Entrelacs Cinéma et audiovisuel

10 | 2013 Le Toucher

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/391 DOI : 10.4000/entrelacs.391 ISSN : 2261-5482

Éditeur Éditions Téraèdre

Référence électronique Entrelacs, 10 | 2013, « Le Toucher » [En ligne], mis en ligne le 31 juillet 2013, consulté le 11 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/entrelacs/391 ; DOI : https://doi.org/10.4000/entrelacs.391

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SOMMAIRE

Introduction Le toucher au cinéma et dans les médias numériques Amanda Robles et Julie Savelli

Un Cinéma des sensations

Le toucher dans le cinéma français des sensations Sophie Walon

Comprendre par les sens : Pour une approche tactile de L’Apollonide Romain Chareyron

L’image-coupable : haptique du regard dans le cinéma de Larry Clark Anna Muslewski

La caméra haptique de Philippe Grandrieux : « le surgissement d’un autre monde » Fabienne Bonino

Gestes de cinéastes

Gester avec Godard. Fictions de l’histoire et vies de l’image Thomas Carrier-Lafleur

Obsolescence et nécessité du toucher dans le cinéma numérique hollywoodien Simon Lefebvre

Rêve et matière. Toucher-coller dans les films de Gunvor Nelson Julie Savelli

Espaces tactiles

La place du toucher dans une politique du regard : Touch, Rise and Fall d'Aernout Mik Mathilde Roman

Du près au lointain, l’espace tangible du décor de cinéma Grégory Bled

Optique-haptique, distraction et expérience spatiale Carola Moujan

Technologies numériques et interfaces sensibles

Entre la « main de l’œil » et l’ « œil digital », proximité et profondeur : la dimension haptique à l’horizon du Cinéma 3D et des acteurs virtuels Isabelle Rieusset–Lemarié

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Toucher/cadrer, toucher/monter : des interfaces haptiques pour un spectateur « amplifié » ? Claire Chatelet

Quelle poétique de la main dans les jeux vidéo ? Thomas Morisset

Pour une approche transversale du toucher

Lady Chatterley – du roman au film : la reconquête du corps par le toucher Rémi Gonzalez

Ce qu'imaginer veut dire Gérard Leblanc

Toucher la plaie. Tactilité de la visualité chrétienne de L’Incrédulité de Saint Thomas du Caravage à Mourir comme un homme de Joao Pedro Rodrigues Olivier Cheval

La Corde, pour un dessin filmique Daphné Le Sergent

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Introduction Le toucher au cinéma et dans les médias numériques

Amanda Robles et Julie Savelli

1 Pour son dixième numéro, Entrelacs, revue scientifique éditée par l’École Supérieure d’Audio-visuel et le Laboratoire de Recherche en Audiovisuel de l’Université de Toulouse 2 (L.A.R.A.), propose de mettre en œuvre une réflexion esthétique sur le toucher au cinéma et dans les médias numériques. Comment les différentes sphères de la création cinématographique (celles des cinéastes, des techniciens, des acteurs et des spectateurs) sont-elles marquées par l'expérience du toucher ? Quant aux « nouveaux » médias, comment explorent-ils à leur façon les possibilités tactiles de l'audio-visuel ?

2 La main d'un meurtrier effleurant la branche d'un noisetier ; celle d'un adolescent ivre manipulant un singe mécanique ; les doigts d'une religieuse caressant le visage paré d'une danseuse indienne… De Robert Bresson à Nicolas Ray en passant par Michael Powell, le cinéma a sans nul doute épuisé le corpus du tact énuméré par Jean-Luc Nancy : « [...] effleurer, frôler, presser, enfoncer, serrer, lisser, gratter, frotter, caresser, palper, tâter, pétrir, masser, enlacer, étreindre, frapper… »1 Car le cinéma est avant tout une histoire de corps, de gestes et de points de contact entre les êtres soulevant une question de proximité avec le monde qui les accueille ou les repousse. L'histoire du cinéma pourrait ainsi être considérée comme une série de réactions épidermiques entre les différentes forces esthétiques, politiques, économiques en présence à l'écran, ainsi qu'entre l'image visible et les hors champs qui l'enveloppent.

3 Nous proposons de nous éloigner ici de l'analyse traditionnelle qui pense le cinéma comme une expérience sensorielle avant tout visuelle et auditive pour soulever l'hypothèse qu'il peut s'agir aussi d'un art éminemment tactile, non seulement parce qu'il imprime les aventures sensuelles des corps filmés mais aussi parce qu'il engage chez le cinéaste, outre une acuité visuelle et auditive, un sens du toucher singulier. Le cinéma qui nous touche est donc peut-être avant tout celui que fabriquent les cinéastes avec leurs mains et qui porte en creux, ou en plein, la trace de leurs tâtonnements. Un cinéma qui cherche à établir un contact plus direct avec la réalité filmée, un cinéma qui vient à nous et s'avance au plus près, jusqu'à nous toucher, comme on apposerait la surface sensible de la main pour abolir la distance du regard. L’œuvre

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cinématographique nous touche et, par cette réversibilité inévitable que Maurice Merleau-Ponty associait au toucher2, nous nous touchons à elle.

4 Ce cinéma tactile qui ouvre la possibilité d'une interactivité physique entre le corps regardant et les espaces-temps regardés, trouve des développements particulièrement intéressants dans la création numérique. Par le biais de nouvelles interfaces et l'exploration de zones frontières entre l'image et le récepteur, les « nouveaux » médias sollicitent plus concrètement notre participation corporelle.

5 Dans les arts cinématographiques et numériques, la question du toucher vient comme un relais de l’œil, peut-être pour pallier cette distance nécessaire à la constitution d'une image. Selon Gilles Deleuze, il existe une qualité du regard située à la frontière du visible et du tactile. Ce regard « haptique » développe un espace de proximité et d’affect intense, un espace de contact qui permet au regard de toucher, de palper l’objet et de s’y perdre.3 Le cinéaste en même temps que les spectateurs participent alors très activement à l'élaboration de cet espace haptique. Habités par la question du toucher, les cinémas que nous souhaitons mettre ici au travail sont de ce fait « hantés » par la figure de la main : que celle-ci soit visible ou non dans le film, qu'il s'agisse de la main du personnage, du cinéaste ou de celle des spectateurs.

NOTES

1. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, p.82. 2. Selon Maurice Merleau-Ponty, « toucher c'est se toucher », Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964. 3. Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari développent une opposition entre Espace lisse (haptique) / Espace strié (optique). L'haptique ou le lisse étant un espace de proximité, une forme de vision rapprochée, par opposition à un espace optique ou strié soit une forme de vision éloignée qui se déploierait dans un monde figé et articulé par des normes découlant de la perspective. (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 614-622.)

AUTEURS

AMANDA ROBLES Co-rédactrice en chef, diplômée de l'Ecole Supérieure d'Audiovisuel de Toulouse (ESAV) section réalisation, Amanda Robles a écrit une thèse sur le cinéma d'Alain Cavalier et publié l'ouvrage Alain Cavalier, filmeur (De L'incidence, 2011). Réalisatrice et enseignante, elle fait aussi partie de la rédaction de Bref, le magazine du court-métrage.

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JULIE SAVELLI Co-rédactrice en chef, enseigne sous le statut de PAST Cinéma à l'université Paul Valéry – Montpellier 3. Membre du laboratoire Rirra21, ses recherches portent sur la conscience créatrice, dans la continuité de sa thèse de doctorat soutenue en 2007 sous la direction de Guy Chapouillé. En parallèle, elle a également diverses activités professionnelles dans les domaines de l'édition et de la programmation documentaire, notamment aux États généraux du film documentaire de Lussas.

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Un Cinéma des sensations

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Le toucher dans le cinéma français des sensations

Sophie Walon

1 « Cinéma des sensations », c'est ainsi que la critique a désigné un nouveau mouvement du cinéma français apparu dans les années quatre-vingt-dix lequel place le corps et ses sensations au cœur de son propos et de son esthétique. Cette nouvelle tendance cinématographique regroupe, entre autres, les films de Claire Denis, Bruno Dumont, Catherine Breillat, Philippe Grandrieux, Gaspar Noé, Bertrand Bonello, etc. Naturellement, puisqu'il s'intéresse aux corps et aux sensations, ce cinéma accorde une place privilégiée à l'exploration d'un large éventail d'expériences tactiles, des plus sensuelles aux plus aliénantes.

2 Ce débordement de sensations a parfois été taxé de pur formalisme voire de tactique sensationnaliste dans la lignée d'un article acerbe de James Quandt1 dans lequel le critique repère et dénonce avec véhémence l'émergence d'une nouvelle tendance du cinéma français, violente et obscène, qu'il propose d'appeler New French Extremity. Ce cinéma succombe selon lui à une logique du choc, à la provocation facile, gratuite et donc creuse. Il condamne ainsi ce cinéma qui semble déterminé à « remplir chaque plan de chair nubile ou perverse et à la soumettre à toutes sortes de pénétration, de mutilation et de profanation »2.

3 Ces expériences limites du toucher (pénétration, mutilation, profanation) ne sont-elles effectivement que des stratégies commerciales destinées à appâter les spectateurs avides de sensations extrêmes ? Il est permis d'en douter car ces réalisateurs témoignent d'une certaine indépendance en terme de production et leurs films, de fait, n'attirent pas les masses, dépassant rarement la barre des 100 000 spectateurs.

4 Dans son ouvrage sur le cinéma français des sensations (2007), Martine Beugnet a pris le contre-pied des analyses de Quandt en soulignant que ces réalisateurs ont su inventer une nouvelle voie pour le cinéma qui, évitant à la fois les écueils de l'abstraction pure et ceux des productions commerciales, ranime l'impact sensoriel et la nature transgressive du médium cinématographique. Martine Beugnet célèbre donc

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ce cinéma qui explore de manière originale « la capacité unique du cinéma à nous toucher à la fois viscéralement et intellectuellement »3.

5 Ce type d'analyse reste rare, la littérature critique ou universitaire ayant tendance à ignorer l'impact viscéral du cinéma au profit d'explications rationalisantes ou psychologisantes. Cela peut peut-être s'expliquer par le fait qu'avant que le cinéma d'art ou d'auteur ne s'en empare comme c'est le cas avec le cinéma français des sensations, la représentation des corps et des sensations à l'écran ainsi que l'implication corporelle des spectateurs étaient le plus souvent associées à des genres cinématographiques tels que le film pornographique, le cinéma d'horreur ou le mélodrame. Or ces genres ont longtemps été considérés par les critiques et les universitaires comme des genres « bas », voire ignobles, indignes d'un intérêt théorique4.

6 Toutefois, ces interrogations sur la représentation des sensations au cinéma et la manière dont elles peuvent être signifiantes, jouissent d'un récent intérêt théorique dont témoignent les recherches de Vivian Sobchack, Laura U. Marks et Martine Beugnet sur lesquelles cet essai s'appuiera. Penser le toucher au cinéma permet donc de contribuer à ce déplacement de la théorie cinématographique. En effet, cette nouvelle approche du cinéma s'éloigne aussi bien des théories sémiotiques qui invitaient à lire le texte des films en se concentrant sur un déchiffrage rationalisant de leur structure narrative, que des théories psychanalytiques qui privilégiaient une compréhension symbolique de l'expérience cinématographique. S'intéresser à l'impact sensoriel des films, c'est-à-dire aux corps et aux sensations qu'ils représentent, à la matérialité des images et du son ainsi qu'aux réponses corporelles des spectateurs face au film, invite à réinterroger la nature de l'expérience cinématographique et la manière dont le sens d'un film émerge non seulement au niveau des signes et des symboles mais aussi dans la matière même des images et des sons, dans les sensations qui sont mises en scène et dans la façon dont elles touchent les spectateurs.

7 Dans cet essai, j'interrogerai donc les différents niveaux d'expériences tactiles qu'offre ce cinéma des sensations. J'examinerai d'abord les diverses modalités tactiles mises en scène à l'écran (le toucher des personnages), puis je soulignerai que ces films font de l'expérience cinématographique elle-même une expérience tactile à travers le régime haptique des images et du son (le toucher du film) et leur impact sensoriel (le toucher du spectateur).

Le toucher des personnages : de la caresse à la déchirure, de la fusion à la destruction

8 Ce cinéma des sensations, comme son nom le laisse supposer, s'intéresse au toucher et se concentre ainsi sur les expériences tactiles de ses personnages. Pour autant, cet accent porté sur le toucher, s'il n'a jamais été aussi radical, n'est pas nouveau : de Bresson à Duras, d'Hitchcock à Malick, de Bergman à Tarkovski, les expériences tactiles sont nombreuses et variées au cinéma. Mais dans le travail de ces réalisateurs, la narration ou du moins le régime discursif (qu'il soit spirituel, symbolique ou philosophique) restait souvent au cœur du projet cinématographique tandis que dans le cinéma des sensations, la polarité semble s'inverser. Les sensations, notamment tactiles, deviennent centrales ; elles ne sont pas au service d'une histoire ou d'un discours, elles les constituent intrinsèquement. Ce déplacement est donc une affaire de

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degré et de focale. Dans le cinéma des sensations, l'expérience du toucher dans toutes ses formes passe littéralement au premier plan ; les contacts et les organes du toucher (la main, la peau, le sexe) étant souvent filmés en gros plan et la question de la rencontre tactile interrogée de manière essentielle et non secondaire au sein de la narration.

9 En mettant en scène diverses expériences du toucher, ces films interrogent les êtres dans leur capacité d'ouverture au monde en filmant parfois les corps comme des interfaces poreuses, perméables qui permettent réellement d'aller à la rencontre de l'autre et parfois comme des limites infranchissables qui font obstacle à un échange véritable entre les êtres. En découlent les vécus variés du toucher que déclinent ces films, de l'épanouissement à la frustration jusqu'aux tentatives d'appropriation et de destruction de l'autre. De l'effleurement à l'étreinte, de la caresse au coup, du frôlement à la profanation, l'expérience du toucher est ainsi explorée dans ses modalités les plus fusionnelles comme les plus disjonctives.

10 Ces films ne présentent donc pas seulement des corps unis dans des expériences satisfaisantes, agréables et sensuelles, ce que la notion de toucher évoque spontanément. Nombreux sont ceux qui mettent en scène des expériences négatives, voire morbides, du toucher où le contact se vit sur le mode de la séparation et témoigne de la résistance ultime qu'opposent l'autre et le monde au désir d'union d'un sujet. Frapper, triturer, couper, mordre, enfoncer, percer, mutiler sont autant de modalités du toucher qui, loin d'inviter à la rencontre épanouissante ou à l'échange fusionnel, engendrent la dégradation voire la destruction de l'autre, suggerant un sentiment d'hostilité et de séparation irréductibles entre les êtres. Ces films balayent ainsi le large spectre des qualités du toucher et des affects qui peuvent y être associés, allant de la jouissance la plus grande aux souffrances les plus terribles. On soulignera de quelles intentions et significations ces expériences tactiles peuvent être solidaires ainsi que les figures de l'altérité qu'elles dessinent.

11 Naturellement, la mise en scène du toucher est souvent synonyme d'une exploration sensuelle des corps et des rapports humains. À cet égard, Lady Chatterley (2006) de Pascale Ferran constitue sans doute l'exemple le plus éloquent. À travers l'histoire de l'éveil sensuel de son personnage éponyme, le film est une ode au toucher, un éloge de la caresse. Adapté de l’œuvre de D. H. Lawrence, le film dévoile la découverte du désir et du plaisir par Constance, une jeune femme de la haute société dans l'Angleterre des années vingt. Alors qu'elle coule des jours monotones, enfermée dans son château et dans son mariage avec un époux infirme, elle fait la connaissance de Parkin, le garde- chasse du domaine, dont elle tombe éperdument amoureuse. Quand Constance, qui doit porter un ordre à Parkin, le surprend torse nu en train de faire sa toilette à l'air libre, elle est troublée par ce corps robuste, vigoureux qui contraste fortement avec celui, chétif, de son mari.

12 Le printemps suivant, partie cueillir des jonquilles, elle s'arrête à la cabane de Parkin pour se reposer. Dans cette séquence, les premiers mouvements du désir semblent inspirés par la nature, par la sérénité et la disponibilité sensorielles auxquelles elle invite. Le frémissement des feuilles, le parfum des fleurs, le flot de la rivière semblent réveiller une sensualité jusque-là endormie. D'ailleurs, quelques scènes plus tard, alors qu'elle court à la cabane, Constance s'arrête un instant contre un arbre pour reprendre son souffle et touche avec volupté la mousse épaisse qui le recouvre : le désir charnel que lui inspire Parkin semble d'abord trouver des substituts dans un contact de plus en

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plus sensuel avec le monde végétal. Constance multipliant ses visites à Parkin, un processus d'apprivoisement mutuel se développe alors entre cette femme maladroite et cet « ours mal léché ». En l'aidant dans son travail, elle entre, comme lui, en contact étroit avec la nature : elle boit désormais à même la source, travaille la terre, s'occupe des fleurs, caresse un poussin, etc. Un jour, elle enfile un gant de Parkin : bien que rêche à l'extérieur, on imagine, grâce au plaisir évident que Constance manifeste en le portant, qu'il retient quelque chose de la chaleur du corps de Parkin et qu'il est doux à l'intérieur, offrant par là une métaphore significative pour définir Parkin, cet homme robuste, un peu fruste d’apparence, mais qui se révèle d'une grande sensibilité. En enfilant le gant de Parkin, on peut aussi penser que, symboliquement, elle apprend à toucher le monde avec le même tact que lui.

13 Cet apprentissage du contact avec la nature semble conditionner et modeler les expériences tactiles plus directement sensuelles et sexuelles qui feront bientôt de ces personnages des amants passionnés. Leurs étreintes seront d'ailleurs souvent liées à la nature : la première fois qu'ils jouissent ensemble, c'est quand ils font l'amour contre un arbre, une autre fois, c'est après avoir couru nus sous la pluie que Parkin prend Constance sur un lit de feuilles humides. Le film met ainsi en scène une sorte de tactilité panthéiste, la caresse sexuelle et le plaisir qu'elle procure étant ici intimement liée à une ouverture tactile au monde.

14 Dans ce film, l'apprentissage du toucher par Constance lui ouvre donc bien des portes, à l'image de la barrière qu'elle doit franchir pour rejoindre la forêt et la cabane de Parkin : il la mène à la rencontre du monde (la nature), de l'autre (Parkin) et d'elle-même (elle découvre le plaisir et réinvente sa vie). La question de l'ouverture est en effet au cœur du film : lors de l'une de leurs rencontres, Parkin invite Constance à le toucher comme pour mieux le découvrir. Le toucher devient ici exploratoire et permet à Constance d'apprivoiser le corps de Parkin, de mieux comprendre ses désirs. Parkin s'ouvre alors totalement à elle ; il se dévoile dans toute sa vulnérabilité, tremblant sous les caresses de Constance. À la fin du film, il dira d'ailleurs que ce qui l'émeut tant dans leur histoire c'est la manière dont ils se sont ouverts l'un à l'autre. Le toucher, ici, unit, il est ouverture à l'autre, échange réciproque.

15 Cela dépasserait le cadre de cet article que de proposer une analyse détaillée d'autres films qui proposent aussi une vision du contact comme rencontre véritable, échange, voire fusion, mais il est intéressant de noter que c'est une expérience similaire du toucher que met par exemple en scène Claire Denis dans Vendredi soir (2002). Le film fait également un éloge du toucher comme plaisir sensuel et sexuel, comme rencontre intime avec l'autre et comme expérience émancipatrice de conventions sociales aliénantes.

16 Souvent liée à la sexualité, l'expérience du toucher peut aussi s'en distinguer : la caresse affectueuse, le massage, la poignée de main amicale entrent dans la catégorie du contact-lien et du contact-plaisir qui, sans nécessairement l'exclure, n'est pas directement liée à l'activité sexuelle. Par exemple, dans Nénette et Boni (1996) de Claire Denis, la sensualité du toucher passe par des contacts avec des textures et des matières agréables : avec un plaisir évident, la boulangère plonge ses doigts dans un gâteau crémeux pour récupérer un ticket de tombola ; Boni, lui, caresse avec soin son lapin blanc au pelage soyeux, malaxe des brioches ou pétrit de la pâte à pizza avec volupté. Ces diverses expériences tactiles présentent le toucher sur le mode du plaisir, de l'échange, voire de la connexion intime et épanouissante avec l'autre ou le monde,

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comme le moyen d'une présence immédiate et continue à l'autre, aux choses et à soi- même.

17 Toutefois, l'expérience du toucher est plus souvent mise en scène sur le mode du manque et de la frustration dans ce cinéma des sensations. L'expérience tactile est désirée mais refusée, retirée ou impossible, engendrant par conséquent des sentiments disjonctifs de privation, de déception ou de séparation qui s'opposent aux notions traditionnellement attachées à l'idée de toucher (lien, fusion, échange).

18 Dans Camille Claudel 1915 (2013) de Bruno Dumont, la sculptrice, internée par sa famille dans un asile du Sud de la France, ne peut plus exercer son art, assouvir son désir de façonner la matière pour y imprimer la marque de son intériorité. Dans une scène d'une amertume infinie, elle arrache du sol un bout de terre qu'elle malaxe compulsivement avant de le rejeter avec violence ; la matière, impropre au modelage, résiste au toucher de l'artiste. Loin de son atelier, dans cet asile où tout est minéral et sec, l'expérience du toucher qui définit sa pratique artistique lui est refusée.

19 Plus souvent, toutefois, c'est entre les êtres que se pose la question du toucher sur le mode du manque ou de la frustration. Dans Romance (1999) de Catherine Breillat, bien qu'il l'aime toujours, Paul n'a plus de désir pour Marie. Il décline tous les rapports charnels qu'elle tente d'initier et refuse même de la toucher ou d'être touché. Cette relation frustrante entraîne Marie à le tromper avec des inconnus et à développer une relation sadomasochiste avec Robert. L'expérience du toucher est donc désolidarisée des sentiments d'amour et de tendresse, ce que confirme une scène à l'humour grinçant où des étudiants en médecine palpent tour à tour l'utérus de Marie lors d'un exercice de travaux pratiques. L'histoire d'amour de Marie et Paul est comme annulée par cette absence de contact comme le suggère l'affiche française du film où le titre, Romance, est barré d'une croix (bien sûr, le X est aussi le signe du cinéma pornographique vers lequel tend le film). La romance, ici, est donc peut-être davantage celle qui s'ébauche entre Marie et Robert.

20 Pourtant, même dans sa relation avec Robert, l'expérience du toucher est ambiguë puisque sadomasochiste : elle relève à la fois du plaisir et de la douleur. Cette relation place Marie dans une relation de domination : attachée lors de leurs rapports, elle est soumise aux désirs (certes courtois) de Robert. La plus épanouissante des relations qu'elle parvient à établir avec un autre être reste donc une relation de pouvoir, si bien que le contact, ici, ne semble pas autoriser d'échanges réciproques qui conditionnent l'actualisation de la promesse fusionnelle du toucher. Dans ce film, l'expérience tactile est donc soit refusée soit inégalitaire et semble témoigner, en définitive, de l'irréductible séparation des êtres, de leur impossible union, même au cœur des contacts les plus intimes.

21 Dans Chocolat (1988) de Claire Denis, la tension sexuelle entre Aimée, la jeune femme blanche d'un colon installé au Cameroun, et Protée, le domestique noir de la maison, ne peut trouver d'issue épanouissante dans le contact charnel. Lorsqu'un soir Aimée tente d'effleurer la jambe de Protée, celui-ci la repousse brusquement, conscient de l'impossibilité d'une relation (réciproque). Dans ce film, cette impossibilité du toucher rejoue et dramatise la puissante division raciale qui sépare les êtres dans le régime colonial.

22 Dans Nénette et Boni, le désir charnel que Boni éprouve pour la boulangère de son quartier reste à l'état de fantasme et engendre donc des frustrations bien qu'il trouve des issues temporaires dans un autoérotisme alimenté par des objets fantasmatiques.

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Lors d'une séquence qui met en scène un rêve à demi conscient de Boni dans lequel il fantasme sur la boulangère, le jeune homme associe des images érotiques de cette femme au corps voluptueux avec le son, bien réel lui, de la cafetière qui s'est mise en marche. Le ronron de la cafetière semble alors évoquer, dans son rêve, les manifestations sonores du plaisir de la boulangère. Lorsqu'il se réveille, encore sous l'emprise de son fantasme, il caresse la cafetière qui se trouve au bord de son lit. Ici, le toucher vaut donc pour sa valeur métonymique ou symbolique : le contact désiré avec la femme étant impossible, la cafetière prend une dimension substitutive comme la peluche peut venir compenser l'absence de la mère chez l'enfant.

23 Dans une autre séquence tout aussi onirique, Boni se réveille un matin et découvre, en sortant de sa chambre, une rangée de brioches jalonnant le sol. Il en ramasse une, la caresse, lui dit bonjour, la croque, en malaxe une autre au son, toujours, de la cafetière. À nouveau ici, le toucher n'a de sens que dans le régime symbolique des fantasmes de Boni : les brioches, associées à la boulangère, fonctionnent comme des objets sexuels fantasmatiques, des fétiches à valeur métonymique, transitionnelle et compensatoire. Cette médiatisation du désir ne fait donc que souligner la séparation avec l'objet réel du désir.

24 Tout un réseau d'objets se charge ainsi d'une force fantasmatique : par exemple, une image montre le lapin blanc de Boni encadré par les pieds de la boulangère, chaussés d'espadrilles surmontées d'un pompon de fourrure pâle. Cette image-fantasme explique rétrospectivement pourquoi, quelques scènes plus tôt, après avoir uriné en tenant son lapin d'une main, Boni commence à se masturber, la fourrure du lapin étant associée à la femme, à ses souliers, à ses tenues pastelles, aux tissus doux qu'elle porte et peut-être, plus symboliquement, à ses poils pubiens. Ces objets ne sont donc efficaces, et leur contact satisfaisant, que par la force fragile de l'illusion et du désir.

25 Une scène semble suggérer cette fragilité de l'illusion : celle où Boni, qui est pizzaïolo, pétrit de la pâte à pizza dont la forme ronde rappelle les courbes de la boulangère et qui, ici encore, fonctionne comme objet métonymique. Boni caresse la pâte, la tapote, l'embrasse, l'étire, y enfonce ses doigts dans un mouvement de tension sexuelle évidente. Lorsque cette tension atteint son apogée, il plonge son visage dans la pâte et on ne sait pas bien s'il a joui (bien qu'il ne se soit pas masturbé) ou si, plus vraisemblablement, il est tout simplement frustré car l'illusion, sur laquelle repose l'efficacité fantasmatique de cet objet transitionnel, retombe (comme la pâte) et, avec elle, la possibilité d'en jouir.

26 Dans ces films, l'expérience du toucher est refusée ou insatisfaisante, elle se vit sur le mode de l'absence et de la séparation ou bien elle est compensatoire et n'a, en définitive, rien d'apaisant ou d'épanouissant. En mettant en scène des personnages qui paraissent incapables d'établir des contacts intimes et réciproques, ces films semblent donc souligner l'étrangéité et la séparation des êtres entre eux.

27 Enfin, ce cinéma des sensations met souvent en scène l'expérience du toucher dans ses aspects les plus morbides, dans des expériences limites telles le viol, la mutilation, la morsure qui déchire, l'étreinte qui étrangle... Comme dans beaucoup d'autres films, en effet, les contacts y sont souvent solidaires de violences physiques : Sentein donne un coup de poing à Galoup dans Beau Travail (1999) de Denis, le groupe d'amis de la Vie de Jésus (1997) de Dumont tabasse à mort un jeune homme qui a osé sortir avec la copine de l'un d'entre eux, les clients de la prostituée dans la Vie Nouvelle (2002) de Grandrieux la battent et la maltraitent. Cette violence physique cristallise d'ailleurs d'autres

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violences, celle autoritaire de Galoup dans Beau Travail, la violence sociale qui exclut les jeunes de la Vie de Jésus d'une vie active et épanouissante, celle politique et sociale de l'Europe de l'Est dans la Vie Nouvelle.

28 Le viol est une autre forme de cette violence que peut prendre le toucher quand il devient non plus échange mais appropriation, quand la relation n'est plus réciproque mais unilatérale. La plupart des films de Bruno Dumont posent la question du viol : dans l'Humanité (1999), une fillette est retrouvée morte dans un champ après un viol sordide, dans Twentynine Palms (2003), un homme se fait brutalement violer par un autre homme sous les yeux de sa compagne, Flandres (2006) met en scène le viol collectif d'une femme par un groupe de soldats.

29 Mais c'est Gaspar Noé qui l'aborde le plus frontalement : dans Irréversible (2002), il met en scène une longue séquence de viol extrêmement brutale, filmée en plan séquence et en plan fixe dans toute sa durée, sans musique. La scène est hyperréaliste et montre le viol dans sa violence la plus abjecte. La pénétration de l'autre, non consentie mais subie, peut être lue ici comme une modalité perverse du toucher qui procure à l'agresseur la jouissance morbide d'éprouver son pouvoir en s'appropriant indûment un autre corps.

30 Dans le viol, le toucher n'est donc bien sûr plus échange mais soumission, assujettissement. Ces nombreuses représentations du viol soulèvent des questions socioculturelles, notamment dans la lignée des théories féministes, mais aussi existentielles : la brutalité bestiale de ces viols témoigne d'une jouissance sadique que génère non la rencontre mais la profanation, la dégradation et même la destruction de l'autre. La notion de toucher en tant que présence à l'autre et échange réciproque, qui présuppose la reconnaissance de l'autre en tant que tel, est ainsi détruite par le viol qui est un déni pur et simple de l'altérité.

31 De même, le toucher n'est plus contact mais déchirure, destruction dans l'expérience de la mutilation ou de la strangulation. Dans l'Apollonide (2011) de Bonello, un client inflige à une prostituée une mutilation terrible de la bouche, l'affublant d'un sourire funeste. Toujours chez Bonello, dans Tirésia (2003), un homme crève les yeux d'un transsexuel dont il ne supporte pas la métamorphose. Dans Trouble Every Day de Denis, Coré et Shane souffrent d'une terrible pathologie : ils sont animés de violentes pulsions sexuelles qui les poussent à tuer leurs partenaires au cours de l'acte par des pratiques cannibales. Comme si le toucher ne leur permettait pas un contact assez intime avec leur partenaire, ils ressentent le désir de les mordre, de goûter leur sang et leur chair, c'est-à-dire, littéralement, de vampiriser l'autre, de l'incorporer. Similairement, dans Sombre (1998) de Grandrieux, le personnage ne peut jouir avec une femme que s'il l'étrangle.

32 Dans ces expériences limites qui sont toutefois légion dans ce cinéma des sensations, le toucher, destructeur, devient une expérience morbide qui est souvent solidaire d'un désir chimérique d'appropriation d'autrui. Ce désir de possession et de maîtrise nie voire détruit l'autre. Or la possibilité de rencontre, voire de fusion, qu'offre le toucher ne peut s'actualiser que dans la reconnaissance de l'altérité. Ces films ouvrent donc une béance au cœur de la notion de toucher, traditionnellement comprise comme expérience de la liaison entre les êtres, du contact réciproque, de l'union.

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Le toucher du film et la tactilité des spectateurs : régime haptique et expériences incarnées du cinéma

33 Le cinéma des sensations fait plus que mettre en scène les expériences tactiles de ses personnages. Outre son intérêt pour les corps et leurs sensations, ce cinéma se caractérise par son esthétique qui joue sur la capacité synesthésique des images et des sons à évoquer d'autres sens et notamment à suggérer des impressions tactiles (de texture, de volume, de densité, de température...). Ce cinéma invite ainsi à adopter un régime haptique de regard et d'écoute qui encourage un mode de perception visuelle et auditive proche du sens du toucher, où l’œil et l'oreille deviennent sensibles à des qualités qui sont d'ordinaire perçues à travers notre contact tactile avec le monde.

34 Reprenant le terme « haptique » des analyses d'Alois Riegl, Gilles Deleuze a développé une opposition entre espace haptique et espace optique qu'il applique à sa réflexion sur l'art. Il définit l'espace optique ou « strié » comme un espace structuré, hiérarchisé, où la profondeur visuelle permet aux formes de se détacher nettement du fond. Selon Gilles Deleuze, l'espace optique, qu'utilisent notamment les représentations perspectivistes, invite ainsi à une vision éloignée, relativement abstraite et solidaire d'une logique essentialiste. En effet, cette forme de vision distanciée doit identifier l'articulation souvent figée des différents plans, le découpage formel des objets, leurs contours précis, etc. Au contraire, Deleuze définit l'espace haptique ou « lisse » comme un espace de proximité, sans profondeur visuelle, c'est-à-dire comme un espace aformel, sans hiérarchies. L'espace haptique est ainsi un espace d'immédiateté et de contact qui, en favorisant une forme de vision rapprochée, permet au regard de « palper » l'objet.5

35 Si Gilles Deleuze mobilise cette distinction conceptuelle pour l'analyse d’œuvres picturales, il est pertinent de l'adapter, comme l'a fait Laura U. Marks, au champ cinématographique6. En effet, à travers de (très) gros plans, des mouvements de caméra caressants, une attention particulière aux effets de matière et de surface, un modelage de la lumière ou encore un travail sur la texture des sons, le cinéma peut favoriser un mode tactile de regard et d'écoute, où les yeux et les oreilles, fonctionnant comme des organes du toucher, nous donnent parfois la sensation de pouvoir toucher à notre tour le film.

36 À l'exception de certains genres comme le film d'horreur, le cinéma « contemplatif » ou certains films d'action, la production cinématographique dominante a tendance à privilégier une vision optique relativement distanciée et intellectualisante en proposant le plus souvent des images et des sons dont la valeur principale est informative : plus que d'éprouver leur impact sensoriel, il s'agit alors pour les spectateurs de repérer, de comprendre et de restituer leur signification dans l'économie de la trame narrative. Au contraire, le cinéma des sensations cherche souvent à encourager une vision haptique dont le fonctionnement, influencé par d'autres facultés sensorielles (tactile, kinesthésique, proprioceptive) et plus proche d'une sensibilité baroque, chaotique, implique davantage la corporéité des spectateurs.7

37 Le cinéma français des sensations mérite donc son appellation à deux titres : d'abord, parce que jamais peut-être le cinéma ne s'était tant intéressé à la représentation et à la mise en scène des sensations, mais aussi parce que ce cinéma crée un régime hyperesthésique du film par la mise en œuvre de tout un éventail de techniques

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cinématographiques qui permettent d'exploiter les capacités synesthésiques et notamment haptiques des images et des sons afin d'offrir aux spectateurs des expériences cinématographiques multisensorielles.

38 Le (très) gros plan est l'un des outils filmiques les plus efficaces pour inviter les spectateurs à adopter un regard haptique. Claire Denis, notamment, utilise souvent ce type de cadrage pour filmer les corps et les matières. Dans une séquence de Nénette et Boni où Boni fantasme sur la boulangère, un très gros plan révèle un tissu rose à la texture cotonneuse : il faut un moment à l’œil pour comprendre qu'il s'agit de la robe de la boulangère. Ce moment, cet intervalle c'est sans doute celui qu'il faut à l’œil pour changer de mode, pour passer d'un mode optique, distancié, à un mode haptique où l’œil devient réceptif aux stimuli tactiles de l'objet présenté : les plis de la robe, son épaisseur, sa souplesse, les formes du corps qu'elle épouse... De même, lorsque Boni se masturbe, la caméra glisse sur son corps en si gros plan qu'il faut quelques secondes au regard pour comprendre quelle partie du corps est filmée. Ici encore, la connaissance et la mémoire tactile que l'on a des corps et des matières peuvent nous donner la réponse avant même que la caméra, en prenant un peu de distance, ne nous le révèle.

39 Face à ces plans haptiques où l'objet représenté est difficilement reconnaissable, nos doigts savent, reconnaissent l'objet avant même que notre regard ne le confirme comme le suggère Vivian Sobchack dans son essai au titre révélateur What my fingers knew8. Alors que le regard optique tend à garder une distance avec l'objet de la vision, le regard haptique s'en rapproche parfois tant qu'il est difficile de l'identifier. Le processus de reconnaissance visuelle de l'objet étant difficile voire impossible en raison d'une trop grande proximité, les spectateurs doivent alors adopter un regard réceptif à des qualités tactiles, le toucher étant un sens qui ne s'opère pas à distance. Le regard optique propose un régime de vision relativement distancié et hiérarchisé, permettant une distinction claire de l'objet et donc une certaine forme de maîtrise intellectuelle. Quant au regard haptique, il engage notre sens tactile, kinesthésique et proprioceptif. Il propose une forme de vision plus charnelle qui, ne permettant pas toujours d'identifier l'objet, encourage un autre mode de relation avec lui qui est moins de la maîtrise que du rapport sensuel de notre corporéité à sa propre corporéité filmique9. Dans ce régime haptique, les images et les sons renoncent parfois à leur pouvoir de représentation claire et distincte des objets pour nous les faire mieux toucher des yeux.

40 Les mouvements de caméra peuvent aussi effleurer, caresser les corps et encourager par là les spectateurs à adopter un regard tactile. Dans une séquence de l'Apollonide, la tenancière de la maison close présente les prostituées à un nouveau client : un travelling de gauche à droite vient mimer le regard du client qui scrute les filles pour faire son choix. Ce lent mouvement de caméra scanne avec sensualité les corps féminins, s'attarde sur quelques visages comme pour nous laisser le temps de les toucher du regard. Dans Nénette et Boni, les mouvements caressants de caméra sont plus nettement encore une invitation à toucher les corps avec nos yeux : tandis que Boni pense à la boulangère, la caméra caresse, par son plan resserré, par son mouvement lent et doux, le papier peint de la chambre de Boni avant de parcourir en très gros plan le dos du jeune homme avec sensualité si bien qu'elle semble être sa partenaire invisible. Ici, le régime tactile du regard est favorisé par la combinaison du très gros plan, du mouvement de caméra caressant et de la durée du plan qui laisse le temps au regard d'explorer l'image.

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41 L'insistance de la caméra sur des effets de matière, de surface ou de texture est aussi une invitation à faire l'expérience d'un film sur un mode tactile comme en témoignent les gros plans sur les gâteaux crémeux dans Nénette et Boni, sur les corps voluptueux et les chairs rebondies des prostituées dans l'Apollonide, sur la nuque grasse et transpirante du chef de police dans l'Humanité, sur les corps athlétiques, lisses et imberbes des légionnaires dans Beau Travail.

42 Le son peut aussi être haptique, texturé. Par exemple, dans l'Apollonide, les effets de matière et de texture (robes, draps du lit, canapés...) sont accentués par des gros plans sonores qui en suggèrent la douceur, la rigidité ou encore l'épaisseur. Dans les premières scènes d'Irréversible, Gaspar Noé utilise des infra-sons suffisamment sensibles pour provoquer un sentiment de malaise, de peur voire de nausée qui nous plongent dans un état émotionnel proche de celui des deux personnages masculins.

43 Les films qui composent ce cinéma français des sensations offrent donc aux spectateurs une nouvelle expérience – charnelle, viscérale – du cinéma en plaçant le corps et ses sensations au cœur de la diégèse et de la représentation mais aussi au centre de leur projet esthétique. En jouant sur la capacité synesthésique des images et des sons, ce cinéma propose des expériences hyperesthésiques qui invitent les spectateurs à faire l'expérience des films avec tous leurs sens. En mobilisant d'autres expériences sensorielles que la vision et l'audition telles que les fonctions tactiles, kinesthésiques et proprioceptives, les images et les sons haptiques invitent les spectateurs à y répondre de manière incarnée, sensuelle.

44 Ainsi, une utilisation haptique et une approche synesthésique du medium cinématographique permet de transcender sa nature audiovisuelle, d'évoquer d'autres expériences sensorielles, notamment tactiles, et donc d'offrir aux spectateurs une expérience multisensorielle. Privilégier un regard haptique au cinéma, c'est ainsi actualiser la capacité des films à nous toucher, à nous impliquer sensuellement, viscéralement et non pas seulement intellectuellement.

Discours incarnés et narrations haptiques

45 Le régime rationnel de la pensée n'ayant pas le monopole de la production de sens, l'abondance de sensations dans ce cinéma n'est pas purement formelle, creuse ou gratuite, mais signifiante. En effet, la signification n'émerge pas seulement au niveau des signes et des symboles, c'est-à-dire au niveau de la narration, mais aussi dans et par le corps et ses sensations. Dans ces films aux récits et aux dialogues relativement minces, la texture des images et des sons prend ainsi en charge de manière incarnée une large partie de ce qui est en jeu. En effet, le récit se développe sur un mode sensible et non pas discursif : on a pu parler de narration plastique (notamment pour décrire le cinéma de Claire Denis) mais on pourrait préférer le terme de narration tactile ou narration haptique tant les histoires que développe ce cinéma sont incarnées dans les corps des personnages, leurs sensations et leurs contacts et, comme l'écrit M. Beugnet, « intégré[es] dans la texture même des images et des sons »10.

46 Dans ces films, le sens surgit ainsi souvent dans les interstices du visible et du dicible : ce qui ne s'exprime pas (ou ne peut s'exprimer) par le langage ou dans un régime optique de vision, résonne ici dans l'ordre du sensible, dans le corps (des personnages, des spectateurs et dans la matérialité même du film). Le propos se lit moins dans les

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histoires et les dialogues qu'il ne s'éprouve au contact des corps et des sensations que ces films nous donnent à « toucher » avec nos yeux et nos oreilles. Les corps et leurs sensations ainsi que les images et les sons dépassent donc leur traditionnelle fonction de représentation : ils ne sont plus seulement les vecteurs d'une histoire, c'est-à-dire au service d'un discours, mais ils sont un discours en eux-mêmes, un discours incarné. Loin d'être un cinéma formaliste voire sensationnaliste, ce cinéma des sensations peut donc être considéré comme une forme de pensée incarnée (« embodied thoughts » 11) qui, enlaçant intimement le sensuel et le conceptuel, explore la capacité du corps et des sensations, des images et des sons, à créer du sens et, in fine, de nouvelles manières de penser.

NOTES

1. James Quandt, « Flesh and Blood: Sex and Violence in Recent French Cinema », dans Artforum, février 2004. 2. L'auteur traduit. 3. Martine Beugnet, Cinema and Sensations: French Film and the Art of Transgression, Endinburgh University Press, 2007, quatrième de couverture. L'auteur traduit. 4. Voir les analyses de Linda Williams qui soulignent ce déni théorique dans « Film Bodies: Gender, Genre and Excess », Film Quaterly 44, 1991. 5. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 614-622. 6. Voir à ce propos les analyses de Laura U. Marks dans The Skin of the Film, Duke University Press, 2000. 7. Voir les analyses sur l’expérience incarnée du spectateur (« embodied spectatorship ») chez Vivian Sobchack, The Address of the Eye: a Phenomenology of Film Experience, Princeton University Press, 1992. 8. Voir Carnal Thoughts: Embodiment and Moving Image Culture, University of California Press, 2004, chapitre 3. 9. Voir les analyses de Laura U. Marks sur le regard haptique comme antithèse d’un regard optique qui cherche à maîtriser, identifier, contrôler dans The Skin of the Film, op.cit. 10. Martine Beugnet, op. cit. L'auteur traduit. 11. À ce sujet, voir les analyses de Vivian Sobchack dans Carnal Thoughts, op. cit.

RÉSUMÉS

Depuis les années 1990, la critique a repéré l'émergence d'une nouvelle tendance du cinéma français qui tend à se concentrer sur la mise en scène des corps et la représentation de ses sensations. Ce « cinéma des sensations » accorde une place privilégiée au toucher. La question du contact est souvent au cœur des expériences des personnages et se pose donc d'abord au niveau

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de la narration et de la mise en scène. Le sens du toucher est également mobilisé dans la matière même des films, car ce cinéma joue sur la capacité synesthésique des images et des sons à évoquer d'autres expériences sensorielles, notamment tactiles. Ce cinéma invite ainsi les spectateurs à adopter un régime haptique de vision et d'écoute, où l'œil et l'oreille deviennent sensibles à des qualités tactiles. Ce type de cinéma suscite donc chez les spectateurs une relation incarnée avec le film, induisant une expérience non seulement intellectuelle mais aussi viscérale qui est elle-même porteuse de sens. En effet, le sens de ces films n'émerge pas seulement au niveau de la narration et des dialogues mais aussi dans les sensations qu'ils représentent et suscitent. Il s'agit moins de lire ces films que de les sentir ou de les toucher en prenant en compte la sensualité de leurs représentations et la matérialité même du medium.

Since the 1990s, critics have noticed the emergence of a new tendency in French cinema that tends to focus on representing the body and its sensations. This “cinema of sensations” especially addresses the sense of touch. The question of touch is first raised in the narrative and the mise- en-scene as it is often key in the characters' experiences. The sense of touch is also conjured up in the very materiality of the film, as these films play on the synesthetic qualities of the images and sounds to evoke other, particularly tactile, sensory experiences. This invites the spectator to adopt a haptic visuality and hearing, in which the eyes and the ears become sensitive to tactile qualities. Thus, this cinema induces an embodied spectatorship, i.e. an experience that is not only intellectual but also visceral and that is significant by itself. Indeed, in these films, significance does not only emerge at the level of narrative and dialogue but also from the sensations they represent and provoke. To make sense of them, one has less to read them than to feel or touch them by taking into account the carnality of their representations and the sensuality of their materiality.

AUTEUR

SOPHIE WALON Doctorante et chargée d'enseignements en études cinématographiques à l’École Normale Supérieure de Paris sous la direction de Jean-Loup Bourget (ENS Paris) et d'Isabelle Launay (Paris VIII). Ses recherches portent sur le corps et les sensations dans les films de danse expérimentaux. Sophie Walon a écrit de nombreux articles critiques pour la rubrique cinéma du journal Le Monde en 2011 et 2012. Elle est aussi l'auteur de plusieurs articles universitaires : « Figures d'un réalisateur : Chris Marker », Implications philosophiques (revue électronique), juillet 2011 ; « Les corporéités de la danse contemporaine française expérimentale : une pratique philosophique et politique de résistance », Agôn (revue électronique), novembre 2011 ; « Splendeurs et misères de la chair : corps et sensations dans le cinéma de Bertrand Bonello », Corps : méthodes, discours et représentations (article en ligne), mars 2013 ; « Corporeal Creations in Experimental Screendances: Resisting Socio-political Constructions of the Body » dans The Oxford Handbook of Screendance Studies, Oxford University Press, (date de publication prévue : début 2014).

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Comprendre par les sens : Pour une approche tactile de L’Apollonide

Romain Chareyron

1 La peau et le toucher jouent un rôle fondateur dans l’économie visuelle du film de Bertrand Bonello, L’Apollonide (2011). En plaçant sa caméra au cœur d’une maison close de luxe « […] où les filles habillées comme des princesses attendent le client dans des chambres tendues de velours noir »1, le film se veut une expérience éminemment sensuelle, nous entraînant dans un univers tout entier dédié à la volupté et aux plaisirs des sens. Le récit souhaitant également fournir une retranscription réaliste et détaillée du quotidien d’une maison de tolérance, le toucher revêt des formes diverses, allant de la caresse sensuelle des clients aux gestes d’affection et de solidarité que les prostituées ont les unes pour les autres. Comme le film n’élude pas non plus le versant mortifère et sombre du métier, le toucher se matérialise aussi sous une forme plus violente, en soulignant l’impuissance des femmes face à la brutalité et au sadisme des hommes.

Les implications esthétiques et narratives du toucher dans L’Apollonide

2 C’est sur la force affective contenue dans cette interaction entre les corps que nous souhaitons porter notre attention, afin d’observer comment les différents types de toucher mis en place par le récit participent à notre compréhension du féminin tel que l’envisage le film. Nous observerons également comment ces différentes formes de toucher en appellent à des procédés de mise en scène variés, dont le but est de communiquer aux spectateurs la complexité de la condition féminine au sein de la maison close. En mettant en place divers régimes visuels, le film va chercher à modifier la nature du lien qu’il noue avec celui qui perçoit, ce dernier passant de la position de simple voyant, maintenu à distance par la représentation, à celle de participant actif, engagé physiquement et émotionnellement dans la matière vivante des images.

3 Dans son ouvrage, intitulé The Cultural Politics of Emotions, Sara Ahmed propose de comprendre les émotions comme « des pratiques sociales et culturelles »2, entendant

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par là qu’il nous faut repenser les émotions, non plus comme correspondant à l’extériorisation d’un ressenti individuel, mais comme naissant du contact entre les corps, ainsi que de la forme que prend ce contact. Ahmed considère l’émotion comme une force mouvante qui circule entre les corps et informe notre rapport aux autres, et non comme une manifestation prédéterminée qui viendrait s’imprimer sur nos comportements : Les émotions ne sont pas quelque chose d’inhérent au “je” ou au “nous”. C’est à travers les émotions, ou la manière dont nous interagissons avec les objets ou les personnes, que des surfaces et des frontières se mettent en place : le “je” ou le “nous” est façonné par son contact avec les autres, jusqu’à en prendre parfois la forme.3

4 C’est en suivant le modèle mis en place par Ahmed, et en déplaçant l’objet de notre attention des corps aux modalités présidant à leur mise en contact, que nous avons choisi d’aborder la symbolique du toucher dans le film de Bonello. La progression de notre analyse suivra les différentes formes que recouvre le toucher au sein du film, commençant à la surface de la peau, pour s’intéresser à la symbolique de la caresse, puis s’aventurant plus en profondeur pour discuter du toucher comme geste menant à la blessure qui vient entailler les chairs. Nous verrons ainsi comment les différentes formes de contact mises en scène par le film donnent lieu à des ressentis de nature diverse, tant chez les personnages qu’au niveau spectatoriel.

Les ambiguïtés du toucher

Le toucher comme marque de la réification du féminin

5 Le toucher tel que manifesté par la caresse opère sur un mode duel, en ce qu’il révèle la tension sur laquelle se construit l’identité féminine au sein de la maison close : perçue comme simple objet à plaisir, la femme est soumise à un phénomène de réification par le masculin ; désireuse d’exister par elle-même, elle lutte pour marquer son individualité ainsi que son irréductibilité au désir de l’homme. Le toucher va donc tantôt symboliser la valeur « marchande » et « transactionnelle » du corps féminin soumis aux injonctions du masculin, tantôt la force du lien affectif qui unit ces femmes entre elles et leur offre un espace au sein duquel elles peuvent laisser libre cours à leurs émotions.

6 Le toucher qui structure les relations masculin/féminin constitue un acte ritualisé, gouverné par la dichotomie objet/sujet, où la présence féminine est réduite à son habileté à satisfaire les fantasmes masculins4. Le corps féminin apparaît alors domestiqué et inféodé aux désirs de l’homme, relayé en cela par un régime visuel de la contrainte qui « enferme » les personnages féminins, souvent immobiles, au sein du plan, les privant de leur liberté de mouvement en les obligeant à obéir aux directives du client. Au contrôle physique du corps répond le diktat du paraître, la peau de la femme s’inscrivant au sein d’une représentation extrêmement genrée où la surface a valeur expressive5. Deux scènes sont particulièrement éclairantes sur ce point. Chacune d’elles se fond sur une compréhension similaire du toucher comme acte hiérarchisant entre les sexes, signifiant le déni de l’altérité et confinant le féminin à sa dimension charnelle. Chaque scène représente une prostituée en compagnie d’un client, ce dernier leur demandant de jouer un rôle en se déguisant, l’une en geisha, l’autre en un automate grandeur nature.

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Figure 1 : Toucher masculin et réification du corps féminin

7 La beauté des costumes, le soin apporté aux coiffures ainsi qu’au maquillage concourent à faire de la femme un pur objet de désir prompt à satisfaire les plaisirs masculins.

8 Le toucher s’inscrit alors comme un acte symbolique de la domination masculine, puisque nous voyons les mains des clients se poser sur les corps des femmes, soit pour les dévêtir, soit pour y imprimer leur marque en leur indiquant avec minutie quelles poses prendre. Il y a ici corruption du féminin par le toucher, dans la mesure où : Le corps est directement corrompu lorsque le corrupteur s’en empare comme de la chair inerte, sans esprit. Et le corps colonisé sous pression, se sent pris pour une chose, un objet, une image presque vivante.6

9 Du contact entre les corps émerge alors un sentiment d’annihilation de l’individualité féminine au profit d’une sur-expressivité de l’extériorité. Sentiment renforcé par le jeu de rôle auquel se livrent les prostituées, forcées d’abandonner jusqu’à leur apparence physique pour endosser celle d’une autre. La peau devient ici une surface inscriptible dont s’empare le masculin en l’instrumentalisant afin qu’elle réponde à son désir. Le toucher s’approprie la chair comme si elle n’appartenait plus à la femme, cette dernière se trouvant infériorisée du fait de la « pratique du corps »7 inhérente à sa profession.

10 La fétichisation du corps de la femme, et son appropriation par le masculin, sont redoublées au niveau extra-diégétique par une mise en scène fondée sur un régime visuel optique8. Le spectateur est tenu à distance des images, ces dernières suscitant un regard détaché, capable d’embrasser la représentation dans un mouvement unique de contemplation et de possession. La froideur des tonalités qui dominent chacune des scènes – le noir du décor contraste fortement avec la blancheur de la peau des femmes – associée aux soins apportés aux costumes et aux poses figées des jeunes femmes, contribuent à faire de ces plans de véritables tableaux vivants. Le regard des spectateurs ne connaît alors aucune entrave et glisse sur les corps afin de se les approprier dans la matérialité de leur présence physique. En outre, le caractère spéculaire de ces scènes (le client tient le rôle du metteur en scène et la prostituée celui de l’actrice qu’il dirige) vient souligner leur caractère extrêmement construit. Le corps féminin ne fait sens qu’à travers son « savoir-paraître ». Au geste intrusif du masculin répond ainsi une mise en image archétypale du corps féminin, source de satisfaction visuelle qui crée un nivellement du sens. Le corps n’est plus compris qu’à travers sa

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dimension charnelle, cette dernière effaçant toute intériorité afin de nous sensibiliser au fait que « [l]a chair est le corps mais elle est séparée du sujet, elle est extériorisée, lubrifiée, cirée, elle sert d’apparence, de faire valoir à l’identité. »9

Toucher et subjectivité féminine

11 À la concrétude du corps féminin, et sa soumission au masculin, s’oppose l’ineffable du ressenti, et c’est en faisant également de la caresse la marque du lien qui unit les femmes de la maison close que le film fait du toucher un acte aux ramifications complexes. Il signifie autant la face sombre de leur servitude que celle, plus lumineuse, de leur entraide et de leur instinct de résilience face aux drames de la vie.

12 À ce titre, la scène où nous voyons les jeunes femmes danser entre elles et se consoler après qu’une des leurs soit morte de la syphilis offre une nouvelle illustration de la force affective et structurante qui émerge de la rencontre des corps.

Figure 2 : Toucher féminin et pouvoirs de l’affect

13 Cette scène se présente comme l’antithèse de celles analysées précédemment, tant sur la symbolique du toucher qui s’y met en place que sur la nature du rapport entre les spectateurs et les images.

14 Si les scènes précédentes fonctionnaient sur le mode de la répression de l’individualité et de la contrainte des corps, celle-ci est au contraire travaillée par la volonté d’offrir un espace propre à l’expression de la subjectivité féminine, en permettant aux affects de circuler librement au sein du groupe et de venir façonner la représentation. La présence masculine ayant été complètement évacuée, le toucher n’a plus ici cette valeur hiérarchisante, en ce qu’il ne sert plus à établir une distinction sujet/objet, dominé/dominant. Il porte au contraire la marque de la singularité de chaque femme qui trouve à s’exprimer dans la pluralité du groupe. Au statisme des femmes dans les scènes précédentes, lequel correspondait à l’aval du masculin sur le féminin, vient ici s’opposer la liberté de mouvement et la fluidité des corps. Les reconfigurations permanentes auxquelles ils donnent lieu symbolisent la libre circulation des émotions et la possibilité de faire l’expérience de soi en-dehors de toute contrainte. La tactilité joue un rôle prépondérant, tant au niveau diégétique qu’au niveau extra-diégétique,

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puisque le changement que nous notons dans la symbolique du toucher est intrinsèquement lié à la manière dont cette scène nous est communiquée par le film.

15 À la position de simple voyant que nous occupions dans les scènes mentionnées précédemment se substitue l’investissement émotionnel et sensoriel transmis ici par les images. La lumière douce et chaude qui vient éclairer les corps, les gros plans sur les mains des femmes qui s’effleurent, sur les corps qui se serrent ou sur les nuques délicates sont autant d’éléments qui éveillent les sens du spectateur et l’invitent à s’approcher au plus près des images pour en saisir toute la dimension affective. La mise en scène cherche à attirer le regard du spectateur dans la matérialité de l’image afin de faire naître des émotions qui dépassent le cadre de l’intellection pour en appeler à un savoir sensitif du corps.

16 Ce phénomène s’accompagne d’une réévaluation de l’expérience cinématographique, puisqu’il ne nous faut plus penser l’écran de projection comme une surface sans aspérités, mais davantage comme une membrane nous permettant d’établir un contact intime et sensoriel avec la matière foisonnante des images.10 Les spectateurs et le film communiquent alors sur le mode de la réciprocité, puisque nous touchons le film autant que nous sommes touchés par lui, et ce dans un phénomène d’imprégnation mutuelle.11 Ramenée à la scène analysée, une telle approche de la relation film/ spectateur nous permet d’aborder la fragilité, la tristesse, ainsi que l’élan vital qui habitent ces femmes comme autant d’émotions appartenant au domaine du non-verbal, et naissant du contact des corps à l’écran. Cette force émotionnelle dépasse les corps eux-mêmes et l’univers diégétique pour s’inscrire dans la matière même de l’image, puisque c’est à travers elle que nous sommes appelés à entrer en contact avec le film et à ressentir en nous la complexité des sentiments qui parcourent ces corps et donnent leur chair aux images.

17 Comme le souligne Jennifer Barker dans son livre The Tactile Eye : L’amour, la perte, la nostalgie et la joie sont des émotions qui trouvent essentiellement à s’exprimer par des moyens tactiles, non seulement entre les personnages, mais également, et de manière plus intime, entre le film et le spectateur.12

18 Le concept de « tactilité » tel qu’il nous faut le comprendre à présent ne correspond plus seulement au contact physique concret qui se noue entre les personnages au sein du récit, mais comme ressortissant du type de contact généré par l’image en direction du spectateur. Le mode optique, qui prévalait jusqu’alors dans notre compréhension de la représentation, est remplacé par le mode haptique « […] où dominent la matérialité de l’image et des sons [où] la figure humaine apparaît comme un élément changeant, en mutation, au milieu d’un univers fait de lumière, de couleurs, de textures, de lignes et de formes »13. Nous passons ainsi d’un regard détaché et tout-puissant à un regard qui accepte de lâcher prise et de perdre le contrôle face aux images dont le sens est en perpétuelle évolution.

19 En franchissant symboliquement la surface de l’écran de projection, le film nous permet d'être au plus près de l’intimité des femmes de la maison close et d’approcher la complexité de leur condition, où l’insouciance et la légèreté – factices – qui président à leur métier côtoient la solitude, la mort et la peur du lendemain. En nous invitant « […] à ressentir plutôt qu’à voir le film, à entrer en contact par le biais de la peau »14, les images délestent le regard de toute forme de jugement moral pour en arriver à lui faire partager l’espace émotionnel de ces femmes. Il devient alors possible pour ces

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dernières de se réapproprier leur corps et leur identité, puisque l’espace de l’écran n’est plus une menace à leur intégrité, mais au contraire le lieu propre à l’expression du corps vécu subjectif.

Un corps à corps entre le film et le spectateur

20 Si nous nous sommes jusqu’à présent intéressés au toucher comme manifestation affective naissant d’un contact à la surface de la peau, nous souhaitons à présent observer comment la rencontre entre les corps peut s’effectuer sur un mode plus menaçant, lorsqu’elle ne se limite plus à l’enveloppe extérieure et que la peau en vient à être meurtrie. Cette forme particulière de toucher constitue une force perturbatrice et va infléchir la chronologie de la narration, cette dernière se trouvant bouleversée par l’expérience traumatique de l’une des prostituées, Madeleine, dont le visage a été profondément tailladé par l’un des clients. Cet événement apparaît comme la pierre d’achoppement du récit, dont la forme concentrique revient à intervalles réguliers buter sur l’horreur et l’indicible d’un tel acte. En effet, la résurgence de cette scène n’est pas motivée par une nécessité narrative (le spectateur n’a pas besoin de ces retours en arrière pour comprendre ce qui est arrivé à la jeune femme) mais bien par la puissance émotionnelle qu’elle contient. La force affective qui émerge de la violence de ce contact physique et les séquelles – physiques autant que psychologiques – que cela va entraîner chez Madeleine, dépassent le cadre de la représentation pour faire surface en différents points du récit. La scène traumatique est prise dans une boucle temporelle au sein de laquelle elle est appelée à se rejouer à l’infini.

21 Là encore, la peur et l’effroi qui émergent de la violence faite au corps féminin ne sont pas des données qui existent a priori, mais bien le produit de la rencontre des corps et de leurs attitudes l’un envers l’autre. C’est dans la tension générée par le mouvement de la main, munie d'un couteau, sur le corps de Madeleine, face au statisme de la jeune femme attachée au lit, qu’émerge le sentiment d’horreur lié au toucher. Ce sentiment est communiqué aux spectateurs par le biais d’une mise en scène qui cherche à mobiliser les fonctions internes et musculaires du corps, afin de pouvoir véhiculer par l’image la subjectivité de l’expérience vécue par le personnage féminin.

22 À l’inverse de la scène analysée précédemment, où le film entrait en contact avec le spectateur sur le mode délicat de la caresse, les images font naître ici des sensations plus profondes et viscérales. Ces manifestations sont le fait d’un travail conjoint sur le son, la lumière et l’échelle des plans dont le but est de faire transparaître à l’image le dénuement physique et psychologique dans lequel se trouve la jeune femme. La scène fonctionne sur une série de gros plans sur le visage et le buste de Madeleine, tandis que nous ne voyons de l’homme que sa main, qui promène la lame du couteau sur la poitrine de la jeune femme, s’arrêtant sur la pointe d’un sein pour finir par glisser dans sa bouche.

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Figure 3 : L’horreur du toucher

23 Tout participe ici d’une mobilisation des sens du spectateur. Nous pouvons presque ressentir le froid de la lame qui glisse sur la peau lisse et nacrée de Madeleine, ainsi que le pointu du couteau qui joue avec la texture de la peau, ou bien encore le choc métallique de la lame cognant contre l’émail des dents.

24 L’adhérence qui se crée alors entre la chair du spectateur et celle du film vient du fait que notre corps épouse les inflexions de celui de Madeleine, tant sur le plan du ressenti physique qu’émotionnel : nous souhaitons nous dégager de la représentation et de son danger potentiellement létal, tout en étant irrémédiablement piégés par son potentiel affectif et dans l’incapacité de nous en extraire. Le terme d’ « adhérence » que nous employons pour définir cette forme de contact entre le spectateur et l’image est à mettre en regard avec ce que Sara Ahmed nomme « impression » et qui lui permet de ne pas dissocier le contact qui s’établit entre les corps, ou bien entre les corps et les objets, de la charge affective qui en émane. La réversibilité du terme (« presser » deux surfaces l’une contre l’autre implique une relation de réciprocité) a cela d’intéressant qu’elle permet d’associer « […] l’expérience de l’émotion avec l’affect contenu dans le contact d’une surface sur une autre, un affect qui laisse une marque, une trace. »15

25 L’intensité de la sensation ressentie par Madeleine, la matérialité de son propre corps dont elle fait l’expérience à travers la terreur qui se noue entre elle et son client, et qui se propage dans sa chair, viennent également « s’imprimer » chez le spectateur. Le film exprime cet enfermement physique et psychique dans l’espace de la terreur en nous attirant spatialement et viscéralement vers lui, principalement par le biais des gros plans dont l’effet centripète tend à nier le hors champ afin de focaliser l’attention sur l’action au sein du cadre. La tension et la contraction musculaires que nous ressentons, l’accélération du rythme cardiaque, le souffle qui devient court sont autant de manifestations internes de notre corps qui régissent notre rapport aux images et nous révèlent dans l’inorganisé de notre intériorité, ainsi que dans notre intimité la plus profonde.

26 Le toucher, dans le film de Bertrand Bonello, apparaît comme un geste porteur d’une grande richesse sémantique, et dont l’étude nous permet de mettre en avant les qualités texturelles du film. En nous révélant les différentes implications qu’ont les diverses formes de toucher dans notre compréhension du féminin, le film vient aussi

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nous toucher en déployant un univers visuel qui va susciter en nous une variété de réponses somatiques et nous faire entrer en contact avec la chair des images. En nous indiquant que le toucher peut se faire caresse aussi bien que blessure, le film nous sensibilise à la peau en tant que surface signifiante, dans ce qu’elle masque autant que dans ce qu’elle révèle. Ce phénomène se joue aussi bien sur le plan diégétique que sur le plan extra-diégétique, en ce que le film nous permet également de faire l’expérience de notre propre corporalité en remettant perpétuellement en question notre position face aux images. Qu’il nous tienne à distance, nous amène avec douceur près des corps ou nous presse brutalement contre eux, le film cherche avant tout à faire des spectateurs une composante active du récit, ne leur assignant pas une place définie, mais appelant au contraire à éprouver dans et sur leur corps les fluctuations internes du « corps- film ».

NOTES

1. Laure Adler, La Vie quotidienne dans les maisons closes, Paris, Hachette, 1990, p. 68. 2. Sarah Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, New York, Routledge, 2004, p. 9. 3. Ibid., p. 10. 4. S’il a par la suite donné lieu à certaines critiques, l’article fondateur de Laura Mulvey “Visual Pleasure and Narrative Cinema” a permis de mettre à jour la nature extrêmement genrée de la représentation dans le cinéma traditionnel. Dans son article, Mulvey considérait l’œil de la caméra comme le prolongement du regard masculin, en ce que le corps féminin était avant tout considéré comme objet propre à répondre aux désirs du masculin, la mise en scène perpétuant ainsi les codes du patriarcat. 5. Le travail effectué dans ces scènes sur la pâleur et le lisse de la peau des jeunes femmes renvoie aux oppositions qui ont longtemps structuré la compréhension du corps masculin et du corps féminin. Le premier étant considéré comme chaud, mais aussi plus sec et donc plus résistant que le corps féminin, ce dernier se définissant par sa douceur, sa souplesse et sa malléabilité. Voir Constance Classen, The Deepest Sense. A cultural History of Touch, Urbana, University of Illinois Press, 2012, pp. 71-72. 6. Steven Bernas, « Corrompre la chair », La Chair à l’image, Steven Bernas et Jamil Dakhlia (eds.), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 79-80. 7. Ibidem. 8. Nous allons revenir plus longuement sur la distinction entre vision optique et vision haptique au cours de notre étude. Pour une meilleure lisibilité du texte, nous définirons ici la vision optique comme correspondant à la relation qui se met en place entre les spectateurs et la représentation lorsque cette dernière se fonde sur le concept de vraisemblance. Le respect de la perspective permet un rapport non problématique entre le spectateur et la fiction, cette dernière ayant pour but de conforter la toute-puissance du regard de celle ou celui qui perçoit. 9. Steven Bernas, « Corrompre la chair », op. cit., p. 77. 10. Voir les ouvrages suivants : Jennifer M. Barker, The Tactile Eye. Touch and the Cinematic Experience, Berkeley, University of California Press, 2009 ; Martine Beugnet, Cinema and Sensation. French Film and the Art of Transgression, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2007 ; Laura U. Marks, Touch: Sensuous Theory and Multisensory Media, Minneapolis, University of Minnesota Press,

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2002 ; Vivian Sobchack, Carnal Thoughts: Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley, University of California Press, 2004. 11. Notre compréhension du rapport de réciprocité qui s’instaure entre le film et le spectateur se fonde sur les théories de Merleau-Ponty selon lesquelles l’humain fait l’expérience du monde sensible sur la base de la réciprocité et de la réversibilité. 12. Jennifer M. Barker, The Tactile Eye: Touch and the Cinematic Experience, op. cit., p. 1. L'auteur traduit. 13. Martine Beugnet, Cinema and Sensation. French Film and the Art of Transgression, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2007, p. 60. L'auteur traduit. 14. Jennifer M. Barker, op. cit., p. 23. L'auteur traduit. 15. Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, op. cit., p. 6. L'auteur traduit.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier le film de Bertrand Bonello, L’Apollonide (2011) en s’intéressant aux différentes formes que recouvre le toucher au sein du film. Nous constaterons que c’est à travers la symbolique du toucher que se dessine la complexité de la figure féminine mise en place par le récit. En choisissant de nous présenter le quotidien d’une maison close à la fin du XIXème siècle, le film dépasse le simple cadre illustratif afin de nous amener au plus près du vécu subjectif de ces femmes. Nous observerons alors que le toucher n’est pas une donnée propre à l’univers diégétique, en ce qu’il va également définir le contact qui se noue entre le spectateur et les images, ces dernières appelant divers types d’investissements physiques et émotionnels, faisant tour à tour du spectateur un simple voyant ou un participant actif du récit.

Understanding Through the Senses: For a Tactile Approach of L'Apollonide This article offers to analyze the significance of touch in Bertrand Bonello’s L’Apollonide : Souvenirs de la maison close (2011). I will observe how touch operates as a structuring device within the narrative, as it serves to evidence the complex status of the women within the house of tolerance. I will show that touch can embody the women’s subjection to masculine desires, but also their wish to break free from the constraints of their profession and to express their inner feelings. I will highlight how the mise-en-scène works to elicit various corporeal involvments on the spectator’s behalf that mimic this duality at heart of the representation. The spectator is either asked to remain at a distance from the image and to consider the women as pure objects of desire, or he is invited to emerge himself within the fabric of the image to experience the women’s subjectivity and emotions.

AUTEUR

ROMAIN CHAREYRON A obtenu son doctorat à l’université de l’Alberta (Edmonton, Canada) en 2010. Sa recherche porte sur l’influence de l’horreur et de la pornographie dans le cinéma français contemporain. Ses travaux actuels s'intéressent au concept de « monstruosité » et à ses implications esthétiques

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dans le cinéma français des années 2000. Il enseigne la littérature et la culture françaises dans le département de français et d’italien à l’université du Kansas.

