DU MÊME AUTEUR, PUBLIÉS PAR LE CNDP - KIDS, 50 FILMS AUTOUR DE L'ENFANCE, 1986 (Répertoires; 1). - Filmographie «Droits de l'Homme», 1983 (Références documentaires; 5). - Filmographie « Enfants et éducations», 1982 (Références documentaires; 1). - Ciné-club et action éducative, 1980 (Dossiers de documentation; 6). - Charlie Chaplin, 1978 (Dossiers de documentation; 3).

PHOTOS DE COUVERTURE : Page 1 : Le Kid, et (de haut en bas) Les Contrebandiers de Moonfleet, Los Olvidados, Au revoir les enfants, Natty Gann. Page 4 : Le Vieil Homme et l'Enfant, L'Enfance nue, Ratboy, Cria Cuervos, La Drôlesse, L'Épouvantail. Illustrations de cet ouvrage : La Revue du cinéma et collections particulières.

(Droits réservés) © Centre national de documentation pédagogique, 1988. Maquette de couverture : Anne-Marie Chéret.

Conception et réalisation Centre national de documentation pédagogique Unité de la production écrite. Le Directeur de la publication J.-F. de Martel 580-A-1987 Jacques Chevallier

51 FILMS

AUTOUR DE L'ENFANCE

1988 RÉPERTOIRES N° 2

CENTRE NATIONAL DE DOCUMENTATION PÉDAGOGIQUE DIRECTION DOCUMENTAIRE 29, RUE D'ULM - 75230 PARIS CEDEX 05

L'ENFANT PAR SA SEULE PRÉSENCE, PARFOIS...

Le grand prix attribué à «Au revoir les enfants » par le jury du festival de Venise en 1987, l'intérêt que ce film a suscité parmi les spectateurs ont attiré une nouvelle fois l'attention sur la place privilégiée que l'enfant occupe dans les films. Autant il y est souvent présenté de manière stéréotypée, selon des conventions qui ne sont pas étrangères à leur commerce, autant il l'est parfois avec un tel respect, un tel souci d'authenticité, que sa présence sur l'écran, loin d'être rassurante, devient dérangeante pour le spectateur — l'obligeant à regarder à son tour avec des yeux naïfs et intransigeants une réalité qu'il ne sait ou ne veut plus voir.

Plus que tout autre personnage, l'enfant peut, par sa seule pré- sence au centre d'un récit en images, révéler ce que recèlent d'indifférence, d'injustice, de cruauté, de misère, une réalité sociale ou une réalité familiale, celle d'aujourd'hui comme celle d'hier. Ainsi, le beau film de a-t-il permis de rendre son véritable visage à un racisme que certains voudraient aujour- d'hui banaliser, en rappelant à quels drames il a pu et pourrait encore conduire...

Ce volume fait suite au répertoire publié en 1986 par le CNDP (« Kids, 50 films autour de l'enfance »). Le lecteur voudra bien se reporter aux indications générales figurant en tête de ce premier répertoire concernant le choix des films, la manière dont ils ont été présentés, etc. ( 1 ). 5

Nous voudrions simplement rappeler que chaque dossier com- porte, à côté du générique et de notre propre et rapide com- mentaire, un ensemble de points de vue (2) susceptibles de nous éclairer sur le film et d'inciter à des débats. Comme dans le

(1) La liste des films présentés dans ce premier volume figure à la fin de l'introduction, page 6. Ce premier répertoire est disponible à la Librerie du CNDP, 13, rue du Four, 75270 Paris Cedex 06, et dans tous les points de vente du réseau CNDP. (2) Ces extraits critiques doivent beaucoup aux dossiers du Centre de documentation de l'UFOLEIS, et, naturel- lement, aux cinéastes, aux critiques et historiens de cinéma dont les textes sont cités. premier volume, nous avons aussi cherché — au risque de quel- que schématisme — à distinguer les thèmes principaux de cha- que film (voir la rubrique « thèmes » après le générique). Nous les avons répertoriés dans un index qu'on trouvera en fin de volume, avec renvoi aux numéros — de 1 à 51 — attribués aux films, lesquels ont été classés par ordre alphabétique des titres français. D'autres index : réalisateurs, pays, titres étrangers, distributeurs, permettront, nous l'espérons, une utilisation commode et diversi- fiée de ce répertoire. Jacques CHEVALLIER

RAPPEL DES TITRES PRÉSENTÉS DANS LE PREMIER VOLUME (« Kids, 50 films autour de l'enfance », CNDP, 1986)

A COR ET A CRI LE KID OU LE GOSSE ALERTEZ LES BÉBÉS ! LAISSE BÉTON ALLEMAGNE, ANNÉE ZÉRO LES LONGUES VACANCES DE 36 ALSINO ET LE CONDOR LOUISE L'INSOUMISE ANIKI-BOBO LOUISIANA STORY ANNIE LE MUR L'ARGENT DE POCHE NOUS LES GOSSES AU LOIN UNE VOILE OLIVIER TWIST UN BON PETIT DIABLE PAPA EST EN VOYAGE D'AFFAIRES LES DAMNÉS PATHER PANCHALI L'ÉCOLE BUISSONNIÈRE PEPPERMINT FRIEDEN ÉMILE ET LES DÉTECTIVES LA PETITE BANDE L'ENFANCE DE GORKI PETIT JOSEPH L'ENFANCE D'IVAN , LA LOI DU PLUS FAIBLE L'ENFANT SAUVAGE PREMIÈRE DÉSILLUSION 6 LES ENFANTS NOUS REGARDENT QUELQUE PART EN EUROPE E.T. LA RIVIÈRE DE BOUE GAMIN ROSI ET LA GRANDE VILLE LE GARÇON AUX CHEVEUX VERTS SAN MAO LE PETIT VAGABOND GOSSES DE TOKYO SCIUSCIA LES GRANDES ESPÉRANCES LA VIE DE FAMILLE L'INCOMPRIS LE VILLAGE DES DAMNÉS JEUX INTERDITS LE VOLEUR DE BICYCLETTE LE JOUET ZAZIE DANS LE MÉTRO KES ZÉRO DE CONDUITE 1 - ALICE DANS LES VILLES (ALICE IN DEN STÄDTEN)

