ISBN 978-84-9144-005-5

19-20 19-20 L’ART DE L’ADAPTATION : FÉMINITÉ ET ROMAN POPULAIRE & PEUT-ON VOYAGER À SON INSU? L’ART DE L’ADAPTATION : DE L’ADAPTATION : L’ART PEUT-ON VOYAGER À SON INSU? VOYAGER PEUT-ON FÉMINITÉ ET ROMAN POPULAIRE & FÉMINITÉ ET ROMAN

segona etapa

L'Ull crític 19-20 coberta.indd 1 24/11/2016 13:55:24 ull crític 19_20.indd 1 24/11/2016 13:04:03 ull crític 19_20.indd 2 24/11/2016 13:04:04 L’ULL CRÍTIC

Segona etapa

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ull crític 19_20.indd 3 24/11/2016 13:04:04 Aquesta publicació s’ha realitzat en el marc del Grup de Recerca consolidad de la Generalitat de Catalunya, 2014 GRC 99 Literatura popular francesa i cultura mediàtica enfront del fenomen poètic LIPOFRANCUMEPOP, dirigit per Àngels Santa. Prix Cassiopée 2016 atorgat pel Cénacle Européen francophone Poésie* Art* Lettres a una revista internacional en llengua francesa.

EQUIP EDITORIAL

Directora Àngels Santa, [email protected] Subdirectors/es M. Carme Figuerola, [email protected] Montserrat Parra, [email protected] Pere Solà, [email protected] Cristina Solé, csole@ filcef.udl.cat

Consell de Redacció Lídia Anoll (Universitat de Barcelona), [email protected] Xavier Burrial (Universitat de Lleida), [email protected] Mª Teresa Lozano (Universidad de Salamanca), [email protected] Sándor Kálai (Universitat de Debrecen, Hungria), [email protected] Encarnación Medina (Universidad de Jaén), [email protected] Iolanda Niubó (Universitat de Lleida), [email protected] Mª José Vilalta (Universitat de Lleida), [email protected]

Comité Científic Assessor Simone Bernard-Griffiths (Université Blaise Pascal-Clermont Ferrand), [email protected] Madeleine Bertaud (Université de Nancy), [email protected] Daniel Compère (Université de la Sorbonne Nouvelle, III), [email protected] Francisco Lafarga (Universidat de Barcelona), [email protected] Matthieu Letourneux (Université de Nanterre-Paris Ouest), [email protected] Sylvain Menant (Université de Paris-Sorbonne, Paris IV), Sylvain.Menant@paris- sorbonne.fr Jacques Migozzi (Universite de Limoges), [email protected] Martine Reid (Université de Lille), [email protected] Marta Segarra (Universitat de Barcelona), [email protected] Claude Schopp, escriptor, [email protected] Christof Weiand (Universitat de Heildeberg), [email protected]

Redacció i administració Àrea de Filologia Francesa Departament de Filologia Clàssica, Francesa i Hispànica Facultat de Lletres Universitat de Lleida Plaça de Víctor Siurana, nº1 25003 Lleida

ull crític 19_20.indd 4 24/11/2016 13:04:04 L’ULL CRÍTIC Segona etapa 19 - 20

L’art de l’adaptation : féminité et roman populaire

Sous la direction d’ Àngels Santa et M. Carme Figuerola Charlotte Andrieux Núria Añó José Luis Arráez Juan Bravo Daniel Compère M.Carme Figuerola Jose Moure Ignacio Pilloneto Ángela Romera Àngels Santa Claude Schopp Cristina Solé Peut-on voyager à son insu?

Sous la direction de Philippe Antoine Philippe Antoine Pascale Auraix-Jonchière Denise Brahimi Alain Guyot Robert Le Huenen Bernardette Mathios Encarnación Medina Àngels Santa

Lleida, 2016

ull crític 19_20.indd 5 24/11/2016 13:04:04 © Edicions de la Universitat de Lleida, 2016 © Els autors © Àrea de Filologia Francesa DL L 1.349-2009 ISSN 1138-4573 ISBN 978-84-9144-005-5 DOI L’Ull Crític està indexada amb el corresponent número de registre DOI a cada peu d’article.

Maquetació: Edicions i Publicacions de la UdL Imprimeix: Service Point

ull crític 19_20.indd 6 24/11/2016 13:04:04 SOMMAIRE

L’art de l’adaptation : féminité et roman populaire

Introduction...... 19 Àngels Santa

George Sand, deux images du Berry

Revisiter Mauprat de George Sand : à propos de quelques versions audiovisuelles...... 25 M. Carme Figuerola Cabrol

Les adaptations cinématographiques de La Petite Fadette de George Sand...... 43 Cristina Solé Castells

Les deux Dumas, du père au fils

Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, du roman à l’écran : apparition de Milady...... 57 José Moure & Claude Schopp

Greta Garbo en la piel de la heroína de Dumas. Una nueva representación cinematográfica de La dama de las camelias...... 73 Núria Añó

Autour de Flaubert

La influencia de la técnica novelística flaubertiana sobre el cine...... 89 Juan Bravo Castillo

L’univers littéraire de Gustave Flaubert dans la série de télévision Les Soprano...... 105 Ignacio Pilloneto

Mes haines : Zola face à Ohnet et à Gyp

Les représentations de la féminité à travers les adaptations de Nana d’ Émile Zola pour le petit et grand écran...... 125 Charlotte Andrieux

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ull crític 19_20.indd 7 24/11/2016 13:04:04 Georges Ohnet, Filmographie...... 147 Daniel Compère

Représentation de la féminité à travers les adaptations à l’écran du roman Le Mariage de Chiffon...... 151 Ángela Magdalena Romera Pintor

L’image de la Grande Guerre

Le Long dimanche de fiançaillesde Mathilde Donnay. De la féminité du récit narratif à la féminité du récit filmique : deux femmes pour un destin...... 175 José Luis Arráez

Peut-on voyager à son insu ?

Introduction...... 219 Philippe Antoine

Dérives

Dérives viatiques : Le Voyage sur les chemins de l’imaginaire...... 225 Roland Le Huenen

L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir...... 245 Philippe Antoine

De quelques prisonniers de guerre déportés en Sibérie au XVIIIe siècle : voyageurs malgré eux et voyageurs à leur insu ?...... 261 Alain Guyot

Portraits

Rêves de l’ailleurs : Thérèse de Lisieux...... 279 Àngels Santa

Des voyages qui n’en sont plus : le cas d’Isabelle Eberhardt et de Lafcadio Hearn...... 295 Denise Brahimi

La correspondance de Dubuffet : les mots du voyage brut...... 307 Encarnación Medina Arjona

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ull crític 19_20.indd 8 24/11/2016 13:04:04 Poèmes

Voyage au pays des fleurs : pensée politique et conte merveilleux dans l’œuvre de George Sand...... 325 Pascale Auraix-Jonchière

Le regard contraint sur l’ailleurs, le regard étranger sur l’ici. Influences de la guerre civile et du franquisme sur quelques poètes espagnols contemporains...... 341 Bénédicte Mathios

Ressenyes...... 357

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ull crític 19_20.indd 9 24/11/2016 13:04:04 RESSENYES

Louise DUPRÉ, L’album multicolore, Montréal, Héliotrope, 2014, 270 p. (Lídia Anoll) / Romain Rolland et Georges Duhamel: Correspondance (1912-1942), édition de Bernard DUCHATELET, Paris, Classiques Garnier, 2014. (Lídia Anoll) / Silvia PANDELESCU, Techniques narratives et descriptives dans l’œuvre de Roger Martin du Gard, Bucarest, Universitatiidin Bucaresti, 2013. Deuxième édition, revue et augmentée. (Lídia Anoll) / ODE Voyage en cosmogonie, Viaggio in Cosmogonia, éditions EUR (Edizioni Universitarie Romane), Traduction Mario Selvaggio. Illustrations Franco Cossutta. Préface Michel Bénard. Format 15x21. (Michel Bénard) / Nathalie LESCOP-BOESWILLWALD, Nos saisons humaines, Editions NLB, Préface Christian Boeswillwald. Illustrations en quadrichromie Madalena Macedo. Format 18x18, 45 p. (Michel Bénard) / Rodica DRAGHINCESCU, Rienne, Collection Accents graves/ Accents aigus, Introduction de l’auteure. Illustrations de la plasticienne Suzana Fântânariu, Editions de l’Amandier, Paris, 2015, 50 p. (Michel Bénard) / Jeannine DION-GUERIN, Il fait un temps de tournesol, Edition Editinter – Poésie – 2015. Préface Michel Bénard. Illustrations photographiques Dominique Goutal-Guérin & Michèle Lacker. Format 14x21, 142 p.(Michel Bénard) / Salvatore GUCCIARDO, Méandres. Editions Chloé des Lys, Tournai, 2015. Préface de Joseph Bodson. Traduction italienne par Maria Teresa Epifani Furno. Illustrations de l’auteur. Format 15x20. 96 p. (Michel Bénard) / EBAN, Hommage 100 peintures, Annie Roth éditeur, Lingolsheim, 2015. Format 28x23. 103 p. (Michel Bénard) / Jean- Charles DORGE, Les chemins étoilés, Editions les poètes français, Paris, 2016. (Michel Bénard) / Manolita Dragomir-Filimonescu, A la croisée des poèmes A ver Büvöletében, Traduite par /Forditotta : Bösmörményi Zoltán, Budapest, Iroldami Jelen, 2016. (Michel Bénard) / Pere SOLÀ SOLÉ, Louis Aragon y España, Lleida, Edicions de la Universitat de Lleida, 2014, 302 p. (M.Carme Figuerola) / André-Marie MANGA, Didáctica de lenguas extranjeras, París, L’Harmattan, 158 p. (M. Carme Figuerola) / Jean-François MASSOL (ed.), Écritures de la guerre, Cahiers Roger Martin du Gard, nº 8, Paris, Gallimard, 2014, 263 p. (M. Carme Figuerola) / Michel BÉNARD, Au gré de l’astrobale, Éditions les poètes français, Paris, 2015, 118 p. (Marcella Leopizzi) / Michel BÉNARD, Exil intime, Préface de Giovanni Dotoli, introduction et traduction de Mario Selvaggio, Postface de Marcella Leopizzi, Ed. Universitaire Romane, Rome, 2014. (Claude Luezior) / Dictionnaire des revues littéraires

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ull crític 19_20.indd 10 24/11/2016 13:04:04 au XXe siècle. Domaine français. Sous la direction de Bruno Curatolo, Paris, Honoré Champion, collection «Dictionnaires et Références, 30», 2014, 1352 p. (Àngels Santa) / Dictionnaire du dandysme. Sous la direction d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, Collection « Dictionnaires et Références, 37 », 2016, 723 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres completes sous la direction de Béatrice Didier, 1844 Jeanne, Édition critique par Laetitia Hanin, Paris, Honoré Champion, 2016, 419 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres complètes sous la direction de Béatrice Didier, 1837 Les Maîtres mosaïstes, Édition critique par Françoise Sylvos. Postface de Henri Lavagne, Paris, Honoré Champion, 2016, 236 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1860 Le Marquis de Villemer, Présentation, notes et établissement du texte par Andrée Mansau, Paris, Honoré Champion, 2016, 341 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1857 La Daniella, Edition critique par Alex Lascar, Paris, Honoré Champion, 2016, 892 p. (Àngels Santa) / Le Dictionnaire de l’Académie Française. Langue, Littérature, Société. Sous la direction de Gabriel de Broglie, Hélène Carrère d’Encausse, Giovanni Dotoli et Mario Selvaggio. Avec la collaboration de Claudia Canu Fautré, Roma, Edizioni Universitaire Romane, 293 p. (Àngels Santa) / Aden. Paul Nizan et les années 30. Dossier : Amour et lutte des classes, nº 14, octobre 2015, Amiens, Encrage, diffusions Belles Lettres, 306 p. (Àngels Santa).

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ull crític 19_20.indd 11 24/11/2016 13:04:04 SUMMARY

The Art of the Adaptation: Feminity and Popular Novel

Introduction...... 19 Àngels Santa

George Sand, two Images of Berry

Re-creating Mauprat by George Sand : about some Audio-visual Versions ...... 25 M. Carme Figuerola Cabrol

The film adaptations of George Sand’s novel Fanchon, the Cricket...... 43 Cristina Solé Castells

Both Dumas, from the Father to the Son

The Three musketeers by Alexandre Dumas, from the novel to the cinema: Milady’s appearances...... 57 José Moure & Claude Schopp

Greta Garbo in Dumas heroine’s shoes. A new cinematographic representation of The Lady of the Camellias...... 73 Núria Añó

About Flaubert

The influence of the romantic technique flaubertienne on the cinema...... 89 Juan Bravo Castillo

The literary universe of Gustave Flaubert in The Sopranos...... 105 Ignacio Pilloneto

My Hatreds: Zola in front of Ohnet and Gyp

The representations of femininity in the adaptations of Emile Zola’s Nana for the small and big screen...... 125 Charlotte Andrieux

Georges Ohnet, Filmography...... 147 Daniel Compère

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ull crític 19_20.indd 12 24/11/2016 13:04:04 Representation of femininity in the adaptations for the screen of the novel Le mariage de Chiffon...... 151 Ángela Magdalena Romera Pintor

The Image of the Great War

A Very Long Engagement by Mathilde Donnay. From the Femininity of the narrative text to the femininity of the filmic narrative: two women for a destiny...... 175 José Luis Arráez

can one travel without his knowledge?

Introduction...... 219 Philippe Antoine

Drifts

Travel narratives adrift : travelling on the paths of the imaginary...... 225 Roland Le Huenen

Man doesn’t need to travel to expand himself...... 245 Philippe Antoine

Of some war prisoners deported in Siberia in the XVIIIth century : travelers against their will and travelers without their knowledge ?...... 261 Alain Guyot

Portraits

Dreams of elsewhere : Therese of Lisieux...... 279 Àngels Santa

Travels of no return : Isabelle Eberhardt and Lafcadio Hearn...... 295 Denise Brahimi

Dubuffet’s correspondence: the words of the journey Brut...... 307 Encarnación Medina Arjona

Poems

Travelling to the « flower land » : political thought and fairy tale in George Sand’s work...... 325 Pascale Auraix-Jonchière

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ull crític 19_20.indd 13 24/11/2016 13:04:04 Here and elsewhere : involuntary travellers? Infuences of Spanish civil war and Francoism on a few contemporary Spanish poets ...... 341 Bénédicte Mathios

Reviews...... 357

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ull crític 19_20.indd 14 24/11/2016 13:04:04 REVIEWS

Louise DUPRÉ, L’album multicolore, Montréal, Héliotrope, 2014, 270 p. (Lídia Anoll) / Romain Rolland et Georges Duhamel: Correspondance (1912-1942), édition de Bernard DUCHATELET, Paris, Classiques Garnier, 2014. (Lídia Anoll) / Silvia PANDELESCU, Techniques narratives et descriptives dans l’œuvre de Roger Martin du Gard, Bucarest, Universitatiidin Bucaresti, 2013. Deuxième édition, revue et augmentée. (Lídia Anoll) / ODE Voyage en cosmogonie, Viaggio in Cosmogonia, éditions EUR (Edizioni Universitarie Romane), Traduction Mario Selvaggio. Illustrations Franco Cossutta. Préface Michel Bénard. Format 15x21. (Michel Bénard) / Nathalie LESCOP-BOESWILLWALD, Nos saisons humaines, Editions NLB, Préface Christian Boeswillwald. Illustrations en quadrichromie Madalena Macedo. Format 18x18, 45 p. (Michel Bénard) / Rodica DRAGHINCESCU, Rienne, Collection Accents graves / Accents aigus, Introduction de l’auteure. Illustrations de la plasticienne Suzana Fântânariu, Editions de l’Amandier, Paris, 2015, 50 p. (Michel Bénard) / Jeannine DION-GUERIN, Il fait un temps de tournesol, Edition Editinter – Poésie – 2015. Préface Michel Bénard. Illustrations photographiques Dominique Goutal-Guérin & Michèle Lacker. Format 14x21, 142 p.(Michel Bénard) / Salvatore GUCCIARDO, Méandres. Editions Chloé des Lys, Tournai, 2015. Préface de Joseph Bodson. Traduction italienne par Maria Teresa Epifani Furno. Illustrations de l’auteur. Format 15x20. 96 p. (Michel Bénard) / EBAN, Hommage 100 peintures, Annie Roth éditeur, Lingolsheim, 2015. Format 28x23. 103 p. (Michel Bénard) / Jean- Charles DORGE, Les chemins étoilés, Editions les poètes français, Paris, 2016. (Michel Bénard) / Manolita Dragomir-Filimonescu, A la croisée des poèmes A ver Büvöletében, Traduite par /Forditotta : Bösmörményi Zoltán, Budapest, Iroldami Jelen, 2016. (Michel Bénard) / Pere SOLÀ SOLÉ, Louis Aragon y España, Lleida, Edicions de la Universitat de Lleida, 2014, 302 p. (M.Carme Figuerola) / André-Marie MANGA, Didáctica de lenguas extranjeras, París, L’Harmattan, 158 p. (M. Carme Figuerola) / Jean-François MASSOL (ed.), Écritures de la guerre, Cahiers Roger Martin du Gard, nº 8, Paris, Gallimard, 2014, 263 p. (M. Carme Figuerola) / Michel BÉNARD, Au gré de l’astrobale, Éditions les poètes français, Paris, 2015, 118 p. (Marcella Leopizzi) / Michel BÉNARD, Exil intime, Préface de Giovanni Dotoli, introduction et traduction de Mario Selvaggio, Postface de Marcella Leopizzi, Ed. Universitaire Romane, Rome, 2014. (Claude Luezior) / Dictionnaire des revues littéraires au XXe siècle. Domaine français. Sous la direction de Bruno Curatolo,

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ull crític 19_20.indd 15 24/11/2016 13:04:04 Paris, Honoré Champion, collection «Dictionnaires et Références, 30», 2014, 1352 p. (Àngels Santa) / Dictionnaire du dandysme. Sous la direction d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, Collection « Dictionnaires et Références, 37 », 2016, 723 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres completes sous la direction de Béatrice Didier, 1844 Jeanne, Édition critique par Laetitia Hanin, Paris, Honoré Champion, 2016, 419 p. (Àngels Santa)/ George Sand, Œuvres complètes sous la direction de Béatrice Didier, 1837 Les Maîtres mosaïstes, Édition critique par Françoise Sylvos. Postface de Henri Lavagne, Paris, Honoré Champion, 2016, 236 p. (Àngels Santa)/ George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1860 Le Marquis de Villemer, Présentation, notes et établissement du texte par Andrée Mansau, Paris, Honoré Champion, 2016, 341 p. (Àngels Santa) / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1857 La Daniella, Edition critique par Alex Lascar, Paris, Honoré Champion, 2016, 892 p. (Àngels Santa) / Le Dictionnaire de l’Académie Française. Langue, Littérature, Société. Sous la direction de Gabriel de Broglie, Hélène Carrère d’Encausse, Giovanni Dotoli et Mario Selvaggio. Avec la collaboration de Claudia Canu Fautré, Roma, Edizioni Universitaire Romane, 293 p. (Àngels Santa) / Aden. Paul Nizan et les années 30. Dossier : Amour et lutte des classes, nº 14, octobre 2015, Amiens, Encrage, diffusions Belles Lettres, 306 p. (Àngels Santa).

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ull crític 19_20.indd 16 24/11/2016 13:04:04 L’ULL CRÍTIC 19 - 20

L’art de l’adaptation : féminité et roman populaire Sous la direction d’ Àngels Santa et M. Carme Figuerola

ull crític 19_20.indd 17 24/11/2016 13:04:04 ull crític 19_20.indd 18 24/11/2016 13:04:04 Introduction

Àngels Santa

Nous abordons aujourd’hui un thème très intéressant qui a souvent fait objet de polémique, car cinéma et littérature ont toujours été étroitement liés. Comme dit Anne-Marie Baron1, « Le cinéma n’a cessé, depuis ses débuts, de se définir par rapport à une écriture littéraire [...] toujours fondatrice de son identité ». Il est certain que, dans cette perspective, le cinéma est le continuateur d’une tradition narrative, qui ne manque pas de susciter une rivalité foncière entre le nouvel art — le cinéma — et l’art traditionnel — la littérature. Souvent, les critiques littéraires se plaignent que le cinéma conditionne, influence et limite l’imaginaire du lecteur. Il est difficile, quand on lit Autant en emporte le vent après avoir vu le film, d’imaginer Scarlett O’Hara avec un autre visage que celui de Vivien Leigh. Les images se substituent au texte et font de lui un produit différent, ni pire ni meilleur, mais autre. Car le cinéma est un langage, un langage en lui-même qui donne lieu à l’écriture cinématographique. Avec le temps, littérature et cinéma deviennent des arts voisins, mais la modernité conclut à la suprématie du cinéma, envisagé comme la synthèse de tous les arts. L’intellectuel italien Ricciotto Canudo a été le premier à baptiser le cinéma comme « le septième art ». À ses débuts, nous pouvons considérer le film comme le successeur du grand roman populaire du XIXe siècle. Il privilégie le roman de mœurs et s’alimente d’un besoin de vulgarisation, remplaçant sans doute le rôle des cabinets de lecture et de la lecture en groupe. Le roman sera la grande source

1 Anne Marie BARON, Romans français du XIXe siècle à l’écran. Problèmes de l’adaptation, Cahier Romantique nº 14, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 7.

L’art de l’adaptation (2016): 19-21. ISSN 1138-4573 / DOI 10.2101/luc.19.20.01 19

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d’inspiration des premiers cinéastes français. Ils y puisent des intrigues qui intéressent le public. Mais si nous envisageons le point de vue de l’œuvre littéraire, plusieurs problèmes se posent : comment faut-il considérer le cinéma ? Comme une traduction ? Comme une illustration ? Ou simplement comme une adaptation, non couramment employée et qui englobe les autres ? Dans tous les cas, un problème est soulevé, celui de la fidélité... Fidélité dont le sens peut s’interpréter de manière différente, selon les points de vue Essayons d’y voir de plus près concernant l’adaptation. Francis Vanoye a consacré à cet aspect un ouvrage qui est devenu un classique2. Il ses situe du point de vue du cinéaste et il constate que l’adaptation est une affaire de technique et d’esthétique. Il insiste sur l’idée que beaucoup de monde a sur l’adaptation, en la considérant comme un travail suspect, une relecture du texte souvent infidèle ou personnelle, qui se prête à la controverse ; on utilise souvent les mots de copie, vol, citation, plagiat. Le cinéma devient un vampire, considéré comme un art du pillage. De toutes les façons, il faut envisager les choses de manière positive et penser que l’adaptation peut être valorisante de l’œuvre adaptée et qu’il faut qu’elle soit valorisée en elle-même. À l’imaginaire de l’auteur il faut joindre celui du cinéaste pour obtenir un produit de qualité. Répéter, copier exactement une œuvre n’est pas intéressant, il faut être fidèle à l’esprit d’une œuvre, pas à la lettre et trouver un espace à la rêverie. L’adaptation a pris une telle ampleur de nos jours que certains se sont posé le problème de la considérer comme un genre. Vanoye penche plutôt pour la définir comme une catégorie, qui aurait plusieurs fonctions : –– alimenter le cinéma en fictions ; –– trouver une caution littéraire qui l’aide à avoir une certaine crédibilité ; –– traduire et diffuser le patrimoine culturel ; –– doubler la littérature, créer des séries cinématographiques face aux séries littéraires3. Il faudrait aussi dire un mot sur les rapports des écrivains avec le cinéma. Beaucoup d’écrivains, dont Gide, Martin du Gard, Sartre, ont été très intéressés par le cinéma, car ils y ont vu un complément important pour leur travail. D’autres comme Marguerite Duras ou Alain Robbe-Grillet l’ont pratiqué. D’autres ont refusé les adaptations proposées par les cinéastes comme Marguerite Duras à propos de L’Amant. Mais les rapports conflictuels ou non, continuent et parfois matérialisent une collaboration intéressante.

2 Francis VANOYE, L’Adaptation littéraire au cinéma, Paris, Armand Colin, 2011. 3 Ibid., pp. 118-119.

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Quoi qu’il en soit, nous partageons tout à fait l’avis d’Anne-Marie Baron, selon lequel « il est impossible de revenir en arrière. Le film et le roman sont à jamais complémentaires »4. Les textes qui suivent nous permettront d’approfondir le problème, de réfléchir aux diverses possibilités, à travers l’étude des cas particuliers des adaptations de George Sand (Figuerola, Solé), de Dumas (Moure, Schopp, Añó), de Flaubert (Bravo, Pilloneto), de Zola (Andrieux), de Gyp (Romera) et de Japrisot (Arréz). Nous tenons aussi à souligner l’importante contribution de Daniel Compère qui nous offre la filmographie de Georges Ohnet, texte qui nous permettra d’envisager des études minutieuses, individuelles ou d’ensemble, sur la comparaison entre les textes de cet écrivain et leur adaptation à l’écran. Panorama incomplet, sans doute, mais qui ouvre des portes pour une étude plus nuancée et détaillée à l’avenir.

4 Anne-Marie BARON, op.cit., p. 139.

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ull crític 19_20.indd 21 24/11/2016 13:04:04 ull crític 19_20.indd 22 24/11/2016 13:04:04 George Sand, deux images du berry

ull crític 19_20.indd 23 24/11/2016 13:04:04 ull crític 19_20.indd 24 24/11/2016 13:04:04 Revisiter mauprat de george sand: à propos de quelques versions audiovisuelles

M. Carme Figuerola Cabrol Universitat de Lleida [email protected]

Rebut: 15 de desembre de 2014 Acceptat: 12 d’abril de 2015

Resum Revisitar Mauprat de George Sand : a propòsit d’algunes versions audiovisuals Aquest article es proposa posar de manifest les raons que van impulsar alguns adaptadors a privilegiar Mauprat i no altres obres de la mateixa autora per a dur- la a la pantalla. En concret pren com a referència la versió cinematogràfica de Jean Epstein de 1926 i la telesèrie produïda l’any 1972 per Jacques Trébouta. Tot i considerar l’aspecte de la fidelitat, present ja des del títol mateix d’ambdues adaptacions, l’estudi pretén subratllar aquells mitjans pels quals es trasllada al públic l’essència de la novel·la que vol mostrar la importància de l’educació per a aconseguir el progrés. La distància cronològica que separa les versions tractades i amb ella l’evolució del cinema mut al parlat, del blanc i negre al color, condueixen a oferir solucions pròpies en base a la relectura que fa cadascú de l’obra original. Es concedeix una particular atenció a l’estudi dels personatges, a les transformacions, addicions i supressions que permeten fer paleses les singularitats dels protagonistes Edmée i Bernard però també d’altres personatges com Patience, individu trascendent en l’univers creat per Sand.

Mots Clau Mauprat, George Sand, Jean Epstein, Jacques Trébouta, adaptació, escriptura cinematogràfica, telesèrie.

Résumé Revisiter Mauprat de George Sand: à propos de quelques versions audiovisuelles Cet article se propose d’analyser les raisons de certains adaptateurs pour privilégier Mauprat et non pas d’autres travaux de l’écrivaine afin de porter ce roman à

L’art de l’adaptation (2016): 25-42. ISSN 1138-4573 / DOI 10.2101/luc.19.20.02 25

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l’écran. Plus précisement sont prises en compte les deux versions le film de Jean Epstein tourné en 1926 et le téléfilm de 1972 élaboré par Jacques Trébouta. Malgré que le concept de fidélité, présent déjà dans le titre même des deux adaptations, l’étude prétend mettre en lumière les moyens utilisés afin de rendre au grand public l’essence du roman, c’est-à-dire, l’importance de l’éducation pour atteindre le progrès. La distance chronologique entre les deux versions et en conséquence, l’évolution du cinéma muet au cinéma parlé, du noir et blanc à la couleur, de même que des buts propres aux cinéastes amènent à des solutions différentes en vertu de la relecture que chacun en fait. Une particulière attention est accordée à l’étude des personnages, à leurs transformations, les additions ou suppressions qui permettent de montrer les singularités des protagonistes ainsi que d’autres créatures telles que Patience, un individu transcendent dans l’ouvrage sandien.

Mots Clés Mauprat, George Sand, Jean Epstein, Jacques Trébouta, adaptation, écriture cinématographique, téléfilm.

Resumen Revisitar Mauprat de George Sand: a propósito de algunas versiones audiovisuales Este artículo se propone poner de manifiesto las razones que motivaron a ciertos adaptadores a privilegiar Mauprat y no otras obras de la misma autora para llevarla a la pantalla. En concreto toma como referencia la versión cinematográfica de Jean Epstein de 1926 y la teleserie producida en 1972 por Jacques Trébouta. Pese a considerar el aspecto de la fidelidad, presente en el título mismo de ambas adaptaciones, el estudio pretende subrayar los medios por los que se traslada al público la esencia de la novela con tal de mostrar la importancia de la educación para el progreso. La distancia cronológica que separa tales versiones y con ella la evolución del cine mudo al hablado, del blanco y negro al color, sugieren soluciones propias en base a la relectura que cada uno realiza sobre la obra original. Se concede una particular atención al estudio de los personajes, a las transformaciones, adiciones y supresiones que permiten plasmar las singularidades de los protagonistas Edmée y Bernard además de las de otros personajes como Patience, ser trascendente en el universo creado por Sand.

Palabras Clave Mauprat, George Sand, Jean Epstein, Jacques Trébouta, adaptación, escritura cinematográfica, teleserie.

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Abstract Re-creating Mauprat by George Sand : about some Audio-visual Versions This article analyzes the reasons of certain adapters to privilege Mauprat instead of other work by the authors in order to carry this novel to the screen. More precisely are taken into account two versions: the one by Jean Epstein turned in 1926 and a telefilm worked out in 1972 by Jacques Trébouta. Although the concept of fidelity, present already in the title itself of the two adaptations, the study tries to put in light the means used in order to return to the general public the message of the novel, i.e., the importance of education to reach progress. The chronological distance between the two versions and consequently, the evolution of the silent films to the talking films, of the black and white to the color, bring to different solutions under the terms of each one’s reading. This approach focuses on the main characters, with their transformations, the additions or suppressions which show the singularities of the main roles as well as other beings such as Patience, a significant individual in Sand’s work.

Keywords Mauprat, George Sand, Jean Epstein, Jacques Trébouta, Adaptation, Film Writing, series.

Depuis que Mauprat est en germe Sand prend conscience que l’intrigue — conçue tout d’abord comme une simple nouvelle — acquiert une envergure remarquable à en juger par ses atouts. Dès ce moment, sans dénier l’ambiance champêtre et les thèmes qui lui sont chers, l’écrivaine fait appel aux traditions du roman gothique, du roman historique et sentimental pour y aborder un principe philosophique majeur dans sa pensée : le progrès de l’humanité ne peut s’atteindre que par l’éducation, dont les effets sont plus efficaces si elle est transmise par le biais de l’amour. Comme l’avertit Sand dans sa notice, elle voudrait « peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le mariage »1, projet qui prend d’autant plus novateur que les romans antérieurs avaient noirci cette institution.

1 George SAND, Mauprat, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.

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Cette qualité a sans doute contribué à la reconnaissance et succès de Mauprat. Tel aspect, de même que l’entrecroisement de thèmes qui y fourmillent, font de ce récit un appât pour le monde de l’adaptation littéraire. Les versions cinématographiques des ouvrages de Sand n’ont pas suscité une longue liste. Rien de particulier si, comme d’habitude, on la compare à des contemporains tels que Balzac, Flaubert ou Zola... Les chefs- d’œuvre feraient défaut chez elle? À notre avis, la personnalité de l’écrivaine a eu une telle empreinte qu’elle a voilé les mérites d’une œuvre remarquable. Les cinéastes, tout comme les critiques littéraires d’une première époque, se sont laissé prendre à cet engouement et ont focalisé leur effort sur les films à caractère biographique. Le tout s’appuyant sur la personnalité prenante de l’auteure qui a souvent voilé les mérites d’une œuvre considérable. Cet engouement a produit une focalisation sur l’autobiographie de l’auteure que souvent on a prise en tant que reflet vrai de sa réalité intime2 où elle fait usage de nombreuses techniques utilisées dans son écriture fictionnelle. L’intérêt des adaptateurs pour Mauprat se doit en partie à sa proximité de l’écriture biographique : Bernard utilise la première personne pour porter un regard introspectif sur sa vie. Le passé est mis en revue à une distance temporelle qui explique son jugement sévère à certaines reprises3. Mais le mérite de cet ouvrage auprès de l’audiovisuel vise moins le contenu que la forme car Sand élabore un récit oral où la présence des auditeurs ne cesse pas d’être envisagée. Cette fluidité de l’oral rend le texte source beaucoup plus malléable et apte à être modelé d’après les patrons sémiotiques exigés par le cinéma et la télévision. Sand elle-même avait éprouvé les avantages de telle caractéristique dans la transposition théâtrale du roman. L’analyse d’Isabelle Michelot montre que « les différences entre le dialogue du roman et celui de la pièce sont presque inexistantes »4. Le passage à l’écran peut donc se produire d’une façon plus naturelle. Or, notre propos ne tient pas à

2 Nous nous en tenons à l’étude d’Histoire de ma vie réalisée par Anne-Marie BARON dans Romans français du XIXe siècle à l’écran. Problèmes d’adaptation, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2008, p. 53-70. 3 Dans le roman le lecteur est rassuré d’emblée car il prend conscience depuis l’incipit que le narrateur est un homme respecté. L’évocation du trépas d’Edmée, cette « fée transformatrice », de même que l’encadrement de la romancière portent l’attention sur le procès de transformation entre son état rustre et sa valeur dernière. 4 Isabelle MICHELOT, «De la théâtralité de l’intime à la théâtralisation du conflit », AA.VV., George Sand. Une écriture expérimentale, Presses Universitaires du Nouveau Monde, New Orleans, 2006, p. 237.

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relever les aspects mimétiques des adaptations, leur fidélité5, mais les solutions proposées pour rendre les enjeux du texte puisqu’elles nous semblent mettre en relief la richesse de ce dernier. Il existe deux versions de Mauprat : le film de Jean Epstein6 tourné en 1926 et le téléfilm7 de 1972 élaboré par Jacques Trébouta. Les adaptateurs ont toutefois des parcours distincts, mais singuliers dans leurs respectifs domaines : Epstein, polonais, avait fait des études en médecine à Lyon où il a aussi travaillé pour Auguste Lumière. Avant de se consacrer au cinéma en , il s’est voué à la littérature qu’il a explorée d’une nouvelle optique, celle de l’avant-garde. Après les années 20 il plonge dans le septième art, aussi bien du point de vue théorique que pratique, auquel il a apporté une nouvelle philosophie et une facture moderne. De sa part la carrière plus discrète de Trébouta se mène à terme dans l’univers télévisuel où il a assuré plusieurs fonctions, notamment celles de réalisateur et de producteur. Un trait pourtant les rapproche : leur goût commun pour la littérature. Férus de lectures, ils n’ont pas hésité à porter à l’écran les adaptations de récits qui les auraient marqués tels la Belle Nivernaise d’Alphonse Daudet et Les Histoires extraordinaires, du côté d’Epstein et Le Nœud de vipères de Mauriac, pour ce qui est de Trébouta. Dans les deux cas les adaptations gardent le même titre que le texte d’origine, ce qui permet de faire le lien avec le roman et qui, par sa sonorité, pourrait convenir le spectateur. Par ailleurs, le titre a la vertu de l’ambigüité. Certainement Sand poursuivait sa pratique d’attirer l’attention sur le personnage éponyme. Toutefois le nom porte sur Bernard de même que sur Edmée. Vu son pari en faveur de la complémentarité entre les deux sexes, eu égard à la quête d’équilibre des deux que l’auteure recherche sans trêve, ce principe, est-il respecté au sein des adaptations? Dans le roman Edmée incarne une jeune fille belle et intelligente. Sa beauté n’est pas vaine, dans le texte elle est louée depuis le début. Dans l’esprit sandien ce trait devient valorisant car sa beauté ne relève pas de l’artifice. Tout au contraire, elle émane de la nature

5 Nous ne reviendrons pas sur le débat a propos de la fidélité, puisqu’il a déjà été mis en avance par plusieurs théoriciens comme le remarque Anne-Marie BARON dans Romans français du XIXe siècle à l’écran. Problèmes d’adaptation, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2008. 6 Mauprat, Jean Epstein, France, 1926, interprètes : Sandra Milowanoff, Nino Constantini. 7 Mauprat de George Sand, Jacques Trébouta, France, 1972, interprètes : Jacques Weber, Karin Petersen.

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parce qu’elle estime la magie comme une source de connaissance8. Comme tant d’autres héroïnes sandiennes, Edmée est pourtant une fille qui échappe aux langueurs romantiques. Elle répond, pour parler avec Anne-Emmanuelle Berger9, à une idéalisation de la femme. Par cette vertu elle peut atteindre une valeur atemporelle, voire universelle que Sand elle-même met en avance au moment de la représentation théâtrale de Mauprat. A cette occasion George Sand communiquait à Chojecki, écrivain et journaliste directeur littéraire de publications telle La Presse ou le Temps, sa prise de décision sur l’actrice qui devait jouer le rôle d’Edmée :

Je voudrais clore le débat par mademoiselle Baretta. J’y gagnerais d’être sûre que le rôle sera bien joué. On m’objectera qu’elle ne joue que les ingénues. Ça me serait égal. Edmée peut avoir dix huit ans, aussi bien que vingt-cinq10.

Edmée incarne donc une femme forte, qui dans le récit n’hésite pas à manier le poignard comme un homme sans doute pour se protéger des avances maladroites de Bernard, mais aussi parce qu’elle s’engage dans une lutte de pouvoir propre des temps de la féodalité. Tout le long du roman la métaphore de l’élévation joue son rôle majeur : d’une part elle fait appel à l’instruction que doit acquérir Bernard, de l’autre elle rappelle l’amour courtois où la dame aimée occupe une position plus élevée, ce dont les adaptations vont rendre compte. Par ailleurs, l’héroïne est une intellectuelle : à une époque où la femme reçoit une mièvre éducation, elle devient éducatrice et montre son autonomie du fait qu’elle n’aime pas certaines activités conçues comme féminines, à l’instar de la couture. Elle a ses propres idées et prend son parti quant à l’option révolutionnaire souhaitée — ses sympathies pour la Montagne se montrent de façon claire. L’emprise de ces caractéristiques trouve son retentissement dans le film d’Epstein. D’abord le cinéaste parie pour Edmée comme vraie protagoniste. Il choisit de la mettre en valeur depuis le début. Le directeur accorde ce rôle à l’actrice française Sandra Milovanoff. Celle-ci avait quitté la Russie et la danse classique suite à la révolution bolchévique et dont la beauté avait charmé Louis

8 La magie permet, comme le prouve plus tard son éclaireuse La Petite Fadette ou son conte de « La Fée Poussière », de se rendre compte que “le seul maître à étudier, c’est la nature” (George SAND, Contes d’une grand’mère [en ligne], http://beq.ebooksgratuits.com/vents/Sand-contes1. pdf [page consultée le 8 avril 2015], 1876, p. 159). 9 “L’amour sans hache » in Littérature nº 134, 2004, p. 57. 10 George SAND, Correspondance. 1812-1876. Vol VI, Calmann Lévy, Paris, 1884, p. 303.

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Feuillade sous la direction duquel elle avait entamé sa réussite. En 1925 elle a joué à la fois Fantine et Cosette pour l’adaptation de Les Misérables, ce qui a l’a consacrée dans cet univers du cinéma. Par une succincte introduction Epstein informe sur la vie commode du noble Hubert et sur le penchant d’Edmée pour la montée à cheval et les premières images se centrent déjà sur la fille. Or, ce début mérite l’attention par sa singularité : certes, le cinéaste épargne à son spectateur les détails à propos de l’enfance de Bernard qui occupent les premiers chapitres du roman et qui, en revanche, sont repris en entrée dans la version de Trébouta. Pourtant, Epstein reproduit, à nos yeux, les détails essentiels de l’esprit sandien par deux moyens : l’écriteau informe sur les craintes du père à propos du goût de sa fille pour les chevaux. Ce texte s’enchaîne avec le premier plan d’un cheval dont la salive écumeuse du museau qui contraste avec sa crinière noire crée une atmosphère effrayante. Le cheval a une importance singulière parmi les tendances surréalistes, ce qui aurait pu attirer aussi Epstein, curieux des changements que les idées d’avant-garde amènent au cinéma11. De surcroît, cette impression d’égarement acquiert d’autant plus de relief que la scène fait suite à un gros plan du visage de la jeune écuyère, les yeux effarouchés même si elle tient le cheval par la bride. La panique qui s’est profilée d’emblée n’est pas attribuable à une éventuelle faiblesse du personnage. Bien au contraire, pour rendre manifeste le caractère intrépide de l’héroïne le scénario multiplie les éléments ayant comme but une meilleure lisibilité de l’horreur : le plan sur les arbres agités par le vent, le changement de luminosité du feuillage par lequel on rend compte du passage du temps, le loup qui paraît de manière fugace entre la végétation constituent des éléments cherchant à renforcer l’idée de danger; enfin la tour de la Roche Mauprat en ruines, dont le narrateur précise qu’elle inspirait le terreur12, est le maillon final de cette progression qui fournit un sentiment « obscur » qui équivaut à l’atmosphère du roman. N’oublions pas que George Sand utilise des schémas et des stratégies typiques du roman noir. Le film donne une impression globale négative vu que tous les éléments (la femme, les animaux et le cadre spatial) se déclinent dans ce sens. D’un autre côté le fait de filmer la forêt depuis le premier plan indique la transcendance pour le directeur des espaces extérieurs et notamment de la nature. Le bois trouve un écho remarquable dans le film et malgré ses incursions d’avant-garde, indique le faible du cinéaste pour le romantisme. Surtout que

11 Jean EPSTEIN, Écrits sur le cinéma, Seghers, Paris, 1975, tome 2. p. 70-71. 12 Le film insiste sur ce point en fixant la caméra sur en paysan qui part affolé lorsqu’il l’aperçoit.

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la structure du film l’oppose au château de Saint-Sevère, présenté comme un bâtiment solide et imposant, aux antipodes de La Roche Mauprat. La souillure à laquelle devra se soustraire la jeune fille ne se fait pas attendre et reste suggérée par le pied sur la fange : l’écuyère costumée avec l’élégance de la maison Souplet, célèbre à l’époque par ses contributions au théâtre et au cinéma, salit sa bottine et sa robe dans une mare hideuse. Par un premier plan la caméra focalise ce geste et symboliquement anticipe la macule qui va s’ensuivre. Cette introduction est vite confirmée par une deuxième séquence qui transporte le spectateur à La Roche Mauprat : le feu, l’individu exécuté à la pendaison — mis en avance par un plan sur le trépassé et ses yeux ouverts dans le vide — s’opposent par un enchaînement de plans aux mœurs de cour de Saint-Sevère. La déraison grandit jusqu’au point de porter sa griffe sur Edmée : à la souillure extérieure de sa robe se superpose la flétrissure intérieure que supposent les avances maladroites de Bernard. Epstein profite de la séquence pour révéler l’identité du protagoniste masculin ainsi que pour dévoiler le caractère d’Edmée. La scène prend d’autant plus de relief que pour en accentuer le suspense le scénariste coupe le moment d’intimité entre Bernard et Edmée par des images extérieures de la maréchaussée dans sa poursuite contre les brigands. Ces plans sont produits à l’aide d’un philtre bleu (10 :30 à 10 :50) — pour simuler la nuit — ou rouge — pour porter allusion au feu de la bataille —, à la fois qu’ils remarquent la double menace qui met en péril la femme et ce qu’elle représente. C’est en vertu de cette dichotomie que deux arguments sont énoncés pour contrecarrer la situation : son identité agit en tant qu’étendard devant la protéger de Bernard puisque le film déclare par les légendes qu’Edmée est devenue la rançon de leur libertinage. La mémoire du père, le chef de la lignée, évoque la fidélité propre de cette aristocratie médiévale que Sand a voulu dépeindre. Mais Epstein ne cède pas à la facilité et attribue à Bernard un profil nuancé: d’une part l’évanouissement d’Edmée dans ses bras et son baiser sur la joue apportent une touche romantique et font de lui un être moralement acceptable. Par là, l’emprise d’Edmée ne relève pas que du physique tout comme dans le texte source. De l’autre, le scénariste rend l’intrigue vraisemblante car il fait du protagoniste un pair de ses ancêtres par sa contribution à la lutte sans pour autant rester dupe de leurs forfaits : la friandise de l’oncle par rapport à la jeune fille (14 :18) qui se superpose à des premiers plans cherchant à vanter la beauté d’Edmée, est ainsi contrebalancée par le visage serein de Bernard devenant son protecteur. La séquence finit par montrer une ambivalence du personnage féminin nécessaire pour la progression de l’action : Edmée fait preuve d’un caractère ambivalent puisque sa ruse pour se sauver et la tentative de

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préserver Bernard de l’influence malsaine de ses oncles se confondent. Epstein reflète donc le principe sandien d’une protagoniste qui ne s’effraie pas des horreurs découvertes dans l’altérité de sa branche et qui agit en conséquence afin d’éduquer son cousin en mobilisant tous les outils à leur portée aussi bien morale qu’intellectuellement. Dès lors cette volonté d’élever l’autre est manifeste auprès de l’adaptateur : comme les dames de la féodalité elle apparaît en châtelaine à la fenêtre exigeant à son amoureux de quitter sa sauvagerie (41 :48). Si l’écrivaine n’hésite pas à lui faire empoigner les armes comme un homme, Epstein rend ce même aspect masculin d’Edmée à travers le pacte qu’elle établit avec Marcasse (49 :20) : à sa demande de veiller sur son bien-aimé, l’accord est scellé par un signe masculin. La caméra alterne le regard étonné du serviteur à celui de la dame mais par un plan rapproché l’attention est fixée sur le parcours effectué par les mains d’Edmée : ce qui débute par un geste affectif finit par une poignée de mains, geste éloquent puisque, nous suivons Chevalier et Gheerbrant, cette partie corporelle « sert d’arme et d’outil »13. Ce geste est correspondu par Marcasse qui lui confie son seul bien, le chien, dans un échange qui renforce leur parité. Le côté féminin de la protagoniste est pourtant valorisé par Epstein : non seulement il reproduit des scènes de la vie galante où elle est courtisée par M. de la Marche, mais aussi il rend hommage à la beauté de l’actrice par des premiers plans qui l’accentuent en répondant ainsi à la facture de Sand14. Une licence dans le scénario mérite une remarque : bien que dans le roman source Edmée n’aime pas la couture, Epstein construit une scène transcendante où elle paraît en train de faire de la broderie. Par le rappel du mythe grec aussi bien le spectateur diégétique, en ce cas M. de La Marche, que l’extradiégétique comprennent que le candidat de son cœur est Bernard. Nouvelle Pénélope elle l’attend, confiante en la perfectibilité de l’être humain et donc, le progrès de son bien-aimé. A cause de la différente syntaxe exigée des moyens audiovisuels, Epstein se sert de l’imaginaire classique pour suggérer le temps écoulé : la broderie symbolise le délai nécessaire afin de réussir à la métamorphose. Ce même mythe est visé dans la version télévisuelle : Trébouta présente Edmée à son ouvrage lorsque se produit le retour inespéré de Bernard après sa période de formation en Amérique. Nouvel Ulysse, il revient sain et

13 Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, Paris, 1982, p. 603. 14 “Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n’est pas moi seulement qui l’atteste ; elle a laissé une réputation de beauté qui n’est pas encore oubliée dans le pays. « (Mauprat, op. cit., p. 74)

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sauf de ce « voyage-épreuve », expression que nous devons à Béatrice Didier15. Le canevas préside l’acte de reconnaissance sur lequel s’attarde la caméra dont le travelling montre leur accolade de par tous les angles. Vision soulignée par l’adjuvant musical qui ponctue le côté émotionnel de la séquence. Dans ce cas le réalisateur met son accent sur le protagoniste masculin et sur les changements que l’aventure américaine a produits dans son procès de mûrissement. Trébouta rend hommage au principe très sandien qui exige à l’amoureux lé rite de séparation de la femme aimée s’il veut réussir à la conquérir dès son retour. Quant à Bernard, la version d’Epstein modifie la narration de son passé. Le récit introspectif du passé n’est plus livré par ce personnage même, mais le père d’Edmée. Pour ce faire le scénariste prépare une situation limite : après avoir sauvé Edmée Bernard est pris par les gendarmes et faillit être pendu. Sa cousine demande à son père de le libérer en paiement de son aide, ce qui provoque une exigence d’explication de la part du fiancé La Marche. Ce déplacement recherche une autorisation des arguments énoncés à propos des origines de Bernard : si celui-ci avait paru aux yeux du spectateur comme un bandit sans plus, alors que Hubert de Mauprat incarnait depuis le début la sagesse, la raison et l’autorité sociale. A lui donc de révéler le passé marquant de son neveu et de le présenter comme un échec, une dette à lui-même, n’ayant pas pu empêcher l’autre branche de la famille d’exercer de mauvaises influences. Techniquement le flash-back est marqué par un écran rempli par un entassement de cierges. Porter l’objectif exclusivement sur des objets implique une cassure avec les scènes précédentes fixées sur l’action humaine. La séquence résumant l’histoire passée se trouve encadrée par l’image d’une mère défunte. Le scénario traduit par là l’innocence d’un enfant adonné à la lecture, étranger aux tiraillements familiaux qui guettent sa destinée. La rivalité entre les deux lignées des Mauprat prend son envergure par un plan général où s’opposent la figure sinistre de Jean de Mauprat avec sa cape — élément qui est appelé à jouer un rôle symbolique : c’est grâce à lui que le spectateur décèle l’identité du meurtrier — et Hubert de Mauprat dont la piété est marquée par l’éclat et la luminosité de sa perruque blanche. Epstein continue à avoir recours au regard. A propos de Jean il dénonce sa perfidie alors qu’en contrepartie on lit la peur dans les yeux de l’enfant kidnappé. Les effets nocifs qui s’ensuivent à tel genre de vie et d’instruction prolongée par le passage du temps sont déclarés à l’aide d’un changement d’espace avec deux plans qui se superposent dont l’un montrant les arbres agités par le vent — faisant écho à ceux qui ont précédé la prise en otage d’Edmée. Comme dans un rite initiatique le nouveau-né reçoit à

15 Béatrice DIDIER, George Sand. Un long fleuve d’Amérique, P.U.F., Paris, 1998, p. 184.

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son arrivée à la Roche Mauprat son baptême au vin. Dans l’esprit du récepteur cet aperçu se joint au passage d’Edmée à La Roche Mauprat et suffit à rendre compte de l’éducation brutale qu’a subie Bernard. Comme chez Sand, il n’est toutefois pas question de lui attribuer une cruauté sadique : le film l’a bien prouvé en le profilant depuis son entrée en matière en guise de protecteur de la jeune fille auprès des brutes de ses oncles. Plusieurs scènes s’attardent à mettre en relief sa sauvagerie : sa maladresse à la vie de cour le trahit. Le scénariste a surtout recours à des moments de la vie ordinaire — la séance d’habillage et de coiffure, son exploration à l’écart de tous les éléments du salon où La Marche courtise Edmée — mais avant tout tel aspect de sa personnalité apparaît lors des tourments de l’amour. A nouveau Epstein prend appui sur le procédé du contraste : la rivalité entre le noble La Marche et le rustre Bernard se manifeste à plusieurs reprises. Le film additionne les scènes à l’intérieur du château dans les jardins qui l’entourent — ce qui répond au goût d’Epstein pour le filmage extérieur — pour explorer cette maladresse. De plus il en fait un trait propre au psychisme de Bernard. Ainsi par un gros plan en sépia sur La Marche et Edmée seuls en bateau, le spectateur est amené à comprendre la jalousie qui rend malade Bernard. Reproduction du topique de la maladie d’amour, certes, mais aussi procédure qui relève des idées d’Epstein pour qui

Les images ne devaient plus raconter ce qu’un héros faisait ou disait, mais ce qu’il pensait, tout ce qu’il pensait, en respectant le désordre apparent de cette activité psychique.16

Ce même travail sur le psychisme suggéré par l’image est exploité au retour de Bernard d’Amérique pour bien saisir les différentes étapes de son éducation. En conséquence, lorsque la question du patrimoine devient un nouvel obstacle à son union avec Edmée, Epstein utilise les surimpressions pour mettre en scène le procès mémoriel auquel se livre Bernard : alors que l’un des plans correspond au protagoniste, l’autre se centre sur les forfaits ignobles commis à La Roche Mauprat et les présente en défilé. Ce monde obscur, l’inquiétude qu’il provoque chez le rêveur contrastent avec l’insouciance et l’allégresse du jour de chasse qui suit à cette séquence. Or, l’accident d’Edmée s’enchaîne avec ce passage funeste de par un élément commun : la cape de Jean de Mauprat qui le dénonce comme auteur du coup de fusil. N’oublions pas qu’Epstein s’est posé le problème des moyens de conjonction entre les plans

16 Jean EPSTEIN, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 102.

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successifs et que sous cette simplicité apparente il subsiste un pari en faveur de l’épuration des images afin d’éviter « la confusion par excès de données »17. Par cette association entre les séquences le spectateur sait que le procès judiciaire auquel doit se soumettre Bernard est une évidence des limites de la justice, de son arbitraire. La partialité se révèle d’autant plus funeste qu’elle ranime la folie de Bernard. Dans ce cadre de détresse morale la surimpression de plans reproduit encore les tourments de l’amour : Epstein révèle la songerie du prisonnier à sa bien-aimée dont la démesure contraste avec la petitesse de l’homme pour suggérer l’emprise sur lui.