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L’image-coupable : haptique du regard dans le cinéma de Larry Clark

Anna Muslewski

1 Le cinéma de Larry Clark est un art éminemment tactile. Sa caméra, focalisée sur les corps meurtris de l'adolescence américaine marginale, s'abandonne éperdument, compulsivement, sur ses kids à peine teens, consumés par la drogue et l'excès, brutalisés par leurs pairs et leurs pères, fourvoyés dans la violence et la criminalité. Collée à leur peau, elle façonne une matérialité organique au corps filmique, une corporéité, qui réifiée par la mise en image de la chair sexuée, se fonde sur un rapport exalté du toucher. La proximité, le contact, la palpation, sont en effet autant de manifestations sensibles jouant un rôle prépondérant dans la structure de l’image cinématographique, tant d’un point de vue narratif (dans la diégèse, la relation des personnages entre eux s’effectuent par attouchement) que formel (le filmage, notamment en mode frontal et en plans rapprochés, favorise l’extension des sens) et perceptif (la représentation iconographique des corps participe d’une préhension haptique et kinesthésique du medium).

2 Incarnant ce que d’ordinaire le cinéma refoule dans l’intimité de son hors-champ, l’image clarkienne manifeste continûment les obsessions de son créateur : un désir de « tout montrer », une exigence d’être « au plus près » de la réalité filmée, une volonté de rendre visible l’invisible. De fait, intime et sexuée, elle est d’emblée condamnée à devoir se justifier, en ce sens où, corporéisée, elle déborde de visibilité et reste toujours empreinte de culpabilité. Présentifiée par un cadrage suggestif qui dénude les corps à l’image, par une caméra baladeuse qui effleure leur surface, par des plans caressant les chairs et souillant les regards, cette culpabilité participe à corrompre l’image en invitant à l’infiltrer par contact. De la proximité visuelle à la frontalité de la mise en scène, l’esthétique clarkienne élabore donc une autre expérience du regard qui, substituant la dimension optique de la perception visuelle à une dimension haptique3, s’exprime par une sensorialité optico-tactile4. Ce texte se propose d’en réfléchir les modalités sensibles.

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Prise de contact

3 L’adolescence dans le cinéma de Clark, et dans son œuvre de manière générale, est une affaire de corps. Corps délabrés, tourmentés, contaminés qu’une caméra attentionnée sublime, mais aussi corps convoités, désirés ou répugnés qu’une œillade inquisitrice voudrait consommer. Au fond, la figuration des corps, préservés par la sollicitude d’autrui ou asservis à sa perversité, scinde en une partition tendancielle la double modalité du regard que porte l’adulte sur la jeunesse et ses images. Un regard ambigu qui, désirant voir et prendre contact, trahit sa concupiscence quand il n’exprime pas ses intentions malfaisantes. Rares sont en effet les représentations positives de l’adulte et de la parentalité. On ne les décèle à vrai dire que dans Wassup Rockers (2005) à travers la figure protectrice de la mère et celle de la communauté latine de South Central. Soumis à un traitement vitriolé, ces « portraits crachés »5, pour reprendre les mots de Mia Hansen-Love, demeurent constamment entachés de monstruosité.

4 L’adulte, défaillant, et qui se refuse en tant que tel, est toujours un principe nocif, un élément toxique : soit il est démissionnaire (par son absence ou son indifférence) soit il règne en tortionnaire (l’adolescent chez Clark est sans cesse en proie aux agressions parentales, qu’elles soient physiques, verbales ou sexuelles). Les parents de Kids (1995) sont inexistants ; effacés du monde de leurs progénitures, ils résident, invisibles, dans un hors-champ silencieux. Ceux d’Another Day in Paradise (1998) sont de substitution. Gangsters aguerris, ils incarnent la figure tutélaire en adoptant, le temps d’un braquage et de quelques shoots d'héroïne, un couple d’adolescents à la dérive. Dans Bully (2001), l’aveuglement, le désistement et l’incompréhension des adultes responsables constituent la cause du mal-être des teenagers et, indirectement, l’origine de leur comportement barbare, lequel les conduit à orchestrer un massacre sauvage6. Alors que dans Teenage Caveman (2002), l’expression de l’autorité parentale passe par un pouvoir patriarcal 7, celle de Ken Park (2002), dont on retrouve le substrat symbolique du précédent téléfilm8, est soumise à l'instinct pervers d'une sexualité incestueuse.9

5 Si la relation des adolescents aux adultes est malaisée10 – leur contact ne peut être qu’hostile et torturé – celle des teens entre eux n’est guère plus sereine, exception faite du septuor punk rock et fraternel des skateurs-baroudeurs de Wassup Rockers, ainsi que du trio complice qui clôt sexuellement la fin du sulfureux Ken Park. Conditionné à la spontanéité de l’instinct et aux passions, le rapport au corps de l’autre est construit sur une attraction physique exaspérée. Une force, en somme, irrépressible, qui gouverne les relations charnelles et les consume fâcheusement (infection, viol, meurtre), mais qui, au-delà de toute détermination narrative, manifeste un besoin d’appropriation du corps désiré, une envie de le chosifier. Et cette dynamique contrariée, véritable « captativité »11, au demeurant assez proche de celle caractérisant le comportement suspect des parents, définit l’expérience de la chair à laquelle chaque adolescent se livre ou est livré, soit une relation fondée sur la pénétration des corps et leur dégradation.

6 Dans Kids, Telly, « accro aux vierges » selon ses termes, excelle dans la conquête et la domestication des jeunes filles. Littéralement obnubilé par sa quête de pureté, il les séduit sans grande difficulté et finit toujours par les déflorer. Mais si la défloration est en soi une altération12, la dégradation des corps concerne ici la contamination à laquelle ils sont soumis. Telly est en effet atteint du virus du sida. Bien qu’il ignore sa

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maladie, chacune de ses liaisons est néanmoins une contagion, et son infection, propagée à l’insu des corps jouissants, parfois dans la douleur mais toujours par consentement, se transmet aussi par violation (le viol de Jenny, séropositive, abusée durant son sommeil par Casper). Dans Bully, le contact des corps s’établit également par la violence et se réalise par l’intermédiaire de la souffrance et du châtiment. Le supplice y est norme. Bobby martyrise Marty son meilleur ami. Il l’humilie, le moleste, l’asservit. Sa relation aux autres est perverse et oppressive. Il maltraite ses partenaires sexuelles (il viole Ali après l’avoir forcée à visionner une vidéo pornographique), méprise son entourage (sauf sa famille devant laquelle, face à son père, il s’incline) et répugne systématiquement le corps d’autrui (il frappe, fustige et insulte ses amis). La particularité de cette animosité, outre son insupportable gratuité, vient du fait qu’instinctivement, elle prend forme dans l’ensemble de la communauté et, s’emparant un à un des adolescents, elle s’impose naturellement comme la seule connexion possible, le seul moyen de communiquer entre les corps. Et, dans ce corps à corps barbare, l’ultime pénitence, le meurtre du bourreau, apparaît comme une évidence. Une évidence qui se profilait déjà dans Kids (la scène de rixe où la horde d’adolescents déchaînés menée par Casper s’acharne violemment sur un autre jeune) et qui se délitera dans Wassup Rockers (les skateurs ne cesseront tout au long de leur périple d’esquiver la violence des « autres » à leur égard). Si le contact entre les corps dans la diégèse traduit toujours, in fine, un rapport à la chair trouble et complexé, il est intéressant de s’interroger sur la relation qui s’instaure entre le corps regardant, celui du spectateur et celui du filmeur, et le corps regardé, celui de l’image.

Filmer à corps perdu

7 En accord avec sa démarche de visibilité – tout dire, tout voir, tout montrer – la représentation des corps chez Clark, inévitablement, passe par une mise en image de la chair sexuée. Refusant toute concession quant au sujet traité – l’univers tourmenté, intime et caché des kids – et obéissant à son obsession de dé-voiler (de toucher la réalité ), le cinéaste place sa caméra in media res et n’hésite pas à révéler ce que communément d’aucuns se refuse à filmer, le sexe teen. Ce traitement particulier accordé à la sexualité juvénile, au-delà du fait qu’il particularise son œuvre et notamment son cinéma comme étant celui de la fin de l’innocence, constitue un acte iconoclaste contre la mythologie américaine et se traduit visuellement par des partis pris esthétiques dérégulés – dé- réglés13 (monstration frontale de la nudité, gros plan caressant, surexposition de l’inconvenant, lumière sale, cadrage chirurgical, image obstruée). Si le refus des règles et la liberté de transgresser caractérisent l’ipséité de la posture clarkienne, le spectateur, acculé à un face à face avec des images qu’il ne sait pas voir, n’en demeure pas pour autant émancipé. Désérotisée et désérotisante, la mise en scène de la jouissance est construite de sorte que l'engagement potentiel de ce dernier dans l'image soit d'emblée endigué par une impossibilité de la désirer.

8 Cette façon de briser l’éros, de profaner l’image de la sexualité, de la rendre repoussante (image-répulsion, spectacle-punition) s’élabore à partir de ce que l’on se propose de nommer la signifiance du détail. Excès de visibilité ou d’audibilité, le détail chez Clark s’appréhende à la faveur d’un étirement du temps que seule une caméra tactile et intrusive peut impressionner. Un étirement, qui s’éprouve au moyen d’une durée malléable – dont on sait depuis Bergson à quel point elle est intérieure, intime et

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déspatialisée14 – et qui paradoxalement se construit sur une fragmentation de l’instant (sa linéarité est scindée). Néanmoins, cette division du représenté s’effectue de sorte que le passage d’un plan à un autre, non seulement ne suspend pas la permanence de l’interaction sexuelle, le montage s’oublie, mais il en assure le prolongement en insistant, par l’ajout de plans dérangeants (vision rapprochée, points de vue scopiques, caméra participante), sur la continuité de la performance. Et ce procédé, « être collé au plus près », a pour conséquences, d’une part, de créer un effet de longue durée, une suite interminable que l’on voudrait passer, ne pas voir, et d’autre part, de placer la performance au participe présent15 en provoquant un sentiment d’immédiateté et de proximité.

9 C’est donc par l’entremise de ce temps étiré que le détail va se signifier. Incisif et cuisant, il est cet élément rendu présent, prégnant et irritant, à l’instar du « troisième sens » de Barthes ou plutôt de son punctum en photographie 16, qui excède l’image et point le spectateur en l’apostrophant désagréablement. In concreto, ce sont les bruits de succion dans le prologue libidinal de Kids, perceptibles avant l’image, qui persistent péniblement tout le long de la séquence, la rendant encore plus dérangeante 17 – on les retrouve quasi systématiquement dans les scènes de luxure (de tous les films). Ce sont également les bruits de claquement des sexes en action, à peine audibles mais qui parasitent l’ouïe tout en appuyant le visible. Ce sont aussi, les cris jouissifs, insupportables, qui émanent de la vidéo porno alors que la caméra filme le viol d’Ali (Bully). De même dans Kids, on pense au crissement du canapé qui supporte Jennie en train d’être violée. Et visuellement, à l'intérieur du cadre, littéralement dans l'image indépendamment de la bande-sonore, on s'affecte de voir : [...] les socquettes blanches de Jenny [sic] (Chloë Sevigny) quand Casper abuse d’elle sur le canapé ; des socquettes qui focalisent le regard et résument à elles seules toute la scène ; des socquettes insupportables, inoubliables.18

10 Ou pareillement, la chemise rouge de Bobby, au moment de la scène du meurtre avorté, lors de son rapport sexuel à peine consenti avec Ali (il est précédé du viol et n’advient que pour accomplir le crime). Une chemise que l’on souhaiterait ne plus avoir à regarder, à subir – notons ici l’adresse de Clark pour accentuer le malaise du spectateur : en dilatant le temps, il contraint ce dernier à vouloir l’accélérer, or, vouloir accélérer le temps c’est vouloir passer au meurtre, et donc le légitimer19. Et c’est encore, le filet de bave sur la bouche de Tate (Ken Park), en pleine masturbation, dont l’écho visuel (la giclée de sperme) viendra viscéralement imprimer l’image et la maculer d’un second rejet, celui du spectateur.

11 À travers ces éléments supplétifs et poignants, Clark génère donc une image indésirable et impossible à convoiter. Lestée d’une culpabilité dont la charge travaille à corrompre les corps, cette image coupable, virale, impose son mal au regard et contribue à intensifier le rejet, élément principiel à bien des égards de son cinéma, par lequel tout se passe : impossibilité de transmission sinon par contagion dans la diégèse, refus de dissimuler le visible et le dicible sinon par exagération/saturation dans le plan et incapacité d’investissement dans la fiction sinon par obligation du regard spectatoriel.

Toucher le fond

12 Du trash au clash en image, la perception est insolite. Imagerie sexuelle et images sexuées ponctuent un système de représentation organique dans lequel l’exposition des

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sexes se mêle à la figuration de l’ordinaire. Incorporée à une structure narrative de facture classique, l’iconographie ob-scène s’emplit d’une charge dissensuelle et devient cette image tactile qui déborde la visibilité en se dérobant de la suprématie du récit et de l’action.

13 L’insertion de séquences à caractère sexuel dans la trame de la fiction traditionnelle crée une interruption, une césure dans l’appréhension de la représentation, laquelle, couplée à ses éléments délétères, vient mettre à mal la perception spectatorielle. Cette faille dans la vision, véritable catalyseur disruptif, qui n’est pas sans rappeler l’esthétique du choc théorisée par Walter Benjamin (dont les déterminations marquent un nouveau type de perception qu’il nomme « tactile »)20, ouvre un nouveau rapport à l’image dans lequel les habitudes perceptives du spectateur ainsi que son investissement dans la fiction (sa participation affective) sont contrariés. Si l’inclusion de plans luxurieux, dans la continuité « paisible » de la narration, se décharge de l’efficience de la praxis politique du montage choc 21 (revendiquée par Benjamin à la suite de la théorie du « montage des attractions » d’Eisenstein)22, le cinéma de Clark renouvelle toutefois cette idée selon laquelle la fracture liée à l’esthétique du choc engage une perception « tactile »23, c’est-à-dire une perception disparate, fondée sur la « distraction »24 et la diversion. En effet, la rupture, provoquée par le contraste visuel que forme l’exhibition des sexes à l’intérieur de la représentation classique, entrave « l’immersion fictionnelle »25 du spectateur, il n’est plus plongé dans l’action du film, et par là même, favorise une réception distraite en venant le heurter. Pour autant, si le cinéma de Clark réactualise la dimension tactile de la perception visuelle, celle-ci n’est en revanche plus à même d’être pensée en opposition à la perception contemplative, « auratique », de la tradition picturale telle que l’a définie Benjamin. Pervertie, elle diffère de la perception passive, « apathique », du spectateur de film qui, accoutumé à certains modes de réception normalisant l’apparition du sexe à l’écran26, ne saurait plus voir.

14 En d'autres termes, la dé-monstration de Clark, fondée sur une exagération thématique et formelle de l'intime et du trash, laquelle est soutenue par la surexposition des corps licencieux, vient rompre la passivité du spectateur, qui, placé dans une position ambiguë dont il ne peut se départir, est condamné à devoir consommer l'image. Ainsi, pris en otage, nous sommes donc contraints d'en pénétrer le fond en nous interrogeant sur les modalités de notre propre regard. Sommes-nous, à notre tour, coupables de ne pas voir ? De trop voir ? De mal regarder ? Ou bien la culpabilité revient-elle seulement à l’image : trahison, dissimulation, exhibition ? Telle est la réflexivité (la singularité) du regard clarkien. Un regard décalé qui accompagne l’œil de la caméra pour mieux s’en défaire. Un regard scrutateur appelé à sonder l’image, la chair, les apparences. Un regard engagé dans une expérience du toucher, en tant qu’il est invité, par le biais d’une esthétique de la proximité, à dépecer l’image pour en saisir la profondeur. Un regard haptique et dé-cadré.

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NOTES

3. Nous nous appuyons sur la définition de Gilles Deleuze, en référence à Aloïs Riegl : « L’haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de l'œil au toucher, mais une “possibilité du regard”, un type de vision distinct de l’optique [...] ». (Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 116.) 4. Le regard est amené à fonctionner comme le tact : « [...] on voit de si près qu’on touche ». (Jacques Aumont, De l’esthétique au présent, Paris, De Boeck Université, 1998, p. 21). Voir également Anna Muslewski, « La chair de l'image. L'expérience optico-tactile dans le cinéma de Larry Clark », in Cadrage, Avril 2010. 5. Mia Hansen-Love, « Portraits crachés », Cahiers du cinéma, n° 583, Octobre 2003, p. 23. 6. Ils assassinent leur camarade Bobby, le bully. 7. Le film propose une lecture métaphorique de l’affranchissement de la « loi-du-Père » que l’on peut étendre à l’ensemble de l’œuvre clarkien. 8. Remake du film homonyme de Roger Corman sorti en 1958, Teenage Caveman est le seul téléfilm dans la filmographie de Clark. 9. Shawn couche avec la mère de sa petite amie, Peaches est contrainte d’épouser son géniteur et Claude est abusé par son père durant son sommeil. 10. Et c’est bien là toute la question du cinéma de Clark, est-il possible d’approcher l’intimité du monde des teens sans tomber dans l’exploitation que l’on dénonce ? 11. Terme emprunté au vocabulaire de la psychologie qui qualifie : « les conduites par lesquelles un sujet cherche à satisfaire des besoins personnels, par exemple à être aimé d’un partenaire sexuel et à disposer de lui sans conditions ». (Henri Piéron, Vocabulaire de la psychologie, Paris, PUF, « Quadrige », 2003, 4e éditions, p. 63.) 12. En tant que déchirure, elle modifie l’état du corps. 13. Pour Larry Clark, il n’y a pas de règles, ni en cinéma, ni en photographie : « Fuck rules, there are no rules for me, I never thing in those terms. » (Larry Clark, « Larry Clark par Larry Clark : une leçon de cinéma », Conférence de la Cinémathèque Française, 09 Octobre 2010, [En ligne], site web Canal-U, http://www.canal-u.tv). 14. Henri Bergson, Essais sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, 9e éd., et La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, 16e éd. 15. À l’instar de la forme étymologique du mot adolescent comme l’a justement rappelé Patrice Blouin. (Patrice Blouin. et al., « L'Amérique au risque du participe présent », Cahiers du cinéma, op.cit., p. 20.) 16. Le sens obtus caractérise : « une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre ; c’est une émotion-valeur, une évaluation » (p. 493), ce qui n’est pas le cas du détail clarkien qui renvoie davantage à un sentiment désagréable, relatif à cette « piqûre » dont parle Barthes pour qualifier le punctum. Si le détail clarkien relève du « troisième sens » c’est essentiellement en raison de sa nature d’excédent qui interpelle le spectateur au-delà du récit et de la représentation. (Roland Barthes, « Le troisième sens » in Œuvres complètes, Tome 3, Paris, Seuil, 2002, pp. 485-506 et La Chambre claire, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 49.) 17. La séquence présente une scène de sexe entre deux (très) jeunes adolescents. 18. Iannis Katsahnias, « Qu’est-ce qui s’est passé ? », Cahiers du cinéma, n°498, Janvier 1996, p. 45. Nous soulignons. 19. Le spectateur de Bully n’est effectivement jamais épargné. Déstabilisé par un léger sentiment de légitimité (à propos du meurtre) qu’une réprobation morale ne parvient pas totalement à

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effacer, il doit sans cesse faire face à la culpabilité d’une position ambiguë (légitimer ou condamner ?). 20. Dans « L’Œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique », Walter Benjamin examine les mutations de l’art engendrées par le développement de la technique et réfléchit à la manière dont les nouveaux media (le cinéma et la photographie) bouleversent la perception sensible. Au regard des œuvres dadaïstes, lesquelles, composées d’éléments hétérogènes, développent une esthétique du choc qui modifie la perception artistique (contemplative), il analyse la nouvelle modalité du rapport perceptif instaurée par l’image cinématographique. En détruisant l’aura de l’œuvre et en entravant la contemplation esthétique, l’effet choc du montage (au cinéma et dans les poèmes et peintures dadaïstes), crée un renversement des habitudes perceptives du spectateur et de fait, engendre une autre expérience esthétique qui, non seulement abolit la fonction artistique de l’image, elle n’est plus rituelle, mais en outre, marque l’émergence de sa nouvelle fonction, elle devient politique. L’esthétique du choc incite donc à une prise de conscience politique et ouvre ce nouveau rapport perceptif que Walter Benjamin appelle tactile. (Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 267-316.) 21. Clark ne cherche pas à façonner un nouveau spectateur qui serait capable de réagir politiquement. De plus, il va de soi que le contexte auquel se réfère Walter Benjamin, le trauma de la Première Guerre mondiale, n’a plus rien à voir avec celui des films clarkiens. 22. Jean-Philippe Uzel a montré comment Walter Benjamin, à partir des analyses d’Eisenstein sur le « montage des attractions », a envisagé le choc du montage comme un catalyseur de l’action politique. (Jean-Philippe Uzel, « Le montage : de la vision à l’action », CiNéMAS, Les dispositifs de médiation au cinéma, vol. 9, n°1, Montréal, 1998, pp. 63-78.) 23. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op.cit., p. 309. 24. Walter Benjamin, ibid., pp. 308-313. 25. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p 133. 26. Ce sera le sujet d’Impaled (2006). À force d’exploitation et de répétitions récurrentes dans le secteur de l’entertainment (et ailleurs), le spectateur est devenu indifférent à la représentation du sexe. C’est pourquoi, il est désormais opportun de se demander si : « Le cinéma porno fait […] encore bander ? » - formule qui résume à elle seule l’idée d’amenuisement voire de dissolution de la charge subversive de la pornographie, qu’Impaled développera. (Jean-Baptiste Thoret et Stéphane Bou, « Le cinéma porno fait-il encore bander ? » émission radiophonique, « Pendant les travaux le cinéma reste ouvert », France Inter, Août 2012). 1. Kids (1995), Another Day in Paradise (1999), Bully (2001), Teenage Caveman (2002), Ken Park (2003), Wassup Rockers (2006) et Impaled (2012). 2. Teenage Lust (1983), Larry Clark 1992 (1992), The Perfect Childhood (1993), punkPicasso (2003) et Larry Clark Los Angeles 2003-2006 (2007).

RÉSUMÉS

Larry Clark est un cinéaste du corps et du tact. De Tulsa (1971), son premier album photographique, à Marfa Girl (2012) son dernier film en date, en passant par l’ensemble de sa filmographie1 et de ses recueils de photographies2, il ne cesse de traquer les corps juvéniles de l’adolescence américaine marginale, d’en scruter la chair délabrée et d’en sonder les dérives, le mal-être. Son œuvre, art du contact et de la palpation, engage une relation particulière au

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toucher dans laquelle le regard (des personnages, du spectateur et du cinéaste) se fait préhensif et devient haptique. Cet article a pour dessein d’explorer la dimension tactile du cinéma clarkien et d’en analyser les modalités sensibles en essayant de montrer comment l’image chez Clark, que l’on dépeint souvent comme perverse et voyeuriste, est avant tout une image réflexive.

The Guilty-Image : Haptic Look in Larry Clark’s Cinema Larry Clark is a filmmaker of body and touch. From his first photograph album Tulsa (1971) to Marfa Girl (2012) his latest film – and in between his entire filmography 1 and collection of photographs2 – he has relentlessly tracked down the youthful bodies of American fringe adolescence, examined their damaged flesh and probed drifts and malaise. His work, as an art of touch and palpation, creates a special relation to the sense of touch in which the characters’, spectators’ and film director’s look becomes prehensive and haptical. The present article aims to explore the tactile dimension of Clark’s cinema and analyze the sensitive modalities by attempting to show how the picture in Clark’s works, which is often depicted as perverted and voyeurist, is above all a reflexive image.

AUTEUR

ANNA MUSLEWSKI Anna Muslewski, doctorante en études cinématographiques et audiovisuelles sous la direction de Giusy Pisano, prépare une thèse sur le cinéma de Larry Clark. Elle travaille notamment sur les relations qu'entretiennent la photographie et le cinéma ainsi que sur la représentation iconographique du corps dans son œuvre.

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La caméra haptique de Philippe Grandrieux : « le surgissement d’un autre monde »

Fabienne Bonino

1 Avec Sombre (1999), La Vie nouvelle (2002) et Un Lac (2008), Philippe Grandrieux remet en question les codes conventionnels du cinéma, sans pour autant basculer dans une forme purement expérimentale. Cette réflexion se propose de questionner la manière dont procède le cinéaste pour déconstruire le monde généralement représenté au cinéma. Accordant une place majeure à la sensation, Philippe Grandrieux cherche à intensifier les ressentis des spectateurs. Ce cinéma privilégie l’émergence d’un autre monde, proche d’une enfance vécue dans un inconscient brut. Sans dialogues, le langage des films naît d'une relation physique intense entre les corps, la main occupant une place privilégiée dans cet espace du toucher. Ce cinéma se situe résolument du côté de la sensualité et de la sensation et s’inscrit dans une déstabilisation systématique des procédés de vision : flous, obscurité, vue obstruée. Les personnages des films de Philippe Grandrieux surgissent du noir. Le sonore est exacerbé et la vue entravée ; la caméra propose une vision rapprochée et l’espace devient haptique.

Enfance

2 Philippe Grandrieux cadre avec ses yeux, son corps, et permet ainsi le surgissement sensuel d’un cinéma haptique. Ce cinéma se constitue par un rapport étroit entretenu avec l’enfance et un inconscient brut. Ainsi, dans Sombre, dès le début du film, une séquence nous met face aux réactions de jeunes garçons et de jeunes filles qui regardent un spectacle de marionnettes. Le spectateur se trouve propulsé dans une sensation spontanée et paroxysmique de la peur, du vécu brut de l’enfant. La force de cette séquence est accrue car nous ne connaissons pas l’objet de cette peur puisque le contre-champ montrant Jean manipulant les marionnettes intervient sept séquences plus loin. Nous sommes ainsi placés dans l’instant vécu. François Truffaut dans Les Quatre cents coups filmait lui aussi des enfants captivés par un spectacle de

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marionnettes, mais par le choix de cadrages plus larges, il prenait plus de distance avec les visages. Philippe Grandrieux plonge au cœur de cette enfance grâce à des plans plus rapprochés et par le refus de banaliser cette peur en montrant en contre-champ le spectacle qui la provoque.

3 Au sujet de La Vie Nouvelle, les échanges entretenus entre Philippe Grandrieux et Eric Vuillard son scénariste, parus dans Trafic n°44 prouvent que les velléités de départ du réalisateur étaient d’accorder une place importante à l’enfance. Si cette présence n’est pas physiquement conservée, elle reste primordiale dans le ressenti transmis au spectateur. Le réalisateur explique : Dans Sombre, la présence de l’enfance est d’une certaine façon scénarisée mais dans La Vie nouvelle, il y a de l’enfance presque constamment. Une enfance qui a à voir avec un refoulement originaire, une chose close à l’intérieur du corps. Sans doute une partie de l’énergie du film est-elle issue de cette opacité très grande de la matière enfantine qui nous occupe encore, qui nous habite, qui nous émeut, qui nous bouge. Jean-Louis Schefer dans L’homme ordinaire du cinéma parle formidablement bien de l’enfance. La Vie nouvelle est fabriqué avec cette matière inconsciente issue de ce fond commun, quelque chose qui appartient à l’espèce1.

Silence

4 Le cinéma de Philippe Grandrieux se fonde sur une utilisation parcimonieuse de la parole afin de laisser place à un langage qui passe résolument par le corps. Pour Sombre le réalisateur explique que le scénario de départ qui rendait compte de sensations2 se composait de quarante pages. Avec l’aide de collaborateurs, le texte, étoffé de dialogues extrêmement précis est devenu un scénario de cent trente pages. Finalement, il a volontairement été laissé de côté au tournage3. Les dialogues se caractérisent par leur rareté. L’ensemble des répliques échangées fait à peine dix pages dactylographiées. Le début du film déstabilise : nous entrons dans le monde de Jean, un individu taciturne. Il faut attendre plus de quatre minutes pour entendre le son de la voix du personnage principal masculin et dans tous les échanges verbaux avec les prostituées, seul Jean parle. Il leur donne des ordres à l’impératif. Des gémissements de plaisir puis de douleur pouvant aller jusqu’au cri sont émis par les prostituées. Elles ne prononcent aucune parole. Le lien réel qui unit les personnages passe par la relation sensuelle entre les corps. Ainsi, lors de la scène de rencontre entre Jean et Claire, la véritable communication se fait par le biais de la serviette qu’ils échangent afin de s’essuyer à tour de rôle.

5 La Vie Nouvelle se compose également de respirations, de paroles à peine articulées, de silence, de gémissements qui peuvent être comparés au ressenti premier de l’enfant, avant l’apprentissage du langage.

Langage

6 Comme pour les dialogues presque totalement absents au début du film, les ellipses et la perte de tout repère narratif prédominent. Le spectateur est ainsi propulsé dans un univers parfaitement inconnu dans lequel il met du temps à trouver ses repères. La Vie nouvelle se sépare plus radicalement de toute trame narrative par la rareté des paroles échangées et une très grande confusion des langues. Seuls quelques mots de français, quelques phrases en anglais sous-titré, une langue des pays de l’Est pour laquelle le

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spectateur ne parvient pas à déterminer l’origine sont prononcés. Ici encore, de nombreuses phrases brèves et injonctives : « Stay », « Go », « Don’t go ! », « Leave ? », « Leave him ! », « Ok ? », « Ok », « Bon », « Releve-toi », « Debout », « Stand up ».

7 Les dialogues des films de Philippe Grandrieux n’expriment jamais l’essentiel. La langue française est déformée en raison d’un accent4. Dans La Vie nouvelle, les trois langues qui se côtoient sont souvent mal prononcées par ceux qui les utilisent sans les maîtriser. Dans Un Lac, l’étrangeté est accentuée car le film est tourné au bord d’un lac Suisse, avec des acteurs de l’Est qui parlent français avec un fort accent : ces effets cumulés ne permettent plus au spectateur de savoir où se situe l’action. Être étranger à la langue afin de mieux entrer dans le surgissement d’un autre monde, telle est la loi de ce cinéma.

Le corps à la caméra

8 Philippe Grandrieux accorde une place privilégiée au corps. La première caractéristique, rare dans le cinéma de fiction tient au fait que le réalisateur cadre lui- même ses films. Il est d’ailleurs connu pour son engagement physique total, pouvant même se harnacher à la caméra pour faire corps avec elle. Le cinéaste réfléchit toujours à l’adéquation de l’outil en fonction du projet. Il revendique ainsi l’usage de deux types de caméras dans Sombre : une caméra 35 mm et une caméra numérique, par souci d’avoir l’outil le plus approprié pour le plan qu’il tourne. La même préoccupation est visible avec La Peinture cubiste (1981) qu’il co-réalise avec Thierry Kuntzel, et pour lequel ils utilisent une caméra paluche5 et une caméra 35 mm. Dans La Vie nouvelle, il n’hésite pas à avoir recours à une caméra thermique6.

9 Philippe Grandrieux se rapproche extrêmement près des corps des acteurs filmés. On comprend pleinement le sens de cette affirmation : « Le cinéma est fait avec quelque chose d’extrêmement sensuel. C’est un travail érotique sur la forme.7 » La caméra est tenue à l’épaule. Le spectateur ressent jusqu’à la respiration du corps du cinéaste. Cette assertion est particulièrement visible dans La Vie Nouvelle comme en atteste un très bel article de Raymond Bellour8. Ce dernier, reprenant la distinction entre « cinéma du flux » et « cinéma du plan » énoncé par Stéphane Bouquet dans deux « Répliques » récentes des Cahiers du cinéma explique : La singularité du film de Philippe Grandrieux serait alors de traiter le plan comme flux, et inversement. Et cela à l’intérieur même de la vacillation qui le fait passer continuellement de plans nettement architecturés à des coulées de plans sauvages. […] Cela tient largement au fait que tous les plans du film, ceux-ci comme ceux-là, un par un et ensemble, ont été, comme dans Sombre, filmés par une caméra portée à l’épaule et le corps de leur auteur. C’est une poussée qu’on perçoit, qu’on reçoit, une sorte de respiration, pulsation du corps-image qui se transmet sans masque au spectateur et explique cette émotion du corps particulière qu’il ressent, suspendue et au bord de l’effroi mais aussi d’un ravissement devant les choses vues. 9

Le corps de l'acteur

10 L’acteur hongrois Zsolt Nagy qui incarne Boyan joue pour Kretakor, une compagnie de théâtre de Bobigny. Stratis Vouyougas évoque à ce sujet un parallèle qui semble pertinent entre le jeu des acteurs de La Vie nouvelle et les recherches de Grotowski, de

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Kantor en Pologne et des techniques du happening ou de l’agit-prop du Living Theatre américain. Il souligne l’importance de l’improvisation des corps : Dans La Vie nouvelle, une scène comme celle où Boyan et Roscoe tournent en rond en trinquant tour à tour et en buvant d’un trait leurs verres de vodka semble typiquement dans la lignée de ce théâtre élaboré à partir d’improvisations. La mise en scène, à l’évidence, y est extrêmement complexe ; pourtant son origine n’est manifestement pas dans le langage ou dans l’écrit mais dans l’expression d’un rapport au corps.10

Brouiller la vue

11 Ce cinéma de la sensation exacerbe le toucher comme sens premier. Le cinéaste travaille ainsi sur le brouillage de la vue. Sombre présente déjà des procédés qui entravent la vision : des flous, des tremblés, des gros plans fragmentaires qui ne donnent pas de compréhension de l’objet ou du corps filmé, cette fragmentation pouvant tendre jusqu’à une pure abstraction, l’obscurité même des plans qui empêche le spectateur de voir distinctement ce qui est filmé11, les griffures herbeuses qui forment des motifs au défilement très rapide. Cet effet atteint très majoritairement le paysage dans Sombre. Souvent il procure un sentiment de malaise comme s’il s’agissait de la violence chaotique de Jean qui était ainsi donnée à ressentir à travers le paysage. Seule Claire peut glisser dans le monde animal du personnage masculin.

12 La vue est fréquemment obstruée. Sombre est particulièrement significatif de cet effet. Le personnage masculin fait écran. Lors de la scène d’amour entre Claire et Jean, ce dernier la masque, la recouvre, lui fait de l’ombre. Il est laissé dans l’obscurité, dans le flou, dans le hors champ, tandis que Philippe Grandrieux dédie ses gros plans nets à Claire. Elle lutte, conduit la main du tueur quand celui-ci veut reproduire le geste fatal. C’est Claire que l’on voit jouir, Jean, quant à lui crie comme une bête avant de s’éclipser par le bas du plan, après avoir, pour la première fois, éprouvé du plaisir. Sa silhouette de dos, menaçante et sombre, se découpe fréquemment avec pour fond un élément liquide : la mer, un lac.

13 Les yeux peuvent être bandés, fermés, frappés de cécité. En ce sens La peinture cubiste est emblématique de l’œuvre de fiction que Philippe Grandrieux développera par la suite. Le texte de Jean Paulhan12 à l’origine de ce film décrit un homme qui rentre chez lui, tard le soir, et éclaire très brièvement afin de ne pas déranger son épouse qui dort déjà. Il repère ainsi tous les obstacles qui peuvent se trouver sur son chemin. Il avance avec le seul souvenir de l’image de l’espace de la chambre. Le filmage, grâce à la caméra vidéo noir et blanc tenue à la main comme une lampe torche, place le spectateur au cœur de l’expérience perceptive de cet homme.

14 Dans Sombre, une séquence mystérieuse montre un enfant aux yeux bandés. Elle peut être interprétée comme un rêve de Jean. La femme de la séquence précédente, qu’il vient de tuer, est découverte ici par l’enfant, les yeux bandés. Il la caresse du dos de la main. Le filmage est redondant : l’enfant avance, la caméra recule et la scène se répète, vue sous un autre angle. Cette séquence rappelle ainsi les hésitations de la mémoire, du rêve. Elle connote un souvenir traumatique, une sensation récurrente. Elle annonce Un Lac. Un curieux bâtiment qui ressemble à un hangar sans fenêtre gît comme une menace dans l’arrière-plan de cette séquence avec l’enfant. Dans Un lac, la maison obscure où se joue le drame du départ de Hege ressemble beaucoup à ce lieu étrange.

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15 Ce thème des yeux bandés est repris ensuite dans Sombre lorsque Jean ordonne à la prostituée de la caravane de se masquer les yeux. Il est aussi question pour Claire, lorsqu’elle joue la cliente pour sa sœur animatrice, de se cacher les yeux et d’essayer de deviner par le toucher. Ce motif des yeux bandés ou fermés renvoie à la sensation tactile accrue : les personnages acceptent de ne pas voir. Le spectateur peut ainsi imaginer ce qu’ils ressentent. Par extension, on peut affirmer que ce thème traverse Sombre par le choix de filmer avec deux diaphragmes en-dessous de ceux utilisés habituellement, afin d’obscurcir l’image. Le cinéaste expliquant le tournage de la scène de baignade évoque ce besoin paradoxal de ne plus voir quand il cadre : Le cadre consiste en cela : montrer cette relation charnelle et immédiate. Il y a des moments où je ferme les yeux quand je cadre. On pourrait penser qu’en fermant les yeux, ça cadre mal ; en réalité, ça cadre exactement où il faut car on est dans un rapport intime avec le monde qui est autour de soi, comme les aveugles doivent l’être avec l’univers. Ils ont une perception du monde très fine, sensorielle. Si par moments on ferme les yeux et on continue le mouvement, il prend une force incroyable, parce qu’il n’est pas lié à du visible, il est transmis de manière très érotique.13

L’espace haptique, faire corps avec la création

16 Cette attitude se rapproche de ce que décrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari au sujet de l’espace haptique. A la fin de leur ouvrage Mille Plateaux, ils opposent l’espace lisse associé à l’haptique et l’espace strié, vision plus lointaine en lien avec l’optique. Dans Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze revient sur les différents aspects de la valeur de la main en distinguant le digital, le tactile, le manuel propre et ce qu’il entend par « l’haptique » : Enfin on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans l’autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle, mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. On dirait alors que le peintre peint avec ses yeux 14.

17 Ainsi les artistes, engagés dans leurs œuvres font corps avec leurs créations : le peintre est près de la peinture lorsqu’il peint, le compositeur n’entend pas car il a une audition rapprochée alors que l’auditeur entend de loin. « L’écrivain lui-même écrit avec une mémoire courte tandis que le lecteur est supposé doué d’une mémoire longue.15 » Cette vision rapprochée liée à l’haptique semble propre à l’artiste engagé dans sa création. Le récepteur de l’œuvre quant à lui est dans un rapport plus distant. Philippe Grandrieux contraint le spectateur à se rapprocher au plus près des choses et des êtres, quitte à perdre la netteté. Il nous fait pénétrer dans l’espace haptique, dans un lieu de proximité et d’affects intenses, au plus près des corps.

18 Dans La vie Nouvelle, la séquence tournée en caméra thermique place les acteurs dans une situation paradoxale. Submergés dans l’obscurité totale, ils jouent en aveugle. Le réalisateur est le seul à les voir dans le viseur. L’enregistrement de cette image qui transmet des informations quant aux zones de chaleur du corps humain renvoie à une sensation haptique qui déforme la réalité. La belle Mélania se transforme en une bête fauve. Son insensibilité au monde qui l’entoure, perçue jusqu’à présent, se révèle désormais à l’image. 16

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Mains et gestes

19 L’œuvre de Philippe Grandrieux est traversée par une très forte importance accordée aux mains qui traduit la prépondérance de cette caméra haptique. Dans Sombre, Jean est marionnettiste et il tue les femmes qu’il choisit avec ses mains. L’obscurité des images ne permet pas de comprendre immédiatement ce qui se passe. Au départ, on ne perçoit que les doigts de Jean dans la bouche de sa victime. Par la suite, on distingue son autre main qui étrangle. La main est l’arme du crime, elle permet le basculement entre plaisir intense et mort, entre Eros et Thanatos. Lors d’une séquence en intérieur dans une chambre d’hôtel, Jean répète les mouvements des mains dont il a besoin pour son métier.

20 Dans La Vie Nouvelle, on retrouve le même motif avec le personnage de Boyan. Homme sensuel et élégant dont la silhouette évoque aussi le personnage du vampire, il est un être trouble. Aïcha Bahcelioglu dans un article intitulé Expériences de la catastrophe, l’humanité tremblée fournit une analyse éclairante à ce sujet : Boyan est ce que l’on pourrait appeler « le Maître des Formes », comme en attestent les nombreux plans sur les mains, ceux le montrant en train de toucher, palper, comme s’il cherchait à sculpter les corps. C’est le cas de la séquence de la transaction, celle où il rase le sexe d’une prostituée, et surtout, celle où il coupe les cheveux de Mélania. Son rapport aux autres corps est cependant totalement mortifère – « le Maître Déforme » - puisqu’il a pour conséquence de les vider de leur substance : Roscoe, dépouillé de sa chair, Seymour et Mélania de leur humanité. Boyan, pourvoyeur de corps, exploite la chair, donc s’en nourrit (comme les chiens), c’est pourquoi le destin de Mélania, sa créature, est de finir épuisée : lors de la scène de danse, les mains de Boyan font tournoyer Mélania, puis progressivement épousent ses contours, malaxent la figure, la sculptent, la modèlent. Mélania termine dans ses bras, défaillante.17

21 La Vie Nouvelle par le biais de cette importance primordiale accordée au toucher permet également ce passage ambigu de l’érotisme à la souffrance ou à la mort.

22 Un Lac est entièrement traversé par l’importance que le cinéaste accorde aux mains des acteurs qu’il filme. Dès le début du film, la relation fusionnelle et incestueuse qui unit Hege et Alexi se déclare dans la réunion de leurs mains. Des gros plans consacrent ensuite le fait qu’Alexi lave les mains de l’enfant, de même qu’ils attirent l’attention sur le livre (une bible visiblement) que tient la mère. Les mains de Hege et Jurgen qui se prennent fébrilement seront la première annonce de la déclaration de leur amour près du torrent. Les mains de la mère sur le visage de Jurgen quand il ramène Alexi qu’il a retrouvé dans la neige, sont révélation au sens photographique du terme. Les mains d’Alexi sur les cheveux de Hege, les mains du père sur les épaules d’Alexi, l’enfant qui touche le visage de ses parents endormis afin de s’assurer du retour du père sont la preuve de l’intensité des relations qui se jouent entre les personnages. La main du père et des autres convives qui coupent ou brisent le pain, les mains du père sur le cheval qui vérifient l’état de la blessure, les mains du père sur Alexi après une crise d’épilepsie, la mère qui touche Hege quand elle lui annonce son départ, témoignent encore de cette nécessité primordiale de toucher les êtres aimés. La main en avant de la mère aveugle quand elle se déplace évalue l’espace. Les mains de la mère sur le visage de Jurgen quand ils partent, la main de l’enfant dans celle de la mère en regardant la barque s’éloigner, la main de la mère sur l’épaule d’Alexi signifient le drame de la séparation.

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23 Le toucher est particulièrement exacerbé dans Un Lac, et si les personnages parlent assez peu, dans une langue qui peine à être compréhensible tant leurs accents sont prononcés, le contact tactile entre les corps est primordial. Tout se noue dans ces tensions, dans ces gestes : le drame de la séparation avec Hege dont le destin est de quitter cet univers clôt par le lac.

Surgissements

24 A cette cécité recherchée s’associe un phénomène récurrent dans l’œuvre du cinéaste : le surgissement d’un personnage sorti de la nuit. Claire surgit des ténèbres et s’avance lentement vers Jean, sans mot, alors que ce dernier est sur le point de tuer la danseuse de la boîte de nuit. Sa seule arrivée va l’empêcher de commettre le drame.18 Le réalisateur de Sombre parvient à faire éprouver une sensation très forte grâce à la durée du plan : il laisse le temps nécessaire de l’apparition de Claire en filmant les ténèbres avant et après.

25 Le même type de surgissement primordial débute La Vie nouvelle. Cette séquence place le spectateur dans un rapport hypnotique et inquiet. Un plan d’ensemble montre une foule qui avance dans les ténèbres. La caméra effectue un zoom lent jusqu’à se fixer sur le visage d’une femme en très gros plan : une autre femme, plus jeune est en arrière- plan, sur sa gauche. L’image bouge légèrement sous l’effet d’un tremblement de la part du filmeur et le son, comme une menace sourde et vibrante, accompagne ce surgissement. Repartant d’une vue d’ensemble, le zoom avant s’approche sur le visage d’une autre femme située sur la droite de la première. Le même son troublant accompagne cette avancée. La caméra qui bouge toujours un peu reste quelques instants sur ce visage. Retour à une vue d’ensemble, zoom avant sur une troisième femme à droite des deux autres. Elle est plus âgée et le plan est encore plus rapproché à la fin, cadrant seulement un regard d’où s’échappe une larme. Cette séquence se termine par un gros plan sur le visage de la femme aperçue en arrière-plan de la première. On entend le même son. Cette foule anonyme apparaît dans la nuit la plus profonde, on ne distingue que vaguement l’herbe au sol. Les visages sont filmés dans un effet de clair-obscur.

26 Dans Un Lac, le surgissement d’un personnage sorti de l’obscurité est fréquent. Lorsqu’Alexi rentre le soir, Hege l’attend devant la maison et marche à sa rencontre, la lumière décline. Suivent des plans visiblement tournés dans un intérieur d’où émerge, indistinctement, la chevelure de la sœur, filmée de dos, un lent travelling de haut en bas sur le visage flou de la mère, puis des fragments de très gros plans sur les visages de Hege et Alexi. Ces séquences sont particulièrement étranges en raison d’une perte de repères. On n’aperçoit que rarement un mur marron sombre en arrière-plan. Plus majoritairement, l’espace de la maison est toujours plongé dans une obscurité confinée qui ne permet pas de comprendre la géométrie du lieu : il y a vraisemblablement un couloir, une grange où dort le cheval. Cette prégnance des ténèbres sur les intérieurs conduit à un recours constant à ce type de surgissement : les personnages glissent hors de la nuit. Ce traitement de l’espace et des corps pris dans une intimité troublante est particulièrement déstabilisante pour le spectateur. Il semblerait que l’on soit à l’intérieur de la grange lugubre de Sombre. Aucune fenêtre, aucune source lumineuse visible, seulement ce traitement en clair-obscur. Les personnages qui sont ainsi soumis à ce surgissement prennent un sens profond, ils deviennent Icône, de la pureté pour

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Claire, de la douleur pour les femmes de la Vie Nouvelle. Les personnages d’Un Lac sont tous soumis à ce régime qui leur confère une puissante présence au-delà de l’histoire liminale racontée ici.

Exacerbation du sonore

27 Les trois films de fiction de Philippe Grandrieux accordent une importance primordiale au traitement du son. Dans Sombre, les sons, précis, varient d’intensité, passant brusquement de très fort à très faible. Dans ce film la musique a aussi une grande importance : d’Alan Vega à Bauhaus, elle signifie le trouble qui agite Jean.

28 Dans La Vie Nouvelle, la relation de la musique et du son est volontairement plus confuse : la bande son a été travaillée avec Etant donnés, un duo composé de Marc et Eric Hurtado. Les deux frères ont réalisé des glissements subtils entre son et musique, la musique étant prise comme un son. Le spectateur ressent davantage cet univers étrange grâce à ce traitement du sonore. Comme à son habitude Philippe Grandrieux est très attentif aux zooms sonores qui permettent, lorsque le toucher est au cœur de l’action, de ressentir le contact de la peau, le bruissement des pas, les mouvements des corps, la matière dont sont faits les vêtements.

29 Dans Un Lac la musique occupe une part plus modeste n’apparaissant qu’à travers le chant de Hege qui reprend Liederkreis Op. 39 de Robert Schumann qui se poursuit ensuite au piano. Le son occupe encore une part déterminante. Il est pris de manière très proche et amplifie les ambiances par des zooms très fréquents sur les respirations, les souffles, humain ou animal (cheval), le vent, le bruissement de la neige sous les pas, les coups portés par la hache sur les arbres, l’eau du torrent, les sons liés aux affleurements, aux attouchements, le son des vêtements. Entre toucher exacerbé et sons précis, Un lac met en scène le passage tragique de l’enfance à l’âge adulte, la jeune femme s’apprête à assumer la séparation définitive. L’hyperacousie accentue l’importance accordée au moindre mouvement.

Le diagramme

30 La caméra haptique de Philippe Grandrieux permet le surgissement d’un autre monde au sens deleuzien du terme. La remise en question de l’approche du cinéma conventionnel procure un effet de diagramme. Dans son analyse Gilles Deleuze explique : C’est ce que Bacon appelle un Diagramme […] C’est comme une catastrophe survenue sur la toile, dans les données figuratives et probabilitaires. […] C’est comme le surgissement d’un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels, involontaires, accidentels, libres, au hasard. Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs. Mais ne ils sont pas davantage significatifs ni signifiants : ce sont des traits asignifiants. Ce sont des traits de sensation, mais de sensations confuses (les sensations confuses qu’on apporte en naissant, disait Cézanne) ? »19

31 Ce parallèle nous semble pertinent car le cinéma de Philippe Grandrieux reste attaché au figuratif, bien que se rapprochant par les procédés utilisés, il n’est jamais qu’expérimental. Seule une partie de l’image est attaquée, elle est diagramme. Le corps

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du cinéaste mène cette déroute par les choix particuliers qu’il opère, nous l’avons vu. Le hasard intervient lorsqu’il cadre en fermant les yeux : C’est comme si la main prenait une indépendance, et passait au service d’autres forces, traçant des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vue. Ces marques manuelles presque aveugles témoignent donc de l’intrusion d’un autre monde dans le monde visuel de la figuration. Elles soustraient pour une part le tableau à l’organisation optique qui régnait déjà sur lui, et le rendait d’avance figuratif. La main du peintre s’est interposée, pour secouer sa propre dépendance et pour briser l’organisation souveraine optique : on ne voit plus rien, comme dans une catastrophe, un chaos. 20

32 Le diagramme serait une part inconsciente de la création qui viendrait laisser des traces pour rompre la tentative de figuration. Gilles Deleuze évoque les hachures droites et courbes qui s’insèrent dans la peinture de Vincent Van Gogh à partir de 1888. Il semble que le cinéma de Philippe Grandrieux ait à voir avec ces traits de sensations confuses qui inexorablement le rapprochent du chaos. Quelque chose d’inquiet pointe dans cet autre monde, entre mort et érotisme, une menace sourde comprise entre la guerre et le loup21, tenaillée par le vertige possible et la perte inconsolable d’une beauté inconsciente : celle de l’enfance. Dans cet autre monde, celui du diagramme, la vision est modifiée. On voit peu, mais paradoxalement, dans cette obscurité féconde, on discerne davantage. Les êtres y surgissent. Les corps sont perceptibles jusqu’à donner l’impression qu’on les touche.

NOTES

1. Nicole Brenez (dir.), La vie nouvelle nouvelle vision à propos d’un film de Philippe Grandrieux, Paris, Léo Scheer, 2005, (propos de Philippe Grandrieux), p 192. 2. Entretien avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse « Le monde à l’envers », Cahiers du cinéma n°532, février 1999, pp. 39-40. 3. Cf. http://www.horschamp.qc.ca/Emulsions/grandrieux.html, [consulté le 30 avril 2013]. 4. Cf. Sombre, Claire et sa mère parlent français avec un accent yougoslave. 5. Jean-Pierre Beauviala ingénieur et réalisateur qui a travaillé pour Eclair crée sa propre société à Grenoble : Aaton. En 1973, il invente la paluche une petite caméra de vingt centimètres qui se tient à la main ou peut être fixée. Elle émet un signal en noir et blanc. Elle est câblée par fibre de verre à un moniteur vidéo et permet de visualiser instantanément les images. Ces images peuvent être enregistrées sur une cassette vidéo. Le boîtier de contrôle et le moniteur sont portés à la ceinture. 6. Ce type de caméra sert essentiellement aux ingénieurs pour des opérations de résistances des matériaux, afin de déceler des défauts dans des pièces. Ces caméras sont étalonnées en fonction d’une échelle de température, entre 28° et 35° ou au contraire 10°. La caméra transforme les variations thermiques en niveaux de gris, c’est une caméra qui n’a besoin d’aucune émission lumineuse. Philippe Grandrieux explique à ce sujet qu’il a tourné avec ses acteurs dans le noir total. Il était le seul à voir dans l’objectif. 7. Entretien avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse « Le monde à l’envers », Cahiers du cinéma n°532, op. cit.

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8. Raymond Bellour, « Des corps renouvelés », Trafic n°44, hiver 2002, pp. 21-24. 9. Ibid. p. 23. 10. Nicole Brenez (dir.), La vie nouvelle nouvelle vision à propos d’un film de Philippe Grandrieux, op. cit., p 96. 11. Sombre a été tourné en sous-exposant le négatif, ce qui est un choix très radical car définitif. 12. Jean Paulhan, « Petite aventure en pleine nuit », La Peinture cubiste, œuvres complètes V, Paris, Claude Tchou pp. 76-78. 13. Philippe Grandrieux, « Baignade interdite/Comment j’ai tourné certains de mes plans », Cahiers du cinéma n°532, février 1999, pp. 42-43. 14. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, op. cit., p. 146. 15. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 615. 16. Dans Un lac, c’est le personnage de la mère qui est atteint de cécité. Son rapport au monde va profondément influencer l’importance du toucher pour les autres membres de la famille. 17. Nicole Brenez (dir.), La vie nouvelle nouvelle vision à propos d’un film de Philippe Grandrieux, op. cit., p 43. 18. Cette apparition rappelle une installation vidéo de Gary Hill intitulée Tall Ships (1992). 19. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation op. cit., pp. 93-94. 20. Ibid. pp. 94-95. 21. Emma Baus, « Philippe Grandrieux avant Sombre », Repérages n°5, mars avril 1999. Emma Baus rapporte ici les paroles de Philippe Grandrieux au sujet de Retour à Sarajevo (1996) : « Lors de l’arrivée en bus à Sarajevo, la jeune bosniaque Maja offre la même pureté face à la monstruosité de la guerre que Claire, dans Sombre, face à Jean, un homme obscur, un monstre, au sens de la bête, du loup, de quelqu’un qui sort des forêts du plus profond de l’Europe ” ».

RÉSUMÉS

Avec Sombre (1999), La Vie nouvelle (2002) et Un Lac (2008), Philippe Grandrieux remet en question les codes conventionnels du cinéma, sans pour autant basculer dans une forme purement expérimentale. Proche d’un inconscient brut propre à l’enfance, sans dialogues, le langage de ses films procède d'une relation physique intense entre les corps et se situe résolument du côté de la sensualité et de la sensation. Il s’inscrit dans une déstabilisation systématique des procédés de vision : flous, obscurité, vue obstruée. L’espace devient haptique, le toucher est exacerbé, de même que le sonore.

AUTEUR

FABIENNE BONINO Enseigne à l'Université Stendhal-Grenoble III. Elle est membre de l’équipe de recherche TRAVERSES 19-21 EA3748 composante E.CRI.RE, centre CINESTHEA Docteur en cinéma (« L'art dans le cinéma de Belgique : vers l'image palimpseste », sous la direction de Jean-Luc Lioult, Aix- Marseille I), elle est aussi diplômée de l'École Régionale des Beaux-Arts en section Art (DNSEP) et titulaire du Capes d’Arts plastiques. Elle a publié plusieurs articles parmi lesquels « La singularité

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de l'approche de l'acte de création dans l'œuvre de Luc de Heusch » paru dans Filmer l'acte de création (Rennes, PUR, 2009), « Stephen Dwoskin, de la personnalisation de la caméra à l’érotisme haptique : le gros plan comme révélation d’un subjectif dérangeant », Un cinéma du subjectif, Gérard Leblanc (dir.), Cahiers Louis Lumière, n° 8, juillet 2011.

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Gestes de cinéastes

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Gester avec Godard. Fictions de l’histoire et vies de l’image

Thomas Carrier-Lafleur

L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments. La comparaison du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il se compose. — David Hume, Traité de la nature humaine

1 À la recherche du temps perdu se clôt sur une scène mondaine, nommée le « Bal de têtes », qui se caractérise par le traitement paradoxal que Proust fait du temps : il s’agit bien d’un temps retrouvé, tel est d’ailleurs le titre du volume, mais retrouvé tel qu’on ne l’avait jamais vu, touché, expérimenté. Ce dernier moment du roman est le retour du héros à Paris, après de longues années marquées par la guerre et la maladie, mais durant lesquelles l’écriture est absente. Résolu à se détourner de son aspiration vers la création littéraire, il accepte une invitation des Guermantes, ce qui l’amènera à refaire connaissance avec les principaux acteurs de sa vie parisienne. Or, cette re-connaissance n’est pas l’occasion d’une répétition des affectations mondaines, mais, au contraire, celle d’une expérience esthétique et affective primordiale. La vue des convives, méconnaissables, alourdis et transformés par les années, devenus autres, produit chez le héros des effets qu’il devra lui-même reproduire dans l’œuvre d’art. Toutefois, est-ce seulement une question de vue, ou n’y a-t-il pas quelque chose d’autre que du visuel dans ces images du temps ? Est-il possible qu’une autre expérience vienne doubler

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l’expérience visuelle qui, par le fait même, serait également en mesure de structurer autrement notre rapport aux images ?

2 Ces questions nous permettront d’entrer dans le vif de notre sujet : la « méthode » propre au film Passion (1982) et aux Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard. Nous défendrons l’hypothèse selon laquelle, pour déployer au maximum la puissance réflexive de cette œuvre, il nous faut faire basculer la primauté du visuel dans l’image cinématographique vers une certaine logique de l’image tactile, où le toucher est plus important que le voir. Il y a une forme de pensée propre au toucher, comme le remarquait par exemple Henri Focillon dans un livre justement célèbre, lorsqu’il faisait entre autres l’« éloge de la main ». Non seulement l’art se fait avec les mains, mais aussi faut-il rendre au corps entier sa capacité de réflexion : « l’esprit fait la main, la main fait l’esprit1 ». Certains gestes ne peuvent pas être réduits à l’action effectuée et au mouvement parcouru. Ce sont, par exemple, les gestes du pianiste, du chef d’orchestre. Au cinéma, on peut penser aux gestes des « modèles » dans les films de Bresson, en ce que le corps et ses mouvements y sont irréductibles à l’histoire racontée. L’image tactile est tributaire de cette puissance réflexive et créatrice du corps. Certains penseurs du cinéma ont par ailleurs proposé de séparer les cinéastes modernes en deux « clans » : d’une part, ceux qui croient au corps et, par le fait même, au geste et au toucher ; d’autre part, ceux qui croient au cerveau et à la vue. D’un côté, nous aurions Godard, Bresson, Cassavetes, et, de l’autre, Resnais, Kubrick, Ophuls. Cette opposition est toujours d’actualité, si toutefois elle n’incarne pas une fin en soi, mais plutôt un début dans la vie des images. En effet, un rapport de coexistence est bel et bien possible entre le « cinéma du corps » et le « cinéma du cerveau », si l’on accepte de renverser la perspective habituelle en attribuant au toucher une dimension réflexive et en octroyant à la vue un pouvoir d’action. « Cinéma du corps » et « cinéma du cerveau » sont alors deux formules faisant chacune état d’une composition spécifique d’images à la fois visuelles et tactiles. Nous nous intéresserons ainsi à ce « rapport », comme on dit en chimie, qui caractérise le cinéma du corps et des images tactiles, à partir de la méthode de composition développée par Godard dès le début des années 1980 et qui connaîtra son apothéose dans les Histoire(s) du cinéma.

3 Comme le remarque Yves Citton dans un livre auquel doit beaucoup le présent article2, il manque à la langue française un verbe, celui de « gester ». Son plus proche parent, « gesticuler », a une dimension trop péjorative pour exprimer la pensée qui se dessine à travers nos gestes : une pensée propre au corps en cela que celui-ci la rend visible, une pensée que l’on pourrait presque toucher. Or, c’est ici que Proust est à nouveau éclairant, en préfigurant de manière romanesque plusieurs intuitions qui seront celles de Godard en tant qu’« historien » du cinéma. Un passage du « Bal de têtes » nous servira donc de tremplin pour effectuer notre saut qualitatif dans l’univers godardien de la mosaïque des images tactiles, passage où il est question des convives dont le corps a été transformé par le temps : « Des poupées, mais que pour les identifier à celui qu’on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d’esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder en même temps qu’avec les yeux avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. Aussi immatériel que jadis Golo sur le bouton de porte de ma chambre de Combray, ainsi le nouveau et si

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méconnaissable Argencourt était là comme la révélation du Temps, qu’il rendait partiellement visible. Dans les éléments nouveaux qui composaient la figure de M. d’Argencourt et son personnage, on lisait un certain chiffre d’années, on reconnaissait la figure symbolique de la vie non telle qu’elle nous apparaît, c’est-à- dire permanente, mais réelle, atmosphère si changeante que le fier seigneur s’y peint en caricature, le soir, comme un marchand d’habits3. »

4 Que se passe-t-il ici ? En déployant la lanterne magique du héros comme métaphore du cinéma, ce qu’a d’ailleurs brillamment repris Raoul Ruiz dans son adaptation du Temps retrouvé (1999), Proust insiste sur la nécessité de la coexistence entre la vue et le geste, entre l’esprit et le corps. Pour que ceux-ci puissent extérioriser le temps retrouvé, afin de rendre visible ce qui en principe ne l’est pas, le romancier propose ici l’image de la virtualisation des corps. Il s’agit d’une image tactile, puisque ce qui est vu – les corps des convives, et particulièrement celui du duc d’Argencourt – vient restructurer la manière de voir. La métaphore cinématographique de la lanterne magique vient souligner qu’un autre mode de vision est nécessaire. La présence des convives, « baignant dans les couleurs immatérielles des années », ne saurait se limiter à leur présence physique. À suivre les intuitions mi-romanesques et mi-cinématographiques de ce passage du Temps retrouvé, on découvre ainsi quelques conditions de félicité de l’image tactile, à savoir la virtualisation des corps et, par là même, l’ontologie variable du virtuel. Le corps, une fois irréductible à sa seule présence physique, fait exister un espace virtuel où le temps lui-même bifurque. En effet, que cherche le héros du « Bal de têtes » ? À lire à même le corps des convives différents pans de sa propre vie et, plus encore, l’histoire de tous les hommes en ce qu’ils baignent dans le temps tout en l’extériorisant. Or, à ce moment précis du roman4, le héros nous semble être dans une position analogue à celle d’un autre « narrateur » : celui des Histoire(s) du cinéma, c’est- à-dire Godard lui-même, ou Godard jouant Godard. Une fois que nous nous serons penchés sur cette analogie qui n’est pas que fantaisiste, nous insisterons sur la dimension tactile de l’image godardienne, de l’importance du geste dans la démarche du cinéaste, puis du rôle de celle-ci dans la construction parallèle d’histoire(s) et de fictions.

5 La comparaison Proust/Godard n’est pas nouvelle. On pourrait même dire qu’elle est usée, car on la retrouve dans bien des biographies et études sur le cinéaste, mais de façon métaphorique toujours. L’inverse est évidemment moins fréquent. Si on a pu qualifier Proust de « cinéaste » en puissance5, personne n’a encore montré qu’il est essentiellement godardien. Mais, ne sait-on jamais, cela arrivera peut-être un jour. En revanche, dans son bel ouvrage sur les Histoire(s), Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, Jacques Aumont revient à quelques reprises sur ce raidillon aux aubépines qui nous ferait passer du côté de chez Proust à celui de chez Godard, dans un va-et-vient qui ne favoriserait pas celui-ci par rapport à celui-là. Par exemple, sur l’importance du sentiment, Aumont affirme, après avoir cité un mot de Godard (« je suis une émotion d’émotion ») : « Posture d’artiste qui n’est pas sans précédents, et ce n’est pas un hasard s’il cite plusieurs fois Marcel Proust ; comme Proust, Godard multiplie les “je”, les images de lui-même, les allusions à son corps ou les analyses ou descriptions de sentiments ; comme Proust, il s’efface infiniment devant ce qui seul compte : ce “il” – le roman, le film – qui doit croître tandis que lui va diminuer, et qui seul conservera ce qui peut l’être6 ». Cette multitude énonciative est en effet primordiale pour la structure de ce que Proust nomme « recherche » et Godard « histoire ». Multiplier les « je » n’est en aucun cas une stratégie publicitaire pour

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annoncer le retour triomphal de la subjectivité comme levier du discours, même si le roman de Proust comme le film de Godard sont éminemment « personnels ». Au contraire, la multiplication des points de vue singuliers est pour nos deux auteurs une manière d’atteindre l’objectivité du monde et des êtres, au sens où l’entend aussi Bergson7, philosophe important à la fois pour Proust et pour Godard. L’image tactile, par sa spirale dialectique (virtualisation des corps et actualisation des temps), est entre autres ce qui rend possible et effective cette multiplicité.

6 Néanmoins, à poursuivre le raisonnement d’Aumont (p. 225), on lit : « Place sur la terre, place dans l’art, place dans le siècle. Il s’agit toujours de savoir qui l’on est, de quoi l’on est capable. Le Godard des Histoires [sic] se pose en frère, en semblable du Proust de la Recherche, qui a enfin au terme d’une vie corps et âme vouée à son art, à la solitude comme exercice de la joie, au sacrifice de la dimension personnelle, atteint le cœur de ce qu’il peut ». On ne reviendra pas sur l’expression « du Proust de la Recherche » (y a-t- il vraiment un autre Proust ?), mais plutôt sur la dramatisation du statut de l’artiste. Quoi qu’en laisse penser ce passage d’Aumont, Proust et Godard ne sont pas des artistes de la solitude abstraite. Le fait est que la Recherche du temps perdu n’est pas la retraite du héros vers la solitude, mais à l’inverse la redécouverte de la mondanité où les feux de la rampe propres à la lanterne magique du temps enveloppent les corps transmués des convives et créent ainsi des images tactiles que le romancier en puissance devra monter. La mondanité permet au héros de vivre avec les images. C’est seulement à l’étape suivante, celle du montage, que la solitude sera nécessaire. De façon analogue, pour faire l’histoire de sa propre vie, ou pour faire l’histoire du cinéma – ce qui, pour Godard, est par nature la même chose –, il s’agit d’actualiser le temps dans le corps compris comme espace-milieu où se jouent les différentes vies de l’image. Ce que ce court passage du Temps retrouvé nous permet de comprendre, c’est que pour matérialiser et rendre sensible le temps dans toutes ses dimensions, l’image, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, n’a d’autre choix que de se donner à nous dans un présent tactile : un bloc de virtuel où s’entremêlent les temporalités. Le passé immémorial, celui dont on n’a aucun souvenir, donc aucune image préconçue, n’est possible que dans la pointe même du présent en ce qu’il est un espace-temps stratigraphique et plurimodal. C’est pourquoi il est nécessaire de « lire sur plusieurs plans à la fois », comme le pensait Proust. Le temps s’actualise dans cette cime du présent qui, pour sa part, s’incarne à même le corps virtuel, véritable mosaïque des années. Nous nous autorisons ainsi à employer l’expression « image tactile » pour définir ce avec quoi Godard doit composer dans ses Histoire(s) pour re-mont(r)er le temps. Par contre, nous n’entrerons pas dans le détail des Histoire(s), mais tenterons plutôt un survol de leur méthode et de leurs conditions d’existence, avec deux principaux leviers interprétatifs : cette valeur tactile des images-temps telle que nous avons commencé à la définir, ainsi que le rôle du geste dans cette enquête esthétique.

7 L’archéologie du cinéma que sont les Histoire(s) ne tombe pas du ciel des idées pour atterrir à même la filmographie de Godard. Le soin par lequel le cinéaste a monté en puissance la valeur tactile des images de cinéma, ce à quoi s’ajoute son attention particulière pour la surenchère dialogique des gestes, est la clé d’interprétation majeure du cinéma de Godard, au moins depuis les débuts des années 1980. On ne donnera qu’un exemple de ses films précurseurs, le plus significatif, celui de Passion, réalisé six années avant le premier « chapitre » des Histoire(s).

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8 La rupture sensori-motrice est une caractéristique non négligeable de l’histoire telle que pratiquée cinématographiquement par Godard. Il est impossible de penser l’histoire par la linéarité. C’est ce que montre Passion : nous suivons le tournage d’un film qui a la vocation démesurée de raconter « l’histoire de l’humanité », comme le dit son réalisateur Jerzy, un émigré polonais venu tourner en France, alter ego évident de Godard qui se sent comme un exilé dans le monde du cinéma. Ce grand métafilm8 préfigure les Histoire(s) en mettant en récit (avec certaines variantes, cela va de soi) leur méthode de composition : cette histoire de l’humanité, le cinéaste Jerzy la filme sous la forme d’une série de tableaux vivants, reproduisant eux-mêmes plusieurs chefs- d’œuvre de l’histoire de la peinture, de Goya à Rembrandt, en passant par Delacroix et Le Tintoret. Plus encore, ce qui intéresse Godard – il le dira à sa façon dans Scénario du film « Passion » (1983) – n’est pas tant la composition picturale de l’image que sa teneur tactile. Dans ce Scénario, tourné un an après le film dont il se veut pourtant la prémisse, on voit Godard dans une salle de montage, jouant au chef d’orchestre devant un écran blanc sur lequel, grâce à la vidéo, apparaîtront des images de Passion. Godard, voulant retracer la genèse de ce film – ce qui explique pourquoi il est question de « scénario » –, donne l’impression qu’il contrôle la succession des images sur l’écran par le simple mouvement de ses mains. On serait tenté d’avancer qu’il préfigure par là les gestes de Tom Cruise dans Minority Report (2002), alors que celui-ci manipule sur un dispositif inoubliable les images de crimes à venir qu’il a pour mission d’arrêter. Le « scénario » de Passion n’est donc pas le degré zéro de l’histoire qui sera celle du film, mais, ce qui est bien différent, un commentaire sur la nature des images et sur le rôle capital du toucher dans leur élaboration. Le corps de Godard, filmé de dos, est comme virtualisé par l’écran blanc qui lui fait face, et sur lequel il fait naître, par un simple geste de la main, toute une symphonie d’images. La salle de montage, lieu où normalement les images sont réduites afin de se constituer en fiction cohérente et linéaire, est ainsi détournée au profit d’une expérimentation proprement tactile. Godard, scénarisant son film Passion dans un après coup réflexif, est en train de « gester » la fiction propre à ses images.

