il y a entre les parens et alliés une tendance aux mêmes opinions, qui, lors même qu’elle n’existe pas, peut toujours être soupçonnée par les parties et par le législateur, qui tous veulent des juges impartiaux, isolés de tout esprit de parti et de famille ».

26 Pour les conseils municipaux, la loi du 5 mai 1855 reprend des dispositions antérieures en interdisant, par son art. 11, conservé dans la loi de 1884, aux parents et alliés au premier degré d’être simultanément membres des conseils municipaux des communes de plus de 500 habitants, même si l’alliance est postérieure à l’élection. Pour A. Chante- Grellet, « on eût pu craindre parfois un véritable accaparement de l’autorité municipale au profit d’une même famille qui aurait exercé une véritable domination ». Cependant, la jurisprudence fluctue lorsqu’on passe aux cas limites des « grands-beaux-pères » ou fils adoptifs ou qu’on se demande si l’alliance entre beaux-frères disparaît par la mort de la femme qui la créait 26.

27 Bref, si la définition du problème fait consensus, il n’existe pas de solution générale. Les chambres de commerce sont confrontées au même constat lorsqu’elles sont, sous la Seconde République, consultées sur leur propre réforme. En février 1849, celle de Paris conclut ainsi : « Des réclamations ont été faites plusieurs fois à l’occasion de la présence simultanée de deux frères ou de deux associés dans la même chambre. Nous n’avons pas vu les mêmes inconvénients dans l’un et l’autre cas. Deux frères exercent rarement le même genre de commerce ou d’industrie. Lors même qu’ils seraient dans cette situation, leurs intérêts sont distincts et ne peuvent amener entre eux un accord systématique qui pourrait exercer une influence fâcheuse sur les délibérations des chambres. Il n’en est pas de même de deux associés, chez lesquels les vues et les intérêts sont habituellement les mêmes. Nous pensons donc que la législation nouvelle doit interdire seulement la présence de plusieurs associés dans la même chambre. Cette interdiction ne nous semble même nécessaire qu’à l’égard des associés en nom collectif » 27.

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28 L’éventail des positions défendues en province est très large, allant d’interdictions extensives à des permissions absolues, distinguant ou non le cas des associés 28. Finalement, le décret du 3 septembre 1851 dispose dans son art. 4 que « plusieurs associés en nom collectif ne peuvent faire partie simultanément de la même chambre ».

29 Si la position parisienne triomphe, il est donc clair que les intéressés eux-mêmes ne s’entendent pas quant au type de lien qui peut s’avérer dangereux et que la confusion fréquente, dans les faits, entre parenté, alliance et association en nom personnel n’y est pas pour rien. Le cas parisien est d’ailleurs ironique : lorsque le rapport est écrit, la chambre est présidée par Charles Legentil et a pour secrétaire Horace Say, le gendre du beau-frère de Legentil, François Casimir Cheuvreux. En outre, Say, Legentil et Jean- Pierre Casimir Cheuvreux, fils de François, ont longtemps été associés dans le commerce des nouveautés, avant que les deux premiers ne quittent les affaires pour se concentrer sur les institutions du commerce. Peuvent-ils croire un texte qui affirme que la famille n’a rien à voir avec les intérêts économiques ?

30 Ces sources normatives ont, confrontées aux autres, deux vertus. D’une part, elles soulignent la difficulté de définir la famille – celle qui, potentiellement, pèse sur l’institution – tout en fournissant quelques points de repère : parenté et alliance sont systématiquement placées sur le même plan et le second degré forme une limite « moyenne ». D’autre part, les craintes invoquées, quoique floues, sont toujours liées à la présence simultanée d’un groupe familial ou d’associés, même limité à deux membres. Que deux personnes soient déjà un parti se conçoit pour des juges, qui jugent souvent à trois ; c’est moins évident pour des assemblées d’au moins une dizaine de membres. Pourtant, cette peur des minorités agissantes est très présente. En revanche, la succession directe à un poste n’est pas un problème, si elle est cautionnée par les électeurs ou par l’autorité qui nomme. Cela incite à distinguer autant que possible les deux phénomènes : dire que des liens privés, voire un phénomène de succession au sens strict, facilitent l’entrée dans une institution, en vertu de la réputation liée au nom ou de la volonté, pour une famille, d’avoir un représentant dans un lieu de pouvoir, ne revient pas à dire qu’un acteur collectif, famille ou entreprise, a une véritable stratégie de mainmise sur une institution collégiale (et encore moins que cette stratégie est efficace). L’ampleur des deux processus et leurs ressorts doivent donc être envisagés séparément.

Les apports d’une analyse exhaustive

31 Si l’étude de sources normatives, de témoignages ou de généalogies spécifiques aide à avancer des hypothèses sur la définition des « liens privés » et leurs interactions avec les institutions, elle ne permet pas de caractériser l’ampleur et la chronologie des phénomènes étudiés, qu’il s’agisse de successions ou de l’existence de groupes de pression privés dans les institutions. Aussi faut-il la compléter par une étude plus exhaustive et quantifiée 29, ce qui est rendu possible par l’abondance relative des travaux prosopographiques préexistants (et de qualité) sur la population étudiée 30.

Un réseau fortement hiérarchisé

32 Pour envisager les recoupements entre liens privés et présence commune dans les institutions, il faut fournir une description systématique des premiers, au sein d’un

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corpus constitué des 822 membres d’au moins une des institutions considérées entre 1800 et 1871. La définition de ces « liens privés » doit concilier trois objectifs : permettre d’obtenir une information assez complète sur l’existence ou l’absence de liens entre tous les individus étudiés, inclure des liens suffisamment forts pour être susceptibles d’influencer les comportements individuels (soit en facilitant un recrutement, soit en induisant des formes de coalitions), et des liens probablement connus des acteurs dans le milieu étudié.

33 Sur tous ces points, les choix réalisés ne peuvent éviter une part d’arbitraire. Du moins peut-on les expliciter et, en multipliant les représentations alternatives d’une même réalité, souligner que l’analyse de réseaux ne propose que des regards et des mesures complémentaires, et non un accès à une vérité cachée des données. Les graphes 2a à 2d proposent ainsi un tableau s’enrichissant progressivement, des liens les plus forts aux plus faibles. Les liens père-fils ou entre frères sont peu nombreux (ils concernent 9 % de la population, répartis en 33 groupes), alors que leur définition est déjà extensive : en effet, on mélange ici des co-présences et des successions entre parents, dans la même institution ou dans des institutions différentes. Ce premier graphe donne avant tout l’image d’un monde institutionnel où les liens privés sont rares 31. En revanche, si on y ajoute les liens de sang de second degré, les liens d’alliance proches (gendre-beau- père…), mais aussi les alliances entre lignées qui sont à la fois bien connues, récentes et antérieures au parcours institutionnel d’au moins un des protagonistes, on observe une configuration plus riche. 24 % de la population est concernée et des structures plus complexes apparaissent : l’une d’elles en particulier, que l’on peut appeler, sans prendre position sur son contenu, « le plus gros composant » 32, à gauche sur le graphe, regroupe 65 hommes. Si l’on considère seulement les liens économiques les plus forts (graphe 2c), on observe une structure similaire : 15 % de la population est concernée et un composant de 68 membres apparaît. Ce graphe décrit essentiellement des liens d’association en nom personnel à long terme ; y ont été ajoutés des partenariats de formes différentes mais longs et/ou répétés et quelques cas où l’un était l’ancien employé de l’autre. Enfin, si l’on cumule tous ces types de liens (graphe 2d), on observe une répartition en trois ensembles : 586 isolés, soit 70 % de la population, qui ne sont pas représentés pour alléger les graphes, mais dont le poids est crucial pour l’interprétation ; 104 hommes (14 %) qui s’agrègent en petits groupes correspondant en réalité à une ou deux familles alliées et/ou à une entreprise ; et 132 autres (16 %) qui sont tous reliés de proche en proche en un gros composant, représenté à gauche sur le graphe.

Graphes 2a, 2b, 2c et 2d

Chaque trait représente un lien du type indiqué, chaque point un membre d'au moins une institution intermédiaire.

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Graphe 2a : Liens père-fils ou entre frères

Graphe 2b : Liens de parenté (deux degrés) ou d’alliance

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Graphe 2c : Liens d'association commerciale longue ou répétée

Graphe 2d : Liens de parenté, d'alliance ou d'association

34 Avant d’interpréter ces résultats, il faut rappeler que les liens entre les points (représentant des individus) sont la seule chose interprétable sur les graphes : chaque

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trait représente un lien privé qui est doublé par une appartenance commune au monde constitué par les cinq institutions étudiées (les liens privés hors de ce monde ne sont pas représentés, puisque les non-membres d’institutions ne le sont pas). La position d’un point à tel ou tel endroit de la feuille ne signifie rien en elle-même. Il faut aussi souligner que les graphes tendent souvent à donner une fausse impression de cohésion, d’abondance de liens, en particulier avec l’omission, ici, des isolés, largement majoritaires. Or la densité globale du réseau (part des liens dont on a pu attester l’existence par rapport à l’ensemble des liens possibles entre tous les individus) est très faible (1,5 %) : ce chiffre n’a guère de sens en lui-même (tout le monde ne peut certes pas être apparenté avec tout le monde), mais contredit utilement l’impression donnée par le graphe. Enfin, précisons que le type de configuration auquel on aboutit (un gros composant, des petits groupes et une majorité d’isolés) n’est en rien un produit « standard » de la méthode utilisée, mais bien un premier résultat (certes déterminé par la définition choisie pour les liens privés). On aurait très bien pu ne trouver que des isolés, ou encore 80 groupes de 10 personnes ou 10 groupes de 80 personnes. L’analyse de réseaux pointe donc la possibilité de décrire le corpus comme une structure tripartite caractérisée d’une part par la présence d’une majorité d’isolés, d’autre part par le regroupement de plus d’une centaine d’individus dans un même groupe. Elle indique ainsi que le cas de d’Henri Davillier, évoqué plus haut, est sans doute statistiquement exceptionnel, mais aussi qu’il se situe au cœur d’une configuration de liens bien plus large et peut-être digne d’intérêt. Mais elle ne nous donne pas les raisons de l’émergence de cette structure. Une description un peu plus précise et dynamique peut toutefois aider à élaborer des hypothèses qui complètent et affinent la compréhension plus qualitative de ce milieu.

35 Il faut tout d’abord se demander ce que peuvent signifier, pour les acteurs, des structures telles que les « gros composants » qui apparaissent sur ces graphes. Il serait dangereux d’en faire, sans autre forme de procès, des groupes conscients d’eux-mêmes et munis d’une stratégie collective 33. Sans doute Latteux et Pénicaud, situés à deux extrémités de la chaîne d’alliances, ne connaissent-ils pas l’existence de ce lien très indirect. Il reste qu’on peut les relier de proche en proche sans sortir du monde des institutions intermédiaires, ce qui n’est pas possible pour d’autres. Il reste aussi que des témoignages comme celui de Gustave Roy montrent que des liens assez indirects peuvent se révéler efficaces ; c’est probablement d’autant plus le cas quand ils sont redondants (lorsque plusieurs « chemins » existent entre deux personnes), ce qui est largement le cas dans le « gros composant », très dense, du graphe 2d 34. A minima, le graphe pointe l’existence d’un milieu social densément irrigué à la fois par des liens familiaux, économiques et institutionnels. En contrepartie, les « isolés », il faut le souligner, ne sont pas des ermites. S’ils apparaissent isolés ici, c’est que leurs liens familiaux et économiques concernent des personnes qui ne sont pas membres des institutions étudiées : ils séparent leurs réseaux au lieu de redoubler leurs liens.

36 Ainsi, malgré leur présence commune au cœur du « gros composant », il serait absurde de conclure que deux grandes familles très présentes dans les institutions, les Davillier et les Delessert, partagent sur tous les plans les mêmes intérêts. En revanche, elles partagent des partenaires communs, comme les Rothschild ou Jean-Baptiste Say, et des alliés, comme les Delaroche ou les Laborde. Surtout, elles occupent toutes les deux une position sociale bien particulière, dont l’importance nous apparaît par différence, parce qu’elle cohabite avec une majorité d’isolés : ces deux familles sont au cœur d’un réseau cumulant liens privés et institutionnels. Si certaines familles agissent, dans certaines

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circonstances, en tant que groupes conscients et autonomes, voire rivaux, au sein même du « gros composant », les frontières entre elles ne sont pas insurmontables lorsqu’il s’agit de faire circuler, grâce à ces multiples liens superposés, des informations sur les réputations – ou même de s’allier face à l’extérieur.

37 La description d’un réseau de liens privés entre membres des institutions, réseau hiérarchisé entre un « gros composant », de plus petits groupes et une masse d’isolés, permet donc de mieux situer les cas particuliers et de constater que le poids potentiels de ces liens dans l’activité institutionnelle est sans doute, dans l’ensemble, plutôt limité. Pour affiner l’analyse, on peut d’abord tenter d’évaluer le poids des réseaux ainsi mis au jour sur les carrières individuelles ; d’autre part, en proposant une chronologie de la forme du réseau (qui n’était certes pas donnée dès 1800) et en la confrontant aux autres caractéristiques de ses membres (activité professionnelle, mandats détenus…), on peut tenter de comprendre les raisons qui conduisent à l’émergence, puis à la désagrégation du « gros composant ».

Des carrières individuelles déterminées par un capital relationnel ?

38 Si les « isolés » apparaissent majoritaires dans les institutions étudiées, ce qui invalide l’idée d’une influence massive des liens familiaux ou économiques sur leur recrutement, ce constat doit être affiné, dans la mesure où tous les membres ne pèsent pas également sur ces institutions, puisque la durée et la complexité de leurs carrières sont très inégales.

39 Le nombre de liens privés dans le monde des institutions dont dispose chaque individu et le nombre de mandats qu’il détient au cours de sa vie apparaissent clairement corrélés ; cependant, cette situation s’accommode de nombreuses exceptions. Ainsi, même si l’on se limite aux personnes ayant cumulé au moins trois postes institutionnels, plus de 20 % apparaissent isolées (tandis que la moitié appartiennent au « gros composant »). Disposer de nombreux liens privés préalables dans le monde des institutions, et encore plus dans le « gros composant », apparaît donc comme un atout. Plus précisément, pour les institutions (chambre de commerce, Banque de France) où l’on dispose de données suffisamment exhaustives sur les âges, on observe une élection plus précoce des mieux connectés : il semble donc que, pour eux, la réputation liée au nom ou le lien privé direct avec des membres déjà en place aient pu dans une certaine mesure remplacer l’expérience qui leur manquait. Du fait de ces cumuls plus nombreux et/ou de ces entrées plus précoces, les carrières institutionnelles des membres « bien connectés » sont globalement plus longues – tout en accordant moins d’années à un tribunal de commerce très chronophage et moins prestigieux que les autres institutions, qui n’est pour eux qu’un passage obligé 35. Cependant, l’insertion par les liens privés ne représente pas un pré-requis absolument nécessaire pour une carrière dans les institutions intermédiaires parisiennes 36. D’autres manières de faire ses preuves sont seulement requises pour les « isolés » : longue expérience dans les institutions les moins prestigieuses ou, de plus en plus, expertise reconnue dans une profession particulière. Et lorsqu’il s’agit d’être réélu, on peut observer, en tout cas à la chambre de commerce, que les plus actifs au sein même de l’institution (les plus présents aux séances, ceux qui participent au plus grand nombre de commissions…) sont, en moyenne, significativement plus choisis que les autres, ce qui n’est pas le cas des hommes bénéficiant des liens privés les plus nombreux 37. Le lien privé apparaît

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donc plutôt comme une aide à la première élection (palliant sans doute en partie un manque d’information sur les impétrants) que comme une garantie de longévité institutionnelle en un même lieu ; en revanche, il semble faciliter les carrières complexes.

40 Ainsi, si l’on ne peut nier que, globalement, « le capital aille au capital », puisque liens sociaux et postes institutionnels sont en partie concentrés chez les mêmes personnes, les trajectoires possibles sont en réalité diverses – diversité dont bénéficient sans doute les institutions elles-mêmes, en termes d’information et de légitimité représentative. Le cas particulier des successions directes à un siège confirme cette relative ouverture : même dans les institutions les plus riches en liens privés, elles sont rares. À la chambre de commerce, 6 % au plus des élections (20 cas, presque tous avant 1820) peuvent être décrites ainsi ; une bonne partie a lieu au sein de la famille/entreprise Davillier, peut- être la seule à mener une stratégie délibérée de présence continue : cas intéressant, on l’a vu, mais, donc, exceptionnel. On n’arrive qu’à 10 % au conseil d’escompte et 20 % à la Banque de France, la seule institution où l’argument du lien familial est ouvertement mentionné par les candidats face aux actionnaires 38. Une élection amène donc plus de successions, et plus explicitement, que la nomination ou la cooptation pratiquées ailleurs. Contrairement à ce qu’une étiquette commune d’« archaïsme » pourrait laisser supposer, on peut penser en effet – rejoignant en partie les craintes exprimées par les contemporains quand ils établissaient des incompatibilités – que ceux qui cooptent connaissent assez les candidats pour valoriser leurs qualités personnelles, tandis que des électeurs nombreux et dispersés peuvent plus facilement s’en remettre à un « nom ».

« Haute banque » et dynamique du réseau

41 Qui sont donc ceux qui, placés au centre du réseau, dans son « gros composant », bénéficient des carrières les plus précoces et complexes ? Comment comprendre l’émergence de ce groupe cumulant liens privés et postes institutionnels, mais aussi son caractère finalement minoritaire et circonscrit à une période précise ? L’analyse de réseaux, loin de donner toutes les réponses, amène à se poser ces nouvelles questions, plus précises, sur les rapports entre familles et institutions. Pour y répondre, il faut compléter l’étude quantitative (en prenant en compte la chronologie et les autres caractéristiques des membres), mais aussi recourir à des éléments de contexte plus variés 39.

42 Au sein du « gros composant », il est assez facile de reconnaître presque toutes les familles de la « haute banque » 40 ; mais elles n’y sont pas seules. Si on se fonde sur les données les plus exhaustives sur les activités économiques des membres, celles qui concernent la chambre de commerce, on observe que les banquiers sont très surreprésentés dans ce composant et disposent de bien plus de liens par personne que les autres 41. Mais, des 69 membres de la chambre qui font partie du « gros composant », la moitié seulement sont banquiers. D’autres activités apparaissent soit en périphérie, soit comme « ponts » entre des familles de banquiers. Toutes les mesures d’« intermédiarité » 42 distinguent ainsi Vital Roux, Jean-Baptiste Say et Jean-Baptiste Chaptal, le fils du ministre : trois hommes dont les liens directs touchent au cœur du réseau et qui, plutôt marchands ou industriels que banquiers, ont surtout joué un rôle dans l’économie politique et/ou le saint-simonisme. Le fait que le « réseau de la haute

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banque dans les institutions » soit aussi uni par et autour de ces personnages et inclue des marchands de fers, de bois ou de vins permet de nuancer notre vision de ce milieu social et de ce qui s’y échange. Les banquiers, dont les intérêts économiques sont fort variés, ont d’ailleurs tout intérêt à ne pas s’unir qu’entre eux.

43 Une description plus dynamique du réseau permet de dater leurs investissements institutionnels. Représenter l’évolution d’un réseau reste un défi, mais répartir les membres en cohortes 43 permet déjà quelques hypothèses. De l’une à l’autre, la part des isolés dans le réseau d’ensemble augmente régulièrement, cette évolution touchant tous les types de liens, familiaux ou économiques, forts ou faibles44. On peut donner une image globale de cette chronologie du réseau en prenant en compte seulement les liens internes à la première cohorte, celle des « membres fondateurs » des institutions, puis en y agrégeant progressivement les nouveaux arrivants (graphes 3a à 3d). À l’origine, le réseau des liens privés et celui des liens institutionnels sont peu superposés (c’est cette superposition que décrivent les graphes) : les premiers membres ont été choisis dans des familles et des entreprises relativement diverses. Après les entrées de 1804-1831, en revanche, le « gros composant » a déjà pratiquement sa forme définitive et les deux tiers de ses effectifs. Cette structure émerge donc pendant cette période, à la fois du fait de la création de nouveaux liens d’alliance ou d’association et de l’arrivée dans le monde des institutions d’hommes qui créent des ponts entre les groupes préexistants. Le milieu qui se bâtit autour de la haute banque (et des économistes, qu’ils soient proches de J.-B. Say ou de Saint-Simon) gagne en cohésion en même temps qu’il investit les institutions intermédiaires, à une période où celles-ci stabilisent leurs attributions. Au contraire, les deux périodes suivantes voient arriver dans les institutions d’une part plus d’isolés, d’autre part des hommes comme Ernest Feray, des héritiers, en périphérie du « gros composant », qui n’en modifient pas la structure, se contentant d’en étoffer les effectifs et d’en rendre les liens internes plus redondants.

Graphes 3a et 3b

Chaque trait représente un lien de parenté, d'alliance ou d'association économique, chaque point un membre d'au moins une institution intermédiaire. Effectif total des entrants en 1785-1803 : 92 hommes; en 1804-1831 : 253 hommes.

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Graphe 3a : Tous types de liens privés ; personnes ayant obtenu leur premier poste en 1785-1803

Graphe 3b : Tous types de liens privés ; personnes ayant obtenu leur premier poste en 1785-1803 (noir) ou 1804-1831 (blanc)

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Graphes 3c et 3d

Chaque trait représente un lien de parenté, d'alliance ou d'association économique, chaque point un membre d'au moins une institution intermédiaire. Effectif total des entrants en 1832-1848 : 275 hommes ; en 1849-1871 : 294 hommes.

Graphe 3c : Tous types de liens privés ; personnes ayant obtenu leur premier poste en 1785-1831 (noir) ou 1832-1848 (blanc)

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Graphe 3d : Tous types de liens privés ; personnes ayant obtenu leur premier poste en 1785-1848 ou 1849-1871 (blanc)

44 Cette évolution d’ensemble se confirme si l’on choisit plutôt des « gros plans » sur des dates précises, ne prenant en compte que les hommes simultanément en poste 45. Cette méthode met en évidence la décroissance dans le temps des liens privés au sein de chaque institution, à une exception près : le conseil général de la Banque de France, où ils demeurent assez fréquents même sous le Second Empire. De tels gros plans permettent de discuter de l’action possible de « groupes de pression » dans les institutions. On a vu que la densité du réseau des liens privés était globalement faible, mais, à certaines dates et dans certains lieux, ils peuvent sans doute peser. En 1823, une chaîne de 23 hommes, autour des réseaux saint-simoniens (qui sont donc doublés par des liens à la fois privés, ici plutôt économiques, et institutionnels), tient ainsi huit des dix-huit sièges du conseil général de la Banque de France et six des quinze sièges de la chambre de commerce et y pèse sans doute, sur les questions de canaux par exemple. On ne retrouve plus de phénomènes aussi massifs sous le Second Empire.

45 Ainsi, si l’étude exhaustive des liens met d’abord en avant le poids des non-liens, ce constat se nuance selon les institutions et les périodes. S’il est clair que les hommes de la « haute banque »46 n’étaient pas assez nombreux pour tenir tous les postes à tout moment, c’est surtout une évolution des stratégies institutionnelles de ce milieu qui apparaît. En effet, si les liens privés et institutionnels peuvent souvent se renforcer mutuellement, il peut aussi être intéressant de les séparer, voire de n’investir que dans les liens privés, dans certaines circonstances. Loin d’exprimer une quelconque fatalité historique de type individualiste ou d’être liée de façon simple aux nouveaux modes d’élection ou de nomination au sein des institutions, la déstructuration progressive du réseau après 1848 (avec l’arrivée d’une proportion de plus en plus importante d’« isolés ») paraît être le résultat agrégé de telles stratégies.

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46 Plus précisément, on peut faire l’hypothèse d’une concentration des investissements institutionnels de la « haute banque » sur la Banque de France – investissement d’ailleurs plus vorace en temps qu’auparavant, puisqu’il ne s’agit plus au premier chef de la Banque de Paris, mais d’un établissement à l’administration de plus en plus complexe –, aux dépens d’autres institutions dont le pouvoir s’est circonscrit au local et spécialisé 47. Les recherches sur le travail réel des membres de la chambre de commerce et du conseil général de la Banque montrent d’ailleurs que les représentants du « gros composant » s’investissent de moins en moins dans la première, se contentant – et encore – d’y faire acte de présence, alors qu’ils sont les plus actifs des régents sous le Second Empire 48. Au contraire, au début du siècle, dans un contexte de reconstruction et donc d’incertitude institutionnelle, avec des attributions en matière de régulation économique souvent définies de façon laconique par des décrets et changeantes dans la pratique, il avait pu paraître intéressant pour de grandes familles ou entreprises de chercher à être présentes dans toutes les institutions intermédiaires (elles s’investissaient même, alors, plus que les autres dans les séances et commissions de la chambre de commerce).

47 On peut également penser que l’ouverture, dès la monarchie de Juillet, de carrières plus directement politiques (députation, ministères, avec des symboles comme Jacques Laffitte ou Casimir Perier, figures éminentes du « gros composant » évoqué ici) pour les hommes de la banque les a incités à quitter certaines institutions intermédiaires, créant un appel d’air pour des hommes nouveaux, moins proches les uns des autres du point de vue des liens privés. Ajoutons que la multiplication des autres lieux et moyens d’information (des journaux économiques aux commissions ad hoc créées directement dans tel ou tel ministère, en passant par les chambres syndicales elles-mêmes) a sans doute donné moins d’intérêt, de ce point de vue, à un investissement institutionnel qui pouvait permettre, dans les premières décennies du siècle, de savoir ce qui se passait, en matière de crédit, d’état de l’industrie ou de décisions ministérielles, autant que de réguler l’économie.

48 Ces hommes nouveaux plus souvent « isolés » suivent en tout cas des cursus différents, dont celui de Gustave Roy est un bon exemple, et qui les amènent plus rarement à cumuler ou à tenir successivement des postes au sein des cinq institutions étudiées ici 49. En fait, c’est le système global de liens entre ces institutions, à la fois liens privés et circulation de membres, qui se dissout dans les années 1860 après s’être construit sous la Restauration. Les hommes nouveaux, disposant en priorité d’une légitimité syndicale, ont de ce fait des réseaux disjoints : ils sont les représentants de professions variées et non plus d’un milieu densément relié – malgré la diversité de ses activités et ses rivalités internes – comme celui de la « haute banque ». Entre ces deux modèles, la transition fut toutefois très progressive : certains membres de la haute banque, avec des carrières institutionnelles longues de plus de 40 ans, étaient encore bien présents à la fin du Second Empire, et les « isolés » n’avaient jamais été absents des institutions. Maintenir une certaine diversité d’origines en leur sein était d’ailleurs sans doute dans l’intérêt de tous, dans la mesure où cela permettait de maximiser l’information disponible 50.

49 Il reste qu’au début de la Troisième République, certes loin d’être dépourvus de familles ou d’associés, les membres des institutions intermédiaires parisiennes ne partagent plus guère entre eux de liens privés et qu’on envisage difficilement, en leur sein, des coalitions sur ces bases. Ce n’est pas que les liens privés n’importeraient plus (de façon

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générale), ou bien qu’aucun lien extra-institutionnel ne jouerait plus. Mais les liens qui importent vis-à-vis des institutions intermédiaires sont désormais plutôt ceux que créent les chambres syndicales, les alliances à l’échelle d’une profession, et non plus d’une famille ou d’une entreprise ; de ce fait, il s’agit de liens entre un membre d’institution intermédiaire et ses mandants, plus qu’au sein de ces institutions, devenues représentatives de mondes plus variés et distincts qu’auparavant.

50 Ce changement est lié à celui des modes de travail des institutions : la spécialisation accélère la « fuite » de la haute banque, mais celle-ci a pu être première, liée à d’autres choix de priorités. L’évolution du poids global des liens privés entre membres d’institutions peut ainsi être comprise si l’on envisage des stratégies en partie collectives (mais probablement assez peu concertées) d’investissement institutionnel qui changent au cours du siècle en fonction de ce que font les institutions, ou plutôt en fonction de l’influence potentielle que leur prêtent ceux qui pourraient en devenir membres. Ces phénomènes sont évidemment cumulatifs, dans la mesure où stratégies et structure des positions institutionnelles s’influencent mutuellement de manière dynamique. Ainsi, dès lors que la « haute banque » s’investit moins dans telle ou telle institution (parce que de meilleurs postes s’ouvrent ailleurs ou parce que cette institution demande beaucoup de travail en échange d’une influence trop faible, trop locale ou trop sectorielle), des hommes nouveaux peuvent l’investir, qui renforceront sa spécialisation : c’est ce qui semble se passer à la chambre de commerce sous le Second Empire.

Conclusion

51 C’est en faisant dialoguer des sources et des méthodes de traitement variées autour d’une question au départ très générale, celle de l’influence des liens privés sur les institutions intermédiaires parisiennes, qu’on a pu progressivement spécifier ce questionnement et proposer des éléments de description, voire d’explication de l’évolution du poids de ces liens. Si l’image dominante chez les contemporains d’institutions toujours menacées par de petits groupes soudés et influents en sort fortement nuancée, on peut aussi comprendre la genèse d’une telle image, dans la mesure où un groupe très dense en liens de toutes natures, autour de la « haute banque », a en effet pesé fortement sur ces institutions au moment de leur construction, en particulier sous la Restauration. Il ne fut néanmoins jamais hégémonique, et d’autres acteurs, avec d’autres stratégies, dominèrent dans la seconde moitié du siècle, ne conduisant pas aux mêmes recoupements entre liens privés et activités institutionnelles. On a ainsi pu observer la naissance de nouveaux cursus, dans un monde où les institutions intermédiaires se spécialisent et où les syndicats pèsent de plus en plus, avant même d’être officiellement autorisés – avec tout ce que cela implique en termes de redéfinition des compétences et des légitimités, autour des notions d’expertise et de représentativité.

52 Les résultats de cette étude ne sont évidemment pas généralisables : la situation parisienne est probablement très spécifique, ne serait-ce que par le poids de cette « haute banque » très tôt liée aux économistes et présente dans les institutions politiques nationales. Toutefois, la stratégie d’étude proposée ici – comme celle, très proche, mise en œuvre par Carola Lipp – est applicable ailleurs. En définissant clairement les liens et les populations étudiés, ou encore les phénomènes que l’on

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cherche à mesurer (successions, carrières accélérées ou allongées, poids d’un groupe à un moment donné…), on peut aboutir à des résultats comparables qui permettraient de mieux comprendre comment se négocient les frontières entre liens privés et action publique, à une période où s’affermissent les normes sociales modernes qui visent à séparer ces domaines.

53 Déjà dans le cas parisien, prendre en compte différentes institutions intermédiaires – celles étudiées ici, ou encore les conseils de prud’hommes ou les chambres syndicales, qui relèvent de logiques différentes – permet de mettre au jour des logiques de fonctionnement variées et changeantes. La découverte de ce monde d’institutions intermédiaires, « à distance des institutions publiques et des arrangements privés », a été un important apport de la recherche historique de ces vingt dernières années, comme le rappelle l’article d’Alain Cottereau dans le présent numéro. Il reste maintenant à observer plus précisément comment se structurent ces institutions ou ces « espaces publics intermédiaires », plus ou moins ouverts, pérennes, structurés, reconnus selon les lieux ou les secteurs, puisque, précisément, ils ne relèvent pas d’une organisation générale uniforme.

NOTES

1. . Cité dans Paul Butel [dir.], Histoire de la Chambre de commerce et d’industrie de Bordeaux des origines à nos jours : 1705-1985, Bordeaux, Chambre de commerce et d’industrie, 1988, p. 165. 2. . Voir les synthèses récentes de Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004 et Steven L. Kaplan et Philippe Minard (éd.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, 556 p. L’apport de ces études est discuté dans Claire Lemercier, « La France contemporaine : une impossible société civile ? », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, volume 52, n° 3, juillet-septembre 2005, p. 166-179, qui propose aussi une bibliographie sur la question des institutions intermédiaires. 3. . Adeline Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, SEVPEN, 1963, xxxviii-670 p. ; André-Jean Tudesq, Les grands notables en France (1840-1849). Étude historique d’une psychologie sociale, Paris, Presses universitaires de France, 1964, 2 vol., 1278 p. ; Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris/La Haye/New York, Mouton, 1978, 436 p ; Alain Plessis, Régents et gouverneurs de la Banque de France sous le Second Empire, Genève, Droz, 1985, 444 p. 4. . Lorsque j’évoque « cinq institutions », je distingue les deux conseils de la Banque de France et je confonds conseil municipal de Paris et conseil général de la Seine (qui existent ou non, séparés ou non, selon les périodes). La définition d’une institution est ici fondée sur l’existence de membres bien distincts et de réunions séparées. La date de 1871 correspond à un important turnover dans presque toutes les institutions, dû à la fois aux changements politiques et à la prise de contrôle des élections à la chambre et au tribunal de commerce par les chambres syndicales. 5. . Le conseil municipal a une composition plus variée, mais les élites économiques y sont très présentes et actives. 6. . Cette hypothèse est développée de façon plus argumentée dans Claire Lemercier, Un si discret pouvoir. Aux origines de la chambre de commerce de Paris, 1803-1853, Paris, La Découverte, 2003, 408 p., en particulier chap. 2.

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7. . Alors que ce n’est pas le cas, à Paris, des prud’hommes, par exemple, qui relèvent d’une tout autre sphère. Cela fait ressortir par contraste la relative unité des institutions étudiées ici. Voir Claire Lemercier, « Prud’hommes et institutions du commerce à Paris des origines à 1870 », à paraître dans les actes du colloque « Histoire d’une juridiction d’exception : les prud’hommes (XIXe-XXe siècles) » organisé à Lyon les 16 et 17 mars 2006. 8. . Il n’existe pratiquement pas d’études sur les tribunaux de commerce au XIXe siècle, objets de mes recherches actuelles. Voir Michel-Frédéric Coutant, Les tribunaux de commerce, Que sais-je ? Paris, Presses universitaires de France, 1998, 127 p., et une liste des membres dans Victor Legrand, Juges et consuls de Paris, 1563-1905, Bordeaux, imprimerie de G. Delmas, 1905. 9. . Les conseils ont été l’objet de peu de travaux du fait de l’incendie de leurs archives en 1870. Stephen Sawyer termine cependant une thèse sur le sujet ; on peut également se référer à Michel Roussier, « Aperçus sur le fonctionnement du conseil municipal de Paris au XIXe siècle », dans Études d’histoire du droit parisien, 1970, p. 425‑434, et Jean Tulard, Paris et son administration (1800-1830), Ville de Paris, 1976, 572 p. Pour la prosopographie, voir Jeanne Pronteau, Notes biographiques sur les membres des assemblées municipales parisiennes et des conseils généraux de la Seine de 1800 à nos jours. Première partie : 1800-1871, Ville de Paris, 1958 ; Jeanne Pronteau, Notices biographiques des membres des assemblées municipales parisiennes et des conseils généraux de la Seine, de 1800 à 1871, Ville de Paris, 1960 ; Michel Fleury et Bertrand Gille [dir.], Dictionnaire biographique du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine. 1, 1800-1830. Aguesseau-Godefroy, Ville de Paris, 1972. 10. . Voir Romuald Szramkiewicz, Les régents et censeurs de la Banque de France nommés sous le Consulat et l’Empire, Genève, Éditions Droz, 1974, 422 p., Alain Plessis, La Banque de France et ses deux cents actionnaires sous le Second Empire, Genève, Droz, 1982, x-294 p. (pour le Conseil d’escompte) et Alain Plessis, Régents et gouverneurs…,ouv. cité. 11. . Simona Cerutti, La ville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif (Turin, 17e-18e siècle), Paris, EHESS, 1990, 260 p ; John F. Padgett et Christopher K. Ansell, « Robust action and the rise of the Medici, 1400-1434 », dans American Journal of Sociology, volume 98, n° 6, mai 1993, p. 1259‑1319 ; Christophe Duhamelle, L’héritage collectif. La noblesse d’Église rhénane, 17e et 18e siècles, Paris, EHESS, 1998, 361 p. ; Robert Descimon, « Réseaux de famille, réseaux de pouvoir ? Les quarteniers de la ville de Paris et le contrôle du corps municipal dans le deuxième quart du XVIe siècle », dans Vincent Gourdon, Scarlett Beauvalet et François-Joseph Ruggiu [dir.], Liens sociaux et actes notariés dans le monde urbain en France et en Europe, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 87‑108. 12. . Jean-Pierre Hirsch, Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860), Paris, EHESS, 1991, 534 p. 13. . Carola Lipp, « Kinship Networks, Local Government, and Elections in a Town in Southwest Germany, 1800-1850 », dans Journal of Family History, volume 30, n° 4, octobre 2005, p. 347-365. 14. . Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? », dans Annales de démographie historique, n° 1, 2005, p. 7-31 ; Claire Lemercier, « Analyse de réseaux et histoire », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, volume 52, n° 2, avril-juin 2005, p. 88‑112. 15. . Voir ClaireDolan, Le notaire, la famille et la ville. Aix-en-Provence à la fin du XVIe siècle, Toulouse, Presses de l’Université du Mirail, 1998, p. 212. Ce livre mobilise de façon nuancée les concepts de l’analyse de réseaux pour comprendre à la fois les structures complexes d’un milieu social et les stratégies individuelles et familiales de ses membres. L’auteure s’y penche entre autres sur les « enquêtes de récusation » du Parlement pour comprendre comment certains acteurs définissent les liens familiaux et ceux de leurs effets qui doivent être contrôlés. Carola Lipp, « Kinship Networks… », art. cité prend également en compte ces normes pour comprendre comment les stratégies familiales s’y adaptent.

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16. . Alain Plessis, Régents et gouverneurs…, ouv. citéet Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire. 7, Banquiers et financiers parisiens, Paris/Le Mans, Picard/Cénomane, 2002, 384 p. 17. . Claire Lemercier, Un si discret pouvoir…, ouv. cité, chap. 7. 18. . Cité par Serge Chassagne, « Une institution originale de la France post révolutionnaire et impériale : la Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dans Histoire, économie et sociétés, 3e trimestre 1989, p. 163. Le conseil général des manufactures est une institution intermédiaire nationale du même type que celles évoquées ici sur le plan local. Il a été peu influent, sauf à quelques rares périodes, du fait de problèmes pratiques de fonctionnement et de conflits récurrents avec son homologue le conseil général du commerce. Ses membres étaient nommés. Voir Claire Lemercier, Un si discret pouvoir…, ouv. cité, chap. 3. 19. . Gustave-Emmanuel Roy, 1823-1906. Souvenirs, Nancy, Berger-Levrault, 1906. 20. . Bien étudiés par Hélène Lemesle, Vautours, singes et cloportes. Ledru-Rollin, ses locataires et ses concierges au XIXe siècle, Paris, Association pour le développement de l’histoire économique, 2003, 278 p. 21. . Ambroise Guillaume Aube, Dix-huit mois au Conseil d’État, 1840, Bibliothèque de l’Institut, Ms. 4751 ; texte en ligne sur http://lemercier.ouvaton.org. 22. . Idem, p. 37. Il s’agit d’une compagnie d’assurances. 23. . Idem, p. 57. 24. . À son arrivée, dit-il, parmi les autres personnes du Comité du commerce, « je n’en connaissais qu’une seule et encore assez indirectement, le président du comité, Mr le Bon de Fréville. Je m’étais trouvé avec lui dans la commission formée en 1835 par Mr le Garde des Sceaux pour une nouvelle loi sur les faillites ; et, depuis ce temps, toutes les fois que je l’avais rencontré, il m’avait accueilli avec une sorte de cordialité ». Idem, p. 11. 25. . Conseil d’État, Section de législation, « Rapport et projet de loi sur les prohibitions de parenté et d’alliance entre les membres de l’ordre judiciaire dans un même tribunal », 1re rédaction, rapp. M. Siméon, Imprimerie impériale, 8 septembre 1806, n° 1424 sur www.napoleonica.org/ce. 26. . Anselme Batbie, Traité théorique et pratique de droit public et administratif, Paris, Cotillon, 1863, tome IV, p. 291‑292 et 327‑328 ; A. Chante-Grellet, Traité des élections, extrait du Répertoire du droit administratif, Paris, P. Dupont, 1897, tome 1, p. 339‑347. 27. . Chambre de commerce de Paris, Rapport sur la réorganisation des chambres de commerce, Paris, Panckoucke, février 1849. 28. . Chambre de commerce de Paris, Rapport sur les réponses des Chambres d’Abbeville, d’Arras, […] de Troyes et de Valenciennes, relatives à la réorganisation des Chambres de Commerce, Paris, Panckoucke, avril 1850 ; Conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce, Notices sur les questions soumises aux délibérations, IVe volume, « Chambres de commerce », Paris, Imprimerie nationale, 1850. 29. . L’analyse de réseaux résumée ici a été développée dans des textes présentés au Creusot en juin 2004 et à Barcelone en janvier 2005 (voir http://lemercier.ouvaton.org). On s’y reportera pour des éléments de démonstration plus précis, et en particulier chiffrés. Les logiciels utilisés ici sont : Stephen P. Borgatti, Martin G. Everett and Linton C. Freeman, Ucinet 6 for Windows : Software for Social Network Analysis, Harvard, Analytic Technologies, 2002 et Stephen P. Borgatti, Netdraw 2.19 : Graph Visualization Software, Harvard, Analytic Technologies, 2002. 30. . Mon analyse en est largement tributaire pour la reconstitution des liens privés, mon apport propre concernant surtout celle des carrières institutionnelles. Outre les ouvrages déjà cités en introduction, il s’agit en particulier deBertrand Gille, La banque et le crédit en France de 1815 à 1848, Paris, Presses universitaires de France, 1959, 380 p. 31. . L’ajout de liens de sang de second degré modifie peu le tableau (on passe à 13 % de la population, en 42 groupes). 32. . Un composant est un ensemble de points reliés de proche en proche.

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33. . Voir Robert Descimon, « Réseaux de famille… », art. cité et Mustafa Emirbayer and Jeff Goodwin, « Network Analysis, Culture and the Problem of Agency », dans The American Journal of Sociology, volume 99, n° 6, 1994, p. 1411‑1454. 34. . Techniquement, ce composant a très peu de « points faibles » (cutpoints : des personnes qu’il suffirait d’éliminer pour briser son unité). De ce fait, cette structure est très « robuste » face à l’ajout de nouvelles données. 35. . VoirClaire Lemercier, « Les carrières des membres des institutions consulaires parisiennes au XIXe siècle », dans Histoire & Mesure, volume XX, n° 1/2, 2005, p. 59‑95. 36. . Sur la substituabilité entre formes de capital, social, économique et culturel, voir Pierre-Paul Zalio, « Un monde patronal régional dans les années 1930. Une perspective configurationnelle », dans Bernard Convert [dir.], Repenser le marché, Paris, L’Harmattan, Cahiers lillois d’économie et de sociologie, n° 41, 2003, p. 137‑176. 37. . Au contraire, Carola Lipp, « Kinship Networks… », art. cité, p. 355, observe des réélections plus fréquentes des conseillers municipaux disposant de liens familiaux parmi leurs pairs. Il s’agit d’un élément qu’il serait particulièrement intéressant de comparer entre des terrains plus variés. 38. . Alain Plessis, Régents et gouverneurs…, ouv. cité, p. 38‑40. 39. . Ils sont en partie développés (en particulier pour ce qui concerne la spécialisation institutionnelle) dans Claire Lemercier, Un si discret pouvoir…, ouv. cité. 40. . Si l’on prend en compte les familles de la « première génération » définie par Louis Bergeron, Les Rothschild et les autres. La gloire des banquiers, Paris, Perrin, 1991, 201 p. 41. . On a seulement 12 % de banquiers isolés, contre la moitié des autres professions, et des liens privés en moyenne avec plus de cinq personnes différentes pour les banquiers, contre moins de deux pour les autres (parmi les membres de la chambre de commerce, soit 164 personnes). 42. . Caractéristique d’un individu qui connecte deux groupes qui seraient sans cela isolés, ou presque. 43. . Elles sont délimitées par des événements politiques qui correspondent à des changements de mode de nomination dans les institutions. 44. . Pour ne prendre que deux exemples, plus de 17 % des membres entrés entre 1785 et 1803 disposent d’au moins un lien père-fils ou entre frères avec d’autres membres entrés en même temps ou ensuite, tandis que seulement 8 % de ceux entrés entre 1849 et 1871 ont au moins un tel lien avec un contemporain ou un aîné. Pour les liens d’association économique, les chiffres passent de 33 % à 7 %. 45. . On ne peut fournir ici les (nombreux) graphes correspondants. 46. . Telle que définie ici, de façon relationnelle, par l’appartenance au « gros composant ». Il est de toute façon impossible de fournir une définition objectiviste de ce milieu, relativement mouvant même si ses grands pôles sont bien identifiés. 47. . Voir Claire Lemercier, « Devenir une institution locale. La chambre de commerce de Paris face à l’exception parisienne au XIXe siècle », à paraître dans Revue d’histoire moderne et contemporaine ; les travaux de Stephen Sawyer sur le conseil municipal aboutissent à la même chronologie. 48. . Claire Lemercier, Un si discret…, ouv. cité, chap. 3, et Alain Plessis, Régents et gouverneurs…, ouv. cité. 49. . Pour n’en donner qu’un indicateur, si le tiers des personnes entrées dans une des cinq institutions en 1785-1803 a cumulé dans sa carrière au moins deux postes différents, ce n’est plus le cas que de 12 % de celles entrées en 1849-1871. 50. . De façon similaire, Simona Cerutti, La ville…, ouv. cité, p. 105, souligne que la cohésion d’une institution peut se fonder sur son hétérogénéité.

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RÉSUMÉS

Les institutions intermédiaires (municipalités, chambres et tribunaux de commerce…), placées, dans leurs rôles de consultation, de jugement ou de régulation économique, à la frontière du public et du privé dans le nouveau cadre politique post-révolutionnaire, ont souvent été soupçonnées d’être facilement manipulables par de petits groupes déterminés, qu’ils soient familiaux ou qu’ils émanent d’une entreprise particulière. On se propose ici, en croisant les apports de mémoires, de sources normatives et d’une étude quantitative utilisant l’analyse de réseaux, de décrire l’ampleur et les limites de ces recoupements entre liens privés et action institutionnelle. Globalement plutôt rares, ils apparaissent concentrés dans un milieu, la haute banque, et une période, la monarchie constitutionnelle, dont les spécificités peuvent ainsi être mieux comprises. L’étude de l’évolution de ces liens au cours du siècle permet également de proposer des hypothèses sur les stratégies d’implication institutionnelle de groupes bien différenciés au sein des élites économiques de la capitale.

“Medium bodies” such as municipal councils, chambers of commerce or commercial courts may be considered as an interface between the public and private spheres, in the context of a post- revolutionary France where these spheres were supposed to be clearly distinct. Writing advisory reports, conciliating disputes or creating local standards, they had to keep a balance between private and general interests. They were therefore often suspected of being easily manipulated by small (family or enterprise-based) groups. This paper uses various historical sources and methods (memoirs, normative sources, structural network analysis) in order to assess the importance (and the limits) of the overlap between private ties and institutional activities. A minority of institution members was the source of such overlaps, mainly in the merchant banking world and at the time of the constitutional monarchy. A dynamic description of this network enables us to make hypotheses about the institutional strategies of different parts of the Parisian economic elite.

AUTEUR

CLAIRE LEMERCIER Chargée de recherche au CNRS, Institut d’histoire moderne et contemporaine

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Le « Robert et Cougny » et l’invention des parlementaires 1 Biographical dictionaries and the social identity of the French deputies

Herve Fayat et Nathalie Bayon

1 Lorsque l’histoire rencontre des groupes explicites, institués dans leur dénomination, leurs frontières et leurs fonctions, l’évidence de leur existence juridique et sociale est parfois si forte qu’elle s’impose à l’analyste sommé de découvrir la substance sociale du groupe plutôt que de mettre au jour le travail d’institutionnalisation et d’unification auquel ses membres doivent la stabilité et la cohésion de leur identité collective. C’est pourquoi les populations construites par – et pour – les grandes institutions (armée, Église, grands corps d’État 2 ou assemblées représentatives) soumettent, avec une intensité particulière, l’analyste à un dilemme récurrent en sciences sociales ; tandis qu’il lui faut se détacher d’une définition préalable qui naturalise la position qu’elle décrit et fige le système d’interrogation auquel elle est soumise, il doit, simultanément, réintroduire la constitution de ce point de vue institué dans la sociogenèse de la position qui s’y rapporte et dans l’explicitation des investissements sociaux qu’elle suscite.

2 Les parlementaires, population instituée pour laquelle le « nominal du groupe » joue un rôle essentiel dans l’existence sociale de ses membres 3, fournissent un exemple de cette difficulté posée au politiste et à l’historien par la prégnance d’une définition préalable. Du reste, en dépit des variations pratiques de l’activité parlementaire qu’elle reconnaît 4, l’historiographie parlementaire s’est jusqu’à présent inclinée devant l’identité nominale d’un groupe auquel elle prête une unité historique. Cette forme de réification, courante à l’égard de personnes instituées 5, procède de la reconduction d’un point de vue établi par lequel l’analyste attribue à tous les députés des intérêts et des réalisations communes et rabat sur ces populations un système d’interrogation invariant ; ce qui revient à considérer les députés de toutes les époques comme les ressortissants d’une « institution réalisée ». Bien sûr, chacun sait qu’un député au Corps législatif n’est pas un député de la Troisième République, qu’un notable diffère d’un professionnel, que Thivrier n’est pas Deschanel, mais voilà, les députés « existent », et

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l’on devine mal quel négationnisme sociologique pourrait effacer leur existence légale ou négliger cette croyance sociale. C’est pourquoi, loin d’escamoter cette unité du groupe – produit et enjeu implicite du processus d’autonomisation d’une sphère de la représentation politique – nous traiterons, au travers de la consultation sociologique des annuaires de parlementaires, de ce travail d’unification qui est constitutif de la réalité sociale de la position parlementaire.

3 Les dictionnaires de « parlementaires » illustrent en effet la variété d’enjeux sociaux et savants attachés aux usages d’un substantif marqué tout à la fois par une invariance que contredit la diversité historique des personnages sociaux et des formes d’activités qu’il héberge, et par une ambivalence qui fait simultanément de ce vocable un outil de désignation d’une population et un instrument de délégation en sa faveur.

4 Tout comme les manuels et recueils d’éloquence parlementaire, les essais politiques, les portraits ou chroniques parlementaires, ces dictionnaires traduisent l’existence de ce que l’on peut nommer des « luttes d’autonomisation » 6 pour qualifier les « luttes biographiques » 7 bien sûr, mais aussi toutes les luttes de définition des conditions et des formes de la représentation politique dont les députés sont à la fois les sujets et les objets, particulièrement dans les premières décennies de la Troisième République. En effet, tout en fournissant des informations biographiques sur les représentants à l’attention des citoyens, des publicistes, des hommes d’affaires, etc., ces annuaires biographiques concurrents unifient et organisent symboliquement la population qu’ils répertorient ; en d’autres termes, chacun d’entre eux propose une « gestion symbolique » des parlementaires. Sans exagérer le rôle tenu par ces répertoires dans l’unification des parlementaires et dans la fixation de leurs attributs légitimes, il est permis de penser que ces entreprises de définition de la position parlementaire ne sont ni totalement arbitraires ni entièrement inopérantes, tout au moins quant à l’imposition du point de vue sous lequel les parlementaires doivent être envisagés et quant à la légitimation de leur propriétés sociales 8. C’est pourquoi, consultés dans la logique de construction de la population qu’ils décrivent, ces répertoires peuvent contribuer à une analyse sociogénétique des parlementaires aussi efficacement, sinon plus, qu’ils ont concouru à leur sociographie.

5 L’intérêt de cette enquête sur la production des annuaires de parlementaires réside d’abord dans le changement de logique de consultation à laquelle elle convie les utilisateurs de ces documents. Prendre les dictionnaires de parlementaires pour objet, y chercher non plus des données biographiques mais des principes de classement des propriétés sociales des députés conduit à ne plus y voir des sources mais des produits et/ou des instruments du processus d’autonomisation de l’activité parlementaire et d’affirmer, par là même, une série de ruptures utiles à l’historiographie parlementaire, à commencer par l’objectivation du point de vue véhiculé par ces « sources ».

6 Le second mérite tient à la rupture que cette lecture sociologique des dictionnaires de parlementaires permet d’introduire à l’égard de la définition instituée des parlementaires. Cette posture invite en effet à inverser la logique de recherche qui faisait prévaloir la sociographie des parlementaires sur leur sociogenèse et, en outre, elle engage cette dernière sur le terrain encore peu exploré des principes d’unification de cette population. En portant au jour les tâtonnements et les divergences quant aux principes de définition de l’activité parlementaire, cette historicisation invite à penser, à l’encontre des visions objectivistes et naturalistes, que l’identité sociale de ces derniers demeurait encore floue à l’orée du vingtième siècle. Il va de soi que cette

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observation est transposable à d’autres populations instituées dont les moyens d’affirmation et les principes de définition ne sont jamais aussi solennels, lointains et unanimes que l’anamnèse officielle ne le laisse entendre.

7 Dans une période marquée par le recours à la prosopographie, il apparaît ensuite qu’une réflexion sur les principes constitutifs d’une population permet de combattre la prégnance des définitions préalables, jamais aussi forte qu’à l’occasion des enquêtes sur les origines au cours lesquelles la régression de la personne instituée vers la personne concrète prédispose tout à la fois à rechercher les traits constitués et à naturaliser les propriétés d’origine. Autrement dit, à s’enfermer dans un système d’interrogation tautologique cherchant ses réponses dans les sources auxquelles il doit sa possibilité. Cette enquête interpelle également la méthode prosopographique sur sa propension à réduire un groupe à l’agrégation des propriétés moyennes ou modales de ses membres alors que l’analyse d’une entreprise de « gestion symbolique » des parlementaires tente de saisir un aspect de son processus de regroupement 9.

8 Ensuite, l’unification symbolique réalisée par ces annuaires – particulièrement par le « Robert et Cougny » – est loin d’être un artifice car elle soutient la valeur faciale de la position parlementaire grâce à laquelle son titulaire peut se prévaloir d’une communauté de statut avec ses pairs comme avec ses aînés, quelles que soient ses propriétés biographiques et les circonstances dans lesquelles elles sont en jeu. En établissant cette unité historique de la fonction parlementaire, ces ouvrages – sortes de contreparties symboliques de la diversification sociale du recrutement parlementaire et de la multi-positionnalité de plus en plus appelée et promise par les activités de représentation – produisent une facette essentielle la position parlementaire.

9 Enfin, ces annuaires, véritables instruments de légitimation et de délégitimation de propriétés sociales, mettent en scène les principes sociaux de la délégation politique dont ils éclairent les enjeux.

10 Le choix du « Robert et Cougny » pour illustrer ce travail d’objectivation sociale tient à sa notoriété, à sa postérité, à son époque de publication (1889) et surtout à son projet de totalisation et d’unification de l’activité parlementaire qui le distingue des autres annuaires parlementaires. Afin de rendre compte de l’étendue des opérations réalisées par cet ouvrage et d’illustrer certaines de ses propriétés, nous exposerons successivement sa position dans l’espace de représentation des parlementaires, les dispositions de ses auteurs et les circonstances de leur travail, les figures parlementaires qu’il constitue avant d’évoquer les usages sociaux et savants qui font de ce dictionnaire une « objectivation réussie ».

Le « Robert & Cougny » dans le « siècle des dictionnaires »

11 Plus personne ne conteste l’autorité de l’institution parlementaire en matière de « gestion biographique » des représentants. Cette attribution est d’ailleurs concédée à de nombreuses organisations qui entretiennent leur « façade institutionnelle » par le façonnage des biographies de leurs membres au travers de trombinoscopes, d’annuaires des personnels, bref, de toutes sortes de documents publics par lesquels les modalités de présentation de soi sont accordées aux positions instituées 10. Au XIXe siècle, les assemblées représentatives n’exerçaient pas ce « monopole naturel » de

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production des images publiques des députés et des sénateurs. Le « siècle des dictionnaires » 11 était aussi celui des biographies collectives et l’édition des annuaires parlementaires s’effectuait hors du contrôle des Chambres. Malgré leur place secondaire sur le marché des biographies collectives, ces publications attestent de la vigueur des « luttes d’autonomisation » et de la diversité des principes de définition appliqués à la population parlementaire jusqu’à l’orée du vingtième siècle. Le « Robert et Cougny » marque justement un point de retournement au-delà duquel cette production s’inscrivit dans une tout autre configuration éditoriale caractérisée par une raréfaction des éditeurs et des parutions et par une plus grande emprise de la Chambre. Cette monopolisation de la « gestion biographique » s’accompagna d’une pacification des luttes de définition à laquelle le travail d’unification symbolique effectué par le « Robert et Cougny » n’est certainement pas étranger. En résumé, le Dictionnaire des parlementaires traduit une autonomisation du champ de représentation des parlementaires que l’on peut observer en le rapportant successivement aux grandes biographies collectives puis aux annuaires homologues.

12 Les dictionnaires ou annuaires de parlementaires partagent une communauté de genre avec les nombreuses biographies collectives du XIXe siècle ; nobiliaires, annuaires ecclésiastiques, mondains ou professionnels abondaient 12, leur production mobilisait des moyens considérables 13 et ils rencontraient un public nombreux 14. Sans entrer dans les multiples raisons de la prospérité d’un genre qui signale certainement un intense travail de regroupement 15, les biographies collectives occupèrent longtemps une place de choix dans l’univers de l’édition, tant par la quantité et la variété des ouvrages publiés 16 que par la rétribution de leurs auteurs. Ainsi, Gustave Vapereau perçut, dès la première édition de son Dictionnaire universel des contemporains, trois fois plus de droits que n’en obtint Michelet pour son Histoire de la Révolution française 17, soit un montant presque équivalent à ce que reçut Eugène Sue pour la publication en feuilleton des Mystères de Paris… Ce rang dans la hiérarchie pécuniaire des genres se doublait d’une place éditoriale considérable puisque, vers la fin du Second Empire, les dictionnaires biographiques représentaient à eux seuls un quart des publications historiques 18.

13 Malgré son succès public et l’exhibition des titres de certains de ses rédacteurs 19, ce genre était souvent contesté voire méprisé par les historiens et, si les préfaces affichaient souvent une ambition historique s’ajoutant à la prétention d’exhaustivité des fiches biographiques, c’était surtout pour se dédouaner du soupçon d’approximation et de plagiat qui entachait ces ouvrages 20. Ainsi, les tentatives pour élever la biographie au rang de la « science historique », pour en faire une « sœur cadette » ou une branche complémentaire de l’histoire qui aurait pour « objet l’individu tout entier » alors que « l’histoire garderait les masses pour domaine » 21 paraissent aujourd’hui vaines.

14 Cependant, bien en deçà de ces proclamations, se constitue bel et bien une pratique de la biographie collective avec ses principes narratifs et ses topiques sociaux qui, prosaïquement, circulent d’un ouvrage à l’autre avec les informations biographiques qu’ils organisent, jusqu’à former une sorte d’implicite du genre reliant entre elles les entreprises les plus diverses. C’est pourquoi ces répertoires de dominants et de principes de domination pouvaient fournir des modèles de représentation et de légitimation disponibles pour caractériser les parlementaires, dans une époque d’incertitude quant aux catégories d’appréhension d’une activité encore peu spécialisée

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jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle 22. À l’époque de la publication du « Robert & Cougny », les grandes biographies semblaient en déclin, mais cet ouvrage demeure lié à ce travail protéiforme auquel il emprunte et auquel il contribue abondamment 23 tout en affirmant l’autonomie d’un type d’annuaire auquel il convient maintenant de le rapporter.

15 Les annuaires parlementaires, dont on trouve des exemplaires dès la Révolution, connaissaient une diffusion plus restreinte que les grandes entreprises biographiques qui viennent d’être évoquées et leur publication appelle à son tour plusieurs remarques.

16 On constate tout d’abord une sorte de nationalisation de ces publications qui, pour une bonne part d’entre elles, demeuraient régionales jusqu’à la Troisième République. On observe ensuite que leur fréquence de publication coïncide assez clairement avec les événements politiques majeurs du XIXe siècle : la Seconde République de même que les débuts de la Troisième République 24 connurent une floraison d’ouvrages de ce type et la cinquième législature, celle du « Robert et Cougny », vit la sortie de onze annuaires parlementaires ! Un paroxysme suivi d’une lente mais inexorable décrue. Ce rythme accrédite une co-occurrence entre la publication de ces dictionnaires et les circonstances dans lesquelles la légitimité d’un nouveau personnel parlementaire était en cause ou lorsqu’un soupçon d’illégitimité frappait l’ensemble de la représentation, comme à l’époque du boulangisme. La raréfaction des dictionnaires de parlementaires à compter du tournant du siècle correspondrait, quant à elle, à une sorte d’apaisement des luttes de définition de la fonction parlementaire.

17 Enfin, si les auteurs et les éditeurs d’annuaires parlementaires n’espéraient pas une diffusion comparable à celle des grandes biographies, ils pouvaient tout au moins compter sur l’intérêt pratique d’un public impliqué, à un titre ou à un autre, dans une société parlementaire en expansion. De plus, la relative intégration sociale du public concerné, la modeste pagination, la facilité de réalisation et la rapidité de vente de ces ouvrages de début de législature plaçaient ces entreprises à la portée de petits éditeurs. Du reste, la recension fait apparaître une prédominance sur ce marché des petites maisons d’édition escomptant certainement un bref retour sur investissement 25.

18 Tel est le contexte éditorial de ce type d’ouvrages, mais l’occasion du centenaire de la Révolution et la perspective d’être épaulé par la Chambre autorisaient une entreprise plus ambitieuse, comme le Dictionnaire des parlementaires français. Cependant, le projet exigea un travail de collecte de données biographiques important, pour lequel Bourloton engagea deux copistes réguliers ; peut-être est-ce pour amortir ces dépenses qu’il publia en même temps un autre annuaire parlementaire préfacé par Deschanel 26 puis, en 1898, une biographie collective des parlementaires vendéens 27. Bien que publié par un petit éditeur, le « Robert et Cougny » ne marque pas moins une rupture dans le genre duquel il relève. Par son volume (cinq tomes), par son amplitude historique (un siècle) et enfin par sa proximité avec l’institution parlementaire, il réalisa un travail d’unification sans précédent et anticipa quelque peu sur les biographies d’institution qui sont le destin de ce genre. Par tous ces aspects, il occupe une position intermédiaire dans le processus d’autonomisation de l’écriture et de l’édition des biographies de députés.

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Les auteurs

19 L’écriture du « Robert & Cougny » est soutenue par des dispositions acquises par les auteurs au cours d’une trajectoire sociale qui les rapprocha de l’institution parlementaire et les prédisposa à voir dans l’histoire de cette institution la réalisation de l’idée républicaine qui, en cette fin des années 1880, leur semblait mériter d’être défendue ou, tout au moins, commémorée dans le cadre du centenaire de la Révolution 28

20 Loin d’être singulier, le parcours de ces auteurs est représentatif du flux dans lequel furent entraînés certains clercs en mesure de négocier leurs compétences auprès d’institutions publiques (enseignement, municipalités, administration centrale, Chambre des députés, etc.) dont le développement transformait la structure des positions qui leur étaient offertes après l’Empire. Parmi les auteurs de biographies parlementaires certains profitèrent de la multiplication de ces positions pérennes ou temporaires adossées à la construction de l’État parlementaire : tel est le cas de Jules Clère longtemps employé par la Chambre ou de Louis Gustave Vapereau successivement secrétaire de , enseignant puis préfet du 29

21 Polygraphe et éditeur, Edgar Bourloton est né à Fontenay-le-Comte en 1844, dans cette portion républicaine de la Vendée. Son père, professeur de rhétorique au collège de Fontenay, écrivait des ouvrages scolaires 30 et, malgré les attaches catholiques de la famille 31, Edgar Bourloton manifesta des opinions plutôt républicaines qui l’opposèrent assez vite à son entourage 32. À la suite de la défaite de Sedan, il écrivit un récit de voyage sur l’Allemagne 33 où il fut prisonnier puis, en collaboration avec Edmond Robert 34 (préfet de Vendée), un essai politique sur la Commune 35. Le texte sur l’Allemagne est en réalité une sorte de manifeste politique s’inscrivant dans le sillage des interrogations douloureuses qui suivirent la défaite de 1870. On y découvre un engagement politique sans ambiguïté comme le montrent les extraits suivants : comparant la France et l’Allemagne, il écrit « la France purifiée si cruellement de vingt années d’absolutisme n’a à redouter aucune comparaison » ; sur le choix de régime, il ajoute « ce n’est pas au triomphe de telle ou telle forme de gouvernement que les efforts doivent tendre mais au progrès des institutions sociales » ; sur les libertés formelles, et il déclare « nos voisins nous empruntaient non pas les stériles arguments de Voltaire […], mais les simples et fécondes idées de Rousseau, le vrai révolutionnaire et seul ami du peuple ». Plus loin il écrit « la liberté d’écrire, de dire, de se réunir n’est qu’un trompe l’œil tant que la législation entrave la liberté de faire… », et enfin la souveraineté n’est à ses yeux « qu’un mot tant qu’elle se concentre entre les mains de la classe riche ».

22 Outre ces textes de jeunesse, il écrivit jusqu’à sa mort en 1914 des chroniques historiques sur Fontenay et sa région durant les guerres de Vendée ainsi que de nombreuses biographies d’ecclésiastiques dans la Revue du Bas-Poitou 36 dirigée par René Valette. Ce savoir-faire biographique fut bien sûr recyclé dans l’entreprise du Dictionnaire des parlementaires. Bourloton était par ailleurs gérant du Bulletin Hebdomadaire de Statistique Municipale de la ville de Paris dirigé par Jacques Bertillon 37. On peut envisager que cette fréquentation de la statistique sanitaire et sociale publique ait favorisé une disposition à construire des populations, à leur imputer certaines propriétés et à découvrir une vertu scientifique à cette opération classificatoire. Un article d’Edgar Bourloton sur l’espérance de vie des parlementaires 38 démontre

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d’ailleurs la croyance de l’auteur dans l’unité sociale et même « physiologique » de ce groupe. Indexer des propriétés physiologiques sur une appartenance sociale n’a rien d’aberrant en soi – voir l’usage actuel des catégories socio-professionnelles – mais cela suppose une existence sociale du groupe bien établie… à moins que ce ne soit, là encore, un moyen de l’attester sur le modèle que Jacques Bertillon élaborait au même moment 39.

23 Gaston Cougny, quant à lui, était professeur d’histoire de l’art auprès des écoles municipales de Paris et écrivit de nombreux ouvrages destinés à l’enseignement artistique. Il fut également avocat à la cour d’appel de Bourges et se présentait régulièrement comme publiciste. Or, le corps enseignant de la ville de Paris (alors dirigée par la gauche) était partie prenante des enjeux historiographiques et politiques opposant radicaux et opportunistes pour la définition d’une doctrine républicaine. Par ailleurs, Gaston Cougny, dont le père fut conseiller général, entretenait lui-même une activité politique assidue auprès des radicaux-socialistes du Cher dès les années 1880. Il se présenta d’ailleurs à la députation lors de l’élection législative de 1885 sur une liste où figuraient Maret, Pyat et Vaillant… Plusieurs fois candidat malheureux à la députation dans la première circonscription du Cher par la suite, les archives départementales montrent qu’il livra des campagnes pugnaces durant lesquelles il bénéficia du soutien actif de personnalités nationales comme Coutant, Groussier ou Viviani 40. Tandis qu’il évoluait vers le socialisme, il fut élu conseiller municipal de Bourges en 1900 où il fut chargé de l’enseignement jusqu’en 1902, date de révocation du conseil municipal 41… et de son retrait de la vie politique à la suite d’un nouvel échec aux législatives de 1902 en tant que candidat du parti socialiste français (PSF). Les propos tenus par le maire de Vierzon pour son éloge funèbre – « un artiste égaré en politique » – illustrent les relations passionnées et douloureuses que Gaston Cougny entretenait à l’égard de l’univers politique dans lequel il n’était pas si obscur puisque le journal L’Humanité lui consacra une nécrologie lors de son décès en 1906.

24 Adolphe Robert, enfin, publia un annuaire des proscrits du Deux Décembre 42 et collabora plus tard au Dictionnaire Historique et Biographique de la Révolution et de l’Empire 43 dirigé par Robinet. En poussant l’investigation du coté des collaborateurs de ce dictionnaire on trouve tout un personnel partageant des dispositions sociales et politiques analogues à celles de nos trois auteurs 44. Pour sa part, le docteur Robinet, conservateur du musée Carnavalet et exécuteur testamentaire d’Auguste Comte présidait la Société positiviste. Il était spécialiste de Danton et entretenait des relations avec Alphonse Aulard dont il partageait l’intérêt pour ce personnage révolutionnaire dans le cadre de la Société d’histoire de la Révolution française 45. L’engagement républicain et l’œuvre d’Alphonse Aulard sont suffisamment connus 46 ; signalons seulement que la chaire d’histoire de la Révolution française créée à son intention en Sorbonne par la ville de Paris en 1886 lui permit d’influer sur l’interprétation républicaine de la Révolution. Comme on le voit, ces relations plaçaient socialement et intellectuellement nos auteurs au cœur des enjeux commémoratifs du centenaire de la Révolution.

25 Ce bref portrait de groupe laisse entrevoir la formation intellectuelle et l’engagement politique de ces hommes dont la combinaison de positions secondaires dans l’enseignement, le barreau, les sociétés savantes, l’édition et la politique tirait sa possibilité de la construction d’une « société parlementaire » dans laquelle ils purent convertir leurs dispositions. Les positions qu’ils occupaient dans cette formation sociale peuvent paraître marginales mais, à la faveur de la conjoncture des années 1880, elles

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les prédisposèrent à prendre part – et parti – dans les « luttes d’autonomisation » de l’activité parlementaire et, plus particulièrement, dans les « luttes biographiques ». Tout indique donc que l’on ne peut comprendre le sens de ce travail en le rapportant seulement aux dispositions des auteurs car leur entreprise était liée aux offres de typification du métier parlementaire et aux enjeux issus du champ politique.

les conditions politiques et intellectuelles d’écriture du dictionnaire des parlementaires

26 Loin d’être un ouvrage d’historiens, le Dictionnaire des parlementaires manifeste l’implication, périphérique mais bien réelle, de ses auteurs dans les enjeux d’un espace parlementaire duquel leur entreprise d’objectivation tire une grande part de ses raisons d’être et de ses moyens matériels et cognitifs. Qu’il s’agisse du moment, de la méthode, des usages pratiques auxquels il était destiné ou des catégories d’identification qui ont présidé à sa réalisation, le Dictionnaire des parlementaires résulte d’une rencontre de ses auteurs avec les enjeux propres à l’univers parlementaire.