Quant à la version de Trébouta, comme nous l’avons dit, elle se trouve plus proche au texte source puisque l’avantage du cinéma parlé permet à la voix off de Bernard de porter jugement sur son passé, la présentation du protagoniste à l’écran démarre par l’antithèse : une opposition entre le visage reboutant de Jean de Mauprat et celui de l’enfant ponctue son ingénuité d’autant plus remarquée par le commentaire du brigand sur son identité mâle ou femelle (06 :34). Le fou rire et la boiterie du bandit accentuent ce côté abject de celui qui devient son précepteur. La vision du scénariste reste beaucoup plus déterministe puisqu’elle institue un lien entre le sang des Mauprat, leurs vilenies et celles commises par le jeune Bernard. Le réalisateur insiste sur cet aspect par l’accumulation de châtiments dont il est témoin. Dans ce cas, à la différence d’Epstein qui fait du protagoniste un être étranger à la cruauté, le

17 Jean EPSTEIN, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 94.

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seul alibi par lequel Bernard justifie l’acceptation de ces méchancetés réside dans sa peur. Son passage à l’âge adulte se traduit par la décomposition du groupe qu’entraîne le décès du grand-père. Une longue scène de cavalcade sur un Bernard devenu genêt adulte — et donc inclus dorénavant parmi l’ensemble des bandits — permet le narrateur d’énoncer tous les vices acquis. Cette séquence contraste avec la scène d’intérieur à La Roche Mauprat dominée par le vacarme de l’orage, le fou rire de l’oncle qui préfigurent le péril et qui marquent leur empreinte dans l’esprit du protagoniste car il les évoque dans son procès mémoriel. La musique joue ici un rôle important : par un plan général la caméra focalise le regard vers la nouvelle arrivée, Edmée, située depuis son entrée dans une position élevée par rapport à Bernard. L’effet de la femme est amplifié par le fonds musical qui efface tout commentaire du narrateur off jusqu’à la prise de parole de la fille elle-même. Trébouta ajoute à cette scène une touche de suspense par le recours de l’identité différée : alors que d’un geste maladroit le protagoniste rend son nom, elle ne révèle le sien qu’à la manière d’un talisman pouvant la protéger du danger. Le premier plan sur Bernard souligne la transcendance de l’annonce et la consacre comme protagoniste. C’est ainsi que la scène dérive vers une situation opposée et la fille réussit à mettre Bernard à genoux. Le spectateur peut y déposer sa confiance non seulement par l’autorité de la voix off — qui conserve des attributions identiques à celles du narrateur sandien — mais aussi par l’insistance de la version télévisuelle sur la bonté — thème rousseauiste — innée de Bernard puisque c’est ce sentiment qui le pousse à assurer la liberté de sa cousine, fût- ce au risque de sa vie18. Le manque de raffinement de Bernard trouve ici son expression par la dissonance entre ses actes — son comportement à table, le traitement des domestiques — et la musique culte qui sert de fonds à ces images (47 :16). Les bandes musicales sont utilisées à maintes reprises pour suggérer la formation et son acheminement vers une position instruite. Ce processus prend son temps et la version télévisuelle prouve que les leçons de l’abbé ne réussissent pas à supprimer son côté sauvage. A la rétorque que fait Edmée à sa maladresse, la riposte de Bernard sur la position du « bon sauvage » (57 :30) traduit l’idée de Sand que la formation intellectuelle ne suffit pas à assurer le bonheur de l’individu. Sa position inférieure est rappelée à d’ultérieurs moments qu’on ne peut pas tous traiter dans ce cadre. Néanmoins l’un d’eux nous semble

18 Bernard se montre prêt à se laisser prendre après une chute de cheval qui réduit ses possibilités d’échapper (39 : 34).

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significatif. Le réalisateur emploie un thème où convergent deux intertextes : lui avouant en pleurs son amour en pleine nuit alors qu’Edmée reste accoudée à la fenêtre, la fermeté d’Edmée qui, en reconnaissant son affection pour lui réclame une épuration de ses manières fait appel à l’essence de l’amour courtois. De surcroît le spectateur saisit la trace de Cyrano et sa détresse, ce qui privilégie le côté dramatique de l’action. Or, Trébouta n’oublie pas que chez Sand Edmée aussi doit être « apprivoisée, domptée » — expression que nous devons à Wingard Vareille19 — car pour la romancière l’épanouissement moral de l’être humain ne tient pas compte des sexes. De ce point de vue, l’adaptateur n’évite pas de mettre en relief la coquetterie d’Edmée, lorsqu’elle suscite la jalousie de Bernard auprès de La Marche (01 :04 :02), et que dans certains passages elle frôle la banalité. Le tout, un clin d’œil aux topiques de la condition féminine à l’époque. En conséquence, loin de se borner à un récit linéaire, cette version met en parallèle les avances de chacun des protagonistes vers leur maturité. Dans le cas de Bernard la série restitue le thème de la maladie amoureuse qui fait partie des usages habituels dans l’occident médiéval20. A cause de l’apparente indifférence de la dame, l’équilibre mental du protagoniste se brise : cette douleur provoque le dérèglement de manière à ce que Bernard se trouve proche de la folie. La souffrance l’entraîne vers un espace, la forêt21, où lui en tant que victime pourra manifester sa douleur et ses sentiments sans témoin à un moment particulier : la scène se situe dans la nuit car la noirceur devient symboliquement le signe de ce manque de vision, de logique dont il est la proie. De plus, sa fuite est remarquée par les tons aigus de la musique de fonds, indicateurs d’une vraie violence, qui remplacent toute prise de parole soit du personnage, soit du narrateur puisque, comme l’affirme Borràs « [le fou] abandonne aussi sa capacité intellectuelle par excellence, c’est-à-dire, la parole »22. C’est alors que Bernard cède à des hallucinations, soulignées par un premier plan visant son regard perdu, ses cheveux en désordre. Son esprit égaré s’attarde sur une Edmée qui reste hors de portée. La première des images de son délire semble éloquente vu qu’elle traduit un trait revendiqué chez Sand : à

19 Wingard VAREILLE, Socialité, sexualité et les impasses de l’histoire : l’évolution de la thématique sandienne d’Indiana (1832) à Mauprat (1837), Uppsala, 1987, Stockholm, p. 425. 20 Laura BORRAS CASTANYER, « La maladie amoureuse dans les images et les textes », Ri.L.Un.E, nº 7, 2/2007, p. 297. 21 Traditionnellement les chevaliers ont choisi de partir vers les bois, les déserts, la montagne pour fuir des normes très établies par la société courtoise pour laisser libre cours à leurs crises sentimentales. 22 Laura BORRÀS, op. cit., p. 302.

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la différence de toutes les autres visions qui portent sur des scènes d’amour, la sortie d’Edmée du fond du lac et sa marche sur les eaux, ne restent-elles pas un moyen pour décrire le messianisme de cette Femme vouée à sauver l’Homme? De plus, le trouble psychologique amène Bernard à identifier la dame avec une fleur, ce qui traduit le passage du roman où Edmée prend cette analogie par rapport à l’Edmea silvestris. Par ailleurs la sérialité a aussi son langage. Forcée de reprendre des motifs exprimés dans des épisodes précédents, ce détail trouve son écho dans la deuxième partie à deux moments : quand le héros décrit son séjour en Amérique et la découverte d’une fleur à laquelle il donne ce nom — en guise de représentation de la fidélité de son amour — et lors du procès où Edmée réclame cette dénomination avant de délivrer Bernard des accusations. Trois crises sont rapprochées donc par le scénariste afin de ponctuer les monts-clé de la trame. Cette souffrance est le prélude d’une nouvelle avance de la part du héros : pour se racheter il s’engage à la connaissance. Or, en fait Trébouta piège le spectateur : la folie n’était point guérie. Loin du rétablissement le réalisateur met en avance son aliénation par la voracité de lectures. L’excès d’entrain avec lequel il s’y prend relègue ce dom Quichotte romantique à l’état de malade. À nouveau la musique stridente signale ses crises psychologiques dont la gravité se souligne par la présence dans sa chambre du chef de famille, de l’abbé et de Patience, les trois hommes représentant la triade — l’emprise familiale, le poids de la formation par le précepteur et la sagesse du philosophe du peuple — ayant une vraie influence sur lui. Les hallucinations reviennent et la vision d’une Edmée défunte torture son esprit. L’entrée du soleil dans la chambre sert à marquer l’intensité que ces ténèbres acquièrent dans ce monde intérieur et l’inefficacité d’Edmée à les guérir. Par opposition, la séquence suivante montrant un Bernard écuyer qui chevauche au galop en plein air indique son rétablissement. Or, la connaissance étant acquise, le protagoniste est soumis à une épreuve supplémentaire : la convivialité du repas avec son oncle et Edmée a pour but de représenter sa ferme conversion aux idées rousseauistes qui doivent être mises à l’épreuve, d’après les mots de l’oncle, in situ, sur le chantier révolutionnaire que suppose Paris. Pendant que le travelling de la caméra se déplace pour marquer le trajet de la voiture et les adieux de paysans et serviteurs comme d’un monde qu’on laisse en arrière, la musique galante accompagne son départ pour la capitale. La première partie prend fin donc sur un espoir d’affermissement de son instruction après avoir insisté par un cumul de scènes à son imperfection. Loin de céder à une progression linéaire, le réalisateur opte en faveur des reprises et, bien que sur un cadre citadin opposé à celui de Sainte-Sévère, le spectateur retrouve chez Edmée et Bernard des caractéristiques pareilles à

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celles qu’ils avaient montrées dans leur passé : la jalousie du dernier, sa brutalité définissent le comportement vis-à-vis de La Marche. De sa part, Edmée frôle la frivolité dans des scènes parisiennes, notamment lorsqu’insouciante, elle effeuille une marguerite alors qu’elle entend l’aveu sincère d’un Bernard éperdu d’amour. La scène de chasse et le conséquent procès constituent des épisodes essentiels : annoncée par la grandeur des clairons, la syntonie des deux cousins face à cette journée de chasse est mise en relief par leur coïncidence vestimentaire, les deux étant habillés d’une veste rouge. Or, l’ambivalence de cette couleur préfigure le sang qui va couler. Comme Epstein, le scénariste prend ici l’option de révéler l’innocence de Bernard depuis l’instant même du crime, mais il ajoute une nuance de noblesse morale chez le héros lorsque, face à la possibilité offerte par Patience de s’enfouir des griffes de la justice, il demande à y être soumis. Quant au travail d’adaptation des personnages une différence semble, à nos yeux, essentielle entre les deux versions : l’absence de Patience. Cet être est pour le moins controversé déjà dans le récit de Sand. Dans une société dominée par l’aristocratie, pour la romancière il incarne le peuple. Elle lui insuffle ses élans révolutionnaires et en fait une créature idéale qui met en question les rouages de l’instruction canonique, conforme aux lois dogmatiques, telle qu’elle est dispensée par l’abbé Aubert. Certains le jugent une figure peu vraisemblable23 en tant que projection d’un cumul de valeurs... Consciente de cette complexité, la romancière lui assure un complément idéal: Marcasse. Par ce dernier elle souligne les caractéristiques morales que le peuple devrait avoir : la loyauté, la fidélité... Epstein a sans doute compris l’interdépendance de ces deux êtres au point de les synthétiser en un seul. Il opte pour Marcasse, le serviteur dévoué, qu’il accompagne toujours d’un petit chien dont le symbolisme renforce le message de l’individu. C’est lui qui est sollicité dans les entreprises difficiles de la part de tous les personnages : le père d’Edmée lui demande de la trouver lorsqu’elle s’est perdue, Bernard se confie à lui quand il est sur le point de s’échapper, Edmée lui prie de protéger son cousin pendant le séjour en Amérique, il devient le défenseur effectif de Bernard devant la cour... Le cinéaste fait de lui d’un personnage sympathique par sa discrétion24 et sa soumission. Il incarne un exemple supplémentaire de perfectibilité. L’optique

23 Julie BERTRAND-SABIANI, “De l’utopie à l’histoire : Mauprat et le Journal de décembre 1851 », Noëlle DAUPHIN, George Sand. Terroir et histoire, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p. 219-230. 24 Le spectateur est amené à sympathiser avec lui de par l’affection que la forme dans laquelle Hubert de Mauprat s’adresse à lui : « Mon bon Marcasse... » (05 :00).

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d’Epstein est aussi progressiste que le message sandien, vu l’évolution qu’il lui accorde. Lors de l’expérience américaine l’autrefois témoin discret à la barbe peu soignée et aux vêtements campagnards se métamorphose du point de vue

Marcasse — à gauche — et Hubert de Marcasse — à gauche — et Hubert de Mauprat Mauprat après le retour de l’Amérique

physique et acquiert une allure noble : Tandis que jusqu’à cet instant il était paru toujours dans l’enceinte extérieure du château, grâce à ce changement il est dorénavant accepté à l’intérieur de Sainte-Sévère, en tant que valet de Bernard. Enfin Epstein le consacre en homme d’action, épris de justice tout comme l’écrivaine l’avait fait avec Patience. Sans crainte à plaider en faveur de ce principe même si ce geste implique une opposition sociale dont il n’a pas la garantie de succès, son doigt accusateur paraît en premier plan pour opposer sa version de la vérité à celle de la dame de compagnie d’Edmée. Le texte25 du film remarque l’envergure de ce courage qui doit faire face aux partis-pris de l’opinion publique qui faussent leur jugement sur la réalité. Sa réussite reste un hommage du scénariste à la ténacité fidèle. En contrepartie, la version télévisuelle maintient la dichotomie d’origine entre Marcasse et Patience. Trébouta reproduit cet engouement de Sand pour le génie sauvage ainsi que son parti-pris pour la Révolution que rappelle sans cesse le nom de Patience — ce mot est répété par lui même en guise

25 « Mais les paroles et les cris de Marcasse, homme de peu, n’avaient guère de poids » (01 :18 :03)

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d’avertissement visionnaire des faits qui vont s’ensuivre —. À la différence du philosophe, Marcasse s’évertue à demander la paix dans tous les conflits et joue un rôle mineur. Présenté en compagnon de l’anachorète, le scénariste en fait un « tueur de taupes » (16 :55) pour lequel le petit Bernard éprouve une vraie sympathie en vertu de ce lien avec la mort. Telle affinité n’existe pas auprès de Patience au tout début. L’évolution des rapports entre le protagoniste et Patience font partie de l’apprentissage du premier. Les contraintes de la sérialité amènent le scénario à le consacrer déjà dans la première partie comme éducateur : au chevet d’un Bernard malade d’amour, c’est la sagesse naturelle qui réussit à le guérir. Ce premier sauvetage de la folie, du chaos mental, trouve un écho dans la deuxième partie : il est renouvelé par son plaidoyer en faveur de l’innocence du jeune homme, faisant fi des formes figées représentées par l’avocat26. Bref, les deux adaptations, chacune à leur guise, reprennent le message fondamental de Sand : que ce soit sous la mélodie de Mozart comme chez Trébouta ou par le regard du beau cygne blanc dans l’optique d’Epstein, le spectateur est amené à prendre conscience que l’éducation doit se réaliser au- delà de l’intelligence. Or, cette expérience est loin d’être un chemin de roses : elle a ses risques car il s’agit de vaincre les zones d’ombre, de brutalité de notre intérieur. Telle idée pose un débat qui n’a pas encore été résolu et qui, par sa modernité, est toujours en mesure d’intéresser le spectateur moderne.

26 Le scénariste a recours ici au langage corporel car les toges et les perruques des magistrats de la cour marquent une officialité que Patience brave avec la simplicité de son allure.

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Cristina Solé Castells Universitat de Lleida [email protected]

Rebut: 8 de gener de 2015 Acceptat: 10 d’abril de 2015

Resum Les adaptacions cinematogràfiques de La Petite Fadette de George Sand Aquest article es centra en l’estudi de les tres adaptacions televisives que hom conserva de la novel·la de George Sand La petite Fadette [La Fadeta] realitzades a França, tot comparant-les amb la versió original creada per l’escriptora, analitzant els efectes produïts i/o pretesos per les diferents modificacions realitzades en cadascuna de les adaptacions. Centrem la nostra atenció especialment en la darrera pel·lícula, realitzada el 2004 sota la direcció de Michaëla Watteaux. Aquesta és la que més s’allunya de la novel·la, fins al punt de modificar substancialment tant l’ambientació com el caràcter dels personatges, els nombrosos elements amb valor simbòlic que conté l’obra original, així com el sentit de la història i la finalitat molt concreta amb què l’escriptora la va crear.

Paraules Clau Fadeta, George Sand, film, adaptació, televisió, cinema, novel·la.

Résumé Les adaptations cinématographiques de La Petite Fadette de George Sand Cet article a pour objet l’étude des trois adaptations télévisuelles conservées du roman de George Sand La petite Fadette, tournées en France, et leur comparaison avec le texte composé par l’écrivaine. On y analyse les effets produits et/ou visés par les différentes modifications effectuées dans chacune de ces adaptations. Notre attention est particulièrement portée sur le dernier film, réalisé en 2004 sous la direction de Michaëla Watteaux. Elle est celle

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qui s’éloigne le plus du roman, au point de modifier sensiblement aussi bien l’ambiance que la personnalité des personnages, ainsi que les nombreux éléments à valeur symbolique que renfermait le roman et même le sens de l’histoire et la finalité bien précise qu’avait visée Sand en écrivant son roman.

Mots Clé Fadette, George Sand, film, adaptation, télévision, cinéma, roman.

Resumen Las adaptaciones cinematográficas de La Petite Fadette de George Sand Este artículo se centra en el estudio de las tres adaptaciones televisivas que se conservan de la novela de George Sand La petite Fadette [La pequeña Fadette] realizadas en Francia, comparándolas con la versión original creada por la escritora, analizando los efectos producidos y/o perseguidos por las diferentes modificaciones realizadas en cada adaptación. Centramos nuestra atención especialmente en la última película, realizada en 2004 bajo la dirección de Michaëla Watteaux. Ésta es la que más se aleja más de la novela, hasta el punto de modificar substancialmente tanto la ambientación como el carácter de los personajes, los numerosos elementos con valor simbólico que contiene la obra original, así como el sentido de la historia y la finalidad muy concreta con la que la escritora la confeccionó.

Palabras Clave Fadette, George Sand, película, adaptación, televisión, cine, novela.

Abstract The film adaptations of George Sand’s novelFanchon, the Cricket This article has for object the study of three television adaptations of George Sand’s novel Fanchon, the Cricket [La petite Fadette], touring in France, and their comparison with the text composed by the writer. It examines the effects produced and/or covered by the different changes made in each of these adaptations. Our attention is especially the last adaptation, directed in 2004 by Michaela Watteaux. This movie is the one who moves away the more than the novel, both significantly as well to change the atmosphere and the personality ofthe characters, as well as the many elements symbolic value contained in the novel and even the sense of history and the specific purpose that had referred Sand by writing his novel.

Keywords Fanchon, cricket, George Sand, movie, adaptation, television, novel.

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Les adaptations télévisuelles des romans de George Sand ont été nombreuses, particulièrement au cours des années 1970 - 1990. Au cinéma, par contre, on ne compte que deux adaptations : La Mare au diable (1923) et Mauprat (1926). Tous les deux ont été passés à la télévision au cours des années 1970. La biographie tumultueuse de l’écrivaine a été également l’objet de documentaires et de plusieurs adaptations cinématographiques et télévisuelles, mais dans ce cas c’est le grand écran qui prend le dessus : la première production a été George qui ? (1973, parue sur DVD en 2004). D’autres ont suivi, dont Impromptu (1991, parue sur DVD en 2002), La note bleue (1990, parue sur DVD en 2006), ou le téléfilm documentaireGeorge Sand, une femme libre (1994, paru sur DVD en 2004), parmi bien d’autres. Mais l’intérêt pour Sand et pour ses romans reste toujours vivant de nos jours. De nombreux films ainsi que des rééditions ont vu le jour à partir des années 2000, ce qui nous montre que ses fictions et sa vie restent toujours prenantes. Les producteurs qui ont financé la réalisation de la plupart de ces films ont été des chaînes de télévision. Et logiquement ce sont ces médias qui en ont fait la diffusion. Ceci a permis d’une part qu’un public très large et très divers puisse y accéder, ce qui a sans doute contribué à une meilleure connaissance de George Sand et à une plus large vulgarisation de ses œuvres romanesques. Dans ce sens, André Antoine, affirmait déjà en 1921, en référence aux adaptations cinématographiques des romans de Flaubert : « Certes, je reste fidèle à Flaubert, à la splendeur de ses mots, mais ceci, c’est l’œuvre d’art, inaccessible à la foule qui ne lit pas, et qui, même si elle lisait, n’est point en état de ressentir l’incantation du Verbe ; le Cinéma serait donc son Livre à elle, aussi puissant, aussi évocateur que l’autre »1. D’autre part, la renommée et le prestige de l’écrivaine ont contribué à attirer l’attention du public vers les films, ce qui a été de première importance pour s’assurer des parts d’audience élevées. Par ailleurs les principaux sujets abordés dans les romans sandiens — l’amour, la liberté de la femme, la mise en question de certaines coutumes et traditions sociales, le goût de la nature, — et la lecture à plusieurs niveaux que certains de ses romans permettent, s’accommodent bien à la diversité du public télévisuel. La petite Fadette, roman écrit en 1849, en est un exemple qui nous paraît particulièrement représentatif, aussi bien par le nombre et la variété d’adaptations filmiques dont il a été l’objet que par le succès qu’il a remporté parmi les spectateurs. Il s’agit d’un roman champêtre, dont le sujet principal est la liberté — particulièrement celle de la femme —, la quête du bonheur

1 André ANTOINE, « «Forfaiture» au théâtre », dans Cinémagazine nº 7, 4-10 mars 1921.

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et de l’amour, qui se heurte sans cesse aux préjugés sociaux et à l’éducation reçue. Tout cela fait obstacle au développement de la personnalité de chaque être humain, à sa détermination comme individu et, somme toute, contribue pour beaucoup à le rendre malheureux. Voici quelques-uns des idéaux en faveur desquels l’écrivaine a lutté tout au long de sa vie. Mais, comme la plupart des fictions sandiennes, La petite Fadette est en même temps un roman réaliste : en écrivant ce roman elle avait le dessein de composer un document à valeur historique dont nous reparlerons tout à l’heure. Le roman se déroule dans le Berry natal de George Sand. Les paysages, les types humains qui peuplaient cet espace à l’époque où elle a écrit La petite Fadette (au milieu du XIXe siècle), leurs croyances, leurs superstitions, leurs coutumes... y sont évoquées avec un réalisme minutieux. Un réalisme dont la finalité n’est pas seulement d’ordre littéraire. Nous savons que le long de la première moitié du XIXe siècle, la France vit une véritable fièvre pour récupérer et répertorier le savoir ancien, les traditions, les modes de vie... Plus particulièrement à partir du début des années 1840 on assiste en France à la généralisation d’un courant de pensée qui se proposait la (re)découverte de la culture populaire. On avait conscience que la révolution industrielle et en général les progrès techniques (particulièrement le développement du chemin de fer) avaient des répercussions de plus en plus évidentes dans le monde rural et qu’ils comporteraient une profonde transformation économique et sociale. Ils étaient en train de changer la vie des Français. C’est pourquoi on sentait la nécessité urgente de répertorier cet univers qui était en train de disparaître. L’hebdomadaire L’Illustration lançait même en 1944 un appel à établir le répertoire des coutumes françaises. George Sand n’était pas étrangère à ce sentiment largement répandu parmi ses contemporains. Elle était bien consciente que l’arrivée du chemin de fer comporterait la fin de l’isolement de sa région natale, le Berry, et par conséquent la disparition de l’univers dans lequel elle avait vécu son enfance. Elle répondît à l’initiative de L’Illustration en écrivant pour eux deux articles: «Mœurs et coutumes du Berry» et «Les visions de la nuit dans la campagne». Aussi dans ses romans François le Champi (1847)2 et Claudie (1851) elle a fait une compilation des chansons typiques du Berry. Dans l’ensemble de ses romans champêtres — dont La petite Fadette — George Sand a voulu laisser à la postérité un témoignage susceptible de contribuer à sauver de l’oubli la culture et le mode de vie de sa région natale

2 François le Champi a été également l’objet d’une adaptation pour la télévision en 1976, réalisée par Lazare Iglesis. Ce même cinéaste a été le réalisateur, trois années plus tard, d’une adaptation de La petite Fadette, et en 1980 de celle de Les maîtres sonneurs.

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tels qu’ils étaient au milieu du XIXe siècle. Être capable de reproduire (ou plutôt de ne pas détruire) cette ambiance particulière est, il me semble, le défi majeur que lance George Sand à ceux qui entreprennent la tâche d’adapter à l’écran cette partie de sa création romanesque. Jusqu’à présent nous avons recensé un total de quatre adaptations tirées de son roman La Petite Fadette. La première est de 1921. Il s’agit d’un film muet, réalisé par Raphaël Adams3 et produit par Eclipse. Il a été tourné à Nohant, dans le département de l’Indre, une partie de l’ancien Berry que l’écrivaine avait recréé dans son roman. Malheureusement on a perdu la trace de ce film : soit qu’il n’a pas été conservé, soit qu’il a été égaré, il n’en reste actuellement qu’un dossier photographique de plateau4. La deuxième est un téléfilm produit en 1963 par la société RTF (Radiodiffusion-télévision française), réalisé par Jean-Paul Carrère5, et adapté par l’écrivain, téléaste et cinéaste Michel Subiela. À partir des années 1960, Subiela devint connu6 pour son goût du fantastique et de l’irrationnel, qu’il aimait insuffler dans ses productions et ses adaptations. Ceci explique bien la place importante que ces éléments prennent dans son adaptation de La petite Fadette. Il y met en relief le côté prétendument «sorcier» de la mère Fadet et de sa nièce Fanchon Fadet (Fadette), leurs remèdes qui ont l’air magique, l’attitude de ses voisins en même temps de refus et de crainte... La troisième, et la plus connue, est le téléfilm produit par Telfrance et TF1, réalisé par Lazare Iglesis7 en 1979. L’adaptation et les dialogues ont été faits par l’acteur et réalisateur français Alain Quercy8. Comme le film de 1921, le tournage a été fait à Nohant, en Indre. La critique et l’opinion publique conviennent à la considérer comme l’adaptation la plus réussie et la plus fidèle au roman, aussi bien en ce qui concerne la décoration et l’ambiance

3 Avec, comme acteurs: Jeanne van Elsche, Jean Lorette, Jean Adam, Jeanne Rosnay Boucher. 4 Il est déposé à la BNF. 5 Spécialiste de séries télévisées et de feuilletons, il a principalement tourné des adaptations littéraires, dont La Petite Fadette avec, comme acteurs : Alain Franco, Elisabeth Wiener, René Louis Lafforgue, Germaine Kerjean, Lise Granvel, Claude Richard, Viviane Gosset, Jocelyne Darche, Florence Briere, Georges Adet, Fernand Bercher, Nathalie Nerval, Gérard Dournel, Michel Carlier, Richard Beaumont, Robert Beaumont, Gerard Carbillet, Daniel Philippon, Georges Lughini et Philippe Bruneau. 6 Particulièrement à partir de la série télévisée Le tribunal de l’impossible, qu’il créa entre 1967 et 1974, et qui fut un grand succès. 7 La réalisation de ce film lui a valu le prix de la Fondation de France. 8 Alain Quercy est le nom de plume d’Alain Marie Christian Pineau. En plus de l’adaptation de La Petite Fadette (1976), il a écrit le scénario pour deux autres téléfilms tirés également des romans de George Sand : François de Champi (1975) et Les maîtres sonneurs (1980).

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berrichonne que dans le développement de la fiction et le souci de respecter le sens que George Sand avait donné à son roman. Par ailleurs des hebdomadaires de l’époque témoignent que cette adaptation fut un succès d’audience. Une édition au format DVD de cette adaptation a été tirée en 2007. Finalement le quatrième téléfilm a été tourné en 2004, produit par la société Murmures et la chaine de télévision France 2, et réalisé par Michaëla Watteaux9. L’adaptation, le scénario et les dialogues ont été pris en charge parla journaliste et scénariste Gabrielle Borile. S’il est vrai que ce téléfilm a obtenu la mention à la meilleure audience des unitaires de France 2 en 2004, il n’est pas moins vrai que cette adaptation est celle qui s’éloigne le plus de roman aussi bien du point de vue de l’ambiance et des décors que du sens du roman. Il s’agit d’une adaptation libre dans laquelle Gabrielle Borile a voulu avant tout «moderniser» le roman : ainsi, les vêtements des personnages n’ont plus rien à voir avec les costumes traditionnels de l’ancien Berry, pas plus que les dialogues et les attitudes des personnages. Par ailleurs Borile n’a pas hésité à remanier le roman, à mettre en relief certains aspects que l’écrivaine avait jugé secondaires au détriment de d’autres que Sand avait mis au premier plan, ni à supprimer ceux qu’elle a jugés superflus, même si le résultat contrevient le sens du roman. Borile a toujours revendiqué la liberté d’adaptation. Dans un entretien de 2004 elle soutenait que « L’écriture d’un scénario c’est de l’algèbre et de l’inconscient. Il y a les deux. » Et plus loin dans le même entretien :

Je ne crois pas qu’un scénariste ne soit qu’un artisan qui met en forme les désirs et souhaits d’un réalisateur. Il n’est pas que ça. Et en même temps nous ne sommes pas que des techniciens de la narration. Il a aussi un univers à donner. [...] Une idée de scénario ne fait pas un film, c’est l’approfondissement des personnages, c’est les instants de vie que l’on y met parce que le scénariste y met aussi des choses personnelles10.

Le résultat a été un téléfilm qui a peu de rapports avec le roman dont la scénariste s’est inspirée. Les différences sont perceptibles dès les premières scènes : le film, comme le roman, se déroule à la campagne, mais il n’a pas été tourné au Berry. Au début du film les deux bessons, Landry et Sylvinet,

9 Interprété par Jérémie Régnier, Mélanie Bernier, Annie Girardot, Richard Bohringer, Maximilien Muller, Julie Judd, Manuela Servais, Pascal Elso, Guillaume Malavoy, Nicolas Giraud, Lucas Le Bars, Laurenzo Ciais, Josselin Ciais et Soizic Deffin. 10 Vlaeminckx Jean-Michel, “Gabrielle Borile, scénariste», entretien, dans Webzine nº 79, janvier 1974.

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apparaissent dans de courtes scènes étant enfants. Mais dans les premières scènes Landry apparaît inexplicablement en costume et cravate à côté de Fanchon Fadet (Fadette). La tenue de l’enfant n’est pas cohérente avec le contexte champêtre où il est placé et particulièrement dans la scène concrète où il apparaît avec ces habits : une journée ordinaire où il en train de chercher querelle à Fadette. Par ailleurs sa tenue s’accorde mal avec la condition de paysans et éleveurs de la famille Barbeau que l’on dépeint dans le film, comme dans le roman. En plus ses habits, comme ceux des autres personnages du film, n’ont plus rien à voir avec les vêtements traditionnels du Berry. Une autre incohérence a lieu lorsque Landry trouve son frère grâce aux indications de Fadette : dans le roman la jeune lui donne ces renseignements précis : « retourne de ce pas au bord de la rivière ; descends-la jusqu’à ce que tu entendes bêler ; et où tu verras un agneau bureau, tu verras aussitôt ton frère »11. Dans le film ce détail est supprimé dans la conversation entre les deux, mais lorsqu’il retrouve son frère, tout à coup la caméra fait sa mise au point pendant un long moment sur un agneau blanc qui bêle. Mais, Borile n’ayant rien annoncé auparavant sur le sens de cette scène et les images de l’agneau n’ayant pas de suite qui les justifie ou qui les explique, le spectateur qui n’a pas lu le roman n’a pas moyen de comprendre leur sens, et elles lui paraissent dépourvues de sens. Il en est de même lorsque, dans les premières scènes du film, apparaît le père Barbeau en train d’engueuler sa femme parce qu’elle a permis aux bessons de faire ensemble le travail qu’il avait commandé à chacun d’eux pour qu’il le fît individuellement. Cette anecdote se trouve également dans le roman, mais George Sand se soucie d’en expliquer longuement la raison à ses lecteurs : une croyance populaire de l’époque, qu’elle raconte par la bouche du père Barbeau et qui est confirmée par d’autres personnages :

Mais j’ai ouï dire que les bessons prenaient tant d’amitié l’un pour l’autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu’un des deux, tout au moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu’à en mourir12.

La mère Sagette, la sage-femme qui a fait naître les bessons, conseille à leurs parents de les séparer autant que possible dans le but que chacun d’eux développe une personnalité autonome et que dans leur âge adulte ils deviennent des hommes forts et libres. Borile omet ces explications dans son adaptation et

11 George SAND, La petite Fadette, Paris, Flammarion 1985, p. 89. 12 Ibid., p. 43.

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par conséquent le spectateur actuel ne peut comprendre ni la raison profonde des démarches du père Barbeau ni le comportement et les troubles de la personnalité de Sylvinet toujours dépendant de son frère et continuellement craintif d’en être séparé. Quant à Fadette, protagoniste de la deuxième partie du roman et dont les principales caractéristiques sont la laideur, la misère extrême, l’innocence et son inadaptation sociale, dans l’adaptation de Borile sa laideur, son habillement en haillons et son innocence disparaissent. Loin de là, elle apparaît dès le début comme une jeune femme plutôt belle et séduisante qui finit par coucher avec Landry. En fait, une pointe de sensualité qui émane de Landry et de Fadette imprègne le film du début à la fin, ce qui, à la différence de d’autres romans de George Sand, n’existe pas dans sa petite Fadette. Par ailleurs cette de volupté qu’elle ajoute aux rapports entre Landry et Fadette est en contradiction avec le caractère que l’écrivaine a voulu donner à ces personnages dans son roman : elle y présente une Fadette et un Landry dont elle met en valeur l’innocence, l’honnêteté, l’intelligence, l’esprit de travail et la bonté naturelle. Ce sont précisément ces valeurs qui permettent à Fanchon Fadet de gagner sa place dans la société campagnarde et traditionnelle où elle habite, et de devenir belle aux yeux de ses concitoyens. De plus, grâce à ces vertus Fadette réussit à faire accepter à la société sa liberté individuelle et son égalité intellectuelle par rapport aux personnages masculins, par opposition à la femme traditionnelle, soumise à la volonté de son mari, représentée par Mme Barbeau. Comme chacun sait, ce sujet était de première importance pour Sand, et on le retrouve dans la plupart de ses œuvres de fiction. La liberté de l’amour et le droit à la liberté de la femme ont été par ailleurs deux questions en faveur desquelles elle a lutté pendant toute sa vie. Il nous paraît fort étonnant que Borile ait tout à fait supprimé ce sujet dans son film. Quant au frère de Fadette, le petit Jeanot, surnommé le sauteriot, il n’est pas contrefait et ne boîte pas dans le film. Et par ailleurs il apparaît comme un personnage secondaire qui n’a d’autre fonction que d’accompagner Fadette dans certaines scènes. Mais le rôle protecteur, voire maternel, qu’elle joue à son égard et qui, dans le roman, souligne l’importance des rapports familiaux que caractérise les sociétés rurales du XIXe siècle, disparaît tout à fait dans le film. Elle omet également la « réhabilitation » finale du personnage qui, dans le roman, après la mort de sa grand-mère et le mariage de sa sœur, se consacre à l’instruction des enfants malheureux de la commune dans une jolie maison que sa sœur et lui ont fait bâtir pour les y accueillir. Dans le film de Watteaux et de Borile par contre, le personnage n’est qu’un simple figurant dont le destin n’est même pas mentionné.

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Il nous paraît clair que le réalisateur et le producteur ont voulu rendre l’histoire plus actuelle, mais ce faisant, elles en ont détruit bon nombre de références à la culture et à la société d’une époque que Sand tenait à préserver de l’oubli. Et elles ont supprimé également la valeur symbolique que George Sand avait accordée à de nombreux éléments dans son roman. En effet, depuis ses romans de jeunesse, l’écrivaine aimait introduire dans ses fictions de nombreuses images et situations à forte charge symbolique qui les parsèment du début à la fin. Mais les raccourcis un peu faciles de l’adaptation deLa petite Fadette de Borile, ont fait que l’histoire, dépouillée de plusieurs de ces éléments, perde de sa profondeur et de son mystère. Le traitement qu’elle accorde à la noyade en est un exemple : alors que dans le roman l’épisode où Landry a failli se noyer lorsque la nuit, en rentrant chez lui, il a traversé la rivière par le mauvais endroit, marque la fin de son d’enfance et le début de son âge adulte caractérisé par l’affirmation de sa personnalité et par l’amour. Mircea Eliade et Gaston Bachelard, parmi d’autres, ont signalé que, dans de nombreuses mythologies — dont la grecque — la plongée dans l’eau est associée à la maternité, et échapper à la noyade est associé à la (re)naissance de l’être humain. Sand, passionnée de symboles et de mythes, se sert de cette symbolique pour indiquer l’évolution de son personnage. Mais Borile dans son film introduit un total de trois moments où Landry en train de se noyer est sauvé par d’autres personnages. Pourtant ces situations n’ont plus aucune valeur symbolique. Leur fonction n’est que de renforcer le suspense des scènes dans lesquelles elles ont lieu. La fin du film s’éloigne également beaucoup de celle du roman et du sens qu’avait voulu lui accorder Sand. Dans le roman, l’histoire se clôt par l’acceptation de Fadette par les parents de Landry, et par leur approbation du mariage entre les deux jeunes, après que Fadette a réussi dans son travail à la ville. Ce départ temporaire de la fille constitue une étape initiatique qui lui permet de donner toute sa mesure et de prouver à la société de don village ses capacités et sa maturité intellectuelle. Sand avait construit deux personnages qui étaient deux êtres d’exception, caractérisés par une personnalité et une volonté fermes qui leur permettaient d’échapper aux contraintes imposées par une société superficielle et attachée aux vieilles traditions séculaires. Elle a donc créé deux personnages qui ont la force de se révolter contre les préjugés sociaux. La revendication de la liberté des êtres humains — hommes et femmes —, de l’amour et du droit des jeunes à choisir librement leur mari

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ou leur épouse13 sont les axes les plus importants de cette révolte dans La petite Fadette comme dans la plupart des romans de George Sand. À la fin du roman, grâce à leur détermination et à leur persévérance Landry et Fanchon Fadet réussissent, non seulement à imposer à la société leur liberté individuelle, mais à transformer l’opinion collective en faveur de la justice et du respect de la liberté et de la singularité de chaque être humain. En tant que romantique, Sand était convaincue que l’action des individus pouvait régénérer la société. Dans l’adaptation de Borile, par contre, devant le refus de leurs familles à accepter leur amour, Landry et Fadette choisissent de quitter ensemble le village afin de pouvoir vivre leur amour au grand jour dans la ville. Il s’agit donc d’une fuite, ils choisissent une solution facile et immédiate à la place de lutter pour triompher des réticences familiales et sociales. Ceci s’accorde mal avec la personnalité ferme, l’esprit de révolte et la conscience sociale que l’écrivaine avait donnés à ses personnages. Il est vrai que pour le grand public de notre époque il est plus facile de se reconnaître dans la solution finale donnée par Borile et que, sur le plan économique et en ce qui concerne la part d’audience, son adaptation a été un succès. Comme le signale Anne-Marie Baron, « La grande vulgarisation [...] est au cinéma comme à la télévision une garantie de succès »14. Pourtant à l’aube de notre XXIe s. le retour aux valeurs spirituelles susceptibles de donner un sens à la vie s’amorce comme une nécessité de plus en plus pressante pour notre société postmoderne, plongée dans la désorientation, l’isolement et la solitude, et dans laquelle les individus ont tendance à affirmer leur identité par le refus de l’autre. Borile a bien eu l’occasion d’entamer dans son film un débat qui reste d’actualité et qui aurait donné de la profondeur à son adaptation tout en gardant une plus grande fidélité au roman. À la différence de l’adaptation de Gabrielle Borile en 2004, les dénouements des films adaptés par Michel Subiela (1963) et par Alain Quercy (1979) restent beaucoup plus fidèles au sens du roman : tous les deux se ferment sur le triomphe de la volonté des jeunes protagonistes qui réussissent à imposer leur critère et à faire avancer leur société en la délivrant, si peu soit-il, du poids paralysant de leur ancrage dans un passé révolu aux coutumes et aux croyances souvent injustes et irrationnelles mais qui était restés incontestées pendant des siècles.

13 Le thème du mariage était au centre de nombreux débats de société à l’époque et, par ailleurs, c’était un sujet de roman à la mode. 14 Anne-Marie Baron, Roman français du XIXe siècle à l’écran : problèmes de l’adaptation. Presses universitaires Blaise Pascal, col. Cahiers romantiques, nº 14, Clermont-Ferrand 2008, p. 62.

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Nous avons dit que l’un des buts de G. Sand, lorsqu’elle a écrit ses romans champêtres, comme La petite Fadette, La mare au diable ou Les maîtres sonneurs, était de laisser un témoignage écrit d’un monde, d’une culture, d’une manière de vivre, qui étaient en train de disparaître. Il est clair que de nos jours les mentalités et les coutumes que Sand reproduit dans son roman sont pour la plupart vieillies. Le problème qui se pose aux auteurs des adaptations filmiques est de trouver la juste mesure :ils sont contraints de décider dans quelle mesure faut-il garder cet univers vieilli, et dans quelle mesure faut-il l’actualiser. Bien entendu, la décision ne dépend pas exclusivement de l’adaptateur. Le réalisateur et le producteur ont aussi leur mot à dire. Par ailleurs le réalisateur, en tant que responsable artistique, technique et financier du film, a la faculté d’imposer son critère. Mais à son tour il est souvent conditionné par la nécessité de garantir le financement de son film: son projet doit éveiller l’intérêt du — ou des — bailleur(s) de fonds, et en dernier ressort la viabilité économique du film va avoir une influence importante pour obtenir les ressources nécessaires. Il s’impose donc que le film doit viser à distraire et à attirer le plus grand nombre possible de spectateurs. Pourtant il convient de ne pas oublier qu’il s’agit d’adapter à l’écran une œuvre littéraire préexistante qui jouit d’un prestige et d’une renommée internationales. Ceci n’empêche pas que l’adaptateur et le réalisateur cherchent à concilier la qualité de l’adaptation et sa rentabilité. Il est toujours possible d’actualiser, de moderniser le roman à condition de ne pas en détruire le sens ni la cohérence et, en l’occurrence, d’en préserver le but principal en vue duquel il a été conçu. Et en plus La petite Fadette étant, comme nous l’avons signalé, un roman qui offre plusieurs niveaux de lecture, cette conciliation devient — nous paraît- il — aisément possible pour des adaptateurs et des réalisateurs qui auraient du sens artistique et qui seraient prêts à réaliser un travail préalable d’analyse en profondeur du roman et de la pensée de l’écrivaine, comme ont su le faire Lazare Iglesis et Alain Quercy en 1979.

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José Moure Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne [email protected]

Claude Schopp Écrivain [email protected]

Rebut: 30 de gener de 2015 Acceptat: 15 de maig de 2015

Resum Els Tres mosqueters d’Alexandre Dumas, de la novel·la a la pantalla: aparicions de Milady Aquest article analitza les aparicions de Milady a Els Tres mosqueters per tal de copsar les diferències entre la novel·la original i algunes adaptacions. A les diverses versions el personatge apareix com el reflex d’un arquetip oposat a la feminitat: el de la dona criminal, malèfica, tortuosa, que actua com a contrapunt a la bondadosa Constance. L’estudi analitza les adaptacions d’Henri Diamant- Berger, la del hollywoodià George Sydney i la de Richard Lester, totes elles produïdes en èpoques distintes. Malgrat tot en el conjunt de les versions es manté el paradigma de Dumas que presenta una dona sensual capaç d’utilitzar l’encant personal per tal d’aconseguir els seus propis objectius.

Mots Clau Els Tres mosqueters, Alexandre Dumas, Milady, femme fatale, adaptació.

Résumé Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas , du roman à l’écran : apparitions de Milady Cet article se propose d’analyser les différences entre le roman original d’Alexandre Dumas et ses adaptations pour ce qui est des apparitions de

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Milady. Dans ce dernier cas le personnage reproduit un archétype opposé à celui de la féminité : il incarne la femme criminelle, maléfique, tortueuse qui contrebalance le personnage de Constance, l’emblème de la bonté. À ce but les auteurs prennent comme corpus les adaptations d’Henri Diamant-Berger, du hollywoodien George Sydney et celle de Richard Lester. Toutes les trois appartenant à des époques distinctes, elles coïncident pourtant à représenter le paradigme dumasien de la femme sensuelle qui a recours à son charme personnel afin d’atteindre ses objectifs.

Mots Clés Les Trois mousquetaires, Alexandre Dumas, Milady, femme fatale, adaptation.

Resumen Los Tres mosqueteros de Alexandre Dumas, de la novela a la pantalla: apariciones de Milady Este trabajo analiza las apariciones de Milady y constata las diferencias entre la novela original y sus adaptaciones. Estas últimas convierten al personaje en el reflejo de un arquetipo opuesto a la feminidad: el de la mujer criminal, maléfica, tortuosa, que actúa como contrapunto a la bondadosa Constance. Para ello se toma como corpus las adaptaciones de Henri Diamant-Berger, del holliwoodiense George Sydney y de Richard Lester, todas ellas pertenecientes a épocas distintas y que, sin embargo, mantienen el paradigma dumasiano de la mujer sensual que utiliza su encanto personal para alcanzar sus propios objetivos.

Palabras Clave Los Tres mosqueteros, Alexandre Dumas, Milady, mujer fatal, adaptación.

Abstract The Three musketeers by Alexandre Dumas, from the novel to the cinema: Milady’s appearances This article proposes to examine the differences between Alexandre Dumas’original novel and its adaptations as regards the appearances of Milady. In these last cases the character reproduces a prototype opposed to the femininity one: she incarnates the criminal, evil, tortuous woman who counterbalances the emblem of kindness represented by Constance. With this goal the authors take as corpus the adaptations by Henri Diamant-Berger, by George Sydney and that by Richard Lester. The three of them are produced in distinct times and, however they all represent the paradigm made by Dumas

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about a sensual woman who takes profit from her personal charm in order to achieve her purposes.

Keywords The Three musketeers, Alexandre Dumas, Milady, femme fatale, adaptation.

Au premier chapitre du roman d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, l’apparition de Milady est seconde, son portrait fait pendant au portrait à la plume de celui qui est destiné à une longue vie romanesque, D’Artagnan, peint selon les critères de la physiognomonie de Johan Gaspard Lavater :

Figurez- vous don Quichotte à dix-huit ans ; don Quichotte décorselé, sans haubert et sans cuissards ; don Quichotte revêtu d’un pourpoint de laine dont la couleur bleue s’était transformée en une nuance insaisissable de lie de vin et d’azur céleste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, signe d’astuce ; les muscles maxillaires énormément développés, indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon, même sans béret, et notre jeune homme portait un béret orné d’une espèce de plume ; l’œil ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais finement dessiné ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu’un œil peu exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage, sans la longue épée qui, pendue à un baudrier de peau, battait les mollets de son propriétaire quand il était à pied, et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval1.

Ce portrait en pied, dont seul le visage est fouillé, saisit D’Artagnan alors qu’il est entre deux âges. Il met en valeur une masculinité en devenir, sa provincialité (en particulier dans son habillement), sa méridionalité. Dumas organise un jeu de regards : D’Artagnan est vu (« un œil peu exercé [l’] eût pris pour un fils de fermier en voyage ») et il voit (œil ouvert). Que va-t-il voir? On sait que ne supportant pas les lazzi dont un gentilhomme — portrait d’un anonyme dont l’identité sera révélée plus tard — couvre son pauvre cheval couleur bouton d’or, le Gascon déclenche une rixe qui le laisse

1 Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, in Les grands romans d’Alexandre Dumas, I. Les Mousquetaires, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1991, p. 8.

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évanoui. Revenant à lui, la première chose qu’il aperçoit est son provocateur, causant tranquillement au marchepied d’un lourd carrosse :

Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle rapidité d’investigation d’Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d’œil que la femme était jeune et belle. Or, cette beauté le frappa d’autant plus qu’elle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque-là d’Artagnan avait habités. C’était une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains d’albâtre2.

Le portrait en buste, nettement délimité par le cadre de la portière, semble avoir été construit en opposition au premier : la femme est jeune, mais moins jeune que l’homme, ce qui suppose une supériorité d’expérience, elle appartient au Nord, blonde contre brun, elle apparaît comme une figure idéale de féminité accomplie. S’il a l’ouïe aussi bien développée que la vue, le Gascon, qui entend la conversation entre le gentilhomme ne peut que s’interroger sur l’inconnue — aux ordres de Son Éminence — et sursauter lorsqu’il l’entend demander :

— Sans châtier cet insolent petit garçon ?

Paroles, qui ressortent au sadisme et démentent la première vue favorable, entraînant le « petit garçon » à provoquer à nouveau le gentilhomme. Ce qui cause le départ précipité du gentilhomme et de l’inconnue (« Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s’éloignant chacun par un côté opposé de la rue ») et un second évanouissement de D’Artagnan qui a le temps de murmurer :

— Elle, bien belle ! — Qui, elle ? demanda l’hôte. — Milady, balbutia d’Artagnan3.

Milady ne réapparaîtra, objet d’ordres, qu’au chapitre XXI :

2 Ibid., p. 15. 3 Ibid., p. 16. Ce balbutiement pose problème : à aucun moment d’Artagnan n’a pu avoir connaissance de ce titre, qui est prononcé pour la première fois par Rochefort, marmottant. Cependant au chap. III, d’Artagnan dit à M. de Tréville : « Il l’appelait Milady. »

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En passant bord à bord de l’un d’eux, d’Artagnan crut reconnaître la femme de Meung, la même que le gentilhomme inconnu avait appelée Milady, et que lui, d’Artagnan, avait trouvée si belle4.

Cette longue absence de Milady dans le roman fait contraste avec sa présence dans l’adaptation théâtrale que, quatre ans plus tard, Dumas et réalise pour le Théâtre-Historique, sous le titre de La Jeunesse des mousquetaires, drame en cinq actes et quatorze tableaux, représenté le 17 février 1849. La pièce est précédée d’un prologue qui est situé vers mars 1621, quinze ans avant le début de l’action proprement dite. Dans ce prologue, intitulé « Le presbytère », qui met en scène le récit contenu dans le chapitre LXV du roman, le spectateur apprend comment le jeune comte de La Fère est tombé amoureux de Charlotte Backson, se disant née de William Backson et d’Anne de Breuil et sœur de Georges, curé du village qui a disparu, six mois auparavant. Sans connaître rien de son passé, il propose à la jeune femme de l’épouser secrètement le soir même. Georges — qui était non pas le frère mais l’amant de Charlotte — survient alors, en compagnie d’un inconnu, il supplie Charlotte de le suivre au Québec, le refus de la jeune femme le plonge dans le désespoir. L’inconnu, qui se révèle être son frère, lui remet un pistolet afin qu’il se fasse justice lui-même. En effet, le jeune prêtre, séduit par sa maîtresse a autrefois fui avec elle après avoir volé les vases sacrés de l’église. Arrêté, flétri, emprisonné, il s’est évadé de prison avec l’aide de son frère qui n’est autre que le bourreau de Béthune, lequel marque à son tour la jeune femme. Un coup de pistolet tiré en coulisses apprend que Georges s’est suicidé. Dans ce prologue, Milady est présente dès la première scène et les didascalies indiquent déjà clairement l’importance qu’elle aura dans le drame : elle est placée en position supérieure descendant un escalier et surplombant ainsi le parterre. Elle s’adresse à des domestiques à qui elle donne des ordres : une servante qui n’apparaît qu’à sa voix « sur la porte de la chambre » ; le valet du vicomte de La Fère, Grimaud, qui lui apporte une lettre de son maître. Si un lecteur de 1844 entreprenait une lecture innocente du roman, ignorant tout des personnages et de l’intrigue — ce qui permet à l’auteur d’entretenir un suspens et de ménager les surprises —, le spectateur de 1849, étant donné le succès du roman, sait que, dans le drame auquel il assiste, c’est

4 Ibid., p. 192.

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la maléfique Milady qui sera la redoutable ennemie de d’Artagnan et de ses compagnons. Lorsque le cinéma à son tour s’en empare et ce dès 19035, le roman a acquis une dimension quasiment mythique. Milady, plus qu’un personnage est devenue un archétype : celui de la femme criminelle, tentatrice, érotique, dangereuse voire tueuse, pendant de la douce Constance Bonacieux, qui offre une image opposée de la féminité. Elle se mesure à d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, archétypes eux de l’amitié masculine. Les nombreuses adaptations que suscitera le roman d’Alexandre Dumas organiseront donc la confrontation entre les principes masculin et féminin, une confrontation qui se met notamment en scène, lors de ce moment stratégique et décisif où Milady apparaît pour la première fois sur l’écran et se découvre au spectateur sous les traits d’une actrice6 qui incarne moins le personnage du roman, dont on connaît le destin, qu’elle ne projette, face à un d’Artagnan « défaillant », la crainte, le mystère ou le désir qu’inspire sa féminité.

Les Trois Mousquetaires (1921) de Henri Diamant-Berger : une Milady en action et prédatrice

Dans Les Trois Mousquetaires de Henri Diamant-Berger, adaptation en douze épisodes d’une heure, l’apparition de Milady, interprétée par Claude Mérelle, se produit au début du premier épisode. Le scénario du film s’écarte profondément du roman et présente Milady en plusieurs brèves séquences. Dans un plan d’ensemble ayant pour arrière-fond l’auberge du Franc-Meunier de Meung-sur-Loire, un carrosse arrive dans le champ puis s’immobilise ; de ce carrosse descendent deux personnages, un homme et une femme, tandis qu’une voix off — substitut, dans la version sonorisée et restaurée, des intertitres ou « cartons » de la version originale — fournit aux spectateurs les renseignements utiles : « Milady et Rochefort deux créatures du cardinal ont pour mission d’arrêter Buckingham, amant de la reine,

5 En 1903, Georges Méliès réalise Les Mousquetaires de la reine. Suivront une trentaine d’adaptations pour le cinéma, une dizaine pour la télévision et autant en dessins animés et films d’animation. 6 Au cinéma, le rôle de Milady a été notamment incarné par Claude Mérelle (Henri Diamant- Berger, 1921), Edith Méra (Henri Diamant-Berger, 1933), Margot Grahame (Rowland V. Lee, 1935), Lana Turner (George Sidney, 1948), Yvonne Sanson (André Hunebelle, 1953), Mylène Demongeot (Bernard Borderie, 1961), Faye Dunaway (dans les deux premiers films de la trilogie de Richard Lester : The Three Musketeers en 1973, The Four Musketeers en1974)), Rebecca de Morney (Stephen Herek, 1993), Milla Jovovich (Paul W. S. Anderson, 2011).