9 Les tableaux choisis par Jerzy le sont pour leurs personnages, et plus spécifiquement pour leurs postures et leurs gestes. Passion est un film sur l’adéquation entre la dimension sérielle de l’histoire (la série n’est en rien l’égale de la chronologie) et celle substantielle des images cinématographiques. C’est de cette manière qu’il faut comprendre la formule souvent répétée de « cinéma dans l’histoire » et particulièrement dans l’histoire du vingtième siècle9. Ainsi entendu, le studio devient non pas un laboratoire de la vue qui donnerait à l’œil de la caméra des informations privilégiées, mais la scène historique, l’espace-temps où viennent se structurer les différents corps de l’histoire, et où viennent s’effectuer les différents gestes, en vue d’une mise en série (montage) de tous ces éléments. Le plateau de tournage de Passion, avec ses réduplications que sont l’usine (où travaillent les jeunes filles en fleurs des tableaux vivants) et l’hôtel (où loge l’équipe technique), est la continuation de la scène proustienne du Temps retrouvé. Le corps des modèles10, à l’instar de celui des convives, souligne la dislocation du rapport unilatéral entre le regard et ce qui est regardé, grâce à l’explosion de la valeur tactile des images qui introduit une nouvelle forme de pensée à même la vue. Et que fait d’autre ce cinéma des corps et des gestes, celui de Jerzy, celui de Godard ? Il actualise l’Histoire en histoires, déjà.

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10 Par les techniques qui en rendent possible la réalisation – la vidéo et la télévision –, les Histoire(s) font la reprise de l’image tactile telle que nous avons pu la découvrir sommairement dans Passion et son Scénario (image tactile de l’Histoire : la série des événements de l’humanité est analogue à la série des tableaux, qui elle-même s’intensifie en une série de gestes). Le problème de la croyance – croire aux images pour croire à l’humain, par l’entremise du geste comme pointe intensive de vérité – a remplacé celui de la connaissance. D’une certaine manière, cette question de la croyance en ce monde était encore une fois celle du héros de Proust devant les images de la vieillesse tragi-comique du « Bal de têtes ». Au cinéma en général et chez Godard en particulier, cet enjeu de la croyance est fécond en cela qu’il peut se décliner en divers modes : technique, ontologique, esthétique, pour ne nommer que ceux-là. Or, la technique est justement ce qui introduit une différence entre les entreprises filmiques de Passion, de son Scénario et des Histoire(s) : de la pellicule 35 mm, on passe à la vidéo, pour arriver à la diffusion télévisuelle de la vidéo. Il est évident que cette transformation médiatique des images tactiles de l’Histoire et des histoires est pleine de conséquences qui ne sauraient se réduire à la technique « sèche » (dans la technique, il y a toujours quelque chose d’autre que ce que l’on entend généralement par technique11). C’est du moins ce que nous tenterons de démontrer afin de poursuivre et conclure notre survol de la méthode godardienne.

11 Le corps, pas moins que l’image, est sous l’influence de la technique. C’est un constat qui en soi n’a rien de négatif, au contraire. De la reproductibilité technique caractéristique des arts modernes de l’image – photographie et cinéma –, est engendrée la dualité benjaminienne entre les valeurs d’aura et d’exposition sur lesquelles il n’est sans doute pas nécessaire de s’étendre. La technique est la frontière entre les arts, mais une frontière qui ne serait pas tant une limite qu’un lieu d’échange et de transformation. Le principe des vases communicants entre l’aura et l’exposition est l’un de ces échanges : lorsqu’une nouvelle technique voit le jour (encore nous faudrait-il développer de façon réaliste cette métaphore de la naissance, que nous demandons néanmoins au lecteur de ne pas rejeter), elle injecte aux « anciennes » techniques une nouvelle dose d’aura. L’œuvre de Proust nous donne une manifestation très claire de ce phénomène. En effet, Proust, bien que son roman soit riche d’intuitions qui ne peuvent être adéquatement comprises qu’une fois transportées dans la grande diégèse du « cinématographique », fait partie de ces auteurs contemporains de l’invention du cinématographe pour qui l’appareil des Lumière n’a que peu d’intérêt esthétique, contrairement à la photographie ou, on l’a vu, à la lanterne magique. Pour cette génération de romanciers12, bien qu’ils n’emploient pas ces mots, la photographie est un médium auratique, alors que l’image cinématographique est maudite par un trop haut degré d’exposition, tel Cocteau dans son Testament d’Orphée (1960) qui dit avoir une « terrible visibilité ».

12 Contrairement à ce que l’on entend souvent, on peut en déduire que l’arrivée de la télévision puis de la vidéo (à laquelle il faudrait ajouter le numérique) ne sonne en rien le glas du cinéma, pas plus que celui-ci n’a tué la photographie. La télévision et la vidéo – plutôt, les nouvelles images qu’elles sont à même de produire – redonnent au cinéma une valeur auratique, ce dont est bien conscient Godard, se confiant à Ishaghpour : « je dirais qu’Histoire(s) du cinéma est le résultat de trente ans de vidéo13 ». Faire l’histoire du cinéma n’aurait donc pas été chose possible pour Godard sans l’apport de la vidéo, auquel il faut ajouter la télévision, second élément de l’équation. L’

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hybridation se donne ainsi comme le principe directeur de cette entreprise où le cinéaste, tel le héros de Proust, tente de lire sur plusieurs plans à la fois : histoire du siècle valant pour l’histoire du cinéma, histoire du cinéma valant pour l’histoire de l’humanité et des arts, histoire des corps et des gestes valant pour l’histoire des œuvres. Et qu’elle peut être l’image de cette hybridation, sinon la mosaïque ?

13 On retrouve ici les théories développées par le sociologue des médias Marshall McLuhan – oui, celui d’Annie Hall (1977) – par exemple lorsqu’il écrit : « Le mur de briques n’est pas une forme en mosaïque, et la mosaïque n’est pas une structure visuelle. La mosaïque est visible, tout comme la danse, mais n’est pas structurée visuellement ; elle n’est pas non plus un prolongement du sens de la vue. La mosaïque, en effet, n’est pas uniforme, continue, ni formée d’éléments répétés. Elle est discontinue, géométriquement indéveloppable, non linéaire, comme l’image tactile de la télévision. […] La forme mosaïquée de l’image de télévision exige une participation et un engagement profond de tout l’être, tout comme le sens du toucher. »

14 Puis à la page suivante : « L’image de télévision, en somme, plus encore que l’icône, est un prolongement du toucher. Là où elle se heurte à une culture alphabétique, elle épaissit nécessairement le mélange sensoriel, en transformant des prolongements fragmentaires et spécialisés en un inextricable filet d’expériences. Une transformation de ce genre est évidemment un “désastre” pour une culture alphabétisée et spécialisée : elle contredit bien des attitudes et bien des méthodes révérées ; elle diminue l’efficacité de ses techniques pédagogiques de base et la pertinence de son programme scolaire. Ne serait-ce que pour cette raison, il importe de comprendre le dynamisme de ces formes alors qu’elles nous assaillent et s’assaillent entre elles. La télévision engendre la myopie14 . »

15 De là les lunettes de plus en plus épaisses de Godard alors que filent les années et que coule l’eau sous les ponts des querelles ? En tout cas, d’une manière qui nous semble tout à fait sérieuse et vérifiable, il y a des connexions indéniables entre ces idées à la limite de la prophétie de McLuhan en 1964, et le projet godardien des Histoire(s) qui se réalisera une trentaine d’années plus tard. La télévision permet une nouvelle forme de pédagogie, certes, mais à aucun moment elle n’est donnée comme telle. En d’autres mots, le simple fait de diffuser les histoires du cinéma à la télévision plutôt que de les projeter sur le sacro-saint écran blanc d’une salle de cinéma n’est pas en soi un geste hardi, mais le début d’une dislocation de l’apprentissage que le réalisateur devra reprendre à bon escient.

16 Pensons par exemple au phénomène du zapping – contrôler les images du bout de nos doigts –, que Godard met en scène de manière à la fois démesurée par sa fréquence, mais subtile par son utilisation. Le zapping, cette nouvelle manière de faire l’Histoire du bout des doigts, permet donc une nouvelle série d’adéquations : adéquation entre la nature tactile de l’image de télévision et la méthode, tactile elle aussi, qui permet l’enchaînement escamoté de telles images ; adéquation entre le geste du spectateur à la télécommande et celui du cinéaste-historien (« zapper » entre les différents gestes qui forment les histoires de l’Histoire – des gestes-formes, donc, à savoir la mise en puissance de la valeur formelle du geste en tant qu’élément constitutif des œuvres de l’art15). Godard semble dire que des processus émergent des différents gestes de l’histoire du cinéma, puisqu’ils sont sous l’emprise d’un devenir formel. Plus encore, la clé d’interprétation de ces gestes n’est pas que la cinéphilie, mais bien l’histoire de l’humanité comme la grande table des gestes. Sans le savoir ou, du moins, sans le savoir

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consciemment, le cinéma – au-delà de la lettre de ses récits – a enregistré une reprise de l’histoire de l’humanité, à travers sa captation des gestes de l’Homme. Voilà ce qui paraît avoir intéressé Godard qui, à la veille du centième anniversaire du médium cinéma, s’est lancé dans le projet d’une double histoire. Or, cette double histoire ou cette histoire double serait impossible, il n’est pas inutile de le répéter, sans, non pas le progrès mais la bifurcation technique que représentent la vidéo et la télévision.

17 Peut-être que pour Godard on ne peut que « faire l’histoire » alors que le monde et l’image sont en crise. Ce serait le côté romantique du cinéaste. D’accord, mais cette crise est aussi synonyme d’une répétition créatrice, c’est-à-dire d’un renouveau. Par ses gestes, le cinéma a donc malgré lui enregistré une histoire de l’humanité (gestes du travail, gestes de l’amour, gestes de la peur, gestes du pouvoir, etc.), mais le paradoxe est que cette histoire était sans historien. Ici arrive Godard. Il fallait quelqu’un qui s’autoproclame l’historien de cette histoire, le metteur en scène de ces gestes. Pour des raisons qui dépassent la technique (un exemple de technique : la difficulté de faire des surimpressions d’images avec la pellicule 35 mm), l’aspirant historien a dû pratiquer pendant trente années un autre médium que le cinéma, afin un jour d’être en mesure de faire son histoire. L’histoire du cinéma ne pouvait qu’être une histoire vidéo, car ce nouveau médium rend possible, donne à voir et presque à toucher les séries inédites de gestes, dont un des premiers est James Stewart portant à ses yeux son appareil photographique à long objectif, mais détournant son regard à gauche soulignant comme il le faut la nécessité de la bifurcation et de la transversale. Mais, sans la télévision, la vidéo est un médium sans maison. La diffusion télévisuelle des gestes s’inscrit bel et bien dans ce que McLuhan nomme la « mosaïque », c’est-à-dire une conception à la fois tactile et bifurquante de l’apprentissage. Faire l’histoire télévisuelle des gestes à l’heure de la vidéo revient à repenser complètement les fictions de l’histoire et les vies de l’image, ce qui ne déplaît certainement pas à Godard historien.

18 Et le numérique ? La question n’est évidemment pas de mince importance, et nous regrettons de la traiter en conclusion de notre réflexion sur la méthode des Histoire(s) godardiennes. « La vidéo venait du cinéma, maintenant on ne peut pas dire que l’informatique vient du cinéma16 », disait Godard à Ishaghpour un peu avant l’an 2000. Cette position est discutable. D’abord d’un point de vue généalogique : comme nous l’avons montré, trop brièvement, la vidéo ne vient pas que du cinéma, elle vient aussi et surtout de la télévision (les premières caméras vidéo étaient justement utilisées sur les plateaux de télévision, pas sur les plateaux de cinéma, sauf chez Godard et pour la pornographie – cf. l’excellent Boogie Nights de Paul Thomas Anderson, réalisé en 1997). Puis, si on ne peut pas dire que l’informatique – et donc l’image numérique – vient du cinéma, il n’est pas impossible d’affirmer que le cinéma a été et continue d’être son principal débouché, en ce qu’il permet à l’industrie informatique des images numériques de garder financièrement la tête hors de l’eau.

19 De toute façon, la question de la paternité n’est pas de première importance, puisqu’on sait, depuis McLuhan, que le contenu de tout nouveau médium n’est rien d’autre que les anciens médias eux-mêmes. « Chaque nouvelle technologie crée un milieu, vu en soi comme corrompu et dégradant, mais qui transforme cependant son prédécesseur en forme d’art17 ». C’est ce que nous disions plus haut sur le rapport entre la valeur d’aura et la valeur d’exposition. Mais on a aussi vu que l’aura propre à toutes formes d’images, bien qu’elle soit régulièrement mise à l’épreuve, trouve toujours une manière de se relocaliser. Ainsi retrouve-t-on le geste, car il semble être aujourd’hui l’une des

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dernières forteresses de la valeur auratique des images (jamais la valeur d’exposition ne pourra enlever au geste sa poésie, ce quelque chose de lointain à même ce qui est pourtant tout près), qu’elles soient « anciennes » ou « nouvelles », et le geste confirme du même coup l’hypothèse de leur dimension essentiellement tactile.

20 À « gester » avec Godard, on se rend bien compte que le temps n’est pas linéaire et qu’une des caractéristiques majeures de l’histoire est de se répéter, comme le pianiste ou la danseuse répètent les mêmes gestes pour aller de l’avant. Le geste est riche de l’avenir de la mémoire. En ce sens, et ce sera notre dernier mot, le numérique ne fait que mettre à nouveau l’accent sur la dimension intrinsèquement tactile et organique des images, en tant qu’elles sont, plus que jamais, une extension de nous-mêmes, c’est- à-dire à portée de main.

NOTES

1. Henri Focillon, Vie des formes, suivi de Éloge de la main [1943], Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige : Grands Textes », 2010, p. 128. 2. Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », Paris, 2012. 3. Marcel Proust, Le temps retrouvé [1927], dans À la recherche du temps perdu [1913-1927], t. IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 503. 4. Lequel a bien été repéré par Deleuze : « Toujours l’image-temps directe nous fait accéder à cette dimension proustienne d’après laquelle les personnes et les choses occupent dans le temps une place incommensurable à celle qu’ils tiennent dans l’espace. Proust parle alors en termes de cinéma, le Temps montant sur les corps sa lanterne magique et faisant coexister les plans en profondeur » (Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 56-57). 5. Jacques Bourgeois, « Le cinéma à la recherche de Proust », dans La Revue de Cinéma, nouvelle série, no 3, 1946, p. 18-37. Que le lecteur nous permette de souligner notre thèse en préparation, Proust et le cinéma. Temps, images et adaptations, sous la direction de Maxime Scheinfeigel (Université Paul-Valéry, Montpellier III) et de Guillaume Pinson (Université Laval, Québec). 6. Jacques Aumont, Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, Paris, P.O.L., 1999, p. 212. 7. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], dans Œuvres, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 57 : « nous appelons subjectif ce qui paraît entièrement et adéquatement connu, objectif ce qui est connu de telle manière qu’une multitude toujours croissante d’impressions nouvelles pourrait être substituée à l’idée que nous en avons actuellement ». 8. Non pas au sens de Gérard Genette ( Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004), mais selon la définition qu’en donne Marc Cerisuelo dans Hollywood à l’écran. Les métafilms américains, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, coll. « L’œil vivant », 2000. Pour Genette, c’est le film B qui est mis en abyme dans le film A qui est un métafilm. Pour Cerisuelo, c’est le film A qui est un métafilm, en ce qu’il met en scène la production, la réalisation et la réception du film B. On en profitera au passage pour souligner que le grand métafilm de Godard, le plus caractéristique de son cinéma compris comme un tout, n’est pas Le mépris, mais Passion, bien que plusieurs analogies entre ces deux œuvres soient possibles voire souhaitables.

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9. Voici un exemple parmi d’autres, tiré du dialogue entre Godard et Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Tours, Farrago, 2000, p. 8. C’est Ishaghpour qui parle (et qui souligne) : « Ainsi il s’agit du cinéma dans le siècle et du siècle dans le cinéma. Et ceci, comme vous le dites, parce que le cinéma projette, et parce que le cinéma consiste en une relation particulière du réel et de la fiction. En tant que par sa puissance le cinéma a été la fabrique du siècle, ou pour vous citer a fait “exister le XXe siècle”, il est aussi important que tel ou tel grand fait historique, et à ce titre il peut venir à côté d’eux. Mais puisque ces événements ont été aussi déterminés par le cinéma et ont été également filmés, à travers les actualités, par le cinéma, ils font partie intégrante du cinéma, et parce que, en tant qu’Histoire, ces événements ont agi sur le destin du cinéma, ils font partie de l’histoire du cinéma. “Histoire du cinéma, Histoire des actualités, actualité de l’Histoire”, comme vous le répétez souvent ». 10. « Modèle. Tu lui dictes des gestes et des paroles. Il te donne en retour (ta caméra enregistre) une substance », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 41. L’auteur souligne. 11. Sur ce point, voir le passionnant ouvrage de Bruno Latour, Aramis ou L’amour des techniques, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui : Anthropologie des sciences et des techniques », 1992. Dans le même ordre d’idées, il nous paraît logique de souligner la réédition de l’ouvrage de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012. 12. De laquelle il faut exclure Anatole France, grand amateur de « vues ». 13. Jean-Luc Godard et Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, op. cit., p. 29. 14. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme [1964], traduit de l’anglais par Jean Paré, Paris, Seuil, 1968, respectivement p. 379 et p. 380 pour les deux citations. L’auteur souligne. 15. Aumont s’est posé la question sans pour autant y répondre, car sans doute ce n’était pas son problème : « il faut essayer de savoir ce que peut un geste de cinéma » (Amnésies, op. cit., p. 15. L’auteur souligne). 16. Jean-Luc Godard et Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, op. cit., p. 22. 17. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 14.

RÉSUMÉS

Dans cet article, suite à une analogie entre Proust et Godard concernant la dimension tactile des images et leur rapport au temps, sera proposé un survol analytique de la méthode de composition qui caractérise certaines entreprises filmiques de Jean-Luc Godard à la suite de sa période vidéo : Passion, son Scénario et, pour la plus grande part de notre texte, les Histoire(s) du cinéma. Au cours de cette réflexion sur la corporéité des images, l’accent sera essentiellement mis sur le geste en tant qu’élément génétique rendant possible la création de séries historiques, techniques et fictionnelles. Puis, l’attention se portera vers la question du support, de la pellicule 35 mm jusqu’au numérique, en passant par la télévision et la vidéo. La reprise médiatique d’un art par un autre ne sonne en rien le glas de la valeur auratique (Benjamin) de l’art ancien. La répétition créatrice des images tactiles et du devenir formel des gestes est au contraire ce qui permet de passer des histoires à l’Histoire.

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AUTEUR

THOMAS CARRIER-LAFLEUR Prépare une thèse de doctorat sur Proust et le cinéma, en cotutelle à l’Université Laval et à l’Université Paul-Valéry (Montpellier III). Il a publié en 2010 son premier ouvrage, Une philosophie du « temps à l’état pur ». L’autofiction chez Proust et Jutra et a co-dirigé le douzième numéro de la revue sur le cinéma québécois Nouvelles Vues (printemps-été 2011).

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Obsolescence et nécessité du toucher dans le cinéma numérique hollywoodien

Simon Lefebvre

« I wanted to show them something that wasn't an illusion. Something that was real, something that they could see and touch. »1 Professeur John Hammond, Jurrasic Park, Steven Spielberg (1993)

1 L'heure numérique a débuté au cinéma il y a bien longtemps maintenant mais son tempo s'accélère, pour ne pas dire s'emballe, au risque d'emballer avec lui les corps et les chairs à l'écran, jadis filmées et bientôt recouvertes. Il convient donc de s'intéresser au devenir du toucher au cinéma à l'heure où la matière, le palpable tendent à disparaître au profit de nouvelles textures numériques. Des acteurs ici, de la motion- capture là. Des cailloux, du carton, du bois, du plastique d'un côté, des polygones et des pixels de l'autre. Si tout se recouvre d'une nouvelle peau virtuelle, que touchons-nous, ou plutôt, que touchent-ils ces corps « filmés », plongés dans le bain numérique ? Peut- être faut-il commencer par remonter l'horloge, c'est-à-dire en revenir à son premier battement, celui d'Hummingbird, court film d'animation numérique tourné – précisément alors, ça ne tourne déjà plus – en 1967 par Charles Csuri et James Schaffer : une ligne dessine un colibri par le seul fait d'un programme informatique. Il y a dans cette naissance de l'animation numérique l'évidence contenue dans toutes les inventions cinématographiques, l'essence immortelle d'une esthétique amenée à se perpétrer. Ne dit-on pas que tout ou presque du cinéma est déjà présent dans les films des frères Lumière (cadre, mouvement, temps, mise en scène, etc.) ? L'essence numérique elle, est sa nature proprement dématérialisante. Dans Hummingbird, le crayonné est substitué au programmé, le geste du dessinateur remplacé par celui d'une machine. La main de l'homme, celle qui touche, dirige le crayon, agrippe la feuille, disparaît à la faveur d'un ordinateur. Telle semble donc être une des visées de ce cinéma-là, au-delà de la performance et de l'expérimentation technologique :

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remplacer le geste par le programme, substituer à l'homme la machine. De la disparition de la main et du crayon à l'écran au retrait du réalisateur derrière le statut de programmateur, il semble y avoir un processus logique à l'?uvre, une dynamique proprement numérique. Ne plus toucher à l'image, dans l'image, c'est aussi ne plus toucher l'image. Ne plus voir les choses se faire toucher, c'est voir celles-ci disparaître au profit d'autres, immatérielles. Le petit colibri de Csuri et Schaffer est sans doute l'ancêtre de tous les corps numériques qui prolifèrent sur nos écrans aujourd'hui tout comme les peintures séculaires de Lascaux et Chauvet sont ceux de toutes expressions dessinées. Seulement entre ces deux époques l'humain est passé de la présence au retrait. À mesure que la ligne se dessine d'elle-même dans Hummingbird, nous voyons le début d'une ère nouvelle comme la fin potentielle d'une autre. L'ère numérique ne recouvre pas l'ère du geste, l'ère du toucher, mais travaille à se passer tout à fait de celle-ci. Il faudra donc voir comment les effets et créations numériques au cinéma semblent rejouer le scénario d'Hummingbird, c'est-à-dire, comment le toucher disparaît dans les films, entre l'homme et le monde.

2 La scène qui ouvre The Adventures of Tintin : Secret of the Unicorn (Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne, Steven Spielberg, 2011) permet peut-être plus que nulle autre de mesurer le chemin parcouru depuis Hummingbird. Dans un marché, un personnage fait de synthèse dessine le portrait d'un Tintin alors hors-champ. « Have I drown you before? » demande-t-il à son modèle. Derrière ce doute se cache certainement une amnésie. Ce personnage entièrement fait d'une chair numérique, comme tout le monde autour de lui, semble en réalité se demander « Have I drown before? ». Dans ce monde-là, entièrement créé numériquement, le stylo, le papier, paraissent choses bien étranges. Dans cet univers, la matière n'existe plus et il n'y a alors plus rien à toucher. L'heure est davantage à la retouche, en témoigne le procédé même qui prévaut à la réalisation du film : la motion-capture. Des acteurs jouent mais ils sont recouverts intégralement d'une peau de synthèse numérique. Alors qu'on lui présente son portrait, le Tintin de Spielberg est troublé. Celui-ci lui ressemble, mais vaguement. Il s'agit en effet du Tintin tel que dessiné par Hergé. La ligne claire ici, le relief là. L'aplat de la feuille d'un côté, le volume en face. Dessiner, ici, est un lointain souvenir. La ligne claire est devenue une chose trouble, presque oubliée dans la mémoire de l'ordinateur. Le Secret de la Licorne marque la dernière étape, terminale tant le lien entre monde réel et virtuel semble être consommé, d'une esthétique numérique que Spielberg aura interrogée tout le long de son ?uvre. Devant le défi technologique, comment se positionne l'homme ? Ou plutôt, comment doit-il se repositionner ?

3 Tel sera le sujet de Jurrasic Park (1993) : donner vie aux dinosaures, grâce à l'ADN dans le film, grâce au numérique pour le film. La phrase qui introduit ce texte, réplique du professeur Hammond, pourrait aussi bien être prononcée par Spielberg lui-même. C'est que tout l'enjeu de la phrase repose sur l'articulation entre le « show » et le « touch », le visible et le tactile. Montrer oui, mais faire matière. Dans Jurrasic Park, nombreuses sont en effet les scènes où les acteurs touchent des dinosaures pourtant créés en partie numériquement (le ventre d'un tricératops, le museau d'un bronchiausaure). Le rêve du vieil Hammond est aussi celui de Steven Spielberg : faire jonction entre un monde et un autre. Pour Hammond, faire jonction entre un monde révolu et le sien. Pour Spielberg, faire se toucher monde réel et monde numérique (Le Secret de la Licorne nous apprendra donc, dix-huit ans après Jurrasic Park, que le monde réel est en passe d'être lui-même révolu au royaume du numérique). Dans Jurrasic Park les personnages

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touchent les dinosaures pour se persuader qu'ils existent bel et bien, s'en étonnent par ailleurs, ont du mal à y croire. Il s'agit de montrer le toucher à l'image pour rendre le numérique réel aux yeux des spectateurs, donner l'impression que cette chair-là existe bel et bien. Nombreuses sont d'ailleurs les projections des animaux sur les acteurs, des projections à caractère hautement sensitif (des postillons, les vapeurs d'un souffle chaud, un venin gluant...). Le numérique doit prendre corps, tel est l'objectif, le pari que se lance Spielberg ici. Jurrasic Park est par ailleurs un film travaillant à mesurer l'humain au numérique, la chair au digital. La mesure et la démesure, c'est d'abord celle de l'homme vis-à-vis des dinosaures, petits ou immenses. C'est aussi, pour ce qui nous intéresse, la mesure du rapport tactile à l'image numérique. Rappelons-nous cette scène au début du film où le professeur Alan Grant voit l'image d'un moniteur graphique se brouiller dès lors qu'il la touche. Il touche l'image, celle-ci saute puis redevient visible lorsqu'il s'en éloigne. Intuition ou prémonition de Spielberg : viendra un jour où humain et numérique ne parviendront plus à se toucher.

4 Le professeur Hammond, directeur et producteur du projet « Jurrasic Park » souhaitait créer quelque chose qui ne soit pas une illusion. Certes. Lui, a réussi, en fiction. Mais le numérique s'il peut faire image, ne peut pas faire corps. On ne peut le toucher en réalité, seulement en rêve (de cinéma). Montrer suffirait à donner vie aux dinosaures et créatures en tout genre. Mais pas seulement. La lumière du cinéma révèle mais ne peut révéler que le réel, que ce qui existe. Elle ne saurait mettre en lumière quelque texture numérique. Celle-ci ne fait pas partie du monde. Elle doit s'y projeter, puisant non pas sa source dans le réel mais dans les programmes informatiques. Dans Hollow Man, de Paul Verhoeven (2000), le docteur Sebastian Caine est rendu invisible par la grâce des effets numériques et profite de sa disparition aux yeux de tous – notamment ceux des spectateurs – pour assouvir ses fantasmes, d'abords voyeurs puis rapidement charnels. Une scène retient particulièrement notre attention. L'homme invisible profite qu'une de ses collègues se soit endormie pour déboutonner son chemisier et lui palper un sein. De l'ouverture du chemisier jusqu'aux plis de la peau, mimant ceux qu'une main pourrait faire, la sensation et l'effet de toucher est bien présente, semblerait-il, bien réelle. Seulement voilà, aucune main ni aucun corps n'est à l'image et lorsque la scientifique se réveille de sa sieste en sursaut, elle ne voit comme nous, rien ni personne. Qui touche et caresse alors ? L'homme invisible. Ce que nous dit l'image en revanche, c'est que ce qui touche ici n'a pas de corps, n'a pas de chair. C'est moins le fait de montrer que de démontrer qui intéresse Verhoeven dans ce film. Démontrer la présence d'une absence totale de chair (pour un cinéaste dont c'est l'une des grandes obsessions) par le corpus du tact filmé. On pourrait donc dire que pour Verhoeven, ce qui caractérise l'homme en tant que présence est le toucher. Plus que ça, dans Hollow Man le toucher est le dernier recours pour faire corps avec le monde avant de disparaître définitivement dans les limbes du numérique. Toucher, c'est encore être là, malgré tout, malgré l'évidence surtout : le numérique n'a pas de corps.

5 Les films à effets-spéciaux numériques semblent tous se poser la question : que faire de la main quand celle-ci ne peut plus rien faire en territoire virtuel ? Peut-être faut-il commencer par s'en débarrasser comme s'appliquent à le faire méthodiquement les personnages de la saga Star Wars (1977-2005) qui amputent et se font amputer à tour de bras2. Amputer pour se passer doublement d'une arme et d'un vestige humain, d'un outil devenu obsolète. Peut-être faut-il les laisser inertes comme celles des humains branchés sur ordinateur de Matrix (Andy et Lana Wachowski, 1999) qui végètent dans le monde réel et se dépensent inhumainement dans la matrice. Peut-être faut-il aussi

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chercher à mesurer l'écart qui se creuse entre irréalité numérique et réalité humaine. La main peut bien toujours manipuler, mais à distance, sans toucher ni même approcher. Ce n'est pas seulement l'exemple d'Eric Packer dans Cosmopolis (David Cronenberg, 2012) qui, enfoncé dans sa limousine, fait fluctuer toute une économie en frôlant du petit doigt un écran tactile. Du bout des doigts, changer un monde résumé à une série de chiffres défilant sur une tablette. Nul besoin de dépense physique ici pour effectuer une tâche humainement incommensurable (l'individu à l'échelle de la planète). Faire glisser une phalange suffit. Toucher une tablette, c'est bouleverser le monde ; effleurer une surface numérisée, c'est atteindre et porter des conséquences sur le réel. Grand pouvoir de Packer et grande souffrance aussi. L'essence des nouvelles technologies numériques, à la fois minimale en terme d'espace et maximale en terme d'impact, le pousse à vouloir se rebrancher sur le réel, toucher pour de vrai, toucher autre chose que des écrans tactiles. Il dit vouloir « brûler à tous les niveaux », loin de la froideur technologique. Geste terminal et ultime moyen de s'exprimer, il se pulvérisera sa propre main avec un revolver. Celui qui ne peut plus rien toucher en ce bas monde (un monde concentré au point qu'il peut être résumé à une limousine suréquipée d'écran) peut au mieux essayer de sentir, ne fusse que la douleur. Eric Packer est cependant un personnage qui touche concrètement des écrans comme autant de frontières encore palpables entre monde réel et monde numérique. La surface lisse des écrans est pourtant ressentie comme un obstacle au réel pour les sens. Dans le livre de Don DeLillo, dont le film de Cronenberg est l'adaptation, Eric Packer reproche aux écrans de ne pas être assez plats. Plus plats que plats, voilà bien l'impossible. On cherche ici peut-être à s'y enfoncer alors, à les traverser, que sous les doigts comme sous les yeux se passe quelque chose. La surface des écrans ne saurait être autre chose que ce qu'elle est, une chose de et en surface, c'est-à-dire superficielle, qui existe aussi bien qu'elle n'existe pas (pas de chaleur, pas d'aspérités, pas de mouvements...). La toucher c'est ne rien toucher sinon passer directement d'un monde à l'autre sans jamais les endurer.

6 Le mal-être d'Eric Packer dans Cosmopolis est de toucher sans rien sentir. À l'inverse, l'exaltation d'autres personnages de films provient, elle, du fait qu'ils jouissent de l'affranchissement définitif du toucher vis-à-vis des surfaces numériques. On pense bien entendu à Tom Cruise qui dans Minority Report (Steven Spielberg – encore lui –, 2002) déplace des fenêtres numériques à distance, en agitant ses bras tel un chef d'orchestre (impression soutenue par le fait qu'une symphonie de Schubert est jouée durant la séquence). Emphase opératique ici : l'homme dirige sans manipuler. Il anime ses outils technologiques sans avoir à y toucher. La surface est pourtant bien là (les images apparaissent sur une vitre transparente), incurvée par ailleurs, mais John Anderton, le personnage dont les mains sont alors gantées, ne les caresse plus. Il faut voir dans ce recouvrement de la main une disparition analogue à celle de l'homme invisible de Paul Verhoeven. Elle n'est pas ici recouverte d'une peau numérique mais sa dissimulation participe à la condition d'un simulacre du palpable dans le bain numérique, d'autant plus que les oracles de Minority Report, ceux qui annoncent les noms des futurs crimes à venir, sont des humanoïdes branchés et plongés dans de l'eau, inertes. L'humain en ce monde n'est plus manuel. Tout s'effectue en dehors du domaine du toucher, de la prédiction à l'investigation. Les conséquences d'un tel dispositif technologique rejoignent celles endurées par le personnage de Cosmopolis, c'est à dire un détachement, une absence au monde. Dans Minority Report, l'humain n'est pas tant présent qu'il est déjà projeté dans le futur (une virtualité en passe de se matérialiser).

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Le but de John Anderton, accusé d'un crime qu'il n'a pas encore commis, sera ainsi de tenter d'agir sur le monde présent pour parer à la concrétisation de cette « réalité » alors encore virtuelle. Se rebrancher, se débrancher, telle semble être la petite danse que sont contraints d'exécuter les humains en proie aux puissances numériques, fussent-elles même mystiques comme ici. Leur place reste à définir entre le monde qui les a vus naître et celui, informatisé, numérisé qu'ils ont créé. Les hypothèses de possibles jonctions, de possibles passerelles disparaissent alors au profit d'un gouffre. Quand l'humain ne touche plus le monde numérique, il est alors dans une posture de dépossession de son propre territoire matériel et endurable, auteur d'un crime qu'il n'a pas encore commis et dont il ignore les motivations, étranger à sa propre conscience en tant que présence au monde. La mesure de l'écart entre monde numérique et monde réel génère une grande confusion identitaire. Dans Matrix on se débranche pour arpenter les territoires solides, on se branche pour s'évanouir dans la matrice. Pour se rebrancher sur le réel il faut pouvoir se déconnecter du virtuel. Il y a ici une partition, une lisibilité qui explose tout à fait dans Minority Report, où chaque univers s'interpénètre. Images numériques et identités réelles se brouillent à l'endroit du corps déconnecté de Tom Cruise. Lui qui ne touche rien est perdu dans l'entre-deux, quelque part entre ère numérique et présence effective au monde.

7 Cette présence-absence aux deux mondes trouve deux engeances au cinéma : la jouissance ou la démence. La libération d'un côté, la perdition de l'autre. Libération exaltée devant les multiples possibilités de manipulation à distance, sans y toucher, d'un monde digital, et perdition lorsque le gouffre entre endurable et indicible est dé mesuré. Dans Iron Man 2 (Jon Favreau, 2010), Tony Stark manipule à l’envi des hologrammes. Il les « soulève », les agrandit, les tourne, les retourne. Le voilà qui claque des doigts et l'hologramme tourbillonne. Le voilà qui joint ses mains et un autre apparaît. Ici la main devient tout à la fois celle du chef d'orchestre (elle dirige à distance) comme celle du musicien (elle active, est musicale). Les nombreuses séquences où le personnage manipule de telles interfaces sont marquées par la musicalité de ses propres mains. Celles-ci ne sont pas gantées, ni même cachées. Mises à nues, elles se touchent et se frictionnent le plus souvent. Il faut voir Stark entouré par un hologramme, claquant des mains avec fracas pour le rétrécir à l'échelle de sa paume. La friction des mains est la double condition d'une manipulation des images numériques et de l'auto-persuasion de l'appartenance de l'humain à son monde. Se joindre les mains, c'est se connecter à soi-même et au monde physique. Les mains comme extrémités corporelles peuvent être considérées dans ces séquences comme les connections essentielles et nécessaires entre l'homme et son territoire matériel. Se toucher soi-même c'est se sauver des limbes numériques. Joindre les mains c'est saisir ses propres outils manuels permettant de mesurer l'écart entre monde réel et monde virtuel, ne pas s'abîmer dans le gouffre numérique. Au contraire, Josh Trank dans Chronicle (2012) laisse son personnage s'abandonner corps et âme dans la folie des effets numériques du film. Il s'agit de ne plus rien lui faire toucher, puisqu'ayant développé des pouvoirs télékinésiques. Tourné sous la forme d'un found footage movie (procédé qui consiste à faire croire que les personnages ont tourné le film avec une ou plusieurs caméras « amateurs »), Chronicle voit l'adolescent Andrew faire flotter dans les airs son petit caméscope, lui permettant ainsi d'être devant l'objectif et non pas derrière quand bien même la caméra continue de se déplacer seule dans l'espace. Sans les mains cette fois, le personnage manipule, bouge, projette caméras et objets par la seule force de son regard, puis, in fine, sans direction aucune, ni gestuelle ni manuelle. Beau trouble du

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spectateur qui voit le film dégénérer en entreprise de destruction grandeur nature : celui qui manipule une ville toute entière autour de lui semble lui-même ne plus avoir d'emprise sur son dispositif de mise en scène. Plus l'écart entre propriétés physiques réelles et invraisemblances des possibilités numériques se creuse, plus le corps d'Andrew se déshumanise, passant de simple adolescent à monstre flottant petit dans l'image. Le détachement physique du personnage avec son dispositif (la caméra) entame définitivement son auto-destruction, sa déshumanisation. Ne plus toucher le monde, ne plus l'endurer, c'est disparaître.

8 C'est qu'il y a bien dans le numérique une démence dont l'ampleur et la vitesse dépassent l'entendement et les capacités d'agissement de l'humain. Nombreuses sont maintenant les séquences de films qui n'auraient pu être tournées ou faites de main d'homme. Séquences fleuves où le numérique s'emballe sans interruption. Les ordinateurs les génèrent sans qu'il n'y ait plus besoin d'une main pour couper, monter (la destruction de la ville marocaine dans Le Secret de la Licorne, New-York assaillie dans The Avengers de Josh Whedon (2012), Paris et sa tour Eiffel réduite en bouillie dans G.I. Joe : The Rise of Cobra de Stephen Sommers (2009)). Dans le processus même de la création de ces séquences, il n'est plus besoin d'avoir un plateau de tournage. Tout est affaire de programmes avec les possibilités infinies que cela offre en terme de spectacle. Du toucher de l'image au toucher à l'image, il y a donc un retrait conjugué qui s'opère. Hummingbird le montrait déjà. Créer du numérique, ou en numérique, c'est se passer de la main comme outil de manipulation de l'image. C'est passer du manipulable, du palpable, au programmé. L'image numérique est de nature proprement boulimique, affamée de matière, obsédée par le fait de vouloir la rendre. Le cinéma ne semble pas avoir trouvé d'autres solutions à cette déferlante qu'un retour à l'action et au spectaculaire artisanaux : le diptyque GrindHouse (Robert Rodriguez et Quentin Tarantino, 2007), avec ses cascades et pellicules rayées ; Expendables (Sylvester Stalonne, 2010) et ses héros de films d'actions revenus d'outre-tombe pour se battre entre eux et détruire des décors réels ; The Raid (Gareth Evans, 2011) et ses policiers mettant un film entier à atteindre le dernier étage d'un immeuble là où il faut trois secondes montre en main à Hulk pour en escalader un dans The Avengers. Il faut voir dans ces exemples autant de films résistant aux assauts numériques. Le postulat initial de Matrix était en ce sens clairvoyant : tandis que les uns s'abandonnent ou sont abandonnés dans la tempête numérique, les autres décident de lui résister. Deux mondes comme deux cinémas de divertissement. L'un ivre de virtualité, l'autre farouchement déterminé à endurer le monde réel, à en revenir aux mains. C'est repositionner le corps loin de tous ceux qui voltigent dans les matrices numériques démultipliées de tous les nouveaux blockbusters américains. Ceux-là, qui exploitent volontiers ces effets spéciaux et dont nous avons étudié quelques exemples, nous permettent de voir comment la place occupée par l'humain devient chaque fois plus indécise, si ce n'est hypothétique. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'heure de l'entertainment américain est aux super-héros, aux surhommes. Au cœur de ce trouble et de cette démence spectaculaire : le corps et la chair en passe d'être recouverts ; et le toucher comme raccord et rapport au monde, comme ultime possibilité de se sauver par-delà l'engloutissement.

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NOTES

1. « Je voulais leur montrer quelque chose qui ne soit pas une illusion. Quelque chose de réel, qu'ils pourraient voir et toucher. » 2. Voir sur YouTube la vidéo « Every Cut off hand Star Wars », qui compile le motif récurrent de l'amputation de la main dans la saga de George Lucas.

RÉSUMÉS

Les effets-spéciaux numériques dans le cinéma hollywoodien semblent avoir considérablement changé la donne quant à la nature même du toucher dans les films. Écrans tactiles, créatures et hologrammes générés par ordinateurs font dorénavant face aux acteurs et aux personnages. À quoi se confrontent-ils alors si cette virtualité n'est pas endurable, palpable ? À travers plusieurs films, ce texte s'attachera à étudier le motif du toucher comme mesure potentielle d'un écart se creusant entre monde virtuel et monde réel, au péril de l'évanouissement de l'humanité dans les limbes numériques.

AUTEUR

SIMON LEFEBVRE Prépare une thèse sur « Les jeunes cinéastes contemporains à l'épreuve de la mémoire du XXe siècle » à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est rédacteur en chef adjoint de la revue critique Zinzolin et publiera prochainement H Story, la crise du temps à l'oeuvre chez l'Harmattan.

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Rêve et matière. Toucher-coller dans les films de Gunvor Nelson

Julie Savelli

« I just pass my hands over the surface of things. » 1 Gunvor Nelson L'artiste américano-suédoise Gunvor Nelson a réalisé vingt-six films de longueurs variées2 depuis 1966. De la pellicule au numérique, pour la salle et les musées, elle se plaît à expérimenter le matériau de la réalité par les moyens du cinéma sous une forme personnelle et poétique. Cette œuvre déterminante a fait l’objet de prestigieuses rétrospectives en Europe et aux États-Unis - notamment au MoMA à New York en 2006 - mais elle n'en demeure pas moins secrète, dans la tradition du cinéma underground. Si le travail de Gunvor Nelson doit nécessairement être replacé dans le contexte historique et esthétique du cinéma expérimental américain auquel il appartient3 tant par ses thématiques (le corps, la mémoire, la femme...) que par sa recherche formelle, ce n'est pas ici notre objet. Cet essai s'intéresse au rêve matériel qui anime la conscience créatrice de la cinéaste dans le temps de la mise en œuvre. Gunvor Nelson est cinéaste, peintre et photographe. Dans tous ses films elle porte une attention particulière à la matière, au matériel et à la matérialité. La transformation explicite du matériau (qu'il s'agisse d'un corps, d'une peinture ou d'un paysage) par une expérimentation proprement cinématographique (prise de vue et de son, lumière, développement, montage, etc.) engage ce cinéma au-delà de son accomplissement même, le rattachant à cette autre histoire du cinéma, à l’écart de la production dite dominante. C'est un cinéma dont l'objectif premier n'est pas de servir la narration ou la représentation mais plutôt la creative method4, donnant explicitement à voir l'élaboration du film. Gunvor Nelson explore le monde comme elle le perçoit et le rêve, tel qu'elle le ressent et le pense, privilégiant pour ce faire le temps matériel de la fabrication de l'œuvre. Elle déroge aux attentes formatées par les besoins de l'industrie cinématographique pour restituer l'empreinte de son être et de sa subjectivité dans l'immédiateté du film à faire. La cinéaste refuse donc cette « avance »5 sur le film en gestation qui la conduirait à porter moins d’attention au présent si elle se consacrait à l'anticipation composite d'un

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projet écrit. Elle tente au contraire de saisir l'histoire de l’œuvre au moment où elle se réalise, de penser l'émergence sensible du film, écrivant le cinéma dans le temps explicite de sa création. Pour cela, elle va droit au film : on ne trouvera pas de scénario6 ou de découpage en amont du tournage mais plutôt, selon les projets, des états provisoires qui contiennent une infinité d’échappées en accord avec le trajet de l'œuvre à venir. Gunvor Nelson ne cherche pas à contraindre le matériau7, ni celui de la réalité ni celui du cinéma ; elle travaille au contraire en interaction avec lui pour essayer de créer une vibration spécifique et rendre compte d'une expérience purement matérielle. C’est dire de manière manifeste que la création n’est pas une forme abstraite, une chose purement mentale coupée de la pratique mais qu’elle se confond bien avec le poïein, le faire. Ainsi la cinéaste a recours, sous différentes formes, à la technique du collage car ce mode d'expression lui permet d'avoir un contact physique avec le matériau : les doigts entrent directement en relation avec la matière de, et dans, l'image. Le collage consiste pour Gunvor Nelson en un recouvrement de l'image par l'image. Peu importe le procédé utilisé (animation directe, montage cut, surimpression, mixage son, etc.) ou le support recouvert à l'écran - dessin, peinture, photographie, papier, journal, carte postale -, les couches se superposent sous nos yeux comme dans un rêve éveillé, et la réalité devient autre. Cette manipulation de la matière et du matériel place le toucher au cœur des films, nourrissant la question haptique8 à l'écran. Les qualités tactiles ne sont pas seulement liées ici à la représentation de la main ou du collage mais elles dépendent aussi de l'implication du corps des spectateurs dans le matériau filmique. Le regard prend alors le relais du toucher pour éprouver la création « à vue », nous engageant simultanément dans le faire et le ressentir de l'œuvre.9 Le collage a une fonction génétique dans les films de Gunvor Nelson. Son cinéma s'éclaire par les processus de son propre travail, devenant le phénomène significatif de la conscience créatrice de la cinéaste. Dans le prolongement de La boîte verte de Marcel Duchamp10, l'attention ne porte plus sur l'œuvre achevée mais sur l'idée matérielle qui a permis son accomplissement, comme pour tenter de ressentir et de comprendre d'où elle vient. Nous proposons d'envisager trois formes de « toucher-coller » tel que le pratique Gunvor Nelson à différentes périodes de son œuvre. Dans les premiers films expérimentaux tournés en 16 mm à la fin des années soixante, le collage est une pratique manuelle qui véhicule une pensée sensible et personnelle. Pour penser, et faire penser, la cinéaste a recours au choc perceptif propre à l'agencement disparate des images et des sons, produisant ainsi un dialogue matériel qui participe à une nouvelle architecture du monde. Dans la série de films réalisée entre 1983 et 1988 au Filmworkshop de Stockholm, le corps de la cinéaste se mêle à la matière travaillée devenant un « corps-monde », à la fois éprouvé et fantasmé. Les films sont l'expression d'une rencontre entre les mains et les choses. Enfin, nous interrogerons l'imaginaire du matériau que le collage véhicule dans des travaux plus récents tournés en vidéo. Le rêve matériel, reflet d'une technique alors nouvelle, implique ici les spectateurs dans une expérience d'inspiration impressionniste.

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Le collage sensible de la pensée

Claude Lévi-Strauss définit la « pensée sauvage » ou « mythique »11 à la fois par une dévorante ambition symbolique et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret. Cette pensée se distingue en ce qu'elle cherche à saisir le monde selon des combinaisons variées où chaque élément, autonome, existe pour lui-même sans être complètement absorbé par le tout. Elle classifie, multiplie les catégories et les oppose, établissant des règles de transformation de l'une à l'autre pour appréhender l'univers. Les premiers collages expérimentaux réalisés à la fin des années soixante, semblent animés par une forme sauvage de la pensée. Elle « bricole » : les images, les sons sont autant de fragments disparates mis en dialogue selon un système personnel de signification. Sur le principe du patchwork, elle assemble des morceaux de son histoire personnelle (dessins, peintures, photographies, cartes postales, prises de vue et de son réelles) pour leur (ré)découvrir du sens indépendamment de leurs ensembles respectifs tels les chiffons de Walter Benjamin12. Ce quotidien, qu'il soit familial, social ou culturel, devient le matériau concret d'un travail exploratoire. La cinéaste crée de nouvelles correspondances qui participent à une compréhension matérielle de la réalité. Gunvor Nelson creuse son environnement familier et cherche à mettre en valeur son envers, sa complexité. Les fragments ordinaires se voient ainsi renouvelés par le collage sensible de la pensée.

Figure 1 : My Name is Oona, 1969, 16mm, 10 min

Gunvor Nelson soulève une réalité sociale très concrète dans son premier film, Schmeerguntz (Nelson & Wiley, 1966, 15', 16 mm). La cinéaste a conscience de vivre en cinéma et interroge, sous forme de clins d'œil, de citations, de détournements, la place qu'elle occupe en tant que femme dans la société américaine. Cette pratique du collage recouvre à la fois une dimension autobiographique et contestataire. Gunvor Nelson pense sa relation au monde à la fois de son point de vue de jeune femme, européenne et

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émancipée, et d'un point de vue féministe. Le personnel et le politique cohabitent avec humour au moyen d'un découpage d'images de différentes natures qui, une fois assemblées, dialoguent sur la base d'oppositions et de combinaisons diverses. La cinéaste, et sa co-réalisatrice Dorothy Wiley, proposent une réflexion sur l'Amérique puritaine à partir d'un montage d'images télévisées (actualités, feuilletons, jeux), de publicités découpées dans des magazines féminins et de plans crus tournés en noir et blanc dont elles sont les interprètes – une femme vomit, enlève son tampon, nettoie les fesses sales d'un nourrisson, récure un évier... Ce puzzle sans concession tourne la société des années soixante en dérision (même si la plupart des images télévisées proviennent pourtant d'un stock de pellicule qui date de la décennie précédente). Par leur travail de coupe, de colle et d'animation, les deux jeunes cinéastes repensent les images collectives de la société médiatique pour mettre en lumière un décalage avec le quotidien de la femme dénonçant ainsi un sexisme latent. Puisant à nouveau dans son univers familier, Gunvor Nelson prolonge sa réflexion sur l'expérience féminine à travers le portrait court et intense de sa petite fille, Oona, alors âgée d'une dizaine d'années.13 My Name is Oona (1969, 10', 16 mm) s'ouvre sur le visage riant de l'enfant filmée en noir et blanc. La mosaïque de la pensée s'opère essentiellement par le jeu de superposition et de surimpression des images qui crée d'autres images par transparence. La cinéaste peint un double portrait, physique et psychique, révèlant la puissance primitive d'Oona sur le mode du palimpseste. Les longs cheveux blonds de la petite amazone se confondent avec la crinière de l'animal qu'elle chevauche au ralenti. Le visage de l'enfant devient paysage. Le grain de sa peau se mêle à celui de la pellicule. Cette métamorphose est achevée par le traitement de la voix, d'abord légèrement réverbérée, puis violemment distordue. À la manière d'un jeu, Oona répète inlassablement son prénom, égrène les jours de la semaine. La fillette ressent un plaisir certain dans le rythme de l'énonciation mais la répétition lancinante renvoie aussi aux difficultés de l'apprentissage et à la fonction autoritaire du langage. Gunvor Nelson cherche à trouver d'autres correspondances pour dire la complexité du monde, pour défendre un rapport libre, vivant, un rapport organique d'éloignement et de proximité entre l'image et le son. Cette libération audio-visuelle14 du récit est essentielle - et traverse plus largement toute l’œuvre de la cinéaste. Petit être constamment en mouvement, Oona occupe instinctivement l'espace argentique : une chorégraphie invraisemblable se déploie dans une série de fragments brefs nous faisant éprouver l'agitation de ce corps d’enfant de l'intérieur en même temps que du point de vue maternel. Galopant avec grâce et assurance, Oona en vient à transcender sa propre existence par l’évocation des cavalières de la mythologie nordique. Et le film se clôt sur un chant scandinave, peut-être celui de la mère-cinéaste hors champ, vers laquelle l'enfant tend son visage attentif. My Name is Oona est un film de montage qui nous fait sentir à la fois l'écoulement du temps et sa discontinuité. Les images et les sons sont autant de blocs de mouvement-durée qui explorent l'éternelle présence de l'enfance révolue. Gunvor Nelson se réapproprie le monde sous une forme primitive à travers un « bric à brac » d'images et de sons, traces infimes d'événements extraits d'une histoire personnelle. En assemblant des fragments disparates, la cinéaste leur confère une autre nature, manifestant en eux, par l'acte de voir et de faire voir, un caractère ontologique15. Chaque détail concret du quotidien est une révélation qui participe à la dimension photogénique16 de la réalité filmée. En explorant l'invisible par les moyens du cinéma, et notamment par des procédés qui travaillent la durée et le temps (ralentis,

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accélérés, surimpressions, fondus, noirs, etc.), Gunvor Nelson propose d'expérimenter une autre réalité, celle du corps, qu'il soit collectif ou personnel, et de sa sensation. Le choc perceptif des images et des sons entre eux produit une compréhension, non pas discursive mais sensorielle du monde. Nous touchons au fond par le travail de la forme.

Action-filming

Dans les années quatre-vingt, Gunvor Nelson réalise une série de quatre films dits « de collage », dans le cadre d'un atelier de création filmique à Stockholm - Frame Line (1983, 22', 16mm), Light Years (1987, 28', 16 mm), Light Years Expanding (1988, 25', 16 mm), Field Study #2 (1988, 8', 16 mm). Elle interroge son rapport à la fois joyeux et mélancolique à la Suède, pays natal qu'elle a quitté dans les années cinquante pour s'installer aux États-Unis. La cinéaste manipule et transforme la matière filmique en direct comme dans une sorte d'action-filming, utilisant différentes techniques de collage pour mettre en dialogue les couches d'images - à l'intérieur du plan mais aussi dans le film par un montage cut et des surimpressions. La technique du collage permet à la cinéaste de se libérer de la narration et du figuratif. Gunvor Nelson se focalise sur son plaisir matériel, explorant divers procédés pour couvrir, recouvrir, superposer les couches d'images. Elle peint en transparence sur une plaque en verre, dessine au crayon et colle des morceaux de papier dans l'image, tout cela en animation directe tandis qu’elle filme. Peu importe le support premier – peinture, photographie, carte postale, prise de vue réelle – car seul compte le processus de recouvrement. Faire et refaire, indéfiniment, de sorte que le matériau ne cesse de se transformer sous nos yeux. La cinéaste a conscience de son obsession du recommencement, revenant toujours sur certains motifs comme cette pomme qu'elle travaille de manière récurrente dans la série allant jusqu'à la laisser pourrir. Une pomme qui n'est pas sans rappeler la quête de Paul Cézanne mais aussi sa frustration et le délaissement de certaines œuvres demeurant, selon le peintre, inachevées. D'une image à l'autre, Gunvor Nelson ne gomme pas les traces de ses travaux. Elle ne masque pas sa présence bord cadre. Au contraire, la cinéaste re-touche l'image dans l'image tandis que la performance artistique prend matériellement forme dans les films

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qui gardent la mémoire de leur mise en œuvre et véhiculent un peu de la personne qui les a engendrés.

Figure 2 : Frame Line, 1983, 22'

Frame Line, le premier film de la série, s'ouvre in media res. Les mains de la cinéaste sont plongées dans une pâte blanche dont la texture lisse laisse penser qu'il s'agit de peinture.17 Sans doute est-ce une manière de rappeler dès l'incipit le programme haptique ici mis en œuvre : malaxer, pétrir, faire monter la pâte de la réalité par l'action d'un corps au travail. Ces mains réapparaîtront filmées en très gros plan à plusieurs reprises au cours du film mais à aucun moment nous ne verrons le corps de la cinéaste en entier. Il est saisi par morceaux (les mains, le visage et même un pied), selon le principe du montage.18 Il n'y a donc pas de totalité première. Le corps de la cinéaste n'est pas représenté dans son ensemble, il est touché dans ses parties distinctes, perçu en quelque sorte de l'intérieur. Le spectateur fait l'expérience de ce corps réel, immédiat, un corps présenté et non pas représenté, un corps senti, perçu du dedans. Aucune vraisemblance n'est recherchée dans ce corps que la cinéaste veut d'abord nous faire éprouver. Car elle a pleinement conscience de la distance propre à la représentation. Lorsque le corps n'est pas isolé dans un geste ou une action (les mains au travail par exemple), il devient alors illusoire, irréél. Il s'agit en quelque sorte d'un corps fantôme, un corps dont l'image relève de l'apparition, brève mais insistante. Ainsi Gunvor Nelson entre à trois reprises dans le film, pausant quelques secondes en plan rapproché devant la caméra avant de disparaître. La cinéaste se montre en même temps qu'elle se dissimule : le visage flashé par la surexposition puis inversement masqué par de la peinture et un bonnet de laine noire - la peau est une surface sensible au même titre que la pellicule. Ce corps demeure in-visible, se dérobe à son enveloppe. Détaché du personnage et d'un possible romanesque, il a pris son indépendance, s'est vidé de sa substance « psychologique ». Nous avons la sensation de ce corps, nous le percevons à la fois comme un corps au travail et comme une matière à travailler, un corps éprouvé. Il est un matériau concret et son traitement plastique incarne bien

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l'expérience matérielle de la cinéaste. Le corps porte l'empreinte du projet et trouve naturellement place dans le grand collage animé du film. Les mains et le corps vont disparaître dans les autres films de la série. Light Years Expanding, troisième film de collage, s'ouvre cette fois sur un pinceau en action. Seuls la matière et le matériel de l'artiste sont visibles (caméra, pinceaux, palette, crayons, ciseaux). Le corps de l'artiste demeure hors champ. Le travail du matériau est mis en scène avec une distance maîtrisée, à mi-chemin entre le trivial et le sacré de sorte que la matière semble animée d'une vie propre. La main du Pygmalion des premiers temps19 n'est plus nécessaire pour créer la vie. Le dessin se trace de lui-même, autonome, sans modèle. On retrouve ici le parti pris avant-gardiste d'une peinture en mouvement exprimé par Kandinsky et Leopold Survage puis reprise dans Le manifeste des peintres futuristes de 1910 : « (Le cinéma devra) parachever avant tout l'évolution de la peinture : se détacher de la réalité, de la photographie, du gracieux et du solennel. Devenir anti-gracieux, déformant, impressioniste, synthétique, dynamique, verbolibre. »20 Dans ce cinéma, des tâches de peinture apparaissent et disparaissent sous nos yeux. Certains plans sont « bruités » (chants, cris, chuchotements, sifflets). Le montage est agité. Il règne un désordre foisonnant et ludique. Nous passons alors dans le film comme dans un labyrinthe. Notre œil s'égare le long des formes, se perd dans les coulures. Cette histoire manuelle que le film porte en lui demeure volontairement inachevée, suivant un art de la retouche permanente qui privilégie la résistance de cette matière que la cinéaste veut laisser agir par elle-même. Si la matière vit et respire, ce film de collage n'en est pas moins habité par la figure de la main, invisible et pourtant sensible. Il est constitué des traces laissées par les mains absentes de la cinéaste comme en témoignent les manipulations explicites du matériau à la prise de vue et au montage. En quelque sorte, les mains sont ici négatives21, posées grandes ouvertes sur le film comme elles l'étaient déjà sur la pierre des grottes magdaléniennes de l'Europe Sud-Atlantique : seul leur contour enduit de couleur demeure. D'une image à l'autre, nous imaginons, nous fantasmons. Les coupes, les collures, les impuretés et les flous constituent les empreintes des mains de la cinéaste à l'œuvre et participent à la sensation de leur présence. Ces « marques accidentelles » ne concernent que la main du peintre écrit encore Gilles Deleuze à propos de Francis Bacon et elles « ne valent elles-mêmes que pour être utilisées, réutilisées par la main du peintre, qui va s'en servir pour arracher l'image visuelle au cliché naissant, pour s'arracher lui-même à l'illustration et à la narration naissantes. Il va se servir des marques manuelles pour faire surgir la Figure de l'image visuelle. »22 Le philosophe ajoute que le hasard est toujours acte et choix, qu'il n'est pas séparable d'une possibilité d'utilisation. Tout comme la peinture de Bacon ou de Cézanne, le cinéma de Gunvor Nelson est bien une addition d'images absentes23, une manipulation de hasards. Ces marques accidentelles de la main laissent place, dans l'imaginaire des spectateurs, au geste et à l'impulsion physique de la cinéaste, alors-même que l'image du corps est omise. Dans cette série de films de collage, la conscience tactile s'exprime dans une relation déictique à l'image. Les empreintes physiques de la cinéaste sont autant de marqueurs spatiaux-temporels renvoyant à l'élaboration du film et la deixis devient en quelque sorte une attitude esthétique. Le corps de la cinéaste, à la fois visible et invisible, éprouvé et rêvé, a laissé les signes conscients de son passage. Comme si la cinéaste, ici

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et maintenant, travaillait encore à son achèvement dans une sorte de création- recherche où il s'agirait de penser le cinéma en même temps que de le faire.

L'imaginaire du matériau

Dans les années quatre-vingt-dix, Gunvor Nelson quitte les États-Unis, après y avoir vécu plus de trente ans, pour retrouver la Suède. C'est à cette période charnière que s'opère le passage de la pellicule à la vidéo, portant l'artiste vers un autre type de sujet et de récit. Les possibilités de la vidéo conduisent Gunvor Nelson à explorer le corps imaginaire du matériau avec une indéfinissable liberté. La cinéaste n'échappe aucunement à la matière en abandonnant l'argentique. Elle explore une autre image, expérimente les procédés de sa restitution et son montage virtuel. Les transformations sont plus simples à réaliser, au tournage comme au montage, confie-t-elle.24 Gunvor Nelson rêve à la matière tel Francis Ponge, inspiré par les travaux de Gaston Bachelard, dans À la rêveuse matière.25 L'opération consiste en une recherche purement matérielle qui va produire un nouvel espace plastique d'expression. La cinéaste tend à l'abstraction de la représentation, cherche à pénétrer la matière. Dans ses premiers films tournés en vidéo, nous expérimentons le passage du concret à l'abstrait, traversant la réalité pour pénétrer progressivement la matière rêveuse. La pratique du collage est ici d'une autre nature. La caméra colle très concrètement à la réalité (très gros plans, arrêts sur image, absence de point et de focale) laquelle glisse paradoxalement de ce fait vers l'abstraction dans un drame de lignes, de couleurs et de rythmes. L'objet de la perception n'est plus séparable du sujet percevant et de son outil vidéo. La cinéaste ne reproduit pas le monde, elle le ressent, partant de ce qu'il y a de plus réel pour nous donner à percevoir quelque chose d'irréel. Car « Le cinéma, écrit

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Jean Epstein, est le plus puissant moyen de poésie, le plus réel moyen de l'irréel, du surréel, comme aurait dit Apollinaire. »26

Figure 3 : True to Life, 2006, DV, 38'

Dans sa première vidéo, Tree-Line (1998, 8'), la cinéaste travaille avec très peu d'ingrédients, qui plus est prééxistants. Elle met en dialogue un train, les rails qui défilent (plans fournis avec le logiciel Première qu'elle apprend alors à utiliser) et la photographie d'un arbre. La creative method consiste à se laisser guider par le matériau au moment du tournage puis la cinéaste trouve un sens et se livre à l'expérimentation par un travail d'assemblage rigoureux et sensible au montage. Mais les règles ne sont pas fixées d'avance et le résultat est une aventure déroutante, à la fois physique et cérébrale. Le film oscille de manière instinctive entre le corps et l'esprit. Nous sommes dans le wagon en même temps que nos yeux perçoivent l'arbre par intermittence, entre deux battements de paupières. Puis l'alternance rapide des deux images – le train et l'arbre – nous transporte ailleurs, laissant place, comme le ferait une surimpression, à une troisième image qui s'exprime ici sous la forme de traits et de lignes. La vision culmine avec l'orage qui vient mettre un terme à cette expérience de déréalisation progressive. En travaillant contre ces éléments figuratifs que sont l'arbre et le train, Gunvor Nelson cherche à déconstruire le cliché du réel, à lui échapper pour retrouver une compréhension intuitive du monde. Avec Snowdrift (a.k.a. Snowstorm, 2001, 9'), second projet vidéo, tout commence de la même manière dans le concret. Gunvor Nelson filme une tempête de neige dont elle va petit à petit pénétrer l'image au moyen de fondus et de ralentis, transformant cette matière première au montage par l'ajout de couleurs, d'éléments graphiques et d'effets numériques. Et la neige devient alors une pure image dont la texture vidéo brouille notre vision et notre perception réaliste du monde en nous transportant au cœur de cette tempête. Nos repères visuels et auditifs nous font défaut, nous découvrons de nouvelles sensations. Le glissement vers l'abstraction s'opère notamment par la

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tactilité de l'environnement sonore - mélange de bruits naturels, de sons électroniques, de mots chuchotés et de voix rauques - créant ainsi un niveau de compréhension inconnu, archaïque, à l'intérieur même de l'image. Nous parcourons le film comme un rêve intéractif où nous serions à la fois les spectateurs et les acteurs. Dans True to Life (2006, 38', vidéo), Gunvor Nelson explore son petit jardin de Kristinehamn à ras du sol et le transforme en véritable terrain de jeu. La cinéaste progresse petit à petit dans le jardin au moyen de très gros plans jusqu'à toucher la matière végétale du bout de l'objectif. Rien n'échappe à la caméra qui traque le moindre détail. Tantôt Gunvor Nelson utilise la technique de l’image par image, joue sur l'exposition et le point, tantôt elle caresse un pistil, tandis que la main hors champ agite une branche. Le jardin s'anime comme par magie, semble vivant. Aux sons directs du tournage - toucher, marcher, filmer - s’ajoutent les bruits lointains de la maison et de la ville auxquels viennent se mêler des échos et des réverbérations travaillés au mixage. Les trois strates se confondent alors dans une étrange nappe sonore. Les insectes bourdonnent et l'orage gronde sur la jungle du jardin… Tout bouge à l'image comme au son, vit, foisonne, meurt dans une multitude de couches sonores et de formes graphiques. La plastique est en mouvement. Gunvor Nelson, dans le prolongement des avant-gardes historiques, construit des images mobiles27. C'est la forme du mouvement, la sensation du rythme que la cinéaste veut produire, et non reproduire, dans l'action réelle du tournage. L’image se creuse, opère une dissolution des formes et glisse progressivement vers l'image de la matière pure. Le signe devient signal : figures improvisées, camaïeux de sons et textures floutées dessinent un ailleurs qui soudain s'ouvre sur le ciel. Le jardin perd sa réalité, s’altère et devient presque effrayant. Cut au noir, ellipse, silence blanc. Il neige à présent. L'approche de Gunvor Nelson est transformative. Le monde se métamorphose sous nos yeux par le biais d'un voyage matériel comme si la cinéaste cherchait à saisir une autre réalité dont la forme nouvelle se trouverait à l'intérieur même de la matière. L'exploration très concrète du matériau, celui de la réalité et du cinéma, se double d'une dimension abstraite laquelle pénètre progressivement le film. Cette dynamique alternant le concret et l'abstrait véhicule un questionnement esthétique simple portant sur la nature de l'image (et du son). Une image n'est pas juste une image, elle est forcément retravaillée, se révélant être une image qui pense et se réfléchit en tant qu'objet. La cinéaste manipule littéralement cette image en lui donnant une texture, de la profondeur et du relief, de sorte que celle-ci est traversée par un « flux »28 flux de l'image et flux contenus dans l'image. Et la matérialité du film s'en trouve exaltée comme dans une vision mentale, mise en relation avec l'esprit d'où elle provient. Une conscience matérielle, habitée par des inspirations oniriques et impressionnistes. Dans le « toucher-coller » de Gunvor Nelson, le rapport de l'œil et de la main est libre. Indépendante, la main n'est pas soumise à l'œil. La connexion entre les formes est manuelle avant d'être visuelle. Ce qui s'impose alors à la vue des spectateurs c'est un mouvement incessant, sans forme, c'est la « Figure » deleuzienne, la sensation pure. À propos de la peinture de Paul Cézanne et de Francis Bacon, Gilles Deleuze décrit la Figure comme une forme sensible rapportée à la sensation laquelle agit immédiatement sur le système nerveux qui est de la chair, ceci par opposition à la Forme abstraite qui agit quant à elle par l'intermédiaire du cerveau, plus proche de l'os.29 Peindre, ou filmer la sensation : telle est la ligne commune entre Paul Cézanne, Francis Bacon et Gunvor Nelson, aussi évidentes soient les différences entre leurs œuvres. Mais

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comment une peinture, ou un film, parviennent-ils à toucher le système nerveux et à procurer la sensation d'un corps, quel qu'il soit ? C'est ce que nous avons tenté de mettre en lumière en nous attachant au rêve matériel de Gunvor Nelson et à la fonction génétique du « toucher-coller » dans son œuvre matérialiste30. Si tous les cinéastes ont leur propre méthode de travail31, seuls certains tiennent à partager, dans un effort délibéré de la conscience, l'idée matérielle de l’œuvre. Ainsi, le cinéma de Gunvor Nelson n’est pas innocent, il cherche à se rapprocher de son immédiateté originelle, se maintenant là où le possible se joue, où le risque est absolu, comme s'il s'agissait de sa raison d'être en tant qu’œuvre. Ce cinéma libre et expérimental, a une conscience explicite de lui-même. Et cette tension, cette acuité propre, cette orientation totale vers l'œuvre à venir, constituent précisément le film qui se donne à voir. Il en résulte que les spectateurs ont la sensation physique et immédiate de ce rêve matériel. Le cinéma de Gunvor Nelson touche « à vue » et cherche à faire toucher par son élaboration sensible, ou par ce que nous proposons d'appeler une esthétique de la matérialité.

ANNEXES

FILMOGRAPHIE DE GUNVOR NELSON 1966-1994 / Films 16 mm Schmeerguntz, (Nelson & Wiley), 1966, 15 min. Fog Pumas, (Nelson & Wiley), 1967, 25 min. Kirsa Nicholina, 1969, 16 min. My Name is Oona, 1969, 10 min. Five Artists BillBobBillBillBob, (Nelson & Wiley), 1971, 70 min. Take off, 1972, 10 min. One & The Same, (Nelson & Freude), 1973, 4 min. Moons Pool, 1973, 15 min. Trollstenen, 1976, 120 min. Before Need, (Nelson & Wiley), 1979, 75 min. Frame Line, 1983, 22 min. Red Shift, 1984, 50 min. Light Years, 1987, 28 min. Light Years Expanding, 1988, 25 min. Field Study #2, 1988, 8 min.

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Natural Features, 1990, 30 min. Time Being, 1991, 8 min. Kristina's Harbor, 1993, 50 min. Old Digs, 1993, 20 min. Before Need Redressed, (Nelson & Wiley), 1994, 42 min. 1998-2012 / Vidéos, installations Tree-Line, 1998, 8 min. Collected Evidence: 52 Weeks, 1999, installation. Snowdrift (a.k.a. Snowstorm), 2001, 9 min. Trace Elements, 2003, 10 min. True to Life, 2006, 38 min. New Evidence, 2006, 22 min. Kristina Harbor's Revisited, 2010, 38 min. Alltintill NEAR, 2011, installation.