27 Pour ce qui concerne le moment, le premier signe de cette dépendance réside dans la conjoncture politique des années 1880 qui détermina la rédaction du dictionnaire. Les trois auteurs étaient liés, à un titre ou à un autre, à la municipalité parisienne alors très à gauche, et cette position, même modeste, les plaçait au cœur de l’enjeu politique constitué autour de la commémoration de 1789. De même, leur rapport avec la Société d’histoire de la Révolution fut déterminant puisque le Dictionnaire des parlementaires semble justifié et inspiré, y compris dans l’agencement des fiches biographiques, par l’historiographie républicaine. Les enjeux que le centenaire de la Révolution suscita dans le camp républicain 47 dès le milieu des années 1880 produisirent une structure d’opportunité favorable à ces hommes qui se trouvèrent alors en mesure de valoriser leurs compétences et d’obtenir des soutiens municipaux puis parlementaires. Le Dictionnaire des parlementaires n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi les nombreux projets commémoratifs proposés aux comités républicains par les associations de commémoration de 1789(essentiellement l’Association républicaine du centenaire de 1789, opportuniste, et la Fédération de 1889, radicale). Cet engouement des républicains pour la Révolution faisait suite à la frayeur que leur avaient causée les élections législatives de 1885. Dès lors, beaucoup d’entre eux, dont bon nombre de parlementaires 48, virent dans cette commémoration un moyen parmi d’autres de renforcer leur organisation et de préciser leur doctrine 49. La logique commémorative était donc prise dans une concurrence interne au camp républicain pour l’appropriation politique de l’héritage révolutionnaire. Le travail d’unification séculaire des parlementaires réalisé par le « Robert et Cougny » résulta directement de cet enjeu de mémoire qui transforma le souvenir révolutionnaire en une opération d’anamnèse prenant le moment révolutionnaire pour origine de la plupart des institutions et des engagements républicains du moment. C’est en effet dans la conjoncture politique des années 1880 avec ses enjeux et ses catégories que se définit « l’horizon de rétention »50 depuis lequel, en remontant jusqu’à la Révolution, tous les parlementaires avec leurs propriétés et leurs accomplissements particuliers, furent saisis et enrôlés dans un temps et un horizon d’action qui n’étaient pas les leurs 51. En rassemblant sous un même substantif et selon des attendus semblables des personnages que leur activité et leur statut séparaient, le Dictionnaire des parlementaires réalisa une sorte de coup de

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force symbolique par lequel il « inventa », littéralement, les parlementaires. Il va de soi que cette mobilisation du passé était en accord avec le travail de consolidation d’un régime qui, défini autour du parlementarisme, avait tout à gagner dans « l’éternisation » et l’universalisation de la fonction parlementaire réalisée par ce dictionnaire. Conçue durant la crise boulangiste, cette entreprise d’unification symbolique de la fonction parlementaire pouvait passer alors pour une ligne de défense contre l’antiparlementarisme. Par ailleurs, la distance critique du Dictionnaire des parlementaires vis-à-vis des députés du Second Empire 52, la valorisation de certains parcours militants d’extrême gauche ou encore le choix des votes significatifs de la dernière législature (réforme constitutionnelle, loi sur la presse, poursuites contre Boulanger, expulsion des princes, soutien à Rouvier, etc.) attestent également de l’engagement des auteurs dans une époque où leur ouvrage devait jouer un rôle.

28 Concernant la méthode, l’insertion des auteurs dans l’espace de production de l’image publique des parlementaires se traduisit pratiquement, pour la collecte comme pour l’agencement des données, par un dispositif de travail articulant leurs routines intellectuelles préexistantes à une offre institutionnelle d’identification des parlementaires à laquelle les exposait leur collaboration avec les assemblées représentatives. Cette tension entre les procédés attachés aux exercices savants auxquels ils étaient accoutumés et les catégories indigènes s’imposant à eux déboucha sur une méthode assez éclectique dont le dictionnaire porte la trace.

29 Ces professionnels de l’écriture possédaient, pour deux d’entre eux tout au moins, une expérience en matière biographique. De sorte que leur dispositif de travail avec ses routines, ses stocks de données biographiques, ses réseaux d’échange, ses principes d’agencement, etc. existait antérieurement et indépendamment de l’entreprise éditoriale qu’il orienta. Coutumiers de ce type de recherche, les auteurs vérifièrent l’état civil des représentants, recueillirent des informations biographiques à la Bibliothèque Nationale, aux Archives Nationales, etc. Robert poursuivit le travail entrepris au même moment avec Robinet pour le Dictionnaire de la Révolution et de l’Empire. Bourloton, quant à lui, recycla les données et savoir-faire constitués en d’autres circonstances : ainsi fut-il conduit à activer un réseau d’érudits provinciaux avec lesquels il échangea des informations biographiques, comme en attestent de nombreuses correspondances 53. Ce travail de collecte reposait donc sur l’antériorité d’une économie des données biographiques composée d’informations recueillies dans les annuaires précédents, la presse, les biographies régionales, les nobiliaires, les almanachs départementaux, les archives familiales, etc. Cet éclectisme des sources transparaît au détour de certaines fiches chargées d’indications familiales ou amicales et d’anecdotes personnelles qui mettent à mal l’unité taxinomique de l’entreprise.

30 Cougny semble s’être consacré au dépouillement des archives parlementaires dont il convient de souligner la portée particulière dans ce dictionnaire. Les affinités nouées avec les élus et le personnel des assemblées dans le cadre du centenaire de 1789 expliquent ce recours aux archives parlementaires et aux tables analytiques nominatives des assemblées 54 qui introduisirent une nouveauté car, s’ils relataient l’activité parlementaire des élus, les dictionnaires antérieurs ne lui accordaient pas une telle place. Ici encore, le moment de rédaction du « Robert et Cougny » est décisif car il correspond au déploiement d’une bureaucratie parlementaire tournée vers la mise en forme des débats, des discours, des rapports des commissions et même vers l’édition des annales de la période révolutionnaire 55. Par cette référence à l’offre d’objectivation

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indigène, qui annonce l’imbrication de ses successeurs dans l’activité bureaucratique des assemblées, le Dictionnaire des parlementaires prenait acte d’un type de spécialisation de l’activité parlementaire autour de laquelle il bâtit une nouvelle figure des parlementaires. La mention systématique du travail parlementaire (tel qu’il était appréhendé par les tables) renouvela l’identification d’une population dont elle facilitait l’unification en donnant l’illusion de la permanence de son activité et en renvoyant les variations synchroniques et diachroniques de l’endossement du rôle parlementaire dans le foisonnement des histoires individuelles. Dans le contexte de la crise boulangiste, cette identification possédait la vertu non négligeable d’éloigner les stigmatisations négatives attachées à d’autres catégories d’entendement comme celle de politicien, terme importé à la même époque 56. Le Dictionnaire des parlementaires diffère donc de ses devanciers comme de ses successeurs quant à l’état du champ de représentation dans lequel il s’inscrit car, contrairement aux premiers, sa confection s’appuie déjà sur des taxinomies parlementaires sans être encore, à l’inverse des seconds, totalement imbriquée dans le travail bureaucratique des assemblées.

31 À l’instar des annuaires professionnels, le Dictionnaire des parlementaires revendiquait également une portée pratique : mieux connaître untel, son passé, ses mandats antérieurs, ses conditions d’élection, son ancienneté, ses compétences, ses prises de position sur les grands votes, etc. Autant d’informations qui plaçaient les dictionnaires dans l’horizon d’action des députés, des publicistes, etc. Bourloton comptait certainement sur ces usages indigènes pour la réussite éditoriale de l’ouvrage ; en tout cas, il ne pouvait pas les ignorer. Ce souci, commun aux annuaires homologues, s’est traduit par le soin apporté à la transcription des résultats électoraux, des votes à la Chambre, etc. Mais, dans l’esprit de ses concepteurs, le Dictionnaire des parlementaires revêtait par-dessus tout une vertu pédagogique et démocratique qui nous échappe si l’on oublie la proximité des tentatives de rationalisation de l’opinion dont on trouve un exemple dans le « Barodet » qui, dès 1885, glanait les professions de foi des candidats 57. Bourloton partageait l’opinion encore commune concernant la nocivité des luttes partisanes et, loin d’avoir conscience de prendre part à l’autonomisation du travail de représentation, il estimait que l’utilité de son œuvre « n’avait pas besoin d’être démontrée dans un pays de suffrage universel » et qu’elle contribuait aux « luttes fécondes des doctrines et des idées, qui sont le ressort le plus actif du progrès social, le profit direct et l’honneur même de la liberté ». Ces remarques doivent inviter l’historien à tenir compte des objectifs pratiques comme des usages autochtones de ces ouvrages lorsqu’il en fait la source du travail historiographique.

32 La représentation des parlementaires émanant du « Robert et Cougny » est enfin tributaire des perceptions et classifications sociales mobilisées par ses auteurs et, en particulier, de leur rapport aux offres sociales de typification du « métier parlementaire », c’est-à-dire aux identifications dont la consistance tient à la capacité de certains groupes à changer leur identité sociale en marque politique légitime : notables, fonctionnaires, professeurs, avocats, militants et militaires 58, etc. Ces « marques » sont simultanément des moyens d’enregistrement des propriétés sociales des parlementaires et des instruments de représentation politique 59 utilisés par les candidats. Activant des enjeux aussi bien politiques (les « nouvelles couches » de Gambetta) que savants 60 (voir le portrait du politicien comme « déclassé » chez Ostrogorski ou comme « entrepreneur » chez Weber, etc.), l’usage de ces représentations pilote l’agencement des matériaux biographiques (amas de propriétés disparates ou ambiguës, d’occurrences désordonnées et d’engagements de

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circonstance…) mais, du même coup, l’utilisation de ces topiques ratifie les principes de délégation sociale et politique desquels ils sont issues. Le rapport d’usage de nos auteurs à l’égard de ces catégories de représentation exprime sans surprise leur propre distance sociale vis-à-vis des groupes en compétition pour les positions électives et livre leur point de vue sur la légitimité des représentants. Par exemple, ils projettent sur le monde politique certains enjeux et principes de classement académiques et esthétiques dont témoigne la valorisation des titres scolaires et des œuvres ; le cursus scolaire est soigneusement détaillé et accompagné de mentions telles que « solides études » ou « brillantes études », « secrétaire de la conférence du stage » pour les avocats, de même qu’ils recensaient scrupuleusement les ouvrages publiés ou les conférences prononcées en fin de fiche. Significative de leur expérience sociale, cette affinité du titre et du poste les conduisit à promouvoir la figure du « savant républicain » et à substituer, non sans un certain réalisme historique, la légitimité scolaire à « l’autorité sociale évidente » des notables, selon la formule de André Siegfried. Dans le même ordre d’idées, certaines fiches s’écartent du destin politique du représentant pour se concentrer sur ses œuvres au point de se changer en article de critique littéraire. De même faut-il mettre sur le compte de leur inclination politique une légitimation des parcours militants souvent exposés avec emphase surtout, bien sûr, s’il s’agit d’opposants au Second Empire. À ces formes de sympathie s’ajoutent des marques d’empathie jalonnant le récit de vie : participation à la défense nationale, voyages, exil…

33 Contrairement à ses successeurs, le « Robert et Cougny » ne livre donc pas, à proprement parler, des biographies d’institution 61 car, à l'inverse de ces dernières qui réduisent le complexe de personnages sociaux que recèle chaque individu concret à quelques figures stylisées, il utilise des catégories de présentation des parlementaires relativement hétérogènes, comme le suggèrent les méthodes et principes évoqués ci- dessus. Mais, soutenu par des dispositifs institutionnels d’enregistrement de l’activité parlementaire, structuré par des enjeux politiques, orienté par l’historiographie républicaine, tendu vers l’unification de pratiques et d’accomplissement divergents et enfin, appelé par l’usage à façonner les modalités de présentation de soi dans l’univers parlementaire, le Dictionnaire des parlementaires constitue une sorte « d’illusion bien fondée » dont atteste la pérennité tant sociale que savante du point de vue qu’il initia. Par tous ces traits, le « Robert et Cougny » est souvent perçu comme l’attestation d’une institution parlementaire réalisée. Il s’agit donc maintenant de décrire la façon dont les auteurs sont parvenus à faire endosser à des individus concrets le personnage social composite qu’ils ont créé.

La construction d’un député de papier

34 La tentation est grande de voir dans les fiches du « Robert et Cougny » des totalisations rétrospectives d’expériences, de positions et de prises de positions éparses dans le temps comme dans l’espace social, n’ayant guère plus d’unité que le patronyme sous lequel ces divers rôles sociaux ont été accomplis, ni d’autre principe d’assemblage que la prise de position des auteurs dans les « luttes d’autonomisation » d’un espace parlementaire 62. La contingence des fiches biographiques à l’égard de leurs auteurs, de leur époque et de leurs conditions sociales et intellectuelles d’engendrement doit-elle conduire à renvoyer ces processions de parlementaires de papier au néant des

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artefacts ? Non, car cette série de portraits relève, à y regarder de plus près, d’un travail d’institution d’une carrière parlementaire qu’illustrent ces parcours de vie orientés vers l’accès à la députation. Arrachées parfois à leur époque et souvent à leur temps propre, les propriétés, actions et occurrences individuelles de ces « députés en gésine » sont massivement rabattues sur un temps et un espace politiques auxquels elles n’appartiennent pas d’emblée. La courbure du temps et de l’espace social que cet exercice fait subir aux parcours individuels se comprend mieux si on la rapporte à l’enjeu implicite qui « travaille » les biographies : l’autonomisation d’un espace parlementaire pourvu d’un temps propre, de rythmes singuliers et de carrières avec leur cursus honorum. Dès lors, le Dictionnaire des parlementaires apparaît comme une sorte de matrice qui, procédant à une manipulation du temps – durée et tempo – et de l’espace social – étendue et structure – intègre les biographies dans une structure narrative commune (les fiches sont plus ou moins standardisées) dessinant les contours d’une carrière parlementaire.

35 Concernant tout d’abord le temps, le Dictionnaire des parlementaires réalise une sorte de « synthèse temporelle »63 par laquelle les occurrences personnelles sont annexées à des séquences historiques relevant d’une organisation rétrospective du flux d’événements politiques, cette organisation étant plus ou moins redevable à l’historiographie républicaine. Selon ce principe, chaque cohorte de députés est confrontée aux mêmes événements contemporains et les prises de position individuelles ou familiales sont rapportées à ce temps supposé public. La structure de ce temps factice précipite les représentants, par une curieuse anticipation des effets de détermination et de synchronisation que l’univers parlementaire impose à ses ressortissants, dans un temps social et dans un tempo politique commun avant même leur premier mandat. Les individus ne sont certes pas réduits à une existence purement nominale, mais leur vie est rapportée à un espace spécialisé plutôt que restituée dans son déroulement intime car, pour les auteurs comme pour leurs lecteurs, seules comptent les propriétés et occurrences « pertinentes » 64.

36 C’est une inflexion d’un autre ordre que nous observons concernant l’indexation des propriétés sociales. De nos jours, la nomenclature des catégories socio-professionnelles s’impose à la plupart des opérations de classement social, de sorte que, la structure des positions sociales étant plus ou moins admise, les observations critiques peuvent se concentrer sur le relevé des propriétés sociales ou la distribution des populations. Ce n’était évidemment pas le cas à la fin du XIXe siècle où chaque opération de classement social véhiculait des principes classificatoires implicites, eux-mêmes en jeu dans ce travail de classement. C’est pourquoi à cette époque de concurrence des principes de représentation de l’univers social, ces documents sont tout aussi instructifs du point de vue des catégories qu’ils utilisent que des informations sociographiques qu’ils contiennent 65. Aussi, bien qu’il s’engendre à l’insu de ses auteurs et au fil de leur collecte d’informations, le système de représentation sous-jacent au Dictionnaire des parlementaires n’en exprime pas moins une vision de la distribution sociale des « chances typiques » d’accès et de succès dans la carrière parlementaire et, surtout, une prise de position dans les luttes de définition des propriétés sociales légitimes et/ou pertinentes en politique ; certaines des positions évoquées plus haut telles que avocat, médecin ou professeur fonctionnent clairement comme des « marques politiques » positives pour les auteurs auxquels elles évoquent la méritocratie, l’engagement, le dévouement, la rationalité, etc.

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37 Afin de rendre cette vision plus tangible, nous avons effectué un relevé exhaustif et un classement 66 de tous les attributs retenus par le « Robert et Cougny » pour caractériser les députés accédant à leur premier mandat durant la législature contemporaine de l’écriture du dictionnaire (soit 299 députés pour la législature 1885-1889). Cet examen – exposé ici au niveau le plus agrégé – révèle une prédilection des auteurs pour les propriétés les plus proches de… leur propre position ! Si les informations relatives à l’inscription dans le champ politique (39 % des positions cumulées et 55 % des députés) arrivent en tête, il faut signaler que la moitié de ces attributs expriment tantôt une activité « militante » ou contestataire (exil ou proscription, participation à un comité, à un congrès international…), tantôt une position parlementaire remarquable (rapporteur de commission, interpellation remarquée ou dépôt d’une proposition…). De sorte que les positions électives locales forment une assez faible part des attributs biographiques, à peine plus que les titres scolaires (12,7 % des positions cumulées mais 55 % des députés) qui, chronologie oblige, se trouvent en début de fiche aux cotés des origines familiales (on signale surtout la présence d’ascendants ou de collatéraux députés dans 18 % des cas !) à l’inverse des titres honorifiques et patrimoniaux qui clôturent la fiche (6,3 % des positions cumulées). Pour ce qui concerne les positions professionnelles, on retiendra une domination sans surprise des professions juridiques et essentiellement des avocats en titre ou en exercice, qualité généreusement accordée par les auteurs dont deux d’entre eux pouvaient revendiquer ce titre (28 % des députés sont crédités de cette profession, chiffre placé dans la fourchette des enquêtes prosopographiques 67) mais, finalement, cette propriété est relativisée puisqu’elle représente seulement 6,7 % du total des positions attribuées à l’effectif (9,3 % pour l’ensemble des professions juridiques). On relèvera également une propension à faire apparaître un passé patriote (13 % des députés sont considérés comme volontaires en 1870) ou un grade dans l’Armée si bien qu’un quart des représentants se trouve lié, à un titre ou à un autre, à l’univers militaire. La tendance à valoriser le travail intellectuel et artistique conduit par ailleurs les auteurs à recenser largement les publications ou les collaborations éditoriales si bien que bon nombre de députés sont revêtus d’un statut d’essayiste ou de publiciste qu’ils ne revendiqueraient pas eux-mêmes (5 % des positions cumulées mais 22 % de l’effectif). On l’aura compris, à suivre les auteurs dans cette énumération de propriétés et d’occurrences « pertinentes », on s’éloigne certainement des conditions concrètes d’accumulation du capital politique, mais on se rapproche de ses justifications.

38 Envisagées du point de vue de leur étendue et de leur structure, les catégories d’identification employées par le Dictionnaire des parlementaires pour cette législature permettent donc de formuler quelques remarques valables pour l’ensemble du travail d’objectivation sociale conduit par ses auteurs. On relèvera tout d’abord l’amplitude sociale considérable des positions relatées qui, inhérente à l’accumulation de positions successivement occupées au cours d’une vie, est encore amplifiée par la perception extensive qu’ont les auteurs des formes de l’activité politique. Mais, comme le notait Ernest Labrousse pour caractériser le passage des ordres aux classes sociales 68, la production de classements sociaux tient moins aux critères eux-mêmes qu’à leur combinaison.

39 De ce point de vue, la conception que les auteurs se font du cycle de vie génère une séquence typique (héritage – formation – profession – entrée en politique – candidature – carrière et prise de position parlementaire – publications et titres honorifiques

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éventuels) qui impose d’elle-même une hiérarchie des trophées et une succession des accomplissements dans lesquels le lecteur doit percevoir une montée en puissance de la « vocation ». Au premier rang de ces accomplissements figurent les titres scolaires. Bien que reconnue par l’historiographie 69, cette importance accordée aux trophées scolaires exprime bien plus la foi méritocratique des auteurs que la réalité politique, mais le crédit des parlementaires se trouve renforcé par cette correspondance du titre et du poste. Cependant, l’originalité de la « gestion symbolique » que propose le Dictionnaire des parlementaires réside moins dans la hiérarchie des légitimités sociales que dans le système d’opposition qu’il suppose. S’il met en scène les oppositions politiques de son époque (du type républicains/bonapartistes), le Dictionnaire des parlementaires expose aussi des clivages spécifiques à l’univers parlementaire (orateur/ non orateur, expert/non expert, etc.) et des principes de division du champ politique (méritocratie/héritage, militantisme/notabilité, univers intellectuel/univers économique, etc…) qui survivront à cette époque 70. La pérennité de ces principes de division explique la longévité de cet ouvrage car ils ouvrent un espace positionnel dans lequel on pourra inscrire de multiples positions et tracer de nombreuses figures politiques.

40 Afin de mettre en valeur l’arbitraire classificatoire du « Robert et Cougny » et de montrer la variété des principes de présentation applicables à une même population, nous avons renouvelé l’opération précédente avec les mêmes députés en partant, cette fois, des déclarations d’état civil qu’ils remplissaient lors de leur première élection 71. Ces propriétés sociales « spontanées » ont ensuite été classées dans les mêmes champs en consignant leur rang d’énonciation par une numérotation. Ce test permet de mesurer l’ampleur des écarts entre le personnage social construit par le Dictionnaire des parlementaires et celui qui découle de l’agrégation des stratégies indigènes de présentation de soi. Or, les coefficients de corrélation significatifs ou complets (c’est à dire compris entre 0,5 et 1) des deux séries ne concernent qu’un quart à peine des élus ; autant dire que les séries sont quasiment indépendantes. L’essentiel n’est pas dans ce résultat attendu mais dans la divergence des principes de production des identités selon qu’elles proviennent de députés enclins à y voir des biens de représentation ou des auteurs du Dictionnaire des parlementaires qui, moins concernés par cet usage politique de la position sociale, projettent dans cette opération d’objectivation sociale les enjeux propres à leur milieu.

41 Lors de leur premier contact avec la Chambre, les députés, saisis par la logique légitimiste de la prise de fonctions, ont des réflexes parfois surprenants (pour seule qualité sociale, Jaurès déclare « célibataire » !) mais, dans leur immense majorité, ils font montre de stratégies de présentation de soi tout à fait lisibles. Tout d’abord, l’éventail des positions citées est logiquement plus restreint socialement et temporellement que celui du « Robert et Cougny » car il parcourt généralement une portion plus restreinte du cycle de vie et, de plus, il se concentre sur les identités jugées « stratégiques » par les élus ; en contrepartie, il fait apparaître une dimension essentielle que dissimulent les dictionnaires biographiques : la multi-positionnalité des parlementaires. Ainsi, la distribution des identités sociales est bien différente ; la part des positions juridiques est plus forte (16,6 % du total des positions occupées par l’effectif au lieu de 9 %) et concerne plus du tiers des députés alors qu’un dixième seulement des élus déclarent un titre scolaire et qu’un quart d’entre eux font état d’un titre honorifique.

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42 Ensuite, l’ordre de déclaration des positions évoque une configuration des rapports de force sociaux (entre les diverses « marques politiques » évoquées plus haut) qu’occultent les dictionnaires parlementaires centrés sur la chronologie et que nous nous proposons d’illustrer par l’exemple des députés possédant l’attribut « avocat ».

Les déclarations spontanées des députés possédant l’attribut « avocat »

Rang de déclaration de l’attribut « avocat »

nombre de positions Nombre de rang rang rang Cumul des déclarées dont celle rang 1 positions en % 2 3 4 positions d’avocat cumulés

1 23 23 35,94 %

2 17 6 69 53%

3 8 0 3 102 78%

4 3 1 1 1 126 96%

5 1 131 100%

total par rang de 51 8 4 1 64 déclaration

Effectifs par rang en % 79,7 % 92,2 % 98,4 % 100 % 2,04687 cumulés

43 La lecture du tableau ci-dessus nous montre l’exceptionnel usage symbolique de l’identité d’avocat par les nouveaux députés. On y relève tout d’abord un « effet d’attraction » puisque, sur 64 députés susceptibles de revendiquer cette position (avocats en titre ou en exercice), 51 (soit 80 % d’entre eux) font état de cette qualité au premier rang de leur déclaration et 59 (soit 92 %) aux deux premiers rangs. On remarque ensuite un « effet de substitution » puisque la plupart de ceux qui placent cette identité au premier rang n’éprouvent pas le besoin de mentionner une autre occupation ou un mandat électif (du coup, ils ne déclarent que deux positions en moyenne, 2,046 soit 131/64). Ces deux principes de production identitaires traduisent respectivement les caractères « d’identité stratégique 72 » et « d’identité métonymique » associés à l’avocature qui, pouvant être utilement produite dans la plupart des occasions politiques, constitue aussi une « identité ubiquitaire ». Ces trois caractéristiques font de cette « marque » sociale une « identité dominante » dans le champ parlementaire de cette époque 73, cette préférence étant encore plus marquée pour les classes d’âge les plus jeunes 74. Aucune autre identité sociale ne se prête à un usage symbolique aussi intense, comme le montrent les tableaux semblables réalisés pour les députés possédant des attributs d’une fréquence comparable tels que « maire »

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ou « conseiller général » 75. Bien sûr, rien de tel n’apparaît dans le « Robert et Cougny » qui introduit « chrono-logiquement » la position d’avocat au second rang après la formation juridique (le groupe modal des députés possédant cet attribut correspond au second rang et représente 43 % des effectifs susceptibles de revendiquer cette qualité).Sans poursuivre plus avant dans la divergence des principes de présentation de soi que cette comparaison laisse entrevoir, on peut mesurer tout le profit que l’historiographie pourrait tirer de la prise en compte de l’usage politique des identités sociales, en particulier par l’introduction d’une analyse configurationnelle qui complèterait utilement l’analyse longitudinale qui prévaut habituellement.

La réussite sociale et savante d’une « illusion bien fondée »

44 La réussite sociale du « Robert et Cougny » repose d’abord sur l’intérêt pratique des parlementaires pour un ouvrage qui permet de mieux connaître untel, sa circonscription, etc. Son crédit, à l’instar des annuaires professionnels, repose partiellement sur cette inscription passée dans la trame des relations parlementaires. Cette fonction s’est renforcée, à compter de 1961, par la publication du Jolly qui, poursuivant les fiches interrompues en 1889 par Robert et Cougny, confirme la présentation que le Dictionnaire des parlementaires faisait des députés.

45 Mais, plus fondamentalement, ce succès tient à l’adéquation entre les intérêts politiques des parlementaires et la gestion symbolique que le « Robert et Cougny » proposa à ce groupe. Comment ne pas souscrire à une entreprise qui éternise la fonction parlementaire, unifie le groupe, objective et universalise son capital spécifique, etc., bref, réifie le collectif que formeraient les parlementaires, cet « en soi » qui incline le mandant à la délégation et l’observateur à l’objectivisme ?

46 L’effet de cette réification est de convier l’analyste à pérenniser l’image du parlementaire en lui assignant le point de vue à partir duquel cette image s’est constituée. La familiarité avec les dictionnaires biographiques, acquise par le politiste ou l’historien au cours de ces multiples exercices où la cohérence entre ce que font les députés et ce qu’ils sont est mise à l’épreuve, place souvent ces derniers dans un rapport de reproduction savante de la population construite. En effet, de telles interrogations, menées à partir des sources et des principes qui construisent la population étudiée, conduisent souvent à mesurer la cohésion du groupe ainsi constitué. Ainsi, c’est paradoxalement à la faveur des démonstrations de légitimité scientifique (la prosopographie, par exemple) que l’analyse savante se place le plus sûrement dans le sillage du point de vue constitutif de la population qu’elle entend étudier.

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NOTES

1. . Cette recherche trouve son origine dans une enquête prosopographique menée par le Groupe d’Analyse Politique de Nanterre concernant les députés de la 3e législature et les sénateurs ayant participé au vote des lois communales. Conduite sous la direction de Bernard Lacroix et Willy Pelletier, cette recherche a rassemblé Jean-Claude Bussière, Éric Guichard, Marie-Hélène Lechien, Christophe Le Digol, Laurent Quéro, Guillaume Sacriste, Christophe Voilliot, Laurent Willemez et nous-mêmes. Le travail de collecte des données était tributaire, dans un premier temps tout au moins, des informations recueillies dans les dictionnaires biographiques. Or, le rapport sous lequel nous envisagions cette population de parlementaires ne trouvait pas d’équivalent dans ces sources dont le contenu était erroné (comme nous avons pu le constater en collaborant à l’enquête de l’URA 1016) ou dissonant, chacun d’entre eux semblant orienté par une entreprise d’objectivation sociale particulière. Dès lors, nous avons affectés à deux objets complémentaires ces dictionnaires : la sociogenèse puis la sociographie de la population étudiée. 2. . Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989, 568 p. 3. . Il va de soi que l’enjeu de nomination est commun à tous les groupes dont l’existence sociale, comme le montrait Luc Boltanski pour les cadres, ne peut reposer sur une définition technique. Pour des groupes non institués comme les intellectuels, la nomination collective engage tant l’existence sociale des membres que le travail de définition et de délimitation du groupe est lui- même inclus dans l’activité de ceux qui agissent sous ce label. Le Dictionnaire des intellectuels français, Jacques Julliard, Michel Winock [dir.], Paris, Seuil, 1996, 1258 p., atteste de l’actualité de ce travail symbolique. 4. . De nombreux travaux sont aujourd’hui disponibles concernant l’analyse des relations de représentation et d’autres sont en cours sur la division du travail parlementaire, les moyens matériels et bureaucratiques grâce auxquels il est réalisé, les répertoires d’action spécifiques dans lesquels il se concrétise à chaque époque, les transactions ou regroupements auxquels il donne lieu, les mœurs politiques auxquels il prédispose, l’intérêt public qu’il suscite… Tous concluent à une diversité des conditions historiques d’exercice de l’activité parlementaire. 5. . Sur l’analyse sociologique de personnes instituées, voir Bernard Lacroix et Jacques Lagroye [dir.], Le président de la République, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1992, 402 p. 6. . Ces luttes symboliques traduisent un état intermédiaire du jeu politique du point de vue de sa spécialisation, de la structure de sa concurrence et des intérêts sociaux qu’il suscite. Impliquant souvent des tiers acteurs et portant sur les formes et les conditions de la représentation, elles supposent et construisent l’autonomie de l’espace dont elles classent les personnes et les produits. Le meilleur exemple nous est fourni par les recueils d’éloquence qui, attestant de l’autonomisation d’une éloquence parlementaire, produisent les schèmes d’appréciation de ce genre nouveau qu’ils distinguent de l’éloquence du barreau ou de la chaire, voir, Hervé Fayat, « Discourir », dans Vincent Duclert, Christophe Prochasson [dir.], Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002, 1340 p. 7. . Sur cette notion, voir Michel Offerlé, « Introduction », La profession politique XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 1999. 363 p 8. . Même si l’objectif n’est pas explicite, le travail de légitimation est bien présent dans ces recueils et suggère des rapprochements avec l’activité de valorisation politique des attributs ouvriers constatée par Michel Offerlé « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914 », dans Annales ESC, volume 39, n° 4, 1984, p. 681-713, ou par Bernard Pudal, Prendre Parti, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1989, 329 p. 9. . Pour une réflexion sur la prosopographie, voir Bernard Lacroix, « Six observations sur l’intérêt de la démarche prosopographique dans le travail historiographique », dans Jean-Marie

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Mayeur, Jean-Pierre Chaline et Alain Corbin [dir.], Les parlementaires de la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 27-42. 10. . Comme exemple d’analyse des biographies d’institution, on peut se reporter à Éric Agrikolianski, « Biographies d’institution et mise en scène de l’intellectuel. Les candidats au comité central de la Ligue des droits de l’homme entre 1945 et 1975 », dans Politix, 1992, n° 27, p. 94-110. 11. . Le Siècle des dictionnaires : exposition, Paris, Musée d’Orsay, 25-30 août 1987, Paris, Réunion des musées nationaux, 1987. 12. . La consultation de la Bibliographie de la France permet de se faire une idée de l’abondance de cette production dont le dénombrement est difficile car on ne sait quelles limites assigner à ce genre et, de plus, beaucoup de ces publications n’émargent pas sous le terme d’annuaire, de biographie ou de dictionnaire de sorte que leur repérage exhaustif est un défi. 13. . On demeure frappé par le nombre de collaborateurs mobilisés dans ces entreprises ; pas moins d’une quarantaine pour la Biographie bretonne de Levot tandis que Le Dictionnaire de la Révolution et de l’Empire dirigé par Robinet a nécessité quant à lui une vingtaine de collaborateurs. 14. . Élisabeth Parinet, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine : XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2004, 489 p. 15. . Sous couvert de fournir des informations utiles au groupe duquel elles tirent leur justification, ces entreprises s’inscrivent toutes dans une concurrence particulière pour la définition de la « bonne forme » d’un groupe. C’est pourquoi leur apparition, leur nombre, leur forme, leur contenu, la qualité de leurs rédacteurs, etc. sont autant d’indicateurs de rassemblement du groupe auquel elles s’adressent. 16. . Jules Auffray, Bibliographie des recueils biographiques de contemporains aux XIXe et XXe siècles en France, mémoire pour le diplôme de l’Institut National des Techniques Documentaires, 1963. 17. . Christophe Charle, « Le champ de la production littéraire », dans Roger Chartier et Henri- Jean Martin [dir.], Histoire de l’édition française, Paris, Fayard, Cercle de la librairie, 1989, p. 162. 18. . Théodore Zeldin, « Biographie et psychologie sous le Second Empire », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome XXI, janvier-mars 1974, p. 58-74. Dans cette estimation Théodore Zeldin écarte les dictionnaires régionaux, spécialisés et professionnels, ce qui amoindrit considérablement leur part relative. 19. . Les plus grandes biographies, comme celle de Louis-Gabriel Michaud et de Gustave Vapereau, affichent un aréopage de savants et d’érudits dont beaucoup « préfèrent rester dans l’anonymat » au dire de Vapereau. Mais il est cependant exact qu’au milieu du siècle encore, ces ouvrages réunissaient d’éminents collaborateurs rédigeant quelques fiches dans leur domaine de compétence (Arago, par exemple). 20. . Comme pour réfuter par avance les accusations de plagiat, toutes les biographies, y compris le « Robert et Cougny », arborent les principes documentaires auxquels elles se sont conformées et relèvent fièrement les erreurs décelées chez leurs devancières. 21. . Termes employés par Charles Nodier dans son discours préliminaire à la seconde édition de la Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, A. Thoisnier Desplaces éditeur, 1848, p. 9. 22. . Ces ouvrages accumulent, tous ensemble, un stock d’informations biographiques et de principes d’identification sociale des classes dominantes offerts à une circulation par laquelle, pris isolément, ils conservent une certaine autonomie vis-à-vis des groupes dont ils se recommandent. Cette autonomie est à l’origine d’un décalage entre les topiques sociaux utilisés par le « Robert et Cougny » et les classements autochtones ; c’est d’ailleurs par cet écart que l’on peut mettre en évidence les propriétés relationnelles de tout travail d’objectivation sociale. 23. . On remarquera que bien des fiches sont « inspirées » du Dictionnaire universel de la noblesse de même que l’on est troublé par la similitude entre certaines fiches du « Robert et Cougny » et du Dictionnaire national des contemporains de Curinier, paru dix ans plus tard…

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24. . On compte 20 annuaires parlementaires parus en 1871 puis, à compter de la seconde législature (1877-1881), leur fréquence devint plus faible, 5 pour la seconde, 2 pour la troisième, 4 pour la quatrième, 11 pour la cinquième (le Robert et Cougny paraît durant cette législature 1889 – 1893), 7 pour la sixième et 6 dans la législature du tournant du siècle. Ensuite, la publication d’annuaires parlementaires s’établira autour de 2 ou 3 seulement par législature jusqu’aux années 1920. Nous avons établi ces comptes à partir de Huguette-Perinne Marcheix, Bibliographie analytique de biographies des parlementaires français de 1871 à 1960, mémoire pour le diplôme de l’Institut National des Techniques Documentaires, 1965. 25. . Mis à part certains éditeurs importants, comme Dentu ou Garnier, les petits éditeurs souvent provinciaux dominent ce marché. 26. . Edouard Duguet, Les députés et les cahiers électoraux de 1889, Paris, Bourloton, 1890, 423 p. 27. . Edgar Bourloton, Cent ans de législature. Les députés de la Vendée depuis 1789, Fontenay-le- Comte, Henry Cormeau, 1898, 129 p. 28. . Rappelons que la sortie du Dictionnaire des parlementaires français en 1889 est liée à l’organisation du centenaire. 29. . L’homologie sociale entre ces deux personnages et nos trois auteurs est troublante. Ainsi, Jules Clère fut publiciste (La Réforme, Le Courrier français puis le National ) avant d’entrer à l’Assemblée Nationale en tant que sécrétaire-rédacteur de commission parlementaire (particulièrement auprès de la commission des douanes d’après son dossier de pension) et avant la publication de sa biographie des députés puis des sénateurs, il écrivit lui aussi un Annuaire des hommes de la Commune en 1871. 30. . La correspondance du père d’Edgar Bourloton montre des relations suivies avec des libraires-éditeurs parisiens spécialisés dans l’édition d’ouvrages scolaires destinés à l’enseignement élémentaire comme Debrozy et Magdeleine (Archives départementales de la Vendée, fonds Gambier, cote 52 J 40). 31. . Son frère devint zouave pontifical et Edgar Bourloton lui-même garda toujours un intérêt très marqué pour le fait religieux. 32. . Une série d’échanges épistolaires, alors qu’il effectuait ses études de droit à Paris dans les années 1860, montre le désaccord politique qui l’opposait à l’abbé Pondevie, son ancien aumônier (Archives départementales de la Vendée, fonds Gambier, cote 52 J 186). 33. . Edgar Bourloton, L’Allemagne contemporaine, par Edgar Bourloton, engagé volontaire de 1870 aux zouaves de la Garde, Paris, Baillière, 1873, viii-284 p. 34. . Signalons qu’Edmond Robert est également l’auteur d’un dictionnaire des préfets… 35. . Edgar Bourloton et Edmond Robert, La Commune et ses idées à travers l’histoire, Paris, Baillière, 1873. 36. . La Revue du Bas-Poitou est une revue bimestrielle qui paraît sous ce titre de 1888 à 1961 avant de devenir, de 1962 à 1972, la Revue du Bas-Poitou et des provinces de l’ouest. Nous avons pu y recenser plus d’une trentaine de chroniques publiées sous son nom. 37. . En réalité, Bourloton était gérant et éditeur de cette publication dont la distribution est effectuée par la librairie Masson. Cette statistique sanitaire a joué un grand rôle dans la construction d’une statistique d’État et, comme on sait, dans la documentation du livre de Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Plon, 1958, 566 p. 38. . Edgar Bourloton, La longévité des parlementaires, Paris, La vie contemporaine, 1911, 11 p. Dans ce texte, où il démontre une rare fascination pour les statistiques démographiques, il se livre à de nombreux calculs par lesquels il établit que les parlementaires ont une espérance de vie de loin supérieure à la moyenne française, et même aux « professions intellectuelles », affirme-t-il. 39. . Au même moment, Jacques Bertillon présente au congrès de Chicago deux communications dans lesquelles il expose ses principes de classification professionnelle en lien avec les pathologies. Voir Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993, 437 p.

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40. . Les rapports de police nous apprennent qu’il développe régulièrement les thèmes du programme socialiste lors de ses réunions publiques (impôts sur le revenu, retraites ouvrières, etc. pour lesquelles il signe à l’occasion un mandat impératif) au cours desquelles il organise des collectes pour les verriers d’Albi (Archives Départementales du Cher, série 20 M, n° 38). 41. . Les archives municipales montrent que Cougny tenta d’être élu maire mais n’obtint qu’une voix au sein du conseil municipal ! Il fut cependant très impliqué et novateur dans la gestion des affaires scolaires de la ville de Bourges en imposant non seulement la gratuité scolaire totale mais aussi en proposant d’étendre la diffusion culturelle en direction des classes laborieuses par l’ouverture des lieux culturels aux classes populaires. 42. . Adolphe Robert, Statistique pour servir à l’histoire du 2 décembre 1851. Paris et les départements, Paris, Librairie de la Renaissance, 1869. L’ouvrage ne manque pas de surprendre puisqu’il ne comporte qu’une liste nominative des proscrits sans aucun commentaire général ni aucune information biographique ! Malgré ce dépouillement, on peut prêter à cet ouvrage paru en 1869 une portée critique certaine. 43. . Dictionnaire Historique et Biographique de la Révolution et de l’Empire,1898. 44. . Cet ouvrage a réuni 18 collaborateurs dont certains sont « avocats en titre » (nos recherches aux archives de l’Ordre des avocats ayant révélé une faible activité), d’autres publicistes, enseignants ou anciens députés (Baudin, Charles Laisant et Massé). Certains ont un passé contestataire très marqué (Winant très lié à la Commune ou Charles Laisant qui, venant de l’extrême gauche, rejoignit le camp boulangiste). 45. . En 1893, la composition du bureau de cette société était la suivante : Sadi Carnot en était le président d’honneur, Jules Claretie le président en exercice, Robinet, Parfait et Guiffrey (archives nationales) se partageaient la vice-présidence tandis que Alphonse Aulard en assurait le secrétariat général. 46. . Les références à Alphonse Aulard sont nombreuses, compte tenu de son rôle charnière dans l’historiographie révolutionnaire et des controverses dont son œuvre fit les frais après la première guerre mondiale. Pour un bref aperçu sur ce personnage, voir Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, p. 247. 47. . La commémoration suscite la création de deux associations républicaines, l’Association républicaine du centenaire de 1789, opportuniste, et la Fédération de 1889, radicale. Pour une analyse de la concurrence républicaine autour du centenaire, on pourra se reporter à Raymond Huard, « Le centenaire de 1789 et les origines du parti radical, la Fédération de 1889 », dans Le XIXe siècle de la Révolution française, Paris, Créaphis, 1992, p. 129-148. 48. . Une centaine de parlementaires participèrent directement à la commémoration du centenaire. 49. . Après l’avertissement des élections de 1885, les républicains tentèrent de fédérer les comités. Rappelons que cette tâche, confiée à Jules Steeg en 1886, déboucha en 1887 sur un congrès rassemblant environ 250 comités. 50. . Notion empruntée à Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection Tel, Paris, Gallimard, 1992, p. 476 et s. 51. . Pour un aperçu sur les différences historiques d’acception du rôle parlementaire, on pourra se reporter à Jean Joana, Pratiques politiques des députés français au XIXe siècle, Du dilettante au spécialiste, Paris, L’Harmattan, 1999, 311 p. 52. . C’est à juste titre que Éric Anceau déplore le traitement réservé aux députés du Corps législatif par le « Robert & Cougny ». Voir Éric Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Presses Universitaires de Rennes, 1999, 421 p. 53. . Par exemple, nous avons pu retrouver quelques courriers qui témoignent de ses échanges avec Jean Delmas, un érudit du Cantal auprès duquel il recueille des informations sur les parlementaires du Cantal (Archives Départementales du Cantal, fonds Jean Delmas, dossier n° 81). Les autres cartons du fonds Delmas contiennent toutes sortes de données biographiques et de

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coupures de presse concernant les parlementaires cantaliens qui donnent la mesure de l’éclectisme des sources du « Robert et Cougny ». 54. . Les auteurs consultèrent non seulement les tables mais aussi les déclarations d’état civil remplies par les nouveaux élus que nous analysons plus loin. Rappelons que le travail parlementaire de chaque session est regroupé dans des tables analytiques nominatives et par matière. Elles permettent de se retracer aussi bien l’activité d’un parlementaire que le cheminement d’une loi et elles renvoient aux volumes impressions et annales dans lesquels on retrouve, respectivement, les textes et les débats parlementaires. 55. . Hervé Fayat, « Le métier parlementaire et sa bureaucratie », dans Guillaume Courty [dir.], Le travail de collaboration avec les élus, Paris, Michel Houdiard, 2005, p. 29-48. Les années 1880 connurent un développement des services législatifs, particulièrement du service de la présidence dirigé par Eugène Pierre. Les anciennes annales ont été reconstituées durant ces années et ce travail représenta un effort considérable pour les services parlementaires. 56. . Dominique Damamme, « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », dans Michel Offerlé [dir.], La profession politique, XIXe XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 37-67. 57. . Sur cet aspect de la rationalisation du vote, voir Alain Garrigou, Le vote et la vertu, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1992, 288 p. 58. . Laurent Willemez, « La République des avocats, le mythe, le modèle et son endossement » dans, La profession politique XIXe-XXe siècle,ouv. cité, p. 201-229. 59. . Sur cette ambivalence de la notion de représentation, voir Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socio-professionnelles, collection Repères, Paris, La Découverte, 4e édition, 2000, 121 p. 60. . Rien ne nous permet de prêter aux constructions savantes qui paraissent à cette époque dans la Revue de l’école libre des sciences politiques une quelconque influence sur les auteurs du Dictionnaire des parlementaires. 61. . Voir Éric Agrikoliansky, art. cité. 62. . Elles suggèrent des remarques semblables à celles que Pierre Bourdieu formulait à propos du genre biographique et des récits de vie en général. Voir, Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 69-72. 63. . Norbert Elias, Du temps, Paris, Fayard, 1996, p. 140. Faute de pouvoir préciser ici la portée et les conditions historiques et intellectuelles de cette synthèse temporelle, signalons seulement qu’elle est ce par quoi les auteurs attribuent à tous les parlementaires une même perception du flux des événements et, au-delà, une même temporalité. 64. . Sur cette tension entre la structure et l’individu dans les récits de vie, on pourra consulter Dominique Dammame, « Grandes illusions et récits de vie », dans Politix, 1992, n° 27, p. 183-188. 65. . L’indécision dans laquelle se trouve alors la statistique quant au classement selon le secteur d’activité, la place dans les rapports de production ou le métier laisse entrevoir la divergence des principes de classement social. Voir Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les catégories socio- professionnelles, ouv. cité. 66. . Pour la réalisation de ce tableau, nous nous sommes inspirés de Luc Boltanski, « L’espace positionnel, multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », dans Revue française de sociologie, janvier-mars 1973, p. 3-26. La transposition ne visait pas tant à révéler la multi- positionnalité des députés (cela aurait exigé une enquête individuelle) qu’à mettre au jour l’usage politique des identités sociales par les députés. 67. . Les sources sont nombreuses, voir, entre autres, Gilles Le Béguec, « Prélude à la République des avocats », dans Alain Corbin, Jean Marie Mayeur et Arlette Schweitz [dir.], Les immortels du Sénat, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994. 68. . Ernest Labrousse, « Conclusion », dans Ordres et classes. Colloque d’histoire sociale, Saint- Cloud, 24-25 mai 1967, Paris - La Haye, 1973, p. 267 et s.

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69. . Christophe Charle, « Les parlementaires : avant-garde ou arrière-garde d’une société en mouvement ? », dans Les parlementaires de la Troisième République,ouv. cité, p. 51 et s. 70. . Même dépassées dans la pratique comme le montre Éric Phélippeau à propos du baron de Mackau, ces oppositions un peu simplistes demeurent des catégories d’appréhension communes ; voir Éric Phélippeau, L’invention de l’homme politique moderne, Paris, Belin, 1999, 352 p. 71. . Ces registres manuscrits sont conservés aux archives de l’Assemblée Nationale et s’en tiennent à l’état civil des élus. 72. . Sur cette notion, voir Annie Collovald, « Identités stratégiques », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 73, juin 1988, p. 29-40. 73. . Par le terme « d’identité dominante » nous entendons seulement signaler que les identités sociales sont hiérarchisées par l’univers politiques dans lequel elles sont produites. 74. . L’écart entre le doyen (Pyat) et le benjamin (Poincaré) des nouveaux élus de cette législature (dont la moitié avaient moins de 30 ans en 1870) était de 50 ans ! Cette différence laisse entendre tout le travail de reconstruction nécessaire à l’analyse prosopographique d’une seule législature afin de tenir compte des différences qui en découlent sur le plan de la formation politique, de la structure des positions sociales d’origine, etc. 75. . Il est toujours délicat d’attribuer à ces déclarations une logique plutôt chronologique ou plutôt stratégique. Notons seulement que sur les 58 députés possédant l’attribut « maire », 25 % évoquent cette qualité au premier rang et 60 % aux deux premiers, de même que seulement 27 % des 95 conseillers généraux de l’effectif placent cet attribut au premier rang.

RÉSUMÉS

Au dix-neuvième siècle, de nombreux dictionnaires biographiques présentent les parlementaires et construisent un point de vue sur cette fonction encore nouvelle. Parmi eux, le Dictionnaire des parlementaires français, écrit à l’occasion du centenaire de la Révolution, joue un rôle central car il semble fixer durablement l’identité des parlementaires. Les raisons de cette réussite sociale proviennent de la capacité des auteurs à unifier les parlementaires depuis la Révolution, à souligner la spécificité de leur activité, et à proposer un nouveau mode d’identification sociale de cette population. Cette « gestion symbolique » en accord avec les intérêts des parlementaires s’est imposée dans l’univers politique mais aussi dans l’univers savant. On peut donc se demander si ce point de vue n’a pas influencé ou entravé l’historiographie parlementaire.

In the nineteenth century, many biographical dictionaries dealt with the members of Parliament and developed a point of view on this function which still in the making. Among these dictionaries, the Dictionnaire des parlementaires français, which was written on the occasion of the 1889 centenary of the Revolution, played a central part because it seems to have durably set the identity of the members of Parliament. The reasons for this social success came from the ability of the authors to unify the members of Parliament since the Revolution, to underline the specificity of their activities, and to propose a new social identification of this population. This “symbolic management” in agreement with the interests of the members of Parliament succeeded in compelling recognition in the political sphere but also in the learned circles. One can wonder whether this viewpoint influenced or hindered parliamentary historiography.

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AUTEURS

HERVE FAYAT Membre du Groupe d’analyse politique de l’Université Paris X-Nanterre

NATHALIE BAYON Membre du Groupe d’analyse politique de l’Université Paris X-Nanterre

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Les discours, acte de fondation de la République : l’interaction orateurs/ publics populaires. Eugène Spuller, Charles Floquet et Louis Blanc à Troyes en 1879.

Aude Dontenwille-Gerbaud

1 Les discours des « pères fondateurs » de la République sont largement connus et régulièrement évoqués. Curieusement, cependant, leur dimension d’oralité reste négligée. Durant la dizaine d’années qui suit la proclamation de la République, de nombreux discours sont prononcés devant des publics extra-parlementaires, tant à Paris qu’en province. La méthode politique est alors nouvelle, initiée en 1870 par Léon Gambetta, vite qualifié par son époque de « commis-voyageur de la République ». À lire de près les correspondances des orateurs, les divers articles de presse qui relatent ces véritables événements locaux que sont les discours, à repérer les lieux retenus en France par les orateurs sur les diverses cartes électorales du moment, il est évident que les publics qui viennent écouter ces discours sont déjà acquis à la République. Rien n’oblige donc ces orateurs, hommes politiques d’envergure nationale, élus à la Chambre ou au Sénat, à se rendre ainsi devant de vastes publics.

2 Rhétoriques bien rodées au service d’une propagande, voire d’une manipulation des publics populaires ? L’analyse est classique. À y regarder de plus près, toutefois, l’auditoire se révèle lui-même un acteur essentiel de ces moments, que les républicains de l’époque qualifiaient de rencontres. En d’autres termes, comment – pour une plus juste analyse –travailler la réception des discours ?

3 Si l’on considère les manifestations des divers publics notées par les sténographes de l’époque sous la forme « d’applaudissement », de « sensation », de « rire » etc…, rien ne permettra jamais d’affirmer que ces retranscriptions sont le juste reflet des réactions effectives. Les sténographies de l’époque présentent, certes, une grande homogénéité, les réactions sont toujours notées selon le même canevas, mais les sténographes sont

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divers et leur appréciation subjective. Est-ce une raison pour ne pas utiliser ce matériau ?

4 Si l’on veut bien y prendre garde, les discours eux-mêmes, ces grands « classiques » si régulièrement analysés par les historiens, ne sont pas moins sujets à caution. Différentes versions des discours de Léon Gambetta sont par exemple disponibles, ce qui n’a rien de véritablement étonnant puisque l’orateur n’écrivait jamais son texte 1. Il n’est pas le seul. Charles Floquet ou Louis Blanc, aux dires de leurs contemporains, improvisaient tout aussi largement. À notre sens, seule une étude large, la plus exhaustive possible, permet de mettre en évidence un faisceau de convergences.

5 Si nous considérons un vaste ensemble de discours prononcés devant des publics extra- parlementaires, et que nous effectuons une rétention systématique des réactions, il se dégage des grandes tendances qui peuvent ensuite servir de mises en perspective dans le cadre d’analyses plus monographiques 2.

6 La prise en compte de toutes les manifestations des divers publics permet de déterminer des fréquences de réactions. Ces fréquences, croisées avec les types de réactions puis mises en regard avec les registres employés par l’orateur, les types de publics et les contextes locaux permettent de montrer comment l’orateur s’adapte à ses publics, s’avère obligé de temporiser voire de reculer dans son argumentation, comment en quelque sorte, le public le forme en tant qu’homme politique.

7 À considérer l’ensemble des discours prononcés entre 1870 et 1882, une année paraît exceptionnelle, celle de 1879. Cette année-là, Léon Gambetta se tait, phénomène unique dans sa carrière. Par ailleurs, et pour la première fois, divers orateurs, de tendances républicaines différentes, se rendent dans une même ville de province, à Troyes : Eugène Spuller, Charles Floquet et Louis Blanc 3. Cet événement permet de mettre clairement en lumière l’enjeu de l’interaction qui se noue entre les orateurs et leur public. L’analyse ne trouve toutefois tout son sens que par référence au travail effectué sur le corpus général des discours.

8 Après un calcul de la fréquence de réactions des auditeurs des divers orateurs, nous obtenons le classement suivant, par ordre croissant : Eugène Spuller, Louis Blanc, Paul Bert, Charles Floquet, Jules Ferry, Victor Hugo, Léon Gambetta 4. La place des « blancs » dans les discours est très intéressante à analyser. Par exemple, les publics de Louis Blanc réagissent plus rapidement que ceux de Victor Hugo, dès les 80 premiers mots en moyenne chez Louis Blanc contre 200 mots chez Victor Hugo. À l’inverse, les discours de Louis Blanc se terminent par des moments de silence du public plus importants que ceux de Victor Hugo. Aucune période très longue de silence n’est à noter dans l’interaction de Victor Hugo et de ses publics. La durée maximale de « blancs » observée est de 450 mots. En revanche, Louis Blanc peut prononcer 840 mots sans être interrompu, soit près du double. Il semble plus difficile à Victor Hugo qu’à Louis Blanc d’établir un lien direct avec le public. En revanche, une fois le discours entamé, Victor Hugo enflammera davantage et plus fréquemment ses auditeurs. De la même façon, les publics de Jules Ferry réagissent plus rapidement que ceux d’Eugène Spuller et se taisent moins longtemps (616 mots pour Jules Ferry contre 1 430 pour Eugène Spuller). Relativisons cependant ces « blancs », qui ne sont jamais très importants. Nous avons pu calculer, grâce aux indications de la presse, qu’à Troyes où Eugène Spuller parle durant deux heures, il s’exprime à la vitesse moyenne de 90 mots par minute. Les silences les plus longs durent un quart d’heure à peu près.

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9 La longueur du discours est également à considérer :

Nom de l’orateur Nombre moyen Fréquence de réactions de pages

Victor Hugo 3 2,9

Jules Ferry 6 2,9

Louis Blanc 8 2,1

Charles Floquet 12 2,6

Léon Gambetta 13 3,4

Paul Bert 15 2,4

Eugène Spuller 37 1,6

10 Il est compréhensible qu’un discours long, une conférence par exemple, provoque, proportionnellement, moins de réactions du public. Les discours d’Eugène Spuller, par exemple, qui dépassent 40 pages sont, en effet, corrélés à des fréquences de réactions de 0,7 à 1,3. Les discours d’Eugène Spuller de moins de 20 pages se situent quant à eux dans des fréquences comprises entre 1,6 et 3. En ce qui concerne Paul Bert, les deux discours les plus courts ont une fréquence de réactions qui dépasse 3, alors que les plus longs se situent à 1,1. Même tendance chez Louis Blanc où un discours de cinq pages fait réagir le public dans une fréquence de 3,8. Chez Victor Hugo, les discours les plus courts atteignent des fréquences de réactions de 3,7 et 6,2. Chez Charles Floquet, en revanche, la tendance est moins nette et il convient d’analyser les exceptions dans un contexte plus précis.

11 Les types de réaction permettent tout autant de voir émerger des tendances. Si les « applaudissements », les « approbations » semblent peu ciblés (nous les retrouvons régulièrement, au fil des différents discours), il est en revanche très révélateur d’observer ce que les sténographes de l’époque appellent « rires » ou « sensations » Dans ces deux catégories générales se range une grande diversité de déclinaisons possibles : « hilarité, sourire, rire, redoublés ou non, généraux, répétés… ». Dans le registre des sensations, nous pouvons noter « mouvements, émotion, mouvements d’émotion, sensation plus ou moins grande ou générale ».

12 Un phénomène de génération apparaît nettement. Lors des discours de Victor Hugo et de Louis Blanc, le rire semble peu fréquent, alors qu’il est presque systématique chez Charles Floquet ou Paul Bert :

Orateurs Discours Pourcentage Discours avec rire sans rire

Charles Floquet 15 88 % 2

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Paul Bert 6 85 % 1

Eugène Spuller 8 61 % 5

Léon Gambetta 47 56 % 37

Jules Ferry 4 44 % 5

Louis Blanc 9 39 % 14

Victor Hugo 3 37 % 5

13 Il s’agit là, n’en doutons pas, d’une conception différente de l’art oratoire. Cependant, il ne semble pas y avoir de corrélation systématique entre la présence de rires et la fréquence de réactions. Des discours sans rires se présentent tout aussi bien dans le cas de fortes que de faibles réactions. C’est là la preuve que les rires ne sont pas un mode d’interaction essentiel au sein des discours républicains.

14 Chez Charles Floquet, le rire est toujours corrélé à l’émotion. On ne trouve pas chez lui de discours où l’un des deux soit absent. Cependant, le rire l’emporte fortement. Chez Eugène Spuller, le rire est très exactement corrélé à l’émotion. Les deux registres se retrouvent sur un plan d’égalité. Chez Paul Bert, rires et émotion fonctionnent également ensemble. Chez Jules Ferry, le rire semble une stratégie. Le registre émotionnel est fort peu développé. Chez Victor Hugo et chez Louis Blanc, l’émotion l’emporte toujours et très largement sur le rire.

Orateurs Nombre Pourcentage Discours de discours sans marque d’émotion Avec marque d’émotion

Louis Blanc 20 86 % 3

Victor Hugo 6 75 % 2

Paul Bert 5 71 % 2

Eugène Spuller 8 61 % 5

Léon Gambetta 46 55 % 38

Charles Floquet 6 35 % 11

Jules Ferry 1 12 % 8

15 Les vétérans, issus du romantisme de 1848, aiment ce type d’effet oratoire. Les contemporains en étaient d’ailleurs déjà conscients. Dans un ouvrage étonnant de recueil de discours, publié en 1894, Joseph Reinach démontre à quel point la

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grandiloquence des orateurs de la Révolution française, puis de 1848, devient insupportable dans les années 1870-1880 5. Les orateurs du « passé », nourris exclusivement de discours académiques et de souvenirs classiques, jeunes et manquant d’expérience, aimaient les phrases majestueuses, l’allure emphatique et noble des discours, tout à la fois passionnés et académiques. Pour Joseph Reinach, il ne peut plus en être de même dans les années 1870. La société a changé Les générations passées réclamaient la mort du roi, la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. On argumente dès lors à propos du scrutin de liste, de l’élection des sénateurs, des taxes fiscales. Le ton et le style ont forcément changé, explique-t-il. Joseph Reinach oppose le style jeune et révolutionnaire, à celui de la maturité Aux uns, les phrases majestueuses, l’emphase, la flamme, la fièvre. Aux autres, un goût qui s’affine, une imagination qui se règle, la raison qui l’emporte.

16 Nous laisserons à Joseph Reinach la responsabilité de son propos. Le contexte, néanmoins, paraît – de fait – essentiel à considérer. L’on rit davantage, par exemple, dans les années 1877-1880 qu’auparavant. Cette périodisation suit la tendance générale des fréquences de réactions : de 1870 à 1873, la fréquence de réactions est faible (1,2 à 1,9) ou à l’inverse forte (3,8 à 4,3). De 1874 à 1878, les fréquences sont plutôt moyennes (autour de 2). De 1879 à 1881, elles augmentent (2,7 à 6). Ce ne sont là que des tendances, certes. Néanmoins, corrélées aux thématiques traitées, elles peuvent donner sens. Au début des années 1870 les sujets traités sont graves. Les fréquences moyennes des années 1874 à 1878 concernent une période où tout se joue : les discours républicains s’enchaînent, nombreux. Les questions traitées sont compliquées, souvent très techniques, constitutionnelles. Une fois la République hors de danger, les grands élans oratoires peuvent reprendre, à propos de questions de fond : la question sociale, l’instruction. La fréquence de réactions augmente.

17 C’est donc dans ce cadre d’analyse très général que nous pouvons proposer une étude monographique, essentielle de notre point de vue à la compréhension du phénomène que constituent les discours politiques des débuts de la Troisième République, celle des discours de Troyes. Entre union et désunion : l’enjeu des discours de Troyes 18 Le 23 février 1879, Charles Floquet et Eugène Spuller se rendent à Troyes, invités par les « corporations civiles » de la ville. Le 18 mai, Louis Blanc effectue le même déplacement. Invité dès le 23 février, il s’était dit retenu à Paris par le Salon des familles et s’en était excusé, le 20 février, dans l’Avenir républicain, propagateur de l’Aube. Ce décalage de trois mois entre les discours n’est pas anodin. Charles Floquet et Eugène Spuller s’expriment à Troyes, un mois à peine après l’arrivée à la présidence de Jules Grévy. La question principale, qui occupe alors les esprits, concerne l’amnistie des Communards. Léon Gambetta, très réservé sur cette question, vient d’être désigné président de la Chambre. Le projet parlementaire proposé par Victor Hugo et Louis Blanc prône, quant à lui, l’amnistie pleine et entière. Le gouvernement y répond le 4 février 1879 par une amnistie partielle. Un comité, parrainé par Victor Hugo, lance une souscription pour venir en aide aux rapatriés. La polémique avec les journaux d’opposition s’enflamme. Le 20 février, un discours de Louis Blanc à la Chambre en faveur de l’amnistie totale suscite un fort retentissement dans la presse. Le retour des exilés alarme les conservateurs dénonçant le péril rouge au moment où, d’autre part, le guesdisme se développe dans les villes du textile et tout particulièrement à Troyes 6. Il s’y joue donc manifestement, en cette année 1879, un

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aspect essentiel de la vie politique du pays. Les orateurs représentent différentes sensibilités républicaines : Eugène Spuller reste l’ami fidèle de Gambetta ; Charles Floquet se veut plus à gauche au sein de l’Union républicaine ; quant à Louis Blanc, il incarne aux yeux de tous l’idéal socialisant de 1848.

19 La conférence d’Eugène Spuller, le 23 février à Troyes, se tient en faveur des rapatriés. Il s’agit de « fêter dignement » le grand anniversaire de la Révolution de 1848. Charles Floquet, président de la conférence, clôt la séance de l’après-midi en faisant appel à la générosité et à la fraternité de l’assemblée. Charles Floquet fait partie des orateurs qui ne cessent de réclamer, haut et fort, l’amnistie pleine et entière. Il s’y est engagé devant ses électeurs du 11e arrondissement de Paris. La présence de Charles Floquet comme président de la conférence a donc bien un sens éminemment politique. Il en est de même avec le discours de Louis Blanc trois mois plus tard. En mai, une véritable polémique va naître dans la presse, d’ampleur nationale. Si Le Petit Parisien ou Le Siècle rendent compte longuement de la manifestation, il faut noter que le journal de Léon Gambetta, La République française, le passe totalement sous silence. La Petite République, quant à elle, se contente, le 21 mai, d’une cinquantaine de lignes sur l’accueil de Louis Blanc à Troyes. Il se prépare donc, dans le cadre de cette journée, une initiative politique qui dépasse largement le cadre local. Le retentissement du discours de Louis Blanc en est la conséquence. L’orchestration nationale semble d’ailleurs bien menée. Le 18 mai, au banquet du soir, plusieurs journalistes parisiens ont droit aux honneurs de l’estrade : La Marseillaise, Le Rappel et Le Petit Parisien. L’absence du journal de Léon Gambetta et d’Eugène Spuller n’en devient que plus évidente.

20 C’est vraisemblablement la raison pour laquelle L’Aube, journal républicain d’Alexis Muenier (très modéré et opposé au comité d’organisation) va mener une véritable campagne de dénigrement. Certaines descriptions retiennent notre attention : « D’abord un mot de la salle. Elle était galamment ornée. Il y avait force drapeaux ; il y avait des arbres verts venus sans doute de Cronsels. On avait multiplié les inscriptions. J’ai lu celle-ci : Aux hommes de 1848 la démocratie reconnaissante. J’ai lu cette autre : Amnistie plénière. Puis, sur des écussons ces noms flamboyaient : Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Marat, Chaumette. Les organisateurs de la réunion, vous pouvez en juger par ces divers spécimens, ne sont point du tout d’affreux « centre-gauchers » timides et chlorotiques. On en paraissait un peu ému autour de moi : – Glorifier Marat, disait-on ! Glorifier Robespierre ! Glorifier Anaxagoras Chaumette, le chef des Hébertistes ! Il faut avoir perdu le sens. – Mon Dieu ! fit un quidam, on n’est pas forcé de savoir l’histoire. On s’est emparé de ces noms et on les a inscrits sans y mettre de malice. Sancta simplicitas ! D’autres faisaient remarquer, moins naïvement peut-être, que, puisqu’on avait cru devoir prodiguer les inscriptions, on aurait dû tout au moins voiler ces mots : Duos, ballets, pantomimes qui s’épanouissent sur la frise de la scène transformée en estrade. Pour moi, je m’occupais exclusivement à éponger la sueur qui coulait de mon front. Il faisait une chaleur étouffante, c’est vous dire que la salle était bondée. À 1 heure et demie, il n’était plus possible de trouver une place ; on se bousculait dans les couloirs ; on s’empilait sur les escaliers » 7.

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21 Cette insistance sur le decorum qui entoure le discours ne relève pas simplement d’un goût d’époque pour les pompes quelque peu chargées. La Marseillaise que l’on chante ce jour-là, hymne national depuis fort peu de temps (14 février), représente encore un acte politique militant. Maurice Agulhon, on le sait, a montré les républicains très divisés sur l’image symbolique de la République. La mise en scène du discours de Louis Blanc à Troyes, relayée par les grands organes de la presse nationale, constitue un dispositif bien rodé de propagande républicaine, semble-t-il marqué très à gauche. Le choix de Louis Blanc de se rendre dans l’Aube en mai, et non comme prévu en février aux côtés d’Eugène Spuller et de Charles Floquet, en devient d’autant plus signifiant. Apprécier la composition du public 22 Qu’en est-il du public qui vient assister à cette double manifestation des 23 février et 18 mai 1879 ? La bonneterie prime dans l’Aube, depuis le Premier Empire, articulant de plus en plus au cours du siècle un secteur traditionnel et un secteur en pleine modernisation. Jusqu’en 1880, la population dite ouvrière se constitue principalement d’ouvriers et d’ouvrières payés à la pièce, et de façonniers indépendants possédant leur propre atelier et combinant parfois travail artisanal et travail agricole. La tradition des corporations à l’ancienne résiste, et notamment celle des Compagnons du devoir. Toutefois, si la moitié de la bonneterie auboise reste produite sur des métiers à domicile, l’autre provient des usines des faubourgs. Avec l’apparition des nouvelles technologies, les ouvriers de métiers se transforment peu à peu en prolétariat, au sens moderne du terme. L’organisation des discours de Troyes est confiée, dans les deux cas, au Comité d’aide aux amnistiés de la Commune. D’après la presse, ce sont les corporations civiles, les chambres syndicales des menuisiers, typographes, bonnetiers et charpentiers qui accueillent les orateurs. Le conseil municipal de Troyes a approuvé, à la majorité, la tenue de ces conférences, et accepté de louer, pour une somme toute symbolique, les salles du Cirque (pour les conférences) et de la Halle (pour les banquets). S’il est difficile de déterminer avec certitude la composition du public, il est toutefois vraisemblable d’évoquer un mélange d’ouvriers et d’artisans, reflet de la réalité sociale troyenne, des chambres syndicales et des corporations.

23 Le Journal de Troyes, politique et agricole du 22 mai donne les noms de ceux qui constituent le Comité organisateur. Parmi eux, certains sont connus pour leurs activités militantes. Le secrétaire du Comité, Joseph Surdel, tourneur sur bois, est membre depuis 1870 de la section troyenne de l’AIT, elle-même fondée en 1866. Apparaît également Stanislas Baltet, régulièrement réélu conseiller municipal et conseiller général sur la liste républicaine. Né à Troyes en 1832, menuisier, appartenant à la secte l’Icarienne et à la société secrète de la Marie-Anne, c’est lui qui joue le rôle essentiel dans l’organisation de la section de l’Internationale de Troyes. Le trésorier du Comité, Grammont fils, chapelier, est lui aussi membre de la section troyenne de l’AIT et du Cercle populaire de la ligue de l’enseignement.

24 Les bulletins de souscription sont à retirer, en février comme en mai, auprès du quotidien L’Avenir républicain, propagateur de l’Aube. Ce journal a lui-même été fondé par le Cercle populaire de la ligue de l’enseignement. Ce journal local annonce la fête du 23 février dès le 7 du mois, pour rendre hommage à « la glorieuse journée qui a donné à la France le suffrage universel ». Les cartes de souscription sont déposées au bureau du journal pour la conférence d’Eugène Spuller qui doit avoir lieu au Cirque de Troyes à 13 h 30. Une liste de participants est ouverte pour le banquet du

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soir. L’Avenir républicain, propagateur de l’Aube encadre donc complètement la manifestation. Le même journal annonce la venue de Louis Blanc dès le 14 mai. Les cartes d’inscription peuvent être retirées au siège du journal.

25 Le Comité organisateur des discours de 1879 et le journal L’Avenir républicain, propagateur de l’Aube paraissent largement marqués à gauche, au moment où se mettent en place les premières lois républicaines. Département nouvellement républicain, toujours enclin au bonapartisme, l’Aube voit par ailleurs les courants socialistes se développer avec l’industrialisation. En cette année 1879, il n’est donc pas anodin qu’un journal républicain veuille insister sur la participation de tous à une grande manifestation en l’honneur d’orateurs célèbres. L’acte théâtral d’Eugène Spuller au service de l’union 26 Le discours d’Eugène Spuller a lieu dans la salle du Cirque, devant un public de 1 500 personnes et dure près de deux heures. Sa longueur est importante par rapport aux discours des autres orateurs, mais elle n’est que moyenne pour l’ensemble des discours prononcés par Eugène Spuller.

27 Analyser un discours pour faire émerger une interaction amène à décaler le regard : substituer à la question habituelle Que dit le texte ? les questions Comment est dit le texte ? Comment le discours fonctionne-t-il ? Pourquoi ce fonctionnement est-il ce qu’il est ? S’intéresser à l’énonciation permet l’émergence d’un sujet parlant dans son propre discours. Cette démarche s’inspire directement de la « nouvelle rhétorique », courant linguistique initié par Chaim Perelman qui renoue avec la tradition rhétorique grecque d’une théorie de la parole efficace 8

28 Le travail à effectuer concerne donc tout d’abord l’orateur. Quelle est la part de l’ethos préalable, adopté ou retravaillé ? La génération à laquelle appartient l’orateur, sa fonction, son statut ont-ils des rôles déterminants ? Peut-on déterminer la part des non-dits, des implicites ?