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ambassadeur d’Angleterre, attiré dans ce traquenard par une fausse lettre. » Milady et Rochefort échangent un dialogue devant le carrosse7 : Milady, vêtue d’un justaucorps sombre à collerette blanche et d’une jupe ample, est coiffée, ainsi que son compagnon, d’un vaste chapeau à plumes, qui assombrit son regard et ne permet d’entrevoir que la partie inférieure de son visage. Ces vêtements, qui pourraient appartenir aussi bien à la mode du temps du tournage qu’à celle du XVIIe siècle, ne dessinent que peu les formes du corps. Suit une scène d’intérieur (foule dans l’auberge) avant que réapparaisse, en plan taille, Milady enveloppée dans une vaste houppelande : on la devine montée sur un cheval dont on distingue la croupe ; à l’arrière-plan, le visage d’un homme (un serviteur ?). Le large rebord du chapeau continue à cacher une partie de son visage ; à l’avant-plan vient s’interposer l’arrière du chapeau de Rochefort, puis son profil corbin. Lorsque Milady se penche pour écouter son complice ( « Allez guetter notre proie. », dit-il), on découvre enfin ses yeux au regard aigu qui semble provoquer le spectateur. La brève séquence suivante montre l’arrivée de d’Artagnan (Aimé Simon-Girard) à Meung. À partir de quoi le réalisateur adopte un montage alterné pour montrer des séries d’actions qui ont lieu synchroniquement, mais en des lieux différents. La succession rapide de courtes séquences rend la chronologie des actions et donc l’analyse hasardeuses. La première série a pour pivot d’Artagnan et pour cadre, l’intérieur de la salle d’auberge : en plusieurs séquences, sont présentées les scènes de combat, au cours desquelles le héros, pour répondre à une provocation, se bat contre les séides de Rochefort. À la fin de la série, il est laissé sur le pavé. La seconde série est menée, tambour battant, par Milady : 1. « Comptez sur moi ! » dit-elle à Rochefort avant de faire pivoter sa monture et de s’éloigner. Vues de dos, Milady et son serviteur s’éloignent pour disparaître hors-champ. 2. Succède un plan d’ensemble d’une plaine, tranchée par un chemin : piquant droit sur la caméra, à bride abattue, surgissent deux chevaux dont les cavaliers, on le devine bientôt, ne sont autres que Milady et son serviteur. 3. Dans un plan rapproché, ils regardent de tous leurs yeux un objet invisible au spectateur « C’est lui ! » dit le sous-titre-intertitre.

7 D’après les sous-titres restituant les intertitres de la version originale : « Milady : - Les charmes de la campagne me feraient presque oublier la vie à Paris, ses intrigues et notre mission. ».

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Figure 3 Figure 4

Figure 5 Figure 6

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Figure 7 Figure 8

4. C’est bien sûr Buckingham, dont la silhouette se relève dans le lointain, se rapproche du spectateur et disparaît du cadre. « Allons les prévenir » est-il indiqué. Malgré une chute spectaculaire, Milady se relève et reprend le chemin de Meung. 5. À Meung, Milady annonce l’arrivée de Buckinham. Ce qui provoque la fuite des conjurés. La dernière image de Milady, le doigt tendu vers Buckingham hors-champ est celle d’une belle femme (enfin !), au visage éclairé, aux yeux autoritaires, qui sait donner des ordres (« Buckingham arrive, sortez vos hommes » ).

Ce qui est frappant dans cet épisode, c’est que d’Artagnan et Milady sont les héros d’actions parallèles, sans jamais — comme c’est le cas dans le roman — se rencontrer, comme si Diamant Berger avait voulu reporter à plus tard leur conjonction. Le montage alterné permet cependant une mise en comparaison et en parallèle des deux personnages. On peut constater un début d’inversion des rôles. La féminité, qui est généralement mise en valeur par le vêtement, est chez Milady niée par des vêtements sombres et amples ou par son couvre-chef sans connotation de genre, alors que le gracile D’Artagnan, à la peau de lait, qu’on pourrait croire imberbe, s’il n’y avait la délicate moustache qui ourle sa lèvre supérieure et la mouche qui ponctuait son menton, a quelque chose de féminin sinon d’efféminé. Il faut dire que son pourpoint, son col rabattu, ses bottes à l’écuyère, son charmant béret, paraissent bien élégants et luxueux pour un jeune garçon issu de la province crottée. Milady, par ailleurs excelle dans l’exercice masculin qu’est l’équitation (malgré une chute). Ainsi, les premières minutes du film montre le personnage féminin, d’ordinaire victime, comme une prédatrice (« notre proie », lui dit Rochefort en parlant de Buckingham).

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The Three Musketeers (1948) de George Sydney : une Milady mystérieuse et hollywoodienne

Le générique de The Three Musketeers de George Sydney place en tête de distribution « Lana Turner as lady de Winter ». Le réalisateur, pour l’entrée en scène de celle-ci, transpose en image le dispositif de roman. Après le déclenchement de la querelle entre Rochefort et d’Artagnan (Gene Kelly), un plan présente un cadre composé par la portière d’un carrosse, cadre — sa bordure supérieure est hors champ — d’autant plus remarquable que sa couleur doublement verte fait contraste avec les rideaux pelucheux, retenus de chaque côté par des embrases, de l’orange le plus éclatant. Dans ce cadre : le buste d’une femme revêtue d’un manteau à capuchon du même vert que la bordure du cadre, mais — invention heureuse de Sydney — ce portrait en buste trois quarts face laisse le personnage dans l’ombre : on ne devine d’elle, à la lumière parcimonieuse dispensée par l’autre portière, qu’un visage tout en courbes délicates et une blondeur que révèle quelques mèches de cheveux échappée du capuchon. Une voix impérative interrompt Rochefort qui se rapproche du carrosse. Dans un deuxième plan adoptant un autre axe, ce cadre paraît vide. C’est dans ce plan qu’un titre, celui de Milady, prononcé par Rochefort, est donné à la jeune femme dont la mise en scène met en valeur le mystère. Dans le plan suivant, en contrechamp, nouveau portrait, mais en gros plan cette fois-ci et qui a pour cadre les rideaux orange dont la texture associée à celle de la lumière diffuse et aux formes arrondies que dessine la silhouette de la jeune femme suggère une impression de douceur. C’est le plan majeur de la scène, puisque, dans l’obscurité, Milady approche de la portière son visage qui, d’abord noyé dans l’ombre, passe dans la lumière. Se révèle alors une beauté épanouie : les yeux pervenche, les cheveux aux belles boucles blondes, la bouche écarlate, un grain de beauté à la commissure des lèvres. C’est bien sûr pour l’observateur un éblouissement, celui d’une apparition. Le plan qui suit, plus large, contient les deux interlocuteurs, Rochefort de dos et Milady qui a le regarde ailleurs, comme le révèle le bref plan où elle découvre le jeune d’Artagnan qui comme elle l’a découverte. D’Artagnan provoque Rochefort en duel, d’autant plus hardiment que le combat aura lieu sous les beaux yeux de Milady dont suit le portrait du plan précédent. C’est à ce moment que les séides de Rochefort tombent sur lui à bras raccourcis et le laisse évanoui.

À travers le dernier plan qu’il offre de la jeune femme dans cette scène, George Sydney annonce la suite : il fait comprendre tout l’intérêt que

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Milady prend à ce jeune homme à terre que le spectateur ne voit pas : les regards qu’elle jette en direction de l’endroit hors-champ où il a été laissé gisant n’est pas dépourvu de sensualité, surtout quand elle esquisse un sourire prometteur, puis met devant ses yeux un loup de dentelles noires, comme au début d’une intrigue secrète à dessein érotique... Le dernier plan de de la séquence montre l’arrière du carrosse s’éloignant, au grand galop de ses chevaux, avant de disparaître. Le masculin, représenté par d’Artagnan et Rochefort, et le féminin, représenté par Milady, s’opposent dans leur occupation de l’espace des différents plans : le masculin dynamique s’agite en plein air, multipliant les mouvements confus, exhibant des instruments adjuvants (épée, bâton), se répandant en rodomontades, tandis que le féminin, statique, confiné dans un espace restreint et clos, réfléchit son action, se dissimule (ombre, loup), agit dans le secret. Mais c’est tout compte fait le féminin qui, utilisant le nom du cardinal de Richelieu comme Sésame, ordonne et domine. Sans doute, à considérer l’épanouissement de la femme et le jeunesse de d’Artagnan sur laquelle Sydney, comme Dumas, insiste (voir la scène émouvante au cours de laquelle il essaie en vain de se ceindre du ceinturon porte épée de son père, la taille de celui-ci équivalant deux fois la taille de son fils), le réalisateur promet- il à cette dernière un rôle d’initiatrice.

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The Three Musketeers (1973) de Richard Lester : une Milady sensuelle et provocatrice

Dans sa talentueuse trilogie des mousquetaires (The Three Musketeers, 1973), The Fourth Musketeers (On l’appelait Milady, 1974), The Return of the Musketeers, 1989), Richard Lester, s’il ne se prive pas de citations ou d’allusions à George Sydney, fait preuve avec son scénariste George MacDonald Fraser d’une grande inventivité, comme l’atteste la première apparition de Milady dans le premier volet de la trilogie : l’arrivée d’un carrosse est annoncée par un bruit d’attelage à vive allure, alors que d’Artagnan vient d’être assommé par les sbires de Rochefort et repose aux côté d’une « femme en bois » que le cinéaste a disposé près de son héros comme pour mieux mettre en valeur, par un contraste ironique, l’apparition sensuelle et vibrante de Milady. Lorsque le carrosse entre dans le champ, on distingue à sa portière une silhouette, féminine qui se précise à mesure de l’approche du carrosse ; cependant pas suffisamment pour qu’on distingue autre chose que des tons pastel qui laissent présager un personnage féminin, pour qui ne connaîtrait pas le roman ou ses adaptations. Le carrosse s’arrête devant Rochefort qui, sans doute monté, sur le marchepied baise une main qui lui est tendue, puis, toujours tenant la main, s’adresse à la passagère qu’on ne voit toujours pas pour lui communiquer les ordres de Richelieu. Aussi est-ce une surprise heureuse que la découverte au plan suivant, un gros plan, du visage de Faye Dunaway, auréolé d’un vaste et souple chapeau blanc (comme sa robe dont on ne voit que l’épaule droite), aux plumes jaunes d’or et blanches, au ruban jaune orné d’un bijou en forme de W (pour Winter ?) ; de ce chapeau s’échappent de belles anglaises (est- ce pour annoncer sa nationalité) du plus beau blond, parmi lesquelles luisent les perles de ses oreilles — le plan n’est pas sans évoquer les portraits de Thomas Lawrence —. L’expression songeuse du visage s’anime, éclairé d’un sourire sensuel et ambigu, lorsqu’elle demande à Rochefort : « Et vous quand vous reverrai-je ? » Si n’est pas précisée la relation de la jeune femme avec le beau borgne, l’alanguissement de la voix ne laisse aucun doute sur la satisfaction érotique d’une précédente rencontre. Ce début de discours amoureux est interrompu par d’Artagnan qui, retrouvant ses esprits s’est relevé. Même gros plan, mouvement dont le regard se porte sur celui qui vient d’interpeller Rochefort : un regard intéressé, évaluateur sans doute, si l’on en croit les lèvres sensuellement entrouvertes.

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Après un contrechamp sur d’Artagnan qui s’adresse à elle (« Pardonnez-moi, madame, il faut que je tue votre ami. », nouveau gros plan sur Milady qui ne s’adresse pas à d’Artagnan, mais demande avec ironie :

Est-ce que vous êtes terrifié ?

Le plan suivant, un plan de demi-ensemble montre que c’est à Rochefort qu’elle adresse sa fausse question : outre Milady une autre femme (la servante). Rochefort ordonne au jeune homme de décamper, tandis que la compagne de Milady s’écrie : « Il a fière allure et il est beau !», en sortant le buste hors du carrosse qui se met alors en mouvement. On entend au-dessus du brouhaha du départ sa maîtresse ajouter, en riant : « même avec son épée brisée. », laissant le jeune garçon éberlué et impuissant. On pourrait dire de ces premières images ce que l’on a dit du film de Sidney : les hommes s’y ajoutent tandis que les femmes agissent. Mais c’est surtout l’évolution des mœurs qui peut se lire plus qu’ailleurs dans ce film de divertissement. Le corps n’est plus quelque chose que l’on cache ou qu’on dissimule : dès le générique présentant le duel initiatique de d’Artagnan et de son père, Michael York, dans le rôle de d’Artagnan, — un peu blond pour être Gascon — y apparaît le torse nu ruisselant de sueur. Nous avons vu comment le rapport de Milady avec les hommes — qu’il soit un homme fait (Rochefort) ou un jeune garçon (d’Artagnan) est fondé sur du désir, désir qui n’est pas exprimé vocalement ou, s’il l’est, l’est sur le mode de l’ironie. On peut supposer, à tenter de décrypter ces premières images, que l’initiation par l’épée a préfiguré l’initiation amoureuse. L’épée brisée dont se moque Milady indique seulement que la partie est remise. À travers ces trois apparitions cinématographiques du personnage de Milady, c’est bien à trois représentations différentes de la féminité que se trouve confronté d’Artagnan, qui lui, d’un film à l’autre, d’un acteur à l’autre, d’une décennie à l’autre, semble toujours et encore incarner une même paradigme masculin, impétueux et immature, virevoltant mais défaillant. De la Milady « garçonne » de Diamant-Berger, toujours en action, qui affirme, par son comportement, l’égalité de sexes, à la Milady « post-soixante huitarde » de Lester, mutine et sensuelle, qui n’hésite pas à exprimer son désir, en passant par la Milady « hollywoodienne » de Sydney, femme fatale piégeant le héros et le spectateur dans les sortilèges de sa séduction, s’esquissent trois portraits féminins qui sont fidèles moins au modèle romanesque créé par Dumas qu’à l’idée que chaque époque se fait de la féminité. Une idée rêvée et crainte, projetée sur grand écran comme pour mieux l’exorciser et dont chacune de nos trois Milady porte le masque : le masque presque désexué

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de l’action pour Claude Mérelle chez Henry Diamant-Berger, le masque velouté et mystérieux de la séduction pour Lana Turner chez George Sydney et le masque impertinent de la sensualité assumée pour Faye Dunaway chez Richard Lester.

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Núria Añó Escritora [email protected]

Rebut: 1 de desembre de 2014 Acceptat: 10 de març de 2015

Resum Greta Garbo a la pell de l’heroïna de Dumas. Una nova representació cinematogràfica de La dama de les camèlies La pel·lícula Margarita Gautier, dirigida per George Cukor, s’estrena el 1936, tot i que no seria la primera vegada que es duia a la gran pantalla. Fins aleshores el personatge de l’heroïna vuitcentista d’Alexandre Dumas fill havia estat interpretat per grans actrius de teatre com ara Sarah Bernhardt o Eleonore Duse. No obstant, l’actriu sueca Greta Garbo recrea una cortesana molt més fresca, creativa i impregnada d’una tristesa punyent, degut en part a la seva identificació amb el personatge.

Mots Clau Margarida Gautier, Greta Garbo, Alexandre Dumas (fill), George Cukor, literatura francesa del segle XIX, Metro-Goldwyn-Mayer, cinema americà dels anys 30, La dama de les camèlies, Premis de l’Acadèmia.

Résumé Greta Garbo dans la peau de l’héroïne de Dumas. Une nouvelle représentation cinématographique de La Dame aux camélias Le film Marguerite Gautier, dirigé par George Cukor, sortit en 1936, mais ce n’était pas la première fois qu’on la voyait sur le grand écran. Jusqu’à ce moment le personnage de l’héroïne du XIXe siècle d’Alexandre Dumas fils

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avait été interprété par de grandes actrices de théâtre comme Sarah Bernhardt ou Eleonore Duse. Cependant, l’actrice suédoise Greta Garbo recrée une courtisane beaucoup plus fraîche, créative et imprégnée d’une tristesse déchirante, dû en partie à son identification avec le personnage.

Mots Clé Marguerite Gautier, Greta Garbo, Alexandre Dumas (fil), George Cukor, littérature française du XIXe siècle, Metro-Goldwyn-Mayer, cinéma américain des années 1930, La Dame aux camélias, Oscars du cinéma.

Resumen Greta Garbo en la piel de la heroína de Dumas. Una nueva representación cinematográfica de La dama de las camelias La película Margarita Gautier, dirigida por George Cukor, se estrena en 1936, aunque no sería la primera vez que era llevada a la gran pantalla. Hasta la fecha el personaje de la heroína decimonónica de Alexandre Dumas había sido interpretado por grandes actrices de teatro como Sarah Bernhardt o Eleonore Duse. No obstante, la actriz sueca Greta Garbo recrea una cortesana mucho más fresca, creativa e impregnada de una tristeza desgarradora, debido en parte a su identificación con el personaje.

Palabras Clave Margarita Gautier, Greta Garbo, Alexandre Dumas (hijo), George Cukor, literatura francesa del siglo XIX, Metro-Goldwyn-Mayer, cine americano de los años 30, La Dama de las camelias, premios Óscar.

Abstract Greta Garbo in Dumas heroine’s shoes. A new cinematographic representation of The Lady of the Camellias The filmCamille was directed by George Cukor and released in 1936, although it was not the first time that it took to the big screen. To date, the heroine’s character of the nineteenth-century written by Dumas was played by great theater actresses like Sarah Bernhardt or Eleonore Duse. However, the Swedish actress Greta Garbo recreates a courtesan much more fresh, creative and pervaded with a heartrending sadness, due in part to an identification with her role.

Keywords Camille, Greta Garbo, Alexandre Dumas (fils), George Cukor, 19th-century French literature, Metro-Goldwyn-Mayer, American films 1930s, The Lady of the Camellias, Academy Awards.

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I. Adaptaciones previas

La dama de las camelias empezó a representarse en los teatros de Estados Unidos debido a la actriz Matilda Heron, quien en 1855 la había visto en París y, a su regreso, hizo una adaptación que tituló Camille, en vez de The Lady of the Camellias, tal como se imprimía la novela en los países anglosajones. El público que por aquel entonces devoraba la novela, le disgustaba encontrar en los teatros un título como Camille, ya que no siquiera hacía referencia al nombre de la protagonista. Si bien, tanto la novela como la obra de teatro gozaban de una gran popularidad y ello no creaba confusión alguna, pues todo el mundo sabía que se trataba de la obra de Alexandre Dumas (hijo). En lo que se refiere a las adaptaciones cinematográficas, existen distintas versiones previas a la de 1936. Encontramos la primera en el cortometraje danés Kameliadamen1 de 1907. Luego otro corto italiano dirigido por Ugo Falena en 1909. Aunque el primer largometraje es francés, data de 1912 y fue protagonizado por la célebre actriz Sarah Bernhardt2, quien previamente ya se había puesto en la piel de Marguerite Gautier y había representado a la heroína de Dumas por los teatros de medio mundo. Por ejemplo en inglés, la primera adaptación cinematográfica fue en 1915 y la interpretó Clara Kimball Young. En 1917 llega una protagonizada por la actriz vamp Theda Bara. Del mismo año existe otra adaptación alemana titulada Prima Vera, protagonizada por Erna Morena y dirigida por Paul Leni, éste adaptaría otros grandes autores de la literatura francesa. Aunque no fue hasta 1921 cuando se estrenó la más comercial3 del cine mudo, con Alla Nazimova y Rudolph Valentino. Cincos años después llega otro corto protagonizado por Anita Loos. Y en el mismo 1926, una adaptación que protagonizó Norma Talmadge. Además de otra versión francesa que data de 1934 con Yvonne Printemps. Como vemos, son muchas las versiones anteriores que preceden. Y quizá habría que preguntarse si hacía falta una nueva representación salida de los estudios de la Metro- Goldwyn-Mayer. Aunque en los años 30 el joven y brillante productor, Irving Thalberg, capitaneaba los estudios y sugirió que se llevara al cine un clásico de la literatura francesa, dejando a elección del director George Cukor la obra

1 Dirigida por Viggo Larsen. 2 La dame aux Camélias. Dirigida por André Calmettes, Louis Mercanton y Henri Pouctal. Producida por Le Film d’Art. 3 Metro Pictures Corporation.

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Manon Lescaut, de Prévost4 o La dama de las camelias, de Dumas; éste se decidió por la segunda. Sean cuales fueren los motivos, la versión de 1936 sería la primera hablada en lengua inglesa, si bien necesitarían algo más para que esta producción saliera redonda.

II. Los intérpretes

Según Cukor, el rostro desdichado de la actriz sueca Greta Garbo era perfecto para encarnar a Marguerite Gautier. Y también para ella sería su papel favorito, ni que decir tiene que obtuvo el Premio del Círculo de Críticos Cinematográficos de Nueva York a la mejor interpretación femenina de 1937; el Litteris et Artibus del rey de Suecia, y una nominación al Oscar5. En cuanto al joven actor Robert Taylor hasta el momento no destacaba en sus interpretaciones, pero al encarnar a Armand Duval haría una representación mítica y su nombre apareció en los créditos a igual tamaño que los de la actriz sueca, nada habitual hasta la fecha, ya que el nombre de ella era el gran sello de la M-G-M y lo mostraban así, a veces sólo con el apellido. El otro galán de la época era Lionel Barrymore, y en esta producción haría el papel de Duval padre; el resto de personajes adquieren un papel más bien secundario6. La película cuenta además con tres personas que se repiten en casi toda la trayectoria artística de Greta Garbo: el director artístico, Cedric Gibbons; el diseñador de vestuario, Adrian; y el director de fotografía, William Daniels7. De todos modos, el productor Irving Thalberg, que controlaba hasta el más mínimo detalle, no acostumbraba a salir en los créditos8 y su exitosa carrera se vio truncada a los 37 años cuando fallecía unos meses antes del estreno de Camille.

4 Esta obra de Prévost es mencionada en el libro La dama de las camelias, al referirse a un ejemplar firmado por Armand Duval. 5 Otorgado a la actriz Luise Rainer por The Good Earth. Entre las nominadas de 1937 se encontraban, además de la Garbo, Irene Dunne por The Awful Truth; Janeth Gaynor por A star is born; y Barbara Stanwyck por Stela Dallas. 6 Henry Daniell (Barón de Varville); Elizabeth Allan (Nichette); Jessie Ralph (Nanine); Lenore Ulric (Olympe); Laura Hope Crews (Prudence Duvernoy) y Rex O’Malley (Gaston). 7 Bill Daniels era el cámara en muchas otras obras de la actriz. Como dato curioso siempre lo llevaba en sus películas y en su última película La mujer de las dos caras, la MGM no se lo permitió, dejando claro que eran ellos los que decidían quien manejaba la cámara. 8 Casi ninguna de las películas que supervisó lleva su nombre.

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La adaptación del guión corrió a cargo de Zoë Akins, Frances Marion y James Hilton. Sin embargo Salka Viertel, guionista asignada con frecuencia a las películas de Greta Garbo9 y amiga íntima de la actriz, le contó que había visto en Viena a Sarah Bernhardt representando La dama de las Camelias. En sus memorias, Viertel hace referencia a este momento: “Pocas veces la había visto tan feliz, radiante e inspirada. Yo le conté la profunda impresión que me causara Sarah Bernhardt en mi juventud, y ella no cesaba de inquirir más detalles sobre el tema.”10; siendo evidente que la Garbo deseaba ser la mejor de todas. Otras actrices con quien solían compararla los críticos, aparte de la aclamada Sarah Bernhardt, fueron la renombrada actriz polaca Helena Modjeska o la italiana Eleonora Duse. Sin ir más lejos, el escritor y premio Nobel de Literatura George Bernard Shaw consideraba que Duse era la mejor, aunque Bernhardt gozara de mayor popularidad. Aunque como expresa el propio Dumas de su personaje: “notado en ella una distinción poco común a sus semejantes; distinción aún realzada por una belleza verdaderamente clásica.”11 Y con ello la actriz sueca tenía las de ganar. Camille de George Cukor se estrenó el 12 de Diciembre de 1936, aunque no llegó a Europa hasta finales del año siguiente. Y por ejemplo en España, hasta después de terminada la Guerra Civil. Las críticas convirtieron el estreno en un éxito rotundo. Si bien es cierto que las películas de época o históricas tenían muchos más seguidores en Europa y en el resto del mundo, cuya recaudación aportaba los grandes beneficios a la industria americana.

III. Los personajes

El personaje de Marguerite Gautier que se había interpretado hasta la fecha había quedado relegado al plano sentimental y apenas se destacaban sus cualidades como cortesana. En la época que se representaba La dama de las camelias muchas actrices solían ser víctimas de los hombres y en sus interpretaciones se apreciaba un exceso de sentimentalismo y cierta artificialidad. La versión cinematográfica de 1936 rompe con lo anterior y recrea una Marguerite mucho más fresca y creativa. Según una crítica de Howard Barnes en el New York Herald Tribune: “La Marguerite que ella [Garbo]

9 La actriz mostró su pesar por no contar con Salka Viertel y S. N. Behrman en la adaptación del guión de Camille, según una carta de 1936. 10 Salka VIERTEL, Los extranjeros de Mabery Road, Ediciones del imán, Madrid, 1995, p. 317. 11 Alexandre DUMAS, La dama de las camelias, Círculo de lectores, Barcelona, 1985, p. 13.

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nos propone ahora no se reduce a la ninfa errante y dispuesta a sacrificarse, imaginada hace un siglo por Alexandre Dumas hijo, sino que se eleva a la imagen intemporal de una mujer enamorada propia del arte verdadero.” En lo que se refiere al personaje de Armand, no goza del mismo protagonismo que en el libro, pero hay algo de innovador en esta versión. Como en su relación con la cortesana él sufre constantemente de celos y se comporta de un modo inmaduro, rabioso y hasta visceral, este personaje masculino había sido frecuentemente representado por actores más bien de mediana edad y a veces resultaba incomprensible su comportamiento ante Marguerite, con tales emociones saliendo a flote, daba la impresión de que Armand era algo estúpido. Pero el hecho de que Robert Taylor, tenía entonces veinticinco años, se ponga en la piel de Armand, consigue que su comportamiento, propio de un joven, se comprenda mejor; su edad le da credibilidad. Por consiguiente se trata de una versión más realista, moderna y en sincronía con su tiempo. En algunos programas de mano españoles de la época se reproducía una carta de Jeannine Alexandre Dumas, hija del autor, que iba dirigida a Greta Garbo:

Señora, acaba usted de proporcionarme una de las más grandes alegrías de mi vida. La he visto interpretar Margarita Gautier12. Desde hace cincuenta años he visto interpretar a todas las artistas este papel. Desde Sarah Bernhardt y la Duse a la Falconetti, nunca había visto a nadie expresar el doble carácter de ‘La Dama’ como a usted, y creo, puedo decirlo (sin ofensa para las grandes artistas precedentes), que mi padre la hubiera preferido a usted frente a todas las demás. Hubiera sido para él una verdadera felicidad verla revivir la heroína tan amada por él. Permítame, señora, que aunque desconocida para usted, le testimonie mi admiración y mi reconocimiento.13

IV. En la piel de la heroína de Dumas

Garbo concentró toda su energía para encarnar a la heroína de Dumas y defiende el papel en todo momento. En los aspectos fundamentales, la Marguerite Gautier de Cukor disfruta de su trabajo y le encanta el lujo como a cualquier joven de los bulevares de París, aunque se percibe en ella una gran madurez. Según el amante, cultiva diferentes facetas. Así por ejemplo baila, toca el piano,

12 Título con que se estrenó en España. 13 Jaime WILLIS, Metro Goldwyn Mayer, T&B Editores, Madrid, 2006.

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es atenta con unos, descortés con otros, incluso modula la voz de diferente modo según cada cual. Así pues, el reto interpretativo y el estímulo de superación de las distintas versiones previas no sólo se reflejó por sus dotes interpretativas, sino que, además, la naturaleza ya de por sí melancólica que caracterizaba a la actriz se mezcla con el personaje. Según una crítica de Frank S. Nugent en el New York Times: “Ella renueva un drama harto trillado, convirtiéndolo en algo impregnado de una tristeza desgarradora.”14 Esta entrega se debe en parte a la gran identificación entre su vida y la del personaje. Su padre murió de tuberculosis15 cuando ella tenía catorce años, algo que vivió de cerca porque tuvo que abandonar la escuela para cuidarle. Su hermana mayor, Alva, murió16 de cáncer joven. Incluso ella misma “sufría de un brote de tuberculosis, así como de una anemia perniciosa y de artritis.”17 Por tanto, la hipocondría ante el dolor y el modo como se adentra en el sufrimiento de una tuberculosa, era algo que había vivido de cerca. Por otro lado está la soledad del personaje, que no frecuenta los mismos sitios que sus compañeras, sino que se dirige al bosque o pasea a pie por los Campos Elíseos, esta soledad deseada se comprende muy bien porque la actriz protagonista era también muy solitaria. El personaje de Marguerite Gautier estaba inspirado en la cortesana francesa Marie Duplessis (1824-1847) que, enferma de tuberculosis, murió a la temprana edad de veintitrés años. Fue amante de ricos y prominentes de la época, como Franz Liszt o Dumas (hijo), con quien mantuvo una relación de once meses, aunque no tuvo el romanticismo del libro. Como nota curiosa la versión cinematográfica de George Cukor hace un pequeño guiño a dos escritores de la época: Alfred de Musset (interpretado por John Bryan) y George Sand (Sybil Harris), pero ni siquiera salen en los créditos.

V. De la novela La dama de las camelias a la gran pantalla

En el libro encontramos la figura de un narrador, que a su vez crea un interés añadido, ya que sin querer se mezcla la realidad con la ficción,

14 Michael CONWAY, Dion MCGREGOR y Mark RICCI, Los films de Greta Garbo, Aymá, Barcelona, 1977, p. 138. 15 Raymond DAUM, Walking with Garbo, HarperCollins Publishers, New York, 1991, p. 34 16 Gretra Garbo estaba rodando La Tentación, su segunda película en los Estados Unidos. No pudo exteriorizar la muerte de su hermana porque no sabía inglés, ni sus compañeros de reparto, sueco. Su primera amiga allí, la actriz americana Lilian Gish, al ver que no podían comunicarse con palabras, le envió un ramo de flores. 17 Antoni GRONOWICZ, Garbo, Ediciones Grijalbo, Barcelona, 1990, p. 347.

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la leyenda con el personaje literario. Ese narrador no aparece en la versión cinematográfica de 1936. Ello determina que no se tiene en cuenta la moral decimonónica en la que Dumas (hijo) escribió la novela, de modo que la película no refleja términos tales como castidad, inmoralidad, comportamiento pecaminoso, arrepentimiento, conversión, castigo, penitencia o perdón. El primer capítulo empieza con un cartel que lee el narrador, éste anuncia la venta de unas pertenencias, y se nos presenta a la heroína como una cortesana que ha fallecido. Al entrar en su gabinete aparecen sus muebles, joyas, ropa de lujo y otras curiosidades como objetos cincelados con iniciales diferentes y escudos de armas de distintas casas, lo cual nos muestra el tipo de vida de una mujer libertina. La película difiere del libro porque en ella no se nos avanza que Marguerite muere, aunque, claro está, transmite escenas de su tuberculosis avanzada. Los primeros capítulos del libro hasta la traslación del ataúd de Marguerite y la convalecencia de Armand, o la estrecha amistad que nace entre el narrador y Armand a través del libro Manon Lescaut, no se toman en consideración. Aunque la película sí refleja a Marguerite leyendo un ejemplar de Manon Lescaut y creyendo que una mujer cuando ama no se comporta como Manon. En el libro las señoras ricas visten trajes de terciopelo y van envueltas en preciosísimos casimires. Marguerite va envuelta en un gran chal de casimir o bien un manto de terciopelo cuando pasea, tanto lleva trajes sencillos como elegantes, luego, de noche va con sombrero. Para la película se pensó en una prenda de vestir diferente para cada escena. Adrian, diseñador de vestuario, adaptó distintos sombreros a los planos de la actriz, independientemente de la moda parisina y de la época en que transcurría la película. En lo que se refiere a la ropa, se inspiró en la moda francesa del siglo XIX e hizo las telas y los sombreros muy voluminosos, si bien por la época en que transcurre la historia la moda no era tan extravagante. Los cabellos de Marguerite asoman con la coquetería de unos tirabuzones, pasan a un pelo rizado cuando está con Armand en el campo, a un simple cepillado liso en la escena de la muerte, cuando Marguerite carece de todo adorno que la caracterizaba y lleva un simple camisón blanco y una manteleta. Cedric Gibbons dotaba a sus decorados de un gran detallismo. La película hace una recreación interesante de la atmósfera francesa de la época, se muestran por todo lo alto los vestidos, las joyas, los carruajes, los muebles, el lujo, los excesos de las mujeres ricas, de las cortesanas, aunque su presencia dé mucho que hablar, inspire disgusto, desprecio e incluso repugnancia. Luego están las mujeres como Prudence, a quienes les gusta gastar como antaño pero su edad ya no se lo permite, y suelen tomar dinero prestado de las más jóvenes y se suben a sus carruajes. No faltan los cotilleos, la frivolidad, nadie

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quiere perderse el siguiente espectáculo, baile o estreno en el teatro y en la Ópera, aunque luego no presten la menor atención. También se vislumbran los hombres con dinero, con títulos, todo ello se recrea muy bien. La juventud y la belleza de las cortesanas como la plenitud, la vejez de Madame Duvernoy como una necesidad de permanecer ahí. Otra de las cualidades18 de la película es que los diseños que lleva Marguerite empiezan de color blanco en la escena del teatro, pasan a gris en la escena con el padre de Armand, y se vuelven negros cuando vuelve con el barón de Varville (no es otro que el conde de N.), o en el libro cuando visita a Armand vestida toda de negro y con el velo echado. Camille de Cukor empieza con la vida nocturna parisina y el lujo, en la Ópera, la noche en que, desde el palco donde está sentada Marguerite con otras dos cortesanas; éstas le indican que está allí el barón de Varville. A su vez Marguerite, por un fallo de cálculo al observar con sus gemelos, en vez de mostrarle al barón, se le presenta ante los ojos el joven Armand Duval... Le sigue una frase: “No sabía que los hombres ricos tuvieran tal apariencia.”19 Su actitud en un primer momento algo frívola y controladora hacia el joven Armand se transformará poco a poco en un amor protector hacia él. La representación del demi-monde de Marguerite le da un sentido sensual a la película, sobre todo, cuando hace creer a Armand que está con un viejo duque muy celoso. El modo en que mantiene su alegría, echando la cabeza hacia atrás y riéndose más fuerte, convenciéndole de cualquier cosa que dijera porque él es joven e inocente, y ella vive en un mundo donde impera la falsedad. En esta secuencia está muy logrado el ambiente de los más adinerados mezclado con la fácil moral del siglo XIX. Para hacernos una idea, los diamantes y esmeraldas que lleva la cortesana Marguerite en la película son auténticos. Con lo que, como se cita en el libro:

Los cabellos negros como el ébano, ondeados naturalmente, se repartían sobre su frente en dos largas trenzas e iban a perderse tras la cabeza, dejando ver un extremo de las orejas, en las cuales brillaban dos diamantes de a cuatro o cinco mil francos cada uno.

El viejo duque extranjero que Marguerite conoce en Bagnères, y la ayuda económicamente, no aparece en la película, aunque en el libro es millonario y le da setenta mil francos a cambio de nada. Tampoco el conde de G., quien le da otros diez mil francos anuales. Marguerite le debe su posición

18 Barry PARIS, Garbo a biography, Pan Books, London, 1996, p. 315. 19 [I didn’t know rich men could ever look like that.]

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y tiene compromisos con él, a veces éste se sienta en su palco aunque, echando cuentas, ella gasta más de cien mil francos al año y sigue endeudada. Luego está el barón de Varville, a quien su mera presencia ya le molesta, no quiere ser su querida, para ella son hombres que van a pedirle lo mismo, la pagan y listos. La escena con el barón (conde de N.) de la versión cinematográfica es muy diferente del libro, aun cuando se refleja en ambos sitios que son polos opuestos, que su modo de hablar y el trato es poco amigable. La escena ante el piano cuando tocan Aufforderung zum Tanz (Invitación a la danza, 1841), del compositor Carl-Maria von Weber, en el libro sucede con Marguerite y Gastón; el conde ya ha partido. En cambio en la película transcurre solamente entre el barón y Marguerite y es una secuencia de culto. Ella le pide que interprete a Chopin, y entonces se reflejan sus verdaderos sentimientos. Su risa histérica en el momento que llaman a la puerta, las ironías acerca de que el amor de su vida podría estar llamándole a esas horas, pues sabe que en verdad se trata de Armand. También es una escena que desprende erotismo mientras el barón de Varville toca el piano y Marguerite saca múltiples caras ¡y hasta le pide dinero para irse al campo!, se capta una tensión electrizante entre ambos actores. Todo ello se mezcla con la furia del barón cuando éste le da el dinero para que lo gaste con el joven y entonces la humilla asestándole un bofetón; el público de la época aplaudía en este punto. En el libro quien paga su tranquila residencia en Bougival es el duque, aunque luego se entera que allí vive abiertamente con Armand y no puede perdonárselo. Marguerite va al campo porque está enferma y necesita reposo. Cuando sale de paseo con Armand con el esquife, ella viste una bata blanca, cubierta con un ancho sombrero de paja y lleva en el brazo una sencilla manteleta de seda. Descubrimos que con Armand prescinde de los lujos que tenía en París. Hay un sacrificio enorme por parte de ella al quedarse solo con Armand. Lo ha dejado todo por él, y si tuviera que volver a la vida de antes significaría su muerte. A nivel económico, ella debe treinta mil francos y ha de vender cosas. El conde de N se compromete a pagar todas sus deudas y a darle cuatro o cinco mil francos mensuales, pero ella lo tiene claro: ha escogido el amor. Armand quiere transferir a Marguerite la renta que le pertenecía por parte de su madre para que disponga de algo de dinero, pero cuando se entera su padre le hace un discurso y lo ve escandaloso, una deshonra para la familia. Le manda que se separe de su querida. Él desobedece. En su representación cinematográfica la escena con Duval padre es fuerte y conmovedora, las emociones de Marguerite son de lo mejor de la película, pues se contiene constantemente, aunque de igual modo se refleja el dolor, el sufrimiento y el desconsuelo que seguirá sin Armand. Su personaje transmite una gran madurez y la dignifica cuando Duval padre le pide que abandone a su hijo. La renuncia

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por parte de ella a ese amor con la promesa de que no va a contar a Armand lo que le ha pedido su padre, sabiendo que, de contárselo, Armand odiaría para siempre a su padre. El libro tiene el sentido moral de la época, el padre, un papel de mirar por el bien del hijo, por su dinero, por su honor y su dignidad, sin importarle los sentimientos de por medio. Por ejemplo en la obra de Dumas, Marguerite le pide un beso al padre de Armand y se abrazan. En la película, el padre no se refleja como alguien tan paternal, sino como una tragedia de la que es imposible salir inmune. Duval padre hace el papel de malo, lo que le dice de las trágicas consecuencias de esa relación para la carrera de su hijo, y como se lo dice, insistiendo en la diferencia de edad20 y de condición social. La mira como a una perdida, alguien por quien no siente el más mínimo respeto. Aunque en el fondo esa mirada tenga un enfoque más fresco con su tiempo, lo que otorga a Marguerite la identificación casi instantánea con el espectador, que el amor que ella siente es verdadero y, sin lugar a dudas, va a ser capaz de renunciar a él por el propio bien de Armand. William Daniels, director de fotografía, nos muestra a través de claroscuros el interior de ambos personajes. Cuando Armand regresa al pueblo, Marguerite le ha abandonado. Ella fingirá que prefiere vivir con todo tipo de lujos y al lado de un hombre que no ama, a hacerlo en la pobreza junto a él. Los sentimientos de Armand se agudizan cuando regresa a París y la encuentra en una fiesta con el conde de N.; siente que se ha burlado de él, pues Marguerite baila con el conde; Armand hace lo mismo con Olympe para darle celos. Aquella noche se pone a jugar, gana mucho dinero. En la película, en vez de gastarlo en Olympe, se lo arroja a Marguerite para pagar sus favores y luego se va. En el libro la escena del dinero sucede de otro modo: Marguerite visita a Armand por última vez, ella habla del daño que le hace su comportamiento, luego se queda a dormir con él, aun cuando está ya muy enferma:

Sus brazos extenuados se abrían de cuando en cuando para abrazarme y volvían a caer sin fuerza sobre la cama. [...] — ¿Quieres que nos marchemos, que salgamos de París? —No, no— me dijo con horror.21

20 Greta Garbo tenía treinta y un años cuando se rodó Camille, Robert Taylor, veinticinco. Por eso en la versión cinematográfica ella es mayor, otra peculiaridad de los años treinta en la que las mujeres empezaban a atreverse a salir con hombres más jóvenes, aunque como es normal por la moral de la época, diera que hablar. 21 Alexandre DUMAS, La dama de las camelias, Círculo de lectores, op. cit., p. 228.

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Ella se vuelve a marchar, a él le remuerden los celos, cree que al estar de nuevo con el conde de N., se ha burlado de él y le envía una carta en la que adjunta quinientos francos para pagar sus favores. En la obra de Dumas ella habla mucho en la última escena con Armand. Cabe recordar que tiene fiebre y tiembla, ha dejado la cama para venir a verle. Muy enferma, Marguerite es abandonada por todos. Para subsistir vende joyas y pertenencias. Sólo Nanine, su criada, y Julie Duprat siguen a su lado. En la película la acompañan Nanine y Gastón. Prudence se aprovecha de los regalos que algunos todavía le hacen y como ya no le puede dar tanto dinero, se aleja. Moribunda, sólo piensa en Armand, él está en un largo viaje. Aunque como cita el texto: “Cada vez que abren la puerta, sus ojos se iluminan, creyendo siempre que vais a entrar; después, al ver que no sois vos, su semblante toma de nuevo una expresión dolorosa.”22 Cukor pensaba que una mujer en su estado era incapaz de vocalizar la extensión de texto que contenía la última escena con Armand o las cartas que le escribió posteriormente, tuvieron que rescribir la escena final con menos texto y hasta rodaron tres finales diferentes. Dicho esto, nos encontramos ante uno de los finales más intensos, emotivos y llenos de esplendor de la historia del cine, aunque por otro lado no se asemeja al del libro, puesto que Armand no llega a tiempo de verla en vida. Ella ha recibido la extremaunción cuando Nanine le dice que ha venido Armand. Marguerite está tan lánguida y debilitada en la cama que ni siquiera ha captado lo que le ha dicho. Luego sí: “¿Él está aquí? ¿Él está aquí?”, se percibe una falta de modulación en su voz, casi habla más con la mirada, sus ojos lastimosos y a la vez emocionados por ver a su amado; el tiempo corre en su contra. Y entonces la criada la peina y deja un manto de camelias sobre la almohada. Cuando Armand avanza hacia ella Marguerite está de pie, apenas con el aliento para vocalizar sí o no mientras él la llena de caricias y promesas, su cuerpo se escurre entre los brazos de Armand, la muerte se intuye muy cerca... Se está marchitando ante él y ella sabe que él nunca ha cesado de amarla, así pronuncia sus últimas palabras destinadas a Armand: “Es mi corazón, no está acostumbrado a ser feliz... Tal vez es mejor que yo viva en tu corazón donde el mundo no pueda verme.”23 Y entonces muere “con tal ausencia de bathos y tal amarga veracidad.”24 Esa muerte que la redime de su pasado y que, posterior

22 Ibid., p. 251. 23 [It’s my heart, it’s not used to be happy... Perhaps it’s better if I live in your heart where the world can’t see me...]. 24 Según una crítica de 1937 de la dramaturga estadounidense Mary Cass Canfield, seguidora aférrima de la carrera de Garbo en Hollywood.

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a Camille de Cukor, se ha seguido filmando en más ocasiones. Por lo demás, de la interpretación de esa muerte nace otra película, Buscando a Greta25, de Sidney Lumet, donde su actriz protagonista, Anne Bancroft, mira Camille y se sabe los diálogos de memoria e incluso, antes de que acontezca, se prepara los pañuelos para la escena final.

25 Garbo talks (1984).

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Juan Bravo Castillo Universidad de Castilla-la-Mancha [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 1 d’abril de 2015

Resum La influència de la tècnica novel·lística flaubertiana sobre el cinema L’article té com a objectiu mostrar la influència de l’obra de Flaubert sobre l’escriptura cinematogràfica a causa de la voluntat d’aquest art de voler traslladar al cos dels actors les vivències dels personatges. Segueixen així la tècnica inaugurada per Flaubert i aquest motiu justifica l’abundància d’adaptacions basades en l’obra de l’escriptor. L’estudi se centra en quatre adaptacions d’obres de Flaubert, dues de Madame Bovary, la de Chabrol (1991) i Val Abraham de Manoel de Oliveira (1993) y dues de L’educació sentimental, la d’Alexandre Astruc (1962) i Todas las noches de Eugène Green (2001). Basant-se en el concepte de fidelitat a l’obra original, se’n destaca les variacions a cada versió i en quina mesura aquestes deixen traspuar la fascinació i els interessos dels seus adaptadors.

Mots Clau Madame Bovary, L’educació sentimental, Gustave Flaubert, escriptura cinematogràfica, adaptació.

Résumé L’influence de la technique romanesque flaubertienne sur le cinéma Cet article se propose d’analyser l’influence de l’écriture de Flaubert sur la technique cinématographique visant à projeter sur le corps des acteurs l’expérience des personnages. Il suit par ce biais la facture flaubertienne, ce qui justifie les multiples adaptations fondées sur l’œuvre de l’écrivain. L’étude prend comme corpus quatre adaptations de Flaubert, deux prenant comme

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repère Madame Bovary, celle de Chabrol (1991) et Val Abraham de Manoel de Oliveira (1993) et deux sur L’éducation sentimentale, celle d’Alexandre Astruc (1962) et Toutes les nuits d’Eugène Green (2001). En partant du concept de fidélité à l’œuvre source, l’article décèle les variations de chaque version. Il souligne à quel point celles-ci permettent de refléter la fascination et les intérêts des adaptateurs.

Mots Clés Madame Bovary, L’educació sentimental, Gustave Flaubert, écriture cinematographique, adaptation.

Resumen La influencia de la técnica novelesca de Flaubert sobre el cine El artículo tiene como objeto mostrar la influencia de la obra de Flaubert sobre la escritura cinematográfica a causa de la voluntad de este último medio de reflejar en el cuerpo de los actores las vivencias de los personajes. Siguen así la técnica inaugurada por Flaubert y esta causa justifica las abundantes adaptaciones basadas en la obra del escritor. El estudio se centra en cuatro adaptaciones de Flaubert, dos de Madame Bovary, la de Chabrol (1991) y Val Abraham de Manoel de Oliveira (1993) y dos de La educación sentimental, la de Alexandre Astruc (1962) y Todas las noches de Eugène Green (2001). Basándose en el concepto de fidelidad a la obra original, el artículo destaca las variaciones que se producen en cada caso y cómo éstas dejan percibir la fascinación y los intereses de sus adaptadores.

Palabras Clave Madame Bovary, La educación sentimental, Gustave Flaubert, escritura cinematográfica, adaptación.

Abstract The influence of the romantic technique flaubertienne on the cinema This article proposes to analyze Flaubert’s writing influence on the cinematographic technique in order to project on the actors’body the experiences of the characters. The cinema follows by this skew Flaubert’s writing style. That’s why several adaptations based on the work of the writer have been produced. The study takes as corpus four versions of Flaubert works, two based in Madame Bovary, that one by Chabrol (1991) and Valley Abraham by Manoel de Oliveira (1993) and two more about Sentimental education, that one by Alexandre Astruc (1962) and Toutes les nuits by Eugène Green (2001).

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On the basis of the fidelity concept to the original work, this paper highlights the variations of each version. It underlines at which point those make possible to reflect the fascination and the adapters’interests.

Keywords Madame Bovary, Sentimental education, Gustave Flaubert, Film Writing, Adaptation.

La renovación de la novela y la explosión de la crítica flaubertiana van a la par del nacimiento de la idea de una escritura cinematográfica, impuesta en los años 60-70. El nouveau roman alude constantemente a Flaubert, en tanto que la nouvelle vague no deja de citarlo y referirse a él, sin duda porque la invención flaubertiana del estilo indirecto libre es un paso decisivo hacia la invención de esa “enunciación impersonal” que, en palabras de Christian Metz, caracteriza al cine. En sus textos teóricos sobre el “cine poético”, Pasolini denomina “subjetivo indirecto libre” al equivalente del estilo indirecto libre, entendiendo por ello al “monólogo interior privado del elemento conceptual, explícito y abstracto”. Aun cuando el lenguaje cinematográfico pierde mucho a sus ojos con respecto al estilo literario, permite al menos expresar experiencias diferentes de las del cineasta, y sobre todo diferentes de la ideología dominante. Dada la imposibilidad de vivir directamente lo que vive el otro, se hace preciso refractar esa experiencia mostrando el efecto que produce en el cuerpo de los actores, utilizados como intercesores. Sobrepasando la convención según la cual lo que ve la cámara es objetivo y lo que ve el personaje subjetivo, el relato, en tanto que se refiere a una realidad preexistente, queda así puesto en tela de juicio y deja su sitio a la fabulación: “Lo que el cine debe aprehender no es la identidad de un personaje, real o ficticio, a través de sus aspectos objetivos y subjetivos. Es el devenir del personaje real cuando se pone e hacer “ficción”, cuando entra “en flagrante delito de hacer leyendas”1 Es la técnica misma de Flaubert. André Bazin la comenta citando otro ejemplo, el Viaje a Italia de Rossellini (1954), en el que la heroína, interpretada por Ingrid Bergman, está tan perdida en su sueño interior, que Nápoles tan sólo

1 Pier Paolo PASOLINI, Écrits sur le cinéma, Presses Universitaires de Lyon, “Lumière”, Lyon, 1987.

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aparece “filtrado” por su “conciencia de burguesa mediocre”. Una verdadera Emma Bovary. Esta influencia del estilo de Flaubert sobre el cine explica que hoy día las adaptaciones de su obra sean más numerosas que nunca. Ante esta influencia ejercida por la novela flaubertiana sobre las artes cinematográficas, podemos preguntarnos cuáles son los códigos y las formas establecidas o adoptadas más voluntariamente. Receloso con respecto a toda forma de ilustración de sus obras, el propio Flaubert había escrito: “Jamás, mientras esté vivo, permitiré que ilustren mis textos, porque la más bella descripción está devorada por el más ruin destino. Desde el momento en que un tipo aparece fijado por el lápiz, éste pierde su carácter de generalidad, esa concordancia con mil objetos conocidos que hacen decir al lector: “Eso lo he visto” o “eso debe ser”. Una mujer dibujada se parece a una mujer, eso es todo. La idea desde ese momento queda cerrada, y todas las frases son inútiles, en tanto que una mujer escrita hace soñar con mil mujeres. Así, pues, siendo esto cuestión de estética, rehúso formalmente todo tipo de ilustración de mis textos.” ¿Qué habría pensado Flaubert de las actrices que han interpretado el papel de Emma Bovary? Esta novela, en efecto, ha venido ejerciendo en todas las épocas una verdadera fascinación sobre los cineastas. Ha sido adaptada en todas las latitudes y en todas las épocas por el cine, desde el cine alemán, en el que Pola Negri encarna, en 1937, en la película de Gerhard Lamprecht, a una Emma soberbia, muy superior a todos los hombres que la rodean y casi santificada por una muerte ejemplar, hasta Hollywood, en que una mujer llamada Maya encarna la ilusión nefasta que prohíbe la vía del Nirvana en la película de Ketan Mehta (1992), pasando por Argentina, donde el cineasta Carlos Schlieper da el papel a Mecha Ortiz, esposa ambiciosa, autoritaria pero irresistible, que no encuentra hombre a su medida. Emma tendrá asimismo los rasgos de Joyce Compton (1932), Valentine Teissir (1933), Jennifer Jones (1949) e Isabelle Huppert (1991). Aunque muy fiel al espíritu de la novela y a su construcción, la versión de Jean Renoir, mutilada en un tercio a fin de atenerse al metraje estándar, fue un fracaso considerable. Abandonando el realismo de Flaubert en provecho de un romanticismo puramente hollywoodiano, la versión de Minnelli esclarece las diferentes facetas de la heroína, sorteando hábilmente los problemas de la censura norteamericana, tan pendiente de las cuestiones de adulterio como los censores de la época de Napoleón III. La adaptación se propuso tornar ese adulterio incomprensible y odioso haciendo de Charles un marido muy aceptable en la persona de Van Heflin, y de Emma una histérica que se encapricha de un seductor francés, Louis Jourdan. El guión hace contar el tema de su novela al propio Flaubert, que defiende su propia causa en su proceso, y permite así al cineasta contar la vida de Emma por

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medio de una serie de flash-backs. Tal será asimismo la decisión adoptada por la película argentina. En cuanto a Alexandre Sokhourov, Spasi i Sokhrani (Salva y protege, 1989), es sin duda la más audaz de todas las adaptaciones por sus anacronismos, sus juegos con el referente francés y ruso, la interpretación tragicómica de su heroína y la escena del entierro, representada únicamente en ese film, fiel a la vez al texto y al cuadro de Courbet, El entierro en Ornans. A propósito de cuatro adaptaciones de Flaubert, dos de Madame Bovary, la de Chabrol (1991) y Val Abraham de Manoel de Oliveira (11993) y dos de La educación sentimental, la de Alexandre Astruc (1962) y Todas las noches de Eugène Green (2001), adoptaremos por comodidad la distinción entre ilustración y transposición, para ver cómo esa distinción un tanto grosera se pule con el uso.

Chabrol, o la ilustración

Claude Chabrol reivindica sin tapujos la fidelidad de su adaptación de Madame Bovary. Pero lo que parece dar a entender con ello es que su fidelidad se debe esencialmente a la minucia de la reconstitución histórica de los decorados, de los trajes, al respeto de la precisión de la cronología y de los juegos escénicos. Se maravilla de ser capaz de “transcribir al centímetro el número de pasos que el personaje ha tenido que dar para ir de la ventana a la puerta”. En ese orden de cosas, su adaptación está plenamente lograda. No falta ni un rótulo en Yonville, ni una cinta a los sombreros de Emma. Sin embargo, el interés de su película está en otra parte, en el punto de vista adoptado. Para Flaubert, Madame Bovary era una novela paródica, en los límites de lo burlesco, que, como La educación sentimental o Bouvard y Pécuchet, analizaba el proceso de vulgarización y degradación de los sentimientos y de los temas románticos. Verdadero ejercicio de funambulismo entre “el doble abismo de lo trivial y de lo vulgar”, según la famosa carta de Flaubert a Louise Collet, la novela mostraba la trivialización de los mitos. Renoir (1932) y Minnelli (1949) no tuvieron en cuenta ese componente esencial de la novela. Para uno, Emma es víctima de su apego a falsos valores que le impiden ser feliz; para el otro, ella es el tipo mismo de heroína romántica abocada a la desdicha. Chabrol borra él también esa dimensión paródica proponiéndose como objetivo no mostrar jamás a Emma leyendo o extasiándose con las escenas clave de las novelas de lance. Evita incluso poner en evidencia sus ridículos. Hasta Homais, interpretado por Jean Yanne, es mucho menos caricaturesco que en la novela. Ni el arte ni la ciencia muestran aquí su falsedad.