Origine: RFA, 1977. Durée: 1 h 50. Ballottés d'un lieu à un autre au hasard Réal. : Wim Wenders. Scén.-dial. : Wim d'un voyage dont le but reste flou, Félix Wenders. Images : Robbie Müller. Musi- et Alice trouvent dans ces pérégrina- que : Can, Chuck Berry, Cannet Heat, tions l'occasion d'explorer une voie Deep Purple, Count Five, Stories, Gus- commune propre à une mutuelle connais- tav Mahler. Montage: Peter Przygodda. sance. Au fil de leur errance, ils se Interp. : Rüdiger Vögler, Yella Rottlän- découvrent et s'apprennent. Leur aven- der, Lisa Kreuzer, Edda Köchl. Diffu- ture a la forme d'un jeu, mais ce jeu, sion : MK2 Diffusion. aussi léger soit-il parfois, est en réalité Thèmes: amitié, aventure, éducation, plein de gravité. La fillette le mène avec imaginaire, jeu, solitude. autant de subtilité que de naïveté. Son compagnon le subit puis l'accepte. L'un et l'autre, après cette rencontre, seront « autres » grâce à la communication qui RÉSUMÉ SUCCINCT s'est finalement instaurée entre eux. Venu faire un reportage aux États-Unis, Rien ici n'est expliqué — pas de considé- Félix Winter, un jeune journaliste alle- rations psychologiques... —, tout est mand, n'a trouvé que vide et uniformité, suggéré. Dès ses premiers films, Wim images agressives, télévision infantile. Il Wenders s'est imposé comme un narra- abandonne son projet. A l'aéroport, il teur «différent» et comme un cinéaste rencontre Lisa, une Allemande, qui lui capable de révéler une réalité cachée demande de ramener sa fillette à Ams- derrière le quotidien des êtres et des terdam où elle les rejoindra. Elle n'est choses. pas au rendez-vous. Alice, la petite fille, affirme se souvenir que sa grand-mère habite à Wuppertal... C'est le début d'une longue errance qui conduit Winter et Alice à travers l'Allemagne, la grand- PROPOS DE WIM WENDERS mère n'habitant pas plus Wuppertal qu'une maison de la Ruhr vers laquelle Interrogé sur la place de l'enfant dans Alice dirige ensuite son compagnon. ses films (« Alice dans les villes », « L'État Lorsque celui-ci se décide à se rendre des choses», «Paris, Texas»), Wim avec elle dans sa propre famille, un poli- Wenders indique : « Il me semble que si 7 cier lui annonce qu'Alice est attendue je parlais de «l'image que j'ai de l'en- par sa mère et sa grand-mère à Munich. fant», ce serait déjà le contraire de ce que j'attends d'un enfant. Ce que les enfants n'ont pas perdu, c'est peut-être cela que l'on peut attendre. C'est leur COMMENTAIRE regard, leur capacité de regarder le Les rapports entre un homme et une fil- monde sans nécessairement en avoir lette au fil d'une de ces errances qui une opinion immédiate et en tirer des permettent à Wim Wenders d'inscrire ses conclusions. Leur façon de voir le personnages dans des paysages contem- monde correspond à l'état de grâce pour porains (américains, allemands...) et le cinéaste. C'est cela que j'ai le droit d'introduire dans leur temps vécu une d'attendre d'un enfant, cette ouverture. » parenthèse propre, sinon à la réflexion, La Revue du cinéma, du moins à l'interrogation. n° 397, septembre 1984. C'est de leur secrète connivence, peu à POINTS DE VUE peu exprimée, que va naître le premier (...) Wim Wenders (...) s'attache à cerner sourire sur les lèvres amères du voya- les signes d'un certain malaise moderne, geur. Pour un temps, en effet, Alice s'est sorte de profond désabusement né d'une faite le relais du monde, la bouche par civilisation aveugle et trop intelligente laquelle celui-ci a commencé de parler, qui tend à faire de tout homme un indi- permettant au voyageur égaré d'échap- vidu désincarné. per au néant et au non-être qui l'accom- pagne. Et le film se clôt sur cette image C'est de cette maladie des « villes » que d'Alice et du voyageur penchés à l'exté- « Alice dans les villes » nous parle... C'est rieur d'un train filant à vive allure, cadré contre cette maladie mortelle qu'Alice par la caméra qui lentement s'élève au- s'efforce de lutter, avec toute la fertile dessus de la campagne, restituant le spontanéité et la dédaigneuse incons- voyage sur la terre ferme, et s'inscrivant cience de l'enfance « sauvage ». ainsi en contrepoint de la première Tout le film tient déjà dans la première image, ouverte sur l'étourdissant vide du image, celle d'un avion de grande ligne ciel » (...). disparaissant en plein ciel vers une des- David Guiraud, Réforme, tination inconnue... une sorte d'aspira- 30 juillet 1977. tion vers un infini plus que symbolique renvoyant à cette terrible angoisse qui (...) « L'errance reprend. Entre cette habite ce voyageur solitaire, photographe «fille» que s'invente le jeune homme désabusé et compagnon d'Alice. solitaire et ce «père» enfin présent et disponible qu'imagine l'enfant abandon- Le voyage est ici le thème central de née, s'établit, se développe une compli- l'œuvre. Le voyage, considéré non pas cité tendre, merveilleuse et fragile, infi- comme un simple loisir d'ordre touristi- niment plus vraie que toute cette fantas- que ou culturel, mais plutôt comme une magorie absurde que d'autres appellent quête métaphysique... comme la recher- réalité, où chacun n'écoute que son pro- che presque désespérée d'une identité pre cri d'angoisse. perdue. Ce voyageur sans nom qui tra- verse l'image au rythme de multiples Ce film sur notre difficile rapport avec départs (voiture, train, avion, etc.) sem- une réalité dont l'évidence apparaît de ble se laisser emporter par les rails et les moins en moins clairement montre une routes qui déroulent sous ses yeux un attention délicate, parfois bouleversante, paysage étranger et sans âme. Armé de à nos sensibilités terrifiées, énervées, de son seul appareil photo, il tente de cap- plus en plus dévoyées. L'ouverture du ter cette substance existentielle qui réalisateur Wim Wenders au monde suinte des grandes cités américaines, de d'aujourd'hui, son sens de l'espace et du fixer les vibrations d'un monde déme- temps s'expriment dans une mise en suré. scène fluide, pleine de trouvailles, pro- 8 fondément originale, servie par deux Mais toutes les villes se ressemblent; acteurs exceptionnels. » que ce soit New York, Los Angeles ou la Ruhr laborieuse, on retrouve les mêmes Michel Nuridsany, Le Figaro, façades gigantesques et muettes qui ne 4 juin 1977. dessinent sur la pellicule que des formes (...) « Le voyage est un des thèmes favo- géométriques stériles et mortes (...). ris de Wim Wenders. Toujours en quête De ce trajet commun, va jaillir un renou- d'autre chose, ou simplement de leur veau de vie, un semblant d'espoir peut- identité, ses personnages ne cessent de être. Car Alice amène avec elle un se déplacer. Déplacements (en camion monde encore vivant. Elle offre au voya- dans «Au fil du temps», en train, en geur autre chose, ce système et ce jeu métro dans « L'Ami américain », en avion oubliés; par ses incessantes incartades et en train dans « Alice... ») qui, par les et ses innocentes questions lourdes de chocs, les rencontres qu'ils provoquent, sens, elle l'oblige à sortir de lui-même. les obligent à se mouvoir à l'intérieur d'eux-mêmes, à se « débloquer », à com- Est-ce parce que « Alice dans les villes » muniquer... Face à la fillette, dont il ne en noir et blanc oblige Wim Wenders à peut ni ne veut se débarrasser, et qui, une certaine ascèse et que notre atten- bientôt, le guide comme une petite Anti- tion n'est pas détournée de l'émotion par gone, Félix découvre ce que, confusé- la virtuosité du peintre? Plus que dans ment, il était allé chercher en Amérique : « L'Ami américain », dont l'agitation para- un espoir de renouveau et une raison de sitaire fatigue un peu, les thèmes chers à vivre. Entre cet homme désabusé et sa Wenders sont orchestrés, comme dans compagne s'établissent des rapports de «Au fil du temps», avec une pureté complicité, de tendresse inavouée (tout musicale. » se passe en sourires, en regards, en Jean-Louis Bory, Le Nouvel pressions de mains) que Félix ressent Observateur, 13 juin 1977. comme autant de signaux et d'appels. Au terme du voyage, la fraîcheur, la (...) « La gosse est de celles qui ont spontanéité d'Alice, l'auront sinon guéri oublié d'être idiotes, des yeux vifs et pas du moins réconcilié avec lui-même. » (...) la langue dans sa poche. Et j'te cause, et Jean de Baroncelli, Le Monde, j'te cause. Que faire? Répondre, forcé- 7 juin 1977. ment. L'adulte a entrouvert la porte de son spleen, la petite s'y engouffre, la vie (...) « Ces deux anticonformistes vivent sur ses talons. D'autant plus que maman une aventure marginale sur laquelle la tarde à les rejoindre à Amsterdam. Et si réalité n'a aucune prise. On pourrait par- elle ne venait pas ? Tu m'as dit que tu ler de deux enfants perdus mais, au avais une grand-mère? Oui, mais j'sais contraire, malgré leur errance au but ter- pas où elle habite, en Allemagne, c'est riblement imprécis, ils tiennent mieux tout! C'est grand, l'Allemagne! Ça ne fait que les autres le fil d'Ariane qui les rien, on y va... Et on cavale en chœur, conduit à la tendresse complice. » (...) cherchant, musant, bavardant... On finira par retrouver maman qui lam- Robert Chazal, France-Soir, 2 juin 1977. binait un peu. Allons, au revoir fillette! J't'ai embêté, hein ? Non, tu m'as redonné la vie! (...) « L'amitié, qui veut qu'on s'intéresse à un autre que soi, est la meilleure arme Pèlerinage, itinéraire, retour aux sources, contre la solitude. Lui, hébété par la