29 Le travail consiste ensuite à faire émerger ce que le texte dit du public. Quelle est l’image que l’orateur travaille à élaborer : comment cette image s’inscrit-elle dans la matérialité de l’échange ? Quelle distance à la réalité peut-on apprécier ? L’étude des indices d’allocution (désignations nominales explicites, description de l’auditoire, pronoms personnels) peut-elle être corrélée avec les réactions du public ? Comment apprécier, au sein du discours, la distribution des rôles, les stratégies, le pathos, la place des topoï rhétoriques et lieux communs, les implicites, les moyens utilisés (menace, persuasion, force, négociation), le moment où la parole cesse (débit, rythme des discours) ? Toutes ces analyses sont à développer en regard du type de réaction ou de non-réaction du public.

30 L’introduction du discours d’Eugène Spuller rappelle l’anniversaire de 1848 et révèle les inquiétudes de l’orateur à propos de ses capacités à parler en public. L’objet de la conférence consiste à montrer qu’il n’existe pas d’effet sans cause ni sans conséquence et que février 1848 doit pouvoir s’analyser. Le discours comporte deux parties à peu près équilibrées. La première partie recherche les causes de la Révolution de février 1848. La deuxième partie en analyse les conséquences. Le discours, très construit, n’évoquera pas l’événement lui-même. Sans doute s’agit-il d’une évidence pour tout le public. En tous cas, février 1848 fonctionne ici comme un topos. S’il s’agit d’une conférence, il n’est pas question pour autant de faire de l’histoire. L’objectif affiché est clair : Eugène Spuller est venu à Troyes pour prôner l’union. Le but de la conférence est

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de rapporter des fonds pour le Comité d’aide aux amnistiés, mais il ne sera jamais question de la Commune. Les passages les plus longs, au cœur du discours, concernent la monarchie de Juillet et la légitimité de la proclamation de la République en 1848. L’insistance sur les problèmes constitutionnels permet à l’orateur de montrer la nécessité du combat pour la République et de justifier, sans doute sans le dire, l’ajournement des questions sociales : le combat n’est pas encore terminé. La temporalité du discours le souligne : le passé composé domine ; l’événement dont on parle est encore proche. L’imparfait, parfois, permet d’entrer dans le récit, mais celui-ci n’est pas essentiel au propos. Quant au passé simple, très rare, il souligne quelques échecs qui ne doivent plus se reproduire : « ceux qui ne prirent pas les décisions… ». Au présent se décline tout ce que l’on doit savoir, comprendre, analyser. Le présent est corrélé avec l’emploi du Je et du Nous 9. L’orateur ne prononce pas une conférence sur un sujet historique, il est bien là pour amener chacun à l’action.

31 L’intervalle de temps entre deux réactions du public est long : plus de deux fois celui du même public lors du discours de Charles Floquet. La fréquence des réactions du public est faible. La longueur du propos explique sans doute ce relatif silence de la salle. Néanmoins, des nuances sont intéressantes à repérer dans la répartition des silences. Durant la première partie, qui concerne le passé, les réactions sont espacées. Le plus long silence concerne le développement d’Eugène Spuller sur les notions de cause et de conséquence. Faisons l’hypothèse d’un public surpris par ce type d’approche. Il n’est sans doute pas venu là pour entendre parler philosophie. Les silences sont beaucoup plus courts durant la deuxième partie, laquelle insiste sur les conséquences au présent. Ensuite, une sorte de respiration semble s’établir entre intervalles de silence longs et courts. L’orateur cherche, à l’évidence, à faire réagir son public, utilisant tour à tour le registre de l’émotion et le registre du rire. La faible fréquence des réactions de la salle s’explique vraisemblablement par l’attention et le recueillement. Durant la première partie, le public écoute quasi religieusement les paroles de Lamartine. Le style didactique employé permet de parler d’une formation du public : durant près d’une heure, Eugène Spuller va amener ce public populaire à réfléchir à la notion de cause d’un événement historique. Cette aisance contraste cependant avec l’image que l’orateur donne à voir de lui-même dans l’introduction : « Parler devant vous est une fonction imposante, je crains de n’être pas à la hauteur de la tâche. Excusez ma faiblesse, ma bonne volonté vous appartient, mes efforts, je vais vous les livrer. Si je reste au-dessous de ce que vous attendez de moi, songez qu’il y a de grandes choses, de mémorables événements qu’on ne peut pas célébrer avec toute l’ardeur et tout l’enthousiasme qu’on voudrait y mettre. (Très bien ! Très bien ! Vifs applaudissements) » 10.

32 Deux lectures sont ici possibles. Si l’on s’en tient à la rhétorique telle que la conçoit le XIXe siècle, largement analysée par Gérard Genette 11, nous avons là une figure extrêmement classique, celle d’une captatio benevolentiae. Et de fait, tous les orateurs de cette période ont été formés en classe de rhétorique à manier les discours de l’Antiquité. Les travaux de Françoise Douay-Soublin 12, ceux de Corinne Saminadayar-Perrin 13 montrent comment cette formation rhétorique, essentiellement latine et purement formelle, reste cependant totalement étrangère aux contextes, se défend même de toute compromission avec la langue dégradée du siècle. « Rhétoriques restreintes » selon l’expression de Gérard Genette, l’art de la parole efficace s’est rétréci jusqu’à devenir un traité de figures puis une simple étude centrée sur la métaphore et la métonymie. Certes, Léon Gambetta et ses amis déclament les discours de Cicéron

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dans les cafés du Quartier Latin. Leur capacité à improviser tient, à n’en pas douter, à leur formation.

33 Pour autant, ce type d’analyse des figures rhétoriques classiques ne permet en rien d’éclairer le lien qui se noue entre orateur et public. C’est pourquoi il paraît essentiel d’en revenir à la rhétorique aristotélicienne, définie comme « art de persuader ». Chaim Perelman insiste longuement, quant à lui, sur sa dimension sociale et culturelle. Ce cadre théorique permet alors d’analyser les propos d’Eugène Spuller, non plus seulement comme figure rhétorique, mais bien comme la construction d’une interaction : les argumentations, aussi précises soient-elles, ne valent qu’après l’épreuve du feu, celle des réactions du public. Une formation réciproque est ici annoncée d’emblée. L’ethos de l’orateur dépasse le simple jeu formel.

34 Les réactions deviennent plus nombreuses dans la deuxième partie du discours qui traite des conséquences de février 1848. Pas à pas, citant Lamartine, évoquant Ledru- Rollin, Eugène Spuller amène son public, après le silence du recueillement, à applaudir l’opportunisme : « On parle souvent de la politique opportuniste : ah ! messieurs, ici je retombe en plein dans le mouvement contemporain. Oui, la politique opportuniste j’en suis, je la défends, je la pratique, parce que c’est la politique du suffrage universel, parce que c’est la politique qui cherche à mettre la force là où est le droit, parce que c’est la politique qui sait attendre, qui n’avoue pas imprudemment pour n’avoir pas à reculer, et qui fait, elle aussi, tout ce que nous savons. (Très bien ! Très bien ! Assentiment unanime. Applaudissements) » 14.

35 Classiquement, le long passage sur Lamartine pourrait être considéré comme un simple discours épidictique de commémoration. Mais là encore, la Nouvelle rhétorique permet une analyse à notre sens plus pertinente. Pour Chaim Perelman, tout discours épidictique a pour effet d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs, de chercher à créer une communion avec l’auditoire, communion qui va déterminer, ensuite, les prises de positions qui se manifesteront dans le cadre de l’interaction.

36 La scénographie du discours permet de préciser. Dans l’introduction, le dialogue direct domine entre le Je et le Vous. Le lien doit être noué. Mais peu à peu le Je s’estompe dans la première partie. Le Nous (le pays républicain) domine alors par opposition à un On (ceux qui ne voulaient pas la République, ceux qui font passer de fausses interprétations). Le Ils (ceux de 1848) se développe. En deuxième partie, le Je revient au devant du discours, mais cette fois dans un dialogue avec le Ils (ceux de 1848). La posture de l’orateur se modifie donc : sa crédibilité provient de l’héritage qui est le sien. Eugène Spuller n’est plus le républicain parisien de 1879 venu à Troyes. Il est la parole même de Lamartine, éternelle. Le dialogue reprend entre le Je (devenu héritier) et le Vous qui à son tour doit se faire porte-parole. En conclusion le Nous domine : celui de la République.

37 Ce qui se joue ici entre orateur et publics, nous semble être une attitude en politique, que pour notre part, nous n’hésiterons pas à qualifier d’éthique de la communication au sens de Jürgen Habermas : toute interaction n’est garantie que par une reconnaissance intersubjective fondée sur un consensus rationnel qui fait appel à un monde-vécu commun sans lequel aucune communication n’est possible 15. Nous appellerons ici très précisément monde-vécu-commun cet héritage de 1848. Nous sommes là devant un acte théâtral manifeste, et d’ordre quasi religieux : le sacerdoce républicain d’Eugène Spuller (chacun le sait, il a renoncé à toute vie personnelle pour suivre Léon Gambetta comme une ombre), lui permet, par l’effacement même d’une

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partie de sa personnalité, d’opérer un simulacre : Eugène Spuller ne cite pas Lamartine, il est devenu Lamartine. Le Je inquiet et hésitant du début, le Je très personnel de l’orateur s’affirme dans le Je-héritier. C’est en ce sens que nous envisagerons une formation de l’orateur par son public. Seul le Vous forme le Je à devenir héritier. Seule l’interaction entre Je et Vous permet de faire naître le Nous républicain. Les réactions du public rythment cette métamorphose, nécessaire pour dire l’union. La discipline de l’union : le discours sans concession de Charles Floquet 38 Si l’on étudie selon la même approche le discours prononcé par Charles Floquet, le décalage avec le public apparaît manifeste. L’orateur joue avec ce décalage. La fréquence des réactions, lors du discours de Troyes, apparaît plus faible que celle des autres discours de Floquet, alors que la longueur du discours reste parfaitement dans la moyenne. L’explication demande une analyse plus fine appréciant la répartition de ces réactions au sein du discours. Les applaudissements sont nourris pour approuver le rôle essentiel de Paris. L’Aube, journal républicain avait accusé les organisateurs de la manifestation de ne pas donner la parole au député local. Charles Floquet répond directement à cette accusation : l’histoire s’est jouée à Paris, condensé de toute la France. La démonstration semble d’autant plus nécessaire que le but de la journée est de récolter des fonds pour l’aide aux amnistiés de la Commune. Or, Paris fait peur dans les campagnes. Le public de Troyes accepte volontiers la démonstration de l’orateur : les réactions sont rapides et enthousiastes. Le public n’a pas besoin d’être convaincu : « Voilà ce qu’a toujours été Paris : le résumé des vœux, des volontés, des activités de la nation. Ah ! oui, on a dit, mais il n’est plus permis de le répéter, que Paris était un cerveau brûlé ; c’était la parole d’un duc impérial. Vous savez aujourd’hui ce qu’est Paris : c’est l’agent de l’initiative nationale ; c’est là que se sont faits, que se sont produits, que se sont montrés au jour, non seulement dans les combats de l’intelligence, mais dans les combats matériels, tous les désirs de la démocratie républicaine ; c’est là que s’est élaboré ce programme dont nous sommes, nous, les serviteurs obéissants et qui contient toutes les revendications de la démocratie républicaine. (Adhésion unanime et applaudissements prolongés) » 16.

39 Les différentes constructions du locuteur au fil de ce discours sont révélatrices. Notons, durant la première partie, l’importance du On. Toute calomnie à l’égard de Paris lui revient. Le Vous qui concerne le public ne peut que mépriser ce On. Et cependant, même acquis à l’argumentation de l’orateur, le public est laissé à distance : le Nous ne concerne encore que les orateurs parisiens. Aucune fusion ne s’opère entre le Vous- public et le Nous-orateurs.

40 Dans la deuxième partie, consacrée tout d’abord au monde paysan, l’intervalle de temps entre deux réactions du public ne cesse d’augmenter. Il finit par être long en fin de deuxième partie et en début de troisième partie. Le Vous concerne le public, lequel n’a jamais été effrayé par Paris, lequel sait quelle est la bonne politique républicaine. Les paysans ne font pas partie de ce Vous. Charles Floquet sait pertinemment qu’il ne s’adresse pas à un public rural, quelle que soit la propagande à cet effet de L’Avenir républicain, propagateur de l’Aube. Cependant, Charles Floquet évoque « vos villages ». Les paysans de l’Aube sont donc bien à convaincre, ce qui semble être de la responsabilité politique du public qui vient écouter l’orateur. Le silence grandissant de la salle ne serait-il pas la conséquence de cette mise à distance du Vous ? Charles Floquet ne serait-il pas en train de rendre son public responsable des calomnies qui circulent encore dans les campagnes de l’Aube ? Le long passage sur le monde paysan deviendrait dès lors acte de formation du public. Formation théorique : Charles Floquet

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affûte les arguments nécessaires à porter dans les campagnes. Formation, mais aussi évaluation : Vous n’êtes pas encore assez courageux, Vous ne développez pas encore suffisamment les actes de propagande, pour être tout à fait du côté du Nous. Il ne suffit pas de penser, il faut aussi s’engager et agir. De façon indirecte, voilée, Charles Floquet ne ménage pas son public, lequel répond par un silence qui s’installe. Nous sommes là au cœur du discours. Or il s’agit justement du thème de l’association, si cher à la ville de Troyes. Que se passe-t-il qui puisse expliquer ainsi le silence fort long du public ? Des applaudissements et des bravos soulignent pourtant le rappel de la première rencontre entre les orateurs et leurs hôtes, mais le public ne réagit plus lorsque, par deux fois, Charles Floquet évoque les utopies, celles qui font peur aux conservateurs et au monde des campagnes : « Quelle parole, quelle doctrine, peut donner plus de sécurité à ceux qui se disent exclusivement conservateurs ? Ils se plaignent sans cesse que la démocratie soit en proie à des rêves creux, à des systèmes tout d’une pièce. Eh bien, que leur répond cette démocratie. – Je ne vous réclame, dit-elle, au nom des travailleurs, la réalisation d’aucune utopie, plus ou moins séduisante, je ne vous demande que ce que j’ai le droit de vous demander, ce que les capitaux possèdent depuis longtemps, le droit d’association, c’est-à-dire pour chacun de nous le droit de réunir son travail, son intelligence et son activité, au travail, à l’intelligence et à l’activité de son voisin, de manière à établir la balance aussi égale que possible vis-à-vis de ceux qui, en associant leurs capitaux, peuvent imposer leurs conditions au travail disséminé » 17.

41 Et Charles Floquet rappelle, pour la deuxième fois, que ce n’est pas là une utopie. Le public reste de marbre. En bon orateur, cependant, Charles Floquet renoue son lien direct avec le public en évoquant un ennemi commun : les associations cléricales. Le public ne peut qu’applaudir au topos de la Révolution : « Nous avons le droit de fonder, nous aussi, nos associations libres, laïques et se réclamant seulement des grands principes de la Révolution française. (Explosion d’applaudissements. – Bravos prolongés) » 18.

42 Le topos est cette fois souligné par la proximité avec le public : le Nous se présente alors comme inclusif. La référence commune justifie tous les efforts à fournir et tous les compromis à accepter. Seulement la méthode suppose l’union de tous. Et le public se tait à nouveau et l’orateur se répète. Le contexte de Troyes ne favorise guère l’union. Les polémiques locales sont nombreuses. L’Union républicaine défendue par Charles Floquet n’est sans doute pas la tendance la plus appréciée de ceux qui composent le public. À nouveau, pour rétablir le lien direct avec la salle, l’orateur évoque les dangers vécus en commun. Le 16 mai 1877, c’est bien l’Union républicaine qui a résisté à la tentative de restauration. Le public ne peut qu’applaudir. L’Union républicaine – opportuniste donc – ne suppose pas pour autant l’immobilisme. L’orateur se veut rassurant : « Cette union, aujourd’hui que nous sommes les maîtres, il faut la maintenir. Mais entendez-moi bien et soyez sûrs que, quand je demande le maintien de l’union du parti républicain, je n’accepte pas que cette union doive consister, pour nous, à rester désormais immobiles dans les positions conquises. Je n’accepte pas que, après avoir remporté la victoire définitive et établi la forme républicaine, nous devions dire que tout est bien ; qu’il n’y a plus rien à faire ; que le programme est accompli ; que tous les progrès ont été donnés à la nation » 19.

43 Le Je devient essentiel dans la troisième partie. Charles Floquet s’engage personnellement. Il se positionne au sein de l’Union républicaine, au risque de devoir rompre avec ceux qui ne veulent pas évoluer. Nous avons là une mise en scène de

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l’orateur évidente. Charles Floquet se positionne d’abord par sa fonction de représentant. Son ethos n’est autre que celui de tout homme engagé politiquement. Son statut sert de fondement à l’interaction. En bonne politique, des concessions sont à effectuer. Puis quand l’heure est propice, il faut agir. Lui, Charles Floquet, investi par ses commettants, a accepté les compromis par souci d’efficacité. Mais il reste vigilant. Les paroles sont directes : « Je parle… », « Je n’accepte pas… », « Je suis sûr… », « Je vous demande… ». Elles semblent ne souffrir aucune contradiction. En ce sens, le locuteur ne se construit pas dans la mise en scène rhétorique, il est déjà là, avant même que Charles Floquet ne prenne la parole. L’orateur ne cherche manifestement à utiliser aucun effet. Le « rire » n’est provoqué que deux fois et, semble-t-il, indépendamment de la fréquence des réactions. Le registre de l’émotion n’est pas plus utilisé. Il n’y a aucun appel au pathos. Les réactions du public sont essentiellement de l’ordre de l’approbation et des applaudissements ou, à l’inverse, du silence.

44 Si la formation du public semble évidente, qu’en est-il cependant de celle de l’interaction orateur/public ? L’improvisation de Charles Floquet paraît bien rôdée. Et pour autant, Charles Floquet ne cesse de se former. Son ethos d’orateur ne se construit pas au sein du discours, la fonction et le statut l’emportent sur l’orateur, mais la fonction et le statut n’ont aucun sens sans le discours. Charles Floquet, homme politique, s’est toujours positionné comme un représentant qui doit rendre des comptes à ses mandants. Le discours devient dès lors un mode d’être en politique. Le représentant ne prend forme que parce qu’il existe comme orateur, parce qu’il assume le risque d’une parole publique. Pour autant, il n’y a pas de lien direct d’électeur à élu entre Charles Floquet et le public de Troyes. Nous ne sommes pas à Paris. Ici, c’est plutôt une méthode politique que vient proposer l’orateur. Charles Floquet commence à apparaître comme orateur en 1876, exclusivement devant des publics parisiens. En 1879, Troyes constitue son premier discours devant un public de province. Ensuite, Charles Floquet enchaînera : Lyon, Rouen, Le Havre, Valence, Beauvais, Perpignan. Mais nous serons alors dans les années 1880. Le discours s’apparente ici à la formation d’une fonction-symbole, celle de l’union entre Paris et la province.

45 La comparaison du discours d’Eugène Spuller avec celui de Charles Floquet permet de constater une cohérence dans les réactions du public de Troyes. Cette cohérence, dans un cadre monographique, ne fait que confirmer celle qui émerge de l’analyse générale des discours de ces orateurs. Il est ici difficile d’évoquer un public se laissant manipuler. Le thème de la monarchie par exemple, alors qu’il apparaît à des moments différents, dans le cadre d’un argumentaire différent, laisse le public silencieux dans les deux cas. Il en est de même avec le thème des erreurs du suffrage universel et de l’opposition entre Paris et la province. À l’inverse, le thème de la personnalisation du pouvoir du roi amène à chaque fois une réaction rapide. Le public n’est donc pas aussi malléable qu’on le prétend souvent et les orateurs doivent compter manifestement avec sa résistance. Le choix de la place de ces thèmes au sein des discours reste de l’ordre de la stratégie oratoire, mais d’une stratégie des détails, relativement fine. Dans un cas comme dans l’autre et à y regarder de près, le public de Troyes reste réservé dans son accueil des deux orateurs. La fréquence des réactions aux discours d’Eugène Spuller et de Charles Floquet reste moindre que la fréquence moyenne des réactions à l’ensemble de leurs discours. Manifestement, le public de Troyes n’est favorable à l’opportunisme que ponctuellement. Il n’apporte pas aux orateurs de l’Union républicaine un soutien inconditionnel. Et même si Charles Floquet semble plus à

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gauche et radical qu’Eugène Spuller, le public ne fait guère la différence. Pour autant, le public est républicain et l’heure n’est pas encore aux divisions. C’est ce qui explique sans doute le succès de la manifestation, succès au demeurant moins manifeste que celui de Louis Blanc en mai. L’effort inabouti de Louis Blanc 46 Ce discours bref est prononcé d’une voix soutenue – aux dires de la presse admirative – par ce vétéran de 68 ans. La fréquence de réactions du public est importante : des trois discours prononcés à Troyes, celui de Louis Blanc provoque la fréquence la plus importante. Dans le détail toutefois, la fréquence des réactions par thème peut paraître surprenante. Des silences s’installent souvent, tout autant lorsque Louis Blanc attaque le ministère (qui refuse d’accorder l’amnistie plénière) que, lorsqu’au milieu du discours, il semble vouloir accorder des concessions à la politique de Jules Ferry ou qu’à la fin il présente le programme d’une République cette fois franchement sociale. En revanche, les applaudissements des spectateurs fusent pour souligner leur foi en la République, pour accuser les hommes du 16 mai, critiquer les congrégations et réclamer la liberté d’association. Les Troyens ne sont pas faciles à situer politiquement. En réalité, les Troyens présents au banquet ne se laissent pas entraîner au-delà de leurs idées. Ils semblent réagir avec liberté, au milieu d’une mise en scène du discours des plus alambiquées.

47 Dans les première et deuxième parties, le Je est très présent. L’orateur se donne à voir comme un homme de foi en la République, comme un homme d’action. « Je nie… », « j’ai demandé… », « j’ai fait… ». Le public réagit facilement. Nul n’aurait sans doute l’envie de refuser au vétéran de 1848 sa volonté d’action et sa foi dans la République. Le Nous concerne alors les amis de Louis Blanc. L’orateur n’avance jamais seul, malgré sa grande capacité d’engagement. Le Je semble prudent. Quant aux Ils de la première partie, ce sont les adversaires de la République, mais également les républicains modérés. Dans la deuxième partie, le Je militant s’oppose au On, le ministère. Le Ils s’élargit puisqu’il concerne les adversaires en général, tout aussi bien Jules Ferry que les congrégations, ou encore le clergé tout entier. Lorsque le Nous collectif apparaît, le Je disparaît. Louis Blanc ne se présente pas comme un militant exceptionnel. Il se fond dans le monde des vrais républicains. Dans la troisième partie, Louis Blanc ne prend plus position personnellement. Or il s’agit d’analyser la politique opportuniste. L’absence du Je manifeste-t-elle un embarras ? Dans la troisième partie, c’est le Vous qui va dialoguer avec le On. Cette troisième partie ne montre que des intervalles de réactions longs. Le public, manifestement, ne suit pas l’orateur sur cette voie. La déception se manifeste jusqu’à la fin du discours, puisque même la conclusion (le Nous- républicain dialogue avec le Elle-République) laisse le public silencieux. Il faut attendre l’extrême fin du discours, au moment où Louis Blanc se rassied, pour voir le public applaudir alors chaleureusement.

48 L’interaction fonctionne ici clairement comme un effort de formation, pas forcément réussi et sans doute un peu douloureux. Des trois discours, celui de Louis Blanc est le plus applaudi. Le public apprécie, à l’évidence, le grand homme de 1848. Mais pour autant, il refuse de lui entendre dire ce qui dérange : l’opportunisme fut nécessaire ; le gouvernement, même timide, avance néanmoins dans la réalisation de la République. Louis Blanc, lui-même, semble répugner à le dire : le Je se cache alors derrière un Nous un peu fade. Cet acte de formation engage l’orateur et son public ensemble. Louis Blanc, pas plus que le public, ne sont convaincus. Ils s’efforcent de se convaincre l’un, l’autre :

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« Que nous disait-on avant les élections sénatoriales et la démission du maréchal de Mac-Mahon ? Vous vous en souvenez : on nous disait : baissez la voix ; commandez le calme à vos cœurs ; soyez prudents ; faites les morts ! Ou bien, prenez garde ! si en poussant à des progrès dont il est certain qu’on ne veut pas en haut lieu ; si en proposant des réformes inacceptables pour le Sénat, vous provoquez des résistances fatales à la République, jamais responsabilité n’aura été plus lourde que la vôtre. Prenez garde ! prenez garde ! (Rires et applaudissements). Et il y avait du vrai dans ce langage, tant la constitution qui nous régit donnait de force aux ennemis de la République contre la République ! Ce qu’il a fallu d’abnégation aux amis du peuple, dans la Chambre, pour refouler au fond d’eux-mêmes leurs aspirations les plus ardentes… » 20.

49 L’embarras de l’orateur, qui n’ose plus employer le Je, est visible. L’embarras du public, qui réagit plus parcimonieusement, lui répond. Les ovations, à la fin du discours, prouvent cependant que l’essentiel n’était pas là. La rencontre a eu lieu, empreinte de nostalgie : le symbole transcende l’année 1879 et le « principe de réalité ». L’effort de formation n’a sans doute guère porté ses fruits. En quelque sorte, le passéisme de Louis Blanc fait encore vibrer un public, qui ne le suit pas pour autant dans une argumentation à laquelle il semble ne pas beaucoup croire lui-même. Les temps sont venus, où les représentants d’une génération nouvelle doivent s’affronter : les républicains de gouvernement d’une part, le mouvement socialiste naissant d’autre part. Troyes, avec ses hésitations politiques, ses catégories sociales diverses et fluctuantes, son évolution économique fulgurante se cherche. Le discours de Louis Blanc sonne le glas d’un certain passé. L’effort de formation conjointe n’a pas ici abouti.

50 Le philosophe Claude Lefort analyse la rupture née avec la démocratie comme instituant une mise en scène, nécessaire, irréductible, légitime, scène sur laquelle le conflit se représente aux yeux de tous : la division y apparaît de droit 21. Entre l’État se constituant et une société en crise, l’enjeu n’est pas tant celui de conflits d’intérêts (qu’il ne s’agit nullement de nier par ailleurs), qu’un apprentissage de la démocratie au sein d’un nouvel espace public. Sur la « scène où la division apparaît de droit », l’interaction orateur/public repose sur une base fragile, celle de l’acte de langage, fait social publiquement contrôlable, relayé ensuite par tous les grands organes de presse. Éthique de la communication et fondation de la République en acte 51 Quel que soit leur statut parisien, quelle que soit leur fonction d’élu ou encore leur importance au sein du mouvement républicain, les orateurs viennent en quelque sorte chercher une légitimité dans leur contact avec un public populaire, qui plus est ici, provincial. À Troyes, tout se passe comme si le lieu de fondation de la République ne pouvait pas se suffire du théâtre parisien et des instances institutionnelles.

52 Nous retrouvons ici, mais en la déplaçant, la problématique de Jacques Guilhaumou concernant la période révolutionnaire, celle d’un lien constituant établi par des « porte-parole » entre discours d’assemblée et discours républicain en acte 22. Nous pouvons considérer les orateurs des débuts de la Troisième République comme des « porte-parole ». Ils se qualifient eux-mêmes de « messagers » Mais dans le cas qui nous occupe ici, les orateurs sont également des hommes d’assemblée. Et c’est là toute la nouveauté du moment. Attitude courageuse au demeurant, puisqu’elle amène ces orateurs à prendre le risque d’une interaction qui peut ne pas réussir. Si l’on veut bien considérer toute la place que prend le public dans ce moment de rencontre avec l’orateur, si l’on veut bien admettre que ces hommes politiques ont voulu instaurer une méthode politique nouvelle, il nous faut dès lors interroger le processus même d’apprentissage de la République et de formation d’une opinion publique. En ces années

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1870-1882, des auditeurs populaires, républicains, réfléchissent à ce qu’est la République dans le cadre d’une interaction qui ne s’apparente pas à une quelconque « contagion politique ». Nulle « descente de la politique vers les masses » : les concepts forgés par Maurice Agulhon ne peuvent pas rendre compte de l’acte même de langage qui se déroule ici. Il n’est pas possible, non plus, d’analyser ces moments de discours comme de simples lieux d’expression d’une idée républicaine forgée, par ailleurs, dans d’autres instances. Nous préférons le terme de doxa, en son sens aristotélicien, celui d’un ensemble de topoï. Une doxa compose le « sens commun » d’une formation sociale, c’est-à-dire l’ensemble de ses représentations symboliques distinctives. Une doxa repose sur un mécanisme discursif inscrit dans le registre de l’évidence. Une doxa met en œuvre des normes et organise des pratiques dans le cadre de dispositifs institutionnels. Les auditeurs avec les orateurs, construisent un discours, toujours critiquable, dans un moment majeur où l’État se cherche dans sa forme juridique, dans une période où le droit de réunion politique paraît tout neuf (il reste interdit par l’Ordre moral jusqu’en 1875), alors que l’on vient de vivre dans la violence des guerres civiles l’émergence des revendications d’extrême-gauche. Les orateurs vont, avec leurs auditeurs, confronter les idées, les principes, les normes aux nouvelles réalités. Cette confrontation est elle-même fondatrice, source de légitimité de la doxa républicaine.

53 Pour autant, il est un risque, majeur, que les orateurs n’osent pas prendre : ces trois discours de 1879 avaient pour but de récolter des fonds pour aider les exilés, Communards amnistiés et rapatriés. À aucun moment, l’importance politique de cette question n’est soulevée. Ce courage ne dépasse pas les murs de l’assemblée nationale, de la Chambre des députés ou du Sénat, ces lieux où l’on s’exprime entre pairs. Le 18 mai 1876 par exemple, Charles Floquet défend devant la Chambre l’amnistie plénière. Il cherche à démontrer que la guerre civile fut avant tout un acte politique. Et devant ce public de députés, Charles Floquet ose appuyer son raisonnement sur les témoignages de Thiers, de Mac-Mahon et de Corbon. Si la question est politique, elle doit pouvoir être discutée entre hommes politiques de partis différents, aux options divergentes. Ce que demande Charles Floquet, c’est que le débat puisse avoir lieu. Il refuse l’argumentaire qui évoque des campagnes hostiles à l’amnistie et pose une question politique fondamentale : qu’est-ce qui permet d’évaluer l’opinion publique ? Ce courage cependant, Charles Floquet ne semble pas l’avoir devant des publics populaires. À propos de l’amnistie, il n’évoque plus la nécessité du débat politique, mais se retranche derrière l’appel du cœur : « On vient de m’annoncer qu’une collecte serait faite par deux personnes placées à la porte de cette enceinte, collecte qui sera envoyée au comité constitué pour fournir des secours aux personnes qui profiteront de l’amnistie partielle votée par la Chambre des députés il y a quelques jours. Vous savez qu’à la tête de ce comité sont deux des plus grands noms de ce temps : Victor Hugo et Louis Blanc. (Applaudissements unanimes.) En outre, ce comité compte dans son sein un grand nombre de députés, de sénateurs, l’immense majorité du conseil municipal de Paris ; vous savez aussi que ce comité ne fait appel à aucune passion politique, mais seulement aux sentiments de miséricorde, d’humanité, de clémence et de concorde qui doivent tous nous unir à la suite des victoires pacifiques que nous venons de remporter » 23.

54 Nous sommes là à Troyes et Charles Floquet ne connaît pas son public. Mais il en est exactement de même devant ses électeurs du 11e arrondissement de Paris qu’il rencontre très régulièrement. Le décalage, à propos d’une même question, entre public parlementaire et public populaire s’avère évident.

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55 Ce sont les publics populaires eux-mêmes qui doivent entraîner les orateurs. Les auditeurs de Troyes font manifestement voler en éclat la volonté des orateurs de s’afficher unis. Le public accepte, certes, de les suivre dans leur argumentation respective, mais si l’on analyse ensemble les réactions du public à ces trois orateurs de tendances républicaines différentes, il leur refuse le discours consensuel. L’union dans la République ne peut masquer les divergences : c’est sans doute la grande leçon des publics aux orateurs. L’acte de formation fonctionne alors dans le sens public/orateur. Entre le consensus impossible autour d’une idée républicaine et les conflits d’intérêts de catégories sociales qui s’affirment, l’interaction orateur/public fonctionne comme la résolution d’une contradiction : la construction de l’Un par le multiple.

56 Les discours et leur réception sont dès lors à considérer comme l’acte même de fondation de la République.

NOTES

1.. Léon Gambetta ne prépare pas, au sens strict, ses discours. Tout au plus crée-t-il un canevas, un croquis. La Bibliothèque nationale, section des Manuscrits, possède un « brouillon » de Léon Gambetta. Il s’agit du discours prononcé à Lyon, le 28 février 1876. Deux petites pages manuscrites correspondent à un texte de 24 pages dans l’édition de Joseph Reinach, lequel avoue ses difficultés à « fixer cette lave sur le papier » lorsqu’il se lance dans l’édition des onze volumes de discours. Voir : Discours et plaidoyers politiques de Monsieur Gambetta, rassemblés par Joseph Reinach, Paris, Charpentier, 1881, Gambetta orateur, volume 9, p. 305-306. 2.. Nous avons effectué ce travail dans le cadre de notre thèse. Le corpus commence à la date du 4 septembre 1870 et s’arrête en 1882, à la disparition de Léon Gambetta. 161 discours présentant les réactions des publics sont disponibles à la Bibliothèque nationale : 84 discours de Léon Gambetta qui forment la série la plus complète dans l’édition Joseph Reinach, sept discours de Paul Bert, dans Leçons, discours et conférences, 23 discours de Louis Blanc, dans Discours politiques, neuf discours de Jules Ferry, dans Discours et opinions, 17 discours de Charles Floquet, dans Discours et opinions, huit discours de Victor Hugo, dans Actes et paroles, treize discours d’Eugène Spuller, dans Conférences populaires et dans Éducation à la démocratie 3.. Louis Blanc, Discours politiques, 1847-1881, Paris, Germer-Baillière, 1882 ; Charles Floquet, Discours et opinions, Paris, Derveaux, 1885, volume 1 ; Eugène Spuller, Conférences populaires, Paris, Dreyfous, 1879, volume 1. 4.. La fréquence de réactions a été obtenue en divisant le nombre de réactions d’un public par le nombre de pages du discours. Toutes les éditions des discours n’utilisent pas, cependant, la même typographie, ni le même format. Pour pouvoir comparer entre eux les différents discours, nous avons dû opérer une pondération par une règle de trois, prenant en compte le nombre moyen de mots par page. 5.. Joseph Reinach, Le « conciones » français. L’éloquence française depuis la Révolution jusqu’à nos jours, Paris, Delagrave, 1894.

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6.. Dès 1874, un groupe intitulé Comité de vigilance soutient les thèses de Jules Guesde. Ce dernier est invité par un groupe d’ouvriers en 1878 et vient deux fois à Troyes en 1879, au moment du Congrès de Marseille. 7.. L’Aube, journal républicain, 20 mai 1879 et Journal de Troyes, 22 mai 1879. 8.. Chaim Perelman, L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 1977, 194 p. Voir également Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan Université, 2000, 246 p. 9.. Il est impossible, dans le cadre de cet article, de rendre compte de nos diverses constructions méthodologiques. Nous renvoyons le lecteur à notre thèse : Aude Dontenville-Gerbaud, La République en ses discours, un acte de formation. 1852-1882, thèse de doctorat sous la direction de Claude Lelièvre, Université Paris V, 2004, 632 f°. 10.. Eugène Spuller, Conférences populaires, ouv. cité, p. 254. 11.. Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, 285 p. 12.. Françoise Douay-Soublin, « Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique », dans Marc Fumaroli [dir.], Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 151-185. 13.. Hélène Millot et Corinne Saminadayar-Perrin [dir.], Spectacle de la parole, Lieux littéraires, Saint-Étienne, Éditions des cahiers intempestifs, 2003, 380 p. 14.. Eugène Spuller, Conférences populaires, ouv. cité, p. 301. 15.. Jürgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handels, traduction française Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, 2 volumes, 448 et 480 p. ; Erläuterungen zur Diskursethik, traduction française De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, 202 p. ; Die Einbeziehung des Anderen : Studien zur politischen Theorie, traduction française L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, 386 p. 16.. Charles Floquet, Discours et opinions, ouv. cité, p. 206. 17.. Idem, p. 211. 18.. Idem, p. 212. 19.. Idem, p. 214. 20.. Louis Blanc, Discours politiques…, ouv. cité, p. 339. 21.. Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, 1986, 331 p. 22.. Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine, 1791-1793, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1992, 260 p ; L’avènement des porte- parole de la République, 1789-1792, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, 306 p. 23.. Charles Floquet, dans l’Avenir Républicain, propagateur de l’Aube, 28 février 1879.

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RÉSUMÉS

Cette étude monographique (Troyes, 1879) propose une relecture de trois discours fondateurs de la Troisième République française, dont la dimension d’oralité est trop souvent négligée. Ce corpus est pourtant une mine à exploiter : les réactions du public y sont soigneusement transcrites au fil des discours. Par une méthodologie d’analyse de contenu, ainsi qu’une approche issue de la Nouvelle Rhétorique de Chaim Perelman, cette recherche fait émerger les réactions des publics et l’adaptation des leaders, dans une mise en scène interactive. Cette interaction entre publics populaires et grands leaders représente – à notre sens – un mode de résolution des difficultés conceptuelles de l’époque. Une telle relecture permet de faire émerger un moment de formation conjointe, qu’il est dès lors possible d’analyser comme acte même de fondation de la République.

Speeches as founding sites for the Republic: an interactive setting between orators and grassroots audience. Eugène Spuller, Charles Floquet and Louis Blanc in Troyes in 1879. This local analysis (Troyes, 1879) examines and re-assesses three founding speeches of the French Third Republic, the oral impact of which has too often been neglected. This corpus turns out to be an extremely rich source, since the reactions of the audience were carefully transcribed during the speeches. Drawing from content analysis and from Chaim Perelman’s New Rhetoric, the study shows how the public reacted to the speeches, and how the leaders adapted to the public’s reaction, in an interactive setting. I argue that the interaction between the grassroots audience and the main leaders of the Republic represented, a way of solving the conceptual difficulties of that period. The reading I am proposing – based on the interactive hypothesis/model – highlights a historical case of reciprocal educational process that can be analysed as a founding act of the Republic.

AUTEUR

AUDE DONTENWILLE-GERBAUD Professeure agrégée à l’IUFM de Créteil

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Sens du juste et usages du droit du travail : une évolution contrastée entre la France et la Grande- Bretagne au XIXe siècle 1 The meaning of being fair and the uses of labour law: a contrasted evolution in 19th-century France and Britain

Alain Cottereau

1 Les tribunaux des prud’hommes sont une institution française très mal connue, non seulement dans l’histoire sociale comparative internationale, mais même dans l’histoire sociale française. Bien des raisons expliquent ce désintérêt, à commencer par les rejets idéologiques les plus divers. D’un côté, le mépris du droit par les anciens courants ouvriéristes et marxistes français a rejeté dans l’oubli un dispositif de relations sociales axé sur le consensus de justice et la conciliation. De l’autre côté, les courants de libéralisme économique évitaient de s’intéresser à une institution de régulation des relations sociales, dont le succès ne rentrait pas dans le cadre du laissez- faire. Les traditions de paternalisme ne s’y intéressaient pas pour autant, car les notables médiateurs étaient exclus par la désignation élective directe des prud’hommes patrons et ouvriers. Mais les raisons les plus décisives de la méconnaissance des prud’hommes ne sont pas externes. Elles sont liées aux ressorts mêmes de l’institution, dès l’origine. En effet, durant le XIXe siècle, le fonctionnement et le succès des prud’hommes impliquaient l’occupation d’une place très originale, à distance des institutions publiques et des arrangements privés : le dispositif, centré sur la conciliation individuelle des conflits, mettait en œuvre les opinions de milieux professionnels, patrons et ouvriers, et les appelait à élaborer un consensus collectif tout en évitant les formes de publicité et de représentation collective ouverte. Suivant cette logique originale de publicité limitée, une sorte de droit coutumier, jamais formulé en principes, géré au jour le jour, a été instauré et maintenu en marge, et parfois en contradiction avec le système dominant de droit français. Ainsi, le confinement hors

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espace public national faisait partie du système de droit prud’homal, ce qui contribue à expliquer l’état de méconnaissance où il a été maintenu jusqu’à une période récente.

2 L’originalité du statut de ce droit des ouvriers, régulé par les prud’hommes, a amené à évoquer dans le titre une sorte de common law. Le terme est provocateur et ne doit évidemment pas être pris trop littéralement. Mais il attire l’attention sur certains traits de l’établissement de ce droit des ouvriers, très éloigné du « légicentrisme » instauré en France depuis la Révolution française, et plus proche d’un droit typiquement britannique aux yeux des continentaux : un droit constitué essentiellement par les décisions judiciaires, de type casuistique, se rationalisant à l’aide de précédents, et invoquant davantage le sens commun et le sens de la justice que l’exégèse des textes statutaires pour justifier son activité législatrice.

3 Dans la présente étude, on donnera un aperçu du contenu et du fonctionnement de ce droit en établissant une comparaison avec le droit britannique de l’emploi ouvrier, durant les mêmes époques (les deux premiers tiers du XIXe siècle). Cette étude s’appuie, du côté français, sur des enquêtes menées depuis une quinzaine d’années parmi des archives prud’homales, et quelques autres archives, souvent inconnues ou non classées au moment de leur étude. Il existe très peu de publications appuyées sur l’examen des décisions prud’homales effectives 2. Par contre, pour la comparaison avec le cas britannique, on s’est limité à des emprunts à l’histoire sociale et à des enquêtes rapportées par les papiers parlementaires

Masters and Servants. Les évolutions contraires du cas français et britannique

4 Le rapprochement entre les jurisprudences, dans le domaine du travail, fait ressortir un contraste majeur : tandis qu’en Grande-Bretagne, les lois statutaires de l’emploi resserrent l’assimilation des ouvriers à des serviteurs, jusqu’aux réformes législatives de 1866-1875, la France connaît une évolution exactement contraire : à partir de 1789, la jurisprudence consacre solennellement une stricte séparation entre d’un côté les relations d’emploi ouvrier, le « louage d’ouvrage », de l’autre les relations de service domestiques, le « louage de service ». Par la suite, une inversion jurisprudentielle et doctrinale intervient, à partir de 1866, qui tend au contraire à assimiler le « louage » des ouvriers au « louage de services », au moment même où en Grande-Bretagne commençaient à être remises en cause les Laws of Masters and Servants (employeurs et ouvriers). L’évolution est bien connue pour le cas de la Grande-Bretagne, elle l’est beaucoup moins pour le cas de la France, aussi allons-nous en résumer les grands traits

La Révolution française et la liberté des ouvriers

5 En 1789, l’état de la jurisprudence française était marqué par une ambiguïté conflictuelle omniprésente : les ouvriers salariés, c’est-à-dire les ouvriers, artisans ou artistes « pour compte d’autrui » étaient traités tantôt comme « locateurs d’ouvrage », en positions de réciprocité marchande légitime avec leurs employeurs, tantôt comme des serviteurs, soumis à des obligations de subordination, ce qui excluait la légitimité du marchandage réciproque 3. Les historiens du Second Empire et de la Troisième République, suivis par les historiens du droit du travail, ont surtout insisté sur les obligations juridiques de subordination, impliquées par les décisions réglementaires du

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roi et des cours de justices 4. Mais une recherche récente 5, la première qui ait regardé de près les débats judiciaires du XVIIIe siècle sur le travail, et qui ait pris en compte les points de vue exprimés des justiciables, a montré l’extrême instabilité et conflictualité des normes mises en avant, tout au long du XVIIIe siècle. Dans cette diversité on peut retenir, entre autres, un affrontement constant entre d’un côté, la légitimité de liberté des ouvriers, revendiquée par les compagnons, et soutenue épisodiquement par une partie des ouvriers et des maîtres, de l’autre côté, l’impératif de soumission du « service », que voulaient imposer périodiquement des initiatives de maîtres coalisés, soutenus le plus souvent par la haute hiérarchie judiciaire et administrative, tandis que les magistrats locaux étaient davantage portés à transiger ou à reconnaître une légitimité aux demandes ouvrières.

6 Cette légitimité, couramment incorporée dans les pratiques de négociation sur les lieux de travail, trouvait un cadre d’expression dans l’invocation du droit naturel contre le droit positif : « Nous ne sommes pas des esclaves » était un leitmotiv. L’expression faisait référence à l’ancienne identité latine des termes de serviteur et d’esclave, par delà les différenciations séculaires de statut instaurées entre esclavage, servitudes volontaires et domesticité. L’invocation du droit naturel était moins l’appel d’un contenu doctrinal précis qu’un acte d’autonomie du jugement, manifestant une compétence pour critiquer le bien fondé du droit positif, en vertu de principes supérieurs, communs à l’humanité. Ces actes critiques invoquaient aussi le « droit commun » ou le « droit des gens », sans toujours reprendre leur signification technique juridique,mais en leur donnant à peu près la même signification de recours critique aux principes communs de l’humanité.

7 Cet arrière-plan historique est décisif pour comprendre la puissance émancipatrice de la Révolution française, dans le domaine du droit du travail. La proclamation des droits de l’homme, les principes de liberté politique et civile, l’abolition de toutes les instances de régulation corporative, les fameuses lois Le Chapelier ne consacrèrent pas seulement des « libertés économiques » chères aux économistes classiques, et tout aussi chères aux anciens schématismes de la « Révolution bourgeoise ». Ces bouleversements proclamés furent vécus intensément comme une émancipation ouvrière effective, comme un triomphe des anciennes luttes morales, et comme la consécration d’une capacité effective de négocier équitablement avec les employeurs. Il ne s’agissait pas seulement de nouveaux droits civils formels, mais bien de nouvelles possibilités réelles, massivement utilisées. Ce que le langage plus courant de l’époque appelait une « révolution des mœurs ».

8 L’aspect émancipateur du salariat ouvrier ne s’est guère traduit dans des textes ni dans des listes de nouveaux droits. Pour l’apprécier, il faut surtout suivre localement les jurisprudences avant et après 1789, et les situer dans les relations industrielles effectives. À ce moment-là, la table rase des anciennes régulations statutaires prend une signification très précise, dans chaque histoire locale. Dans le cas des soieries lyonnaises par exemple, l’abolition des anciens règlements et de leurs anciennes juridictions débouche sur un nouveau régime des relations entre négociants, ouvriers- chefs d’atelier, compagnons (salariés des ouvriers-chefs d’atelier) et apprentis. Dans tous les cas, la levée des entraves réglementaires aux départs et aux changements d’employeurs est utilisée comme une possibilité nouvelle de marchander équitablement les conditions de travail et de rémunération : les délais d’avertissement avant départ deviennent strictement réciproques, et la menace permanente de quitter

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pour des conditions plus favorables de rémunération permet aux chefs d’atelier et aux compagnons de maintenir un alignement sur les cours de « façon » (tarifs de main- d’œuvre, officieux ou officiels selon les époques) les plus favorables 6.

9 Entre mille attestations de cette révolution des mœurs, une série de traces remarquables est constituée par les rapports et pétitions de patrons entre 1794 et 1804, lorsque après la Terreur, il fallut construire ou reconstruire un ordre industriel à partir des nouveaux principes. Les multiples lettres, pétitions, mémoires envoyés par les manufacturiers et leurs associations aux administrations locales ou nationales constatent tous un nouveau climat des relations de travail, pour le déplorer ou l’admettre : l’esprit de liberté qui a soufflé sur tous les rapports sociaux s’est imposé sur les lieux du travail, et rend impossible le retour aux anciennes règles de soumission. Les descriptions les plus vives viennent des manufacturiers qui demandent un retour aux anciennes règles du droit du travail. Dans ce cas, ils dressent un tableau désastreux de leur impuissance, face à « l’esprit de liberté » des ouvriers et réclament en conséquence l’appui de l’autorité pour rétablir d’anciens règlements, d’anciens usages, et, avec eux, « restaurer la subordination ». Des pétitions patronales expliquent même qu’il est dangereux pour l’intégrité physique d’un manufacturier de seulement évoquer les anciennes coutumes d’embauche et de renvoi 7

10 Les arguments et anecdotes rapportés par toutes ces pétitions établissent un contraste entre les anciennes limitations de la liberté de départ des ouvriers et la situation nouvelle instaurée depuis 1790. Sous divers langages d’approbation ou de désapprobation, ils explicitent comment d’anciennes jurisprudences de contrôle, chargées de maintenir l’obéissance, restreignaient la négociation interindividuelle, tandis que le nouveau régime donnait au contraire libre cours à la discussion sur un pied d’égalité. Certains exposent ainsi comment les ouvriers se livrent à des « chantages », c’est-à-dire comment ils menacent de quitter leurs employeurs si ceux-ci ne réalignent pas leurs conditions de travail et de salaire sur tel ou tel patron concurrent, plus favorable aux ouvriers. Cependant d’autres patrons, et avec eux les tribunaux de commerce et instances consultatives (bureaux consultatifs ayant remplacé les Chambres de Commerce pendant la Révolution) soutiennent majoritairement que ces soi-disant « chantages » ouvriers ne doivent pas être considérés comme des insubordinations, mais bien comme l’exercice légitime de la nouvelle liberté. Les autorités ministérielles et policières adoptent cette position. Les rares exceptions, notamment policières, qui répriment des comportements d’insubordination sur dénonciation patronale, dans l’esprit de surveillance paternaliste d’avant la Révolution, sont toujours désavouées par la hiérarchie judiciaire et administrative

L’exemple du « livret ouvrier » et de la liberté de quitter

11 Une bonne illustration de ce nouveau climat de liberté ouvrière est constituée par les débats sur le rétablissement du « livret ouvrier » puis par la jurisprudence de sa mise en application. Ce qu’on appelle en France le « livret ouvrier » est un document issu de multiples règles statutaires et jurisprudentielles d’Ancien Régime : dans la plupart des localités manufacturières, nul ouvrier ne pouvait quitter un maître sans disposer d’un « billet de congé » du maître, attestant qu’il avait rempli ses engagements et n’avait pas de dette. Les divers règlements statutaires locaux modulaient cette règle et précisaient les délais d’avertissement nécessaires avant le congé (délais souvent imposés aux seuls

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ouvriers, ou encore d’une durée plus longue pour les ouvriers que pour les maîtres). Dans bien des cas, ils prescrivaient que le « billet de congé » devait expliquer le motif du départ de l’ouvrier, ou même évaluer sa conduite et ses « mœurs » pour en informer l’employeur suivant 8. Un débat eut lieu en France entre 1794 et 1803 pour savoir si on rétablirait ces règles. Or il est remarquable qu’il y eut un large consensus entre non seulement les ouvriers consultés, mais aussi entre patrons et entre administrations, pour ne pas restaurer ces règles.

12 À la place fut établie, en 1803-1804, une législation qui prévoyait un « livret », (c’est-à- dire un petit carnet unique des différents « billets de congé ») sur des bases très différentes. Tout d’abord, elle en faisait, non un document de surveillance déléguée par l’administration aux employeurs, mais une pièce de droit conventionnel privé, destinée à attester certains aspects du contrat de travail, tout comme le droit commercial prescrivait certaines écritures de livres et de transactions : certifier un engagement d’ouvrage et son achèvement (« quittance ») ou encore reconnaître que des avances de salaires restent dues, à solder par le futur employeur, selon des limites compatibles avec la faible solvabilité présumée de l’ouvrier. Le caractère « civil » sur lequel insistent les législateurs et la jurisprudence signifie que le livret est détaché de toute considération d’ordre public. Ce caractère se traduit avant tout dans le fait qu’il n’y a plus aucun dispositif répressif, contrairement aux réglementations du billet de congé sous l’Ancien Régime. Désormais il n’y a ni prison, ni amende, ni obligation de retour chez l’employeur, en cas de non-respect de la législation des livrets. Les manquements aux obligations du livret ne sont susceptibles que de dommages et intérêts, au profit de la partie lésée, patron ou ouvrier. Les jurisprudences prud’homales montrent d’ailleurs que des dommages et intérêts sont versés au moins aussi fréquemment à des ouvriers qu’à des employeurs, au début de la mise en pratique de ces règles : les ouvriers qui veulent quitter, par exemple pour de meilleurs salaires, et à qui le livret est refusé par l’employeur sans motif suffisamment sérieux et prouvé, obtiennent couramment aux prud’hommes la restitution de leur livret, accompagnée d’une indemnité pour le temps et le salaire perdus 9.

13 En second lieu, les règles puis les jurisprudences de l’inscription des dettes fonctionnent effectivement selon l’esprit des promoteurs du nouveau droit civil : il s’agit, non de mesures de restriction aux changements d’emploi, mais au contraire de mesures facilitant la mobilité. L’inscription des dettes sur le livret est un dispositif qui rend possible le changement d’employeur avant de solder les avances reçues pour salaire, outillage ou équipement d’atelier 10. Tandis que le droit commun permettrait à l’employeur de retenir l’ouvrier endetté par pression économique, la jurisprudence sur les livrets permet de faire circuler les dettes d’employeur à employeur : lorsqu’un ouvrier endetté veut changer de patron, qu’il soit à domicile ou en usine, il peut demander l’« inscription » de sa dette. Cela signifie que son futur employeur sera responsable du remboursement auprès de l’employeur précédent, par prélèvement sur le futur salaire dans une limite de 1/8. L’ouvrier y améliore sa force de négociation, et le patron y trouve une garantie relative de remboursement, lui permettant d’ouvrir un crédit au recrutement, et de financer les frais d’outillage ou d’équipement des ateliers d’ouvriers.

14 Dès lors, le livret fonctionne comme une sorte de registre de billets d’escompte sur le travail, et fournit l’instrument d’un dispositif de crédit gratuit aux ouvriers et à leurs ateliers : il donne aux détenteurs la possibilité d’obtenir des avances gratuites,

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garanties par leur seul travail futur chez leurs employeurs futurs successifs, sur la foi de leur livret et sous la caution éventuelle des prud’hommes. En cas de non- remboursement, il n’y a pas de sanctions pénales ni de contraintes punitives, contrairement aux sanctions du droit commercial. Les ouvriers qui ne peuvent pas rembourser ne remboursent pas, sans autre effet dissuasif qu’une difficulté à retrouver du crédit auprès des mêmes employeurs, en période de mauvaise conjoncture. Certes, le dispositif ne manque pas de donner lieu à des « abus » : des ouvriers utilisent le système pour multiplier les avances sans les rembourser, et des patrons tentent malgré tout d’utiliser les endettements pour retenir leurs ouvriers. Mais les prud’hommes et les justices de paix semblent réprimer avec une certaine efficacité tous ces abus, d’après les enquêtes parlementaires rétrospectives menées en 1848-1850.

15 En troisième lieu, les tribunaux des prud’hommes et les justices de paix interdisent de porter la moindre appréciation sur la personne ou la conduite des détenteurs de livret : le livret ne doit pas établir autre chose que le contenu demandé par la loi : attestation d’engagement d’ouvrage et, éventuellement, de remboursement différé. Ce point est symboliquement très important car il manifeste un certain maintien de l’esprit révolutionnaire d’égalité civile dans le droit des engagements ouvriers. À l’opposé de normes courantes sous l’Ancien Régime, est consolidée juridiquement la mise hors la loi du paternalisme moral 11. Des patrons tentent bien de restaurer l’usage d’inscrire des appréciations de bonne ou mauvaise conduite sur les billets de congés, mais tous les prud’hommes étudiés répriment avec rigueur et solennité la moindre inscription dans ce sens : les employeurs n’ont pas le droit de limiter la liberté de ré-engagement de leurs ouvriers, quels que soient leurs motifs de renvoi. Un nouvel employeur ne doit pas connaître officiellement les appréciations morales du patron précédent qu’un ouvrier vient de quitter

Le contraste des jurisprudences française et anglaise (1789-1875)

16 Dans le domaine des lois et de la jurisprudence sur le droit de quitter, le contraste entre la France et l’Angleterre, de 1789 à 1875, est donc total : en Angleterre, la tradition de punition pénale des ruptures de contrat (pouvant aller jusqu’à trois mois de prison), lorsque des salariés (« servants ») quittent irrégulièrement leur employeur (« master »), s’accentue et s’étend, au moment même où en France la rupture de contrat ouvrier est dépénalisée radicalement et définitivement par la Révolution. Le contraste est encore plus frappant lorsque l’on examine comment, dans chacun des deux pays, le droit spécifique de l’emploi s’inscrit dans l’ensemble plus général des pénalités pour dettes. En Angleterre, la sanction pénale, et notamment l’emprisonnement pour rupture de contrat, n’était pas très différente de l’emprisonnement pour dette en général, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle 12. De plus, il semble que pendant plusieurs décennies encore, le droit britannique prolongea une vision morale de la pauvreté comme symptôme de faute, puisqu’il continua de punir les défaillances économiques des plus pauvres 13. Une telle vision pouvait être encore intériorisée par des délégués ouvriers en 1866, puisque certains d’entre eux, devant la commission parlementaire (Select Committee) sur la loi Master and Servant n’osèrent imaginer ou proposer une suppression complète des sanctions pénales pour dettes impayées 14.

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17 D’un point de vue comparatif, cette vision morale est d’autant plus frappante qu’elle n’a jamais atteint une telle ampleur en France, où le malheur économique est généralement demeuré digne de respect et de compassion 15. Durant tout le XIXe siècle français fonctionna juridiquement une triple discrimination, mais au profit des plus pauvres : après les flottements de la générosité révolutionnaire, la réorganisation des peines pour dettes sous le Premier Empire réserva les sanctions les plus graves, avec emprisonnement, au seul droit commercial, c’est-à-dire aux seules transactions professionnelles spéculatives, à l’exclusion des transactions professionnelles non spéculatives où furent classées les activités salariées. Les dettes « privées » (par opposition aux dettes « commerciales ») furent sanctionnées moins lourdement, suivant un régime de droit commun, et, dans ce contexte, le régime spécial des dettes de travail fit figure de droit d’exception en faveur des ouvriers.

18 La comparaison détaillée du contenu des jurisprudences n’atténue pas le contraste, bien au contraire 16. On en donnera ici quelques autres exemples. Le témoignage du cordonnier Odger, délégué ouvrier de Londres, nous fournit une configuration intéressante pour la comparaison : il ne se focalise pas sur des abus susceptibles d’être exceptionnels, mais décrit plutôt une difficulté habituelle d’utilisation du droit au bénéfice des ouvriers : 17 « En ce qui concerne mon métier, je ferai observer que la loi [Masters and Servants, 1823] est presque inapplicable. – Pour quelle raison ? – Pour cette raison que les ruptures de contrat se produisent plus souvent en raison du comportement des maîtres que de celui des ouvriers ; notre travail, […] c’est entièrement du travail aux pièces, et fréquemment un employeur négocie pour donner du travail ; mais quand nous allons chercher le travail, il ne nous en donne qu’une partie, et nous ne pouvons pas continuer jusqu’au bout. Disons, par exemple, qu’il nous donne le cuir pour faire la semelle, mais pas pour l’empeigne, et l’ouvrier a le travail à faire, et il ne peut avancer. Il y a plusieurs années, il a été jugé dans une affaire dans la City que le contrat commençait quand le travail était donné ; mais je n’ai jamais entendu parler d’un cas où un ouvrier assignait un maître pour une rupture de contrat ; c’est toujours pareil, l’ouvrier attend que le maître soit prêt à lui donner l’empeigne, et quand il l’a, il continue le travail. J’ai connu un homme qui attendait parfois neuf ou dix jours, et jusqu’à deux semaines avant d’avoir toutes les choses nécessaires à la poursuite de son travail. Eh bien, bien sûr, dans de telles circonstances, si les ouvriers assignaient en permanence les maîtres, nous aurions une animosité abominable, et tout ce qu’il peut y avoir de mauvais, et les hommes préfèrent en prendre leur parti, et attendre d’avoir les empeignes, et quand ils les obtiennent, continuer à faire le travail, ou bien aller ailleurs et essayer d’en avoir une paire auprès d’un autre employeur. Cela crée une difficulté, parce que si l’ouvrier essaye d’obtenir une paire d’un autre employeur, alors l’autre employeur peut dire : « Comme tu as l’air d’avoir un trou, je vais te donner du travail en extra ». Si, dans ces circonstances, l’ouvrier gardait des pièces du premier employeur plus longtemps que les huit jours autorisés par la loi, il serait responsable des conséquences de la rupture du contrat. – Alors, quel est le résultat ? Des poursuites fréquentes de part et d’autre ? Non, il y en a rarement, voire jamais. »

19 En France au contraire, dans le travail à domicile comme dans le travail en atelier ou en usine, les recours ouvriers, pour non respect du contrat, sont très fréquents (comme sont très fréquents les recours ouvriers en général, dans tous les domaines du « louage d’ouvrage », ainsi qu’on l’expliquera plus loin). Dans le cas des travaux à domicile, des jurisprudences locales permettent aux ouvriers de faire valoir les promesses verbales

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reçues et sanctionnent par des dommages et intérêts les retards des industriels, de façon plus sévère que les retards ouvriers, estimant les premiers moins excusables que les seconds, dans la plupart des circonstances. Voici un exemple pris dans les soieries lyonnaises, très banal dans la localité, choisi ici pour le contraste frappant qu’il présente, au regard du témoignage de Odger : suivant la jurisprudence habituelle, le temps perdu du fait des négociants est indemnisé, ainsi que les frais de « montage » (c’est-à-dire les frais d’adaptation des métiers aux particularités des pièces de tissus promises, frais que les prud’hommes veillent à faire amortir sur une suite de commandes proportionnée, sous peine de dommages et intérêts). Le compte-rendu de la séance prud’homale qui suit est rédigé par L’Écho de la fabrique, journal de chefs d’atelier qui est en train de s’imposer comme journal de jurisprudence : « Le Sieur Giraud réclame au Sieur Napoly une somme de 144 fr. pour un grand nombre de journées perdues par le fait de ses employés. Il déclare qu’étant sur le point de régler, parce qu’alors il trouvait de l’ouvrage plus lucratif, on lui promit, s’il voulait continuer l’article, trois pièces de 60 aunes chacune ; et nonobstant cette promesse, il n’en a reçu qu’une et on lui refuse les autres. Le sieur Napoly répond ne vouloir plus occuper cet ouvrier par suite de sa conduite, et déclare ne pas se rappeler de sa promesse de trois pièces, attendu, dit-il, qu’il n’en avait que deux à faire fabriquer et n’en pouvait promettre davantage ; mais il reconnaît, néanmoins, avoir fait attendre la première pièce très longtemps, et fait perdre plusieurs journées à l’ouvrier depuis cette époque jusqu’à ce jour ; il pense les avoir compensées, soit en portant le prix des mouchoirs à 80 c. au lieu de 75 c., soit par une augmentation de 10 c. sur l’avant-dernière pièce, et de 20 c. sur la dernière. Giraud réplique que l’augmentation de 20 c. est fausse ; qu’il est visible que les chiffres ont été refaits. Jamais, dit-il, je n’ai réclamé plus de 90 c. par mouchoir ; cette augmentation, portée sous le titre de bonification, n’a été faite que dans l’intention de prouver au conseil que j’avais été satisfait des journées perdues 18. J’ai payé continuellement mon ouvrier sur le prix de 80 c. les premières pièces, et les dernières à 90 c. ; le prix de la façon n’est donc point pour me défrayer du temps perdu. L’on me refuse de l’ouvrage maintenant, parce que j’ai commis le grand crime, aux yeux de ces messieurs, d’avoir déclaré être payé à 90 c., à un maître qui fabrique le même article au prix de 80 c. Voila le motif pour lequel on me refuse les pièces qu’on m’a promises. Mais je veux poursuivre M. Napoly comme coupable de faux en écriture privée, pour m’avoir refait des chiffres sans mon consentement. Après une longue délibération le conseil condamne le Sieur Napoly à payer une indemnité de 20 francs au sieur Giraud. »

20 Ici sont manifestes deux logiques conduisant aux solutions opposées : du côté anglais, une logique de la subordination industrielle fait préjuger sans vérification le bon usage du temps par les chefs manufacturiers. Du côté des prud’hommes français, un souci de l’équité des marchandages individuels conduit à compenser l’inégalité de situation économique par des procédures de réelle réciprocité dans les marchandages, réciprocité qui implique ici la prise en compte du temps perdu occasionné par la gestion des manufacturiers. Cette même dualité de logiques peut expliquer des fonctionnements opposés de la charge de la preuve dans les contestations de promesses verbales. Daphné Simon écrit : « alors que les tribunaux considéraient volontiers que les salaires étaient dus, ils considéraient également que le salaire avait été versé à moins que l’employé puisse démontrer le contraire » 19, et elle cite un cas, rapporté par une réédition du manuel des juges de paix de Burns, 1837 : « Un cas jugé quelque temps auparavant au Guildhall était l’action entreprise par l’ouvrier d’une raffinerie sucrière ; un témoin prouvait que le plaignant y avait travaillé pendant plus de deux ans, mais Lord Abbott disait qu’il devrait inciter le

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jury à présumer que les hommes employés de cette façon étaient payés tous les samedis à moins qu’une preuve ne fût apportée de la part du plaignant pour montrer au jury que le plaignant n’avait en fait jamais été payé ; et comme une telle preuve ne fut pas apportée, le plaignant fut débouté. »

21 Aux prud’hommes, les raisonnements et les présomptions sont réglés sur des bases entièrement différentes. Le régime des preuves est dérivé des traditions de droit commercial, interprétées par les tribunaux de commerce. Les manufacturiers et commerçants ont des obligations d’écritures régulières, et ces obligations sont sanctionnées précisément aux tribunaux de commerce par un doute systématique au profit de l’adversaire, lorsque manquent des écritures. La transposition aux prud’hommes s’adapta aux conditions inégales des patrons et des ouvriers par une logique là encore de compensation : seuls les patrons étant tenus à des écritures régulières ; les demandes des ouvriers pour défaut de paiement étaient systématiquement satisfaites si les livres de compte des patrons, soumis au besoin à expertise, ne prouvaient pas le contraire.

22 Le souci d’équité des négociations pouvait ainsi aller jusqu’à des jurisprudences de correction et compensation des inégalités de situation économique. Dans le même esprit avaient été établies des règles autour de la restitution des matières confiées à domicile. Tandis que les statuts et jurisprudences anglaises étaient demeurées répressives, allant parfois jusqu’à instaurer une présomption de vol si les restitutions étaient en retard ou déficientes, la législation française, aussi répressive que le droit anglais avant la Révolution, prit ensuite une voie contraire, après quelques tâtonnements. Sous le Premier Empire des demandes patronales et même prud’homales proposèrent des dispositifs policiers de perquisitions contre le « piquage d’once et vol de matières », mais les dispositifs préventifs et répressifs furent repoussés au nom de la préservation des libertés civiles. Les prud’hommes établirent alors des jurisprudences sur lesquelles pouvaient s’accorder patrons et ouvriers. Ils allèrent jusqu’à reconnaître aux ouvriers un « droit de rétention », c’est-à-dire un droit de retenir les matériaux confiés, en gages de paiements, si leurs salaires étaient en retard ou impayés. Des audiences prud’homales d’urgence fonctionnèrent alors pour débloquer à l’amiable des refus individuels de poursuivre le travail à domicile

La disjonction « louage d’ouvrage » et « louage de service » en France, face à l’unification des doctrines anglaises « master and servant »

23 En France, les prud’hommes, les justices de paix et les tribunaux de commerce voyaient dans les engagements ouvriers des obligations de résultats, des devoirs de parvenir à un produit matériel suivant les « règles de l’art » (règles de responsabilité issues des compétences techniques). Mais ces obligations n’impliquaient nullement une obéissance à la personne du patron. Seul le « louage de service », terme qui ne s’appliquait pas aux ouvriers, impliquait dans sa nature une soumission aux ordres du maître. En Angleterre, les jurisprudences semblent avoir toujours considéré l’emploi des ouvriers comme un engagement à obéir, quelle qu’en soit la justification juridique : coutumes et statuts plus ou moins anciens, puis statuts nouveaux du XIXe siècle, justifications fonctionnelles de la bonne gestion industrielle et théories du contrat

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implicite d’obéissance, telle que la formulait par exemple le manuel de Burns en 1837 20 : « Le salarié s’engage de façon tacite à obéir aux ordres légaux et raisonnables de son employeur dans le cadre des obligations de son contrat. »

24 En France, c’est avant tout l’examen des jurisprudences locales, et non l’examen des doctrines juridiques, ni celui de la jurisprudence nationale, qui permet d’affirmer la disjonction entre louage d’ouvrage et relation de subordination. Cependant, on peut remarquer que ces différences de pratiques correspondent aussi à des différences de doctrines aujourd’hui oubliées, mais présentes sommairement dans la plupart des manuels français de droit civil et commercial, entre 1804 et 1870, reprises aussi parfois en jurisprudence de Cour de cassation. Le vocabulaire technique reprend les termes traditionnels des « prix-fait » (traduction depuis le XVIe siècle de locatio conductio operis) ou « louage d’ouvrage ». Les auteurs font correspondre ces contrats de « prix-fait » aux engagements ouvriers marchandés, et plus généralement à tous les engagements de fabriquer une chose déterminée, tandis que les engagements de service sont d’une « autre nature ». Les emplois industriels de « journaliers », opposés aux emplois industriels d’« ouvriers » sont assimilables aux relations de « domesticité » ou « service » précisément dans la mesure où ils comportent une mise à la disposition de la volonté du maître, sans possibilité de discuter et évaluer des tâches à conduire. La distinction juridique « ouvrier/journalier » reprend d’ailleurs une distinction sociale évidente en milieu industriel : les « ouvriers » industriels méprisent les « journaliers » industriels en qui ils voient des « domestiques » ou « valets » soumis aux patrons, estimant tout comme les magistrats que ces « journaliers » ont abdiqué leur indépendance. Statistiquement, les « journaliers » comptent pour environs 10 % des salariés industriels à la fin du Second Empire, et ne doivent pas être confondus avec la catégorie anglaise beaucoup plus large des « non qualifiés ».

25 Leur différence juridique de statut fut tout particulièrement marquée dans le système des preuves en vigueur de 1803 à 1868 : le Code civil, article 1780, énonçait que « le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages ; pour le paiement du salaire de l’année échue ; et pour les acomptes donnés pour l’année courante ». La jurisprudence, sauf de très rares exceptions, considéra que cet article ne s’appliquait qu’aux « domestiques » et « journaliers », à l’exclusion des « ouvriers ». On a évoqué plus haut comment la tradition des preuves commerciales fit peser sur les seuls employeurs la charge de la preuve du paiement des salaires ouvriers.

26 Une autre illustration de la dualité entre « louage d’ouvrage » et « subordination », est la longue opposition des prud’hommes aux « règlements d’atelier ». Lorsque des patrons affichaient des règlements d’usine et qu’ils prescrivaient une soumission aux ordres de leurs représentants, les prud’hommes récusaient presque toujours la « fiction » contractuelle en vertu de laquelle l’ouvrier entré dans l’atelier était censé connaître le règlement et ne pas l’avoir refusé. Ils s’en tenaient à la légitimité d’une « réalité » contractuelle : ils se chargeaient de vérifier au cas par cas la réalité de l’accord supposé et récusaient toute règle qui ne leur semblait pas équitable, parce que dans le cas de règles inéquitables, il ne pouvait pas y avoir eu accord en toute liberté. De plus, ils donnaient une valeur supérieure et obligatoire aux usages locaux reconnus dans la profession ou le métier.