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La particularidad de la mirada de Chabrol es la de ser mucho más sociológica. Hace de Emma el prototipo de la condición de las mujeres en el siglo XIX. A semejanza de la fabricante de ángeles de Une affaire de femmes, Emma se ve oprimida por un sistema burgués que le propone modelos de comportamiento, sin darle los medios intelectuales y financieros de conformarse a él. Es víctima, como la mayoría de las mujeres de su época, de sus insatisfacciones y de sus ignorancias. Trata de sobrevivir en un mundo cuyas reglas ignora y cuya base es la explotación cínica de los débiles por los fuertes y, en particular, de las mujeres por los hombres. Con su gran candidez, ignora, en parte porque las novelas hablan poco de ello, que, fuera del matrimonio, la mujer es un puro objeto de consumo. Es lo trágico de esta condición sociohistórica lo que realmente parece interesar a Chabrol. Isabelle Hupert encarna magníficamente a esta heroína, cuya perversidad no es sino la respuesta a una situación opresiva. El vestido blanco que lleva Emma en la granja hace resaltar la discordancia entre la joven y su entorno. Chabrol subraya su gusto pueril por la lectura que hace de ella “una buena alumna”, pero también ese desapego interior que la caracteriza. Conserva, por lo demás, el ritmo de la intriga, en la primera parte la lentitud de una vida de ensueño y de espera, y en la segunda la aceleración hacia la catástrofe y la violencia que conduce a Emma hacia una inexorable fatalidad. Cojamos, por ejemplo, la secuencia del baile. En la novela es Charles quien percibe en el espejo la imagen de su mujer transfigurada por su vestido de baile. Aquí, el espejo sirve para subrayar la distancia, el desdoblamiento de Emma, espectadora de su propia vida y su disponibilidad para la aventura que la sacará de su hastío. El espejo es aquí el espejismo de otra vida y esa embriaguez progresiva que le hace repetir con un tono convencido que “es el más hermoso día de su vida”, en tanto que Charles sólo piensa en sus doloridas piernas. La secuencia de los comicios agrícolas reproduce lo más fielmente posible la puesta en escena flaubertiana, centrada en el ambiente sonoro (tambores, cañón), los colores estridentes y la luz de los farolillos. Chabrol trata aquí de recrear esa sinfonía burlesca en que la disonancia impera, con los tres niveles socioculturales, campesinos, animales, notables, futuros amantes. Encontramos asimismo el recuerdo de la carta de Flaubert al consejo municipal de Ruán, cuya vanidad satisfecha denuncia. Retoma igualmente el montaje flaubertiano con un montaje alterno —que yuxtapone acciones contemporáneas para subrayar el paralelismo dramático— entre la serenata cínica de Rodolphe y el discurso enfático del subprefecto a una asamblea de burgueses satisfechos de sí mismos. La secuencia de la desilusión de Emma, de una dureza sin igual tras la operación fallida, hace alternar el diálogo con una voz en off. Podemos

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destacar en el film diecinueve secuencias en las que ese narrador lee pasajes de la novela. La opción de Michel Serrault implica sin duda una intención de distanciamiento, poco evidente para el espectador. La última barrera cae de ese modo. Emma, renunciando a toda esperanza en su marido, se entrega sin reservas a la perspectiva ilusoria de una nueva vida. Es la caída, groseramente simbolizada por la caída del reloj de pared. Su rebelión contra el sistema va a ser tan patética como su decisión final de abandonar una lucha desigual. Jean- François Balmer es un perfecto Bovary, mediocre y tierno, incapaz incluso de sospechar los sueños y los extravíos de su esposa. Retenido en la sobriedad hasta terminar siendo únicamente una simple presencia ausente, compone un personaje sin edad, vago y completamente opaco. Ni celoso, ni imbécil, ni complaciente, ni palurdo, es un tipo apagado, pasivo, timorato. Únicamente Jean Yanne parece verdaderamente demasiado cáustico para encarnar la imbecilidad satisfecha de Homais. Es el único error de una distribución impecable, principal baza de este film, que resulta más balzaciano que flaubertiano y demasiado servil en la ilustración.

Oliveira o la transposición

La transposición, variación libre a partir de la obra considerada, transporta la intriga a otro contexto. Desubicación y cambio de época son requisitos indispensables en esta operación, que es el arte de ofrecer del texto unos equivalentes capaces de traducir las palabras en imágenes sonoras, haciendo así de la fidelidad un falso problema. Establece una dialéctica constante entre el espacio novelesco, el espacio pictórico y el espacio fílmico. Es lo que hizo, con Val Abraham, Manoel de Oliveira, el más grande realizador portugués, a quien se debe asimismo la adaptación del Soulier de satin y de La Princesse de Clèves. En el caso que nos ocupa se propuso hacer la adaptación cinematográfica de una adaptación de Madame Bovary. Con ese objetivo, lo primero que hizo fue encargar a la novelista portuguesa Agustina Bessa-Luis que realizara una adaptación que actualizara y descentrara la intriga. Luego, él mismo repensó a los personajes y nos dio su propia versión de Madame Bovary, inspirada en esa novela. Los azares del rodaje le obligaron a elegir a dos actrices diferentes para encarnar, una a Emma adolescente, y la otra a Emma adulta. Una cita bíblica a propósito de Abraham ”que utilizaba la belleza de su mujer para resolver sus dificultades” sirve de exergo a la película, subrayando la tranquilidad patriarcal del decorado natural y la perversidad humana, Después se nos cuenta la historia de Abraham de Païva, primero con

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voz en off, durante un largo travelling lateral a lo largo del valle que lleva su nombre. Valle sinuoso, voluptuoso, bordeado de viñas escalonadas, que es el símbolo mismo de la armonía natural y de la dulzura de vivir. Con sus laderas plantadas de viñas, anuncia la sensualidad e incluso el erotismo de la película. En una mansión que la domina, vive Carlos de Païva, hijo de Abraham, médico enamorado de una joven Ema, que mora al otro lado. Bella e inteligente, Ema vive entre un padre mayor y una tía devota que querría verla en el convento. La tía reza, Ema lee a Flaubert, sueña y bromea con sus criadas, que la colman de canciones y de dichos sobre el amor y el deseo. Tan altiva e impenetrable como la Gioconda o la Venus de Milo cuyas reproducciones adornan la casa, Ema intriga a su entorno, que deja correr el rumor de que su belleza es una amenaza para la tranquilidad del valle. Y es que, para entonces, ella es ya objeto de las miradas lúbricas de los campesinos y provoca toda clase de accidentes sólo con el hecho de dejarse ver en el mirador de su casa. Dos veces seguidas aparece, desde el momento de su adolescencia, como una mujer peligrosa, una mujer fatal, cuya claudicación es un signo diabólico. Manoel de Oliveira usa y abusa de los espejos para sugerir el narcisismo de Ema y su fidelidad a su universo interior. Utiliza asimismo la mediación pictórica, fotográfica o musical para poner en abismo la historia de Ema. Casada con Carlos, Ema se muestra una esposa sumisa. Pero se comunican con los seres que la rodean tan poco como esa sirvienta virgen y muda —probablemente inspirada a la novelista por la Félicité de Un corazón sencillo— que ha sabido realizarse consagrando su vida a lavar la ropa blanca de su ama. Ritinha aparece como el doble de su ama, a la que está vinculada desde su infancia. Es probablemente porque cada una tiene un handicap —Ema cojea, Ritinha es sordomuda— por lo que se entienden tan bien. La identificación de Emma con Hippolyte, el criado con el pie zambo trágicamente operado en la novela, queda del mismo modo plasmada. Ema, belleza coja y fatal, que ha dado un paso en falso, belleza diabólica, representa el orgullo, el egoísmo, la sensualidad, la dilapidación de la energía sexual. Ritinha encarna su opuesto, la servidumbre en el honor, la virginidad conservada, la abnegación, el trabajo, una especie de santidad sacrificada. Ema siente perfectamente esta oposición, o esta complementariedad, que intenta reabsorber al final de la película poniéndose en traje de faena para limpiar el suelo de la casa del Vesubio —nombre claramente simbólico—, que sirve de escenario a sus amores. La secuencia del baile de los Jacas marca una etapa capital en la vida de Ema. Allí, su belleza despierta el deseo de todos los hombres, pero eso todavía no le interesa. Ni sensual, ni apasionada, Ema es una mujer que busca,

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entre un padre egoísta y un marido pasivo, su verdadera razón de ser. Lo que Oliveira pretende filmar es el insensible ascenso en ella del deseo, luego y sobre todo de la voluptuosidad del poder. Ése es, pues, un hito decisivo. A partir de ese momento, irá de amorío en amorío, ardiendo como un volcán. Tendrá tres amantes. Las largas secuencias de conversaciones que mantiene con los hombres que la rodean demuestran que ella trata de hallar respuestas a sus preguntas para intentar curarse de esa enfermedad que la roe. ¿Qué enfermedad? ¿El bovarismo? Más bien una especie de donquijotismo que la enfrenta con audacia a los lugares comunes, y una forma particular de ausencia de sí misma, de apariencia narcisista, que le insta a buscar en los espejos y en la mirada de los hombres la certeza de su existencia. Oliveira marca su distancia irónica con Flaubert y su actitud impertinente, desenvuelta con respecto a la adaptación. Como si su objetivo no fuera someterse, respetar o incensar a Flaubert, sino únicamente meditar sobre su novela, hace de Madame Bovary una obra puramente contemplativa. Ema querría hacer de su vida, como de su persona, una obra de arte y trata de sublimar la realidad por medio de la poesía. Pero la realidad respinga y se sustrae. Por medio de encuadres inmóviles y de planos fijos, el cineasta frustra el deseo de acción del espectador, fascinado como Ema lo está por la rosa, a la que se compara durante toda la película, y que caracteriza a Ema, hasta que se la da en prenda a Ritinha antes de morir. Porque Ema no logra encontrar ninguna justificación a su existencia. Sólo la muerte dará a su belleza su verdadero significado. La idea de la muerte feliz corona el film. En el momento temido en que su heroína abandona la lucha, esta renuncia a la vida es una verdadera liberación. Una realización, una apoteosis, como si Ema se fundiera con la naturaleza por desdén a los hombres o por esa vida de conveniencias y de convenciones que en ningún momento le convino. Después de haber mantenido el suspense psicológico con la rigidez de su estilo, Oliveira nos gratifica con el único movimiento de cámara del film, verdadera asunción fílmica. Así pues, contrariamente a Claude Chabrol, interesado ante todo por la reconstitución histórica de los decorados, de los trajes, por la precisión de la cronología y de los juegos escénicos, Manoel de Oliveira juega con el cañamazo narrativo de la novela de Flaubert. Encuentra al tedio de su heroína nuevas motivaciones que competen al psicoanálisis, puesto que la joven, que no ha conocido a su madre, sueña con el seno materno y siente esa nostalgia fetal de la que el cineasta convierte en fuente de su insatisfacción crónica. Trasladando la intriga de Normandía a Portugal y de un entorno de pequeños burgueses menesterosos a un entorno mucho más acomodado, difumina el motivo de los dispendios excesivos de Ema. Es su propia vida lo que disipa sin tregua, incapaz sin embargo de invertir más de la cuenta en sus amoríos

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sucesivos. En tanto que los hombres ven en el amor un reto, ella trata en vano de convertirlo en una aventura épica o lírica. El tedio, que nunca la abandona, se expresa por medio del ritmo muy lento de la acción, mientras que soberbios retratos traducen su amor por ese valle bíblico, espejo gigante que refleja como los otros su propia imagen. Fascinación que es asimismo la de los hombres que la rodean y la del propio cineasta, y que alcanza poco a poco a los espectadores. Como si la perfección fuera una trampa a la que nadie puede sustraerse, sea ésta la de ese valle, tan femenino como el de Balzac en El lirio en el valle, la de las mujeres —del pueblo o de a burguesía— o la de las imágenes del film, que el cineasta ha pretendido que sean de una armonía casi dolorosa. Esta geografía espiritual traduce a las mil maravillas la aspiración de Ema a recrear el mundo y a no ser más que poesía, haciendo de Val Abraham un film lírico, cuya belleza formal alcanza, más allá de las variantes del marco y de la intriga, la perfección del estilo de Flaubert. La mirada de Manoel de Oliveira, siguiendo el curso del Val Abraham y el de la vida de Ema hace de esta meditación muy personal sobre el bovarismo una obra más fiel, en su libertad con respecto al modelo, que cualquier otra concienzuda adaptación. Podemos verdaderamente hablar a propósito de este film de “reinvención” cinematográfica. Una nueva visión del texto, enteramente reescrito, se transmite a los espectadores por medio de escenas que hacen explícita la relación entre el texto y la película, reflejan el trabajo del cineasta e invitan a los espectadores pasivos a tornarse activos, retándolos constantemente a entender su estrategia adaptativa.

Astruc y la visión de la nouvelle vague

A Alexandre Astruc le propusieron hacer una adaptación moderna de La educación sentimental basada en un guión de Roger Nimier (1962). Según éste, Frédéric supondría para Madame Arnoux una evasión pasajera, pero es a su fracasado marido a quien en todo momento sigue teniendo en la piel. “Todo el film —confiesa el cineasta— fue reescrito por Nimier y filmado por mí al objeto de desarrollar esa ideas. Y añado que, habiendo revisitado de nuevo esta Educación sentimental, lo que más me sorprendió fue la extraordinaria lucidez de los diálogos de Nimier, como si añadiera a mi mirada otra mirada que la centuplicara.”2

2 “No he vuelto a leer a Flaubert — confiesa — considerando el trabajo de Nimier como un guión original. Caí inmediatamente sobre una escena que me saltó a los ojos, y no es otra que aquella en la que Madame Arnoux, de la que Frédéric Moreau está locamente enamorado y que está

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Astruc ve en Flaubert “una barrera entre los hombres y las mujeres” que él pretende materializar. Para condensar, estilizar e ir a lo esencial, trata de ser fiel a la esencia de lo novelesco. Pero la intriga forzosamente se ve simplificada, y casi limitada al amor desdichado de un joven —extrañamente solo respecto a la complicidad novelesca de Deslauriers— por una mujer casada. La pareja Dambreuse gana por la mano a la de los Arnoux, apareciendo Rosanette, convertida en Bárbara, desde el principio. De repente, la forma novelesca se difumina en provecho de un conjunto de decorados arquitectónico- esculturales3. Pero las opiniones están divididas respecto al resultado. Para Raymond Bellour, el decorado aproximado, los trajes un tanto descuidados, la fotografía sin brillo y sin contrastes, la música en exceso pomposa, harán de esta película una pésima adaptación de las novelas alas. Más grave aún, en su opinión, el guionista, Nimier, y el autor de los diálogos, Laudenbach, habrían hecho un trabajo sin originalidad, sin ninguna sensibilidad, y Jean- Claude Brialy es incapaz de meterse en la piel de Fredéric. Por lo demás, el empleo del cinemascope habría sido un error. Esta adaptación es, pues, a ojos de ese crítico, un fracaso, interesante en la medida en que muestra los errores en los que no se debe incurrir, errores que sólo un intelectual de la talla de Astruc podía cometer por exceso de confianza en sí mismo. Según Henry Chapier, por el contrario, estaríamos ante “un bello film sobre la dificultad de vivir”, y para la revista Arts estaríamos ante el mejor film de Astruc: “No nos engañemos, hay en este film, y más concretamente en las últimas secuencias, un conocimiento de los medios cinematográficos, un ritmo, una respiración de las imágenes, una elegancia y una sinceridad en los movimientos de cámara que hacen de él una de las obras más emocionates y fascinantes que nos haya dado el cine francés contemporáneo (2 de octubre de 1962).” “¿Fantoches deslumbradores de una amable consistencia”4, o personajes que se buscan, que se creen diferentes sin tener la energía de ir hasta sus últimos deseos? En cuanto al contexto social, no tiene nada que ver con el de la revolución de 1830, con la que no se encuentra equivalente. Uno se inclinaría a considerar esta película como un film típico de lanouvelle vague, con sus personajes, presa del tedio, confrontados a la mentira de su entorno y a sus ideas de puesta en escena. Escenas como la del vestido que Arnoux le quita a

convencido que también lo ama, rechaza violentamente con el brazo a este último con un “no” que le sale de las tripas en el momento en que éste cree que ella se le va a entregar”, palabras recogidas por Raymond Bellour, Alexandre Astruc, Seghers, “Cinéma d’aujourd´hui”, 1963, p. 48. 3 Ibid., p. 48. 4 GEORGES DUPEYRON, Europe, septiembre 1963.

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Bárbara para dárselo a Anne dicen mucho del cinismo del hombre de negocios, en tanto que la escena de caza, con su jauría y su encarne es la metáfora perfecta de esta jungla en la que Anne y Frédéric parecen ser los únicos seres humanos. Su viaje hacia Arromanches en la niebla traduce la confusión de sus sentimientos, por más que su escapada sea la de dos niños inconscientes y ávidos de vivir. Es sin embargo la confrontación de la torpeza del hombre que quiere amar y el juego perverso de estas “pequeñas burguesas razonables” lo que provoca lo trágico —casi raciniano— del amor juvenil, platónico y sin esperanza. El trabajo de la imagen está particularmente cuidado, frontalidad, planos americanos con ligera inmersión sobre los personajes, cuyo lugar respectivo en el escenario traduce el juego de fracasos amorosos, profundidad de campo, marco desdoblado. Los movimientos de cámara de las escenas final e inicial sobre el barco, célebres entre todas las de la novela, marcan el principio y el fin de ese amor tan violento como no consumado.

Green y su peculiar visión de La educación sentimental

Eugène Green, por su parte volvió a la primera Educación sentimental de Flaubert permitiéndonos ver el proceso de su trabajo. Su puesta en escena es una verdadera explicación del texto. Pretendió hacer de su película un esbozo. Tan sólo conservó unos pocos personajes, Jules y Henry, Émilie y Lucie, M. Renaud y Bernardi, el director de la troupe de cómicos, más algunas siluetas pasajeras. Adoptó decisiones muy específicas: un recorte en secuencias muy autónomas, encuadres audaces, largos travellings laterales, planos fijos, imágenes frontales con simetría de los objetos en el escenario, como si hubiera querido volver a dar al cine una forma primitiva un tanto desfasada, que recordara la de los pintores primitivos italianos o flamencos, capaz de traducir el universo del joven, con su angelismo y sus ilusiones poco a poco perdidas. Esta estilización insistente revisita una intriga que transpone la primera Educación sentimental de Flaubert (1845) añadiendo recuerdos de la segunda. De ese modo, la película comienza con un encuadre sorprendente. Unos cuantos pies caminan al encuentro de otros pies; dos caminos se trazan y se encuentran. Son los de Jules y Henri, los dos amigos adolescentes que prefiguran respectivamente a Deslauriers y a Frédéric Moreau, dos jóvenes impacientes de vivir, que buscan su camino. Dos versiones opuestas de un mismo itinerario, desdoblado por una amistad ficticia; dos tentaciones contrarias que se ofrecen a Flaubert adolescente, encarnadas aquí por esos dos personajes extremos, como si el cine fuera el mejor medio para mantener la alternativa.

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Sus pasos los conducen al borde de un estanque, en el que descubren con deleite a una mujer desnuda que se baña, la Salvaje, una prostituta a la que van a visitar. Es con esta escena primitiva, que corresponde a la escena de la Turca evocada al final de la segunda Educación sentimental, como se abre el hermoso film de Eugène Green. Y esta inserción en este lugar no puede por menos de parecernos una idea de puesta en escena luminosa. En la secuencia de la Salvaje, a la búsqueda de un estilo capaz de plasmar el del propio Flaubert, el cineasta encuentra al mismo tiempo lo que Henri Mitterand llamó “la toma de vistas flaubertianas” y la prosa inimitable del novelista. En primer lugar, las ventanas desdoblan el escenario y la focalización somete la óptica a una función de mero intermediario, suponiendo la visión de observadores implícitos, de miradas exteriores y anónimas, distintas de las de los personajes. Probablemente las de los espectadores que somos. Los dos personajes aparecen inmediatamente caracterizados con el angelismo impenitente de Jules y el cinismo naciente de Henry. La seducción de Émilie por Henry no va a ser, pues, para nosotros una sorpresa. Desde la secuencia de su primer encuentro, se lanza al ataque, decidido a seducir a Mme Renaud. De la misma forma que Flaubert cincelaba su prosa, Green impone a los actores una modalidad de dicción bien medida, que establece un desfase con el habla ordinaria, en tanto que cuatro poetas orientan su reflexión estética, Baudelaire, Verlaine, Claudel y Louise Labé. Estamos en el ámbito de lo literario, no en el de lo verosímil. La convención sustituye a la realidad. El “antagonismo profundo” de los dos amigos aparece cada vez más subrayado. Henry se muestra groseramente atrevido e incluso cínico en sus insinuaciones amorosas nada disimuladas a Emilie. Jules, por su parte, encuentra a una joven que se le asemeja un ángel. Green traduce visualmente esa ilusión óptica en la secuencia de la primera aparición de Lucie. Green mantiene lo más posible la forma epistolar y el relato en tercera persona con voz en off. La imagen siempre se caracteriza por un encuadre concreto. En tanto que los pies traducen visualmente el anclaje terrestre de los dos jóvenes, su sensualidad naciente, su andadura individual, los rostros expresan aspiraciones más espirituales. La composición de la imagen, cada vez más pictórica, sugiere, con una notable economía de medios, el camino místico y el camino de la materialidad. Con sus abundantes rizos, Lucie tiene un rostro angelical que nos recuerda la pintura primitiva italiana, de la que Green se inspira claramente. La secuencia del perro pretende ser tan simbólica como en la novela. ¿Encarna ésta la animalidad en lucha contra la espiritualidad o la descomposición de los valores? No hay duda de que aquí representa el regalo esencial del amor, tan frágil y destinado a perecer como todo el resto en el

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gran naufragio de las ilusiones. La secuencia de la llegada a América es típica de esta gran economía de medios que caracteriza la estilización de Green. La Revolución del 48 está asimismo tomada de la segunda Educación. En la secuencia de mayo del 68, 1968 sustituye a 1848, una revolución por otra, una juventud por otra, pero los mismos sueños y las mismas aspiraciones. Además, para 1968, el cineasta parte de una experiencia personal –puesto que, para entonces, tenía aproximadamente la edad de los dos muchachos– que le permite mostrar mejor las contradicciones entre lo que los personajes creen encontrar en el mundo y lo que buscan realmente. Mayo cristaliza la violencia del contraste entre el sueño y la realidad, y el 68 supone para sus actores la misma esperanza frustrada que supusiera el 48 en su tiempo. Los rostros llevan la huella de los acontecimientos, el de Jules, el ángel que no envejece, y el de Henri, el que se le irá quedadno a medida que triunfe en la vida social y material. Misma economía de medios para sugerir los enfrentamientos y sus repercusiones en la vida personal de los dos héroes. La descristalización comienza para Henry en América y la decepción política en París para Jules. La secuencia del reencuentro de Henry con Émilie muestra que también su mujer ha optado por el camino de la espiritualidad. Tan sólo Henry se queda solo en el ámbito material del éxito espiritual, con sus límites. Dentro de la escuela de Robert Bresson y de Alain Cavalier, sus maestros, Green se entrega a una ascesis fílmica, que traduce a la perfección la búsqueda flaubertiana. Según él, “Flaubert, que tenía algo de profundamente místico, buscó el espíritu, no en un deseo intelectual de espiritualidad, sino en una explotación de la materia: la del mundo “real” que describía y la de las palabras ordinarias que trabajaba, a la manera de un cantero, para mostrar sus secretos ocultos, de la misma forma que el cineasta trabaja la materia bruta del mundo que ha captado, hasta que ésta revela por fin, bajo forma aprehensible, el misterio de la palabra.” La canción de Clément Janequin modula esas opciones y esa doble iniciación. Poco importa, como vemos, una ilusoria fidelidad a la intriga. Este ejercicio de estilo es más convincente que un realismo cualquiera. El desafío de la adaptación sin duda se mantiene mejor por medios fílmicos como aquellos o como los empleados por Manoel de Oliveira en Val Abraham (1993), que por los cálculos ociosos de un Claude Chabrol contando el número de pasos que da Emma para ir de su cama a su ventana. En cuanto a la adaptación que hace Marion Laine de Un corazón sencillo (2008) es una obra maestra que hará época por su tan personal manera de liberarse del texto y su comprensión en profundidad del papel de Félicité, interpretada genialmente por Sandrine Bonnaire como una “vidente” que encarna con su instinto animal “la leche de la ternura humana”.

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Como podemos ver, el tema de la adaptación ha adquirido con la novela flaubertiana formas particulares. Más allá de Chabrol, servil ilustrador de Madame Bovary, el estilo de Flaubert ha estimulado la invención estilística de sus adaptadores. Oliveira introdujo en él su universo y sus obsesiones, haciendo de la novela una fuente de inspiración, Astruc hizo de La educación sentimental una obra tipo “nouvelle vague”, en tanto que Green mezcló las dos versiones y trabajó sobre la forma tanto como sobre la intriga. Todos los cineastas se han visto fascinados alguna vez por personajes de mujeres sobre las cuales han injertado su propia visión. Emma se convierte, pues, en una esposa egoísta, fálica, fatal, o en una mujer peligrosa porque desespera de verse tan poco adaptada al universo en que evoluciona; Émilie es vista como una heroína romántica, entregada a una mística del amor que la conduce al misticismo, reflejo probable de la devoción que siente por ella Frédéric Moreau. Flaubert ha inspirado, pues, obras muy distintas, que evidencian la mayor parte del tiempo una gran búsqueda estilística, nutridas por sus propios fantasmas, y llevadas por los cineastas hasta sus desarrollos oníricos o de pesadilla.

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Ignacio Pilloneto Universitat de les Illes Balears [email protected]

Rebut: 18 de gener de 2015 Acceptat: 3 de maig de 2015

Resum L’univers literari de Gustave Flaubert a Les Soprano Aquest treball pretén analitzar les referències a l’obra de Gustave Flaubert incloses a Les Soprano, sèrie televisiva d’impacte i qualitat contrastats. Examinarem quins han estat els mètodes narratius per incloure alguna de les seves novel·les, utilitzant per a això tècniques com el joc intertextual i el collage cultural que, a més, donen les claus per comprendre el procés d’americanització experimentat pels personatges de Flaubert dins d’una de les sèries més premiades de la història de la televisió.

Mots Clau Los Soprano, Gustave Flaubert, intertextualitat, collage cultural, americanització.

Résumé L’univers littéraire de Gustave Flaubert dans Les Soprano Cet article se propose d’analyser la présence de l’œuvre de Gustave Flaubert dans la série télévisée Les Soprano, dont la qualité a été soulignée à plusieurs reprises par les critiques. Nous nous proposons d’examiner les techniques narratives utilisées, essentiellement le jeu intertextuel et le collage culturel qui, par ailleurs, offrent les clés pour la bonne compréhension du processus

1 Article traduit de l’espagnol par Elena Espallargas Sancho, professeur de français à l’ IES María Moliner (Laguna del Duero, Valladolid).

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d’américanisation des personnages de Flaubert dans l’une des séries les plus récompensées de l’histoire de la télévision.

Mots Clés Les Soprano, Gustave Flaubert, intertexte, collage culturel, américanisation.

Resumen El universo literario de Gustave Flaubert en Los Soprano Este trabajo pretende analizar las referencias de la obra de Gustave Flaubert incluidas en Los Soprano, una serie de televisión de impacto y calidad contrastados. Examinaremos cuáles han sido los métodos narrativos para incluir dichas referencias, utilizando para ello técnicas como el juego intertextual y el collage cultural que, además, ofrecen las claves necesarias para comprender el proceso de americanización experimentado por los personajes de Flaubert en una de las series más laureadas de la historia de la televisión.

Palabras Clave Los Soprano, Gustave Flaubert, intertextualidad, collage cultural, americanización.

Abstract The literary universe of Gustave Flaubert in The Sopranos This paper analyzes the references to the work of Gustave Flaubert included in The Sopranos, a television series and proven quality impact. We examine in turn what were to include narrative methods, using theories such as cultural collage, in addition to the necessary keys to understanding the process of Americanization that have experienced their characters in one of the most talked about series of the television history.

Keywords The Soprano’s, Gustave Flaubert, literature, television, cultural collage, americanization.

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1. Introduction

Le langage littéraire et le langage cinématographique sont deux systèmes de communication différents et spécifiques, bien qu’ils partagent des structures et qu’ils convergent en certains aspects. Des mots et des images deviennent des outils ayant le même objectif: «l’histoire racontée »2. La littérature et le cinéma se croisent dès l’instant où le cinématographe n’est plus une invention de foire pour devenir un art nouveau qui va raconter des histoires. Cette rencontre a lieu au début du XXe siècle, quand les premières adaptations littéraires pour le cinéma voient le jour. Pour certains il s’agit d’une rencontre necéssaire, voire prévisible, pour d’autres, au contraire, c’est une véritable abérration. Quoi qu’il en soit, littérature et cinéma sont deux arts narratifs qui ont le même prétexte: raconter des histoires. Cette rencontre entre les deux arts a été possible grâce au rôle joué par le réalisateur américain David W. Griffith (1875- 1948), car il y a eu bien un avant et un après Griffith : grâce à lui le cinéma n’est plus “una sucesión de imágenes estáticas distribuidas de acuerdo con unas leyes del espacio idénticas a los que rige para la escena” pour devenir un “lenguaje narrativo estructurado según los modelos de la narrativa decimonónica”3. Ceci dit il ne faut pas oublier quand on parle d’adaptations ( aussi bien pour le cinéma que pour la télévision ) que le texte adapté et le produit audiovisuel résultant sont des oeuvres différentes dans leur propre droit, ce qui n’empêche pas d’étudier les processus qui participent à l’adaptation. L’analyse de ces processus va nous être utile pour éclaircir d’autres questions à propos de la narration dans les films en général. Au XXIè siècle, la télévision offre des programmes d’une qualité très discutable, mais aussi des produits dignes d’éloge. Nous voulons parler de ces derniers, des séries de fiction présentes depuis le début de la télévision et qui pendant les dernières années ont atteint leur plein développement, un point de perfection “que se traduce en productos que no envidian a las grandes novelas y al mejorcinecontemporáneo”4 . C’est ainsi qu’aujourd’hui on peut parler d’une nouvelle façon de faire de la télévision, impulsée par la chaine HBO, responsable de faire un pas en avant avec des produits comme Les Soprano5

2 María José FRESNADILLO, “Literatura y Cine. Historia de una fascinación”, Revista Med Cine, 2005, nº1, pp. 59. 3 Pere GIMFERRER, Cine y literatura, Seix Barral, col Los tres mundos, Barcelona, 1999, p. 17. 4 Mikel GARATE ONANDIA “Tres obras maestras de la ficción televisiva: The Sopranos, The Wire y Mad Men”, Ars Bilduma, 2013, nº3, pp. 134. 5 La série créée par David Chase a eu 21 prix Emmy, 5 Globes d’Or, et a été élue comme: la série « mejor escrita de la historia de la TV » par le Syndicat de Scénariste de EE.UU. Elle nous parle de

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(HBO, 1999-2007) y The Wire6 (HBO, 2002-2008) et qui seront l’embryon d’une nouvelle étape appelée Quality Television7, une période où on a assisté à la naissance des séries admirées par leur originalité et leur ambition thématique. C’est l’une de ces séries, objet de notre analyse, qui nous permettra d’étudier l’influence de deux romans emblématiques de Gustave Flaubert, Madame Bovary et L’Éducation sentimentale dans certains épisodes. Ce n’est pas la première fois que l’œuvre de Flaubert est adaptée à l’écran. Dès 1934 jusqu’à 2014, nous pouvons trouver une douzaine de films, dont trois téléfilms. La première adaptation de Madame Bovary pour le cinéma date de 1934, c’est un film réalisé par Jean Renoir et joué par les acteurs Max Dearly, Valentine Tessier et Pierre Renoir. Il existe aussi une production allemande de 1937, réalisée par Gerhard Lamprecht et une version argentine de Carlos Schlieer, de 1947. Deux ans plus tard fait sa sortie l’adaptation de Vincente Minelli et un an après une cooproduction italienne- allemande, réalisée par John Scott. C’est Francesca Annis qui jouera le rôle d’Emma Bovary dans cette production de 4 chapitres. En 1991 le très célèbre réalisateur français Claude Chabrol mettra en scène le roman de Flaubert avec Isabelle Hupert, Jean-François Balmer et Christophe Malavoy comme les acteurs principaux. En 2011 le film Las razones del corazón du réalisateur méxicain Arturo Ripstein fait sa sortie et finalement, en 2014, Sophie Barthes offre une dernière adaptation, une grande production de Hollywood, avec Ezra Miller, Mia Wasikowska et Paul Giamatti. En ce qui concerne les téléfilms, le premier, une production allemande, date de 1968, tandis qu’en 1974 Pierre Cardinal mettra en scène la version française du roman de Flaubert et, en 2000, nous pouvons trouver untroisième téléfilm, américain, de 180 minutes et réalisé avec un budget très réduit. Pour l’Education sentimentale nous n’avons connaissance que d’une seule adaptation : celle d’Alexandre Astruc, datée de 1962.

la vie de Tony Soprano, un mafieux de New Jersey, rôle joué de manière magnifique par l’acteur James Gandolfini. La série Les Soprano a débuté sur la chaine de cable HBO en 1999, il y a eu 6 saisons en tout et 86 chapitres jusqu’à son polémique dénouement. 6 C’est aussi une série de HBO qui nous présente d’une façon très réaliste le monde du crime, les drogues, la délinquence mais aussi la corruption politique et le pouvoir des médias à Baltimore. Cette série, créée par David Simon, a eu 5 saisons avec 60 épisodes en tout. 7 C’est une nouvelle époque de la télévision caractérisée par des produits de meilleure qualité. C’est à partir de la série Los Soprano qu’on date le début de cette période.

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2. Références littéraires dans les soprano et collage culturel de madame bovary

Les Soprano est une série télévisive pleine de références culturelles: cinéma, musique et littérature s’intègrent en tant qu’intertextes dans grand nombre des 86 épisodes de la série, qui parle de la vie d’un capo mafieux de New Jersey. On trouve des références littéraires qui vont dès L’art de la guerre de Son Tzu (Ve siècle a Jc) à Crime et châtiment de Fiodor Dostoievski (1866). Ces références ne font pas seulement partie du décor, elles vont déclencher beaucoup d’histoires parallèles et permettront de reconnaître les portraits psychologiques des personnages de la série. Grâce à cette étude nous découvrirons la présence de textes clés qui seront les fondements de la structure interne, une trame pleine de connotations théoriques8. Outre Madame Bovary trois oeuvres littéraires sont présentes dans les épisodes selectionnés pour notre étude: La ferme des animaux, de George Orwell (1945), Sa Majesté des mouches, de William Golding (1954) et les Lettres d’Abélard et d’Héloïse, qu’on attribue à Abelard (1115). Nous pourrons apprécier le rapport qui s’établit entre les personnages et les romans. Parmi ces oeuvres, il convient de souligner Lettres d’Abélard et d’Héloïse, dont le sujet influence fortement Carmela Soprano, épouse du mafieux Tony.

Carmela- So, whatis “Abelard and Heloise”? It looks religious. I justlike to read in there. Professor Wegler- It’s the classic story. A 12th century scholar falls in love with his under age student, gets her pregnant. Carmela- God, in the 12th century? Professor Wegler- And they’refound out. And her uncle, the abbot, has him castrated. It’stimeless, really. Even though he becomes a monk and she a nun, their passion burns on through the sein credible letters through the rest of their lives. Carmela- You, with these books. (“Sentimental Education” 00:22:20,100- 00:23:00,500)

8 Ce qui est vrai pour Les Soprano l’est aussi dans un grand nombre de séries de televisión modernes comme chez True Detective où l’on récrée l’atmosphère de Lovecratf, ouchez Lost: « Las cualidades que ofrece esta serie de suspense, basada en la supervivencia de una serie de personas que se encuentran perdidas en una isla con motivo de un accidente aéreo, radican en unos puntos de partida que toman como referencias literarias evidentes a Robinson Crusoe o El señor de las moscas, así como a la larga trayectoria del imaginario fílmico que representan numerosas películas de aventuras mediante su puesta en escena (especialmente filmes de catástrofes y desapariciones) ». (Rafael ALONSO, “Aportaciones teóricas en los relatos televisivos: El caso de Lost”. Enlaces, 2008, nº8, p. 2).

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On reprendra ces lettres quand Carmela confesse au prêtre Felipe Intinola ses affaires extraconjugales avec le professeur Wegler. Bien qu’elle n’ait pas lu le livre, Carmela s’approprie des sentiments du couple pour defendre son tout nouveau réveil sexuel. De la même façon qu’Emma Bovary avec les romans romantiques qu’elle lisait et qui l’avaient tellement influencée, Carmela s’affirme grâce à l’histoire d’Abelard et d’Héloïse ; elle est aussi sous l’influence du célèbre film West Side Story, de Robert Wise et Jerome Robbins; une adapatation contemporaine de Romeo et Juliette de William Shakespeare. Ces amours éblouissent Carmela, qui va se servir de ces histories d’amour interdit pour se protéger des jugements de la société:

Cuando leemos una novela o vemos una película interpretamos lo que cada producto nos presenta. Muchas veces estas obras pueden mostrarnos influencias o fragmentos comunes, que pueden resultarnos reconocibles. Tal y como afirma Graham Allen, interpretar un texto significa descubrir su significado o significados y trazar las relaciones existentes entre ellos9.

Dans les épisodes dont nous parlons ont fait également allusion, comme on l’a dit, à La ferme des animaux et à Sa Majesté des mouches presque simultanément, parce qu’ils font partie des devoirs scolaires de Anthony Soprano ; c’eat pourquoi Carmela fera la connaissance du professeur Wegler. Nous trouverons une partie du scénario et des reflexions de Sa Majesté des mouches dans le dialogue de Carmela et son fils:

Carmela —Well, it seems to say here that this Piggy represents intellectualism over the physical. So maybe the eyeglasses are symbolic. And that’s a good topic for section two in youroutline. AJ! Wake up! I’m not going to do this by myself. How are you going to finish this paper? (“Sentimental Education” 00:32:58,300-00:33:16,900)

La lecture de ces oeuvres devient ainsi une experience didactique unique pour comprendre comment les adolescents envisagent la participation

9 Celia ANDREU-SÁNCHEZ y Miguel Ángel MARTÍN-PASCUAL, “La intertextualidad como nueva herramienta neuroestética de análisis cinematográfico”, Nuevas Tendencias e hibridaciones de los discursos audiovisuales en la cultura digital contemporánea, actas del IV Congreso Internacional sobre análisis fílmico, pp. 988-999, Ediciones de Ciencias Sociales, Madrid, 2011, p. 989.

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politique et sociale en démocratie, une lecture qui permet les protagonistes des films de s’impliquer dans les réflexions philosophiques proposées dans les deux romans. Malheureusement Anthony n’est pas du tout motivé et il n’arrive pas à comprendre l’importance du sujet. Par ailleurs la série Les Sopranos’enrichit de l’univers littéraire de Flaubert comme de celui d’autres écrivains, d’autres films et de produits d’origine diverse. Tout est parfaitement intégré à fin de faciliter la compréhension de la part des spectateurs, même s’ils n’ont pas les connaissances préalables. C’est ainsi que cette série a réussi à devenir un modèle pour le jeu intertextuel et le bricolage culturel. La construction de l’univers d’Emma Bovary trouve dans un milieu télévisé l’outil parfait pour pouvoir se lancer vers de nouveaux horizons, comme nous l’explique Chris Barker: “In television, intertextuality involves explicit allusion to particular programmes and oblique references to other genre conventions and styles”10. Dans ce processus d’assimilation et réinterprétation, le temps et le progrès technologique deviendront indispensables pour fusionner des concepts du roman avec l’idiosyncrasie et la culture américaine en ajoutant aussi le substrat italien. En d’autres termes, un nouveau produit est né, résultant de la révision de l’oeuvre de Flaubert, mais située dans le monde mafieux de Tony Soprano.

Traditionally, the americanization of European culture has been perceived in two seemingly contradictory ways. On the one hand, americanization has been equated with American cultural imperialism. In thisway, European consumers are seen as passive victims of a globally mediated American mass culture that threatens local and national cultures. On the other hand, Americanization has been equated with an act of liberation11.

Clarke D. définit le bricolage comme: “...the ordering and recontextualization of objects to communicate fresh meanings”12, cette explication nous sera utile pour comprendre la façon d’élaborer la création d’une nouvelle signifiance dans un contexte différent. C’est pourquoi la télévision devient le milieu pour expérimenter avecdes concepts et des symboles divers, ce qui est, en fait, le rôle fondamental de la globalisation culturelle. Elle devient le meilleur soutien à la construction d’un nouveau collage d’images

10 Chris BARKER, The SAGE Dictionary of Cultural Studies, SagePublications, Londres, 2004, p. 101. 11 Jaap KOOIJMAN, Fabricating the absolute fake: America in contemporary pop culture, Amsterdam University Press, 2008, p. 11. 12 Chris BARKER, op. cit., p. 433.

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de milieux etd’origine divers13. Nous pourrons ainsi comprendre comment des langages si différents peuvent s’enrichir l’un l’autre. La culture française, la conception américaine du monde des spectacles, la littérature, la télévision, la mafia, la bourgeosie, un tout qui s’intègre de façon homogène pour donner naissance à une nouvelle étape.

3. L’oeuvre de gustave flaubert chez les soprano: une lecture intertextuelle

Les Soprano a été décrite par les critiques comme étant la plus grande série téleévisée de tous les temps. C’est une série à facettes multiples où on intègre de nombreux thèmes, des fois bien éloignés du monde de la mafia, pour parler différemment des relations de famille, de l’amour, de l’éducation et surtout de l’importance de nos actes. Interprétée par l’actrice Edie Falco, Carmela Soprano est l’épouse de Tony Soprano avec qui elle s’est mariée très jeune, et la mère d’Anthony Jr. C’est une femme au foyer passionnée de salons de coiffure qui gère son mobilier et le nettoyage des vitres de sa petite maison. C’est la mère gardienne qui doit protéger son mari et faire attention à l’économie de la famille dans les moments les plus difficiles et délicats. Elle ne cache jamais ses pensées bien que d’habitude elle soit à l’écart des affaires de la maffia et des assassinats. Elle est très perspicace, elle sait très bien que son mari la trompe mais parfois elle préfère ne rien savoir pourvu que personne ne détruise son petit et confortable univers. Dans notre étude Carmela est le reflet d’Emma Bovary, un rapprochement du bovarysme à la télévision. Le terme “bovarysme” a été forgé par Jules Gaultier en 1922 dans un essai intitulé tout simplement Le Bovarysme, défini comme « [...] le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est » avec, au départ, « une défaillance de la personnalité qui détermine tous les personnages de Flaubert à ce concevoir autres qu’ils ne sont. » (Gaultier, 1922 : 13). Emma, on le sait, se conçoit autre qu’elle n’est à partir des modèles préétablis par la littérature. Avec le temps le terme bovarysme se développe pour aboutir à définir le modèle d’insatisfaction conjugale. Au-delà de la littérature, le terme bovarysme permettra de définirle caractère de plusieurs personnages de séries télévisées, comme celui de Betty14 dans la série Mad Men, qui, comme Carmela, “cumple el obligado papel de ama de casa frustrada y algo bovarista,

13 Ibid., p. 335. 14 Interprétée par JanuaryJonnes, Betty est la femme de Don Drapper, un publiciste à grand succès dans le monde du travail et aussi dans le domaine des relations amoureuses.

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aunque su evolución, de manera bastante interesante, es opuesta a la de Emma Bovary: cuanto más avanza la serie, menos simpatía despierta”15 Le créateur et réalisateur de Los Soprano n’a jamais caché sa passion pour Madame Bovary : “In another literary connection David Chase has remarked that Flaubert’s Madame Bovary was an influence: all those characters, the horrible life, and yetthere’s something strangely funny about it”16. Carmela représente le stéreotype de femme inspirée d’Emma Bovary. Chez Carmela le désir de posséder des objets cache ses chagrins et son ennui, Carmela et Emma utilisent les objets achetés pour donner libre cours à l’angoisse, ce serait grâce à cette consommation obsessionnelle qu’elles pourraient compenser le vide de leur existence et en même temps renforcer leur identité. Comme Carmela, Emma nous montre les objets qu’elle aime et dont elle est fière “porque su profusión es sorprendente” 17.

Se percibe un abandono contra sí mismo(s) (y) hombres y cosas se complementan o simplemente notamos estados prolongados de tedio, deplorables estados anímicos que arrastran al grado de tentar la muerte, el tiempo como bien consumible. Eso es notable en Madame Bovary de Flaubert, y es algo que describe muy bien Vargas Llosa (...) 18

Dans le quatrième épisode de la cinquième saison “Todas las familias felices”, le professeur Robert Wegler propose à Carmela de lire Madame Bovary parce que, d’une certaine façon, elle lui rappelle Emma:

Professor Wegler — Have you read “Madame Bovary”? Carmela — No. Professor Wegler — It’s almost a perfect novel. Flaubert writes about bourgeois loneliness and emptiness. Emma Bovary destroys herself for some fantasy in her head. It’s great. It’s truly, truly great. Somehow horrifically funny, though tragic. I think you might enjoy it. Carmela — I’ll stop by Borders on my way home. Who is it by again? Professor Wegler.

15 Martin SCHIFINO, ¿Series de oro ?, Revista de Libros nº 173, 2011, 4. 16 Jason JACOB, “Violence and therapy in the Sopranos” in MicchaelHamoond y Lucy Mazdon (eds), The Contemporary televisión series. Edinburgh UniversityPress, Edinburg 2005, p. 155. 17 Paula PRÉNERON VINCHE, Madame Bovary y La Regenta: parodia y contraste, Editum, Murcia, 1996, p. 116. 18 RIVERA, op. cit., p. 296.

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— Gustave Flaubert. (“All Happy Families” 00:45:44,100-00:46:13,700)

Dans cet exercice de compréhension intertextuelle, nous devons souligner et admirer la manière de présenter Madame Bovary, personnage tellement bien synthétisé que pendant les quelques secondes du dialogue, le spectateur établira la liaison étroite entre Carmela et Emma, “la solitude”, “le vide”, “la bourgeoisie”, “amusante”et “tragique”, etc. Robert voit Carmela comme une Emma moderne: une femme élégante et raffinée mais terriblement seule. Une réalité dont Carmela ne semble pas se rendre compte, elle ne se voit pas, peut-être, capable de se reconnaître, victime d’une lutte intérieure réprimée plusieurs fois, mais peut-être aussi parce qu’il y a en elle, comme chez Mme Bovary, « une haine du réel [qui] se confond, au centre même de sa personnalité, avec le pouvoir de se concevoir autre qu’elle n’est, et les deux tendances sont si intimement unnies que l’on ne saurait dire laquelle engendre l’autre »19. Soulignons aussi, dans un autre ordre de choses, la scène où le professeur offre le livre à Carmela : d’une part l’exemplaire qu’il lui offre est une première édition. Le livre entre dans l’écranet permet au téléspetateur de se déplacer au XIXe siècle, à cet univers de moralité bourgeoise traditionnelle qui a toujours condamné l’adultère féminin. D’autre part il nous faut parler du symbolisme du lieu où se passe la scène, à l’intérieur d’une voiture, à la place du fiacre du roman de Flaubert, pour avancer au téléspectateur l’infidélité de Carmela:

Professor Wegler —“Madame Bovary.” It’s a first edition. Well, Modern Library’s first edition. Carmela —Thankyou. That is so sweet. Honestly, though, I don’t know. The story’s very slow. Nothing really happens. I think he could’ ve said what he has to say with a lot less words. Professor Wegler —Outside nothing happens. But inside she has these extremes of boredom and exhilaration. You should try it again. Carmela —And what a wonderful thing to have in a den. (“Sentimental Education” 00:18:56,600-00:19: 27,465)

Si Emma était obsédée d’une vision de l’amour irréel et idéaliste, influencée des ouvrages romantiques qu’elle lisait, Carmela de sa part cherche

19 Jules de GAULTIER, op. cit., p. 33.

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des hommes bien différents de son mari, des hommes sensibles, cultivés: des gentlemans. De même qu’Emma voulait connaître l’amour vrai, Carmela meurt d’envie de sortir d’un monde d’humiliation où elle a la même considération que les maîtresses de son mari. Si Charles, le mari d’Emma ne pouvait pas la satisfaire et qu’elle caché cette frustration en s’entourant des objets superflus, Carmela a trouvé sa cachette dans le monde réligieux où elle dissimule aussi ses pulsions sexuelles20. C’est à partir de l’épisode «Une education sentimentale», pendant lequel Carmela consomme la relation sexuelle avec le professeur, que le téléspectateur va assister à une évolution de sa personnalité, fortement influencée par le rôle accordé aux femmes et la morale catholique:

La tragedia de Emma es no ser libre. La esclavitud se le aparece a ella no sólo como producto de su clase social —pequeña burguesía mediatizada por determinados medios de vida y prejuicios— y de su condición de provinciana —mundo mínimo donde las posibilidades de hacer algo son escasas—, sino también, y quizá sobre todo, como consecuencia de ser mujer. En la realidad ficticia, ser mujer constriñe, cierra puertas, condena a opciones más mediocres que las del hombre (...) Emma tiene conciencia clara de la situación de inferioridad en que se halla la mujer en la sociedad ficticia (...)21

Dans cet épisode Madame Bovary, roman et personnage éponyme, est présent dans les dialogues, les allusions directes et même dans l’imitation de certains passages du roman, qui devient ainsi un long hypertexte de L’Education sentimentale. A la manière d’une poupée russe, un roman cache un autre pour se cacher en même temps dans les épisodes d’une série télévisée, ce qui contribue à faire l’éloge de l’univers de Flaubert et de souligner son importance dans la série. On utilise donc “l’hypertexte” d’une manière très particulière, Julia Kristeva la définit comme “the transposition of one or more systems of signs in to another, accompanied by a new articulation of the enunciative and denotative position” (1986:15). Le spectateur est placé devant un vrai mosaïque de citations: “every text is constructed as a mosaic of citations, every text is an absorption and transformation of other texts”22. Toutes les citations sont soutenues par la trame textuelle ou, dans notre cas, audiovisuelle :

20 Cette relation a lieu pendant la première saison de la série. 21 Mario VARGAS LLOSA, La orgía perpetua, Bruguera, Barcelona, 1985, p. 61. 22 Julia KRISTEVA, “Word, dialogue and novel”, The Kristeva Reader, 1986, ed. Toril Moi, Oxford, p. 37.

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Los materiales básicos que componen el discurso audiovisual se encuentran a la vista de cualquiera que se proponga no consumirlos en forma descuidada, tal como hacen millones de espectadores, sino también entender cómo lo elaboraron, con que intenciones fueron dejados para que la audiencia los percibiera...23. Le texte audiovisuel n’est plus un objet mythique, mais plutôt “un objeto que si bien se encuentra ligado al equipo que lo elaboró, tambien es apropiado por cada espectador que lo descifra, sometiéndolo a sus propios marcos de referencia” 24. À partir de cette double perspective, nous pouvons pénétrer plus avant dans les fonctions de la lecture d’un produit audiovisuel; en évitant l’observation oisive, on sera capable d’approfondir et de déchiffrer les messages. Grâce à cette façon active de regarder la série, on découvrira le parcours du spectateur qui interprète l’information reçue de Madame Bovary chez Les Soprano. Le texte de Flaubert présent dans la série bouleverse et transforme la vie de cette femme, encouragée par la relation avec le professeur de son fils. En même temps le spectateur qui ne connaîtrait pas le roman, est invité à le lire s’il a envie d’examiner à fond et de mieux comprendre les épisodes mentionnés. La transformation et l’interaction de textes ne se limite pas à Madame Bovary ; nous trouvons ici et là des allusions à Flaubert, surtout à L’éducation sentimentale, roman situé entre la revolution de 1848 et le Second empire, où il est question de la perte des illusions personnelles au fur et à mesure que le protagoniste grandit ; il s’agit de

una historia de iniciación, de transición al estado adulto de un joven enemorado de una mujer casada con un empresario. También es una historia generacional en la que los personajes, que desarrollan su existencia en el París revolucionario adquieren un caracter simbólico 25.

Dans le nouveau “texte” proposé par la fiction de David Chase, le jeu intertextuel est extraordinairement riche lorsqu’il cite les textes originaux ou quand il leur emprunte certains rytmes, thèmes ou arguments, soit pour

23 Óscar GARAYCOCHEA “Intertextualidad y medios audiovisuales. Espejismos de la intertextualidad: el texto previo”, Taller Inicial de Creatividad Audiovisual, 2007, pp. 1 [Consulta en línea http://www.icei.uchile.cl/cine/documentos/garaycochea/INICIALuno03.pdf , 25 de junio 2014. 24 Ibid., p. 2. 25 Fernando, BRONCANO, “La educación sentimental. O de la difícil cohabitación de razones y emociones”. Isegoría, 2001, nº25, p. 42.