NOTES

1. « Je me contente de passer mes mains sur la surface des choses. » (Gunvor Nelson, in Gunvor Nelson and the Avant-Garde, ed. John Sundholm, 2003, p. 75. L'auteur traduit.) 2. Voir la filmographie de Gunvor Nelson à la fin de ce texte. 3. Je renvoie dans ce sens aux analyses de John Sundholm et de Steve Anker, tous deux spécialistes de son cinéma, ainsi qu'à l'ouvrage collectif cité précédemment, Gunvor Nelson and the Avant-Garde. 4. J'emprunte la formule au chapitre éponyme de Francis Ponge : « My creative method », in Méthodes, Paris : Gallimard, 1961, p. 16. 5. « Renoncer, non pas à l’enquête, à l’investigation, à la préparation, aux repérages, à l’écriture préalable d’un scénario mais à l’avance que tout cela fait prendre sur le mouvement du film en train de se faire. Revenir au présent. À ce qui est en train de changer en même temps que nous et dont nous ne voyons pas le bout. Ne pas tout savoir, ne pas tout voir, n’avoir pas déjà tout vu... » (Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, Paris : éd. Verdier, 2004, p. 167.) 6. Le terme « scénario » est confus car il peut aussi bien désigner le sujet ou l’histoire résumée en quelques lignes que la dynamique dramatique et l’enchaînement des situations ou encore, et c’est ici le sens auquel nous nous référons, un script abouti indiquant les dialogues, le jeu, le décor, les cadrages, les déplacements… 7. Selon l'hypothèse, discutable, de John Sundholm, cela s'expliquerait notamment par le fait qu'il s'agirait d'un « cinéma de femme » lequel n'imposerait pas un point de vue dominateur sur le monde filmé. La cinéaste ne chercherait pas à contrôler ou à juger comme pourrait le faire un cinéma masculin – aussi politiques soient ses films. Voir John Sundholm, The material and the mimetic, in Evidence, catalogue d'exposition, Karlstad, Suède, 2006, p. 30. 8. Le terme haptique vient du verbe grec aptô et signifie toucher. Selon Gilles Deleuze, il existe une qualité du regard située à la frontière du visible et du tactile. Ce regard haptique développe un espace lisse, un espace de proximité et d’affect intense, de contact. Dans Mille plateaux, le philosophe développe une opposition entre Espace lisse (haptique) / Espace strié (optique).

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L'haptique ou le lisse étant un espace de proximité, une forme de vision rapprochée, par opposition à un espace optique ou strié soit une forme de vision éloignée qui se déploierait dans un monde figé et articulé par des normes héritées de la perspective. (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris : éd. de Minuit, 1980, pp. 614-622.) 9. « Enfin on parlera d'haptique [...] quand la vue elle-même découvrira en soi une focntion de toucher qui lui est propre, et n'appartient qu'à elle, distincte de sa fonction optique. On dirait alors que le peintre peint avec ses yeux, mais seulement en tant qu'il touche avec les yeux. Et sans doute, cette fonction haptique […] peut aussi se recréer dans l'oeil moderne à partir de la violence et de l'insubordination manuelles. » (Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris : éd. du Seuil, 2002, p. 146.) 10. La boîte verte donne rétrospectivement à voir, en 1934, les notes et les réflexions ayant servi à la genèse de La mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923). Elle a été confectionnée en 1934 (il existe un prototype de la Boîte qui date de 1914) et tirée à trois cents exemplaires par Marcel Duchamp. (Voir Duchamp du signe, Paris : éd. Flammarion, 1975.) 11. « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : odds and ends, dirait l’anglais, ou en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société. En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d’événements, alors que la science, en marche du seul fait qu’elle instaure, crée, sous forme d’événements, ses moyens et ses résultats, ses hypothèses et ses théories. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l’évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides. » (Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris : éd. Plon, 1962, p. 36.) 12. On retrouve la figure du chiffonnier évoquée par Walter Benjamin comme métaphore de son activité d’historien qui n’amasserait que des vieux chiffons d’histoire : « Méthode de travail : montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de précieux, ni m’approprier aucune formule spirituelle. Mais les haillons, les déchets, eux, je ne veux pas les inventorier, mais leur rendre justice de la seule façon possible : les utiliser. » (Paris, capitale du XIXème siècle, 1935, in Oeuvres, Paris : éd. Gallimard, 2000, p. 60.) 13. Gunvor Nelson prolongera cette réflexion sur le corps et l'image de la femme sous différentes formes dans son œuvre : le strip-tease métaphysique de Take off (1972, 10', 16 mm), une naissance à la maison dans Kirsa Nicholina (1969, 16', 16 mm) ou encore Moons Pool (1973, 15', 16 mm), un essai sur le désir. 14. On retrouve ici la « disjonction voir/parler » évoquée par Gilles Deleuze à propos des cinémas de Syberberg, Straub et Duras : « On nous parle de quelque chose ; on nous fait voir autre chose ; ce dont on nous parle est sous ce qu'on nous montre. » (Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l'acte de création ?, conférence filmée à la fémis par Arnaud des Pallières, 1987, 49'.) 15. Sur le caractère ontologique de l'image cinématographique, voir Stanley Cavell, La projection du monde. Réflexions sur l'ontologie du cinéma, Paris : Belin, 1999. 16. « J'appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des âmes qui accroît sa qualité morale par la reproduction cinématographique écrit Jean Epstein. […] L'aspect photogénique d'un objet est la résultante de ses variations dans l'espace-temps. » L'ensemble des écrits cinématographiques de Jean Epstein a été publié en deux volumes par Pierre Lherminier : Écrits de cinéma, Paris : éd. Seghers, 1974. 17. Cette ouverture in media res rappelle aussi que l'artiste ne commence pas devant une toile blanche mais qu'au contraire il est habité par la réalité matérielle de sa pratique... Laquelle constitue déjà l'œuvre à venir. 18. « Dans l'acte de filmer un plan ou celui de sculpter une main, il n'y a pas soustraction ou division ; c'est la partie qui est déjà totalité. Sans doute cette main entretient-elle par ailleurs un

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rapport avec d'autres fragments, ou d'autres totalités, mais ces rapports sont plus forts de n'être pas imposés. Penser le corps dans sa vérité, c'est ainsi peut-être le penser dans des rapports inédits, des correspondances qui échappent à la matérialité de la silhouette. Le rapport que nous entretenons à notre corps est lui-même le fruit d'un montage ; il est logique que le montage nous en rende l'image. » (Vincent Amiel, Le corps au cinéma. Keaton, Bresson, Cassavetes, Paris : PUF, 1998, p. 52.) 19. Dès 1908, Émile Cohl introduisait ses mains dans Fantasmagorie pour dévoiler la naissance de sa créature en trois coups de crayon. 20. Repris in Dominique Noguez, Cinéma, théorie, lectures, numéro spécial de la Revue d'esthétique, Paris : éd. Klincksieck, 1973. 21. En 1979, Marguerite Duras re-monte deux films, Césarée et Les mains négatives, à partir des rushes du Navire Night, Paris filmé à l’aube devient, sous l'action de la voix off, une grotte noire et bleue habitée par les balayeurs et les femmes de ménage du petit matin : « Devant l’océan/ sous la falaise/ sur la paroi de granit// ces mains// ouvertes// Bleues/ Et noires// Du bleu de l’eau/ Du noir de la nuit ». 22. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 89. 23. « Le film est moins une soustraction de ses images réelles qu'une addition de ses images absentes. » (Marcel Hanoun, in Cinéma cinéaste. Notes sur l'image écrite, Crisnée, Yellow Now, 2001, p. 82.) 24. « [...] il y a des différences. La pellicule est plus subtile. Bien sûr, j’apprécie l’immédiateté de la vidéo. Certains aspects techniques sont plus faciles à réaliser comme les surimpressions qui sont particulièrement laborieuses en pellicule. Il faut délimiter le segment exact à l'attention du laboratoire et décrire comment il devra être retiré. En vidéo, par contre, on peut manipuler les images soi-même et laisser son ordinateur faire le travail. [...] Mon approche du matériau, ma façon de filmer et de monter reste identique pour les deux supports. En vidéo comme en pellicule, j'essaye d’explorer de nouveaux territoires, parce que chaque projet induit une solution, une démarche qui lui est propre. C’est la technique qui diffère. Quand j’ai commencé à travailler en vidéo, j'ai dû me familiariser avec ce nouveau medium et apprendre à le maîtriser. » (Conversation avec Gunvor Nelson, par Julie Savelli, in Bref le magazine du court-métrage, n° 102, mai- juin 2012, p. 24. L'auteur traduit.) 25. Le poète compare la « Nature entière » à une écriture et affirme qu’il suffit de « nommer quoi que ce soit » pour « glorifier la matière » et « exprimer tout de l’homme ». (Francis Ponge, « À la rêveuse matière » (1962), in Œuvres complètes, t. I, p. 869.) 26. Jean Epstein, in Le cinématographe vu de l'Etna, Paris : Les Écrivains réunis, 1926. 27. Dans le texte sur son film Le Ballet mécanique (1924), Fernand Léger écrit : « Construire des films sans scénario en considérant l'image mobile comme personnage pricnipal. » 28. Sur cette question, je renvoie au très bel ouvrage de Didier Coureau, Flux cinématographiques, Cinématographie des flux paru en 2010 chez L'Harmattan. 29. « La sensation c'est le contraire du facile et du tout fait, du cliché mais aussi du sensationnel, du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, l'instinct, le tempérament, tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l'objet (le fait, le lieu, l'événement). […] à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose m'arrive par la sensation, l'un par l'autre, l'un dans l'autre. Et à la limite c'est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet. Moi spectateur, je n'éprouve la sensation qu'en entrant dans le tableau, en accédant à l'unité du sentant et du senti. [...] La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs. [...] Ce qui est peint dans le tableau c'est le corps, non pas en tant qu'il est représenté comme objet, mais en tant qu'il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence, parlant de Cézanne, appelait ''l'être pommesque de la pomme''). [...] Selon un mot de Valéry, la sensation c'est ce qui

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arrive directement, en évitant le détour ou l'ennui d'une histoire à raconter. » Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 39-50. 30. « Un film matérialiste est un film qui ne donne pas du réel des reflets illusoires, qui ne donne pas de reflets du tout, mais partant de sa propre matérialité (écran plat, pente idéologique, naturelle, specttaeurs) et de celle du monde, les donne à voir dans un même mouvement... Mais... encore faut-il qu'il soit dialectique... Un film dialectique, c'est donc un film qui se déroule... en faisant savoir par quels procès de transformation... une connaissance ou une représentation devient matière écranique et par quels autres procès cette matière filmique se transforme en connaissance et en représentation chez le spectateur. » (Cinéthique, n°5, p. 21, cité par Daniel Serceau et Joël Magny dans CinémAction, « Histoire des théories du cinéma », n°60, La querelle de l'impression de réalité, 1991, p. 113.) 31. « L’honnête homme a son propre code dans le sang, le génie se fait en vivant son propre code. Oui, oui, le génie qui n’ignore rien des autres se fait sa propre méthode. » Propos de Paul Cézanne rapportés dans Cézanne, co-réalisation Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, 1989, à partir du dialogue avec Joachim Gasquet (éd. Berheim – Jeune).

RÉSUMÉS

Comment une peinture, ou un film, parviennent-ils à toucher le système nerveux et à procurer la sensation d'un corps, quel qu'il soit ? C'est ce que nous souhaitons mettre en lumière en nous attachant au rêve matériel de Gunvor Nelson et à la fonction génétique du « toucher-coller » dans son œuvre matérialiste. Si tous les cinéastes ont leur propre méthode de travail, seuls certains tiennent à partager, dans un effort délibéré de la conscience, l'idée matérielle de l’œuvre. Ainsi, le cinéma de Gunvor Nelson n’est pas innocent, il cherche à se rapprocher de son immédiateté originelle, se maintenant là où le possible se joue comme s'il s'agissait de sa raison d'être en tant qu’œuvre. Ce cinéma libre et expérimental a une conscience explicite de lui-même. Et cette tension, cette orientation totale vers l'œuvre à venir, constituent précisément le film qui se donne à voir. Il en résulte que les spectateurs ont la sensation physique et immédiate de ce rêve matériel. Le cinéma de Gunvor Nelson touche « à vue » et cherche à faire toucher par son élaboration sensible, ou par ce que nous proposons d'appeler une esthétique de la matérialité.

Dream and Material. Touch and Paste in Gunvor Nelson's cinema How do a painting or a film manage to touch the nervous system and give the sensation of a body, whatever it is? This is what we hope to throw light on by focussing on Gunvor Nelson's material dream and on the genetic function of the ''touch and paste'' in her material work. All film-makers have their own working methods but few of them really wish to share, in a deliberate effort of self- conscience, the material conception of the work. In that way, Gunvor Nelson's cinema is not innocent, it tries to get closer to its creative source, staying on a border line where what's possible is at stake as if it was its reason for being as a work of art. This free experimental cinema has an explicit conscience of itself. And this tension, this total dedication to the work that is to be born, precisely make up the film we are watching. As a result the spectators have the immediate physical sensation of this material dream. Gunvor Nelson's cinema touches the material under our eyes and tries to make us touch it through its sensitive elaboration or through what we suggest to call an aesthetics of materiality.

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AUTEUR

JULIE SAVELLI PAST Cinéma à l'université Paul Valéry – Montpellier 3, responsable du Master 2 professionnel « Direction artistique de projets culturels ». Membre du laboratoire Rirra21, ses recherches portent sur la conscience créatrice, dans la continuité de sa thèse de doctorat soutenue en 2007 à l'université Toulouse Le Mirail sous la direction de Guy Chapouillé. Julie Savelli a également diverses activités professionnelles dans les domaines de l'édition et de la programmation documentaire.

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Espaces tactiles

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La place du toucher dans une politique du regard : Touch, Rise and Fall d'Aernout Mik

Mathilde Roman

1 Dans les sociétés occidentales et plus particulièrement européennes, le toucher est globalement refoulé, géré par des normes de bienséance et par des répartitions architecturales et urbanistiques qui maintiennent une distance entre les intimités. Tout est fait pour éviter que les corps ne se touchent. Certaines situations contraignent néanmoins l'individu à un contact avec l'autre. Aernout Mik, artiste néerlandais né en 1962, s'intéresse à ces moments où les frontières de l'espace intime sont franchies, souvent en réponse à l'adversité, au danger, au sentiment de la catastrophe. Dans plusieurs de ses œuvres il filme des corps qui abandonnent leurs tenues, explorant des états limites où les individus ne tiennent plus le face-à-face avec le monde et autrui, où les corps s'affaissent et font masse, s'adressant au spectateur dans sa physicalité.

Le corps à corps : une étape du vivre-ensemble?

2 Pendant ses études dans les années 1990, Aernout Mik est très lié à son professeur de sculpture, l'artiste britannique Thom Puckey qui réalise dans les années 1970 au sein du duo « Reindeer Werk » (avec Dirk Larsen) des performances violentes, autoréférentielles et autoagressives, souhaitant amener les spectateurs dans un processus de conscientisation de leurs comportements conditionnés. Cette dimension performative où un corps renvoie avant tout à lui-même, où un individu s'affirme dans son isolement psychique, traverse l'œuvre d'Aernout Mik, et se retrouve radicalisée par l'utilisation du médium de la vidéo, que l'artiste utilise exclusivement. Ses vidéos mettent en scène des acteurs dans des postures physiques particulières. Elles explorent des normes du corps social par des déplacements de gestes, par des étirements temporels, par des processus de répétition et de décontextualisation. Son œuvre est traversée par la question du vivre-ensemble, interrogeant la manière dont les corps individuels s'articulent pour former une société. Le titre de l'exposition au Jeu de

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Paume, « Communitas »1, se référait à un concept important développé par Victor Turner, anthropologue britannique (1920-1983) qui désignait ainsi un moment particulier et transitoire où les individus se retrouvent dans une égalité sociale provisoire libérant une grande spontanéité. C'est une étape non structurelle dans la construction d'une société où la sensation du vivre-ensemble est très forte, et qui va ensuite être perdue avec la mise en place d'une structure sociale. Le communitas est un moment utopique et temporaire qui viendrait donc en amont des sociétés. Sans être nostalgique d'un paradis perdu, l'œuvre d'Aernout Mik questionne cette étape liminale en mettant en scène des individus physiquement regroupés, en contact tactilement les uns avec les autres, mais qui sont toujours isolés. Ils partagent un espace, un cadre, mais ce partage révèle d'autant mieux leur solitude existentielle : ils ne disposent même pas du langage pour installer un dialogue.

3 Aernout Mik écrit des scénarios joués de manière très performative par des acteurs souvent non professionnels. Chaque fois, les situations sont vaguement reconnaissables sans qu'il ne soit pourtant possible de les nommer précisément. Le spectateur découvre des scènes intrigantes dont il identifie certains signes, comme des corps cherchant la fuite ou installés pour un sitting, sans pouvoir les relier de manière certaine à des événements réels. De manière récurrente, les individus filmés par Aernout Mik sont entraînés dans des expériences de groupe où les corps se touchent et s'exposent au regard, dessinent une foule aux mouvements chorégraphiques sans jamais se constituer comme groupe. Les consciences s'engluent et les repères s'effacent tandis que les corps s'approchent. L'exploration de cet état liminaire à la société est associée à un rabaissement de l'individu dont la personnalité est neutralisée avant d'être revalorisée lors de la construction d'un ordre collectif2. Ce sont ainsi des identités tenues à distance qu'Aernout Mik filme, dépossédées de leur humanité et de la parole. Fig. 1 : Aernout Mik, Organic Escalator, 2000. Single channel video installation, video still courtesy carlier | gebauer, Berlin

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4 Dans Organic escalator (2000) par exemple, le visiteur pénètre un espace de projection étroit où une image de plain-pied montre des hommes et des femmes cherchant à gravir un escalator. Le climat de catastrophe se lit dans les postures et se devine surtout grâce au décor projeté derrière eux qui donne à voir l'écroulement d'une façade : bois, tissu, plaques de plâtres s'effondrent. La structure de projection en placoplâtre tremble elle-aussi, infiltrant la fiction dans l'espace réel par un dispositif immersif. L'escalier est pris d'assaut par des corps nombreux ne parvenant pas à avancer, cherchant à s'extirper de là sans cris ni violence. Ils se touchent, sans agressivité mais sans non plus communiquer. Leur proximité physique contraste avec un isolement psychique ; chacun est seul dans sa tentative de fuite, bien que leurs mouvements ne puissent s'autonomiser de ceux qui les précèdent. Une impression de lenteur et de calme apparent domine la scène, comme en témoignent souvent les rescapés de tremblements de terre ou d'attentats3. L’un d’entre eux est étrangement tourné vers la descente, mais son corps est pris dans un flux global qui l’empêche de s’autonomiser et donne à l’ensemble une dimension chorégraphique. Le spectateur est facilement happé par cette scène décontextualisée et étirée temporellement par la mise en boucle. Fig 2 : Aernout Mik, Glutinosity, 2001, single screen video installation, video still, courtesy carlier | gebauer

5 Dans Glutinosity (2001), Aernout Mik filme en gros plan une foule de corps entassés divisés en deux groupes : ceux qui affichent une résistance en s'enracinant au sol, et ceux qui cherchent à les faire sortir du cadre, à les déplacer. Une situation qui fait écho aux luttes entre manifestants et forces de l'ordre, où, comme le souligne cette œuvre, des corps passifs exprimant une volonté de résistance individuelle contre l'ordre collectif s'opposent à des corps s'agitant pour protéger bien souvent un immobilisme politique. Mais bien vite les rôles s'inversent, empêchant une lecture politique trop littérale. Aernout Mik s'intéresse aux images médiatiques et à la réduction signifiante qu'elles opèrent. A contrario, ses œuvres complexifient notre lecture en perturbant les

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repères. Ainsi dans Glutinosity, la relation dominants/ dominés s'inverse à un moment, et la présentation en boucle permet qu'il n'y ait ni vainqueurs ni vaincus.

6 Dans Training Ground (2006) encore, Aernout Mik filme une séance d'entraînement où des gardes en uniforme doivent interpeller des immigrants irréguliers. Les gestes bien connus se succèdent - mise à terre, fouille au corps - puis de manière inattendue les gardes s'assoient eux aussi, désemparés, voire même angoissés, tandis qu'un immigrant s'éloigne tranquillement. Les vidéos d'Aernout Mik n'offrent pas le refuge de lectures univoques teintées d'idéologie. Le spectateur est confronté à une vision du réel revendiquant l’enchevêtrement.

7 Dans ces trois œuvres, les corps se touchent et pourtant ne se parlent pas. Loin de l'horizon communautaire décrit par Victor Turner, l'œuvre d'Aernout Mik engage une réflexion sur la place réservée au toucher dans les sociétés contemporaines. Marginalisé dans les relations humaines, cantonné dans la sphère de l'intimité, le toucher est déconnecté de l'expérience de la rencontre entre deux êtres. De manière très révélatrice, c'est dans un contexte de suspicion que le sens du toucher est utilisé, lors des contrôles dans les aéroports. Aernout Mik a ainsi consacré une de ses pièces à ces pratiques tactiles de la surveillance.

Le toucher et la vision dans la gestion de la surveillance

Fig. 3 : Aernout Mik, Touch, rise and fall, 2008, two channel video installation, video still, Courtesy carlier | gebauer, Berlin

8 Touch, rise and fall (2008) présente en continu des images familières pour tout voyageur habitué aux aéroports. Elle est en effet centrée sur les opérations de contrôle auxquelles chacun doit se soumettre pour accéder aux halls de départ. Dans ces sas d'entrée, corps et objets sont séparés pour être scannés et palpés. Partout des mains s'activent pour tour à tour trier, manipuler et diriger sacs, manteaux, ordinateurs d'un côté et passagers de l'autre. Le cadrage se concentre sur les mains, sur les actions de

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saisie, de palpage ou simplement de participation au bon fonctionnement du dispositif de contrôle. La caméra est toujours en mouvement, se déplaçant lentement, se rapprochant, multipliant les points de vue, comme si elle cherchait elle aussi à se saisir tactilement du réel. Les images d'Aernout Mik relèvent véritablement ici d'une vision haptique. Le toucher est ainsi pointé dans son rôle au sein de l'organisation de la surveillance, répondant à l'état de méfiance généralisé qui structure aujourd'hui les sociétés.

Fig. 4 : Aernout Mik, Touch, rise and fall, 2008, 2 screen video installation, digital video on hard drive, installation view at National Art Center, Tokyo, 2010, courtesy carlier | gebauer

9 L'installation Touch, rise and fall est une large projection associant les images de deux caméras, créant des ruptures et des faux raccords qui complexifient la lecture. Le spectateur peut vite être désemparé face à une progression linaire régulièrement perturbée par des images récurrentes et des temporalités dissonantes. Comme l'explique Elie During, ce type d'œuvre joue de la déconnexion, de la coupure, offrant l'expérience temporelle de la dislocation4.

10 On connaît bien le rôle de la vision dans la surveillance grâce aux analyses de Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975) qui prend le cas de l'organisation de la ville pestiférée pour montrer comment elle structure les états occidentaux : « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d'écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d'un pouvoir extensif qui porte de façon indistincte sur tous les corps individuels - c'est l'utopie de la cité parfaitement gouvernée »5. Le parallèle avec la ville réagissant aux menaces terroristes est évident : en réponse aux attentats, les gouvernements décrètent des états d'urgence qui, normalisés, permettent de bafouer les libertés individuelles. Chacun est fiché, les déplacements sont surveillés, les zones privées des existences sont pénétrées. Mais tout se passe essentiellement à travers le regard : la surveillance pose le primat du visuel sur le tactile, et part du principe qu'il s'agit de rendre visible toutes les strates des activités constituant une société. Le modèle du panoptique proposé par Jérémy Bentham (philosophe britannique du XVIIIe siècle) et analysé par Michel Foucault, est à la base de la gestion actuelle de la surveillance à partir d'une position omnisciente du regard.

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En organisant des pénitenciers, des asiles, des hôpitaux et des écoles où chacun est isolé mais objet de regard en permanence, on évite les complots, les contagions, les copiages. « La foule, masse compacte, lieu d'échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d'une collection d'individualités séparées. Du point de vue du gardien, elle est remplacée par une multiplicité dénombrable et contrôlable ; du point de vue des détenus, par une solitude séquestrée et regardée »6. Le détenu se sait être en tout instant possiblement observé et participe ainsi implicitement à cette surveillance généralisée. Le tour de force de l'état moderne est dans l'intégration par les individus de toutes ces règles, dans l'assimilation des structures de contrôle. A travers l'importance accordée à ces organisations panoptiques, il s'agit aussi d'éviter que les corps se touchent, d'éviter les foules compactes. Plus globalement, la société se construit sur une mise à distance du toucher au profit du visuel.

11 Néanmoins, et c'est là un aspect que l'œuvre d'Aernout Mik met en évidence, malgré les nouvelles technologies, malgré les outils de vision virtuels qui ont permis d’accroître la surveillance du réel, d'enregistrer tous les mouvements et déplacements (carte bancaire, puces des téléphones), le toucher est encore utilisé dans sa dimension la plus archaïque (palper un corps ou un objet avec les mains) mais aussi avec des excroissances technologiques comme les sondes qui permettent de repérer la présence de certains matériaux, par exemple les métaux dans les aéroports. Le contraste est fort entre la technologie de pointe des outils scannant les corps et les objets par une action visuelle, par un regard pénétrant, et le besoin de recourir néanmoins au sens du toucher pour inspecter autrement, en tâtonnant. Le modèle du panoptique, posé encore aujourd'hui comme base de l'organisation de la surveillance, est questionné par cette place du toucher.

Fig. 5 : Aernout Mik, Touch, rise and fall, 2008, two channel video installation, video still, Courtesy carlier | gebauer, Berlin

12 Une séquence de l'œuvre se passe dans les magasins duty free de l'aéroport. L'attente dans les aéroports est un temps de consommation, d'achats de dernière minute, compulsifs, d'objets saisis, touchés, reposés, puis repris pour être consommés. Aernout Mik dit ainsi dans un entretien être frappé par la « sensation tactile inséparable de

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l'achat »7. Les agents font ici une ronde où ils palpent les peluches, les éventrent parfois, prolongeant l'acte du consommateur en donnant au toucher une dimension nettement plus agressive. De même, on les voit à un autre moment inspecter longuement et avec minutie des déchets plastiques, les passant ensuite aux détecteurs à métaux. L'activité de surveillance étendue aux rebuts peut sembler excessive et absurde, et évoquer à l'inverse une forme d'impuissance face à un terrorisme dont les lieux d'ancrage sont diffus et mobiles. Le contrôle frénétique des objets répond au besoin d'avoir une réaction claire et directe au sentiment de menace. Les procédures s'exposent, participant à l'instauration d'un état de méfiance tout en se revendiquant comme instruments de restauration de la confiance. Le contrôle de sécurité est là pour rappeler la menace permanente et sa (bonne) prise en charge par les gouvernements. Aernout Mik nous en montre la violence, symbolique dans les rapports humains, et réelle dans le rapport aux objets. L'expérience est d'autant plus frappante pour le spectateur qu'il en connaît l'inefficacité générale, régulièrement mise en cause par les médias qui en rapportent les failles nombreuses.

13 La réactivation du toucher dans cette gestion de la surveillance est peut-être finalement surtout le signe d'un échec. C'est parce que les machines les plus efficaces peuvent être trompées, parce que les systèmes les plus pointus sont régulièrement mis en défaut que l'on revient à une forme ancestrale de la surveillance à travers le toucher, redonnant un rôle à l'humain. Mais c'est aussi parce que les scanners corporels soulèvent encore des résistances à leur mise en place systématique. Pourtant, comme le rappelle le site des aéroports français, tout cela est mis en place pour notre sécurité :

14 « Soumettez-vous de bonne grâce aux contrôles de sûreté : il y va de votre propre intérêt ! Ces contrôles sont effectués avant l’arrivée en salle d’embarquement. Les bagages à mains doivent passer dans un appareil de contrôle radioscopique. Sur un écran, l’agent de sûreté visualise leur contenu. Vos bagages à main peuvent également faire l’objet d’une inspection visuelle ou d’une visite manuelle »8.

15 La terminologie utilisée va dans le sens du primat du visuel (« radioscopique », « visualise ») et il est intéressant que la mention du tactile soit exprimée par l’idée d’une « visite », terme étymologiquement relié à la vue, et bien plus attentif à l’intégrité de l’autre que ne le laisse entendre celui d’ « inspection ».

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À mains nues

Fig. 6 : Aernout Mik, Touch, rise and fall, 2008, two channel video installation, video still, Courtesy carlier | gebauer, Berlin

16 Comme dans les architectures panoptiques, Aernout Mik met en évidence la relation au corps individuel qui est isolé pour être inspecté et fouillé. Lorsque son tour arrive, le passager est exclu de la foule, sans être accueilli dans son identité personnelle mais considéré d’emblée comme terroriste en puissance, et isolé à ce titre. Les agents au travail sont également enfermés dans leur fonction qui les met à distance. Aernout Mik a filmé à l'opposé de longues séquences pendant les pauses du personnel, qui cette fois discutent joyeusement, se massent, se divertissent, et semblent alors faire groupe, contrastant fortement avec les passagers qui, bien que présents en masse, sont fondamentalement seuls au moment de leur passage. En filmant les agents dans ces activités ludiques, Aernout Mik montre comment ils ré-apprivoisent leur propre corps et les corps des autres. Se heurter ou se bagarrer sont avant tout des moyens de retrouver contact avec son corps, tout comme le massage, ou les jeux. Le détournement des tapis roulants est particulièrement évocateur puisque cet outil du contrôle devient alors un instrument de relaxation. Le jeu de la chute, où une personne se laisse tomber en arrière, est aussi très symbolique d'un état de confiance retrouvée. Dans le temps de la pause s'entrevoit ainsi l'atmosphère de communitas, d'un vivre-ensemble fait de paroles, d'échanges de regards, de retrouvailles avec son corps propre et de place faite au corps de l'autre.

17 Ces moments de jeux rappellent d'une certaine manière les rituels qui, comme l'a montré Victor Tuner à propos de la tribu des Ndembu en Zambie, ont une fonction sociale9. Ils permettent de rejouer et libérer sur un terrain symbolique des tensions et conflits qui resteraient irrésolus puisque les Ndembu n'ont pas d'organisation politique, et donc ni de règles ni de lois. Aernout Mik évoque lors de cette scène inattendue avec les agents un état collectif débarrassé de certaines barrières corporelles, où les énergies négatives accumulées seraient expulsées à travers des jeux choisis pour leur manière de mettre en scène des relations individuelles. Pour autant, il

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ne s'agit pas ici de croire en une possible amélioration des conditions de travail par des méthodes qui rappellent également certaines études de « coaching ». Si celles-ci ne sont guère efficaces, c'est qu'elles s'appliquent à des individus qui ne vivent pas dans un état communautaire et ne partagent pas de croyances collectives. Les jeux sont ici utilisés pour leur pouvoir suggestif, rappelant la capacité du toucher à mettre en relation des corps dans un contexte autre. Le toucher participe alors d'expressions de confiance, ne cherchant pas à traquer le mal mais à construire un espace commun. Cette fois, les agents n'ont plus de gants et s'investissent dans l'échange à mains nues. Ils prennent le risque du contact et construisent les conditions de la rencontre, qui nécessite de toucher en regardant, en s'adressant à l'autre. Un acte du toucher qui s'associe aussi à une distance, contrairement à Organic Escalator ou Glutinosity, où les corps se touchent mais ne se parlent pas. Les corps amassés les uns aux autres, immergés dans le monde sans distanciation perdent leur capacité à affirmer leur humanité10. Dans ce projet de vivre-ensemble, il s'agit de ne pas s'installer dans la fusion et confusion des corps et des regards mais dans des gestes qui s'adressent, qui véhiculent une intention, une relation, et qui laissent ensuite la place au regard. Comme Marie-José Mondzain le décrit dans son analyse d'une trace de main dans la grotte préhistorique de Chauvet, il est nécessaire de creuser un écart pour construire un regard, de poser la main puis de l'enlever : « Produire des images, c'est inscrire dans le visible avec son corps, ici avec ses mains et avec sa bouche, des opérateurs de séparation et donc d'altérité »11. Le couple toucher et séparer est la condition d'une construction politique où l'individu s'adresse à l'autre dans son humanité.

18 Dans le cas des installations vidéo, l'expérience des images est indétachable du lieu où elles adviennent, ce qu'Aernout Mik a bien compris puisqu'il accorde une grande importance aux scénographies de ses expositions. Dans Communitas au Jeu de Paume, il avait ainsi conçu des cimaises anormalement basses permettant au spectateur d'apercevoir l'ensemble de l'exposition, de circuler entre les cimaises-écrans sans isoler les œuvres, alternant entre différents modes de regard, du balayement globalisant à la fixation concentrée. L'ensemble de l'exposition était en outre baigné dans le silence puisqu'aucune vidéo n'avait de bande-son. Ce parti-pris fort d'Aernout Mik accentuait le sentiment d'irréalité qui se dégage de certaines de ses pièces, et fonctionnait également comme un outil de séparation. L'atmosphère moins hypnotique engageait le spectateur dans une circulation, l'éloignant de l'attention fascinée que procure le cinéma pour le conduire dans un cheminement chaotique, fait d'une pluralité de regards, distraits parfois, médusés souvent, mais jamais complètement absorbés. A distance des images, il pouvait ainsi vivre une expérience forte tout en faisant face au monde, en y questionnant sa place en tant que corps sentant mais mobile, présent à l'espace et aux autres dans une errance tâtonnante.

NOTES

1. Communitas est également le titre d’une installation vidéo datant de 2010 et présentée dans l’exposition.

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2. « Ce sont comme si elles étaient réduites ou rabaissées à une condition uniforme pour être rabaissé à nouveau », Victor W. Turner, The Ritual Process (1969), trad. fr. Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, P.U.F, 1990 3. Ce que l'on retrouve par exemple dans le récit qu'un personnage de Don Delillo fait de sa descente de la tour du World Trade Center le 11 septembre 2011 dans L'homme qui tombe, Paris, Actes Sud, 2008, pp. 69-74. 4. Elie During, Faux raccord, Actes Sud/ Villa Arson, 2010. 5. Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, 1975, p. 232. 6. Michel Foucault, ibid. p. 234. 7. Aernout Mik dans un entretien avec Coromandel Brombacker, Spits, 6 janvier 2003. 8. Texte publié sur le site des Aéroports français, http://www.aeroport.fr/passager/surete-et- securite.php, consulté en mai 2013. 9. « Le rituel ndembu, dans sa forme originelle, avec sa richesse en symboles multivoques (ou polysémiques), peut être considéré comme un instrument qui parvient merveilleusement à exprimer, à maintenir et à épurer périodiquement l'ordre social séculaire, lequel, dépourvu d'une forte centralisation politique, est générateur de conflits multiples », Les tambours d'affliction. Analyse des rituels chez les Ndembu de Sambie, Victor W. Turner, Paris, NRF Gallimard, 1972, p.32. 10. « Si l'homme ne doit pas être enfermé dans la gangue du milieu syncrétique où l'animal vit comme en état d'extase, s'il doit avoir conscience d'un monde comme raison commune de tous les milieux et théâtre de tous les comportements, il faut qu'entre lui-même et ce qui appelle son action s'établisse une distance », Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Tel Gallimard, 1945, p. 116. 11. Marie-José Mondzain, Homo spectator, Paris, Bayard, 2007, p. 25.

RÉSUMÉS

L'oeuvre d'Aernout Mik (artiste néerlandais) filme des corps en interrogeant leur manière d'être présent à un lieu et aux autres, et revient régulièrement sur le motif du toucher. L'installation vidéo Touch, Rise and Fall (2008) s'attache plus particulièrement à montrer ce qui se joue dans les procédures de contrôle dans les aéroports, pour ceux qui en font l'épreuve mais aussi pour ceux qui en adoptent les gestes. Les modes de surveillance des états modernes ont imposé le primat de la vision comme outil de contrôle, mettant à distance les corps et les regards. Pourtant, c'est bien le toucher qui est au coeur des images d'Aernout Mik, engageant une réflexion sur les modes de rapport entre les individus contemporains, entre contact, confiance et séparation.

AUTEUR

MATHILDE ROMAN Docteur en arts et sciences de l'art de l’Université Paris 1 et enseigne au Pavillon Bosio, Ecole supérieure d'art et de scénographie de Monaco. Elle est l'auteur de deux essais : On stage. La dimension scénique de l'image vidéo (LE GAC PRESS, 2012) et Art vidéo et mise en scène de soi (L'Harmattan, 2008). Elle fait partie de l’Institut ACTE), laboratoire de l’Université Paris 1 et du

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groupe de recherche « Le parasitage comme stratégie artistique, brouillage et perturbation des appareillages », MSH Paris Nord et Université Rennes 2. Elle a publié dans les revues Ligeia, Raison Publique et collabore régulièrement comme critique d'art (AICA) à différentes revues (Mouvement, Zérodeux, Art Press, lacritique.org) et catalogues d’exposition. Elle organise aussi projections et conférences autour de vidéos d’artistes, dont le festival Vidéo'val (Université de Créteil / Macval).

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Du près au lointain, l’espace tangible du décor de cinéma

Grégory Bled

1 Le proche et le lointain sont pour nous des représentations de distance et nous en déduisons une dimension temporelle. Conscients de notre corps en mouvement, nous pouvons exprimer une distance suivant un déplacement spatial naturel ou mécanique et cette distance peut alors donner lieu à une mesure du temps. Nous sommes capables de dire ce qui nous précède et ce que l’on précède, l’œil possède donc les clefs de l’espace. Il faut signaler, comme le fait Gérard Simon dans son livre Archéologie de la vision, que la vue en tant que sens possède des « sensibles propres » 1; elle est seule sensible à la couleur, à la lumière. Par contre, elle possède avec le toucher des « sensibles communs » telles que la distance, la forme ou la grandeur. Ces « sensibles communs »2 nous donnent la clef de ce qui peut être touché ou de ce qui nous paraît tactilement inaccessible. Les pleins et les vides nous parlent, la main les pressent, les devine et les ressent. Notre corps sera conscient de sa chute, aspiré par ce vide qui s’ouvre devant lui, puis conscient du futur choc sur cette surface qui se rapproche. Notre corps, notre main sont réceptifs aux creux et aux saillies, sensibles à ces zones de « Nahsicht » et de «Fernsicht »3.

2 La localisation d’un corps dans l’espace ne se contente pas de coordonnées cartésiennes planaires X, Y. Une profondeur est nécessaire. Nous prendrons donc nos distances suivant des coordonnées cartésiennes tridimensionnelles, nous rajouterons un Z. Ces X, Y, Z, sont comme des chromosomes utiles à l’homme, ôtez-en un et l’homme devient l’image de lui-même, sans épaisseur, sans corps physique.

3 Pour Allen Weiss, cette profondeur « existe parce que l’homme n’est pas Dieu »4. Dieu est partout à la fois, il n’a donc pas besoin de se déplacer, il est là et déjà là-bas. Merleau-Ponty, expliquant les arguments de Berkeley, nous dit que la compréhension de la profondeur nécessite pour le sujet pensée et réflexion, il faut pour l’appréhender avoir ce regard latéral5. C’est en tant que décorateur et artiste peintre que je suis confronté à cette expression de l’espace, de l’espace de l’image à l’image de l’espace. Le décorateur et le peintre s’arrangent avec ces chromosomes. Le décorateur prend possession du lieu, l’occupe, le fractionne, le rejette, le réduit, le comprime. Le cadre de

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jeu du décorateur est le plateau de cinéma. Cet « espace clos illimité » 6n’est pas sans nous rappeler ce que Daniel Arasse nous dit de l’espace clos d’Alberti, théoricien de la perspective : « Alberti est un aristotélicien, il ne peut donc pas penser l’infini sur terre. Pour lui, l’espace est aristotélicien, c’est-à-dire clos et fait de la somme de ses lieux. Le point où se rejoignent les lignes de fuite n’est jamais appelé point de fuite, mais point central »7. L’acteur peut pénétrer le décor implanté sur le plateau, y prendre ses marques, ses pas vont fouler le sol et ses mains vont toucher les murs, caresser les étoffes et les corps. Tout en prenant possession de ce lieu par la vue et le toucher, il le perdra. Notre vision nous interdit bien un regard à 360°. Notre corps ne peut pas être en contact avec tout ce qui nous cerne ; il lui faudrait pour pouvoir toucher au même moment l’ensemble des corps et des objets qui l’entourent devenir gaz, air.

4 Si nous dépassons une chose par notre avancée spatiale et qu’elle échappe à notre vue, nous la soustrayons ; si notre main abandonne un corps, nous conservons dans le creux de la paume son souvenir. Nous ne perdons pas complètement cette chose ; de matière, de substance, elle passe à l’état de fantôme, elle se fera mémoire ; cette trace du souvenir participe à cette construction mentale qui nous donne toujours les clefs du lieu et de l’histoire. Il suffit que je voie quelque chose pour savoir le rejoindre et l’atteindre, même si je ne sais pas comment cela se fait dans la machine nerveuse. Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie, et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible. Par ailleurs il est vrai que la vision est suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde. 8

5 Ce « Nahsicht » est cette proximité à l’objet, ce gros plan dans lequel notre œil et notre main vont se perdre. La main caressant le plateau de bois ciré d’une table est dans l’ignorance même de l’objet table ; la main parcourant la surface d’un cube ne peut réfléchir le cube « le cube à six faces égales est non seulement invisible, mais encore impensable ; c’est le cube tel qu’il serait pour lui-même ; mais le cube n’est pas pour lui- même, puisqu’il est un objet »9. Cet espace parcouru par la main échappe à ce « Fernsicht », à la perspective. Il y aurait bien une différence entre ce près, ce premier plan sur cette étoffe soyeuse aux motifs de grandes fleurs, usée par le temps, qui habille la banquette sur laquelle sont assis Monsieur Neville et Madame Herbert et sa robe de dentelles fines, son chapeau de paille avec ruban de tulle volant au vent, et ce lointain qui s’ouvre sur ce jardin anglais, espace cadré par ce dispositif de treillis, dispositif largement illustré par Albrecht Dürer au début du XVIe siècle. Ce type d’installation aide à la mise en perspective dessinée de ce jardin mis en scène dans Meurtre dans un jardin anglais1. L’un sera visuellement touché et ressenti comme tel, il fera corps ; l’autre nous restera tactilement abstrait, distant et fantomatique, allant jusqu’à l’effacement. Le gros plan relève donc d’abord d’un régime physique, affectif, intense de l’image, d’une micro-physique des événements qui ne relève plus de la scène, du tableau, du théâtre, mais d’un espace ouvert, infini, fragmentaire, enfin libéré des mesures normatives de la perspective, de la profondeur de champ, du point de fuite. 10

6 Le décorateur orchestrera près et lointain. Il suggérera à travers un champ visuel 11qui lui sera demandé par le réalisateur pour servir son histoire un assemblage de formes, de trajectoires et de matières. Le champ opératoire du décorateur sera comme ce templum antique où le destin des personnages sera fixé. Le champ mis à disposition par le « caillou »12, par l’objectif est bien ce qui nous révélera l’objet, et Merleau-Ponty nous dit : « quand je vois un objet, j’éprouve toujours qu’il y a encore de l’être au-delà de ce

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que je vois actuellement, non seulement de l’être visible, mais encore de l’être tangible ou saisissable par l’ouïe »13. Il y a bien derrière cette fenêtre, au bout de la falaise, un monde qui se rattache par une surface, un tapis, un gaz à celui dans lequel je suis. Un lieu devance toujours un lieu. Ce monde est constitué d’un nombre incalculable de mondes tangibles dans lesquels je pourrais me mouvoir, me perdre. La surface, le tapis mis à la disposition du décorateur est le sol du plateau, les mondes qu’il proposera seront ou ne seront pas des espaces de jeu tactile pour les acteurs. Ce jeu de l’espace donnera naissance à des espaces de vide, des espaces intermédiaires. Et comme le montre l’artiste François Rouan dans ses œuvres de tressage, l’un est support à l’autre. François Rouan met en évidence des surfaces que l’on peut toucher par rapport à celles, invisibles qui échappent de ce fait au toucher. Pourtant ces surfaces cachées supportent, par le biais du tressage, les surfaces visibles et palpables. Le décorateur, contrairement à François Rouan, choisira une autre dimension, une autre profondeur et une autre hauteur. Pour échapper à la planéité, il prendra possession du plateau de cinéma, véritable palimpseste où le décor et l’histoire du film précédent ont été effacés, gommés pour céder la place à cet espace blanc immaculé qu’il va falloir habiter. A travers son travail spatial, il créera des lieux du jeu haptique et des lieux de jeu exclusivement optique.

7 Sur le plateau de cinéma, le décorateur partira toujours du rien, commencera dans du vide, dans cet espace « qui serait aussi des espaces flottants, indéterminés d’aucune spécificité particulière »14. Ses constructions, ses objets structure vont s’implanter, créer des espaces de vide plus ou moins importants en fonction de la distance qui les sépare. Daniel Buren parle « d’objet-espace »15 pour le vide et « d’objet-structure » 16 pour le plein. Il donne au vide (Vide : nom masculin, espace où il n’y a rien, Dictionnaire Quillet, 1948) une épaisseur ; il devient objet (Objet : nom masculin, tout ce qui affecte les sens, Dictionnaire Quillet, 1948). Le vide devient une chose concrète perceptible et palpable, il prend du corps et nous livre ses trois dimensions, il répond à la vue et au toucher, il va au même titre que la structure prendre sa place dans l’espace, il sera acteur dans l’espace scénographique et nous révélera, même en échappant à notre regard, le temps, le son, la matière et l’odeur.

8 J’ai, il y a quelques années, tiré le portrait de cet espace rassemblé d’éléments hétérogènes qui devient homogène par ce tressage du visible et de l’invisible, dans le tableau l’Espace17 (Fig. 1). Ce décor qui ne peut évidemment pas être clos est obligatoirement ouvert et fermé, dehors et dedans, à la fois vide et plein ; « les opposés sont à tel point exclusifs qu’ils ne seraient l’un sans l’autre qu’abstraction, que la force de l’être s’appuie sur la faiblesse du néant qui est son complice… »18. Le plein ne serait rien sans le vide, et il n’y a bien comme le dit Gaston Bachelard 19que la poésie qui puisse venir à notre aide pour définir ce qu’est cet espace ; il est le ventre de la femme, il est ce cube avec ce sol en damier, ce pavement du Quattrocento, il est l’embrasure, l’ouverture sur la nature, il est le gardien des objets, il est le temple de la mémoire.

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« Votre maison est votre corps élargi »20. L’espace est bien notre corps élargi. L’espace est bien ce qui définit notre champ tactile.

Fig. 1 : Grégory Bled, L’Espace, 2006, Peinture acrylique sur toile de 88 x 116 cm

Commençons par le près

9 Le jeudi 11 avril 2013, j’eus le grand plaisir de croiser M. Georges Lautner. Il était invité par la Cinémathèque de Toulouse pour les cinquante ans de son film Les Tontons flingueurs21. Je lui rappelai alors - lui évidemment ne s’en souvenait pas - que j’avais réalisé mon premier décor de film publicitaire pour lui. Il me donna, il y a presque 28 ans, ma première leçon de décor de cinéma. Les espaces créés sur le plateau représentaient des espaces de travail et il m’avait alors demandé de remplir les tiroirs du bureau d’accessoires divers (feuilles, crayons dossiers….) car quand l’acteur ouvrait un de ces tiroirs, il devait avoir quelque chose à manipuler, à palper. Dans ce lieu du décor à l’échelle humaine, contrairement au souhait de Georges Perec, il y a beaucoup plus que le Rien. Dans son livre Espèces d’espaces, l'écrivain est à la recherche d’un espace inutile : il lui arrive de penser à rien mais il n’arrive pas à penser le rien. « Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque chose, une pratique une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus ? »22 C’était bien cela que Georges Lautner me demandait : remplir ce rien, lui donner une histoire et lui réserver un destin.

10 L’espace du décor cinématographique est le lieu des souvenirs. Et la reconstitution de ces espaces doit, dans la mesure du possible, faire ressentir cette vie passée et devenir l’endroit du jeu présent pour l’acteur. Le stylisme et l’accessoirisation en sont les

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traces, la patine sur les murs en est le voile laissé par le temps, elle est la trace du vivant, de la crasse. Les Chinois ont un mot pour cela, ̏ le lustre de la main ̋ ; les japonais disent ◌̏ l’usure ̋ : le contact des mains au cours d’un long usage, leur frottement, toujours appliqué aux mêmes endroits, produit avec le temps une imprégnation grasse ; en d’autres termes, ce lustre est donc bien la crasse des mains. 23

11 Cette usure est le reflet du vieillissement de l’espace, elle est les rides du portrait spatial de cet autre acteur qu’est le décor. Cet acteur prendra lui aussi la lumière, il saura dissimuler ses atouts, il se fera « toko no ma », caché dans l’ombre ou se fera « shôji »24, écrasé de lumière.

12 Le décor est la géographie de la vie de l’acteur, il constitue son ossature. Il est la coquille qui préserve les souvenirs que le décorateur, en accord avec le réalisateur, a souhaité lui offrir. On sait, comme le fait remarquer Georges Perec, que les espaces sont fragiles ; ils changent et se transforment au cours de la vie : Le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : ̏Ici, on consulte le Bottin ̋ et ̏ Casse-croûte à toute heure ̋.25 13 Quelle chance d’avoir cette possibilité de créer ces espaces, de pouvoir recoller ces phrases sur la glace du petit café en lettres de porcelaine blanche, de se métamorphoser en architecte de l’espace et du temps, et de voir les personnages, les acteurs tourner les pages de ce bottin et chasser d’un mouvement de la main les miettes du casse-croûte de cette table en formica.

14 Le décorateur pourra par le jeu de matières ou de trompe l’œil donner à toucher du vrai et du faux. Daniel Arasse dans son livre le Détail 26 nous parle de cette mouche, de cette représentation de la mouche devenant véritable trompe l’œil. Ce détail pictural qui a connu un véritable succès entre la moitié du Quattrocento et le milieu du XVIe siècle prend place sur le rebord du tableau ou sur la toile ; ce détail est rejeté en dehors de la composition, il vient à la rencontre des spectateurs27. Ce détail ailé a ce double pouvoir de remettre la surface du tableau à sa place, la rendre encore plus plate, puis parfois dès qu’il s’intègre à la perspective spatiale du tableau, il peut en augmenter la tromperie. Il étire avec lui le détail architectural ou le corps sur lequel il est posé. Comme Cimabue, l’acteur pourra être trompé par les « Giotto du décor » qui maîtrisent matières et lumières. La lumière modelant le sujet peint lui procure ce volume, cette illusion de creux, de bosses, véritables paysages vallonnés. Les jeux d’ombres portées et propres soulignent cette profondeur, le noir d’une ombre fera creux, le blanc lumineux fera bosse. Il suffit de regarder ce trompe l’œil de bas-relief réalisé vers 1745 (Fig. 2) servant comme élément décoratif de haut de porte pour comprendre l’intérêt de cette maîtrise de la lumière et l’impact qu’elle peut avoir sur un volume. La qualité de ce trompe l’œil était telle que je me suis, à plusieurs reprises, placé latéralement aux panneaux peints, passant une main imaginaire sur leur surface, pour bien m’assurer de la planéité de l’œuvre.

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Fig. 2 : Huile sur toile, France, vers 1745, dessus de porte L’été, d’après les bas-reliefs des quatre saisons sculptés par Bouchardon pour la fontaine de la rue de Grenelle à Paris. Panneau présenté pour l’exposition sur le trompe l’œil au Musée des Arts Décoratif de Paris en 2013. Photo G. Bled.

15 Combien de fois avons-nous salivé devant des raisins gorgés de sucre, devant des poires juteuses se réfléchissant dans un gobelet d’argent ou une théière de porcelaine diaphane, comme dans les peintures de Chardin. C’est la nature même. Les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux (…) C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger ; cette bigarade, l’ouvrir et la presser ; ce verre de vin, et le boire ; ces fruits, et les peler ; ce pâté, et y mettre le couteau. 28

16 Notre œil, notre « presque main »s’est parfois promené sur le grain subtil de la peau comme sur celle de La Vénus d’Urbin réalisée par Tiziano Vecelli dit le Titien29. Notre œil trompé avait déjà averti la main sur la façon de saisir la bigarade ou de caresser cette chair. L’œil du peintre Zeuxis,30 analysant la gestuelle de la main devant soulever l’étoffe qui dissimule le tableau de son ami peintre Parrhasios, s’aperçut que cette étoffe n’était pas réelle mais peinte. Nous sommes face à un « trompe-la main ». Cette information œil-main est ce que Gilles Deleuze nomme l’aspect digital dans les valeurs de la main.

17 Le digital semble marquer le maximum de subordination de la main à l’œil : la vision s’est faite intérieure, et la main est réduite au doigt, c’est-à-dire n’intervient plus que pour choisir les unités correspondant à des formes visuelles pures. Plus la main est ainsi subordonnée, plus la vue développe un espace optique ̏ idéal ̋, et tend à saisir ses formes suivant un code optique.31

18 Au cinéma, le trompe-l’œil a sa place dans l‘espace ; il se fait matière, et il peut en être la prolongation. Il doit se faire visible en tant que matière, et ressenti en tant que profondeur. Ce ressenti d’espace fonctionne s’il est imperceptible en tant que surface plane. Le trompe- l’œil est une image qui cherche à cacher sa nature d’image. « Le trompe-l’œil est ce qui, de la peinture, sollicite au premier chef le cinéma. C’est même ce qui, de la peinture, s’est intégré techniquement au cinéma depuis au moins Méliès. » 32 Le trompe-l’œil spatial procède d’un travail sur les dimensions, il est le résultat d’une confiscation d’une dimension. De trois dimensions nous allons passer à deux, et c’est en cela que réside la magie car l’illusion intervient dans la simplification de l’espace. Le trompe-l’œil mérite une attention particulière. Il n’est plus objet, il en perd ses limites. Et il faudra au moment de l’étude de cette image, afin d'en modéliser l'espace, tenir compte de l’espace de jeu, l’espace tangible, car le mouvement cohabite mal avec le

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trompe-l’œil. Il faut en déterminer les zones dangereuses où il est aisé de basculer de cette maîtrise de la tromperie à la faute, au grotesque, à un effet mettant en doute la compréhension, la captation de l'espace. Le trompe-l’œil, lorsque celui-ci apparaît comme un mapping de l’espace du décor de cinéma, peut quant à lui subir toucher, caresses et coups.

19 Ce n’est pas une illusion de planches de bois que l’actrice Sabine Azéma vient toucher. Nous sommes en Angleterre, au cœur du Yorkshire, dans le village de Hutton Buscel où se trouve le jardin de Monsieur et Madame Teasdale. C’est sous le regard du chat en mosaïque qui trône au milieu de l’allée du jardin que Miles Coombes décide un jour de s’enfermer dans la remise au fond du jardin. Cette remise fabriquée de planches de bois brûlées par le soleil et surtout grisées et patinées par la pluie, avec son verrou et sa poignée rouillés, aux petites fenêtres fermées par un grillage à poule, sera le lieu de retraite de Miles. Pendant cinq semaines, il va y faire le point sur sa vie, ses déboires amoureux et ses envies cachées. Trois femmes, toutes trois jouées par Sabine Azéma, vont, à travers les planches, essayer de rentrer en contact avec Miles et nous allons alors assister à une palette de touchers, de coups, de caresses, de toqués, de heurts. Célia Teasdale, incapable d’avouer son amour secret à Miles, viendra lui amener ses repas, et, le front collé aux planches, essaiera de l’apercevoir à travers les joints. Sylvie Bell, employée chez les Teasdale, qui, mains à plat sur la porte, parle du voyage qu’ils doivent faire ensemble, toquera à la porte, puis se rappelant du poème que Miles lui a raconté, elle caressera les planches et arrachera à l’aide de ses ongles des fibres du bois. Puis Rowena Coombes, sa femme, viendra frapper ce mur de bois, le suppliant de sortir. Miles, voulant repartir à zéro, sortira en direction de la gare pour prendre le premier train, ou bien… Une autre décision, une autre histoire. 33

20 Ce film, sans aucune scène d’intérieur, avec juste une amorce de l’entrée de la maison des Teasdale, de l’entrée de l’église, et de l’espace clos de la réserve, a été tourné sur les plateaux des studios d’Arpajon, en région parisienne. Travaillant à l’époque sur un autre plateau, j’ai eu le plaisir de déambuler à travers ces décors réalisés par Jacques Saulnier34. Lors de mon interview avec lui, en 2012, la discussion s’est portée à un moment donné sur cet espace du décor à l’échelle 1. Ce lieu du jeu tactile où les acteurs laissent leurs empreintes diffère de ces lieux de la découverte et des lointains qui leur sont interdits. Ces espaces répondant à la loi de la perspective n’ont pas d’échelle en commun et le passage de l’un à l’autre nécessite un espace de transition, un espace intermédiaire.

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Fig. 3 : Smoking No Smoking, Alain Resnais (1993) © Pyramide

L’espace intermédiaire

21 Cet espace de transition est peut-être de l’ordre de l’éther, ce cinquième élément qui s’ajoute à la terre, à l’eau, au feu et à l’air.

22 En plus de ces quatre essences, Aristote voyait également le monde, comme plongé dans une quintessence, une cinquième essence, qu’il nomme éther. Le concept de vide tel que l’utilise aujourd’hui la physique semble assez proche de cette notion aristotélicienne d’éther. L’éther était pour Aristote le référent final, l’espace dans lequel tout était plongé et prenait consistance… Le vide quantique est devenu pour les physiciens le réservoir d’énergie dont les vibrations sont les particules, donc en quelque sorte la matière35.

23 Léonard de Vinci36, dans sa manière de traiter proche et lointain, de capter l’objet, le personnage en saillie par rapport au creux du paysage, a introduit et mis en évidence un espace qui sépare le dedans du dehors. Il veut maîtriser la lisière qui les distingue, frontière qui souvent se résume au trait, au dessin, à ce linéament qui délimite les surfaces. Cette démarcation permet de décoller le premier plan du lointain. Le personnage utilise ce trait pour s’y détourer et ce trait devient pour Léonard de Vinci une zone qu’il faut atténuer, effacer. Il utilisera la méthode du sfumato et de l’évanescence. L’introduction de cette zone indécise et là, indécise peut être compris comme floue, mais aussi comme une hésitation à choisir son camp. Le trait ne sait plus s’il fait partie du personnage du premier plan ou du lointain, la frontière devient extrêmement brouillée. Le trait est comme ces zones de clair-obscur, sorte de déconstruction du rapport franc entre clair et obscur, dilution de la lumière dans l’ombre. Les nombreuses couches de glacis sont utilisées pour brouiller les pistes, la fumée qui entoure le personnage en diminue le coté préhensible, l’œil se perd un peu, hésite, espace creux ou saillie ? Léonard de Vinci élimine la masse des objets et des personnages qui nous semblent moins tactiles, mais d’un autre côté il augmente l’hapticité de l’air qui sépare les choses, l’hapticité de l’espace : on peut sentir la chaleur de l’air et le vent qui brouille au regard la mèche de cheveux. L’œil peut toucher cet espace intermédiaire, l’air prend du corps. Ce passage indécis entre optique et tactile est ce que Gilles Deleuze nomme l’haptique.37

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24 Cette dilution que nous propose Léonard de Vinci dans ce passage entre près et lointain est ce franchissement d’une figuration à la forme. « On part d’une forme figurative, un diagramme intervient pour la brouiller, et il doit en sortir une forme d’une tout autre nature nommé figure »38. Ce passage n’est-il pas ce moment où, au cinéma, le changement de point nous fait basculer d’un corps à un autre, où dans la profondeur de champ, un objet perd de son espace tactile-optique, de sa figuration. Nous sommes dans une zone d’indiscernabilité, et c’est dans cette zone que l’œil touche.

25 Pour Léonard de Vinci, ce vide tout comme le vide quantique est source d’énergie, donc de matière, il possède cette épaisseur que l’on peut ressentir lorsque, pendant une promenade, on se rend compte qu’il y a beaucoup plus que le sol que l’on frappe des pieds, plus que les troncs d’arbres que l’on frôle des mains, plus que la douceur de l’herbe sur laquelle l’on se repose, il y a ce paysage qui se cache derrière la dune et qui vous est encore inconnu mais que de douces odeurs vous annoncent. Et le bruit des vagues encore invisibles vous remplit déjà l’œil, le vide est déjà lourd de promesses. Il y a la clairière cachée par ses arbres, il y a la lumière, il y a cet air gorgé d’embruns qui vous assèche la peau sous ce soleil blanc qui fait s’évaporer l’humidité de la terre chargée d’odeurs ; votre peau se parfume de l’air qui vous enveloppe.

26 Léonard de Vinci, par ses observations sur l’éloignement, la perspective de l’effacement, « porte par-là la perspective en un lieu où elle échappe aux mathématiques, et, surtout, il la détache en même temps du lien souverain qu’elle entretenait jusqu’alors avec l’idée de proportion. »39 Nous échappons, au moment du changement de point dans cette zone indécise, aux règles de la géométrie. Les corps se perdent. Le décorateur en accord avec le chef opérateur, peut matérialiser une zone de voile, de cadres tendus de tulles, de grands vélums, mettre en place des dispositifs de rampe à gaz troublant l’air, utiliser des machines à fumée, à bruine. Tous ces agencements auront pour fonction première de brouiller, comme le dit Gilles Deleuze, le passage du près au lointain.

27 Une autre décision, une autre histoire…

28 Cette décision sera tragique pour Miles Coombes. Partis en voyage, Sylvie Bell, et lui se retrouvent au sommet d’une falaise, face à la mer. Une légère brume cache l’horizon, elle s’épaissit et engloutit une plate-forme pétrolière. Face à ce spectacle, Sylvie et Miles s’enlacent, se touchent et s’embrassent. La brume doucement envahit l’espace, les corps s’estompent, s’effacent et perdent de leur épaisseur tactile. Déjà le paysage n’existe plus, le lieu est brouillé, l’espace intermédiaire entre proche et lointain a pris possession de l’ensemble. Les personnages deviennent des formes puis des fantômes. Les corps, mains en avant se cherchent, il n’y a plus que la voix de Miles pour ramener Sylvie auprès de lui. Miles, perdu, désorienté, avalé par la brume tombera de la falaise.

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Fig. 4 : Smoking No Smoking, Alain Resnais (1993) © Pyramide

Les lointains et l’infini

29 Jacques Saulnier me disait, lors de notre entretien, que pour donner une échelle à ces falaises du lointain, dans son décor de bord de mer de Smoking, No smoking, il y avait déposé une maquette d’église. Ce décorateur a été pendant un moment celui qui a eu le pouvoir d’approcher, de toucher ce presque infini. L’acteur n’a pas sa place dans ces espaces dans ces lointains, ils ne sont pour lui que des référents optiques. Pour le peintre décorateur, ces lointains deviennent l’endroit d’une liberté tactile, le geste peut s’y libérer ; la main en mouvement, dans une véritable insubordination peut y devancer la vue40. Le décorateur fera en sorte dans son espace scénique de se rapprocher des lointains et de l’infini et comme l’évoque Gaston Bachelard, il aura l’imagination« miniaturante »41. L’église de Jacques Saulnier « emmagasine de la grandeur. Elle est vaste à sa façon »42.

30 Le décorateur pourra toucher ces lointains, il leur donnera du corps, de la présence par la mise en œuvre de techniques relevant d’observations de la nature ou d’écrits comme ceux de Léonard de Vinci qui nous donne entre autres des conseils pour la peinture des montagnes. Parmi les montagnes éloignées de l’œil, celle qui est naturellement la plus foncée sera du plus beau bleu ; et plus foncée par nature est celle qui est plus élevée et plus boisée ; car, comme ces bois sont haut placés, ils montrent la partie inférieure de leurs arbres ; et ces parties inférieures sont obscures parce qu’elles ne voient pas le ciel. En outre, les plantes sauvages des bois sont plus obscures que les cultivées ; les chênes, sapins, cyprès et pins sont beaucoup plus foncés que les arbres fruitiers de toute sorte et les oliviers… 43

31 Pour le peintre décorateur, l’empreinte de son doigt dans la peinture peut devenir arbre tout comme un essuyage peut devenir plaine (Fig. 5). Ce presque infini libère le geste du peintre décorateur ; il pourra gratter, racler, essuyer.

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Fig. 5 : Grégory Bled, Paysage de lointain, 2012, Acrylique sur carton 5 x 12 cm

32 L’abstraction n’est pas loin, c’est à travers une mise à distance de ce presque infini que le paysage peint ou modelé fera narration. Le décorateur, devenu géant par rapport à ses miniatures, peut d’un simple froissement de papier faire la montagne qui se diluera dans la lumière des projecteurs. Ce lointain, « fabrique d’ailleurs des miniatures en tous les points de l’horizon. Le rêveur, devant ces spectacles de la nature lointaine, détache ces miniatures comme autant de nids de solitude où il rêve de vivre »44. Le lointain reste interdit au jeu de l’acteur, en s’en rapprochant, il nous dévoilerait ses failles, ses matières grossières, ses coups de pinceau sans finesse, il nous dévoilerait sa technique. Or, la technique ne doit surtout pas effriter la poésie. La proximité de cette peinture du lointain nous dévoile donc une épaisseur, une croûte, un paysage en relief. La caresse de notre main peut nous révéler un paysage de sillons, de bosses, de creux, véritable voyage en braille nous dévoilant le détail pictural que seul le peintre peut toucher. Pour avoir accès aux détails iconiques, il faudra prendre du recul, rejoindre Célia Teasdale et Miles Coombes dînant ensemble sur la terrasse, verre de cherry après verre de cherry, regardant rougir le ciel, tomber la nuit et au loin, le petit village se parer de lumières . En peinture, le détail iconique se distingue du détail pictural qui, lui, ̏ ne fait pas image ; il ne représente pas et ne donne rien d’autre à voir que la matière picturale posée sur la toile, maniée et manipulée parfois jusqu’à en être triturée ̋45. Le détail iconique est donc lié aux concepts d’image, de représentation, de renvoi et de transparence46.

33 Il faudrait posséder un don divin pour représenter cet infini dont la caractéristique est d’être mouvant, d’être fugace, qui nous accompagne dans nos déplacements mais qui reste toujours à bonne distance, comme deux aimants qui se repoussent. Son indépendance lui donne un caractère mystérieux et pour certains, mystique, il pousse les hommes à dépasser cette chaîne de montagnes, connaître la fin de la plaine, descendre les rivières et traverser les océans. L’infini c’est le divin. En ce sens, l’infini est le fondement des choses finies, le fini, c’est le limité, le divisible, le mesurable, le quantifiable. Le fini est susceptible d’accroissement et de diminution. L’infini ne peut être plus grand ou plus petit qu’il n’est. Il n’y a pas de plus ou de moins dans l’infini47.

34 Je ne sais pas si Dieu était présent au 14 Boulevard Raspail à Paris en janvier 2013, au lieu insolite, « The Museum of Everything » où lors de ma visite, j'ai découvert cet artiste qui, lui, a vu Dieu. Edmund Monsiel est né en Pologne en 1897. En 1942 chassé par les allemands, il se réfugie chez son frère. Il restera caché dans le grenier pendant 20 ans jusqu’à sa mort. Ce n’est qu’après sa mort que l’on y trouvera quelques 500 dessins. À travers son œuvre, Edmund Monsiel a voulu se rapprocher de l’infini, il

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voulait retrouver Dieu qui lui était apparu et, à l’aide d’un crayon, dessinait des visages, du plus grand au plus petit et jusqu’à son infiniment petit possible. Il nous faut utiliser une loupe pour rentrer dans son dessin ; l’image prend alors une autre dimension, acquiert une profondeur et nous échappons à son cadre, nous nous y perdons mais là encore, l’artiste semble confronté à une contrainte technique, la grosseur de la mine de crayon qui lui interdit cet infini car le point le plus petit restera toujours un point.

35 Le décorateur, dans son espace mesurable, a la capacité de représenter en raccourci, l’ensemble du réel, « un coup de pinceau suffit à signaler une mer »48 mais il reste incapable de s’approcher, d’effleurer réellement l’infini. Il fera lui aussi usage de cet adverbe presque et comme l’artiste Edmund Monsiel, il sera trahi par ses outils, par ce toucher, qui même s’il est frôlement, ne peut pas être aura. Le décorateur face à cet espace clos se heurtera aux murs du cyclorama qui seront ses limites, notre presque infini se fracassera contre. On peut rêver de les pénétrer, de les dépasser mais nous sommes bien dans un espace commensurable, il faudrait comme Alice pouvoir passer de l’autre côté.

NOTES

1. Gérard Simon, Archéologie de la vision, L’optique, le corps, la peinture, Paris : Seuil, 2003, p. 32p 2. Ibid. 3. Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, Nouvelles Éditions Séguier, 1995, p. 146. « Dans l’espace creux, quelque chose fait saillie (visuelle) : ce sont les objets, et notre vision connaît ainsi deux régimes, selon qu’elle a affaire à ce qui s’éloigne de nous et se creuse, l’espace, ou à ce qui pointe vers nous et s’offre, les objets. L’initiateur de ce fantasme, le sculpteur allemand Adolf Hildebrand, écrit carrément, en 1893, que ̏ces deux moyens de percevoir le même phénomène, non seulement ont une existence séparée dans nos facultés de la vue et du toucher, mais se retrouve unies dans l’œil ̋ L’œil voit, mais aussi il touche : il y a dans la vision des perceptions optiques, purement visuelles, et des perceptions haptiques, visuelles-tactiles, double mode qui d’ailleurs répond à un autre partage, entre ̏ Nahsicht ̋ (la vue de près, la vision courante d’une forme dans l’espace vécu, où l’on peut s’approcher et toucher) et ̏Fernsicht ̋ (La vue de loin, la vision de ces mêmes formes selon les lois spécifiques de l’art). » 4. Allen Weiss, Mirrors of infinity, Princeton Architectural Press, 1995, p. 34. 5. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945. « Ce que j’appelle profondeur est en réalité une juxtaposition de points comparables à la largeur. Simplement, je suis mal placé pour la voir. Je la verrais si j’étais à la place d’un spectateur latéral, qui peut embrasser du regard la série des objets disposés devant moi, tandis que pour moi ils se cachent l’un l’autre. » Merleau-Ponty fera lui aussi référence à Dieu « Pour Dieu, qui est partout, la largeur est immédiatement équivalente à la profondeur», pp. 295-296. 6. Claude Régy, Espaces perdus, Besançon, Éditions Les Solitaires intempestifs, 1998. Claude Régy attribue cet espace clos illimité au théâtre, p. 25 7. Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris, Éditions Denoël, 2004, p. 45. 8. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Folio essais, 1964, pp. 16-17. 9. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 236.