27 C’est seulement plus tard, des années 1860 aux années 1880, qu’intervint un changement de jurisprudence, accompagné d’un changement des doctrines juridiques.

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La hiérarchie judiciaire, puis une partie des patronats et de leurs organisations, menèrent une offensive pour considérer tout engagement ouvrier comme un engagement de soumission aux ordres des industriels. L’offensive vint notamment des compagnies de chemins de fer, bien plus que du secteur manufacturier. En doctrine s’imposa bientôt l’idée que l’engagement ouvrier était un engagement « de service industriel ». On établit une équivalence entre « louage de service industriel » et la nouvelle expression « contrat de travail » 21.

28 À partir des années 1880, cette doctrine s’imposa dans les jurisprudences, en commençant par le haut de la hiérarchie judiciaire. Elle s’étendit ensuite davantage par voie d’autorité que par conviction, à l’occasion des recours en appel contre les conseils de prud’hommes et les justices de paix. D’un point de vue comparatif, le droit français de l’emploi ouvrier se rapproche alors seulement du droit anglais. Désormais, l’ouvrier français redevient une sorte de « servant », qualité que l’émancipation révolutionnaire avait rejetée avec horreur. En contrepartie des contraintes de soumission, l’ouvrier devient objet de protection législative et support de représentation syndicale légale. En Angleterre, la convergence provient au contraire d’une libéralisation : les sanctions pénales aux ruptures de contrat sont abolies, ce qui achève l’évolution vers une justification purement contractuelle des relations de « master and servant » 22

Le sens de la justice des ouvriers, et son traitement institutionnel comparé en France et en Grande-Bretagne

29 Pour approfondir la comparaison, une question plus large s’impose : quels rapports s’établissaient entre le sens de la justice, la légitimité et les systèmes de droit ? Une clé comparative a déjà été suggérée en introduction : l’institution prud’homale a pu consacrer et faire jouer collectivement des jugements partagés de justice, entre élus patrons et élus ouvriers, sans prendre le chemin habituel de la représentation publique. Le contraste est particulièrement sensible avec les trade-unions et leur légitimation dans la société anglaise du XIXe siècle.

30 Si nous prenons pour point de départ les années 1820, celles où, en Grande-Bretagne ont été établies simultanément les extensions punitive des lois Master and Servant, les suppressions des dernières régulations statutaires du travail, et la libéralisation du droit des trade-unions, nous arrivons à un schéma de symétrie inverse parfaite entre la négociation face-à-face et la négociation collective par représentants publics : en France est prohibée et punie pénalement la négociation collective par délégation publique, tandis qu’est protégée, encouragée et régulée judiciairement au profit des ouvriers la négociation face-à-face. En Grande-Bretagne, la négociation face-à-face, déjà plus faible stratégiquement qu’en France, dans les conditions démographiques et économiques de l’industrialisation anglaise, subit une intervention juridique ouverte inégale au profit des employeurs, tandis des corrections collectives, pratiquées traditionnellement en dialectique avec le droit et les magistrats locaux, se voient encouragées par la loi au nom d’un libéralisme qui « laisse passer » la représentation collective « volontaire ».

31 Pour comprendre l’ampleur du contraste, il importe d’abord de ne pas sous-estimer la réalité et le succès institutionnel des recours aux prud’hommes 23 : à la différence des recours judiciaires habituels, l’appel aux prud’hommes n’est ni une déclaration d’hostilité ni un transfert dans un monde lointain et supérieur de légalité, susceptible

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de rendre un « arbitrage ». Ce n’est pas non plus le système paternaliste des justices de paix anglaises, (bien que des rapprochements soient possibles, dans les meilleurs des cas, avec des juges de paix populaires, réputés particulièrement équitables 24). À la différence des justices corporatives et municipales françaises d’Ancien Régime, l’institution prud’homale reposait sur la « conciliation » et non sur l’« arbitrage ». Entre les deux, l’écart de philosophie est radical : l’arbitrage était compatible avec une « justice paternelle » qui donnait aux notables un pouvoir arbitraire d’apaisement au nom de la supériorité de leurs lumières, du haut de leur position sociale ; par contre la « conciliation » supposait que les parties en désaccord étaient invitées par les « conseillers » prud’hommes à réévaluer elles-mêmes leur situation jusqu’à trouver une solution acceptable par tous les points de vue en présence. Elle présupposait une « capacité de juger » des ouvriers comme des patrons, sous les conditions institutionnelles organisées en conséquence : les prud’hommes n’étaient pas exactement « à majorité patronale » jusqu’en 1848, comme il a été trop souvent écrit. Ils relevaient d’une sorte de suffrage censitaire interne aux milieux ouvriers comme aux milieux manufacturiers. Mais surtout, ils fonctionnaient presque toujours au « consensus de justice », non seulement entre conseillers, mais aussi entre justiciables. Un « consensus » toujours visé, souvent atteint. Ce que symbolisait et organisait à la fois les « bureaux particuliers » de conciliation, sortes de première instance où se réglaient 80 à 100 % des litiges enregistrés : ils étaient obligatoirement composés d’un patron et d’un ouvrier, alors que les organes de conciliation d’Ancien Régime, beaucoup moins sollicités et beaucoup plus controversés, ne comportaient le plus souvent que des « maîtres ».

32 Le système des conciliations face-à-face, dites à tort « individuelles », avait une portée collective essentielle. Il entretenait un débat permanent interne aux milieux professionnels, et donnait lieu à de véritables systèmes de règles non écrites, gérées au jour le jour sous la surveillance de tout le milieu concerné. Prenons l’exemple des « tarifs de façon » lyonnais, à peu près équivalents aux « piece-rates ». Les prud’hommes lyonnais établissent dès leurs premières réunions (janvier 1807) un tarif de prix, imprimé comme les « lists » du régime des Spitalfields Acts. Les listes sont périodiquement remises à jour jusqu’en 1831, époque où une nouvelle fixation négociée subit un désaveu gouvernemental : les Lyonnais se voient dire, sur plainte d’une partie des patrons, que les nouveaux tarifs ne peuvent avoir de valeur obligatoire, mais seulement une valeur morale. Ce désaveu déclencha la fameuse première révolte des canuts. Ici apparaît une particularité essentielle, par delà de multiples analogies avec les « lists » négociées des trade-unions : en Angleterre à la même époque, on constate que « la puissance morale » d’un accord collectif, avec l’appui actif des Unions, pouvait se manifester, dans les cas les moins conflictuels, par un respect effectif des règles négociées, sans appui judiciaire ni étatique.

33 À Lyon, comme dans toute la France, le respect des règles ne pouvait être envisagé de cette manière. Un nouveau régime s’y stabilise à partir de 1832, typique du mode de fonctionnement des régulations prud’homales du pays jusque dans les années 1860. En dépit du retrait du tarif officiel, les canuts obtinrent en partie gain de cause. S’il n’y eut pas de liste des prix obligatoire, fonctionna bien un système officieux de prix de références, appelé « le cours », que les prud’hommes appuyèrent et contribuèrent à faire respecter. En conciliation, et même en jugement, ils prononçaient une hausse de salaire lorsque le « prix convenu » était jugé insuffisant. Ceci en contradiction flagrante avec le libéralisme officiel et les doctrines juridiques civilistes (mais non en

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contradiction avec le droit commercial). Les notables lyonnais, comme les manufacturiers de nombreuses cités françaises, assumaient un double langage. Le bon fonctionnement des relations industrielles avait ses règles locales, que, pour des raisons d’efficacité, il importait de ne pas exposer à « l’opinion publique » (c’est-à-dire la scène publique nationale de l’époque). C’était une sorte de régime de clandestinité, qui ne pouvait tenir que dans la mesure où les notables patronaux obtenaient une crédibilité et une discipline suffisante de leurs pairs pour éviter les appels à la hiérarchie des tribunaux.

34 S’il fallait traduire aujourd’hui par une expression anglaise ancienne les pratiques prud’homales consensuelles, ce serait en inversant un leitmotiv des artisans protestataires de l’époque contre la concurrence sans principes (« unprincipled ») : les régulations prud’homales concouraient à une concurrence avec principes (« principled »). Peut-être serait-il aussi pertinent d’y voir une parenté avec la « moral economy » de Edward P. Thompson, revisitée en 1991 25, pour peu que cette notion soit débarrassée de ses réductions trop classistes et élargie à une dialectique plus complexe de la reconnaissance de légitimité. On peut alors considérer les régulations prud’homales comme un autre cas historique où l’économie politique et l’équité s’interpénètrent. Une compénétration incompréhensible au regard de la théorie économique classique, pour des raisons analogues à l’opacité de la « moral economy ».

35 En Grande-Bretagne, durant les années 1820-1870, les zones d’initiative pour prévenir la concurrence sans principes, pour la dénoncer ou la corriger, relevaient d’une topologie de la « public sphere » très différente de celle de la sphère publique française 26. Au-delà de ce que les Webb appelaient, de façon trop managériale et évolutionniste, dans Industrial democracy 27, les différentes méthodes (de promulgation, de négociation collective, etc) se jouait peut-être, plus fondamentalement, un autre régime du sens de la justice, de la publicité, et du pouvoir d’intervention, commun à l’ensemble de la vie politique britannique. Pour un lecteur français, un symptôme frappant de cet autre régime est l’usage fait par les ouvriers anglais de termes tels que « legal (illegal) men, lawful men, fair men » (hommes en accord avec la loi, hommes en règle, hommes équitables), à propos des ouvriers qui respectent ou non des règles (rules) établies par les Unions 28. Des règles établies parfois par négociation collective, mais aussi des règles établies unilatéralement, en opposition et en guerre déclarée contre la légalité étatique, judiciaire et (ou) patronale. Dans ce dernier cas, les termes de « legal (illegal) men, lawful men » seraient intraduisibles, incompréhensibles en France, à l’époque 29.

36 Dans les situations les plus voisines, lorsque des collectifs ouvriers français imposent clandestinement des règles de négociation et de conditions de travail, ils ne prétendent pas à une légalité autonome. D’une part, sauf circonstances très exceptionnelles de conflit ouvert et organisé, ils ne disposent pas de procédures d’assemblées et de délibération suffisamment ouvertes (clandestinement ou publiquement) pour prétendre ensuite imposer des obligations au nom d’un intérêt collectif dûment établi. D’autre part, lorsqu’il y a conviction partagée de justice de la cause, s’ouvre une recherche de reconnaissance auprès des magistrats locaux et des patrons les plus accessibles. C’est une tactique qui semble souvent couronnée de succès 30. Lorsqu’il y a échec, le milieu professionnel ouvrier concerné ne se subdivise pas pour autant en « legal men » (ou « legal shop », atelier en accord avec la loi) et « illegal men ». Sémantiquement, il n’y a pas deux légalités. Il y a d’une part une légitimité, une

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conviction de justice sur les principes à faire respecter. Il y a d’autre part un milieu professionnel, patrons et ouvriers, qu’il faut convaincre, qu’il faut améliorer, en faisant appel au besoin à « la » loi, en redressant s’il le faut ses mauvaises interprétations et en modifiant ses énoncés qui se prêteraient à des usages injustes.

37 En d’autres termes, les procédés et les zones où se joue la distance entre légitimité et légalité ne sont pas les mêmes. En Grande-Bretagne, à l’occasion de la crise chartiste, des premiers élargissements électoraux et des errements de l’appareil judiciaire, la « Law » devient plus distante du citoyen, et l’État capte davantage d’attentes et de déceptions. Si le « self help » redistribue les irresponsabilités collectives, les radicalismes ouvriers, de leur côté, hissent en débat national et en enjeu étatique la recherche des réponses aux injustices de l’industrialisation. Dans ce contexte, l’exaspération universaliste et la sensibilité aux discriminations de classe vont de pair. Mais, dans le cas britannique, la tension entre légitimité universaliste et particularismes de classe ne s’arrête pas à la vie symbolique des justifications, et c’est là une grande différence avec la France de la même époque : des lieux de légitimité incompatibles s’organisent, tant en logiques ouvrières qu’en logiques de classes dominantes. Les discriminations du droit « Master and Servant » et les « legalities » ouvrières hors reconnaissance nationale forment couple et se renforcent dans l’hostilité mutuelle.

38 Par contraste, les régulations prud’homales, des années 1800 aux années 1860 représentent une autre manière de traiter la tension entre légitimité et légalité, entre justice universaliste et particularités de classe. Ici, personne n’a renoncé à la reconnaissance universelle du « bon droit » : ni les ouvriers à l’égard des patrons et des autorités, ni les autorités et les patrons à l’égard des ouvriers. L’expérience historique des prud’hommes traduit la façon dont la sphère publique fut instaurée en France sous la Révolution puis fut bridée sans être brisée sous les régimes successifs du Premier au Second Empire. La peur panique des foules, de la démagogie et des manifestations publiques a fait interdire ou limiter les libertés de presse et de réunion, comme chacun le sait. Mais en contrepartie des verrouillages d’un espace public national, se sont développés des publics locaux. Non pas simplement des sphères d’expression d’opinion, mais des sphères de délibération : les autorités locales, administratives et judiciaires y demeuraient sous contrôle des citoyens locaux ; elles étaient obligées de faire reconnaître la validité de leurs actes par une multitude de contraintes morales, quels que soient leurs modes de désignation. L’invention des « common law » prud’homales a constitué, dans le domaine du droit, une réponse originale à ces exigences.

NOTES

1. . Texte publié en anglais sous le titre : « Industrials tribunals and the establishment of a kind of common law of labour in nineteenth-century France », dans Willibald Steinmetz (ed.), Private Law and Social Inequality in the Industrial Age : Comparing Legal Cultures in Britain, France, Germany and the United States, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 203-226.

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2. . Lorsque l’étude ne renverra pas à une source ou à une publication particulière, elle s’appuiera sur ces enquêtes en archives prud’homales, dont voici les principales publications : un aperçu général de l’institution prud’homale et de l’enquête est donné dans mon article : « Justice et injustice ordinaire sur les lieux de travail, d’après les audiences prud’homales, 1806-1866 », dans Le Mouvement social,n° 141, octobre-décembre 1987, p. 25-61. Depuis lors la recherche s’est étendue à une quinzaine de conseil prud’homaux et a mis au jour de nouvelles archives, mais sans rien changer aux grandes lignes exposées en 1987. Le numéro spécial du Mouvement social comporte deux autres articles fondés sur des enquêtes de première main (Paul Delsalle, « Tisserands et fabricants chez les prud’hommes dans la région de Lille-Roubaix-Tourcoing (1810-1848) »,p. 61-80 ; Heinz-Gerhard Haupt, « Les employés lyonnais devant le Conseil de prud’hommes du commerce (1910-1914) », p. 81-100), ainsi que des articles de juristes fondés sur des sources juridiques secondaires. Ma contribution : « « Esprit public » et capacité de juger », dans Alain Cottereau et Paul Ladrière [dir.], Pouvoir et légitimité – Figures de l’espace public, Paris, ÉHÉSS, p. 239-273, comporte aussi des éclairages sur les prud’hommes. Une publication plus spécialisée : Alain Cottereau, « L’embauche et la vie normative des métiers durant les deux premiers tiers du XIXe siècle français », dans Les Cahiers des relations professionnelles,n° 10, février 1995, p. 47-71, étudie un segment de droit des ouvriers régulé par les prud’hommes, le « marchandage ». Un essai publié en anglais : Alain Cottereau, « The fate of « Fabriques collectives » in the industrial world : the examples of the silk industries in Lyons and London, 1800-1850 », dans Charles F Sabel et Jonathan Zeitlin (eds), World of Possibilities. Flexibility and Mass Production in Western Industrialisation, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 75-153, détaille la régulation économique exercée par les prud’hommes lyonnais, en comparaison avec la dérégulation exercée à la même époque dans les soieries londoniennes. Mon article : « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », dans Annales. Histoire, sciences sociales, n° 6, novembre-décembre 2002, p. 1521-1557, expose le fonctionnement et l’évolution du droit des ouvriers instauré par les prud’hommes au XIXe siècle, analyse son oubli historiographique, et le situe dans l’histoire du sens de la justice au sein de la société française. 3. . Steven L. Kaplan, « Réflexions sur la police du monde du travail », dans Revue historique,t. CCLXI, 1979, p. 17-77. 4. . Emile Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules César jusqu’à la Révolution,Paris, Guillaumin, 1859. 5. . Michael Sonenscher, Work and Wages. Natural Law, Politics and the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. 6. . Une analyse plus détaillée de ces changements avant et après la Révolution à Lyon est donnée dans ma contribution : « The fate of « Fabriques collectives »… », art. cité. 7. . Par exemple une pétition des manufacturiers tisseurs de Rouen (juillet 1804, Archives départementales de Seine-Maritime, 10 M 4), évoque l’esprit de liberté des ouvriers, leurs habitudes de changer d’employeur dès que les conditions ou le prix ne leur conviennent pas, au nom des nouveaux principes de liberté, à l’encontre des anciens règlements. Les pétitionnaires réclamaient un retour à ces anciens règlements, aux restrictions du droit de quitter, à leurs sanctions pénales. Ils n’obtiendront pas satisfaction, pas plus que les nombreux pétitionnaires à travers la France. Toutes ces demandes de restriction au libre changement d’employeur se verront opposer par les gouvernements successifs du Directoire, du Consulat et de l’Empire, les nouveaux principes intangibles de liberté, impliquant la réciprocité de négociation et de sanction. De multiples dossiers de cette sorte se trouvent dans les archives locales, départementales et nationales, chronologiques ou classés dans les affaires commerciales et judiciaires. D’autres se trouvent disséminés dans les dossiers par branches des Archives Nationales, série F 12 pour les périodes concernées.

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8. . Voici à titre d’illustration un article des « Règlements et statuts… » des manufactures de drap d’Elbeuf, du 19 avril 1667, comportant l’obligation de l’enquête morale et la dissymétrie du délai d’avertissement avant de quitter : « XXIV. Un tisserand ne pourra quitter son maître, que la pièce qu’il aura montée sur le métier ne soit achevée, & à ce sujet sera tenu d’avertir son maître en montant la pièce. Et si l’ouvrier doit quelque chose à son maître, celui chez lequel il ira travailler, sera obligé de s’informer des vies & mœurs dudit ouvrier, & du sujet pour lequel il a quitté ledit maître, lequel sera tenu payer ce que ledit ouvrier devra au maître qu’il aura quitté, comme aussi pour ce qu’il devra des fautes qu’il aura fait à sa besogne. Le maître aussi ne pourra congédier un ouvrier, qu’il ne l’ait averti 24 heures auparavant. » D’autres statuts explicitent la « contrainte par corps » pour renvoyer de force chez leurs maîtres les ouvriers qui auraient quitté sans congé ou sans « cause légitime ». 9. . Pour des indications supplémentaires sur les livrets, voir Alain Cottereau, « Justice et injustice ordinaire… », art. cité (un exemple détaillé de jugement avec restitution de livret à une ouvrière d’usine, avec dommages et intérêt, y est exposé p. 26-29), et « The fate of « Fabriques collectives »… », art. cité. Le fonctionnement libéral de la législation du livret est d’autant plus nécessaire à souligner qu’il a donné lieu aux historiographies les plus fantaisistes à partir de la Troisième République : des juristes ultra-individualistes et anti-réformistes (notamment Marc Sauzet, « Le livret obligatoire des ouvriers », dans Revue critique de droit et de jurisprudence, 1890, p. 21-30 et « Essai historique sur la législation industrielle de la France », dans Revue d’économie politique, 1892,p. 353-356, 890-930, 1097-1136) voulurent démontrer, à partir des années 1880, qu’il y avait eu continuité d’« interventionnisme » et d’arbitraire policier entre les législations pré- et post-révolutionnaire, notamment en matière de droit du travail et du livret. Ses écrits multiplièrent les affirmations fausses et infondées en matière de documentation historiographique et juridique. Par exemple, il soutint la thèse d’une continuité entre les billets de congé d’Ancien Régime et le livret institué en 1803, en jouant sur des significations anachroniques de la vieille notion française de « police » et en raisonnant comme si les sanctions pénales n’avaient pas été supprimées irrévocablement sous la Révolution. Ses affirmations péremptoires masquaient une ignorance complète des jurisprudences locales. Cet auteur n’aurait pas à être mentionné s’il n’avait malheureusement été souvent répété sans examen critique, dans les traditions académiques françaises d’histoire du droit. Du coup, des auteurs anglais qui leur ont fait confiance ont été induits en erreur sur des points comparatifs essentiels : ils ont cru pouvoir établir une ressemblance entre le droit anglais de l’emploi et les supposées restrictions françaises à la liberté de quitter, durant les années 1800-1870. 10. . Les textes créent une obligation aux employeurs de laisser partir les ouvriers endettés lorsque l’initiative de cessation ou de modification du louage d’ouvrage vient du patron. Par contre, en droit, le patron peut exiger le remboursement préalable, lorsque la cessation ou la modification est demandée par l’ouvrier. Cependant la plupart des jurisprudences prud’homales établissent une règle de liberté de quitter avant remboursement sans chercher à savoir d’où vient l’initiative. 11. . Les registres des prud’hommes comportent le plus souvent, en début de fonctionnement, quelques affaires d’appréciations morales sur les livrets ouvriers. Dans tous les cas examinés, sans aucune exception, les inscriptions sont désavouées, et les appréciations négatives donnent lieu à condamnation sévère des patrons, avec remplacement du livret et dommages et intérêts pour les ouvriers. La hiérarchie judiciaire appuie ces jurisprudences, et les autorités administratives qui font imprimer les modèles de livret rappellent également la règle. Sur l’exclusion juridique du paternalisme moral, y compris pendant le Premier Empire et la Restauration, voir l’étude de cas détaillée au début de mon article « Esprit public… », art. cité. 12. . Patrick S. Atiyah, The Rise and Fall of Freedom of Contract, Oxford, Oxford University Press, 1979, p. 190.

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13. . Paul Johnson, « Small debts and economic distress in England and Wales, 1857-1913 », dans Economic History Review, 46, 1, 1993, p. 65-87. 14. . Parliamentary Papers (House of Commons), 1866 (449), vol. XIII, Dronfield, 799-800, Normansell, 948-952, Williams, 1106, 1152, Odger, 1987. 15. . Alain Cottereau, « Providence ou prévoyance ? Les « prises en charge » de la santé des ouvriers, au cours des XIXe siècle britannique et français », dans Prévenir,XIX, 2e semestre 1989, p. 21-51. 16. . La comparaison est cependant limitée par le peu de publications disponibles en Angleterre sur la mise en œuvre effective des Laws of Masters and Servant, sur les textes et contextes des jugements locaux, pour la période étudiée ; on a utilisé essentiellement les Parliamentary Papers sur la question, avec leurs listes de cas, (P.P. (H. of C.), 1865 (370), vol. VIII jusqu’à P.P., 1875 (171), vol. LXII, concernant les Contracts of Service ou les Labour Laws) et quelques enquêtes parlementaires donnant occasionnellement des exemples de recours aux tribunaux (P.P., 1824 (51), vol. V, Artisans, Tools and Machinery Exportation… (Joseph Hume)…, P.P., 1825 (414, 437), IV, Combination of workmen…, 1818, I, PP, 1818, Report from Committee on silk…, I, II, III, P.P., H. of Lords, 1823, CLVI, 57, Minutes of evidence… persons employed in the manufacture of silk). L’article de Daphné Simon, « Master and Servant », dans John Saville (ed.), Democracy and the Labour Movement,Londres, Lawrence and Wishart, 1954, p. 160-201, a servi de point de départ synthétique, complété par : John Style, « Embezzlement, industry and the law in England, 1500-1800 », dans Maxine Berg, Pat Hudson et Michael Sonenscher (eds), Manufacture in Town and Country Before the Factory,Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 173-205 ; David C. WOODS, « The operations of the master and servants act in the Black Country, 1858-1875 », dans Midland (s?) History, 7, 1982, p. 93-113 ; Norma Landau, The Justices of the Peace, 1679-1760,Berkeley, University of California Press, 1984 ; Robert J. Steinfeld, The Invention of Free Labor. The Employment Relation in English and American Law and Culture, 1350-1870, Chapel Hill, University of Carolina Press, 1991. Voir aussi : Charles Manley Smith, A Treatise on the Law of Master and Servant, Londres, Sweet and Maxwell, 1902. 17. . Odger, P.P., réédition de H. of C., 1866 (449) Vol. XIII, n° 1809-10. 18. . L’Écho de la fabrique, n° 10, 10 mars 1833, p. 80. L’argumentation rapportée de l’ouvrier concerne une inscription sur son livre de compte (pièce de comptabilité en double, l’une chez le négociant, l’autre aux mains de l’ouvrier chef d’atelier, document légalement obligatoire, distinct du livret). Le négociant a inscrit une bonification après coup sur le livre de compte afin d’éviter de reconnaître une hausse du prix de façon, c’est-à-dire une hausse du tarif auquel il fait tisser le modèle de tissus en question. C’est une manœuvre destinée à éviter de donner prise à demandes marchandées de hausse de prix. Mais les prud’hommes désavouent la manœuvre en condamnant le manufacturier, en même temps qu’ils accordent l’indemnité de temps perdu demandée. Noter que l’ouvrier chef d’atelier a payé un ouvrier (dit compagnon) pour confectionner la pièce. Comme l’usage sanctionné par les prud’hommes est de toujours accorder une proportion fixe du prix de façon pour salaire des compagnons, et que les compagnons ont l’habitude de vérifier les tarifs de façon sur les livres des chefs d’atelier, le salaire du compagnon sert dès lors ici de preuve du tarif de façon convenu d’avance, et fait confirmer l’accusation de tricherie à l’écriture proférée par le chef d’atelier à l’encontre du négociant. 19. . Daphné Simon, « Master and Servant », art. cité, p. 163. 20. . Cité par idem, p. 163-164. 21. . Plusieurs aspects de ce changement sont retracés dans mes articles, notamment, en ce qui concerne les règlements d’atelier, dans « Justice et injustice ordinaire… », art. cité, p. 55-58. La première occurrence de l’expression « contrat de travail » que j’ai relevée remonte à 1886. 22. . Un malentendu comparatif profond a été répandu à partir d’une mythologie établie en France sous la Troisième République : des juristes républicains du travail ont voulu croire et ont fait croire que le « louage de service » était une catégorie du Code civil qui s’appliquait dès

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l’origine à l’emploi des ouvriers. Les considérations comparatives de Kahn-Freund, par exemple (Otto Kahn Freund, « Blackstone’s neglected child : the contract of employment », The Law Quarterly Review,volume 93, octobre 1977, p. 508-528), sont induites en erreur par les auteurs français auxquels il a fait confiance. Les usages post-révolutionnaires de Pothier sont plus précis qu’il ne croit, et modifient sciemment une distinction entre « louage d’ouvrage » et « louage de service » effectuée par Pothier lui-même dans ses traités du louage d’ouvrage puis du louage maritime : Robert-J. Pothier, Traité du contrat de louage, selon les règles tant du for de la conscience que du for extérieur,Paris, Debure aîné, 1764 ; Traité des contrats de louage maritime, Paris, Debure aîné, 1769. 23. . Pour plus de détails sur le succès des prud’hommes, voir Alain Cottereau, « Justice et injustice ordinaire… », art. cité. Il resterait à situer et comparer le succès des justices de paix françaises par rapport aux prud’hommes, tâche qui n’a pas encore été effectuée dans l’historiographie française. Mes sondages en archives de justices de paix laissent supposer une beaucoup plus grande variété des pratiques, avec des cas de figure plus paternalistes, d’autres cas plus répressifs, et enfin de nombreux cas alignés sur les jurisprudences prud’homales, au nom de l’équité et de la protection des faibles. 24. . En prenant notamment pour références C. R. Dobson, Masters and Journeymen. A Prehistory of Industrial Relations, 1717-1800, Londres, Croom Helm, 1980 et Norma Landau, The Justices of the Peace…,ouv. cité. La monographie de Gail Malmgreen, Silk Town : Industry and Culture in Macclesfield, 1750-1835,Hull, Hull University Press, 1985, est la seule qui m’a permis de faire des comparaisons entre archives prud’homales des soieries et jugements de Local Courts dans la même branche anglaise à la même époque. Les brèves indications qu’elle donne (notamment p. 40-41), à partir du notebook d’un magistrat local réputé pour son « fairness », montrent que les causes de litige et les arguments de justice étaient proches, que l’effectif des recours par rapport à la population était assez important, tout en restant loin des niveaux de recours français aux prud’hommes. Il y avait à peu près un recours ouvrier contre deux recours patronaux, ce qui semble une proportion forte et inattendue pour l’Angleterre, alors qu’en France les recours ouvriers étaient généralement beaucoup plus nombreux que les recours patronaux. 25. . Edward P. Thompson, Customs in Common,Londres, Merlin Press, 1991. 26. . Le terme de public sphere s’inspire à la fois de la tradition habermassienne : Jürgen Habermas, « Vorwort zur Neuauflage », 17e édition de Strukturwandel der Öffentlichkeit, Frankfurt- a-M., Suhrkamp, 1990, p. 11-50, et de la tradition arendtienne : Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958. 27. . Sidney et Beatrice Webb, Industrial Democracy,Londres, Longmans, Green and co, 1897. 28. . Occurences de termes relevées dans P.P. 1824 (51), Vol. V, Artisans,… et dans Henry Mayhew, The Unknown Mayhew : Selections from the Morning Chronicle, 1849-1850, textes édités par Edward P. Thompson et Eileen Yeo,Londres, Merlin Press, 1971. 29. . L’incompréhensibilité n’est valable que progressivement, à partir des années 1820. Auparavant, sous l’Ancien Régime et au début de la Révolution, les assemblées ouvrières françaises comportaient elles aussi leur appareil législatif, et utilisaient un vocabulaire commun avec les procédures nationales de délibération judiciaire, législative ou gouvernementale. On en retrouve certes des exemples de prolongements durant la première moitié du XIXe siècle, mais ils se font de plus en plus rares. 30. . La réalité de ces succès n’est pas facile à établir, dans l’état actuel de l’historiographie. Il faut des enquêtes qui puissent retracer la vie normative des milieux professionnels, les légitimations et illégitimations de règles dans différentes conjonctures, ce qui exige de dépasser les limites des approches héroïques, policières ou gestionnaires des conflits professionnels. Les archives policières ou judiciaires qui, elles, rendent compte en général des échecs, et des affrontements violents, portent cependant aussi des traces de ces recherches de légitimations, si l’on veut bien être attentif aux déceptions normatives qui s’y expriment et en tirer les conséquences sur la

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prévalence des normes qui donnent lieu à déception. Souvent les enquêteurs rapportent que les délégués ouvriers arrêtés à l’occasion de conflits sont stupéfaits d’être traités comme des délinquants, alors qu’ils menaient un combat moral pour la justice des conditions de travail. Que ces déceptions soient sincères, ou que l’historien les soupçonne d’être simulées pour la défense des intéressés, ne change pas la conclusion que l’on peut en tirer ici sur la polarisation normative de l’espace où ils se situent : l’opportunité tactique présuppose une vraisemblance et une recevabilité des attitudes morales qu’il est judicieux d’afficher.

RÉSUMÉS

Les Prud’hommes sont une institution française très mal connue. Leur fonctionnement durant les années 1800-1860 révèle une logique de publicité limitée, la formation d’un droit coutumier, non formulé en principes mais géré au jour le jour, parfois en contradiction avec le système dominant de droit français, une sorte de « common law » du travail. Une comparaison avec la jurisprudence anglaise (Law of Master and Servant) permet de souligner deux logiques opposées : logique de subordination juridique individuelle côté anglais, compensé par une possibilité d’ententes collectives moralement légitimes, hors du droit ; souci d’équité et de réciprocité des marchandages individuels côté français, légalement protégés, gérés par des publics locaux légitimes ; un souci compensé par l’illégalité d’initiatives publiques à plus grande échelle. Mais à partir des années 1860-1880, un changement de doctrine juridique en France s’étend jusqu’aux juridictions des prud’hommes : l’offensive des industriels pousse à ce que l’engagement ouvrier soit considéré comme une soumission et entraîne la disparition d’une expérience originale de « common law » du travail en France.

The French prud’hommes are not a well-known institution. The way they worked between 1800 and 1860 displayed a logic of limited publicity, the making of a sort of “common law” which was unwritten but was managed on a daily basis and sometimes contradicted the dominant system of French law. A comparison with English case law (Law of Master and Servant) enables us to underline two opposite logics: individual legal subordination in England, couterbalanced by a moral legitimacy of collective agreements, out of law; a care for equity and reciprocity in individual bargaining in France, protected by the law, managed by local publics, counterbalanced by the illegitimacy of larger scale public initiative. But from the 1860 to 1880 period onwards, a change in the French judicial doctrine affected the prud’hommes: an offensive of the manufacturers until the hiring of a worker was considered as a submission and led to the end of an original experience of labour “common law” in France

AUTEUR

ALAIN COTTEREAU Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Centre d’Étude des Mouvements Sociaux

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« Quartier » et expériences politiques dans les faubourgs du nord-est parisien en 1848 “Quartier” (“neighbourhood”) and political experience in 1848 north-east Paris

Laurent Clavier

1 L’étude qui suit s’est donné pour objet de cerner la réalité qualitative, spatiale et relationnelle que recouvre le « quartier » au printemps 1848, et d’en chercher l’usage dans les constructions du politique 1. Le découpage administratif, système de catégorisation spatiale, s’impose souvent aux sources et à l’analyse. Il use de mots du quotidien — ville, quartier — pour diffuser sa logique : la limite définit l’unité, recouvre les constructions, occulte les mouvements.

2 En revanche, la lecture des dossiers de prévenus de Juin 1848 renvoie à un espace morcelé, fluctuant, centré sur les locuteurs. Le quartier, le voisinage et la compagnie de garde nationale y sont des acteurs collectifs. Témoins, juges et prévenus s’en réclament, mais les usages diffèrent. Les mots qui disent l’espace forment ainsi un des enjeux de la procédure de décision mise en place par la répression, et du processus de construction du sens de l’événement.

Le quartier : un espace d’interconnaissance et d’information

Le voisinage : une relation qu’impose le côtoiement

3 Qu’est-ce qu’un voisin ? Nos sources le définissent assez clairement. Avec le voisin l’on a des murs en commun, il est « attenant », juste à côté. « Je le connais depuis deux ans. Il est venu à cette époque demeurer dans la maison à côté de la mienne, et il en est résulté des relations de voisinage », raconte Tranchand, épicier, à propos du prévenu Renon 2. Le côtoiement imposé entraîne comme mécaniquement une relation minimale : chacun peut identifier ses voisins dans le temps et l’espace. Il ajoute :

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« Lorsque le combat s’est engagé, j’ai fermé ma boutique et j’ai conduit ma femme chez des voisins qui demeurent derrière un jardin tenant à notre maison » : le côtoiement peut être marqué d’entraide, de solidarité, surtout lorsque des menaces pointent.

4 Cependant, comme le montre le document 1, les témoins tiennent à préciser la nature d’une relation qui risque, face à la répression, de passer pour suspecte. Ils éclaircissent ainsi les limites de la relation de voisinage. Limite spatiale : Haizot, qui ne demeure pas dans le même pâté de maison, connaît Molliet « uniquement comme garde national », donc pas comme voisin. Limite dans l’intensité de la relation : Magnet, qui se sait compromis par l’aide « forcée » qu’il a apportée aux « insurgés », identifie Molliet dans le temps et l’espace. Avouant qu’ils ont été « ensemble », par des actions, des déplacements et des discussions, il ne fait pas de leur relation une « fréquentation » – il n’est pas responsable des actes de son voisin –, tout en certifiant, parce qu’ils se sont côtoyés, son innocence. De même, Ignare ne fait intervenir la relation de voisinage qu’« en outre ».

5 Il y ajoute une limite sociale : employé dans une institution prestigieuse (il précise le nom de son chef, comme pour s’y incorporer plus encore), il n’a identifié le menuisier ébéniste que récemment, et pour une autre raison que la contiguïté. Le cas n’est pas rare. François Morel, cambreur en guêtres militaires, demeure au 189 rue du Faubourg- Saint-Denis depuis 1845. Pourtant son voisin Claude Antoine Buisson, propriétaire, fileur/négociant en laines, déclare : « Je ne connais Morel que depuis février, les événemens ayant rapproché tout le monde. Je ne le connaissais pas sous de mauvais rapports, et son arrestation m’a étonné. Je ne l’ai pas vu se mêler aux insurgés de la barricade… » 3. La différence sociale est encore accusée par le jugement moral émis dans les deux cas, peut-être à la demande du juge. Par comparaison, Magnet reste dans un registre factuel, et Haizot se défausse sur son éloignement : « je n’en puis dire ni bien ni mal ».

6 Il convient ainsi de limiter l’aire d’extension et le potentiel de solidarité du groupe des « voisins ». La relation par côtoiement peut aussi être faite de querelles, d’exaspérations, elle peut s’échouer en justice de paix ou en dénonciation devant les commissions militaires de la répression. Les trois témoins du document 1 font d’ailleurs appel à un autre mécanisme de mise en relation : l’appartenance à la garde nationale. Nous discuterons plus loin de l’usage et du rôle de cette institution au printemps 1848. On notera pour l’heure qu’avant février 1848 les ouvriers étaient écartés du « service actif » – ils n’en faisaient pas partie. Le gouvernement provisoire efface cette barrière sociale et, dans Paris, organise les compagnies sur une base strictement territoriale, à raison d’une légion par arrondissement, d’un bataillon par quartier administratif, et de huit compagnies par bataillon 4. Tous les citoyens d’un fragment de quartier administratif appartiennent donc de droit à la même compagnie. Ils élisent en commun leur encadrement. À cette échelle, les témoins, y compris ses « voisins », disent avoir « connu » ou « vu » Molliet : c’est l’échelle du quartier.

Document 1 : connaissance et voisinage vers la rue de Ménilmontant 5

« Quels sont les témoins que vous désirez faire entendre ? », demande, le 30 juin 1848, le capitaine rapporteur Billequin au prévenu Ambroise Molliet, ébéniste. « Ce sont M. et Mme Ignare, M. Magnet et sa femme, les concierges, qui demeurent dans ma maison rue neuve d’Angoulême n° 18, et M. Haizot, rue de la Folie

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Méricourt n° 10 ». Convoqués au 21 août, ces témoins auxquels on demande : « Connaissez vous le nommé Molliet ? » définissent en quelques mots les liens qui les unissent à Molliet.

Félix Ignare, employé à l’Assemblée nationale « sous les ordres de Monsieur Yon », rue neuve d’Angoulême n° 18 : « Je le connais depuis les élections de la garde nationale. Nous avons en outre des rapports de voisinage. Je l’ai vu également à des prises d’armes, notamment à celle du 15 mai. D. – Quelle réputation avait-il ? Passait-il pour se mêler de politique ? R. – Il se conduisait régulièrement. Quant à la politique, j’ai seulement entendu dire qu’il faisait partie de la Société des droits de l’homme. D. – Savez-vous quelle a été sa conduite pendant les journées de Juin ? R. – […] je ne sais à cet égard que ce que m’a dit ma femme. C’est elle qui m’a appris l’arrestation de Molliet et me raconta ce qui s’était passé pendant mon absence ».

Jacques Louis Magniet, serrurier, rue neuve d’Angoulême n° 18 : « Je le connais depuis qu’il est mon voisin, c’est à dire depuis quelques termes. Je l’ai vu quelques fois aussi à la compagnie de garde nationale. Mais je ne l’ai jamais fréquenté. D. – L’avez-vous vu pendant les journées de Juin ? R. – Il est resté à la maison pendant ce temps. Il allait et venait comme nous, car nous étions bloqués par les barricades. Il n’est pas allé se joindre aux insurgés. D. – […] À quoi employait-il son temps, a-t-il fait quelque travail qui a pu lui noircir les mains et lui faire sentir la poudre ? R. – Pendant le combat, le dimanche notamment, les insurgés vinrent plusieurs fois me demander ou plutôt me forcer de débourrer leurs fusils. Ils ont failli enfoncer les volets de ma boutique et j’étais bien obligé d’ouvrir. Molliet m’a aidé dans ce travail et a pu se noircir ainsi. De plus, le lundi, nous sommes allés ensemble à la mairie […]. Je me rappelle ainsi qu’en causant il me dit qu’il avait quelques cartouches dans sa poche et qu’elles lui avaient été données le 15 mai par Mme Ignare ».

Louis Haizot, lieutenant de la compagnie de garde nationale au mois de juin, élu capitaine en août, 18 rue de la Folie Méricourt [parallèle, mais le n° 18 n’appartient pas au même pâté de maison] : « Je le connais uniquement comme garde national de ma compagnie. Je l’ai vu ainsi quelques fois, mais nous n’avons jamais eu d’autres relations que celles de service […] je n’en puis dire ni bien ni mal ».

Le quartier, espace flou d’interconnaissance

7 Si l’on peut donner une définition topographiquement déterminée des « voisins » ou du « voisinage » par la contiguïté ou le côtoiement, il n’en va pas de même du « quartier ». L’un et l’autre ne semblent pas de même nature, ne renvoient pas à un même type de relation. Le quartier n’est jamais employé par les témoins ou prévenus dans son sens administratif de découpage de l’espace. Le Dictionnaire national le définit d’ailleurs, après avoir expédié son acception administrative, comme « une certaine étendue de voisinage ». « Quartier » recouvre un ensemble très flou, à la fois topographique et relationnel, qui fluctue au gré des locuteurs et dont les frontières ne sont jamais précisées.

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8 Les dépositions et pétitions indiquent néanmoins que le quartier est composé de gens que l’on peut reconnaître, que l’on peut désigner sans forcément les connaître ou les identifier précisément. Ainsi Martineau, fabricant de passementerie, dit-il de Dewrée, l’un de ses ouvriers : « Tout le monde dans le quartier dit qu’il y a été [aux barricades] » 6. Fouliade, rue de la Fontaine-au-Roi, est « signalé par les notables du quartier comme un homme dangereux » selon le juge 7, et Dehaynin, banquier et lieutenant de la garde nationale, dépeint Percheron comme un « homme excessivement violent, craint dans le quartier » 8. Il ne fait aucun doute, pour chacun des locuteurs, que le prévenu dont ils parlent peut être reconnu dans le « quartier ». On relèvera bien sûr ici la distance sociale qui sépare les témoins des prévenus : leur « quartier », c’est-à- dire celui de ceux qui désignent, est-il socialement et spatialement le même que le « quartier » de chaque prévenu ? Il reste cependant clair qu’à position sociale égale, le « voisinage » est très proche géographiquement et insiste sur des faits, tandis que le « quartier », plus large, décrit des qualités. En témoignent deux pétitions rédigées à quatre jours d’intervalle en faveur de Jean-Baptiste Furet, marchand de vins rue de la Fontaine-au-Roi. La première déclare : « Les soussignés locataires avoisinant du citoyen Jean-Baptiste Furet, marchand de vins rue de la Fontaine-au-Roi n° 31 et 36, attestent sur l’honneur ne l’avoir pas vu un seul instant à la barricade qui était à sa porte dans les trois journées d’insurrection ». Le marchand de vins est parfaitement identifié, il a été « vu », dans un espace de temps précis, et les douze signataires se concentrent effectivement dans les quelques numéros entourant son établissement. Le seconde s’ouvre par : « Nous soussignés […] certifions que depuis dix ans qu’il est établi dans le quartier qu’il a toujours eu une bonne réputation et qu’il a toujours joui de l’estime publique, nous attestons en outre qu’il a toujours fait son service avec exactitude comme garde national ». « Réputation » et « estime publique » sont rapportées au quartier, lui-même fermement relié à la compagnie de garde nationale. Les 27 signataires habitent tout au long de la rue de la Fontaine-au-Roi, et rue du Faubourg- du-Temple entre la rue de la Fontaine-au-Roi et la rue Saint-Maur 9

9 L’usage du « quartier » dans les dossiers de Juin 1848 renvoie donc à un double capacité : pouvoir désigner sans pour autant identifier ; pouvoir définir qualitativement sans pour autant connaître. La première résulte de l’interconnaissance, la seconde de la circulation des informations. L’une et l’autre sont évidemment liées, comme le montre la déposition du prévenu Cocqueret : « Le propos qui m’a engagé à l’acte que vous me reprochez a été tenu en présence de M. Bornier, propriétaire, 81 rue du Faubourg- Saint-Denis, je ne sais pas le nom de l’homme qui le tenait » 10. Coqueret est incapable d’identifier le locuteur, mais connaît parfaitement une connaissance commune 11.

Le quartier, espace ouvert d’information

10 Les usages du « quartier » dans les diverses dépositions insistent sur son lien à la parole, à l’information : « On disait que les insurgés allaient venir dans le quartier », raconte Mingueux neveu 12 ; Agnès Avoinot, blanchisseuse, « a entendu dire dans le quartier » 13 ; et Fouliade raconte : « Le vendredi on avait tiré sur le boulevard Saint- Denis et cela ne faisait pas plaisir dans notre quartier les uns disaient une chose les autres une autre… » 14. Le quartier est un espace de « l’on dit » collectif mais pas forcément consensuel. On se consulte entre voisins, on s’informe par le quartier, au carrefour de nouvelles et d’opinions venues de toutes parts.

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11 Car les habitants des faubourgs n’apparaissent pas enfermés dans leur « quartier ». Nombre d’entre eux vont et viennent du village à la ville, au gré des possibilités de travail. D’autres ont gardé des liens forts avec leur commune d’origine, comme en témoignent les pétitions rédigées en province et/ou l’intervention non exceptionnelle d’un représentant du peuple du département. Le lieu de travail des prévenus est souvent disjoint du lieu d’habitation : un tiers d’entre eux travaillent à plus de deux kilomètres de chez eux, un autre tiers à un kilomètre environ. Les solidarités de travail (atelier ou profession), lorsqu’elles s’expriment par des pétitions, s’en trouvent largement réparties dans Paris. L’espace conflictuel des affaires portées en justice de paix, qui dessine pour l’essentiel une aire de relations commerciales, couvre une bonne partie de la rive droite de Paris, à l’exception notable du centre-est. L’analyse des conseils de famille montre que celles-ci ne sont pas majoritairement concentrées, et que les femmes vont accoucher chez leurs parents lorsqu’ils résident en Seine-et-Oise ou Seine-et-Marne. Enfin, les actes de notoriété réunissant six à huit témoins pour suppléer à l’absence d’acte de naissance indiquent que la répartition de personnes aux origines géographiquement proches peut être lâche.

12 Chaque habitant du quartier peut être ainsi inséré dans de multiples ensembles relationnels qui dépassent largement les rues alentour. Au carrefour de ces réseaux, le « quartier » constitue une « place », un espace de mise en commun.

13 La définition que donne de Dictionnaire national de Bescherelle (document 2) rejoint les divers usages du « quartier » que nous avons abordés, et nous aidera à les synthétiser. Si le quartier y reçoit une assise résidentielle (on y « demeure ») et une cohérence spatiale floue (« une certaine étendue de voisinage », « un même quartier »), sa réalité est avant tout humaine (« ceux qui y demeurent »), relationnelle (« aller faire ses visites »), socialement hiérarchisée (« bonne compagnie », « les personnes un peu notables ») et collective (« tout le quartier »). Les éléments se rapportant à l’information sont majoritaires (cinq sur huit : « nouvelles », « rumeurs »). Celle-ci s’applique à des qualités (« le plaisant du quartier », « médisance ») et plus encore aux situations d’inquiétude ou de menace (« mettre l’alarme aux quartier », « rumeur » qui fait « prendre les armes »). Les « nouvelles » relient ainsi le « quartier » à la « prise d’armes ». Enfin, l’information donne elle aussi une assise au quartier : certaines nouvelles « n’ont cours que dans le quartier où on les débite ».

14 Centré sur la proximité géographique et sociale du locuteur (le voisinage) à partir de laquelle se forme une aire commune d’interconnaissance, le « quartier » se déplace au gré des locuteurs, dans un espace urbain n’offrant que de faibles ruptures de densité de population. Chaque habitant parle de « son » ou de « notre » quartier comme d’une évidence, sans le délimiter – sauf par opposition, en désignant « l’étranger au quartier », celui qu’on ne reconnaît pas. Par sa nature relationnelle, il forme un espace de diffusion des nouvelles et de formation des pertinences, dans lequel les « autorités » du quartier – ces « personnes un peu notables » –, et ceux qui favorisent la circulation des nouvelles en leur apportant du crédit – les « gazette[s] du quartier » –, jouent un rôle essentiel 15.

Document 2 : « Quartier » dans le Dictionnaire national 16

« QUARTIER. […] – Chacune des parties dans lesquelles une ville est divisée. […] Être du même

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quartier […]. – Certaine étendue de voisinage. Il y a bonne compagnie dans nos quartiers. Habiter un quartier tranquille. Demeurer dans le même quartier. – Se dit de tous ceux qui demeurent dans un même quartier. Tout le quartier était en rumeur. Cette rumeur fit mettre tout le quartier sous les armes. – Nouvelles du quartier. Certaines nouvelles qui n’ont guère cours que dans le quartier où on les débite. – Faire les visites du quartier, faire des visites de quartier. Aller faire visite à toutes les personnes un peu notables qui demeurent dans le quartier où l’on vient de s’établir. – C’est le plaisant de son quartier, le plaisant du quartier. Se dit de celui qui est regardé dans son quartier comme un homme réjouissant et de belle humeur. – Cette personne est la gazette du quartier. Elle rapporte toutes les petites nouvelles, toutes les médisances qu’elle entend dire. […] [suivent les acceptions militaires du terme, au milieu desquelles on retrouve :] – Mettre l’alarme au quartier, donner l’alarme au quartier. Avertir les troupes qui composent le quartier que l’ennemi approche, et qu’elles aient à se tenir sur leurs gardes. Fig. et fam. Mettre l’alarme au quartier, donner l’alarme au quartier. Débiter quelque nouvelle qui donne de l’inquiétude à ceux qu’elle intéresse. – L’alarme est au quartier. On est fort inquiet dans cette maison, dans cette famille, dans cette société ».

Un espace de confiance ?

15 Cet espace de rediffusion des informations au carrefour de réseaux (de double nature aréolaire et réticulaire) a une structuration sociale, des contrôleurs, des relais : tentons à présent de les repérer 17.

L’engagement de signature

16 Les certificats, très fréquents, sont pour l’essentiel l’œuvre des patrons, des propriétaires, parfois des concierges ou des principaux locataires des prévenus. Ils prennent parfois l’allure de pétition, lorsque le certificat est suivi d’un grand nombre de signatures, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent. Les témoins sont appelés soit à la demande des juges d’instruction, soit à la demande des prévenus. Pour une bonne part des prévenus, seuls un ou deux témoins ont été entendus, parfois aucun. Les dépositions de témoins comportent pour nous l’avantage de laisser longuement la parole aux acteurs, et d’être parfois à charge, nous donnant un accès aux mauvaises relations, aux inimitiés, aux dénonciations. Souvent présentes, les pétitions comportent généralement, sous le nom du destinataire 18, un texte précisant les points qu’attestent les signataires : faits, emploi du temps du prévenu, « moralité », antécédents, situation de la famille…

17 Une pétition est l’aboutissement d’un processus de mobilisation des personnes qui, à des titres divers, décident d’engager leur signature en faveur d’un prévenu (ou de sa famille). Le ou les initiateurs partis à la chasse aux certificats et aux signatures nous sont la plupart du temps inconnus. Dans de rares cas, nous disposons d’indications (par

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la présence au dossier d’une lettre entre l’initiateur et le prévenu) : il s’agit alors de la famille (épouse, parents, frères), d’amis, parfois aussi du patron d’atelier. Puis la pétition circule parmi les signataires. On peut même parfois en décrire la circulation 19

18 La façon dont chaque signataire se qualifie et justifie sa signature constitue un critère d’analyse. La signature apposée a pour but de garantir le véracité de l’exposé qui la précède : les signataires engagent leur propre crédibilité au service de la personne concernée par la pétition. Ils engagent leur signature pour cautionner la confiance que l’on peut accorder au concerné, sur les points exposés (moralité, faits, situation difficile de la famille) : cette signature est engagée pour un objet et à un titre précis : « Les soussignés, citoyens honorables, connaissant depuis longtemps et avantageusement le citoyen Eugène Royant, croient de leur devoir de venir ici tester en sa faveur, les uns à titre d’amis, de collègues ou patrons du prévenu, les autres à titre de propriétaires, voisins ou marchands fournisseurs » 20. Ce qu’indiquent d’eux-mêmes les signataires nous renseigne sur les ensembles relationnels et hiérarchiques tissés autour d’un prévenu, et sur ce qui fait la crédibilité de chaque signataire dans l’ensemble relationnel tracé par la pétition. Certains pétitionnaires n’apposent qu’une simple signature, sans autre précision. D’autres indiquent une adresse, un état (« propriétaire », « locataire », « rentier »), une profession, ou leur appartenance à la garde nationale (avec leur grade). En comparant les ensembles relationnels que dessinent pétitions, témoignages et certificats, on voit apparaître, derrière les noms, une structuration sociale d’une part, de l’autre les qualifications et les rôles sociaux porteurs de liens et de crédibilité.

Organisation du quartier : solidarités et hiérarchies

19 Comme nous l’avons indiqué, plusieurs types de groupes peuvent se mobiliser autour d’un prévenu. Certains ne renvoient pas, ou pas forcément, au quartier. En choisissant d’insister sur le quartier, nous ne cherchons donc pas à en donner une représentation fermée. Chaque acteur intervient dans de multiples groupes relationnels ou systèmes de solidarités, parfois très séparés. Mais les sources utilisées, l’événement étudié et les choix de construction de l’objet mettent en évidence le quartier comme espace organisé et hiérarchisé d’interrelation dense.

20 Le document 3 présente l’ensemble relationnel constitué par les signataires de pétition, certificats et témoignages rassemblés autour d’un prévenu de Juin 1848, d’une demandeuse et de trois demandeurs de remboursement de dégâts commis durant les journées de Juin. Il fait apparaître un regroupement des engagements par types de qualifications ou de positions sociales.

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Document 3 : Un ensemble relationnel dans le faubourg du Temple

Serv. hist. armée de terre, 6J 10557, dossier Jean-Piere Dewrée, 43 ans, journalier, homme de peine et garçon de recette chez le fabricant de passementerie Martineau depuis le 20 juin 1846, y ayant déjà travaillé toute l’année 1844, et résidant au 69 de la rue du Faubourg-du-Temple depuis le 1er juillet 1846, propriétaire Richer. Arch. nat. (archives nationales), dossiers de dommages de Juin 1848, F9 1189, F9 1191, F9 1192, F9 1193, dossiers Besson, Boudillet, Braconnier, Buzet. Annuaire du commerce et de l’industrie à Paris, Paris, Firmin Didot, 1848.

« Voisins » : une crédibilité collective par le côtoiement

21 D’une façon générale, les signataires sont regroupés géographiquement autour du domicile du prévenu, quoique d’autres polarités apparaissent – autour de son atelier, autour de son lieu d’origine… Dans de nombreuses pétitions, c’est une qualification collective des signataires qui est retenue : ils sont définis comme « voisins » ou « de la même maison », ce qui n’empêche pas certains signataires de préciser une légère différence. Ainsi les signatures rassemblées autour de Charles Gailland, jeune apprenti serrurier en bâtiments qui habite chez ses parents, au 21 rue Bichat, et dont le père est cocher aux Citadines, dans la rue Alibert toute proche 21 : « Les soussignés locataires de la maison 21 rue Bichat déclarent que le citoyen Charles Gailland âgé de 15 ans […] a été arrêté pendant les malheureux événemens de Juin au moment où il sortait tranquillement de chez son patron où il est en apprentissage pour revenir chez ses parents, et ils certifient que ce jeune homme a toujours eu une conduite exemplaire […]. [Suivent les signatures] Vadot jeune, Stahaut, Boubeur Pierre, David 22, Lair Louis, Pillat, Leclerc, Skiedman Félix, Gramond, Marsac, Faurent rue Bichat n° 28, Tassote rue Bichat n° 21 ». Nous avons vu que le fait d’être « voisin » renvoyait à la possibilité d’identifier une personne, d’émettre une appréciation même minimale à son endroit. Cette proximité est la seule dont se réclament les signataires, pour déclarer ce qu’ils n’ont pas vu mais qui leur est garanti par un certificat du patron, et certifier ce qu’ils

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ont pu par côtoiement vérifier : la conduite passée du jeune homme. Aucun ne juge utile de préciser une qualification quelconque. Il en va de même pour le certificat délivré par le patron, Ramé, « entrepreneur de serrurerie » selon le certificat, « serrurier en bâtimens » selon sa déposition comme témoin. Établi au 31 rue Rochechouart (à quelques kilomètres de la rue Bichat), il a pris soin de faire contresigner son certificat par huit personnes habitant à proximité, qui toutes ont indiqué leur adresse mais aucune son état ou sa profession. En effet, le patron ne se contente pas d’émettre un avis sur la moralité ou l’attitude au travail de son apprenti : il certifie aussi un fait matériel concernant l’emploi du temps du prévenu. Avoir été en situation de côtoyer régulièrement un prévenu, d’avoir vu ses actes durant les journées (« voisin » ou « locataire de la même maison ») est donc un « titre », une qualité estimée suffisante pour exprimer une solidarité (aspect relationnel) et une crédibilité (par rapport à la répression). Cette qualité se révèle même supérieure aux professions ou états de chacun, puisqu’ils s’abstiennent de l’indiquer.

22 Par delà la simple relation imposée de contiguïté, ces signatures confirment l’existence d’une forme au moins ponctuelle de solidarité de voisinage, d’un groupe qui s’actualise dans des circonstances particulières. L’absence de pétitions de voisins dans bien des dossiers ainsi que les dénonciations montrent que cette solidarité n’est ni aveugle ni mécanique. Elle résulte d’un choix, affirme une capacité de jugement des faits et des personnes qu’autorise le côtoiement. L’ancienneté du prévenu dans son logement – identification dans le temps – semble favoriser la collation des signatures. À l’échelon d’une maison ou d’un fragment de rue, le groupe s’est révélé dans l’action, durant les journées, par la formation de postes de garde destinés, selon les dépositions, à protéger les maisons du pillage, à maintenir l’ordre. On le voit également fonctionner dans quelques affaires portées en justice de paix, qui opposent le propriétaire à un ou plusieurs des locataires. Le 21 juillet 1847, une affaire oppose le menuisier Guillemin, 31 rue Drouin-Quintaine à La Villette, à son propriétaire Courty, résidant 115 quai de Valmy. Ce dernier a saisi les effets de son locataire, qui devait plusieurs termes. Cinq voisins ou voisines viennent soutenir Guillemin et sa famille. Le 22 septembre 1847, le sieur Meyer, propriétaire du 125 rue du Faubourg-du-Temple, fait citer quinze de ses locataires pour défaut de paiement des loyers – ce qui laisse fortement suspecter un refus collectif de paiement.

23 La plupart des cas observés correspondent à des situations de menace : mise en cause ressentie comme injuste, hasardeuse ou collective, danger de pillage, expulsion et saisie d’un locataire qui constitue un avertissement pour les autres, expulsion collective. Le groupe des voisins existe surtout devant le danger : ils ont alors un intérêt commun. La pétition rassemblée autour de la veuve Buzet pour dommages (document 3) le confirme : « Nous soussignés locataires de la maison appartenant à madame veuve Buzet […] et voisins de ladite maison certifions que les dégâts dont le détail suit ont été faits par la détonation du canon… ». Plus bas, il est précisé que les boutiques de l’horloger, du bourrelier et de l’épicier ont subi des détériorations. Les « locataires » et « voisins » qui signent sont avant tout ceux qui sont concernés par les dégâts : ils ont intérêt à ce que la propriétaire obtienne remboursement, et leur témoignage manquerait de crédibilité s’ils soulignaient par l’énoncé de leur profession qu’ils sont intéressés au remboursement – ils l’omettent donc. Là encore, c’est bien une contiguïté qui vaut qualité principale à témoigner. En même temps, l’absence de signature des autres locataires montre soit qu’ils n’ont pas souhaité s’associer à la pétition, soit que

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leur appui n’a pas été jugé utile. Dans les deux cas se marque une hiérarchie des positions et des relations au sein même d’un voisinage dominé par le propriétaire.

Propriétaires : hiérarchie des solidarités, tensions et contrôle social

24 Le certificat du propriétaire, voire son témoignage, ont été recherchés tant par les prévenus que par les juges après les journées de Juin. La tension est forte entre locataires et propriétaires, plus encore en ce printemps 1848. Depuis l’automne 1847, les jugements en justice de paix pour non-paiement des loyers se multiplient. En mars- avril, une forte pression a été exercée pour obtenir grâce du terme de printemps. Par position sociale et par intérêt immédiat, les propriétaires seraient donc a priori peu enclins à l’indulgence envers les « insurgés » : leur crédibilité est forte aux yeux de la répression. Qu’un propriétaire certifie des faits, la moralité, la régularité ou le goût pour l’ordre d’un prévenu peut donc s’avérer décisif. Les propriétaires signant des pétitions en faveur des prévenus ne précisent pourtant pas toujours leur état.

25 À nouveau, le choix de la qualification retenue n’est pas anodin, et indique une prise de position par rapport à une personne et à une situation. Ainsi, dans l’ensemble relationnel proposé (document 3), les cas de Martineau, Richer, Fontaine et Balaine. Martineau est l’employeur du prévenu Dewrée, locataire de Richer. Celui-ci certifie comme « son propriétaire », celui-là comme « fabricant de passementerie ». Martineau n’a pas accusé Dewrée comme patron (il signe même à ce titre un certificat élogieux et une pétition), mais pour l’avoir menacé, disant que « moi [Martineau] et M. Balaine nous y passerions les premiers ». Le commissaire de police explique cette phrase en notant que « M. Martineau est avec M. Balaine le plus gros propriétaire du faubourg ». Balaine, fabricant d’orfèvrerie plaquée, certifie avec d’autres les dégâts commis par la troupe à la propriété de Besson : il signe alors « propriétaire », comme les autres signataires, dont Fontaine. Ce dernier certifie également en faveur de Boudillet, marchand de vins : mais c’est alors comme « marchand de couleur » qu’il paraphe la pétition.

26 Lorsque des propriétaires signent pour un autre propriétaire, ils sont souvent plusieurs, marquant une solidarité « horizontale », une communauté d’intérêts et de position sociale. Lorsqu’ils signent pour un ouvrier, soit ils s’abstiennent de préciser leur état, soit le bénéficiaire est leur locataire – sauf exceptions. Ils affirment alors une position de supériorité et de contrôle social, en faveur ou en défaveur d’un prévenu. La double signature de Fontaine souligne le rôle spécifique joué par les boutiquiers dans le fonctionnement social et relationnel d’un quartier.

Marchands de vins et boutiquiers : des relais

27 Les boutiquiers sont très présents dans les dossiers de Juin 1848, surtout dans les pétitions. Comme pour les propriétaires, il apparaît une forme de solidarité entre eux : Jean-Baptiste Furet, marchand de vins rue de la Fontaine-au-Roi, reçoit le soutien de 37 signataires, en deux pétitions. Onze sont marchands de vins, quatre autres boulanger, épicier, fruitier 23… De même, le document 3 fait apparaître autour de Boudillet et de Braconnier 24 un système de signatures croisées entre boutiquiers géographiquement proches. Leur rôle dépasse la simple fonction commerciale : souvent capables d’identifier au delà de leur voisinage, ils agissent en relais de

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l’interconnaissance, en intermédiaires sociaux, et accordent crédit – au sens plein du terme, moral comme financier. Ils sont ainsi les articulations d’un système local de crédibilité, les repères d’un espace mouvant de confiance.

Des relais de l’interconnaissance

28 On retrouve souvent les boutiquiers comme multisignataires, en position de connecteurs dans les ensembles relationnels que nous pouvons tracer. En témoigne toujours le document 3 : les connecteurs y sont marchand de couleurs propriétaire (Fontaine), coiffeur (Paillard), épicier (Cordier), et marchand de vins (Boudillet et, peut- être, Thouret/Tournet). Dans le dossier Jean-Baptiste Furet, cinq boutiquiers dont trois marchands de vins apparaissent dans la même position. Les marchands de vins, constamment sollicités, émergent tout particulièrement. Avec quelques autres détaillants (boulangers, épiciers, coiffeurs), ils semblent tenir un rôle primordial dans le système de connaissance que reflètent les pétitions, signant tant en faveur de leurs collègues qu’en celle d’ouvriers, ou de propriétaires pour ce qui concerne les dégâts causés. À coup sûr, beaucoup nous échappent encore. Ils apparaissent dans toutes les sources, dans toutes les situations. C’est le cas de David, marchand de vins négociant et cocher, rue de Bichat n° 30 : inscrit au Didot, il apparaît comme pétitionnaire dans deux dossiers de Juin 1848, et en justice de paix, s’opposant aux gérants de voitures de remises Salomon et Mielle, rue de Bondy n° 36 25

29 Le marchand de vins n’est donc pas confiné dans sa salle. L’établissement est souvent tenu parallèlement à une autre profession, presque assimilée – traiteur, gargotier, logeur – ou plus hétérogène : du classique charbon au « gardien de baigneur » en bord de Seine, du charpentier au cocher… Il intervient régulièrement en justice de paix – plus encore s’il est aussi logeur ou gargotier –, traite avec les grossistes, reçoit la visite des agents de police et se doit de repérer les « mouches ». En temps habituel, des voisins, des habitués pas nécessairement voisins, des ouvriers d’ateliers ou de chantiers proches s’y frottent. Dans une affaire opposant François Hamelet, menuisier gargotier logeur qui abreuve à l’occasion au 10 rue du Grand-Saint-Michel, à Hérissé, rue Bourbon- Villeneuve n° 56, cinq témoins déclarent qu’« en prenant leur repas chez M. Hamelet, ils avaient vu deux ou trois fois M. Hérissé buvant et mangeant… » : deux résident rue du Grand-Saint-Michel, un autre rue de Bondy, les deux derniers place de la Bastille 26. La clientèle d’Hamelet provient ainsi de plusieurs arrondissements de Paris. On use aussi de la salle du marchand de vins pour se réunir – réunions politiques chez Pierre Auguste David par exemple, 55 rue du Faubourg-Saint-Denis –, et les établissements sont assez repérables pour en faire un lieu de rendez-vous, y établir un système de placement pour une profession.

30 Durant les journées de Juin, les boutiques font la nuit concurrence aux barricades ou aux postes. On y monte la garde directement, pour peu qu’elles soient proches de la barricade ou au rez-de-chaussée des maisons. Combattants et indécis, voire opposants au mouvement armé s’y croisent alors. De leur comptoir, les marchand de vins repèrent les uns et les autres, les voisins et les moins proches ; ils entendent voire entretiennent les discussions, reçoivent des confidences. Capables d’identifier la plupart de leurs clients, ils sont des témoins de choix pour la répression : « on peut tirer de cet homme d’utiles renseignements », note le substitut Devallé en marge du dossier Jean-Baptiste

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Furet, qui vient de lâcher les noms de trois ou quatre barricadiers – dont un propriétaire et un fabricant 27.

31 Ainsi le rôle de ces établissements dépasse largement le simple débit de boisson ; les marchands de vins identifient et sont identifiés au-delà de leur strict voisinage et de leur classe sociale. Cette capacité est indispensable à leur fonction bien connue de créditeurs, de « banquiers du peuple ».

Accorder crédit, faire confiance

32 Dans l’affaire Hamelet contre Hérissé citée précédemment, les témoins soulignent « qu’ils l’avaient même vu se tenir devant le comptoir de M. Hamelet, recevant de l’argent de ce dernier, mais qu’ils ne pouvaient préciser la somme qu’il avait reçu ». Marchands de vins, gargotiers et logeurs prêtent régulièrement de l’argent, et, tout comme les boulangers, épiciers ou coiffeurs, ils font crédit. Les crédits et les dettes non remboursés échouent régulièrement en justice de paix, formant une large part des causes appelées. Nous n’insisterons pas sur l’aspect proprement économique du phénomène, qui souligne tant la soif de liquidités que l’absence d’un système institutionnalisé de crédit adapté aux budgets et aux pratiques populaires (si l’on excepte l’établissement du Mont-de-Piété). L’essentiel réside dans la confiance – partagée – indispensable à l’octroi d’un crédit ou d’un prêt, et dans ses ressorts.

33 Que le prêteur doive faire confiance au client et s’en donner les moyens semble évident – il compte bien être remboursé un jour ou l’autre. Mais l’inverse est aussi vrai : le client fait confiance au prêteur sur le fait qu’il n’exigera pas – ou pas trop tôt – le remboursement, et qu’il ne coupera pas le crédit. Car en ces périodes de travail précaire, disposer de crédit auprès des boutiquiers ou du propriétaire est la condition d’un rapport confiant au temps à venir, l’assurance que le quotidien pourra se reproduire. Les parties se tiennent mutuellement : un boutiquier n’accordant pas de crédit verra, en milieu populaire, sa clientèle fondre rapidement 28. Pour obtenir remboursement, il peut certes traîner son débiteur en justice de paix. La fréquentation de ces archives laisse sceptique sur l’efficacité de cette démarche, pour ce qui concerne les dettes populaires tout au moins 29. Nous en avons tiré l’impression que la citation en justice de paix fonctionne plutôt comme un système de réassurance par officialisation du prêt ou de la dette, le débiteur reconnaissant devant le juge la « légitimité » de la demande 30. Avec un certain pragmatisme, les juges de paix accordent souvent « termes et délai » pour payer – en clair : la reconduction du crédit assortie d’un calendrier de remboursement. Le crédit apparaît ainsi autant au sens moral qu’au sens financier. C’est la capacité à inspirer confiance (avoir du crédit auprès de), à accorder confiance (faire crédit à) – une crédibilité partagée, une confiance mutuelle quoiqu’inégale.

34 Les ressorts de la confiance diffèrent suivant la position et l’activité sociale des parties impliquées, et suivant l’objet de la relation. Dans les relations entre propriétaire et locataire, elle s’appuie sur un gage matériel – le local loué doit « être garni d’effets suffisants pour en garantir le loyer », stipulent les citations en expulsion-séquestre. Entre commerçants, c’est la qualification du commerçant – être patenté, donc être en état de payer cet impôt –, sa réputation et son assise qui comptent : plus il a à perdre au non-remboursement (financièrement et en honorabilité), plus on peut lui accorder de crédit. En deçà du patenté, il importe donc d’identifier sa position et l’état de son commerce – de pouvoir le connaître. Il faut aussi au boutiquier pouvoir identifier et

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jauger d’éventuels débiteurs populaires pour leur accorder crédit. La régularité des visites, l’ancienneté de la relation, ou encore la proximité du lieu de résidence du débiteur, permettent de l’identifier au plus juste et d’avoir un avis sur lui. Au-delà de la personne, il s’agit d’identifier des relations communes aux deux parties qui pourront répondre du débiteur si nécessaire. Le gargotier s’adosse ainsi au besoin sur l’interconnaissance pour se rassurer. L’exemple suivant est explicite : Sirou, marchand de vins traiteur patenté au 53 bis rue Saint-Maur, cite en justice de paix Girardin, maître menuisier établi au 55 de la même rue, lui réclamant « la somme de cent-vingt- six francs et soixante-dix centimes pour nourriture donnée à ses ouvriers et desquels il s’est cautionné solidairement ». Il est débouté de même 31. C’est ici la position sociale du répondant (maître, établi), sa proximité spatiale et sociale avec le plaignant et le lien hiérarchique avec les ouvriers, qui est mis en avant. Que Girardin ait engagé sa parole – ce qui reste difficile à prouver en justice de paix, sauf témoignages –, ou bien que le boutiquier ait considéré cet engagement comme allant de soi, dans les deux cas il a diffusé de la crédibilité.