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lesreélaborer, soit pour en faire une parodie26. Los Soprano tire, change et transforme les références littéraires pour les adapter au nouveau langage, bien sûr, mais aussi pour leur donner une signification nouvelle permettant de les accorder à l’univers de la mafia. En même temps ces références enrichiront notamment le texte audiovisuel. Dans ce cadre, le titre “L’éducation sentimentale »27 peut faire allusion à de différentes trames du scénario de l’épisode. D’une part Anthony Soprano revient à la maison de sa mère, il ne supporte plus les constantes discussions avec son père. Ce fait entraînera un changement dans l’éducation de ce jeune adolescent, un processus aussi émotionnel qu’intellectuel où la lecture de La ferme des animaux et de Sa majesté des mouches, on l’a vu, jouera un rôle très important. D’autre part, Carmela sera obligée de se reéduquerau niveau le plus intime dès qu’elle verra renaître en elle le désir sexuel. Il lui faudra alors affronter son mari et l’église. En plus Carmela va devenir la responsable de l›éducation de son fils, ce qui va rendre possible la rencontre avec le professeur Wegler. N’oublions pas que la relation mère-fils et le rôle de la mère par rapport au destin des enfants sont deux sujets secondaires (vraiment secondaires?), dans l’univers de Flaubert, soit chez Madame Bovary, soit chez L’éducation sentimentale. Pour finir, il faut parler de Tony Blundeto, cousin de Tony Soprano et ancien mafieux qui a été emprisonné quelques années. Libéré, il va essayer de gagner sa vie honnêtement, mais il sera deçu bientôt par les difficultés qu’il doit surmonter. Trois histoires paralèlles où l’amour, l’éducation et la desillusion se rejoignent comme dans le roman de Flaubert pour lui rendre hommage. Le devenir sentimental de Carmela est vécu comme le récit d’une déception qui, bien au contraire, ouvre la voie à une expérience plus profonde, délicate et nuancée. Carmela et Tony ont décidé de se séparer à cause des infidélités continues de Tony. Carmela de sa part a décidé deporter ses efforts sur l’éducation de ses enfants et son foyer. Son dévouement s’est transformé en nostalgie, et après quelques années d’attente elle accomplit ses désirs réprimés avec le professeur Wegler, un homme opposé à Tony, comme tous les hommes qu’elle a admirés. De fait Tony taxera le professeur de “pédé”, les gestes et les goûts du professeur ne correspondent pas au monde masculin de Tony. Cette

26 Javier GONZÁLEZ GARCÍA “Intertextualidad y desarrollo de competencias comunicativas y narrativas”, Revista Iberoamericana de Educación, 2012, nº 60, pp. 4. 27 Ce n’est pas la première fois qu’un ouvrage littéraire donne son nom à un épisode pour en resumer le scénario. Dans le quatrième épisode de la cinquième saison “Toutes les familles heureuses” il y a une allusion directe à Anna Karenina. Le septième épisode intitul “Camelot” nous renvoie à la mythique ville d’Artur.

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situation nous sert à établir un rapport étroit avec le monde d’Emma, son mari Charles et la masculinité de Rodolphe:

Robert (...) seems to posses those common values that Carmela craves. He is sensitive, reads books, and is genuinely interested in Carmela and her desires. Little does Carmela realize, however, that she and Robert de not share those values on an equal footing. For as much as she aspires to the cultural cachet of education and the arts, acquiringit in the ways he demands from her children —through study. When Robert alone manage to finish the novel.28 Carmela est attirée par ce monde de la culture tout l’opposé de l’univers de violence et soumission offert par Tony. Si Carmela rêve de transformer Tony, le professeur souhaite instruire Carmela: “The irony is that just as Carmela Has shed the project of transforming Tony, she herself has become Robert’s project, as heworks to change her from an Italian American princess (...) to a woman who shares his cultural values”29. Dans le même épisode, lors d’une visite à sa ex-femme, Tony enlève son pantalon et plonge dans la piscine en slip, une situation qui rappelle la scène des guêtres de Charles chez Madame Bovary: “En efecto desorden y dejadez significa la presencia de las polainas en el suelo, como lo significa el barro que aún las cubre”30. Depuis sa première rencontre, le professeur a poussé Carmela à assumer son identité comme s’il agissait d’une égarée Emma contemporaine, mais sans succès:

Professor Weger —Well, we can’t do justice to any discussion of “Madame Bovary” over the phone. Carmela —That’s the thing though. That book was way over my head. (“Sentimental Education” 00:06:47,500-00:06:55,700)

Carmela résiste à reconnaître son identité tandis que Robert n’abandonne pas et utilise toutes les occasions pour parler du roman de Flaubert dans le but de pousser Carmela à reconnaître son milieu pour pouvoir le rejeter. Mais Carmela canalise tous ses efforts à l’éducation de son fils. À la fin, Carmela se

28 Ron LEONE y Wendy CHAPMAN, “Gangster of Love? Tony Soprano´s Assault on Romantic Myths”, Mary-Lou Galician y Debra Merskin, Critical Thinking About Sex, Love and Romance in the Mass Media, Routledge, Londres, 2006, p. 233-234. 29 Ibid., p. 234. 30 Paula PRÉNERON VINCHE, op. cit., p. 116.

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sent trahie, elle est deçue de l’amour et se regarde comme une martyre de son mari, incomprise de tous:

Organized by the observation that Carmela routinely instrumentalizes others for personnal gain, a vice that allowed her to overlook the fact that the life styles he enjoys is made possible solely as a result of hermarriage to a murder ous monster. The Sopranos draws attention to Emma and Carmela’s shared incapacity for self-awareness. Much as Emma casts herself into stock roles, Carmela sees herself as a martyr (...)31

Nous ne voulons pas finir sans parler d’un sujet qui pourrait bien être le point de départ d’une autre analyse, nous parlons du rapport du coté masculin de la personnalité d’Emma et Tony Soprano, comme Vargas Llosa nous explique, le personnage d’Emma est celui d’une femme masculinisée: “Una indefinición que no solo es moral y psicológica: profundamente tiene que ver a si mismo con su sexo. Porque bajo la exquisita feminidad de esta muchacha, se embosca un decidido varón”32. Dans le même sens il faudrait parler de l’étude de Roman Parquier sur Les Soprano où il signale: “Cependant, par-dessus tout, Madame Bovary, c’est Tony Soprano”, pour justifier cette affirmation, il compare le désir et le caractère reveur de Tony et celui d’Emma.

4. Conclusions

Les Soprano n’est pas, évidemment, la seule série télévisée qui insère dans ses épisodes des textes littéraires ; il y en bien sûr d’autres, comme Penny Dreadful (Showtime, 2014) ou Sherlock (BBC, 2010) qui ont profité du succès expérimenté par ce genre par suite de l’utilisation de la littérature comme instrument pour créer des histoires. D’après une perspective postmoderniste, toute oeuvre créative serait produite après quelque chose, de telle sorte qu’on ne pourrait rien trouver de nouveau dans le domaine de la littérature, de l’art, de la musique ou du cinéma. C’est pourquoi on assiste à un moment de versions, remakes et révisions systématiquesdes oeuvres précédentes, comme nous explique López Rodriguez, (2013:96). Nous avons axé notre analyse sur

31 Suzanne LEONARD “The Americanization of Emma Bovary: From Feminist Icon to Desperate Housewife”, Signs, 2013, nº 38, pp. 685. 32 Mario VARGAS LLOSA, op. cit., p. 128.

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l’épisode L’éducation sentimentale, plus précisement sur le personnage de Carmela et d’autres personnages de Les Soprano. La façon d’intégrer le roman dans les épisodes selectionnés établit deux voies différentes d’interprétation, celle de l’américanisation du personnage et du texte33, ou celle du collage culturel. L’objectif est defaciliter la compréhension de la part des téléspectateurs, en leur proposant un produit plus abordable et médiatique:

Les Soprano ébranlent donc comme rarement la famille comme cellule élémentaire de la société contemporaine: ils nous révèlent le caractère rigoureusement imposible des structures relevan de la norme, la mafia tenat lieu non d’exception mais au contraire de modèle (comme communauté familiale, comme collectif politique, comme groupe économique)34 .

On a pu ainsi adapter les éléments intertextuels et les références littéraires au scénario d’une des séries ayant le plus de récompenses de la télévision moderne. Les références à Madame Bovary sont là, elles sont vraies, mais nous devons être prudents en ce qui concerne l’analyse du personnage d’Emma. Carmela et Tony sont des personnages représentatifs de ce modèle. Ni tous les personnages féminins embourgeoisés, ni toutes les femmes infidèles, ne sont Emma. Nous faisons erreur si nous analysons le rôle d’Emma étant seulement celui d’une femme infidèle, en méprisant alors toute la complexité du personnage. En fait, elle est l’image critique de la culture féminine du XIXe siècle: “Madame Bovary offered a scathing indictment of the attitudes and operations of female mass culture, a crique it made primarily through a portrayal of a woman seduced by the generic notions of love...”35. C’est gràce à la versatilité et symbologie qui cachent ses personnages, que Madame Bovary est toujours une oeuvre révisée et adaptée. C’est l’évidence de la puissance et vitalité de l’oeuvre de Flaubert, un écrivain qui a su interpréter la force des passions et, en revenant au terme “bovarisme”, des desillusions humaines.

33 Dans ce sens voir Suzanne LEONARD “The Americanization of Emma Bovary: From Feminist Icon to Desperate Housewife”. Signs, 2013, nº 38, pp. 647-669. 34 Pasquier RENAUD, “L’Utopie Sérielle (triptyque)”. Laberynthe, 2011, nº 37, pp. 40. [Consulta en línea: http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=LABY_037_0101,20 de mayo 2014.] 35 Suzanne LEONARD, op. cit., p. 685.

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5. Bibliographie citée

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Julia KRISTEVA, Desire in Language: A Semiotic Approach to Literature and Art, Columbia University, New York, 1969. ___. “Word, dialogue and novel”, The Kristeva Reader, 1986, ed. Toril Moi, Oxford, pp. 37. Suzanne LEONARD, “The Americanization of Emma Bovary: From Feminist Icon to Desperate Housewife”, Signs, 2013, nº 38, pp. 647-669. Ron LEONE y Wendy CHAPMAN ,“Gangster of Love? Tony Soprano´s Assault on Romantic Myths”, Mary-Lou Galician y Debra Merskin, Critical Thinking About Sex, Love and Romance in the Mass Media, Routledge, Londres, 2006, pp. 229-244. Francisco Javier LÓPEZ RODRÍGUEZ “De la novela a la pantalla. La adaptación televisiva de Juego de Tronos”, en Reyes, espadas, cuervos y dragones: Estudio del fenómeno televisivo Juego de Tronos. Madrid, Fragua, Madrid, 2013, pp. 91-115. Francesc MIRALLES, “Aceptar las cosas como son”, El País, 2014, [Consulta en línea: http://elpais.com/elpais/2013/04/26/eps/1366972749_878845. html, 23 de junio 2014.] Paula PRÉNERON VINCHE, Madame Bovary y La Regenta: parodia y contraste, Editum, Murcia, 1996. Pasqueir RENAUD, “L’Utopie Sérielle (triptyque)”. Laberynthe, 2011, nº 37, pp. 101-106. [Consulta en línea: http://www.cairn.info/zen.php?ID_ ARTICLE=LABY_037_0101, 20 de mayo 2014.] Mario VARGAS LLOSA, La orgía perpetua, Bruguera, Barcelona, 1985.

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Charlotte Andrieux Association des Amis de Roger Martin du Gard [email protected]

Rebut: 20 de desembre de 2014 Acceptat: 30 me març de 2015

Resum Representacions de la feminitat a través de les adaptacions de Nana d’Emile Zola a la petita i gran pantalla Aquest article es proposa estudiar les representacions de la feminitat a través del personatge de Nana, comparant una selecció de sis adaptacions cinematogràfiques i televisives de la cèlebre novel·la epònima d’Emile Zola, realitzades entre 1926 i 2001 per Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian- Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman i Edouard Molinaro. Deixant enrere una perspectiva clàssica que es basaria només en criteris de fidelitat a l’obra original i en el valor artístic de la recreació, aquesta anàlisi, fonamentada en tesis de diversos teòrics de l’adaptació cinematogràfica, intenta discernir el que aquestes noves relectures de la novel·la li aporten quan la transformen o renoven a través de mecanismes de supressió, condensació, aportacions, transposicions o transformacions més o menys exigits pel procés de transmediació, o pels objectius propis dels cineastes. El nostre propòsit consisteix a determinar en quina mida aquestes reinterpretacions donen forma a un mite de la feminitat en constant evolució, o més precisament a l’evolució d’una dona que, segons les èpoques i els països, ha perseguit una forma d’independència basada sobretot en els seus atributs femenins, no tant per a dominar el gènere masculí sinó per a aconseguir igualar-lo.

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Mots Clau Emile Zola, Nana, Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian-Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman, Edouard Molinaro, Cinema i Literatura, Novel·la popular, Adaptacions cinematogràfiques, Adaptacions televisives, Teories de l’adaptació, Condensació, Supressió, Transposició, Transmediació, Fidelitat, valors artístics i estètics, Escriptura cinematogràfica, Femení, Feminitat, Feminisme, Sexe, Cortesana, Prostituta, Desig, Voluptat, Lesbianisme, Fantasmes masculins, Estereotips femenins.

Résumé Les représentations de la féminité à travers les adaptations de Nana d’Emile Zola pour le petit et le grand écran Cet article propose d’étudier les représentations de la féminité à travers le personnage de Nana, en comparant une sélection de six adaptations cinématographiques et télévisuelles du célèbre roman éponyme d’Emile Zola, réalisées de 1926 à 2001 par Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman et Edouard Molinaro. Au-delà d’une perspective classique qui serait uniquement liée aux critères de la fidélité à l’œuvre originelle et à la valeur artistique de la recréation, cette réflexion, qui s’appuie sur les recherches de divers théoriciens de l’adaptation cinématographique, tente de discerner ce que ces nouvelles relectures du roman apportent à ce dernier, en le renouvelant ou le transformant, par des opérations de suppression, de condensation, d’ajouts, de transpositions ou de transformations, plus ou moins guidées par les principes mêmes du processus de transmédiation, ou bien par les intentions personnelles des réalisateurs. L’objectif étant de déterminer en quoi ces diverses réinterprétations donnent forme à un mythe de la féminité en constante évolution, ou plus exactement au parcours d’une femme qui, selon les époques et les pays, a tenté d’acquérir une forme d’indépendance, principalement grâce à ses atouts féminins, non pas tant pour dominer le genre masculin que pour parvenir à l’égaler.

Mots Clés Emile Zola, Nana, Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian-Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman, Edouard Molinaro, Cinéma et Littérature, Roman populaire, Adaptations cinématographiques, Adaptations télévisuelles, Théories de l’adaptation, Condensation, Suppression, Transposition, Transmédiation, Fidélité, valeurs artistique et esthétique, Ecriture cinématographique, Féminin, Féminité, Féminisme, Sexe, Courtisane, Prostituée, Désir, Volupté, Lesbianisme, Fantasmes masculins, Stéréotypes féminins.

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Resumen Representaciones de la feminidad a través de las adaptaciones de Nana de Emile Zola a la pequeña y la gran pantalla Este artículo se propone estudiar las representaciones de la feminidad a través del personaje de Nana, comparando una selección de seis adaptaciones cinematográficas y televisivas de la célebre novela epónima de Émile Zola, realizadas entre 1926 y 2001 por Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian- Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman y Edouard Molinaro. Más allá de una perspectiva clásica que atendería únicamente a criterios de fidelidad a la obra original y al valor artístico de la recreación, este análisis, basado en tesis de diversos teóricos de la adaptación cinematográfica, intenta discernir lo que estas nuevas relecturas de la novela le aportan, al transformarlo o renovarlo, a través de mecanismos de supresión, condensación, aportaciones, transposiciones o transformaciones más o menos exigidas por el proceso de transmediación, o por las metas propias de los cineastas. Nuestro objetivo consiste en determinar en qué medida estas reinterpretaciones dan forma a un mito de la feminidad en constante evolución, o más precisamente a la evolución de una mujer que, según las épocas y los países, ha perseguido una forma de independencia basada sobre todo en sus atributos femeninos, no tanto para dominar al género masculino sino para lograr igualarlo.

Palabras Clave Emile Zola, Nana, Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian-Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman, Edouard Molinaro, Cine y Literatura, Novela popular, Adaptaciones cinematográficas, Adaptaciones televisivas, Teorías de la adaptación, Condensación, Supresión, Transposición, Transmediación, Fidelidad, valores artísticos y estéticos, Escritura cinematográfica, Femenino, Feminidad, Feminismo, Sexo, Cortesana, Prostituta, Deseo, Placer, Lesbianismo, Fantasmas masculinos, Estereotipos femeninos.

Abstract The representations of femininity in the adaptations of Emile Zola’s Nana for the small and big screen This article proposes to examine and compare the representations of the femininity through the character of Nana in a selection of six film and television adaptations from the Emile Zola’s famous eponym novel, realized from 1926 till 2001 by Jean Renoir, Dorothy Arzner, ChristianJaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman, et Edouard Molinaro. Beyond a classic perspective, which would be only guided by the criteria of the fidelity to the original creation and by the artistic value of the re-creation,

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this reflection, which is based on the researches of many theorists of film adaptations, aims to discern what these new re-reading of the novel bring to the original creation, by renewing or transforming it, by operations of deletion, condensation, addition, transposition or transformation, more or less guided by the principles of the Transmediation process, either than by the personal intentions of the various directors. The objective was to determine how these new interpretations create a constantly evolving myth of the femininity, or more exactly the way of a woman who, according to times and countries, tried to acquire a kind of independence, mainly thanks to its feminine assets, not in order to dominate the masculine gender but to succeed in equaling it.

Keywords Emile Zola, Nana, Jean Renoir, Dorothy Arzner, Christian-Jaque, Maurice Cazeneuve, Dan Wolman, Edouard Molinaro, Cinema and Literature, Popular Novel, Film Adaptations, Television Adaptations, Theories of the Adaptation, Condensation, Deletion, Transposition, Transmediation, Fidelity, Artistic and esthetic values, Film writing, Feminine, Femininity, Feminism, Sex, Courtesan, Prostitute, Desire, Sensual Delight, Lesbianism, Male Fantasies, Feminine Stereotypes.

Depuis les débuts du cinématographe jusqu’à nos jours et dans les pays les plus divers, les romans de Zola ont donné lieu à d’incalculables adaptations, d’abord cinématographiques puis télévisuelles, qui ont elles mêmes fait l’objet d’une grande variété d’études, aussi bien dans le domaine de la recherche littéraire que de l’étude filmique. Un phénomène d’une telle ampleur a plusieurs explications. D’un point de vue financier, les producteurs misent souvent sur l’adaptation de romans populaires, anticipant un succès d’audience équivalent, voire supérieur à celui des ventes de l’ouvrage, puisque que l’on parie à juste titre sur le fait les spectateurs seront toujours plus nombreux que les lecteurs. Or les romans de Zola sont « populaires » à double titre : ce sont tout d’abord des romans dont les personnages sont principalement issus du peuple, et qui ont pu être lus par le peuple (via leur diffusion par la presse sous forme de « feuilletons »1).

1 Le roman a d’abord été publié dans Le Voltaire du 16 octobre 1879 au 5 février 1880, puis en volume chez Charpentier, le 14 février 1880.

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Une explication d’une autre nature, mais tout aussi déterminante, qui revient souvent dans les études sur les adaptations des romans de Zola, est liée aux spécificités de l’écriture de ce romancier, dont on connaît l’intérêt pour la photographie. Beaucoup de spécialistes de Zola décèlent en effet chez lui une écriture que l’on pourrait qualifier de visuelle, cinématographique ou encore « scénarique », selon la terminologie choisie2. De ce fait, ses œuvres seraient particulièrement propices à la « transmédiation ». Bien qu’il faille selon nous sans doute nuancer cette affirmation, car les difficultés de transpositions rencontrées par les scénaristes adaptateurs nous montrent clairement les limites d’une écriture dite « cinématographique ». Le roman Nana pourrait servir de cas d’école, car il représentatif de cette attractivité de l’œuvre de Zola, puisqu’il aurait donné lieu à pas moins d’une vingtaine d’adaptations d’époques et de pays très divers3. Il n’est malheureusement plus possible de visionner la totalité de ces réalisations, et dans le cadre de cette première approche, nous avons été en mesure d’avoir accès au visionnage de six films (4 films et 2 téléfilms) qui constitueront le corpus de notre réflexion : la Nana de Renoir de 1926, l’adaptation américaine de Dorothy Arzner et George Fitzmaurice4 en 1934, Nana, Lady of the boulevards, celle de Christian Jaque en 1955, le téléfilm de Maurice Cazeneuve diffusé en 1981, l’adaptation américanoitalienne de Dan Wolman en 1983, et enfin le second téléfilm d’Edouard Molinaro, dont le titre est devenu « Nadia Coupeau, dite Nana » en 2001. La distribution complète ces six adaptations est donnée à la fin de cette étude. Nous avons choisi ce roman, car il se prêtait particulièrement bien à la réflexion qui nous préoccupe sur les « représentations de la féminités dans les

2 On lira à ce sujet l’étude de Michel Larouche et Serge Cardinal, « une écriture «scénarique « », dans Zola et le cinéma, sous la direction de Paul Warren, Les Presses de l’Université de Laval ; les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 316. 3 La liste exhaustive des adaptations du roman que nous donnons à la fin de cette étude est sans doute incomplète et peutêtre en partie erronée, car le Guide Emile Zola (2002) dénombre 13 adaptations de 1910 à 2001, tandis qu’Anne Marie Baron en dénombre 17, en comptant la Nana de Claude Miller en 1977, interprétée par Emmanuelle Seigner, qui n’est en réalité qu’un simple projet n’ayant jamais abouti. Nous n’avons pas pu vérifier l’existence de tous les films recensés, car nos recherches auprès de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) et du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) sur le site de la Bibliothèque François Mitterrand, nous ont révélé que l’accès au visionnage de certains films s’avère extrêmement ardu, voire impossible dans certains cas de « films perdus ». 4 Dans toutes les mentions de ce film, celuici est présenté comme une coréalisation, mais le nom de George Fitzmaurice n’apparaît pourtant pas au générique... Au cours de cette étude, nous ne citerons donc que Dorothy Arzner comme réalisatrice de cette adaptation.

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adaptations cinématographiques et télévisuelles des romans populaires ». Le personnage de Nana peut en effet être considéré comme le « stéréotype » de la féminité, stéréotype certes réducteur, puisqu’elle ne représente pas l’ensemble du genre féminin, mais un type de femme dont les principales caractéristiques sont liées à ses atouts prétendument spécifiques à son sexe. Si Zola avait voulu représenter une « cococotte », une « prostituée », une « courtisane artiste », nous verrons que dans les adaptations, le thème de la prostitution est souvent largement atténué. En revanche, Nana demeure une artiste de peu de talent, qu’elle soit chanteuse, figurante, danseuse, meneuse de revue, actrice de film érotique ou de film publicitaire... Nous nous demanderons donc en quoi les adaptations reprennent, retranscrivent ou transforment cette image de la femme légère devenue mythique, depuis l’ascension et la chute d’une courtisane, jusqu’au combat d’une féministe plus ou moins assumée, selon les lectures personnelles des réalisateurs successifs. Flaubert avait parfaitement saisi ce potentiel que possédait l’héroïne de Zola, comme il l’écrivait à ce dernier, le 15 février 1880 : « Nana tourne au mythe sans cesser d’être réelle. Cette création est babylonienne » ! Plusieurs chercheurs s’étaient déjà penchés sur l’image de la femme et du féminin dans l’œuvre de Zola, et quelques études ponctuelles traitent des adaptations de Nana pour le petit et le grand écran, mais cellesci prennent rarement en compte simultanément plusieurs adaptations (télévisuelles ou cinématographiques), quelle que soit leur qualité, pour adopter un point de vue comparatif. De plus, c’est bien entendu le chef d’œuvre de Renoir qui est le plus souvent, voire quasi exclusivement étudié. Il faut toutefois souligner qu’AnneMarie Baron aborde assez brièvement, mais de manière très pertinente, cette question dans un chapitre intitulé « Nana, cet objet obscur du plaisir » de son étude générale consacrée aux Romans du XIXe siècle à l’écran5. Les six adaptations que nous avons examinées se sont avérées constituer un corpus extrêmement riche, complexe et varié, bien que partiel, qui offre finalement un éventail exhaustif des différents types d’adaptations, sur lesquelles les théoriciens du cinéma se sont longuement interrogés, dans l’intention de les classifier et de les évaluer, selon divers critères plus ou moins subjectifs. Adaptations, que l’on considère tantôt comme de simples illustrations, des transpositions, ou bien de nouvelles créations constituant des œuvres personnelles, à part entière.

5 Anne Marie BARON, Romans français du XIXe siècle à l’écran. Problèmes de l’adaptation, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont Ferrand, 2008, p. 109-114.

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Michel Serceau, dans L’Adaptation cinématographique des textes littéraires : Théories et lectures, a particulièrement bien synthétisé les différentes théories qui se sont succédées6. Toutes ont voulu établir une « typologie de l’adaptation », le cinéma n’étant longtemps considéré que comme un simple « médium » dépendant de la Littérature. On a ainsi pu discerner deux catégories d’adaptations chez Etienne Fuzelier7 (l’adaptation passive et la transposition), puis trois avec André Bazin (l’adaptation, l’adaptation libre et « l’être esthétique nouveau »), auxquelles Claude Gauteur8 ajoute une quatrième, « l’œuvre d’auteur »9. En définitive, si la terminologie varie, on retrouve les mêmes constatations, seulement les points de vue diffèrent selon l’importance que l’on accorde à la « valeur » de l’adaptation. Ainsi André Garcia propose un tableau synthétique autour de deux notions et leurs variable « Faire la même chose (en moins bien, en aussi bien, en mieux) » ou bien « Faire autre chose (de moins bien, d’aussi bien, de mieux) »10. Mais qu’entendon exactement par une bonne ou une mauvaise adaptation ? Michel Serceau cite Michel Mourlet qui montre bien que notre jugement est nécessairement faussé si l’on considère le cinéma uniquement dans un rapport de dépendance par rapport à la Littérature, dont il ne pourrait faire autre chose que la « vulgariser » : « Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises adaptations, il n’y a que du bon ou du mauvais cinéma ». Quel étalon faut-il adopter dans ce cas pour juger cette valeur ? Jeanne Marie Clerc, dans Littérature et Cinéma, entend quant à elle prendre en compte le point de vue quantitatif, sans jugement de valeur esthétique et réintroduire la notion essentielle de « spécificité » propre au visuel11. La fidélité à l’œuvre originelle n’est plus le critère primordial, on s’intéresse à la qualité intrinsèque de la nouvelle création et à ce qu’elle ajoute à l’œuvre adaptée, en quoi elle la renouvelle. De plus de nombreux autres

6 Michel SERCEAU, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires : Théories et lectures, Editions du Céfal, Liège, 1999, 206 p. 7 Etienne FUZELLIER, Cinéma et Littérature, Cerf, Paris, 1964, 325 p. 8 Claude GAUTEUR, « Eloge de la spécificité », Cinéma et roman, Eléments d’appréciation, Revue des Lettres modernes, n° 3638, 1958. 9 Alain Garcia a lui aussi clairement synthétisé les différentes théories en proposant trois grands axes : l’adaptation, l’adaptation libre et la transposition : « L’adaptation est composée de l’illustration et de l’amplification ; l’adaptation libre de la digression et du commentaire ; quant à la transposition, elle est basée sur les principes de l’analogie et de l’écranisation ». L’adaptation du roman au film, IF Diffusion Dujaric, 1990, p. 21. 10 Ibid., p. 262. 11 Jeanne Marie CLERC, Littérature et cinéma, Nathan, 1993, 222 p.

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critères sont à prendre en considération, car comme le dit encore très justement Michel Serceau en conclusion :

L’adaptation [est] le produit d’une dialectique entre l’œuvre littéraire, le contexte socioéconomique de réalisation et les codes d’une culture. Toute adaptation témoigne d’une réception d’une œuvre littéraire. [...] On ne peut dans cette perspective s’en tenir aux relations immédiates et/ou explicites qu’elle entretient avec cette œuvre. Elle est inséparable du réseau d’œuvres littéraires et cinématographiques qui la précèdent, mais aussi celles qui sont produites dans le même champ historique et culturel.12

Dans le cadre de cette étude, nous n’avons pas eu d’autre prétention que de proposer un premier essai de synthèse qui mériterait d’être approfondi et complété par d’autres recherches complémentaires, et en particulier une étude de la réception, d’un point de vue synchronique et diachronique. De plus, nous nous sommes principalement reposée sur l’intrigue, pour avoir une base de comparaison, ce qui met nécessairement artificiellement l’accent sur le scénario et les dialogues, au détriment d’autres éléments tout aussi, voire plus signifiants, car spécifiquement liés au septième art (le cadrage, le montage, le travail de la lumière, le rôle de la musique, etc.). Enfin, du fait que ces adaptations sont été aussi bien audiovisuelles que cinématographiques, pour avoir un jugement objectif, il faudrait plus précisément prendre en compte les spécificités de chacun de ces médias, qui répondent à des contraintes différentes susceptibles de considérablement modifier les volontés initiales du réalisateurscénariste. L’horizon d’attente du spectateur et du téléspectateur n’est pas forcément identique et la comparaison est parfois délicate, car le réalisateur de cinéma est souvent plus libre, en tant qu’ « auteur », par rapport au réalisateur de télévision, en particulier depuis la récente dictature de « l’audimat », bien que les réalisateurs de cinéma aient été aussi limités par la censure des studios qui les produisaient, comme cela sera le cas, pour Dorothy Arzner. Plus encore à la télévision qu’au cinéma, il est nécessaire de faire une distinction entre l’auteur unique et à part entière qu’est un écrivain, et un réalisateur, car un film est toujours le résultat du travail d’une équipe. Enfin, ce corpus inciterait également à explorer une autre dimension spatiotemporelle, car cette abondance d’adaptations dont la qualité est très variable, est toutefois une base d’étude passionnante pour mesurer les influences culturelles et surtout

12 Michel SERCEAU, op. cit., p. 174.

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l’évolution historique de la représentation de la féminité dans l’imaginaire collectif. Pour pouvoir pleinement comprendre les tenants et les aboutissants de la représentation de la féminité dans les diverses adaptations du roman de Zola, il convient tout d’abord de mesurer les ressemblances et les différences notables par rapport au roman, liées ou non aux spécificités du médium. Celles- ci peuvent concerner l’intrigue, les caractères, l’atmosphère, la description, les dialogues, le message implicite ou explicite exprimé par Zola. Si de nombreux chapitres et scènes du roman sont nécessairement supprimés pour les besoins de l’adaptation, qui peut difficilement avoir une longueur aussi importante que celle du roman, à part peut-être le long téléfilm de Cazeneuve (d’une durée de près de 6 heures), il est plus intéressant de repérer les passages qui ont été conservés, en particulier lorsque ceux-ci n’ont pas de rôle déterminant dans le déroulement de l’intrigue. Outre les tableaux incontournables du roman comme la représentation de la « Blonde Vénus » au Théâtre des Variétés ou la course du Grand Prix de Paris au Bois de Boulogne, on retrouvera par exemple, dans toutes les adaptations la scène au cours de laquelle Nana humilie le comte Muffat en lui demandant tour à tour de faire le cheval ou le toutou : ce passage très « visuel » semble en effet synthétiser l’idée récurrente du roman, selon laquelle les hommes sont tels une meute de chiens autour de Nana, et parallèlement, cette scène pathéticoburlesque est censée symboliser le pouvoir total que Nana est parvenu à conquérir sur la gente masculine. Pouvoir discutable, puisqu’en l’occurrence, comme le sousentendent certaines adaptations, cette domination acceptée est finalement l’assouvissement d’un désir purement masculin. Les scènes qui dévoilent le lesbianisme dans le roman, en revanche, ne sont que rarement reprises, ou bien de manière suggérée, comme dans le film de Molinaro, où Satin est nue au lit avec Nana, mais comme une bonne copine. Dans le téléfilm de Cazeneuve, la relation lesbienne est clairement évoquée, mais présentée de manière très pudique (on aperçoit les jambes de Satin et Nana qui s’entrecroisent dans le lit). Seul le film érotique de Dan Wolman représente franchement le lesbianisme et l’exploite. Cela s’explique sans aucun doute par le fait que le lesbianisme choque autant à l’époque de Zola que dans ses adaptations ultérieures, et même encore à notre époque, où la question apparaît encore taboue aux yeux de certains. Ce qui est plus intéressant encore, c’est de remarquer que certaines scènes annexes ont malgré tout été conservées, selon la personnalité de chaque réalisateur, et en fonction du nouveau message qu’ils souhaitaient apporter. Ainsi, par exemple, Christian Jaque a choisi de nous montrer, comme dans le roman, Nana qui tient absolument à boire du lait dans une ferme, après sa nuit

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de fête, comme si elle cherchait à se purifier. Ou bien encore Renoir qui a voulu par exemple insister sur la débâcle des domestiques dans la maison de Nana, pour montrer le début de sa déchéance. Pour pleinement comprendre tout l’intérêt de certains petits détails, pourtant très significatifs, qui ont été repris, il faudrait explorer plus en profondeur l’univers personnel très différents de ces divers réalisateurs, dont l’un des seuls points communs est finalement le goût pour les adaptations13. Bien souvent, l’œuvre adaptée n’est un tremplin pour l’imagination, comme l’écrivait André Bazin, les différences de structures esthétiques entre le roman et le film « requièrent d’autant plus d’invention et d’imagination de la part du cinéaste »14, lors de la recherche des équivalences. Pour ne donner que quelques exemples, Nana sera l’occasion pour Renoir, comme pour Christian Jaque, d’offrir un beau rôle à leur épouse respective, Catherine Hessling et Martine Carol, qui permettra de les sublimer, principalement par la mise en valeur de leur beauté physique. Renoir se ruinera en dépensant un million de francs pour ce premier film autoproduit qui ne rencontra pas le succès financier escompté15. Martine Carol, quant à elle, surtout connue pour le succès de Caroline Chérie, imprègnera largement le personnage de Nana par ce rôle préexistant. De même, il est aisé de reconnaître l’empreinte de Cazeneuve, réalisateur de télévision qui a contribué à faire de l’adaptation un « genre », à travers des réalisations toujours très fidèles à l’intrigue romanesque, mais se rapprochant d’un « théâtre filmé », à l’opposé extrême de Molinaro, qui n’hésite pas à oblitérer aussi bien le tragique (ainsi Gervaise n’est pas morte, la blanchisseuse est devenue une femme de ménage

13 Pour ne donner que quelques exemples représentatifs, Renoir a notamment adapté Madame Bovary (1933), Partie de campagne (1936), La Bête humaine (1938), Le Journal d’une femme de chambre (1946) ; Dorothy Arzner a réalisé en 1936 Craig’s Wife, adapté de la pièce de théâtre de l’auteur populaire Vera Caspary ; Christian Jaque a adapté entre autres Carmen (1945), Boule de suif (1945), La Chartreuse de Parme (1948) ; Maurice Cazeneuve, Eugénie Grandet (1956), Illusions perdues (1966), Splendeurs et misères des courtisanes (1975) ; Dan Wolman avait adapté en 1975 My Michael d’après le roman d’Amos Oz et récemment Gei Oni (Valley of Strength) (2010), d’après le roman de Shulamit Lapid ; enfin, Edouard Molinaro a obtenu tardivement la reconnaissance, grâce à l’adaptation du Souper (1992) et la biographie de Beaumarchais, Beaumarchais, l’insolent (1996), mais aussi La Pitié dangereuse d’après Zweig (1979), «L’amour maudit de Leisenbohg» d’Arthur Schnitzler (1990) et Ce que voulait Maisie d’après Henry James (1995). 14 André Bazin, « Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation », Qu’estce que le cinéma ?, Editions du CERF, 2010, Chapitre VIII, p. 95. 15 Georges Sadoul note à ce sujet : « Il y eut un net succès public et critique, mais non financier, par la faute des distributeurs. », Dictionnaire des films, Nouvelle édition revue et augmentée par Emile BRETON, Microcosme / Seuil, 1990, p. 222.

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qui travaille de nuit dans les bureaux d’une entreprise), que le burlesque, pour proposer un drame psychologique personnel qui réinterprète l’histoire de Nana comme un parcours initiatique. Au sujet des écarts par rapport à la trame originelle du roman, ce qui est bien entendu le plus manifeste, et surtout le plus significatif concernant le message que les cinéastes souhaitent donner à leur adaptation, c’est la fin de Nana. Seules les adaptations de Renoir, et plus encore de Cazeneuve, qui suit l’intrigue du roman avec une méticuleuse fidélité, conservent la fin « moralisante » voulue par Zola16 : Nana agonise défigurée par la petite vérole dans une chambre d’hôtel. Fin, qui aurait été inspirée à Zola par la mort de la Cousine Bette de Balzac, selon Anne-Marie Baron, mais qui se rapproche également beaucoup, selon nous, de la fin de la grande libertine, Mme de Merteuil, dans Les Liaisons dangereuses. Or, dans le film de Renoir, la maladie semble être une métaphore des remords qui assaillent Nana, qui ne peut échapper à la culpabilité, et qui voit en hallucination tous ses amants morts. Renoir a choisi d’accentuer le contraste entre le comique qui nait de scènes burlesques et la fin dramatique, notamment par le passage du sépia au noir et blanc. Seul Cazeneuve a osé présenter crûment la décrépitude physique de Nana défigurée, sans aucun voile. Dans un cas le châtiment est moral et intérieur, à l’instar des tragédies grecques, Nana semble poursuivie par les Érinyes, déesses de la vengeance qui lui rappellent ses crimes jusqu’à lui faire perdre la raison, tandis que dans le second, le châtiment est physique et réaliste : les femmes de petite vertu avaient de grande chance de mourir d’une maladie transmise par l’un de leurs clients... La Nana de Renoir est libre comme la Carmen de Mérimée, elle n’a aucune excuse, à part la jouissance. Elle se moque en effet de tout et de tous, boit et fume comme un homme, et lance fièrement au comte Muffat que « l’argent, je crache dessus », comme elle le montre, dans une scène où elle s’amuse à jouer au billard avec des bibelots en porcelaine offerts par Georges. En revanche, toutes les autres adaptations refusent cette fin qui a pu être jugée plutôt sordide et fortement moralisatrice. La plupart des réalisateurs ont toutefois choisi de conserver une fin « tragique », mais avec des nuances non négligeables. Ainsi, dans le film d’Arzner, Nana choisit de se suicider, afin d’éviter aux deux frères qui l’aiment de s’entredéchirer, tandis que dans le film de

16 Zola évoquait dans Le Voltaire du 28 octobre 1880 : « tout cet enguirlandage du vice, que je trouve dangereux pour les mœurs et d’une influence désastreuse sur les imaginations de nos filles pauvres. Je mets là la morale ; d’autres la mettent ailleurs. »

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Christian Jaque, c’est Muffat, incarné par Charles Boyer, qui commet un crime passionnel en étranglant Nana après l’avoir appelé « Ordure, mon amour », dans une dernière scène très théâtrale, cette fois peutêtre plus proche des tragédies shakespearienne, comme l’avait déjà suggéré Anna Gural Migdal. Enfin, deux adaptations s’écartent encore plus radicalement de la fin du roman pour proposer une « happy end », c’est le cas du film de Molinaro, où Nana finit par récupérer son fils Loulou (qui était sa seule obsession au cours de l’histoire). La dernière image du film nous la montre enlacée dans les bras de Philippe, le fils du comte Muffat, qui de son côté accepte et encourage cette nouvelle union, après être retourné auprès de sa femme, ayant traversé une simple et très banale (pour notre époque) « crise de couple ». Tandis que dans le film de Wolman, Nana décide de partir méditer aux Indes et s’enfuit vers d’autres horizons à bord d’une montgolfière, un amant caché sous ses jupons, tandis que tous les protagonistes restés au sol l’applaudissent... Si la suppression de certains personnages secondaires et la fusion d’autres, par principe d’économie, est quasiment un passage obligé pour les adaptations des romans populaires de grande envergure, ce qui nous intéresse surtout ici, c’est d’observer comment les auteurs et scénaristes gèrent et exploitent cette contrainte, car les choix de condensation ne sont jamais similaires. En effet, en dehors de quelques personnages féminins secondaires qui ont pu être aisément supprimés, souvent parce qu’ils faisaient double emploi (c’est notamment le cas des nombreuses actricescourtisanes que fréquente Nana), ce sont surtout les personnages masculins, les innombrables amants de Nana qui ont été fusionnés : deux personnages en un (comme Daguenet et Georges Hugon, qui représentent les « jeunes amants » inexpérimentés), ou bien dont les caractéristiques ont été transposées sur d’autres rôles. Il est remarquable que la quasi-totalité des adaptateurs ont tenu à représenter une rivalité presque incestueuse entre deux hommes qui veulent avoir l’exclusivité des faveurs de Nana. Dans le roman de Zola, il s’agissait des deux frères Hugon : le cadet, Georges Hugon que Nana appelle « bébé », alors qu’il est quasiment du même âge qu’elle, et l’aîné, le lieutenant Philippe, qui tombe sous son charme, alors qu’il venait arracher son jeune frère des griffes de cette dernière. Cette rivalité fraternelle a été reprise dans plusieurs films, mais les personnages ont parfois été changés. Ainsi, dans le film d’Arzner, dans lequel la plupart des personnages masculins sont des militaires, il s’agit du Colonel André Muffat et de son frère le Lieutenant George Muffat (seul le prénom a été retenu). Dans le film de Renoir, il s’agit de Vandoeuvres et son neveu Georges Hugon (ici le nom complet a été conservé). D’autres adaptations ont reporté cette rivalité incestueuse sur une dualité père/fils : ainsi, dans le film de Wolman, il s’agit de Muffat et de son fils Hector (sa fille Estelle

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ayant disparue), et chez Molinaro, Nana s’éprendra du fils de Muffat, Philippe Muffat qui récupère l’uniforme de militaire du Philippe Hugon du roman. On pourrait en conclure que finalement les principaux traits intemporels et universels conservés sont la rivalité amoureuse au sein d’une même famille, la différence d’âge (entre l’homme-père et l’homme-amant), et le personnage du militaire, qui permet quelle que soit l’époque de faire un rapprochement implicite ou explicite avec l’époque contemporaine du réalisateur : que l’on évoque la guerre franco-prussienne, la seconde guerre mondiale, ou bien le plus récent conflit dans les Balkans. C’est toutefois dans le film de Dorothy Arzner que les militaires sont les plus omniprésents, comme s’ils représentaient un entre-deux, un entre-deux-guerres, entre la puissance représentée par les aristocrates décadents du XIXe siècle et le pouvoir politicoéconomique des industriels et des commerçants qui tombent également à leur tour en décadence, dans le dernier film de Molinaro, au tout début du XXIe siècle... Prendre le modèle de Nana pour étudier la représentation de la féminité pourrait sembler à la fois une évidence et un point de vue discutable, car réducteur. En effet, le personnage de Nana semble être la figure caricaturale d’une « féminité exacerbée », poussée à son extrême au point qu’elle ne semble plus réaliste. Les critiques, à la sortie du roman, n’ont d’ailleurs pas manqué de reprocher à Zola ce manque de réalisme, qui aurait été lié à un défaut de documentation. Cependant, il y a sans doute un parti pris volontaire qui a été perçu par les divers adaptateurs : Nana « surjoue » pour provoquer dans le roman comme dans beaucoup d’adaptations. On pourrait dire comme Anna Gural Migdal que la Nana de Zola « apparaît à la fois unique et universelle, l’incarnation synecdotique de son sexe poussée à ses limites, aux confins de l’indicible »17. A l’écran, cela se traduit par le fait qu’elle est physiquement présente quasiment sur tous les plans et souvent en très gros plans, au point de finir, en particulier dans la première adaptation muette de Renoir, par accaparer l’écran jusqu’à l’obsession, voire l’écœurement, ce qui semble reproduire l’impression, sans doute voulue par Zola, que le lecteur peut ressentir à la lecture du roman. Les autres constantes récurrentes que l’on retrouve dans les adaptations du roman sont les « attraits féminins » de Nana amplement soulignés, qui sont censés rendre fous les hommes qui l’entourent, et en particulier sa chevelure chatoyante (blonde, rousse ou brune), toujours présentée comme une crinière éblouissante. Les autres éléments physiques qui exacerbent sa féminité sont

17 Anna GURAL MIGDAL, « Nana, figure de l’entre et de l’autre », dans L’Ecriture du féminin chez Zola et dans la fiction naturaliste/ Writing the Feminine in Zola and Naturalist Fiction, Peter Lang, Bern, 2003, p. 313.

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son maquillage travaillé, ses seins qu’elle dévoile aisément, mais aussi et surtout son postérieur, comparé dans le roman à la croupe d’une jument, et très souvent mis en avant à l’écran par les costumes portées par les actrices, en particulier Véronique Genest, la Nana pétillante de Maurice Cazeneuve, qui use abondamment du fameux déhanché, à la fois simple et étudié, qui permet à lui seul de terrasser la volonté des hommes... Dans le roman de Zola, Nana n’était pas « belle » à proprement parler, aux yeux des autres femmes, elle est même qualifiée de « grasse », mais aux yeux des hommes, sa sensualité voluptueuse est justement exprimée par son embonpoint, ses formes généreuses, qui comme sa peau clair, reflètent la vie, la fraîcheur, la bonne santé et le plaisir de la chair. Edouard Molinaro fait encore une fois exception en choisissant comme héroïne Lou Douillon, une actrice filiforme, qui joue plutôt sur un charme androgyne. Les autres traits, psychologiques cette fois, qui semblent caractériser la « femme » en général, représentée par Nana, et non seulement la « prostituée », sont sa frivolité, sa bêtise, son ignorance et sa naïveté. Les amants de Nana, lui pardonnent aisément ces défauts, qu’ils considèrent au contraire encore une fois comme des qualités qui accentuent son charme d’« adorable ingénue », qui sait être en même temps une « diablesse de volupté ». Elle est successivement l’incarnation de tous les fantasmes masculins : la femme-enfant, la femme- animale, l’inhumaine. En revanche, dans le roman du moins, elle ne peut prétendre au stéréotype de la femme-mère (bien qu’ayant un fils, elle ne fait que singer les comportements d’une mère), ni celle de la femme-victime (car elle est pleinement responsable des malheurs qui lui arrivent). Chez Zola, contrairement à ce que montrent certaines adaptations, on ne trouve aucune forme de pitié ou de compassion concernant la condition féminine, et en particulier la condition des prostituées, mais le roman a suscité une réaction des lecteurs-adaptateurs, qui ont relu le roman à la lumière de leur propre époque, et qui ont voulu exploiter les éléments intemporels du roman de Zola, tout en apportant un nouveau message et une nouvelle morale. Le film d’Arzner semble être le premier film qui montre une forme de révolte face à la vision naturaliste de Zola. C’est le début d’une revendication féministe que l’on découvre dans le film d’une réalisatrice pionnière qui fut la première femme à faire carrière dans le système des studios hollywoodiens. Le film commence par l’enterrement de Gervaise comme une indigente. On assiste alors à une scène au cours de laquelle Nana déclame ses premières revendications féministes à un couple de paysans, tout en lessivant le sol de leur pauvre masure, scène qui fait nécessairement penser à une illustration du séjour de Cosette chez les Thénardier, dans Les Misérables d’Hugo... Lorsque

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la vieille lui prédit qu’elle finira comme sa mère, comme une « mauvaise femme », elle réplique :

Ma mère n’était pas mauvaise, elle était faible. Oui, faible ! Oh, ce sont les hommes qui font des femmes ce qu’elles sont. Je ne sais pas encore ce que je vais devenir, mais je ne serai pas faible et je ne serai pas pauvre !

Et effectivement, quelques années plus tard, on la retrouve dans un café empli de militaires, en train de bousculer dans une fontaine un soldat qui lui avait manqué de respect, en la courtisant sans façons. Mais sa revendication féministe ne va pas beaucoup plus loin. On sait que le film a subi la censure, il faudrait donc approfondir l’étude des conditions de réalisation, pour pouvoir pleinement juger ce qui est ou non lié à la volonté de la réalisatrice Dorothy Arzner, qui aurait travaillé en collaboration avec George Fitzmaurice. On sait en effet que le producteur Samuel Goldwyn voulait, par cette adaptation, lancer la carrière de la starlette Anna Sten, une « nouvelle Garbo », mais le film n’eut pas le succès attendu. Dans la suite du film, Nana perd petit à petit sa révolte. Elle est façonnée par Gaston Greiner, le producteur (qui remplace Bordenave) et devient un personnage un peu anachronique, à l’image d’une Marlène Dietrich, dans L’Ange bleu, que l’on voit exécuter un show sensuel, en chantant pour des soldats, fumant et se déhanchant lascivement. Elle est finalement atteinte du mal qui semble être la principale faille des femmes : « l’amour ». Elle tombe en effet éperdument amoureuse du lieutenant Georges Muffat, qui est mobilisé et contraint de s’éloigner d’elle. Son frère aîné, le Colonel André Muffat s’éprend de Nana, alors qu’il venait lui proposer une transaction financière pour qu’elle se sépare de son frère. Nana cède, mais lorsque les deux frères apprennent la double relation qu’elle a entretenue, elle décide brutalement de se suicider pour éviter que les frères ne s’entredéchirent... Nana apparaît comme une victime de l’amour et s’éloigne définitivement de la figure d’une courtisane vénale. On pourrait également parler d’une forme de revendication féministe, dans le film de Dan Wolman, qui pourrait apparaître comme un OVNI dans ce corpus. En effet, cette production classée par Anne Marie Baron dans la catégorie des « pornos soft », n’est que rarement mentionnée lorsqu’on évoque les adaptations de Nana. Elle l’évoque cependant très brièvement en la jugeant « assez fidèle au canevas de l’intrigue », en « y intercal[ant] de nombreuses

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scènes purement érotiques. »18. Ce film ne fait que jouer à fond, selon elle, sur la composante érotique du roman en termes de marketing cinématographique. Cependant, Anna Gural Migdal, qui a par ailleurs étudié la représentation du féminin dans les romans de Zola, a trouvé cette adaptation suffisamment intéressante pour y consacrer un article intitulé « Nana (1982) de Dan Wolman ou la naissance du cinéma » 19. Il est vrai que la distribution, qui fait apparaître au côté de Nadia Berger, l’acteur français de renom, JeanPierre Aumont, présage à elle seule que cette production n’est pas qu’un simple film de série B. L’originalité de cette adaptation érotique du roman, réalisée par un cinéaste israélien, auteur de films indépendants peu connus en France, tient au fait que Nana n’est plus une actrice de théâtre, mais une stripteaseuse, qui participe au début du cinéma aux côtés de Méliès, devenu réalisateur de films pornographiques. Cette composante érotique est bien présente dans le roman de Zola, ce qui explique que le roman avait d’ailleurs donné lieu en 1970 à une première adaptation érotique par Mac Ahlberg20 moins remarquée. L’un des leitmotivs intéressants du film de Wolman est le topic du voyeurisme mis en abyme : les spectateurs deviennent des voyeurs observant des personnages qui sont euxmêmes aussi des voyeurs. A plusieurs reprises, un trou aménagé dans le mur derrière un tableau pour épier la loge de Nana, permettra à des vieillards de l’observer se baigner, ou bien à Hector de la regarder avoir des rapports sexuels avec ses concurrents, Gérard, ou Steiner. Nana devient également une voyeuse, lors d’une chasse à cour sexuelle qu’elle observe à la lorgnette. Cela donne lieu à des plans de nus souvent plus picturaux que réellement « pornographiques ». Une autre composante du roman de Zola qui est particulièrement bien représenté dans le film est le côté burlesque de Nana qui avait également été pleinement exploité dans le film de Renoir, en revanche, tous les aspects dramatiques et tragiques ont été effacés. Nana devient un chantre de la liberté sexuelle. Elle va jusqu’au bout de ses envies, sans que ses actions ne portent réellement à conséquence. Le film est emprunt de la vague de libération sexuelle des années 70. Ainsi tout est traité sur le mode burlesque et léger, comme lorsque Nana vient enlever Hector au moment de son mariage, en lui montrant ses seins, et qu’ils finissent par faire l’amour dans une calèche, alors

18 Anne Marie BARON, « Nana, cet objet obscur du plaisir », op. cit., p. 109. 19 Anna GURAL MIGDAL, L’écrité cran des « Rougon Macquart » : conceptions iconiques et filmiques du roman chez Zola, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2012, chapitre IX, p. 221-251. 20 Ce film francosuédois intitulé, Poupée d’amour, présenterait un « portrait au vitriol de la haute bourgeoisie ».

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que tous les invités de la noce tentent de les rattraper comme dans de nombreux films comiques du cinéma muet, ou encore lorsque, comme nous l’avons dit, Nana décide de s’enfuir en montgolfière à la fin du film. Enfin, le film le plus récent de Molinaro est peutêtre l’adaptation (quel que soit le jugement de valeur que l’on porte sur la qualité de celleci) qui invite le plus les spectateurs à réfléchir sur le jeu des transpositions. En effet, il y a clairement deux aspects notables dans cette dernière : d’une part la volonté de reprendre une composante essentielle du roman de Zola qui est la description d’une bourgeoisie en déclin, en dénonçant le pouvoir de la religion21, de l’argent et de la politique, tout en la transposant à notre époque, et d’autre part le désir d’offrir au personnage de Nana un destin radicalement différent de celui que Zola lui avait dévolu. Le monde des affaires, la compromission des politiciens et le rôle du sexe et du pouvoir dans la vie politicoéconomique de notre époque ont été particulièrement bien représentés dans le film de Molinaro. En revanche, pour proposer un autre parcours possible de Nana, le réalisateur a dû considérablement s’écarter du roman et du message voulu par Zola. Dans le film, Nana est dès le début présentée comme une victime : celle d’un viol collectif à la suite duquel elle a accouché d’un fils qui a dû être placé à la DASS. Son combat, tout au long du film va être motivé par l’unique obsession de parvenir à récupérer la garde de son fils. Ce ne sont pas les hommes uniquement (certains l’aideront même finalement plus que les femmes, à l’inverse notamment de l’assistante sociale que Nana finira par passer à tabac), mais toute une société qui est responsable des extrémités auxquelles elle est contrainte et qu’elle tente vainement d’éviter. Mais cette volonté de totalement déculpabiliser le personnage de Nana, produit des scènes peu vraisemblables. Ainsi, Nana n’est pas une véritable prostituée, elle ne fait que masturber des hommes pour de l’argent, car elle ne peut coucher, affirmetelle naïvement (au vu de son comportement général), qu’avec les hommes qu’elle aime... Ainsi le personnage de Vandoeuvres, interprété par Jean Claude Brialy, n’aura jamais de relations sexuelles avec elle, en revanche il exploitera l’attraction sexuelle qu’elle exerce sur les hommes, pour parvenir à ses fins, en faisant chanter Muffat, grâce à des photos compromettantes ; mais en définitive, seul le pouvoir l’intéresse et non le sexe. Très curieusement dans cette adaptation qui devrait ne plus dépendre de la censure d’antan (la nudité et

21 Zola avait ainsi décrit son « sujet philosophique » dans l’ébauche du roman « toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. Il n’y a que le cul et la religion ». Ebauche du roman, BNF, NAF, Ms. 10313, fos 207-208.