vie appelez cela comme vous voudrez. Moi, moderne dont l'Amérique de la pub et du je dirais... réanimation. C'est ça. Et c'est bluff, des motels et de la TV lui présente très beau. C'est plutôt gris, remarquez; l'exemple écœurant, dépossédé de lui- normal, avec un cœur en loques et la tête même, n'existe que par son appareil en gare de triage. Mais les petits yeux photo et les images qu'il accumule vifs jouent les soleils et la langue bien comme autant de preuves de son pas- pendue pépie comme mille oiseaux. sage là, donc de sa présence. Et quelle Le film va son train, paresseux, mais solitude plus profonde que celle d'une attentif au décor et à ceux qui s'y débat- 9 enfant dont le père est disparu et dont la tent. Séduction serait un mot lourd, mère est amoureuse d'un autre homme? disons qu'on suit et qu'on ne lâche plus. Outre le fil du temps et l'épreuve de la C'est sensible, discret, juste. » (...) déambulation commune, l'identité du but scelle l'union de deux amis. Dans Henri Rabine, La Croix, 11 juin 1977. « L'Ami américain », ce but, ce lien, c'était la mort — la mort inscrite dans la « Cette histoire, totalement invraisem- chair malade d'un des protagonistes et blable, Wim Wenders réussit à nous la vers laquelle l'Américain conduisait son rendre crédible grâce à la vérité de ses ami allemand comme par la main. Dans personnages, à la cohérence de sa vision «Alice», c'est la quête d'une famille, et à la transparence de son écriture. La quête absurde, loufoque et malicieuse quête du héros, si elle est géographique — Alice fait durer le plaisir, l'homme et concrète, est aussi intérieure. C'est un aussi, pas tellement dupe de la gamine. homme à la recherche de son identité. « Tu ne sais pas qui tu es et tu es comme mois de mai. La révolte se traduit en hébété» lui dit une fille. Et c'est ainsi marginalité dans le comportement, en qu'il nous apparaît, dans sa longue vision nouvelle du Vieux Monde, non errance, tentant de fixer des moments plus au sens géographique du terme par des photos fixes mais constatant que mais au sens proprement historique, le ce qui apparaît sur la photo n'est jamais Vieux Monde étant celui, au-delà ou en ce que l'œil a vu. deçà de l'Atlantique, que regardent les yeux écarquillés des nouveaux venus C'était déjà le sujet profond de « Faux sans conquête. Mais en quête. (...) mouvement ». (...) Après ces deux films, il n'est pas interdit de voir chez Wim Et avec une ironie à peine cachée par la Wenders une obsession de la perte sagesse de sa mise en scène, Wenders d'identité en Allemagne qu'il étend au montre son héros, son non-héros plutôt, monde entier. Cette petite Allemande opérer cette quête selon un itinéraire qui a vécu en Hollande, aux États-Unis, géographiquement inverse de celui du toujours ailleurs que dans son pays natal grand rêve américain, de l'aventure capi- et qui, soudain, rentre en Allemagne taliste. Non plus d'est en ouest, mais avec comme seule référence concrète d'ouest en est. Le véritable récit du film une photo de la maison de sa grand- s'opère par un retour en Europe. » (...) mère, il n'est pas interdit d'y voir le sym- bole de la jeunesse allemande qui erre, Gilles Colpart, Téléciné, n° 220, juillet-août 1977. depuis trente ans, à la recherche de son identité. » (...) (...) «Où sommes-nous ? Nulle part et Jean Wagner, Télérama, 4 juin partout. Ici et ailleurs. Aux État-Unis au 1977. début du film, puis en Allemagne. Qu'importe le lieu, d'ailleurs, puisque, (...) « Alice dans les villes » est un puis- de toute manière, les personnages (...) sant poème réaliste sur l'errance, réalisé cherchent à se confondre dans le pay- par le plus américain des cinéastes de la sage. Il s'agit bien d'un voyage, mais nouvelle génération et du renouveau du d'un voyage sans but précis, une façon cinéma allemand, voire l'un des plus comme une autre de rester bien au américains des cinéastes européens. chaud dans le froid de l'existence. Ces Américain pas seulement parce que le êtres en transit — cet homme et cette départ de l'histoire se situe aux États- femme sous le regard d'abord compris Unis ni seulement parce que l'on sait, puis complice de la petite fille — repré- depuis, l'attirance critique de l'auteur sentent les derniers « picaros ». Ils n'en pour le Nouveau Monde, mais américain finissent pas de commencer à vivre, de en ce sens que Wim Wenders reprend à chercher raisons et sens d'une existence son compte le dynamisme interne du qui leur échappe, sur le ton du chucho- film américain dans sa plus pure tradi- tement. Il ne faut guère être malin pour tion, en y introduisant les éléments de trouver le sens de ce film, ce qui fait sa 10 révolte sourde et individuelle illustrée force, le lent pourrissement de tout. On par toute une nouvelle école depuis ne peut rien connaître, surtout pas soi. «Easy Rider», film de la fuite, de l'er- Jusqu'au jour où le rideau se lèvera sur rance d'une couche sociologique en un autre décor. Plus exactement, il n'y rupture de ban avec une société refusée aura plus de rideau, plus de décor, plus et qui s'est fait voler, précisément, sa de jours passés à ne rien faire, parce qu'il révolte. y a trop à faire. Après l'hiver, le printemps. D'où ce ton d'amertume étouffée, sous les apparences d'une tranquillité ano- La sensibilité d'une, pardon, de toutes dine, d'une sérénité aux confins de la les générations perdues, retrouvera dans passivité indifférente. C'est que la révo- ce film, un peu, beaucoup de sa géogra- lution de 1968, usurpée par d'autres, phie. » (...) s'opère aujourd'hui de l'intérieur, dans H.D., Politique-Hebdo. 12 juin les cœurs et les esprits des spoliés du 1977. (...) «Cette nymphette entreprenante, Rhin, dans le voisinage de sa maison séductrice, qui enfante un peu le père natale, il découvre, tel l'Henri d'Ofter- qu'elle se désire, dénoue les liens qui dingen de Novalis, ce qu'il a tant cher- emmaillotaient un adulte troublé dans ché, la «fleur bleue» qui nous révèle ses propres doutes existentiels. Elle le l'âme intime des choses et des êtres et photographie, le provoque, invente pour nous permet de communier avec l'uni- lui des jeux bizarres, l'incite à la bai- vers. (...) gnade, fait de lui un magicien provisoire. Un grand film poétique, supérieur à Wim Wenders excelle dans ces pérégri- « L'Ami américain » par son sujet comme nations décousues, bâties sur une magie par son unité de ton et ses admirables du quotidien. Comme André Breton, interprètes. Rüdiger Vögler, au physique dont il n'a jamais lu les livres, il pense comme au moral, s'intègre à son per- que l'homme en quête de cet autre qui sonnage, délesté de sa condition, sans nous habite en sait moins sur lui-même poids personnel, ballotté, incertain, que les femmes ou les enfants qui croi- incernable comme la démarche du film, sent son chemin. Mais, ici, c'est un jeune en un mot, si typiquement germanique. Allemand qui s'exprime, en rupture avec Yella Rottländer, dont la ressemblance le passé de son pays (le passé culturel et avec Alice Liddell, le grand amour de politique) et qui cherche des racines Lewis Carroll, nous frappe, est cons- nouvelles dans un dépaysement tamment bouleversante. On n'oubliera perpétuel. plus la scène où elle est allée cacher son L'errance dans les films de Wim Wenders chagrin dans les toilettes, son dialogue est un recours. L'égoïsme finit par som- avec Félix à travers la porte, en présence brer dans une fuite hasardeuse. De de la dame pipi. Un humour venant d'une même (il rejoint là le cinéma américain situation connue, quotidienne, et sou- qu'il aime tant), Wenders pense qu'on ne dain chargée de toute la gravité de la peut jamais revenir au foyer familial : vie. » Félix Winter, qui tente l'expérience, n'y Étienne Chaumeton, La parvient pas, tout comme le Bruno Win- Dépêche du Midi, 2 avril 1978. ter de « Au fil du temps ». D'où ce redé- part incessant des « road movies » que (...) «Au contact de la petite fille qui Wenders adore tant et qu'il paraphrase à parle, pose des questions, s'agite, a faim sa manière : « Easy Rider », « Les Raisins et fait des caprices, l'adulte morose, car de la colère», etc. Félix rêve des préoccupé de lui seul, s'éveillera peu à séquences entières de John Ford et, à la peu. Entre la fille que s'invente le jeune fin du film, dans le train qui l'emmène homme solitaire et le père qu'imagine avec Alice vers un destin irrésolu, il l'enfant en consigne, va s'établir, se apprend la fin de John Ford. Encore une développer une complicité tendre, fra- racine qu'il perd, décidément. » (...) gile, infiniment vraie. Robert Benayoun, Le Point, Cette Alice dont Félix va s'éprendre, lui 11 13 juin 1977. qui s'était dépris de tout au cours de sa déambulation funambulesque, ce sera (...) « Cette recherche du moi, c'est dans son ange gardien... (Là, affleure la nos- la coulée du temps et de l'espace qu'elle talgie intense de Wenders pour l'en- s'accomplit, dans le voyage « qui est déjà fance, ses jeux, son langage, sa sponta- un état d'identité» et qui lui permet de néité, sa perception du réel, sa richesse renouer avec une grande tradition du perdue, son imaginaire... dont il sera romantisme de son pays : le voyage ini- question dans chacun de ses films. « Les tiatique, le rêve-voyage qui ramène l'in- enfants, dit-il, représentent une sorte de dividu au plus profond de lui-même. (...) vue idéale, et cela a beaucoup à faire Pour briser ses