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10. Pascal Bonitzer, Décadrages. Peintures et cinéma, Paris, Cahiers du cinéma Éditions de L’étoile, 1995, p. 89. 11. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945. Ce champ visuel est ce par quoi «… par position j’ai accès et ouverture à un système d’êtres, les êtres visibles, qu’ils sont à la disposition de mon regard.», pp. 250-251 12. J’ai le souvenir sur un tournage de Claude Zidi, de Monsieur Michel Serrault, avant une prise, déclamant son amour pour l’objectif : « Oh mon beau et gros caillou…. » 13. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 250. 14. Claude Régy, Espaces perdus, Besançon, Éditions Les solitaires intempestifs, 1998, p. 135. 15. Entretien entre Daniel Buren et Pascale Marthine Tayou, « La Liberté de la contrainte », Revue L’officiel Art, avril mai juin 2012, p. 90. 16. Ibid. 17. Séries de peintures autour du livre de Khalil Gibran, Le Prophète. http://www.bledg- peintures.com/index.php?page=peintures&categorie=17 18. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 91. 19. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1957, p. 25. En évoquant les souvenirs de la maison, nous additionnons des valeurs de songe ; nous ne sommes jamais de vrais historiens, nous sommes toujours un peu poètes et notre émotion ne traduit peut-être que de la poésie perdue, 20. Khalil, Gibran, Le Prophète, Librairie Générale Française, 1993, p. 49. 21. Georges Lautner, Les Tontons flingueurs, France, Avec Lino Ventura, Bernard Blier, Francis Blanche, Jean Lefebvre. Dialogues Michel Audiard, 1963. 22. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, p. 67. 23. Junichirô TanizaKi, Eloge de l’ombre, Traduit du japonais par René Sieffert, Éditions Verdier, 2011, p. 33. 24. Ibid. 25. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, pp.179-180. 26. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapproché de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 117. 27. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapproché de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 117. Daniel Arasse cite une fausse anecdote rapportée par Vasari au sujet de Giotto : « Giotto, dans sa jeunesse, peignit un jour d’une manière si frappante une mouche sur le nez d’une figure commencé par Cimabue que ce maître, en se remettant à son travail, essaya plusieurs fois de la chasser avec la main avant de s’apercevoir de sa méprise. » 28. Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, à propos du tableau Le Bocal d’olives de Chardin, Paris, Hermann, Éditeurs des Sciences et des Arts, Nouvelle édition, 2007, pp. 219-220. 29. http://www.univ-montp3.fr/pictura//GenerateurNotice.php?numnotice=A9179 30. E.H Gombrich, L'Art et l’illusion /psychologie de la représentation picturale, Phaidon Press Limited, 2002, pp. 172-173, nous cite le cas de l’anecdote contée par Pline. « Où l’on voit le peintre Parrhasios tromper son ami Zeuxis qui avait peint des grappes de raisin d’une si parfaite ressemblance que des oiseaux tentaient de les becqueter. Parrhasios invita son rival à entrer dans son atelier afin de regarder ses tableaux, et lorsque Zeuxis s’efforça de soulever une pièce d’étoffe qui semblait dissimuler un cadre, il s’aperçut qu’elle n’était pas réelle mais peinte : sur quoi il dut reconnaître que Parrhasios l’avait emporté, car il ne s’était pas contenté de tromper des oiseaux privés d’intelligence, mais il avait abusé l’œil exercé d’un artiste. Envisagé à la lumière de la froide raison, ce triomphe de Parrhasios nous paraîtra un peu moins digne de susciter l’admiration. Toute l’expérience antérieure du malheureux Zeuxis devait lui indiquer qu’il n’y avait pas la moindre probabilité qu’il puisse se retrouver devant la peinture d’un voile. Quelques touches de lumière et d’ombre devaient suffire à lui faire « percevoir »le voile réel qu’il attendait, et d’autant mieux que son attention se fixait déjà sur l’attente de la phase suivante : le tableau

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qui allait lui être révélé. Les peintres de sujets trompe l’œil se sont souvent appuyés depuis lors sur les effets conjoints de l’attente et de l’illusion. » 31. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 145. 32. Bonitzer Pascal, Décadrages. Peintures et cinéma, Paris, Cahiers du cinéma Éditions de L’étoile, 1995, pp. 34-35. « Le trompe-l’œil serait-il le dénominateur commun du cinéma et de peinture ? Du plan et du tableau ? On remarquera que si le cinéma a longtemps été méprisé comme art, c’est en raison de son caractère d’attraction illusionniste à l’usage des foules. De même la peinture a pu être condamnée pour la même raison, et plus particulièrement le trompe-l’œil a été dénoncé comme amusement mineur, tour de force d’escamoteur sans rapport avec la vraie peinture, avec la vérité en peinture. Depuis Baltrusaïtis cependant, le point de vue s’est renversé, et le trompe- l’œil tend à être replacé, comme dans les mythes antiques de Zeuxis et Parrhasios, aux confins, sinon au centre même de la peinture. Le trompe-l’œil est ce qui, de la peinture, sollicite au premier chef le cinéma. C’est même ce qui, de la peinture, s’est intégré techniquement au cinéma depuis au moins Méliès. Or, qu’est- ce qu’un trompe-l’œil ? Une représentation, qui se dénonce en deux temps comme l’illusion d’un spectacle réel, comme illusion de la réalité. La conscience et le tableau, le plan et le tableau si l’on veut, d’abord confondus dans l’illusion de réalité, se détachent brusquement l’un de l’autre. Et c’est bien ce détachement, non l’illusion, qui fait la jouissance du trompe-l’œil : ̏ Qu’est- ce qui nous séduit et nous satisfait dans le trompe-l’œil ? demande Lacan. Quand est-ce qu’il nous captive et nous met en jubilation ? Au moment où par un simple déplacement de notre regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu’il n’y a là qu’un trompe-l’œil. Car il apparaît à ce moment-là comme autre chose qu’il se donnait, ou plutôt il se donne maintenant comme étant cet autre chose ̋ » 33. Alain Resnais, Smoking, No Smoking, France, 1993, adapté de la pièce de Ayckbourn Alan, Intimate Exchanges, 1982. 34. Après une formation à l’école des Beaux-arts et à L’IDHEC, Jacques Saulnier sera l’assistant d’Alexandre Trauner et de Max Douy. A la fin des années 50, il devient chef décorateur, il travaillera entre autres pour Claude Chabrol, Louis Malle, Robert Hossein, Georges Clouzot...C’est à partir de L'Année dernière à Marienbad en 1960 que va naître une longue collaboration entre Jacques Saulnier et Alain Resnais. 35. Ludovic Bot, Philosophie des sciences de la matière, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 53-54. 36. Léonard De Vinci, Traité de la peinture, textes traduits et commentés par André Chastel, Éditions Calmann-Lévy, 2003. 37. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil , 2002, p. 146. Chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans l’autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle, mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. 38. Ibid. 39. Lucien Vinciguera, Archéologie de la perspective. Sur Piero della Francesca, Vinci et Dürer, Paris, PUF, p. 76. 40. Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002. «On appellera manuel le rapport ainsi renversé.», p. 146. 41. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1957, p. 141. 42. Gaston Bachelard, ibid. p. 195. 43. Léonard De Vinci, Traité de la peinture, textes traduits et commentés par André Chastel, Éditions Calmann-Lévy, 2003, p. 140. 44. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1957, p. 159.

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45. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapproché de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 268. 46. Klaus Speidel, L’Écriture du détail : allers retours entre peinture et littérature, dans « Complications de texte : les microlectures », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°3 ; 01 septembre 2007. 47. Jean-Marie Nicolle, Jérôme Dokic, Philippe Drieux, René Lefebvre, (Textes réunis), Symboliques et Dynamiques de l’espace, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2003, p. 57. 48. Emmanuelle Hénin, Ut Pictura Théatrum, Théâtre et peinture de la renaissance italienne au classicisme français, Genève, Travaux du Grand Siècle, Librairie Droz S.A, 2003, p. 316.

RÉSUMÉS

C’est en tant que décorateur et artiste peintre que je modèle l’espace, de l’espace de l’image à l’image de l’espace. L’espace du toucher, l’espace de jeu optique, l’espace de poésie selon Gaston Bachelard, l’espace sujet aux lois de la perspective, de celle d’Alberti à la perspective d’évanouissement de Léonard de Vinci, l’espace de jeu digital, tactile, haptique, manuel de Gilles Deleuze, sont les multiples facettes de l’espace du décor. Le cadre « clos illimité » de cet espace est le plateau de cinéma, ce lieu vide où le décorateur mettra en scène le présent de l’acteur sans en ignorer le passé et le futur. L’espace commensurable du décor de cinéma se conjugue du près au lointain. Le près est souvent l’espace du jeu, lieu du texte et de l’histoire, il situe l’espace tangible de l’acteur et possède l’échelle 1. Dans ce lieu de la « feinte », il est possible de toucher le réel et l’illusion, ce « trompe la main ». Le lointain échappe au toucher de l’acteur, mais il sera le lieu du toucher du décorateur. Le geste du peintre décorateur s’y libérera sans jamais pouvoir y reproduire l’infini.

AUTEUR

GRÉGORY BLED Professionnel associé à l’Ecole Supérieure d’Audiovisuel de Toulouse (ESAV), Gregory Bled est peintre et décorateur de cinéma. Il prépare actuellement une thèse ayant pour objet « l’espace vide comme élément constructif dans la poïétique du décor de cinéma ». Ses œuvres picturales sont en ligne sur le site : http://www.bledg-peintures.com

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Optique-haptique, distraction et expérience spatiale

Carola Moujan

1 Le développement de l’informatique ambiant transforme en profondeur notre expérience de l’espace construit. Autrefois solide et figé, l’environnement architectural devient interface, matière fluide et réactive, susceptible de répondre à nos actions, notamment sous la forme de projections et de modulations lumineuses et sonores.

2 Avec l’essor des surfaces sensibles – écrans tactiles, tables réactives, interfaces tangibles – le sens du toucher occupe depuis quelques années le centre de la scène. Ces « interfaces naturelles » posent cependant un certain nombre de problèmes : effets inattendus, absence d’une charte gestuelle commune aux différentes plateformes, difficulté d’apprentissage, efforts physiques… Comme le remarque l’ingénieur américain Donald Norman1, elles sont moins efficaces et fonctionnelles que celles, graphiques, qui les ont précédées. Et pourtant : malgré ces imperfections, leur succès spectaculaire montre bien qu’il y a « quelque chose » de suffisamment intéressant dans ce mode d’interactions pour compenser l’effort d’apprentissage et le manque de précision ; quelque chose qui n’est pas de l’ordre du fonctionnel et du contrôle, mais plutôt du plaisir et du sensible.

3 Ainsi posé, le problème se présente comme une dichotomie où le participant n’aurait d’autre alternative que de choisir entre l’efficacité des interfaces graphiques basées sur la vision, et le plaisir que lui procurent les interfaces tactiles. Je tenterai de montrer que ce choix n’est nullement inévitable, mais la conséquence d’une faible compréhension des spécificités du sens du toucher et de ses interactions avec la vision. En d’autres termes, le potentiel le plus intéressant des interfaces tactiles n’est pas à chercher dans le registre du contrôle et de l’attention focalisée – domaine où la vision est plus performante – mais au contraire dans celui d’une attention périphérique, que Walter Benjamin qualifia jadis de « distraite », propice aux interactions avec le fond.

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Tactile ou visuel ?

4 I. Dans un article de 19962, la réalisatrice australienne Cathryn Vasseleu souligne, suivant Levinas, deux qualités antagoniques du toucher, un sens caractérisé à la fois par « un affect réceptif indéfinissable, le sens d’“être touché” comme “être ému” » mais aussi comme « un sens de préhension, un sens objectif des choses ». Pour l’auteure, alors que le premier aspect implique « un passage membraneux [...], la transformation de la chair en communication, en ouverture perméable » – la dimension proprement tactile de l’expérience –, le deuxième exprime « l’établissement d’une connexion en tant que rêve ancien de réappropriation, d’autonomie et de maîtrise » et peut être assimilé à la vision.

5 Cette analyse illustre la nature problématique des rapports vision/toucher. Alors que ces deux sens apparaissent toujours liés dans notre expérience sensible, ils ne sont pas sur un pied d’égalité en termes de pouvoir : des études cognitives ont mis en évidence un phénomène connu sous le nom de capture visuelle du toucher, selon lequel « lorsque vision et toucher entrent en conflit […], la vision domine le toucher. Si le conflit se prolonge, c’est le toucher […], et non la vision, qui s’adapte afin de l’éliminer. »3

6 La figure de la main, en particulier, focalise toutes les attentions ; mais qu’en est-il des sensations tactiles non manuelles ? Comme le souligne Vasseleu, il s’agit de sensations où le toucher n’agit pas comme simple succédané de la vision, mais qui lui sont au contraire spécifiques. Les qualités tactiles de l’expérience ne sont pas nécessairement liées à la mobilisation de la main, ni à sa représentation, mais dépendent de l’implication directe de la sensibilité tactile du participant dans la texture et le rythme des images. Ignorées ou considérées comme superflues, ces sensations ne sont que très rarement prises en compte dans le design des interfaces. La question se pose donc de savoir quelles sont précisément leurs qualités, de quelle(s) manière(s) elles façonnent nos relations avec les espaces, et quels modes d’interaction elles offriraient si elles étaient mobilisées à bon escient.

7 II. Dans plusieurs passages de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique4, Walter Benjamin met en évidence les qualités tactiles présentes dans l’image cinématographique. Du fait des changements de lieu et de plan qui « assaillent le spectateur par à-coups » (un phénomène que l’auteur qualifie de « choc »), la réception de ces images se fait principalement sous le mode de la « perception distraite ». À travers cette distraction qui lâche prise sur le moi, sur l’attention, se manifeste une forme d’engagement avec l’arrière-plan des choses, avec le fond (notion qui ne doit pas être comprise ici dans le sens de représentation de profondeur, mais en tant qu’élément structurant non-figural5). Dans la contemplation, le spectateur « pénètre » dans l’œuvre, « s’y plonge », « comme ce peintre chinois qui disparut dans le pavillon peint sur le fond de son paysage ». Inversement, la réception distraite (tactile) est décrite comme une « absorption », par le spectateur, des qualités quasi-imperceptibles, mais néanmoins essentielles, du fond.

8 En d’autres termes, la différence fondamentale entre les modes de perception visuelle et tactile porte sur un rapport de pouvoir. L’expérience (tactile) du choc empêche le phénomène de la contemplation (expérience visuelle), caractéristique de la peinture, de dominer. Ce qui est souligné à travers ces oppositions, c’est la puissance productive de la distraction. Dans l’expérience de la contemplation, l’œuvre éloigne le spectateur du présent en vertu de la fuite dans des rêveries et des pensées personnelles qu’elle induit.

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Inversement, le choc le ramène à l’ici et maintenant de l’expérience, sous un mode particulier de réceptivité qui met en suspens le moi.

9 C’est pourquoi la distraction constitue pour Benjamin la condition d’une réception collective simultanée de l’œuvre d’art – un mode d’expérience que la peinture « n’est pas en mesure de fournir » en raison précisément de sa dominante visuelle. La perception distraite implique donc une inversion du sens des forces, des vecteurs mobilisés. Alors que dans la contemplation propre à la peinture ils attirent le spectateur vers l’œuvre, ici c’est au contraire le spectateur qui « absorbe » l’œuvre.

10 Outre le cinéma, ce mode de perception est central dans l’expérience de l’architecture : De tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective. [...] Les édifices font l’objet [...] d’une réception tactile et d’une réception visuelle. [...] Dans l’ordre tactile, il n’existe, en effet, aucun équivalent à ce qu’est la contemplation dans l’ordre visuel. La réception tactile se fait moins par voie d’attention que par voie d’accoutumance. Celle-ci régit même, dans une large mesure, la réception visuelle de l’architecture, réception qui, par nature, consiste bien moins dans un effort d’attention que dans une perception incidente.6

11 Revenons à présent aux environnements sensibles, et situons-nous au cœur d’une installation interactive. Des images sont projetées dans l’espace architecturé ; elles changent en fonction de nos actions. Quelles sont ces images ? Quel type de rapport établissent-elles avec l’architecture qui les accueille et avec nos corps ?

12 Apporter une réponse à ces questions implique de prendre conscience du caractère spatial de toute image. Dès lors, le cadre conceptuel se voit transformé : il ne s’agit plus d’images dans l’espace, mais d’une imbrication d’espaces hétérogènes – des espaces dotés d’un corps et d’un poids perceptuels qui n’ont rien de virtuel. Bien que ces propositions soient généralement considérées comme des extensions du cinéma (notamment à partir de la notion d’Expanded Cinema proposée par Gene Youngblood), elles constituent des expériences spatiales à part entière, analysables depuis une perspective architecturale. Ce déplacement du cadre théorique est intéressant car il entraîne un renversement des rapports de pouvoir entre la vision et le toucher ; opération qui nous permettra d’entrevoir des modes spécifiquement tactiles d’interaction avec les environnements sensibles.

De l’image à l’espace

13 Afin de rendre les enjeux plus clairement perceptibles, analysons d’abord deux œuvres du point de vue de leur capacité à offrir une réception collective. Danse Macabre (2011) d’Anthony Rousseau, est un dispositif composé d’un écran et d’un objet circulaire, sorte de plateau que les participants font tourner pour activer la projection de séquences audiovisuelles préenregistrées. Décrite à tour de rôle par différents commentateurs comme « une installation interactive multimédia », « une œuvre audiovisuelle chorégraphique interactive » et une « installation audiovisuelle », cette pièce n’est pas, à strictement parler, une œuvre interactive mais plutôt réactive, car aucun système de prise en compte des actions du participant dans la définition du programme (notamment sous la forme de boucles de rétroaction) n’est prévu.7 Ce n’est pas non plus une œuvre chorégraphique interactive : il n’est pas question ici de qualité de mouvements, mais uniquement de déclenchements. Quant à l’expression « installation multimédia », elle est trop vague pour en rendre compte de façon précise. L’appellation

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qui me semble le mieux décrire l’expérience est celle de « cinéma exposé », car la mise en scène spatialisée et le mode manuel d’activation des images ne sont ici mobilisés que pour servir le récit visuel. L’ensemble des éléments de la pièce a une forte dimension symbolique. La forme du plateau évoque celle d’un praxinoscope, témoignant ainsi de l’intention de l’auteur de relier l’imaginaire des premiers dispositifs cinématographiques aux possibilités des technologies numériques par le biais d’« un système de monstration ludique ». Les séquences projetées évoquent un rituel mortuaire, une manière pour Anthony Rousseau de « réactualiser une forme ancienne de représentation symbolique de la Mort dans notre société. »8

Figure 1 : Danse Macabre d’Anthony Rousseau. Photo Carola Moujan

14 Malgré la qualité des images et de la réalisation scénographique, cette pièce déroute par le manque d’unité entre les composantes, que seul l’éclairage de la salle permet de relier. L’intention de proposer un « système de monstration ludique » semble en contradiction avec la gravité du thème proposé et la teneur sombre des images. De plus, la dimension ludique du système apparaît limitée – pour un participant adulte –, car il ne propose pas de variation et n’articule pas le mouvement corporel avec le mode de diffusion des images : le plateau interactif n’a d’autre rôle que celui d’un déclencheur. Enfin, sa rotation interfère avec le visionnage des séquences, puisqu’il oblige parfois le participant à tourner le dos à l’écran.

15 Revenons à la question de départ : est-ce que Danse Macabre fournit les conditions d’une réception collective ? Elle le pourrait si seulement l’œuvre se présentait comme une projection cinématographique classique mais le mode d’activation des séquences proposé constitue en réalité un obstacle. Le plateau ne peut être tourné par plusieurs participants à la fois, à moins que ceux-ci ne synchronisent leurs mouvements (ce qui aurait pour effet de dévier l’attention de la projection). En réalité, seuls les participants qui ne manipulent pas le plateau peuvent partager une expérience collective, alors que ceux qui prennent en charge l’activation des images se retrouvent de fait en situation d’accomplir un travail machinal.

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16 Malgré ses qualités visuelles, ou précisément à cause d’une trop grande attention accordée au visuel et au contenu, Danse Macabre constitue un bon exemple de la mécanisation du corps caractéristique d’un grand nombre de dispositifs d’images interactives. Le toucher n’est pas mobilisé ici en raison de ses qualités propres, mais en tant que moyen pour atteindre un but, et aurait pu être avantageusement remplacé par un moteur ou tout autre système mécanique.

17 Passons maintenant au deuxième exemple. Il s’agit de Light Contacts (2010), installation tactile, sonore et lumineuse du collectif stéphanois Scénocosme. Le dispositif matériel est constitué d’une boule métallique posée sur une plinthe en bois et surplombée d’un abri léger en forme de parapluie inversé.

Figure 2 : Light Contacts de Scenocosme. Photo Carola Moujan

18 Le système fonctionne sur le principe de la conductivité électrostatique entre les corps. Ainsi, lorsqu’un participant pose sa main sur la boule, et tant que ce contact est maintenu, son corps devient conducteur et réactif aux énergies des autres corps. Seulement, aucune manifestation perceptible ne survient tant que le participant reste seul : ce n’est qu’à partir du moment où d’autres personnes touchent son corps que le système produit une réponse, sous la forme d’effets lumineux et sonores. Lumières, sons et abri matérialisent un espace d’empathie, d’intimité, littéralement le courant qui passe entre les gens. Cette expression n’est nullement métaphorique : le principe interactif est basé sur une matière énergétique bien réelle dont l’intensité varie en fonction des participants, très forte entre certains, faible ou même nulle pour d’autres – là où le courant ne passe pas. D’où la très grande puissance émotionnelle de l’œuvre. Light Contacts ne se contente pas de favoriser une réception collective. De fait, elle ne peut être reçue que collectivement, en même temps elle « augmente » la situation sociale. Si nous regardons le mode d’interaction utilisé et, plus généralement, la

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manière dont le corps est mobilisé, nous voyons que rien de mécanique ni d’artificiel n’a été introduit.

19 Pour observer la nature précise des rapports vision/toucher dans ces deux exemples, reprenons notre point de départ, suivant la perspective de Catherine Vasseleu. Dans Danse Macabre le toucher est mobilisé pour atteindre un but, accomplir une tâche – démarche que l’auteure définit en termes de « toucher comme objectif », correspondant à une volonté de contrôle et pouvant être assimilé à la vision. Inversement, dans Light Contacts le toucher est saisi en tant que « passage membraneux » ou « ouverture perméable ».

Le rôle du toucher dans l’expérience spatiale

20 Comment réussir le passage de l’image à l’espace ? Si la tâche consiste à faire dialoguer des corps, des images et des espaces, l’enjeu est d’abord architectural : créer un lieu.

21 De nombreuses installations sont aujourd’hui envisagées par designers et artistes tantôt comme des « tableaux vivants », tantôt comme des « films interactifs ». Cette manière de focaliser sur la vision entraîne une réduction des qualités spatiales. L’architecture, prise essentiellement comme écran, perd en tridimensionnalité : par rapport aux conditions initiales (avant que l’on y installe quelque chose), elle s’appauvrit. Inversement, en prenant le toucher comme axe directeur, il est possible d’accomplir une véritable « augmentation » du cadre bâti à travers les technologies numériques. Partant des travaux fondateurs de James. J. Gibson, les architectes Kent Bloomer et Charles W. Moore soulignent que : […] aucun autre sens ne traite aussi directement avec le monde tri-dimensionnel, ni ne porte autant en lui la possibilité d’altérer l’environnement pendant le processus de perception ; c’est à dire qu’aucun autre sens n’engage le “ressentir” et le “faire” simultanément.9

22 En quoi consiste précisément ce « plus » propre au toucher ? Il repose à la fois sur la dualité de la sensation tactile en tant que telle – à la fois active et réceptive – et sur sa nature indéterminée et ouverte.

23 En effet, non seulement les sensations tactiles ne sont pas localisées à un endroit précis du corps, distribuées à travers ses surfaces externes et internes, mais la sensibilité des cellules elles-mêmes n’est pas localisée. Elle fait au contraire l’objet d’une détermination dynamique en fonction d’un environnement sensible globalement considéré. […] la sensitivité de la peau ne devrait pas être conçue comme une mosaïque de récepteurs, doté chacun de sa qualité locale absolue […]. Un point sur la peau se compose d’un jeu de différences entre ce point et d’autres points éventuels. […] Une empreinte dans la peau n’est pas un point. Certaines impressions produisent des sensations que l’on peut recueillir et d’autres, non, mais […] ce procédé néglige tous les vagues fantômes sensoriels qui peuvent être éveillés dans les régions moins efficaces situées entre les points.10

24 Ceci implique une variation dans l’intensité de la sensation perçue en fonction du stimuli environnant – ainsi de la valeur relative des sensations en fonction du contexte – mais aussi, et plus radicalement, la qualité des sensations elles-mêmes résulte de l’interaction de ces différents facteurs. Le phénomène connu sous le nom de « mélange tactile » (touch blend) en fournit une illustration intéressante : « Lorsque pression et

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froid sont appliqués sur des zones adjacentes, la sensation ressentie est celle d’humidité »11. Aussi est-il possible de dissocier les qualités sensibles d’un espace de sa configuration matérielle – de dématérialiser et délocaliser les sensations, créant ainsi les conditions d’émergence de sensations non programmées.

Tactile ou haptique ?

25 Jusqu’ici, j’ai employé indistinctement les termes « tactile » et « haptique ». Précisons à présent le périmètre de ces termes et les raisons de ce choix. Le sens du toucher comporte des dimensions multiples difficiles à circonscrire, en raison précisément de la nature indéterminée des sensations qu’il recueille. Cette indétermination entraîne un brouillage de la frontière sujet percevant/objet perçu et rend impossible la localisation de l’appareil percepteur dans un organe précis. Pour l’étudier, deux approches dominent. Soit on considère les états fixes comme définitoires – et donc on isole les sensations de chaleur, vibration, mouvement, etc - ce qui conduit à découper le sens du toucher en différents sous-sens. Soit on choisit une approche dynamique qui ne se concentre pas sur les mécanismes perceptifs en tant que tels, mais sur le contenu de la perception. Cette deuxième perspective est celle de J. J. Gibson, pour qui la perception ne consiste pas en une identification « d’états » prédéfinis, ou au mieux, en une correspondance entre quelque donnée perçue et un modèle mental idéal, mais se constitue activement, en percevant. Ainsi, il n’est plus question de sens à proprement parler, mais de « systèmes perceptifs » à travers lesquels l’individu cherche activement à recueillir des informations sur son environnement, à extraire ce qui demeure constant à travers le changement.

26 Revenons au toucher. Pour Gibson, non seulement le toucher et le mouvement sont inséparables, mais, plus généralement, l’appareil mobilisé qu’il nomme « système haptique », et qui pourrait être rapidement caractérisé comme le sens du toucher étendu à tout le corps (y compris les organes internes) est défini comme « un dispositif via lequel l’individu obtient des informations à la fois sur le milieu et sur son corps. Il sent un objet par rapport au corps et son corps par rapport à un objet. C’est le système perceptif par lequel les animaux et les hommes sont littéralement en contact avec l’environnement. »12

27 Cette définition est souvent interprétée comme une addition du sens de pression cutanée et des sensations kinesthésiques. Gibson écarte explicitement ce mode de définition, contraire à l’esprit même de sa démarche. Le terme de système haptique se réfère à « la sensation qu’à l’individu du monde qui entoure son corps en utilisant son corps. »13 Depuis cette perspective, la limite du corps ne coïncide pas avec l’idée que nous nous en faisons, celle d’un solide avec des bords nets. Ainsi dit Gibson : « Il est un fait remarquable que lorsque l’homme touche quelque chose avec un bâton, il le sent au bout de ce bâton, et non dans la main. »14 Les appendices, prothèses et autres objets de médiation avec lesquels nous agissons dans le monde, constituent des prolongations de notre corps propre qui se voit ainsi constamment reconfiguré. Plus radicalement, la limite physique autant de notre corps que de ces objets médiateurs, fait elle-même l’objet d’une détermination dynamique par la perception.

28 Et pourtant : si nous regardons les principes d’interaction régissant les interfaces tactiles à l’heure actuelle, nous observons que le toucher y est mobilisé essentiellement en tant que prolongation de la vision, pour pointer et contrôler : le doigt remplace la

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souris. On a changé d’organe mais sans remettre en question le paradigme d’interaction en tant que tel. Les développements qui précèdent ont par ailleurs mis en évidence un rapport d’interdétermination entre les deux sens. Ce rapport, nous l’avons vu, n’est pas horizontal : la vision domine le toucher. Il existe donc un déséquilibre entre les deux qu’il est nécessaire de prendre en compte ; les associer simplement sans chercher à inverser leur hiérarchie ne suffit pas, puisque dans ce cas c’est toujours la vision qui domine. C’est pourquoi j’ai distingué les stratégies de design centrées sur le toucher, telle celle de Light Contacts, de celles qui comme Danse Macabre sont centrées sur la vision et donc, délibérément ou non, mobilisent le toucher uniquement comme moyen.

Toucher les images

29 La perception tactile du monde est un mode de connaissance par contact, rapproché, à partir de laquelle nous parvenons à isoler des formes individuelles en tant qu’objets distincts. Elle implique nécessairement durée et mouvement, car l’impression globale d’objet individuel n’advient que sous la forme d’une synthèse de contacts successifs. Inversement, la vision permet justement d’acquérir cette impression instantanée d’unité générale, à condition qu’une distance minimale entre le spectateur et l’œuvre soit maintenue. Or, comme le souligne Adolf Hildebrand, pris à une certaine distance l’objet devient bidimensionnel ; sans le secours de notre connaissance haptique (que nous réincorporons au moment de la lecture de l’image), la disposition relative des objets et des volumes, lumières et ombres portées comprises, se résume à une série de particularités de surface. Toutes les expériences que nous avons de la forme plastique des objets ne sont advenues à l’origine que par cette palpation, que cette palpation ait été opérée par la main ou par l’œil.15

30 Cette « palpation » oculaire constitue donc un processus d’incorporation de qualités tactiles des objets dans l’image visuelle. Elle implique pour la vision la possibilité de toucher (une forme de contact sans contact à travers l’image) et permet d’émanciper l’ acte de toucher des organes du toucher. La dissociation entraîne une redéfinition de la notion d’espace architecturé ; qui cesse de coïncider avec ses limites matérielles statiques pour devenir centre de focalisation de forces.

31 Un deuxième mode de tension est également à prendre en compte : celui qui se joue entre l’aspect du toucher qui explore la forme (« attirée » en quelque sorte par l’objet), et celui qui recherche la sensation (et qui vise donc à « absorber » ses qualités).

32 À partir de ces différents constats, nous observons une imbrication complexe entre les deux sens, mais aussi une manière propre au toucher d’articuler des changements de vitesse, d’échelle et de direction dans la réception des œuvres. Ceci est particulièrement manifeste en architecture, où les stratégies tactiles sont déterminantes : Les surfaces lisses invitent un contact rapproché, alors que les matériaux râpeux comme le ciment martelé suscitent des mouvements d’un radius plus ample autour des coins et des mouvements plus hésitants et prudents dans les couloirs. Les changements de texture signalent souvent des événements spéciaux et peuvent déclencher une accélération ou un ralentissement.16

33 Les choses apparaissent ainsi situées dans l’espace médian de tension entre perception active des formes et réceptivité aux sensations, entre repos et mouvement, entre

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espace tridimensionnel et surface plane. C’est à ce niveau qu’intervient la texture dans l’image. Nous l’avons vu, celle-ci n’est pas uniquement le fait de matériaux directement touchés par la main, comme dans l’exemple de l’architecture décrit ci-dessus, mais aussi d’effets de relief, de lumière et de mouvement impliqués dans la manière dont nous recevons les images, et qui, contrairement aux idées reçues, dépendent bien plus de la structure de la perception que de leur mode de fabrication. À partir d’une telle notion de texture dissociée de la facture il est possible d’envisager le développement d’une texture naturelle de l’image numérique.

Être là

34 Un autre aspect à prendre en compte tient à l’expérience de l’hic et nunc. Avec ses alertes, son ubiquité, ses « fils d’actualité », ses réseaux et sa temporalité accélérée, l’objet numérique est devenu le foyer où convergent des forces qui nous tirent et nous attirent toujours ailleurs, hors de l’ici et maintenant. La tâche du designer à l’ère du numérique pourrait consister à canaliser ces forces en faisant émerger des formes susceptibles d’accentuer et amplifier la sensation d’être là. Nous l’avons vu, le sens du toucher pourrait avoir ici un rôle déterminant.

35 Commençons par l’exemple, omniprésent aujourd’hui, de Google Maps. Beaucoup a été dit sur la manière dont les systèmes d’orientation basés sur la carte appauvrissent notre expérience de la ville en nous enfermant dans l’espace étroit et abstrait de nos terminaux mobiles. Il n’en reste pas moins que l’indéniable intérêt pratique de ce type de système rend son usage de plus en plus répandu. Tout se passe comme si nous n’avions pas d’autre option que de choisir entre « être guidé » et « être là » ; dichotomie difficile où finalement les positions contestataires semblent, malgré leur intérêt, contribuer à renforcer le statut de la carte – et d’un certain type de carte – comme médiation incontournable de l’expérience urbaine.

36 Il existe pourtant d’autres alternatives qui tirent parti précisément des possibilités offertes par les sensations tactiles. Un bel exemple peut être trouvé dans Momo, un dispositif haptique de navigation créé par les designers newyorkais Kristin O’Friel et Che-Wei Wang. Constitué d’un module GPS, d’une boussole numérique, d’une carte Arduino, de deux servomoteurs et d’un moteur de vibration, cet objet guide les utilisateurs uniquement à travers le sens du toucher : il se penche, vibre et gravite pour indiquer des directions. Par ailleurs, ses attributs de surface ont été travaillés de telle sorte que, par-delà l’utilité fonctionnelle, le contact lui-même devienne une expérience sensorielle gratifiante.

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Figures 3 et 4 : Momo. Photo Kristin O’Friel

37 Avec Momo, l’utilisateur est libéré du plan sans pour autant renoncer à la possibilité de (re)trouver son chemin. Contrairement aux applications classiques, c’est un système d’orientation basé sur l’expérience haptique de l’espace ; il offre au participant la possibilité d’apprendre par l’expérience, spontanément, sans être contraint par des instructions.

Le sens du lieu

38 Le même type de question se pose à l’égard du mobilier urbain numérique, un élément important dans la construction de l’identité d’une ville. Pourtant, les approches dominantes à l’heure actuelle ne prennent pas en compte cette dimension ; la tendance

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est plutôt orientée vers la production d’objets génériques susceptibles d’être installés partout, dans n’importe quelle ville quelles que soient ses caractéristiques.

39 Quelles sont les conséquences en termes de création de lieu ? À quoi ressembleront nos villes lorsque ces objets se seront répandus ? Les perspectives ne sont guère rassurantes ; il suffit de regarder l’impact que les écrans publicitaires ont dans le paysage urbain. Fort probablement, l’identité spécifique, singulière, d’un quartier ou d’une ville sera de plus en plus diluée, tout comme le sentiment d’« être là », car ce que ce « là » signifie ne sera plus très clair.

40 Quelle est l’alternative ? Rejeter en bloc les promesses de la « ville connectée » ? Il existe une autre voie. Lorsque l’on essaye de saisir la valeur ajoutée de ces objets, on pense au premier abord à leur fonction ; celle-ci consiste en général à afficher des informations. Mais est-ce que la fonction ainsi entendue est vraiment la clé du problème ? Est-ce que le fait d’avoir accès à ces données constitue en soi une amélioration, un avantage, une « augmentation » ?

41 Afin de mieux saisir les enjeux, comparons deux objets : d’un côté, Totem Urbain de JC Decaux, de l’autre iGirouette, un prototype conçu par le designer lyonnais Vincent Autin de l’agence Biin. La fonction des deux objets est en apparence la même : afficher des tweets. On peut d’abord se demander quelle est la pertinence d’une telle fonction : est- ce que l’affichage de ce type de données, dont l’utilité dépend avant tout de centres d’intérêt individuels, enrichit l’espace urbain, dont l'expérience est collective par excellence ? Sans oublier que beaucoup de tweets contiennent des liens vers des pages web, une information complètement inutilisable dans ce contexte… En d’autres termes : la fonction seule ne suffit pas à donner une identité à l’objet, ni à déterminer sa valeur.

Figure 5 : iGirouette. Photo Vincent Autin/Biin

42 Qu'en est-il de la forme ? Alors que Totem Urbain peut être décrit comme un écran générique installé en haut d’un poteau, la forme d’iGirouette est unique. Constituée d’une paire de flèches tournantes pointant en direction de la source, son logiciel filtre les tweets en fonction de leur contenu et de leur origine géographique et fait tourner les flèches dans la bonne direction. La forme d’iGirouette a non seulement une utilité pratique directe (celle d’indiquer le lieu d’où provient l’information), mais aussi et surtout, elle dialogue avec son environnement et produit de nouveaux modes d’engagement physique avec l’espace de la ville. Des tests en milieu urbain ont montré que les utilisateurs lèvent la tête pour regarder la girouette et la direction indiquée par

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celle-ci, brisant ainsi l’isolement caractéristique aux interactions avec les écrans mobiles.

43 Sur le plan technique, les deux systèmes reposent sur des principes analogues. Mais, alors que Totem Urbain pourrait être décrit comme la matérialisation d’une idée abstraite – un « support » générique d’information –, iGirouette est le produit d’une véritable démarche de design urbain. La forme non seulement communique la fonction de l’objet, mais la définit, ou plutôt l’invente ; elle n’existait pas avant puisque sans cet objet elle ne répondait à aucune question réelle, et n’avait donc pas de véritable utilité. En tournant et en pointant en direction de la source, iGirouette transforme les données brutes en information urbaine. Une dimension qualitative est ajoutée dans le processus, et c’est elle qui constitue la valeur ajoutée effective pour l’utilisateur.

44 L’aspect pratique n’est pas tout : avec ses mouvements et ses changements d’orientation, l’objet rend perceptibles les forces qui animent la vie du quartier. Le simple fait de tourner exprime une ambiance, une dimension du lieu qui n’est pas mesurable directement en termes quantitatifs : son dynamisme, le degré d’activité à un moment donné, ses rythmes. Le citadin ressent les pulsations urbaines en regardant iGirouette. Bien que ces perceptions ne soient pas directement tactiles, elles sont haptiques, ou plus précisément, elles se traduisent à la fois par des sensations haptiques (de vitesse, de mouvement...) et par des inductions directes de mouvement (l’objet déclenche des actions telles que lever la tête, tourner ou marcher).

Conclusion

45 Le sens du toucher possède des caractéristiques dont la teneur spécifique est encore mal connue. La richesse et la diversité des sensations qu’il est susceptible de produire laisse entrevoir de très riches perspectives de développement pour les environnements sensibles et ouvre la voie à la création de nouvelles typologies spatiales. Deux aspects semblent particulièrement négligés : la nature indéterminée de la sensation tactile et le rôle déterminant que le mode de perception distraite joue dans les interactions avec le fond. Le premier aspect permet d’envisager le design d’espace en tant que création des conditions d’émergence d’un événement plutôt que de planification matérielle ; le deuxième offre un réservoir encore très peu exploré de ressources esthétiques.

46 Si ces caractéristiques ont jusqu’ici été peu explorées c’est en grande partie à cause de la prédominance de la vision, en particulier dans ses interactions avec l’organe tactile par excellence, la main. Du fait de cette domination visuelle, l’articulation d’images interactives au cadre bâti entraîne bien souvent un appauvrissement de l’expérience spatiale. Ce fait qui peut passer inaperçu lorsque l’on considère ces environnements depuis la perspective du cinéma. C’est pourquoi il me semble nécessaire de déplacer le cadre théorique et de les observer depuis un point de vue architectural. Prendre toute la mesure de l’expérience tactile mobilisée pourrait conduire non seulement à un enrichissement et à un développement des qualités esthétiques des œuvres mais, plus profondément, à une redéfinition de nos rapports aux espaces.

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NOTES

1. « Natural User Interfaces Are NotNatural ». Interactions XVII, 3, mai-juin 2010. 2. Cathryn Vasseleu, « Touch, Digital Technology and the Ticklish », dans Abby Mellick (dir.), Touch, Artspace, Woolloomooloo, 1996, pp. 7-12. L’auteur traduit. 3. Lester Krueger, « Tactual perception in historical perspective: David Katz’s world of touch », dans W. Schiff and E. Foulke (dir.), Tactual Perception, a Sourcebook, Cambridge University Press, New York, 1982, pp. 1-54. L'auteur traduit. 4. La version citée est celle de 1939. Traduction de Maurice de Gandillac, Gallimard, Paris, 2008. 5. Pour un développement approfondi de cette question, voir notamment Henri Maldiney, « L’art et le pouvoir du fond » dans Regard, Parole, Espace. L’âge de l’homme, Paris, 1973, pp. 173-207. 6. L’œuvre d’art à l’époque de sa réproductibilité technique, op. cit., p. 48-49. 7. Au sujet de la distinction entre réaction et interaction, voir Hugh Dubberly, Paul Pangaro, Usman Haque, « What Is Interaction? Are There Different Types? », Interactions, Volume XVI.1, janvier-février 2009, pp. 69-75. 8. Extrait du site web de l’auteur, http://videoartpodcasting.blogspot.fr/2010/10/danse- macabre.html. Accédé le 8/3/2012. 9. Kent C. Bloomer et Charles W. Moore, Body, Memory and Architecture, Yale University Press, New Haven, 1977, p. 34. L'auteur traduit. 10. James J. Gibson, « Le système haptique », dans Nouvelles de danse : Vu du corps, traduction de Carole Guth, Contredanse, 2001, p. 48-49, pp. 94-120. 11. Lester E. Krueger, « Tactile perception in historical perspective: David Katz’s world of touch », W. Schiff and E. Foulke (dir.), Tactual Perception, a Sourcebook, Cambridge University Press, New York, 1982, pp.1-54. L'auteur traduit. 12. James J. Gibson, « Le système haptique », op. cit. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. Le problème de la forme dans les arts plastiques, traduction d’Éliane Beaufils, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 35-36. Travail original publié en 1893. 16. Kent C. Bloomer et Charles W. Moore, Body, Memory and Architecture, op. cit., p. 71. L'auteur traduit.

RÉSUMÉS

Cet article analyse la manière dont le sens du toucher est mobilisé dans les dispositifs numériques interactifs, qu’ils soient autonomes ou articulés au cadre bâti. Généralement considérées comme des extensions du cinéma, ces propositions constituent des expériences spatiales à part entière, susceptibles d’être analysées depuis une perspective architecturale. À partir des travaux de Walter Benjamin, James J. Gibson et Cathryn Vasseleu, nous voulons mettre en évidence la nature ambivalente de la perception tactile et à montrer comment le déplacement du cadre théorique entraîne un renversement des rapports de pouvoir entre la vision et le toucher. À travers l’analyse d’œuvres d’art et de design numérique, l’article souligne et développe les enjeux éthiques et esthétiques impliqués dans le passage de l’image à l’espace.

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Haptic Optics, Distraction and Spatial Experience This article discusses the way the sense of touch is used in interactive installations and devices, whether autonomous or woven within the built environment. While such artifacts are usually considered as extensions of cinema, they engage participant in spatial experiences that can be studied within an architectural perspective. Building form the works of Walter Benjamin, James J. Gibson and Cathryn Vasseleu, the article stresses the ambiguous qualities of tactile perception in order to show how the paradigm shift triggers an inversion of power between vision and touch. Through several case studies from the world of digital art and design, it aims at underlining the ethic and aesthetic implications of the conceptual shift from image to space.

AUTEUR

CAROLA MOUJAN Carola Moujan, designer indépendante, doctorante à l’ Université Paris I Panthéon-Sorbonne. A publié plusieurs articles sur le design numérique, notamment dans Figures de l’art, n° 26, « La philosophie du design », Bernard Lafargue (dir.), Presses Universitaires de Pau, à paraître en septembre 2013, et Volume, n° 28, « The Internet of Things », Juillet 2011, pp. 10-13.

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Technologies numériques et interfaces sensibles

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Entre la « main de l’œil » et l’ « œil digital », proximité et profondeur : la dimension haptique à l’horizon du Cinéma 3D et des acteurs virtuels

Isabelle Rieusset–Lemarié

1. Proximité et/ou profondeur : l’ambivalence du Cinéma 3D au regard de l’haptique deleuzien

1.1. Proximité ou profondeur : les « deux écoles » du Cinéma 3D

1 L’effet de relief du Cinéma 3D renforce la sensation d’un « élément tactile dans l’optique elle-même1 » en laquelle Walter Benjamin voyait une des caractéristiques du cinéma. On retrouve cette « réunion des deux sens, le toucher et la vue2 » caractéristique de ce que Deleuze appelle « la fonction tactile, ou plutôt haptique3 » qui « permet à l’œil de procéder comme le toucher4 », ce que Valéry appelle la « main de l’œil5 ». Cette sensation du rugueux offerte à la « main de l’œil » est particulièrement présente dans le film de Werner Herzog (La grotte des rêves perdus, 2010) qui met en œuvre l’effet 3D au cinéma pour exacerber cette impression de toucher les anfractuosités de la roche. Ce film ressortit, à bien des égards, à l’haptique deleuzien qu’il vérifie, en particulier, dans cette façon de nous confronter à une forme de proximité. Pour Deleuze, en effet, l’haptique se caractérise par un « espace de proximité […] comme l’expression d’une “vision rapprochée” […] c’est un espace sans profondeur […] qui permet au regard de palper l’objet » [et qui s’oppose à] une “vision éloignée”, se déployant dans un espace optique ou strié.6 » De nombreux éléments de La grotte des rêves perdus7 montrent non seulement qu’on peut considérer ce film comme vérifiant les propriétés de l’haptique deleuzien mais qu’il s’agit en outre de

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« reconnaître dans le documentaire de Werner Herzog ce qui le distingue, autrement dit sa “force haptique” et transgressive telle qu’elle est intensifiée par l’usage de la technologie 3-D8 ».

2 Pour autant, on ne saurait caractériser l’ensemble des réalisations du Cinéma 3D par cet haptique deleuzien. Dans la « nouvelle 3D9 » au cinéma il y aurait, manifestement, deux « écoles », entraînant des divergences de sensibilité chez leurs amateurs respectifs. La pluralité du Cinéma 3D tend à exacerber cette proximité et cette ambiance fusionnelle (caractéristiques de l’haptique deleuzien), mais elle tend également à exacerber l’impression de profondeur ressortissant à l’espace optique. Les polémiques suscitées par la sortie de Titanic en 3D ont conduit certains bloggeurs à défendre la profondeur comme la spécificité de la 3D : […] si aucun “jumper” ne vous a sauté au visage, c’est peut-être justement que l’intérêt de la 3D n’est pas que l’image vous saute aux yeux, mais bien que vous puissiez rentrer dedans. L’unique plus-value de la 3D réside à mon sens dans la profondeur de champ, bien plus que dans l’esbroufe de quelques éléments que vous pourriez presque “toucher”.10

3 Partisan de la même approche, Caroline Champetier, pour qui « la 3D, ce n’est pas ce qui […] vous tombe dessus quand vous regardez le film, c’est au contraire quelque chose qui doit offrir une profondeur11 », valorise le gouffre d’Avatar « qui est derrière le point de convergence et s’éloigne de nous », lorsque d’autres préfèrent Werner Herzog parce qu’il « projette ce gouffre au devant de nous comme s’il allait nous tomber dessus afin de susciter le désir transgressif de toucher ce qui se présente à nous. […] Le gouffre au fond se présente devant. C’est parce que l’image est, à l’instar de l’aura selon W. Benjamin, ce lointain aussi proche fût-il12 ».

1.2. Les effets paradoxaux du nouveau cinéma 3D

4 Le cinéma 3D inaugure-t-il une « profondeur haptique » produisant des effets paradoxaux où le sentiment de proximité tactile ne crée pas du « sans distance » car il rapproche le lointain « en tant que lointain13 » ? Certaines œuvres du Cinéma 3D contemporain tendent à montrer qu’on peut explorer la profondeur tout en valorisant les perceptions haptiques. Non seulement on pourrait conjuguer textures en relief des premiers plans et effets de profondeur14, mais la « nouvelle 3D » serait capable de faire surgir des effets haptiques dont le dynamisme est d’autant plus fort qu’il surgit des profondeurs pour faire irruption, au-delà de l’écran, dans l’espace de la salle, à proximité immédiate du spectateur. Telle est la nouvelle potentialité de ce que nous qualifions de « profondeur haptique », irréductible à l’opposition dualiste entre profondeur de l’espace (censée être caractéristique de l’espace optique perspectif) et vision rapprochée du « regard haptique ».

5 Dans Mille plateaux, cette vision rapprochée, caractéristique de l’haptique selon Deleuze et Guattari, fonderait un espace sans contour ni limite : « Là où la vision est proche, l’espace n’est pas visuel, ou plutôt l’œil lui-même a une fonction haptique et non optique : aucune ligne ne sépare la terre et le ciel, qui sont de même substance ; il n’y a pas d’horizon, ni de fond, ni perspective, ni limite, ni contour ou forme15 ». On retrouve dans certaines scènes du film en 3D de Ang Lee, L’odyssée de Pi (2012), les caractéristiques de l’espace haptique telles qu’elles sont décrites dans ce passage de Mille plateaux (le ciel et la mer se confondent, les contours s’estompent, il n’y a pas de point de fuite à l’horizon) à une exception près, majeure. En effet, ces éléments

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haptiques que Mille plateaux décrit comme ne pouvant émerger que d’une « vision proche » n’en apparaissent pas moins liés, dans ces images de l’Odyssée de Pi, à une « vision éloignée » qui fait ressentir au spectateur tant la distance qui le sépare du héros debout sur sa barque, que l’éloignement de celui-ci de toute terre, perdu dans l’immensité cosmique de ce milieu ambiant où ciel et mer sont indiscernables. Si ces scènes ressortissent au nouveau mode de la « profondeur haptique », il n’y a pas, pour autant, de perception de profondeur, au sens relatif à la perspective, dans la mesure où il n’y a pas de ligne d’horizon et que le personnage semble comme « perdu » dans une substance lumineuse sans repères. Ce type d’images dans ce film16 déconstruit l’association traditionnelle entre « vision éloignée » et profondeur perspectiviste. Il échappe en outre à l’opposition entre ce que l’on croyait déjà être les « deux écoles » du Cinéma 3D, celle de la profondeur et celle de la vision rapprochée vous « tombant dessus ». Cet usage inédit a montré que l’esthétique de la 3D au cinéma n’en est encore qu’à ses balbutiements et que certaines œuvres contribuent à enrichir son vocabulaire, comme l’a noté avec pertinence Jean-Michel Frodon.17

6 Si les pistes d’analyses de Mille plateaux s’avèrent heuristiques en rendant intelligibles les troubles perceptifs engendrés par ce type de mise en œuvre haptique de l’image, leur cadre d’interprétation dualiste ne leur permet pas d’anticiper ce découplage entre « espace haptique » et « vision rapprochée » mis en œuvre par la « nouvelle 3D » au cinéma.

2. En deçà de l’haptique deleuzien : un modèle dualiste à dépasser ?

2.1. Les écueils de l’assimilation de la fonction haptique à un « espace lisse »

7 Si les notions d’« espace optique » et d’« espace haptique » apparaissent heuristiques, leur assimilation respective à un « espace strié » et un « espace lisse »18 ne manque pas de faire problème. Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari disent emprunter cette opposition entre « espace lisse » et « espace strié » à Pierre Boulez19. Si, dans ce contexte musical précis, ce couple notionnel peut avoir une pertinence particulière, son extension systématique dans Mille plateaux, non seulement à un « modèle musical », mais aux différents modèles technologique, maritime, mathématique, physique et esthétique, laisse transparaître le « coup de force » rhétorique de cette généralisation dont la rigueur épistémologique n’est plus probante. La pertinence analytique s’appauvrit à mesure que s’y renforce une dichotomie axiologique qui tend à figer ces oppositions duelles en un système, sinon manichéen20, à tout le moins dualiste entre deux forces qui s’affrontent21. Si cette mise en scène agonistique, implicitement politique, peut s’avérer pertinente lorsque se décrit la tendance à la disparition des cultures nomades (assimilées par Deleuze et Guattari au « lisse ») sous la pression dominante des cultures sédentaires (assimilées par Deleuze et Guattari au « strié »), elle s’avère souvent « en porte à faux » dès lors qu’il s’agit d’appréhender les enjeux, esthétiques, de l’haptique. L’inadéquation de ce modèle global à la caractérisation de l’ « espace haptique » se trahit par l’assimilation à laquelle elle conduit entre le « feutre » et le « patchwork » sous la catégorie du « lisse », pour caractériser l’haptique. L’exemple du patchwork « qui joue de la texture des tissus22 » et des « quilts à pièces

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rapportées23 » semble congruent avec une sollicitation privilégiée de la fonction haptique. Mais comment admettre de qualifier le relief de cette multiplicité géométrique (aux « effets de 3D » récurrents, dans une esthétique fragmentée) comme un « espace lisse » ! Appliqué à l’espace haptique, ce terme d’« espace lisse » apparaît, manifestement, mal choisi.

8 Significativement, l’expression d’ « espace lisse » n’apparaît pas dans l’essai de Deleuze (Francis Bacon/Logique de la sensation). On doit distinguer, de ce point de vue, l’incidence de ce livre de celle de l’ouvrage co-rédigé par Deleuze et Guattari (Mille plateaux). Alors que ce dernier tend, pour l’essentiel, à ériger ce modèle d’oppositions duelles en un « système », au risque de le figer en une axiologie dualiste, le livre sur Francis Bacon reste fondamentalement ancré sur l’analyse d’œuvres singulières de peintres et tend à présenter les généralisations avancées plus comme des hypothèses, des pistes d’interprétations, que comme les vérités assénées d’un système axiologique figé. Si les modalisations présentes dans Mille plateaux24 restent recouvertes par la prégnance du système duel d’opposition, celles du livre de Deleuze sur Francis Bacon ne cessent d’inviter à une distance critique évitant d’appréhender ces oppositions de façon manichéenne : On aurait tort toutefois d’opposer les deux tendances, vers un espace optique pur, vers un espace manuel pur, comme si c’était des incompatibles. […] il suffit de regarder à l’envers et de près un Rembrandt pour découvrir la ligne manuelle comme l’envers de la lumière optique. On dirait que l’espace optique a lui-même libéré de nouvelles valeurs tactiles (et inversement aussi).25

9 Cette valorisation des formes hybrides, très affirmée dans ce livre, produit des échos dans le cadre de Mille plateaux lorsqu’est souligné « comment l’espace échappe aux limites de son striage26 ». L’exploration de cette déconstruction des espaces striés, redonnant sa puissance à la fonction haptique, s’est particulièrement développée dans le champ de création contemporaine des courts métrages. Dans Inanis Aedes27, non seulement ces éléments associés à l’« espace lisse » (vent, fluides, roche, lumière, etc.) sont déterminants mais d’autres scènes ne s’attachent à installer le cadre d’un espace strié (marqué par les verticales et les horizontales d’une architecture rationnelle) que pour mieux le déconstruire, en jouant de ses interstices d’où émergent deux flux torrentiels d’une eau tumultueuse, qu’on pense un instant voir se rejoindre pour former une nouvelle verticale, mais dont l’éclaboussement haptique — rendu particulièrement sensible par ce court métrage en 3D — finit par déborder ce cadre quadrillé et par substituer à cet agencement de lignes une dynamique explosive irréductible à ce striage. Un autre court métrage joue du « splitscreen » comme d’une « ligne de déterritorialisation28 » qui passe « entre » deux territoires et où la migration de l’un à l’autre « jouit d’une puissance de métamorphose29 ». Ces courts métrages manifestent la tendance à transgresser l’opposition duelle entre « espace strié » et « espace lisse ».

10 Significativement, la dernière phrase de l’ouvrage de Deleuze sur Francis Bacon insiste sur le dépassement de la dualité de l’optique et du tactile que cristallise la fonction haptique30. Dans L’image-temps Deleuze ira plus loin encore dans cette mise en garde contre une opposition axiologique manichéenne tendant à stigmatiser l’œil au profit du tactile en rappelant l’ambivalence de ce dernier : « c’est le tactile qui peut constituer une image sensorielle pure, à condition que la main renonce à ses fonctions préhensives et motrices pour se contenter d’un pur toucher31 ».

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2.2. La rationalisation de l’œil digital et la main démiurgique

11 Face aux « images-projectiles en 3D », de jeunes enfants32 tendent les mains pour saisir ce qu’ils ressentent comme des objets plus que comme des images. L’acclimatation des jeunes générations au tactile dans les nouveaux médias tend à privilégier une posture de « saisie » par la main active, plutôt qu’une appréhension par la « main de l’œil » face à ces « images-objets » qui sortent de l’écran. C’est en vue des habitus sensoriels de ces générations qu’a été conçu un « écran qui permettrait de “toucher” les images 3D qu’il diffuse »33. En quoi ces images destinées à la main s’adressent-elles à un « œil digital » ? Ce type de nouveau média ne ferait que confirmer la tendance selon laquelle « l’œil du sujet spatialisateur est greffé sur sa main34 ». Dans ces nouveaux médias numériques tactiles, la fonction d’organisation rationnelle de l’espace qui était dévolue au regard, selon le code de la perspective, tend à être prise en charge non pas tant, par la main, que par ses doigts. Dans ce nouveau paradigme l’ « œil digital », greffé au bout des mains, opère une fonction de discrimination des signes discrets. Ces nouveaux médias tactiles ne s’adressent pas tant à la sensorialité du toucher diffus de la main qu’à l’expérience des doigts habitués aux claviers digitaux qui les transforment en agents d’écriture subordonnant le tactile à une organisation sémiotique de l’espace. Dans ce contexte, le modèle du digital est celui, sémiotique, du code35. Il manifeste la nouvelle efficace de cet ordre rationnel digital. Exemplaire de cette tendance, le « miroir tactile36 » transforme cette surface réflexive, où se mire la construction du sujet, en un espace d’incrustation numérique des informations de tous types s’ordonnant rationnellement à la commande du doigt qui les fait apparaître. Dans ce contexte, le doigt devient le meilleur agent du quadrillage de l’espace optique et du « Strié », au sens deleuzien. L’« œil digital » interagit avec des écrans tactiles pré-codés qui s’activent sous sa pression et répondent à sa commande. Les signes activables de ces écrans tactiles obéissent non plus au doigt et à l’œil mais à cette nouvelle instance hybride : l’ « œil digital ».

12 L'exacerbation du tactile, dans l'idéologie de la « première interactivité37 », s'est développée comme une volonté de puissance manipulatoire. En filigrane de l’ « œil digital », ce qui est convoqué c’est la « main démiurgique ». On flatte l’usager de ces nouvelles interfaces tactiles en conférant à l’interacteur l’illusion de cette puissance démiurgique qui était, traditionnellement, réservée à l’auteur38. Alors que dans le cinéma des premiers temps, Cohl pouvait jouer de l’exhibition de sa main démiurgique, capable de donner vie par son dessin au monde inanimé, ces médias numériques tactiles donnent l’illusion à leurs usagers d’avoir troqué leur position passive de spectateurs pour celle d’un auteur démiurgique peuplant cet espace de formes animées à leur commande, lors même que celle-ci n’obéit qu’à la pré-programmation d’un espace visuel dont ils se contentent d’activer les fonctionnalités par une posture qui se réduit à une « interactivité de presse boutons », ces derniers fussent-ils « cachés » et n’apparaissant qu’au gré de leur gestualité intuitive.

13 Signe visuel, créature virtuelle ou simple source d'information, quel qu'il soit, l'objet « à portée de main interactive » serait ce qui répond « à la commande » et qui induit, en retour, une illusion de maîtrise. Littéralement, en allemand, la Zuhandenheit c'est ce qui est « à portée de main », ce qui rentre dans le champ d'utilisation de la main, ce qui est disponible comme outil manipulable, préhensible39. Si Deleuze articule la fonction haptique sur la proximité, ce n’est pas sans être conscient des ambivalences de ce

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qu’elle peut produire dès lors qu’elle s’en tient à l’horizon du manipulable ou du préhensible, à cette idéologie utilitariste du « à portée de main »40.

14 Pour autant, le toucher ne se réduit pas à cet empire de commande de la main qui n'aurait de cesse que de mettre en contact, de rapprocher ce qui était hors de prise pour le soumettre à la commande. Cela passe par une certaine appréhension du geste, non pas du geste prédateur, mais du geste porrection41, du geste gestation, du geste qui prend soin et qui porte à terme42. Mais cela passe, aussi, par une réexploration du toucher, en tant qu’il ne se réduit pas à l’identification à la saisie, à la prise, à la captation manipulatoire.

3. Empathie et acteurs virtuels : les nouvelles modalités de la profondeur haptique

3.1. L’empathie kinesthésique singulière de la « performance capture »

15 Sans retomber dans une axiologie binariste, on peut cependant noter que le degré de mise en œuvre du toucher est plus fort dès lors qu’il ne se contente pas d’obtenir une action sur l’image par la pression d’un doigt et qu’il engage l’expérience disséminée dans le corps tout entier que constitue la kinesthésie et sa possible ouverture à une empathie kinesthésique43. James Cameron a réussi à créer cet effet d’empathie en contournant la « fausse proximité » réaliste, et son risque à provoquer l’ « uncanny valley44 », mais également en ouvrant la voie à l’« e-motion capture45 ». On doit souligner dans Avatar (2009) la « profondeur haptique » des acteurs virtuels, en ce sens que leur corps laisse transparaître les gestes des acteurs réels — et la kinesthésie interne dans laquelle ils sont ancrés — qui ont permis leur gestation grâce à un perfectionnement de la « performance capture46 ». On peut se demander dans quelle mesure la sensation de ce « toucher interne » n’est pas encore plus accessible avec ces acteurs virtuels d’Avatar qu’avec des acteurs réels. Il est cependant difficile de savoir exactement à quoi cela tient. On peut faire plusieurs hypothèses.

16 L’horizon d’attente, pour un acteur virtuel, n’est pas le même. Il suffit que l’acteur virtuel donne la sensation interne de son corps lorsqu’il marche pour qu’on ressente une surprise, une émotion, alors qu’il ne suffira pas à un acteur réel d’être mis dans cette situation, pour lui, ordinaire, de la marche, et qu’il lui sera plus facile de nous communiquer cette empathie kinesthésique s’il danse, de façon plus ou moins lascive, ou s’il est diégétiquement surdéterminé par une relation sensorielle intersubjective.

17 La seconde raison tient à l’effet de « transparence » du corps des acteurs virtuels. Le corps d’un acteur réel reste « opaque » au sens où le spectateur n’est pas mis en situation de focaliser son imagination sur l’intérieur organique de ce corps. Le ferait-il que cette représentation mentale de la « mécanique » biologique jouerait plutôt l’effet d’une distanciation, faisant obstacle à l’image d’un ressenti propre à la façon dont un sujet vit son corps de façon émotionnelle et sensorielle et, non pas, organique47. En revanche, la publicité faite sur la méthode de la « performance capture » dont sont issus les acteurs virtuels d’Avatar conduit à voir se profiler, sous leur peau, la subjectivité interne des acteurs réels qui animent leurs gestes. L’intérieur du corps virtuel de ces acteurs nous renvoie, non pas à une machinerie organique, mais à une

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puissance d’animation du geste ressortissant à la modalité kinesthésique du toucher. Sous leur peau opère la pure expression du toucher, les signes intenses issus de la capture de ces expressions gestuelles et tactiles. Leur « corps interne » est lui-même « pur geste ».

18 La troisième raison tient à la densité du regard des créatures virtuelles d’Avatar48, lors même que l’on croyait, antérieurement à ce film, que cette intensité était réservée aux acteurs réels. Or, percevoir, non pas, seulement, des yeux, mais un regard, ne relève pas seulement d’une impression optique. Cela demande de sentir une profondeur. Celle-ci peut s’interpréter en termes d’intentionnalité prêtée à cet « alter ego ». Mais la profondeur que l’on prête à un autre sujet ne saurait se suffire d’un schème dualiste et ne lui prêter qu’un « esprit ». Cette conscience ne peut s’exprimer dans son regard que parce que ce sujet est incarné dans un corps. Dès lors, en filigrane de cette profondeur de l’intentionnalité, se profile aussi une « profondeur haptique », ancrée sur la kinesthésie que met en jeu la façon dont ce sujet s’éprouve comme tel, en tant qu’il se « sent » exister de l’intérieur. À ce titre, le geste de quelqu’un, en tant qu’expression d’une intentionnalité qui s’adresse à vous, est aussi une forme de regard. Le geste, c’est le regard du toucher. Le regard de l’autre, qu’il soit issu de son œil ou de ses gestes, est porteur de son intériorité. Percevoir le regard de quelqu’un comme tel, c’est être sensible à son intériorité, tant « mentale » que « kinesthésique », dans l’articulation indissociable de ces deux modalités.

3.2. Le « regard haptique » comme exploration empathique du vertige de l’altérité

19 Par rapport à cette « réussite » du regard des créatures virtuelles d’Avatar, l' « absence de regard » du tigre de synthèse de L’Odyssée de Pi pourrait se présenter comme un « échec ». Le réalisateur a montré qu’il était conscient qu’on ne peut pas « tricher49 » avec le regard d’un tigre. Cependant, l’habileté d'Ang Lee a consisté à transformer ce « défaut » en un parti pris intéressant qui nous permet d’approcher la question de l’empathie « par défaut ». En effet, un des moments clés de l’histoire de ce film réside dans le dessillement de la croyance du héros par son père. Alors que le jeune Pi a l’illusion de communiquer de regard à regard, comme « d’homme à homme » avec les tigres, son père tente de lui faire prendre conscience qu’il projette un leurre anthropomorphique sur cet animal et ne fait que lui « prêter » un regard. Dès lors l’effet « d’absence de regard » du tigre de synthèse, pendant la cohabitation avec cet animal sur la barque, semble confirmer la justesse de l’avis paternel. Le jeune héros vit une sorte d’initiation à la reconnaissance de l’altérité radicale de l’animal. Alors qu’il a tenté de tisser des relations « humaines » avec ce tigre et qu’il s’y est « attaché », ce dernier part sans se retourner, « sans un regard », dès qu’il a la possibilité de s’échapper dans un milieu naturel qui lui est propice. L’empathie absolue ne serait pas possible entre humain et tigre ; a fortiori la sympathie prétendant vous donner l’illusion de connaître le perçu interne de cet animal. Loin de jouer de la facilité d’une empathie « à la Disney », faite de projections anthropomorphiques sur des figures animales, Ang Lee nous confronte à l’altérité radicale de l’animal, redoublée par l’altérité sans commune mesure d’une créature de synthèse. Face à cette altérité radicale, l’empathie, à tout le moins dès lors qu’on la réduit à une posture d’identification, ne serait qu’un leurre. Mais, par cette approche « par défaut » de l’empathie identificatoire, Ang Lee ne nous ouvre-t-il pas à l’exigence d’une empathie

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plus radicale qui puisse postuler un « se mettre à la place de l’autre » tout en respectant sa radicale différence « en tant qu’autre ». Le chemin initiatique de l’empathie radicale ne serait pas tant de s’identifier à des « figures du double » que de faire l’expérience de l’altérité radicale. De ce point de vue, le film d’Ang Lee nous confronte à une des modalités les plus exigeantes de l’empathie, par le biais de l’ « absence de regard » de ce « tigre de synthèse ».

20 Cette confrontation empathique qui maintient la distance radicale de l’autre « en tant qu’autre » recroise la capacité à rapprocher le lointain « en tant que lointain ». Alors que les nouveaux supports tactiles jouent de la proximité comme d’une forme d’instrumentalisation digitale, le Cinéma 3D, en tant qu’il assume son effet de distanciation50, apprivoise la distance radicale sans jamais la domestiquer. Si le Cinéma, fût-il d’animation, fût-il en 3D, ne peut rivaliser avec le plaisir manipulatoire offert par les tablettes tactiles, il reste en position privilégiée d’explorer la profondeur du désir. Plus on semble se rapprocher de l’autre, plus on semble s’ouvrir à une empathie, parfois même kinesthésique, plus on perçoit la distance vertigineuse avec cette altérité radicale. Mais c’est de ce vertige même que renaît sans cesse le désir. Le « regard haptique » propre au cinéma ne serait plus tant, dans ce cas, l’effacement de la profondeur que son exploration vertigineuse, sous le signe du désir.

21 La « main de l’œil » permet de percevoir le caractère vertigineux de cette « profondeur haptique » où se profile une altérité radicale. Encore faut-il qu’elle soit confrontée non pas, seulement, à des objets inertes offerts à une manipulation instrumentaliste, mais à des créatures dotées, elles mêmes, d’une capacité sensorielle tactile. Seul le « toucher réciproque », fût-il imaginé, permet la résonance51 émotionnelle de l’empathie. De là l’importance de confronter le spectateur ou l’interacteur non plus seulement à des « objets virtuels » mais à des « personnages virtuels » capables, de par l’autonomie et le « gestus52 » qui leur ont été conférés, d’adopter une véritable posture. Dans l’acception deleuzienne du « gestus53 », l’exigence à ne pas dépendre de la détermination d’un scénario préalable imposant ses faits et gestes à des « pantins » manipulés concerne les acteurs et les personnages dont l’interaction doit rester libre et pouvoir secréter une histoire. Pour Deleuze, le « gestus » est indissociable de l’ « exigence d’un cinéma des corps ». Celle-ci s’avère propice à une empathie tactile.

22 En revanche, dès lors qu’elles sont soumises à une manipulation démiurgique, que ce soit par le scénario ou par une interactivité « presse bouton », les créatures virtuelles ne peuvent nous donner qu’un leurre de réactivité tactile incapable de produire cette sensation d’un « toucher réciproque » s’adressant à un autre doté d’une autonomie sensorielle et d’une capacité à générer des gestes. Si différents modes d’approches, techniques ou narratifs, sont possibles, l’essentiel est de doter ces créatures virtuelles d’une « intériorité tactile », d’une « profondeur haptique ». Si celle-ci n’est pas obligée d’être à l’image de l’intériorité humaine54, elle doit permettre de confronter le spectateur non plus à des objets inertes mais à une créature dont l’intelligence perceptive est tangible. En somme, pour que les créatures virtuelles sollicitent un « regard haptique », il ne suffit pas qu’elles soient mises en scène dans un « espace haptique », il faut qu’elles soient dotées d’une « profondeur haptique ». Telle est la voie ouverte tant aux courts et longs métrages en 3D qu’aux nouveaux environnements tactiles, dès lors qu’il s’agit de dépasser la rationalisation de l’ « œil digital » pour redonner sa pleine dimension à la potentialité empathique du toucher.