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la sexualité étant désormais couramment présentés sans voile), est pourtant le film qui masque le plus la sexualité débridée et assumée de Nana. Nana devient une courtisane presque malgré elle, toujours à contrecœur. Et si elle couche avec quelques jeunes hommes, ce ne sont pour elle que des « copains avec qui on couche », des « sex friends », comme on pourrait dire aujourd’hui. Or, comme dans le film d’Arzner, où le seul tort de Nana est d’être touchée par l’amour : Nadia Coupeau tombera elle aussi éperdument amoureuse de Philippe, le fils de Muffat. C’est à ce moment-là que l’histoire pourrait tourner en tragédie : Muffat a un accident de voiture, après avoir appris que son fils est l’amant de Nana. Pourtant, comme on l’a dit, le film se termine en happy end : Muffat pardonne et retourne avec son épouse Sabine, Nana récupère son fils, devient une « honnête femme » que l’on voit en train de diriger une chorale d’enfants à Noël. La dernière image du film nous la montre enlacée dans les bras de Philippe venu la rejoindre, ayant lui aussi tout pardonné. La victoire de Nana a cependant été payée bien cher, et c’est plus la victoire d’une « mère courage » que celle d’une femme qui a su prouver son indépendance... Schématiquement, on pourrait dire que si dans le film de Renoir, comme dans celui de Cazeneuve, Nana est une femme « forte » par son pouvoir de manipulation sur les hommes, tandis qu’elle est une victime de l’amour dans le film de ChristianJaque et celui de Dorothy Arzner, ou une victime de la société dans celui de Molinaro, elle n’apparaît finalement comme une femme que l’on pourrait qualifier de « libre et indépendante » que dans la version de Wolman. Cependant cette liberté est tout de même là aussi limitée, puisqu’elle ne s’affirme finalement que dans les limites de la réalisation de fantasmes qui restent masculins... Les quelques éléments de réflexion que nous venons de proposer ne peuvent donner qu’une vision incomplète de la portée des diverses adaptations de ce roman. Comme nous l’avons dit, il aurait en effet fallu, ce que la taille de cette étude ne permettait pas, étudier la réception de ces productions par rapport à celle du roman. Notre objectif n’était toutefois que d’envisager un aspect très particulier, celui du traitement de la féminité à travers des créations plus ou moins éloignées de la source d’inspiration. En tant que chercheur en Littérature qu’estce qui nous importe le plus finalement ? Les critiques ont abandonné depuis longtemps le simple « étalon » de la fidélité à l’œuvre adaptée, tous s’accordent sur le fait qu’une adaptation ne doit pas clôturer, mais au contraire ouvrir le roman support, en proposant une réflexion présente dans l’œuvre originelle, mais que les critiques littéraires non pas toujours perçue, et que l’œil nouveau d’un cinéaste peut exploiter. Le principal, pour que la création cinématographique ou télévisuelle soit réussie

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aux yeux du grand public, comme aux yeux des chercheurs en quête de matière à réflexion, c’est que l’adaptation acquière une existence propre, en dehors d’une simple illustration, ce qui ne constitue pas nécessairement l’assurance que le spectateur ait envie de plonger ou de revenir au roman d’origine. L’originalité de ce roman, c’est qu’il semble avoir la capacité de facilement se prêter à la transformation générique : Nana n’est plus qu’un roman, adapté très tôt en pièce de théâtre par l’auteur, c’est un tableau (la « Nana rêvée » de Manet présentée par le narrateur Fauchery dans le téléfilm de Cazeneuve), un film, un téléfilm, un feuilleton, une parodie22 : l’œuvre s’est enrichie de tous ces prolongements qui alimentent un mythe originel constamment renouvelé en fonction des époques et des pays : celui d’une femme réelle, débordante de vie. Nana n’est ni bonne ni mauvaise, ce qui lui permet, au-delà des idéalisations, d’échapper aux clichés traditionnels de la femme nécessairement ange ou démon. Nana n’est plus la simple « cocotte » qui utilise à mauvais escient ses aouts féminins pour tenter vainement de progresser les échelons de la société, elle est devenue une femme amoureuse qui assume et use de sa féminité pour affirmer non pas sa supériorité, mais son égalité. Cependant pour revendiquer cette égalité, elle aura dû perdre certains des stéréotypes qui semblaient constitutifs de sa féminité. C’est en ce sens que nous interpréterons l’androgénisation 23 de la Nana de Molinaro qui finira par dire à Satin : « J’ai peur, mais je te jure que je n’aurai jamais plus peur. Il ne faut pas, il faut qu’on soit comme des mecs, il faut avoir une paire de couilles comme eux »...

Annexe 1 : Distribution des adaptations de nana étudiées

Nana, film français muet en noir et blanc, sorti au cinéma en 1926, réalisé et produit par Jean Renoir, scénario de Pierre Lestringuez et Jean Renoir, avec Catherine Hessling (Nana), Jean Angelo (Le comte de Vandœuvres), Werner Krauss (Le comte Muffat), Raymond GuérinCatelain (Georges Hugon), Claude Moore (Claude Autant Lara) (Fauchery), Pierre Champagne (Hector de la Faloise), Jacqueline Ford (Rose Mignon), Jacqueline Forzane (La comtesse

22 Nous faisons allusion à l’opéretteparodie, « Nana et compagnie », étudiée par Daniel Compère, dans Naturalisme et excès visuels: pantomime, parodie, image, fête. Mélanges en l’honneur de David Baguley, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyne, 2009, p. 61-68. 23 Cet aspect androgyne était d’ailleurs bien présent dans le roman, comme le souligne encore Anna Gural Migdal, qui emploie la notion d’un « entregenre » qui s’exprime notamment par le travestissement, l’androgynie ou la bisexualité de Nana : « les stéréotypes de la féminité se conjuguent à ceux de la masculinité », « Nana, figure de l’entre et de l’autre », op. cit., p. 316.

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Sabine Muffat), Valeska Gert (Zoé), René Koval (Fontan), Pierre Philippe (Pierre Lestringuez) (Bordenave). Durée : 2H30. Nana, film américain en noir et blanc, sorti au cinéma en 1934, produit par Samuel Goldwyn, réalisé par Dorothy Arzner et George Fitzmaurice [ce dernier n’apparaît pas au générique], scénario d’Harry Wagstaff Gribble et Willard Mack, image de Gregg Toland, musique d’Alfred Newman, avec Avec Anna Sten (Nana), Lionel Atwill ( le colonel André Muffat), Richard Bennett (Gaston Greiner), Mae Clarke (Satin), Phillips Holmes (le lieutenant George Muffat), Muriel Kirkland (Mimi), Reginald Owen (Bordenave), Helen Freeman (Sabine Muffat), Lawrence Grant (le grand duc Alexis), Jessie Ralph (Zoé). Durée 1H30. Nana, production franco-italienne des Films Jacques Roitfeld (Paris) et Cigno Films (Rome), réalisé en 1954, sorti au cinéma en France en 1955, réalisé par ChristianJaque, scénario écrit par Jean Ferry, ChristianJaque, Albert Valentin, Henri Jeanson, dialogues d’ Henri Jeanson, avec Martine Carol (Nana), Charles Boyer (Le comte Muffat), Jacques Castelot (Le duc de Vandeuvres), Jean Debucourt (Napoléon III), Walter Chiari (Fontan), Noël Roquevert (Le banquier Steiner), Dora Doll (Rose Mignon), Elisa Cegani (La comtesse Sabine Muffat), Paul Frankeur ( Bordenave), Dario Michaelis (Fauchery), Daniel Ceccaldi (Le lieutenant Philippe Hugon), Marguerite Pierry (Zoé), Luisella Boni (Estelle Muffat). Durée 2H00. Nana, téléfilm français en 4 épisodes de 90 min. diffusé sur France 2 en 1981, réalisé par Maurice Cazeneuve, avec Véronique Genest (Nana), Guy Tréjan (Comte Muffat), Patrick Préjean (Fontan), Sacha Briquet (Comte de Vandeuvres), Tony Rödel (Steiner), Marion Game (Zoé), Micky Sébastian (Satin), Vincent Ropion (Georges Hugon), Albert Simono (Labordette), André Cellier (Bordenave), Armand Mestral (Mignon), Sarah Sanders (Sabine), Charlotte de Turckheim (Rose), Madeleine Barbulée (Mme Lerat). Durée : 5H50. Nana, [titre français : Nana, Le désir], réalisé en 1982, sorti au cinéma en 1983, coproduction américanoitalienne de Menahem Golan et Yoram Globus, réalisé par Dan Wolman, scénario de Marc Behm, musique d’Ennio Morricone, avec Katya Berger (Nana), Jean Pierre Aumont (comte Muffat), Yehuda Efroni (Steiner), Mandy Rice Davies (Sabine), Massimo Serato (Faucherie), Debra Berger (Satin), Shirin Taylor (Zoé), Annie Belle (Rennée de Chéselles), Paul Muller (Xavier), Marcus Beresford (Hector Muffat), Robert Bridges (Fontan), Tom Felleghy (Georges Méliès). Durée : 1H30. Nadia Coupeau, dite Nana, téléfilm français en 2 épisodes diffusé sur France 2 en 2001, réalisé par Edouard Molinaro, scénario d’Edouard Molinaro et

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Olga Vincent, avec Lou Doillon (Nana), Bernard Le Coq (Paul Muffat), Assumpta Serna (Sabine Muffat), Ticky Holgado (Jean Bordenave), Jean Claude Brialy (Vandoeuvres), Jocelyn Quivrin (Philippe Muffat), Vincent Martinez (Luc Faugier), Idwig Stephane (Steiner), Jauris Casanova (Daguenet), Linda Bouhenni (Zoé), Serge Kribus (Laborde), Tomer Sisley (Fontan). Durée : 3H25.

Annexe 2 : Liste des adaptations de Nana24

1910. Nana (Storstadens Hyaene, « La Hyène de la Capitale »). Réalisation / Knud Lumbye. Danemark. Interprétation : Ellen Lumbye (Nana), Schioler Link (Muffat). [Daté de 1912 selon Anne Marie Baron...] 1914. Nana. Réalisation : Camillo de Riso, Ugo Pittei. Italie. Interprétation : Lila Pescatori (Nana). [Anne Marie Baron note que cette adaptation est anonyme...] 1916. Nana. Réalisation : Nino Martoglio. Interprétation : Tilda Kassay (Nana). [Anne Marie Baron note : 1917/1919. Nanà / Una donna funesta de Camillo de Riso, Italie. Interprétation : Tilde Kassay]. 1917. A Man and a Woman. Réalisation : Alice Blaché [Anne Marie Baron note Herbert Blaché et Alice Guy ?]. Etats Unis. Interprétation : Edith Hallor (Nana). 1926. Nana. Réalisation : Jean Renoir. France. Scénario de Pierre Lestringuez. Décors de Claude Autant Lara. Les soustitres ont été rédigés par Denise Le Blond Zola. Interprétation : Catherine Hessling (Nana), Werner Krauss (Muffat), Jean Angelo Vandeuvres), Raymond Guérin Catelain (Georges Hugon), Jacqueline Forzane (comtesse Muffat), Valeska Gert (Zoé), Harbacher (Francis, le coiffeur de Nana). 1934. Nana (Lady of the Boulevards). Réalisation : Dorothy Azner [et George Fitzmaurice selon Anne Marie Baron]. Etats Unis. Interprétation : Anna Sten (Nana), Lionel Atwill, Richard Bennet, Philippe Hilmes, Mae Clarke. 1943. Nana. Réalisation : Celestino Gorostiza [et Roberto Galvadon selon Anne-Marie Baron]. Mexique. Interprétation : Lupe Vélez (Nana), Miguel Angel Ferriz, Chela de Castro.

24 Liste réalisée à partir du Guide Emile Zola d’Alain PAGES et Owen MORGAN (Ellipses, 2002), complétée par l’ouvrage d’Anne Marie BARON, Romans français du XIXe siècle à l’écran. Problème de l’adaptation, op. cit. Les ajouts de cette dernière sont indiqués entre crochets.

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1955. Nana. Réalisation : Christian Jaque. France. Dialogues de Henri Jeanson. Interprétation : Martine Carol (Nana), Charles Boyer (Muffat), Dora Doll, Jacques Castelot, Noël Roquevert, Jean Debucourt, Pierre Palau. 1968. Nana, téléfilm, Grande Bretagne, 1968. Interprétation : Katherine Schofield. 1971. Nana. [Anne Marie Baron ajoute : Nana 70 (Poupée d’amour / Tag mej – älska mej...)] Réalisation : Marc Ahlberg. Suède [/France ?]. Interprétation : Anna Gael (Nana), Gillian Hills, Lars Lunoë. 1981. Nana. Téléfilm. Réalisation : Maurice Cazeneuve. France. Dramatique de télévision en quatre épisodes, diffusée sur Antenne 2. Interprétation : Véronique Genest (Nana), Guy Tréjean (Muffat). 1983. Nana. Réalisation : Dan Walman. Coproduction américanoitalienne. Interprétation : Katya Berger, JeanPierre Aumont, Mandy Rice Davies. 1985. Nana. Réalisation : Rafael Baledon [Zeledón selon Anne Marie Baron] et José Bolanos. Mexique. [Interprétation : Irma Serrano]. [1995. Nana, téléfilm de Miguel Alexandre, Danemark. Interprétation : Bernadette Heerwagen.] [1997. Nana, de Claude Miller, France. Interprétation Emmanuelle Seigner.] [1999. Nanà, téléfilm d’Alberto Negrin, Italie. Interprétation : Francesca Dellera. ] 2001. Nadia Coupeau, dite Nana. Téléfilm en deux épisodes. Réalisation : Edouard Molinaro. Scénario d’Edouard Molinaro et Olga Vincent, d’après un récit de Catherine Rihoit « librement adapté du roman d’Emile Zola ». Téléfilm en deux parties, diffusé sur France 2 les 26 et 27 novembre 2001. Interprétation : Lou Doillon (Nana), Bernard Le Coq (Paul Muffat), Linda Bouhenni (Zoé), Idwig Stéphane (Steiner), Ticky Holgado (Bordenave), Jean Claude Brialy (Vandoeuvres), Jauris Casanova (Daguenet), Tomer Sisley (Fontan).

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ull crític 19_20.indd 146 24/11/2016 13:04:10 Georges Ohnet, Filmographie

Daniel Compère Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 24 d’abril de 2015

Resum Georges Ohnet, filmografia Elaboració del llistat de pel·lícules que s’han realitzat sobre les novel·les d’aquest autor.

Paraules Clau Pel·lícula, Georges Ohnet.

Résumé Georges Ohnet, filmographie Elaboration de la liste de films tirés des romans de cet auteur.

Mots Clé Film, Georges Ohnet.

Resumen Georges Ohnet, filmografía Elaboración de la lista de películas realizadas a partir de las novelas de este autor.

Palabras Clave Película, Georges Ohnet.

Abstract Georges Ohnet, Filmography Development of the list of films from novels by this author.

Keywords Film, Georges Ohnet.

L’art de l’adaptation (2016): 147-150. ISSN 1138-4573 / DOI 10.2101/luc.19.20.09 147

ull crític 19_20.indd 147 24/11/2016 13:04:10 Daniel Compère

L’Âme de Pierre

–– The Soul of Pierre, réal. Tarvers Vale (1915)

La Comtesse Sarah

–– La Comtesse Sarah, réal. Henri Pouctal (Fr.), 1912. –– La Contessa Sara, réal. Roberto Roberti (It.), 1919.

La Dame en gris

–– La Dame en gris, réal. Gian Paolo Rosmino (It.), 1919.

Les Dames de Croix-Mort

–– Les Dames de Croix-Mort, réal. Maurice Mariaud (F.), 1919.

Dernier amour

–– Letzte Liebe, réal. Hubert Moest (All.), 1919. –– Dernier amour, réal. Jean Stelli (Fr.), avec Annabella, Georges Marchal, Jeanne Moreau, Suzanne Flon, 1949.

Dette de haine

–– Dette de haine, réal. Henri Pouctal (F.), 1915. –– Heilige oder Dirne, réal. Martin Berger (All.), 1929.

Le Docteur Rameau

–– Dr. Rameau, réal. Will S. Davis (1915) –– My Friend the Devil, réal. Harry F. Millarde (USA), 1922.

Le Droit de l’enfant

–– Le Droit de l’enfant, réal. Henri Pouctal (Fr.), 1914. –– Le Droit de l’enfant, réal. Jacques Daroy (Fr.), 1949.

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ull crític 19_20.indd 148 24/11/2016 13:04:10 Georges Ohnet, Filmographie

La Fin d’un joueur

–– La Fin d’un joueur, réal. André Calmettes et Henri Etiévant (Fr.), 1911.

La Grande marnière

–– La Grande marnière, réal. Henri Pouctal (F.), 1911. –– La Grande marniera, réal. Gero Zambuto (It.), 1920. –– La Grande marnière, réal. Jean de Marguenat (It.), 1943.

Le Maître de forges

–– Gerval, le Maître de forges, réal. Henri Pouctal (F.), 1912. –– The Iron master, réal. Travers Vale (USA), 1914. –– Volonté, réal. Henri Pouctal (F.), 1917. –– American Methods, réal. Frank Lloyd (USA), 1917. –– A vasgyaros, réal. Jenö Janovics (Hongrie), 1917. –– Il Padrone delle ferriere, réal. Eugenio Perego (It.), 1919. –– The Iron master, réal. Chester M. Franflin (USA), 1933. –– Le Maître de forges, réal. Abel Gance (F.), 1933. –– El Herrero, réal. Ramón Pereda (Mexique), 1944. –– Le Maître de forges, réal. Fernand Rivers (F.), 1948. –– Il Padrone delle ferriere, réal. Anton Giulio Majano (It.), 1959. –– Tamirci parçasi, réal. Türker Inanoglu (Turquie), 1965. –– To ftohopaido, réal. Giorgos Papakostas (Grèce), 1965. –– Eho dikaioma na s’ agapo !, réal. Apostolos Tegopoulos (Grèce), 1966. –– Poly arga gia dakrya, réal. Panos Glykofrydis (Grèce), 1968. –– Yarali kalp, réal. Remzi Jöntürk (Turquie), 1969. –– Les Amours de la belle époque : 1er épisode, Le maître de forges, 1979.

Mauvais sentier

–– Mauvais sentier, réal. Ubaldo Pittei (It.), 1917.

Nemrod et Cie

–– Nemrod et Cie, réal. Maurice Mariaud (F.), 1916.

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Philippe Derblay

–– Felipe Derblay, réal. Ricardo López Aranda (Esp.), 1967.

Le Roi de Paris

–– Korol Parizha, réal. Evgueni Bauer et Olga Rakhmanova (URSS), 1917. –– Le Roi de Paris, réal. Maurice de Marsan et Charles Maudru (F.), 1923. –– Le Roi de Paris, réal. Leo Mittler (All.), 1930.

Serge Panine

–– Serge Panine, réal. Henri Pouctal (F.), 1913. –– Serge Panine, réal. Wray Bartlett Physioc (USA), 1915. –– Zhizn za zhizn, réal. Evgueni Bauer (Russie), 1916. –– Serge Panine, réal. Maurice de Marsan et Charles Maudru (F.), 1922. –– Serge Panine, réal. Charles Méré et Paul Schiller (Fr.), avec Françoise Rosay, Pierre Renoir, Sylvia Bataille, 1939.

La Ténébreuse

–– Woman of Mystery, réal. Travers Vale (1915).

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ull crític 19_20.indd 150 24/11/2016 13:04:10 Représentation de la féminité à travers les adaptations a l’écran du roman le mariage de chiffon

Ángela Magdalena Romera Pintor Universidad Nacional de Educación a Distancia [email protected]

Rebut: 16 desembre de 2014 Acceptat: 2 d’abril de 2015

Resum Representació de la feminitat a través de les adaptacions a la pantalla de la novel·la Le mariage de Chiffon Aquest article tracta dels personatges femenins d’una novel·la de Gyp, Le mariage de Chiffon, a través de l’anàlisi de la seva representació en dues adaptacions per a la petita i la gran pantalla. D’aquesta manera es pot establir una imatge diferent de la feminitat en tres moments separats successivament en el temps per un interval d’un mig segle: el de la novel·la, de 1894; el de la pel·lícula en blanc i negre de 1942, amb Odette Joyeux en el paper de Chiffon i Suzanne Dantès en el de Madame de Bray; i el del telefilm de France Télévision, de 2010, que se emmarca en la sèrie Au siècle de Maupassant, Contes et Nouvelles du XIXe siècle, amb Christa Théret en el paper de Chiffon i Christiane Millet en el de Madame de Bray. L’estudi permetrà observar l’evolució de la representació de la feminitat, del text escrit a la pantalla, des del final del segle XIX fins a principis del segle XXI.

Mots clau Escriptura femenina francesa, novel·la sentimental, Gyp, representació femenina, adaptacions a la pantalla.

Résumé Représentation de la féminité à travers les adaptations à l’écran du roman Le mariage de Chiffon Cet article étudie les personnages féminins d’un roman de Gyp, Le mariage de Chiffon, à travers l’analyse de leur représentation dans deux adaptations à l’écran. Nous serons à même d’établir une image différente de la féminité à

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trois moments séparés successivement dans le temps par un écart d’environ un demi siècle : celui du roman, de 1894 ; celui du film en noir et blanc de 1942, avec Odette Joyeux dans le rôle de Chiffon et Suzanne Dantès dans celui de Madame de Bray ; et celui du téléfilm de France Télévision, de 2010, qui s’intègre dans la série Au siècle de Maupassant, Contes et Nouvelles du XIXe siècle, avec Christa Théret dans le rôle de Chiffon et Christiane Millet dans celui de Madame de Bray. Cette analyse nous permettra de retracer l’évolution de la représentation de la féminité, du texte écrit à l’écran, de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle.

Mots clé Écriture féminine française, roman sentimental, Gyp, représentation féminine, adaptations à l’écran.

Resumen Representación de la feminidad a través de las adaptaciones para la pantalla de la novela Le mariage de Chiffon Este artículo aborda el estudio de los personajes femeninos de una novela de Gyp, Le mariage de Chiffon, a través del análisis de su representación en dos adaptaciones para la pequeña y la gran pantalla. De esta manera, podremos establecer una imagen diferente de la feminidad en tres momentos separados sucesivamente en el tiempo por un intervalo de aproximadamente medio siglo: el de la novela, de 1894; el de la película en blanco y negro de 1942, con Odette Joyeux en el papel de Chiffon y Suzanne Dantès en el de Madame de Bray; y el del telefilm de France Télévision, de 2010, que se enmarca en la serie Au siècle de Maupassant, Contes et Nouvelles du XIXe siècle, con Christa Théret en el papel de Chiffon y Christiane Millet en el de Madame de Bray. Este análisis nos permitirá desentrañar la evolución de la representación de la feminidad, del texto escrito a la pantalla, desde el final del siglo XIX hasta principios del siglo XXI.

Palabras clave Escritura femenina francesa, novela sentimental, Gyp, representación femenina, adaptaciones a la pantalla.

Abstract Representation of femininity in the adaptations for the screen of the novel Le mariage de Chiffon This article studies the female characters of Gyp’s novel, Le mariage de Chiffon, and how they are represented in two adaptations for the screen. Our exploration

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will enable us to ascertain the portrayed images of femininity in three distinct moments of time, each one more or less separated by fifty years: that of the novel, in 1894; that of the film in black and white of 1942 (with Odette Joyeux in the role of Chiffon and Suzanne Dantès in the role of Madame de Bray); and finally that of the TV adaptation of France Télévision, in 2010, which forms part of the series Au siècle de Maupassant, Contes et Nouvelles du XIXe siècle (with Christa Théret in the role of Chiffon and Christiane Millet in the role of Madame de Bray). This analysis will allow us to unveil the evolution of feminine representation, from the written text to the screen, from the end of the 19th century and through to the beginning of the 21st century.

Keywords French feminine writing, sentimental novel, Gyp, feminine representation, screen adaptations.

Le roman de 1894: Le mariage de Chiffon

Gyp, n’a pas besoin de présentation. Cependant, la célébrité que cette femme de lettres obtint dans son temps, non seulement pour ses œuvres offrant un tableau satirique des mœurs et de la société, mais aussi pour ses caricatures sociales1 et sa participation dans les débats politiques et publiques, serait bientôt effacée au profit surtout d’un seul ouvrage,L e mariage de Chiffon, de 1894, qui a été invariablement identifié avec le roman sentimental2. Il s’agit, en fait, du seul des romans de la comtesse de Martel qui éveille encore de

1 Après la mort de Gyp (1849-1932), son ami Lucien Corpechot lui dédie un article publié dans la Revue de Paris, où il souligne justement cet aspect : « Gyp, comme tous les grands observateurs de notre race, se servait pour regarder le monde de ce merveilleux instrument d’optique qu’on pourrait appeler le télescope Molière : il grossit sans déformer. C’est la marque de nos grands caricaturistes [...]. Gyp excellait dans la caricature. Paris s’est longtemps délecté aux dessins de Bob, pleins d’esprit, de malice, de courage, et d’un sens si parfaitement exact » (Lucien CORPECHOT, « Le souvenir de Gyp », La revue de Paris, Trente-neuvième année, Tome quatrième, juillet-août 1932, p. 438). 2 Les ouvrages de Gyp considérés « sentimentaux » sont ceux qui seront associés à la survie de sa célébrité. Cf. dans ce contexte, le Dictionnaire des femmes célèbres : « Mais c’est avec le genre sentimental qu’elle devait passer à la postérité ; en effet, Le Mariage de chiffon (1894) remporta un considérable succès et fut porté à l’écran » (Lucienne MAZENOD, et Ghislaine SCHOELLER, Dictionnaire des femmes célèbres, Éditions Robert Laffont, Paris, 1992, p. 381).

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nos jours un certain intérêt populaire, comme le prouvent ses rééditions et ses adaptations à l’écran3, les plus représentatives étant celles du film de 1942 et de la série télévisée de 2010, dont nous nous occuperons plus tard. Toutefois, s’il est vrai que Le mariage de Chiffon continue à être identifié avec le roman sentimental à cause du sujet traité et du dénouement heureux de l’histoire (l’amour d’une jeune fille qui finit par épouser l’homme qu’elle aime, malgré la différence d’âge), il faut préciser aussi qu’il s’écarte considérablement de ce genre populaire en raison du traitement que l’auteure accorde aux discours et aux propos qu’il contient. De ce fait, le roman partage de nombreux traits avec l’écriture incisive de l’ensemble de l’œuvre de Gyp, qui regorge de verve satirique et dont l’esprit contestataire découle d’une observation critique des mœurs, de la société et du milieu dont elle-même faisait partie. D’emblée, il convient de signaler que l’écrivaine fait dérouler l’histoire de Chiffon dans une ville de province romancée, Pont-sur-Sarthe, qui lui fournira l’occasion de dénoncer la bourgeoisie et la petite aristocratie provinciales, avec leurs ambitions, affectations et mesquineries. La romancière y manifestera aussi son admiration avouée pour Napoléon, dont la défense sera prise en charge par l’héroïne du roman, ainsi que son antipathie à l’égard des protestants et des Jésuites, ces derniers étant représentés ici par le père de Ragon, personnage qui sera impitoyablement fustigé à cause de son penchant pour l’argent, les relations sociales et les intrigues. Il est à noter, en tout cas, que le discours critique de cet ouvrage nous est surtout transmis au moyen des dialogues qui occupent la presque totalité du texte.

3 D’après l’information recueillie dans IMDb il y aurait aussi une version italienne, qui serait, en fait, la toute première version filmée de ce roman de Gyp puisqu’elle date de 1918. Elle fut dirigée par Alberto Carlo Lolli et interprétée par Mary Bayma-Riva dans le rôle de Chiffon. Cf. http://www.imdb.com/title/tt0794312/fullcredits?ref_=tt_cl_sm#cast. Une autre adaptation dont on ne s’occupera point dans notre article mais qui prouve bien la popularité de ce roman de Gyp est celle qui fait partie de la série télévisée Les amours de la Belle Époque, série réalisée par René Lucot en 1979 et composée de 65 épisodes. L’épisode qui s’occupe du Mariage de Chiffon fut dirigé par Agnès Delarive, avec Magali Renoir dans le rôle de Chiffon, Francine Bergé dans le rôle de la marquise, et Maïa Simon dans celui de Mme de Liron. Cf. http:// www.ina.fr/video/CPB79056414, qui offre l’entretien avec Henri Spade, producteur et responsable pour Antenne 2 de ladite série et qui commente Les amours de la Belle Époque dans le programme Face à vous, émis en 1979. Il y explique pourquoi il a choisi des « romans sentimentaux » pour cette série, où chaque épisode n’est qu’une « séquence d’un quart d’heure qui passe tous les jours avant le journal de 13 heures ». De son côté, Robert Cuzin –qui représente les lecteurs de Télé 7 jours– intervient dans le programme pour y offrir les commentaires des spectateurs.

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Les personnages féminins du roman

Signalons tout d’abord que nous ne nous occuperons ici que des trois personnages féminins les plus représentatifs du roman : l’héroïne, Chiffon ; la mère de celle-ci, Madame de Bray ; et la rivale de Chiffon, Madame de Liron. Il y a, nous l’avons déjà signalé, de rares intervalles dans Le mariage de Chiffon où le discours narratif prend le devant sur le dialogué et cela seulement pour offrir au lecteur les informations essentielles de l’histoire, telles que la description des personnages, l’explication de certains propos et les quelques incidents qui permettent d’avancer dans le déroulement de l’action. C’est ainsi que le roman débute avec un dialogue qui s’étale tout le long du premier chapitre et qui permet d’introduire non seulement le fond de l’intrigue, mais aussi une succession impressionniste de traits, éparpillés parmi les échanges dialogiques, nous découvrant petit à petit les personnages principaux de l’ouvrage. La description du physique de l’héroïne est étalée de la sorte dans ce premier dialogue par des petites touches significatives : Chiffon a des « yeux d’un gris4 très pâle »5, « des cils bruns étonnamment longs et touffus »6, un « petit visage chiffonné »7, les cheveux très blonds, « Coryse secoua sa tête trop blonde »8, et des « joues fraîches »9. L’âge de la fillette nous est révélé par elle-même, qui affirme dans une de ses interventions : « je n’ai que seize ans et demi ! »10. Ce ne sera qu’une fois le dialogue bien entamé que l’auteure fournira une description posée de Coryse, plus conforme au format habituel des romans sentimentaux :

Corysande D’Avesnes, qu’on appelait Coryse, ou plus habituellement Chiffon, était une fillette solide et souple, beaucoup plus bébé que jeune fille, avec encore les angles et les disproportions de l’enfance, et la peau transparente

4 Les yeux de Chiffon nous seront dépeints un peu plus tard d’une couleur bleue : « Les doux yeux bleus se troublaient, et des larmes rondes, semblables à des boules de verre, glissaient sans déformer sur les joues fraîches de Coryse » (Gyp, Le Mariage de Chiffon, Nelson Éditeurs & Calmann-Lévy Éditeurs, Paris, 1917, p. 13) ; « Chiffon le suivait de son regard bleu devenu tout pensif » (Ibid., p. 218). 5 Ibid., p.8. 6 Ibid., p. 8. 7 Ibid., p. 9. 8 Ibid., p. 10. 9 Ibid., p. 13. 10 Ibid., p. 13.

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des tout petits, — cette peau sous laquelle courent des lueurs roses. — Ses mouvements harmonieux et agiles, bien qu’un peu maladroits, qui rappelaient ceux d’un grand jeune chien, irritaient sa mère autant presque que son langage trop peu correct11 .

Remarquons aussi que le détail des cheveux blonds et flottants de Coryse — « La petite secoua la tête, faisant voler se cheveux légers »12 —, souvent ébouriffés — « en secouant avec découragement sa tête ébouriffée »13 —, ou tout simplement couverts d’un chapeau ou d’une capeline de paille au moment de sortir — « Chiffon avait bondi dans sa chambre, planté de travers un chapeau sur sa toison blonde »14 — devient de tous les traits qui la caractérisent celui qui l’identifie le mieux et celui qui lui sera affiché de façon systématique tout le long du roman : « en voyant les cheveux flottants et la petite frimousse aimée qui lui souriait, il se rendit compte que c’était bien “le Chiffon” qui était devant lui »15 . Les cheveux de l’héroïne font partie, en outre, d’un de ses attraits féminins les plus remarquables : « La nappe de cheveux blonds qui flottait autour d’elle, envolée au courant d’air de la fenêtre, lui donnait l’aspect d’une petite fée, d’un petit être bizarre et irréel »16. Mais ils sont aussi et surtout un motif récurrent qui permet de symboliser son jeune âge, sa proximité avec l’enfance même. Cette image de Coryse, avec ses longs cheveux blonds en liberté, s’avère ainsi la représentation que l’auteure développe par excellence pour mettre en exergue la fraîcheur naturelle, l’extrême jeunesse — voire enfance17 — et la spontanéité de son héroïne, qui est au demeurant une « gamine à la fois svelte et râblée, rêveuse et gavroche »18 :

Le duc d’Aubières, lui, était resté un peu ému et décontenancé. Il s’attendait si peu à trouver là Chiffon, — qui jamais n’allait nulle part, — et il s’attendait si

11 Ibid., p. 13-4. 12 Ibid., p. 240. 13 Ibid., p. 17. 14 Ibid., p. 29. 15 Ibid., p. 243. 16 Ibid., p. 285. 17 En fait, Gyp prend plaisir à comparer son héroïne même avec un « bébé », notamment quand elle se cramponne au cou de son oncle Marc ou qu’elle lui grimpe sur les genoux : « mais laisse-moi donc tranquille, grande bête !... —ajouta-t-il en se levant brusquement, faisant glisser Coryse, qui lui grimpait sur les genoux comme un bébé » (Ibid., p. 21). 18 Ibid., p. 54.

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peu surtout à la voir presque femme, bien habillée, ne gardant de l’enfant que les longs cheveux flottants sur les épaules19.

Il existe un dernier trait physique qui singularise Coryse et qui pourrait surprendre à un lecteur assidu aux romans d’amour, celui de sa myopie, imperfection q-ue le lecteur apprendra au troisième chapitre : « Coryse s’arrêta, examinant, dans le clignement familier aux myopes, les gens qui causaient »20. Ce défaut physique sera repris plusieurs fois dans le texte comme pour indiquer qu’il fait partie de la nature du personnage et qu’il ne s’agit point d’une étourderie que l’auteure aurait glissé dans son récit par mégarde. Il s’agit, en conséquence, d’un détail qui s’avère d’autant plus important qu’il relie le personnage avec la réalité, toujours imparfaite, face à la perfection physique des jeunes protagonistes féminines de la vaste majorité des romans d’amour, comme ceux de Delly, qui n’admet aucune imperfection corporelle chez ses héroïnes. D’autre part, le langage colloquial de Chiffon se veut tout d’abord spontané, frais, naturel, et de ce fait, associé une fois de plus à l’innocence et à l’enfance. Il sera aussi, néanmoins, réactionnaire du moment qu’il s’avère une arme employée par Chiffon pour désarçonner les prétentions d’élégance et de savoir faire de sa mère, la marquise de Bray. Le discours de la fillette frappe à l’oreille et lui sera reproché maintes fois dans le roman au moyen d’autres personnages de son entourage, tels que sa mère ou sa tante. Toutefois, malgré son parler argotique, l’héroïne développe des discours raisonnés et réfléchis, bien que souvent trop sincères pour ne pas offenser la bienséance des mœurs. Ainsi, le langage de Coryse semble entretenir un rapport direct avec ses réactions et ses propos, toujours francs et souvent impulsifs. Il n’est donc point surprenant que ce soit la propre Coryse qui à la fin de l’histoire propose à Marc de l’épouser : « Ben, moi... je pourrais t’en indiquer une à faire... et pas loin... de belle action ?... Et, comme il ne répondait pas, elle murmura dans un faible souffle : – Ça serait de m’épouser ? »21. Tout compte fait, la petite Coryse partage de nombreux traits avec son auteure : une mère autoritaire et superficielle, un langage direct et contestataire, sans fade et dépourvu de duplicité, un esprit indépendant et critique, et un amour passionné pour les fleurs22 et les animaux, outre sa passion pour Napoléon

19 Ibid., p. 244. 20 Ibid., p. 51. 21 GYP, op. cit., p. 285. 22 L’amour de la comtesse de Martel pour les fleurs et les animaux est rappelée dans l’article que son ami Corpechot publia dans La revue de Paris: « Gyp qui était moqueuse et impitoyable pour

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déjà commentée, et son aversion23 à l’égard des Jésuites et des protestants, que Gyp avait manifestées aussi de son vivant dans d’autres écrits, comme ses mémoires. De son côté madame de Bray est surtout dépeinte comme une femme superficielle et prétentieuse. Les traits physiques de ce personnage ne nous sont pas fournis, mais sa beauté est mentionnée au passage lors de l’explication du déroulement de ses secondes noces : « Elle commençait à mûrir et comprenait que sa beauté, toute de fraîcheur et d’éclat, allait disparaître tout à coup »24. Toutefois, même si Gyp s’empresse de la présenter peu après comme étant « très vulgaire d’allure et d’aspect »25, l’auteure fera allusion dans d’autres occasions à la beauté de la marquise : « toutes les plus jolies femmes — y compris madame de Bray à son déclin, mais encore appétissante (...) »26 (54). Mais ce sera surtout à travers ses tenues, conçues pour impressionner, que son apparence nous sera le mieux représentée :

Totalement dénuée de goût ; incapable de discerner la grâce d’une robe bien coupée de la laideur d’une robe mal faite (...), la toilette féminine se réduisait pour elle « à ce qui fait de l’effet » ou « n’en fait pas ». (...) Donc madame de Bray achetait des étoffes et faisait faire, chez des ouvrières borgnes de Pont-sur- Sarthe, des robes qui allaient épouvantablement.27

Si la description physique de madame de Bray est à peine effleurée dans le roman par ces quelques traits, son caractère, en revanche, nous y est dépeint avec insistance : « Entichée de noblesse, — et d’argent aussi depuis qu’elle en avait, — aimant pardessus tout le panache et la pose, elle ne pardonnait pas à la petite Coryse une simplicité et une rondeur qu’elle ne comprenait point »28 . Son regard, ses poses et le ton de ses interventions sont soigneusement décrits

les ridicules des hommes n’avait que de la tendresse pour les bêtes et elle ne pouvait voir souffrir une fleur » (Corpechot, op. cit., 437-8). De son côte, l’amour de Chiffon pour les fleurs est relevé à plusieurs reprises dans le roman : « Car Chiffon, persuadée que les fleurs souffrent, ne les touchait qu’avec une délicatesse infinie et d’attendrissantes précautions » (Gyp, op. cit., 60). 23 Toutefois, on ne retrouve pas dans cet ouvrage l’habituel discours contre les juifs, auxquels cependant l’écrivaine avait dédié des critiques acharnées. 24 Ibid., p. 15. 25 Ibid., p. 16. 26 Ibid., p. 54. 27 Ibid., p. 228-9. 28 GYP, op.cit., p. 16.

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et qualifiés, la plupart du temps pour mettre en relief son animadversion envers Coryse et l’antagonisme qui les sépare. En fait, les frictions entre mère et fille dérivent de leurs caractères foncièrement antithétiques : la franchise naturelle et spontanée de Chiffon, son absence de prétention, de fourberie, sa bonté de cœur et sa simplicité contrastent vivement avec l’attitude et les allures hypocrites et affectées de madame de Bray, préoccupée surtout par le statut social, le « qu’en dira-t-on » et les apparences. Les mièvreries de la marquise deviennent ainsi la cible préférée des critiques de Gyp : « Et se levant, d’un mouvement qu’elle croyait très noble et qui était très ridicule, la marquise sortit à grands pas du salon »29 . Cette femme se montrera absolument insupportable, non seulement avec Coryse, mais aussi avec son deuxième mari, qui de ce fait établira des liens d’amitié avec sa belle-fille : « Tout de suite, M. de Bray aima Chiffon (...). L’intraitable caractère de sa femme amena ce rapprochement. Effarouchés du vacarme, des pleurs, des éclats et des grands gestes de la marquise, ces deux êtres gais et bons cherchèrent instinctivement l’un chez l’autre un appui »30. Il est vrai, cependant, que vers la fin de l’ouvrage Gyp finira par faire des concessions à ce personnage, à l’égard duquel elle n’éprouve de toute évidence aucune sympathie : « Quant à la marquise, l’admiration inspirée par sa fille la ravit absolument. Pas du tout mauvaise au fond, mais seulement vaine et sotte, elle jouissait pleinement de tout ce qui contribuait en quelque sorte à la grandir et à la mettre en vue »31. Cette caractérisation de la marquise (« vaine et sotte », mais « pas du tout mauvaise au fond ») devient ainsi la moins critique du roman et peut-être aussi celle qui condense le mieux sa personnalité. Quant à la rivale de l’héroïne, il est important de noter que, tout en partageant les principales caractéristiques de ce personnage prototypique des romans d’amour, elle ne jouera qu’un rôle très limité dans l’histoire. Pour commencer, c’est une femme mariée, ce qui réduit considérablement les possibilités effectives de concurrence avec Coryse, qui est célibataire. Une brève allusion au premier chapitre nous apprend son existence : « — Si j’en crois les potins... la petite de Liron t’adore... et elle a vingt ans de moins que toi ?... — En admettant que ce soit... elle m’adore aujourd’hui, mais demain ? »32. Cette remarque nous découvre son rapport avec l’oncle Marc33,

29 Ibid., p. 11. 30 Ibid., p. 38-9. 31 Ibid., p. 241. 32 Ibid., p. 23. 33 Même si Marc est présenté comme l’oncle de Coryse, il n’a aucun rapport de famille avec elle, autre que celui d’être le frère de son beau-père : « – Pourquoi as-tu été si méchant ?...

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le héros de l’histoire. Même Coryse a entendu parler de l’infidélité de cette dame grâce aux racontars habituels qui circulent à Pont-sur-Sarthe : « Encore une qui trompe son mari, madame de Liron ! »34. Cependant, ce personnage n’apparaîtra que vers la fin du roman, chez « la première couturière » de la ville, où Marc amène Chiffon pour lui offrir une robe : « la petite de Liron, enveloppée d’un nuage de gaze rose, entra en tourbillon »35. Il est intéressant de constater que la description physique de cette femme — souvent qualifiée de « petite » à cause de sa taille menue — est l’une des plus développées de l’ouvrage :

C’était une très jolie petite personne rondelette et capitonnée de fossettes. Ses cheveux bruns frisottaient sur un front plat aux contours mous. Elle avait de grands yeux chocolat très câlins, un nez correct, une toute petite bouche, (...) et un teint superbe. Les épaules sortaient blanches et grasses de la robe décolletée à l’excès. Le haut des bras s’engorgeait un peu. L’oreille plate et incolore s’attachait mal, trop renversée et trop éloignée des cheveux. Telle quelle, Chiffon comprenait, — bien qu’elle n’aimât pas ce genre de femme, — que madame de Liron était très jolie et devait plaire beaucoup36.

Elle apparaîtra encore brièvement à deux reprises : chez les Barfleur, et plus tard chez Coryse, lors du bal organisé par madame de Bray, dernier épisode du roman. Son attitude, sa conduite et ses allures dans ces deux occasions dévoilent son penchant pour les hommes et les flirts. On la retrouve ainsi occupant « le centre du groupe formé par les hommes » (248). Habituée à être le centre d’attentions, elle aime à être admirée : « Madame de Liron n’aimait à valser que pour les spectateurs »37. Elle sait aussi tirer le meilleur parti de sa personne pour éblouir dans les événements sociaux, non seulement à travers sa toilette, mais aussi par sa conduite calculée : « Mais la petite de Liron désirait avant tout se faire voir au comte Axen “dans son beau jour”, et elle savait que les petits hommes ne font pas valoir les femmes qui dansent avec

pourquoi m’as-tu dit que tu n’es pas mon oncle ?... – Mais parce que, bien que je t’aime autant que si je l’étais, je ne le suis pas !... je suis le frère du mari de ta mère... je ne te suis rien... je pourrais t’épouser... si je n’étais pas de l’âge de ton ami d’Aubières, que tu envoies si gentiment promener... » (Ibid., p. 24). 34 Ibid., p. 231. 35 Ibid., p. 232. 36 GYP, op. cit., p. 233. 37 Ibid., p. 255.

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eux »38. Finalement, comme toutes les rivales d’usage des romans d’amour, Madame de Liron se montrera jalouse à l’égard de l’héroïne, qui vers la fin du roman s’est transformée de façon spectaculaire grâce à la nouvelle robe offerte par l’oncle Marc : « La jeune femme venait d’apercevoir Coryse. (...) Son joli visage riant prit une expression d’effarement mauvais »39. L’intérêt que Madame de Liron éprouve pour Marc est à l’origine de l’antipathie réciproque que ces deux personnages féminins se manifestent. Ainsi, Coryse trouve la petite de Liron « trop rondouillarde »40 et toujours déplaisante : « Rien dans cette rondelette poupée, aux yeux polissons, aux lignes un peu vulgaires, ne plaisait à Chiffon »41 . La jeune fille, sans savoir trop pourquoi, éprouvera un sentiment de rejet en sa présence: « depuis que je sais qu’elle y sera... ça me paraît encore plus bassin ! »42. De ce fait, Chiffon s’opposera à elle de façon systématique : « Madame de Liron avait dit tout à l’heure à l’oncle Marc : “Vous allez lui faire quelque chose de rose, j’espère ?...” Cela seul suffisait pour déterminer la petite à choisir n’importe quelle couleur, excepté celle-là »43. Cependant, tel que nous l’avons déjà signalé, la place que Gyp accorde à Madame de Liron dans le roman est minimale. Tout compte fait, la présence de cette rivale ne semble jouer qu’un seul rôle dans l’histoire : celui d’éveiller chez l’héroïne des sentiments d’inquiétude qui la conduiront à comprendre qu’elle est amoureuse de son oncle Marc. Voilà donc la représentation littéraire de ces trois figures féminines : Chiffon, jeune fille presque enfant, avec un esprit indépendant et rebelle, souvent contestataire et de ce fait effronté, mais simple, fraîche et spontanée, au cœur pur et bon. Elle s’avère en fait une représentation assez vraisemblable de l’adolescence, mais aussi et surtout de Gyp elle-même ; Madame de Bray, vaine et sotte, superficielle et affectée, égocentrique et ridicule dans ses grands airs de dame. Elle représente l’hypocrisie de la société mondaine ; et Madame de Liron, jolie mais égoïste et vaine, avec le seul but de plaire aux hommes appartenant à un niveau social élevé. Elle évoque l’arrivisme et la vanité. Il s’agit en tout cas de personnages féminins qui permettent à l’auteur de mieux verser sa critique sociale au moyen de figures féminines présentes dans la réalité de son temps.

38 Ibid., p. 272. 39 Ibid., p. 235. 40 Ibid., p. 256. 41 Ibid., p. 273. 42 Ibid., p. 235. 43 Ibid., p. 236.

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Le film de 1942 : Le mariage de Chiffon

Pour comprendre la représentation des personnages féminins dans le film homonyme de 1942, il faut tenir compte du moment de sa sortie en salle44. Nous sommes en pleine guerre mondiale. Les Allemands ont occupé Paris. Il fallait dans ce contexte un film qui puisse entretenir l’audience sans offenser les sensibilités ni éveiller des soupçons, qu’ils fussent pour ou contre les envahisseurs. De ce fait, même l’engagement politique de l’oncle Marc (qui se présente aux élections dans le roman) disparaît dans le film, où le héros ne s’occupera que de construire une machine capable de voler45. Le déroulement de l’histoire semble avoir avancé dans le temps d’un ou deux lustres. Il en résulte d’autres petits changements dans la reconstitution de l’atmosphère de l’époque : la calèche, la victoria et le landau du roman partagent les chemins avec des automobiles du début de siècle dans le film. Mais le plus remarquable de ce long métrage est sans doute l’influence de la filmographie américaine de l’époque, qui s’y laisse sentir de façon très frappante. Ainsi, l’ensemble du film est conçu comme une comédie romantique, délassante, gracieuse, égayante, plaisante et sans prétentions de fidélité littéraire. Il n’est pas surprenant alors que l’amabilité et l’élégante légèreté du film soient les traits rehaussés pour décrire cette charmante production46, qui ne vise pas la critique sociale, si présente pourtant dans le roman. La caractérisation des personnages apparaîtra, de ce fait, sensiblement simplifiée et stéréotypée, tel que nous le verrons par la suite.

44 Ce long métrage est sorti en salle le 6 août 1942 au cinéma Balzac, à Paris. 45 Le journal L’Aérophile recueille un article sur le vol du modèle construit pour le film : « Car il faut vous dire que l’aéroplane Henry Farman 1911 reconstitué qui vola le 24 juin 1942 à Vincennes quitta le sol pour les prises de vues du film “Le Mariage de Chiffon” dont on tournait le dernier bout. Le metteur en scène, grâce à une figuration habilement conçue avait parfaitement retracé l’ambiance de l’époque (...). C’est la “Vieille Tigre” Louis Gaubert l’un de nos plus glorieux pilotes, que les réalisateurs du “Mariage de Chiffon” avaient désigné pour chercher et trouver un constructeur capable de reconstituer la machine, malgré les temps difficiles que nous traversons» ( Raymond SALADIN, « Un biplan Henry Farman Modèle 1911 a volé le 24 juin à Vincennes ». L’Aérophile. La revue d’aéronautique la plus ancienne du monde. 50e Année. Juin 1942. p. 166). 46 Nous signalons, par exemple, le commentaire recueilli dans le Blog Avis sur des films, publié par Christophe le 27/09/2011 dans un article intitulé « Le mariage de Chiffon (Claude Autant-Lara, 1942) » : « Ce qui, outre le dynamisme de la mise en scène, distingue Le mariage de Chiffon des films d’Autant-Lara des années 50 fustigés par Truffaut est l’amabilité de l’ensemble des personnages (à l’exception certes de la mère crispée sur sa position sociale). Même le désir du colonel pour une femme qui pourrait être sa fille n’est pas montré comme sordide. Tout est léger, élégant, guilleret (et sauvé de l’inconséquence par la parfaite rigueur de l’écriture) ». Cf. https:// filmsnonutc.wordpress.com/2011/09/27/la-mariage-de-chiffon-claude-autant-lara-1942/.

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Les libertés que le directeur a prises pour verser le roman de Gyp à l’écran surgissent dès les premières scènes du film, entièrement inventées et qui rappellent celles des comédies de Hollywood dans leur naïveté, leur humour innocent et leur charmante candeur : c’est la nuit, il pleut à verse, et la petite Chiffon tombe dans la rue et cherche le soulier qu’elle vient d’égarer dans une flaque d’eau. Le duc d’Aubières qui voit la scène l’aide à chercher la chaussure avec succès. Bien entendu il feindra de ne pas trouver le soulier afin de pouvoir porter la jeune fille dans ses bras jusqu’à la maison. Dans la prétendue obscurité de la nuit, la jeune fille ne peut pas voir le visage de son âgé mais charmant compagnon, qui par la suite la demandera en mariage. L’épisode du soulier égaré permettra d’introduire dès le début du film le personnage de la rivale, Madame de Liron, par le biais d’une autre péripétie totalement inventée. Le duc D’Aubières loge, sans le savoir, dans le même hôtel que le héros, qui passe la nuit avec son amante dans une chambre voisine. La coïncidence veut que les chaussures de Madame de Liron soient identiques à celles de Chiffon. Quand le duc D’Aubières, qui conservait encore le soulier de Chiffon dans sa poche, découvre devant la porte de la chambre voisine le même soulier, il se produit une scène qui vise l’hilarité de la situation : à un moment donné il y aura trois chaussures identiques sur le palier. Ici aussi, la scène reprend l’humour caractéristique des films romantiques américains. Cet épisode, qui n’aura aucun retentissement sur le déroulement de l’action, n’est qu’un clin d’œil du metteur en scène à ces comédies américaines qui faisaient le charme de l’audience de l’époque. Il s’agit en tout cas aussi d’un procédé qui prouve la volonté de Claude Autant-Lara de revêtir le film d’un humour aimable, façonné sur le modèle américain. D’autres touches d’humour éparpillées tout le long du film dévoilent cette même volonté. Ainsi, le personnage du domestique, Jean47, rassemble autour de lui des moments d’un comique tendre et attachant. Mais ce qui est plus important, ce procédé permet d’expliquer aussi la caractérisation stéréotypée des personnages féminins dans le film, tel que nous l’avions annoncé auparavant. Odette Joyeux est l’actrice choisie pour jouer le rôle de l’héroïne. Il faut signaler, d’emblée, qu’elle est née en 1914, ce qui veut dire qu’elle avait environ 28 ans quand elle a joué le rôle de Chiffon. Ce détail s’avère fondamental pour comprendre les stratégies interprétatives dont elle a fait usage afin d’accorder une apparence de crédibilité à son personnage, âgé

47 Le personnage de Jean est interprété par Pierre Larquey. Dans le film, le domestique joue un rôle plus déterminant dans le déroulement de l’histoire du moment que c’est lui qui dévoile au duc D’Aubières les vrais sentiments de Chiffon.

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de 16 ans et demi. Les gestes, le ton, les attitudes de l’actrice visent surtout l’innocence de la jeunesse presque enfantine de la fillette. Le résultat de cet effort pour se rajeunir au moyen du ton et des gestes rehausse surtout la naïveté affectée du caractère représenté : une coquetterie de jeune femme qui dégage une charmante féminité, mais qui reste bien éloignée pourtant des manières spontanées, parfois abruptes, de l’héroïne adolescente du roman, et cela en dépit des réponses impertinentes du personnage qui ont été reprises dans le film, avec plus ou moins d’exactitude. C’est pourquoi il est très difficile de retrouver dans l’interprétation aimable et féminine de cette actrice les traits autobiographiques accordés par Gyp à sa Coryse, comme le sont entre autres son esprit indocile, ses propos critiques, son langage effronté, ses manières quelque peu inconvenantes, ou encore son insouciance pour les conventions sociales. 48

L’oncle Marc (Jacques Dumesnil) et Chiffon (Odette Joyeux)48

En outre, les cheveux bruns, soigneusement recueillis dans une queue, frisée de boucles et ornée d’un nœud, n’arrivent pas non plus à reproduire le symbolisme des cheveux blonds en liberté de la Chiffon de Gyp, qui représentaient aussi bien son désir de liberté et sa spontanéité, que son jeune âge. En conséquence, l’interprétation de cette actrice, associée à la mise en scène de Claude Autant-Lara, aboutissent à une représentation de l’héroïne qui demeure beaucoup plus rapprochée des comédies romantiques de l’époque et

48 Page web : http://www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=1234. Photo : http://www.notrecinema.com/images/filmsi/le-mariage-de-chiffon_212325_35636.jpg.