propres frontières, il avec les films parce que les films cher- (Félix Winter) a parcouru un labyrinthe chent à avoir cette attitude. « Les per- sans fin dont la morne uniformité lui ren- sonnages de «Au fil du temps» sont voyait sa propre image. Sur la rive du jaloux et admiratifs de la supériorité du pouvoir créatif des enfants qu'ils croi- Ce film ne contient aucune condamna- sent. Et dans le monde sans innocence tion implicite ou explicite du mode de vie qu'il côtoie, Hammett envie l'innocence inspiré par les États-Unis d'Amérique, de ses petits voisins dans leur jeu de du décor qu'il engendre. Il s'agirait plu- cache-cache sur le seuil de sa porte, à tôt, quand on y réfléchit, d'une adapta- San Francisco... Quant aux deux petites tion durement conquise de l'homme à filles de « L'État des choses », elles dis- cette société. Un moment, il a trouvé sertent sérieusement des mérites com- dans l'enfant une micro-société viable à parés de la réalité et de la science- l'intérieur d'une macro-société qui ne fiction : « Ce qui arrive dans la vie, c'est l'est pas. Rien ne dit que l'espèce de filia- plus intéressant que « Wonder tion qui a commencé de s'ébaucher Woman »...). entre l'homme et l'enfant va se poursui- Ici, Alice a choisi Félix qui ne peut, tout vre. Si la mère et la grand-mère sont d'abord, ni ne veut ensuite, se débarras- retrouvées (or, un policier vient nous ser d'elle. C'est ensemble qu'ils vont dire qu'elles le sont), l'homme solitaire déambuler dans la géographie alle- reprendra son errance au long des mande, comme sur les cases d'un jeu de routes, au long des villes, mais il aura été l'oie, à la recherche de la maison de la marqué, changé par cette rencontre, il grand-mère d'Alice. Lieu originel et sera devenu plus apte à vivre sans jamais racines perdues. (...) s'y installer dans un monde qui n'est pas fait pour la vie. » (...) Au terme de leur aventure commune, Jacques André, Midi libre, Alice aura sinon guéri Félix de sa diffi- 14 juin 1977. culté de vivre, mais l'aura tout au moins réconcilié avec lui-même. Peut-être a-t- (...) « Le voyage devient voyage de il trouvé ce que confusément il était allé retour. L'exil cède la place à une autre chercher en Amérique : une raison de errance qui fait avancer le récit. En Amé- vivre... Il n'a pas écrit une histoire : il en a rique, tous les paysages avaient fini par vécu une. Rüdiger Vögler exprime tout se ressembler. En Europe, en Allemagne, au long et dans ses moindres nuances le sur le sol natal, le dépaysement se pro- désarroi d'une génération. Yella Rott- longe. Impossible de s'y reconnaître, de länder a le regard limpide et la certitude retrouver les grands-parents d'Alice, le têtue d'une «Drôlesse». Couple inou- pays d'autrefois, les souvenirs dont on a bliable. « Rüdiger et Yella, ils se sont rêvé. Une double figure oriente le film, vraiment aimés », opine Wim Wenders. » une double pulsion même. L'errance, en (...) effet, suppose que l'identité soit égale- Michel Boujut, Wim Wenders, ment et quelque part violemment mise Edilig, 1982. en question, contestée au point que tout se confonde ou que rien ne soit plus pareil. (...) «Amérique, Hollande, Allemagne 12 fédérale, c'est toujours le même par- Et c'est là qu'intervient Alice. N'y croyant cours au long du béton, en voiture, en pas, elle fausse le jeu, en invente un nou- avion, en ascenseur ou en chemin de fer, veau. Elle déroute, et déjoue la difficulté dans un espace compact, utilitaire, où de la relation aux femmes si patente l'homme seul parmi des machines qui le dans les films de Wenders (elles n'y font transportent, qui l'abritent, qui le nour- qu'apparaître et disparaître), c'est-à-dire rissent, qui le distraient, poursuit une la crainte envers les attachements marche sans démarche. Mais il y a cet qu'elles pourraient susciter si elles enfant sur lequel il n'est pas question de demandaient plus que ce que les bêtifier, cet enfant avec ses besoins, ses hommes veulent leur donner. Félix se exigences, quelque chose comme une voit mené en bateau par la petite fille, identité perdue et retrouvée dans le mis à l'épreuve, mis au pied du mur par regard de l'autre, de cet autre qui a tout à ses provocations, ses exigences, sa recevoir, rien à donner, sinon l'essentiel, sagesse, sa logique ou sa malice qui se une relation humaine. valent bien, par son indifférence ou plu- tôt sa distraction envers ce qui ne lui est si le film ne prétend pas « montrer ce pas vital : qu'on s'occupe d'elle mais pas qu'on a vu », si le film ne se donne pas trop, qu'on prenne ses idées fixes et ses comme projet de seulement entériner. envies soudaines au sérieux. Notam- Ici, il s'agit d'un monde assez incroya- ment, ce qui revient beaucoup, jusque blement optimiste où quelque chose de dans un de ses jeux de mots (sur Essen, nouveau peut se passer : un homme se nom propre qui est aussi un verbe), retrouvant, se voyant lui-même, grâce à qu'elle ait à manger quand elle a faim et l'existence reconnue de quelqu'un — car ce qui lui plaît, non ces trucs que les Alice n'est pas une fillette un peu stéréo- policiers voulaient lui faire avaler au typée comme l'horrible gamine de commissariat — ce qui, glisse-t-elle « Paper Moon » à quoi on compare par- dans la conversation, lui semble avoir fois le film de Wenders, mais une jeune été une raison suffisante de s'en comédienne au talent incroyablement échapper. précis et astucieux —, de quelqu'un Le secret et la grâce d'Alice c'est de ne qu'une abracadabrance de fiction a mis pas encore se regarder, et de montrer sur son chemin. (...) indirectement à Félix de quoi il a l'air. En Le cinéma a donc fait le vide — fait le échange de l'identité qu'il lui donne, qu'il vide du senti habituel, du vu trop apprend à lui donner, Alice l'aide à connoté, pour se remplir d'une chose retrouver la sienne, histoire de dire que elle-même parmi les moins prêtes à être sans cet échange elle se perd. » reconnues comme fortes quand on Jérôme Prieur, Nuits blanches, exprime le concept de force : la tranquil- Gallimard, 1980. lité, le repos — et donc, puisqu'il y a dans ce film deux individus : la tendresse. (...) « Félix entreprend un processus C'est-à-dire, donc, une forme possible inverse de celui qui l'avait amené à être du changement radical. (...) lucide aux États-Unis : alors que là-bas, Jacques Grant, Cinéma soixante- vivant dans un monde où l'on perd son dix-sept, n° 223, juillet 1977. identité, on veut de plus en plus de choses pour la retrouver, dans son « Entre le voyage et l'image, la relation voyage avec Alice, Félix va se retrouver est plus profonde encore, puisque l'une «par une personne intouchable» (une fil- est la trace de l'autre: les lieux s'impri- lette) et par le fait qu'ils ne trouvent rien ment sur la pellicule; les photographies (la grand-mère s'éloigne de plus en retracent les étapes. A ce sujet, on trouve plus). Vision étonnante de la Ruhr: le de riches développements dans film ne nous livre pas l'accumulation que « Alice... » : dans le second plan du film, l'on attendrait (... et qui ferait à coup sûr Winter contemple une rangée de photo- parler de «responsabitité politique») graphies, à laquelle il joint celle qu'il des traces de l'industrialisation suprême vient de prendre; c'est la variabilité du que vit cette région, mais établit un paysage qui monte ainsi jusqu'à lui; on déplacement tranquille parmi les signes songe à Monet, peignant à différentes 13 d'une vie obscure (maisons ouvrières, heures du jour la cathédrale de Rouen, quelques individus, un bistrot, une rue, mais le photographe ne croit guère à la une forêt pour faire des exercices spor- vérité, même subjective, de ses photo- tifs, etc). graphies : «Le résultat, dit-il, est tou- Les signes et non les traces (...). jours différent de ce qu'on avait vu. » Ce qui l'intéresse, c'est la sensibilité même C'est dire que Wim Wenders ne fait pas de la pellicule : lorsqu'on voit les lignes partie de ces cinéastes démagogiques se dessiner, les contours se former, les qui critiquent le cinéma. Loin de le criti- ombres et les lumières se partager l'es- quer, quand il dévoile le fonctionnement pace, ou lorsque le visage d'un person- de l'accumulation visuelle, il cherche à le nage se reflète sur l'image de l'autre, ou découvrir. (...) encore lorsqu'on se sent dans un pho- C'est dans un autre monde que nous tomaton à la fois sujet et objet de la pho- sommes conviés dans le temps du film, tographie. Face à ce rapport intime, la communication linguistique paraît pau- du morne parallélisme; un enfant à vre et froide, extérieure. l'abandon s'appuie sur un juke-box et « Alice... », « Faux Mouvement », et « Au annonce l'image d'Alice abandonnée près du distributeur automatique de fil du temps» forment donc bien une boissons dans un commissariat de sorte de trilogie; la continuité et l'unité de l'œuvre de Wim Wenders, à des police. Sans surcharge et sans symbo- lisme emprunté, Wim Wenders réussit à niveaux de qualité différents, semblent donc bien s'affirmer. Mais avec rendre manifeste pour les spectateurs toute l'émotion d'une communication « Alice... », c'est le style de Wenders que nous reconnaissons : l'homme de trente nostalgique et confuse que suscite l'image chez ses personnages. » ans rencontre la petite fille dans une porte à tambour, promesse d'un croise- Alain Masson, Positif, n° 194, ment et d'un échange dans cet espace juin 1977.