Des relais de la crédibilité

35 Ainsi l’interconnaissance, s’appuyant sur la proximité et articulée par les positions sociales, véhicule une crédibilité – limitée, on le voit, par la bonne foi des répondants. En position de relais dans les ensembles relationnels tracés par les pétitions, marchands de vins et autres boutiquiers le sont aussi pour la crédibilité : en accordant du crédit ils indiquent connaître et identifier leur débiteur, ils transfèrent de la crédibilité : le coiffeur Dolligny précise ainsi à côté de sa signature que Dewrée est « abonné » chez lui 32. A contrario, avoir son crédit coupé chez le boulanger est bien mauvais signe et se sait car, par leur fréquentation et les pratiques des clients, leurs établissements forment également des relais pour les informations.

36 L’on cause et l’on se frotte chez le marchand de vins, nous l’avons souligné. On peut aussi y laisser traîner ses oreilles, comme le font les espions de la police. Il en va de même dans les files d’attente – plus féminines sans doute 33 – aux portes des boulangeries, ou encore chez l’épicier et le coiffeur : si dans les campagnes les nouvelles se colportent, dans un quartier elles se « débitent » 34 en boutique. Auditeur et maître d’un lieu d’échange des informations, le boutiquier est à même de les relayer. La diversité de sa clientèle lui permet de les recouper, sa capacité à identifier les locuteurs et sa position sociale de leur ajouter foi. C’est sans doute ce qui fait du marchand de vins un témoin si souvent sollicité. Ainsi, sur les 22 « certificats de vie et déclarations de domicile » établis de janvier à juillet 1848 à la mairie du Ve arrondissement (ancien), la moitié compte un boutiquier parmi les deux témoins requis ; six d’entre eux sont marchands de vins 35

37 L’établissement du marchand de vins apparaît, durant les journées de Juin, comme dans l’usage qu’en font les prévenus, comme intermédiaire entre la rue et la maison, entre un espace catégorisé par la répression comme « insurgé » et un espace fermé à la rue (« chez moi »), entre l’exceptionnel de l’événement et la quotidienneté des consommations. « J’étais dans la boutique d’un marchand de vins allemand voisin de la maison où je couche, lorsqu’on m’a arrêté il y a environ un quart d’heure ; je proposais tranquillement à un sergent de la garde nationale d’entrer lorsqu’on s’est précipité sur moi et l’on m’a arrêté, sans que je sache pourquoi », déclare un prévenu 36. La boutique

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s’oppose ici tant à la rue qu’à la maison : l’arrestation suit de peu une fusillade partie de la barricade et de la maison du prévenu, qui aurait tiré par les fenêtres. En contre-pied à l’accusation, le prévenu insiste sur la banalité de sa situation au moment de l’arrestation : le marchand de vins est « voisin », le prévenu le connaît puisqu’il peut l’identifier comme « allemand », et c’est « tranquillement » qu’il a ouvert la porte. D’une manière générale, avoir été dans la rue, dans ces faubourgs, est suspect, surtout si l’on n’était pas juste à côté de chez soi, sous l’œil de voisins crédibles (propriétaire, concierge…). Le prévenu doit prouver que ses faits et gestes n’ont pas été ceux d’un combattant, qu’ils sont restés dans le registre d’une quotidienneté éloignée des passions politiques : la « régularité », voire « l’ivrognerie », sont des qualités souvent mises en avant par les pétitionnaires. Si la fréquentation de l’établissement du marchand de vins correspond évidemment à une réalité, elle permet à un prévenu qui tente d’échapper à la transportation, d’estomper les suspicions, de justifier une présence hors de chez soi, et d’offrir un témoin crédible – un relais de la confiance.

38 Appuyé sur leur position sociale, le rôle de relais des boutiquiers du quotidien, marchands de vins ou gargotiers en particulier, paraît d’autant plus important que la densité en « autorités » s’affaiblit – les faubourgs du nord-est parisien trouvent sans doute là une spécificité 37 – et que l’incertitude augmentent – c’est le cas du printemps 1848. Leur capacité à identifier, qui facilite la diffusion des informations et la circulation des crédibilités, est au cœur d’un système ouvert, articulé et hiérarchisé d’interrelations denses : le « quartier ». Ainsi se dessine une aire commune d’interconfiance potentielle, autorisant le jugement : on se rappelle que les pétitions ou dépositions renvoyant au « quartier » définissent qualitativement les prévenus – pour les louer ou les stigmatiser. Cet espace de confiance aux contours fluctuants, car centré sur la proximité de chaque acteur et sur sa position sociale, a pu permettre de faire et de contrôler ensemble au printemps 1848. Il s’est invité dans le politique.

Une « sphère publique populaire » ?

39 En étudiant le voisinage, nous avons insisté sur le côtoiement, le frottement, en évoquant la salle du marchand de vins ou la file d’attente du boulanger. Centrer le « quartier » sur la proximité spatiale, c’est constituer le contact physique, ou plus exactement la possibilité physique d’un contact, en moteur du système d’interrelations et d’interconfiance « quartier ».

Contrôle et confiance : le rôle de la proximité

40 Les motifs d’intervention des signataires de pétition confortent cette impression. La forte présence des voisins est associée au fait qu’ils ont pu contrôler visuellement les actes du prévenu : c’est en cela que leur signature ajoute foi aux déclarations du prévenu. Plus les signataires sont géographiquement éloignés du prévenu, plus leur signature est accompagnée d’une précision sur leur position sociale (état ou profession). Des 24 signataires en faveur d’Hamelet, trois sont assez éloignés de la rue du Grand-Saint-Michel : un fabricant de tissus (253 rue du Faubourg-Saint-Martin), un fabricant (17 rue Neuve de la Fidélité) et un « ancien propriétaire » (10 rue Albouy). Des contre-exemples montrent qu’un autre voisinage a alors pris le relais : les six cosignataires du certificat que le serrurier Ramé signe en faveur de son apprenti

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Gailland interviennent comme témoins visuel[s ?] du départ du jeune homme, comme voisins de son patron : ils ne précisent pas leur profession. Mais la caractéristique du « quartier », c’est justement qu’il n’est pas réduit au voisinage, au contact direct, qu’il s’étend à l’intercontact – au contact par tiers interposé.

41 Dans le système de diffusion des crédibilités que nous avons tracé, la confiance accordée suppose une possibilité de contrôle, d’où l’essentielle capacité d’identification (topographique et sociale) des individus et des liens relationnels. Dans le conflit opposant Sirou à Girardin, c’est la position de patron du second, ayant autorité et moyen de pression directe sur ses ouvriers, qui autorise l’interconfiance. De même, les relations entre propriétaires et locataires ne s’entendent pas sans contrôle direct, visuel : il convient de vérifier que le locataire ne va pas profiter de l’inattention pour déménager à la cloche de bois, emportant les effets qui cautionnent le loyer. Si le propriétaire ne réside pas sur place, cas le plus fréquent, il rétribue un délégué à cet effet – concierge, principal locataire – qui s’oppose physiquement à l’évacuation des meubles, tout en renseignant le propriétaire de la situation du locataire. Justice et force publique n’interviennent qu’après.

42 Car la constitution du collectif large comme tiers de confiance ne s’impose pas encore. Ainsi, dans le cas des billets endossables, la loi se contente d’imposer la « solidarité » des signataires successifs. Cela signifie que chaque signataire devra honorer l’intégralité de la dette si le signataire précédent ne l’a pas fait. Il ne s’agit donc pas ici d’une mutualisation du risque, ni d’une chaîne de confiance. L’important est qu’au moins l’une des signatures dispose aux yeux d’un bénéficiaire d’une crédibilité suffisante, inspire confiance. À ce prix, les billets traversent Paris en tous sens, à en suivre les citations en justice de paix. Leurs trajets ne peignent pas une aire d’interconfiance : ils tracent de simples enfilades de relations commerciales, dont l’une au moins est chargée de confiance.

43 L’aire de crédibilité des institutions comme tiers de confiance est d’ailleurs réduite par la peine qu’elles éprouvent à identifier hors de l’espace local, au-delà du commissaire de police du quartier (au sens administratif), ou encore en deçà des positions sociales reconnues (propriétaires, fabricants, patentés). La fréquentation des dossiers de prévenus est à cet égard instructive. Certains prévenus ont plusieurs dossiers, sous plusieurs orthographes différentes. Dénonciations, pétitions et demandes de grâce valsent de dossier en dossier au rythme des homonymies. Et le capitaine de garde nationale Robert, à La Villette, a pu dix ans faire oublier le déserteur Legénissel qu’il avait été. Les minutes de justice de paix donnent la même impression, tant les orthographes divergent d’une affaire à l’autre : on croise Hamelet orthographié Ambley…

44 Enfin, la crédibilité des institutions comme tiers de confiance est inégalement répartie. Si les ouvriers ne renoncent pas à porter en justice de paix un conflit du travail 38, ils savent néanmoins que le patron y est cru sur serment, tandis que l’ouvrier doit produire preuve. La massive absence des locataires lors des jugements pour loyers non payés sonne comme une défiance d’habitués : qu’attendre d’un juge contraint par la loi à prononcer mécaniquement l’expulsion et la saisie-exécution ? La crédibilité portée par les ouvriers aux institutions médiatrices de confiance est à la mesure de celle qu’elles leur accordent : relativement faible. Le contrôle par la proximité en est d’autant plus important pour eux : l’aire d’interconfiance potentielle se rapproche de l’aire d’intercontact physique. Il doit cependant, pour éviter la confrontation directe

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avec le contrôle par les « autorités » et autres propriétaires, s’appuyer sur des relais sociaux de confiance, à la fois contrôlants et contrôlables, intermédiaires entre proximité spatiale et distance sociale dont nous avons souligné le rôle majeur. Leurs tentatives conciliatrices durant les journées de Juin 1848, et leur présence massive dans les dossiers, s’expliquent ici encore.

La garde nationale : une tentative d’institutionnalisation du « quartier » ?

45 Le printemps 1848 a été fortement marqué par une rhétorique du rapprochement entre classes. Le mot « rapprochement » a pu y trouver une expression très spatiale, par le biais de la « connaissance » 39. Claude Antoine Buisson effectue clairement ce lien. Propriétaire, fileur/négociant en laines, il déclare : « Je ne connais Morel que depuis février, les événemens ayant rapproché tout le monde » – Morel, cambreur en guêtres militaires, réside dans la maison depuis 1845 40. Le rapprochement dû aux « événemens » amène Buisson à « connaître » celui qu’il côtoyait sans l’identifier auparavant. Le surcroît de « connaissance » de voisinage se traduit, à l’échelon d’un « quartier », par une densification du système d’interconnaissance de proximité. Ainsi faut-il lire les témoignages rassemblés autour de Molliet (document 1). Comme Buisson, Ignare, employé à l’Assemblée nationale, ne « connaissait » pas Molliet avant février, et ce sont les élections à la garde nationale qui les ont rapprochés. Les deux autres témoins de Molliet se relient également à lui par la garde nationale : elle se trouve ainsi érigée en structure produisant de l’interconnaissance, à travers même les distances sociales.

46 Ouverte à tous les citoyens par décret du gouvernement provisoire, son organisation selon un découpage territorial strict n’autorisait plus la formation de compagnies d’élite. Les élections du début avril pour désigner l’encadrement avaient été les premières à connaître le suffrage universel masculin. La comparaison entre les élections de 1846 et celles d’avril 1848 montre que l’encadrement avait parfois été bouleversé. Sur les 24 officiers élus dans la 2e compagnie (nord du faubourg Saint- Martin), neuf avaient été cadres de l’ancienne garde, dont les deux capitaines. Mais le territoire de cette compagnie ne comptait que douze officiers, sous-officiers et caporaux en 1846, dont trois seulement avaient été réélus comme officiers en 1848. Par comparaison, 1 480 gardes s’y étaient inscrits en avril 1848, et l’encadrement nouvellement élu était nombreux : 26 officiers, une cinquantaine de sergents, une centaine de caporaux.

47 Cette massive intégration dans la milice citoyenne, y compris dans les rangs des cadres, ne suffit pas à en prouver le fonctionnement. Plus probantes sont les références qu’y font les prévenus et témoins dans les dossiers, décrivant une dénonciation comme revanche des élections, rappelant la présence d’un prévenu dans les rangs de sa compagnie au 15 mai, soulignant l’exactitude de son service, mesurant à la rigueur d’une manœuvre d’exercice l’autorité du capitaine. La garde nationale a bien servi à l’identification, à la reconnaissance et au jugement durant le printemps 1848.

48 Certains ont souhaité aller plus loin, et en faire l’instrument d’un véritable rapprochement entre classes, voire d’une éducation du peuple. Une pétition de quatre gardes nationaux, en soutien au lieutenant Formage, ouvrier mécanicien à l’usine à gaz, prévenu de Juin 1848, atteste ainsi qu’« il a donné les preuves irrécusables de son

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patriotisme, et de son amour de l’ordre seul moteur nécessaire aux intérêts de l’ouvrier, dont M. Formage comprenait parfaitement les besoins ». Parallèlement, Baudoin, « membre du conseil d’administration de la Grande Montagne (mines et fonderies de zinc, plomb, fer et houille de la Grande Montagne à Liège) », précise et tempère ainsi l’abrupte pétition : « Il m’avait même demandé de prendre l’initiative d’une mesure qui aurait consisté à faire une sorte de cercle pour notre compagnie où tous les membres auraient pu se rencontrer et se moraliser les uns par les autres. Il disait que par cette espèce de fusion, les ouvriers en se frottant à des hommes bien élevés et bien intentionnés, apprendraient à apprécier leurs frères des autres classes et prendraient de meilleurs sentiments à leur égard ». Ici encore, le rapprochement, le « frottement », prennent un sens très physique, où la proximité spatiale travaille mécaniquement à la réduction des distances sociales. Que le projet n’ait pas été réalisé en indique sans doute les limites. Qu’il ait été formulé et jugé possible montre que la structure n’était pas sans fonctionner socialement, sans susciter espoirs et volontés d’être et de faire ensemble.

49 Les journées de Juin ont pu en donner l’occasion 41. Dans l’incertitude on se consulte entre voisins, on observe le comportement des gardes nationaux de connaissance. La générale a été battue, des coups de feu entendus : pour beaucoup, l’interprétation pertinente est que l’on attente à la République – c’est d’ailleurs la « première pensée » de Formage. La preuve : on a tiré sur des ouvriers, sur des « frères ». Des rumeurs circulent : « le drapeau blanc flotte sur l’assemblée nationale ». Dans le haut du faubourg du Temple, « il est de notoriété publique », affirme un juge, « que tous les habitants du quartier étaient à la barricade ». Des gardes nationaux ayant quitté leur uniforme y tiennent barricades et postes, exigent la présence de leur capitaine et le forcent à rester sur place, tout en lui laissant tenter la médiation avec un général de la ligne. On voit ainsi des hommes du quartier, usant d’une structure qu’ils sont en mesure de contrôler par la proximité, agir pour défendre la République.

NOTES

1. . Principales sources utilisées : — Les dossiers de prévenus de Juin 1848 (Service historique de l’armée de terre, série 6J), qui recouvrent deux moments bien différents. Ils racontent le temps et les actions dans les quatre journées — moments de combat, de tension forte, et de limitation des circulations par les barricades, par le front, et par les très nombreuses arrestations effectuées par les gardes nationaux dans tout Paris : un ouvrier qui circule y est alors automatiquement suspect. Par les pétitions et les témoignages, ils renvoient à une période beaucoup plus large, l’année 1848 (et parfois après).— Les dossiers de dommages de 1848, qui couvrent une période allant de février 1848 aux années 1852 et 1853 (Archives nationales, F9 1184 et suivants).— Les affaires portées en justice de paix, les conseils de famille, actes de notoriété, certificats d’identité, sont d’une autre nature : couvrant une période allant de juillet 1847 à octobre 1848, ils renvoient à des relations micro-économiques, à des relations de voisinage, à des relations de famille (Archives de Paris, D5 U1 69-70).— L’Annuaire du commerce et de l’industrie à Paris, Paris, Firmin Didot éditeur,

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1848.Démarche : Après avoir constitué un répertoire central des personnes rencontrées dans chacune des sources, nous avons recoupé et complété les données concernant chaque individu. Puis, nous avons tracé des ensembles relationnels, qui sont ensuite rapportés à chacune des situations diverses qui ont permis de les ébaucher, et aux éléments de discours et aux traces d’actions que comporte chaque situation. 2. . Serv. hist. armée de terre (Service historique de l’armée de terre), 6J 1229, dossier Renon, couvreur, 37 rue de Ménilmontant. 3. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1537, dossier François Morel, cambreur en guêtres militaires, rue du Faubourg-Saint-Denis n° 189. 4. . La coïncidence entre le découpage des compagnies et les limites administratives souffre quelques exceptions, mais le critère territorial d’affectation à une compagnie reste strict. 5. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1229, dossier Ambroise Molliet, 43 ans, né en Savoie, ébéniste/ menuisier, rue Neuve d’Angoulême n° 18 depuis le début septembre 1847, condamné en 1830 à cinq années de réclusion pour vol domestique. 6. . Serv. hist. armée de terre, 6J 10557, dossier Jean-Pierre Dewrée, 43 ans, journalier/homme de peine/garçon de recettes, 69 rue du Faubourg-du-Temple. 7. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1335, dossier Jean-Pierre Fouliade, 30 ans, épinglier, 21 rue de la Fontaine-au-Roi. 8. . Serv. hist. armée de terre, 6J 10621, dossier Eugène Percheron, 39 ans, ouvrier charron, 25 rue des Écluses-Saint-Martin. 9. . Un des signataires réside rue Saint-Louis-au-Marais : marchand de vins en gros, c’est probablement le fournisseur de Furet. Sept signataires de la seconde pétition avaient signé la première. Serv. hist. armée de terre, 6J 1331, dossier Jean-Baptiste Furet, 46 ans, marchand de vins, rue de la Fontaine-au-Roi n° 31 et 36. 10. . Serv. hist. armée de terre, 6J 2135, dossier Jean-Baptiste Romain Coqueret, 43 ans, sellier, 81 rue du Faubourg-Saint-Denis. 11. . Nous étudierons plus loin la caution qu’apporte la position sociale de celui qui a relayé la connaissance et l’information. 12. . Serv. hist. armée de terre, 6J 2272, dossier Étienne Dominique Mingueux, 24 ans, ouvrier charpentier/commis marchand, 12 rue Saint-Quentin. 13. . Serv. hist. armée de terre, 6J 10280, dossier Jean Louis Joseph Dallongeville, 51 ans, gardien de Paris, 52 rue Saint-Maur. 14. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1335, dossier Jean-Pierre Fouliade, 30 ans, épinglier, 21 rue de la Fontaine-au-Roi. 15. . Sur le rôle de la pertinence dans les processus de communication, voir Dan Sperber et Deirdre Wilson, Relevance. Communication and Cognition, Oxford, Blackwell, 1986, 279 p., traduction française La pertinence. Communication et cognition, Paris, Minuit, 1989. 16. . Voir Bescherelle, Dictionnaire national, 1840, tome 2, p. 1045, colonnes 2 et 3. 17. . Nous utiliserons à cet effet les réseaux que tracent les certificats, témoignages et pétitions des dossiers de Juin 1848, complétés par les autres sources utilisées. Pour l’essentiel, concernant cette partie : les conseils de famille et les actes de notoriété établis en justice de paix ; et les pétitions que comprennent les dossiers demandant le remboursement des dommages dus à la révolution de Février et ceux causés par les troupes marchant pour l’ordre en Juin 1848. 18. . Qui change au fil du temps. Le général Bertrand, président de la commission militaire, le général Cavaignac, plus tard le Prince-Président, sont les plus cités. 19. . En admettant que les premiers signataires ont signé peu au dessous du texte de la pétition, et les suivants à la suite. Il faut bien sûr prendre garde au fait que des signataires de fin de liste cherchent une place dans les espaces laissés libres par ceux qui précèdent ; il n’est pas toujours possible de repérer ces « désordres ».

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20. . Serv. hist. armée de terre, 6J 12187, dossier Eugène Royant, ciseleur, 18 chaussée Ménilmontant à Belleville. 21. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1346, dossier Charles Gailland. 22. . Il s’agit probablement du marchand de vin du 30 rue Bichat. 23. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1331, dossier Jean-Baptiste Furet, 46 ans, marchand de vins, rue de la Fontaine-au-Roi n° 31 et 36. 24. . Arch. nat., dossiers de dommages de Juin 1848, F9 1191 et 1192. 25. . Ajoutons qu’on le retrouve en 1851 dans une vente de biens meubles devant notaire ; Arch. nat., MC, ET/LXXXV/1035, n° 43147, 27 mai 1851, vente d’objet meubles, 317 francs. 26. . Arch. dép. Seine (Archives départementales de la Seine), D5 U1 69, 21 juillet 1847, enquête Hamelet contre Hérissé. 27. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1331, dossier Jean-Baptiste Furet, 46 ans, marchand de vins, rue de la Fontaine-au-Roi n° 31 et 36. 28. . Ainsi ce sont des boulangers ayant cessé de travailler, leurs héritiers, ou encore les repreneurs du fonds qui demandent remboursement des dettes en justice de paix. Les boulangers en exercice ne portent pas leurs propres clients devant le juge. 29. . Il en va différemment du crédit entre commerçants, qui repose sur la « monnaie de papier » endossable et escomptable (billets et effets de commerce). 30. . Voir sur ce point Laurent Clavier, « Éclats de vues, écrits de vie. Remarques sur une justice de paix et ses acteurs dans le Paris populaire vers le milieu du XIXe siècle », dans Louis Hincker [dir.], Les sources de la biographie politique. Actes de la journée d’étude organisée le 13 novembre 1999 par le Centre d’histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme, Paris, édition électronique disponible à l’adresse biosoc.univ-paris1.fr/pdf/colHinck.PDF, 2000. 31. . « Attendu que le cautionnement ne se présume pas, qu’aux termes de l’article 2015 du code civil il doit être exprès ; que le sr Sirou ne justifie pas que le sr Girardin ait répondu pour ses ouvriers qui prenaient leur nourriture chez lui », Arch. dép. Seine, D5 U1 69, 15 juin 1847, jugement Sirou/Girardin. 32. . Voir le document 3. 33. . L’achat du pain n’est cependant pas un apanage féminin, au moins durant les journées de Juin : de nombreux prévenus justifient leurs déplacements dans le quartier, voire dans Paris, par la nécessité d’aller quérir le pain qui vient à manquer. 34. . Voir plus haut la définition du quartier dans Bescherelle, Dictionnaire national, ouv. cité. 35. . Archives municipales de Paris, VD6 327, registre de certificats de vie et déclarations de domicile. Le registre ayant été égaré depuis 1997, nous n’avons pu le dépouiller plus largement. 36. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1221, dossier Claude Charbonnier, garçon de cuisine, rue du Chaudron n° 6 bis. 37. . Comme en témoigne la faible présence de décorés de la Légion d’honneur dans nos faubourgs. Ils se concentrent aux abords des grands boulevards (rues de Bondy, de Lancry, Neuve-Saint-Nicolas, premières dizaines de numéros des rues du Faubourg-Saint-Martin et du Faubourg-du-Temple), et disparaissent rapidement lorsqu’on s’avance vers les barrières. 38. . Dans les branches ne bénéficiant pas encore de juridiction prud’hommale. 39. . Évidemment, bien d’autres signes permettent de marquer la distance sociale. Nous ne retenons ici que ceux susceptibles d’expression spatiale. 40. . Serv. hist. armée de terre, 6J 1537, dossier François Morel, cambreur en guêtres militaires, rue du Faubourg-Saint-Denis n° 189. 41. . En 1871, le même mécanisme semble avoir joué, selon Jacques Rougerie (entretien privé).

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RÉSUMÉS

Par une analyse précise de réseaux relationnels reconstitués, ce travail tente d’abord de cerner la réalité géographique et sociale de ce que l’on appelle le « quartier » : – un espace aux contours fluctuants, car centré sur la proximité de chaque acteur et sur sa position sociale ; – un système ouvert, articulé et hiérarchisé d’interrelations denses, dont marchands de vins et boutiquiers forment les nœuds ; – une aire commune d’information et d’inter-confiance potentielle, qui aide à définir ce qui est pertinent, donc à établir les jugements. En un printemps 1848 mouvementé et plein d’incertitudes, les habitants des faubourgs populaires ont pu s’appuyer sur ces qualités du « quartier » pour agir, réagir et contrôler ensemble. L’analyse des réseaux relationnels éclaire ainsi le rôle du territoire dans la constitution d’un espace public.

With a precise analysis of personal contacts networks, this work first attempts to assess the social and geographic reality of what is called the “quartier” (area, neighbourhood): – a space with fluctuating boundaries, for it’s focused on the proximity of each participant and his/her social status; – a hierarchical, open and articulate network of density interrelations, with barmen and shopkeepers as connecting points; – a common space of news and potential inter-confidence, which helped to find out what was relevant and to make a judgement. The Spring of 1848 was eventful and full of doubts. People of the “faubourgs” were able to use these qualities of the neighbourhood to act, to react and to control things together. Thus, the analysis of personal contacts networks clarifies the part played by the geographical area in the making of a public space.

AUTEUR

LAURENT CLAVIER Professeur agrégé d’histoire.

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De l’histoire sociale au tournant linguistique et au-delà. Où va l’historiographie britannique ? 1 From Social History to the Linguistic Turn – and beyond. Where is British Historiography going?

Gareth Stedman Jones

1 L’histoire sociale peut être définie de maintes façons. Il peut s’agir d’un ensemble de domaines de recherche techniquement spécialisés : histoire de la population, histoire de l’alimentation, histoire de l’évolution des modes d’exploitation agricole, d’habitation ou de colonisation des territoires, histoire des convenances, de la séduction, de l’alphabétisation, du sport, etc. Mais il peut aussi s’agir d’une approche générale, une approche visant à gratter l’écorce des événements politiques pour mettre au jour une réalité au contenu notionnel plus fondamental qui sous-tendrait le développement d’un peuple, d’une culture ou d’une classe. Il va sans dire que cet essai traitera des branches techniques et spécialisées de l’histoire sociale puisque celles-ci ont contribué de façon considérable au prestige et au sens de l’innovation qu’on associe à l’histoire sociale britannique entre 1945 et 1975. Mais c’est l’histoire sociale dans sa seconde acception qui fera ici l’objet de la plus grande attention. Le présent article examinera en premier lieu l’émergence et le triomphe d’une manière d’être et d’agir, d’un ensemble d’opinions et d’hypothèses déjà importantes dans la façon d’écrire l’histoire britannique depuis le XIXe siècle, mais qui devinrent prépondérantes au cours des trois décennies suivant la Seconde guerre mondiale. L’article examinera ensuite le rôle du tournant linguistique dans le déclin et le remplacement de cet ensemble de comportements. Pour finir, certaines des approches les plus intéressantes qui se sont substituées à l’histoire sociale seront brièvement évoquées ici.

2 Je tâcherai également de démontrer que le tournant linguistique n’est en aucun cas le seul changement majeur d’orientation qui se soit produit dans l’historiographie britannique de ces vingt dernières années, mais que son importance a été considérablement renforcée par des changements parallèles survenus dans les diverses

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façons d’appréhender l’histoire économique de la Grande-Bretagne. De profondes mutations dans ces deux domaines ont amené les spécialistes à concentrer leur attention sur l’histoire à long terme de l’État britannique, tant dans sa dimension nationale qu’impériale, inversant ainsi une tendance historiographique qui remontait au XIXe siècle.

3 La réputation internationale de l’histoire sociale britannique vient de ce qu’on a pu voir en elle un ensemble spécifique de préoccupations qui s’est mis en place dans les années 1960 et 1970. Mais à l’époque, ce qui semblait converger c’était un certain nombre de domaines de recherche et d’angles d’approche de provenances très diverses et d’intérêt fort variable. Certains d’entre eux étaient réellement novateurs, souvent inspirés de fraîche date des modèles européens ou nord-américains. D’autres en revanche, en particulier les plus controversés et les plus séduisants, étaient profondément ancrés dans un socle de présupposés culturels dont les fondements remontaient au début du XIXe siècle. Si les divers arguments à propos du tournant linguistique donnèrent lieu à tant de débats enflammés et bien souvent embrouillés au cours des années 1980 et 1990, c’est parce qu’ils mettaient en évidence la fragilité de certains des présupposés qui avaient assuré la cohésion de l’histoire sociale depuis les années 1950. Qui plus est, ces arguments mettaient en exergue la nécessité d’un changement radical de perspective : il s’agissait non seulement d’envisager une nouvelle façon d’écrire l’histoire mais aussi, plus spécifiquement, de réfléchir plus spécifiquement à l’histoire britannique et à sa place dans l’évolution du monde.

4 Je me propose de commencer par énumérer quelques-unes des sources et composantes les plus neuves de ce qu’on en vint à définir comme l’histoire sociale dans les années 1960. En premier lieu apparut, dans certains domaines rattachés à l’histoire, un intérêt modéré mais croissant pour les approches françaises de l’histoire sociale, en particulier celle de l’école des Annales. Les historiens groupés autour de la revue Past and Present – qu’ils fussent marxistes, comme Eric J. Hobsbawm et Rodney H. Hilton, ou non, comme John H. Elliott et Hugh Trevor-Roper –, adhéraient à la critique de « l’histoire événementielle » 2 développée dans les Annales et à l’idée de « longue durée »3 avancée par Braudel. Les Annales eurent une influence toute particulière sur les approches concernant le début de l’époque moderne et suscitèrent un débat nourri sur la nature des révolutions qui eurent lieu au milieu du XVIIe siècle en tant que résultats présumés d’une « crise générale » 4. Dans le même temps, d’autres spécialistes du début de l’époque moderne comme Keith V. Thomas, Peter Burke, Robert W. Scribner, Stuart Clark ou David Wootton, s’inspirant de sources aussi diverses que les œuvres de Norbert Elias, de Philippe Ariès ou d’Edward Evans-Pritchard, mirent en place des approches novatrices de ce que les historiens des Annales appelaient les « mentalités » 5. Les écrits de ces spécialistes faisaient écho aux préoccupations de Lucien Febvre, Jacques Le Goff et Emmanuel Le Roy Ladurie. La plus célèbre et la plus pionnière de ces études, Religion and the Decline of Magic de Keith V. Thomas, fut l’une des premières à employer les observations et les techniques de l’anthropologie sociale dans le cadre d’un vaste débat sur le passage du monde pré-moderne au monde moderne 6.

5 En histoire moderne et contemporaine, l’innovation fut en grande partie le fruit d’une convergence d’intérêts inhabituelle entre historiens et sociologues. Ce fut Edward H. Carr qui donna le ton dans ses célèbres conférences regroupées dans What is History ? qui, en 1961, exprimaient son aspiration à une union de l’histoire et de la sociologie 7. Cet intérêt commun fut en partie suscité par les programmes de recherche en

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administration sociale et en sociologie mis en place à la London School of Economics and Political Science, ainsi que par les interrogations autour du développement de l’État- providence après 1945. Dans le domaine de l’administration sociale, Richard M. Titmuss, Brian Abel-Smith et Peter Townsend étudièrent les conséquences de la politique sociale sur la santé et sur la configuration des classes dans la société contemporaine, sur l’aménagement urbain et sur la mobilité sociale ou scolaire, ou encore sur la vie des personnes âgées. En matière de sociologie, les travaux de David Lockwood et John H. Goldthorpe présentèrent un intérêt tout particulier pour les spécialistes d’histoire contemporaine, notamment parce qu’ils faisaient la distinction entre une classe ouvrière « traditionnelle » et une « nouvelle classe ouvrière », moins déférente, plus déterminée, dans la Grande-Bretagne industrielle moderne 8. Sur un plan plus théorique, les implications historiques des distinctions entre classe, statut et pouvoir avancées par Max Weber suscitèrent elles aussi de larges débats 9. Des spécialistes de la révolution du XVIIe siècle, de la structure sociale au XVIIIe siècle et de la Grande-Bretagne urbaine du XIXe siècle, parmi lesquels Lawrence Stone, Harold J. Perkin, Asa Briggs et Harold J. Dyos, démontrèrent l’intérêt qu’il y avait à adopter une approche s’appuyant sur les sciences humaines, que ce fût pour réexaminer d’anciennes questions historiques (comme l’étude comparative des révolutions) ou pour défricher de nouveaux champs de recherche (comme l’histoire urbaine, la structuration de la société en classes, les phénomènes migratoires) 10.

6 Les techniques statistiques commencèrent également à être appliquées de façon systématique à l’étude de la population et au domaine de l’histoire économique : Phyllis Deane et son étude quantitative de la croissance économique britannique de 1688 à la fin des années 1950, menée au Département d’Économie Appliquée de l’Université de Cambridge, en est un exemple 11. De fait, dans la seconde moitié du XXe siècle, la réussite la plus brillante et la plus durable de la recherche en histoire sociale britannique fut à maints égards la reconstitution par le Cambridge Group for the History of Population and Social Structure (Edward A. Wrigley, Roger S. Schofield) de l’histoire de la population britannique depuis le XVIe siècle, mettant pour ce faire à contribution des groupes de volontaires locaux afin qu’ils examinent les registres de leur paroisse, et employant une technique de calcul rétrospectif. Ces travaux s’inspiraient principalement de la tradition en recherche démographique introduite par David Glass à la London School of Economics. Mais ils furent également stimulés par la familiarisation avec les nouvelles techniques de reconstitution démographique que l’on associe aux recherches franco- suisses sur les cohortes et les cycles démographiques longs. Qui plus est, le Groupe de Cambridge fondé par Peter Laslett fut également associé à des approches radicalement neuves de la structure sociale et de la famille du début de l’époque moderne. Parmi les travaux du groupe, deux des plus controversés furent menés par Peter Laslett et Alan MacFarlane : dans The World We Have Lost, le premier défendait l’idée selon laquelle la société anglaise du XVIIe siècle ne comportait qu’une seule classe ; le second insistait sur le caractère unique de l’individualisme anglais qui, selon lui, était au cœur du système juridique et de la structure familiale depuis les premiers temps de l’époque médiévale 12.

7 La plus récente – et dans une certaine mesure la plus importante – des sources d’inspiration de l’histoire sociale des années 1960 et 1970 est le groupe d’historiens qui fonda la revue Past and Present en 1952. Ces brillants historiens étaient pour la plupart membres ou ex-membres du Communist Party Historians’ Group, issu de la stratégie de

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Front Populaire du parti, et qui, à l’origine, avait été formé pour développer les idées avancées par Arthur L. Morton dans A People’s History of England, ouvrage publié en 1938 13. Outre Eric J. Hosbawm et Rodney H. Hilton, le groupe était constitué de Christopher Hill, Joan Thirsk, Victor G. Kiernan, Raphael Samuel et Edward P. Thompson.

8 Ce groupe d’historiens anglo-marxistes survécut non seulement à la crise qui secoua tous les partis communistes en 1956, mais en sortit considérablement renforcé. Selon Thompson, ils fondaient leur démarche intellectuelle sur l’acceptation globale de la notion de « détermination de la conscience par l’existence sociale » 14. Mais le groupe en tant que tel ne pratiquait pas un marxisme dur. Alors que ses membres s’en étaient d’abord tenus à des figures imposées du marxisme en débattant de la transition du féodalisme au capitalisme, après 1956 ils se contentèrent de mêler un marxisme mesuré à des idées d’inspiration sociologique et anthropologique. Leur principal centre d’intérêt n’était pas l’affrontement typiquement marxiste entre « forces » et « rapports de production », mais la formation des classes, la lutte des classes et les périodes de révolte ou de révolution. En élargissant leurs horizons intellectuels et politiques, d’anciens membres de ce groupe furent donc à l’origine de la majeure partie du nouveau programme d’histoire sociale qui devint prépondérant à partir des années 1960. Les années qui suivirent 1956 virent la publication d’ouvrages tels que Bond Men Made Free de Rodney Hilton, Puritanism and Revolution et Milton de Christopher Hill, ou encore Primitive Rebels et Industry and Empire d’Eric Hobsbawm 15. Par le biais des travaux de Richard C. Cobb et de George F. E. Rudé, Past and Present fit également mieux connaître au monde anglophone les historiens français Georges Lefebvre et Albert Soboul, qui étaient à l’époque les principaux spécialistes de la Révolution, ainsi que les travaux d’Ernest Labrousse et de ses disciples sur les formes préindustrielles et industrielles de crise économique 16.

9 La réussite de l’histoire sociale entre 1945 et 1975 fut le résultat d’un mélange instable et parfois improbable d’éléments anciens et nouveaux rattachés pour un temps les uns aux autres, mais qui avaient en réalité des orientations divergentes. L’œuvre du Groupe de Cambridge réuni autour de Laslett avait peu en commun avec celle des historiens anglo-marxistes gravitant autour de Past and Present et avec le mouvement du History Workshop qui vit le jour à Ruskin College à Oxford sous l’égide de Raphael Samuel 17. Tandis que le Groupe de Cambridge se prévalait de son positivisme et de son éradication du dogmatisme, certains parmi les représentants les plus influents de l’anglo-marxisme inclinaient au moralisme et au romantisme. C’était notamment le cas de Raymond Williams et d’Edward Thompson qui publièrent respectivement les ouvrages de référence Culture and Society 1780-1950 en 1958 et The Making of the English Working Class en 1963 18. Leur réflexion mêlait de façon toute personnelle le marxisme et la critique littéraire telle qu’ils l’avaient apprise à Cambridge. Dans les années 1940, les deux hommes avaient été tout autant influencés par la philosophie morale et la critique littéraire pratiquées par F. R. Leavis que par Karl Marx et le communisme 19. Leurs écrits furent en grande partie à l’origine de l’anti-capitalisme romantique adopté par la Nouvelle gauche anglaise à ses débuts, et devaient par la suite devenir une source d’inspiration fertile pour toute une génération de spécialistes d’histoire sociale.

10 Si les travaux de Thompson et de Williams eurent une telle influence à partir des années 1960, c’est principalement parce que leurs écrits représentaient le renouveau d’une tradition socio-historique plus ancienne qui était déjà profondément ancrée dans

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l’imaginaire historique propre aux Britanniques. Cette tradition remontait, à tout le moins, à l’ouvrage d’Arnold Toynbee publié en 1884, Lectures on the Industrial Revolution in England, et sans doute même à ceux de Thomas Carlyle publiés dans les années 1830 et 1840, tel The French Revolution : A History, Chartism ou encore Past and Present 20. Là s’affirmait l’idée que le contexte qui influait de façon fondamentale sur le déroulement des événements politiques les plus visibles et qui façonnait la lutte des idées n’était autre que le social. Ce n’était pas là une invention de Marx, et celui-ci n’était pas le seul à y croire. Ces arguments pouvaient remonter aux premiers temps des Lumières françaises ou écossaises, voire à la tradition de la loi naturelle qui les avait précédés. Mais c’est à l’épreuve de la Révolution française, à la fin du XVIIIe siècle, qu’ils acquirent une cohérence toute particulière.

11 À partir du 9 Thermidor an II, l’incapacité de la Révolution à se faire entendre sans effusion de sang et son échec à gagner le cœur et la raison d’une grande partie du peuple français renforça la conviction que les seuls moyens politiques ne suffiraient pas à y mettre efficacement un terme. Il fallait qu’un réel changement s’opère dans les comportements et les croyances du peuple. Pour que la révolution s’installât dans la durée, il fallait que le contrôle des esprits exercé par l’Église catholique fût remplacé, que ce fût par un nouveau « pouvoir spirituel » 21 (cf. Le Nouveau Christianisme du comte de Saint-Simon, ou l’« Évangile du Travail » selon Carlyle 22), par une laïcisation de l’éducation et des processus de raisonnement (Idéologie, benthamisme) ou par une « science sociale » nouvelle (cf. Robert Owen, Charles Fourier). La politique était reléguée à l’arrière-plan, considérée comme un phénomène de second ordre. La primauté était accordée au contexte social, que celui-ci se définît en termes de mentalités (religion, superstition) ou de pratiques quotidiennes (comportement dans la sphère privée/familiale ou économique). Rares sont ceux qui, comme Marx, allèrent jusqu’à soutenir que c’était dans le développement de l’économie que l’on trouverait la clé de ces changements. La plupart, à l’instar de Carlyle et des « socialistes utopistes », étaient convaincus que les comportements d’un peuple ou d’une civilisation étaient inscrits au plus profond de ses croyances religieuses ou philosophiques. Néanmoins, on croyait volontiers qu’il existait une affinité élective entre pensée religieuse et comportement économique. D’un côté on pouvait observer l’individualisme, le rationalisme, l’esprit de concurrence et les affaires florissantes des Protestants et des Juifs ; de l’autre, le corporatisme catholique, la religion révélée et l’acceptation des hiérarchies et des obligations traditionnelles. Carlyle, s’appuyant sur ces hypothèses (qu’il tirait en partie de ses échanges avec les saint-simoniens), décrivit la Révolution française comme la conséquence de la décadence de l’aristocratie et de la perte de la foi religieuse 23. Il dépeignit le « chartisme » et la « Condition anglaise » dans les années 1840 comme le fruit d’une crise d’autorité de même nature. La foi était devenue machinale ; les dirigeants faisaient défaut, que ce soit dans l’aristocratie terrienne ou parmi les nouveaux capitaines d’industrie. En lieu et place, l’économie politique avait réduit toute richesse et toute diversité qualitatives de la vie au néant du « cash nexus », du lien social fondé sur l’argent 24.

12 Carlyle influença profondément l’imaginaire littéraire de l’Angleterre victorienne, de Charles Dickens à Friedrich Engels en passant par George Eliot, John Ruskin et William Morris. C’est également lui qui inspira la première école d’histoire sociale, celle qui vit le jour dans les années 1880 avec les travaux d’Arnold Toynbee. Ce dernier devint célèbre pour avoir introduit la notion de « révolution industrielle » au sein du débat anglais et pour avoir défini les termes d’une controverse dont les écrits d’Hobsbawm et

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de Thompson débattaient encore 80 ans plus tard. Son ouvrage paru en 1884, Lectures on the Industrial Revolution, était un chef-d’œuvre éclectique qui empruntait tout autant à Carlyle qu’à Marx et à la pensée de la Charity Organisation Society. Fait particulièrement surprenant, dans son exposé sur la révolution industrielle Toynbee ne fit aucune allusion aux répercussions de la Révolution française en Angleterre. Il laissa de côté la répression politique, le climat de terreur sociale, la propagation de notions évangéliques d’expiation, les pressions en faveur de l’abolition de la Poor Law et la progression de la doctrine démographique de Malthus. Les effets néfastes de la guerre, ceux du chômage qui accompagna la démobilisation et la déflation, la crispation des attitudes envers les déshérités, tout cela était traité comme faisant partie de la révolution industrielle – et considéré comme un phénomène purement social. Selon Toynbee, à l’exception des célèbres inventions de Richard Arkwright et de James Watt, « l’essence de la révolution industrielle fut le remplacement par la concurrence des réglementations médiévales qui avaient jusqu’alors régi la production et la distribution des richesses » 25. En d’autres termes, Toynbee s’appuyait sur ce que Carlyle avait décrit comme la substitution du « cash nexus » au « lien humain » et la « fin des rapports séculaires entre maîtres et serviteurs » 26, mais il ramenait ce changement aux années 1760 et 1770, à l’époque des écrits d’Adam Smith et des inventions de Watt. L’historien dissociait le changement économique et social du contexte politique mouvant dans lequel il se produisait. En ce sens, c’est lui qui fournit à George M. Trevelyan l’idée de départ pour la définition que celui-ci donnerait plus tard de l’histoire sociale : « l’histoire privée de sa dimension politique » 27. Pour être plus précis, en combinant « révolution industrielle » et doctrine du laisser-faire, Toynbee en fit un deus ex machina contre-nature, responsable à lui seul ou presque de la laideur et de la pauvreté de la Grande-Bretagne industrielle.

13 Toynbee traça ainsi les grandes lignes d’un récit qui continua à avoir une influence prépondérante sur les diverses conceptions de l’histoire de la Grande-Bretagne contemporaine pratiquement tout au long du XXe siècle. Sans jamais être profondément modifié, ce récit fut nuancé par des débats entre « optimistes » et « pessimistes » à propos des effets de la révolution industrielle sur le niveau de vie des classes ouvrières. Les « optimistes », tels que Sir John H. Clapham, Thomas S. Ashton et Ronald M. Hartwell, insistaient sur le caractère progressif des changements imputés par Toynbee à l’industrialisation et à la prospérité croissante des ouvriers, rendue visible par l’évolution des salaires réels. Mais ils ne remettaient pas en question l’idée qu’on puisse dissocier le socio-économique de l’histoire politique de la Grande-Bretagne contemporaine. Les historiens de gauche adhéraient volontiers à un tel protocole, d’une part parce que cela permettait à Marx de revenir mettre son grain de sel dans des débats historiques respectables, et d’autre part parce qu’ils étaient convaincus que la politique de l’époque dissimulait des tensions sociales sous-jacentes et plus fondamentales. L’opinion de Mark Hovell, premier historien spécialiste du chartisme, est typique de cette approche : selon lui, il était impossible que les chartistes aient réellement cru qu’ils pourraient atteindre leurs objectifs au moyen de « simples améliorations de l’appareil politique » ; de ce fait, le chartisme n’était autre qu’« une contestation du système en place […] un refus passionné » 28.

14 Les historiens anglo-marxistes acceptaient dans les grandes lignes le récit établi par Toynbee et enrichi au cours de l’entre-deux-guerres par John L. et Barbara Hammond, mais ils y ajoutèrent un compte-rendu plus dynamique de la résistance populaire 29. Certains membres du Groupe de Cambridge avaient été incités à déceler des traces de la

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lutte des classes dans les traditions et les spécificités régionales ; et cette tâche avait été facilitée par les continuités, réelles ou imaginées, entre le monde du socialisme/ communisme britannique et la tradition protestante de dissidence libérale ou radicale qui l’avait précédé, et dont un certain nombre de ces grands historiens étaient issus.

15 Il existait une seconde continuité majeure entre la tradition protestante et l’histoire anglo-marxiste qui lui succéda. Dès le Book of Martyrs de John Foxe au XVIe siècle, l’histoire vue par Whigs et les Protestants avait érigé l’histoire de l’Angleterre en récit exemplaire 30. Cette approche perdura en des termes moins religieux. Dans les années 1960, Hill, Thompson et Hobsbawm proposèrent à travers leur histoire sociale une nouvelle version de ce récit exemplaire. Ils le faisaient débuter à la révolution du XVIIe siècle, résister aux assauts du capitalisme industriel du XIXe siècle jusqu’à la « formation de la classe ouvrière », et se clore sur le XXe siècle avec sa « marche en avant des travailleurs » vers un État social-démocrate 31.

16 La filiation reliant l’histoire sociale de Carlyle à celle de Toynbee eut son importance d’abord parce que, comme on le constate aujourd’hui, la génération d’historiens de cette discipline à laquelle appartenaient Hobsbawm et Thompson s’appuyait effectivement sur une tradition déjà existante. Mais elle eut également son importance à plus grande échelle car, des années 1890 jusqu’aux années 1980, la peinture de l’histoire britannique qu’offrit cette discipline vint renforcer une philosophie résolument anti-industrielle qui comptait des partisans sur tout l’échiquier politique et ne laissait pas insensible la classe politique dans son ensemble. Cette tradition historique modela notamment jusque dans les années 1970 une pensée travailliste qui alliait l’engagement en faveur de la collectivisation des moyens de production à un respect pour les institutions monarchiques et aristocratiques presque aussi marqué que celui d’Edmund Burke. Entre les années 1880 et les années 1980, la tradition travailliste en Grande-Bretagne se présenta non pas comme une forme de républicanisme, mais comme une alternative à celui-ci. Elle renforça l’idéalisation de la campagne et de ses petites villes chez les conservateurs. En réalité, seuls les hommes d’affaires et ceux qu’à ses débuts Margaret Thatcher désignait comme étant dignes de respect – les gens modestes mais qui savaient faire des économies et « ne compter que sur eux-mêmes » – étaient exclus de ce large consensus qui réunissait tout à la fois le clergé, la monarchie, les propriétaires terriens, les professions libérales mais aussi les syndicats et les communistes. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que les historiens prêtèrent attention à ce déséquilibre et commencèrent à y voir une part de responsabilité dans le déclin de « l’esprit industriel » britannique 32. Le thatchérisme annonça l’avènement d’une politique nouvelle ; mais aussi il rendit nécessaire un changement d’approche dans l’étude de l’histoire britannique.

17 Ayant donné un aperçu détaillé du type d’histoire sociale qui a prospéré jusque dans les années 1980, il me faut toutefois préciser que cette pratique de l’histoire était très diverse et que, de ce fait, elle ne fut pas uniformément atteinte par la concurrence qu’une lecture sémiotique vint lui imposer. Mais j’ai également souligné, par ailleurs, les liens étroits qui unissaient entre elles un grand nombre des hypothèses de la tradition de critique historique et littéraire allant de Thomas Carlyle et Arnold Toynbee jusqu’aux historiens anticapitalistes romantiques et aux anglo-marxistes des années 1960 et 1970, tradition qui, déjà influente, devint prépondérante à partir de 1960. Le « tournant linguistique » auquel je fus associé avec quelques autres dès le début des années 1980, bien qu’il représentât le défi le plus manifeste à l’application de ce type

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d’histoire sociale en Grande-Bretagne, ne fut qu’une attaque parmi d’autres contre le paradigme dominant.

18 Le vaste débat qui s’instaura entre les historiens au sujet du tournant linguistique lui- même dans les années 1980 et 1990 fut passablement confus. J’ai une petite part de responsabilité dans cette confusion. En effet, dans Languages of Class paru en 1983, je présentai tout d’abord un certain aspect du tournant linguistique en faisant référence à la « grande importance des travaux de Saussure », mais ensuite, quelques lignes plus bas, j’évoquai une « conception non-référentielle du langage » 33. À la vérité, je n’étais pas encore sûr à ce moment-là des conséquences que pourrait entraîner, à terme, l’adoption d’une approche sémiotique. Je me demandais notamment dans quelle mesure une approche sémiotique du langage était compatible avec l’exercice de la profession d’historien ; et, tout comme la plupart des autres participants au débat à l’époque, je présumais que j’étais face à un choix dogmatique entre deux approches qui s’excluaient mutuellement. La tentative que je fis pour laisser cette question ouverte ne fut pas concluante : évoquer la grande importance de Ferdinand de Saussure sous- entendait l’existence d’une sémiotique qui concèderait à la référentialité une certaine rémanence ; parler d’une « conception non-référentielle du langage », en revanche, sous-entendait l’adhésion à un système inspiré de Jacques Derrida, celui d’une mise en abyme de l’auto-référentialité où nulle place n’était laissée au hors-texte 34.

19 Bien que je croie possible et parfois même instructif pour l’historien d’appliquer les techniques déconstructrices de Jacques Derrida à l’analyse des textes, je suis à présent convaincu qu’une adhésion totale et sans réserve à la démarche de celui-ci est incompatible avec l’exercice de la profession d’historien. Saussure partait du principe que le langage précède le monde et que, par conséquent, c’est lui qui construit le monde en le rendant intelligible par le biais de ses propres règles de sens. Puisque ces règles relèvent d’une convention, elles diffèrent selon les communautés linguistiques. Cela signifie que même si les signes restent référentiels, il n’existe aucun moyen extra- discursif d’accéder au signifié.

20 Si cette approche saussurienne permet peut-être de ne pas croire, de façon naïvement positiviste, l’historien capable de reconstituer un passé pré-discursif ou extra-discursif transparent wie es eigentlich gewesen war 35, elle n’handicape en rien la recherche proprement dite de l’historien. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’elle la consolide. Car ce qui est mis en exergue dans cette approche, c’est le fait que l’utilisation historique de documents dans le but de déterminer les composantes d’un événement donné ou d’une certaine séquence d’événements suppose une connaissance approfondie des conventions linguistiques en vigueur dans lesdits documents.

21 Derrida critique l’approche de Saussure, l’attribuant à une « allégeance nostalgique au signifié transcendantal », c’est-à-dire à l’idée d’un concept qui existerait indépendamment de son signifiant 36. En éliminant toute idée d’une rémanence de la référentialité, le philosophe efface toute distinction entre texte littéraire et document historique. C’est cette démarche qu’il faut contester, ou mieux, reformuler. Certes, les archives que l’historien examine ne sont pas moins pétries de leurs propriétés linguistiques que le texte littéraire. Mais les historiens et les spécialistes de littérature n’abordent pas leurs textes avec les mêmes interrogations ; comme Martin Jay l’a si bien exprimé, « ce n’est pas parce que certaines formes sociales peuvent être lues comme s’il s’agissait de langage qu’on doit supposer que leur être se résume à leur essence linguistique » 37.

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22 Le spécialiste de littérature peut considérer l’existence d’un texte comme un fait établi et, partant, y pratiquer une analyse déconstructrice. La question de la référentialité n’a nul besoin d’être soulevée. Il n’y a aucune raison d’aller au-delà du texte. L’historien, lui, n’a pas cette possibilité. L’historien qui cherche à reconstituer les composantes d’un événement ou à rattacher un texte à un contexte ne peut le faire sans garder implicitement la référence à l’esprit, même s’il va de soi que la référence n’existe jamais que lestée de discours, comme l’indique Saussure. Puisque l’accès au passé ne peut se faire que par l’intermédiaire des textes, cela signifie, concrètement, qu’il est légitime de lire les textes comme des documents, comme des sources d’information non seulement constitutives mais aussi explicatives de réalités historiques passées. Le tournant linguistique a certes permis de remettre en cause de façon aussi forte que positive les pratiques jusqu’alors adoptées par les historiens, mais il ne faut pas être grand clerc pour saisir le ridicule d’une approche qui nous contraindrait à n’employer qu’un seul et même ensemble de procédés critiques afin d’analyser les cercles d’un tronc d’arbre ou le Domesday Book d’une part, Tristram Shandy ou Finnegan’s Wake de l’autre.

23 D’un point de vue formel, les sempiternels débats enflammés qui ne cessèrent d’opposer interprétation sociale et interprétation linguistique entre 1983 et la première moitié des années 1990 ne semblent pas avoir fait beaucoup évoluer l’opinion des historiens. Leur pratique, en revanche, a beaucoup changé. D’une manière générale, ils ont opté pour une forme d’éclectisme tout à fait défendable, adoptant pour une bonne part les hypothèses et les procédés de l’approche discursive et même, lorsque c’est approprié, les techniques de la déconstruction, sans toutefois se sentir contraints d’abandonner toute idée de référentialité. Dans les faits, ils en sont venus à adopter une position similaire à celle que j’ai décrite plus haut. En d’autres termes, ils se sont ralliés à l’idée selon laquelle les textes peuvent tout à la fois être soumis à une analyse sémiotique visant à expliquer comment ils construisent du sens, et être utilisés de façon descriptive en tant que sources d’information. Comme l’explique Roger Chartier, il y a une distinction irréductible entre « la logique logocentrique et herméneutique qui préside à la production du discours […] et la logique pratique qui régit les comportements définissant identités et relations sociales » 38.

24 En ce qui concerne la question qui fut à l’origine du débat, c’est-à-dire le choix entre une approche sociale et une approche discursive de la notion de classe sociale, l’issue est relativement claire. Pour les spécialistes d’histoire contemporaine tout au moins, la notion de classe n’est plus considérée comme une réalité fondatrice mais comme un artefact du discours, position qui a mis un terme à l’hégémonie de l’approche anglo- marxiste de l’histoire ouvrière et sociale 39. En lieu et place, une analyse des pratiques politiques du peuple a vu le jour, de plus en plus fine, de plus en plus diversifiée. Ma première analyse du chartisme comportait entre autres défauts celui de ne pas avoir exploré les relations entre l’objectif et les activités des organisations politiques officielles d’une part – discours en tribune, résolutions et pétitions, journaux de partis – et les croyances et aspirations des populations locales d’autre part.

25 À cet égard, l’impact de ce que l’on a baptisé le « tournant culturel » a été tout aussi conséquent que celui de l’adoption progressive d’une approche discursive. Il découle en partie des premiers échanges qui eurent lieu entre les historiens et les anthropologues réunis autour de la revue Past and Present à la fin des années 1950 : on pense par exemple aux travaux de Max Gluckman sur le conflit et les rituels de réconciliation, ou

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encore à Keith V. Thomas qui reprit les travaux d’Evans-Pritchard sur la sorcellerie chez les Zandé. D’autres sources d’inspiration vinrent s’y ajouter dans les années 1960 et 1970 : Purity and Danger : Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo de Mary Douglas, les travaux de Mikhaïl Bakhtine sur le carnaval, Cheese and the Worms : The Cosmos of a Sixteenth-Century Miller 40de Carlo Ginzburg, le combat de coqs balinais analysé par Clifford Geertz. Ainsi, dès les années 1970, l’utilisation des observations anthropologiques par les historiens – notamment chez Edward P. Thompson, Natalie Davis, Robert Darnton, Peter Burke et d’autres encore – était en passe de devenir un procédé répandu. Traiter les pratiques culturelles en tant que textes participant d’un système de signification public et partagé permit des rapprochements significatifs avec une approche discursive, mais c’est parmi les médiévistes et les spécialistes du début de l’époque moderne que l’impact du tournant culturel fut le plus conséquent, puisque ceux-ci étaient confrontés à la nécessité d’examiner et d’expliquer des processus de production culturelle dans des systèmes culturels où la capacité de lire et écrire était plutôt l’exception que la règle 41.

26 Chez les dix-neuvièmistes, l’incidence de ce tournant devait se faire sentir dans les travaux sur la relation entre les formes officielles et les formes officieuses des pratiques politiques du peuple dans certaines régions. L’une des réussites de l’ouvrage publié par Patrick Joyce en 1992, Visions of the People, fut de démontrer l’influence des traditions sur le lieu de travail, de même que celle du dialecte et de la culture orale. L’étude mettait également en évidence la pression normative, souvent efficace, exercée par les travailleurs ou la communauté sur les pratiques locales à travers, par exemple, les représentations populaires du « bon employeur » ou, dans la sphère politique, la construction de l’image de Gladstone en tant que « the people’s William » (le « William du peuple ») 42. James Vernon, dans son ouvrage de 1993 intitulé Politics and the People, raconte de façon déconcertante et saisissante comment fut de plus en plus marginalisée la « politique populaire » exubérante et parfois violente menée par ceux qui ne disposaient pas du droit de vote. Il s’étend longuement sur le poids considérable, bien que déclinant, d’une politique symbolique et théâtrale de l’espace public, sur les rituels de présentation des candidats lors des campagnes électorales et sur l’efficacité de « l’accord d’exclusivité » (qui consistait à n’accorder sa clientèle qu’aux établissements commerciaux qui soutenaient publiquement tel candidat aux élections), système qui permettait aux exclus du droit de vote d’exercer une certaine influence sur un électorat majoritairement implanté dans les petites villes et constitué de commerçants. Ces pratiques et le pouvoir brutal qu’elles conféraient à la rue s’amoindrirent peu à peu avec l’apparition du vote à bulletin secret en 1870 et la limitation des « pratiques de corruption », mais perdurèrent tout de même jusqu’en 1914 dans certaines régions 43.

27 Dans son ouvrage intitulé Speaking for the People (1998), Jon Lawrence analyse de façon extrêmement fine combien il était important de faire une distinction de type situationnel entre les différentes formes de discours politique. Il démontre qu’il est essentiel de se démarquer du recours fréquent aux clivages binaires du type élites/ plèbe, officiel/populaire, histoire par en haut/histoire par en bas, clivages qui furent très prisés dans les années 1970 dans la foulée des travaux de Bakhtine, Ginzburg, E. P. Thompson, Peter Burke et d’autres. Lawrence examine les relations entre les militants locaux et ceux qu’ils cherchaient à représenter au cours des années précédant 1914. Il se débarrasse en grande partie du moralisme avec lequel on glorifiait encore ceux qui n’étaient pas représentés aux dépens des représentants et des militants des différents partis. La distinction qu’il établit entre « formes officielles » et « formes

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officieuses » de la pratique politique du peuple est présentée non pas comme une distinction entre types de politique, mais entre situations politiques. À l’inverse de Patrick Joyce qui dépeignait de façon par trop cohérente les représentations politiques populaires, qu’il tentait ensuite de rattacher soit à une « conscience de classe » soit à une « idéologie populiste », Lawrence met en évidence les ambiguïtés et les contradictions inhérentes aux perceptions populaires de l’ordre social. Il cite l’intéressante étude de Janet Toole qui décrit comment, dans le cadre du mouvement abolitionniste qui secoua le Lancashire, les syndicalistes locaux allièrent une condamnation philanthropique et progressiste de l’esclavage en tant que fléau moral à une critique relevant plus d’une conscience de classe en ce qu’elle mettait sur le même plan les ouvriers d’usines et les esclaves des plantations comme victimes de la cupidité des magnats du coton du Lancashire. Le but de cet exemple n’est pas tant de souligner l’incohérence de la « politique populaire » que de mettre en relief le clivage situationnel entre la politique des organisations, plus formalisée et davantage liée à un programme, et les mouvements issus des discours politiques, qui gravitent autour des pratiques de la vie quotidienne (loisirs ou activités professionnelles, par exemple) et qui n’en demeurent peut-être pas moins politiques même si leur dépendance à un système est bien moindre 44.

28 La concordance, la discordance ou la rupture des liens entre la politique régie par des règles et les langages politiques moins formalisés de la vie quotidienne furent bien souvent suffisamment importantes pour influer sur l’évolution de la politique à l’échelle nationale. Les tactiques peu scrupuleuses et les stratagèmes manipulateurs employés au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle par les responsables locaux, Whigs aussi bien que Tories, léguèrent une méfiance persistante à l’égard des partis politiques en place. C’est une méfiance de cet ordre qui engendra et soutint le radicalisme en tant que force politique indépendante durant la plus grande partie du XIXe siècle, et qui contribua à nourrir la croissance des politiques travaillistes dans les dernières années de l’ère victorienne et durant le règne d’Édouard VII. À l’inverse, ce sont les liens établis entre le libéralisme de Gladstone et les valeurs d’autonomie, d’indépendance et de virilité tant vantées dans les pratiques politiques du peuple qui donnèrent lieu à l’efflorescence du libéralisme populaire au milieu de l’ère victorienne 45.

29 Tandis que disparaissent les hypothèses stéréotypées sur les classes sociales, l’étude des discours informels propres à la « politique populaire » contribue également à démontrer l’importance – parfois même le rôle essentiel – des sexes dans les succès électoraux des principaux partis. Dans son ouvrage traitant du système de rationnement qui fut établi après la Seconde Guerre mondiale, Ina Zweiniger- Bargielowska, s’appuyant sur les observations de Carolyn Steedman, a montré comment les rigueurs de la période d’austérité, et en particulier le système de rationnement, avaient été imposées aux femmes de façon démesurée par le gouvernement travailliste. Celui-ci renforçait l’injustice en donnant la priorité à la distribution gratuite de lait aux écoliers sur les « robes de fantaisie » de leur mère. On comprend mieux pourquoi une telle proportion de femmes se retournèrent contre le Parti Travailliste lors des élections législatives de 1951 46.

30 Cette prise de distance avec l’analyse de classe dans le domaine de l’histoire politique contemporaine a peut-être eu pour effet le plus marquant de susciter un intérêt grandissant pour le discours politique, et ce à tous les niveaux de la politique. Comme l’a remarqué Susan Pedersen, cette distanciation a rapproché des groupes d’historiens

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dont les intérêts et les engagements avaient jusque-là été aux antipodes 47. Le phénomène a même favorisé une certaine convergence avec des historiens de Peterhouse College à Cambridge, l’école d’histoire de la « politique des élites » (à l’origine, Maurice Cowling et John R. Vincent) 48. Ce groupe fut d’abord inspiré par des sources aussi diverses que Lewis B. Namier et Michael J. Oakeshott, et considérait la politique comme un « jeu » auquel s’adonnaient quelques centaines de familles de l’élite 49. Selon les historiens de ce groupe, l’idéologie n’était autre qu’une façon commode de dissimuler l’ambition. La populace ne jouait aucun rôle actif dans ce jeu. Bien qu’indocile parfois, elle ne formait qu’une masse généralement malléable et surtout incohérente qu’il fallait diriger par la force ou la tromperie.

31 Au cours de ces 20 dernières années, la façon de concevoir l’histoire sociale a considérablement changé. Peut-être sous l’influence des travaux novateurs de Boyd Hilton sur les liens étroits entre religion et politique en Angleterre au début du XIXe siècle, l’ancien mépris dont faisaient preuve les analystes de la politique des élites pour le discours politique ou les professions de foi a disparu des ouvrages de Jonathan P. Parry, Jonathan C. D. Clark et Michael Bentley – quelles que soient leurs différences à d’autres égards 50. En lieu et place est apparu un intérêt renouvelé non seulement pour la rhétorique des partis, mais aussi pour les fondements intellectuels et bien souvent les racines religieuses de celle-ci, manifestes dans les conflits portant sur les politiques ecclésiastiques et la diversité des croyances.

32 Les spécialistes d’histoire économique, bien moins touchés par le tournant linguistique que leurs homologues travaillant sur l’histoire politique, n’en ont pas moins accompli une révision tout aussi drastique du récit des temps de la « révolution industrielle » en Grande-Bretagne établi par Toynbee, Hammond, Rostow et Thompson. Mais bien que les résultats escomptés aient été obtenus par des voies totalement différentes, là encore la nouvelle interprétation a amené les historiens à tenir en bien plus grande estime les observations et les arguments de leurs contemporains, qui se sont révélés beaucoup plus pertinents que les hypothèses fantaisistes des historiens de l’économie et des théoriciens de la croissance officiant aux temps de Walt W. Rostow, dans les années 1950 et 1960. Cette reconnaissance a, à son tour, entraîné une étude plus systématique des discours économiques du passé, en particulier ceux des économistes politiques, et a contribué à une bien plus grande fusion entre histoire économique et histoire des idées économiques 51.

33 Les conclusions des spécialistes d’histoire économique ne peuvent être que brièvement résumées ici. En premier lieu, et contrairement à toute l’importance qui avait jusque-là été accordée à la dimension proprement industrielle de la révolution économique, les recherches menées par Edward A. Wrigley, Nicholas F. R. Crafts, Charles K. Harley et d’autres encore ont révélé que les plus grands changements s’étaient produits non pas dans le secteur industriel mais dans les secteurs agricole et commercial, et ce bien plus tôt qu’on ne l’avait cru précédemment. Selon les calculs de Gregory King, en 1688, 55 % seulement de la population exerçait une activité dans le domaine de la production alimentaire ou de la production de matières premières. C’est cette forme de développement qui distingua si nettement « le cas britannique » des modèles de développement économique observés dans d’autres pays. Dans les années 1850, alors que la différence de productivité industrielle entre la Grande-Bretagne et la France était estimée à 10 %, celle de la productivité agricole entre les mêmes pays était estimée, elle, à plus de 60 % 52.

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34 En second lieu, on considère désormais que l’État a été plus efficace et a pris plus d’initiatives pour faire progresser les intérêts commerciaux de la nation. Les Britanniques étaient taxés deux fois plus que les Français et, comme l’a montré John Brewer, l’accise était prélevée de façon impitoyable 53. Par rapport aux classes moyennes et populaires, le système des impôts était dégressif. La valeur de l’accise était élevée afin que les impôts fonciers puissent être faibles. Les riches propriétaires terriens et les rentiers qui disposaient de fonds à investir dans la dette nationale allaient être ceux qui profiteraient avant tout de ce régime. S’il existait un lien entre les formes de capitalisme proposées par la classe dominante sous le règne des Hanovre et l’avènement d’une révolution industrielle en Grande-Bretagne, il ne résidait pas dans un quelconque engagement général pour garantir une croissance économique constante ; ce lien était une conséquence imprévue de la spectaculaire politique étrangère menée par l’État hanovrien. Car, semble-t-il à présent, l’industrialisation en elle-même n’était pas une caractéristique de l’économie en général mais tenait à l’avancée « disproportionnée » d’une poignée de secteurs qui connurent une transformation technologique visible.

35 Avec l’accession au trône de Guillaume III Prince d’Orange, la Grande-Bretagne se trouva intégrée à une coalition européenne protestante contre la France et l’Espagne. Pour la France, cela marqua le début d’une seconde Guerre de Cent Ans (1688-1815). Tout au long de cette période, l’État britannique demeura l’acteur belliqueux et énergique d’un conflit tant commercial qu’idéologique. Les dépenses militaires qu’il engagea surpassèrent celles de toutes les autres puissances européennes impliquées dans le conflit, avec 83 % de l’argent public investi à des fins militaires 54. La lutte dans laquelle la Grande-Bretagne était engagée fut une lutte mondiale. Dans ce conflit, une importance capitale était accordée au commerce et à l’industrie d’exportation, non seulement en tant que moteurs de la richesse nationale mais aussi, à plus court terme, en tant que pourvoyeurs des recettes fiscales nécessaires au financement des emprunts contractés pour entretenir la guerre. C’est parce que les recettes fiscales dépendaient essentiellement des droits de douane et de l’accise que le gouvernement partageait avec les commerçants et les industriels un intérêt direct dans l’expansion commerciale et impériale.

36 Le lien entre les débuts de l’industrialisation et la position privilégiée de la Grande- Bretagne au sein du marché mondial semble être suggéré par le fait que les gains de productivité constatés entre les années 1770 et 1830 se cantonnaient dans des industries dont une grande partie de la production était vendue à l’étranger. De plus, le véritable gouffre qui séparait la Grande-Bretagne de l’Europe dans les domaines vitaux du coton, du fer et de la vapeur se forma au cours de la Révolution française et des guerres napoléoniennes : de toute évidence, il fut en grande partie le résultat de l’état de guerre. Du côté britannique, malgré le conflit, le commerce fut à peine interrompu et les exportations ne cessèrent d’augmenter.

37 À l’inverse, en conséquence de la guerre et des perturbations politiques, les entreprises du continent européen se trouvèrent privées de leur personnel qui se dispersa pour échapper à la conscription, ainsi que de leurs matières premières dont l’acheminement fut interrompu par le blocus. Comme Maurice Lévy-Leboyer en fit le constat, en 1817 les filatures britanniques disposaient déjà de machines dont la puissance, de 11 000 à 20 000 chevaux, était capable d’entraîner cinq à six millions de broches ; on estimait leur rendement quatre à cinq fois supérieur à celui de leurs concurrentes du

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continent 55. La Grande-Bretagne s’imposa nettement comme « l’atelier du monde » du XIXe siècle, et comme la « première nation industrielle » pour des raisons tout autant militaires que strictement économiques.