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de l’image de la femme du temps de la sortie du film que de la représentation fidèle du personnage romancé. Cette représentation stéréotypée de l’héroïne atteint aussi le personnage de Madame de Bray, interprété par Suzanne Dantès. L’actrice offre l’image d’une femme âgée, dont le caractère fort et imposant est tout aussi représentatif des modèles équivalents des films américains. Les traits spécifiques d’antagonisme avec Chiffon, présents dans le roman et qui étaient la cible des attaques de Gyp du moment qu’ils renvoyaient à ses expériences personnelles, s’effacent dans le film en faveur d’une caractérisation humoristique, quelque peu histrionique, dépourvue de véritable volonté critique mais tout aussi charmante dans sa représentation stéréotypée. De son côté, Monette Dinay, dans le rôle de Madame de Liron, est caractérisée comme une blonde platine, représentation qui correspond à l’image de la femme sensuelle popularisée dans les films américains par la célèbre Jean Harlow49. C’est ainsi que la représentation de ces trois personnages féminins dans le film ne renvoie pas tant au roman, quant à l’image épocale (celle des années 40) des rôles féminins auxquels elles s’associent, image mentale des spectateurs issue de, et popularisé par la filmographie américaine des années 30-40. Dès lors, il se produit une inversion de la représentation des atouts physiques de l’héroïne et de sa rivale: si dans le roman Coryse était une adolescente un peu anguleuse, blonde, plutôt grande et forte, rebelle, critique et contestataire, dans le film elle deviendra une aimable petite brune, féminine et coquette, enfantine dans cette volonté de l’actrice de se rajeunir, mais charmante et plaisante même dans ses caprices ou ses effronteries ; de son côté et à l’inverse, Madame de Liron n’est plus la petite brune rondelette et ambitieuse qui cherchait à devenir le centre d’attention de tous les regards dans le roman, mais une sensuelle blonde platine qui aura une présence beaucoup plus marquée dans le film.

Le téléfilm de 2010 : Le mariage de Chiffon

Le mariage de Chiffon fut réédité en 1972, ce qui explique l’intérêt renouvelé que ce roman reçut dans les années 70. Il n’est point surprenant alors que René Lucot, réalisateur de la série Les amours de la Belle Époque,

49 Cette célèbre actrice avait popularisé le rôle de la blonde sensuelle à partir du film de Frank Capra, intitulé justement La blonde platine, de 1931. Jean Harlow deviendra l’icône de la sensualité de l’époque, voluptueuse et féline, qui sous-tend un érotisme latent mais très marqué.

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de 1979, lui dédie un des 65 épisodes qui composent cette série télévisée sur Antenne 2. Quelques décennies plus tard, ce même roman sera choisi pour faire partie d’une autre série télévisée : Au siècle de Maupassant. Contes et nouvelles du XIXe siècle. L’épisode du Mariage de Chiffon, tourné en 2009 pour la seconde saison de la collection, fut émis sur France 2 le mercredi 31 mars 201050. Il faut noter d’emblée que cette dernière version du Mariage de Chiffon est beaucoup plus ancrée sur le roman que le film de 1942. Déjà la publicité de la collection fait référence à cette circonstance en insistant sur le choix de « bijoux de la littérature française » pour en offrir des films « exceptionnels ». L’on comprend alors cette volonté de fidélité littéraire et cela malgré les quelques libertés prises, comme celle de l’occupation de l’oncle Marc, qui se consacre ici à sa passion pour la photographie. D’autre part, la présence de personnages comme le père de Ragon prouve aussi cette résolution de reproduire au moins quelques-uns des propos critiques de Gyp. Ainsi, la première scène du téléfilm renvoie directement à celle du livre : Madame de Bray discute avec son mari, l’oncle Marc et Coryse la proposition du duc d’Aubières, qui veut épouser la jeune fille. Le rôle de l’héroïne retombe cette fois-ci sur la jeune actrice Christa Théret, qui est née en 1991. Elle a, donc, environ 18 ans quand elle a tourné cette série et n’a pas besoin, par conséquent, de feindre une jeunesse qu’elle possède déjà, ce qui tourne au profit de la crédibilité du personnage. En outre, elle est blonde comme la Coryse de Gyp : ses beaux cheveux d’un blond vénitien, longs et souvent ébouriffés, renvoient aussi à la représentation fidèle de la jeune fille de l’histoire. Il en résulte les conditions idéales pour offrir l’image de la figure féminine cherchée par l’auteur dans son ouvrage. Cependant, il n’en sera pas tout à fait le cas. Malgré ces efforts évidents de fidélité littéraire, l’interférence épocale se laisse aussi sentir dans cette dernière version. Nous sommes maintenant au début du XXIe siècle : plus d’un siècle s’est écoulé depuis la parution du roman et, comme il est souvent le cas, les metteurs en scène et les acteurs ne peuvent pas se dégager complètement de la cosmovision de l’époque où ils vivent. C’est ce qui s’est passé avec le film de 1942. Il en sera de même dans ce téléfilm de 2010, bien que à un moindre degré, il est vrai.

50 Alexandre Raveleau commente le succès de cette émission dans un article de Toutlatele. News TV : « La soirée a démarré avec le Mariage de Chiffon. La fiction mise en scène par Jean-Daniel Verhaeghe réunissait Christa Theret et Hippolyte Girardot. L’adaptation du classique de Comtesse de Mirabeau-Martel a réuni 4 millions de téléspectateurs, soit 15.5 % de part de marché ». Cf. http://www.toutelatele.com/le-mariage-de-chiffon-et-un-gentilhomme-bien-discrets-24033.

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En fait, dans ce téléfilm Chiffon assure avoir « à peine 18 ans ». De toute évidence, cela découle d’une volonté formelle de la part du directeur de respecter la sensibilité de l’audience et la bienséance de notre société actuelle. Rappelons que de nos jours les cas d’abus d’enfants sont malheureusement de mise. Comme le public du XXIe siècle est très conscient de ce danger, il était important que l’héroïne fût majeure. Une Coryse mineure aurait pu susciter la critique (une accusation de promotion de la pédérastie, par exemple), d’autant plus que le héros de l’histoire a la quarantaine. D’autre part, cette petite liberté ne change rien à l’histoire et permet au demeurant de faire coïncider l’âge du personnage avec celui de l’actrice, ce qui à notre avis est une heureuse idée. 51

L’oncle Marc (Hippolyte Girardot) et Chiffon (Christa Théret) 51

Et pourtant, malgré cette coïncidence d’âge, le metteur en scène a trouvé bon de faire souvent tourbillonner et sautiller52 la jeune actrice lors de ses interventions. Ses allures ressemblent alors plutôt à celles d’une fillette de 7 ou 8 ans et le résultat est quelque peu artificiel : faire virevolter et voltiger constamment une jeune fille de dix-huit ans nous semble une mesure inutilement forcée53, du moment que, tel que nous l’avons signalé, Christa

51 Page web : http://www.toutelatele.com/le-mariage-de-chiffon-et-un-gentilhomme-bien-discrets- 24033. Photo : http://www.toutelatele.com/IMG/arton24033.jpg 52 Il n’y a qu’une seule occasion dans le roman où Coryse « esquissa un petit pas guilleret » (138), et c’est celle du moment où elle va annoncer l’héritage de l’oncle Marc aux dames rassemblées à la chapelle des Jésuites. Mais cette conduite n’est que le reflet de la joie anticipée qu’elle éprouve à imaginer l’effet que la nouvelle va produire chez ces dames. 53 Il se peut que le metteur en scène ait voulu transmettre ce moment évolutif de l’héroïne du roman, où Chiffon est encore en pleine métamorphose : son attitude et ses allures parfois enfantines

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Théret a exactement le même âge que son personnage, et que la fraîcheur de son visage aurait suffit amplement à offrir l’image de sa jeunesse, puis qu’elle est réelle, ainsi que celle de la fraîche innocence présupposée à une jeune fille de la fin du XIXe siècle. Un autre changement, celui qui concerne Madame de Liron, trahit la même volonté d’adapter le roman à la mentalité de notre siècle. Le rôle de la rivale est interprété par Christelle Cornil : elle est grande et d’un blond plus pâle que celui de Coryse, ce qui rappelle la caractérisation du film de 1942. Toutefois, il intéresse de signaler que dans la version de 2010 on lui fournit un prénom, Adèle, qui n’est pas mentionné dans le roman. Mais ce qui est plus frappant c’est qu’elle soit devenue célibataire dans le téléfilm. En conséquence, elle sera adressée comme Mademoiselle de Liron. Ce détail, qui a l’air gratuit et sans importance, permet cependant de mieux transmettre l’intérêt que ce personnage porte à l’oncle Marc. Dès lors, Mademoiselle de Liron ne sera plus seulement sa maîtresse, mais aussi la femme qui le poursuit afin de « l’accrocher ». La rivalité est de ce fait beaucoup plus développée et viscérale dans cette dernière adaptation. Ici, la représentation de ce personnage est celle d’une « vraie » rivale de l’héroïne, du moment que les amantes mariées, n’ayant aucune volonté de divorcer dans le but d’épouser les héros, ne semblent plus qu’un accessoire démodé et un défi bien faible dans la conception amoureuse de notre société actuelle. Quant à Madame de Bray, il est surprenant de noter à quel point on lui accorde une place privilégiée dans le téléfilm. Le rôle est interprété par Christiane Millet, qui brode sa caractérisation avec des manières affectées et des airs de grandeur. Elle représente ainsi parfaitement l’hypocrisie sociale du personnage et son amour pour les apparences. De nombreuses scènes reprennent avec soin les petits manèges de la marquise et sa complicité avec le Jésuite, rapport qui est encore plus poussé ici que dans le roman54. De ce fait, Madame de Bray devient le personnage qui renvoie le mieux à celui de l’ouvrage de Gyp et à son discours critique. Et cependant, en accentuant la connivence échangée entre cette vaine aristocrate provinciale et le père de Ragon — qui partage avec la marquise une place privilégiée dans le téléfilm — cette adaptation ne fait que traduire le goût foncièrement anticlérical du public du XXIe siècle, tout en

évoluent jusqu’à aboutir à celles plus mûres de la jeune fille, déjà femme amoureuse, de la fin de l’histoire. 54 Une scène du téléfilm — inexistante dans le roman — vise particulièrement à rehausser cette connivence : celle où la marquise partage ses ambitions avec le père de Ragon, qui lui offre son conseil et son appui. Dans un geste de gratitude, Madame de Bray lui donne une enveloppe avec de l’argent.

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conservant en grande mesure la fidélité littéraire55. Notons, en revanche, que le film de 1942 n’avait même pas eu l’idée d’introduire le personnage du Jésuite, pourtant très présent dans l’histoire.

Conclusions

S’il y a une conclusion à tirer de tout ce qui a été dit, c’est sans doute celle du rapport existant entre la cosmovision épocale du récepteur et la représentation des figures féminines du roman. Remarquons que nous entendons ici par récepteur non seulement l’audience, mais aussi et surtout le metteur en scène — ou le directeur — de chacune des deux adaptations à l’écran analysées, du moment que c’est lui qui interprète le texte écrit en vue d’offrir la représentation des différents personnages et des éléments de l’histoire originale. Voilà sans doute la raison pour laquelle l’on a pu constater de si grandes différences entre les interprétations et représentations féminines du film de 1942 et celles du téléfilm de 2010, différences qui s’écartent à leur tour de la version originale, le roman de 1894. Déjà le choix des épisodes qui font l’objet du tournage trahit le goût épocal de chaque version : le film de 1942 incorpore de nombreuses péripéties qui visent l’humour aimable et naïf des années 40, dans la ligne des comédies américaines de l’époque. D’autre part, l’histoire est réduite à la seule proposition du duc d’Aubières et à la découverte de la part de Chiffon de l’amour qu’elle porte à l’oncle Marc. Les actrices et leurs interprétations renvoient aussi à l’image mentale que les spectateurs des années 40 ont reçue de la filmographie américaine. Le metteur en scène offre ainsi une représentation assez stéréotypée et aimable des personnages féminins selon leur rôle : l’héroïne est une très féminine et coquette petite brune ; la rivale, une blonde platine ; et Madame de Bray, une imposante figure dont l’histrionisme aimable vise plutôt l’effet comique. Il n’y a pas de fidélité littéraire, ni même de volonté critique. Le but est de distraire l’audience de façon délassante et plaisante. De son côté, le téléfilm de 2010 a beaucoup plus de prétentions littéraires, ce qui explique l’absence d’épisodes inventés à finalité comique et la présence de personnages comme le père de Ragon et le jeune Barfleur, absents dans le film de 1942. Cette même volonté de fidélité littéraire est à l’origine

55 Toutefois, tel que nous l’avons signalé, le discours anticlérical s’avère bien plus marqué dans le téléfilm du moment que le personnage de l’abbé Châtel n’y apparaît pas. Ce dernier était présenté dans le roman comme un modèle de bon et saint prêtre, la critique de Gyp ne visant que les Jésuites.

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de la représentation critique de certains personnages, le plus représentatif étant celui de Madame de Bray. Toutefois, cette approche respectueuse de la source textuelle n’est pas accidentelle. Elle découle manifestement du goût de notre époque, qui se plaît à récupérer les ouvrages originaux pour en offrir des adaptions fidèles, avec une reconstruction minutieuse de l’ambiance épocale dans le but de fournir une atmosphère aussi véridique et authentique que possible. C’est sans doute aussi l’extrême sensibilité de notre société à l’égard de comportements criminels contre l’enfance, malheureusement étendus de nos jours, qui pourrait expliquer la décision du directeur d’augmenter l’âge de l’héroïne d’un an et demi, en la faisant majeure, au lieu de mineure. Finalement, cette même cosmovision épocale expliquerait aussi le haut degré de délectation dans l’exploitation d’un discours anticlérical, présent dans le roman mais qui est mis en relief de façon très marquée dans cette dernière version. De ce fait, les représentations féminines et aussi l’ensemble de ces deux adaptations à l’écran diffèrent à un tel point que l’on croirait avoir affaire à deux romans différents. On ne peut que conclure en soulignant que la représentation des personnages, de l’histoire et du texte se trouve surtout dans le regard transformateur du metteur en scène, qui imprime l’adaptation filmée de la cosmovision, la mentalité, et le goût non pas tant de l’époque du texte romancé, mais aussi et surtout de la sienne.

Références bibliographiques

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ull crític 19_20.indd 170 24/11/2016 13:12:35 Représentation de la féminité à travers les adaptations à l’écran

Notre Cinéma, « Le mariage de Chiffon ». Consulté le 4/12/2014. http:// www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=1234 Alexandre Raveleau, « Le mariage de Chiffon et un Gentilhomme bien discrets ». Toutelatele. News TV. Publié le 1/04/2010. Consulté le 4/12/2014. http://www.toutelatele.com/le-mariage-de-chiffon-et-un-gentilhomme- bien-discrets-24033. Raymond Saladin, « Un biplan Henry Farman Modèle 1911 a volé le 24 juin à Vincennes ». L’Aérophile. La revue d’aéronautique la plus ancienne du monde. 50e Année. Juin 1942, p. 166.

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José Luis Arráez Universidad de Alicante [email protected]

Rebut: 28 novembre de 2014 Acceptat: 18 de febrer de 2015

Resum El larg diumenge de festeig de Mathilde Donnay. De la feminitat del relat narratiu a la feminitat del relat fílmic: dues dones per a un destí El principal objectiu de la nostra investigació és l’anàlisi comparativa de la personalitat de Mathilde (r), l’heroïna de la novel·la Un long dimanche de fiançailles escrita per Sébastien Japrisot, i de Mathilde (f), l’heroïna de la pel·lícula homònima el guió de la qual ha sigut escrit per Jean-Pierre Jeunet i Guillaume Laurant. El nostre estudi permetrà desvetllar les respectives particularitats de la feminitat de les dues « veuves blanches » després de la I Guerra mundial, i gràcies al salt enrere de la narradora a les respectives feminitats abans que la guerra haguera esgarrat els seus festejos. Com a instruments d’aprofundiment en els discursos literari i fílmic hem utilitzat la narratologia literària i fílmica. D’altra banda, hem introduït el model semiològic, ja que per a accedir a la configuració de la feminitat de Mathilde (f) hem centrat la nostra atenció en els signes visibles en la pantalla. Finalment, hem recorregut a les interpretacions simbòliques, ja que açò ens permetrà accedir a les esferes de les idees de Mathilde (f) i Mathilde (r).

Paraules Clau Mathilde, feminitat, simbolisme, guerra, film, narració.

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Résumé Le Long dimanche de fiançailles de Mathilde Donnay. De la féminité du récit narratif à la féminité du récit filmique : deux femmes pour un destin Au cours de cet article, nous envisageons l’analyse comparative de la personnalité de Mathilde(r), l’héroïne du roman Un long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot, et de Mathilde(f), l’héroïne du film éponyme dont le scénario appartient à Jean-Pierre Jeunet et Guillaume Laurant. Notre étude permettra de dévoiler les particularités de la féminité des deux « veuves blanches » au lendemain de la Grande Guerre, et moyennant les flashbacks de la narratrice, de leur féminité avant que la guerre ne déchire pas leurs fiançailles. À cette fin, nous avons utilisé la narratologie littéraire et filmique comme instruments d’approfondissement dans les discours littéraire et filmique. D’autre part, nous avons introduit le modèle sémiologique étant donné que pour arriver à la configuration de la féminité de Mathilde(f), nous devons porter notre attention sur le système de signes visibles sur l’écran. Nous avons également fait appel aux interprétations symboliques afin d’accéder au plan des idées de Mathilde(f) et de Mathilde(r).

Mots Clé Mathilde, féminité, symbolisme, guerre, film, narration.

Resumen El Largo domingo de noviazgo de Mathilde Donnay. De la feminidad del relato narrativo a la feminidad del relato fílmico: dos mujeres para un destino El principal objetivo de esta investigación es el análisis comparativo de la personalidad de Mathilde(r), la heroína de la novela Un long dimanche de fiançailles escrita por Sébastien Japrisot, y de Mathilde(f), la heroína de la película homónima cuyo guión pertenece a Jean-Pierre Jeunet y Guillaume Laurant. Nuestro estudio permitirá desvelar las particularidades de la feminidad de las dos « veuves blanches » tras la I Guerra mundial, y gracias a los flashbacks de la narradora de sus respectivas feminidades antes de que la guerra desgarrase sus noviazgos. Como instrumentos de profundización en los discursos literario y fílmico hemos utilizado la narratología literaria y fílmica. Por otro lado, hemos introducido el modelo semiológico puespara acceder a la configuración de la feminidad de Mathilde(f) hemos centrado nuestra atención en lo signos visibles en la pantalla. Por último, hemos recurrido a las interpretaciones simbólicas, puesto que ello nos permitirá acceder a las esfera de la ideas de Mathilde(f) y Mathilde(r).

Palabras Clave Mathilde, feminidad, simbolismo, guerra, film, narración.

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Abstract The A Very Long Engagement of Mathilde Donnay. Of feminite narrative account of the feminite of filmic story: two women to a destination Our main concern in this research is the comparative analysis of Mathilde’s personality, the heroine of the novel Un long dimanche de fiançailles written by Sébastien Japrisot, and that of Mathilde, the heroine of the homonymous picture whose script has been written down by Jean-Pierre Jeunet and Guillaume Laurant. Our study will allow us to unveil the respective particularities about the feminity of both «veuves blanches» after the I World War, and thanks to the narrator’s flashbacks, their respective feminities before the War would have torn their engagements. As an instrument to go in depth in the literary and film discourses we have used the literary and film narratology. On the other hand, we have introduced a semiological pattern, because we have put all our attention in the screen visible signs in order to gain acces to Mathilde’s feminity configuration. Lastly, we have appealed to symbolic interpretations, in the conviction that they will allow us to get to Mathilde’s(f) and Mathilde’s(r) ideas sphere.

Keywords Mathilde, feminite, semiological, war, film, narration.

Préliminaires

Pour les femmes à qui la Grande Guerre avait arraché un être cher et empêché d’enterrer ses dépouilles mortelles, le deuil fut éternel. La réception d’un document officiel du ministère de la Défense officialisant le décès ne calmait ni leur douleur ni leur désespoir. Louise Ménard-Lemeunier, veuve d’un combattant disparu au front, témoignera de la douleur causée par l’absence de la dépouille de son mari dans les derniers vers de Jour de Toussaint :

Tous n’ont pas, cependant, pour ceux qu’ils ont perdus, À l’ombre d’un clocher, une tombe en partage. Combien parmi nos morts ne sont pas revenus, Dans leur pays natal, reposer au village ! Les parents de ceux-là restent seuls au foyer.

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Qu’iraient-ils faire ainsi dans une nécropole ? Leurs regards embués n’ont pas où se poser, Car leur esprit, au loin, bien tristement s’envole1

Certaines d’entre ces veuves, qu’elles fussent mères, épouses ou fiancées acceptèrent avec résignation cette perte ; par contre, nombre d’autres gardèrent à l’espérance de les retrouver en vie et ne cessèrent de chercher, d’interroger et de consulter dans les limites du possible, même de l’impossible, dans l’intention de découvrir un contact ou une information encourageant leurs recherches. Même après la signature des traités de paix, des centaines de femmes conservèrent l’espoir de voir rentrer leurs proches officiellement disparus au front. Certes, la France était victorieuse ; mais la victoire avait un prix très lourd : des milliers de femmes et d’hommes déchirés par la mort d’un proche. Le pays en cours de reconstruction inventait un nouveau statut civil pour les jeunes femmes dont les fiancés mobilisés étaient tombés au front, celui des « veuves blanches ». Les historiens S. Audoin-Rouzeau et A. Becker y relèveront l’introduction de cette expression : « La guerre a vu, il est vrai, l’apparition d’un terme pour désigner les fiancées de ceux qui avaient été tués trop tôt pour qu’elles aient pu devenir des épouses »2. Les histoires réelles de ces fiancées fidèles à leur promesse d’avant- guerre ont été mises, par la suite, au service de la littérature ou du cinéma, dans des histoires fictives. La littérature s’est particulièrement emparée de la quête poignante menée par certaines de ces «veuves blanches». Ainsi, certains titres comme Les Veuves blanches (1926) de Marcel Priollet ou Un long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot3 se situent en France au lendemain du conflit.

1 Louise MENARD-LEMEUNIER, « Jour de Toussaint », in Le Trait d’union, novembre 1924, Archives Départementales de Maine-et-Loire, 126 JO 1. Le trait d’union est un organe de la Fédération des victimes de la guerre. 2 Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 201. 3 Un long dimanche de fiançailles, Paris, Denoël, 1991. Prix Interallié 1991. Par la suite, les citations tirées de ce roman sont indiquées dans le texte avec le numéro de la page précédé des abréviations suivantes entre parenthèses (LDF, ) suivies des numéros de page renvoyant à l’édition citée supra.

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Introduction

En 1991, le jury du Prix Interallié décernait son prix annuel au roman Un long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot. Écrivain éclectique, auteur de plusieurs romans, récits et scénarios, la célébrité de Japrisot lui était surtout due à ses romans policiers et à leur adaptation cinématographique. Bientôt devenu un phénomène littéraire, ce roman lauréat sera catalogué par certains critiques, tels Loïc Artiaga4, Paul Bleton5 ou Pierre Schoentjes6, parmi les romans populaires en raison de ses personnages, des motifs et des péripéties de son intrigue. C’est sans doute son hétérogénéité générique qui a contribué à son grand succès éditorial : en effet, sous un titre sentimental et intriguant, le romancier a combiné simultanément un roman historique, un roman à énigme, un roman sentimental et un roman psychologique. En 2004, l’adaptation de ce roman-polyèdre par Jean-Pierre Jeunet et Guillaume Laurant est projetée sur grand écran, accueillie à la presque unanimité par les acclamations du public, les éloges de la critique, et de nombreuses distinctions dans certains des plus importants festivals cinématographiques internationaux7.

4 Loïc ARTIAGA, Le roman populaire : des premiers feuilletons aux adaptions télévisuelles, 1836-1960, Paris, Autrement, 2008, p. 152. 5 Paul BLETON, « Les fortunes médiatiques du roman populaire », in ibid., pp. 137- 155. 6 Pierre SCHOENTJES (éd.), La Grande Guerre : Un siècle de fictions romanesques, Genève, Librairie Droz, 2008, p. 273. 7 Palmarès et nominations : - César 2005 de la meilleure actrice dans un second rôle (Marion Cotillard) - César 2005 du meilleur espoir masculin () - César 2005 de la meilleure photographie (Bruno Delbonnel) - César 2005 des meilleurs costumes (Madeline Fontaine) - César 2005 du meilleur décor (Aline Bonetto) - Nommé César du Meilleur film français de l’année - Nommé César du Meilleur réalisateur Jean-Pierre Jeunet - Nommé César de la Meilleure actrice Audrey Tautou - Nommé César du Meilleur scénario original ou adaptation Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant - Nommé César de la Meilleure musique écrite pour un film Angelo Badalamenti - Nommé César du Meilleur son Gérard Hardy, Vincent Arnardi, Jean Umansky - Nommé César du Meilleur montage Hervé Schneid - Dallas-Fort Worth Film Critics Association : Meilleur film en langue étrangère 2005 - Florida Film Critics Circle : Meilleur film étranger 2005 - Chicago Film Critics Association : Meilleur film en langue étrangère 2005 - Festival international du Making-of : Grand prix du Jury 2005 - Prix Edgar-Allan-Poe 2005 du meilleur scénario - Nommé Oscar 2005 de la meilleure photographie (Bruno Delbonnel)

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En s’appuyant sur les critiques littéraires et cinématographiques, on montrera que ce qui dans le roman avait charmé les lecteurs et dans le film séduit les spectateurs, c’était le personnage de Mathilde inventé par Japrisot, réinventé par Jeunet et Laurant et interprétée par Audrey Tautou, l’éternelle Amélie Poulain. Mathilde Donnay, l’héroïne des textes narratif et filmique, se dédouble en deux personnages différents, selon qu’on réalise l’analyse du récit narratif ou celle du récit filmique. L’histoire est cependant la même, celle de Mathilde, « veuve blanche » au lendemain de la Grande Guerre, à la recherche de son fiancé Manech que, intuitivement, elle croit vivant, bien que, officiellement, il soit considéré comme décédé après «sa condamnation à mort pour l’exemple » par un conseil de guerre, à la suite d’une mutilation volontaire. Cette première recherche en entraîne une seconde, à savoir, la réalité des circonstances qui entourent, sur les lieux de la fusillade, l’abandon de Manech, les mains liées, sur le no man’s land, à la merci des coups de fusil tirés par les soldats allemands depuis leurs tranchées toutes proches8. Bien que lui faisant vivre la même histoire d’amour, d’attente et de recherche, l’imagination et la créativité de leurs auteurs dotent chaque Mathilde d’une personnalité différente. Nous avouerons même, que la Mathilde

- Nommé Oscar 2005 des meilleurs décors (Aline Bonetto) - Festival international de Hong Kong - 2005 - Prix Les Lumières - 2005 - Prix du Festival Français de Moscou - 2004 - Prix Festival long-métrage Russie - Festival international du film de Stockholm - Section « World Cinema » - 2004 - Nommé Golden Globes 2005 - Meilleur film en langue étrangère - Nommé BAFTA Awards / Orange British Academy Film Awards 2005 - Meilleur film non anglophone - Nommé NRJ Ciné Awards 2005 - meilleure bande-annonce - Nommé NRJ Ciné Awards 2005 et meilleure actrice Marion Cotillard 8 Il y a une abondante littérature et filmographie concernant les exécutions « pour l’exemple ». Philippe Baudorre nous offre une liste très intéressante : La Der des ders de Didier Daeninckx (1985), Le Boucher des Hurlus de Jean Arnila (1982), The Paths 01 Glory de Stanley Kubrick (Etats-Unis, 1957), projection autorisée en France en 1975 sous le titre Les Sentiers de la gloire), Joseph Losey, King and country, Pour l’exemple (1964), ou Francesco Rosi, Uomini Contro, Les Hommes contre (1970), Le Valet de gloire de Joseph Jolinon (1923), Pain de soldat d’Henri Poulaille (1937), Clavel soldat de Léon Werth (1919), Louis Guilloux, Le Sang noir (1935), Les Croix de bois de Roland Dorgelès (1919), Feu d’Henri Barbusse (1916). Cf. Philippe BAUDORRE, « Pour l’exemple », in Richard JACQUEMOND (dir), Histoire et fiction dans les littératures modernes. (France, Europe, monde arabe). L’écriture de l’histoire. Volume 2, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 29-44.

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filmique l’emporte sur la Mathilde romanesque9. Cette supériorité revient de toute évidence à la direction de Jean-Pierre Jeunet. Le scénariste et critique cinématographique Philippe Piazzo partage cette préférence :

Un long dimanche de fiançailles, le film est, comme son modèle, un vrai feuilleton à suspense, mais qui est aussi complètement remodelé par l’univers visuel de Jean-Pierre Jeunet, pour qui un film semble être [...] toujours créateur de surprises. Il n’y a donc pas un, mais dix films, ici. Et le miracle, c’est que tous sont réussis10.

Nous envisagerons une étude comparative de la personnalité des deux Mathilde prenant la narratologie littéraire et la narratologie filmique comme instruments d’analyse des discours littéraire et filmique. Étant donné que pour définir la configuration de la féminité de Mathilde dans le film, nous devons porter toute notre attention sur le système de signes visibles sur l’écran, nous avons utilisé le modèle sémiologique tel que le présente Georges Mounin : l’« étude de tous les systèmes de signes autres que les langues naturelles »11. Nous avons également fait appel aux interprétations symboliques, car, conformément à Todorov, nous estimons que « loin de caractériser la raison abstraite, le symbole est propre à la manière intuitive et sensitive d’appréhender les choses »12, c’est ainsi que nous accéderons au plan des idées de Mathilde. Notre analyse nous permettra de révéler et de réfléchir sur les particularités de la personnalité de chaque « veuve blanche » dans leur « long dimanche de fiançailles », sachant que le dévoilement de leur personnalité nous mènera vers le dévoilement de leur féminité.

1. Approche à la féminité

Les innombrables études réalisées dans les différents champs de la connaissance (psychologie, psychiatrie, anthropologie, biologie...) offrent actuellement de multiples théories définissant et déterminant la féminité et la

9 Par la suite, afin de faire la différence entre l’héroïne de roman et l’héroïne du film on emploiera la nomenclature suivante : Mathilde(r) et Mathilde (f). 10 Philippe PIAZZO in http ://www.allocine.fr/critique/fichepresse_gen_cpresse=82001.html? page=5 [page consultée le 20 octobre 2014]. 11 Georges MOUNIN, Introduction à la sémiologie, Paris, Minuit, 1970, p. 68. 12 Tzevetan TODOROV, Théories du symbole, Paris, Seuil, p. 236.

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masculinité. Parmi elles, citons la théorie des stéréotypes soutenant que chacun d’entre eux comprend certains traits de la personnalité, de la conduite, des occupations ou des traits physiques que l’on considère comme caractéristiques des hommes ou des femmes du simple fait de l’être. Les stéréotypes obéissent à des croyances sociales selon lesquelles il est légitime d’attribuer des caractéristiques aux individus en raison de leur sexe. Notre point de vue s’éloigne de ces théories, car nous ne considérons pas le sexe comme un élément distinctif de la féminité ou de la masculinité. Le but de notre travail est l’exploration de la féminité de Mathilde, mais l’instrument nous permettant d’y accéder ne sera donc pas l’analyse de cette féminité en fonction de son sexe. Notre point de départ, c’est la conception de la personnalité énoncée par Raymond Cattell pour qui celle-ci « est concernée par tout le comportement de l’individu, par ce qui est manifeste et par ce qui est sous la peau »13. À partir de cette doctrine, nous estimons que celles qui se manifestent dans le roman et dans le film, celles qui habitent les personnages sont deux personnes, et non pas deux individus sexués. C’est ainsi que, partant de cette définition, et à travers la conduite en public et en privé des deux Mathilde, nous saisirons leur personnalité, ce qui nous conduira d’autre part à configurer leur féminité. À la fin du conflit, les bilans officiels recensèrent 600 000 veuves de guerre françaises. Logiquement, il serait impossible de dénombrer et de dénommer celles qui furent classées comme des « veuves blanches ». Néanmoins, ces jeunes filles, contraintes au souvenir et au célibat, comme Delphine Arène14 ou Jeanne Malvoisin15, traversèrent l’histoire de la France et inspirèrent la littérature, le cinéma ou la chanson16. Mathilde aurait pu être une de ces nombreuses jeunes françaises célibataires, veuves et endeuillées. Elle est sans doute issue du réel, de la France au lendemain de la Grande Guerre et pendant les « années folles ». Pourtant, dans le cas particulier de Mathilde, on constate une évolution face au référent réel, car elle décide de sortir du noyau

13 Raymond B. CATTEL, Personality : A systematic theoretical and factual study, New York, McGraw-Hill, 1950. Cité par Winfrid HUBER, Introduction à la psychologie de la personnalité, Liège, Mardaga, 1977, p. 12. 14 Voir : http ://www.latribunerepublicaine.fr/Actualite/Bellegarde/2011/08/24/article_delphine_ arene_la_dame_duhaut_bugey.shtml [page consultée le 5 novembre 2014]. 15 Jacqueline de Romilly est l’auteur de Jeanne (Paris, Editions de Fallois, 2011), une autobiographie où elle fait un hommage à sa mère, Jeanne Malvoisin, veuve de la Première Guerre mondiale. 16 Voir «Louise» de Gérard Berliner.

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familial et du cercle social pour démasquer les mensonges officiels qui cachent la vérité sur la disparition de Manech. Dans son essai consacré aux victimes de la Grande guerre, Aurélie Brayet accorde une place importante dans la société à cette nouvelle catégorie de veuvage : « Veuves fidèles à leurs promesses, mais aussi jeunes filles, fiancées et amoureuses, ont parfois refusé de vivre sans l’homme aimé, et sans aller jusqu’à le rejoindre, ont orienté leur vie autour de la fidélité »17. Cependant, bien qu’issue du réel, Mathilde s’éloigne de la norme établie, c’est pourquoi nous avons introduit supra le terme « évolution », puisque Mathilde, échappant à la résignation et au deuil à vie, entreprend les démarches administratives et privées adéquates, ainsi que les voyages nécessaires, dans la recherche de son fiancé disparu sur le champ de bataille. Sa décision prise, Mathilde doit surmonter des obstacles, parmi lesquels le plus insidieux est l’opposition des siens, qui lui conseillent d’abandonner son enquête et son espoir pour laisser la place à l’arrivée d’un nouveau fiancé. Son attitude rebelle, inscrit Mathilde dans une féminité non traditionnelle, telle que la définit Daniela Roventa- Frumusani :

La féminité « traditionnelle » se construit autour du pôle de la soumission, de la passivité, de la réceptivité sexuelle dans le cas des jeunes femmes et de l’attitude protectrice chez les jeunes mâles. En revanche, la féminité « non traditionnelle » se construit comme autonomie et résistance à la culture dominante18.

Nous compléterons cette définition par la théorie de Kate Millet pour qui

la personnalité humaine se forme selon des lignes stéréotypées définies par la catégorie sexuelle (« masculin » et « féminin »), fondées sur les besoins et les valeurs du groupe dominant et dictées par ce que ses membres chérissent en eux-mêmes et trouvent commode chez leurs subalternes : agression, intelligence, force, efficacité chez le mâle ; passivité, ignorance, docilité, « vertu », inefficacité chez la femelle19.

17 Aurélie BRAYET, Revivre : victimes de guerre de la Grande guerre à Saint-Étienne 1914-1935, Saint-Étienne, Publications de l’Université Saint-Étienne, 2006, p. 126. 18 Daniela ROVENTA-FRUMUSANI, Concepts fondamentaux pour les études de genre, Paris, Éditions des archives contemporains, coll. « Archives des études de genre », 2009, p. 26. 19 Kate MILLET, La Politique du mâle, Paris, Stock, coll. « Points actuels », 1971, p. 40.

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L’indépendance, le déterminisme et le courage de Mathilde la situent au- delà de ces « veuves blanches » décidées uniquement à perpétuer la mémoire de leur fiancé et à endurer une peine d’enfermement à vie à cause de la pression familiale et sociale. L’historienne Stéphanie Petit dans son essai consacré aux veuves de la Grande Guerre signalera cette pression sociale :

En raison de la représentation sociale des sexes, l’épouse est considérée comme marquée par la semence de son mari, devenant ainsi son unique propriété. De ce fait, elle ne peut ensuite appartenir décemment à un autre homme, de surcroît, si le défunt est un héros20.

Outre ces considérations sociales et historiques qui sous-tendent la genèse du personnage, il importe également de considérer chez la Mathilde de Japrisot l’empreinte de ses personnages policiers et chez la Mathilde de Jeunet et Laurant l’aura d’Amélie Poulin. En récupérant Mathilde de l’HISTOIRE à travers les fictions romanesque et filmique, le romancier et les scénaristes démystifient les « veuves blanches », bien que, inconsciemment, ils contribuent à la formation d’un nouveau prototype, celui de « Mathilde », la « veuve blanche » obstinée à la recherche de son bien-aimé.

2. Caractéristiques de la personnalité de Mathilde à partir de son corps

Selon Hans Eysenck, la personnalité résulte de « l’organisation plus ou moins ferme et durable du caractère, du tempérament, de l’intelligence et du physique d’une personne »21. De même que le psychologue britannique, nous estimons que pour comprendre les enjeux de la personnalité de Mathilde, outre ses variantes psychiques, morales et de l’esprit, on doit également tenir compte de son corps22. À partir de cette idée, nous dégagerons certains traits de la personnalité de Mathilde par rapport à son physique, puisque elle est marquée par son handicap.

20 Stéphanie PETIT, Les veuves de la Grande Guerre, d’éternelles endeuillées ?, Paris, Cygne, 2007, p. 132. 21 Winfrid HUBER, Introduction à la psychologie de la personnalité, Liège, Mardaga, 1992, p. 12. 22 Bien entendu, en faisant intervenir le corps, on ne prétend pas établir une différence biologique, on fait référence à la physionomie sans que la sexualité intervienne.

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Japrisot et Jeunet-Laurant modèlent deux Mathilde23 dont le handicap provoque chez les lecteurs et les spectateurs un accès de tendresse et de compassion dès le début des récits. À ce propos, les déclarations du romancier sont très éclairantes :

J’ai voulu Mathilde exemplaire — elle ne serait pas exemplaire si elle pouvait marcher —, je lui ai enlevé tout au départ pour qu’elle se montre telle qu’elle est intérieurement, une passionnée qui va jusqu’au bout [...] Le seul défi au malheur, pour Mathilde, c’est la dérision (LDF, 362)24.

Cependant, si la plus évidente caractéristique corporelle de Mathilde est son handicap, la différence la plus significative entre les deux personnages est l’invalidité motrice de Mathilde(r) l’obligeant à se déplacer indéfectiblement sur un fauteuil roulant, d’une part, face, de l’autre, à la paralysie partielle de la jambe gauche (f) qui lui permet de marcher, même de courir, sans aucun appui. Jean Jeunet avoue avoir réalisé cette modification dans une finalité esthétique et dans le but de simplifier le filmage du personnage, dans son rythme et son action. De son côté, Guillaume Laurant assure que « dans le roman, on finit par vite oublier son fauteuil. À l’écran, on aurait vu que ça 25» . En marge de ces considérations, la seule boiterie métamorphose du point de vue esthétique le personnage original, engendrant un nouveau personnage doté d’une personnalité différente. Malgré son handicap, Mathilde(r) se montre fière d’elle-même, fière de son état physique, car sa force et son énergie lui permettent d’être indépendante, et par conséquent fière de son tempérament puisque son courage et son orgueil lui permettent d’être autonome. Sur ce, la narratrice26 affirme :

Déjà, elle était très orgueilleuse, elle s’était arrangée mieux qu’elle pouvait avec elle-même. Elle n’acceptait d’être aidée de personne, sauf pour son bain, dans

23 Afin de ne pas confondre la Mathilde littéraire avec la Mathilde filmique nous introduirons dans le texte la distinction suivante lorsqu’elles prêtent à confusion : Mathilde(r), Mathilde(f). Pour désigner le personnage sans référence à un texte concret, on emploiera simplement son prénom. 24 Propos de Sébastien Japrisot cités dans le dossier du roman pour l’édition Folioplus, p. 362. 25 Ibid., p. 362. 26 À propos de la narratrice, nous signalerons l’identification entre la narratrice et Mathilde. À ce propos Gabriella Körömi soutient que « Mathilde-narratrice, cachée derrière le masque d’un narrateur anonyme, se tient obstinément à cette identité feinte ». Cf. Gabriella KÖRÖMI, « Narration d’une double recherche dans Un long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot », Verbum Analecta Neolatina, XII/2, p. 336.

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les endroits où l’on va seule. Sans doute s’est-elle trouvée en difficulté plusieurs fois, sans doute s’est-elle fait mal, mais l’expérience prise, elle a toujours été capable de se débrouiller partout avec ses bras et ses mains, pourvu qu’on ait prévu où il faut de quoi s’accrocher (LDF, 83).

La narratrice reviendra une deuxième fois sur la maîtrise acquise par Mathilde(r) sur son corps, sans doute à cause de son handicap : « Mathilde est une contorsionniste-née » (LDF, 143). La comparaison avec une acrobate confère à sa physionomie un certain charme, celui de la souplesse de son corps en mouvement. Pourtant, son fauteuil roulant, ses bras et ses mains ne lui donneront qu’une autonomie assez limitée dans ses nombreux déplacements à la recherche d’informations sur Manech. Pour cette raison, elle se fait toujours accompagner par Sylvain27, et, quoique ceci n’amoindrisse pas son courage, ce soutien montre la limite de son indépendance. Par contre, la jambe de Mathilde(f) légèrement atrophiée par la poliomyélite ne l’empêche pas de se déplacer complètement seule à Paris plusieurs fois pour louer les services d’un détective privé, pour visiter son avocat ou pour rencontrer les femmes et les fiancés d’autres militaires condamnés. En plus de l’énergie physique et morale qui anime l’une et l’autre Mathilde, Jeunet et Laurant pourvoient Mathilde(f) d’une autonomie presque absolue. Du point de vue esthétique, Japrisot ne prête aucune attention au physique de Mathilde(r) se déplaçant en fauteuil roulant ; par contre la caméra filme à maintes reprises la démarche boiteuse de Mathilde(f) sous différents angles et différentes distances. Le film nous offre cinq scènes particulièrement significatives focalisées sur le corps boiteux de la jeune fille. La première scène reproduit la descente de Mathilde(f), courant et claudiquant à travers des champs escarpés pour aller, après l’adieu, à la rencontre de la voiture de Manech (1:08 – 1:09:24)28. Les mouvements de la caméra filment sa course frénétique à travers plusieurs échelles de plans qui oscillent entre le plan de demi-ensemble et le plan moyen. Les gros plans focalisent alternativement en peu de photogrammes ses jambes et son visage, c’est-à-dire, sa souffrance physique et morale. L’effort physique réalisé par la jeune fille se reflète sur son visage crispé et son regard fixe. Jeunet parvient ainsi à transmettre aux spectateurs la volonté et la ténacité de Mathilde(f), pour

27 Sylvain et sa femme Bénédicte sont au service des Donnay depuis l’enfance de Mathilde. 28 Mathilde a l’habitude de soumettre l’avenir à des suppositions. Dans ce cas-ci, après ses adieux à Manech aux portes de la maison et son départ en voiture, elle suppose que si elle arrive en courant au virage avant que la voiture de Manech, celui-ci reviendra sain et sauf du front.

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qui la poliomyélite et un terrain escarpé ne sauraient représenter en aucun cas un obstacle. À plusieurs reprises nous indiquerons l’expressivité faciale de Mathilde(f), selon Léon Deneb « la cara es el lienzo en el que se imprimen, si no los pensamientos, sí los sentimientos »29 ; en ce sens, l’expressivité d’Audrey Tautou permet aux spectateurs de saisir les pensées et les sentiments de la jeune femme.

Une deuxième séquence, également révélatrice de sa résistance, de sa ténacité, mais aussi de sa fidélité au souvenir de son fiancé, reproduit la montée de Mathilde(f) jusqu’à la lanterne du phare à travers un escalier à colimaçons pour admirer le crépuscule (12:10 – 12:32). Le déplacement circulaire de la caméra en position de contre-plongée filme son ascension marche après marche, son corps courbé par l’effort, sa main cramponnée fortement à la rampe et sa tête levée vers le haut. Cette scène, métaphore de sa recherche décourageante, témoigne à nouveau de son courage et de son obstination. Une troisième scène insiste sur la démarche heurtée et saccadée de Mathilde(f) lorsque, à la recherche d’Élodie Gordes30, elle sillonne les Halles de Paris (51:46 – 53 :46). À travers un travelling avant et un plan italien

29 Léon DENEB, Diccionario de símbolos: selección temática de los símbolos más universales, Madrid, Biblioteca nueva, 2000, p. 199. 30 La femme de Benjamin Gordes, ami et camarade au front de Kléber Bouquet, un des cinq condamnés à mort pour mutilation volontaire.

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Mathilde(f), filmée de dos, avance et traverse les allées des halles jusqu’à sa rencontre avec Élodie, qui après qu’elle se soit présentée s’éloigne d’elle à toute vitesse. C’est alors que commence la poursuite de Mathilde(f) à travers les étalages, les vendeurs et le public. Un travelling parallèle filme l’angoissante course de la jeune femme pour rattraper Élodie et l’interroger au sujet de son mari. Cette scène, permettant à nouveau de visualiser la persévérance et l’énergie de Mathilde(f), est transformée dans le scénario puisque Japrisot situe la rencontre tranquille entre les deux femmes à l’intérieur de sa voiture où Mathilde(r) a pris rendez- vous avec Élodie (LDF, 185-189).

Nous signalerons enfin l’avant-dernière scène du film qui reproduit les instants précédant sa rencontre avec Manech, amnésique dans une maison de santé. Ce « long dimanche de fiançailles » se termine par un plan fixe de la caméra en position de plongée qui filme à contre-jour Mathilde(f) de dos, parcourant tranquillement le jardin situé au-devant du bâtiment, traversant calmement le couloir de la maison plongé dans la pénombre, puis se dirigeant vers la lumière dorée du dehors. Jeunet ne filme pas son visage, il préfère fixer toute l’attention sur sa marche irrégulière, une allure sereine, rassurée et constante, comme elle-même. Tandis que la jeune fille s’avance vers la porte par laquelle entre la lumière dorée du dehors, le contraste entre la luminance forte du fond et la luminance nulle ou faible portée sur Mathilde(f) provoque la lente progression d’une ombre où l’on perçoit la tristesse et la mélancolie qui, pendant de longues années, a été la sienne.

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Sur leur hypotexte, Jeunet et Laurant ont ajouté les deux premières scènes puis modifié la troisième et la quatrième. Ce faisant, ces scènes focalisées sur le corps de Mathilde(f) en déplacement renforcent la personnalité de la jeune femme (r), dont les piliers sont l’énergie, la volonté et la confiance. Certes, Japrisot accorde lui aussi ces trois «vertus» à son personnage, mais, cloué qu’il est à sa chaise roulante, ces vertus s’effacent perdant toute existence. Concernant également son handicap et son estime de soi, Mathilde(r) n’est, selon la narratrice, apparemment victime ni d’elle-même ni d’autrui :

Son fauteuil, par exemple, qu’on ne la plaigne pas d’y être enchaînée, très souvent elle l’oublie. Elle se déplace comme elle est habituée à se déplacer, elle n’y pense guère plus que Véronique a ses jambes. Et si elle y pense, c’est que son fauteuil est lié à tous les souvenirs de Manech (LDF, 215).

Son orgueil efface toute trace de compassion sur soi-même ou de recherche d’indulgence des autres. Il ne l’empêche pas pourtant de se voir parfois différente des autres femmes à cause de la dystrophie musculaire de ses jambes. L’allusion faite à Véronique Passavant31 est très significative car le lecteur s’apitoie de cette « féminité handicapée ». Autrement dit, si cette différence n’avait jamais été un fantôme dans son esprit, Mathilde(r) ne l’aurait jamais ressentie comme telle, et la narratrice en aucun cas dévoilée. Retenons

31 Véronique Passavant est la maîtresse de Bastoche (ou Eskimo, pseudonymes de Kléber Bouquet), l’un des cinq condamnés à mort pour mutilation volontaire.

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que, dans l’imaginaire collectif, la marche d’une femme constitue une image très sensuelle. À ce propos citons, Bertrand Morane, le protagoniste de L’homme qui aimait les femmes (François Truffaut, 1977), lorsqu’il affirme : « Pour moi, rien n’est plus beau à regarder qu’une femme en train de marcher ». La comparaison établie par elle-même avec la femme non handicapée révèle donc sa propre perception de posséder une caractéristique physique qui marque sa différence avec les autres femmes, lesquelles traversent les rues sur deux jambes non poliomyélitiques à une allure cadencée. Le lecteur ne peut qu’être sensible au fait que Mathilde ressent une identité et à une féminité différentes, sauf lorsqu’elle se trouve entre les bras de son fiancé à la citation suivante laquelle, renvoyant à l’intimité de Mathilde et de Manech : « Elle retrouve aussi le goût du vent salé, la vue des dunes, par-delà les fenêtres, où Manech l’embrassait, serrée fort contre lui, désireuse, désirée, pareille aux autres » (LDF, 150). Avec Manech, Mathilde jouit pleinement des sensations et des sentiments, c’est alors qu’elle prend conscience de n’avoir ni un corps ni une féminité « handicapés ». Elle désire autant qu’elle est désirée. Elle se trouve par conséquent sur un plan d’égalité avec les femmes à mobilité non réduite, car les sensations éprouvées avec les étreintes de Manech lui démontrent que l’amour et la passion n’établissent aucune distinction entre femmes handicapées et femmes non handicapées. Néanmoins, si la narratrice- Mathilde(r) introduit cette réflexion, c’est parce qu’elle n’ignore pas la discrimination, le dédain affiché par Vitré et Fries lorsqu’ils affirment qu’« en situation d’infirmité, sexualité et affectivité, [les femmes] sont, la plupart du temps, niées dans la société [...], insidieusement castratrice en ce qui concerne nos attentes affectives et sexuelles »32. La suppression de ces scènes, si significatives dans le scénario, modifie manifestement la sexualité de Mathilde(r), et du coup sa personnalité épargnée par ces traumas. D’autre part, l’introduction par les scénaristes de deux scènes où Mathilde utilise son handicap et un fauteuil roulant pour en obtenir les bonnes grâces de Pierre-Marie Rouvière33 ajoutent au personnage un penchant pervers et malhonnête. « La fin justifie les moyens », c’est pourquoi Mathilde(f) qui se rend chez l’avocat pour lui demander de réaliser certaines démarches relatives à la disparition de Manech, obtient son aide après l’avoir ému en faisant état de l’aggravation de sa santé. Après avoir accepté, Pierre-Marie, confus et

32 Françoise VATRE et Vincent FRIES, « Les oubliés de l’amour », in Michel MERCIER, L’identité handicapée, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2004. p. 81. 33 Pierre-Marie Rouvière est l’avocat de la famille dans le roman ; il devient dans le film l’ex avocat de son père et son exécuteur testamentaire.

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préoccupé par cet état physique, lui assure : « Ça me fait bien de la peine de voir que ton état s’est dégradé, malgré les massages et je... Bon ! D’accord... je vais voir ce que je peux faire pour toi» (31:12 – 33:16). Mathilde(f) n’essaie pas de le rassurer, puisqu’une fois sa confiance gagnée et ses propos échangés, elle s’empresse de quitter avec empressement le bureau en négligeant la gentillesse et les soucis de son tuteur. Elle se fait même provocatrice lorsque, sortant de l’ascenseur, sous le regard de deux voisins qui aimablement lui ouvrent la porte et font le geste de l’aider, elle se lève sans rien dire, prend son fauteuil insolemment puis descend les deux marches.

La deuxième scène situe Mathilde(f) aux Archives de l’armée où elle se rend avec Rouvière pour chercher des documents officiels concernant les batailles auxquelles Manech a participé dans le département de la Haute-Saône (38:15 – 41:52). De nouveau la jeune femme utilise le fauteuil roulant pour se déplacer, en prévision de continuer la farce de son infirmité et de pouvoir ainsi atteindre ses objectifs. Une fois de plus, la jeune femme fait montre de méchanceté, d’indifférence face à la terrible angoisse qu’éprouver Rouvière. L’obstination que met Mathilde(f) à éclaircir la mort de Manech ne la fait reculer devant rien, son acharnement sans scrupule s’accomplit aux dépens de quiconque. Mathilde(f) instrumentalise son handicap pour susciter la pitié des autres et ainsi les séduire afin de mieux obtenir leurs faveurs. Ces deux scènes chargent le caractère de Mathilde(r) des teintes assez peu dignes, qui traduisent sa ruse et sa sournoiserie.

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Signalons enfin une scène où elle va à Daniel Esperanza34 pour le rappeler à l’ordre par l’interpellation suivante : « Je suis boiteuse, pas idiote » (17:50). La manière de fulminer contre son interlocuteur en se référant à son handicap permet d’entrevoir le trauma causé par sa jambe semi-rigide. Concernant l’influence du handicap sur la personnalité de Mathilde, on a pu constater que les modifications de Jeunet et Laurant sur leur hypotexte obéissent à une finalité esthétique, car les différents plans utilisés sont destinés à mettre en relief son allure boiteuse. Les plans fixes larges situent Mathilde et sa jambe poliomyélitique dans l’échelle du contexte spatial, tout en l’éloignant de son destin, de même que les plans rapprochés en mouvement signalent et accentuent chacun de ses pas, marchant ou courant. Esthétiquement, dans le film Mathilde(f) est facilement reconnaissable par sa marche irrégulière dans des lieux tortueux et irréguliers. Son courage et son obstination face aux obstacles physiques seraient ainsi comparables à sa volonté et sa fermeté face aux obstacles de diverse nature qui font obstacle à sa recherche de Manech. Mathilde(r) et Mathilde(f) possèdent la même vitalité et une énergie physique et morale identique. Il existe pourtant certains traits propres à la personnalité de Mathilde(r) comme son orgueil tiré de son corps handicapé surmontant les barrières et comme sa sexualité « non handicapée » qui occupent une place importante dans le film. Les scénaristes s’appuient sur son corps et son handicap pour souligner certains traits de la personnalité de Mathilde(f) tels que la confiance, la volonté, la ténacité, la résistance et la souffrance physique et morale. D’autre part, et contrairement au roman, en raison de l’instrumentalisation de son handicap, on observe chez elle un endurcissement de son caractère lorsque, conduite par un égoïsme excessif, elle a recours à des ruses moralement discutables.