ALICE DANS LES VILLES

14 2 - AU REVOIR LES ENFANTS

Origine: France, 1987. Durée: 1 h 43. de l'aide-cuisinier, la intervient Réal. : Louis Malle. Scén.-dial. : Louis dans le collège. Le supérieur et les trois Malle. Images: Renato Berta. Musique: enfants juifs sont arrêtés. Au moment Schubert (Moment musical n° 2), Saint d'être emmené, le père Jean se tourne Saëns (Rondo capriccioso). Montage: une dernière fois vers les élèves et leur Emmanuelle Castro. Interp. : Gaspard dit : « Au revoir les enfants ». Manesse, Raphaël Fetjö, Francine Racet- te, Stanislas Carré de Malberg, Philippe Morier-Genoud. Diffusion: MK2 Dif- fusion. COMMENTAIRE Thèmes : amitié, éducation, guerre, his- Un souvenir d'enfance qui n'a cessé toire, intolérance, religion. d'obséder Louis Malle, et, quelque qua- rante ans plus tard, ce film qui prend appui sur ce souvenir, le recompose et RÉSUMÉ SUCCINCT l'élargit aux dimensions d'une histoire exemplaire, celle de l'amitié entre deux Hiver 1944. Julien Quentin est pension- enfants brutalement déchirée par la plus naire dans un collège catholique. Un col- absurde des tragédies de l'Histoire : les lège tranquille, un monde clos, en persécutions antisémites. Le film fait dehors du temps — si l'on excepte quel- passer insensiblement de la chronique ques petits trafics de marché noir orga- (la vie dans le pensionnat à l'écart du nisés par Joseph, l'aide-cuisinier. « bruit » du monde, l'arrivée de Bonnet...) Un jour, le supérieur, le père Jean, au drame (l'arrestation des enfants juifs amène dans la classe, un nouvel élève, et du supérieur du collège). Jean Bonnet. Celui-ci est secret, silen- C'est à travers le regard de Julien que se cieux, différent. Il intrigue Julien et, très fait ce passage. Pourtant la mise en intelligent, suscite sa jalousie. Julien scène n'adopte pas le point de vue de finit par découvrir que «Jean Bonnet » Julien. Elle reste distanciée, strictement est en réalité un enfant juif caché dans le classique. Louis Malle évite systémati- collège avec deux de ses camarades par quement de renchérir sur l'émotion née le père Jean. du déchirement prévisible entre les iti- Durant un jeu en forêt, les deux garçons néraires des deux garçons. L'inquiétude de Bonnet, celle de Julien lorsqu'il com- s'égarent et sont recueillis par une 15 patrouille allemande qui les ramène au prend que son ami est juif restent « inté- collège. La peur de Bon net a été sensible rieures », suggérées — notamment dans à Julien. Il s'attache à lui. Un dimanche, les regards — plus que montrées. Le film sa mère les invite tous les deux au res- est allusif, rarement descriptif: c'est taurant. Ils y sont témoins de l'interven- d'ailleurs dans les rares moments où il tion de deux miliciens : un vieux mon- cède à la tentation du « trait significatif » sieur juif, client de l'établissement, ne (la scène du restaurant avec l'interven- doit son salut qu'à un officier allemand, tion des deux miliciens) que Louis Malle exaspéré par le trouble qu'ils provo- est moins convaincant... quent... Lors d'une alerte, les deux gar- En revanche, sa réussite est totale lors- çons se retrouvent pour jouer du piano. qu'il suggère ce qu'il y a de profond et de Leur amitié grandit. non-dit dans l'amitié de Julien et de Mais le père Jean découvre le marché Bonnet, et établit, par ses seules images, noir et chasse Joseph. Sur dénonciation de subtiles correspondances entre leur imaginaire, leur « vécu » et les faits de sième scène j'ai fait rentrer Bonnet, le l'Histoire. Dans la séquence-parenthèse nouveau, l'intrus, puis l'autre, Joseph, de la forêt de Fontainebleau (les deux comme la troisième extrémité du trian- enfants égarés à la tombée de la nuit, la gle. J'ai voulu qu'il soit très présent pen- rencontre du sanglier, l'intervention des dant tout le film comme un contrepoint. soldats allemands), cette « correspon- Il est aussi un intrus, il n'appartient pas dance " prend même un caractère fan- au même milieu; mais Julien entretient tastique et angoissant. Le drame à venir avec lui des rapports de camaraderie. Et est ainsi « annoncé " et cette angoisse quand Julien découvre que c'est lui qui diffuse va marquer tout le film jusqu'au est allé à la Gestapo, le glissement de la «au revoir les enfants » du père supé- chronique en tragédie est opéré, ce glis- rieur conduit avec les enfants juifs vers sement devant être progressif, insidieux. un camp de la mort. C'est après le premier montage que j'ai NB. Le distributeur du film a édité un été sûr de ce glissement. Peu à peu, la dossier pédagogique consacré au film tension monte. Même si on se doute de de Louis Malle, à ses aspects esthétiques la fin, il y a une attente, un suspens qui et historiques, qu'il tient à la disposition finit par éclater. Joseph est très impor- des centres de documentation. tant, il est le détonateur, il déclenche le drame, c'est pourquoi je l'ai mis en exer- gue dès le début du film (...) PROPOS DE LOUIS MALLE Dans « Lacombe Lucien », j'étais curieux du personnage, je voulais comprendre « Ce film n'est pas une reconstitution ses motivations, comprendre par quelle historique. Après plus de quarante ans, série de circonstances il en était arrivé à le souvenir s'est enrichi, développé. Le être ce « salaud ». Il y avait une opacité film ne raconte pas exactement ce qui fondamentale du personnage: je ne le s'est passé; la mémoire et l'imagination connaissais pas, je ne pouvais pas se superposent constamment. Je suis m'identifier à lui. (...). parti de ce fait réel, certainement le sou- Pour Julien, ce n'est pas pareil. Il serait venir le plus bouleversant de mon enfance trop simple de dire que Julien, c'est moi, et qui m'a hanté toutes ces années. J'ai mais en écrivant le scénario j'ai essayé évolué par rapport à ce souvenir enrichi de me remettre dans la peau de ce gar- par l'accumulation des années et l'expé- rience. Je l'ai revisité en faisant une çon de onze ans et je me sentais très proche de lui. Donc il y a une tendresse, démarche un peu « proustienne » et c'est une identification dont je me suis méfié devenu presque une histoire originale. car trop évidente. Ceci a évidemment Sur le plan historique, j'ai également une incidence sur la façon de filmer. Plu- « repris » mon souvenir et j'ai demandé à tôt que d'observer d'une façon presque l'opérateur et à la personne qui a fait les brechtienne comme pour « Lacombe costumes que le film soit presque noir et Lucien », j'étais beaucoup plus près et 16 blanc (univers clos, noir et gris, cos- j'ai dû lutter pour ne pas identifier mon tumes bleu marine, voitures noires). (...) regard à celui de Julien ». (...) Cela ne m'intéresait pas de reconstituer Dossier de presse du film. un événement; je me suis servi de cet épisode pour mener une réflexion à valeur universelle : la découverte par un enfant de ce qui, dans le monde exté- POINTS DE VUE rieur, est choquant, traumatisant, c'est- (...) « Pour mettre en scène ce retour, à-dire l'injustice, le racisme, la diffé- Louis Malle a choisi le collège Sainte- rence et leurs conséquences. (...) Croix de Provins, crépis couleur du Le film commence comme une chroni- temps passé, gris souris des blouses et que d'un collège, de l'époque, avec un tableau noir, murs jaunis à la graisse glissement progressif. Cela était impor- d'une vieille cuisine sur laquelle se tant pour moi. C'est pourquoi dès la troi- détache le rouge vif d'un genou écorché. Dans ce décor en demi-teintes, défile (...) « C'est un récit qui, par sa profon- une galerie de portraits : le petit gros deur, son émotion, sa sobriété, s'inscrit joufflu toujours à la traîne dans les au rang des plus fondamentales mani- cross-country, le grand benêt costaud festations de l'esprit et du cœur humains. aux joues couleur tomate, le jeune (...) romantique de bonne famille, Joseph Louis Malle a vécu ce contrepoint entre (François Négret), l'infirme au regard la vie quotidienne d'un collège religieux fuyant qui travaille aux cuisines et trafi- durant l'hiver terrible de 1944 et les hor- que avec les élèves... Enfin, il y a Julien reurs de la barbarie nazie ponctuées de (Gaspard Manesse), visage étrange qu'on chasses à l'homme, à l'enfant juif, que n'oublie pas : visage lisse, expression de les murs de la pension et la bure des gravité, voile fragile et pâle qui masque à religieux ne parviennent plus un jour à peine le tumulte intérieur, grands yeux protéger. Il nous fait constamment sentir captifs, acuité du regard, tension per- cette menace latente qui pèse sur une manente face aux signes du monde. communauté à la fois chahuteuse et Julien, celui qui se tient à distance res- insouciante au départ et qui, peu à peu, pectable des bandes, celui qu'on écoute va serrer les