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NOTES

1. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) », in Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 183. 2. G. Deleuze, Francis Bacon/Logique de la sensation, Editions du Seuil, 2002, p. 115. 3. Ibid., p. 115. (Rappelons que haptique vient du verbe grec aptô qui signifie toucher.) 4. Ibid., p. 115. 5. H. Parret, « Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder », in Nouveaux Actes Sémiotiques, Prépublications 2008-2009 : Sémiotique de l’espace : « Voici ce que Valéry écrit dans les Cahiers (II, 1301) […] : « De ces formes sur quoi la main de l’œil passe et qu’elle éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu, le poilu, le coupant, le mouillé et le sec ». Il ne s’agit même pas de la main dans l’œil mais de la main de l’œil, de l’œil qui devient, sans cesser d’être un œil, une main experte ». 6. M. Buydens, « Espace lisse/Espace strié », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (R. Sasso et A. Villani, dir.), Les Cahiers de Noesis, n°3, Printemps 2003, pp. 130-134. 7. Franz B., « Des nouvelles du front cinématographique (59) : La caverne aux images, deux films sur et dans la grotte Chauvet », 12 septembre 2011 : « En même temps, son usage de la technologie 3-D restitue, par delà la simple visibilité des peintures pariétales, un tact qui en actualise encore plus intensément la puissance esthétique. Cette tacticité est une “tactilité” qui est le propre du geste de cinéma pratiqué par Werner Herzog, comme l’a montré Gilles Deleuze à la suite d’Emmanuel Carrère (cf. Werner Herzog, éd. Edilig, 1982, p. 25) : […] « Chez Herzog, on assiste à un effort extraordinaire pour présenter à la vue des images proprement tactiles. » (in Cinéma 2. L’image-temps, Ed. de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 22). Ce que le philosophe appelle ailleurs haptique […], Werner Herzog le trouve dans la grotte Chauvet, dont les peintures témoignent de l’utilisation esthétique des anfractuosités de la roche […] Et cette dynamisation est très précisément prolongée par la 3-D qui en autorise ainsi le partage avec le spectateur. » 8. Ibid. 9. Rappelons que l’usage de la 3D remonte au cinéma des premiers temps (cf. non seulement le « remake » en anaglyphe de leur film L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat par les Frères Lumière en 1935 et le film de 1922, The power of love) mais qu’en revanche les enjeux techniques et esthétiques de Avatar (2009) et des films qui ont suivi dans la seconde décennie du 21ème siècle sont spécifiques à cette « nouvelle 3D ». 10. M. Cardon, posté le Mardi 10 avril 2012 sur le blog Slate.fr, en réaction à l’article de J.M. Frodon « Titanic 3D : un ratage, et c’est bien ainsi ». 11. C. Champetier, « Le numérique, à marche forcée », in Cahiers du cinéma, n° 669, juillet-août 2011, p. 82. 12. Franz B., « Des nouvelles du front cinématographique (59) : La caverne aux images, deux films sur et dans la grotte Chauvet », 12 septembre 2011. 13. M. Heidegger, « La chose », in Essais et conférences, Gallimard, coll. « tel », 1958, p. 211 : « Rapprocher est l’être de la proximité. La proximité rapproche ce qui est loin, à savoir en tant que lointain. » 14. Comme dans la scène du « corset » de la version en 3D de Titanic qui exacerbe à la fois la texture de la chair et du vêtement tout en intensifiant les effets de profondeur par le jeu des miroirs. 15. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Les Editions de Minuit, 1980, p. 616. 16. À l’inverse d’un très grand nombre d’autres images de ce même film qui usent, voire abusent, de plans jouant des points de fuite de la perspective.

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17. J.-M. Frodon, « L’Odyssée de Pi, un petit pas pour la 3D malgré tout », 23/12/2012 (http:// www.slate.fr/story/66385/odyssee-de-pi-un-petit-pas-pour-la-3d-malg : « Le seul apport réel de la technologie et de l’esthétique 3D, la seule vision forte dont seront privés les spectateurs qui ne verront pas le film dans ce format, concerne un motif récurrent et impressionnant : la fusion entre ciel et mer, la translation selon des modalités imprévues, qui troublent les perceptions […] De diverses manières au cours de la projection, un personnage passe d’un élément à l’autre, ou flotte/vole dans un environnement hybride, qui peut-être le bassin d’une piscine comme l’océan sans limite, une coursive envahie d’eau et les nuages sur Paris, le ciel nocturne ou carrément une vision de l’univers. Tour de prestidigitation visuelle ? Sans doute. Mais ces usages là de la 3D sont, sauf erreur, inédits. Et on sait depuis Méliès qu’avec la mise au point de tels tours, c’est le vocabulaire du cinéma qui s’enrichit, et peut demain exprimer davantage. » 18. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 614-615 : « C’est Aloïs Riegl qui, dans des pages admirables, a donné à ce couple Vision rapprochée-Espace haptique un statut esthétique fondamental. Pourtant, nous devons négliger provisoirement les critères proposés par Riegl (puis par Worringer, et aujourd’hui par Henry Maldiney) pour prendre un peu de risque nous-mêmes, et nous servir librement de ces notions. C’est le Lisse qui nous paraît à la fois l’objet d’une vision rapprochée par excellence et l’élément d’un espace haptique (qui peut-être visuel, auditif autant que tactile). Au contraire, le Strié renverrait à une vision plus lointaine, et à un espace plus optique — même si l’œil à son tour n’est pas le seul organe à avoir cette capacité. » 19. Ibid., p. 596. 20. On trouve parfois des échos manichéens comme dans ce passage qui se réfère au « diabolique » : « Tout ceci pour rappeler que le lisse peut lui-même être tracé et occupé par des puissances d’organisation diaboliques. » (Ibid., p. 600.) 21. Ibid., p. 602 : « C’est aujourd’hui, et dans les sens les plus divers, que se poursuit l’affrontement du lisse et du strié ». 22. Ibid., p. 595. 23. Ibid., p. 593. 24. Pour exemple : « Mais rien ne coïncide tout à fait, et aussi tout se mélange, ou passe de l’un à l’autre. C’est que les différences ne sont pas objectives : on peut habiter en strié les déserts, les steppes ou les mers ; on peut habiter en lisse même les villes, être un nomade des villes. » (Ibid., p. 601) ou encore « Et pourtant nous retrouvons toujours une nécessité dissymétrique, de passer du lisse au strié, comme du strié au lisse. » (Ibid., p. 606). 25. G. Deleuze, Francis Bacon/Logique de la sensation, op. cit., p. 122-123. 26. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 610. 27. Inanis Aedes, court métrage en 3D réalisé en 2010 par Meradi Omar et Roussel Béranger, étudiants en Master 1 d’Arts et Technologies de l’Image (ATI), Université Paris 8 (Saint-Denis). 28. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 630. 29. Splitscreen : a love story de J.W Griffiths (Film gagnant du Nokia Shorts Competition 2011). 30. G. Deleuze, Francis Bacon/Logique de la sensation, op. cit., p. 151 : « Mais le fait lui-même, ce fait pictural venu de la main, c’est la constitution du troisième œil, un œil haptique, une vision haptique de l’œil, cette nouvelle clarté. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée visuellement, vers cette fonction haptique issue du diagramme. » 31. G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-temps, Ed. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 22. 32. L’attitude de jeunes enfants face à certaines images 3D du film L’odyssée de Pi notamment. 33. « Réalité augmentée, 3D et tactile : des chercheurs japonais inventent un écran qui permet de “toucher” les images. » (http://www.presse-citron.net) 34. H. Parret, « Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder », op. cit. 35. G. Deleuze, Francis Bacon/Logique de la sensation, op. cit., p. 106 : « Nous appelions l’un de ces usages “digital”, non pas en référence directe à la main, mais en référence aux unités de base

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d’un code ». Rappelons que le sens anglais actuel du mot digital (numérique) renvoie à digit qui veut aussi bien dire doigt que chiffre (cf. Harrap's standard French and English dictionary). 36. « Interactive Mirror : Le miroir tactile » (posté le 24 octobre 2008) ; « La société LitStudios vient dévoiler en vidéo son Miroir Interactif tactile » (www.generation-tactile.com/archives-gt/ domotique-tactile/interactive-mirror-le-miroir-tactile-interactif-398) 37. Nous la qualifions ainsi par opposition à la « seconde interactivité » qui valorise, au contraire, l’autonomie (cf. M.H.Tramus, M. Bret, E. Couchot, « La seconde interactivité », in Arte e vida no século XXI, Organizadora Diana Domongues, UNESP; Brasil, 2003.) 38. Pour une étude plus approfondie de cette illusion démiurgique conférée à l’interacteur cf. I. Rieusset- Lemarié, « Entre commande et autonomie : l’esthétique du gestus », in Journée d’étude co-organisée par le séminaire « Action sur l’image » (dirigé par J.L. Weissberg) et le Groupe d’étude « Réseaux » (dirigé par I. Rieusset-Lemarié) le 8 juin 2002 à l’Université Paris 8. (http:// www.hypermedia.univparis8.fr/séminaires/semaction/seminaires/txt01-02/journees0602/ isabel.htm) 39. M. Heidegger, « Les séminaires », in Question III et IV, Gallimard, coll. « tel », 1976, notes, p. 548 : « Il faut partir de l'allemand Zuhandenheit pour voir la symétrie qu'instaure la terminologie de Heidegger entre Zuhandenheit, utilisabilité, et Vorhandenheit, être-là-devant, les deux substantifs abstraits ayant pour radical commun le mot Hand, la main. Mais c'est cependant sur les expressions courantes vorhanden, présent (idée de proximité physique), et zuhanden, sous la main (à portée de main, en main propre, mais aussi : à l'attention de...), qu'ils sont formés et surtout réunis par Heidegger en un couple caractéristique. » 40. Pour une étude plus approfondie de cette idéologie du « à portée de main » dans les médias numériques, cf. I. Rieusset-Lemarié, « Les chemins de l’œuvre d’art au-delà de l’utilisabilité (à portée de Net : quelle proximité ? », in Ligeia n° 45, juillet 2003. 41. Pour cristalliser ce pouvoir donateur du geste, Heidegger emploie le terme « Reichen » que François Fédier traduit en français par « porrection »: « Reichen » veut dire la portée d'un geste où quelque chose est procuré. L'ancien français connaissait encore le verbe porriger (tendre, présenter) qui a exactement le sens de reichen. C'est pourquoi on s'est autorisé à traduire das Reichen par : la porrection. (M. Heidegger, « Temps et Être », in Questions IV, tel/Gallimard, traduction française (François Fédier), 1976, note du traducteur, p. 27.) La porrection, c'est un geste qui tend, présente, offre en présent, donne. 42. Pour une étude approfondie des relations entre geste et gestation dans le cadre d’une « culture du soin » cf. I. Rieusset-Lemarié, « Perséphone : la culture du geste », in Déesses du parfum et de la métamorphose, Berg International Éditeurs, 2011. 43. Pour une approche phénoménologique de l’empathie kinesthésique faisant également appel aux sciences de la cognition cf. la thèse de P. Guisgand (J. Caullier, dir.), « Lire le corps : une voie interprétative » (Université de Lille III, Oct. 2005). 44. Le défaut d’empathie des acteurs virtuels de Final Fantasy a été interprété en relation avec l’ « uncanny valley » : « Le plus grand défaut de ce film était l’animation des visages des personnages, qui semblaient sans vie. La cause en est la suivante : découvert dans le monde de la robotique puis dans le monde de l’animation, il existe un effet “the uncanny valley” dont les symptômes sont les suivants : si un objet se rapproche trop de l’allure humaine, alors il va paraître étrange et une sensation d’inconfort se développera chez nous. Ce symptôme est par ailleurs démultiplié lorsqu’il s’agit d’une entité animée. [...] Si un objet ou une entité se rapproche trop de l’apparence humaine, l’empathie du spectateur décroît et une sensation d’inconfort naît. [...] James Cameron était persuadé de pouvoir créer des personnages virtuels grâce à la motion capture faciale notamment et contourner l’uncanny valley ». (H. Saïfi, Incidence de la prévisualisation sur la production et l’esthétique des films, Mémoire de fin d’études et de recherche, ENS Louis Lumière, 2011, p. 86).

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45. Bien que la « motion capture », la captation du mouvement du corps des acteurs pour les appliquer ensuite à des personnages virtuels créés par ordinateur, soit utilisée depuis des années, James Cameron et Jon Landau estimaient qu’il manquait un élément majeur au procédé : la lettre « é » devant le mot « motion ». Jon Landau raconte : « Notre idée était de transformer la “motion capture” en “emotion capture”. La « performance capture » permet aux acteurs de donner la pleine mesure de leur talent et de leur travail d’interprétation. (cf. « Avatar », in cinemovies.fr) 46. « En permettant de capter les mouvements et expressions du visage (facial motion capture) on a abouti à la technique appelée performance capture : “James Cameron et son équipe ont mis au point un système baptisé performance capture qui surpasse celui de la motion capture”, répond le directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française, Laurent Mannoni. » (O. Delcroix, « La révolution Avatar », in Le Figaro, 31/12/2009) 47. Rappelons que Deleuze et Guattari associent l’organique non pas à l’espace lisse haptique mais à l’espace strié : « L’organique, avec sa symétrie, son contour, son dehors et son dedans, se rapporte encore aux coordonnées rectilignes d’un espace strié. » (cf. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 622.) 48. « La Performance capture : le cinéma pour l’éternité ? » : « Mais depuis Avatar et bientôt Tintin, ces capteurs ont presque totalement disparu et laissent place à une petite caméra posée juste devant le visage et qui enregistre le mouvement de tous les muscles du visage, en se référant à des micro-marques. Allégeant les expressions de l’acteur et favorisant donc l’interprétation, cette technique est une vraie bénédiction pour le réalisateur, car c’est [...] une vision plus claire du jeu de l’acteur pendant la « prise », et la précision d’une caméra placée à quelques centimètres du visage ! Mais surtout, la principale révolution qu’apporte cette caméra, c’est le tracking des yeux ! En effet, c’est probablement la plus grosse difficulté dans la performance capture, avec les mouvements des cheveux et des « extrémités graisseuses ». On l’a remarqué dans Avatar, le regard des Naavi était criant de vie, contrairement à ses prédécesseurs. » (http://www..gameblog.fr/blogs/anfalmyr/p_16630_la-performance-capture- le-cinema-pour-l-eternite) 49. Ang Lee cité in T. Baurez, « Il était une fois... L’odyssée de Pi d’Ang lee » : « En ce qui concerne les animaux, j’avais déjà expérimenté les choses avec Hulk, mais il fallait que ça paraisse encore plus réaliste. Le regard d’un tigre ne peut pas tromper celui du spectateur, contrairement à celui d’un géant vert. De plus, la 3D m’obligeait à m’interroger sur le sens de la représentation. Contrairement à la 2D, l’objectif de la caméra ne se substitue plus à l’œil humain. » (http:// www.lexpress.fr/culture/cinema/il-etait-une-fois-l-odyssee-de-pi-d-ang-lee_1200955.html) 50. Pour une analyse de la mise en œuvre du Cinéma 3D au service d’un effet de distanciation, en particulier dans le film de M. Scorsese, Hugo Cabret, cf. I. Rieusset – Lemarié, « Les corps au cinéma à l’épreuve de la 3D : immersion, distanciation et empathie », dans Figures de l’art, n°25, « Les nouveaux dispositifs immersifs », septembre 2013. 51. Pour l’analyse de l’empathie en termes de résonance cf. E. Couchot, Des images, du temps et des machines dans l’art et la communication, Editions Jaqueline Chambon-Actes Sud, 2007. 52. Pour une analyse plus approfondie de cette notion de « gestus » cf. I. Rieusset-Lemarié, « Nouvelles images et cinéma : de l’interaction des codes esthétiques au devenir corps des images-temps », in Médiamorphoses n°2, INA, juillet 2001. 53. G. Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 250 : « Ce que nous appelons gestus en général, c'est le lien ou le nœud des attitudes entre elles, leur coordination les unes avec les autres, mais en tant qu'elle ne dépend pas d'une histoire préalable, d'une intrigue préexistante ou d'une image- action. Au contraire, le gestus est le développement des attitudes elles-mêmes et, à ce titre, opère une théâtralisation directe des corps [...]. C'est la grandeur de l'œuvre de Cassavetes, avoir défait l'histoire, l'intrigue ou l'action, mais même l'espace, pour atteindre aux attitudes comme catégories qui mettent le temps dans le corps, autant que la pensée dans la vie. Quand Cassavetes dit que les personnages ne doivent pas venir de l'histoire ou de l'intrigue, mais l'histoire, être

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sécrétée par les personnages, il résume l'exigence d'un cinéma des corps [...]. C'est l'enchaînement formel des attitudes qui remplace l'association des images. » 54. Le court métrage Je m’appelle NATHAN de Benoît Berthe (2012) donne accès à l’intériorité de la tête du personnage virtuel, en transformant le maillage de sa maquette de construction en une cage au sein de laquelle un oiseau réclamant ses graines à tue-tête trouble sa « paix intérieure » qu’il ne pourra retrouver que lorsqu’il se sera accordé au mouvement de cette « altérité » interne. Cette figuration métaphorique prête à ce personnage une forme sinon « d’inconscient », à tout le moins d’intériorité, qui favorise l’empathie du spectateur.

RÉSUMÉS

Si certaines œuvres du cinéma 3D vérifient le rôle privilégié de la « main de l’œil » dans l’haptique deleuzien d’autres, par leur irréductibilité à l’opposition entre espace haptique lisse et espace optique strié, nous conduisent à dépasser cette axiologie dualiste, non sans interroger la réversibilité même du tactile qui se manifeste par la rationalisation de l’ « œil digital » et l’illusion de maîtrise de la main démiurgique. Irréductible à ces écueils, la « profondeur haptique » tend non seulement à dépasser ce système duel mais à développer la potentialité empathique du toucher, que ce soit sous la forme de l’empathie kinesthésique développée à l’égard des acteurs virtuels ou par la mise en jeu d’un « regard haptique » ouvert au vertige de leur altérité radicale.

If some 3D movies seem to testify the privileged role of “the eye’s hand” in Deleuze’s theory of haptic, other ones, through their irreducibility to the opposition between the smooth haptic space and the striate optical space, lead us beyond this dualistic axiology not without questioning the reversibility of the tactile which appears in the rationalization of the "digital eye" and the delusion of control by the demiurgic hand. The haptic "depth" tends not only to bypass this dual system but to develop the empathic potentiality of the sense of touch, either through the kinaesthetic empathy developed towards virtual actors or through the involvement of a "haptic outlook" open to the dizziness of their radical otherness.

AUTEUR

ISABELLE RIEUSSET–LEMARIÉ Maître de conférences HDR à l’Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne. Elle appartient à l’Institut de recherches ACTE (UMR). Elle est membre du comité exécutif de l’ESA (European Society for Aesthetics). Dans son ouvrage La Société des clones à l’ère de la reproduction multimédia (Editions Actes Sud, 1999), elle a analysé les enjeux des « humains virtuels » et des créatures artificielles à la lumière des perspectives ouvertes par Walter Benjamin. Ces dernières années, elle a poursuivi ses recherches dans le cadre de nombreux travaux et publications portant sur les acteurs virtuels et sur les dispositifs d’immersion dans le Cinéma 3D, sur les fondements de l’esthétique dans l’ aisthesis et tout particulièrement sur la revalorisation des sens discrédités de l’odorat, sur les relations entre images et gestes (le rôle du « gestus » et du « cinéma des corps » chez Deleuze) et sur la fonction privilégiée du geste dans les esthétiques intermédias qui s’inscrivent plus

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largement dans son champ de recherche axé sur les relations interartiales mettant en jeu la synesthésie.

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Toucher/cadrer, toucher/monter : des interfaces haptiques pour un spectateur « amplifié » ?

Claire Chatelet

Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible (...). Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, 19603

Le corps engagé : vers une corporéité performative

1 Dans son « Discours sur l’Esthétique », prononcé lors du deuxième congrès international d’Esthétique et de Science de l’Art en 19374, Paul Valéry proposait de distinguer l’Esthésique et de la Poïétique. La première notion renvoie à « tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations », plus particulièrement aux « travaux qui ont pour objet les excitations et les réactions sensibles qui n’ont pas de rôle physiologique uniforme et bien défini » ; la seconde s’attache à « la production des œuvres ; et une idée générale de l’action humaine complète, depuis ses racines psychiques et physiologiques, jusqu’à ses entreprises sur la matière ou sur les individus ». Parce qu’elles engagent d’une manière inédite le corps du spectateur dans un rapport tout à la fois sensible et intelligible à l’œuvre, les interfaces haptiques (mobiles) permettent d’interroger, nous semble-t-il, à nouveaux frais ces deux notions. En effet, les formes audiovisuelles qui s’y développent obligent le spectateur-utilisateur à s’inscrire dans ce que l’on propose de désigner par une corporéité performative, ainsi se dessinent de nouvelles configurations esthésiques. On peut par ailleurs considérer, à la suite de Jean Epstein qui voyait dans « l’homme spectateur » « une nouvelle variété mentale »5, le spectateur-utilisateur actuel comme une nouvelle variété physique et mentale instrumentée. Tout à la fois figure et instrument de médiation, c’est à partir de lui, de

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son corps même, que s’actualisent les différentes instances/occurrences de l’objet audiovisuel. Partie indispensable au processus de (re)production6 de l’œuvre — sans action de sa part, l’objet reste informe au sens premier du terme — il participe donc activement de sa condition poïétique. Si depuis Duchamp, il nous paraît évident que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux »7, avec les écrans mobiles, point d’équivoque : ce sont réellement (en pratique) les utilisateurs qui font les films, ou du moins qui leur offrent leurs conditions de possibilité. Ainsi une nouvelle posture spectatorielle semble émerger à partir des usages des écrans mobiles tactiles. Au-delà du simple geste stimulé et du schéma quelque peu réducteur d’action/réaction, ces médias mobiles re-mobilisent les fonctions sensori-motrices du corps du spectateur : d’élément tiers entre une interface et un programme, le corps tend à s’informer en un dispositif opératoire, pièce maîtresse d’une interface dédoublée (corps-interface/écran- interface), un spectateur augmenté en somme, comme on le dit de ces dispositifs technologiques qui redoublent la réalité d’incrustations 2D ou 3D. Mieux, ne pourrait- on pas plutôt parler de spectateur amplifié ? Nous empruntons l’adjectif « amplifié » à Maurice Merleau-Ponty qui, dans son analyse sur la palpation par le regard dans Le visible et l’invisible envisageait ainsi cette fonction particulière du sujet percevant. Inversant en quelque sorte la proposition, c’est le toucher comme condition de possibilité/visibilité des œuvres audiovisuelles que nous allons examiner maintenant. A travers deux propositions tactiles, il s’agira de voir comment, à partir de la main du spectateur-utilisateur, émerge un nouveau régime narratif et scopique8 qui dépend tout autant des modalités d’interactions physiques suscitées par les dispositifs technologiques, que des interactions mentales qui y sont liées9.

Touching Stories : les gestes d'un hasard narratif programmé

2 Le premier exemple retenu, présenté comme une série d’« histoires interactives » par ses concepteurs, est Touching Stories. Cette application américaine produite par Tool of North America et Domani Studio, disponible gratuitement en juin 2010 sur l’App Store, propose quatre histoires courtes, pensées et conçues spécifiquement pour l’iPad : All Ends, Ends All de Erich Joiner et Jason Zada, Sarah and Jerry de Sean Ehringer, The Most Interesting Couple in Great Britain de Geordie Stephens et Triangle de Tom Rouston. La narration de chacun de ces films évolue uniquement en fonction des gestes de l’utilisateur par rapport à l’écran : secouer, incliner, toucher, effleurer, tourner, tapoter... sont autant de moyens pour dévoiler des variations narratives, pour la plupart insoupçonnées10. En effet, hormis l’interaction dirigée de All Ends, Ends All (consignes à l’écran) et de The Most Interesting Couple in Great Britain, structurée sur le modèle élémentaire de séquences narratives à choix multiples11 (voir figures 1 et 2), et l’interaction suggérée de Triangle (certains objets actifs - c’est-à-dire « cliquables » ou « touchables » pour être plus juste - apparaissent à l’image avec un furtif halo lumineux), les courts-métrages proposés donnent peu d’explications qui dirigeraient la gestuelle à accomplir : les relations structurelles paraissent pour le moins indécises et les lignes narratives aléatoires - en apparence du moins, puisque tous les choix de l’utilisateur sont évidemment prédéterminés par les lignes de code du programme informatique.

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Figure 1 : Décor de The Most Interesting Couple in Great Britain de Geordie Stephens. (© Domani Studio/ Tool of North America)

Figure 2 : Exemple d’embranchement à trois lignes narratives dans The Most Interesting Couple in Great Britain : « his thoughts / her toughts / dog thoughts ». (© Domani Studio/Tool of North America)

3 L’application Touching Stories nécessite un apprentissage intuitif et personnel (car peu guidé) de cet écran singulier que constitue la tablette tactile, obligeant le spectateur- utilisateur à expérimenter des gestes, dans une sorte de chorégraphie improvisée, pour explorer et (re)découvrir à chaque prise en main, les multiples interactions programmées et ainsi rendre visibles/audibles les différentes configurations formelles et narratives de cet étonnant objet audiovisuel. Dans Sarah and Jerry de Sean Ehringer, un couple effrayé, se retrouve aux prises avec une maison plus « vivante » que hantée. L’espace et les objets réagissent en effet aux gestes de l’utilisateur : en secouant l’iPad,

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on fait par exemple apparaître dans le salon un poney nain qui interpelle Sarah — « Hey! you want to see a movie tonight? » — ou chuter Jerry dans sa baignoire ; en touchant un tableau sur le mur, on fait parler le portrait, en inclinant la tablette, un danseur hindou maladroit se manifeste, en touchant un magazine sur la table du salon, la femme, sans le vouloir, se tape le front avec, etc. (voir figures 3 et 4).

Figure 3 : Première séquence de Sarah and Jerry de Sean Ehringer : la femme entre dans le salon et s’assoit sur le canapé. Si l’utilisateur n’agit pas sur/avec la tablette, le personnage reste assis à attendre, l’air inquiet. La trame narrative est suspendue. (© Domani Studio/Tool of North America)

Figure 4 : Apparition du danseur hindou après avoir incliné la tablette. (© Domani Studio/Tool of North America)

4 La « scénographie de l’interaction », pour reprendre la formule éclairante de Jean-Louis Weissberg12 s’avère plus travaillée en termes d’écriture, ou moins anecdotique, dans les deux dernières histoires de Touching Stories - elles s’inscrivent d’ailleurs dans un registre plus dramatique que les autres et se présentent notamment du point de vue

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des cadres, de la lumière, du découpage des plans, et des propositions participatives de montage, sous une forme plus cinématographique. Alors que dans les films précédents, l’architecture des liens amplifiait le caractère loufoque et absurde du récit, elle structure ici la narration selon un processus dynamique de participation « immersive » 13. Le spectateur-utilisateur vient par ses gestes, non seulement libérer des puissances narratives et figuratives jusque-là latentes, mais plus directement encore s’immiscer dans le récit en prenant la place du personnage central, comme dans All Ends, Ends All. Le premier plan de ce court-métrage est très sombre, bougé, presque indiscernable ; au son, se fait entendre un léger coup métallique et une respiration angoissée, un texte en bas de l’écran indique de taper plusieurs fois pour se libérer de la voiture. En vue subjective, un pied apparaît à l’image, puis un coffre s’ouvre, un morceau de ciel, un paysage désertique se révèlent sur une musique inquiétante ; reste à glisser un doigt sur l’écran (de droite à gauche, précise-t-on) pour enlever un adhésif qui empêche de bouger. Une course poursuite s’engage alors pour tenter de sauver sa peau... Les actions principales de la narration, comme courir, composer un numéro de téléphone, récupérer des clés dans une piscine, etc. dépendent exclusivement des actions de l’utilisateur sur la tablette (voir figures 5 et 6). La résolution du récit bien que déterminée en amont se présente selon des points de vue différents en fonction du jeu des interactions. On pourra par exemple découvrir la scène, soit du point de vue du fugitif traqué, qui est aussi celui simulé du spectateur devenu joueur14, soit du point de vue des assaillants.

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Figure 5 : Fin de la première séquence de All Ends, Ends All de Erich Joiner et Jason Zada. (© Domani Studio/Tool of North America)

Figure 6 : Exemple d’interaction pour All Ends, Ends All. Si l’utilisateur ne compose pas le bon numéro de téléphone, le récit s’interrompt. (© Domani Studio/Tool of North America)

5 Dans Triangle enfin, Tom Rouston retravaille un certain nombre de procédés proprement cinématographiques : au niveau des relations spatiales, les points interactifs jouent ainsi sur les figures conventionnelles du champ/contre-champ, du champ/hors champ ; au niveau des relations temporelles, sur les formes de l’ellipse, du flashback et du flashforward (voir figures 7 et 8). Cette histoire « interactive » montre un couple qui se réfugie dans une chambre de motel. Les objets qui les entourent sont autant d’indices actifs pour reconstituer leur périple. Une grande partie de l’action du film se devine dans les reflets d’un écran de télévision. Pour autant, il est possible de découvrir le contre-champ de la scène en retournant l’écran mobile.

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Figure 7 : Première séquence de Triangle de Tom Rouston. (© Domani Studio/Tool of North America)

Figure 8: Séquence finale de Triangle. L’icône du doigt s’accompagne du choix textuel : « past/future ». (© Domani Studio/Tool of North America)

6 Suivant Marida di Crosta qui rappelle à juste titre que « toute narration apparaît aussi intrinsèquement liée au média dans lequel elle s’inscrit, les caractéristiques spécifiques à ce média exerçant une forte prégnance sur l’acte de narration »15 , on constate alors que les écrans tactiles modifient de façon déterminante l’acte de production narrative, en ce sens que la main du spectateur-utilisateur informe l’image, au double sens du terme (« donner forme à » et « donner sens à »). « On peut toucher l’image, et donc l’affecter - dans tous les sens du terme »16. La relation sensible qui s’instaure alors entre le spectateur-utilisateur et « l’image-objet » que constitue l’écran mobile, tout à la fois interface et surface de représentation17, détermine à son tour au-delà des configurations sémantiques, des relations cognitives par appropriation et interprétation. Jean-Louis Weissberg retient deux composants constituant le « cadre narratif formel » du récit interactif : les « événements insécables », le « graphe de navigation » qui « détermine les chemins possibles qui relient ces événements moléculaires et que l'interactant actualise librement, dans le cadre préconçu des propositions déposées dans les programmes qui gèrent l'interactivité »18. C’est à partir

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du graphe de navigation que s’apprécie précisément l’appropriation de la narration par l’utilisateur, et bien que sa structure soit prédéfinie numériquement, « cette appropriation transforme [néanmoins] le cadre narratif en moteur herméneutique individuel ouvert, producteur de scènes imaginaires, générateur sémantique, déclencheur d'association d'idées. »19

7 Face à l’écran mobile, il s’agit finalement moins de manipuler une image que d’explorer un « paysage-récit », selon la belle formule de Jean-Louis Boissier - parce qu’il « émane d’une visibilité et d’une lisibilité »20 - un paysage éphémère, variable, dont les contours ne semblent jamais définitivement dessinés, ni strictement bordés. C’est sans doute dans ce débordement potentiel que se dissimulent les possibles d’une écriture filmique renouvelée.

8 Si Touching Stories a retenu notre attention, c’est davantage par rapport à ses prouesses techniques et son caractère précurseur - l’application est apparue au moment de la sortie de la première version de l’iPad21 - que par rapport à ses propositions créatives. En effet, cette expérience « interactive » s’avère, somme toute, assez limitée du point de vue de la construction narrative stricte. La délinéarisation des récits, bien que particulièrement ludique et enthousiasmante en termes de « jouabilité », selon l’acception de Jean-Louis Boissier22 - apporte peu quant aux relations spécifiques entre l’interface et le spectateur-utilisateur. À ce titre, on peut considérer cette application comme une sorte de vitrine des modalités d’interactions possibles pour un objet audiovisuel manipulable.

Auteur et utilisateur en coalescence : la main comme générateur d'imaginaires

9 Le second exemple sur lequel nous souhaitons nous arrêter est en revanche remarquable, par sa cohérence esthétique et technique. Il représente, selon nous, l’un des dispositifs participatifs les plus aboutis « sur le plan de l’expression artistique et de la narration », dans le sens défini par Marida Di Crosta : (…) l’interactivité doit être prise en compte non seulement en tant que nouvelle dimension organisant ce qui se joue entre le contenu et ses destinataires, mais aussi en tant qu’élément interne à ce contenu, à la fois forme et matière de l’expression, principe constitutif et qualité esthétique intrinsèque de l’œuvre audiovisuelle elle- même.23

10 Il s’agit d’une « œuvre interactive » pour tablette tactile intitulée Dépli24, réalisée par l’artiste français Thierry Fournier, qui constitue l’un des éléments d’un diptyque extrêmement original : Last Room/Dépli. Si Dépli compose la pièce interactive du système, Last Room en est en quelque sorte la mécanique linéaire. Ce film, réalisé par Pierre Carniaux à partir de séquences tournées au Japon en D.V., « aborde les relations entre le collectif et l’intime, la parole et le paysage. Il associe des récits tournés dans des chambres d’hôtels et une histoire collective autour de l’île abandonnée de Gunkanjima ».25 Cette île, située au large de Nagasaki a été pendant plusieurs décennies, jusqu’en 1974, un lieu d’exploitation minière détenu par Mitsubishi, et une ville pour les mineurs, avec une densité de population atteignant des records dans les années 1950. Pendant la seconde guerre mondiale, des travailleurs coréens y ont été envoyés de force, et nombreux sont ceux qui y ont péri, en tentant de prendre la fuite. Dans un dispositif minimaliste, faisant alterner des monologues, face caméra, d’hommes et de

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femmes s’auto-filmant dans des chambres d’hôtels impersonnelles et des plans- séquences contemplatifs sur les rives fantomatiques de Gunkanjima, Last Room déplie ainsi une histoire sociale, tout à la fois collective et intime, du Japon. Le fil narratif volontairement détendu26, l’approche éminemment plastique par fragments visuels et sonores - la bande-son et notamment la musique contribuent grandement à créer cette atmosphère d’ « inquiétante étrangeté »27 - font de cette « fiction de réalité », pour reprendre la distinction éclairante opérée par Gérard Leblanc28, une expérience cinématographique à part entière. Les croisements entre les récits personnels, qui s’offrent comme autant de pensées-souvenirs en train de se révéler29, et les images des bâtiments ravagés, filmées à partir d’un bateau, telles des ruines flottantes, presque irréelles, esquissent les méandres d’une mémoire douloureuse, sinon mélancolique : « Garde-la ta mauvaise mémoire, elle a sa raison d’être sans doute », répète en murmurant une petite fille dans Dépli ; quand Last Room s’ouvre au noir sur cette citation de Maurice Maeterlinck : « il y a un tragique quotidien qui est bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures ». Les deux propositions audiovisuelles qui se basent sur le même matériau filmique (les 60 heures de rushes tournées par Pierre Carniaux) mais se présentent sous deux formes différenciées - Last Room comme un parcours linéaire de 76 minutes et Dépli comme « une navigation sensible à travers les plans et l’espace-temps du film »30 - ne cessent néanmoins de s’entrelacer et de se répondre l’une l’autre, dans un dialogue des plus productifs. Selon l’étymologie grecque, « diptyque » signifie « plié en deux » : le projet artistique présenté ici semble matérialiser parfaitement cette définition.

11 La ductilité de l’objet filmique s’éprouve pratiquement dans Dépli, proposition réussie de « “cinéma jouable” et sensuel où le toucher devient le vecteur d’une écriture filmique »31. Concrètement, il s’agit d’une œuvre éditée sur tablette tactile qui « laisse la main » au spectateur-utilisateur pour composer son propre parcours audiovisuel en s’appropriant la matière cinématographique de Last Room32. Dans la version iPad seul, l’interface tactile propose au centre de l’écran un chutier comprenant tous les plans du film Last Room, parfois dans une durée plus longue, ainsi que quelques plans additionnels non montés dans la version linéaire. En touchant les plans représentés par des vignettes, on compose un film dont les images apparaissent dans une fenêtre située en haut de l’écran — précisons qu’à l’écoute, nous avons la bande-son des plans sélectionnés. Au bas de l’écran apparaissent verticalement les deux derniers plans sélectionnés par l’utilisateur, c’est à partir de cet espace que l’on pourra agir sur la (re)présentation. Il est non seulement possible de faire défiler tous les plans accessibles en faisant glisser son doigt horizontalement dans le chutier, mais également de modifier la vitesse et le sens de défilement des plans ; l’interface laisse enfin la liberté de fondre deux plans ensemble (image et son) selon le degré de surimpression/mixage souhaité. Toutes ces manipulations se font en fonction du déplacement des doigts sur l’écran, par exemple, pour ralentir l’image, il faut faire glisser deux doigts en les écartant vers l’extérieur de l’écran, la distance entre les deux doigts déterminera le pourcentage de ralentissement (voir figure 9).

12 Bien que les propos de Cédric Mal ne s’appliquent pas à Dépli, on pourrait aisément les reprendre à notre compte pour qualifier cette œuvre interactive qui « en appelle à la divagation de l’esprit, à l’imaginaire qui s’envole et qui guide le doigt sur l’écran. Une technologie anti-technique, destinée à laisser toute sa place au sensible »33. Plus encore, le dispositif de Dépli, loin de distraire par sa « jouabilité » tactile, en appelle à une

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expérience esthésique critique, quant aux enjeux en termes de représentation et de réception au cinéma.

Figure 9 : Dépli, pièce interactive sur iPad de Thierry Fournier. L’interface présentée ici est la configuration pour une projection en salle (la tablette étant reliée à un écran de projection). (Photo © Thierry Fournier 2012)

13 Thierry Fournier explique : La spécificité de Dépli est d’offrir une navigation continue, par le geste, à travers la temporalité et les plans d’un film. L’espace-temps cinématographique est traité comme un continuum, dans lequel le spectateur entre “par le milieu” et navigue par l’intermédiaire d’une interface tactile qui l’implique physiquement. Cette navigation s’éprouve comme le parcours d’un corps et d’un regard : déplacements dans la temporalité, glissements ou mélanges d’un plan à l’autre, ralentis... De ce fait la dimension du toucher est capitale dans le projet : elle signe l’implication du corps, de la vitesse et de ses rythmes propres dans une écriture différenciée de l’espace et du temps34.

14 Et d’ajouter : « Un des enjeux de Dépli est justement d’installer au sein même de la salle de cinéma, d’une exposition ou chez soi, une expérience qui mette en jeu la pratique et le geste individuel du spectateur »35 (voir figures 10 et 11).

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Figure 10 : Dépli, pièce interactive sur iPad de Thierry Fournier. (Photo © Thierry Fournier 2012)

Figure 11 : Dépli, pièce interactive sur iPad de Thierry Fournier. (Photo © Thierry Fournier 2012)

Les nouveaux usages de l'écran mobile tactile ou la préhension d'un espace relationnel réflexif

15 Dans un contexte de mutations croissantes des pratiques et des usages liés aux outils et supports numériques, la question du spectateur s’avère en effet essentielle. Les dispositifs tactiles participatifs bouleversent sans aucun doute le rôle et la place qui lui étaient jusque-là attribués. Parce qu’ils offrent une liberté d’exploration et de

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manipulation inédite du matériau audiovisuel, ils suscitent une réception singulière au plein sens du terme : individuelle, subjective, souvent éphémère - car à chaque manipulation de l’écran de nouvelles configurations s’actualisent, pour la plupart difficilement reproductibles ; une réception expérimentale et performative donc qui s’enrichit dans « la répétition d’usage »36. Une gestuelle du toucher se fait jour - il existe même des guides qui se proposent de recenser les différentes façons de toucher les interfaces37 (voir figure 12).

Figure 12 : Touch Gesture Reference Guide de Craig Villamor, Dan Willis et Luke Wroblewski.

16 L’écran mobile tactile, interface de médiation sensible et surface de représentation dynamique, s’offre alors comme espace relationnel à expérimenter. Pour Jean-Louis Boissier, « le mot relation s’impose pour caractériser des objets qui sollicitent une intervention effective de leurs destinataires »38, ainsi propose-t-il de penser les dispositifs interactifs en termes d’« image-relation ». Il semblerait alors que les outils conceptuels propres à l’analyse des arts plastiques soient plus opérants pour appréhender ces objets audiovisuels hybrides caractérisés par la modularité, la variabilité, la non-clôture, la réflexivité. Ainsi pourrions-nous convoquer Robert Morris qui dès 1966 expliquait dans Notes on sculpture : L’objet n’est plus qu’un des termes de la nouvelle esthétique. D’une certaine manière elle est plus réflexive, parce que l’on a davantage conscience du fait que l’on existe dans le même espace que l’œuvre, qu’on ne l’avait en face d’œuvres précédentes avec leurs multiples relations internes. On se rend mieux compte qu’auparavant que l’on est soi-même en train d’établir des relations, pendant qu’on appréhende l’objet à partir de positions différentes et sous des conditions variables de lumière et d’espace.39

17 Si les derniers écrans mobiles obligent à l’évidence à penser les formes audiovisuelles participatives qu’ils supportent selon des régimes de représentation et de réception distincts de ceux dont dépendent les formes cinématographiques « classiques », ils

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semblent paradoxalement renouer avec certaines modalités du « cinéma primitif » ou du « pré-cinéma », telles que les ont énoncées notamment Noël Burch et François Albera : principe de la mise en boucle, non clôture du film, non-linéarité du récit, absence de centre... Ainsi ces objets audiovisuels manipulables offrent-ils un espace de réflexion riche et complexe, dont quelques pistes sans doute encore insoupçonnées.

NOTES

3. Maurice Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit (1960), Paris : Folio Essais, 2001 (rééd.), p. 21. 4. Repris dans Variété IV, Paris : Nrf, Gallimard, 1939, pp. 235-265. 5. Dans « Rapidité et fatigue de l’homme-spectateur », Écrits sur le cinéma, tome II, Paris, Seghers, 1975, pp. 45-53. Notons cependant que dans cet article écrit en 1949, Jean Epstein évoque un spectateur « industrialisé et commercialisé » qui cherche à se reposer du rythme frénétique impulsé par la vie moderne et qui trouve dans le cinéma un moyen privilégié pour se distraire d’un travail de plus en plus aliénant. 6. Nous verrons plus loin que les concepts de co-création et/ou co-production qui sont souvent avancés pour caractériser ce type d’œuvres — que nous préférons d’ailleurs qualifier de participatives plutôt qu’interactives — nous paraissent peu opérants dans la mesure où le rôle et la place du spectateur-utilisateur sont assignés en amont par le programme informatique. 7. « Marcel Duchamp vite », Le Surréalisme, même, n° 2, 1957. 8. Nous empruntons l’expression « régime scopique » à Christian Metz. 9. Nous privilégierons la notion d’interaction dans le sens restreint de « réaction réciproque de deux phénomènes l'un sur l'autre » (définition du dictionnaire Larousse), plutôt que celle d’interactivité, laquelle induit selon nous un flou terminologique (voir : Claire Chatelet, L’interface incorporée : les enjeux esthétiques/esthésiques des derniers médias mobiles, PUP, 2013, à paraître). Plus généralement nous parlerons de dispositifs participatifs, plutôt qu’« interactifs ». 10. Ces applications utilisent les données mesurées par l’accéléromètre et le gyroscope des tablettes. Ces capteurs permettent en effet de détecter l’orientation et la position de l’appareil. 11. Le court-métrage comique a pour décor la reconstitution d’un salon sur la scène d’un théâtre où, sous le regard d’un chien empaillé, se jouent les récriminations ordinaires d’un vieux couple marié (le rôle de l’épouse est tenu par un acteur, ce qui ajoute évidemment à la dimension humoristique et décalée du film — le registre est celui de l’humour anglais proche de celui des Monty Python). Les embranchements narratifs sont présentés à l’image, par un tableau tenu par une jeune femme dans le même décor mais un peu en avant de la scène (voir figures 1 et 2). L’un des tableaux indique par exemple : « his thougths, her toughts, tougths dog ». L’alternative narrative permet donc de découvrir selon les choix de l’utilisateur, les pensées de l’homme, celles de la femme ou celles du chien ! 12. Voir Présence à distance : Déplacement virtuel et réseaux numériques : pourquoi nous ne croyons plus à la télévision, L’Harmattan, 2000. Vincent Mabillot envisage de son côté des « mises en scène d’interactivités », dans un article éponyme (Médiamorphoses, n°3, 2001, pp. 45-50). 13. Si le terme d’ « immersion » nous paraît abusif, nous l’employons néanmoins ici en référence à la stratégie narrative mise en place par les concepteurs de Touching Stories. 14. Ces modalités rappellent fortement les dispositifs scénaristiques des jeux vidéos « dont vous êtes le héros ». On retrouve d’ailleurs ce procédé dans un grand nombre de webdocumentaires

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(Thanatorama produit par Upian, Voyage au bout du charbon de Samuel Bollendorf et Abel Ségrétin, Manipulations : l’expérience web de Davide Dufresne, etc.). 15. « Du cinéma à internet : narration, hypermédiation et médiation inter-narrative », Colloque international « Mutations des industries de la culture, de l’information et de la communication », Saint-Denis, Septembre 2006. Disponible sur : www.observatoire-omic.org/colloque-icic/ omic_icic_atelier32.php 16. Cédric Mal, « Webdoc : Du potentiel cinématographique d’Alma » (Le Blog documentaire), à propos du webdocumentaire tactile Alma : une enfant de la violence de Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana (2013). Disponible sur : http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2013/04/03/ webdoc-du-potentiel-cinematographique-dalma/ 17. On se réfère ici à l’analyse développée, à la suite de Jean-Louis Weissberg, par Dominique Cunin et Mayumi Okura dans la communication « The Image-Object Notion and Art Practices Using Mobile Screen », The 17th International Symposim on Electronic Art 14-21 septembre 2011. Disponible sur : http://isea2011.sabanciuniv.edu/paper/image-object-notion-and-art-practices- using-mobile-screens Dominique Cunin en présentation d’un workshop explique par ailleurs que dans les dispositifs interactifs, « les images sont [alors] directement reliées à l’état de l’objet “écran”, troublant ainsi la distinction habituelle entre l’interface d’interaction, l’écran et les images qu’il donne à voir. L’image devient objet, car son état dépend de celui de “écran”. Pour désigner cette relation, nous proposons la notion d’image-objet ». Disponible sur : http://head.hesge.ch/made/media-design/ 2011/03/03/ecran-image-objet/ 18. Op. cit. 19. Ibid. 20. Et de préciser : « il n’y aura de perspective interactive sans une certaine jouabilité ». (La relation comme forme : L’interactivité en art, 2e éd., Dijon : Les Presses du réel, 2009, p. 305). 21. Avec l’ipad mini, nous en sommes aujourd’hui à la quatrième version de la tablette tactile conçue par Apple. 22. C.a.d des modalités relationnelles particulières entre l’utilisateur et le dispositif interactif : « C’est dans ce dispositif, combinant programmation et interfaces, que se construisent des modalités relationnelles et que se saisissent des relations, avec l’image ou sans l’image. On définit alors une jouabilité, comme il y a une visibilité et une lisibilité » (op.cit., p. 299). Dans sa thèse Gwenola Wagon envisage un « cinéma jouable » (Utopies d’un cinéma interactif Accessibilité des images en mouvement, sous la direction de Jean-Louis Boissier, Université Paris 8, 2006) ; Marida di Crosta propose quant à elle les terminologies de « films actables » et d’ « interface-film » en expliquant : « Interface-film est pour moi un synonyme moins équivoque de film interactif. Cela désigne moins un genre qu’une configuration langagière spécifique à ces objets hybrides, à mi- chemin entre le film et autre chose » (Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film, Bruxelles/Paris, De Boeck/Ina, 2009, p. 8). 23. « Du cinéma à internet : narration, hypermédiation et médiation inter-narrative », op. cit. 24. L’œuvre interactive Dépli sera prochainement exposée au ZKM dans le cadre du prix App Art Award, parmi les dix meilleures œuvres sur tablettes que le jury a sélectionnées en 2013. 25. Selon les propos introductifs du livret Last Room/Dépli, op.cit., p. 6. 26. « (...) j’ai veillé à ne pas coudre de fil narratif définitif dans le tissu des images, afin que le spectateur soit invité à recomposer une identité sans cesse interrogée, que le futur film s’offre à la fois comme un miroir et une fenêtre sur l’autre », explique Pierre Carniaux (« Le temps vous appartient », Livret Last Room/Dépli, ibid., p. 12). 27. Pour reprendre le concept freudien. 28. « Il n’y a pas un “cinéma du réel” et un “cinéma de fiction”, il y a en revanche plusieurs types de fictions. Aux deux pôles opposés : Les fictions du visible — et de l’invisible — fondées sur la réduction de la réalité au visible (…) ; les fictions de la réalité, qui par des images et rapports

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audiovisuels complexes, font accéder au visible ce qui échappe à la vue, à la perception immédiate. Il s’agit dans ces fictions de produire le visible de ce que l’on ne voit pas. Les apparences sensibles du monde sont intégrées dans les formes de montage et de tournage qui leur donnent une signification nouvelle (« La réalité en question », CinémAction, « Le documentaire français », n° 41,1987, p. 45). 29. « “J’aimerais te voir en train de penser ” était la principale (pour ne pas dire l’unique) indication de jeu donnée aux acteurs avant de les laisser avec leurs réflexions et leurs souvenirs s’adresser à eux-mêmes, seuls face à la caméra », explique Pierre Carniaux (« Le temps vous appartient », op.cit., p. 12). 30. Ibid., p. 6. 31. Ibid., p. 6. 32. Le projet initial date de 2007, donc, bien que pensé en fonction d’un dispositif interactif impliquant le spectateur, le support n’était évidemment pas la tablette tactile (cet écran n’existait pas encore !). De plus dans sa version actuelle, le dispositif est pensé également pour une présentation en salle (écran de projection + tablette servant d’interface). 33. « Alma, le premier webdoc pensé “tactile” », Le Blog documentaire. Disponible sur : http:// cinemadocumentaire.wordpress.com/2012/10/17/webdocumentaire-upian-alma-le-premier- webdoc-pense-tactile-arte-agence-vu/ 34. « Un film à l’œuvre : du public au spectateur », op. cit., p. 17. 35. Ibid., p. 19. 36. « La répétition d’usage, la relation suivie du spectateur avec l’œuvre lui permettant de mobiliser son savoir préalable (connaissance des conventions narratives mais aussi des pratiques d’usage du média numérique) tout en faisant l’acquisition d’un savoir nouveau et, surtout, de nouveaux savoir faire » (Marida Di Crosta, « Du cinéma à internet : narration, hypermédiation et médiation inter-narrative », op. cit.). 37. Par exemple : Touch Gesture Reference Guide de Craig Villamor, Dan Willis et Luke Wroblewski. Disponible sur : http://static.lukew.com/TouchGestureGuide.pdf 38. Op. cit., p. 263. 39. Ces notes ont paru dans Artforum en 1966 et ont été traduites par Claude Gintz dans Regard sur l’art américain des années soixante, Paris : Editions du Territoire, 1979. p. 90. 1. « Les interfaces haptiques se caractérisent par un mode d’interaction faisant appel à notre sens “tactilo-kinesthésique”. Elles induisent en effet un contact cutané actif avec le dispositif : c’est par la perception tactile du mouvement d’un objet médiant et par les actions en retour de l’utilisateur sur celui-ci, que s’établit le dialogue avec l’interface. » (Pierre Bonnier, Benoît Drouillat, Le design des interfaces numériques en 170 mots-clés : des interactions homme-machine au design interactif, Paris, Dunod, 2013, p. 86). 2. Nous reprenons les propos de présentation du livret accompagnant le coffret Last Room/Dépli de Pierre Carniaux et Thierry Fournier, Editions Shellac et Pandore, 2013, p. 6.

RÉSUMÉS

Se présentant le plus souvent comme interfaces haptiques1, les derniers écrans mobiles (tablettes, terminaux hybrides, smartphones) engagent une relation inédite entre un spectateur devenu « utilisateur » et un objet audiovisuel désormais manipulable. En valorisant

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l’« expérience utilisateur » comme modalité essentielle de l’expérience esthétique, ces supports numériques dessinent à l’évidence un nouveau régime de la représentation et de la réception : une esthétique, ou pour être plus juste, une esthésique relationnelle et expérientielle où le spectateur-utilisateur devient le « vecteur de l’écriture filmique »2. À partir de deux exemples récents, nous proposons d’examiner ici les enjeux esthétiques et narratifs de ces nouvelles formes audiovisuelles qui se déploient à partir du toucher du spectateur-utilisateur. La main s’offre alors comme un prolongement presque « immédiat » — au sens littéral : sans intermédiaire, sans médiation — de l’interface-surface que constitue l’écran tactile.

AUTEUR

CLAIRE CHATELET Claire Chatelet est maître de conférence en arts numériques (Université Montpellier 3, Département arts du spectacle, section cinéma), responsable de la licence professionnelle concepteur réalisateur audiovisuel (écritures participatives et contenus multisupports) et membre du laboratoire Rirra 21.

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Quelle poétique de la main dans les jeux vidéo ?

Thomas Morisset

1 S'intéresser à la place de la main dans les jeux vidéo revient à considérer deux objets différents, quoique complémentaires : la main du joueur qui appuie sur la manette, et la main du personnage virtuel qui accomplit tout ce que le programme informatique veut bien lui laisser accomplir ; deux objets qui requièrent des approches problématiques différentes.

2 Dans le cas de la main virtuelle, il faudra tout simplement se demander en quoi celle-ci, certes modélisée de manière de plus en plus réaliste, est véritablement une main ou bien un simple habillage. Est-elle capable de simuler le toucher, d'avoir dans son environnement virtuel le même rôle qu'elle a pour nous dans le monde physique ? Nous ne parlerons pas ici des scènes cinématiques qui empruntent une grande partie de leur mise en scène au septième art, mais uniquement des sections de jeu dans lesquels le joueur a une action tangible. Par action tangible, nous n'entendons pas autre chose que l'usage par le joueur de sa main pour appuyer sur les boutons de la manette. Ces gestes, ne sont-ils que purement instrumentaux ou bien ont-ils une valeur esthétique ? Plus précisément, cela pose la question du degré de participation du toucher et du corps à l'expérience vidéoludique : l'interaction n'est-elle qu'un gadget qui ferait du jeu vidéo un cinéma interactif ou bien joue-t-elle un rôle plus profond dans la constitution de l'expérience ?

La main de l'avatar : outil et cosmétique

3 Distinguons d'abord deux types de jeux, ceux dans lesquels le joueur accomplit des actions vidéoludiques en restant une instance abstraite ou absente dans l'univers virtuel (comme dans Tétris par exemple) et ceux dans lesquels ce pouvoir d'agir est rattaché à un avatar, terme qui désigne le personnage fictionnel que le joueur est amené à diriger dans l'univers du jeu (ainsi la série des Super Mario). Dans cette dernière catégorie, le lien visuel entre le joueur et son avatar peut s'établir selon deux modalités : via une caméra à la troisième personne, lorsque le point de vue est situé

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dans le dos du personnage, ou bien via une caméra à la première personne, lorsque l'on voit à travers les yeux de l'avatar.

4 Que veut alors dire « diriger un avatar » ? On emploie souvent le terme « incarner », comme pour signifier que l'on prend possession et contrôle du corps de celui-ci. Le problème est que ce contact avec le corps, s'il a lieu visuellement dans le jeu à la troisième personne, n'a lieu que de manière incomplète dans le cas d'un jeu en caméra subjective. Le corps de l'avatar est deviné, soupçonné, suppléé par l'imagination et l'habitude du joueur. Seul les miroirs et les cinématiques nous rappellent son apparence. Remarquons déjà toute la difficulté à envisager une expérience tactile si le référent dans le monde virtuel est un corps qu'on ne sent, ni ne voit, bref avec lequel le contact n'est que purement du domaine de l'action.

5 Prenons pour exemple le jeu Mirror's Edge1, dans lequel on dirige, à la première personne, Faith, jeune femme devant sauter de toits en toits dans une cité futuriste aux relents totalitaires. Lorsque celle-ci grimpe ou fait une roulade, ses mains apparaissent à l'écran pour attraper telle ou telle corniche ou bien pour amortir sa chute. La première de ces actions se déclenche automatiquement lorsque Faith approche d'un rebord ou d'une échelle, quand la seconde demande au joueur d'appuyer sur une touche au moment opportun. Mais, dans les deux cas, nous ne pouvons pas dire que le joueur contrôle les mains de Faith. On peut comprendre cela, négativement, si l'on étudie la même situation dans un autre jeu. Ainsi, dans Half-Life 22, Gordon Freeman, l'avatar, peut lui aussi monter sur des échelles, mais sans que ses mains n'apparaissent à l'écran. L'action accomplie par Freeman n'en est pas pour autant incompréhensible : le joueur sait qu'il dirige un humain et qu'un humain peut monter aux échelles. On peut à la rigueur déplorer l'absence d'animation des bras et des mains, qui donne au fond l'impression que le personnage flotte devant l'échelle, mais c'est la même fonction qui, dans les deux jeux, est parfaitement accomplie. La main n'est donc ici que cosmétique, elle est un habillage donnant une plus grande beauté à l'expérience de jeu. L'avatar est dirigé comme un tout abstrait et compact, il est pure fonction et seul le regard est autonome par rapport à ce bloc de mouvements qui peuvent, ou non, être rendus à l'écran par des animations.

6 Qu'est-ce qu'il manque aux mains de Faith pour que leur toucher soit autre chose qu'un toucher accidentel et purement fonctionnel ? André Leroi-Gourhan note dans La mémoire et les rythmes que la spécificité de la main humaine est qu'elle n'est plus un outil mais ce qui fabrique, ce qui meut les outils3. En exportant ses gestes dans des outils, la main se libère et devient pleinement humaine, c'est-à-dire autonome, ne se spécialisant pas dans une tâche particulière. Or on voit que la main de l'avatar, parce qu'elle est liée à la fonction ludique de celui-ci, n'a pas cette autonomie et demeure l'outil extériorisé de la main autonome du joueur, assis derrière l'écran. Un toucher esthétique virtuel ne pourrait alors advenir que si la main gagne une part de cette autonomie au sein du monde fictionnel du jeu vidéo.

L.A. Noire ou le toucher optique

7 L'un des rares jeux dans lequel il nous est donné la possibilité de contrôler, de façon indépendante, la main d'un avatar est le récent L.A. Noire4. Dans celui-ci, le joueur incarne Cole Phelps, inspecteur de police dans le Los Angeles de l'après-guerre. Celui-ci devra résoudre toute une série d'enquêtes criminelles en ayant recours à des séances

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d'interrogatoires et à la collecte d'indices matériels sur les lieux du crime ou dans les appartements des suspects.

8 Lors de ces phases, Phelps peut ramasser toutes sortes d'objets et les manipuler afin de faire apparaître un élément pertinent pour l'enquête. Cependant, ces manipulations ne s'apparentent pas encore à du toucher, au sens où ce ne sont pas les propriétés tactiles de l'objet qui sont sources de plaisir ou d'intérêt esthétique. En effet, si l'avatar dispose d'une plus grande liberté de sa main virtuelle, parce que, pour un temps, le contrôle est véritablement dans la main, celle-ci est malgré tout entraînée dans un rapport optique à ce qu'elle touche. La manipulation est une mise en lumière pour l'œil, ce qui se manifeste par le fait que, lorsque le point pertinent de l'objet a été trouvé (la tache de sang au revers d'une statuette, un mot griffonné sur un paquet d'allumettes...), un zoom a lieu pendant que Phelps commente la découverte.

9 Cette subordination de la main à l'œil rejoint ici les analyses proposées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux lorsqu'ils distinguent l'espace optique de l'espace haptique5. Haptique/optique est le mode esthétique de compréhension de la dualité lisse/strié, qui, parmi ses différentes expressions, nous semble le mieux résumée par cette phrase : « [...] alors que dans le strié les formes organisent une matière, dans le lisse des matériaux signalent des forces ou leur servent de symptômes. »6 Nous avons d'un côté une mise à distance par une instance, à la manière de l'œil qui ordonne le proche et le lointain en différents plans, de l'autre un contact qui ne marque pas de frontières, mais donne à ressentir des énergies, comme l'expérience tactile dans laquelle différentes textures, différentes surfaces se réunissent sur un même espace de contact aux contours assez flous.

10 Une telle subordination ne doit au fond pas surprendre ; le jeu vidéo est en soi un espace strié parce que lié au code. La strie propre qui mesure l'espace vidéoludique est celle des éléments jouables, interactifs et des éléments non-jouables qui ne sont que décors. Une des logiques qui préside à l'exploration de tels univers est la recherche et la mise en évidence de ce qui est pertinent, en dessous de l'enveloppe de pixels, que l'on peut résumer par la formule « pointe et clique »7. À l'inverse peut-être de notre monde qui est d'abord lisse avant d'être strié par l'homme, le monde virtuel est d'abord un champ de stries que l'image va tenter de lisser – la main de Faith n'est pas autre chose qu'un ornement destiné à rapprocher le joueur de son personnage.

11 Si Gilles Deleuze et Félix Guattari ont en effet situé l'espace haptique dans une relation de proximité, cette proximité est une qualité et n'est pas nécessairement synonyme de localité : selon eux, le désert est saisi par celui qui y transite sur le mode haptique, en ce qu'il efface les distances et constitue un lieu peu, voire pas, délimité ; l'immensité abolit les bordures et donne à sentir8. De même, l'apparence de la proximité physique peut en fait receler un éloignement : c'est précisément ce que montre L.A. Noire, les gros plans sur la main de Phelps ne sont pas gages de toucher. Le règne de l'optique est tel que c'est le toucher qui devient lui-même optique.

La main humaine et la machine informatique

12 Cette déperdition du toucher comme proximité a pourtant de quoi surprendre si l'on songe à l'histoire du jeu vidéo et de l'informatique en général. L'avènement de l'informatique s'est fait par la possibilité d'un rapport intime avec la machine, lorsqu'au début des années soixante les ordinateurs se sont dotés d'un écran et d'un

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clavier afin que l'on puisse coder en temps réel.9 Se forme alors une communauté d'étudiants adepte du hack, c'est-à-dire :

13 [...] une combinaison ingénieuse, une invention à laquelle personne n'avait encore songé, [...] un raccourci qui permet de faire plus vite et plus élégamment. C'est de la technique, mais élevé au rang d'art, appréciée pour sa valeur esthétique, son style, plutôt que pour son utilité.10

14 Un hack n'est donc possible que par un contact, par un toucher qui grise la frontière entre l'homme et la machine, bref par l'établissement d'un écosystème, d'un espace lisse qui unit les deux, par opposition à la carte striée qui devait être confectionnée à part avant d'être remise à l'utilisateur de l'ordinateur.

15 Une des réalisations du groupe de hacker du MIT fut alors, en 1962, Spacewars!, pionnier des jeux vidéo, dans lequel s'affrontent deux vaisseaux spatiaux autour d'une étoile exerçant sur eux sa force de gravité.11 Les jeux vidéo sont donc nés de cette effervescence du contact avec l'être nouveau qu'était à l'époque l'ordinateur et de l'appropriation créatrice de cette intimité technologique. Mais, maintenant que le joueur de jeux vidéo moyen n'entend rien ou presque rien à l'art du code, cet aspect créateur s'est effacé et ne survit, en somme, que dans la position du joueur, devant son écran, armé de sa manette.

16 Certes l'interaction humain/machine est toujours grande, mais celle-ci est réglée ; ce qui se traduit, du côté du joueur, par la nécessité d'incorporer un rythme : savoir sauter dans Mirror's Edge n'est pas simplement savoir appuyer sur un bouton, c'est savoir appuyer ni trop tôt, ni trop tard sur le bon bouton ou sur la bonne séquence de commandes. Qu'elles soient heurtées ou régulières, lentes ou effrénées, le jeu vidéo propose à la main du joueur des séquences rythmiques d'actions et de mouvements qui se traduisent le plus souvent à l'écran de manière spatiale.

17 Pour ces raisons, Graeme Kirkpatrick, dans son ouvrage Aesthetic Theory and the Videogame, fait de l'activité vidéoludique une nouvelle forme de danse12. Pour ce dernier, ce qui doit être premier dans l'étude esthétique du jeu vidéo, c'est le geste de la main parce qu'il est lui-même la part la plus primordiale de l'expérience vidéoludique. À propos de Mirror's Edge, l'auteur anglais note que : […] notre tâche est d'identifier les formes, ou les mouvements, que nous avons appris et de les utiliser pour progresser. En d'autres termes, le jeu est une chorégraphie (ou un script/une partition) et notre rôle de joueur est de suivre ses instructions. Nous ne pouvons faire cela de manière mécanique, mais devons trouver une réponse à l'aide notre imagination.13

18 Nous pensons néanmoins que le terme de « danse » ne convient pas aux mouvements des doigts du joueur. Graeme Kirkpatrick, en ramenant le jeu vidéo à de la danse méconnaît en fait le caractère spectaculaire de cette dernière. Or il n'y a pas de public pour regarder les mouvements d'une main sur une manette et ceux-ci ne sont d'ailleurs pas réalisés pour être regardés, mais pour produire un résultat qui, lui, soit digne d'être vu et apprécié14. Plutôt que de parler de danse, nous préférons alors parler de corps au travail.

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Le corps au travail et le sens du geste

19 Pour comprendre ce que ce concept recouvre, pensons à un concert d'une petite formation, mettons un quatuor à cordes. Entre les notes, on percevra aisément les respirations des interprètes, voire, parfois, le bruit des doigts qui glissent le long des cordes, d'une position de main à une autre. Ces résidus, ces petits bruits participent du corps au travail rappellant que sous le monde symbolique façonné par la musique, il y a l'effort pour faire advenir et maintenir un tel monde – à charge, par la suite, à un interprète de les masquer ou non, à un compositeur de les intégrer dans une partition ou au public de les considérer ou non comme des parasites.

20 La pression de la main sur les boutons, le léger cliquetis que ceux-ci produisent, le corps... Ce sont les signes d'un corps au travail. Mais qu'est-ce qui est au juste créé par ce travail sous-jacent ? Non pas une œuvre d'art mais une expérience esthétique mêlant la poïétique et l'esthésique. Nous empruntons ces termes à Paul Valéry pour qui ils possèdent un sens catégoriel : ils constituent la science esthétique, l'esthésique se consacrant à « l'étude des sensations » quand la poïétique s'intéresse aux conditions et moyens de la « production des œuvres »15. Pour qualifier l'action du joueur, il ne suffit pas de dire qu'il façonne son expérience – regarder un film dans tel ou tel état d'esprit, lire en levant la tête sur tel ou tel mot, c'est déjà façonner l'expérience particulière d'une œuvre d'art. Mais changer la forme et le contenu de son expérience en agissant sur la forme ou sur le contenu du jeu vidéo, en actionnant, par exemple, telle commande plutôt que telle autre à un moment crucial, c'est s'engager dans une démarche poïétique. En en restant là, le joueur de jeux vidéo ne serait pas différent d'un musicien qui interprète une œuvre, dotée de propriétés poïétiques propres à l'aide de sa dextérité et de « réactions sensibles » aux phrases musicales – créant un enchevêtrement entre les deux niveaux de l'esthétique selon Valéry. Mais si le musicien joue pour un public, le joueur de jeux vidéo est le seul récepteur possible d'une session de jeu. Cette différence de statut est également marquée par le fait qu'un jeu vidéo, contrairement à une œuvre musicale, répond, résiste en temps réel aux efforts du joueur et l'oblige en permanence à redéfinir son comportement, le poussant donc parfois à être dans une attitude de pure réception à l'œuvre pour pouvoir y tenir par la suite un rôle plus actif. Pour ces raisons, « esthésique » prend pour nous un sens plus précis : ce qui est ressenti par le ou les récepteurs d'une œuvre. Dans ce contexte, la main du joueur a donc quasi exclusivement un rôle poïétique, par opposition à une apparente prévalence esthésique de l'œil.

21 Au passage, il nous semble que le jeu à la manette est plus apte à créer des expériences nouvelles et satisfaisantes que la détection de mouvements : le sentiment de puissance est plus fort lorsqu'il passe dans la main car celle-ci devient la passerelle par laquelle notre corps entier acquiert un pouvoir physiquement impossible, comme par exemple, toujours dans Mirror's Edge, le fait de réaliser de gigantesques sauts à une centaine de mètres du sol. Il y a une grande élégance attachée à cette économie de mouvement, à la fois pratique et esthétique ; le toucher comme frappe contient en lui plus de possibilités que le geste stylisé, qui n'est qu'une mimique pour une caméra, facilement ridicule ou stéréotypique, et qui devient rapidement fatigant.

22 Remarquons encore que Kirkpatrick mentionnait « l'imagination » comme qualité principale du joueur pour répondre aux sollicitations de la machine. Cette mention nous intéresse tout particulièrement en ce que, lorsqu'il examinait le cheminement de

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l'humanité, André Leroi-Gourhan voyait dans l'avènement de l'audiovisuel un dangereux substitut à l'imagination qu'il caractérisait comme « propriété fondamentale de l'intelligence »16. Le paléontologue français envisageait en effet une ligne d'évolution partant de l'écriture pictographique, qui laissait la pensée vagabonder, à l'écriture alphabétique, plus rigide mais qui laissait une marge d'interprétation personnelle, à la culture audiovisuelle dans laquelle : [...] la marge d'expression individuelle se trouve excessivement réduite puisque le symbole et son contenu se confondent dans un réalisme qui tend vers la perfection et puisque d'autre part la situation réelle ainsi recréée laisse le spectateur hors de toute possibilité d'intervention active.17

23 Le rétablissement du rôle de la main non pas tant dans l'image que sur l'image est-il une brèche dans ce constat pessimiste ? Peut-être. Nous constatons en effet que Kirkpatrick envisage l'imagination au sens plus restreint de capacité à résoudre un problème de manière créative. Il faudrait alors savoir jusqu'à quel point cette définition peut être étendue, si l'imagination et la main du joueur, peuvent, de concert, se muer en une interprétation, si de l'acte physique même du jeu peut émerger un sens qui puisse différer en fonction de celui qui joue ?

24 Répondre à ces questions par l'affirmative, c'est tout l'enjeu des mécanismes de jeu plus profonds qu'une simple action physique ou mécanique et dont on étudiera deux exemples ci-dessous. Mais quelle est la véritable part du toucher dans cette opération ? Peut-il espérer être autre chose qu'un acte préparatoire ?

25 De plus, toutes ces pressions sur les boutons, si elles tombent, comme le geste d'un pianiste, sous le concept de corps au travail, ont une force créatrice sans doute moins profonde. Un pianiste peut avoir un toucher particulier, un art de poser les notes d'une manière qui lui soit propre. Ce toucher est certainement aidé par une dextérité sans faille, mais ne se confond pas avec cette virtuosité purement technique. En revanche le toucher vidéoludique ne semble s'élaborer que comme dextérité et non comme signature, comme marque d'une interprétation. Est-il alors possible de le développer dans cette direction ?