38 Dans un tel contexte, il devient plus facile de comprendre que les troubles et les tensions sociales qui prirent forme entre la Révolution française et la première Exposition universelle étaient plus qu’une simple réaction à la « révolution industrielle ». L’industrialisation ne fut que l’un des nombreux changements économiques, politiques et sociaux à grande échelle qui se produisirent entre les années 1770 et 1840 ; et parmi ceux-ci, le plus important fut peut-être l’accroissement considérable de la population. Les effets de cet accroissement ont souvent été tenus pour semblables à ceux de l’industrialisation mais, comme le cas de l’Irlande ne le démontre que trop clairement, il n’existait pas nécessairement de lien entre les deux processus. Cette hausse sans précédent de la population s’accompagna non seulement d’un mouvement de migration vers les nouvelles villes industrielles, mais aussi d’une poursuite de l’exode rural qui avait si fortement marqué le XVIIIe siècle. Ainsi le phénomène migratoire fut presque aussi caractéristique de Londres et des comtés du Sud que des nouvelles régions industrielles. Cela signifie que les grands problèmes sociaux de la première moitié du XIXe siècle, en particulier ceux qui concernaient la santé publique, l’aide aux démunis et la criminalité, n’étaient pas des maux spécifiques aux régions en plein essor industriel, mais plutôt la conséquence plus générale d’une croissance démographique rapide associée au mouvement ininterrompu de l’exode rural 56.

39 Enfin entrèrent en ligne de compte les conséquences des perturbations politiques et militaires sans précédent qui eurent lieu entre la Guerre de Sept Ans et les révolutions américaine et française, et jusqu’aux guerres napoléoniennes, qui engagèrent la plus importante mobilisation de population depuis la Guerre Civile (1642-1646). Aucun de ces changements et événements n’était intrinsèquement lié au processus d’industrialisation. Mais il ne fait aucun doute qu’ils furent tout aussi perturbateurs, et qu’ils contribuèrent peut-être davantage à désigner cette période comme celle des « temps sombres ». Il semblerait que ce soit les mauvaises récoltes de 1795 et 1801, associées à l’inquiétude suscitée par les écrits de Burke et de Malthus, qui aient précipité la cessation de toute intervention visant à soulager la misère rurale, et qui aient provoqué un débat fiévreux sur la pauvreté dont l’issue fut la New Poor Law en 1834. La crainte de la sédition politique prétendument prêchée par les sociétés secrètes mena à la proscription des corporations marchandes en 1799 et à l’installation de garnisons dans les villes industrielles indisciplinées. De même, ce n’est pas la crainte de voir se développer des Coketowns 57 mais la peur du jacobinisme et de l’anarchie régnant dans les rues de Londres depuis les Gordon Riots 58 – une peur exacerbée par l’inquiétude d’un déclin national après la perte humiliante des Treize Colonies américaines – qui favorisa l’essor rapide de la Renaissance évangélique et la naissance de ce qu’on appelle le victorianisme 59.

40 Si les raisons économiques du mécontentement chez diverses professions étaient multiples, un certain consensus pouvait tout au moins être observé dans une grande partie de la classe moyenne et de la classe ouvrière sur le rôle oppressif du gouvernement et la corruption qui y régnait. À la lumière de cette nouvelle vision de l’économie et de l’État, les inquiétudes du radicalisme d’après-guerre sont bien plus compréhensibles. Ce n’est désormais plus un problème que de trouver une explication

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convaincante à cette focalisation prétendument « obsolète » du radicalisme d’après- guerre sur les formes fiscales de l’oppression, ni de s’interroger sur l’apparente incapacité du mouvement à discerner les nouvelles formes d’exploitation engendrées par l’industrie moderne. Bien au contraire, l’obsession qu’a pu nourrir le radicalisme d’après-guerre envers les abus du pouvoir exécutif et les inégalités flagrantes du système d’imposition, l’ampleur de la dette nationale et l’étendue de la corruption et du népotisme, semble tout à fait justifiée. Ce n’est pas la tyrannie des nouveaux magnats de l’industrie moderne mais une nouvelle augmentation arbitraire des impôts indirects qui provoqua l’exaspération qui alimenta la manifestation des radicaux à St Peter’s Square, dans la ville de Manchester – le « massacre de Peterloo » – en 1819 ; et c’est l’hostilité politique des magistrats remontant à l’anti-jacobinisme, au loyalisme et à l’orangisme des années 1790 qui contribua à justifier la brutalité de la réaction des instances officielles.

41 Ainsi, les travaux des spécialistes d’histoire économique sur la relation entre l’économie, l’administration politique et la puissance impériale de la Grande-Bretagne jusqu’à 1815 rejoignirent dans une large mesure l’approche discursive pratiquée par les spécialistes de l’histoire des partis et des mouvements politiques. Les griefs formulés par le radicalisme d’après-guerre et plus tard par le chartisme étaient étroitement liés au régime fiscal et à la politique intérieure du gouvernement 60. Des travaux portant sur la nature des liens que ces partis et ces mouvements entretenaient également d’une part avec la politique impériale des gouvernements et de l’autre avec les transformations économiques des fondements de la prospérité britannique, ont été entamés, mais ils n’en sont qu’à leurs prémices. Dans son ouvrage intitulé Britons, Linda Colley fait un brillant récit de cette construction d’une identité patriotique composite aux frontières de l’empire vers le milieu du XVIIIe siècle, identité à la fois impériale et nationale, avant tout protestante, et qui transcenda les quatre nations du Royaume- Uni 61. Quant à la façon dont l’empire transforma la Grande-Bretagne en un carrefour où les identités multiples des « coloniaux » 62, des « Anglo-Saxons », des « indigènes » et des sujets d’une « Très Grande-Bretagne » se construisirent durant l’ère victorienne et se cristallisèrent en des événements-clés – comme la révolte des Cipayes, la rébellion jamaïcaine, la controverse autour du Gouverneur Eyre ou encore l’impact grandissant de l’empire sur la « métropole » par l’intermédiaire d’hommes d’État « coloniaux » comme le Néo-Zélandais Robert Lowe –, elle a été abordée de façon magistrale par Catherine Hall dans son ouvrage intitulé Civilising Subjects 63. Dans une perspective plus large, Christopher A. Bayly a été le premier à proposer, dans ses ouvrages intitulés Imperial Meridian et The Birth of the Modern World, 1780-1914, une approche objective de la question des empires du XIXe siècle, britannique et autres, qui a fait date 64.

42 Mais il est un sujet qui demande à être davantage exploré, à savoir la relation entre discours et exercice du pouvoir à l’échelle de l’empire et non plus simplement à l’échelle nationale. Les travaux de Miles Taylor sur l’empire britannique et les révolutions de 1848 donnent un bon aperçu de ce qui pourrait être accompli en la matière 65. La suprématie navale, donc mondiale, position acquise en 1815 à l’issue d’un siècle de guerre offensive contre les autres empires, était et demeura limitée. Alors que Niall Ferguson s’est récemment attelé à vanter les avantages de l’empire britannique tout autant pour la Grande-Bretagne que pour ses sujets colonisés, les chiffres qu’il avance lui-même révèlent à quel point les ressources allouées aux colonies par le gouvernement britannique furent minimes, que ce soit pour y favoriser le

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développement des infrastructures ou pour en assurer la défense militaire. L’étude de Miles Taylor s’étend longuement sur ce constat. Même à l’apogée de sa puissance économique en 1848 et en dépit de sa force navale colossale, l’empire britannique demeura une aventure précaire et impécunieuse dont les ressources étaient à peine suffisantes pour juguler la grogne dans les colonies autrement que par le recours à une brutalité jugée tout à fait déplacée en Grande-Bretagne.

43 En conclusion, si l’étude des partis et mouvements politiques menée selon une approche discursive a fait de grands progrès, et si les recherches sur les identités raciales et sexuelles se sont multipliées tant à l’échelle nationale qu’à celle de l’empire, il reste beaucoup à explorer du développement de l’autorité gouvernementale après 1850, que l’on se fonde sur les interrogations de Michel Foucault au sujet de la gouvernementalité ou sur celles de Max Weber à propos de l’efficacité et de la légitimité de l’exercice du pouvoir. Il y a deux générations de cela, l’évolution de l’État britannique du laisser-faire au collectivisme était tenue pour acquise. Même après 1968, lorsque l’apparition d’un courant anti-autoritariste conduisit à une certaine inquiétude, voire à une certaine panique dans plusieurs secteurs, devant l’avancée prétendument inexorable d’un État toujours plus interventionniste, on continua de supposer qu’une telle expansion était inhérente au pouvoir politique et bureaucratique moderne. À présent en revanche, à la lumière du thatchérisme et des politiques similaires en faveur de la déréglementation à travers le monde, à la lumière des exigences toujours plus fortes que partagent les deux grands partis en matière de limitation et de réduction de l’activité étatique, il faudrait que les historiens s’interrogent davantage sur les conditions de l’expansion de l’activité étatique et de ses contradictions au cours de périodes données.

44 Mais il faudrait également qu’ils examinent les continuités sur le long terme dans une perspective plus comparative. D’intéressants travaux, menés notamment selon la perspective des gender studies, suggèrent que les variations à long terme dans les comportements culturels et religieux vis-à-vis de la famille pourraient peut-être faire la lumière sur la divergence des principes qui ont régi, au XXe siècle, la formation des États-providence, tout comme elles avaient modelé auparavant les différences entre la New Poor Law anglaise et les autres lois d’Europe concernant les pauvres 66. De telles perspectives invitent à leur tour à réexaminer le caractère durable des liens étroits entre religion, famille et société civile dans les régions développées du monde. Car si les différences entre tradition catholique et tradition protestante peuvent expliquer les divergences de conception incarnées par les traditions sociale-démocrate ou chrétienne-démocrate en matière d’aide sociale, elles n’expliquent pas en revanche la similarité des tendances de ces quarante dernières années à la laïcisation dans toute l’Europe de l’Ouest, par opposition au renforcement des cultures religieuses en Amérique du Nord 67. Réorganisé par le tournant linguistique, le programme des études britanniques autrefois défini comme relevant de l’histoire sociale apparaît plus important et plus urgent que jamais.

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NOTES

1. . Conférence prononcée à l’ÉHÉSS (Paris) le 19 mai 2005 ; texte traduit de l’anglais par Emile Gourdet, étudiante en master 2, sous la direction d’Antoine Cazé, professeur à l’Université d’Orléans et responsable du Master Traduction. 2. . Note du traducteur (ci-après, NdT) : en français dans le texte. 3. . NdT : en français dans le texte. 4. . Voir Geoffrey Parker et Lesley M. Smith (eds.), The General Crisis of the Seventeenth Century, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978. 5. . NdT : en français dans le texte. 6. . Voir Keith Vivian Thomas, Religion and the Decline of Magic : Studies in Popular Beliefs in Sixteenth and Seventeenth Century England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971 ; Peter Burke, Popular Culture in Early Modern Europe, Londres, Temple Smith, 1978 ; Robert William Scribner, For the Sake of Simple Folk : Popular Propaganda for the German Reformation, Cambridge Studies in Oral and Literate Culture, n° 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. ; Stuart Clark, Thinking with Demons : the Idea of Witchcraftin Early Modern Europe, Oxford, Clarendon press/New York, Oxford University Press, 1997 ; David Wootton, Paolo Sarpi : Between Renaissance and Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. 7. . Edward Hallett Carr, What is History ?, The George Macaulay Trevelyan Lectures, Londres, Macmillan/New York, St. Martin’s Press, 1961, traduction française Qu’est-ce que l’histoire ? : conférences prononcées dans le cadre des George Macaulay Trevelyan lectures à l’Université de Cambridge, janvier-mars 1961, 10-18 Bibliothèques, Paris, 10-18, 1996. 8. . Richard Morris Titmuss et Brian Abel-Smith, The Cost of the National Health Service in England and Wales, Cambridge, Cambridge University Press, 1956 ; Peter Townsend, The Family Life of Old People : An Inquiry in East London, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1957. 9. . Voir Ralf Dahrendorf, [Soziale Klassen und Klassenkonflikt in der industriellen Gesellschaft.] Class and Class Conflict in Industrial Society, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1959, traduction française Classes et conflits de classes dans la société industrielle, L’Œuvre sociologique, Paris/La Haye, Mouton, 1972 ; Walter Garrison Runciman, Social Science and Political Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1963. 10. . Lawrence Stone, The Crisis of the Aristocracy, 1558-1641, Oxford, Clarendon Press, 1965. ; Harold Perkin, The Origins of Modern English Society, 1780-1880, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1969 ; Asa Briggs, Victorian Cities, Londres, Odhams Press, 1963 ; Harold James Dyos et Michael Wolff, The Victorian City : Images and Reality, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1973. 11. . Phyllis Deane et William Alan Cole, British Economic Growth, 1688-1959. Trends and Structure, University of Cambridge. Department of Applied Economics. Monographs, n° 8, Cambridge, Cambridge University Press, 1962. ; Edward Anthony Wrigley et Roger S. Schofield, The Population History of England, 1541-1871 : A Reconstruction, Studies in Social and Demographic History, Londres, Edward Arnold for the Cambridge Group for the History of Population and Social Structure, 1981. 12. . Thomas Peter Ruffell Laslett, The World We Have Lost, University Paperbacks, n° 167, Londres, Methuen, 1965, traduction française Un Monde que nous avons perdu : famille, communauté et structure sociale dans l’Angleterre pré-industrielle, Paris, Flammarion, 1969. ; Alan Macfarlane, The Origins of English Individualism : the Family, Property and Social Transition, Oxford, Blackwell, 1978. 13. . Arthur Leslie Morton, A People’s History of England, Londres, Gollancz, 1938. J’ai longuement traité des historiens anglo-marxistes dans Gareth Stedman Jones, « Anglo-Marxism, Neo- Marxism and the Discursive Approach to History », dans Alf Lüdtke (hrsg), Was bleibt von marxistischen Perspektiven in der Geschichtsforschung ?, Göttinger Gespräche zur Geschichtswissenschaft ; n° 3, Göttingen, Wallstein, 1997.

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14. . NdT : notre traduction. 15. . Rodney Howard Hilton, Bond Men Made Free : Medieval Peasant Movements and the English Rising of 1381, New York, Viking Press, 1973 ; John Edward Christopher Hill, Puritanism and Revolution. Studies in Interpretation of the English Revolution of the 17th century, Londres, Secker et Warburg, 1958 ; Eric John Ernest Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, Manchester, Manchester University Press, 1959, traduction française Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, L’histoire sans frontière, Paris, Fayard, 1963. 16. . Voir Richard Charles Cobb, A Second Identity : Essays on France and French History, Londres, Oxford University Press, 1969 ; George Frederick Elliot Rudé, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1959, traduction française La Foule dans la Révolution française, Textes à l’appui, série Histoire contemporaine, Paris, Maspero, 1982 ; George Frederick Elliot Rudé, The Crowd in History. A Study of Popular Disturbances in France and England, 1730-1848, New York, John Wiley and Sons, 1964. 17. . Le History Workshop Journal ne fut lancé qu’en 1975, mais des séminaires annuels avaient déjà été organisés au Ruskin College d’Oxford depuis 1967, et un ensemble de cahiers du History Workshop avait déjà paru. Voir Raphael Samuel, History Workshop. A Collecteana 1967-1991 : Documents, Memoires, Critique and Cumulative Index to History Workshop Journal, Oxford, Ruskin College, 1991. 18. . NdT : il existe une traduction française de cet ouvrage d’Edward P. Thompson : La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard/Seuil, 1988. 19. . À propos de F. R. Leavis, voir Francis Mulhern, The Moment of “Scrutiny”, Londres, NLB, 1979. 20. . J’évoque le rôle prépondérant de Carlyle et Toynbee dans la formation d’une tradition britannique de l’histoire sociale dans Gareth Stedman Jones, An End to Poverty?: A Historical Debate, Londres, Profile, 2004 (La fin de la pauvreté ? Un débat historique, traduction en français par Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, introduction par Julien Vincent, à paraître, Paris, Éditions è(r)e, 2007). 21. . NdT : en français dans le texte. 22. . NdT : cette expression fait allusion à « Occasional Discourse on the Negro Question » (1849), texte dans lequel le philosophe écossais prend fait et cause pour l’esclavage. Elle est en fait employée par John Stuart Mill dans sa réponse à Carlyle, « The Negro Question » (1850). 23. . À propos des liens entre Carlyle et les Saint-simoniens, voir Richard K. P. Pankhurst, The Saint-Simonians, Mill and Carlyle : A Preface to Modern Thought, s.l., [Folcroft, Pa] Folcroft Library Editions, 1974. 24. . NdT : l’expression anglaise est employée par Carlyle dans Chartism (1839). 25. . Arnold Toynbee, Lectures on the Industrial Revolution in England : Popular Addresses, Notes and Other Fragments, Londres, Rivingtons, 1884, p. 11. Notre traduction. 26. . NdT : notre traduction. 27. . Voir George Macaulay Trevelyan, « Preface » dans English Social History, s.l., Longmans, Green and Co., 1942. Notre traduction. 28. . Mark Hovell, The Chartist Movement, Publications of the University of Manchester, Historical Series Manchester, n° 31, Manchester University Press, 1918, p. 303. Notre traduction. 29. . Voir John Lawrence Le Breton Hammond et Barbara Hammond, The Rise of Modern Industry, Londres, Methuen and Co., 1925. Et à propos des Hammond, voir Peter Clarke, Liberals and Social Democrats, Cambridge, Cambridge University Press, 1978. 30. . The Book of Martyrs fut publié pour la première fois en 1563 et recensait principalement les martyrs protestants morts sous le règne de Mary Tudor. Il vint renforcer le sentiment que l’Angleterre était investie d’une mission particulière, celle de précipiter la chute de l’Antéchrist (le Pape à Rome) et d’inaugurer ainsi le Millénium. 31. . John Edward Christopher Hill, The Century of Revolution, 1603-1714, dans A History of England, Edimbourg, Thomas Nelson, 1961, volume 5 (notre traduction) ; Eric John Ernest Hobsbawm,

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Industry and Empire : An Economic History of Britain since 1750, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1968. 32. . Martin Joel Wiener, English Culture and the Decline of the Industrial Spirit, 1850-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 33. . Voir Gareth Stedman Jones, Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1839-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 20-21. Notre traduction. 34. . .NdT : en français dans le texte. 35. . NdT : « tel qu’il s’est effectivement déroulé » (l’expression est de Leopold van Ranke). 36. . Jacques Derrida, Positions : entretiens avec Henri Ronse, Julia Kristeva, Jean-Louis Houdebine, Guy Scarpetta, Paris, Minuit, 1972, traduction anglaise Positions, Chicago, Chicago University Press, 1981. Sur ce sujet, je dois beaucoup à Gabrielle Spiegel et à l’exposé d’une grande clarté qu’elle fait de cette question dans The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval Historiography, Parallax. Re-visions of Culture and Society, Baltimore (Maryland)/Londres, Johns Hopkins University Press, 1997, p. 3-83. 37. . Martin Jay, « Should Intellectual History Take a Linguistic Turn ? Reflections on the Habermas-Gadamer Debate » dans Dominick LaCapra et Steven Laurence Kaplan (eds.), Modern European Intellectual History : Reappraisals and New Perspectives, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1982, p. 10. Notre traduction. 38. .. Robert Chartier, « Popular Culture : A Concept Revised » (1993), cité dans Springer, p. 54. Notre traduction. 39. . Ceci n’est pas entièrement vrai pour toutes les sciences sociales ; voir par exemple Michael Savage, The Dynamics of Working-class Politics : The Labour Movement in Preston 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. Pour une étude des évolutions récentes dans le débat entre historiens sur la notion de classe, voir David Feldman, « Class » dans Peter Burke (ed.), History and Historians in the Twentieth Century, British Academy Centenary Monograph, Oxford University Press, 2002. Voir également Jose Harris, Private Lives, Public Spirit : A Social History of Britain, 1870-1914, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; Ross McKibbin, Classes and cultures : England, 1918-1951, Oxford/New York/Athens, Oxford University Press, 1998 ; David Cannadine, Class in Britain, New Haven/Londres, Yale University Press, 1998. Il est également à noter que certains reconnurent que l’emploi du tournant linguistique pour redéfinir le chartisme en tant que type de radicalisme apportait des résultats probants, sans pour autant être particulièrement affectés par mon recours à une approche sémiotique. Voir par exemple l’importante révision historique des approches du radicalisme aux XIXe et XXe siècles dans Eugenio F. Biagini et Alastair J. Reid (eds.), Currents of Radicalism : Popular Radicalism, Organised Labour and Party Politics in Britain, 1850-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 40. . NdT : il existe une traduction française de cet ouvrage de Carlo Ginzburg : Le Fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1993. 41. . Voir Miri Rubin, « What is Cultural History Now ? » dans David Cannadine (ed.), What is History Now ?, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002, p. 80-95 ; voir également Lynn Hunt (ed.), The New Cultural History, Studies on the History of Society and Culture ; n° 6, Berkeley/Londres, University of California Press, 1989. ; Victoria E. Bonnell et Lynn Hunt (eds.), Beyond the Cultural Turn : New Directions in the Study of Society and Culture, Studies on the History of Society and Culture, n° 34, Berkeley/Londres, University of California Press, 1999. 42. . Patrick Joyce, Visions of the People : Industrial England and the Question of Class, 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 43. . James Vernon, Politics and the People : A Study in English Political Culture, c. 1815-1867, New York, Cambridge University Press, 1993. 44. . Jon Lawrence, Speaking for the People : Party, Language and Popular Politics in England, 1867-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Pour l’étude de Janet Toole, voir ibid., p. 56.

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45. . Eugenio F. Biagini, Liberty, Retrenchment and Reform : Popular Liberalism in the Age of Gladstone, 1860-1880, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Toutefois, certains de ces points ont été traités de façon très complète plusieurs années auparavant par John Russell Vincent dans The Formation of the Liberal Party, 1857-1868, Londres, Constable, 1966. 46. . Ina Zweiniger-Bargielowska, Austerity in Britain : Rationing, Controls and Consumption, 1939-1955, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Carolyn Steedman, Landscape for a Good Woman : A Story of Two Lives, Londres, Virago, 1986. 47. . Susan Pedersen, « What is Political History Now ? » dans David Cannadine (ed.), What is History Now ?,ouv. cité. 48. . Pour des exemples caractéristiques de cette « école », voir Maurice Cowling, The Impact of Labour, 1920-1924 : The Beginning of Modern British Politics, Cambridge Studies in the History and Theory of Politics, Londres, Cambridge University Press, 1971 ; Alistair Basil Cooke et John Russell Vincent, The Governing Passion. Cabinet Government and Party Politics in Britain, 1885-1886, Brighton, Harvester Press, 1974. 49. . Lewis Bernstein Namier, The Structure of Politics at the Accession of George III, Londres, Macmillan, 1929 ; Michael Joseph Oakeshott, Rationalism in Politics, and Other Essays, Methuen Library Reprints, Londres, Methuen/New York, Barnes and Noble, 1974. 50. . Voir Boyd Hilton, The Age of Atonement : The Influence of Evangelicalism on Social and Economic Thought, 1795-1865, Oxford, Clarendon Press, 1988 ; Jonathan Philip Parry, The Rise and Fall of Liberal Government in Victorian Britain, New Haven/Londres, Yale University Press, 1993 ; Jonathan Charles Douglas Clark, English Society, 1688-1832 : Ideology, Social Structure and Political Practice during the Ancient Regime, Cambridge Studies in the History and Theory of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Michael Bentley, Politics Without Democracy, 1815-1914 : Perception and Preoccupation in British Government, Fontana History of England, Londres, Fontana, 1984. 51. . Le rapprochement entre l’histoire économique et l’histoire des idées économiques a tout particulièrement intéressé le Centre for History and Economics situé à Cambridge et dirigé par Emma Rothschild et moi-même. Pour des exemples, voir Emma Rothschild, Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet, and the Enlightenment, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 2001 ; voir également Donald Winch, Riches and Poverty : An Intellectual History of Political Economy in Britain, 1750-1834, Ideas in Context, n.° 39, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 52. . Voir en particulier Nicholas F. R. Crafts, British Economic Growth during the Industrial Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1985 ; Edward Anthony Wrigley, Continuity, Chance and Change : The Character of the Industrial Revolution in England, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. 53. . Voir Peter Mathias et Patrick Karl O’Brien, « Taxation in Britain and France 1715-1810 : A Comparison of the Social and Economic Incidence of Taxes Collected for the Central Government », dans Journal of European Economic History, Rome, Banco di Roma, volume 5, 1976, p. 601-650 ; John Brewer, The Sinews of Power : War, Money and the English State, 1688-1783, New York, Alfred A. Knopf, 1989. 54. . Patrick Karl O’Brien, « Political Preconditions for the Industrial Revolution » dans Patrick K. O’Brien et Roland Quinault (eds.), The Industrial Revolution and British Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 135. Voir également Peter J. Cain et Antony Gerald Hopkins, « Gentlemanly Capitalism and British Overseas Expansion », The Economic History Review, 2nd series, n° 39, 1986. 55. . Maurice Lévy-Leboyer, Les Banques européennes et l’industrialisation internationale dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 38-32.

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56. . Voir Simon Szreter, « Economic Growth, Disruption, Deprivation, Disease and Death », dans Andrew T. Price-Smith (ed.), Plagues and Politics : Infectious Disease and International Policy, Basingstoke, Palgrave, 2001, chapitre 5. 57. . NdT : Coketown est le nom d’une ville industrielle dans le roman social de Charles Dickens intitulé Les Temps difficiles (Hard Times, 1854) ; sa population entièrement ouvrière et son paysage uniformément usinier en font un symbole du machinisme triomphant de la révolution industrielle dans l’Angleterre victorienne. 58. . NdT : émeutes anti-catholiques à Londres, du 2 au 7 juin 1780, ainsi nommées d’après leur instigateur Lord George Gordon. Dickens en fait le récit indirect dans son roman Barnaby Rudge (1841). 59. . Voir Boyd Hilton, The Age of Atonement…, ouv. cité ; Joanna Innes, « The Reformation of Manners Movement in Later 18th Century England » dans Eckhart Hellmuth (ed.), The Transformation of Political Culture : England and Germany in the Late Eighteenth Century, Studies of the German Historical Institute London, Oxford, Oxford University Press for the German Historical Institute, 1990, p. 57-119. 60. . Voir Martin James Daunton, Trusting Leviathan :The Politics of Taxation in Britain, 1799-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 61. . Linda Colley, Britons : Forging the Nation, 1707-1837, New Haven (Conn.)/Londres, Yale University Press, 1992. 62. . NdT : ce terme désigne les colons britanniques installés dans les 13 colonies du Nouveau Monde, qui devinrent les États-Unis en 1776. 63. . Voir Catherine Hall, Civilising Subjects : Metropole and Colony in the English Imagination, 1830-1867, Oxford, Polity, 2002. 64. . Christopher Alan Bayly, Imperial Meridian : The British Empire and the World, 1780-1830, Studies in Modern History, Londres/New York, Longman, 1989 ; Christopher Alan Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914 : Global Connections and Comparisons, The Blackwell History of the World, Malden (Mass.)/Oxford, Blackwell, 2004. 65. . Miles Taylor, « The 1848 Revolutions and the British Empire » Past and Present, n° 166, février 2000. ; voir également Niall Ferguson, Empire : How Britain Made the Modern World, Londres, Allen Lane, 2003. 66. . Voir Paul Slack, Poverty and Policy in Tudor and Stuart England, Themes in British Social History, Londres, Longman, 1988. ; Joanna Innes, « The Distinctiveness of English Poor Laws, 1750-1850 » dans Donald Winch et Patrick K. O’Brien (eds.), The Political Economy of British Historical Experience, 1688-1914, British Academy Centenary Monographs, Oxford : Published for The British Academy by Oxford University Press, 2002, p. 381-407. ; Susan Pedersen, Family, Dependence, and the Origins of the Welfare State : Britain and France, 1914-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. ; Peter Baldwin, The Politics of Social Solidarity : Class Bases of the European Welfare State, 1875-1975, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Pat Thane, Old Age in English History : Past Experiences, Present Issues, Oxford, Oxford University Press, 2000. ; José Harris, « From Poor Law to Welfare State ? : A European Perspective »” dans Donald Winch et Patrick K. O’Brien (eds.), The Political Economy…, op. cit., p. 409-438. 67. . Callum G. Brown ; The Death of Christian Britain : Understanding Secularisation, 1800-2000, Christianity and Society in the Modern World, Londres, Routledge, 2000. ; Christopher Clark et Wolfram Kaiser (eds.), Culture Wars : Secular-Catholic Conflict in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

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RÉSUMÉS

Cet article examine en premier lieu l’émergence et le triomphe d’un ensemble d’opinions et d’hypothèses déjà importantes dans la façon d’écrire l’histoire britannique depuis le XIXe siècle, mais qui devinrent prépondérantes au cours des trois décennies suivant la Seconde guerre mondiale. S’affirmait l’idée que le contexte qui influait de façon fondamentale sur les événements politiques et qui façonnait la lutte des idées n’était autre que le social. L’article examine ensuite le rôle du tournant linguistique dans le déclin de ce paradigme. Le tournant linguistique a mis en exergue la nécessité d’un changement radical de perspective : non seulement une nouvelle façon d’écrire l’histoire, mais aussi réfléchir aux façons dont il faudrait aborder l’histoire britannique et sa position dans le monde. Les historiens ont opté pour une forme d’éclectisme, adoptant pour une bonne part les hypothèses et les procédés de l’approche discursive et même, lorsque c’est approprié, les techniques de la déconstruction. Ainsi, les travaux des spécialistes d’histoire économique sur la relation entre l’économie, l’administration politique et la puissance impériale de la Grande-Bretagne jusqu’à 1815 ont rejoint dans une large mesure l’approche discursive pratiquée par les spécialistes de l’histoire des partis et des mouvements politiques.

This paper first examines the emergence and triumph of a set of attitudes and assumptions, which had already been prominent in the writing of British history since the 19th century, but which became dominant in the thirty years following the Second World War. In these was expressed the belief that the social was the fundamental terrain that shaped the way in which the events of political history and the battle of ideas were played out. Secondly, it examines the place of the linguistic turn in the decline and displacement of this ethos. Arguments about the linguistic turn pinpointed the need for a fundamental change of outlook, not only in thinking about how history should be written, but also in reflecting on how British history and its place in the world would need to be approached. Historians have generally employed a defensible form of eclecticism, adopting many of the assumptions and procedures of the discursive approach and even, when appropriate, techniques of deconstruction. The work of economic historians upon the relationship between Britain’s economy, polity and imperial power in the period up to 1815 has, therefore, largely dovetailed the discursive approach of historians of parties and political movements.

AUTEUR

GARETH STEDMAN JONES Professeur de sciences politiques à la faculté d’histoire de l’Université de Cambridge

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Lectures

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Emmanuel de Waresquiel, L’histoire à rebrousse-poil. Les élites, la Restauration, la Révolution, Fayard, 2005, 190 p. ISBN : 2-213-62532-8. 14 euros.

Jean-Claude Caron

1 Voilà l’un des livres les plus stimulants écrits sur la Restauration. Et, si l’on n’est pas obligé d’en partager toutes les analyses, il force l’amateur comme le spécialiste à réfléchir sur des mots-clefs du vocabulaire politique utilisés par les historiens sans les soumettre à une suffisante interrogation préalable. En un sens, l’ouvrage répond aux souhaits exprimés par Maurice Agulhon dans Histoire et politique à gauche (voir le chapitre 2, « Comment se choisit le langage »). En moins de deux cents pages, dans ce qui ressemble davantage à un essai qu’à un ouvrage de recherche, Emmanuel de Waresquiel entend réfléchir à la position des élites sous la Restauration et à leur relation à la Révolution. Plus exactement, l’une de ses interrogations pourrait être formulée ainsi : comment poser la question des élites, de leur système de représentation, dans un pays marqué par la « parlementarisation progressive des esprits et des pratiques politiques » ? On peut encore tourner la question d’une autre manière, en observant comment concilier le principe d’égalité et celui de promotion d’une élite sociale. Autrement dit, la question de l’héritage politique de la Révolution ne cesse de hanter les débats de la Restauration, entre constat d’un monde définitivement disparu (l’Ancien Régime) et nécessité d’en inventer un autre, mais qui tienne compte – jusqu’à quel point ? – des apports révolutionnaires, et qui satisfasse cette nouvelle venue qu’est l’opinion publique (le rapport entre l’état social et l’esprit du temps, analyse Guizot). L’affirmation du libéralisme d’une part, et la persistance d’un activisme politique passant par la société secrète, le complot, voire le régicide d’autre part, rendent les positions médianes difficiles à tenir. Ajoutons que si 1814 et, au bout de la chaîne, 1830 peuvent être vécus comme des « révolutions de palais », 1815 et les

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Cent-Jours apparaissent comme une véritable « révolution culturelle ». La dernière partie de l’ouvrage analyse précisément comment les Cent-Jours constituent un excellent laboratoire d’épistémologie d’un événement relevant de la catégorie de « crise »

2 Il ne s’agit pas seulement d’un affrontement générationnel (entre ceux qui ont connu et ceux qui n’ont pas connu la Révolution), mais d’un affrontement entre deux conceptions du gouvernement du peuple et de la place dévolue aux élites pour cela. On sait que, pour une part influente de ces élites (les doctrinaires), le temps de la souveraineté de la raison est arrivé, un temps incarné par la capacité, autrement dit l’idéal du citoyen-propriétaire. Mais le peuple, précisément, demeure un objet flou, aux contours mal définis. D’où découle une vaste question, au cœur de la problématique ici envisagée : qu’est-ce que le social, en particulier pour les élites, au sortir des années 1789-1815 ? Tous en parlent à leur manière, mais souvent encore en usant des cadres anciens. Et si on trouve des exceptions, elles se font rares. Car penser le social demeure bien l’exception : et si on peut évoquer la « peur sociale » comme vecteur de fusion entre les élites, ne vaudrait-il pas mieux parler de la peur du social ?

3 Emmanuel de Waresquiel montre avec pertinence comment, sous la Restauration, les mots de légitimité et de souveraineté sont marqués par un affrontement difficilement soluble. Dans une France gouvernée par un roi incarnant les deux principes, une fusion non contredite par une constitution, la Charte de 1814, établissant une monarchie limitée plus que constitutionnelle ou parlementaire, que devient alors la notion de représentation ? Pour Royer-Collard, il s’agit d’une fonction, non d’un droit, une simple consultation qui ne rend pas le souverain dépendant de son résultat. Dans le cas inverse, le régime se fait république. Au fond, comme le démontre ce suggestif ouvrage, Louis XVIII s’accommode fort bien de la destruction du système d’Ancien Régime, conscient qu’il est du renforcement de la souveraineté du roi que lui donne la Charte. La rupture est donc totale avec un Montlosier, qui revendique le rôle de dépositaire des anciennes institutions, vues comme autant de contrepoids. Même si les ultras (Frénilly, Vitrolle) exaltent la nécessité de restaurer « les libertés », la Charte s’impose comme un garde-fou nécessaire, en attendant mieux. Toutefois, s’il convient de limiter l’influence idéologique qu’ont pu avoir un Maistre ou un Bonald, il faut aussi s’interroger sur l’effondrement des élites « naturelles » : ne gardent-elles pas des position fortes ? Et comment juger de l’assimilation des noblesses, ancienne et d’Empire ?

4 Il faut, comme le formule l’auteur, « réinventer la société », ce qui ne va sans générer, continue le même, « une atmosphère de lutte de classes entre anciennes et nouvelles élites » au début de la Restauration. Reprenant les débats sur le traumatisme des Cent- Jours, la « guerre des races » qui surgit alors, liée à l’émergence de l’histoire comme discipline nouvelle, parce qu’enfin autonome, le deuil et le châtiment qui seuls peuvent permettre l’expiation de la Révolution, Emmanuel de Waresquiel dresse un portrait saisissant de ces années. Reste que le mot de « haine » pour caractériser le comportement des anciennes élites envers les nouvelles peut sembler excessif. Il y a bien des arrangements, des cohabitations possibles, au pire une indifférence réciproque, qui ne débouchent pas forcément sur la haine. Le débat autour de l’idée de patrie et de celle de patriotisme est particulièrement sensible, surtout entre ceux qui sont partis (émigrés) et ceux qui sont restés. Les positions tendent alors à la caricature de l’autre, dans une violence verbale d’autant plus marquée qu’elle se greffe sur l’idée d’un régime « rentré dans les fourgons de l’étranger » Les combats politiques entre les

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élites de la Restauration s’inscrivent dans une lecture et un discours fondés sur l’historicisation d’événements encore chauds, voire brûlants. Tous les projets de fusion des élites, par la pairie ou à la Cour, se heurtent, par exemple, à la volonté de privilégier une aristocratie foncière modélisée, quitte à en recréer une (ou à tenter de le faire, via le majorat et le droit d’aînesse), seule dépositrice de la légitimité. La progressive identification de la monarchie à l’ultracisme explique en grande partie sa chute. Parallèlement, mais pas contradictoirement, l’allégeance des élites (de toutes les élites) à l’État et à son service (ce que Prosper Duvergier de Hauranne nomme le « fonctionnarisme ») s’impose ou plutôt se perpétue, héritage napoléonien le moins remis en cause.

5 La finesse d’analyse de cet ouvrage provoque, par réaction, des questionnements quant à l’écriture même de l’histoire. Après tout, le titre de l’ouvrage est un hommage rendu à Walter Benjamin. Emmanuel de Waresquiel interroge donc, en historien qu’il est, les historiens sur leur rapport au questionnement de la source, sur l’emploi de mots- valeurs utilisés comme des acquis définitivement fixés, sur le jeu des temporalités. Car, les « héros » de ce livre, dont certains des plus hauts penseurs ou politiques du temps, doivent en permanence naviguer entre un présent incompréhensible, l’expérience d’un passé (vécu ou non, peu importe) lourdement présent, et l’affirmation d’un futur envisagé comme une finalité. Où l’on en revient à 1815 et aux Cent-Jours, période perçue par Emmanuel de Waresquiel comme la matrice d’interprétation de la Restauration, matrice fixant à tout jamais celle-ci dans le camp de la réaction. On nous permettra de citer une phrase de la conclusion de l’ouvrage : parlant de l’époque des Cent-Jours, et relayant une analyse de Rémusat, Emmanuel de Waresquiel écrit qu’« en déformant, en transformant la mémoire de la Restauration, elle la condamne à terme dans ses représentations comme dans son historiographie ». Déformation, transformation, condamnation : s’agissait-il, alors, de mener à bien cette passionnante et stimulante analyse pour aboutir à ce diagnostic ? « Il n’y a pas de fatalité de la mémoire », poursuit l’auteur. Cela semble renforcer le propos initial qui, dès l’introduction, pointait la « malédiction un peu simpliste » du nom porté par la Restauration. On adhère avec enthousiasme à la volonté de relecture de la Restauration suggérée par Emmanuel de Waresquiel – la période n’est effectivement pas cette époque un peu atone que l’on qualifie parfois de « moment anglais », pas plus qu’elle n’est un retour à l’Ancien Régime. Mais il n’est nul besoin, au milieu de concepts relevant de l’histoire ou d’autres sciences sociales habilement confrontées, de laisser entendre que l’entreprise reposait sur une sorte de regret, et se voulait, plus qu’une réévaluation, une sorte de réhabilitation. La Restauration, pas plus que la monarchie de Juillet, la Seconde République ou le Second Empire, n’est victime d’une fatalité de la mémoire. Elle est le jeu, permanent, d’une réécriture constante de l’histoire, discipline qui se refuse à la fixation durable d’une vulgate. Ce livre y participe en grande et bonne partie. Disons pour conclure que nous ne sommes pas sûr d’avoir entièrement saisi le sens de l’affirmation suivante : « Parce que l’enjeu de la Restauration s’est situé du côté de la maîtrise de la Révolution, le passé de la Révolution, en submergeant le présent de la Restauration, lui a donné cette couleur particulière, sans nuances ni reflets, d’un temps de la réaction, au risque d’oublier le temps de la contradiction qui est celui de l’Histoire à l’œuvre » Il resterait à démontrer que telle est encore l’image unique de la Restauration – temps de réaction, sans nuances ni reflets – malgré les travaux de Guillaume de Bertier de Sauvigny et de quelques autres qui ont eu à cœur d’historiciser, avec nuances et reflets justement, cette période. Mais il est vrai que la question posée

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par Emmanuel de Waresquiel dépasse le seul cas de la Restauration et nous interpelle – ce « nous » renvoie essentiellement à ceux qui privilégient une époque, à commencer par la Deuxième République – sur la question de l’empathie du chercheur avec l’objet de ses recherches. Entre nécessaire révision et tentation de réhabilitation, la frontière n’est pas toujours marquée, sauf quand le but est clairement avoué.

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John Merriman, Police Stories. Bulding the French State, 1815-1851, Oxford, Oxford University Press, 2006, 254 p. ISBN : 0-19-507253-7. 55 livres sterling.

Frédéric Chauvaud

1 Tandis que les travaux sur la police se multiplient, comme en témoigne le récent ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes sous la direction de Vincent Milliot et intitulé Les Mémoires policiers (1750-1850). Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire (2006), et que les thèses sur la construction de l’État au début du XIXe siècle viennent en soutenance, à l’instar du beau travail de Fabien Gaveau sur les gardes champêtres soutenu à Dijon en 2005, John Merriman, qui connaît si bien la France urbaine du XIXe siècle, offre aux lecteurs une histoire fourmillant de petits faits, d’informations quotidiennes, de renseignements sur la vie ordinaire des commissaires de police, de précisions sur les missions qui leur sont dévolues. Il restitue leurs aspirations, leurs trajectoires, leurs conceptions de la pratique policière. Il donne également de nombreux éclairages sur les rivalités de pouvoir, entre le maire, le préfet, le sous-préfet, le pouvoir local et le pouvoir central. La vaste documentation rassemblée vient en grande partie des archives départementales, trop souvent délaissées aujourd’hui, au profit de quelques sondages sélectifs ou d’une série des Archives nationales. Ici soixante et onze dépôts d’archives départementales ont été « visités » : c’est un impressionnant tour de France qu’a effectué John Merriman. Il n’a pas retenu de figures policières célèbres, comme Canler, membre de la police dès 1820, ancien chef du service de Sûreté, dont les mémoires viennent d’être publiés dans une collection de poche 1. L’attention de l’auteur s’est portée sur la multitude des commissaires, la plupart anonymes. Toutefois le dessein du livre n’est pas de donner une étude prosopographique, même s’il multiplie les « histoires » personnelles et les trajectoires individuelles. Personnage ordinaire, souvent mentionné, le commissaire de

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police n’avait jamais fait l’objet d’une telle entreprise au plus prêt des situations locales pour mieux l’intégrer dans une perspective nationale.

2 L’ouvrage s’ouvre par une déclaration du sous-préfet de Châtellerault datée de juin 1815, un mois après la bataille de Waterloo, qui déclare que le commissaire de police est le premier instrument de la loi. De la Restauration à la fin de Seconde République, le corps des commissaires connaît une lente et décisive transformation. À Lyon, le commissaire de l’Hôtel-Dieu livre de son métier des aspects très tangibles et affirme en 1843 travailler dix-huit heures par jour. Avant de présenter les résultats de son investigation, John Merriman revient sur l’ambiguïté du mot police, tantôt défini comme la science du gouvernement des hommes, tantôt perçu comme un métier, tantôt encore considéré comme une activité aux fonctions presque infinies. C’est la Révolution, souligne l’historien, qui a assis les fondations de la police française moderne. Désormais la police doit, du moins dans l’affirmation des principes, défendre le droit des individus et le droit de propriété. Quant à la police comme institution, c’est entre 1815 et 1851 qu’elle connaît un véritable processus de centralisation, avant la réforme de 1854.

3 L’ouvrage est divisé en sept chapitres. Le premier traite du « système », de la loi de 1791 qui autorise l’établissement de commissaires de police, puis suit la création des commissariats en proposant à la fois une chronologie fine et une géographie rigoureuse. L’auteur, professeur à l’Université de Yale, multiplie les exemples, montrant qu’à Briançon le budget de la ville est tellement ridicule que c’est le ministère de l’Intérieur qui trouve les fonds nécessaires en 1821. Divisés en six classes selon l’importance des villes, les commissaires de police connaissent une grande variété de situations. En 1817 à Toulouse, on dénombre cinq commissaires, neuf inspecteurs et quatre sergents de ville. Ailleurs, un seul commissaire a la responsabilité de la police municipale. Les conditions matérielles d’existence et celles de travail sont également très différentes. La très grande majorité des commissaires sont mariés et pères de famille et doivent se battre pour atteindre un certain niveau de vie et tenir leur rang. À Poitiers, Jean-Marie de Gallemont est trop pauvre pour pouvoir être admis dans la bonne société poitevine. À Rouen, le préfet recommande aux maires, afin d’assurer une plus grande homogénéité à la pratique des commissariats, la lecture des quatre tomes du Dictionnaire de police moderne, publié en 1829 sous la direction de Julien Alletz. On peut notamment y trouver des modèles de rapports. Comme pour les gardes- champêtres, l’une des questions posées est celle du recrutement géographique. Le commissaire est-il un horsain ou appartient-il à la société locale ? Parle-t-il la langue de la région, comprend-il le patois ou les divers dialectes en usage ? John Merriman aborde également la situation des agents, appelés appariteurs, gardes de ville ou inspecteurs, généralement âgés de 25 à 35 ans au moment de débuter. Il aborde aussi la question des mouchards, sans lesquels, disent nombre de policiers, il n’existerait pas de véritable police. Ensuite, il s’intéresse plus particulièrement aux rémunérations et aux pensions. Dans les correspondances, les notations relatives à la carrière et à l’avancement prolifèrent à partir des années 1830, d’autant que le poste de commissaire offre une réelle possibilité d’ascension sociale, variable en fonction des situations particulières comme à Tarascon, Laval, Toulon, Montmartre. Si la compétence dans la fonction devient le premier critère, les patronages et les recommandations jouent encore un rôle non négligeable dans le déroulement de la carrière. Les drames des existences individuelles se confondent avec les grandes secousses historiques et les

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bouleversements sociaux. L’exemple de Jean Rivière illustre celui d’un déclassement : avocat pendant les dernières années de l’Ancien Régime, puis magistrat, avoué en 1802, commissaire en 1815 ; en 1820, âgé de 62 ans, il gagne 1 000 francs par an. La fonction se transforme progressivement en métier avec toutes ses contraintes. Signalons que les travaux impulsés par Pierre Guillaume sur la professionnalisation des classes moyennes auraient pu être utilisés, renforçant ainsi la démonstration.

4 John Merriman consacre un chapitre à la Restauration, afin de mieux saisir l’émergence d’une véritable bureaucratie policière. Il étudie les épurations, les relations avec les ultras, montrant une fois de plus que chaque histoire, si elle s’inscrit dans un mouvement d’ensemble, illustre des situations différentes, à l’instar de Jean-Baptiste David-Claret à Montauban. Les archives montrent la progressive professionnalisation de la police municipale et l’exigence de compétence qui se manifeste avec de plus en plus d’acuité Les critiques et les reproches faits aux commissaires dessinent des figures du discrédit : l’intempérance, le manque d’autorité, la réputation, la paresse… De la sorte, les attentes et les exigences des conseils municipaux et des préfets deviennent de plus en plus visibles. Selon John Merriman, la politisation de la protestation sociale dans le sillage de la Révolution de 1830 affecte le rôle politique des commissaires de police dans les villes de province. Observateurs de l’opinion publique, ils ont obligation d’en rendre compte. L’exemple lyonnais montre l’intense activité de surveillance : les marchés, l’octroi, les associations, les cafés et les cabarets. Les multiples formes de contestations dans l’espace posent aussi la question de la « justice populaire », que les spécialistes de la justice apparenteraient plutôt à l’infra-judiciaire ou aux modes de régulation sociale. Les lecteurs pourront lire un passionnant développement sur les suspects. C’est ainsi que le maire de Dax dans les Landes rend visite en septembre 1833 à l’éditeur d’un journal républicain et lui dit que l’œil de la police est sur lui. Un autre chapitre tout aussi alerte et rigoureux est consacré à la surveillance des voyageurs, itinérants, ouvriers, colporteurs, vagabonds et mendiants. Ainsi à Poitiers, entre 1834 et 1848, 1 496 passeports de voyageurs indigents sont visés. Il faut le talent de John Merriman et sa connaissance des archives pour proposer un chapitre sur la vie quotidienne du « local people ». On lira aussi les analyses sur la délinquance au sens large, les arrestations, l’ivresse, la routine journalière, les violences domestiques, la prostitution et les jeux illégaux, importants à Confolens en Charentes, endémiques à Montauban, persistants à Troyes, malgré la réglementation les interdisant. L’activité quotidienne des commissaires, c’est aussi la surveillance des compagnons du tour de France, turbulents et querelleurs, c’est encore la vigilance attentive à l’égard de la saleté des rues, des bruits et des chansons nocturnes, des suicides, des accidents, des personnes disparues… Le dernier chapitre, le plus ambitieux, traite de la victoire de l’État sur les municipalités en donnant de foisonnantes études de cas, et s’attarde sur le décret de janvier 1819 qui place les commissaires sous l’autorité des maires, aborde la rivalité entre ces derniers et les préfets, donne de riches et incisifs développements, revient avec pertinence sur la constitution d’une identité professionnelle mise en relation avec le développement de hiérarchies urbaines.

5 Sans doute, d’autres travaux auraient pu être convoqués, notamment ceux de Jean-Noël Luc sur la gendarmerie afin de proposer une comparaison entre la ville et la campagne, de Yannick Marec sur la ville en crise, de Marie-Cécile Thoral sur l’exemple dauphinois… mais la belle démonstration de John Merriman est assurément appelée à devenir un classique et nul doute qu’il suscitera d’autres études sur un corps dont les membres sont recrutés par l’État, mais payés par les municipalités. Au total, il s’agit

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d’une contribution importante et extrêmement documentée à l’histoire des commissaires de police, du maintien de l’ordre, du pouvoir municipal et de l’affirmation de l’État.

NOTES

1. . Louis CANLER, Mémoires de Canler : ancien chef du service de Sûreté (1797-1865), édition présentée et annotée par Jacques Brenner, Paris, Mercure de France, 2006, 195 p.

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Camille Duteil, Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines, 2006.

Jean-Claude Caron

1 En rééditant cette brochure de Camille Duteil, acteur de la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 dans le Var, l’Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines poursuit la tâche qu’elle s’est fixée : faire vivre la mémoire des acteurs de cette résistance – en particulier provençale – au coup de force de Louis-Napoléon Bonaparte. Journées d’études, monographies de sociétés secrètes, parcours biographiques : à ces types de publications s’ajoute celui de textes originaux, introuvables ou peu s’en faut. Tel est le statut de cette brochure de Camille Duteil, « général » de « l’armée » varoise de résistance au coup d’État durant quelques jours du mois de décembre 1851. Publié dès avril 1852 depuis l’exil piémontais, ce texte appartient tout autant au genre de l’autojustification qu’à celui de l’essai historique ou politique. C’est la chronique d’une défaite, voire d’un désastre dont l’auteur entend nommer les responsables – lui-même se mettant hors de cause. Comme le souligne René Merle (auteur, par ailleurs, de Gentil n’a qu’un œil, Éditions de la Courtine, 2003, roman contant l’itinéraire initiatique d’un missionnaire rouge dans le sud-est de la France en 1850), on reste confondu devant la maladresse de l’homme, qui cite tels quels les noms des acteurs de ces journées, porte des jugements de valeur péremptoires, fulmine contre l’incapacité militaire qu’il dénonce chez les soldats de rencontre qu’il prétend commander.

2 Né en 1808, Camille Duteil est issu de la bourgeoisie, s’intéresse à l’égyptologie – au point que la Deuxième République en fera un éphémère conservateur des collections égyptiennes du Louvre –, fonde une revue appelée Portique du XIXe siècle et collabore à La Réforme, le journal de Ledru-Rollin. Lorsque survient février 1848, il s’implique de

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plus en plus dans le combat politique et devient rédacteur en chef du Peuple, successeur, à Marseille, de La Voix du peuple. C’est ce qui le mènera à la tête de la colonne des résistants républicains du Var, sans qu’il l’ait réellement souhaité et sans qu’il ait rencontré un véritable soutien de combattants issus de sociétés secrètes qui ne reconnaissaient pas vraiment la légitimité de cet étranger au pays. À l’exil piémontais, succèdera l’exil argentin où Camille Duteil mettra sa formation d’ingénieur au service de la voirie et des transports de Buenos-Aires, ville où il décède en 1860.

3 On est frappé, à la lecture de ce texte, du souci qu’a Camille Duteil de témoigner de son respect de la légalité, c’est-à-dire à la fois de cantonner ses « troupes » dans un comportement totalement civique (ne pas piller, ne pas vivre sur le pays) et de peser chaque décision selon les règles d’une guerre classique, celle qu’il entend mener, selon les « règles de l’art », en quelque sorte. Il s’agit bien, dans une lecture en creux, de l’histoire d’une inadaptation. Les notions de risque, de coup de main, d’attaque surprise sont écartées. Camille Duteil entend à la fois rationaliser au maximum la guerre qu’il mène et éviter au maximum de faire couler le sang. À lire ce bref récit, on prend conscience d’un ensemble de thématiques révélées par un récit de campagne sans véritable combat, sorte de promenade militaire où les intérêts locaux peuvent être contradictoires d’une commune à une autre, où la division se fait parfois jour entre partisans et adversaires du coup d’État, où les résistants traînent avec eux des prisonniers au statut d’otage dont Camille Duteil se veut le protecteur absolu. De fait, le premier thème majeur qui se dégage de ces pages est celui de l’autorité du chef, contestée de facto, mais pas nécessairement frontalement. Partisan du légalisme, Camille Duteil entend obtenir une obéissance de type militaire, tout en craignant des affrontements entre civils aux positions politiques divergentes. Mais les quelque 3 000 hommes qu’il commande, au mieux, soumettent son autorité en permanence au débat, à la discussion, à la remise en cause.

4 On est dans un registre de concurrence de pouvoirs et de légitimités. Eux connaissent le terrain, pas (ou peu) Camille Duteil qui est sous la dépendance des renseignements qu’on lui fournit – ou non. Le but de la colonne n’est pas clair : Draguignan semble à la fois proche géographiquement et inaccessible militairement, à l’inverse de Grenoble, dont la rumeur dit qu’elle a basculé dans la résistance et qui devient une sorte de but mythique. La rumeur : elle se substitue souvent à l’information et joue sur la difficulté du « chef » dans la prise de décision immédiate. Au delà des problèmes matériels (nourriture, hébergement, armes, munitions, etc.), on voit comment cette armée temporaire est traversée par des sentiments et des comportements complexes qui prennent le dessus : l’honneur et la trahison, les formes de solidarité ou leur absence, les figures variables d’un ennemi le plus souvent invisible, ou encore la figure de l’éternel combat entre les « patriotes » et les « réactionnaires ». Mais on sera aussi attentif à la mise en scène de catégories spécifiques : femmes, enfants ou adolescents, anciens soldats de métier. Tout cela ne fait pas une armée, à peine un peuple, dont par ailleurs Camille Duteil doute de l’esprit de résistance : « Serait-il possible, me disais-je, que les vétérans de Juillet, que les hommes de Février, et que les débris de Juin, aient laissé un instant s’introniser le bas-empire ? Serait-il donc vrai, comme le dit Montesquieu, qu’une révolution retrempe un peuple et que plusieurs l’avilissent ! » Homme du verbe et de l’écrit lancé dans le théâtre de l’action, Camille Duteil a, comme cela était prévisible, échoué : peut-être aurait-il dû lire Clausewitz de préférence à Montesquieu ?

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David A. Shafer, The Paris Commune. French Politics, Culture, and Society at the Crossroads of the Revolutionary Tradition and Revolutionary Socialism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005, 226 p. ISBN : 0-333-723-031. 52,50 livres sterling.Robert Le Quillec, Bibliographie critique de la Commune de Paris 1871, La Boutique de l’Histoire, 2006, 649 p. ISBN : 2-910828-35-2. 38 euros.

Jean-Claude Caron

1 Ces deux ouvrages ne se répondent pas exactement, quand bien même ils ont en commun l’histoire de la Commune de Paris. La bibliographie critique de Robert Le Quillec est rapidement devenue une référence incontournable pour les historiens de la Commune, mais aussi pour ceux du Second Empire, de la Troisième République et, plus largement, de l’histoire des idées politiques et sociales au XIXe siècle. Sa première édition, en 1997, comprenait quelque 2 600 notices. La seconde en contient près de 5 000, incluant jusqu’à la récente publication du colloque de Précieux et Montbrison édité par Claude Latta (La Commune de 1871. L’événement, les hommes et la mémoire). La nouveauté réside ici, dans ce qui mérite donc complètement le qualificatif de seconde édition, dans l’élargissement massif des recensions à la recherche universitaire, dans la

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prise en compte d’ouvrages évoquant davantage la Commune comme référence que comme objet principal, dans la quête d’auteurs a priori en dehors du champ de la recherche historique. Les articles de revues ont été beaucoup plus largement recensés, et la place réservée à l’iconographie est augmentée. Des libraires spécialisés, éditeurs de catalogues, sont cités. Ce volume représente donc, au sens noble du terme, un excellent outil de travail, agrémenté, en prime, des commentaires personnels de son concepteur : commentaires engagés, qui ne cachent pas l’antipathie de Robert Le Quillec pour les anticommunards d’hier comme d’aujourd’hui.

2 Ce dernier n’a pu intégrer l’ouvrage de David A. Shafer, publié trop tardivement. Professeur assistant à la California State University de Long Beach, David A. Shafer entend interroger la place de la Commune de Paris au regard de la tradition révolutionnaire. Trois chapitres sont de nature chronologique : « The Second Empire », « Prelude to the Commune » et « The Commune ». Trois autres chapitres sont d’essence thématique : « A socialist Revolution ? », « Women and the Commune », « Revolution, culture, and the Commune ». Comme on le voit, le propos vise à reprendre l’interprétation de la Commune à travers les apports d’une histoire culturelle qui fait largement appel à la représentation, dans tous les sens du terme, et à la gender history. Ouvrage suggestif, donc, par sa volonté de confronter la Commune à des concepts du type de ceux de la « brutalisation » ou de la « déshumanisation » qui sont discutés par David A. Shafer. Précisons que cet ouvrage est fondé sur les sources imprimées et non sur les sources manuscrites : on y trouve une bibliographie assez sommaire, mais qui est largement enrichie par les notes qui fournissent les références de nombreux travaux universitaires en langue anglaise sur le sujet.

3 Les trois premiers chapitres sont de facture très classique, qualificatif qui ne saurait être pris dans une acception péjorative : David A. Shafer revient sur la personnalité de Napoléon III, les conséquences de l’haussmannisation, objet de nombreuses analyses récentes, la place et le rôle de Proudhon, des blanquistes, des néo-jacobins ou de l’Internationale dans le mouvement ouvrier parisien. Ce faisant, il enrichit le débat sur la question, demeurée centrale, du « républicanisme révolutionnaire » qui détermine en grande partie la spécificité de l’évolution politique du mouvement ouvrier. De même focalise-t-il à juste titre son propos sur les années 1868-1870 : en dépit de l’ouvrage fondateur d’Alain Dalotel, Alain Faure et Jean-Claude Freiermuth, la période reste encore mal connue – on signalera ici les apports importants de la thèse de Fabien Cardoni 1. Le chapitre consacré au prélude de la Commune réussit à donner, en quelque 30 pages, un suggestif panorama du climat politique parisien, entre défaite militaire, effondrement de l’Empire, proclamation de la République et poussée révolutionnaire. Sans apporter de révélations – ce n’est pas le propos de ce volume destiné à un public assez large, essentiellement de type universitaire –, ces pages disent l’essentiel. Il en est de même pour les 35 pages consacrées à la Commune proprement dite. Plutôt que de tenter de suivre au jour le jour les débats et les actes de la Commune, David A. Shafer centre son propos sur quelques thèmes majeurs : ainsi l’impossible conciliation entre Versailles et Paris – là encore, un thème qui reste mal connu –, la relation entre Paris et la province, objet, on s’en souvient, d’un ouvrage pionnier de Jeanne Gaillard en 1971, le bilan humain et judiciaire de la Commune. On notera la claire et forte conclusion du chapitre, aux pages 107-109.

4 Les trois chapitres thématiques développent des aspects effleurés dans les chapitres précédents. Le chapitre traitant de l’aspect de révolution socialiste de la Commune –

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une interrogation plus qu’une affirmation – fournit un cadre historiographique intéressant, car fondé sur des travaux parfois peu ou pas connus en France. Là encore, l’aspect pédagogique et la connaissance des débats les plus actuels rendent le propos à la fois utile et problématisé. Sont en particulier discutées les interprétations de Jacques Rougerie et de Roger V. Gould. Le lien entre classe et culture est spécialement commenté et les réalisations de la Commune brièvement, mais clairement exposées. Le chapitre consacré aux femmes tient compte d’une historiographie, pas uniquement, mais fortement, anglo-saxonne qui a, dans les dernières décennies, proposé une lecture – initiée par les travaux pionniers d’Édith Thomas – de la fonction des genres dans les mouvements révolutionnaires. Trois portraits de femmes de la Commune sont dressés : Louise Michel, André Léo, Elisabeth Dmitrieff. La position de la Commune vis-à-vis des femmes est étudiée, ainsi que les différentes images qu’elles ont générées pendant et au lendemain de l’événement. Enfin, au sein du plus court chapitre portant sur l’art et la culture, on remarquera la place réservée à la caricature.

5 Il convient de prendre ce volume pour ce qu’il est et pour ce qu’il offre : une synthèse, fondée sur une connaissance générale de l’historiographie et des débats sur la Commune. Depuis les synthèses de Jacques Rougerie, publiées dans différentes collections, il n’existe guère, en définitive, d’équivalent en langue française à l’ouvrage de David A. Shafer. Ce seul point dit l’intérêt de cet ouvrage qui offre un bref, mais très suggestif panorama d’une histoire encore tiède, en définitive.

NOTES

1. . Fabien CARDONI, La Garde républicaine d’une République à l’autre. Un régiment de gendarmes à Paris, 1848-1871, thèse sous la direction de Jean-Noël Luc, Université Paris IV, 2005.

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Raymond Bachollet, Les cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, préface de Jean-Denis Bredin, Dabecom, 2006, 112 p. ISBN : 2952-035-180. 22 euros.

Jean-Claude Caron

1 Dû à un spécialiste de la presse satirique, ce court volume propose, un peu à la manière de la collection « Découvertes » de Gallimard, un panorama des images illustrant « l’Affaire ». Les deux camps sont représentés, et tous les types de supports sont sollicités. Le texte, bref, est précis et pédagogique. Des extraits d’articles de presse sont fournis. Mots et images illustrent l’incroyable liberté d’expression dont jouissait alors la presse, y compris jusqu’à l’antisémitisme le plus abject. On pourra faire le lien avec les récentes publications consacrées, à l’occasion de la commémoration de la séparation de 1905, à l’histoire de l’anticléricalisme. Ces modes d’expression virulente de sentiments tout autant que d’idées nous sont devenus étrangers, mais ne cessent de nous interroger sur la limite à la liberté de parole ou d’écriture. Ce volume témoigne ainsi à sa manière des interactions entre histoire sociale, histoire politique et histoire culturelle.

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Christopher E. Forth,The Dreyfus Affair and the Crisis of French Manhood, Baltimore (Md), The Johns Hopkins University Press, 2004, 300 p. ISBN : 0-8018-7433-5. 46,95 dollars.

Gil Mihaely

1 Le centenaire du début de l’Affaire au milieu des années 1990 a été l’événement cristallisateur d’une mutation profonde de l’histoire intellectuelle et des intellectuels ainsi que l’occasion d’une vulgarisation massive. Le livre de Christopher E. Forth est clairement situé dans le sillage de cette grande vague d’intérêt suscitée par l’Affaire pendant la dernière décennie du XXe siècle mais ses problématiques sont radicalement différentes. Pour Christopher E. Forth, les acquis de l’histoire culturelle et intellectuelle forment un point de départ. La circulation des notions et des images ainsi que la construction et l’évolution des imaginaires constituent des phénomènes tangibles et centraux. Le travail de Christopher E. Forth débouche ainsi sur un constat radicalement différent de ce qu’on attend d’une étude de « l’Affaire » : la société française aurait été bien plus consensuelle que déchirée par des oppositions politiques et culturelles insurmontables. Celles-ci, quoique bien réelles, n’étaient que superficielles. Car l’argument principal de Christopher E. Forth est que, malgré les apparences, dreyfusards et antidreyfusards avaient plus de dénominateurs culturels communs qu’on ne l’imagine. Dans les deux camps, l’enjeu était de sauver les forces vitales de la Nation incarnées par une masculinité virile, active et combative. En déplaçant le débat de l’antisémitisme vers les questions des genres et de la masculinité, Christopher E. Forth démontre que l’Affaire exprime tout autant d’unité et de valeurs communes que de discordes.

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2 Des deux côtés en effet, les discours sur le genre et la race s’articulaient autour du corps qui, selon Christopher E. Forth, fut le principal objet de l’Affaire, sa véritable plaque tournante. Pour « fabriquer » le monstre, le pire ennemi de la Nation, les antidreyfusards puisaient dans des répertoires imaginaires associant le « Juif », l’« intellectuel », le « féminin » et le « dégénéré ». Ce que Christopher E. Forth démontre d’une manière convaincante, c’est que les dreyfusards se sont également servis des mêmes stéréotypes. Les défenseurs du capitaine Dreyfus affirmaient leur courage moral, leur fécondité intellectuelle et leur capacité de travail et les posaient comme autant d’équivalents du modèle de virilité militaire. Les dreyfusards ont ainsi systématiquement renversé les arguments de leurs adversaires. Dans la section « Comment des antisémites sont devenus « juifs » » (“How Anti-semites Became ‘Jews’”, p. 99-102) Christopher E. Forth montre comment le discours antidreyfusard présentant la France comme le Christ trahi par Judas, est renversé par les dreyfusards, Dreyfus devenant le Christ, tandis que ses persécuteurs (et tout particulièrement la foule) sont renvoyés au rôle des juifs dans cette Passion inversée.

3 La transformation dans l’image de la foule antidreyfusarde ne s’arrête pas là. À la lumière des idées de Gustave Le Bon qui voyait dans le culte de la volonté un attribut masculin majeur, la foule anti-dreyfusarde a été dépeinte par certains dreyfusards, tel Reinach, comme intrinsèquement féminisée : esclave de ses émotions, versatile, facile à manipuler et nourrie de mélodrames (p. 135).

4 Les femmes elles-mêmes, constate Christopher E. Forth, étaient présentes surtout en tant qu’allégories et particulièrement comme représentations de la Vérité. Les dreyfusards se représentaient en sauveurs d’une femme nue, « La Vérité », enfermée dans un puits. Dans ce mélodrame de boulevard qu’était l’Affaire, le chevalier sur son cheval blanc venait au secours d’une demoiselle en détresse, dont la nudité d’ailleurs devait pimenter ces caricatures d’un brin d’érotisme.

5 Finalement, comme le note Charles Péguy dans Notre jeunesse en 1910 (cité par Christopher E. Forth, p. 136), les vertus militaires n’étaient pas l’apanage de l’état- major : elles appartenaient également aux dreyfusards, qui essayaient de se dissocier des images négatives de la foule, des juifs et des femmes, et de les plaquer sur leurs adversaires. Certes les dreyfusards maniaient avant tout la plume contre le sabre, mais ils acceptaient également des duels moins métaphoriques et croisaient le fer avec leurs ennemis. Autrement dit, ils n’opposaient pas que des métaphores à la virilité toute corporelle des antidreyfusards. Comme ces derniers, les dreyfusards adhéraient à une vision de la masculinité valorisant la véritable action, celle qui engage le corps physiquement. Par là même, ils reconnaissaient implicitement, selon Christopher E. Forth, l’infériorité de la dimension rhétorique et intellectuelle de l’Affaire. C’est pourquoi, par exemple, il fallait métamorphoser le corps de Zola et faire de cet homme quelque peu bedonnant l’incarnation de la puissance physique : l’esprit devait se loger dans un corps musclé. D’où le régime alimentaire suivi par Zola afin d’adapter son corps à ces normes, de démontrer sa volonté de fer et sa capacité de supporter des épreuves physiques.

6 Après la victoire politique des dreyfusards, leurs adversaires continuèrent à mobiliser un imaginaire de genre pour saper la République dreyfusarde en mettant en doute sa masculinité. Dans un contexte donnant à la culture physique une place croissante, le « cerveau » fut déclaré ennemi du muscle (p. 217). Après Coubertin, se répand donc l’idée que l’athlétisme cultive la volonté et constitue un instrument extraordinaire de

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virilisation. La véritable action devait être musclée et les activités sédentaires (celles des intellectuels, des fonctionnaires) devinrent de plus en plus discréditées.

7 « Les dreyfusards gagnèrent la bataille de l’Affaire mais perdirent la guerre sur la masculinité », conclut le livre, peut-être un peu sommairement. La formule, certes, est séduisante, mais elle occulte, bien plus qu’elle ne met en valeur, le point essentiel de la démonstration de Christopher E. Forth : il n’y eût précisément pas de guerre sur la masculinité, et s’il y en avait eu une, à supposer qu’elle ait eu lieu au XIXe siècle, elle était déjà gagnée au moment de l’Affaire.

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Marie-Jeanne Heger-Etienvre [dir.], La Suisse de 1848. Réalités et représentations, collection Helvetica, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, 160 p. ISBN : 978-2-86820-281-9. 15 euros.

Jean-Claude Caron

1 Vu de France, le cas suisse constitue un modèle de transformation démocratique insuffisamment interrogé. La commémoration de 1848 en Suisse a pourtant donné lieu à de nombreuses activités scientifiques parmi lesquelles on citera, pour exemple, le volume collectif 1848-1998. Neuchâtel, la Suisse, l’Europe 1. Le personnel politique helvétique est, de même, trop rarement étudié : la personnalité d’un Henry Druey, présenté comme le fondateur du radicalisme vaudois – mais nourri tout aussi bien de la pensée politique allemande que de son homologue française – en fournit un exemple intéressant. Enfin, la vigueur des études historiques helvétiques concernant le XIXe siècle a été tout récemment illustrée par le remarquable volume consacré par Irène Herrmann à Genève 2. Encore ne cite-t-on ici que des publications en rapport avec la partie francophone de la Suisse. Le volume dirigé par Marie-Jeanne Heger-Etienvre, bien que de dimension réduite, a quant à lui l’ambition de couvrir autant que possible la totalité de l’espace helvétique.

2 La douzaine de contributions réunies dans ce volume, qui constitue la publication des actes d’un colloque international tenu au Mans en 1998, sont réparties entre quatre parties. Celles-ci témoignent, sous un angle différent, du statut conservé par l’année 1848 dans la mémoire collective helvétique. Date forte qui voit la fondation d’un véritable État fédéral, appuyé sur une constitution traduisant l’aboutissement d’un long combat politique. Et date qui revient périodiquement dans les discours et débats politiques actuels. Marie-Jeanne Heger-Etienvre rappelle ainsi qu’il existe en Suisse un

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mouvement intitulé « Nés en 1848 » dont l’objectif est le rattachement du pays à l’Union européenne. De la première partie – « Faits et attitudes » –, on retiendra les deux communications complémentaires de Hans Rudolf Schneider et Ingo Fellrath : la première interroge la Suisse comme asile de la liberté à travers l’exemple des cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne (le second né d’un violent affrontement entre conservateurs et libéraux-radicaux) ; la seconde expose la façon dont fut perçue la Légion démocratique allemande de Paris. Marie-Jeanne Heger-Etienvre revient, quant à elle, sur la question linguistique et dresse notamment, après avoir exposé les débats autour du plurilinguisme lors de l’adoption de la constitution de 1848 – où l’on retrouve Henri Druey –, un tableau linguistique de la Suisse au milieu du XIXe siècle. Enfin, Peter Geiger revient sur la personnalité de Peter Kaiser (1793-1864), né au Lichtenstein, mais réfugié en Suisse, et devenu l’un des chefs de la révolution de 1848 dans son pays natal. La pensée de Kaiser, pédagogue nourri des théories de Fellenberg et de Pestalozzi, historien du Lichtenstein, fut instrumentalisée par les nazis locaux pour demander en vain l’Anschluss de la principauté au Reich hitlérien.