coudes etfaire virer les ami- sans bien le comprendre, conscience tiés instinctives, instables ou catégori- trop précoce et déjà blessée. On détient ques de l'enfance en une solidarité, fruit déjà, dans la touchante familiarité de ces d'un mûrissement des sentiments engen- visages ou dans l'étrangeté de ceux de dré par le refus de l'injustice. Joseph et Julien, une des clés de la méthode Malle: la justesse de ton ne Nul mieux que Louis Malle n'a su piéger peut naître que d'un tâtonnement qui les insolences, c'est-à-dire les révoltes, laisse sa chance au hasard et s'appuie les faiblesses, c'est-à-dire les tendresses, sur le temps. (...) de ces petits pensionnaires que leurs maîtres, avec un parfait équilibre d'in- Dernière pièce de l'édifice, à venir, mon- dulgence et de sévérité, tentent de main- tage et mixage sont chez Louis Malle tenir à l'écart des drames de la guerre. l'occasion d'un ultime morcellement, Cette peinture à elle seule mérite qu'on d'inversions, de superposition d'un son s'y attarde parce que jamais peut-être un sur une autre prise, la dernière occasion artiste n'aura été aussi loin dans le por- de douter, de chercher avant l'aboutis- trait aigu et vivant d'un enfant ». (...) sement. Attentif au grain, au ton, au rythme, il cherche encore, éparpille, Claude Baignères, Le Figaro, reconstruit. C'est peut-être autour de 7 octobre 1987. cette idée de retour qu'il faut chercher la justification de sa méthode. Un retour (...) « Le film est émouvant et sobre. La première partie, descriptive, s'appuyant n'est jamais la même histoire. Louis sur les ressorts habituels des souvenirs Malle n'a pas voulu tourner dans le col- d'enfance, de l'enfermement dans un lège de son enfance, préférant retrouver, collège, des amitiés, installe à peine, ailleurs, dans un autre site — pas un stu- parmi une impression d'innocence, une 17 dio, un vrai collège — ce monde enfoui légère inquiétude. La seconde partie est dans ses souvenirs. Transposition des construite en crescendo. L'amitié entre lieux, écoute de cette ré-interprétation Bonnet et Julien, la révélation du danger par les enfants de sa propre vie, répéti- et de la peur, la prescience de forces que tions-décompositions sont les instru- les enfants ne maîtrisent ni ne compren- ments, les dispositifs destinés à rendre nent prépare à l'horreur finale. juste le retard aléatoire du présent, chargé d'expériences nouvelles, filtré Sobre. Nul besoin de fanfares pour dire par l'opacité des années. Si les acteurs l'horreur absolue, la dénonciation, venant ont un paradoxe, Louis Malle en est un, à l'aide de la pire des idéologies. Et la ambulant. » (...) dénonciation par bêtise plus que par Frédéric Sabouraud, Cahiers conviction, comme hélas elle se commit du cinéma, n° 398, juillet-août si souvent en ces années. On ne peut 1987. s'empêcher d'évoquer un autre film de l'auteur, « Lacombe Lucien », prouvant, observait scrupuleusement et leur indi- si besoin était, à quel point ce thème quait surtout, avec une précision mania- obsède Louis Malle depuis toujours. que, des places, des temps, des rythmes Mûri longtemps, le film trouve le ton et des gestes. juste, le moins emphatique, le plus lim- Pour Louis Malle, ce film semble mar- pide pour tracer la chronique d'une quer une rupture, pas seulement dans sa enfance et la rencontre avec le mal, le carrière, mais aussi dans sa vie. Ce n'est mal absolu : le nazisme et la lâcheté! » pas sans un peu d'appréhension qu'il a (...) repris contact avec le cinéma français. Il Mireille Amiel, CFDT-Magazine, lui fallait, d'une certaine manière, se res- n° 121, novembre 1987. sourcer. C'est pourquoi il a préféré s'at- taquer d'abord à une production non (...) « Et la vie va, les scènes se succè- démesurée, avec une équipe relative- dent, justes à crier, drôles souvent, parce ment réduite qui lui permette de maîtri- que c'est fou ce que les drames avant de ser parfaitement tous les aspects du film, s'accomplir, engendrent de gaîté... Puis dont il est aussi le coproducteur avec un petit cousin bancal de Lacombe Marin Karmitz. » (...) Lucien, un humilié, un de ces « malgré Nadine Tasso, Présence du ciné- lui » si présents dans l'œuvre de Malle, ma français, n° 10, juillet-août dénonce tout ce qu'il peut dénoncer à la 1987. Gestapo. (...) « En reconstituant cette page de son Lorsqu'on vient l'arrêter, Bonnet, sage- passé qui l'a profondément marqué, ment, referme son plumier. Le supérieur Louis Malle parie sur l'actualité de cette du collège s'en va, lui aussi, pour ne plus menace qui pèse à tout moment sur l'en- revenir. « Au revoir mon père », disent les fance, sur toutes les enfances. Certes, enfants. « Au revoir les enfants " dit le les circonstances ont changé sur ce père. Pas de cris. Mais nos larmes pour continent, mais qui peut affirmer qu'un dire à Louis Malle, merci. Qu'il n'a pas enfant de onze ans est à l'abri de ces trahi, ni sa mémoire, ni son ami. Et que ruptures qui marquent à jamais un être, son film est une très poignante cantate de ces violences pas toujours spectacu- contre l'oubli. » laires mais réelles qui brisent à tout Danièle Heymann, Le Monde, jamais l'élan vital, la confiance dans le 2 septembre 1987. lendemain, la certitude du chemin à prendre? (...) « C'est avec un grand souci d'au- Louis Malle adopte pour ce récit un style thenticité que Louis Malle a recréé l'am- dépouillé, direct, aussi spontané que les biance de ce mois de janvier 44 où l'hiver enfants qui l'interprètent. Le collège, la avait été particulièrement rude. La pano- ville ressemblent à s'y tromper à des plie vestimentaire : culottes de flanelle, décors familiers pour beaucoup de mé- capes de grosse étoffe, hautes chaus- 18 moires. Mais c'est surtout dans l'échange settes de laine et chaussures montantes, entre Julien et Bonnet que se produit a imposé d'emblée l'austérité des cou- toute la grâce de ce film. L'approche y leurs avec une dominante de bleu marine est parfaitement rendue : méfiance, hos- et de brun. tilité, puis silences, regards, quelques Les acteurs des films de Louis Malle sont mots, mains tendues, complicité dans la souvent des inconnus. Pour « Au revoir confidence et les avatars de la vie au les enfants », une partie du « casting » pensionnat. Et, à vif dans la découverte s'est faite sur place. Un grand nombre heureuse d'une amitié réciproque, le d'enfants engagés sont, dans la réalité, coup fatal porté à ce lien à peine mis à des élèves de ce collège de Provins (à jour. C'est fait de mille petits détails qui moins de cent kilomètres de Paris, mais composent une ambiance très particu- déjà « en province ») où s'est déroulé le lière et de propos qui sonnent juste. « Au tournage. Le réalisateur leur a beaucoup revoir les enfants » est de ces films où la parlé avant le début du tournage. Il les moindre erreur de dosage peut être fatale à sa crédibilité. Le talent de Louis en scène avait décidé de faire ce film, Malle est d'avoir su tenir son récit sur s'était figée simultanément la manière l'exactitude du moindre geste, du com- de le réaliser. Pourtant, au-delà des portement de chacun, même figurant, et compliments que l'on peut faire aux d'offrir tout cela au spectateur avec une acteurs, judicieusement choisis, ou à la image qui va à l'essentiel, elle aussi, photo de Renato Berta, on trouve là plus Belle dans ses teintes d'hiver, elle parti- qu'un téléfilm réussi. Une fois admis le cipe au premier plan à l'aboutissement choix esthétique et appris à aimer les de cet hommage émouvant à l'amitié personnages, plus le film avance et plus blessée. » donc il approche de sa conclusion dra- François-Régis Barbry, Cinéma matique, plus l'émotion joue son rôle, ici quatre-vingt-sept, 7 octobre primordial. 1987. Regardé avec distance, le film dégagera une impression de déjà vu. Vu avec (...) « Film du souvenir (comme on parle opportunisme, on se dira qu'il est bon de de la flamme du souvenir, celle qui est là rappeler, de temps à autre, certaines pour qu'on ne l'oublie pas), « Au revoir les enfants » est aussi le film d'un souve- vérités essentielles. Mais, simplement nir. La mémoire du cinéaste s'est fixée contemplée avec les yeux du cœur, l'œuvre prendra sa vraie dimension, sur une époque reconstituée le plus celle d'un récit qui touche au plus pro- minutieusement possible. Sont donc fond par son honnêteté et sa sincérité. » exclus toute modernité de langage ciné- matographique, tout effet de style qui, Jean Roy, L'Humanité, 1 sep- tembre 1987. au lieu de servir le propos, viendrait faire écran entre le cerveau et l'image. Cela donne une oeuvre curieusement intem- (...) « C'est cette lente prise de cons- porelle comme si, du jour où le metteur cience que Louis Malle filme bien. Il sai-