Poétique du toucher : l'émotion et le rythme

26 Le caractère le plus propre de l'haptique, par rapport à l'optique, était, nous l'avons vu, une indifférenciation, une coexistence, par opposition à une hiérarchisation et à une différenciation. Or la main virtuelle est un outil de mesure vidéoludique quand la main réelle, parce qu'elle est le soubassement de l'expérience esthétique s'exclut en partie de celle-ci. La main est poïétique, mais peut-elle être à son tour et en même temps l'objet d'une poétique ? Nous aimerions évoquer ainsi deux directions possibles, une pour chaque main, qui ferait du toucher un élément central de l'expérience esthétique des jeux vidéo.

27 En premier lieu, Ico18 nous semble être un jeu qui met la main de l'avatar comme mécanisme haptique au centre de son fonctionnement. Dans cette œuvre, le joueur contrôle un jeune garçon né avec des cornes sur le front. Cela étant considéré comme annonciateur de malheur, il est enfermé, au début du jeu, dans un château labyrinthique pour y mourir sans attirer le mauvais œil. Il y rencontre Yorda, jeune fille fantomatique, mystérieusement emprisonnée dans une cage, qu'il libère.

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28 Une des principales actions du jeu consiste à prendre la main de Yorda afin de la guider, de l'aider à sauter par dessus un précipice, ou de l'arracher aux griffes des mystérieuses ombres qui veulent la remettre en captivité. Pourquoi alors qualifier cette action d'haptique quand la main de l'avatar ne réagit qu'à la pression d'un bouton et que, contrairement à L.A. Noire, elle n'est jamais véritablement autonome par rapport au reste du corps fonctionnel ? La réponse est double et se situe tant sur le plan symbolique que plus purement vidéoludique.

29 Prendre la main est le geste amoureux ou filial par excellence, chargé d'affection tactile. C'est cette charge émotive simple, que n'a pas la manipulation d'un indice, qui rend le joueur sensible à la poésie de ce geste. Certes, Yorda n'est pas autre chose qu'un élément jouable dans l'espace strié du code, mais le lissage par l'image fait effet et effectue la conversion de l'optique à l'haptique que n'arrivaient pas à réaliser les mains de Faith : c'est qu'il y a ici un sens, un noyau d'interprétations qui peut prendre le pas sur le code.

30 Mais même au niveau de sa valeur pour le système de jeu, cette action est différente de celles que nous avons envisagées jusqu'ici. La main était présente pour donner une solution : qu'elle soit sommaire comme abattre un ennemi ou attraper un recoin, ou plus subtile, ainsi la manipulation de L.A. Noire. Mais ici, prendre Yorda par la main est un acte problématique puisque cela rend le personnage plus lent et vulnérable aux attaques des fantômes. Cette impuissance partielle de l'acte virtuel est frappante car elle rappelle bien l'idée de fragilité du lien d'une main à l'autre. Là où la main qui s'accroche à un mur ou tient un pistolet est sans faille, sa faillibilité toute humaine est ici évoquée par la place même de la mécanique dans le système des règles.

31 Notre deuxième exemple est Rez, le shoot'em up musical de Sega19. Un shoot'em up est un genre de jeu qui a connu son âge d'or dans les années quatre-ving et quatre-vingt-dix, dans lequel le joueur, souvent aux commandes d'une forme de vaisseau, doit tirer sur tout ce qui bouge. Rez nous permet quant à lui, de contrôler une sorte de programme informatique anthropomorphe flottant à l'intérieur d'un réseau attaqué par des virus. Mais dans Rez, nul besoin de tuer tous les ennemis dont la plupart ne font que passer sans présenter le moindre danger.

32 Chaque niveau est rythmé par piste musicale qu'il s'agit de compléter à son gré en tirant sur les ennemis, chacun d'eux produisant un son particulier lorsqu'il est touché. La bande son est donc en partie générée par le joueur qui peut alors avoir à faire des choix d'interprétations : réaliser un enchaînement de sons rapides en éliminant tous les ennemis à l'écran en une salve ou bien choisir de leur tirer dessus un à un, ce qui en plus de ralentir le rythme, ne produit pas exactement les mêmes effets sonores. Peut- on alors dire qu'il y a un toucher du bon joueur de Rez comme il y a le toucher d'un bon pianiste ?

33 Non, car la palette d'intentions et de possibilités est bien plus réduite. Il semble difficile en cinq niveaux, sur cinq musiques imposées de dégager un style de jeu reconnaissable – d'autant qu'il serait sûrement inapplicable à d'autres jeux. Néanmoins, par le libre choix, c'est bien l'idée d'une interprétation qui vient se superposer à l'imagination du joueur, interprétation d'autant plus profonde qu'elle est redoublée par d'autres types de sensations.

34 En effet, au-delà de l'aspect sonore, l'esthétique du jeu s'inspirait très largement des écrits théoriques de Kandinsky afin de proposer une expérience synesthésique – ainsi la

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destruction d'un ennemi n'est pas uniquement sonore, elle laisse aussi s'envoler une légère trace colorée. De plus l'ambition synesthésique passait aussi par le tactile. En effet, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les manettes de consoles de salon sont en général équipées de dispositifs vibrants, utilisés surtout ponctuellement pour simuler une explosion ou la réception d'un saut. Ici cette vibration est continue et en rythme avec la musique. La main n'était plus dans un rôle purement constructeur mais récepteur. Rez n'est peut être pas le premier jeu vidéo à avoir reconnu que tout le corps participait à l'expérience vidéoludique, sinon la technique de la vibration n'aurait pas existé auparavant, mais c'est sans doute celui qui est allé aussi loin dans l'exploitation esthétique de cette ressource.

35 S'il faut à présent répondre à la question que nous posions dans notre titre – quelle poétique de la main y a-t-il dans les jeux vidéo – notre réponse sera double, car double est l'objet. Pour ce qui est de la main physique, on a vu qu'elle était davantage une instance poïétique qu'esthésique. L'exemple de Rez a montré néanmoins dans quelle mesure elle constituait un territoire de l'expérience à explorer.

36 Quant à la main virtuelle, nous avons constaté combien l'expérience du toucher était pour elle difficile dans un milieu dominé par l'optique et par l'utilisation du corps de l'avatar comme outil fonctionnel. Incorporer du toucher à cet ensemble est avant tout une affaire de choix et de possibilité d'une interaction signifiante. La leçon d'Ico prend alors une portée plus large, pour ce qui est de la séparation haptique/optique dans l'espace vidéoludique.

37 Nous avons envisagé en quoi la main virtuelle devait gagner en autonomie pour devenir un organe de sens, et non pas seulement un outil ou un maquillage. Cette autonomie, au fond, se définit peut-être moins par rapport au corps de l'avatar, que par rapport aux règles qui régissent le monde vidéoludique Si le caractère optique de l'acte vidéoludique est la discrimination entre le pertinent et le non-pertinent pour les règles, l'haptique est là quand l'action du jeu parvient à s'affranchir de cette limite – il y a autonomie de la main virtuelle quand son action n'est pas nécessairement un accomplissement.

NOTES

1. Mirror's Edge, Dice, Electronic Arts, 2009. 2. Half-Life 2, Valve Vivendi Universal Games, 2004. 3. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 40-41. 4. L.A. Noire, Team Bondi, Rockstar Games, 2011. 5. Gilles Deleuze & Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie II. Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1981, pp. 614-619. Haptique vient du grec « haptomai », toucher. 6. Ibid., p. 598. 7. Sur cette idée, que nous partageons en grande partie, voir Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte, 2011, pp. 94-97. 8. Gilles Deleuze & Félix Guattari, op. cit., p. 615.

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9. Mathieu Triclot, op. cit., pp. 103-107. 10. Ibid., p. 104. 11. Ibid., pp. 108-110. 12. Graeme Kirkpatrick, Aesthetic Theory and the Videogame, Manchester, Manchester University Press, 2001, p. 119 et suiv. 13. Graeme Kirkpatrick, ibid., p. 137. Nous traduisons. 14. Les performances de Dance Dance Revolution sont une exception notable mais elles nous semblent pourtant relever de la danse augmentée par ordinateur. Le dispositif numérique fait alors davantage office de compteur de score, que d'expérience purement vidéoludique. 15. Paul Valéry, « Discours prononcé au deuxième congrès international d'esthétique et de science de l'art », Variété III, Paris, Gallimard, 1936, repris dans Variété, III, IV et V, Paris, Gallimard, 2002, p. 532-533. 16. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole I. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964, p. 296. 17. André Leroi-Gourhan, ibid., p. 295. 18. Ico, Sony, Sony, 2002. 19. Rez, UGA, Sega, 2001.

RÉSUMÉS

Le présent article s'intéresse au rôle de la main virtuelle de l'avatar autant qu'à la main physique du joueur. On y verra que la première citée n'est le plus souvent qu'un habillage cosmétique, impropre à véhiculer une sensation de toucher. La main du personnage fictionnel est happé par l'espace optique des jeux vidéo. Du côté du joueur physique, on verra comment le fait même de jouer à un jeu vidéo renvoie historiquement à la possibilité d'un toucher, d'une intimité avec l'ordinateur. Nous envisagerons les gestes de la main du joueur comme relevant du concept de corps au travail. Enfin, au travers de deux exemples de jeux vidéo, nous verrons par quels moyens le toucher peut, malgré toutes les difficultés rencontrées, être l'objet d'une expérience esthétique.

A Poetics of Hand in Video Games? The object of this article is both the avatar's virtual hand and the player's own hand. The former is, most of the time, nothing but a cosmetic layer that is unable to convey any kind of aesthetic touch, overwhelmed by the optic nature of video game spaces. As for the physical player, we'll see how to play video games was only historically possible thanks to the creation of a personal link between the computer and the hacker. Keeping this in mind, we'll describe the hand's gesture with the concept of body at work. Finally, building upon two examples, we'll see how an aesthetic touch, despite all the previous difficulties, may be experienced.

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AUTEUR

THOMAS MORISSET Etudiant en philosophie à l'Université Paris-IV Sorbonne. Ses recherches portent sur l'esthétique des jeux vidéo.

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Pour une approche transversale du toucher

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Lady Chatterley – du roman au film : la reconquête du corps par le toucher

Rémi Gonzalez

La problématique du toucher a toutes les chances de devenir centrale dans le cadre d’une œuvre ayant partie liée avec l’érotisme, à tout le moins dont le sujet principal s’axe autour de la question du corps et de l’éveil des sens. C’est précisément ce qui est en jeu dans The Second Lady Chatterley’s Lover1 de David Herbert Lawrence (écrit en 1927 et publié pour la première fois en 1972) et, par conséquent, dans son adaptation cinématographique réalisée par Pascale Ferran en 2006, Lady Chatterley2. Le roman de Lawrence raconte la réanimation du corps de son héroïne, châtelaine mariée à un invalide de guerre, et sa redécouverte du plaisir à travers une histoire d’amour adultérine avec le garde-chasse du domaine de son mari. The Second Lady Chatterley’s Lover, s’il ne se départit pas d’une forte attention portée à l’intériorité des personnages, est en dernière analyse le roman d’un épanouissement corporel, d’une réincarnation de la chair. Le romancier, comme la cinéaste, traitent ce lent apprentissage du contact physique en convoquant une expérience tactile du monde, qui passe par la découverte de l’autre via le toucher : « Her soul would have to have some relief, some hope, some touch. It was that she wanted. Not any revelation nor any new idea. A new touch. Just a touch. »3 D’une œuvre à l’autre, percent la connivence artistique entre deux personnalités et la volonté de Pascale Ferran de prolonger le mouvement inauguré par Lawrence. Ainsi, à une note de Lawrence, très représentative de la conception que l’écrivain se faisait de la littérature – « Je pense que l’art doit révéler l’instant dans sa palpitation. »4 – pourrait répondre celle de la cinéaste : J’essaie toujours d’être au plus près de la présence du monde : tenter de capter les frémissements du vent, presque les odeurs, si je pouvais… Et, dans Lady Chatterley, c’est enrichi de sensations tactiles […].5 Nous nous proposons donc, dans une étude comparative, d’analyser les moyens littéraires et cinématographiques voués à créer les conditions d’une lente attraction des corps tendue vers le toucher. Mais ce simple toucher, vital à l’héroïne du récit, met

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un certain temps à se réaliser et passe par d’autres formes de contact, à commencer par la vision. Évoquant une « vision haptique » telle que définie par Gilles Deleuze6, le regard va se faire l’agent du contact entre deux êtres et rompre les lois cartésiennes de l’espace pour invoquer la figure de l’autre et la rendre quasi-palpable. Va ensuite s’opérer un déplacement vers un toucher absent, quand le contact sera transféré sur des objets vivants ou portant trace du vivant, dans un rapprochement où la figure de la main tiendra une place essentielle – autant de passages obligés avant que l’étreinte espérée ne soit enfin célébrée. L’histoire étant celle d’une révolution totale de l’être par le corps, il faut que l’héroïne défaille avant que de renaître à soi, d’où une première partie (dans le roman et dans le film) vouée à faire état d’une déperdition morale et physique, du dépérissement progressif de la jeune Constance, corps inanimé, exsangue voire absent. Après quoi, petit à petit, plusieurs événements vont conduire au sacro-saint toucher salvateur. Le premier contact physique entre Constance et Parkin, le garde-chasse de Wragby, ne survient qu’à la page 105 du roman et aux alentours de la 45ème minute du film. Mais ce contact n’est pas sans précédents, à commencer par celui du regard de la femme posé sur le corps de l’homme. Or cette première étape vers le toucher est aussi une première rencontre qui va se doubler dans le texte et à l’écran d’une pure épiphanie, où la « vision haptique » tend à actualiser le corps de l’autre.

L’épreuve du premier regard

Constance est envoyée un matin à la rencontre du garde-chasse pour lui faire une commission. Si l’héroïne a déjà croisé Parkin à deux reprises dans le roman, de façon toujours brève et tendue, c’est en revanche leur première rencontre dans le film, mais ici et là le choc est le même. C’est celui d’une mort intérieure au bénéfice d’une renaissance imminente. La violence du contact est suggérée par une métaphore très nette dans le texte : « She was so sure that there was nobody, that she came suddenly into the little open gateway of the yard, and there stopped as if she had been shot. »7 Dans le film, Constance (Marina Hands) va frapper à la porte du garde-chasse mais n’obtient aucune réponse. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour jeter un œil à l’intérieur à travers une lucarne, et Pascale Ferran réalise alors le premier gros plan du film sur son héroïne, ou plus précisément sur les bottines de son héroïne, isolant une partie du corps de Constance ainsi mise en valeur dans un effort patent comme pour signifier que ce corps a une chance d’exister en dehors du château, en un lieu nouveau, non-adapté à la vie bien rangée des femmes du monde et réclamant d’elle quelque vitalité. Puis Constance longe le côté de la maisonnette, filmée de face, en plan rapproché et travelling arrière, marchant, insouciante, les yeux fixés sur les poules devant elle. Parvenant au coin de la maison, la jeune femme tourne sur sa gauche vers l’espace enfin ouvert dans la partie droite du cadre, mais se trouve soudain interdite, immobilisée, heurtée par une vision insoupçonnée. Filmée de profil au moment où elle tourne à l’angle de la maison, le léger mouvement de recul de Constance en impose un à la caméra qui reste sur la jeune femme et maintient pour un temps l’objet de sa vision dans le hors-champ. Un plan d’ensemble en vue subjective nous laisse alors découvrir Parkin (Jean-Louis Coulloc’h), en pleines ablutions, de dos, torse nu, le pantalon rabattu sur les hanches, penché sur un tonneau, s’aspergeant vigoureusement la tête et la nuque. Après cette première apparition du garde-chasse, on revient très vite sur Constance, cadrée de face et en gros

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plan, depuis le point de vue qui serait celui de l’homme si par malheur il venait à se retourner. La jeune femme observe le corps qui se dresse devant elle encore quelques secondes, effarée, puis recule dans le plan sans faire de bruit. Après un cut brutal (on passe d’un plan fixe à une caméra portée en travelling), Constance fuit en courant cette vision interdite.

Le corps chez Lawrence : entre apparition et incarnation

Vient alors dans le roman une longue résurgence de l’image du garde-chasse, aussi étale que la vision en elle-même et sa première description, très factuelle pour ne pas dire objective, furent brèves. Sur plus d’une page, l’écrivain déroule le flux de conscience de son héroïne, manifestement bouleversée par l’émotion née d’un tel choc visuel : The white torso of the man had seemed so beautiful to her, opening on the gloom. The white, firm, divine body, with its silky ripple, the white arch of life, as it bent forward over the water, seemed, she could not help it, of the world of gods. There still was a world that gleamed pure and with power, where the silky firm skin of the man’s body glistened broad upon the dull afternoon. [....] She had seen beauty, and beauty alive. That body was of the world of the gods, cleaving through the gloom like a revelation.8 Lawrence use admirablement ici de ce qui caractérise en propre son style : une écriture poétique aux tons liturgiques, amalgamant les évocations du sacré aux réalités prosaïques du monde dans une volonté résolument païenne d’en référer à toutes les croyances afin d’invoquer l’avènement de la matière par des répétitions hypnotiques. Le texte, à cet endroit, et c’est une habitude pour Lawrence, est littéralement saturé de références mythologiques. La scène invite notamment à être lue comme une réécriture du mythe d’Actéon et Diane dans Les Métamorphoses d’Ovide, mythe du désir voyeuriste que Lawrence plie à son souhait d’un rééquilibre des rôles en matière d’amour, faisant de la Déesse un Dieu9 et du simple mortel une femme tétanisée de désir. L’écrivain densifie ce mythe détourné via l’ajout de plusieurs épaisseurs référentielles supplémentaires en faisant directement allusion à d’autres topoï partagés par l’inconscient collectif, et notamment religieux, avec les références à l’Arche de Noé ou à l’Arche d’Alliance de la Bible, achevant de déifier la figure du garde-chasse. Mais Lawrence ne retient des textes sacrés que leur potentiel d’évocation, leur poésie intrinsèque – celle de la prière fervente et de l’extase pure – pour les délester de leur fond moral ou de toute interprétation idéologique. Et l’écrivain poursuit immédiatement dans le même souffle : A great soothing came over her heart, along with the feeling of worship. The sudden sense of pure beauty, beauty that was active and alive, had put worship in her heart again. Not that she worshipped the man, nor his body. But worship had come into her, because she had seen a pure loveliness, that was alive, and that had touched the quick in her. It was as if she had touched God, and been restored to life. The broad, gleaming whiteness !10 Dans cet extrait et dans le précédent, les nombreuses hyperbates donnent un relief particulier aux phrases et les font rejaillir. Les termes sont inlassablement répétés, les polyptotes et les assonances sont légion, de sorte que par un long procédé d’accumulation, Lawrence se livre à un vibrant exercice d’hypotypose, donnant à lire

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une description qui, pour peu réaliste qu’elle soit, s’avère pour le moins animée et vivante. La scène, ainsi imagée, est rendue présente aux yeux du lecteur et semble être dite à l’instant même où elle est vécue. Les termes « body » et « skin » sont associés à ces mots qui invoquent la présence des choses et les font affleurer : « opening », « revelation ». De sorte qu’en suggérant diverses alliances antithétiques dans un système de dualités, à l’image des thèmes de l’ombre (« gloom ») et de la lumière (« white »), ou du terrestre et du divin, Lawrence s’obstine à faire apparaître comme par miracle le corps incarné de Parkin au lecteur, par une description frappante qui a tout de la répétition litanique répétitive et embrasse le ton exalté de la poésie dans ce qui s’apparente au fond à une pure prose lyrique. Dans ce passage ô combien mystique, c’est bel et bien un instant d’incarnation qui s’offre au lecteur. Constance entrevoit le divin, immergé dans les ténèbres d’un sombre décor, qui cependant illumine, irradie les alentours de sa lumière immanente en s’incarnant miraculeusement par une apparition charnelle ferme (« firm ») et ondoyante (« ripple ») à la fois. De sorte que le corps de Parkin est simultanément dématérialisé dans son accession à l’ordre divin, et ramené à une présence ostentatoire, tandis que Constance évoque sa peau et ses muscles et les fait exister par les mots. C’est ce mariage surprenant entre une réalité palpable, visible, épidermique, existante et son apparition blanche, ondoyante, divine, miraculeuse et mystique, qui fait toute la force de cette scène et insuffle sa puissance résurrectionnelle à la vision de Constance en même temps qu’elle dit la puissance d’incarnation du regard. Le contact des corps, bien que possible (« He was so near, Constance could have touched him »11 , écrit Lawrence juste avant que son héroïne ne s’enfuie dans le bois), n’a pas eu lieu, mais un contact visuel s’y est substitué qui a pris la force d’un pur contact physique. C’est ce que Lawrence signifie par les nombreuses occurrences du mot « touched » et en décrivant le corps de Parkin en des termes tantôt mystiques, qui disent bien le caractère intangible, fantomatique pour ne pas dire fantasmatique, de l’apparition, tantôt en des termes beaucoup plus réalistes, qui mettent l’accent sur la fermeté de cette image, ses reliefs, sa matière, et qui, couplés à une litanie répétitive invoquant la présence du corps, finissent par le faire surgir du texte, sous les yeux, et même sous les doigts, de Constance. Ayant fui dans le bois, l’héroïne doit se contenter d’une image qui, dans une prière extatique, tend vers une « vision haptique » deleuzienne à force d’évocation et de ressassement, surgissant de nulle part, miraculeusement matérialisée comme s’il fallait que « l’image […] cesse d’être image-action pour devenir une image optique, sonore (et tactile) pure. »12

Faux-raccord cinématographique et vision à distance

Dans le film de Pascale Ferran, Constance, réfugiée dans la forêt et assise sur un banc, n’a que le temps de pousser un grand soupir pour se rétablir quand l’image du dos de Parkin surgit à nouveau dans un faux-raccord surprenant : le garde-chasse apparaît soudainement, comme un contrechamp impossible au regard de l’héroïne réfugiée dans la forêt, assise et fixant un point devant elle, comme assaillie de visions incontrôlables auxquelles elle semble réagir par un léger soubresaut. Car Parkin ne peut être vu de Constance, qui ne fait qu’évoquer en pensées ce dos blanc qu’elle n’a plus sous les yeux, mais dont l’image vient néanmoins s’insérer dans le cadre spatio-temporel de la jeune femme. Le texte est formel : « She withdrew in haste and in silence, back to the wood. There,

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she hastened through the wet trees, to be safely out of sight of the cottage. »13 Du reste, l’image de Parkin intégrée par le montage n’est pas exactement celle que nous avons découverte précédemment avec Constance. C’est un autre plan, nouveau et d’autant plus impossible que la taille du cadre a changé : de large il est devenu très rapproché, fétichisant ce dos qui occupe désormais presque toute l’image, alors que Constance n’a manifestement pas pu le voir d’aussi près. Le même plan se répète ainsi de manière altérée, dans ce que l’on nommera pour l’occasion un polyptote cinématographique. Puis une deuxième apparition résurgente a lieu, interrompant de nouveau le plan sur Constance pour faire surgir une nouvelle image de Parkin, encore sensiblement différente puisque le corps de l’homme est désormais cadré en plan américain. Or non seulement les images sont autres, mais elles ne constituent pas de simples variations sur une même action : Parkin continue sa toilette à l’image, au-delà de ce que Constance a véritablement pu voir.14 Nous ne pouvons donc définitivement pas parler d’un flash-back, même si le montage relie les plans par un regard dans le vide de Constance, qui n’est pas sans faire écho chez le spectateur à un certain cliché du personnage abandonné à un ressouvenir inconscient. En réalité il s’agit bel et bien de plans supplémentaires, de pures visions, en dépit d’une incohérence spatiale sidérante. Bachelard écrit : L’émerveillement est une rêverie instantanée. »15 Cet émerveillement bouleverse Constance, qui se retrouve, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze, face à « […] quelque chose de trop puissant, […] mais parfois aussi de trop beau […] une beauté trop grande pour nous, comme une douleur trop forte.16 La jeune femme est ébranlée au point que le film génère à travers elle de nouvelles images, inédites et impossibles : Le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir et entendre ce qui n’est plus justiciable en droit d’une réponse ou d’une action. Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action.17 Constance, figée sur place, est en effet poursuivie par sa vision, vision à distance qui se continue malgré elle et en dépit de toute logique. L’objet lointain est importé dans le présent immédiat du sujet émerveillé via une réduction improbable de l’espace où le corps est à portée de main. Par un travail de montage, ces insertions hallucinées de l’image de Parkin répondent aux multiples répétitions du texte de Lawrence aspirant à l’avènement du corps présent par un effet de pulsation littéraire et de friction sonore, un « battement nu surgissant du moment instantané. »18 Toutefois, si elle préserve la nature chimérique de l’apparition du corps de Parkin, Pascale Ferran diminue de beaucoup la dimension mystique de la vision en elle-même, préservant au dos du garde-chasse son aspect obstinément humain. Aucune tentative de la part de la cinéaste de transposer par un travail spécifique sur la photographie ou par un quelconque effet spécial la « resplendissante blancheur » du corps divinisé de Parkin. Trois longs paragraphes du roman sont condensés dans deux plans lorsque le corps de l’homme est non seulement incarné mais apparaît en toute irréalité par la grâce d’un faux-raccord. Et notre regard d’être endigué par la mise en scène, qui nous place précisément du point de vue de Constance – nous sommes dans sa tête – tout en variant les échelles de plans pour révéler la fantasmagorie. Ces valeurs de plans disent la puissance tactile du regard de la jeune femme, quand la première apparition fait resurgir le dos de Parkin en plan

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rapproché avant que le second flash ne l’éloigne, comme si la vision rapprochait temporairement Constance de ce toucher inespéré et la portait aux confins du regard, où le contact physique est frôlé. On quitte alors un instant le visage hagard de Constance pour un gros plan sur ses mains relâchées, oubliées sur ses cuisses, paumes tournées vers le haut, ces mains qui n’ont rien touché mais qui sont comme toutes retournées d’avoir été si proche d’un corps. En découvrant pour la première fois et par effraction ce corps d’homme, synonyme d’un nouveau monde insoupçonné, Constance découvre la possibilité du corps humain dans son entier, et du sien en particulier.

Le toucher absent

La séquence de la toilette a un statut de scène matricielle et trouve des échos à différents stades de l’histoire, qui marquent autant d’étapes dans l’évolution de Constance vers une renaissance. Cette scène primitive installe une dialectique du désir, pris entre absence et présence. Pour Pascal Quignard : Cicéron a défini le désir […] : le désir est la libido de voir quelqu’un qui n’est pas là. La désidération est la joie de voir l’absent […] Le désir est l’appétit de voir absent. L’art voit absent. La jeune fille “voit absent” celui qu’elle aime.19 Dans la séquence où elle découvre le corps de Parkin, Constance est prise de « désidération », cet appétit de l’objet aimé – précisément aimé pour son absence – qui le donne à voir et le rend paradoxalement présent. Pour parer à cette absence, à cet inaccessible, des objets de substitution sont convoqués. Une scène, qui vient faire écho à la séquence de la toilette de Parkin, donne lieu à un tel transfert, lorsque Constance s’émancipe des murs froids du château pour retourner voir du côté de la maison du garde-chasse, où les premières jonquilles viennent d’éclore. Dans le roman comme dans le film, la scénographie et les déplacements du personnage sont les mêmes que dans la scène de la toilette. Constance, essoufflée par sa promenade vers la maison du garde- chasse, s’assied un instant sur un banc, les mains posées sur les cuisses, reprenant la position dans laquelle elle s’était arrêtée après avoir vu pour la première fois Parkin. Puis au détour d’un virage, elle est soudain stoppée dans sa marche par la vision d’un champ de jonquilles, qui a littéralement remplacé Parkin, confondu tout au long du roman avec la forêt. Elle s’immobilise et observe avec surprise un parterre de fleurs jaunes que nous découvrons depuis son point de vue, en caméra subjective, comme nous avions découvert Parkin. Mais cette fois-ci la jeune femme descend la pente du talus vers le pré fleuri en accélérant le pas, et la caméra de la filmer de face, la suivant cahin-caha dans cette brève course en avant. La fuite à reculons de la séquence de la toilette est ainsi contredite, tandis que Constance se propulse vers l’objet de son désir. Elle se fige de nouveau dans la contemplation de ce paysage plein de vitalité. Gros plan sur sa main droite, relâchée, abandonnée, et nouveau gros plan sur le visage béat d’admiration de la jeune femme, bouche entrouverte et déjà parée d’un semblant de sourire. Puis à la faveur d’une ellipse nous découvrons un plan serré sur la main de Constance marchant dans la forêt, qui tient un bouquet de jonquilles. Si, dans cette scène, Lawrence met l’accent sur une analogie visuelle entre Parkin et les fleurs par toute une description basée sur le champ sémantique de la lumière, Pascale Ferran, par les gros plans, concentre quant à elle ses effets sur l’idée même du toucher en tant qu’il est absent. Nous ne l’avons pas vu mais un premier contact a néanmoins eu lieu. Constance a touché le corps du garde-chasse par procuration en touchant le monde

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végétal qui lui correspond. Le toucher a disparu dans le raccord20 pour devenir pur toucher absent, annonçant l’avenir tactile des corps au présent.

Contacts de substitution

Lawrence – et Pascale Ferran à sa suite – décline les avatars d’un contact repoussé, différé. Mais il s’agit maintenant pour Constance d’aspirer à un véritable contact, ferme et décisif, avec le monde de Parkin : But with quietness, with an abandon of self-assertion and a fulness of the deep, true self one can approach another human being, and know the delicate best of life, the touch. The touch of the feet on the earth, the touch of the fingers on a tree, on a creature, the touch of hands and breasts, the touch of the whole body to body, and the interpenetration of passionate love : it is life itself, and in the touch, we are alive.21 Ce contact intervient dans le roman lorsque Constance, dans la forêt, se met à l’ombre d’un arbre puis s’adosse à son tronc. Lawrence fait alors appel à l’un des procédés littéraires fondamentaux de son écriture, le recours au symbole, en assimilant l’arbre au corps de Parkin : « […] a young pine-tree, that swayed against her like en animate creature, so subtly rubbing itself against her, the great, alive thing with its top in the wind! »22 Dans le film, Pascale Ferran symbolise l’attente désespérée d’un contact par un gros plan sur la main de Constance qui touche tendrement l’écorce de l’arbre recouverte de mousse dans un geste proche de la caresse érotique. Et, ainsi filmé en gros plan, le végétal, épais, humide, semble modeler la surface filmique de sa texture même, nous faisant éprouver visuellement le relief que frôle le personnage. Après le contact des doigts de Constance sur l’arbre, la nécessité évoquée par Lawrence d’un contact des pieds sur le sol est à son tour réalisée à l’image, mise en acte, quand Constance grimpe vivement sur le rondin d’un pont de bois qui passe au-dessus d’une source dans la forêt. Filmé en gros plan, le pas de la jeune femme sur le ponton est si franc qu’il fait tanguer le tronçon de bois, et la caméra par la même occasion, rendant tangible un contact plein et entier. Puis Constance s’apprête à boire à la source, et « négligeant la tasse accrochée à son clou, elle plonge ses mains dans l’eau glacée et boit dans ses mains en coupe. »23 S’émancipant enfin vis-à-vis des bonnes manières que lui impose son rang, la nouveauté du contact des mains de Constance avec l’eau vivifiante du flux de la source est d’autant plus frappante que cette courte scène intervient comme une variation. En effet, plus tôt dans le film, on a vu Constance emprunter le même pont de bois avec une précaution presque aérienne, quasiment sur la pointe des pieds, filmée en plan large et en plongée, de même qu’on l’a déjà vue boire l’eau de la source du bout des lèvres et dans la petite tasse prévue à cet effet. La séquence est donc rejouée à l’identique à ceci près que chaque contact est désormais filmé en gros plan pour en révéler la force : les pas de Constance sont décidés, elle pénètre dans le sol comme elle plonge profondément ses mains dans l’eau du ruisseau.

De la vision tactile à l’étreinte physique

Ces contacts répétés avec le corps de la forêt valent pour promesse d’un contact inespéré avec le corps de Parkin et sont autant de pas vers la cabane où l’étreinte aura lieu. Lawrence conjugue le besoin vital d’un contact avec celui du désir charnel en nous ouvrant les portes des flux de conscience de Constance et de son futur amant : « Yet

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from his bowels, from his knees, from the middle of his breast he felt himself streaming towards her [...]. The desire he had was in his body, and his mind tried not to acquiesce. »24 L’écrivain nous révèle les secrets de l’âme de ses personnages pour mieux nous faire saisir ce désir grandissant qui les envahit à toute allure, désir qui s’exprime dans leur for intérieur mais qui vient entièrement du corps, des membres, des organes et de la chair en quête de contact, bien que réprimés par l’esprit. Pascale Ferran détourne la nature purement verbale de cet extrait en inventant une suite de scènes vouées à signifier le désir de Constance pour Parkin d’abord, celui de Parkin pour Constance ensuite. Ayant obtenu un double de la clé du repaire du garde-chasse, et après y avoir passé quelques moments en sa compagnie, Constance se rend un jour à la clairière et, n’y trouvant personne, pénètre seule dans la cabane. Pascale Ferran, dans un élan de symbolisme qui n’a rien à envier à la prose imagée de l’écrivain, place alors un insert sur la clé de la jeune femme qui glisse dans la serrure. Dans la cabane, Constance trouve un gant sur une étagère. Le scénario dit : « Il est si vieux qu’il a gardé la forme de la main de celui qui l’a si souvent habité. Constance enfile le gant de cuir, comme sans y penser. »25 Pascale Ferran s’est montrée si fidèle à son script que le gros plan sur la main de Constance enfilant le gant de Parkin, dont le cuir usé craque à son contact, se pare de la même symbolique que celui sur la clé. Constance habite le lieu de Parkin, son intimité, elle pénètre son monde et, à défaut de toucher directement cet homme, elle entre en contact avec lui par un transfert sur un simple objet, objet de désir, certes inanimé mais pourtant si plein de l’autre, portant trace, empreinte du vivant. Un fondu au noir raccorde avec un gros plan sur les mains de Constance, habillées des fameux gants de Parkin, ratissant la terre pour planter des graines devant la cabane du garde-chasse. Parkin, lui aussi surpris de voir sa « maîtresse » ainsi agenouillée pour travailler la terre, interrompt son travail un instant et la regarde. Puis ils se réunissent sur les marches de la cabane pour se rafraîchir. Parkin sert à boire à la jeune femme exténuée et la regarde à nouveau. Comme dans le roman, la caméra de Ferran adopte un temps le point de vue de l’homme et scrute le profil haletant de Constance en très gros plan et de trois-quarts dos via un raccord-regard intercesseur. Nous contemplons avec Parkin les gouttes de sueur qui perlent sur le front de la jeune femme et les petites mèches de cheveux collées à sa peau. En revenant sur le garde-chasse, le montage achève de signifier le sentiment qui vient de naître en lui et le désir qui déjà l’envahit. C’est au tour de Parkin d’observer la jeune femme et de la toucher par un regard défiant les lois de l’optique, une vision tactile qui tend les corps l’un vers l’autre avant qu’ils ne s’embrassent réellement. La révélation a eu lieu dans la séquence de la toilette, où l’idée nouvelle du corps a surgi ; puis une première approche, timorée et dérobée à notre regard, semble avoir été rendue possible dans le pré aux jonquilles ; Constance est ensuite parvenue à un contact de substitution avec pour ligne de fuite le véritable contact charnel, la révolution des êtres par l’union corporelle – et, in fine, la métamorphose. Le premier rapport sexuel advient quand Parkin, après avoir mis un poussin nouveau-né dans les mains d’une Constance violemment émue par cette nouvelle vie palpitante, prend la femme dans ses bras pour la consoler. Brusquement emporté par le désir, Parkin laisse sa main glisser de l’épaule vers le sein – « the touch of hands and breasts, the touch of the whole body to body », comme l’annonçait Lawrence un peu plus tôt. Pascale Ferran fait un très gros plan sur la main de Parkin, se déplaçant avec elle dans un mouvement tumultueux du dos de Constance vers sa poitrine pour finalement la voir agripper le sein de la jeune femme à travers le velours pourpre de son tailleur. Le choix du costume

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et de sa matière n’est pas anodin, et Pascale Ferran filme cette séquence, comme la plupart de celles que nous avons évoquées, sans y appliquer de musique, pour laisser les bruits du monde s’exprimer et révéler les contacts de la peau avec la mousse d’un arbre, l’eau d’un ruisseau ou l’étoffe d’un tissu, jouant sur toute une synesthésie. L’écrivain insiste sur ce geste, sur ce toucher qui se réalise enfin : His hand slid slowly round her body, touching the breasts that hung inside her dress [...] his fingers did not cease delicately touching her breasts. [...] His hand touching her breast was like flames.26 La chaleur du contact, qui est celle de l’émotion extrême des amants, n’a d’équivalent que la fébrilité de la caméra portée de Pascale Ferran, qui semble vibrer du même désir que les personnages et dont la spontanéité s’accorde à leur surprise. Les rapports charnels se succéderont ensuite et marqueront autant de nouvelles étapes dans une progression exponentielle vers le plaisir et la tendresse, jusqu’au couronnement amoureux des deux amants.

NOTES

1. Aussi connu sous le titre John Thomas and Lady Jane, et intitulé en français Lady Chatterley et l'homme des bois. Il s’agit de la deuxième version d'un roman réécrit trois fois par D. H. Lawrence (1885-1930). La troisième version de cette histoire, et la plus célèbre, Lady Chatterley’s Lover (L'amant de Lady Chatterley), a fait l’objet de multiples adaptations cinématographiques, la plus connue étant celle de Marc Allégret réalisée en 1955. 2. L’adaptation par Pascale Ferran a fait l’objet de deux versions distinctes, l’une pour la télévision, l’autre pour le cinéma, qui fut récompensée par le prix Louis-Delluc et obtint cinq César en 2007. 3. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, Oneworld Classics, Richmond, 2007, p. 99 (« Ce dont son âme avait un besoin urgent, c’était d’une rémission, d’une espérance, d’un contact. Voilà ce qu’il lui fallait : ni quelque révélation, ni quelque idée nouvelle ; mais un contact nouveau. Un contact seulement. », traduction de Jean Malignon, dans D. H. Lawrence, Lady Chatterley et l’homme des bois, 2° version de L’Amant de Lady Chatterley, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 2006 [1977], p. 164. Désormais, les traductions fournies entre parenthèses seront tirées de la référence pré-citée). 4. Dans une lettre à Aldous Huxley, citée dans le dossier de presse du film Lady Chatterley, Ed. Ad Vitam, 2006, disponible en ligne : (consulté le 28/04/2013). 5. « Un conte filmé comme un documentaire. Entretien avec Pascale Ferran », Les Cahiers du cinéma, n° 617, novembre 2006, p. 12. 6. Gilles Deleuze écrit : « On parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite [entre la main et l’œil], ni subordination relâchée ou connexion virtuelle, mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. », dans Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Ed. du Seuil, « L’ordre philosophique », 2002 [1981], p. 146.

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7. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 41. (« Le silence l’assurait à ce point de sa solitude qu’elle se décida tout d’un coup à franchir la petite porte de la cour ; et là elle s’arrêta net, comme si elle venait de recevoir un coup de fusil. », p. 75.) 8. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 41-42. (« Le torse blanc de l’homme lui était apparu, si beau : comme il s’épanouissait dans ce sombre décor ! Corps divin, ferme, ondoyant et soyeux, blanc. Telle l’arche blanche de la vie, il se tenait là, penché au-dessus de l’eau. Oui, tout cela était à ses yeux, et bien qu’elle s’en défende, de l’ordre du divin. Ainsi il existait encore un monde capable de resplendir de pureté et de puissance, puisque là, en ce terne après-midi, resplendissait sur tout le paysage, soyeuse et ferme, la peau de ce corps d’homme. […] Elle venait de voir la beauté, et la beauté vivante. Ce corps appartenait au monde des dieux entrevu au milieu des ténèbres, comme une révélation. », p. 75-76). 9. Si le sexe de l’être divin est inversé, son rôle reste le même : Diane et Parkin sont tous deux chasseurs. 10. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 42. (« Un vaste apaisement l’envahissait, en même temps qu’un sentiment de vénération. Le sentiment subit de la pure beauté, d’une beauté devenue acte, vivante, avait restauré en ce cœur le besoin d’adorer. Non pas qu’elle eût adoré cet homme, le corps de cet homme ; mais la ferveur venait de monter en elle, parce qu’elle avait vu une chose de beauté pure, et qui était vivante, et qui l’avait atteinte jusqu’au plus vif d’elle-même. C’était comme si elle avait touché Dieu et qu’elle avait été rendue à la vie. Immense et resplendissante blancheur ! », p. 76). 11. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 41 (« Il était si près de Constance qu’elle aurait pu le toucher. », p. 75.) 12. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 2002, p. 35. 13. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 41 (« Sans faire de bruit, elle s’éclipsa parmi les arbres aux branches chargées de pluie. Elle avait hâte d’être hors de la vue de Parkin », p. 75.) 14. Notons que dans la version longue du film une troisième apparition survient, qui montre Parkin achevant sa toilette et s’essuyant avec une serviette, confirmant la thèse selon laquelle Constance ne peut pas être dans le simple ressouvenir d’images volées juste avant sa fuite. 15. Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Le Livre de poche, « Biblio essais », 2007, p. 217. 16. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, op. cit., p. 29. 17. Gilles Deleuze, ibid., p. 9. 18. Lorand Gaspar dans la préface à D. H. Lawrence, Poèmes, Paris, Gallimard, « Poésie », 2007, p. 13. 19. Pascal Quignard, la Nuit sexuelle, Paris, J’ai lu, « En images », 2009, p. 161. 20. On pense alors aux leçons de Robert Bresson : « Ne cours pas après la poésie. Elle pénètre toute seule par les jointures (ellipses) », ou « Montage. Passage d’images mortes à des images vivantes. Tout refleurit. », dans Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, « Folio », p. 39 et p. 89. 21. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op.cit., p. 99 (« Mais par la douceur, par le renoncement à toute affirmation de soi, par la plénitude de notre moi véritable et profond, nous pouvons nous rapprocher d’un autre humain et connaître ainsi le meilleur et le plus délicat de la vie : le contact. Contact des pieds sur le sol, contact des doigts sur un arbre, sur un être vivant. Contact des mains et des seins. Contact de tout ce corps et d’un autre corps ; mutuelle pénétration de l’amour passionné. Voilà la vie. Et c’est par le contact que nous vivrons, tous, autant que nous sommes », p. 165). 22. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 78 (« […] un jeune pin qui se balançait un peu. C’était comme une créature animée qui se frottait doucement contre elle ; une grande chose vivante, avec son extrémité, là-haut, flottant au vent ! », p. 133).

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23. Pascale Ferran et Roger Bohbot, Lady Chatterley et l’homme des bois, Scénario d’après l’œuvre de D. H. Lawrence, Paris, Gallimard, 2008, p. 65 (supplément au DVD Lady Chatterley et l’homme des bois, Arte Vidéo, Edition Prestige, 2008). 24. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 103 (« Or il se sentait venir à elle, avec toutes ses viscères, avec ses genoux, avec le souffle de ses poumons […]. Son désir était logé dans la chair, et l’esprit s’efforçait de ne pas donner son accord », p. 170). 25. Pascale Ferran et Roger Bohbot, Lady Chatterley et l’homme des bois, Scénario d’après l’œuvre de D. H. Lawrence, op. cit., p. 65. 26. D. H. Lawrence, The Second Lady Chatterley’s Lover, op. cit., p. 105 (« La main contournait lentement son corps, touchant ses seins enfermés dans sa robe […] sans cesser de lui toucher des doigts délicatement les deux seins. […] Cette main sur sa poitrine ! C’était de la flamme ! », p. 173).

RÉSUMÉS

The Second Lady Chatterley’s Lover (1927) de David Herbert Lawrence, adapté au cinéma en 2006 par la cinéaste française Pascale Ferran (Lady Chatterley), fait le récit d’une renaissance, d’un épanouissement corporel, d’une réincarnation de la chair. Le romancier, et la cinéaste à sa suite, traitent ce lent apprentissage du contact physique en convoquant une expérience tactile du monde. Évoquant une « vision haptique » telle que définie par Gilles Deleuze, le regard se fait l’agent du contact entre deux êtres et rompt les lois cartésiennes de l’espace pour invoquer la figure de l’autre et la rendre quasi-palpable. S’opère ensuite un déplacement vers un toucher absent, quand le contact est transféré sur des objets vivants ou portant trace du vivant, dans un rapprochement où la figure de la main tient une place essentielle – autant de passages obligés avant que l’étreinte espérée ne soit enfin célébrée et ne conduise au couronnement amoureux des amants.

Lady Chatterley – from novel to film : regaining the body through the sense of touch David Herbert Lawrence's The Second Lady Chatterley’s Lover (1927) was adapted for film in 2006 by french filmmaker Pascale Ferran (under the title Lady Chatterley). It tells the tale of a resurgence, a corporal blossoming, a reincarnation of the flesh. The filmmaker, in the wake of the novelist, deals with this slow learning of the physical contact through the invocation of a tactile experience of the world. What french philosopher Gilles Deleuze defined as haptic vision is brought to mind when the look makes itself a cause for contact between two beings and breaks with the rational laws of space so as to call upon the figure of the other and make it almost tangible. A transfer towards an absent touch then occurs, when contact shifts to living objects, or some that bear a trace of life. In this new closeness, the figure of the hand holds an essential place - as many a prerequisite before the anticipated embrace is finally celebrated and leads to the lovers' romantic coronation.

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AUTEUR

RÉMI GONZALEZ Doctorant en Lettres Modernes à l'Université du Mirail (Toulouse II), prépare une thèse sur l'écriture cinématographique dans le roman français contemporain. Travaillant sur les liens entre littérature et cinéma, il a rédigé des mémoires universitaires sur l’adaptation cinématographique Lady Chatterley et sur L'Incident de Christian Gailly, adapté au cinéma par Alain Resnais. Co-auteur d’une intervention sur Laurent Mauvignier publiée aux presses universitaires de Dijon en mai 2012, il collabore régulièrement à la revue Éclipses (Douglas Sirk, Sidney Lumet, Jerzy Skolimowski, Arnaud Desplechin).

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Ce qu'imaginer veut dire

Gérard Leblanc

1 Ce texte répond à une commande du musée Alexandre Dumas. Il concerne les relations que l'écriture dumasienne entretient avec le cinéma (et inversement). Il m'a semblé toutefois pouvoir prendre place dans ce numéro dans la mesure où il questionne le rôle de l'imaginaire dans son rapport au sensible, et particulièrement au toucher, à travers la littérature, le cinéma et les dispositifs de réalité virtuelle.

2 Au cours d'une « Causerie avec mes lecteurs » (Le Mousquetaire, 10 décembre 1853), Alexandre Dumas évoque l'imaginaire d'un de ses collaborateurs de théâtre et amis, Gérard de Nerval : « De temps en temps, lorsqu'un travail quelconque l'a fort préoccupé, l'imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n'en est que la maîtresse ; alors la première reste seule, toute puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d'hallucinations, ni plus ni moins qu'un fumeur d'opium du Caire, ou qu'un mangeur de hatchis d'Alger, et alors, la vagabonde qu'elle est, le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables... » (fin d'extrait de citation). Aussi profonde soit la sympathie ou même l'admiration qu'il éprouve pour Nerval et sa poésie, Dumas ne se laissera jamais enfermer dans la forme d'imaginaire qu'il attribue à Nerval. Quels que soient les tours et détours pris par son imagination romanesque et théâtrale, il saura raison garder. Son imaginaire aura les limites de la raison historique ou de la raison tout court. Il agencera ses livres de telle façon que son lecteur puisse s'y retrouver tout en échappant à lui-même. Le récit aventureux l'emporte sur l'aventure de l'écriture.

3 Dumas n'en gardera pas moins, tout au long de sa vie, un goût prononcé pour le fantastique intérieur, comme en témoigne par exemple son roman La femme au collier de velours (1850). Devenu le personnage principal de son roman, l'écrivain romantique allemand Hoffmann s'exclame : « Je suis fou ! » Et Dumas de commenter : « L'exclamation d'Hoffmann n'avait rien d'exagéré : cette faible cloison qui, chez le poète exerçant outre mesure ses facultés cérébrales, cette faible cloison, disons-nous, qui, séparant l'imagination de la folie, semble parfois prête à se rompre, craquait dans sa tête avec le bruit d'une muraille qui se lézarde. » Mais Hoffmann n'est pas le double de Dumas comme peut l'être la folie dans l'expérience de dédoublement chez Nerval.

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Dumas reste maître de son écriture et n'entend pas se laisser entraîner là où il ne veut pas aller. Néanmoins, il se fait fort d'y conduire le lecteur.

4 Dumas et Nerval se retrouvent pourtant sur un point majeur : ils entendent faire passer l'imaginaire dans la vie. Les deux écrivains et amis, à la fois proches et lointains ont, chacun à sa façon, fait de leur vie une aventure. Une aventure qu'ils ont porté l'un et l'autre aux limites du possible.

5 Il est entendu que la littérature a influencé le cinéma mais quelle littérature ? Question qui se double immédiatement d'une autre, complémentaire : la littérature a influencé le cinéma mais quel cinéma? Alexandre Dumas a influencé un cinéma qui tendait à rendre l'écriture transparente à la représentation. Celle qui s'appuyait sur les mots pour mieux les traverser. Celle qui permettait au lecteur de visualiser ce qui était écrit sans s'arrêter sur les mots. Dans l'écriture poétique, les images ne peuvent pas se séparer des mots. Il s'agit de mots-images ou d'images-mots. L'écriture pré-cinématographique à la Dumas, une écriture scénaristique avant la lettre du cinéma, génère des images dans le cerveau du lecteur et on les dirait aussi précises et vivantes que si elles eussent été cinématographiées. Il s'agit d'images concrètes, presque matérielles. Lèverait-on la main qu'on aurait l'impression de pouvoir les toucher du doigt.

6 Donner à lire pour imaginer, c'est montrer par l'écriture, c'est faire voir ce qui serait même interdit à la vue. « Eh bien ! C'est dans une chambre située au premier étage d'une maison dont les fenêtres donnent de biais sur le portail de l'église des Jésuites, que nous allons conduire nos lecteurs... ». Au- delà de l'acte de lecture, le lecteur est invité à regarder ce que la lecture lui suggère. La scène mise en spectacle s'éloigne de l'écriture, elle se présente à nous, elle nous aspire dans une chaîne d'actions et de réactions qui nous laisse bouche bée. Sommes-nous encore en train de lire ? Peut-être avons-nous suspendu la lecture, nous nous trouvons là où l'auteur nous a entrainés, nous sommes immergés dans la scène, nous y participons.

7 Croire en la réalité de ce qu'on écrit. Se représenter la scène mieux, en devenir acteur, vivre l'action que l'on décrit. Il va de soi qu'un écrivain ne peut décrire sans écrire mais l'écriture tend vers la transparence de la description. La description ne vaut pas par elle-même, elle ne vaut pas non plus par son intérêt littéraire bien qu'elle puisse en avoir un, elle vaut d'abord par sa capacité à susciter des images dans le cerveau du lecteur. Il faut pouvoir se représenter une scène et se la représenter de telle façon que l'on puisse en devenir un des acteurs, serait-ce sous la forme d'une présence muette, celle de l'observateur. Le lecteur voit ce qu'il lit mieux, il le vit. Il ne se contente plus de tourner les pages comme un lecteur qui sait qu'il est en train de lire. La lecture est débordée par des représentations qui se concrétisent dans des images. Alexandre Dumas ne raconte pas des histoires à dormir debout mais à s'agiter assis. Il ne s'agit plus seulement de mots imprimés sur la page. Les mots ouvrent sur la scène où le lecteur est invité de façon pressante à prendre place et où, une fois qu'il y a pris place, à ne plus tenir en place. Cette forme de représentation requiert la participation c'est-à- dire la présence. La gestuelle du lecteur, par ses mouvements incontrôlés, témoigne du fait qu'il vit à l'intérieur de la représentation, qu'il s'y est engouffré pieds et poings liés. Il est pris par la scène, il ne s'appartient plus. La représentation s'est muée en présence active.

8 Bien entendu, l'action reste dans le champ de l'imaginaire. On imagine qu'on agit. Le roman interdit l'action et le cinéma ne la permet pas davantage. Mais une certaine littérature comme un certain cinéma aiguisent le désir d'action du lecteur ou du

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spectateur tout en sachant pertinemment qu'ils ne peuvent le satisfaire. Ils jouent même de cette impossibilité pour favoriser l'identification aux personnages de la fiction. Je m'identifie à un personnage parce qu'il agit à ma place et selon un mode d'action que j'aurais choisi si j'avais pu agir moi-même. Il est mon représentant, mieux, il me représente tel que j'aurais pu agir à sa place si j'avais eu la possibilité de le faire. J'adhère à son comportement, à ses paroles, à ses actes. Il est devenu un autre moi- même.

9 Écriture héritée du théâtre, sans aucun doute, avec de multiples rebondissements d'intrigue. L'écrivain raconte et met en scène ce qu'il raconte. La description n'est rien de moins qu'un dispositif de mise en scène. En ce sens, Dumas préfigure le cinéma, du moins un certain type de cinéma fondé sur le narratif et l'aventure. Il opère, par la médiation du roman – historique ou non – le passage du théâtre au cinéma. La scène dumasienne est trop à l'étroit sur la scène théâtrale en dépit des décors mobiles qu'il a conçus. Car les actions s'enchaînent les unes aux autres sur de multiples scènes en perpétuel mouvement. Elles n'ont d'autre lieu que le mouvement lui-même, un mouvement qui ne connaît pas l'arrêt, un mouvement continu, celui du cinéma.

10 Est-on au spectacle ou dans le spectacle ? C'est la ligne de démarcation que Dumas nous fait franchir en favorisant le déploiement de l'imaginaire du lecteur dans l'action. Cette action ne peut être circonscrite dans un espace scénique matérialisé qui viendrait lui fixer un cadre. Aussi surprenant et stupéfiant soit-il, le coup de théâtre n'équivaut pas à un coup de cinéma bien que le cinéma puisse parfaitement l’intégrer (le coup de cinéma relève essentiellement du truquage). Le cinéma n'est pas arrimé à un espace scénique même si l'industrie cinématographique, très vite, l'a encadré sur une surface d'écran qui aurait pu être beaucoup plus vaste. Les propositions ne manquaient pas à cet égard, à commencer par l'écran circulaire de Grimoin Sanson. Dès la fin du XIXe siècle, le spectateur aurait pu être entouré par un cercle d'images, continues ou discontinues. C'était en tout cas techniquement possible.

11 L'excitation verbale fait lever des images qui se situent au-delà de la représentation : des images à vivre. Sont-elles de chair et de sang quand le cerveau du lecteur, au comble de l'excitation, se révèle incapable de tracer une ligne frontière entre ce qu'il lit et ce qu'il vit. Les images sont faites de la chair et du sang des personnages auxquels le lecteur s'identifie faute de pouvoir agir lui-même. L'observateur qu'il est d'abord ne reste jamais longtemps en situation d'extériorité. Il se mêle aux personnages, il prend parti pour tel ou tel contre tel ou tel autre. L'observateur se transforme très vite en acteur.

12 Écrire dans l'excitation du désir d'écrire. On en vit sans doute (on feuilletonne) mais davantage encore on vit ce qu'on écrit. L'écriture fait partie de la vie, elle permet à la vie d'avoir lieu dans une certaine aisance et splendeur, mais elle est loin d'en constituer le seul sel et aliment. L'écriture est un festin mais Dumas se repait tout autant de toutes les chairs possibles et imaginables. Son écriture est celle d'un grand bavard qui ne s'arrête guère de parler que pour d'autres plaisirs au moins aussi intenses, avec une attention toute particulière, malgré les références et les soumissions convenues à la religion, pour les nourritures qui réjouissent et ravissent le corps.

13 L'enthousiasme, la gourmandise d'écrire. On n'est jamais rassasié. Il en faut toujours plus et plus pimenté encore. Des nourritures roboratives qui à la fois tiennent au corps et font décoller l'imaginaire. L'écriture fait à tel point partie de la vie que le discours à la première personne s'entremêle continûment au récit. Le moindre déplacement est

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prétexte à écrire qu'on se déplace et que les récits qu'on en tire valaient bien le déplacement. Dumas est l'auteur de ses livres, il en est également l'acteur et pas seulement en tant qu'écrivain. Écrire et voyager, dans le temps comme dans l'espace, ne font qu'un. Où que l'on soit d'ailleurs, écrire échauffe le cerveau à moins qu’il ne soit déjà échauffé par la bonne chère et les bons vins. Écrire fait partie de la vie d'une autre manière encore. Il s'agit bien de dégager des revenus, de feuilletonner en somme, et l'importance des dialogues chez Dumas a partie liée avec le mode de rémunération des feuilletonistes de son époque, payés à la ligne et non au nombre de signes. On tire plus facilement à la ligne avec les phrases courtes d'un dialogue vif et enlevé. Mais la contrainte économique ne réduit jamais Dumas au rôle de plumitif ou de tâcheron. La brièveté des dialogues est certes rémunératrice mais elle contribue aussi à affuter les joutes verbales et à les rendre finalement plus tranchantes conformément à l'esprit du duel.

14 Gagner en comptant pour dépenser et se dépenser sans compter. L'argent n'a pas le temps de s'accumuler, il est déjà dépensé. Écrire vite et beaucoup est la condition sans laquelle on ne saurait dépenser sans compter. Les personnages sont calqués sur ce modèle économique. Ils agissent vite et beaucoup. Profusion de situations et d'actions. L'action d'écrire ne s'arrête jamais ou plutôt se renouvelle jour après jour. Il n'y a pas de fin programmée du feuilleton ou du moins pas de fin programmée à l'activité de feuilletoniste.

15 Une écriture en perpétuel mouvement. Jamais de repos. L'écriture ne fait jamais relâche. Il faut que la main coure sur le papier comme un animal débusqué par un chasseur. Manger les phrases, dévorer les paragraphes. Arpenter la page comme un chasseur de phrases. L'appétit d'écrire fait les récits appétissants.

16 L'écriture est un festin qui s'incarne dans la chair de personnages qui se mettent à exister devant et avec nous. Et de projeter ces personnages dans des situations aussi imprenables que peut l'être une vue profonde et sans limites. Le récit entremêlera des intrigues à rebondissements et suspens multiples. Il s'agira bientôt pour le lecteur d’essayer de prendre l'écriture de vitesse. On aura de plus en plus hâte de se transporter au-delà du paragraphe que l'on est en train de lire. À peine a-t-on connaissance de ce qui se passe ou vient de se passer que l'on se demande, avec une excitation toujours plus fébrile, ce qui va se passer. On ne revient jamais en arrière. On est porté en avant au point d'anticiper ce qui va arriver et qui nous ménage encore bien des surprises. Le lecteur ne sait pas toujours à quel écrivain il a affaire.

17 On projette l'action devant soi, on s'efforce de l'anticiper, on la déroule comme une scène à transformations multiples. La précipitation est la règle. On projette l'action devant soi et on s'y projette tout entier. La page se traverse comme un paysage saturé de nuages et de chemins piégés. Les éclairs n'illuminent jamais qu'une partie de la scène. L'orage garde hauts tenus ses secrets. Et le lecteur de naviguer à vue dans les brouillards et les brouillons de l'Histoire.

18 Échauffer le lecteur, exciter sa curiosité et surtout son imagination. Provoquer un imaginaire de la curiosité. De l'extraordinaire, oui, mais de l'extraordinaire validé par l'histoire. Entre mille exemples, d'Artagnan a bel et bien existé. Bien entendu, il n'existe pas chez Dumas de la même façon que Rossellini, par exemple, le fait exister dans La prise du pouvoir par Louis XIV (1966). Rossellini en fait un exécuteur des hautes œuvres du jeune Louis XIV (arrestation de Fouché) mais un exécuteur qui reste malgré tout un exécutant, obéissant et plutôt effacé. Rien d'héroïque dans l'action représentée,

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le simple accomplissement, net et sans bavures, d'un rôle et d'une fonction. Or, Dumas insiste sur l'aspect héroïque de ses personnages. Ils jouent le rôle qui leur est dévolu par l'Histoire mais l'intensité de leur action excède ce rôle. L'Histoire est moins un enjeu qu'un terrain de jeu où l'on éprouve la vie dans le risque de la perdre. C'est ainsi que l'on s'éprouve vivant.

19 Le cerveau échauffé, on échafaude des plans fondés sur une solide documentation (hommage soit rendu à Auguste Maquet). On échafaude des scénarios qui, aussi improbables soient-ils, sont attestés par l'Histoire. Ce n'est pas la réalité qui dépasse la fiction comme on le dit volontiers à propos du reportage, c'est l'imagination. Une forme d'imaginaire s'empare de la réalité historique pour lui donner un élan qui dépasse et transcende l'horizon du factuel.

20 On s'escrime à décrire. C'est qu'il faut faire mouche et toucher le lecteur si possible en plein cœur. Là encore, il s'agit d'un duel. Il ne suffirait pas d'éveiller son intérêt, d'exciter sa curiosité. Intéressé, curieux, il ne resterait qu'un lecteur de lignes imprimées sur une page. Il faut attiser des passions qui ne demandent qu'à se manifester. Il faut tirer le lecteur de sa torpeur de lecteur, le projeter dans des espaces et dans des temps qui ne ressortissent pas de son ordinaire. Il faut lui faire vivre ce qu'il ne vit pas, des passions qui renversent les tables.

21 Si l'adresse au lecteur est constante chez Dumas (typiquement, dans La femme au collier de velours : « Peut-être le lecteur se demandera-t-il, ou plutôt nous demandera-t-il... »), celui-ci ne se permettrait pas de déranger celui-là si, à la suite du Diable boiteux de Lesage, il ne se proposait pas de lui ouvrir le toit des maisons les mieux protégées, s'il n'ambitionnait pas de le mettre au fait des secrets de l'Histoire en épousant les tours et détours de la vie de ses acteurs et de ses actrices. Le lecteur de Dumas est un privilégié. Il est un privilégié parce que Dumas lui-même dispose d'un privilège qu'il n'hésite pas à partager avec son lecteur : « Grâce au privilège que nous possédons de compte à demi avec le Diable boiteux, et qui nous donne la faculté de pénétrer dans chaque maison fermée... » (Joseph Basalmo). « [...] Nous arrogeant le privilège du Diable boiteux, nous venons de lever le plafond de sa chambre et de le montrer à nos lecteurs debout, appuyé à la muraille, immobile derrière son rideau, haletant, les yeux fixés sur le portail de l'église des Jésuites. » (Il s’agit du personnage de l’écrivain Hoffmann dans La femme au collier de velours.) La pulsion scopique du lecteur ne cesse d'être sollicitée et satisfaite. Il peut tout voir : voir ce qui échappe à la vue de l'homme ordinaire, voir même ce dont il ne soupçonnait pas l'existence. Vous allez voir ce que vous allez voir, tel est le programme perpétuellement relancé et accompli de Dumas. L'écriture ne serait rien si elle ne se prolongeait pas dans des vues dont beaucoup s'apparentent à des visions. Il arrive certes que ces visions, et plus fréquemment qu'on ne dit, soient la résultante de métaphores littéraires mais le plus souvent l'écriture constitue une sorte de rampe de lancement pour l'imaginaire du lecteur. À lui maintenant de passer de l'autre côté, dans la scène.

22 Cà y est. On est devenu celui qui agit. On agit soi-même. Est-ce une réalité ou une simple impression ? À moins que ce ne soit une subtile combinaison des deux. Tantôt je lis, tantôt je m'oublie comme lecteur. Pourtant, je continue à lire. Et puis non, sans m'en apercevoir, j'ai interrompu ma lecture. Mes yeux ne parcourent plus la page d'un regard haletant. C'est un autre regard qui se substitue à celui du lecteur, le regard de quelqu'un qui est entré en action.

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23 Vivre ce qu'on lit en agissant à l'intérieur de la représentation, en s'identifiant aux personnages ou bien encore à leurs actions. Il existe une dynamique de l'écriture qui fait qu'on se représente dynamiquement une scène, une situation, des personnages. On se projette dans une action au point de la vivre. Dumas dispose de cette très rare capacité de faire naître la vie de l'écriture.

24 Ce n'est pas que Dumas se prenne pour les personnages de son imagination. Il ne s'incarne pas en eux comme Nerval, par exemple, peut le faire à propos des siens. Il s'agit d'un jeu qui ne l'engage pas lui, en tant qu'écrivain, mais qui engage le lecteur. En tirant les ficelles de son récit, Dumas ficelle le lecteur, l'asservit à l'identification.

25 Dumas est-il inadaptable au cinéma ? Si on évalue la pertinence d'une adaptation cinématographique à l'aune de la charpente narrative de ses romans, certainement. Il faudrait des heures et des heures de film pour en épouser la complexe architecture sans pouvoir prétendre d'ailleurs l'épuiser. Le format cinéma, tel qu'il s'est figé et rigidifié au cours de son histoire (90 minutes pour un film de durée standard) ne correspond pas au temps élastique d'un livre qu'on prend, qu'on déprend et qu'on reprend. À moins que le cinéma ne reprenne à la littérature la formule du feuilleton. On peut feuilletonner au cinéma aussi bien qu'en littérature : c’est le serial. À l'orée de la guerre de 14-18, Louis Feuillade l'a prouvé avec sa remarquable adaptation en cinq épisodes du Fantômas de Pierre Souvestre et de Marcel Allain (cinq épisodes seulement parce que le sixième allait avoir lieu dans les tranchées). Dix épisodes des Vampires suivront en 1915, soit 7 heures et 20 minutes de film. L'adaptation des Trois mousquetaires en 12 épisodes de 60 minutes réalisée par Henri Diamant Berger en 1921, certes moins inventive, participe elle aussi de cette formule. Malheureusement, le réalisateur ne put obtenir le concours de Douglas Fairbanks pour tenir le rôle de d'Artagnan, celui-ci ne jurant le cinéma que par Hollywood. Au cours de la même année 1921, Fairbanks tournait d'ailleurs sous la direction de Fred Niblo une version américaine des Trois mousquetaires.

26 Le cinéma sonore et parlant n'a pas poursuivi les incursions du cinéma muet dans le feuilleton. Peut-être parce que le feuilleton connaissait un relatif déclin dans l'édition littéraire mais surtout parce que la séance de cinéma assignait une place et une durée standards au film de fiction. Relayant le cinéma, la télévision a tenté de reprendre la formule sans atteindre de grandes réussites si l’on excepte L'homme sans visage de Georges Franju (1973-74, 8 fois 52 minutes).

27 Adapter Dumas au cinéma ? La question s'est posée très vite, dès que le cinéma s'est mis à raconter des histoires à visée spectaculaire. L'écriture de Dumas ne s'apparentait-elle pas déjà au cinéma au point qu'il n'est pas incongru de se demander si, une poignée d'années plus tard, Dumas lui-même ne serait pas devenu cinéaste ? Ses livres ne fourmillent-ils pas d'aventures toutes plus palpitantes les unes que les autres ? Ne revendiquent-ils pas le mouvement comme principe de vie et d'écriture ? Le mouvement culmine dans la forme « cape et d'épée », la plus fréquemment reprise au cinéma. La figure du duel, qui se décompose en multiples positions et postures, en constitue l'action la plus emblématique.

28 Les adaptations de Dumas au cinéma sont légion. C'est à mon sens Abel Gance qui en est le plus proche par son désir de faire participer le spectateur à l 'action (de l’incorporer à l’action, écrit-il), de le transformer en spectaCteur. Car c'est bien en ce point que le bât de l'écriture blesse Dumas. Il donne à voir des personnages qui agissent mais il s'agit encore et toujours d'une représentation. La littérature donne à imaginer mais le cinéma, jusqu'à un certain point, concrétise cet imaginaire. Il dispose de l'image et, qui

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mieux est, de l'image en mouvement. Il lui donne forme, consistance et présence. Le cinéma ne serait-il pas le point d'aboutissement de l'écriture dumasienne ?

29 Comme on le sait, la poursuite a constitué la première figure de l'aventure au cinéma et, très vite, il s'est agi de l'étoffer en l'enchâssant dans des récits à péripéties de plus en plus sinueuses et compliquées. Les livres de Dumas, ses romans historiques en premier lieu, constituaient un fond patrimonial de premier choix et servi tout chaud pour élaborer un des premiers genres cinématographiques : le film d'aventures. Action, mouvement, gestuelle enfiévrée, vitesse, déplacements permanents, énergie, dynamisme, rapidité, rythme, cadence. Et par-dessus tout, l'enthousiasme de vivre en agissant. Le cinéma pouvait se retrouver dans Dumas, s'y retrouver jusque dans son horreur de l'arrêt du mouvement qui, pour Dumas, s'apparentait à la mort. Le cinéma pouvait se retrouver aussi dans la conception dumasienne du dialogue. N'a-t-il pas inventé la forme la plus achevé du dialogue : le champ/contre-champ ? Les joutes verbales pouvaient s'y déployer tout à leur aise et la figure du duel s'y épanouir tout autant.

30 L'écriture de Dumas est rapide mais encore bien trop lente à ses yeux : « Tout ce que nous venons de raconter en quinze ou vingt lignes s'était passé aussi rapidement que l'éclair ». Que serait une écriture uniquement composée d'éclairs ? Il est clair en tout cas qu'on ne pourrait plus tirer à la ligne. C'est un cinéma déchiré d'éclairs et de précipitations en tout genre qu'anticipe l'écriture dumasienne.

31 Il ne faudrait pas croire cependant que le cinéma, parce qu'il montre des images en mouvement, ne donne plus à imaginer. Concrétisant l'imaginaire littéraire, le cinéma pourrait être tenté de ne plus solliciter l'imagination. Ce serait évidemment renoncer à lui-même. L'imagination ne se laisse pas résorber par la perception. Quand il en va ainsi, le spectateur s'ennuie, il arrive même qu'il s'endorme. Il préfère rêver. En avoir plein les yeux n'est pas suffisant : il faut aussi en avoir plein l'imaginaire. Le cinéma est un moyen de porter l'imaginaire plus avant ou il existe à peine.