3 La seconde partie – « Perspectives statistiques et politologiques » – confronte deux penseurs : le premier est Stefano Franscini (1796-1857) dont Jean-Luc Piveteau propose une lecture critique du Tableau statistique de la Suisse (1re édition en italien, 1827). On est plus proche, dans ce cas, de la production statistique qui envahit littéralement l’espace européen au XIXe siècle que du tableau « à la Michelet », davantage fondé sur une approche historique, morale, patriotique. Encore que le Tableau de Franscini participe à sa façon de l’affirmation d’un espace national – ce que traduisent ses rapides traductions en langue allemande, puis française. Avec Marc Vuilleumier, que nos lecteurs connaissent bien, c’est de l’analyse de la naissance de la Suisse moderne selon Tocqueville dont il est question. Si la Suisse n’est pas au cœur de la pensée tocquevillienne, elle fut très présente lors de son passage au ministère des Affaires étrangères. Mais le propos de Marc Vuilleumier se fonde surtout sur l’ouvrage publié par Cherbuliez en 1843, De la démocratie en Suisse, influencé par le célèbre ouvrage de Tocqueville. Le dialogue entre les deux penseurs témoigne du désaccord qui les oppose sur l’approche du modèle américain et sur l’analyse du caractère démocratique du modèle suisse. Tocqueville exprime ce désaccord dans le rapport qu’il rédige à l’intention de ses collègues de l’Académie des sciences morales et politiques : rapport présenté le 15 janvier 1848, alors que Tocqueville se fait de plus en plus critique envers le régime de Juillet. On ne rentrera pas ici dans le détail de l’analyse de Marc Vuilleumier, qui explore une facette peu connue de l’auteur de La démocratie en Amérique.

4 La troisième partie – « Dans le prisme de la littérature du XIXe siècle » – regroupe des études sur Jeremias Gotthelf, auteur de Esprit du temps et esprit bernois, un roman publié en 1851 et dont il n’existe pas de traduction française (Pierre Cimaz) ; sur Gottfried Keller, auteur des Nouvelles zurichoises (Monica Casalis-Thurneysen) et Martin Salander (Jean-Marie Paul) : en arrière-plan ou au cœur de l’intrigue de tous ces textes de fiction, l’esprit démocratique et républicain de 1848 est présent. Enfin, la quatrième partie de l’ouvrage permet à Anne-Marie Gresser de poser une question reliée à la littérature suisse contemporaine (« Que reste-t-il de l’esprit de 1848 ? »), ici envisagée comme reflet de la quête d’une identité suisse, et à Manuel Meune d’analyser la contribution des Suisses du Québec aux commémorations de 1998.

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5 Ce volume collectif dit à la fois la diversité des approches de l’esprit de 1848 et la force – sans commune mesure avec le cas français – qui relie ce passé mythique à un présent devenu beaucoup plus critique, et parfois sceptique, dans l’espace helvétique. C’est avant tout de la permanence des questionnements identitaires, dans un pays plurilingue et plurireligieux, que rendent compte ces contributions. Ainsi que l’énonce Anne-Marie Gresser, « Les États-Unis d’Amérique partagent avec la Suisse l’étonnante particularité d’être un État fort conservateur, né cependant d’une révolution. L’impulsion libertaire originelle n’a toutefois pas abouti, dans le cadre de la Suisse, à abattre les frontières – bien au contraire – d’où peut-être cette fascination pour la vastitude de l’espace américain ». Où l’on retrouve, en un certain sens, un écho au débat entre Tocqueville et Cherbuliez…

NOTES

1. . Jean-Marc BARRELET et Philippe HENRY [dir.], 1848-1998. Neuchâtel, la Suisse, l’Europe. Actes du colloque international organisé les 26, 27, 28 février 1998 à Neuchâtel-La Chaux-de-Fonds, Fribourg, Éditions Universitaires, 2000, 232 p. 2. . Irène HERRMANN, Genève entre république et canton. Les vicissitudes d’une intégration nationale (1814-1846), Éditions Passé Présent, Presses de l’Université Laval, 2003, 559 p.

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Maria Sierra, Rafael Zurita, Maria Antonia Peña [dir.], La representación política en la España liberal – Ayer, Revista de Historia contemporánea, n° 61, 2006/ 1, Madrid, Marcial Pons, 2006, 325 p. ISSN : 1134-2227. 20 euros.

Raymond Huard

1 Les concepteurs de ce numéro de la revue Ayer notent l’intérêt croissant en Espagne pour l’étude de la représentation politique dans sa dimension culturelle et discursive. Cette livraison très riche (sept articles et une présentation) étudie cette question à partir du point de départ de la Constitution de Cadix (1812) jusqu’au dernier quart du siècle avec la Restauration de 1875. Elle intéressera évidemment les spécialistes de l’histoire de l’Espagne, mais aussi par ses perspectives comparatistes, tous ceux qui travaillent sur l’histoire politique du XIXe siècle. Le traumatisme de l’invasion napoléonienne pose de façon nouvelle la question du pouvoir en entraînant la crise de la monarchie. Celle-ci ouvre un large débat en Espagne et aussi dans les colonies d’Amérique. Comment définir de façon nouvelle la nation espagnole en y incluant les territoires d’outre-mer, comment renouveler la monarchie en convertissant « le corps de la monarchie en corps de la nation » (José M. Portillo Valdés) et comment en même temps définir des critères de citoyenneté ? Ce champ de réflexion est nettement plus vaste que celui que connut la France à l’époque de la Révolution. Les territoires d’outre- mer prirent part activement au débat. La solution choisie par les auteurs de la Constitution de Cadix, audacieuse malgré tout, n’exclut pas des inégalités (au détriment des colonies) et des exclusions (celle des nègres originaires d’Afrique par exemple). Ce

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débat, qui n’a eu certes qu’une application immédiate limitée, a un très grand intérêt théorique.

2 Après la chute de Napoléon, la monarchie espagnole entre dans une nouvelle phase, celle de la construction progressive et difficile d’un régime représentatif comparable à celui d’autres pays européens. Dans une contribution très synthétique sur « La représentation politique dans le discours du libéralisme espagnol (1845-1874) », Maria Serra, Rafaèl Zurita, Maria Antonia Peña signalent que si les questions en discussion ne sont évidemment pas propres à l’Espagne (définition de la capacité politique au niveau du citoyen et de l’éligible, rôle de la couronne et des partis, discussion sur les influences admises et celles qui sont illicites) elles prennent néanmoins un aspect particulier dans un pays ou l’analphabétisme est très élevé, et où, de ce fait, le critère de l’instruction peut paraître s’imposer, où la culture politique dominante de type patriarcal ou clientéliste donne à la question des éligibles une plus grande importance, où l’influence du gouvernement sur les élections est plus facilement admise. D’autre part la monarchie, garante de l’ordre et de l’autorité, est jugée ici plus autonome par rapport à la société qui incarne quant à elle à la fois la liberté et les intérêts. Comme on estime que l’Espagne est un pays à part, on se réfère peu aux autres systèmes européens.

3 Les cinq articles suivants étudient la vision de la représentation chez les grandes tendances politiques de la partie centrale du XIXe siècle. Et d’abord les libéraux modérés (Pablo Sánchez León) et les progressistes (José Luis Ollero Vallés). On pourrait rapprocher ces deux forces du binôme Résistance et Mouvement en France. Ce sont en tout cas tous les deux des partis de gouvernement. Pablo Sánchez León caractérise la culture des modérés comme une réaction intellectuelle prolongée contre la persistance du docéanisme (c’est-à-dire des idées démocratiques de 1812). Elle a des aspects romantiques, insiste sur la nécessité de tenir compte du sentiment autant que de la pensée (nombre de ces leaders politiques sont aussi poètes ou critiques littéraires). Elle est pessimiste face à la fragilité du pouvoir espagnol, à l’état attardé et relâché de la société civile. Les modérés qui se méfient de la classe moyenne égoïste, voudraient – vœu pieux – recréer une aristocratie désintéressée. Dans l’ensemble, ils ont adhéré à la constitution de 1835 et à la loi électorale de 1838 qui demeure censitaire malgré un certain progrès, et une partie d’entre eux adhéreront aussi à la réforme réactionnaire des institutions en 1845. Les progressistes, étudiés par José Luis Ollero Vallés, représentent un courant un peu plus à gauche, influencé par les idées politiques du libéralisme européen (Sieyès, Constant, Bentham). Leur conception de la citoyenneté, fondée sur la propriété et l’instruction, est évolutive. Bien qu’ils manifestent des intentions démocratiques, ils se rallient au cens, et ajournent le suffrage universel, souhaitable, jusqu’à ce que les conditions en soient – très hypothétiquement – réunies. L’auteur fournit au passage de précieuses statistiques sur la population électorale. Les progressistes accepteront malgré tout le suffrage universel qui leur sera imposé après la révolution de 1868. Ils s’attachent aussi, et c’est le second axe de leur activité politique, à renforcer le parlement vis-à-vis du pouvoir royal. En somme le progressisme espagnol se rapproche assez du modèle libéral classique.

4 Aux deux pôles de l’éventail politique on trouve les républicains et les contre- révolutionnaires. Román Miguel González distingue trois grands courants dans le républicanisme, courant au sein duquel l’influence de la pensée démocratique européenne parait très sensible. Les républicains néo-jacobins, qui apparaissent au milieu de la décennie de 1830 et évoluent vers un socialisme jacobin à la fin des années

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1850, sont les héritiers de Rousseau, de Robespierre et des sans-culottes. Leurs mots d’ordre, c’est le mandat impératif, le contrôle populaire (qui peut s’étendre au système économique), le « suffrage universel permanent ». Les démo-libéraux, assez proches de nos opportunistes, inspirés par Sieyès, Madison, Stuart Mill, acceptent le système représentatif, accordent aussi une grande importance à l’idée de nation. Ils formeront la droite et le centre droit de l’Assemblée constituante de 1873 et fournissent les hommes d’État, Castelar, Salmerón, Canalejas. Le courant fédéraliste représenté par Pi y Margall est le plus original. Il change les termes du débat en accordant la priorité absolue au citoyen rationnel et autonome au détriment du pouvoir, jugé mauvais par essence. La commune pourvue de larges responsabilités doit être la cellule de base d’un État fédéraliste et décentralisé (notons que ce courant a directement influencé les fédéralistes français comme Louis Xavier de Ricard). Ces conceptions débouchent sur l’anarchisme. Chez les contre-révolutionnaires que présente José Ramón Urquijo Goitia, la pensée politique est beaucoup moins élaborée. Arc-boutés sur la défense de l’absolutisme, des institutions d’autrefois et notamment de Cortès seulement consultatifs, ils dénoncent les idées révolutionnaires et de façon plus générale les influences étrangères. Manoeuvrant en recul, leur principal interprète, Cándido Nocedal concentrera ses revendications sur l’exigence de l’indépendance des députés (garantie par de strictes incompatibilités) et la critique des manipulations gouvernementales lors des élections. Ce dossier se termine par un article panoramique de la spécialiste italienne Maria Serena Piretti qui, autour de deux thèmes, l’accès au vote et le système électoral, dresse un tableau de la situation de cinq pays européens dans la seconde moitié du XIXe siècle (Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie). Si le débat sur le droit de vote (droit ou fonction ?) est présent à peu près partout, la marche vers l’élargissement du suffrage suit un cours différent selon les pays. Le système majoritaire uninominal domine largement sous des formes d’ailleurs variables (un ou deux ). Les essais de le changer au profit d’un système plurinominal (France, Grande-Bretagne, Italie – l’Espagne associe les deux) ne s’étant pas révélés concluants, l’idée proportionnaliste gagne du terrain à la fin du siècle.

5 On signalera, en outre, parmi les articles extérieurs au thème central, une mise au point de Maria Pilar Salómon Chéliz sur « Laïcisme, genre et religion. Perspectives historiographiques » qui présente une approche à la fois thématique et chronologique sur la façon dont cette question s’est posée en Espagne.

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Iorwerth Prothero, Religion and Radicalism in July Monarchy France. The French Church of the Abbé Chatel, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2005, 362 p. ISBN 0-7734-6221-X. 74,95 livres sterling.

Emmanuel Fureix

1 Voici un livre digne d’intérêt pour tout historien du religieux et du politique au XIXe siècle, qui vient combler un vide à propos d’un important culte dissident, quoique très éphémère (pour l’essentiel entre 1831 et 1837 !). L’Église Catholique Française de l’abbé Châtel permet de mieux saisir les racines religieuses du républicanisme quarante- huitard, mais annonce aussi bien des évolutions religieuses ultérieures, jusqu’au second XXe siècle. Engloutie dans l’oubli, cette religion dissidente partagea à sa façon le sort des utopies vaincues du premier XIXe siècle, et à ce titre fut ravalée au rang de curiosité sectaire. Que fut donc cette Église Catholique Française ? Une religion dissidente, au dogme peu distinct du catholicisme, à la liturgie très simplifiée et modernisée, au public très populaire, urbain et rural. Ce fut aussi une réaction virulente à la Restauration religieuse des années 1820, et une expression paradoxale de l’anticléricalisme diffus des années 1830. Elle servit de « machine à pompes » 1 pour tous ceux auxquels l’intransigeance de certains clercs refusait certains rites de passage – mariages, enterrements religieux. Enfin, au moins en milieu urbain, elle permit, par ses liens patents avec le républicanisme et le bonapartisme populaires, une prise de parole politique.

2 Pour toutes ces raisons, Iorwerth Prothero signe un livre nécessaire, érudit et méthodique, qui légitime pleinement son objet. Il est parti en quête de toutes les traces possibles de ce culte, de son dogme et de ses adeptes, aux archives de l’archevêché de Paris, aux archives nationales et départementales, sans oublier des périodiques plus ou

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moins obscurs et des caricatures. L’empathie l’a même conduit, avec succès, à la recherche de la tombe du fondateur, l’abbé Châtel, au cimetière de Clichy. L’étude se divise en quinze chapitres, très étroitement chronologiques, qui suivent la naissance, l’apogée et le déclin d’un culte singulier. Disons d’emblée que ce choix discutable conduit malheureusement à des redites et des longueurs dans le récit, que vient heureusement compenser une conclusion très synthétique.

3 Comme attendu, le culte de l’abbé Châtel trouve ses origines à la croisée d’itinéraires plus ou moins marginaux, d’un contexte politico-religieux favorable et d’une demande sociale diffuse. L’abbé Châtel, né en 1795, fils de modestes laboureurs de l’Allier, brillant élève au petit séminaire, excellent orateur, embrassa une carrière ecclésiastique plutôt brillante, jusqu’à ce qu’un sermon jugé trop libéral le discrédite gravement en 1829. Il s’engouffre alors dans la brèche introduite par la Révolution de 1830, en rupture avec le catholicisme intransigeant et ultramontain de la Restauration. Il réunit autour de lui un clergé modeste et hétéroclite, lance un manifeste religieux en novembre 1831, et célèbre le nouveau culte à son domicile parisien, avant de trouver des locaux plus confortables. Les services sont dits en français, l’Église se veut « nationale » et soustraite à l’autorité épiscopale, les prêtres peuvent se marier et jouir de la chair, le sacrement de la confession est rejeté, de même que les strictes conditions posées à la sépulture religieuse. Le culte de l’abbé Châtel se nourrit des frustrations nées des rigueurs du catholicisme tridentin, des excès des missions de la Restauration 2, du zèle mal entendu d’un clergé intraitable. Il prétendait renouer avec les origines du christianisme primitif, diffuser les valeurs évangéliques de justice et d’amour, réconcilier la religion et la chair, l’Église et le peuple, l’Église et la démocratie… Un programme inscrit dans l’esprit de 1830, et qui ne devait pas, à ses débuts, susciter l’hostilité ouverte du nouveau régime et de ses agents locaux. Le culte nouveau est dans un premier temps toléré dans la mesure où il est exercé dans des espaces privés. Par ailleurs, il rappelle, explicitement ou non, d’autres expériences analogues comme celle de l’Église constitutionnelle, éteinte avec le Concordat, ou encore la loge maçonnique des Templiers avec laquelle il tente un éphémère compagnonnage. L’abbé Châtel se fait sacrer, dans des conditions obscures, évêque primat.

4 L’Église française essaime assez rapidement et fonde des succursales en proche banlieue (Clichy), dans le Bassin parisien et dans une dizaine de départements (dont le nord de la Haute-Vienne et les Hautes-Pyrénées). Ses succès s’expliquent toujours par une contestation préalable de curés mal aimés ou par la vacance durable de paroisses. C’est dans cet interstice que viennent s’installer de nouveaux clercs, souvent en rupture de ban avec l’Église officielle, prêtres mariés ou en concubinage, ou séminaristes renvoyés pour indiscipline. Là réside sans doute l’une des faiblesses de ce culte qui ne peut compter que sur un clergé mal formé, souvent fantasque et prompt aux reniements. Bien des prêtres de l’Église Châtel savent pourtant se faire apprécier de fidèles issus du petit peuple, ouvrier ou paysan, ou de la garde nationale du village. Soit par leur éloquence passionnée (ainsi l’abbé Auzou, bientôt rival de Châtel), soit par des pratiques réformatrices : gratuité des sacrements, acceptation du travail dominical, suppression du jeûne et de l’abstinence, octroi systématique des funérailles religieuses, y compris pour les « pécheurs notoires », comédiens et autres républicains incroyants. Une foi simple se met ainsi place, conforme aux canons d’une religion populaire et tolérante, conforme à la maxime Vox populi, vox dei. Des contradictions, toutefois, ne tardent pas à apparaître. Châtel cultive une religion des Lumières qui incline au déisme et au rationalisme, quand Auzou privilégie une religion des sentiments. Châtel lui-

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même évolue vers une étrange synthèse entre catholicisme, protestantisme, maçonnerie, fouriérisme et phrénologie !

5 Outre ces dissensions, des problèmes financiers chroniques expliquent le déclin de ce culte non reconnu et non financé par l’État concordataire. Mais c’est le harcèlement des autorités qui donne le coup de grâce à l’Église française. Les hommages funèbres rendus à Napoléon II ou aux insurgés de juin 1832 font apparaître les liens étroits entre dissidences religieuse et politique, et provoquent un changement d’attitude notable des préfets de Louis-Philippe. L’occupation d’églises ou de presbytères est sévèrement proscrite, mais surtout, à partir de 1834-35, la loi sur les attroupements (1831) et la loi sur les associations (1834) sont appliquées aux dépens de l’Église française. Les communautés déclinent, les clercs renient leur culte et renouent avec le catholicisme, tel Auzou en 1839. Châtel, après une brève réapparition en 1848, s’éteint dans l’obscurité en 1857.

6 On regrette que les liens avec le socialisme et le féminisme, objets d’un chapitre décevant, ne soient pas davantage explorés, et que le récit se perde dans des histoires singulières et souvent anecdotiques de micro-communautés, sans recours aux sciences sociales. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de Iorwerth Prothero, prudent et fin, fera date dans l’historiographie des religions de l’âge romantique.

NOTES

1. . Maurice AGULHON, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970, p. 183. 2. . Sheryl KROEN, Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration France, 1815-1830, Berkeley, University of California Press, 2000, 394 p.

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Charles de Montalembert, Journal intime inédit. Tome V : 1849-1853, texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade, Paris, Honoré Champion, 2006, 831 p., ISBN : 2-7453-1347-9. 71,25 euros.

Jean-Claude Caron

1 Homme de foi catholique et partisan d’un ordre politique conservateur, Charles de Montalembert a tenu un journal intime qui permet de saisir les états d’âme, les joies et les souffrances, les bouffées d’orgueil à l’occasion, d’un individu profondément intégré dans le siècle. Car Montalembert est un combattant, rude et déterminé, auquel la monarchie de Juillet, puis la Seconde République vont donner l’occasion de révéler son talent oratoire. Les années 1849 à 1853 présentées ici par Nicole Roger-Taillade et Louis Le Guillou sont ponctuées par un déclin assez brutal : celui de la position politique de Montalembert qui passe du statut de champion de la cause de l’ordre à l’Assemblée législative, époque de ses plus grands succès parlementaires de son propre aveu (on sait en particulier la joute oratoire qu’il a menée à l’occasion du vote de la loi Falloux), à celui de quasi paria de la vie politique, dans son propre camp. C’est que l’homme s’est brouillé avec le puissant qu’il a pourtant servi à sa manière et qui est passé de la fonction de président de la République à celui d’Empereur des Français.

2 Ce volume possède les qualités habituelles de la collection à laquelle il est attaché. Tout au plus regrettera-t-on que la référence historiographique sur laquelle s’appuie Nicole Roger-Taillade dans l’introduction soit le volume rédigé par Charles Seignobos pour le Lavisse (gloire à Seignobos, mais reconnaissons que, depuis, la production a continué…). De plus, il nous semble que la qualification de « rival » donnée à

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Montalembert par rapport à Louis-Napoléon Bonaparte est discutable. Enfin, il est des lacunes dans l’index, comme en témoigne l’absence de la référence à Pierre Leroux, page 476. Cela posé, on ne peut qu’admirer l’édition critique de ce volume, signée par deux spécialistes hors pair. L’introduction, concise et précise, donne à comprendre l’essentiel en quelques pages, sans ménager la personnalité de Montalembert. Surtout, pièces à l’appui, elle affirme, pour la première fois de manière aussi nette, le rôle de l’homme dans la préparation du coup d’État du 2 Décembre. Loin de n’avoir été que l’homme qui a approuvé, dans une lettre célèbre publiée dans L’Univers, le coup d’État en appelant les catholiques à s’y rallier, Montalembert a été, de son propre aveu, consulté en amont du coup d’État. Une note, certes à éclaircir, précise en 1851 : « Le 13 mars, le 22 juillet et le 28 novembre, le Président ne craignait pas de se compromettre en comptant avec moi ! ». Montalembert, certes déçu et aigri de ne pas avoir été remercié pour son rôle, enfonce le clou au printemps 1852 : constatant que le prince-président a eu « peur de se compromettre avec lui » -ce qui expliquerait cette mise à distance-, il ajoute : « Comment n’a-t-il pas eu cette peur avant sa victoire, comme après ; et notamment le 22 juillet 1851 quand il m’a communiqué son projet de coup d’État, en disant qu’il ne lui manquait qu’un homme comme moi ; et le 28 novembre dernier, quand il m’envoyait son ministre des Affaire étrangères pour me prier de prévenir le Pape de ses intentions et de le prédisposer en sa faveur ? ». Le président et son entourage voyaient alors, si l’on en croit Montalembert, dans le député catholique un rouage important pour s’assurer du soutien ou de la bienveillance du clergé français, et même du pape.

3 Tirant le bilan de l’année 1849, Montalembert écrit : elle a « été l’année la plus brillante de ma vie publique. Depuis je n’ai fait que déchoir » Trois ans plus tard, dans un texte intitulé « Résolutions », il constate : « À 42 ans, par un concours de circonstances extraordinaires, et par suite de la noire ingratitude du Prince dont j’avais servi la cause avec un zèle si imprudent, ma carrière est brisée ». Le « néant » dans lequel il dit se trouver lui pèse d’autant plus qu’il a le sentiment d’avoir été dupe plus que vaincu. Et peu lui importe de partager le sort de « toutes les grandeurs de la France constitutionnelle et parlementaire »… Paradoxalement, c’est L’Univers et Louis Veuillot, ainsi qu’une partie des ultramontains et des légitimistes, qui deviennent ses adversaires politiques. L’homme qui souhaitait n’importe quel régime plutôt que la République se trouve mis an ban de la vie politique et constate qu’il est « humilié » par « le sentiment de [son] néant au milieu de cette société française dont [il croyait] être l’un des chefs »… Sentiment identique à la fin de l’année 1853 : « J’achève cette année au sein d’une morne tristesse : c’est la plus sombre, la plus triste, et surtout la plus nulle de ma vie […]. Ma vie publique est tombée plus bas que jamais : il ne me reste même plus l’illusion d’un retour de fortune possible ».

4 Montalembert rejoint la longue cohorte des hommes politiques condamnés au silence, de Guizot à Lamartine, même s’il n’a pas occupé une situation comparable à ces deux derniers. Il nous semble pourtant qu’il exprime un sentiment assez proche, entre désenchantement et rancœur, entre sentiment d’impuissance et sentiment de trahison, comme en témoignent les correspondances des deux hommes qui se sont succédé à la tête du gouvernement. Encore l’amertume de Montalembert est-elle plus tenace, car s’exprimant à l’encontre d’un chef d’État qu’il avait accepté de soutenir. Peu de consolations sont à noter, comme le note Montalembert lui-même dans une étique rubrique intitulée « Jours heureux ou notables » : la belle élection à l’Académie française en janvier 1851, mais l’homme est encore bien en cour ; ou l’approbation

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donnée par Pie IX à son adhésion au régime issu du coup d’État. Mais c’est au prix d’une rupture très nette avec ceux de ses amis politiques qui ont été arrêtés, orléanistes ou légitimistes, et qui ne lui pardonnent pas ce qui leur apparaît comme une trahison. Sa propre rupture avec le prince-président, marquée par son refus d’accepter la confiscation du patrimoine des Orléans, ne change rien à l’affaire, pas plus que son refus de toute fonction politique. Il demeure pourtant l’élu du Doubs, même si le serment à prêter lui est douloureux. Le sentiment dominant est alors celui d’un « abandon et isolement universel ».

5 Comme pour les correspondances de Lamartine et de Guizot, par exemple, le journal intime permet de prendre conscience de l’existence de réseaux, constitués de cercles plus ou moins intimes. Chez Montalembert, le réseau orléaniste est au premier plan, le légitimiste au second plan, le bonapartiste loin derrière. Quelques réflexions disent la douleur non acceptée de l’effondrement de la monarchie de Juillet : ainsi la mort de Louis-Philippe 1er en 1850 est-elle saluée de la formule suivante : « injustement détrôné et exilé ». Parmi les autres brèves notices nécrologiques suivies d’une annotation, signalons les noms de Frédéric Bastiat, (« économiste distingué »), de Baudin (« médecin, représentant montagnard de l’Ain, tué sur une barricade »), de Rio (« mon ancien secrétaire, tué comme curieux dans l’engagement sur le boulevard »), d’Audry de Puyraveau (« député républicain et impie »). Beaucoup sont signalés comme catholiques ou bons catholiques et Frédéric Ozanam est spécialement salué : « Perte immense pour la cause catholique et pour l’avenir de la France »

6 Grâce aux annotations quotidiennes, mais aussi à des pièces fournies en fin de volume (« Relations avec le président Louis Napoléon », récapitulatif des « Invitations à dîner » reçues pour les années 1849 à 1853, qu’elles aient été honorées ou non, et liste des personnes invitées, « Connaissances ou relations nouvelles », « Rencontres ou relations importantes »), on prend conscience de l’importance de la sociabilité politique, religieuse, plus simplement conviviale à laquelle a sacrifié, apparemment sans déplaisir, Montalembert Pour la seule année 1850, ce sont près de 120 invitations qui ont été reçues (on comparera avec Guizot, tel que révélé par sa correspondance avec sa fille Henriette), environ 90 ayant été apparemment acceptées, les autres étant suivies des annotations suivantes : empêché, excusé ou refusé. Les noms de Falloux, Pasquier, Molé, Thiers, Dupin, Noailles, y sont en bonne place, ainsi que le président de la République (neuf invitations, dont huit honorées, pour l’année 1850, parmi lesquelles un séjour de deux jours à Compiègne) et qu’une bonne partie des membres du gouvernement. Grâce à la liste des personnes invitées, on voit que Montalembert reçoit nombre de clercs (et pas des moindres : l’abbé Gerbet, l’abbé Desgenettes, l’évêque de Langres, Dom Guéranger, Mgr Dupanloup) et de laïcs engagés dans son combat (Léon Cornudet, Louis Veuillot). Au plan européen, le réseau polonais demeure important.

7 L’homme voyage, en France et en particulier en Bretagne, en Franche-Comté et en Auvergne, mais aussi en Angleterre, à Bruxelles, patrie de la famille de sa femme, née de Mérode, et à Rome, où il est reçu par le pape Pie IX et par un grand nombre de prélats occupant de hautes fonctions. Il lit également : Bossuet et Burke, Droz et de Maistre (« charmans (sic) »), ou encore Le spectre rouge de Romieu (« incroyable prophétie »), Saint-Simon (le mémorialiste), Montesquieu et Macaulay, Mérimée, Guizot et Heine, Newman, Mme de Staël et… les Œuvres de Louis Napoléon Bonaparte en trois volumes. Les annotations du journal ouvrent des champs multiples à l’historien. On y suivra, outre l’autobiographie en creux qui s’y dessine, la mise en exergue de l’action

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politique en général et parlementaire en particulier ; la pensée et la pratique d’un croyant ; la sensibilité de l’homme aux relations sociales, fondées sur l’amitié, mais aussi aux relations familiales ; une histoire, individuelle, du goût musical ; le rôle joué dans les réseaux européens, ici plutôt, mais pas exclusivement, du point de vue de la défense du catholicisme.

8 L’historien ne peut pas ignorer cette source pour suivre la vie politique des années 1849-1851 en particulier, période passionnante où la République tangue entre plusieurs options, sous le regard de ceux qui aspirent à sa déchéance. Montalembert n’est pas avare de qualificatifs, ceux de pitoyable, d’incendiaire, de ridicule caractérisant l’attitude ou les discours de ses adversaires républicains ; les socialistes sont quant à eux des barbares et les succès électoraux qu’ils enregistrent en mai 1849 l’inquiètent grandement, d’autant qu’ils ne proviennent pas seulement des villes, mais également des campagnes et de l’armée. Homme du Comité de la rue de Poitiers, Montalembert est au cœur de la vie politique dans les années 1849-1850. On peut parler, à son égard, d’un activisme qui frôle la frénésie, à voir le rythme quotidien de ses rencontres, séances parlementaires, dîners en ville, plages horaires consacrées à l’écriture, spectacles à l’occasion, etc. Parmi les domaines où sa compétence fait merveille, figure au premier rang la question de l’enseignement. Pourtant, la déception est là lorsque les combinaisons ministérielles sont discutées, et, entre orgueil naïf et objectivité réelle, Montalembert écrit au lendemain des élections de 1849 : « Je suis un peu étonné de ce que personne ne songe le moins du monde à moi ».

9 Mais, à lire ce journal, on perçoit que son auteur manque parfois de volonté, est plus velléitaire que ses adversaires et parfois ses amis, parmi lesquels il observe la montée en puissance de Falloux : une pointe de dépit et de jalousie s’exprime lorsqu’il apparaît que c’est ce dernier qui prend en main le combat parlementaire sur la question de l’enseignement et dont le nom sera accolé à la loi sur la liberté d’enseignement votée au printemps 1850. Mais le journal fourmille de regrets de n’avoir pas osé prendre la parole, avec l’aveu d’une angoisse surgissant à chaque fois. Et l’incapacité à se situer clairement dans un camp, ou à regretter de l’avoir fait sans en peser réellement les conséquences. L’homme est hésitant, bon orateur à l’occasion, mais très loin d’un Thiers, véritable animal politique. Son jugement sur ses pairs ne manque pas d’intérêt : sur Thiers, sur Tocqueville, sur Hugo, contre lequel il affirme avoir remporté son plus beau succès parlementaire en octobre 1849 et qu’il déteste cordialement, sur Lacordaire, dont il trouve scandaleuses et monstrueuses les conférences données à Notre-Dame. Montalembert est par ailleurs l’un des rares députés que les discours de Pierre Leroux n’offusquent pas. Il les juge le plus souvent dignes d’intérêt, en particulier celui du 20 novembre dont il rend ainsi compte : « Je vais fort tard à l’Assemblée, où j’ai le plaisir d’entendre un discours de Pierre Leroux, en faveur de l’extension du suffrage universel aux femmes. Je suis assez de son avis, d’abord parce que cela détruirait le suffrage universel, et ensuite parce qu’elles en useraient, s’il était maintenu, beaucoup mieux que les hommes ».

10 Montalembert mène une véritable guerre contre l’Université, les écoles normales, mais aussi contre les clubs et contre la liberté de la presse. On lira avec un intérêt particulier les pages consacrées au 13 juin 1849, où sa pensée réactionnaire (retour à la monarchie, fin de la République) s’expose sans fard, prolongée dans le domaine artistique. Attaqué par les ultramontains (Veuillot) et par les républicains, Montalembert peine à garder un cap qui le fâche avec d’anciens amis, clercs comme laïcs. On lira également ses

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propos sur le ministère d’octobre 1849, sur la loi Parieu, sur la loi Falloux, sur celle du 31 mai 1850, sur les débats relatifs à la révision de la constitution, sur l’affaire Changarnier. En choisissant le camp du président, Montalembert se coupe de nombre de ses amis et soutiens à l’Assemblée, sans en retirer de véritables profits. Les pages relatives à l’automne 1851 dépeignent de façon très intéressante le climat délétère qui règne alors entre l’Élysée et l’Assemblée, le bras de fer qui s’est engagé, la montée en puissance de l’hypothèse d’un affrontement physique. Face au coup d’État, Montalembert se montre assez pitoyable : il signe dans un premier temps une protestation ; puis accepte de faire partie de la Commission consultative créée par l’auteur du coup d’État pour remplacer l’Assemblée, après avoir consulté une foule de personnes aux avis contradictoires. Tancé pour son hésitation par Morny, qui lui reproche de désavouer tout haut ce qu’il avait conseillé tout bas, il se défend maladroitement (mais non sans honnêteté) en rappelant qu’il n’avait pas envisagé de coup d’État sans la participation de la minorité conservatrice et élyséenne… Montalembert rencontre Louis-Napoléon et décide de répondre à son appel, justifiant sa position par sa volonté de défendre l’Église, et ajoute : « Quant à moi, je déclare que, chassé pour chassé, j’aime bien mieux l’être par des lanciers et des grenadiers, comme en 1851, que, comme en 1848, par une horde d’ivrognes, conduite par des histrions tels que Lamartine et Bocage ». Et il envisage de suite, de concert avec Fortoul, les « rudes coups » à porter à l’Université, qui demeure sa bête noire, et demande à Louis-Napoléon de combattre « l’esprit universitaire et rationaliste ».

11 L’accord de façade ne résistera pas longtemps et le projet de Statut organique de la liberté d’enseignement proposé par Montalembert sera enterré : il visait à offrir à l’Église une liberté quasi illimitée. De même, Montalembert est-il déçu de comprendre qu’il ne sera pas le principal inspirateur de la constitution, comme il l’espérait. Globalement, tout ce qu’il propose est plus ou moins rejeté. Du côté de l’opinion publique et de ses anciens amis, il devient l’homme à abattre, le chef du « parti des cochons », le « Judas de la Chambre », seul Louis Veuillot lui témoignant de l’aménité… Le décret de « spoliation » des biens de la famille d’Orléans lui porte le coup de grâce. Son discours de réception à l’Académie française est perçu par lui comme la dernière grande journée de sa vie publique. Il y attaque avec véhémence le principe d’égalité et l’esprit de 1789 – plusieurs passages seront censurés avant publication dans la presse et l’impression en brochure en sera interdite. Montalembert persiste néanmoins dans ses irrésolutions, hésitations et autres velléités. Un exemple parmi d’autres : assister ou non à la cérémonie d’installation du Sénat et du Corps législatif aux Tuileries, afin d’y prêter serment. La position adoptée – y aller – est ainsi justifiée : « je me décide à y aller pour ne pas avoir l’air de trop bouder ». Et de prêter serment, bien que cela soit analysé comme une « torture indigne »…

12 Montalembert intervient rarement au corps législatif (le « Corps-mort »), mais n’hésite pas à y faire de l’opposition. Il constate toutefois son isolement, et est en particulier peiné de voir que le camp catholique, malgré des exceptions, se rallie assez massivement à Napoléon III, et pas seulement en France. Ses réseaux belges, italiens, polonais sont favorables, dans leur ensemble, à un régime qui affirme s’appuyer sur l’Église. Il s’étonne de ralliements au régime parmi ses proches. Sans pour autant perdre une certaine forme de lucidité. Lors d’une conversation avec Guizot, de Broglie, Vitet et Corcelles, l’analyse est partagée entre ces politiques déchus : « nous prévoyons une réaction anti-religieuse provoquée par l’inexcusable servilité du clergé actuel ». Ces quelques centaines de pages noircies par Montalembert, en sus de ses travaux

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érudits, de ses discours parlementaires, de sa correspondance, ne se laissent que rarement aller à évoquer ses sentiments intimes relevant de la sphère privée. On y découvre pourtant un personnage complexe, aussi mal à l’aise en politique, en définitive, qu’un Tocqueville, dont il n’atteint ni les succès politiques (ce dernier fut ministre), ni le prestige intellectuel que lui valut la Démocratie en Amérique. L’homme n’est pourtant pas médiocre et pas dénué d’intelligence de son siècle. Mais il est inadapté aux arcanes de la politique, trop souvent velléitaire, fasciné par la peur du désordre social (certes Tocqueville l’est aussi), et assez peu constant, le plus souvent, dans ses choix. Il tend à agir à contretemps, une chose qui ne pardonne guère en politique. On lira pourtant avec intérêt et plaisir ce journal intime d’un homme qui, atteignant la quarantaine, se trouve, non sans quelque affect, déjà vieux, usé, désillusionné. Usant d’une liberté de ton mesurée, même dans cet exercice très particulier qu’est la rédaction d’un journal intime (dont on aurait tort de penser, pour autant, que Montalembert n’imaginait pas qu’il serait publié), il donne à voir sous un jour nouveau la vie politique d’une période particulièrement intéressante de l’histoire politique française. Il convient donc de remercier une fois encore les responsables de cette publication qui mettent à la disposition du public une source importante pour l’historien du XIXe siècle.

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Joan L. Coffey, Léon Harmel. Entrepreneur as Catholic Social Reformer, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2003, 340 p. ISBN : 0-268-03360-9. 48 dollars.

Iorwerth Prothero

1 Ce livre, qui appartient à une collection consacrée au catholicisme social, présente une étude du catholique légitimiste Léon Harmel (1829-1915), qui en 1854 prit la direction d’une petite fabrique familiale de fil à Val-des-Bois, à 18 km de Reims. Tout en développant les pratiques paternalistes chrétiennes de sa famille, il parvint à créer une entreprise florissante et profitable. Les salaires versés aux ouvriers restaient dans la norme régionale, mais les horaires et les conditions de travail étaient plus favorables, et Harmel mit en place un très large éventail de dispositifs d’aide à ses salariés, du berceau jusqu’à la tombe. Tout ceci était inspiré par la grande foi religieuse de Harmel, et, bien que rien ne leur fût imposé, la pratique religieuse se généralisa vite parmi les ouvriers. Aucun de ces traits ne distingue Harmel des autres patrons d’usine catholiques et paternalistes du Nord, mais il s’en sépare d’une part par l’ampleur des dispositifs mis en place, dont bénéficiait l’ensemble des familles des travailleurs, d’autre part par sa scrupuleuse application de la nouvelle législation du travail dans les usines, enfin par le supplément familial qu’il versait à ses ouvriers en fonction du nombre de leurs enfants, afin de leur donner un salaire suffisant pour nourrir leurs familles sans forcer leurs femmes à travailler. Plus encore, en 1875, il organisa au sein de l’usine un syndicat professionnel composé de tous les ouvriers et les employés ; en 1883, il créa un Conseil d’usine qui impliquaitles ouvriers, y compris les femmes, de manière effective dans la vie de l’usine et prit progressivement en mains sa gestion quotidienne. Alors que d’autres patrons s’appuyaient sur le paternalisme pour

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renforcer leur pouvoir autoritaire, l’originalité de Harmel tient dans cette volonté de limiter sa propre autorité et de laisser une large place aux initiatives des ouvriers.

2 La « corporation chrétienne » de Harmel lui valut une grande renommée. Lui-même la considérait comme une organisation modèle pour les autres entreprises et enjoignait les employeurs de se réformer et de se montrer justes et charitables envers les travailleurs, en dépit du fait que l’Association catholique des patrons de Nord, qu’il avait fondée, rencontrât un succès limité. Il concevait également cette corporation chrétienne comme un instrument de reconquête religieuse, un remède contre la déchristianisation dont souffrait la France. Pour lui, comme pour d’autres, la Révolution française, en détruisant les corporations, avait conduit au matérialisme, à la désintégration morale, au mépris du travail, à un État négligent et sans Dieu, à une industrialisation débridée, au paupérisme et à la destruction de la famille. Au milieu des années 1870, Harmel devint ainsi l’un des dirigeants, avec Albert de Mun et René de La Tour du Pin, de l’Œuvre des cercles catholiques ouvriers, dont les idées corporatistes reçurent en 1878 l’approbation du nouveau pape Léon XIII, préoccupé, on le sait, d’ouvrir l’Église au monde moderne afin de lui faire retrouver son emprise morale sur la société. La pensée de Léon XIII sur la situation du travail fut influencée par l’usine et les écrits de Harmel. Dans les années 1880, ce dernier organisa également des pèlerinages ouvriers à Rome qui lui valurent une renommée nationale et internationale et tous les honneurs de la presse ; il contribua également à attirer l’attention de Léon XIII sur la question sociale et le conduisit à adopter les principes ensuite énoncés dans l’Encyclique fondatrice de 1891, Rerum Novarum. Dans les années 1890, sous l’impulsion du pape, Harmel accepta la Troisième République, reconnut la nécessité d’une législation sociale et d’un syndicalisme catholique, et devint politiquement bien plus actif qu’auparavant, comme figure dominante des Cercles chrétiens d’études sociales et du mouvement français chrétien démocrate, opposé au libéralisme, au socialisme, à la franc-maçonnerie et aux juifs. Il se consacra de plus en plus à un projet d’aumôniers dans son usine et il y lança les Semaines sociales, afin d’éduquer le jeune clergé aux questions sociales, mais il y mit fin lorsque Léon XIII fit marche arrière dans son soutien au catholicisme social et à la démocratie chrétienne.

3 Tous ces aspects de la carrière de Léon Harmel sont passés en revue dans cette étude de grande ampleur sur un homme aux fortes convictions religieuses qui s’efforça de faire le bien dans de nombreux domaines. Les travaux plus anciens sur Harmel avaient surtout insisté sur sa vie privée et familiale ainsi que sur son usine. Ce livre s’y intéresse peu, en dépit de l’importance de la famille pour Harmel, non seulement d’un point de vue personnel mais aussi pour sa vision sociale. Concernant l’usine, l’ouvrage propose un chapitre détaillé sur les institutions et les mesures paternalistes de Harmel, mais il est plus rapide sur la réalité du fonctionnement de l’entreprise et sur les réactions des ouvriers et des employés au paternalisme. De fait, le paternalisme de Harmel est purement traité comme un choix individuel, guidé par la foi, et le premier chapitre de l’ouvrage présente sa philosophie sociale comme un système qui aurait été achevé avant d’être appliqué dans les faits, sans jamais être transformé par l’expérience. Pourtant, la pratique du paternalisme impliquait tout à la fois des formes de dépendance, de déférence et de négociation, de sorte que les patrons paternalistes étaient souvent contraints par les attentes et les pratiques de leurs ouvriers. Rien de cela n’est envisagé dans l’ouvrage, puisque le principal intérêt de l’auteur réside, en fait, dans le catholicisme social, la démocratie chrétienne, la papauté de Léon XIII, qui

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sont traités dans les chapitres suivants. L’objet du livre correspond au choix de sources utilisées : les sources primaires comprennent la correspondance privée de Harmel (pourtant peu citée), ses travaux publiés, sa correspondance avec Rome et les publications papales. À mesure que l’objet de l’étude s’élargit, l’histoire devient plus familière, à l’exception du compte rendu détaillé des pèlerinages, et l’auteur s’appuie davantage sur des travaux secondaires, qui ne sont d’ailleurs pas distingués des sources primaires dans la bibliographie. L’attention est alors portée – ce qui est compréhensible et utile – sur le rôle personnel de Harmel, de sorte qu’on trouvera peu de choses, par exemple, sur le fonctionnement véritable des Cercles catholiques. Mais en fait l’approche est sans doute trop générale, et ce au détriment d’un examen plus complet de la contribution réelle de Harmel.

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Nigel Yates,The Religious Condition of Ireland, 1770-1850,Oxford, Oxford University Press, 2006, 401 p. ISBN : 0-19-924238-0. 70 livres sterling.

Laurent Colantonio

1 Contrairement aux idées reçues, longtemps véhiculées par l’historiographie et la mémoire nationale irlandaises, l’histoire religieuse de l’île depuis la Réforme n’a pas toujours été marquée par la lutte frontale entre catholiques et protestants : telle est l’hypothèse de travail de Nigel Yates, professeur d’histoire religieuse à l’université de Lampeter (Pays de Galles). Dans The Religious Condition of Ireland, l’auteur développe son argumentation à partir d’une double problématique. Il soutient tout d’abord que dans l’histoire des relations entre les trois principales confessions (l’Église établie – « high Church » –, l’Église catholique et les presbytériens), les années 1770-1850 furent déterminantes dans l’émergence des tensions qui, depuis, ont dominé l’histoire irlandaise. Selon Nigel Yates, jusqu’aux années 1800-1820, les Églises avaient plutôt opté pour une « stratégie de coopération et de tolérance mutuelle », avant que ne s’installe un climat de crispation religieuse qui fut fatal à ce « fragile œcuménisme » (p. XX). En parallèle, l’auteur associe les années 1770-1850 à un intense mouvement de réforme, qui traversa l’ensemble des confessions. Dans une perspective historiographique neuve, il souligne à quel point, au delà des différences et des oppositions, les programmes de réforme des uns et des autres se sont avérés proches.

2 Dans le premier chapitre, Nigel Yates fait le constat de l’échec de la Réforme en Irlande entre 1560 et 1770, date à laquelle la population de l’île demeure au 4/5 catholique. Il décrit la coexistence (assez) pacifique qui s’est peu à peu instaurée, dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Après une classique mais utile mise au point (chapitre 2) sur l’évolution du statut légal des catholiques en Irlande entre 1770 et 1850 (lois de 1793, émancipation de 1829…), il entre dans le vif de sa démonstration par une étude fine de la carrière des principales personnalités de la scène religieuse irlandaise (chapitre 3). Il

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justifie cette entrée par le sommet en précisant que nombre de ces hommes furent les promoteurs de la dynamique réformatrice du dernier tiers du XVIIIe siècle.

3 Quittant le haut clergé, l’auteur examine ensuite les grands axes du programme de réforme, tel qu’il fut appliqué (chapitre 4). Il détaille successivement les efforts entrepris pour améliorer la formation des prêtres et sanctionner leurs écarts de conduite (en 1829, les curés se virent par exemple interdire l’entrée des pubs, des bals populaires ou encore des champs de courses), les mesures pour limiter les pratiques populaires jugées immorales (alcool, veillées, sexualité…) ou, au contraire, celles prévues pour inciter les fidèles à respecter la liturgie officielle. En outre, Nigel Yates offre au lecteur la première étude détaillée (chapitre 6) du processus d’édification de nouveaux bâtiments religieux (notamment les premières cathédrales catholiques, autorisées par la loi de 1793) et de rénovation d’anciens, phénomène qu’il place au cœur du programme de réforme des années 1770-1850. Afin d’appuyer sa démonstration, il propose aussi quelques études de cas (chapitre 5), à partir d’un échantillon représentatif de diocèses et presbytères. Les sources consultées (archives diocésaines, comptes-rendus rédigés par les évêques à leur retour de mission pastorale) avaient jusqu’alors souvent été négligées, notamment dans les travaux consacrés au protestantisme. L’ensemble tend à confirmer l’efficacité, à moyen terme, des réformes entreprises, ainsi que l’assez grande proximité des projets engagés par les différentes confessions.

4 Le chapitre 7 est particulièrement efficace. L’historien y analyse la face sombre des années 1770-1850 : la progressive détérioration des relations entre les Églises chrétiennes en Irlande. Il étudie les facteurs qui ont conduit à attiser les crispations, au premier rang desquels il place l’émergence, à partir de la fin du XVIIIe siècle, de l’évangélisme protestant. Selon Nigel Yates, « ce fut un désastre à plus d’un titre » (p. 271). En rupture avec l’attitude plus conciliante des dignitaires de l’Église établie et des presbytériens modérés, ce courant, très lié au méthodisme, s’est distingué par un prosélytisme et un antipapisme agressifs, qui ont largement contribué à briser le fragile équilibre entre les confessions. Cette attitude a accentué le raidissement de catholiques de plus en plus enclins à l’intransigeance (incarnée par l’archevêque John MacHale puis le cardinal Paul Cullen) et, ainsi, favorisé la création d’une alliance protestante (entre anglicans et presbytériens), jusqu’alors très improbable, et dont le révérend Henry Cooke fut la figure emblématique.

5 L’ouvrage s’achève sur une étude comparée des réformes entreprises, au cours des mêmes années, dans d’autres « régions celtiques » : la Bretagne, le Pays de Galles, l’île de Man et les Highlands d’Écosse (chapitre 8). L’auteur pointe les similitudes avec l’expérience irlandaise, sur des territoires eux aussi confrontés à la désaffection des fidèles et à la persistance de formes « douteuses » de piété populaire (telle la pratique du baptême de fœtus morts dans le diocèse de Rennes). Il avance l’idée du « laboratoire » irlandais, source d’inspiration pour les programmes de reconquête religieuse à l’échelle de l’Europe (p. 311).

6 Rédigé dans une perspective « œcuménique » revendiquée par l’auteur (p. XX-XXi), The Religious Condition of Ireland constitue une ouvrage de référence solidement argumenté (même si la thèse de l’exportation du modèle réformateur irlandais mériterait une étude plus systématique), foisonnant d’érudition et avantageusement complété par une iconographie de qualité, un index thématique, une bibliographie fournie et de minutieuses annexes statistiques. Nigel Yates propose une lecture originale de l’histoire

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des relations entre les Églises en Irlande depuis la Réforme, qui privilégie les années 1770-1850. Ce faisant, il prend à rebrousse-poil certaines thèses classiques, notamment celle d’Emmet Larkin, qui situe pour sa part le grand moment de la réforme au sein de l’Église catholique (le mouvement vers Rome, la normalisation des pratiques…) après 1850, sous l’influence et l’impulsion du Cardinal Cullen 1. Pour Nigel Yates, au contraire, Cullen n’a fait que « consolider les initiatives déjà engagées par ses prédécesseurs », entre 1770 et 1850 (p. 313)2.

NOTES

1. . Emmet LARKIN, « The devotional revolution in Ireland, 1850-75 », dans American Historical Review, n° 77, 1972, p. 625-652. 2. . Précisons que Nigel Yates n’est pas le premier ni le seul à critiquer la thèse de Larkin. Voir les travaux de Donal Kerr (1982), Sean J. Connolly (1982), Desmond J. Keenan (1983), Thomas McGrath (1991), Dáire Keogh (2000).

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Franck Prochaska, Christianity and Social Service in Modern Britain. The Disinherited Spirit, Oxford, Oxford University Press, 2006, 216 p. ISBN : 0199287929. 35 livres sterling.

Emmanuelle de Champs

1 Après s’être intéressé successivement à la place des femmes dans les mouvements philanthropiques britanniques au XIXe siècle, puis au rôle social de la monarchie 1, Franck Prochaska montre ici le mouvement par lequel les missions sociales, assurées tout au long du XIXe siècle par de nombreux mouvements philanthropiques et religieux, sont progressivement entrées dans le giron de l’État-Providence. Il articule ainsi des problématiques longtemps considérées comme distinctes : le déclin de la pratique chrétienne, l’émergence du rôle social de l’État, l’évolution de la démocratie britannique. Dans son refus de considérer l’ère de la philanthropie comme l’antichambre de l’État-Providence, Prochaska s’inscrit dans le courant révisionniste en histoire sociale dont la Cambridge History of Social Britain, publiée en 1990, a proposé une synthèse2. Il entend contribuer à une réflexion plus globale sur la forme et le rôle des services sociaux aujourd’hui.

2 Une reformulation des idées de Tocqueville, cité à plusieurs reprises, sert de fil directeur à cette réflexion : les associations de citoyens sont porteuses de valeurs morales et politiques et représentent un contrepouvoir précieux dans un système démocratique. Franck Prochaska insiste sur le caractère chrétien de ces mouvements et affirme que leur disparition expose les démocraties modernes au danger du despotisme (p. 27). Cette grille est successivement appliquée à quatre études de cas dans les domaines de l’éducation, de la lutte contre la pauvreté, de l’hygiène familiale et de la santé.

3 Le premier chapitre est consacré aux « Sunday Schools », où l’instruction religieuse prédomine, mais où sont également données les bases de la lecture et de l’écriture. Les

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« Ranyard Missions », du nom de leur fondatrice, sont présentées dans le chapitre suivant comme emblématiques des nombreuses sociétés charitables qui visitent les pauvres à leur domicile et accompagnent leur mission d’évangélisation de conseils en matière d’éducation, d’hygiène et d’économie domestique. Sont ensuite examinées des institutions rarement étudiées, les « mothers’ meetings » qui rassemblent sous l’égide de femmes de la bourgeoisie des mères issues des classes populaires urbaines. Fournissant à prix modérés des tissus de plus ou moins bonne qualité, ces ouvroirs sont des lieux de sociabilité autant que d’éducation et d’évangélisation. Enfin, le mouvement des « Bible nurses », fondé également par Ellen Ranyard, est présenté comme emblématique des associations dont la mission religieuse s’accompagne de soins infirmiers. Ces exemples sont pourtant peu développés et restent subordonnés à l’argumentation générale. Les lecteurs sont invités à se tourner vers les très nombreuses sources secondaires citées en notes.

4 Franck Prochaska veut montrer que toutes ces institutions privées connaissent un destin similaire. Elles sont portées à l’origine par un zèle missionnaire qui semble intarissable et qui traverse la société dans son ensemble, décuplé par la diversité confessionnelle du début du XIXe siècle. Les classes moyennes en sont bien souvent à l’origine et elles y conservent souvent les fonctions d’organisation. Mais elles sont relayées par les classes populaires, que celles-ci fondent des organisations similaires (dans le cas des « Sunday schools » ou des sociétés d’aide mutuelle) ou qu’elles soient mobilisées pour relayer la bonne volonté des fondateurs dans les quartiers les plus pauvres : les associations de visite salarient des femmes des classes populaires afin de relayer le message chrétien dans les taudis. Franck Prochaska s’appuie sur ses recherches antérieures pour souligner les opportunités que le milieu associatif offre aux femmes de toutes classes sociales. Celles de la bourgeoisie y trouvent l’occasion d’exercer des responsabilités alors que la sphère politique leur demeure fermée et les plus pauvres s’y voient offrir en tant que visiteuses ou qu’infirmières des salaires bien supérieurs à ceux des ouvrières et des domestiques, en sus de la respectabilité qui y est attachée. À tous les niveaux, la charité privée crée du lien social à une époque qui exalte les valeurs individualistes. Pour compléter ce tableau, l’auteur fait de ces institutions un élément indispensable de la démocratie. En interne, beaucoup accordent aux donateurs et souscripteurs le droit de voter aux assemblées générales. Il veut aussi démontrer que ce vaste réseau associatif constitue un contrepoids indispensable à l’influence centralisatrice du gouvernement en matière sociale et que les valeurs religieuses et individualistes qui y sont diffusées font obstacle aux élans révolutionnaires. Il esquisse ainsi un « modèle social victorien » et passe rapidement sur les critiques que l’on peut lui adresser aujourd’hui : une stigmatisation de la pauvreté vue comme un vice personnel, des résultats médiocres (du point de vue de l’éducation et de la médecine en particulier), une vision des rapports sociaux ancrée dans une société de classes.

5 Mais, poursuit-il, cet âge d’or de la charité privée est mis en péril dès le dernier quart du XIXe siècle. Les progrès de la médecine et de l’espérance de vie rendent le réconfort apporté par la religion de plus en plus dérisoire. De nouvelles formes de loisirs font concurrence aux ouvroirs. Le gouvernement met la main sur l’enseignement, impose un programme uniforme qui se substitue à l’instruction religieuse. En outre, les associations charitables se montrent sensibles aux problématiques soulevées par les sciences sociales naissantes : les visiteuses passent moins de temps au chevet des pauvres et se consacrent à l’élaboration de comptes rendus et de statistiques, les

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infirmières sont accaparées par leur formation hospitalière et négligent la lecture de la Bible. L’ouverture progressive du suffrage aux classes populaires et aux femmes s’accompagne d’une nouvelle vision du rôle de l’État dont on loue la responsabilité en matière sociale, au détriment de celle des associations religieuses. En embrassant ces thèses avec moins de réticences que les Églises dissidentes, l’Église d’Angleterre se désengage de ses missions sociales. Les deux guerres mondiales accélèrent ce processus. En 1914, l’élan nationaliste se substitue au zèle religieux, le contrôle étatique augmente à mesure que des subventions publiques viennent remplacer les contributions privées. La Seconde guerre mondiale leur porte le coup de grâce. Franck Prochaska insiste sur les bouleversements physiques provoqués par le Blitz : à Londres et ailleurs, les églises sont bombardées, les enfants évacués, les femmes mobilisées, détruisant durablement les réseaux locaux sur lesquels s’organisait la charité privée. L’État-Providence s’est construit sur les ruines de la foi chrétienne, la sécurité sociale a accéléré la sécularisation, conclut-il. À une démocratie réelle reposant sur les acteurs locaux (« grassroots democracy ») s’est substituée une démocratie formelle, centralisatrice et vidée de ses valeurs.

6 On ne peut faire grief à l’auteur du caractère idéologique parfaitement assumé de sa thèse. Cela transparaît tout autant dans la définition qu’il donne de la démocratie que dans son insistance à dénoncer sans nuance les tendances totalitaires de l’État, quelles qu’en soient les formes. Son analyse des enjeux de la politique sociale aujourd’hui, plus rapide, est tout aussi polémique : la politique d’un George Bush qui laisse le champ libre aux associations chrétiennes est présentée en filigrane comme le moyen de sortir des impasses supposées de l’État-Providence (p. 172). Mais sa contribution au débat sur la sécularisation de la société britannique doit surtout être nuancée. La démonstration s’efface souvent au profit d’affirmations lapidaires : « la religion et ses corollaires – visites, liens de voisinage et ministère personnel – furent mis en pièces par les sciences sociales, la guerre, les décisions ecclésiastiques et le système d’assurance collectif » (p. 97). Si la corrélation qu’il met en lumière entre l’élargissement du droit de vote, l’effondrement de la structure associative et l’érosion de la foi populaire est pertinente et souvent novatrice, le lien de cause à effet qu’il veut y voir convainc peu.

NOTES

1. . Franck PROCHASKA,Women and Philanthropy in Nineteenth-Century England, Oxford, Oxford University Press, 1980 ; Franck PROCHASKA, Royal Bounty. The Making of a Welfare Monarchy, New Haven/Londres, Yale University Press, 1995.* 2. . F. M. L. THOMPSON [ed ], The Cambridge History of Social Britain, 1750-1950, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

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Callum G. Brown, The Death of Christian Britain. Understanding Secularisation, 1800-2000, Londres/ New York, Routledge, 2001, 256 p. ISBN 0-415-24184-7. Relié : 65 livres sterling ; broché : 18,99 livres sterling.

Julien Vincent

1 La couverture du livre, aux couleurs de l’Union Flag, montre une statuette du Christ délaissée au coin d’une pièce. Face à elle, une chaise au bleu passé est couverte d’une épaisse couche de poussière. En arrière plan, sur les murs moisis de ce qui ressemble à un presbytère abandonné ou à un ancien local associatif, on distingue plusieurs générations de papiers peints rouges et blancs. Cette image d’un monde perdu résume bien le propos de Callum G. Brown qui s’attache à démontrer l’unité d’un très long dix- neuvième siècle religieux, entre 1800 et 1960. La « mort de la Grande-Bretagne chrétienne » n’est pas ici celle des rapports entre la monarchie et les deux Églises établies d’Angleterre et d’Écosse, ni celle de la foi chrétienne elle-même, mais concerne plutôt un niveau intermédiaire, appelé discursive Christianity, qui désigne (en référence à Michel Foucault) les « protocoles de l’identité personnelle » tels qu’ils s’inscrivaient dans les comportements mais aussi dans les récits de vie. La démonstration s’appuie sur deux grands types de sources qui nourrissent aussi les deux thèses principales de l’auteur.

2 Callum G. Brown s’attache en premier lieu (chapitres 2, 3 et 7) à relire les sources statistiques du XIXe siècle en s’intéressant de près à leur genèse. Afin de réfuter une interprétation ancienne qui veut que le déclin de l’influence des Églises soit issu de l’industrialisation et de l’urbanisation, l’auteur insiste sur la nécessité de reconstruire

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la genèse de ces sources quantitatives afin de saisir les présupposés qui étaient à l’œuvre dans l’établissement des conventions de mesure qui les sous-tendaient. Conçues et fabriquées dans la première moitié du XIXe siècle, les statistiques religieuses seraient inséparable d’un projet évangélique symbolisé par la figure du prédicateur écossais Thomas Chalmers (1780-1847), pionnier de la « thèse de la sécularisation » telle qu’elle fut reprise par les historiens dans les années 1960 et 1970, et promoteur d’un renouveau religieux dont l’importance a beaucoup été soulignée depuis une quinzaine d’années. Mais alors que le livre de Boyd Hilton The Age of Atonement (Oxford, Clarendon Press, 1988) montrait surtout l’impact de l’évangélisme sur l’imaginaire économique et social du premier XIXe siècle, Callum G. Brown fait pour sa part un lien fort entre la dénonciation évangélique de la « sécularisation » des classes populaires urbaines et le projet d’une connaissance statistique de la pratique religieuse.

3 Plutôt qu’un dispositif centralisé, l’évangélisme est décrit comme un ensemble de représentations et de pratiques organisées de façon autonome au sein des congrégations locales, dans lesquelles les visites à domicile, une vie associative particulièrement dense, et la publication de centaines de milliers de tracts, véritable « économie du salut », contribuaient à « privatiser la foi » et à rendre les individus plus autonomes vis-à-vis des autorités ecclésiastiques. L’auteur suggère, sans véritablement le démontrer, que la constitution de statistiques religieuses à l’époque victorienne s’appuya sur ces nouvelles pratiques, notamment sur la visite à domicile qui permettait aux porteurs du message évangélique de rentrer dans l’intimité des foyers. Il propose en outre une réinterprétation de ces statistiques qui tend à réévaluer les pratiques individuelles et à souligner les limites des explications en termes de classes dont les contemporains étaient si friands. Si, par exemple, les chiffres semblent indiquer une baisse générale de l’assiduité à l’église ou à la chapelle à partir de la fin du XIXe siècle (« churchgoing »), c’est bien souvent parce que le sermon du dimanche a lieu chez les protestants en fin de matinée, heure où les femmes sont occupées à la préparation du très chrétien déjeuner dominical. Or, même lorsqu’elles ne participent pas à l’office du dimanche soir, celles-ci restent massivement impliquées dans nombre d’autres activités religieuses non représentées par les statistiques, comme celle des relevailles (« churching ») qui font l’objet d’une intéressante analyse.

4 Le second apport de Callum G. Brown (chapitres 4, 5 et 6) consiste à proposer une nouvelle périodisation du déclin de la « Grande-Bretagne chrétienne », qu’il situe au début des années 1960 plutôt que dans les années 1890 : le XIXe siècle religieux finirait donc avec la révolution sexuelle et avec les premiers albums des Beatles (« plus connus que Jésus Christ » comme l’affirmait John Lennon). Ici l’auteur, partant de l’hypothèse selon laquelle les individus construisent et reconstruisent leurs identités au gré des circonstances en fonction d’un répertoire d’histoires et d’intrigues, se concentre sur des récits de vie qu’il trouve dans les romans victoriens, dans les tracts ou les magazines, dans les notices nécrologiques, dans les autobiographies, mais aussi dans un important corpus d’entretiens recueillis dans les années 1960 auprès d’Écossais et d’Écossaises nés vers la fin du XIXe siècle. Insistant sur les points communs plutôt que sur les différences au sein de cet ensemble hétérogène de récits de vies chrétiennes, l’auteur y trouve une même « structure narrative » : l’histoire y est presque toujours celle d’une conversion autour de laquelle se déploient des valeurs souvent résumées sous la forme d’une opposition entre les hommes et les femmes. Ainsi la piété y apparaît féminine et domestique, tandis que la masculinité y est un obstacle à surmonter dans la voie du salut (avec de rares exceptions, comme au moment de la

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Grande guerre). La boisson, le jeu et la violence, tendances masculines, témoignent, selon l’auteur, d’une inquiétante virilité qu’il faut pouvoir surmonter, presque toujours avec l’aide des femmes.

5 Le lien entre les deux volets de cette étude repose donc sur une hypothèse simple : les femmes britanniques, considérées du point de vue de leurs pratiques quotidiennes, restèrent sous influence chrétienne jusqu’au milieu du XXe siècle. Un essai qui s’attache à réinterpréter deux siècles d’histoire religieuse dans leur ensemble, et qui se donne pour objectif de proposer un nouveau questionnaire plutôt que d’apporter des preuves définitives, prête inévitablement le flanc à la critique des spécialistes de tel ou tel domaine. Le livre présente néanmoins le mérite de mêler la critique des prédécesseurs à des propositions concrètes pour les travaux futurs. Du fait de son double intérêt pour la construction des statistiques et pour la structure narrative des identités, il propose en outre un utile tour d’horizon des enjeux, des concepts et des méthodes de la recherche actuelle en histoire religieuse.

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Yves Lequin, Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, François Caron, Françoise Cribier, Patrick Fridenson, François Loyer, John Merriman, Michelle Perrot, Antoine Prost, Ouvriers, villes et société. Autour d’Yves Lequin et de l’histoire sociale, paris, nouveau monde editions, 2005, 296 p. isbn : 2-84736-142-1. 34 euros.

François Jarrige

1 Ce livre n’est pas un volume d’hommage ou de mélanges traditionnel. Les éditeurs ont choisi de déconstruire la logique de ce rituel académique en publiant un livre hybride qui regroupe à la fois des textes anciens d’Yves Lequin, parfois difficilement accessibles aujourd’hui, une série d’études originales inscrites dans la recherche contemporaine, et des textes plus larges à vocation historiographique. L’ensemble est organisé en deux parties : « La formation de la classe ouvrière » et « L’épanouissement des sociétés industrielles et urbaines ». Il regroupe des textes d’Yves Lequin aux statuts divers qui constituent comme une série d’éclats et de jalons au sein d’une œuvre foisonnante. Ces textes réédités sont suivis par des « regards » où des auteurs issus d’horizon divers proposent des prolongements ou des retours réflexifs et historiographiques sur l’œuvre d’Yves Lequin. L’ensemble donne un ouvrage original, à la construction ambitieuse, qui fournit à la fois une introduction à l’œuvre de l’historien lyonnais et une synthèse éclairante sur l’évolution de l’histoire sociale en France. Trois thèmes, qui donnent également son titre au livre, structurent l’ensemble : les ouvriers, les villes et la société.

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Chez Yves Lequin ce sont indéniablement les ouvriers qui sont premiers, les deux autres thématiques découlent de l’élargissement des questionnements et des problématiques nés de l’étude de la formation de la classe ouvrière.

2 Yves Lequin est d’abord l’auteur d’une thèse monumentale, Les ouvriers de la région lyonnaise (publiée en 1977) ; c’est la réédition d’extraits de l’introduction et de la conclusion qui ouvre ce volume. Ces textes denses définissent le projet d’une « histoire globale » qui prend ses distances à l’égard d’Ernest Labrousse et de Fernand Braudel en privilégiant la démographie historique et la quête des comportements collectifs plutôt que les seules structures socio-économiques. Chez Yves Lequin d’ailleurs, le quantitatif et les structures importent moins que les mobilités et les changements. La famille et le travail constituent ainsi des lieux d’observation privilégiés de cette histoire ouvrière renouvelée des années 1970. Il rompt avec une approche marxiste en soulignant que « la « classe ouvrière » ne surgit pas toute armée du néant, elle n’en finit pas d’émerger » (p. 21). Comme le note Michelle Perrot dans sa remarquable synthèse (« Yves Lequin et la formation de la classe ouvrière »), cette rupture avec les lectures anciennes, cette attention aux processus et aux dynamiques plutôt qu’aux structures fait d’Yves Lequin « notre Thompson français » (p. 88). Cette comparaison avec l’historien anglais est d’autant plus pertinente que les deux auteurs se sont toujours montrés attentifs aux dimensions culturelles des processus sociaux, et ouverts aux questionnements des disciplines voisines comme la sociologie et l’ethnologie. Dans son étude sur « la mémoire collective des métallurgistes de Givors », comme dans sa synthèse intitulée « Jalons pour une histoire de la culture ouvrière en France », toutes les deux publiées au début des années 1980, Yves Lequin prenait ses distances à l’égard d’une histoire ouvrière qui se réduirait à celle des organisations et du mouvement ouvrier. Attentif aux processus mémoriels, saisis par une histoire orale plus familière aux sociologues, comme aux conflits et aux résistances où se forge la spécificité de la culture ouvrière, les travaux d’Yves Lequin ont largement impulsé et accompagné le renouvellement des questionnements de l’histoire sociale. L’étude de la sociologue et géographe Françoise Cribier, consacrée à la dernière génération fortement ouvrière de parisiens, ceux qui prirent leur retraite en 1977, témoigne d’ailleurs de ces incessants ponts disciplinaires au sein du travail d’Yves Lequin. Ces déplacements méthodologiques lui ont permis de substituer à la notion de conscience de classe celle des identités multiples qui façonnent le monde ouvrier. C’est cette quête des identités qui l’a d’ailleurs poussé à s’intéresser par la suite aux espaces urbains qui constituent le deuxième axe de ce volume.

3 En dirigeant un numéro du Mouvement social sur les « ouvriers dans la ville » (1982), Yves Lequin a contribué aux renouvellements de l’histoire urbaine en France. Comme le montre John Merriman dans son texte, les évolutions récentes de l’historiographie sur les « identités urbaines » – notamment aux États-Unis – ont largement approfondi ces travaux. John Merriman rappelle d’emblée comment la thèse d’Yves Lequin a contribué au décloisonnement de l’histoire des ouvriers en les réinscrivant dans la diversité de leurs expériences de vie. L’attention à l’espace, aux formes de solidarité de voisinage comme au quartier, a ouvert en effet la voie à de multiples travaux attentifs aux faits urbains. La contribution de François Loyer sur l’histoire des formes urbaines à Paris, marquée par un fort imaginaire réglementariste, témoigne de cette intérêt actuel. L’étude de cette préoccupation urbanistique constante des autorités depuis deux siècles, par les contraintes qu’elle impose aux habitants et aux formes de sociabilité

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populaire, aurait d’ailleurs pu enrichir plus nettement les questionnements sur les mutations des identités ouvrières. On le voit, à travers cette question de la ville, l’œuvre d’Yves Lequin se dilate à l’échelle de la société dans son ensemble.