AU REVOIR LES ENFANTS

19 sit avec délicatesse des regards qui se (...) « Dommage que le réalisateur quel- parlent, qui se fuient ou se trahissent. que peu flatteur de « Lacombe Lucien » Tout lefilm est beau, c'est indéniable. Le et d'« Atlantic City » n'ait pas, tout au scénario est superbe et la mise en scène long du film, accordé plus de crédit à sa est irréprochable. On sent Louis Malle sincérité et à celle du public. Lorsqu'il tout ému d'avoir pu tourner enfin ce sujet évoque, dans la première partie de son autobiographique qui lui tenait à cœur histoire, la vie quotidienne du collège, il depuis si longtemps. Il était d'ailleurs au ne cesse d'osciller entre la chronique et bord des larmes, l'autre soir, lors de la le tableau de genre, On joue aux conférence de presse vénitienne. Dom- échasses pendant les récréations, on mage, pourtant, que la sensibilité ne tra- troque les victuailles envoyées par les verse l'écran que par intermittence ». familles, on traficote avec un aide- Pierre Murat, Télérama, 9 sep- cuisinier, comme l'ont fait d'innombra- tembre 1987. bles enfants dans des circonstances semblables. Et puis, l'instant suivant, ces (...) « Bien sûr, de-ci de-là, dans la tradi- vives silhouettes de gamins se dessè- tion des films « à collégiens » (« Les Dis- chent sous toutes les idées reçues sur l'enfance, des sempiternelles bagarres parus de Saint-Agil » en filigrane), il y a dans la cour aux inévitables discussions quelques morceaux de bravoure bien sur les femmes. réjouissants du côté du rêve réinventé (jeu de piste qui vire au surnaturel, ser- Il suffit de lire «Vous jurez de dire la mon du curé sur la pauvreté devant un vérité, toute la vérité » (Gallimard), le parterre de parents nouveaux riches délicieux bouquin que Raphaël Fejtö, un interdits), quelques bouffées touchantes des deux petits garçons du film, vient (la maman folle-dingue qui n'a rien d'écrire sur sa classe de sixième, pour contre les juifs «sauf Léon Blum ») et s'apercevoir à quel point Malle, avant de pour le reste, l'excellence des deux parvenir à une vérité dénudée, se com- enfants-interprètes qui enlève souvent plaît dans la convention. Les boulever- le morceau (...). santes séquences de l'arrestation deman- daient autre chose que ce prélude Alors, pourquoi malgré tout cette souvent flagorneur. Même si, emporté impression de sécheresse? Parce que par l'émotion, on efface, d'un coup de justement il a fallu attendre in extremis mouchoir, toutes ces complaisances ». cette dernière voix sur la dernière image et qu'il eût été autrement préférable René Bernard, L'Express, d'être touchébouleversé dès la première. 9 octobre 1987. Or, entre cette première image et la presque dernière, Malle ne laisse rien (...) « Et pourtant, plus que jamais Louis Malle a refusé l'effet, le « réflexe de Pav- filtrer d'un quelconque sentiment et va lov », comme il dit en parlant du cinéma même, froidement, jusqu'à s'en déta- cher. Comme si effaré ou intimidé par américain d'aujourd'hui. Plus que ja- mais, il a serré son écriture, recherché la 20 l'extrême urgence de sa confidence, il avait entièrement monté son film pour simplicité. Il a même pris des risques. Son film démarre plutôt lentement, l'ex- s'y barricader, se protéger, voire anes- thésier une intensité toujours trop forte position par petites touches impres- sionnistes se prolonge presque jusqu'à pour lui. la fin. Il le sait. Il a même inséré des On voit bien sur un sujet aussi violem- scènes qui fonctionnent à rebours, qui ment autobiographique pris dans un trouvent leur dimension réelle après le bloc d'histoire française aussi coupant, dénouement. Tout comme d'ailleurs « Le à quels épanchements lacrymosa aurait Souffle au coeur » et « Lacombe Lucien » conduit un parti pris Kleenex. Il n'em- reçoivent, avec « Au revoir les enfants », pêche qu'une certaine générosité n'a un coup de rétroprojecteur. En revanche, jamais nui à l'émotion. » Malle a coupé au montage des faits bien Gérard Lefort, Libération, réels qui restent gravés dans sa mémoire. 8 octobre 1987. « Une des choses dont je me souviens, c'est que les soldats ne se conduisaient interdits » absolu. Le cinéaste y confirme pas comme des brutes. » Dans la cour, de surcroît son aisance à capter l'am- pourtant, l'homme de la Gestapo avait biance d'un lieu, à camper un univers : giflé un élève. Le réalisateur a enlevé la en l'occurrence celui des potaches, gifle. « Ça fait beaucoup plus peur que décidément très « cinégénique » depuis les Allemands soient si « corrects », Vigo jusqu'à Comencini en passant par comme on disait à l'époque. Ce côté Christian-Jaque et Truffaut, et dont on presque ordinaire du fascisme le rend pouvait craindre qu'il fût galvaudé. « Au justement insoutenable. » revoir les enfants » nous prouve bril- lamment le contraire. Louis Malle le res- Voilà pourquoi le film touche au cœur, même si le spectateur connaît l'histoire titue et l'explore comme si c'était la pre- et sa chute. « Au revoir les enfants » fonc- mière fois, y pose un regard aigu, qu'on tionne comme une montée vers l'inéluc- devine fidèle au souvenir, dépourvu de table logique de l'horreur. » (...) complaisance pieuse, personnel et uni- versel à la fois . » (...) Olivier Péretié, Le Nouvel Obser- vateur, 2 octobre 1987. Jacques Valot, La Revue du cinéma, n° 431, octobre 1987. (...) « Le titre est donc un euphémisme, en l'occurrence poignant, qui nesejusti- (...) « Ses années quarante sont tout de fie ni par une quelconque fausse pudeur même légèrement adaptées à la sensibi- ni par la crainte d'appeler les choses par lité des spectateurs d'aujourd'hui. Mais leur nom, mais qui suggère en lui-même, peu importe. De telles broutilles n'em- dans ce qu'il ne dit pas, l'aberration pêchent pas le véritable sujet du film de monstrueuse de la guerre imposée à requérir toute notre attention. l'enfance, chez qui le mot adieu et la Et ce sujet n'est ni la reconstitution d'une notion de « jamais plus » n'ont pas époque troublée, ni l'attendrissement encore cours. Beau titre reposant sur nostalgique qu'on peut éprouver envers l'idée d'indicible, à l'image du film lui- les paradis perdus de l'enfance (envers, même qui, adoptant d'un bout à l'autre le par exemple, ce collège refuge dont les point de vue de l'enfant (le narrateur à murs ne font plus rempart contre la l'âge de onze ans), se tient constamment tourmente du monde extérieur), mais au bord du gouffre, de l'inconcevable. bien plutôt l'éveil d'une jeune conscience Ce sens de l'euphémisme et du non-dit, aux complexités de la vie et qui découvre qui ne relève d'aucune démagogie, se en même temps ses douceurs et ses retrouve à tous les niveaux. Le danger de cruautés. la délation hante en pointillé tout le récit, Portrait d'un jeune garçon qui prend comme une menace sourde, à travers conscience du malheur d'avoir trop de maintes séquences mettant en jeu de promptitude au bonheur, « Au revoir les façon apparemment anodine les multi- enfants » a parfois le ton d'un aveu et l'on ples formes de la cruauté ambiguë de y sent la tristesse de constater que la l'enfance. La caractérisation, loin de légèreté d'esprit, l'aptitude au plaisir et 21 céder à un manichéisme sécurisant, l'insouciance puissent être des armes rend compte de l'engrenage social et meurtrières et trahir ce que l'on a de plus idéologique complexe dans lequel s'ins- sacré. (...) crivent les comportements individuels et collectifs (voir, entre autres, la scène où Louis Malle a su ne pas trop accentuer le le père Jean, pourtant résistant, refuse caractère tragique de cet apprentissage l'hostie à Bonnet, l'écolier juif, au risque de la vie pour nous rappeler que c'est tout naturellement que l'horreur peut de le désigner au regard des parois- venir s'installer dans notre quotidien et siens), tandis que la direction d'acteurs — enfants et adultes aussi bien — se que certains d'entre nous peuvent l'ac- refuse aux effets, aux excès, à la sensi- cepter sans rien y voir d'extraordinaire ! » blerie, demeurant d'une sobriété qui fait (...) du film, sur le thème de l'enfance Michel Pérez, Le Matin, 7 octo- confrontée à la guerre, l'anti « Jeux bre 1987. (...) « Tout le film est sous-tendu par une (...) « Pour mémoire, quelques exemples. abomination invisible, celle du racisme. 1956: soulèvement de Budapest, Malle Il n'y a pas d'images atroces dans «Au est là. 1962 : voyage-reportage en Algé- revoir les enfants », mais ces images sont rie au moment de l'indépendance (film en nous : nous savons ce qu'il adviendra jamais terminé). 1964 : il est au Viêt-nam, des victimes de cette histoire et cela suf- pour «Cinq colonnes à la une ». 1968 : fit à nous bouleverser. Pas de pathos, quatre mois à fil mer l'Inde (deux films en donc, pas d'effets faciles. Rien que les sortiront). Années soixante-dix : un repor- regards de ces enfants qui jouent sous tage sur les ouvriers de Citroën, une nos yeux, qui s'affrontent, vaguement longue préparation en Amazonie pour conscients quand même de vivre une un film sur la mutation industrielle de période anormale et dangereuse. cette jungle, voyage d'étude au Mexique Parmi les employés du collège, il y a et préparation d'un film sur les exactions Joseph, le garçon des cuisines, sorte de d'une police parallèle, d'un autre sur souillon claudiquant, toujours à l'affût l'immigration clandestine de jeunes d'un mauvais coup, qui vole la nourriture Mexicains en Californie. Années quatre- pour faire du marché noir. Il joue dans vingt : tournage d'« » (sur le cette histoire un sombre rôle. En fait, ce racisme antiasiatique sur la côte Ouest Joseph, nous le connaissons bien. Nous des États-Unis) et deux documentaires l'avons déjà vu dans un autre film de sur les paysans américains et les immi- Louis Malle qui parlait également de la grants. Au total, un bon tiers de la vie lâcheté, de la trahison et du fascisme active de Louis Malle passé à enquêter, à ordinaire : « Lacombe Lucien ». (...) observer, à traquer « l'horreur du monde ». Pas par goût du spectaculaire : On retrouve dans « Au revoir les enfants » Malle refuse de filmer les cadavres sur la lâcheté et l'inconscience d'une classe les trottoirs de Calcutta et montrera peu sociale. La mère de Julien invite ses d'images ramenées de ses voyages. Mais deux fils au restaurant. La entre par exigence morale: savoir est un dans la salle et prétend expulser un vieux devoir, parfois pénible, auquel l'honnête client israélite. Un officier nazi, attablé homme doit se contraindre. C'est cela, le avec des soldats, se lève et fait sortir les cinéma de Louis Malle, et on le com- miliciens afin de calmer les esprits. prend bien mieux après « Au revoir les « Tout de même, il y en a qui sont très enfants » : un cinéma de la perte d'inno- bien ! », s'écrie la mère de Julien, cence. » (...) admirative. Pierre Billard, Le Point, 5 octo- Plus loin, c'est un garçon du collège, bre 1987. inquiet de voir que l'on fait l'appel pour vérifier si d'autres enfants sont juifs, qui (...) « Il n'est pas étonnant que, pour son dit : « Tu crois qu'ils vont nous emmener retour dans le cinéma français, Malle ait aussi ? On n'a rien fait, nous ! ». voulu ou senti la nécessité d'en repasser Quant au thème de l'humiliation, il est par l'enfance, par un sujetfort qu'il aurait 22 omniprésent. Le jeune Lacombe deve- pu (ou dû) tourner à ses débuts (s'il avait nait fasciste pour se venger de sa par exemple eu une trajectoire similaire à celle d'un Truffaut avec « Les 400 modeste condition de paysan. Joseph trahit parce qu'il a subi un affront public. coups »), mais qu'il ne pouvait certaine- Julien lui-même saura ce qu'il en est ment pas entreprendre dans sa période d'être exclu du groupe : souffrant d'in- de pérégrination indienne (« Calcutta ») continence nocturne, il se voit démas- ou américaine, qui l'avait d'une certaine qué, puis chahuté et insulté par ses manière éloigné de lui-même. camarades. Bonnet, lui, connaîtra les Comme si ce film, Malle se le devait à tapeculs et les lits en portefeuille, repré- lui-même avant tout, à la fois pour sailles apparemment innocentes à ses renouer avec ses racines — via un épi- airs indifférents. » (...) sode marquant de son enfance — et pour Bernard Génin, Télérama, retrouver ici-même ses propres mar- 7 octobre 1987. ques, ou un réel centre de gravité. (...) « Au revoir les enfants » est un film à la Il est possible, de manière métaphori- fois très personnel et daté. (...) On va dire que, de mettre en relation ce regard que c'est l'histoire qui est datée. (...). « documentaire » de Malle dont j'ai parlé plus haut et qui était trop « visible » dans Ce qui est aussi daté — ce film-là, il me certains de ses films, avec l'évolution du semble, prouve que ce n'est pas à tout regard de Julien, son porte-parole dans coup un défaut — c'est la forme même le film. Pendant un long moment, Julien du film, qui le fait ressembler à ce qu'il est celui à travers les yeux de qui nous pouvait y avoir de meilleur dans le voyons les choses : c'est par lui, par son cinéma français des années cinquante : intelligence et sa vivacité, que nous un réalisme du détail, la restitution appréhendons ce monde cloîtré du col- patiente d'un climat sombre, aux lu- lège et de l'enfance, hanté par la menace mières sinistres, un récit construit par extérieure et la guerre... Puis, lentement, des juxtapositions de scènes explica- face à la présence muette, étrange, tives (surtout au début), une émotion presque têtue de Bonnet, toujours sur la retenue qui lentement gagne du terrain réserve, échappant à la curiosité persis- après que le film a mis en place ces diffé- tante de son ami, ce regard de Julien rents éléments, et qui finit par l'empor- change, se charge d'une histoire, d'une ter. (...) fiction. Entre Julien qui voit tout mais ne Entre la pesanteur du référent histori- sait rien — il ne « sait » pas ce que c'est que, et cette relation en esquisse qui peu qu'être « différent » — et Bonnet qui n'a à peu unit Julien et Bonnet, dessinée par pas de regard, parce qu'il n'en a pas approches successives, traits de carac- besoin pour « savoir » ce qu'il en est du tères bien distincts qui finissent par se danger qui le cerne en permanence, «reconnaître», Malle a su trouver une quelque chose s'échange, et c'est le film voie tout à fait convaincante. Assez vite, tout entier qui est emporté. Cet itinéraire il réussit à « cadrer » son film autour de la du regard de Julien me paraît tout à fait à relation entre Julien et Bonnet — un jeu l'image de ce qui a changé dans le de « chat et de la souris » — au milieu des cinéma de Malle. Il ne suffit pas d'avoir autres enfants du collège et la présence un regard intelligent pour toucher du des adultes. doigt les secrets de l'humanité. Et si « Au