32 Dans les dispositifs interactifs, on confond souvent l’action physique (le fameux clic sur le clavier de l’ordinateur ou les manettes des consoles de jeux) avec l’imaginaire de l’action (car « l’usager », comme il est convenu de le nommer, interagit avec des actions qui relèvent malgré tout de l’ordre de l’imaginaire puisqu’il ne les accomplit pas lui- même). Or, la perception se situe entre sens de la vue et sens haptique. Elle se rapporte aux sensations qu’elle filtre, atténue et éteint le plus souvent. C’est dans cet entre-deux que l’imaginaire pointe de façon irréductible. La vue fait naître le désir de toucher : non le passage à l’acte mais le désir de l’acte. On se rapproche par la vue du toucher sans jamais l’accomplir. La limite de l’art se situe bien dans un au-delà du regard. Le regard veut percevoir au-delà de ce que l’art lui propose. Il veut finir par saisir l’objet de son émotion. D’où la place incontournable de l’imaginaire pour figurer le sens haptique, cet au-delà du regard.

33 L’image filmique qui ne cultive pas l'imaginaire ne fait que consigner des représentations préexistantes, souvent plus pauvres que l'imaginaire du lecteur travaillé par la lecture, ce qui est le cas pour beaucoup d'adaptations cinématographiques des livres de Dumas. Je n'ai pas l'intention d'établir ici un palmarès, de choisir telle adaptation des Trois mousquetaires contre telle autre. Bien entendu, on peut être plus sensible aux adaptations de Max Linder (dans le registre de la parodie burlesque) ou de Richard Lester (à cause de sa légèreté dansante) qu'à celles de André Hunebelle ou de Bernard Borderie. Certaines sont plus fidèles à la lettre du

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texte, d'autres à son esprit. Mais la plupart de ces adaptations achoppent sur un point essentiel. Elles ne parviennent pas à utiliser les moyens du cinéma pour enrichir l'imaginaire littéraire dumasien. Elles restent dans le registre de l'illustration.

34 S'agirait-il alors de transposer Dumas dans des univers qui seraient spécifiques à chaque cinéaste qui s'emparerait de son œuvre, comme le fit par exemple Patrice Chéreau pour son adaptation de La reine Margot (1994) ? Il est vrai que les auteurs de films qui ont puisé dans son œuvre sont jusqu'à nos jours assez rares. On ne se préoccuperait plus alors de la fidélité ou de l'infidélité de l'adaptation puisqu'il s'agirait d'une transposition du point de vue d'un autre auteur et que le film en dirait autant, sinon davantage, de l'univers du cinéaste que de celui de Dumas.

35 Ni adaptation ni transposition. Pour exister au cinéma, il me semble que Dumas n'a besoin ni d'illustrateurs ni d'auteurs de films. Il a besoin d'auteurs de cinéma qui remettent en question les limites du cinéma comme il a éprouvé lui-même les limites de la littérature. C'est en ce point que nous rencontrons le Cyrano et d'Artagnan d'Abel Gance (1964). Bien que Gance se soit abondamment inspiré de Dumas, en particulier pour la composition du personnage de d'Artagnan et des mousquetaires, il ne s'agit en aucun cas d'une adaptation d'un de ses livres. Mais on peut y retrouver, transportées au cinéma, les préoccupations de Dumas en littérature.

36 L'objectif de la caméra est l'œil mécanique par la médiation duquel on regarde et par la médiation duquel on est regardé. L'objectif est au centre de toute médiation, il est ce par quoi le regard circule, de la salle à l'écran et de l'écran à la salle. D’où l’importance que Gance attribue à la sensation de sa présence pour le spectaCteur. En témoigne l'écriture scénaristique du cinéaste dans la séquence de « Un contre cent ». Le grand duc Noicaron, à la tête d’une armée nocturne de hiboux, de chouettes et de chauve- souris, est supposé venir de l'objectif. La coquille de l'épée de Cyrano est presque dans l'objectif avant qu'elle ne sorte de l'objectif. Cyrano se fendrait-il à fond sur un adversaire ? Sans doute, mais il se fend d'abord à fond sur l'objectif. Mieux : son épée part comme un éclair de l'objectif et touche la tempe de la Colombe. Auparavant, la Colombe avait jeté ses gants vers l'objectif.

37 Un personnage peut d’ailleurs représenter un « objectif » pour d’autres personnages, au sens où il est « visé » par eux. C’est ainsi qu’une foule s'apprête à déferler sur l'objectif Cyrano. Peu de temps après, Cyrano lance une bombe en direction de l'objectif. En une autre occasion, Cyrano ouvre les bras en direction de la caméra pour recueillir les hommages émerveillés de ses amis après son incroyable combat victorieux.

38 Et par-dessus tout, des fulgurances, des éclairs. Nous voyons tout cela, écrit Gance, en un éclair : des plans se succèdent et s'entremêlent, des plans de 3 secondes, puis de 2 secondes, puis de 1 seconde. Et Gance d’écrire dans une formule synthétique : « La pointe de l'épée fulgurante de Cyrano sortant de l'objectif touche en éclair la tempe du chef des Ecorcheurs. »

39 Ce n’est pas que l’objectif de la caméra enregistre « objectivement » ce qui se présente devant lui. C’est même tout le contraire. L’objectif est un tenant lieu du spectaCteur, il fusionne avec lui. Il est à l’origine de l’action ou il en est le résultat. C’est de l’objectif que les mobiles proviennent, c’est vers l’objectif qu’ils se dirigent. Il est ce par quoi la subjectivité du spectaCteur est saisie.Tout part de lui et tout revient vers lui. Le spectaCteur se trouve bien au centre de l’action ou, plus exactement, il est comme traversé par elle. Il se situe sur une ligne frontière perpétuellement mouvante et instable, celle qui sépare un champ de son contre-champ. Il est dans la collure. Mais

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pour que l’objectif joue pleinement son rôle, ne faudrait-il pas crever l’écran d’un définitif coup d’épée ? Le rôle dévolu à l’objectif vise à supprimer l’écran : le projet d’Abel Gance consiste bien à abolir toute forme de médiation entre l’action représentée et le spectaCteur.

40 Dans la perspective sonore selon Gance, les sons viennent tantôt de l'écran et tantôt de la salle, par le truchement de haut-parleurs disséminés dans la salle, idéalement derrière chaque fauteuil. C’est encore un moyen d’abolir la séparation entre l’écran et la salle et de faire se répondre les deux espaces, de les conjuguer en somme. On peut considérer à cet égard qu’un fauteuil équipé d’un haut-parleur est l’équivalent sonore d’un objectif de caméra selon Gance. Les évènements sonores viennent d’un côté comme de l’autre ce qui contribue à les intégrer dans la réalité vécue par le spectaCteur. Qu’ils viennent de la salle ou de l’écran, les évènements sonores se situent sur le même plan de réalité. Il faudrait être de bien mauvaise foi pour nier la réalité selon laquelle le spectaCteur est bien assis dans une salle de cinéma. Arrimée à chaque fauteuil, la source sonore qui en provient contribue à faire accéder chaque motif narratif au même niveau de réalité. On remarquera enfin que l’écoute est à la fois collective et singulière, aucun spectaCteur n’entendant exactement les mêmes sons que son voisin.

41 Ce dispositif, Gance n’eut guère l’occasion de le mettre en œuvre, les producteurs de Cyrano et d’Artagnan lui en refusant les moyens.

42 Relisons Dumas. Sommes-nous encore dans une forme de pré-cinéma ou bien déjà dans un monde virtuel matérialisé ? « La lorgnette rapprochait tellement les objets à ses yeux, que deux ou trois fois Hoffmann étendit la main, croyant saisir Arsène qui ne paraissait plus être au bout du verre qui la reflétait, mais bien entre les deux verres de la lorgnette. » (La femme au collier de velours) Ce saisissement est en effet saisissant. Sans doute la réalisation de ce fantasme est-elle justifiée par la folie qui presse le cerveau de notre héros. Mais elle exprime encore et surtout une tension propre à l'écriture dumasienne. Écrire en sorte que l'imaginaire devienne la réalité même de ce que l'on est en train de vivre. Pour, non pas adapter, mais interagir avec Dumas, il faut qu'un cinéaste désire aller plus loin que le cinéma, au-delà des possibles que le cinéma avait déjà actualisés.

43 En 1963, alors qu'il s'efforce de sauver Cyrano et d'Artagnan de l'incompréhension de ses producteurs, Gance participe à un débat sur l’avenir du cinéma (dans le cadre du club Saint Gobain). Il imagine un état du cinéma où les actions seraient projetées dans un espace en trois dimensions, sans support et sans écran. Les personnages se déplaceraient dans le vide, sans autre appui que l’air. S’agit-il d’un espace stéréoscopique dit en 3 D ? Non, l’espace en trois dimensions du cinéma ne supprime pas l’écran. La stéréoscopie produit seulement l’illusion que l’action se déroule aussi en profondeur (et la simple image plane en 2 D n’a pas attendu la 3 D pour produire une telle illusion). Alors, de quel type d’espace s’agit-il ? Je dirais qu’il s’agit de notre espace vécu au quotidien mais revisité et habité par l’imaginaire. Cet espace ne comporte pas d’images matérielles ou matérialisées par quelque procédé technique que ce soit. C’est le cerveau du spectaCteur qui projette des images dans l’espace Et si nous prolongeons la vision de Gance, nous aboutissons à ceci : l’espace imaginé par Gance est un espace sans autre limite – si c’en est une - que l’horizon, un espace où le spectaCteur pourrait circuler et agir au même titre que les autres protagonistes de la fiction. L’imaginaire se matérialiserait dans un espace qui s’apparenterait au nôtre. C’est le rapport au temps –

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la quatrième dimension – qui ferait la différence. On pourrait convoquer simultanément plusieurs temporalités, se déplacer dans le temps comme dans l’espace. Le temps serait converti en espace.

44 Cette utopie aurait-elle trouvé un lieu – et une réponse technique – dans les systèmes de réalité virtuelle où l’interacteur se déplace dans des mondes simulés équipé de casques et de lunettes stéréoscopiques, de combinaisons et de gants de données ? On pourrait être tenté d'interpréter la vision de Gance comme une anticipation des dispositifs de réalité virtuelle. Un fait troublant nous en empêche cependant : si Gance a multiplié le dépôt de brevets au cours de sa carrière, aucun dispositif technique ne se profile à l'horizon de sa vision. C'est que l’imaginaire ne relève pas de l’illusion. On peut penser a contrario que les mondes issus de la réalité virtuelle esquivent la question de l’imaginaire en le résorbant dans une réalité simulée qui ne vaut que par son coefficient de « réalisme », c’est-à-dire par son degré de conformité à des représentations préexistantes.

45 L'imaginaire ne relève pas de l'illusion au sens où il n'a nul besoin de la restitution de sensations simulées pour exister, restitution qui suppose des moyens matériels d'actualisation, c'est-à-dire des dispositifs techniques. Ce n'est pas que l'imaginaire ignore les sensations, c'est qu'il les redéploie à un autre niveau, celui des synesthésies et des associations qui renvoient à une expérience réactivée du vécu. Il s'agit plutôt de partir des sensations du spectaCteur dans le désir d'agir qu'on a stimulé en lui et de provoquer un imaginaire de l'action. L'expérience spectatorielle devient alors une expérience de dédoublement. On est soi et un autre à la fois. L'activation de l'imaginaire produit des images immatérielles qui n'existent que dans le cerveau de chaque spectateur. Il ne s'agit pas de donner plus de réalité à l'illusion réaliste, comme entendent le faire les dispositifs de réalité virtuelle, mais à l'imaginaire.

46 L’écran constitue bien un obstacle qu’il faut abolir pour que l’imaginaire devienne enfin réalité. Mais ce processus doit rester à l’état de tension et d’intention pour que l’imaginaire demeure actif. Travailler le décalage entre image matérielle et image immatérielle, c'est renforcer la fabrique d'images dans le cerveau du spectaCteur. L'imaginaire n'est pas condamné à la représentation. La vision de Gance anticiperait alors un nouvel état de l'imaginaire où la représentation matérialisée sur l'écran jouerait un rôle d'intensification et d'accélération de l'activité imageante du spectaCteur.

47 Il ne s’agit pas pour nous de tenir l’épée de Cyrano ou de d’Artagnan. Il s’agit de se projeter dans leur action comme si nous agissions à leur place. C’est dans ce « comme si » que les puissances de l’art sont susceptibles de se déployer, en littérature comme en cinéma.

RÉSUMÉS

Donner à lire pour imaginer, c'est montrer par l'écriture, c'est faire voir ce qui serait même interdit à la vue. L'écriture tend vers la transparence de la description. Les images générées par

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l'écriture sont à vivre. L'observateur se transforme très vite en acteur. La littérature donne à imaginer mais le cinéma, jusqu'à un certain point, concrétise cet imaginaire. L'imagination ne se laisse pas pour autant résorber par la perception qui se situe entre sens de la vue et sens haptique. La vue fait naître le désir de toucher : non le passage à l'acte mais le désir de l'acte. La limite de l'art se situe bien dans un au-delà du regard. D'où la place incontournable de l'imaginaire pour figurer le sens haptique, cet au-delà du regard et de l'action.

What imagine means To give something to read to make you imagine, is to show through the writing, to make you see what would even be forbidden to the sight. Writing aims at the transparency of description. The images created by the writing are meant to be lived. The observer becomes soon an actor. Literature gives you to imagine but the cinema, up to a point, makes this imaginary world become real. The imagination however doesn't let itself be absorbed by the perception that is between the sense of sight and the haptic sense. To see makes you want to touch: you don't actually do it but you wish to. The limits of art indeed are situated somewhere beyond the eyes that see. Hence the predominant role of imagination to represent the haptic sense.

AUTEUR

GÉRARD LEBLANC Professeur émérite à l'Ecole Nationale Supérieure Louis-Lumière et chercheur à l'I.R.C.A.V. Il a publié : Quand l'entreprise fait son cinéma (PUV-Cinéthique, 1983), Le monde en suspens (Hitzeroth, 1987), Le double scénario chez Fritz Lang (avec Brigitte Devismes, Armand Colin, 1991), Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation (Créaphis, 1992), Scénarios du réel (2 volumes, L'Harmattan, 1997), L'EntreVues (avec Jean-Daniel Pollet, L'oeil, 1998), Cinéma et dernières technologies (avec Frank Beau et Philippe Dubois, De Boeck, 1998), Trajectoires (L'oeil, 2001), Presque une conception du monde (Créaphis, 2007), Les yeux au bout des doigts (Médias Création Recherche, 2010), Numérique et transesthétique (avec Sylvie Thouard, Presses Universitaires du Septentrion, 2012).

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Toucher la plaie. Tactilité de la visualité chrétienne de L’Incrédulité de Saint Thomas du Caravage à Mourir comme un homme de Joao Pedro Rodrigues

Olivier Cheval

1 « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. » (Jn, 20-25). Pour croire l’incroyable, l’apôtre Thomas demande une preuve ; cette preuve, Jésus la lui présente en personne, en lui offrant de constater les stigmates de sa crucifixion : « Avance ton doigt ici et regarde mes mains ; avance ta main et enfonce-la dans mon côté, cesse d’être incrédule » (Jn, 20-27). Thomas obéit et reconnaît son Seigneur, qui prononce alors son ultime maxime : « Parce que tu m’as vu, tu as cru ; bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru ». (Jn, 20-29).

2 La preuve que réclame Thomas pour croire en la résurrection du Christ, le visible seul ne pouvait la lui donner. Thomas a besoin de toucher : il a besoin de la matérialité d’un contact, de la profondeur d’une pénétration. Pourtant, la sentence générale qu’en tire le Christ réduit le geste tactile de Thomas à un acte de vision. Il y a là l’indice d’une confusion, d’un recouvrement du toucher par le voir dans la pensée chrétienne : le tangible n’est pas séparé du visible, il est comme sa promesse. La visualité chrétienne est une haptologie ou un continuisme, au sens derridien1 : seule est pleine, accomplie et certaine la vision qui débouche sur le contact. Voir est tendu vers le toucher, et ce jusqu’à leur indifférenciation : l’ordre christique « Avance ton doigt ici et regarde mes mains » semble être l’invitation à un regard digital, à une vision manuelle.

3 Cette croyance en la tactilité du visible n’est pas séparable d’une pensée de la chair. Toucher le corps du Christ, pour Thomas, c’est confirmer la présence corporelle que la vision induit mais ne certifie pas : c’est dissiper le soupçon d’un mirage. Ce fut d’ailleurs le grand combat théologique d’un des premiers Pères de l’Église chrétienne,

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Tertullien, que de lutter contre les hérésies gnostiques qui faisaient de Jésus un corps éthéré - un non-corps de nature spirituelle ou de naissance astrale2 - pour faire du christianisme la religion de l’incarnation qui oppose aux images parfaites des dieux grecs et à la Face invisible de Yahvé un Dieu de chair et de sang, né des entrailles d’une femme et mort dans la souffrance. La chair est cette profondeur matérielle et sensible qui vient doubler l’image du corps ; elle est cette réalité que je peux toucher, au double sens du mot : un corps physique sur lequel je peux mettre la main, et une vie que je peux émouvoir. Toucher, ce peut être caresser, pénétrer ou blesser.

Fig. 1 : L’incrédulité de Saint Thomas, Le Caravage (vers 1602)

4 Dans L’incrédulité de Saint Thomas du Caravage, peinte vers 1602 (fig.1), plus que dans toute autre représentation de cet épisode de l’Évangile de Jean (par exemple la gravure de Dürer de 1509), la tactilité du voir chrétien est l’enjeu même du tableau. Par le resserrement de la scène autour de trois apôtres seulement (Saint Jean et Saint Pierre se tiennent derrière Saint Thomas pour observer son geste) regroupés en un ensemble compact, par le « choix inhabituel, et peut-être sans précédent, d’un format horizontal et d’un cadrage aux trois quarts 3 », et par la crudité d’une lumière frontale qui isole le cercle des quatre corps d’un fond uniformément obscur, le peintre concentre sa dramaturgie sur le geste de pénétration de la plaie et réduit le tableau à quatre corps qui regardent, touchent et sont touchés.

5 L’oeuvre entier du Caravage a inventé un ténébrisme qui découpe des chairs blanches, éclairées crûment, sur un fond noir qui ne laisse rien deviner de l’étendue visible d’un monde. L’adaptation de l’épisode évangélique est l’occasion pour lui de figurer, presque à la manière d’un art poétique, la pensée du visible que produit cette nouvelle manière du clair-obscur. Envisageant l’oeuvre du Caravage dans sa globalité, Louis Marin a bien noté la radicalité figurative des noirs où sont plongés ses figures : d’une part, en termes de représentation, l’espace scénique devient un « espace arcanien », « celui du coffre, du cercueil, de la cellule, l’espace totalement borné et délimité, celui du tombeau fermé et scellé dont on ne peut savoir – voir – ce qui s’y passe4 » ; d’autre part, plastiquement,

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« le fond noir est beaucoup plus qu’un ‘fond’ d’espace scénique. Le fond est à la limite la surface même du tableau. Par suite la projection du faisceau lumineux dans le plan du tableau ne laisse à la disposition des figures que l’extrême bord de la surface, la première ligne du tableau : le sol de la scène est une avant-scène et les figures sont continûment poussées vers l’avant, à peu près comme si nous avions affaire à des figures en relief sur une paroi solide, la paroi du tombeau arcanien5 ».

6 Cette description générale du ténébrisme caravagesque semble être la vérité figurée par le tableau dans la situation même qu’il représente : Thomas cherche à vérifier que le Christ a bien ressuscité, qu’il est bien sorti du tombeau, et pourtant Le Caravage situe la scène dans ce non-lieu obscur qui paraît être l’intérieur même d’un espace tombal. Tandis que le peintre montre le visible là où il ne devrait pas apparaître – dans le noir scellé du cercueil -, Thomas cherche à voir la réalité sans forme de l’intérieur d’une plaie et la réalité sans représentation du miracle de la résurrection. Le peintre organise donc la mise en échec de l’œil, qui cède son pouvoir à la main : main ou manière du peintre qui fait voir la nuit invisible du tombeau, main de Thomas qui prend le relais d’un œil trop lointain

7 Ce que figure le tableau, c’est l’aporie d’un voir toujours porté vers une proximité plus grande, un contact plus vrai, une pénétration sans fin. De même que le fond noir qui fonctionne comme quasi surface rapproche les quatre figures du spectateur, de même les quatre spectateurs représentés– dont le Christ lui-même, qui regarde sa propre plaie – baissent la tête pour voir au plus près ; les trois apôtres ont le corps plié pour rapprocher l’œil de la côte. Thomas a d’ailleurs le corps si courbé et la tête si avancée que sa bouche arrive juste devant la main que le Christ a posé sur la sienne pour la guider vers la plaie. Le problème figuratif du tableau peut donc s’exprimer ainsi : de quel geste sommes-nous le témoin, nous qui regardons avec et en face de ces quatre acteurs-spectateurs ? Thomas touche la plaie, mais Jésus dirige la main droite de Thomas avec sa main gauche ; et la pénétration violente de la plaie semblable à deux lèvres est redoublée par l’impression visuelle que Thomas baise la main qui le guide. Le doigt semble écarter ces deux lèvres, mais, en écho au baiser virtuel, et vu le geste directif de Jésus, il est possible de penser que ces deux lèvres avalent le doigt. Surtout que la lumière, qui vient de la gauche du tableau, de l’arrière du Christ, du lieu et du temps d’où il arrive – le tombeau de la résurrection – ne vient éclairer que d’autres plis : le drapé blanc de son habit, qu’il ouvre de la main droite pour découvrir la plaie, les rides des trois fronts stupéfaits des apôtres, et surtout la petite déchirure du tissu à l’épaule gauche de Thomas, de même taille que le stigmate costal, détail qui vient signer figuralement la condensation des deux motifs, la plaie et la bouche, comme ouverture et déchirure qui fait face aux huit yeux avides.

8 Il y aurait ainsi une série gestuelle qui dessinerait une chaine d’intensification du voir qui aurait comme coordonnées l’œil, la main et la bouche et comme mouvements le passage du regard au toucher et du toucher au manger : voir, se pencher pour mieux voir, se rapprocher pour voir plus près, toucher, pénétrer, ouvrir, baiser, avaler, incorporer. Autant de gestes qui trouvent dans l’Eucharistie (confirmée lors du Concile de Trente en 1563, soit huit année avant la naissance du peintre) la ritualisation de cette logique, logique dont Caravage montre la violence : voir véritablement, c’est être avalé par le visible scruté. Le corps courbé et le front plissé des apôtres marquent peut- être moins l’effort pour voir que la résistance à l’éblouissement de la vérité : dans la nuit du tombeau, la lumière venue de la résurrection met les chairs à nu et dévoile

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l’évidence opaque du miracle, évidence aussi sèche que la plaie exsangue, semblable à un trou de sens qui aspire les corps. Vérité figurée crûment dans cet espace hors du monde, dans cette avant-scène, par le geste immonde, obscène du doigt qui entre dans la plaie, l’écarte, s’y enfonce et s’y perd.

Fig. 4 : L’amour endormi, Le Caravage (1608)

Fig. 2 : Mourir comme un homme, Joao Pedro Rodrigues (2009)

9 Le ténébrisme pictural du XVIIe siècle, celui du Caravage, de Rembrandt ou de Georges de La Tour, a souvent inspiré les cinéastes pour composer et éclairer des scènes nocturnes : la netteté de ses clairs-obscurs contraste fortement avec la pénombre

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homogène et conventionnelle de la nuit américaine, détache les figures, dramatise la scène. La reprise formelle a pu parfois verser dans le maniérisme, qui a peut-être atteint son extrême limite quand deux cinéastes habitués de la citation picturale se sont lancés dans la biographie d’un maître de cette époque : je pense aux ténèbres dans lesquelles sont plongés le Caravaggio de Derek Jarman (1986) et La Ronde de nuit de Peter Greenaway (2008). L’influence du Caravage sur le cinéaste Joao Pedro Rodrigues (O fantasma, Odete) est à la fois plus complexe et plus profonde que la simple reprise d’une manière, d’un style : Mourir comme un homme (Morrer como um homem, 2010, Portugal), film sur les marginalités sociales et sexuelles, repose la question caravagesque d’un relèvement du voir par le toucher afin de présentifier la chair au sein même d’un art visuel.

10 Une scène du film du jeune cinéaste lisboète évoque plastiquement Le Caravage : Rosario, l’amant toxicomane de Tonia, l’héroïne transsexuelle du film, fait une overdose ; sa chair blanche, éclairée froidement par la lune, s’étale depuis le bord du cadre jusqu’à une grande ombre murale ; apparaissant en raccourci, allongé de trois quarts, son corps évoque L’amour endormi (1608) (fig.4) ; puis, quand Tonia vient le soulever (fig.3), la composition rappelle L’extase de Saint-François (1594-5) (fig.5). Mais c’est une autre scène qui prolonge plus profondément la pensée caravagesque de la tactilité du visible et de son lien avec la puissance pathétique des chairs ouvertes en mettant en scène un baiser sur la plaie.

Fig. 5 : L’extase de Saint-François, Le Caravage (1594-5)

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Fig. 6 : Mourir comme un homme, Joao Pedro Rodrigues (2009)

11 Le Caravage avait doublé sa représentation du toucher du stigmate costal par la figuration virtuelle d’un baiser de Thomas sur la main de Jésus, sur la marque du clou ; c’est peut-être cela qui explique que Georges Didi-Huberman rapproche, sans citer le tableau, la scène de l’Évangile de Jean d’une scène de baiser ensanglanté dans un récit de Georges Bataille, Madame Edwarda6, mais aussi du baiser de Saint-François sur les plaies du lépreux et de celui que posa Catherine de Sienne sur le stigmate de la côte du Christ quand il lui apparut. Didi-Huberman trace ainsi la lignée littéraire, depuis un évangile jusqu’à une nouvelle érotique du XXe siècle, en passant par un récit hagiographique et un traité mystique, d’une formule de pathos7, c’est-à-dire le retour dans la longue durée d’un geste archaïque, violent et pathétique. C’est cette hypothèse d’une survivance de cette formule de pathos dans les arts visuels qui permet d’envisager le lien entre la toile du Caravage au film de Rodrigues comme le passage d’une virtualité du tableau à sa reprise paradoxale et explicite.

12 Tonia, déchirée entre le désir de se faire opérer pour devenir enfin physiquement la femme qui plairait à son amant et la peur de commettre un sacrilège en transformant le corps que Dieu lui a modelé, travaille dans une boîte de nuit où elle est la vedette d’un show de travestis ; ce soir-là, malgré la disparition de son amant Rosario, elle part travailler. Dans le grand miroir devant lequel elle se maquille, apparaît le reflet du corps sans visage, irréellement musclé, d’un performeur du cabaret, déguisé en maître sado-masochiste (Fig. 6). Après un insert montrant un gros plan du pied d’une collègue de Tonia en train d’enfiler un talon haut, le stripteaser, sommé de chercher Rosario, passe sa tête masquée entre les rideaux pour regarder dans la salle du cabaret, qui reste invisible au spectateur. C’est que cette loge, l’arrière-scène de la fabrique du spectacle, est déjà une scène, un univers spéculaire fait de fétiches et d’idoles, de reflets et de projections, le lieu d’une pure visibilité fantasmatique, d’une fantasmagorie de corps- images désincarnés. À l’avant-scène du tableau du Caravage répond donc l’arrière-

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scène d’une salle de spectacle invisible. Les immenses miroirs y redoublent le devenir spéculaire de corps maquillés, travestis, transformés en clichés, ou, plus encore, en purs simulacres : en images factices de ce qu’ils ne seront jamais (des reines, des vierges). Les fétiches dont Tonia s’entoure, que ce soient les posters érotiques ou les images sulpiciennes, confirment cette même artificialité de l’image : ce sont les représentations de corps idéalisés, modèles inatteignables de féminité ou parangons fantasmés de virilité ; ils participent d’une même idolâtrie, d’un même amour de l’image qui interdit tout en deçà (la chair) ou tout au-delà (le retrait, la distance, la face invisible du divin) au visible.

Fig. 6 : Mourir comme un homme, Joao Pedro Rodrigues (2009)

13 Jenny, la rivale de Tonia sur scène, plus jeune, plus belle et surtout opérée, la provoque en riant du départ de Rosario, avant de lui demander de l’aider à remonter la fermeture éclair de sa robe. Les deux femmes sont séparées en plan large par la paroi que forme un long miroir ; Tonia vient rejoindre de l’autre côté de ce miroir Jenny, qui l’attend de dos. Son large corps nous cache le dos de Jenny quand Tonia la blesse avec la fermeture éclair ; on entend juste un cri de douleur. Un faux raccord montre alors Tonia déjà accroupie, désormais à gauche du corps de Jenny, embrasser la plaie de Jenny et tourner son visage vers la caméra, la bouche pleine de sang. Le faux raccord, en plus de chambouler l’espace, a englouti quelques secondes, sautant un cran et blessant le regard, presque à la manière de ce zip qui a déraillé ; désormais, le temps semble être suspendu : le visage de Tonia et le corps de Jenny restent immobiles, comme posant (fig.7). Ces deux plans font figure : il y a dans cette blessure plus à voir qu’un accident de travail ; le montage souligne, s’il était nécessaire (Tonia embrasse celle qu’elle vient de blesser et qu’elle déteste), que le geste du personnage n’a aucune logique fictionnelle ; son regard insistant en notre direction, sans être tout à fait un regard-caméra, indique qu’il s’y joue quelque chose d’important.

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Fig. 7 : Mourir comme un homme, Joao Pedro Rodrigues (2009)

14 La violence physique et morale de la vaginoplastie que doit subir Tonia était dissimulée par la neutralisation scientifique du discours médical dans le générique du film, dans laquelle les mains d’un médecin modélisaient l’opération par un origami ; elle ressurgit ici, par détour, glissement et déplacement, selon une logique figurale. La blessure castratrice que craint Tonia, l’héroïne l’inflige symboliquement à sa collègue. Or, Jenny est une transsexuelle ayant déjà subi une vaginoplastie. L’incident peut être lu comme une agression ; Tonia, jalouse, écorche le corps qu’elle désire avoir. Mais aussi comme l’enquête d’un corps qui sonde un autre corps : la blessure est la métonymie de la castration ; Tonia l’embrasse comme pour s’approcher au plus près de cette réalité, comme pour communier avec la chair souffrante, la chair ouverte qui est le lot de tous les transsexuels. La violence du faux-raccord, l’étrangeté du baiser, la solennité du regard de Tonia et la défaite de son visage ensanglanté, tout concourt ici à figurer l’irruption d’une visibilité nouvelle, jusqu’ici cachée, et ouvrir le plan à une dimension sacrée, mystique. À gauche du plan, un bout du miroir où est collé le poster d’un corps bodybuildé vient signifier que deux régimes de visibilité et de corporéité s’affrontent tout à coup. Le baiser sur la plaie est venu percer la surface d’un corps exhibé pour faire surgir une humeur extraite de la profondeur de la chair ; ce surgissement défait l’image parfaite d’une peau lisse pour donner à voir le corps réel de toute image : une profondeur sensible et informe que le spectacle dissimule.

15 Le film figure alors le dilemme le plus profond de Tonia : continuer à imiter, à jouer, à performer les femmes, avec pour modèle inaccessible la Vierge, et comme régime d’imagéité la représentation mimétique, sur le mode burlesque de la caricature ; ou franchir le pas, et s’incarner réellement dans un corps castré, ouvert, retourné. Ce dilemme psychologique est aussi un problème de théologie et de figurabilité, celui que Georges Didi-Huberman a posé à travers sa lecture de Tertullien, et qu’il résume ainsi : « A travers le corps à corps de l’imitation et de l’incarnation, quelque chose passe, chez Tertullien, sans jamais être théorisé, sans jamais être rendu tout à fait clair ;

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quelque chose qui nous raconterait comment le visuel s’arrache du visible. Le visible, c’est le monde de l’idolâtrie, monde où l’image s’exhibe, se met en représentations, en spectacles ignobles, en concupiscences satisfaites. Le visuel, au contraire, c’est ce qui se voit au-delà, dans l’au-delà. Le visuel caractérise un monde où l’image est en présence et en promesse tout à la fois – bref, en aura, matière de l’âme8. »

16 Ce que Didi-Huberman appelle le conflit du visible et du visuel recoupe l’opposition du corps-image, du corps-spectacle et du corps incarné, de la chair ; ou, pour le dire dans les termes de Michel Henry, la dualité de tout corps humain, d’une part « corps chosique ex-posé dans le monde » et de l’autre « chair réelle », « chair vivante9 ». Ce conflit redouble la lutte théologique qui opposa Tertullien au docétisme défendant l’immatérialité spirituelle de Jésus. La question de figurabilité qui se pose, c’est celle de la possibilité d’incarner une image, d’imager de la chair, la chair comme matière animée, vivante, spirituelle. Or, Didi-Huberman explique que « le sang qui jaillit (…) dénote exactement ce qu’on pourrait nommer l’incursion du visuel dans le visible : soit, ici, l’irruption du dedans – l’irruption de la couleur viscérale, de la couleur d’âme, dans un monde visible d’où âme et viscère sont normalement retranchés, repliés dans les fonds de la chair10 ». Le sang qui jaillit de la blessure de Jenny et contamine la bouche de Tonia, c’est la matière commune d’une même souffrance charnelle, le partage de deux âmes qui souffrent de leur incarnation ; et ce baiser est un rituel liturgique, le geste rejoué de la communion catholique. « Ceci est notre sang » dit Tonia de son regard inquiet tourné vers nous. Surtout qu’en embrassant la plaie de Jenny, elle a mêlé son rouge à lèvre au sang de son amie, et a donné à sa blessure la forme de deux lèvres entrouvertes, motif archétypal de la représentation christique des stigmates, autour duquel s’organisait déjà le tableau du Caravage, mais évoquant ici l’image de la vulve.

17 Du dogme de l’incarnation découle le drame de la vision : voir est toujours insuffisant, suspect, trompeur, sujet au simulacre, tant que la vision n’est pas compassion ; puisque le Christ n’est pas une image, mais une chair réelle, souffrante, voir signifie croire en ce qui se dérobe à tout visible, c’est-à-dire en la réalité intérieure de sa chair ; la vision est toujours tendue vers le toucher, et, plus encore, vers l’acte de manger (Didi-Huberman parle d’ « œil vorace »). Cet idéal d’incorporation a un versant pathétique et obscène, le baiser sur la plaie. Rejouer une telle scène semble permettre à Tonia de dépasser l’imitation fantasmatique de la Vierge, d’abandonner l’idolâtrie qu’elle porte à son image sulpicienne, pour vivre réellement la souffrance charnelle qui est, dans le catholicisme, la souffrance de toute âme incarnée ; et plus particulièrement celle de Marie et de Marie-Madeleine face au stigmate de l’autre aimé – d’un Dieu qui s’est fait chair saignante, ouverte, chair à vif, chair mourante.

18 Du tableau au film, de l’avant-scène obscure du tombeau à la coulisse spéculaire d’une scène demeurée hors-champ, la chair blessée demeure ce qui se dérobe au spectacle du monde visible et demande le geste obscène d’un baiser pour être figuré. Le seul spectacle que peut donner la chair, c’est la chorégraphie compassionnelle des corps s’agenouillant, se regroupant, se touchant et se baisant pour célébrer leur même essence charnelle dans le partage d’une communion.

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NOTES

1. J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. 2. Tertullien, La chair du Christ, Paris, Les Éditions du Cerf, 1975. Voir aussi E. Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, 2008, notamment le chap. « La consistance de la chair (Tertullien) », pp. 251-288. 3. C. Puglisi, Caravage, Paris, Phaidon, 2005, p. 216. 4. L. Marin, Détruire la peinture, Paris, Flammarion, 1997 (2e édition), p. 201. 5. Ibid., pp. 204-205. 6. « Enfin, je m’agenouillai, je titubai, et je posai mes lèvres sur la plaie vive », raconte le narrateur à propos d’une prostituée qui lui affirme dans le même temps : « Tu vois (…) je suis Dieu ». G. Bataille, Madame Edwarda, œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, tome III, p. 20, cité par G. Didi-Huberman, L’image ouverte, Paris, Gallimard, 2007, pp. 336-337. 7. A. Warburg, Essais Florentins, Paris, Klincksieck, 1990. Voir aussi l’analyse du concept par G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’Art et Temps des Fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, notamment pp. 191-223, et par G. Agamben, Image et Mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, pp. 9-69 8. G. Didi-Huberman, L’image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, op.cit., p.119. 9. M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Les Éditions du Seuil, 2000, p. 310. 10. G. Didi-Huberman, L’image ouverte, op. cit., p. 134.

RÉSUMÉS

L’épisode de l’incrédulité de Saint Thomas dans l’Évangile de Jean est l’indice d’un recouvrement du toucher par le voir dans la pensée chrétienne. La représentation de l’anecdote par Le Caravage figure cet échec de l’œil relayé par la main, et redouble le toucher de la plaie costale par un baiser sur la marque du clou. Nous étudions la reprise de ce geste, compris comme « formule de pathos », dans un film contemporain de Joao Pedro Rodrigues, où une transsexuelle angoissée par sa vaginoplastie programmée embrasse la plaie d’une rivale déjà opérée. Ce baiser ensanglanté est compris comme la communion obscène de deux chairs ouvertes unies par une même souffrance.

AUTEUR

OLIVIER CHEVAL Normalien, certifié de Lettres Modernes, élève de l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris, Olivier Cheval est depuis septembre 2012 doctorant contractuel sous la direction de Luc Vancheri au laboratoire Passages XX-XXI de l’université Lyon 2. Il est l’auteur d’une note de lecture sur L’Hypnose au cinéma de Raymond Bellour dans le n°361 de la revue Esprit.

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La Corde, pour un dessin filmique

Daphné Le Sergent

1 1948. La Corde d’Alfred Hitchcock. Le rideau de la fenêtre s’ouvre. Un visage tordu de douleur. Deux hommes qui l’étranglent. Le cadre nous fait pénétrer dans un appartement bourgeois et nous dévoile le secret de ce meurtre, le cadavre de la victime venant d’être dissimulé dans un grand coffre au milieu de la pièce. Deux jeunes hommes ont assassiné un de leurs camarades à l’aide d’une corde. À présent ils se préparent à accueillir des invités pour une fête où secrètement ils pensent savourer leur crime. En effet, ce meurtre leur semble « parfait », à l’égal d’un geste artistique, gratuit, non dicté par un mobile mais par l’élégance seule de son illusion philosophique. Ne pas faire cette fête, remarque amèrement l’un des deux, reviendrait à réaliser un tableau sans l’accrocher. D’ailleurs un nombre conséquent de peintures jonche les murs de l’appartement, notamment une toile proche de l’expressionnisme abstrait portée rapidement à la plaisanterie par l’une des convives (« ma jeune filleule de trois ans est capable des mêmes prouesses »).

2 Le film semble vouloir habiller ce geste de strangulation en se composant selon une structure théâtrale1 : unité de temps, de lieu et d’action. Le décor est une immense fenêtre donnant sur la ville de New-York, une maquette indiquant le moment de la journée, soit qu’elle bénéficie d’un éclairage blanc diurne, soit qu’elle brille du feu nocturne des lumières artificielles, véritable palette du premier film en couleur du cinéaste. Au fil de cette tapageuse célébration macabre, certains détails intriguent l'un des invités, un ancien professeur à eux. Partant de signes qui pourraient être anodins pour arriver à des indices d’un comportement inhabituel, celui-ci remonte jusqu’aux coupables et les démasque à la fin de la soirée. Le spectateur, ayant depuis le début suivi les agissements des criminels, peut apprécier l’enquête et se laisser porter par le fil de l’intrigue qui se délie progressivement avec leur arrestation finale. Le film se déroule comme un seul long plan-séquence, illusion d’une unique trajectoire de la caméra dans cet espace clos. Une main conduit le cadre à se focaliser sur un verre, une silhouette ramène les regards à la table, un plan d’ensemble invite à faire un pas en arrière. De cette manière, le spectateur est incité à glisser entre les personnages, comme s’il se tenait lui-même dans l’espace diégétique. Ce plan-séquence s’étire et confère l’impression d’un couloir visuel. Celui-ci pourrait être comparé à une ligne ou à

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une sorte de serpent, qui va de corps en corps, s’étrangle pour raccorder, s’allonge afin d’entretenir le suspense, parfois tapi dans un coin du décor comme pour « guetter sa proie », et s’emparer du prochain indice donné en pâture. Plus ce couloir visuel – cette présumée ligne – s’étend en durée et en profondeur, plus il entraîne dans son cours des preuves accablantes et en précipite l’issue, la découverte du crime et de son châtiment. Le trajet que suit le regard du spectateur ressemble ainsi à une corde glissant tout au long de l’intrigue jusqu’au dénouement, jusqu’à ce que se resserre l’étau des soupçons sur les deux jeunes hommes.

3 Fin des années 40. Début des premiers drippings de Pollock, projections de coulures sur la toile, lignes sinueuses et entrelacs colorés. Avec ces drippings, le travail de la main laisse place au geste et à toute l’impulsion du corps. Cela relève d’une implication physique à l’intérieur de la toile, devenue « arène » pour Harold Rosenberg. Dorénavant, c’est le corps tout entier qui s’affirme dans l’œuvre. Il ne s’agit pas d’un point de vue issu d’une représentation, du sommet fixe de la pyramide perspectiviste, mais d’un point en perpétuel mouvement glissant au sein du tableau posé au sol. Action Painting formulait Rosenberg. Tout réside dans le vertige d’un « ici, maintenant », d’un geste qui inscrit l’être dans son œuvre, augurant un possible ancrage dans le monde.

4 Avec Pollock, c’est une nouvelle conception du dessin qui se met en place, non plus ligne apposée sur une surface plane mais trace d’un déplacement, empreinte d’un mouvement. Le dessin n’est plus donné comme contour des choses, fermeture de la forme et gage de la représentation de l’Ut Pictura Poesis. Il ne semble plus distribuer le sens sur le plan du tableau. La ligne n’est plus optique mais haptique2. Elle n’est plus tant émerveillement purement rétinien que parcours de l’œil le long des formes, caresse dont la trajectoire met en contact l’un et l’autre, l’image du monde et le dynamisme du regard, extériorité du réel et intériorité vécue du spectateur. En ce sens, elle relève du toucher.

5 L’art de la première moitié du 20ème siècle s’est déjà emparé de cet haptisme, de cette ligne qui n’est pas assujettie à une représentation mais à une sensation (Paul Klee, Kandinsky). Pour les artistes, la ligne haptique est la ligne moderne, elle nous plonge dans le monde des choses3 à l’instar, pour Jean Epstein, du gros plan cinématographique. Elle annule toute distance entre le sujet et l’image en ce qu’elle propose une projection cinétique du regard du spectateur, invité à suivre des lignes courbes, droites, à sauter de couleur en couleur. « Dans l’œuvre d’art, note Paul Klee, les chemins sont ménagés à cet œil du spectateur en train d’explorer comme un animal pâture une prairie. »4 L’espace cubiste, quant à lui, n’obéit plus aux lois perspectivistes impliquant une hiérarchisation du proche et du lointain par une mise en scène mais subit un éclatement, une fragmentation, que l’œil haptique traverse. « Tout se passe, écrit Jean Paulhan, comme si notre regard n’était plus qu’une allonge à nos doigts, une antenne à notre front »5.

6 Le regard est mouvement, il a abandonné le sommet de la pyramide perspectiviste, ce « cogito » de l’image, ce point de vue réflexif sur le monde, pour se plonger dans le cinétisme ininterrompu des choses. Charles Lapicque, critique d’art des années cinquante, écrit au sujet de l’art moderne : « En peinture, […] le visible se congèle, l’image devient la chose. […] J’imagine que j’approche, que je touche même la table, tandis que dans le même temps je reste toujours aussi loin d’elle, cloué que je suis au centre perspectif du tableau. L’apparence refuse de se multiplier, c’est moi qui me divise. »6 Avec la conception haptique de l’art, le regard est conçu comme force de

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projection tout autant qu’entraînant une division, une schize dans le sujet. Déjà, face au cinéma, Walter Benjamin évoquait la « distraction » du spectateur, le fait qu’il soit coupé de lui-même7. Pourrait-on déceler, avec l’haptisme, un nouveau régime de visibilité où se joue une dissociation, écartèlement du sujet entre le « là-bas » du regard et le « ici » du toucher, dans l’hétérogène d’un réel qu’il « touche » des yeux ? Est-ce qu’en ce sens on pourrait penser conjointement le champ des arts plastiques et celui du cinéma ? Si La Corde d’Hitchcock fait montre d’une ligne particulière dans le mouvement de la caméra, en quoi cela rejoint-il les préoccupations des artistes ? A une époque où figuration et abstraction sont peu à peu évacuées de l’avant-garde au profit de la performance ou de l’installation, est-il encore juste de parler de ligne ou de dessin ? Est-ce qu’un dessin filmique, comparable à la ligne haptique de l’art moderne, pourrait y être révélé ? En quoi la ligne haptique serait-elle à même de rendre compte de la réalité ? C’est dans un dialogue constant entre le champ des arts plastiques et celui du cinéma que nous proposons d’aborder cette réflexion.

La plénitude des choses

7 Tout d’abord, comment comprendre l’établissement de cet interminable plan-séquence dans le film d’Hitchcock ? Dans quelle mesure le cinéaste cherche-t-il à susciter un dessin, entendu ici comme ensemble de traits visant à caractériser de façon haptique une chose ? Avant tout, il nous faut remarquer l’attachement du cinéaste pour le domaine des arts : les cours d’histoire de l’art, de dessin et de peinture qu’il suit en 1915, les débuts de sa carrière en tant que graphiste puis comme dessinateur d’intertitres de films, et enfin l’apprentissage de son métier passant, entre autres, par le dessin des films plan par plan. Hitchcock est un grand amateur de peintures. Suite à La maison du docteur Edwardes (1945), dans lequel il fait appel à Dalí pour réaliser le décor de la scène du rêve, il entreprend avec son épouse une collection d’œuvres d’art. « Pour moi, rapporte-t-il, un film doit être planifié sur le papier. […] Pour cela, on doit posséder un sens visuel. Je ne regarde jamais avec la caméra ; je pense seulement à un écran blanc, qui doit être rempli comme on peint une toile. C’est pourquoi je dessine des plans grossiers pour le cadreur. »8

8 Dans La Corde, rien n’est laissé au hasard. Le film se déroule tel un tableau vivant puisque la contrainte technique du plan-séquence oblige acteurs et caméraman à se mouvoir selon un plan établi à l’avance (nécessitant avant le tournage dix jours de répétition). Le mot de « performance artistique » pourrait alors s’imposer en lien avec l’idée d’action painting chez Pollock ou encore, au regard de cette même année 1948, aux travaux de John Cage et Merce Cunningham9. Mais pour ces artistes, la question de la performance se tient bien loin de la maîtrise hitchckockienne puisque s’y jouent les questions d’improvisation, un geste qui ne soit ni relié à un devoir de figuration, ni à celui d’une partition ou d’une chorégraphie préparée à l’avance.

9 Si nous devions rapprocher le style d’Hitchcock à un mouvement ou à un style artistique, ce serait pour Jacques Aumont celui, dix-neuvièmiste, du symbolisme. Tout d’abord, le recours à des images oniriques (La maison du docteur Edwardes) ou à des obsessions inconscientes (Vertigo, 1958), met en place une dimension cachée, mystérieuse mais latente, derrière le monde réel, et pourrait trouver héritage dans le fantastique et l’onirisme des peintures de ce courant. D’autre part, il y a dans l’œuvre hitchcockienne, une prime importance accordée aux objets, pouvant être pris dans les

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apparences discrètes de cet énigmatique revers. Mais, pour Jacques Aumont, c’est ici que s’arrête la comparaison avec le symbolisme, puisque ces objets ne sont pas tant compris dans leur effet de signification ou de symbolisation que dans la traduction directe du réel, dans sa quasi-littéralité. « L’image symboliste est l’image d’un immatériel, d’un invisible, d’un idéal, d’une Idée. […] Hitch (sic) a parfaitement reconnu que le cinéma n’est pas une allégorisation mais une interprétation du monde, et que, si les images ont un pouvoir de symbolisation (il faut les construire dans cette visée) ce n’est pas un pouvoir métaphorique mais un pouvoir figural et en même temps réaliste (autre paradoxe). »10 Ces objets se présentent à nous dans une transfiguration du monde mais celle-ci n’est en rien idéelle, il s’agirait plus d’un « étonnement » dû à la vie qui les anime. Jacques Aumont prend pour exemple les lieux en hauteur : falaise, clocher, balcon, statue, qui font naître des sensations chez les personnages mais aussi, par le travail de l’image, chez le spectateur. D’où la présence du figural chez Hitchcock, que Philippe Dubois définit comme activité de vision dans l’image, dans sa configuration plastique et formelle, relevant plus de l’affect et de la sensation que du mot et du langage11.Les objets ne sont pas des symboles, la corde n’est pas tant la signification ouverte d’un désir d’ascension ou de lien mais, devenue cinématographique, elle reste objet, corde, sinuosité visuelle, plan-séquence. La corde nous fait toucher une corde des yeux. C’est ainsi que, de la corde qui sert à la mise à mort de la victime, nous basculons sur la corde qui sillonne de plan en plan et nous mène à l’arrestation des coupables. Le plan-séquence se teinte ainsi des propriétés de la corde-objet : usage que l’on en fait (attraper quelqu’un, serrer un corps). La corde n’est alors pas symbolique mais pragmatique, elle fait appel à l’expérience du spectateur qui connecte l’un sur l’autre le souvenir de l’objet avec la circulation dans l’espace diégétique au gré du plan-séquence.

10 Si nous décelons un dessin dans cette corde filmique, dans ce long plan-séquence, il faudrait s’appuyer sur la conception que nous en propose John Dewey. Pour lui, chaque expérience interagissant avec un objet dépose en nous l’empreinte spécifique d’un contact, une forme en adéquation avec les qualités physiques de ces choses : Bien que le système optique puisse être isolé dans une dissection anatomique, il ne fonctionne jamais séparément. Il opère en liaison avec la main en dirigeant vers les choses et en explorant leur superficie, en guidant leur manipulation, en dirigeant la locomotion. Un tel fait a ceci pour conséquence que les qualités sensibles qui se présentent à nous au moyen du système optique sont simultanément reliées avec celles qui nous viennent des objets à travers les activités collatérales. La rondeur que l’on voit est celle des balles ; les angles perçus ne sont pas seulement le résultat de déplacements dans le mouvement des yeux, mais ce sont des propriétés des livres et des boîtes manipulées ; les courbes sont les arcs du ciel, le dôme d’un édifice ; les lignes horizontales sont vues comme la propagation de la lumière, les bords des choses autour de nous.12

11 Les lignes d’un tel dessin gardent en elles le souvenir haptique de l’expérience vécue ; elles en sont la plénitude. Jackson Pollock, Robert Motherwell ou Allan Kapprow avaient redécouvert les travaux de John Dewey pour lequel l’acte de création est la mise en place d’une pratique. L’acte de création s’établit sur une expérience concrète de la vie, sur le projet de redonner leur texture charnelle aux choses, comme si leur apparence avait un avers, l’intériorité vécue. Dès lors, tout tracé que laisse le mouvement expressionniste abstrait sur la toile se teinte de la duplicité d’un je vais avec celui d’un je sens.

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12 Au fond, si Hitchcock partage quelque chose avec l’avant-garde artistique américaine de cette époque-là, ce n’est en aucun cas en raison de la forme visuelle de son cinéma, ni à cause de cette idée de performance. Il s’agirait plutôt d’une même conception de l’image liée à l’expérience pragmatique de Dewey, une même impression de vertige, une impression d’être tombé dans le monde matériel des choses, de vouloir en savourer la substance de l’expérience, de se sentir tout contre le réel. Si ligne filmique il y a, c’est donc d’une conception toute particulière du dessin qui en découle, non assimilable à un tracé concret mais au mouvement sinueux et abstrait du regard.

13 Dans son épilogue à sa Théorie du film, en 1960, Siegfried Kracauer – qui s’est installé aux États-Unis – insiste sur l’effondrement des valeurs et des idéologies laissant place au champ hégémonique des sciences. Celles-ci, dans une course inépuisable au progrès technologique, dans l’interprétation matérielle qu’elles rendent du monde, dans la modélisation behaviouriste des comportements et des relations sociales, semblent avoir littéralement vidé les choses de toute l’intensité que peut leur conférer l’expérience. Le réel lui apparaît réduit à une substance mesurable, chiffrable, quantifiable, quand il n’est pas prévisible ou rattaché à une fonctionnalité. Siegfried Kracauer, inspiré par John Dewey, reconnaît ainsi dans la peinture abstraite les symptômes de la situation de l’homme moderne. « La peinture abstraite n’est pas tellement un mouvement anti- réaliste qu’une révélation réaliste de l’abstraction dominante. Les compositions de lignes dont elle se délecte reflètent fidèlement la nature des processus mentaux contemporains. Comme si la peinture moderne s’attachait à faire le relevé des trajets que suivent nos pensées et nos émotions. Ces trajets ont leur correspondance dans la réalité elle-même : ils rappellent ces autoroutes et ces routes qui paraissent traverser le vide – laissant au loin des bois non frayés et des villages dérobés aux regards. »13

14 Dans cette visée, en grand nombre seraient les « dessinateurs » qui tracent de leurs pas les lignes de leurs quêtes du réel : Kerouac sur la route, Humbert Humbert et Lolita en cavale, Robert Frank parcourant l’Amérique. « Je veux faire le tour de ces hautes chaînes de montagnes arides où l’on meurt de soif et de froid, de cette histoire "extra- temporelle", de cet absolu du temps et de l’espace, où l’on ne trouve ni homme ni bête, ni plante où l’on va fou de solitude, avec un langage qui n’est que mots, où tout est décroché, débrayé, hors de prise avec le temps »14, écrivait déjà Henri Miller en 1934.

15 Quelle pourrait être cette ligne qui dépasse le cloisonnement entre les médiums et qui semble parfois se réduire à la simple circulation des corps dans le territoire ? Quelle en serait sa nature ? Certes, nous l’avons évoqué, elle se joue dans un haptisme, dans une non-distance entre le sujet et le monde, soit d’un côté l’intériorité vécue du spectateur qui parcourt et de l’autre, l’extériorité du réel.

Lignes haptiques

16 Une autre question traversant les arts plastiques et le cinéma est celle de l’index, signe selon Charles S. Peirce ayant été en connexion physique avec son référent. Tout d’abord, il y a cette croyance documentaire qui se réclame d’une adhérence entre le temps ininterrompu du plan-séquence avec la durée de l’action réelle et qu’André Bazin théorise en réunissant index et passage. Les images cinématographiques se constituent tel un embaumement des choses (index). Parmi elles se tient le spectateur avec toute la responsabilité qui lui incombe face à la réalité et à ses ruines au sortir de la Guerre. Il leur fait face avec ce « besoin psychologique » que lui accorde Bazin où tout homme ne

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peut plus être dupe de la propagande. Il est impliqué dans une attitude active face au réalisme de ces images. Aussi Bazin, dans les années cinquante, admire-t-il Welles et les mouvements de caméra impliquant une profondeur de champ, tunnels creusés par le temps à la surface du visible. Tous ces passages sont ceux d’un chemin irréel, ambigu, mystérieux conférant au moment cinématographique l’épaisseur d’une durée vécue. Ces passages nous mènent d’un point à un autre, d’un objet à un autre, d’un visage à une histoire. Ils font glisser le regard le long d’un fil sinueux où s’égrainent les chapitres du film.

17 Quand, à propos de la production artistique des années soixante et soixante-dix, Rosalind Krauss utilise la notion d’index, empruntée à Peirce, elle veut dire que l’œuvre est saturée d’effets de réel, qu’à présent cette dernière ne peut plus être séparée de son contexte de monstration, que l’in situ est devenu le lot commun et l’unité de son corpus. L’index, c’est ce qui relie l’œuvre à l’espace d’exposition, les panneaux peints de Lucio Pozzi reprenant la couleur des murs de l’ancienne école où avait pris place la galerie P.S.1. (exposition Rooms, 1976, New York). L’index, chez Krauss et dans la lignée de la génération des minimalistes, c’est aussi celui de la présence pure des éléments dans l’espace. Comme face au réel, je me trouve au beau milieu des choses, présence parmi leur présence. Au fur et à mesure que j’avance dans ces installations, dans l’espace d’exposition, l’environnement m’amène à prendre conscience de la perception à jamais fluctuante que le moi a des choses, de la fragilité des rapports entre le « je » et son environnement. Aussi paraît-il naturel qu’un des ouvrages de Rosalind Krauss s’intitule « Passages ». C’est la toile de fond où se délie la notion d’index. Passage, ligne sinueuse, parcours qui nous plongent dans ces labyrinthes-œuvres.

18 Index. Toucher des yeux. « Je vois les yeux qui ont vu l’empereur »15 écrit Roland Barthes devant la photographie du frère de Napoléon. Il y a le je touche de l’image, cet index, dont Roland Barthes n’oublie pas qu’il est lié à la croyance de celui qui voit, que les effets de sens qui en découlent s’attachent au sujet du regard, si proche du sujet d’énonciation de la linguistique. L’index est l’illusoire mise en contact entre le sujet et l’objet, il le déplace tout contre les choses, dans le sentiment de leur présence, collé à elles.16 Mais nous ne pourrions penser le tactile dans l’œuvre d’art et dans l’œuvre cinématographique sans le comprendre dans la réciprocité qu’il engage entre sentant et senti, entre le je touche et le je suis touché. Il y a, en effet, dans cette conception partagée de l’œuvre-passage la prévalence accordée au spectateur. Si nous revenons au film d’Hitchcock, le figural serait cette corde visuelle pendue au bout de nos yeux. La question du figural, au cinéma, n’est pas relative à une représentation mais à une configuration plastique de l’image, un agencement, une mise à disposition du spectateur de ses éléments – une installation serions-nous presque tentés de dire. Le figural est à l’origine de toute appréhension de l’image, de son intelligibilité et « dont Maurice Denis a donné la formule : "se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées." « Jacques Aumont, note Luc Vancheri, ne dira pas autre chose lorsque, en conclusion de ses prolégomènes à la matière, il écrit : […]" se souvenir qu’avant d'être un drame, un document ou un blason, l’image de film est une présence visuelle, polymorphe et qui nous atteint directement." »17 Le figural est la matière-même de l’image non pas en tant que médium – un amas de photogrammes – mais comme traversé de forces, de lignes dynamiques, de vortex ou de rythme, l’image est un souffle.

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19 Elle est énergie lorsque les personnages qu’elle porte sont en action, elle est déchirure quand y est livrée une séparation, elle est tourbillon lorsque s’effondre le paysage, elle est calme plat si jamais la mort vient à frapper. On pense au vertige recréé par l’image hitchcockienne dans Vertigo (1958), on pense à la dissociation du corps du pickpocket, filmé par Bresson, où dans la scène du champ de course, il y a une nette coupure entre la main qui vole dans les poches et la tête immobile et placide ?, entre l’acte et le jugement moral. On pense à L’Aurore (1927) de Murnau où un homme va, la nuit, à la rencontre d’une femme. La caméra le suit lentement. Elle trace un long plan-séquence qui sillonne dans la rase campagne au fur et à mesure que cet homme traverse l’épaisseur sombre d’un sous-bois, dépasse une barrière, croise un chemin. Puis, sans qu’il n’y ait d’interruption dans ce plan-séquence, la caméra quitte l’homme pour couper court à travers les feuillages des arbres et venir se poster près de la femme, statique, qui l’attend et qui se remaquille. Quelques secondes passent puis l’homme rentre à nouveau dans le champ. Ils s’enlacent, la lune luit faiblement au-dessus d’eux. Le figural est cette ligne par lequel se fait le mouvement intérieur lié à la rencontre, sa sensation : le parcours où l’on rejoint l’autre, l’attente et la réunion. Aussi le figural ne fait pas exclusivement usage de lignes, de plan-séquence mais de toute la palette technique du cinéma (mouvements de caméra, montage, etc.) pour procurer une épaisseur sensible, tactile devrions-nous dire, à des réalités optiques.

20 Sans titre (L-beams, 1965) de Robert Morris, rassemble trois structures identiques en formes de L, positionnées chacune différemment dans l’espace d’exposition. Placées de la sorte, ces formes apparaissent étonnamment lointaines l’une de l’autre, leurs proportions respectives semblant modifiées selon que le L est couché, vertical ou bien retourné. C’est donc au fil du parcours dans l’œuvre que le spectateur engage une vision renouvelée de l’objet. S’il peut penser ces armatures comme identiques, face à l’expérience de leur apparence, il les comprend comme relationnelles, relatives à sa perception toujours mouvante. Cette installation est pour Rosalind Krauss, l’occasion de formuler un nouveau cogito : le moi n’est pas entité close, il ne préexiste pas au monde, il n’existe qu’au travers et par des moments singuliers ; il se livre dans l’extériorité de l’espace public. « Nous ne sommes que la totalité de nos comportements visibles, écrit-elle, tout aussi lisibles aux autres qu’à nous-mêmes. Nos comportements sont façonnés par le monde extérieur, par ses conventions, son langage, le répertoire de ses émotions – à partir desquels nous apprenons nos propres émotions. » Il est logique que les œuvres de Morris et de Serra aient été élaborées au moment même où les romanciers français déclaraient, pour paraphraser Roland Barthes, « non point j’ai écrit, mais plutôt je suis écrit. »18

21 C’est pourquoi la question n’est pas tant celle d’un artiste qui construit sa réalisation formelle selon un plan préétabli mais celle d’un sujet affecté par le monde des choses qui l’amènent au faire. Je suis installé au beau milieu des choses, je les « ressens » mais ce jeu avec le monde est toujours éphémère, seuls demeurent les éléments qui m’ont affecté. Et l’œuvre est à présent non pas un artefact mais la présentation directe au regard du spectateur de ce qui aurait affecté l’artiste. Elle devient situation. Au même titre qu’un événement se relate selon l’énumération de ses conditions de lieu, d’intervenants ou d’objets, l’œuvre devenue situation met en place les différents éléments qui raccrochent le geste de l’artiste aux choses du monde. Les index, signes renvoyant à leur présence concrète dans le réel, semblent alors être la dissimulation de

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ce geste évanoui. Et l'on pourrait ajouter à la suite de Roland Barthes, je suis peint ou je suis dessiné.

22 Je suis touché. Film ou œuvre sont des configurations formelles d’éléments, une mise à disposition pour le passage du spectateur qui vient, en creux, se lover dans la matière. L’œuvre d’art, filmique ou appartenant aux champs des arts plastiques, est la mise en condition de cet événement sensible, l’orchestration pour l’avènement de l’affect et de la sensation19.

23 Aussi, relativement à ce point de vue d’analyse, semble-t-il caduc de penser le médium comme matériau. Le médium serait ce jeu de réciprocité entre sentant et senti, entre je touche et je suis touché où ne cesse de vibrer la limite entre intérieur et extérieur qui telle une peau, ne saisit que des parcelles du réel, ne peut – contrairement à l’œil – en appréhender la totalité. Nous ne saisissons toujours que des fragments au moment- même de leur apparition. À mesure que le dessin se trace en nous, il s’évanouit. Car il n’existe qu’au travers du contact direct et immédiat des yeux avec l’image, tel un simple toucher. Comme l’annonçait Rosalind Krauss, le rapport du spectateur à l’œuvre se réalise dans un « ici, maintenant », dans l’expérience directe avec son espace concret.

24 Les agrégats de mouvements que rassemble la main du cinéaste pourraient-ils s’appréhender comme des gestes sans noms, sans buts, concédés au spectateur ? D’un côté, le flux cinématographique s’écoule dans la succession de multiples lignes, de l’autre ces lignes le maintiennent à la lisière entre intériorité et extériorité. C’est sur cette lame que se forme le geste, geste du « toucher juste » avec le monde, geste de l’emprise sur les choses. Le dessin filmique ne semble impliquer ni un geste d’action, ni un geste effectif sur le réel. Il relèverait d’une dimension sous-jacente et sensible sur laquelle ces gestes viendraient déposer leurs empreintes, la mémoire de ce que la chose manipulée a laissé en nous.

25 Car si le dessin qualifié de traditionnel ou de classique a comme projet d’installer le regard à l’extérieur des choses, face aux miroitements de l’apparence, le dessin filmique cherche à projeter ces choses dans la nuit de notre intériorité. Mais il y a toujours une incertitude dans la prise, on ne sait jamais si la main ne s’est pas refermée sur du vide, alors on ouvre à nouveau les yeux. « As-tu vu le passage du vent dans les arbres, l’ombre de cet homme qui devance sa rencontre avec la femme ? – Je suis ce passage ». Le dessin filmique a tout du ruban de Mœbius : inséparabilité de sa dimension optique et du point de vue extérieur qu’elle nous confère sur les choses avec le monde intérieur des images sensibles, le tu vois et le je sens, « tu » et « je » de se confondre dans la mémoire d’un objet absent. Quand l’objet vient à disparaître, que l’objet vienne à disparaître et on se souvient. Esquisses de corps, lignes flottantes, empreintes brûlées à la surface de la feuille ou de la pellicule, la ligne haptique relate ce qu’on a vu et qui s’évanouit déjà.

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NOTES

1. Le film a été tiré d’une pièce de théâtre de Patrick Hamilton. 2. Haptein en allemand : toucher 3. Aloïs Riegl, entre autres, théorise la question haptique comme relative à la proximité entre le spectateur et l’objet contemplé. En effet celui-ci, à une distance raisonnable, peut en apprécier son modelé conformément au souvenir tactile qu’il en a. Par contre, une trop grande distance implique une appréhension purement optique des formes et des choses, pouvant engendrer aberrations et fausses interprétations. (Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, Paris, Klincksieck, 1978.) 4. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, Folio/Essais, 1985, p. 38. 5. Jean Paulhan, La peinture cubiste, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 29. « […] Cet espace n’est plus, comme chez les peintres classiques, un espace qui s’enfuit devant nous jusqu’à perte de vue : c’est plutôt un espace qui s’approche, jusqu’à déborder du tableau. C’est comme un espace en ébullition, que le spectateur aurait charge à tout moment de maintenir – de refouler à deux mains. Cette cruche fonce sur nous de tous ses flancs. Ce fauteuil, comme on dit, nous tend les bras. Ce visage nous impose du même coup, comme à l’aveugle qui le tâte, son profil et sa face. » (Jean Paulhan, La peinture cubiste, Paris, Denoël, Folio/Essais, 1990, pp. 29-30.) 6. Charles Lapicque, Essais sur l’espace, l’art et la destinée, Paris, Grasset, 1958, p. 36. 7. « L’œuvre acquit une qualité tactile. Elle favorisa ainsi la demande sur le marché cinématographique, car l’aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. » (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003, p. 67.) 8. Thomas Sauels, Encountering Directors, New-York, Charles G.P. Putnams’s Sons, 1972, p. 239, in Nathalie Bondil-Poupard, « Hitchcock, artiste malgré lui », Hitchcock et l’art : coïncidences fatales, sous la direction de Dominique Païni et Guy Cogeval, Milan, Centre Pompidou/Mazzotta, 2000, p. 184. 9. En avril 1948, John Cage et Merce Cunningham font une tournée à travers les États-Unis et passent par le Black Mountain College. Cunningham y a chorégraphié l’œuvre de Satie, le Piège de Méduse, ainsi que des morceaux de John Cage. La mise en scène est d’Helen Livingstone et Arthur Penn, les décors sont de Kooning. Parallèlement à John Cage, Cunningham y développe les procédures aléatoires et indéterminées de la danse. 10. Jacques Aumont, « Paradoxal et innocent » in Hitchcock et l’art, coïncidences fatales, op. cit. p. 95. 11. « Je dirai simplement, pour synthétiser, que le figural, matière de la pensée visuelle, relève davantage de la sensation que de la compréhension ou de la perception et qu’il est une catégorie difficile à traduire et même à appréhender, tant elle opère selon des modes non linéaires (comme le langage) et non transparents (comme l’image) mais plutôt selon les modes associatifs ouverts et multiples de la matière visuelle en elle-même, avec sa part d’irréductible opacité, qui fait sa force comme une tache aveugle est au fondement de l’activité de vision. » (Philippe Dubois, « La tempête et la matière-temps », in Jean Epstein, Cinéaste, poète, philosophe, sous la direction de Jacques Aumont, Paris, Cinémathèque Française, 1998, p. 270.) 12. John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 2010, p. 179. 13. Siegfried Kracauer, Théorie du film, La rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, Bibliothèque des savoirs, 2010, p. 416. Notons aussi que Kracauer, dans ce même ouvrage, rapproche cinéma et passage dans l’architecture de la ville moderne. 14. Henri Miller, Tropique du Cancer, Paris, Denoël, Folio, p. 356. 15. Roland Barthes, La Chambre Claire, Seuil/Cahiers du cinéma/Gallimard, 1980, p. 13.

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16. Et la désignation de cette chose, légende, titre, texte, se fait l’indispensable guide à tout cheminement, toute aventure dans l’image, venant orienter, hiérarchiser, transformer le mouvement en sens. Et voilà que, lorsque tout n’est qu’itinérance programmée, politisée, le regard suit des routes toutes tracées et se fait aveugle, n’ayant pour lui aucun repère si ce n’est ce qu’il touche, ce qui lui tient lieu d’haptisme. Ou plutôt des repères, n’en dispose-t-il que trop, ce sont les cartels explicatifs dans une exposition venant coudre le regard à l’interprétation qu’on veut lui donner, ce sont les trames narratives dans le cinéma commercial qui nous font éluder la pauvreté de l’image vendue, distraction benjaminienne. 17. Luc Vancheri, Les pensées figurales de l’image, Paris, Armand Colin, 2011, p. 26. 18. Rosalind Krauss, Passages, une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson, Paris, Macula, 1997, p. 277. 19. Pour la peinture, on pourra se reporter à la question du figural selon Deleuze analysant les polyptyques de Francis Bacon dans Logique de la sensation. [1981], Paris, Seuil, 2002.

RÉSUMÉS

C’est au fil d’un aller-retour entre cinéma et arts plastiques que nous proposons d’envisager la possibilité d’un dessin filmique. Contrairement au dessin traditionnel visant à saisir les apparences et le miroitement du réel, la ligne cinématographique est un parcours pour l’œil et engage une image-sensation, le figural, qui semble résonner avec l’expérience que l’on a du monde des choses. Il en va d’un haptisme, d’un « toucher de l’œil ». La Corde, pour un dessin filmique

AUTEUR

DAPHNÉ LE SERGENT Maître de conférences à l’université Paris 8. Elle mène des recherches artistiques (vidéo/photo) et théoriques autour de la notion de schize et de frontière. Ce travail l’a conduite à réfléchir sur la question de l’agencement et du dispositif dans la création artistique contemporaine, présenté dans un ouvrage L’image-charnière ou le récit d’un regard (Paris, L’Harmattan, Ars, 2009).

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