4 Yves Lequin ne conçoit jamais les ouvriers comme un monde clos, à l’écart du reste de la société. Dès sa thèse, il s’efforçait de les réinscrire dans la société et de comprendre l’intégration des travailleurs à la nation. Dans ses travaux ultérieurs comme dans la vaste synthèse sur l’histoire des Français, qu’il dirigea en 1983-1984, c’est à la compréhension de la société dans ses différentes composantes qu’il s’attèle. Comme le souligne Serge Berstein dans sa contribution (« De l’histoire sociale à l’histoire de la société »), en partant du social, Yves Lequin nous « permet de comprendre et d’éclairer avec davantage de précision l’histoire des sociétés tout entières » (p. 283). Cet élargissement des préoccupations se retrouve d’ailleurs dans l’article ancien et pionnier d’Yves Lequin sur « L’opinion publique en Haute-Savoie devant la guerre (1914-1916) ». Cette étude de l’opinion apparaît aujourd’hui comme un jalon oublié du renouvellement de l’historiographie de la Grande guerre. Contre la thèse classique de l’entrée en guerre enthousiaste des Français, Yves Lequin insistait au contraire, à partir d’une série d’archives inédites, sur la consternation qui domina chez les contemporains. Comme le rappelle ici même Jean-Jacques Becker, la lecture de cet article fut « un formidable encouragement dans la quête d’une vision rénovée de la France et des Français d’août [1914] » (p. 237). Cette attention à l’étude de l’opinion se retrouve également dans la contribution que Patrick Fridenson consacre à l’examen d’une enquête d’opinion sur les pratiques de consommation des Français à l’égard de l’automobile en 2000. L’étude de la consommation est un champ en pleine croissance de l’historiographie actuelle. Patrick Fridenson affirme la nécessité de passer « d’une histoire de la consommation à l’histoire des consommateurs » (p. 267), poursuivant ainsi l’une des dimensions essentielles de l’histoire sociale conçue par Yves Lequin. Cette attention aux pratiques se lit d’ailleurs dans le travail pionnier de celui-ci sur l’apprentissage. Contre les discours permanents sur sa mort annoncé, Yves Lequin s’efforce de reconstruire la diversité des configurations sociales, la recomposition permanente des métiers et des modes de transmission. Une autre composante du travail d’Yves Lequin concerne le champ de la technique auquel il accordait, dès sa thèse sur les ouvriers lyonnais, une grande attention. Ce versant technique est approfondi ici par François Caron dans un texte remarquable sur « l’innovation collective en histoire des techniques ». Dès les années 1970, Yves Lequin se détournait d’une histoire des techniques conçue sur le modèle héroïque de la succession des « grandes inventions » au profit d’une attention aux pratiques des acteurs et des communautés locales de travail. En questionnant la notion « d’innovation collective », François Caron systématise une dimension de ce lien indissociable entre technique et société.

5 Ces quelques remarques ne sauraient suffire pour rendre compte d’un livre aussi riche que foisonnant. Elles visent seulement à marquer le grand intérêt d’un ouvrage qui permet à la fois de suivre la construction de l’œuvre de l’un des principaux historiens français des dernières décennies et, plus généralement, de suivre quelques unes des transformations de l’histoire sociale de la France contemporaine.

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Oliver Grant, Migration and Inequality in Germany, 1870-1913, Oxford Historical Monographs, Oxford, Clarendon Press, 2005, 405 p. ISBN : 0-19-927656-0. 65 livres sterling.

Marie-Bénédicte Vincent

1 La valeur des modèles économiques pour les historiens réside dans leur capacité à lier différents phénomènes et à présenter une image cohérente de l’évolution économique et sociale. Aborder les conséquences de l’industrialisation de l’Empire allemand («Kaiserreich») à partir de la théorie économique permet en outre de mettre l’accent sur les similitudes avec les autres pays ayant connu une même transition rapide de leur économie agraire vers une économie industrielle, plutôt que sur les « particularités » allemandes (notamment le décalage entre modernisation économique et maintien d’un régime autoritaire). Ainsi selon Oliver Grant, le Kaiserreich a-t-il souffert des tensions politiques et sociales « normales » accompagnant une telle transition (p. 330). L’auteur refuse le paradigme de l’exceptionnalité allemande (« Sonderweg ») qui, bien que nuancé, domine encore l’historiographie. Selon lui, l’Allemagne avait en 1913 de bonnes chances d’achever sa maturation économique, sa modernisation sociale et sa démocratisation politique. Le facteur décisif ayant empêché cette évolution fut le déclenchement de la Première guerre mondiale.

2 Pour étayer cette thèse, Oliver Grant utilise la théorie économique des inégalités et concentre son attention sur les phénomènes migratoires, responsables de la dislocation sociale engendrée par la première phase de l’industrialisation. Il sollicite d’une part le modèle de Lewis (1955), qui analyse les effets du développement industriel dans un contexte de marché du travail caractérisé par un surplus de main-d’œuvre dans l’agriculture : au cours d’une première phase, les détenteurs de capitaux font appel au surplus de main-d’œuvre disponible et retirent les fruits du progrès industriel sous forme de profits, si bien que la hausse des salaires réels est faible. Par conséquent, les

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inégalités augmentent dans la société Au cours d’une seconde phase où le surplus de main-d’œuvre se tarit, les salaires réels commencent à croître, les profits se stabilisent voire déclinent et les inégalités diminuent. Le moment historique où se produit le changement de phase (« turning point ») représente une opportunité pour la stabilisation politique et sociale du pays. L’objet du livre d’Oliver Grant est d’étudier les migrations engendrées par le surplus de main-d’œuvre rurale sous le Kaiserreich.

3 Ces migrations jouent un rôle important dans les mécanismes conduisant à l’augmentation des inégalités qu’Oliver Grant expose pour le XIXe siècle prussien, conforme à la partie ascendante de la courbe en « U » inversé de Kuznets (1955). Cette hausse est corrélative du processus d’industrialisation, lorsque le fossé s’accroît entre les salaires ruraux et urbains. En effet, pour attirer la main-d’œuvre, l’industrie doit augmenter le différentiel entre les salaires urbains et ruraux afin d’inciter les ruraux à migrer. Or, si les inégalités ont cru fortement au XIXe siècle en Prusse, c’est que le point de départ de la courbe de Kuznets était « bas », du fait de la structure relativement égalitaire du secteur rural comparé au cas anglais (chapitre 2). Bien sûr, après les réformes agraires du début du XIXe siècle, il existait des différences régionales (structure égalitaire dans le Hanovre, la Silésie, la Westphalie, structure inégalitaire dans le Mecklenburg et l’Anhalt), mais l’image d’une agriculture de l’est de l’Elbe dominée par de grands domaines sur le modèle anglais est fausse, l’exploitation typique dans le Brandebourg, la Prusse orientale ou la région de Danzig ne dépassant pas 30 à 50 hectares. Par ailleurs, les domaines étaient exploités par des Junker possédant 250 hectares, alors que les domaines aristocratiques anglais étaient beaucoup plus vastes et exploités par des tenanciers. Quant au propriétaire moyen du sud et de l’ouest de l’Allemagne, il exploitait 10 à 20 hectares. Bref, du fait de cette structure « égalitaire » de l’agriculture allemande, l’industrialisation a produit des changements sociaux bien plus marqués qu’en Angleterre.

4 On le voit, l’intérêt du livre est surtout méthodologique. Oliver Grant montre comment utiliser, de manière comparative et malgré leurs limites, les statistiques du XIXe siècle : les données du Kaiserliches Statistisches Amt, des bureaux statistiques de Prusse et des villes, du système fiscal prussien et des recensements font l’objet d’un traitement économétrique, dont les résultats sont présentés de manière très « digeste » sous forme de tableaux, graphiques et cartes (le détail des calculs étant reporté en annexe). Ces résultats permettent de nuancer un certain nombre d’idées reçues sur le Kaiserreich.

5 Ainsi, si l’on considère dans un premier temps le secteur rural, trois périodes de migrations peuvent être distinguées (chapitre 3) : jusqu’aux années 1860, la mobilité est faible et la plupart des migrants viennent des régions proches des villes. Les années 1860 à 1890 sont caractérisées par une forte mobilité, dominée par un mouvement migratoire définitif issu de l’est de l’Elbe. Après le milieu des années 1890, le marché du travail reste mobile, mais les migrations sont temporaires et moins souvent issues de l’Est. Donc les années autour de 1895 peuvent être considérées comme le turning point du modèle de Lewis, c’est-à-dire la fin de la phase de surplus de main-d’œuvre rurale. D’ailleurs, l’émigration vers les États-Unis chute à partir de cette date. Autre résultat, le migrant-type évolue : avant 1895, c’était un rural sans expérience de la ville, après 1895 il s’agit d’une personne ayant déjà migré une fois et issue plus souvent du milieu urbain. Par ailleurs, les étrangers se font plus nombreux parmi les migrants temporaires (en 1907, on compte 3,3 % d’étrangers dans la population active agricole, 4,6 % dans l’industrie). Mais contrairement à une idée reçue, le migrant étranger

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d’avant 1914 est beaucoup plus souvent un ressortissant d’Autriche-Hongrie employé dans l’industrie du bâtiment ou une carrière du sud-ouest qu’un Polonais dans l’agriculture de l’Est.

6 En fait, c’est la combinaison de la croissance démographique et des changements dans l’agriculture qui fait de l’Est le principal foyer d’émigration dans la phase de surplus de main-d’œuvre. Alors que l’Allemagne amorce sa transition démographique (déclin de la mortalité et maintien d’une forte fertilité), l’Est ne connaît pas d’ajustement entre la croissance de sa population et l’offre de travail non agricole dans les années 1870-1880 (chapitre 5). Le système de travail contractuel sur les grands domaines peut donc être vu comme une forme quasi institutionnalisée de sous-emploi : les ouvriers agricoles (« Insten ») peuvent ainsi cultiver, en dehors du temps des moissons, les lopins alloués par les propriétaires. Inversement le Sud ne connaît pas de surplus de main-d’œuvre car le mode de transmission égalitaire encourage une faible fertilité des propriétaires exploitants (« Bauer »). Contrairement à un stéréotype répandu au XIXe siècle (et dont Max Weber se fait l’écho dans son rapport de 1893 pour le Verein für Sozialpolitik), ce n’est pas l’archaïsme des structures agricoles de l’Est qui favorise une forte émigration (chapitre 6). Il est faux de croire que la détérioration des niveaux de vie des Insten conduit à leur émigration. Au contraire, la tendance est une hausse des salaires au XIXe siècle. Une étude plus fine (au niveau du Kreis) montre que les facteurs favorisant les migrations sont le niveau d’emplois non agricoles dans la localité (dans les régions purement agricoles, tout surplus démographique doit être exporté) et la situation géographique (la proximité ou non avec la frontière russe, réservoir de main-d’œuvre bon marché susceptible de remplacer les migrants). Enfin, les gains de productivité élevés dans l’agriculture de l’Est (par comparaison avec les régions agricoles du sud et sud-ouest) favorisent les migrations à partir de cette région de surplus de main- d’œuvre agricole (chapitre 7).

7 Dans un second temps, Oliver Grant se penche sur le secteur urbain et cherche les explications à la hausse des inégalités jusqu’à la fin du XXe siècle (chapitres 8 et 9). Étudiant le développement de l’industrie, il montre que si les années 1870 à 1890 sont favorables aux exportations allemandes en termes d’échange, l’industrie doit ensuite baisser ses prix pour faire face à la concurrence (britannique) et obtenir des parts de marché mondial. Par conséquent, la croissance économique ne se traduit pas par une augmentation des salaires. Par ailleurs, si les migrations ont pour effet une certaine convergence nationale des salaires à partir des années 1880, le gradient est-ouest ne disparaît pas (ceci dit, il est « coupé » par les zones de forts salaires à Berlin et en Saxe). Oliver Grant montre cependant, à partir de 1892, une stabilisation de la courbe des inégalités en Prusse. Le début du XXe siècle (surtout après 1906) est caractérisé par une réduction des inégalités, même si celle-ci reste faible avant 1914. L’économie allemande développe alors, selon lui, les pré-conditions pour une stabilisation économique et sociale et même une démocratisation des institutions (celle-ci est d’autant plus envisageable si l’on considère la pression que représente pour le pouvoir la croissance du parti social-démocrate, premier parti allemand en 1912). Le Kaiserreich n’aboutit donc pas nécessairement à une impasse. Son évolution avant 1914 était finalement « normale ».

8 La conclusion très optimiste de l’auteur – l’Allemagne a globalement réussi à faire face aux tensions suscitées par son industrialisation lors de la phase critique du surplus de main-d’œuvre – laissera plus d’un lecteur sceptique. Par ailleurs, certaines prises de

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positions historiographiques apparaissent quelque peu datées (ainsi lorsqu’Oliver Grant s’évertue à contester, au regard de l’importance des facteurs économiques, les positions de Kehr dans les années 1970 sur le « primat de la politique intérieure » dans l’évolution du Kaiserreich). Enfin, on peut regretter qu’Oliver Grant ne s’interroge pas plus sur les origines sociales de la Première guerre mondiale, qui n’est sans doute pas l’événement purement extérieur qu’il décrit. Le livre reste néanmoins intéressant pour les résultats économétriques qu’il produit (à l’exception du chapitre 10 sur le vote social-démocrate, qui n’apporte rien de fondamentalement nouveau sur la sociologie du parti). Bref, une lecture utile à tous ceux qui « planchent » sur la question d’histoire contemporaine aux concours…

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Michel Letté, Henry Le Chatelier (1850-1936) ou la science appliquée à l’industrie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 259 p. ISBN : 2-7535-0019-3.19 euros.

François Jarrige

1 Dans ce livre, qui constitue la version remaniée d’une thèse soutenue en 1998, Michel Letté propose de revenir sur la genèse de l’un des grands rêves scientistes et industrialistes du XIXe siècle : l’application de la science à l’industrie. À travers la biographie de Henry Le Chatelier, l’un des principaux promoteurs de cette ambition en France, l’auteur propose à la fois une histoire sociale du milieu des ingénieurs rationalisateurs, une histoire des sciences et de certaines des principales institutions scientifiques de la Troisième République, et une histoire de la genèse de la préoccupation rationalisatrice en France avant 1914.

2 L’auteur a fait le choix d’une analyse chronologique de la carrière et de l’œuvre de Le Chatelier, dévoilant progressivement l’émergence de ce projet d’application des théories scientifiques au monde industriel. Henry le Chatelier est d’abord un héritier : son père ingénieur le destinait à l’industrie. En tant que membre de l’élite de la bourgeoisie parisienne, il passe par la plus prestigieuse des grandes écoles de la République (Polytechnique). Il s’oriente rapidement vers la recherche scientifique : ce sont d’abord les travaux sur le grisou qui lui donnent l’occasion de ses premières expériences scientifiques et industrielles ; dans les années 1880, il s’impose comme une autorité scientifique dans les milieux industriels grâce à ses recherches sur les liants (une thèse en Sorbonne sur les ciments en 1887). Ce qu’il appellera par la suite la « science industrielle », c’est-à-dire une science conçue comme le modèle d’association théorique et opérationnel de la production scientifique et de la pratique industrielle, se fait jour dans ces premiers travaux. Pour lui, seule cette science industrielle était utile : par ses méthodes d’analyse systématiques permettant l’élaboration de lois

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mathématiques, cette « science industrielle » méritait tout autant que la recherche fondamentale la qualification de science.

3 Henry Le Chatelier est également un homme d’influence. Il utilise certaines des institutions phares de l’époque pour propager sa conception de la recherche scientifique appliquée à l’industrie. Au sein de la société d’encouragement pour l’industrie nationale tout d’abord, dont il devient le président en 1904, il tente – sans le succès espéré – de réformer son organisation en faveur d’une plus grande professionnalisation et d’une aide plus directe à la recherche appliquée. Il crée également ses propres espaces de liaison entre la production scientifique et la pratique industrielle, ce sera notamment La Revue de métallurgie créée en 1904. L’animation de cette revue de 1904 à 1914 constitue, selon Michel Letté, une étape décisive dans la construction puis la diffusion de la pensée de Henry Le Chatelier ; c’est elle qui publie aussi les premiers comptes rendus du travail de l’ingénieur américain Taylor. Soucieux de reconnaissance symbolique et officielle – comme le montrent ses multiples candidatures à l’Académie – Le Chatelier contribue également à faire pénétrer la science industrielle dans les milieux plus académiques où seule la recherche fondamentale était prestigieuse : notamment le Collège de France et la Sorbonne où il sera successivement professeur. Il met également en pratique ces liens entre science et industrie en s’impliquant dans certaines affaires industrielles comme ingénieur conseil.

4 Le Chatelier reste surtout connu aujourd’hui comme l’un des promoteurs du taylorisme en France, cette dimension de son œuvre a d’ailleurs suscité d’autres recherches importantes1. Dès 1904, il découvre Taylor, par la suite il obtient le droit exclusif de traduire et de publier ses écrits. Le Chatelier fut l’un des acteurs décisifs de l’introduction et de la sacralisation de l’œuvre de Taylor en France. La rationalisation de la production au sein de l’usine, telle que la définit l’ingénieur américain, constituait un aboutissement du projet rationalisateur de la science industrielle telle que la concevait Le Chatelier. Michel Letté montre bien comment Taylor fut relu par Le Chatelier, comment ce dernier utilisa la popularité des États-Unis et de son organisation technico-économique pour défendre et diffuser ses propres conceptions. Certes, l’auteur est sans doute trop rapide en ce qui concerne les années 1920 et les tentatives pour appliquer les nouvelles méthodes à la reconstitution de l’économie. Mais cette période a donné lieu aux travaux importants de Aimée Moutet 2 notamment et l’essentiel était ailleurs : comprendre la genèse d’une pensée rationalisatrice qui triomphe après la grande guerre, mais qui s’est constituée avant 1914.

5 Cette étude riche éclaire également les liens entre le conservatisme social et politique de Le Chatelier (qui était à la fois nationaliste et anti-dreyfusard) et son projet industriel. Cette dimension majeure aurait sans doute pu être questionnée plus longuement tant elle se révèle riche pour scruter le milieu des ingénieurs de la Troisième République. Le Chatelier donne en effet une version très autoritaire du taylorisme, dans laquelle le travailleur est perçu comme un simple rouage qu’il faudrait régler en vue de l’obtention du rendement maximum. Ses conceptions du monde social et politique sont modelées par l’imaginaire scientiste de l’efficacité et par le souci d’optimiser le rendement de chacun. Chez lui, le progrès est identifié à l’accroissement de la production. Cette riche étude trace finalement les linéaments d’une tradition technocratique toujours vivace où la science et l’industrie sont au service d’un projet politique et d’un choix de société autoritaire.

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NOTES

1. . Odile Henry, « Le Chatelier et le taylorisme », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 133, 2000, p. 79-88. 2. . Aimée Moutet, Les logiques de l’entreprise. La rationalisation de l’industrie française dans l’entre- deux-guerres,Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1997, 500 p.

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François Gaudin [dir.], Le monde perdu de Maurice Lachâtre (1814-1900), Paris, Honoré Champion, 2006, 287 p. ISBN : 2-7453-1433-5. 50 euros.

Jean-Claude Caron

1 Auteur d’une thèse consacrée à Maurice Lachâtre1, François Gaudin milite pour que l’on (re)découvre la personnalité de cet homme du livre né sous la Restauration et mort sous la présidence d’Émile Loubet. Lachâtre a traversé l’essentiel des soubresauts d’un siècle dont il a été à sa manière un acteur politique, ce qui lui a valu plusieurs condamnations et exils. Si le titre de gloire de Lachâtre est d’avoir publié la première édition française du Capital de Karl Marx, il fut aussi l’éditeur des Mystères du peuple d’Eugène Sue, tout comme celui de Louis-Napoléon Bonaparte… Louis Blanc, Félix Pyat, Proudhon furent, à différents moments de sa vie, des correspondants et parfois des amis. Vigoureusement républicain et anticlérical, Lachâtre a tenté de réaliser une commune-modèle. L’homme fut surtout un lexicographe (cinq dictionnaires) et un éditeur d’ouvrages de vulgarisation, associant un souci de rentabilité économique et la volonté de faire passer ses idées auprès du plus grand nombre. La liste de ses collaborateurs occasionnels comprend une partie non négligeable du personnel politique et littéraire de l’époque.

2 Les quatorze contributions réunies dans ce volume éclairent autant de facettes de la vie de Lachâtre et de son œuvre. La diversité des origines disciplinaires des auteurs de ces contributions rend hommage à son esprit encyclopédique. Ajoutons que la présence d’un index triple (noms propres, titres, mots et notions) rend particulièrement aisée la recherche d’indices précis dans ce volume. Ce dernier est avant tout centré sur l’activité d’éditeur et de lexicographe de Lachâtre – ce qui fut, en définitive, le sens de sa vie. Font en partie exception à cette dominante les contributions de Yannick Marec (la place de 1848 dans l’itinéraire du lexicographe, article qui fournit en outre une

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approche biographique de Lachâtre et revient sur la commune utopique d’Arbanats, en Gironde), de Bernard Desmars (les théories et les pratiques socialistes de Lachâtre) et de Jean-Pierre Laurant (utopies sociales et utopies religieuses autour de Lachâtre). De son propre aveu, ce dernier a été saint-simonien, fouriériste, proudhonien, puis communiste, à la mode icarienne. L’homme, comme le rappelle Bernard Desmars, fut moins le disciple d’une École qu’un butineur dans les théories que le siècle déploie devant lui. Il s’agit moins, également, de la quête d’un improbable syncrétisme que d’une suite de rencontres au sein desquelles l’élément humain a parfois joué un rôle essentiel.

3 L’activité éditoriale de Lachâtre est retracée par Jean-Yves Mollier. Éditeur politique, subissant à l’occasion la censure et l’exil, Lachâtre participe volens nolens à un système économique dont il ne maîtrise pas totalement le fonctionnement. Il se montre assez habile entrepreneur pour avoir vécu – plus ou moins bien – de son métier, faisant lui- même vivre des dizaines de collaborateurs – aux noms parfois prestigieux – associés à ses entreprises lexicographiques et encyclopédiques. Celles-ci nourrissent de nombreuses contributions à ce volume : celle de Jean Pruvost qui, envisageant la production majeure dans la vie de Lachâtre, celle des dictionnaires, qualifie l’éditeur de « dictionnariste » révolutionnaire, faisant référence à la fois au mode de diffusion et au contenu de ces vastes opérations collectives, marquées par une pensée socialisante et anticléricale ; celle de Marcel Glatigny qui centre son regard sur l’un des dictionnaires de Lachâtre, le Dictionnaire français illustré paru de 1856 à 1858 ; celle de Benoît Leblanc, qui compare du point de vue lexicographique les entreprises de Larousse, Littré et Lachâtre, comparaison d’autant plus intéressante que justifiée par la proximité chronologique des trois entreprises (respectivement 1865-1876, 1863-1872, 1865-1870) ; celle de Georges-Elia Serfati qui se penche sur une étude de contenu du Dictionnaire universel, au contenu progressiste affirmé.

4 Une entreprise lexicographique relève d’un collectif : il revient à François Gaudin d’évoquer les collaborateurs de Lachâtre, véritable réseau ou, mieux, juxtaposition de réseaux – car les provenances sont diverses –, ici classés par famille. Au hasard de ces rencontres souvent d’ordre alimentaire, citons Pierre Vinçard, Alfred Delvau, Bescherelle fils, l’abbé Châtel et André Girard, proche de la mouvance anarchiste. Denis Delplace se penche quant à lui sur la personnalité de l’un des derniers proches collaborateurs de Lachâtre, Hector France, auteur d’un Vocabulaire de la langue verte, au contenu comparable à l’œuvre homonyme d’Alfred Delvau. C’est encore du réseau de Lachâtre dont il est question dans la contribution de Yannick Portebois consacrée au Second Empire « orthographiste », à travers la personnalité de Camille Henricy, l’un des autres plus proches collaborateurs de Lachâtre, et par ailleurs auteur d’un Traité de la réforme de l’orthographe. Éric Saunier s’intéresse à Aldick Caumont, et Fabien Knittel à Androphile (!) Lagrue, prolixe professeur d’agriculture d’esprit très progressiste.

5 Dans sa conclusion, Francis Démier souligne les contradictions de Maurice Lachâtre. Ce bourgeois, inscrit dans un système éditorial capitaliste, se targue de socialisme, mais se montre apparemment assez dur en affaires, y compris avec ses collaborateurs. Il est au sens saint-simonien du mot un « producteur », mais n’entend pas être prisonnier d’une quelconque famille de pensée. Libre il est et libre il entend rester. L’esprit libertaire qui l’anime l’amènera d’ailleurs à se rapprocher des anarchistes fin-de-siècle qui accompagneront la fin de son parcours militant. Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de s’intéresser de près au spiritisme et à la franc-maçonnerie. Cet apparent brouillage

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des repères ou des frontières est en définitive assez représentatif d’un siècle qui se cherche, de la quête d’un idéal jamais satisfait : pour un homme qui aura traversé sept régimes politiques depuis sa naissance, trois révolutions, de nombreuses insurrections, et qui aura connu le succès comme l’exil, doit-on s’en étonner ? Cet ouvrage rend ainsi hommage à un intéressant parcours individuel que désormais le dix-neuvièmiste ne peut plus ignorer.

NOTES

1. . François Gaudin, Maurice Lachâtre (1814-1900) : portrait d’un éditeur et lexicographe socialiste, thèse sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2004.

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Gérard Bonet, L’Indépendant des Pyrénées-Orientales. Un siècle d’histoire d’un quotidien, 1846-1950. L’entreprise, le journal, la politique, préface de Pierre Albert, Perpignan, Publications de l’Olivier, 2004, 764 p. ISBN : 2-908866-21-8. 37 euros.

Frédéric Chauvaud

1 Gérard Bonet, journaliste à L’Indépendant, a soutenu en 1984 à l’université Paris I une thèse intitulée L’Indépendant des Pyrénées-Orientales et la vie politique catalane de 1846 à 1848. Il propose aujourd’hui aux lecteurs une contribution majeure sur ce célèbre périodique, devenu le doyen des quotidiens français, qui, de 1846 à 1950, a engrangé 25 838 numéros et dont le titre changea à plusieurs reprises : L’Indépendant des Pyrénées- Orientales (1846), L’Indépendant du Midi (1942), L’Indépendant du matin (avril 1950), Le Journal indépendant (août 1950). L’étude de cas proposée est une réussite et dépasse très largement son objet initial. En effet, Pierre Albert affirmait que « l’histoire de la presse ne peut se construire que sur de solides monographies de journaux ». De même, Marc Martin soulignait, il y a peu, que « dans les études générales consacrées à la presse française, les journaux de province sont souvent les parents pauvres et, surtout leur spécificité n’est guère soulignée ». Plus récemment encore, Christophe Charle, indiquait qu’il existe trois approches possibles : la presse peut être considérée comme un objet d’histoire culturelle, un objet d’histoire sociale ou encore un objet d’histoire politique. Gérard Bonet, s’il délaisse, mais pas entièrement, la première perspective, a pour ambition de saisir « l’histoire de l’entreprise, du journal et du contexte politico- économique local et national ». Il propose aussi une histoire matérielle et technique qu’il maîtrise admirablement bien. Précisons que la présente note critique privilégiera

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le XIXe siècle et s’attachera au journal lancé en 1846, refondé en 1868 et délaissera la période qui va de la Première guerre mondiale au lendemain de la Libération.

2 Pour mener à bien son enquête, Gérard Bonet dispose d’une documentation remarquable. Outre les sources « classiques » de l’historien, il a bénéficié d’archives privées exceptionnelles : lettres, courriers, télégrammes, mais aussi le registre des procès-verbaux des conseils d’administration de L’Indépendant des Pyrénées-Orientales de 1892 à 1939, sans compter les Carnets de Georges Brousse (1942-44) et d’abondantes sources orales.

3 Le journal L’Indépendant n’est pas une simple feuille : c’est d’emblée une arme de combat mise au service de la candidature de François Arago, le célèbre savant, astronome, mathématicien, physicien et député républicain de l’arrondissement de Perpignan, dépeint aussi à son époque comme « une sorte de talisman avec lequel on fascine les hommes faibles et crédules ». Or, dans ce « petit département méridional », c’est le rapprochement entre carlistes et républicains qui donne naissance au « parti Arago ». Fondé par Théodore Guiter, le périodique a pour rédacteur en chef Pierre Lefranc qui arrive à Perpignan en 1846. Arago, malgré des promesses, n’apportera pas son concours financier à la feuille. Elle bénéficiera surtout du soutien de Jacques Méric, banquier, adjoint au maire de Perpignan et orléaniste dissident. Il s’agit bien d’un journal de notables d’opposition domiciliés à plus de 80 % dans le seul arrondissement de Perpignan, comme le confirme la liste des souscripteurs. Diffusé en décembre 1845, un prospectus annonce la visée et les ambitions du nouveau journal : concilier « trois intérêts, de nationalité, de localité, de frontières », aborder la question de la réforme électorale et celle de l’agriculture qui « sera notre thème de prédilection, d’abord parce qu’il touche de près un département agricole ». Le 1er janvier 1846 est donc lancé le premier numéro de L’Indépendant des Pyrénées-Orientales. Gérard Bonet excelle dans la description matérielle du bihebdomadaire, présente la disposition du journal, le traditionnel feuilleton, les rubriques diverses, la revue de presse, la « chronique locale », les « nouvelles diverses », le « bulletin commercial »… et donne aussi nombre de précisions sur la presse à bras… L’Indépendant s’impose comme « le porte-drapeau des adversaires de la monarchie de Juillet » : il connaîtra douze procès en dix-huit mois. En mai 1848, le journal compte 800 abonnés, l’abonnement représente dix-sept jours de salaire d’un ouvrier.

4 La Révolution de 1848 porte à la tête du département les hommes de L’Indépendant et les élections d’avril 1848 trois membres des familles Arago, Guiter et Lefranc. Tandis que les autorités se lamentent du fait que les « forêts sont dévastées » et que la vie des gardes est en péril, tandis que les mouvements protestataires se développent, les élections législatives accaparent presque seules l’actualité mise en scène par la rédaction. Dans le même temps, les divisions entre carlistes et républicains menacent l’existence du journal et apparaissent désormais insurmontables, malgré les déclarations claironnantes : « si la République doit être une et indivisible, L’Indépendant sera un et indivisible aussi ». Seul département à porter à la députation des « républicains de la veille » et à les placer aux premiers postes de la République, les Pyrénées-Orientales voient aussi L’Indépendant cesser de paraître le 5 août 1848. Il faudra attendre l’Empire libéral pour assister à la renaissance du journal. D’une certaine manière, en 1868, il s’agit de renouer avec le passé proche et de soutenir Emmanuel Arago, le fils du savant. La formation d’une société anonyme chargée de créer une nouvel organe de presse marque le retour des « quarante-huitards »,

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toutefois l’examen attentif des actionnaires montre une proportion beaucoup plus importante de ruraux. Bihebdomadaire, le nouvel Indépendant, cet « infâme journal », sort à un millier d’exemplaires. Au début de 1869, les envois quotidiens postaux passent de 409 à 1 065 exemplaires. En 1870, il devient l’organe officieux du Gouvernement provisoire. Aux élections de 1871, le département des Pyrénées-Orientales est l’un des six départements à voter exclusivement républicain. Dans le même temps, Jean Laffon devient le nouveau rédacteur en chef du journal et remplace Pierre Lefranc qui avait repris du service. La même année, L’Indépendant paraît trois fois par semaine, l’année suivante un supplément est proposé aux lecteurs. En novembre 1873, 1 800 numéros sont vendus quotidiennement, soit un exemplaire pour 106 habitants, et le 17 février 1874 il devient « quotidien six jours sur sept ». En 1875, le format change, calqué sur celui de La Dépêche de Toulouse ou du Petit Marseillais, grâce à l’acquisition d’une presse mécanique dite universelle. Or, en même temps que l’« avancée technologique » a lieu, le contenu du journal, dont il faudrait faire l’étude, change : le roman-feuilleton et les autres rubriques s’étoffent et se transforment. 80 000 lecteurs en 1865, 650 000 en 1875 pour un tirage quotidien moyen de 2 400 exemplaires. Le 21 septembre 1879, l’inauguration de la statue de François Arago, « symbole du républicanisme (modéré) catalan », consacre les mutations en cours.

5 Gérard Bonet restitue le contexte, les premiers heurts entre républicains opportunistes et radicaux, l’existence de six quotidiens dans le département pour 200 000 habitants, et démontre avec finesse que, devenu instrument dominant du « réseau progressiste », du début du XXe siècle jusqu’aux années trente, L’Indépendant « va très largement contribuer à façonner la politique départementale ». Les années 1893-1898 constituent un véritable tournant qui se caractérise d’abord par le rajeunissement de la rédaction : Jules Escarguel et Emmanuel Brousse que l’on peut dépeindre comme des héritiers sont portés à la tête du périodique. Fils cadet du premier député-maire républicain de Perpignan, Jules Escarguel est le nouveau rédacteur en chef ; Emmanuel Brousse, fils aîné d’un ouvrier typographe devenu prote et gérant du journal, est nommé par le conseil d’administration rédacteur en second. Le journal atteint les 5 000 exemplaires deux ans plus tard. D’abord antidreyfusard, il devient dreyfusard lorsque en 1899 la Cour de cassation annule le jugement de 1894. Dans un article retentissant « Notre conviction ? », signé Jules Escarguel, L’Indépendant marque le changement brusque d’orientation. Ce dernier est porté à la direction politique du journal tandis qu’Emmanuel Brousse devient gérant du journal à la mort de son père. Ces deux hommes et leur famille vont présider pendant trente ans aux destinées du journal dont « le programme éternel » fut : « ni réaction, ni révolution ».

6 D’autres améliorations et innovations techniques vont suivre : en 1898, un suppléant de quatre pages du samedi voit le jour ; en 1901, le premier numéro grand format, c’est-à- dire le format standard de la presse parisienne, 430x560 mm journal fermé, format rogné sur 6 colonnes, est entre les mains des lecteurs ; en 1903, les ventes moyennes avoisinent les 10 000 numéros. L’auteur montre bien que L’Indépendant, comme d’autres périodiques, accentue son orientation conservatrice. Toutefois, en mai 1906, Emmanuel Brousse, député, gérant de L’Indépendant, soutient le mouvement des viticulteurs du Midi, condamne en 1907 la répression du gouvernement Clemenceau à qui il adresse des propos virulents, parlant d’un ministère « de meurtre, de carnage et de sang ». Proche de l’Alliance démocratique dont le premier congrès s’est tenu en 1911, le journal glisse du centre gauche vers le centre droit. Aux élections de mai 1914, les deux « candidats » de L’Indépendant sont élus. Gérard Bonet a su restituer l’imbrication entre

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le journal et le département qu’il suit pendant la Grande guerre et jusqu’à sa renaissance en août 1950. Assurément, L’Indépendant des Pyrénées-Orientales est bien une « production singulière » qui donne une identité et construit un ensemble de représentations. Il est également, à son échelle, pour son lectorat et ses adversaires, une « citadelle imprenable ».

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Jean-Yves Mollier, Le camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004, 365 p. ISBN : 2-213-61476-8. 22 euros.

Benoît Lenoble

1 Jean-Yves Mollier offre ici un essai sur l’histoire et les histoires d’un personnage à multiples facettes : vendeur ambulant peuplant la rue, l’attention et l’imaginaire, le camelot constitue un objet remarquable pour l’exploration d’un passé pas totalement éteint. Il permet une incursion dans la société française faisant l’expérience de la modernité fin-de-siècle. Il révèle les mécanismes et les logiques, en voie de complexification, de la chose politique. Et il rend compte d’un monde culturel singulier à travers ses produits et ses rythmes. Le résultat illustre la vocation globalisante de l’histoire de l’édition et de la lecture telle que l’auteur, spécialiste reconnu de la question, l’expérimente au moins depuis une dizaine d’années. Croisés avec subtilité, la Bibliographie de la France, des archives judiciaires et policières, des collections de presse, une large bibliographie et de nombreux travaux d’étudiants restituent l’univers du camelot et ses relations avec la politique. Les dix chapitres font vivre cette figure alors familière des décennies 1880 à 1910 sans s’interdire quelques incursions temporelles en amont et en aval.

2 Héritier du crieur public d’antan, du colporteur de l’Ancien Régime et du canardier de la Restauration, le camelot est un gagne-petit de la rue spécialisé dans le commerce d’imprimés éphémères. Présent à Paris et dans les départements, sédentarisé en raison de son industrie, il écoule une marchandise hétéroclite qui va des chansons et cartes postales aux testaments facétieux et autres papiers de farces et attrapes produits par l’un des 1 500 éditeurs spécialisés. Son activité se révèle fragile en raison des goûts changeants de la clientèle, d’une législation et des règlements contraignants et d’une surveillance policière permanente. Elle n’en reste pas moins fort instructive sur cette

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littérature du trottoir, sa géographie et ses matériaux, ses sources et ses contenus comme, par exemple, la « scie » populaire de 1895 En voulez-vous des z’homards, tirée à 400 000 exemplaires. L’auteur distille la biographie du représentant emblématique de la corporation, Napoléon Hayard, surnommé « l’empereur des camelots », afin de donner corps et vie aux dizaines de milliers d’individus à la recherche incessante d’acheteurs. On les entend gesticuler, aboyer et chanter, vanter et vendre les fascicules, journaux et petits papiers. De page en page apparaît une profession avec ses célébrités, ses techniques et ses codes. La focalisation sur le camelot parisien met de côté les crieurs de journaux dont le nombre et la visibilité s’accroissent au même moment dans les campagnes. En effet, le colporteur en voie de disparition cède sa place au vendeur de la presse à bon marché, souvent itinérant et alimenté par un dépôt de journaux. Si l’approche retenue réduit d’autant la réalité et la diversité du métier, elle favorise l’analyse quant à l’importance du camelot dans le champ politique, principale dimension qui organise et traverse tout le livre.

3 Jean-Yves Mollier propose une histoire de la jeune Troisième République, des scandales et des crises à l’aune des camelots et des écrits de la rue. Le boulangisme doit beaucoup à ces hommes qui mettent en scène, voire en spectacle, le général et propagent aussi bien ses idées que ses images, dans la capitale comme dans les départements. Lors du procès sur la faillite de la compagnie de Panama, les brochures démagogiques et antisémites sont diffusées pour provoquer les passions et orienter le débat public. Et les camelots se déchaînent durant l’affaire Dreyfus en écoulant sur le pavé des chansons, faire-part parodiques et cartes amusantes frisant parfois l’injure et la calomnie à l’encontre des partisans du capitaine. Les moments déstabilisateurs et agités sont vus de la rue et de la route, au plus près des populations intégrées, en quelque sorte, à l’espace et aux affaires politiques par le biais de ces imprimés. Avec clarté surgit une actualité sociale et nationale dont l’épaisseur et la temporalité sont soulignées par l’auteur. Les accélérations, rebondissements et enchaînements des sujets et des événements donnent l’impression d’un flot incessant, annonciateur de la culture de masse contemporaine et de l’espace public médiatique. Sensibles dès le début des années 1880, la politisation et l’ampleur de la littérature du trottoir manifestent incontestablement les changements sociaux à l’œuvre. Plus qu’une modification, elles signifient peut-être davantage une recomposition générale du politique, un changement plus de sens que de degré. La question est abordée plus que tranchée, par exemple à propos de l’antisémitisme et du nationalisme que les imprimés du trottoir ont attisés et familiarisés, annonciateurs en quelque sorte des idéologies extrêmes du XXe siècle. Elle demeure en arrière-plan dans ce travail car prime avant tout le souci de démontrer les profondes modifications socioculturelles à l’œuvre.

4 Chose réussie dans la mesure où le camelot apparaît effectivement comme un actif passeur culturel, un modernisateur des pratiques et représentations du plus grand nombre. Fondés sur la fantaisie, la satire ou l’avanie, son commerce et ses marchandises travaillent les valeurs populaires, et tendent à les canaliser, les uniformiser. En touchant des milliers de personnes, ils produisent et font circuler des messages similaires sur un nombre retreint de sujets. La littérature du trottoir promeut une culture de grande diffusion, et le camelot fait preuve de pédagogie et de propagande dans ce passage d’une ère culturelle ancienne, celle de la tradition et des foules, à une autre en devenir, celle du médiatique et des masses. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur les logiques transformatrices, ainsi que sur les normes et les valeurs promues comme le divertissement, le spectaculaire et le sensationnel, à un

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moment où les contenus n’ont pas encore fusionné avec leurs supports. L’argumentation perd relativement de cohérence quand sont évoqués les camelots d’aujourd’hui ou la littérature de cordel au Brésil. La pratique culturelle change avec le temps et la société. Peu importe vu la démonstration qui met en évidence, de manière générale et irréductible, l’existence, sous la chape des médias de masse, d’un espace informel d’information et de communication entre les hommes.

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Marc Renneville, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris, Fayard, 2003, 527 p. ISBN : 2-213-608-334. 25 euros.

Nicole Edelman

1 « Comment en est-on venu à l’idée que le criminel est un malade mental, quoique suffisamment responsable pour aller en prison. Où s’arrête le crime ? Où commence la folie ? Faut-il punir les malades mentaux ? Comment la prison est-elle devenue, au début du XXIe siècle, « malade de ses fous » ? » (p. 10). Telles sont les questions qui constituent le fil rouge du nouveau livre de Marc Renneville. Si, jusqu’au XVIIIe siècle, le droit considère en effet le criminel comme maître de sa raison, cette certitude ne cesse ensuite de se craqueler. « La folie criminelle », déraison totale qui exclut le fou d’une peine carcérale, se transforme ainsi au XIXe siècle en « folie du crime », catégorie médicale aux contours conceptuels brouillés. Sur ce territoire se confrontent alors droit et médecine ; l’expertise psychiatrique médico-légale étant un des lieux d’échange permanent de ces deux disciplines.

2 Marc Renneville, maître de conférences à Paris VIII, est actuellement responsable du Centre interdisciplinaire de recherche de l’École nationale d’administration pénitentiaire. Après un premier livre traitant de l’histoire de la phrénologie, il engage dans ce deuxième ouvrage une description et une analyse de ce passage de la « folie criminelle » à la « folie du crime », translation qui dure deux siècles sans pour autant être encore terminée. Marc Renneville place l’origine de ce déplacement à la fin du XVIIIe siècle, à la fois au moment de la naissance de la psychiatrie et au moment où la modernité révolutionnaire pose la question du droit de punir. Il en étudie les étapes, les errements et les contradictions jusqu’à nos jours à travers un corpus de textes imprimés de tous ordres, des ouvrages de médecins et de légistes, des études de cas nombreuses, de la presse populaire, des chroniques judiciaires et aussi des films, des émissions et des documentaires télévisés.

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3 Crime et folie est construit autour de quatre grandes parties à la fois thématiques et chronologiques. « Premiers symptômes » expose en trois chapitres les convictions de l’Ancien Régime en matière de criminalité, leur délitement sous les attaques et les polémiques philosophiques et juridiques. La certitude des croyances chrétiennes fait de l’homme criminel un être pleinement responsable dont la déchéance morale se marque sur le corps des délinquants endurcis. La physiognomonie affirme dès le XVIe siècle que l’apparence corporelle reflète l’état de l’âme. Le droit l’emporte cependant dans une enquête qui doit établir « le corps du délit ». La peine décidée doit donc à la fois permettre au coupable d’expier sa faute et à la société d’être protégée. Si la criminalité, aux XVIIe et XVIIIe siècles, devient une question politique, un objet de débats, le rapport du crime à la folie n’entre pas encore en jeu. Il est d’évidence que le fou est déjà hors de la société, déjà puni par son mal qui l’emprisonne dans la déraison.

4 Les réflexions aboutissent cependant à des changements du Code pénal en plusieurs lieux, ainsi en Toscane et dans les États germaniques et bien sûr en France après la Révolution française. Un premier Code pénal français adoucit les peines, avec l’espoir d’une régénération du peuple, sans toutefois que la question du fou ne soit encore posée. Un second Code pénal est promulgué par le Premier Empire en 1810 qui restera en vigueur dans ses grandes lignes jusqu’en 1994. Il se heurte à deux postulats contradictoires mais complémentaires, nous dit Marc Renneville ; « le premier est celui de la liberté des individus : il justifie l’exercice du droit de punir ; le second est celui du déterminisme des conduites : il justifie les modalités d’application des peines sous contraintes » (p. 48). La question du soin des criminels est alors posée. Cabanis pense ainsi qu’on pourrait traiter le crime comme les autres folies. Philippe Pinel postule en effet au même moment qu’on peut guérir la folie, tout en la distinguant fortement du crime. Conviction qui ne satisfait pas pour autant les juristes et les policiers. François- Joseph Gall semble alors pouvoir apporter une solution enfin scientifique : la phrénologie estime en effet que l’exercice des facultés psychiques dépend de la constitution physique – cérébrale surtout – de l’individu. Le criminel a « la bosse du crime » Il tue parce qu’il doit assouvir un besoin. Gall ouvre une réflexion sur le crime et le criminel, ses théories sont à la fois admirées et discutées avec âpreté Les monarchies censitaires sont ainsi marquées par ces questionnements et une volonté philanthropique d’améliorer le sort des pauvres et des criminels.

5 Dans une deuxième partie, Marc Renneville s’attache à la réflexion menée par la justice sur le système carcéral en lien avec l’évolution de la pensée aliéniste. Il décrit les modifications du Code pénal de 1810 qui, critiqué, est amendé. La mutilation du poing du parricide avant son exécution est ainsi supprimée en avril 1832. Une possibilité d’atténuation des peines est aussi introduite dans le texte. Les aliénistes mènent, de leur côté, un questionnement fécond (et intéressé) sur les liens entre acte criminel et folie. Marc Renneville met cependant en doute cet intérêt professionnel qu’auraient ces médecins. Ses arguments me semblent pourtant peu pertinents face à ceux que Jan Goldstein proposait dans son livre Consoler et classifier 1. La reconnaissance de la compétence et du savoir en matière d’expertise médico-légale a très probablement permis en effet d’asseoir la spécificité de l’aliénisme et la nécessité de l’existence des asiles (loi de 1838).

6 Par ailleurs, des aliénistes pensent pouvoir classer certains actes monstrueux dans le cadre d’« infirmités mentales » : ils pathologisent ainsi le crime. Autour de Philippe Pinel et d’Étienne Esquirol, une nouvelle catégorie d’aliénation apparaît : la

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« monomanie homicide » qui est cependant loin de convaincre les juristes. Les médecins eux-mêmes vont peu à peu condamner la clinique des « monomanies ». L’abandon de cette nosologie est achevé dans les années 1850. « La reconnaissance de la folie du crime allait dès lors moins se construire sur des principes de charité que sur cette dangerosité sociale que les maires, les procureurs et les préfets contenaient depuis le début du siècle par des arrêts d’interdiction » (p. 145). Marc Renneville analyse alors avec grande précision le travail de l’aliéniste B. A. Morel et son évolution conceptuelle. Ce médecin aliéniste est ainsi conduit à théoriser une « folie héréditaire », appuyée sur l’idée neuve de « dégénérescence ». À la mécanique des passions pinélienne se substitue un processus de dégénérescence. La question de la reconnaissance d’un fou criminel n’en est pas pour autant clarifiée, ni celle de son enfermement : la séquestration doit-elle s’effectuer en asile général ou en asile spécialisé pour aliénés-criminels ? La Grande-Bretagne a créé un tel type d’asile en 1808. Par ailleurs, à la suite d’un assassinat en 1843, les McNaghten Rules précisent les rapports entre la responsabilité légale et la folie. À partir de cette date, en Grande- Bretagne, l’irresponsabilité pénale ne sera plus justifiée par l’aliénation mais par l’incapacité à distinguer le bien et le mal. Les aliénistes français réclament la création d’un tel type d’asile pour criminels aliénés : une tentative sera faite en 1876, sans avenir.

7 Beaucoup finissent ainsi par penser que la question de la distinction entre fou et criminel est insoluble. La normalité d’un individu se mesure finalement de plus en plus, au fil des années, à sa capacité à se conformer aux normes sociales : la question criminelle est « un problème de maintien de l’ordre et non d’organisation politique » (p. 179). La spécificité du savoir sur le crime se renouvelle. Elle se trouve liée à de nouvelles disciplines : la psychologie pathologique, la préhistoire et l’anthropologie physique. Marc Renneville s’attache à exposer leurs développements et les caractères qui éclairent son sujet.

8 Il développe aussi longuement la représentation du criminel. Prolixité des textes, palettes de théories et des polémiques ! Cesare Lombroso, Léonce Manouvrier, Alexandre Lacassagne pour ne citer que les plus connus sont ainsi racontés. Marc Renneville décline aussi les théories diverses, celles de Sighele, Tarde, Fournial, Le Bon (et d’autres), qui tentent de définir la psychologie des foules et leur pathologie. Il évoque la théorie du « primitivisme (qui) constitue une expression de la folie du crime modelée par les préjugés de la colonisation » (p. 298). Le Code pénal de 1810 est alors amendé sur de multiples points, sans qu’on puisse discerner avec certitude la part qu’ont les médecins dans ces transformations. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, quatre évidences sur le crime émergent finalement, selon Marc Renneville : évidence de la récidive, de l’idée de « professionnels du crime », de l’angoisse des nantis devant l’encerclement par l’armée du vice qui, quatrième évidence, enrôlerait une jeunesse dégénérée. En ce cas, il est alors clair que la société a le droit et le devoir de se défendre, que le criminel soit ou non un malade.

9 La quatrième partie s’ouvre sur un chapitre intitulé : « Ce que le criminel ne sait pas » et la question de l’inconscient criminel. Freud est convoqué à travers son interprétation de la horde primitive et du parricide fondateur, d’une manière trop rapide, me semble- t-il, tout comme l’ensemble de l’évocation de la psychanalyse. Marc Renneville enchaîne par ailleurs dans ce chapitre les théories diverses qui naissent ou se développent sur ce thème au début du XXe siècle, dans une accumulation un peu

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indigeste. Les derniers chapitres redéploient les questions de l’enfermement des criminels aliénés, celle des enfants du criminel-né. Marc Renneville montre qu’un certain nombre de convictions finissent par être partagées dans la première moitié du XXe siècle : « la criminalité est en partie innée, en partie acquise. Les hommes ne sont égaux ni avant, ni après le crime. Les criminels doivent donc subir une peine appropriée à leur personnalité autant qu’à leurs actes » (p. 355). Une nouvelle politique criminelle se met donc en place, que Marc Renneville décrit en France, en Europe, en URSS et aux États-Unis. C’est alors que l’auteur aborde les liens entre crime, folie et cinéma.

10 La deuxième moitié du XXe siècle n’a bien sûr pas résolu la question des liens entre crime et folie. En 1994, un nouveau Code pénal est entré en vigueur en France. Il prend acte du dédoublement entre folie criminelle et folie du crime, en deux alinéas. Le premier note : « N’est pas pénalement responsable la personne qui est atteinte, au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Le second : « La personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime ». Si le premier alinéa est appliqué, beaucoup envisagent cependant sa disparition pure et simple.

11 Enfin, Marc Renneville ouvre son épilogue en soulignant combien les figures du fou et du criminel sont intimement liées à notre conception du lien social. Ce thème est en effet essentiel Il aurait pu constituer un fil rouge du livre, ce qui aurait sans doute permis de rendre plus intelligible les évolutions conceptuelles, les continuités et les discontinuités théoriques que le livre met en scène. De même, l’examen de l’émergence des théories exposées dans le temps précis de leur naissance (et non pas seulement dans un contexte présenté trop rapidement) aurait mieux mis au jour les liens possibles avec le social mais aussi le politique.

12 Par son érudition, le livre de Marc Renneville nous livre cependant un exposé très fouillé des thèses, théories, débats, grandes (et petites) affaires criminelles concernant les rapports entre crime et folie où magistrats, médecins et législateurs tiennent les premiers rôles. Il nous apporte une documentation d’une grande richesse sur ce thème si complexe traité pendant plus de deux siècles.

NOTES

1. . Jan E. Goldstein, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, traduit de l’anglais (américain) par Françoise Bouillot, Les Empêcheurs de penser en rond,Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1997, 502 p.

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Angelique Richardson, Love and Eugenics in the Late Nineteenth Century. Rational Reproduction and the New Woman, Oxford, Oxford University Press, 2003, 250 p. ISBN 0-19-818700-9. 51 livres sterling.

Pamela Pilbeam

1 La bourgeoisie anglaise à la fin du XIXe siècle se demandait si la solution aux problèmes sociaux et moraux dus à l’accroissement du nombre de pauvres résidait plutôt dans l’amélioration de la « race » ou dans celle des conditions de vie. En 1883, Francis Galton, cousin de Charles Darwin, proposa une reproduction humaine sélective, l’eugénisme. L’expression était formée sur le mot du grec, eugenes, qu’on peut traduire par « bon pour la reproduction ». Galton suggérait d’accroître les classes bourgeoises par une méthode de sélection : il ne s’agissait ni d’émotion, ni d’argent, mais de décision scientifique. L’eugénisme de l’époque était une question de classe et de discours ; on en discutait dans les journaux et dans les romans.

2 Angelique Richardson souligne que c’est aussi en 1883 que parut en Angleterre le premier roman du mouvement « The New Woman » (« La femme nouvelle »), The Story of an African Farm de Olive Schreiner (George Sand, en un sens, aurait pu être tenue pour la première romancière « femme nouvelle », mais les romancières anglaises estimaient que les romans français étaient immoraux). Une centaine de romans de cette mouvance fut publiée en Angleterre avant 1900. Angelique Richardson se concentre dans cet ouvrage sur l’intersection entre l’eugénisme et le mouvement de la « femme nouvelle » – une histoire, affirme-t-elle, longtemps oubliée. Des historiennes féministes ont en effet souligné récemment l’influence de l’eugénisme dans les romans féministes de Sarah Grand et George Egerton. Ces femmes rêvaient d’une société purifiée ; la dégénérescence venait des mâles, toute la vertu était féminine. Les femmes devaient

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utiliser la science pour choisir les pères de leurs enfants, sans penser trop à l’amour ou à la monogamie. Ces écrivaines demandaient également que les femmes restent féminines : à l’eugénisme de traiter les questions sociales et sanitaires, de s’occuper de la prostitution et des pauvres. Selon Darwin, les eugénistes s’occupaient de l’hérédité, mais on n’oubliait pas Lamarck.

3 En 1911, Karl Pearson, professeur de mathématiques et de sciences mécaniques à University College London depuis 1884, devint le premier professeur d’eugénisme en Angleterre. En 1912, les eugénistes proposèrent un « Mental Deficiency Act » qui interdisait aux fous de se marier et de procréer. Sans succès : on se moquait un peu de l’eugénisme. George Bernard Shaw raconte qu’une dame élégante lui avait proposé de faire avec lui un enfant, dans l’espoir que le bébé serait belle comme elle et intelligente comme lui. Shaw répondit que peut-être, bien au contraire, l’enfant aurait ses qualités physiques et l’intelligence de la dame (NB : pas un mot de cette anecdote dans ce livre…). John Stuart Mill et Mona Caird, défenseurs de la liberté, voyaient dans les idées eugénistes l’arme de l’État. Pourtant, en 1914, la Société eugéniste n’avait que 634 membres et presque pas d’influence. Ni la médecine, ni la psychologie, ni les Églises, ni même le mouvement hygiéniste ne s’occupaient d’eugénisme.

4 À l’époque victorienne, l’eugénisme se voulait une méthode de reproduction rationnelle, apparemment scientifique et logique ; dans les faits, c’était une affaire de classe, un moyen de promouvoir la bourgeoisie et de réduire les classes populaires. Plus tard, pour Hitler et les nazis, l’eugénisme fut une doctrine de santé mentale, destinée à éliminer les malades mentaux et tous ceux qui semblaient menacer la pureté de la race aryenne. Les Américains adoptèrent l’eugénisme surtout comme une arme raciste contre les Noirs. Aujourd’hui, la science nous a apporté la génétique : les choix cruciaux sont faits au laboratoire, pas au lit.

5 Ce livre, dont les illustrations sont fascinantes, intéressera surtout les étudiants en histoire du féminisme ; et l’on y comprend mieux pourquoi Sarah Grand et George Egerton ne connurent pas un grand succès.

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Frédéric Chauvaud et Jacques Péret [dir.], Terres marines. Études en hommage à Dominique Guillemet, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 361 p. ISBN : 2-7535-0206-4. 24 euros.

Karine Salomé

1 En hommage à Dominique Guillemet, l’ouvrage Terres marines rassemble, sous l’égide de Frédéric Chauvaud et de Jacques Péret, plus de quarante contributions qui portent globalement sur les relations que les sociétés entretiennent avec leur environnement ; elles prolongent ainsi les thématiques que Dominique Guillemet avait développées au cours de ses recherches. L’articulation entre communauté et espace, la construction des identités territoriales, l’histoire des pays et des paysages figuraient en effet au cœur de ses travaux et l’avaient conduit à se pencher sur la seigneurie de Belle-Île au XVIIIe siècle, à laquelle il avait consacré sa thèse de doctorat, avant de prêter attention aux sociétés littorales et aux îles du Ponant, aux marais européens et au Centre-Ouest français, à l’Acadie et à la Nouvelle France. À travers l’évocation de sa carrière, par le biais de la liste des publications et des travaux universitaires qu’il a dirigés, l’ouvrage rappelle la diversité des centres d’intérêt de l’historien, souligne son implication au sein de l’université de Poitiers et met en évidence son engagement dans la valorisation du patrimoine régional.

2 Les contributions qui émanent d’historiens, d’historiens de l’art, de géographes et de conservateurs du patrimoine témoignent, à bien des égards, du renouvellement actuel des approches et des questionnements. Elles privilégient naturellement un grand Ouest de la France, sans toutefois exclure d’autres champs géographiques, et couvrent une longue période allant du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Si neuf d’entre elles

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concernent le XIXe siècle, bien d’autres renferment des problématiques utiles pour l’étude de ce siècle.

3 La première partie est consacrée au littoral. Elle reflète la richesse d’une histoire qui, après avoir été navale et maritime, s’attache désormais à appréhender cet espace dans son ensemble et à en comprendre la complexité. Le littoral est d’abord un paysage dont les représentations évoluent au cours des siècles. Alain Cabantous met en évidence les points de convergence qui existent, à l’époque moderne, dans la promotion esthétique du littoral et de la montagne. Mais le paysage ne relève pas seulement de l’ordre du regard, il est aussi un ensemble de composantes matérielles, économiques, à l’exemple des salins qui exigent une gestion rigoureuse et minutieuse (Jean-Luc Sarrazin, Gildas Buron). Les activités et les sociétés littorales constituent un autre axe de recherche. Dans le large panorama qu’il dresse, Gérard Le Bouëdec souligne l’évolution des usages du littoral qui, entre le XVe et le XXe siècles, est militarisé avant d’être industrialisé et progressivement accaparé par les touristes. Thierry Sauzeau abonde dans le même sens lorsqu’il évoque les valeurs différentes dont les côtes sont parées dans la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir espace de subsistance, d’investissement financier ou de loisir. Le lien à la mer se révèle par conséquent plus ou moins distendu, les parcours professionnels s’avèrent plus ou moins sinueux (Philippe Jarnoux). Loin d’être évidente, l’identité maritime résiderait, selon Gérard Le Bouëdec, précédemment cité, dans l’adhésion à une culture de l’océan caractérisée notamment par l’attente, l’absence et la mort. La mort est également présente dans l’étude que Jacques Péret propose d’un naufrage au xviie siècle. Il s’intéresse au traitement des corps et montre que le pillage d’un navire n’empêche pas de prodiguer des soins aux blessés et d’ensevelir les défunts. Soulignons enfin quelques contributions consacrées aux îles et qui prolongent les interrogations de Dominique Guillemet quant à une éventuelle singularité des espaces insulaires. Marges géographiques parées d’imaginaire (Nicole Pellegrin), elles oscillent entre appartenance territoriale et dissidence politique à l’époque moderne (André Lespagnol).

4 La seconde partie est consacrée au paysage et au territoire. Plusieurs études rappellent que le pays constitue un cadre pertinent d’analyse, notamment pour le champ politique (Paul Lévy, Éric Kocher-Marbœuf). Mais le territoire est aussi celui de l’effroi étudié par Frédéric Chauvaud. Au XIXe siècle, la scène du crime est utilisée par la justice qui tente de reconstituer et représenter les faits. Aux plans, aux croquis qui livrent les premières informations s’ajoute l’autopsie qui confère au cadavre le statut de territoire en miniature. Dans le cadre de l’enquête, la mémoire auditive est également sollicitée, les râles sont rapportés et consignés. La traque des indices, qui devient systématique entre 1870 et 1930, doit finalement permettre de comprendre le désordre.

5 La troisième partie de l’ouvrage rassemble des contributions relatives au voyage, à la mobilité et au Nouveau Monde. Plusieurs d’entre elles envisagent le déplacement sous l’angle de la contrainte, de la désillusion. Lydie Boudiou prête attention au voyage en Grèce, tel que le dépeint le Grand dictionnaire universel de Larousse. Les ruines tant recherchées éveillent parfois un sentiment de déception. À Sparte, le fossé entre l’attente et la réalité ne peut susciter que le dépit du touriste du XIXe siècle. De même, Natalie Petiteau montre bien le déracinement des soldats de l’armée napoléonienne qui tentent de garder un contact avec leur pays d’origine. Elle souligne également leur étonnement face aux contrées étrangères qu’ils parcourent. Une fois la paix revenue,

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certains continuent à se déplacer. L’ouverture au monde à laquelle ils ont été soumis a finalement contribué à rendre l’inconnu moins inquiétant.

6 Ainsi, ce beau livre d’hommage reflète non seulement la grande diversité d’une histoire de l’espace, du paysage ou du territoire, mais il invite aussi à poursuivre la réflexion à travers de nombreuses pistes de recherches.

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Hélène Blais, Voyages au grand océan. Géographies du Pacifique et colonisation, 1815-1845, Paris, Éditions du CTHS, 2005, 351 p. ISBN : 2-7355-0588-X. 58 euros.

Sylvain Venayre

1 De 1817 à 1840, onze voyages ont été effectués par des équipages de la Marine française à travers l’Océan Pacifique. Financés et organisés par le ministère de la Marine et des Colonies, correspondant à une politique de prestige cherchant à redorer le blason d’une Marine qui s’était lamentablement comportée pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, ces expéditions croisèrent celles des Russes, des Anglais, voire des Américains présents dans les parages au même moment. En 1840, le second retour en France de Dumont d’Urville marqua la fin d’une époque : celle des grandes circumnavigations à la voile. En 1842, la mission de Dupetit-Thouars aux Marquises, prolongée en direction de Tahiti à l’initiative du commandant de la nouvelle Station navale du Pacifique, ouvrit une nouvelle ère : celle de la colonisation.

2 C’est cet intervalle de temps, finalement peu connu, pris en tenaille entre les grands voyages de circumnavigation de la fin du XVIIIe siècle et la modernité coloniale du second XIXe siècle, qu’Hélène Blais a choisi d’analyser dans le cadre de sa thèse, dont Voyages au grand océan constitue la version éditoriale – une version somptueuse, chère et notablement illustrée. De ce travail d’une très grande rigueur, alliant le goût du détail d’archive à une maîtrise remarquable de la bibliographie, tout entier placé sous les auspices de cette histoire sociale et culturelle des sciences qui multiplie, depuis plusieurs années, les travaux d’une qualité exceptionnelle, on soulignera ici deux grands axes.

3 Le premier concerne les renouvellements subis, dans la première moitié du XIXe siècle, par la figure du « voyageur philosophe » chère à Rousseau et qu’avaient notamment magnifiée, à partir des années 1760, les expéditions scientifiques autour du monde de

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Bougainville, Cook et Lapérouse. Dans le cadre de l’Océan Pacifique du premier XIXe siècle, en effet, le modèle de la « découverte » tendait à devenir obsolète. À l’exception de ce qui concernait le pôle, il n’y avait là-bas presque plus de terres à découvrir et les marins exprimèrent volontiers leur sentiment de venir après que les grandes choses eurent été faites, ainsi que leur désappointement face à une nature qu’ils avaient cru paradisiaque. Autre renouvellement, conséquence de l’échec de l’expédition Baudin (1800-1804) : l’absence de personnels civils à bord de ces navires, qui promut les officiers de marine en responsables directs de l’observation scientifique – avec une conséquence immédiate : le rôle accru, dans l’encadrement des expéditions maritimes, des savants stationnés à Paris. Hélène Blais, qui ne s’intéresse ici qu’aux disciplines relevant de la science géographique en constitution, omettant tout ce qui relève de l’anthropologie, consacre ainsi de longs développements au rôle fondamental joué par les institutions centrales (Académie des sciences, Observatoire, Dépôt des cartes et plans), aux instructions aux voyageurs, rédigées le plus souvent par les membres de ces institutions, aux instruments de mesure (boussoles, thermomètres, baromètres, lignes de sonde, etc), dont les usages normés disent la méfiance des savants vis-à-vis des marins tout autant que leur célébration de l’exactitude mathématique. Elle analyse aussi la difficulté à appliquer ces instructions et à utiliser ces instruments dans les conditions du voyage, ainsi que la concurrence de légitimité entre les savants sédentaires et les officiers voyageurs, à l’image des relations orageuses entre Arago et Dumont d’Urville. Une tension constitutive de la science du XIXe siècle est ainsi mise en évidence, entre le désir de standardisation et la nécessité de la parole d’un témoin particulier ; et l’on ne peut que souscrire au jugement d’Hélène Blais lorsqu’elle écrit que « le voyage est l’un des lieux où apparaît alors clairement cette tension ».

4 Le second axe du travail d’Hélène Blais concerne le rôle exact joué par la quête de savoir scientifique dans le processus ayant conduit à la décision de coloniser. De ce débat complexe, très avancé dans l’historiographie anglo-américaine et que la thèse récente d’Emmanuelle Sibeud a présenté pour le cas de l’Afrique française de la fin du XIXe siècle 1, Hélène Blais propose une approche toute en nuances, loin des schémas réducteurs qui soit exonèrent les scientifiques de toute « responsabilité » dans le processus de colonisation, soit identifient tout savoir en constitution à un désir de pouvoir. D’une part, en effet, elle souligne la lenteur et les modalités complexes de la diffusion des savoirs géographiques rapportés par les officiers de marine : les comptes rendus des expéditions paraissent échelonnés sur des décennies, n’accédant au grand public cultivé que sous la forme biaisée de la vulgarisation, compliquant d’autant la pénétration dans la société française d’une hypothétique « idée coloniale ». D’autre part, si les descriptions des officiers, avec des différences notables selon les hommes et les lieux, soulignent toutes le potentiel des îles auxquelles ils abordent, les espaces finalement colonisés par les Français, de Tahiti à la Nouvelle-Calédonie, ne furent pas ceux que les officiers de marine avaient eux-mêmes suggérés dans leurs rapports. Cette analyse subtile conduit d’ailleurs le lecteur à regretter qu’Hélène Blais n’ait pas choisi d’employer, à propos de la « colonisation », le même pluriel qui lui fait analyser, très justement, « les géographies ». Abordant par exemple la question, fondamentale pour le Pacifique, de la colonisation pénitentiaire, Hélène Blais montre bien les singularités de ce discours colonialiste original et des oppositions qu’il a engendrées. Si l’on songe au souvenir que l’on avait alors de l’ancien empire colonial français et de la guerre d’indépendance américaine, ainsi qu’au modèle créé par les récentes conquêtes anglaises, à commencer par les Nouvelles Galles du Sud, ou au débat colonial de

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l’époque sur l’Algérie, il semble en effet que l’étude des origines des entreprises coloniales gagnerait en clarté en renonçant à l’idée d’une essence unique de la « colonisation », de la même façon que l’histoire des sciences géographiques a tant gagné en renonçant à projeter dans le passé l’idée d’une seule « géographie ».

NOTES

1. . Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs impérialistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 2002, 356 p.

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Craig Wilcox, Autralia’s Boer War. The War in South Africa, 1899-1902, Oxford/New York, Oxford University Press, 2002, 541 p. ISBN : 0195516370. 25 livres sterling.

Odile Roynette

1 Le travail mené par l’historien australien Craig Wilcox, auteur en 1993 d’une thèse sur l’armée australienne de 1889 à 1914, s’efforce de restituer les modalités de l’expérience de guerre des soldats australiens pendant la guerre des Boers entre 1899 et 1902. Fondé sur un dépouillement des principaux dépôts d’archives publiques britanniques, australiennes et sud-africaines auxquelles il faut ajouter des archives privées ainsi que l’abondante presse qui rendit compte des hostilités, cette enquête menée à l’instigation de l’Australian War Memorial jette la lumière sur la participation de quelque 20 000 hommes et 80 femmes à une guerre dont les buts leur étaient a priori fort étrangers. L’auteur montre que le contingent, formé pour l’essentiel de volontaires et d’une minorité d’appelés auxquels vinrent se joindre sur place des soldats irréguliers, combattit aux côtés de l’armée britannique dans une guerre qui prit rapidement un tour radical. Les Australiens, tout comme les soldats britanniques, sud-africains, canadiens et néo-zélandais présents pendant ce conflit, participèrent contre leurs ennemis boers à une guérilla qui reprenait les pratiques de guerre coloniales, mais contre un ennemi européen. Il montre aussi comment ce conflit fut la première guerre menée par les Australiens et qu’elle constitua une étape décisive dans le processus de construction de la nation australienne. Il montre enfin comment les jeunes Australiens s’engagèrent pour des raisons ethniques, culturelles et aussi pour préserver les avantages, pas seulement matériels, de leur appartenance à l’immense Empire britannique. Il éclaire ainsi, indirectement, les racines de l’engagement massif des Australiens sur le continent européen pendant la Grande Guerre en montrant

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l’importance des liens formés entre les membres de l’Empire britannique au cours du XIXe siècle.

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1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle

Notre société a publié sous ce titre sa revue de 1985 à 1994 (10 numéros). La table décennale en a été publiée par Jean-Claude Farcy dans notre numéro 11 en 1995. Les numéros 1 à 4 sont épuisés. Les numéros 5 à 10 sont disponibles, au prix de 22 € l’exemplaire (port : 4 euros), auprès de Christophe Voilliot, Résidence du Tholon - Bât. 4 - 36 rue Chaudot, 89300 Joigny (courriel : [email protected]).

Revue d’histoire du XIXe siècle

Depuis 1995, notre société publie sa revue sous ce nouveau titre. La livraison est annuelle en 1995, semestrielle depuis 1996. Les numéros disponibles le sont auprès de Christophe Voilliot (numéros simples: 22 € ; numéros doubles : 44 €; frais de port : 4 euros). La table décennale 1995-2004 en a été publiée par Jean-Claude Farcy dans notre numéro 31 et sur le site web de la revue.

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Liste des prochains numéros - Appel à contribution

Le Comité de rédaction de la Revue d’histoire du XIXe siècle et le Conseil d’administration de la Société d’histoire de la révolution de 1848 ont retenu les thèmes suivants pour le sommaire de nos prochains numéros. • N° 34 – 2007/1 – La bourgeoisie, sous la direction de Sylvie Aprile, Manuel Charpy et Judith Lyon-Caen • N° 35 – 2007/2 – Varia, sous la direction de Carole Christen-Lécuyer et Emmanuel Fureix • N° 36 – 2008/1 – Varia, sous la direction de Carole Christen-Lécuyer, Laurent Colantonio et Emmanuel Fureix

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