AU REVOIR LES ENFANTS

23 revoir les enfants » est un film réussi, Malle opposait aux mensonges simplifi- émouvant, c'est que Malle a compris et cateurs et glorieux, l'image d'une France nous fait comprendre cette leçon essen- qui n'avait pas été entièrement résistante tielle. » et courageuse. Aujourd'hui, il répond Serge Toubiana, Cahiers du aux mensonges révisionnistes pour rap- cinéma, n° 400, octobre 1987. peler le crime. Ce film était plus que nécessaire, il était urgent. Il est comme (...) «Au moment où les deux enfants un exorcisme qui donnerait le repos aux âmes jamais apaisées des enfants sympathisaient enfin, par un matin froid, d'Izieu. » avec les autres élèves du collège, Julien assiste à l'arrestation de Jean Kippels- Dominique Jamet, Le Quoti- tein, dit Bonnet, dénoncé par Joseph le dien de Paris, 7 octobre 1987. cuisinier, un malheureux petit Judas, un autre Lucien Lacombe. Alors, soudai- nement, se révèle à lui, dans toute son horreur froide, sans colère, sans hurle- ment, la machine à tuer. Je ne crois pas LA LETTRE DE RAPHAËL que l'on puisse, comme Julien, voir s'en aller le supérieur du collège et les trois « Chère Éva, petits juifs emmenés avec lui, partant ...Tu sais, c'est très difficile de te dire ce pour un destin qu'alors on n'imaginait que je ressens de ce film parce que moi, pas — Mauthausen pour l'un, Auschwitz j'ai simplement pensé : j'ai aimé. Quand pour les autres — qu'on puisse entendre je me suis vu, ça m'a fait un choc. Je me suis trouvé abominable. J'ai enfin cet « Au revoir les enfants » qui donne son titre au film sans être bouleversé. remarqué que je me tenais avachi. Et ma voix, n'en parlons pas : une voix de Ceux qui n'ont pas connu l'époque trou- retardé enrhumé. veront certains personnages stéréoty- J'ai ressenti diverses choses comme : pés. Nous étions tous des archétypes, quand le père Jean dit : « Au revoir les nous jouions tous un rôle dans cette par- enfants... A bientôt... » je pensais que ça tie d'enfer. Les yeux du souvenir, ces serait émouvant. En fait je trouve ça trop yeux d'enfant, les nôtres, ceux de Louis court. Par contre au dernier plan je n'ai Malle, n'ont pas menti. Il y a quatorze pas pu m'empêcher de pleurer. ans, avec « Lacombe Lucien », Louis Ce n'est pas comme si je regardais un autre film, chaque plan me rappelle le tournage plus ou moins dur. Par exem- ple un plan qu'on a tourné une vingtaine (...) « Louis Malle raconte qu'il a eu du de fois qui n'apparaît même pas. Ou mal à trouver des garçons concernés toutes les scènes qui se passent dans le par le scénario : 1944 leur paraissait si même endroit et qu'on a tournées dans loin ! Ce qui les intéressait plutôt, c'était le désordre, évidemment. « tout ce que suggère le film sur les dan- En plus les scènes passent très vite tan- 24 gers de l'intolérance et du racisme ». dis qu'on y passait des heures. Aujourd'hui Gaspard Manesse (Julien) Ce qui est bien d'ailleurs, c'est que ça et Raphaël Fetjö (Bonnet), que Malle n'est jamais trop long et qu'on ne s'en- avait sélectionnés à la sortie de leur col- nuie jamais. lège, sont retournés en classe. Mais ils Je ne sais pas si c'est très clair mais c'est se souviendront longtemps de leur ren- contre avec la sœur aînée de Bonnet. juste mes impressions du moment. C'est différent de ce que j'imaginais Cette dame, un peu âgée aujourd'hui, parce que quand on l'a fait, je me disais est venue sur le tournage du film, en c'est trop simple, il ne se passe pas souvenir. Elle n'a jamais revu son petit assez de choses et en fait c'est pas vrai. frère depuis l'hiver 1944. Elle est la seule survivante de la famille. » Je t'embrasse. » Okapi, n° 2382, 15 octobre 1987. Dossier de presse du film. 3 - L'AUTRE (THE OTHER)

Origine : États-Unis, 1972. Durée : 1 h 45. Réal. : Robert Mulligan. Scén.-dial. : Tom COMMENTAIRE Tryon, d'après son roman. Images: En opposition avec les films ne retenant Robert L. Surtees. Musique: Jerry de l'enfance que l'innocence, l'espiègle- Goldsmith. Montage : Folmar Blangsted rie, la spontanéité, le cinéma fantastique et O. Nicholas Brown. Interp. : Uta a souvent présenté des enfants pervers Hagen, Diana Muldam, Chris Udvar- et malfaisants (cf. dans ce répertoire « Sa noky, Martin Udvarnoky. Diffusion : 20 majesté des mouches », « Les Innocents » th CenturyFox. ou, dans le précédent, « Le Village des Thèmes : famille, fantastique, imaginaire, damnés »). Il en est ainsi de « L'Autre ». jeu, mort, solitude. Mais les éléments fantastiques y comp- tent moins que ceux qui sont puisés dans la réalité : une ferme dans le Connecticut, la famille des Perry et les relations au sein de cette famille. Plusieurs interprétations du film de R. Mulligan sont possibles : psychologi- RÉSUMÉ SUCCINCT que et psychanalytique (la schizophré- La ferme des Perry dans le Connecticut, nie, les troubles de la personnalité chez en 1935. La vieille Ada élève ses deux les jumeaux, le thème du double), reli- petits-enfants, deux jumeaux: Holland gieux (Niles/Satan), métaphysique (le et Niles. Leur mère, Alexandra, vit à demi bien/le mal)... Loin de s'exclure, elles prostrée depuis la mort accidentelle de s'additionnent et se superposent au fil son mari, la tête fracassée par la ferme- d'un récit dont le « suspense » est ture brutale d'une trappe, dans le cellier. ménagé avec une remarquable habileté. Des deux jumeaux, Holland est le plus Le démenti apporté à l'« innocence turbulent et ses tours ne sont pas tous enfantine » présente d'autant plus de innocents. A Niles, Ada apprend un jeu force qu'il s'inscrit dans un cadre pro- mystérieux, qui tient de la transmission vincial et campagnard parfaitement mis de pensée. L'une des expériences du en valeur par la mise en scène. Dans garçon semble à l'origine d'un accident cette nature d'ordre et de paix surgissent dont est victime un autre enfant. Hol- le déséquilibre, la violence et l'horreur. land, de son côté, effraie une vieille « L'Autre » est un film fascinant; c'est 25 femme qu'on retrouve morte. Il fait aussi l'un des plus inquiétants parmi cadeau à Niles d'un doigt coupé : quand ceux consacrés à l'enfance. leur mère veut le lui prendre, elle est bousculée et se blesse. Le bébé de la tante des deux jumeaux disparaît : son PROPOS DE ROBERT MULLIGAN cadavre est retrouvé dans un tonneau rempli d'eau. Les jeux « innocents » des (...) « Sentimentalement, je me suis atta- deux jumeaux semblent à l'origine de ché au problème de la complexité psy- tous ces drames. Niles accuse Holland, chologique de l'enfance... D'une façon mais on découvre alors que Holland est générale, je fais toujours confiance à ma mort depuis longtemps. Ada veut faire réaction immédiate et, en outre, il y avait disparaître l'enfant diabolique, mais elle longtemps que je ressentais le désir meurt dans l'incendie qu'elle a pro- d'aborder le genre fantastique sans voqué... jamais avoir pu rencontrer un bon scé- nario. Cela rejoint du reste mes premiers dans une âme enfantine avait été exprimé travaux pour la télévision, sur une série avec tant de force. Il fallait un excep- policière au suspense assez hitch- tionnel talent de conteur pour tisser ce cockien; mais ici le climat fantastique filet où nous nous laissons prendre et est étroitement lié à la psychologie de pour rendre admissible ce cauchemar. l'enfance. De même qu'il effectue une Jean de Baroncelli, Le Monde, osmose permanente entre l'aspect pai- 25 décembre 1972. sible de la nature, de la vie provinciale, et l'horreur qui surgit peu à peu, étant bien entendu qu'il ne s'agit pas d'horreur au (...) A dire vrai, « L'Autre » est d'abord un sens traditionnel, avec les clichés du film de terreur au premier degré, propre genre, mais plutôt d'une terreur tran- à déclencher le frisson du spectateur. Au quille. (...) second degré, un tel film ouvre la voie aux spéculations métaphysiques : n'y a- Le choix des enfants? D'entrée, je n'ai t-il pas chez chacun d'entre nous cet pas voulu de professionnels pour tenir autre qui sommeille, la face cachée de ces rôles, car le métier tue l'enfance. l'être, celle que les religions disent tour- Nous avons donc rencontré environ six née vers Satan? Au-delà du mani- cents enfants sans pousser les essais chéisme, illustré par cette histoire, on au-delà d'une conversation générale peut y voir aussi une critique de la fasci- destinée à nous donner une impression nation qu'exerce l'aîné, ou le chef que sur leur vivacité, leur personnalité. Et l'on s'est choisi, parce qu'on lui ressem- puis, du premier coup d'œil, nous avons ble, et qu'on croit qu'il en sait plus. su que nous étions tombés sur ceux qu'il Autrement dit, le film serait une mise en fallait : à cause de leur visage rond, de pièce de l'adhésion servile, celle qui jus- leur regard. (...) tifie les crimes, soit au nom d'une idéo- Quant à la façon de les diriger, il s'agis- logie, soit au nom d'un chef. » sait surtout de ne pas leur apprendre une Henry Chapier, Combat, 23 dé- leçon, de les laisser libres, de créer cembre 1972. autour d'eux une impression de facilité. Avant le début du tournage, nous avons (...) « L'immonde est partout, que l'on ne passé tous ensemble trois semaines à peut réduire en termes réalistes. Der- la campagne, à répéter, à faire naître au rière les mots, les jeux, les rires, les clairs fil des jours un climat quasi familial, regards des enfants se cachent l'horreur avec les actrices qui se sont prises d'af- et la folie. Et Niles peut bien, après cha- fection pour les enfants et les invitaient à que drame, repartir à ses jeux. Avec venir chez elles le week-end, leur appre- « L'Autre », c'est à un cinéma d'électro- naient des jeux, leur racontaient des choc que nous sommes confrontés. Si histoires. » (...) Mulligan touche à l'enfance — cet âge Écran 73, n° 11, janvier 1973. sacré — c'est avec beaucoup de tact, de doigté, d'intelligence, sinon d'amour. Il y 26 a chez lui une fascination pour ce monde POINTS DE VUE d'une logique incompréhensible, amoral parce qu'avant la morale et qui ne peut (...) « Dr. Jekyll et M. Hyde en culottes que pourriren atteignant l'adolescence. » courtes? Oui si l'on veut. On retrouve en Guy Allombert, La Revue du tout cas dans ce récit faussement lim- cinéma - Image et Son, n° 270, pide et chargé d'épouvante les traces du mars 1973. vieil affrontement manichéen entre les forces du bien et du mal. Ce n'est pas (...) « The Other » appartient en effet à ce d'aujourd'hui que les auteurs anglo- courant de la littérature et du cinéma saxons détectent, sous le masque de fantastique que l'on pourrait définir l'innocence, d'inquiétantes zones d'om- comme celui de l'enfance vénéneuse, et bre, et la psychanalyse leur a récemment qui nous donna, outre l'adaptation que ouvert de nouvelles portes. Mais rare- Truman Capote et Jack Clayton firent du ment le scandale de la présence du mal « Tour d'écrou » sous le titre « Les Inno- Ce que les enfants n'ont pas perdu, c'est leur regard, leur capacité de regarder le monde sans nécessairement en avoir une opinion immédiate et en tirer des conclusions. Leur façon de voir le monde corres- pond à l'état de grâce pour le cinéaste. WIM WENDERS

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