3. Caractéristiques de la personnalité de Mathilde à partir sa dimension intime et sociale

Mathilde, l’adolescente introvertie passionnée pour les chats et amoureuse de Manech, devient une jeune fille dont la dimension intime et sociale ne subit aucune variation jusqu’à la disparition de son fiancé. Cet événement bouleverse sa réalité quotidienne et sa stabilité émotionnelle, modifiant

34 Daniel Esperanza, ancien sergent qui reçoit l’ordre de conduire les cinq condamnés à mort pour mutilation volontaire jusqu’à la tranchée « Bingo Crépuscule ». Après la guerre, il donne rendez- vous à Mathilde pour lui raconter les faits de cette nuit du 6 janvier 1917 : les cinq soldats seront ensuite envoyés vers le no man’s land.

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profondément certains traits de sa personnalité. Selon Pervin et John, la personnalité « représente les caractéristiques de la personne auxquelles renvoie sa manière habituelle de sentir, de penser et de se comporter »35. Effectivement, la personnalité de Mathilde subit un bouleversement impressionnant à la suite de la mobilisation de son fiancé : elle ne sent, ni pense, ni se comporte plus jamais comme naguère. Examinons la personnalité de Mathilde sur plusieurs plans : sa quête, sa liaison affective et intime avec Manech, ses rapports familiaux, sa relation avec les animaux, ses goûts artistiques.

3.1. Mathilde, l’enquêteuse

C’est fondamentalement vis-à-vis de sa quête que l’on constate le mieux la combinaison d’émotions, d’attitudes et de comportements formant la personnalité de Mathilde. Celle-ci s’est certainement forgée à cause de son handicap et de sa lutte permanente pour surmonter toutes sortes d’obstacles physiques et sociaux. De ce fait, Mathilde(r) et Mathilde(f) ont en commun un optimisme et une détermination mis en évidence, dès le début, par les narratrices des récits narratif et filmique :

Et puis, Mathilde est d’heureuse VOIX OFF nature. Elle se dit que si ce fil ne Et puis Mathilde est d’heureuse nature. Elle se la ramène pas à son amant, tant dit que si le fil ne la ramène pas à son amant, pis, ce n’est pas grave, elle pourra tant pis, c’est pas grave, elle pourra toujours se toujours se pendre avec (LDF, 31). pendre avec (12:31 – 12:40).

Dans la quête de la jeune femme, Jeunet et Laurant conservent également de leur hypotexte le versant menteur de Mathilde(r), mais dans des scènes différentes. À ce propos, le commentaire de la narratrice, lorsque Pierre-Marie fait promettre à Mathilde de garder le secret des informations obtenues grâce à un officier d’état-major, est très révélateur : « Menteuse comme elle se connaît, Mathilde promet sans hésitation » (LDF, 130- 131). Bien que la jeune femme acquiesce tout de suite et catégoriquement, l’intervention de la narratrice nous permet de conclure que ce mensonge n’est

35 Lawrence A. PERVIN et Oliver P. JOHN, La personnalité : de la théorie à la recherche, Québec, Éditions du Renouveau Pédagogique INC, 2005, p. 4.

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ni involontaire ni occasionnel. Dans le film, les mensonges de Mathilde(f) se réduisent à l’utilisation du fauteuil roulant ; cependant on mettra en exergue les conséquences des mensonges de la jeune femme lorsqu’elle feint une aggravation de sa maladie. Cependant, il y a certains traits de personnalité qui diffèrent entre les deux textes. Mathilde(r) semble en général beaucoup plus calme que Mathilde(f). La scène de l’hôpital où Mathilde vient interroger Espéranza présente une Mathilde(f) beaucoup plus contenue :

Elle se penche en avant et le presse d’une MATHILDE voix douce : « Je vous en prie, où l’avez- Dites-moi ce qui arrivé à Manech, vous vu ? Racontez-moi. Que lui est-il je vous en prie 3:22) arrivé ? » (LDF, 37).

La suite de questions adressées à Espéranza lors de leur rencontre peigne une Mathilde(r) inquiète des nombreuses digressions du sergent malade, mais fondamentalement à cause de son impatience de connaître la vérité. Les scénaristes transforment les questions en une seule exclamation traduisant sa rigueur et son exigence de précision pendant l’entretien. De retour en train à Cap Breton, la narratrice accompagne le silence de Mathilde(r) d’une nouvelle confidence très éclairante sur sa personnalité : « elle est submergée d’orgueil et de reconnaissance pour elle-même » (LDF, 149). Cette intervention de la narratrice, supprimée dans le film, est très éloquente, car elle met en relief la fierté et la confiance en elle-même de Mathilde dans une entreprise à laquelle, incrédules, ses proches s’opposent depuis le début. Cependant, sa recherche traverse parfois des phases très ingrates et décourageantes par son absence de résultats, c’est alors qu’intervient le tempérament colérique de Mathilde(r) : « jusqu’à ce qu’un soir, excédée, elle fasse valser les assiettes et les verres d’un coup de poing sur la table : « l’Opération Peau de Chagrin » (LDF, 214). Cette Mathilde désespérée et violente est absente du film, puisque les scénaristes préfèrent mettre en scène une Mathilde plutôt modérée et contenue dans ses instants de faiblesse, de rage ou d’impuissance. Dans ce roman où l’histoire, le suspense et les sentiments s’enchaînent, l’enquête policière menée par Mathilde qui dure quatre ans fait ressortir son optimisme et sa détermination, deux qualités communes aux deux Mathilde. Cependant, on peut observer des différences comme l’irritabilité, le

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désespoir et l’impétuosité de Mathilde(r) face à la modération et l’assurance de Mathilde(f).

3.2. Mathilde, la fiancée

Si la quête de Mathilde constitue le thème principal de l’argument des deux récits, cette quête est inspirée par son amour pour Manech. De ce fait, la construction du roman et du film recourant à des flashbacks permet aux lecteurs et aux spectateurs de découvrir l’histoire des deux jeunes gens, puis de comprendre l’importance de l’amour de Mathilde pour Manech. Jeunet et Laurant ont transformé l’histoire d’amour imaginée par Japrisot. Cette adaptation détermine essentiellement deux Mathildes singulières, bien qu’initialement les deux récits accordent la même importance au romantisme, au sentimentalisme, à la passion, puis à la volupté sexuelle. En matière de fidélité et de loyauté relevons des différences assez évidentes entre les deux «veuves blanches ». Dans le roman après la disparition de son fiancé, Mathilde(r) se questionne sur le respect à son engagement pris envers Manech :

Elle se demande si, ayant deux enfants de lui, elle pourrait vouloir oublier Manech. Elle ne sait pas. Elle se dit que non, mais aussi, bien sûr, que Thérèse Gaignard36 n’a pas, elle, un père qui gagnait déjà beaucoup d’argent avant la guerre et en gagne encore plus maintenant, dans les villes anéanties (LDF, 105).

Face à ce dilemme, Mathilde(r) demeure très lucide, réaliste et pragmatique puisqu’elle comprend parfaitement que, face à la situation précaire des autres veuves de guerre, son excellente position économique favorise son indépendance et sa fidélité à la mémoire de Manech. Sur ce point, citons François Cochet pour qui « Le rôle des femmes dans la Grande Guerre se mesure aussi à l’aune de la souffrance [...]. La guerre et ses difficultés matérielles posent surtout la grave question de l’absence et de la mort »37. Grâce aux historiens, nous savons qu’un pourcentage élevé de veuves sans emploi avec un ou des enfants à charge chercha à se remarier, seule issue possible de leur misère. Japrisot nous révèle cette donnée historique très importante, mais ce n’est justement pas le cas de Mathilde(r), qui peut compter sur la protection économique de son père.

36 Thérèse Gaignard est la femme de Francis Saignard, l’un des cinq condamnés avec Manech. 37 François COCHET, 1ère Guerre mondiale : date, thèmes, noms, Paris, Studyrama, 2001, p. 71.

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La suppression de la réflexion précédente de la narratrice dans le film nous permet de considérer la fidélité de Mathilde(f) comme inébranlable puisque jamais l’idée d’avoir une autre relation sentimentale ne lui vient à l’esprit. Cependant, les deux Mathilde(s) se rapprochent en matière de loyauté. Le premier des hommes à faire basculer leur loyauté sera M. Cornu, leur masseur (25:21 – 25:43) :

Elle ferme les yeux. Elle se laisse VOIX OFF pétrir. Elle imagine que Georges Mathilde a besoin de soins quotidiens pour Cornu admire ses formes et n’en ses jambes. Depuis l’armistice, George peut plus de désir. Une fois, il lui Cornu, vice champion de Bretagne de nage a dit : «Vous êtes drôlement bien libre, vient la masser. Dans les premiers bousculée, mademoiselle. Et je peux temps, elle était un peu honteuse qu’il la tripote sur tout le corps, même les fesses. Et vous assurer que j’en vois.» Ensuite puis elle s’y est habituée. Mathilde ne savait plus si elle devait Elle ferme les yeux et se laisse faire, l’appeler : Mon cher Georges, Mon tandis qu’un grand moustachu la pétrit très cher Georges ou Jojo (LDF, 86). vigoureusement. VOIX OFF Lorsqu’elle est humeur, Mathilde imagine que Georges Cornu admire ses formes et n’en peut plus de désir. D’ailleurs, un jour il s’est permis de dire : CORNU Zʼêtes drôlement bien balancée, mademoiselle, et je peux vous assurer que j’en ai tâté quelques-unes. VOIX OFF Ensuite Mathilde ne savait plus trop si elle devait l’appeler : MATHILDE (répétant devant son miroir) Mon cher Georges... mon très cher Georges... Jojo... (25:2 6 – 25:43)

Les compliments de Cornu, « illustrés» par ses mains massant ses fesses et ses hanches, excitent des pensées libidineuses Mathilde d’où l’échec de sa loyauté. Dans le film (25:20 – 25:43), cet épisode est beaucoup plus évident grâce aux différentes possibilités qu’offre l’échelle de plans de la caméra : une plongée reprenant les mains de Cornu massant ses fesses, un travelling en avant filmant le visage de Mathilde(f) avec un léger sourire, puis immédiatement après la flatterie du masseur un changement brusque de cadrage

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à travers un gros plan enregistrant les yeux grands ouverts de Mathilde, suivi d’un léger déplacement de ses pupilles vers la droite. Selon la psychologie, l’écarquillement des yeux dénoterait sa surprise ainsi que son mouvement vers la droite témoignerait que son imagination s’est réveillée38.

Effectivement, les deux Mathildes vont mépriser la mémoire de leur fiancé lorsque dans la scène suivante au massage, face au miroir et à voix haute, l’une et l’autre essaieront plusieurs expressions, qui oscillent de la formule de politesse au surnom, pour s’adresser au masseur. Cornu n’est pas le seul homme avec qui Japrisot « tente » Mathilde(r). Le chirurgien new-yorkais Amo Feldmann, est aussi un «fruit défendu» qu’elle parvient à écarter d’elle — au moins dans la réalité, puisque ses rêves, tel qu’on peut le constater plus tard, sont incontrôlables — :

C’est un fiasco sans intérêt, sauf que cessent les douleurs qui la tuaient au niveau des hanches et qu’elle est au bord de tomber amoureuse du chirurgien, mais il est marié, père de deux gamines aux joues rondes, criblées de taches de rousseur, il n’est même pas beau, et comme chacun sait, si l’on oublie des inconnus sans visage qui la tourmentent quelquefois dans des rêveries regrettables, Mathilde ne trompe jamais son fiancé (LDF, 245).

38 David COHEN, Comment décoder les gestes de vos interlocuteurs, Paris, LEDUC, coll. « DEVELOPPEMENT », 2010, p. 123.

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Célestin Poux39 est «la dernière tentation » de Mathilde. Son apparition dans la ferme annonce un tournant favorable dans la quête et bouleverse la quiétude sensuelle de la jeune fille, comme nous pouvons l’inférer des commentaires de la narratrice :

Quand il entre dans la chambre, il a les joues les plus roses, les yeux bleus les plus candides qu’on ait jamais vus (LDF, 316).

Bien des années plus tard, quand il arrivera a Mathilde de penser à Célestin Poux –ce qui sera somme toute aussi fréquent que de penser à sa propre jeunesse–, ce qu’elle reverra de lui en premier sera ses cheveux blonds et les deux gros ronds de peau rose, bien propres, qu’il gardait autour de ses yeux bleus en débarquant, ce dimanche d’août (LDF, 267).

L’insistance de Mathilde(r)-narratrice montre son attraction pour certains traits du visage de Célestin, qu’elle dépeint avec tendresse à juger par les adjectifs utilisés dans les descriptions. Grâce aux flashbacks, lecteurs et spectateurs connaissent Mathilde dans les temps heureux de ses fiançailles avec Manech avant que la guerre ne vienne détruire son bonheur. Mais ces temps heureux possèdent également certains épisodes sombres qui font ressortir des sentiments tels que la jalousie. Teverino affirmait que « Là où il n’y a point d’amour, il n’y a point de jalousie »40, et, effectivement Mathilde(r), ait l’expérience de cette double postulation douloureuse. La jalousie est, de nouveau, un trait de la personnalité de Mathilde(r) supprimée par les scénaristes, un sentiment qui cependant a pour source son innocence. Lorsqu’en été 1915 Patty, une Anglaise blonde divorcée, arrive à Cap- Breton, Manech, irrésistiblement attiré par les invites de la touriste, s’éloigne de sa fiancée. Mathilde est bouleversée par la perte et le partage de l’être aimé, d’où, conséquence de cette infidélité, la rancune, le désir de vengeance et las pensées morbides de Mathilde(r), sentiments qui ne l’avaient jamais auparavant effleurés. De nouveau, c’est l’indiscrétion de la narratrice qui dévoile la face cachée de Mathilde(r) :

Reste à Mathilde, dans son lit, de se délecter des supplices qu’elle voudrait infliger ou voir infliger à la vilaine femme. Un jour, la croisant sur le pont de

39 Ex-soldat fringant et habile, témoin de faits qui entourent la disparition des cinq soldats. 40 George SAND, Teverino, Babel n°437, Arles, Actes Sud, 2003, p. 242.

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bois d’Hossegor, elle fonce sur elle avec sa trottinette, lui écrase les pieds et l’envoie se noyer dans le canal (LDF, 230-231).

Trompée et délaissée, la jeune fille se place au centre d’un triangle formé par la haine, la rancune et la vengeance contre la femme responsable de l’abandon de Manech. Le film néglige ce côté ombrageux et haineux de Mathilde(r). Toutefois, l’apparition de Patty transforme la relation entre les jeunes gens qui jusqu’à cet été s’était limitée à une relation platonique :

C’est là, au cours d’une halte forcée, durant l’été 14, à quelques jours de la guerre, que Mathilde, voulant l’embrasser sur la joue, pour le réconforter, laisse glisser ses lèvres et, le diable aidant, l’embrasse sur la bouche. Elle y prend goût si vite qu’elle se demande comment elle a pu attendre si longtemps et lui, ma foi, il est rouge jusqu’aux oreilles, mais elle sent bien qu’il ne déteste pas la nouveauté (LDF, 228-229).

Bien que timide, Mathilde(r) possède une évidente initiative dans leur relation sentimentale. Son geste est initialement un signe de protection et de tendresse, mais il devient fortuitement la première expression d’un amour s’acheminant vers le charnel. Jeunet et Laurant transporte l’histoire du premier baiser là une époque où Mathilde et Manech ne sont que des enfants : il ne s’agit que d’un jeu innocent. En haut d’un phare, Mathilde(f) à l’intérieur de la lanterne et Manech dehors s’embrassent plusieurs fois pour de faux à travers les vitres (1:05:49 – 1:05:54). Malgré la naïveté de ces baisers, leur intensité montre l’existence d’un sentiment très vif. Dans le roman, en matière sentimentale, Mathilde(r) retrouve pleinement Manech après le départ de Patty : « Manech oublie ses scrupules, il recommence à l’embrasser comme elle aime, et un soir aussi, il embrasse ses seins, qu’il trouve très beaux. Entre honte et délice, Mathilde croit mourir » (LDF, 231). Cette scène, notablement modifiée dans le film, complète le portrait de Mathilde(r) qui se donne sans réserve à l’amour physique. Initiée avec bonheur par Manech, déjà expérimenté dans la matière grâce à Patty, la débutante éprouve de nouvelles sensations intimes, lui révélant une sensualité et une sexualité inconnues jusqu’à cet instant. Dans ces instants d’intimité Mathilde(r), profondément troublée par les nouvelles sensations physiques, se débat entre pudeur et excitation. Toutefois, ce n’est qu’avec la mobilisation de Manech que définitivement sonne la fin de leur relation platonique :

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Manech emporte Mathilde dans la cabane de Croquemitaine, qu’on ne voit plus depuis deux ans, qui doit être sur le front, lui aussi. Il l’étend sur des filets de pêcheurs qu’on appelle des sennes, il la déshabille un peu, elle s’affole un peu, sans oser rien dire tant le moment lui paraît solennel, il l’embrasse partout, elle a le feu aux joues et lui aussi, ensuite elle a mal comme elle l’appréhendait dans ses divagations nocturnes, mais pas si mal quand même, et ensuite encore, elle est bien comme elle l’espérait aussi, et même mieux (LDF, 232).

Consciente de ce qui va se passer, Mathilde(r) se montre troublée dans les préliminaires de leur première relation sexuelle. Cependant, son bouleversement ne l’empêche pas d’être réaliste quant aux actions qui suivront, et de ne pas dramatiser la perte de sa virginité, appréciant le torrent de sensations physiques nouvelles qui parcourent son corps. Jeunet et Laurant modifient entièrement la narration de la première relation sexuelle des jeunes amants. Cette relation, au centre de la narration, est narrée en deux temps au moyen un renversement chronologique des séquences initiales et finales. Située presqu’au début du film41 (11:33 – 12:00), elle constitue la présentation des deux personnages principaux à l’âge adulte. Il s’agit d’une prolepse42, manœuvre narrative permettant aux scénaristes d’avancer l’histoire d’amour des protagonistes. Cette scène est esthétiquement très soignée par Jeunet, essentiellement par la grâce de l’éclairage, pour lequel Jeunet utilise des filtres aux tons jaunâtres, presque dorés, pour adoucir les tons du visage de Mathilde(f) et lui accorder un ton clair et éclatant qui traduit le bonheur de ces instants. Un travelling avant et un plan « taille » focalisent sur les amants endormis au lever du jour, l’un contre l’autre, Manech serré contre le dos de Mathilde(f) sa main posée sur son sein. Lorsque Manech retire sa main pour écarter une petite araignée sur sa joue, Mathilde(f) dans son sommeil la repose à nouveau délicatement sur son sein. Les premiers rayons de soleil du jour illuminent le visage heureux et serein de la jeune amante, illuminé d’un léger sourire sur ses lèvres pulpeuses. Le début de cette scène est introduite in media res du film (1:05:55 – 1:07:03), à la suite des baisers en haut du phare, ce moyennant un déplacement chronologique. Effectivement, à ces étreintes enfantines succèdent d’autres étreintes beaucoup moins innocentes mais aussi tendres et amoureuses. Jeunet et Laurant mettent en scène le couple d’adolescents jouant au mikado

41 Par contre, dans le roman elle fait partie du huitième chapitre (le roman est divisé en quatorze chapitres). 42 Par contre, il s’agit d’une analepse par rapport à la scène antérieure, situant Manech au front.

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à l’intérieur d’une petite cabane éclairée par une lampe à pétrole. L’éclairage ténu et jaunâtre qui baigne les amants est soigneusement mis au point pour préserver l’intimité de leur première relation intime. Dans le roman, Mathilde(f) embrasse délibérément et tout doucement les lèvres de Manech, qui silencieux éteint ensuite la bougie. Dans cette ambiance apaisante et romanesque, Mathilde(f) se livre à une mystérieuse et suggestive séquence érotique en se déshabillant peu à peu, profitant l’obscurité tandis que Manech enflamme allumette sur allumette qu’elle-même éteint aussitôt. Le contre-éclairage de Manech le transforme presque en une sombre du corps de Mathilde illuminé par la flamme des allumettes. Face à l’image sombre de son fiancé, Mathilde(f) se montre peu à peu sensuellement, résolue et sereine, discrète et pudique, séductrice et réservée. Toutes ces qualités sont mises au service d’un striptease très délicat destiné à provoquer l’acte sexuel. Nous partageons le jugement de Serge Chaumier à propos des intentions de ce lent « dévoilement » ritualisé qui se déroule dans la solitude de la cabane en compagnie de Manech : « ce qui est excitant, c’est l’attente maintenue en état de tension »43. Mathilde joue avec l’attente de Manech, et bien qu’inexpérimentée, elle sait comment provoquer par le dévoilement de son corps, rythmé par les clairs-obscurs, une intensification du désir.

43 Serge CHAUMIER, L’amour fissionnel : Le nouvel art d’aimer, Paris, Fayard, 2004, p. 300.

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Le lyrisme de ces scènes intimes contraste avec la sobriété passionnelle et sensuelle de Japrisot. Le romancier efface toute trace d’érotisme dans ces scènes d’intimité. Nous avons précédemment indiqué que la fidélité constituait le trait principal de Mathilde (r), puis que son imagination au cours de ses contacts avec le masseur et le chirurgien avait entamé sa loyauté. Revenons sur ce point : dans les textes narratif et filmique, les rêves de Mathilde l’entraînent au-delà d’une simple relation platonique, la transportant dans un univers d’affrontements, de résistances, d’intimidations et d’abus. La narratrice détaille pour le lecteur quels fantasmes l’habitent avant qu’elle ne s’endorme :

Mathilde, comme son arrière-grand-mère inventée, est une belle coquine. Avant de s’endormir, elle s’imagine dans des situations troublantes, toutes plus invraisemblables les unes que les autres, encore qu’elles tournent toujours autour du même thème simplet : elle est la victime d’un inconnu –elle ne voit jamais vraiment son visage– qui la surprend quelque part en chemise, ne peut résister à la formidable envie qu’il a d’elle, la cajole, la menace, la dénude, jusqu’à ce qu’elle se résigne à l’inévitable ou l’appelle de tous ses vœux. La chair est si forte. Mathilde a rarement besoin d’aller aux ultimes péripéties de ses divagations pour que le plaisir l’emporte, si impératif, si aigu parfois qu’il lui semble s’irradier jusque dans ses jambes. Elle s’enorgueillit de ce plaisir et d’en être capable, qui la rend, pendant quelques poussières d’éternité, pareille aux autres (LDF, 86-87).

Utilisant la technique de marquage sur l’écran de « l’œil fantasmé », Jeunet et Laurant transposent les fantaisies nocturnes de Mathilde(r) dans un film muet de l’époque (25:52 – 26:18). Le changement des plans de Mathilde(f) couchée dans son lit puis du tableau muet truqué révèle par rapprochement le contenu des fantaisies de la «jeune veuve». Sur l’écran Mathilde(f), transformée en héroïne de cinéma, est victime de la séduction forcée d’un agresseur masqué, que l’on peut identifier à Cornu. La séquence du viol s’achève par une fermeture de l’iris de ses yeux sur le visage resplendissant de la jeune fille se masturbant. Sachant qu’il ne s’agit pas d’un rêve mais d’un fantasme, si l’on s’en rapporte aux interprétations freudiennes des rêves, celui-ci est une « voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient »44. De lors on pourrait affirmer que l’inconscient de Mathilde se rebellerait contre sa fidélité, contre sa loyauté, mais surtout contre sa chasteté. Comme les interventions des narratrices faisant

44 Sigmund FREUD, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1966, p. 38.

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part de ces désirs intimes se situent quelques paragraphes après la scène du masseur, il serait peut-être légitime d’interpréter le désir de Mathilde comme une inclination ardente à établir des relations sexuelles avec Cornu, homme très viril débordant sensualité et sexualité qui l’excite. En outre, si l’on se réfère à la théorie jungienne selon laquelle « la fonction générale des rêves est d’essayer de rétablir notre équilibre psychologique à l’aide d’un matériel onirique qui, d’une façon subtile, reconstitue l’équilibre total de notre psychisme tout entier »45, on pourrait en déduire que ce fantasme réitératif, au cours duquel Mathilde révèle les penchants de sa libido, lui permettrait de contrebalancer ses troubles émotionnelles dus à l’absence affective et « effective » de son fiancé et amant. Certes, Mathilde reste fidèle à Manech, mais, à considérer ses aventures amoureuses, imaginaires, mais conscientes, elle serait déloyale. Cependant, la fin de la citation indique que la force de ses fantasmes sexuels introduisant des agresseurs inconnus réveille sa libido. De pair avec son auto érotisme, la voix omnisciente et indiscrète de la narratrice confie la fierté de Mathilde au sujet de sa sexualité, puisque son excitation et la jouissance de son orgasme lui confirment qu’elle n’est ni inférieure ni différente des femmes non handicapées. Les narratrices des textes filmique et narratif ne font pas la moindre réserve à propos de l’intimité de Mathilde, cependant il faut noter la seule différence notable : dans le roman la narratrice revient plusieurs fois sur le sujet dans deux pages qui se suivent ; ce qui pourrait découler du fait que le degré de handicap de Mathilde(r) y est supérieur, d’où ses soucis :

Jamais, depuis l’annonce de sa disparition, Mathilde n’a pu supporter la pensée de son fiancé quand elle se contente. Et il est de longues périodes où elle a honte d’elle-même et se déteste et se jure bien de fermer sa porte aux inconnus. Autrefois, même avant qu’ils aient fait l’amour et durant les mois où il était au front, elle ne se voyait pourtant qu’avec Manech en se donnant du plaisir. C’est comme ça (LDF, 87).

Elle a de très beaux seins. Elle est fière de ses seins, qui sont ronds, lourds, plus doux que la soie. Quand elle en caresse les bouts, elle a bientôt envie d’être aimée. Elle s’aime toute seule (LDF, 86).

Sa fidélité et sa déloyauté mises à part, ces scènes intimes découvrent une jeune femme sans tabous, ayant désacralisé son corps en matière sexuelle

45 C.G. JUNG, L’Homme et ses symboles, Paris, Robert Laffont, 1964, p. 49.

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; une jeune femme sans préjugés religieux ou moraux, souffrant les carences affectives et charnelles des à l’absence de son fiancé, mais qui sait faire la différence entre la fidélité à son amour et ses pulsions intimes. Jeunet et Japrisot n’introduisent pas cette séquence dans la scène du film où elle interroge le sergent. En conséquence, ce sentiment de gêne éprouvé par la jeune femme est supprimé, rétablissant ainsi le respect des bonnes manières. En matière amoureuse, nous avons pu constater que Mathilde(r) et Mathilde(f) sont tout aussi sentimentales dans le domaine intime que passionnelles et voluptueuses. Néanmoins, l’adaptation de Jeunet et Laurant introduisent certaines différences comme la suppression de la jalousie de Mathilde (r) et de son penchant rancunier, vindicatif et pervers. En revanche, Jeunet et Laurant nuancent la part intime de Mathilde(r) en lui conférant une tonalité séductrice, sensuelle et pudique, absente du roman. Roman et film, mettent en scène également, mais avec une tonalité différente la fidélité et la trahison des deux veuves blanches.

3.3. Mathilde, la fille vs la nièce

Une des transformations les plus importantes réalisée par Jeunet et Laurant au niveau de l’hypotexte porte sur la situation familiale de Mathilde. Mathilde(f) reste orpheline — et aux soins de ses oncle et tante Sylvain et Bénédicte — après le décès de ses parents dans un accident de tramway à Paris. Par contre, le noyau familial de Mathilde(r) est formé par ses parents, puis par Sylvain et Bénédicte — un couple au service de la famille depuis son enfance — ; au-delà de la maison familiale, son frère, sa belle-sœur et ses neveux complètent le cercle familial plus proche. Dans l’adaptation filmique Mathilde(r) conserve tous ses liens familiaux, tandis que Mathilde(f) est une jeune déshéritée, ce qui double aux yeux du spectateur son courage et ses réussites. Bien que le plus souvent Mathilde(r) exprime peu ses émotions, la narratrice s’y confond pour préciser ses sentiments envers toute sa famille, en quatre phrases qui résument et spécifient son attachement familial d’une manière exacte et honnête :

Elle est assise à un bout de la grande table, en face de son père, qu’elle aime de tout son cœur. À sa gauche, Maman, qu’elle aime beaucoup. À sa droite, son frère Paul dont elle ne pense pas grand-chose, sinon qu’il est supportable, et sa ni belle ni sœur, Clémence, qu’elle ne supporte pas. Les deux affreux, Ludovic

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et Bastien, huit et six ans de turpitudes, sont depuis longtemps en train de faire pipi au lit (LDF, 141). Grâce à la voix de la narratrice, on accède à la palette des sentiments éprouvés par Mathilde(r) envers sa famille. Elle n’a pas un sens de la famille très élevé : seuls Son père et sa mère sont objets d’affection, son frère ne provoque en elle que de l’indifférence, l’aversion à sa belle-sœur de l’aversion, quant à ses neveux ils l’exaspèrent. En tout cas, son « asepsie émotionnelle » pour ses proches parcourt quasiment tout le roman et touche presque tous les personnages. Seul, quelques détails nous sont révélateurs de son affectivité envers les siens :

Un bisou sur la joue, qui sent la lavande et le tabac, il se redresse. Quand elle le regarde, il est en train de ramasser son manteau de pluie jeté sur un fauteuil (LDF, 139).

Elle veut qu’il [son père] se rapproche encore, qu’il la prenne dans ses bras. Il la prend dans ses bras. Lui aussi sent l’eau de lavande et le tabac blond, mais elle aime bien, c’est rassurant (LDF, 145).

À la sensibilité sensorielle de Mathilde(r), on pourrait ajouter sa finesse sensorielle lui permettant d’identifier des odeurs communes à son père et à son fiancé, plus exactement l’odeur de son père lui rappelle celle de son amant. Selon Léon Deneb, « el perfume es recuerdo; símbolo de la memoria y presencia; símbolo de la conciencia »46. Le parfum est donc déclencheur de souvenirs et d’émotions. C’est donc au lecteur de pointer ces quelques manifestations émotionnelles de Mathilde(r) vis-à-vis son père. En général, Mathilde(r) est extrêmement réservée et peu causante. Les dialogues sont exceptionnels, et lorsqu’ils sont transcrits, ses phrases courtes et souvent tranchantes mettent en relief son caractère abrupt. Son laconisme verbal est complété par un langage non verbal très significatif : un geste pour protester contre Daniel Espéranza (LDF, 36) ou un petit soupir pour interrompre ses auto-compassions inutiles (LDF, 36), sont parfois suffisants pour communiquer avec autrui. Dans le film, Sylvain et Bénédicte, qui occupent la place réservée à ses parents dans le roman, reçoivent peu de témoignages d’affection de la part de leur nièce, bien que ceux-ci lui manifestent constamment leur dévouement. Une des séquences les plus mordantes est celle où Mathilde(f) renvoie aimablement

46 Léon DENEB, op. cit., p. 194.

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Bénédicte avec un « Merci Bénédicte » (48:23 – 49), après que celle-ci, sous la pluie, lui a apporté des biscuits alors qu’elle est en réunion avec M. Fouine. Ce « merci » est d’autant plus blessant qu’il est suivi du regard fixe et réprobateur qu’elle lance à la vieille dame quand celle-ci, sans le faire exprès, mouille avec son parapluie certains documents déposés sur la table. Mais c’est surtout, Pierre-Marie Rouvière qui, malgré son caractère affable et affectueux, est traité avec froideur et dédain dans toutes les scènes du film où il apparaît avec elle. Est particulièrement frappante l’attitude grossière montrée envers celui-ci lorsque Mathilde(f) détourne brusquement son visage quand il se rapproche pour l’embrasser, après qu’elle l’a embrassé une première fois (31:02). Dans le roman cette scène est absente, son contenu trouve son équivalence dans une conversation téléphonique, dont on peut extraire les répliques suivantes : « « Il faut que je t’aime beaucoup, Matti. Beaucoup «. Et il raccroche » (LDF, 318) et « « Je te répète qu’il faut que je t’aime beaucoup, Matti, beaucoup «. Elle lui dit qu’elle l’aime aussi » (LDF, 320). Mathilde(r) répond avec gentillesse aux mots aimables de l’avocat lorsqu’il lui déclare son amour. Ainsi, l’amabilité et la douceur de Mathilde(r) contrastent avec l’impolitesse et le despotisme de Mathilde(f). En modifiant le noyau familial de Mathilde(r), les scénaristes modifient également sa personnalité. Particulièrement remarquable est la conduite hautaine et arrogante de Mathilde(f) avec ses oncles et son tuteur. Pourtant, aucun des trois personnages ne subit les mépris de Mathilde(r) dans le roman, et, bien que froide et distante, elle n’est jamais ni ingrate ni impolie. Par contre, Mathilde(f) fait constamment preuve d’une absence totale de sensibilité affective vis-à-vis de ceux qui s’occupent d’elle et dont preuve envers elle d’affection.

3.4. Mathilde, l’amoureuse des animaux

La sobriété dans la communication verbale de Mathilde dans les relations humaines contraste avec sa communication avec ses chats et avec Pois Chiche, le chien de Bénédicte, notamment dans la solitude de sa chambre, espace privé transformé en refuge émotionnel. Mathilde chaque nuit aime à s’entourer de ses animaux pour récapituler les progrès accomplis et leur faire part verbalement de ses émotions et de ses réflexions. La froideur émotive de Mathilde(r) avec les hommes laisse la place à son affection avec ses mascottes, qui fréquemment sont comblés de caresses et de compliments et, si nécessaire, de réprimandes, comme l’attestent les citations suivantes :

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Ses chats et ses chattes regardent Mathilde jeter les morceaux de papier dans le feu de la cheminée. Elle leur dit : « Tenir sa langue. Voilà un conseil intelligent, pour une fois. Ne croyez-vous pas que j’ai raison de me méfier précisément de celles ou ceux qui me le donnent? » (LDF, 156).

Mathilde jette la lettre de Véronique Passavant dans coffret, referme le couvercle avec précaution, de peur de réveiller une angoisse qui dort, et elle dit à Voleur et Maître Jacques : «Si vous descendez tout de suite de cette table, je consens à vous faire, à vous seuls, une confidence ». Et comme les chats ne bougent pas, elle ajoute, sèchement : « C’est une confidence très confidentielle ». Ils la regardent avec des yeux sans émotion, étrangement fixes, étrangement neutres — on jurerait des yeux de chat — puis, sans se presser, ils vont de concert, sur leurs pattes douces, au même bord de la table et sautent à terre (LDF, 157).

Ses chats et ses chattes deviennent les seuls confidents des progrès de sa recherche, ils sont les témoins de ses sentiments face aux réussites et aux échecs. C’est à eux — ou éventuellement à son père — qu’elle confie ses peines et ses joies. Sa préférence pour les chats est très significative si on s’en rapporte à une interprétation symbolique du chat puisque ceux-ci évoquent dans l’imaginaire collectif occidental l’indépendance et la protection, la douceur et le sentimentalisme, la clairvoyance et l’ingéniosité, exactement toutes les qualités et capacités que Mathilde possède dans sa quête pour retrouver Manech47. Japrisot et Jeunet-Laurant accordent la même importance à cette communication de Mathilde(f) avec ses animaux, qui contraste avec sa difficulté à interagir socialement avec d’autres personnes.

3.5. Mathilde, l’artiste

Lorsque Jeunet et Laurant transforment les goûts picturales de Mathilde(r) en goûts pour la musique, ils semblent avoir suivi les considérations de Mme de Staël lorsque met dans la bouche de Corinne cet aveu : « La peinture ne saurait se contenter d’une expression aussi rêveuse et aussi vague que celle des sons »48. Mathilde(r) troque sa toile et ses pinceaux contre un tuba dans le

47 Cf. Montserrat ESCARTÍN GUAL, Diccionario de símbolos literarios, Barcelona, PPU, 1996, 149. 48 Germain de NECKER, Corinne ou l’Italie, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1992, p. 225.

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film, deux expressions artistiques complètement différents mais qui permettant également de manifester ses pensées. Pour Mathilde(r), la peinture est non seulement une activité artistique délassante pour son esprit épuisé par le « veuvage » et par les multiples démarches enquêteuses, en plus, la toile représente fondamentalement son principal moyen d’expression, ce qui témoignerait à nouveau de sa difficulté à établir des relations humaines et des rapports de communication. Il est difficile de remonter aux origines de son isolement social, cependant Michel Mercier rappelle que « le handicap physique [...] pose des problèmes sérieux dans le champ de la relation interpersonnelle, de la vie affective et de la sexualité »49. Par ailleurs, son admiration pour J.-F. Millet, et son goût qui la porte à peindre exclusivement des fleurs selon la technique réaliste, traduisent son monde intérieur, ainsi que le révèle la narratrice : « Pour elle, les fleurs de Millet resteront tendres et cruelles et vivaces dans la nuit des temps » (LDF, 83-84). Les adjectifs utilisés pour définir les fleurs peintes par Millet pourraient être également les principaux traits définitoires de la personnalité de Mathilde(r), la délicatesse, la dureté et la vitalité. Symboliquement, les fleurs évoquent l’univers féminin et l’amour, d’autre part, son attrait pour les fleurs pourrait traduire, de ce point de vue, l’espoir de retrouver Manech, car les fleurs représentent dans l’imaginaire collectif l’espérance. Ses préférences en matière de couleur pour peindre ses fleurs sont également très révélatrices de son caractère si on se rapproche de sa portée symbolique. Le blanc qui « signifie l’absence »50 se rapporterait évidemment à la disparation de Manech ; le rouge, « symbole fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat »51 renverrait à la vitalité, au courage et à la force physique et émotionnelle de Mathilde(r) mis en œuvre dans sa quête ; le bleu, symbole du « regard [qui] s’y enfonce sans rencontrer d’obstacle et s’y perd à l’infini 52» , représenterait le désir de vérité de Mathilde(r) ; puis finalement son refus du jaune, couleur « intense, violent[e], aigu[e] jusqu’à la stridence »53, associée au mensonge et aux traîtres, exprimerait son mépris face à tous ceux qui ont condamné injustement les cinq soldats et les ont livrés au hasard des fusils allemands dans le no man’s land.

49 Michel MERCIER, L’identité handicapée, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2004, p. 23. 50 Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 99. 51 Ibid., p. 659. 52 Ibid., p. 101. 53 Ibid., p. 425.

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Jeunet et Laurant troquent la toile, les peintures et les pinceaux pour le tuba, un instrument au son grave qui musicalement représente le sérieux et la rigueur, la sérénité et la constance. Le choix des scénaristes n’est, sans aucun doute, pas aveugle puisque ces indications se trouvent également dans la personnalité de Mathilde(f), ainsi que nous avons montré plus haut. À propos de l’instrument joué par Mathilde(f), on constate de prime abord qu’elle n’interprète jamais une mélodie : son tuba n’émet que des sons graves. Loubet-Poëtte soutient que

dans l’impossibilité de communiquer sa douleur par un discours construit, le personnage utilise ces sonorités qui, à défaut de signifier, jouent sur les sensations et qui s’apparentent à des plaintes ou des soupirs, d’autant plus marquées que le rendu de cet instrument est par nature « anguissant »54.

Le caractère indicible de son expérience et de son ressenti trouverait se manifesterait au moyen du tuba. D’autre part, ces notes isolées pourraient être rapprochée de l’appel mystérieux des marins au moyen de conques ; identification est d’autant plus soutenable lorsqu’elle joue face à la mer, au bord des falaises. Le besoin de communication avec les personnes, le désir d’extérioriser sa souffrance et de s’en défaire, se canalise à travers la peinture et la musique. Ces deux activités montreraient son caractère solitaire et individualiste. D’autre part, il s’agirait également d’une manière de se sentir mieux et d’apaiser l’intensité de ses émotions.

3.6. Mathilde, « la fiancée veuve »

Pour compléter la personnalité de Mathilde, nous pouvons nous pencher sur ses relations avec les personnages qui apparaissent tout au long de sa quête et contribuent à compléter son portrait. Mathilde se présente à eux comme la fiancée d’un patriote mort au front, comme une « veuve blanche ». Le premier à faire son apparition est Daniel Espéranza. Sa conversation avec Mathilde permet de saisir immédiatement le caractère réservé et contenu

54 Vanessa LOUBET-POËTTE, L’énonciation cinématographique. Caractéristiques et méthode(s) d’analyse d’une énonciation artistique audio-visuelle dans les longs métrages de Jean-Pierre Jeunet. Delicatessen, La Cité des enfants perdus, Alien Resurrection, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, Un long dimanche de fiançailles, Tome 1, Thèse pour le Doctorat en Linguistique française. Sous la direction de M. le Professeur Jean-Gérard LAPACHERIE, 2010, p. 373.

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de la personnalité de Mathilde(r) ; on pourrait même dire, son caractère réprimé dans la manifestation publique de ses sentiments. En fait, pendant toute la conversation, Mathilde(r) s’efforce de maintenir son calme malgré les mauvaises nouvelles. Dans le roman, la narratrice revient plusieurs fois sur les efforts de la jeune fille pour s’empêcher de pleurer devant le militaire :

Mathilde ne veut pas pleurer (LDF, 38).

Mathilde a un hoquet. Elle regarde cette main, elle la regarde sans pouvoir articuler un mot. Elle ne veut pas pleurer (LDF, 39).

Et Mathilde demande ce que Manech ne voulait pas voir et elle se retient de pleurer (LDF, 44).

Le mal qu’on lui fait la regarde. Elle ne pleure (LDF, 52).

Cette insistance est très révélatrice, car elle montre la force de sa volonté et le contrôle, qu’elle exerce même sur ses émotions afin de ne pas montrer en public ce qu’elle ressent intimement. Cette interdiction vise à interdire toute intrusion dans son intimité, dans ce que Goffman désigne comme « les réserves du moi »55, à savoir, ces domaines où l’on ne désire pas que l’autre y pénètre. Elle s’abstient non seulement d’extérioriser sa peine, mais encore sa révolte intérieure : « « Et les fusiller « veut savoir Mathilde, et si son Manech était un des cinq, et elle crie, maintenant, et elle s’entend crier mais elle est sans voix » (LDF, 38). Sa circonspection n’obéit pas au désir de préserver sa dignité ou de montrer sa faiblesse, il s’agirait plutôt d’une attitude consciente propre à refouler son expressivité émotionnelle. Ce cri intérieur, comme ses larmes, l’ont accompagnée dès qu’elle a appris la perte de Manech, dès le début de son enquête. Dans le roman, on constate également la volonté de Mathilde de réprimer à tout moment sa colère : « Elle veut le [Aristide Pommier56] voir. Elle lui dira qu’elle sait. Elle lui demandera pardon comme la fille bien élevée qu’elle est quand elle ne traite pas les gens de mange-merde. Il n’aura plus de scrupule à défendre, il lui parlera » (LDF, 89). Cependant, dans ce cas, il s’agit plutôt d’une stratégie dont le but est d’obtenir des informations de l’ancien cuisinier

55 Cf. Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les Relations en public, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1973. 56 Militaire appartenant au même régime que Manech.

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du régiment, ce qui montrerait à nouveau sa sagacité policière. L’autre intérêt de la citation, c’est de révéler, par la voix de la narratrice, l’envie tranquille de Mathilde(r) de qualifier vulgairement Aristide Pommier. Cependant, sa finesse et son tact lui interdit cette franchise de comportement dans l’intérêt de sa quête. Dans le film, l’étouffement des émotions de Mathilde(r) est complété par l’expressivité de sa physionomie, particulièrement de son regard. Celui-ci remplace la parole de Mathilde(f), et de la narratrice, dans plusieurs scènes avec le reste des personnages. Le regard sans cligner des yeux d’Audrey Tautou dans le rôle de Mathilde(f) révèle une palette d’émotions oscillant entre l’amour, la crainte, la déception, le mépris, l’agressivité ou l’optimisme. Qu’elle soit solitaire ou en compagnie, le public seul est témoin de l’expressivité de son regard fixe. De très gros plans ou de gros plans focalisent les grands yeux noirs de Mathilde(f) exprimant sa sérénité, son acceptation, son appréhension, sa distraction, sa rêverie, son ennui, sa contrariété ou son intérêt. Ses yeux dotés d’un éclat brillant et saisissant révèlent également sa joie, sa confiance, sa peur, sa surprise, sa tristesse, son dégoût ou sa colère. Ses yeux fixes derrière ses paupières annoncent l’extase, son admiration, son chagrin ou sa rage. Lorsque la bouche de Mathilde(f) reste muette et ses lèvres fermées, c’est son regard qui l’exprime au-delà des scénarios et qui confie aux spectateurs ses réflexions et ses pulsions, ou bien comme l’assure Escartín « como barrera defensiva del mundo interior [...] frente al exterior »57. Dans le roman Japrisot ne donne pas une telle importance au regard, la vue y est présent mais comme moyen de communication. Constatons de même dans sa conversation avec les autres personnages le recours à expression corporelle. Citons, par exemple le commentaire de la narratrice lorsque Célestin Poux apparaît en pleine nuit :

VOIX OFF Et Mathilde crispe ses mains lʼune contre lʼautre pour sʼempêcher de trembler et de pleurer, dʼêtre une bécasse qui fait honte...

Ses poings serrés, l’un contre l’autre, cachant sa bouche, l’empêchent de pleurer mais également d’exprimer sa surprise, sa joie et son espoir dans une quête qui semblait être au point mort.

57 Montserrat ESCARTÍN GUAL, op. cit., p. 204.

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Un geste qui se répète nombreuses fois et semble révélateur de sa personnalité, c’est celui de ses mains croisées sur ses jambes jointes, par exemple face Daniel Espéranza (13:30), Germain Pire (29:26) ou Tina Lombardi (1:32:17). Ce geste traduirait soit une tension intérieure soit, selon Bruno Tiziana et Gregor Adamczyck, le souhait de « mettre un terme à la conversation »58.

En guise de non conclusion

Dans les épigraphes précédentes, nous avons analysé et comparé la personnalité des héroïnes de Sébastien Japrisot et de Jean-Pierre Jeunet et Guillaume Laurant. Mathilde(r) et Mathilde(f) partagent la même histoire, mais appartiennent à des discours différents. Dans le processus d’adaptation, l’intrigue et les séquences du roman sont conservées, modifiées ou supprimées au bénéfice d’un nouveau récit qui accentue la présence de Mathilde(f) dans l’histoire.

58 Bruno TIZIANA et Gregor ADAMCZYCK, Comprendre le langage du corps. Et percer les secrets de la communication non verbale, Ixelles, Ixelles éditions, 2011, p. 90.

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L’apparition de Mathilde(f) sur l’écran est extrêmement soignée du point de vue esthétique, ainsi rien n’est laissé au hasard par les costumières, les maquilleurs ou les coiffeurs. Nous avons particulièrement pu constater certains aspects très significatifs des coiffures de Mathilde(f) avant, durant et après la disparition de Manech. Normalement, en public elle apparaît avec un chapeau cloche ou un canotier pour dame. Nous sommes conscients qu’à l’époque, les chapeaux étaient en vogue, mais en faisant intervenir de nouveau la symbolique, le chapeau représente l’autorité, le pouvoir59, deux qualités qui définissent Mathilde(f) dès le début de l’histoire. En privé et en public durant l’absence de Manech, la coiffure de la jeune femme est constituée de deux petits chignons de chaque côté de la tête, entourés par des tresses qui cachent ses oreilles. Cette coiffure, rappelant les portraits de femmes de Léonard de Vinci, par exemple La Belle Ferronière (1495- 1499), recouvre presque la moitié de son visage et assombrit son aspect. Par contre, durant les temps heureux, puis à nouveau lors de sa rencontre avec Manech, ses cheveux doux et souples sont tirés en arrière sur la nuque et réunis en un chignon, qui laisse voir son visage resplendissant. Ce détail concernant uniquement la coiffure, pourrait être étendue aux vêtements ou au maquillage, cette étude sur la personnalité de Mathilde(f) pourrait ainsi être étendue et complétée par la prise en compte de ces éléments qui nous révèleraient de nouveaux traits de sa personnalité face à l’autre Mathilde(r), personnage de papier et d’encre qui ne prend forme que dans l’imaginaire de chaque lectrice, de chaque lecteur.

59 Cf. J.C. COOPER, Diccionario de símbolos, México, Gustavo Gili, 2000, p. 170.

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Sitographie :

http ://www.latribunerepublicaine.fr/Actualite/Bellegarde/2011/08/24/article_ delphine_ arene_la_dame_duhaut_bugey.shtml. [page consultée le 5 novembre 2014] http ://www.allocine.fr/critique/fichepresse_gen_cpresse=82001.html?page =5. [page consultée le 20 octobre 2014]

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Peut-on voyager à son insu?

Sous la direction de Philippe Antoine

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Philippe Antoine

Le voyageur, sait-il toujours qu’il est en train d’accomplir un voyage ? La question peut surprendre et en suscite immédiatement une autre : comment pourrait-il l’ignorer ? On sait bien sûr qu’existent des « voyages » sans réel déplacement sur le territoire, qui conduisent en des contrées imaginaires. Les mondes alors découverts, souvent inconnus ou bouleversants, métamorphosent celui qui s’y rend, alors même qu’il ne sait toujours comment il a atteint cette « destination » et s’il pourra en revenir. Il faut également accepter qu’un voyage bien réel est la plupart du temps doublé par celui qu’on fait en esprit, avant, après ou pendant l’expérience du dépaysement. Les préconstruits de tous ordres, la bibliothèque, la mémoire, les phantasmes... troublent les images et sensations provenant du contact avec un ailleurs peu ou prou enseveli sous les représentations du sujet qui arpente quelquefois malgré lui les pays du moi, des fables ou des songes. Mais il existe également une catégorie de voyageurs qui ignorent dans quel voyage ils se sont engagés et quel tour va prendre leur entreprise, sous la pression d’aléas les plus divers. Le touriste peut entrer dans un cauchemar, l’explorateur devenir chercheur d’absolu, le sceptique se laisser prendre aux sortilèges du divers... Au reste, ceux « qui partent pour partir » ne savent par définition où ils vont et vers quoi va les mener le désir de voyage qui peut « faire ou défaire » celui qui s’y expose. Nous savons enfin qu’un voyage peut s’inscrire, sans que le protagoniste en soit nécessairement conscient, dans une histoire qui dépasse de loin de sujet, dans les grands récits collectifs qu’il continue et réécrit à son insu, sans être conscient qu’il met ses pas dans ceux d’innombrables prédécesseurs ou qu’il redonne vie à sa manière à ces légendes et mythes qui façonnent nos représentations du territoire.

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Le présent dossier entend donc explorer ces marges ou à côtés du voyage qui rendent poreuses les frontières entre relations viatiques et imaginaires du voyage. Il s’attache, plus particulièrement, au transport non intentionnel en des lieux qu’il est impossible de situer précisément mais qui se laissent néanmoins cartographier — si l’on veut bien accepter que la carte peut à l’occasion se révéler une projection spatialisée des excursions mentales de celui qui la lève. Les études que l’on pourra découvrir dans ce volume ne se limitent pas à un genre donné et ne se cantonnent pas à une période précise. Elles ont pour point commun de recenser et d’analyser les « lieux » du voyage, la nature du déplacement entrepris et les figures du voyageur qu’il est possible de construire à partir des corpus envisagés. Le soupçon qui pèse sur la véracité du témoignage a la vie dure. Pourtant, on ne saurait discréditer totalement celui qui se laisse entraîner, malgré lui quelquefois, sur les chemins du rêve ou en des contrées qui échappent partiellement au dicible. Sens morcelé, déviant, latent ou brouillé... l’écriture référentielle ménage quelquefois des surprises, comme le montre Roland Le Huenen qui met à jour les décalages qui se produisent entre les objectifs avoués du voyage et un discours second que la lecture permet de mettre à jour et qui entre en tension avec le sens littéral de la relation. Philippe Antoine rend compte par la suite de la négociation incessante qui se déroule dans des récits qui prennent le parti du monde, compte tenu des songes et de la bibliothèque que l’expérience matérielle du déplacement fait advenir, quelquefois à l’improviste. À partir de quatre monographies présentant des déportés qui deviennent relateurs sans qu’ils l’aient initialement prévu, Alain Guyot esquisse quelques-unes des composantes qui définissent un texte viatique orienté vers le ramas des informations, vers l’expression d’une sensibilité ou une mise en scène de soi. L’investigation se poursuit grâce à une série de trois études qui dressent le portrait de voyageuses ou voyageurs dont la quête est spirituelle ou de nature existentielle. Ces « biographies » qui prennent forme par le biais de la lecture de correspondances, de récits, de journaux... mettent l’accent sur le caractère paradoxal d’une expérience viatique qui paraît pour une large part déconnectée de la relation d’un déplacement réellement effectué. Nous reconstituons ainsi, grâce à Àngels Santa, la brève existence de Thérèse de Lisieux, ponctuée de voyages véritables mais surtout tournée vers un ailleurs et un infini : le motif chrétien de l’homo viator est ici parfaitement exemplifié par cette expérience singulière. Denise Brahimi nous entraîne quant à elle sur les traces de deux personnalités hors du commun, Isabelle Eberhardt et Lafcadio Hearn, qui trouvent leur lieu, par hasard et au terme d’une vie errante qui les conduit en un pays dont on ne revient pas. La correspondance de Dubuffet entrelace des

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motifs que l’article d’Encarnación Medina Arjona met en relation : expression de l’amitié, réflexion d’ordre plastique, désir d’écrire. Le voyage du peintre vu au prisme des lettres se fait au pays du moi et, indissociablement, d’un Art dont il s’agit de découvrir les secrets. Rien ne paraît plus éloigné du voyage que la fiction. Pour autant, la frontière qui sépare ces deux régimes d’écriture est loin d’être précisément tracée. Mieux, le conte ou le roman permettent d’établir des coïncidences ou de mettre en scène des conflits entre espaces réels, littéraires, symboliques et mythiques. Les incessants trajets qui, de manière souvent secrète ou oblique, relient ou confondent ces différents territoires, font voyager le lecteur dans une pluralité d’univers et l’obligent à changer constamment de repères. Pascale Auraix-Jonchière nous invite ainsi à suivre un jeune garçon que Sand fait voyager au pays des fleurs — mais également dans un espace intertextuel où se côtoient textes et images. La forme poétique semble a priori bien éloignée de l’esprit même du récit viatique même si l’on sait, les exemples ne manquent pas, que le voyageur peut avoir la tête épique. Le poème, dès lors qu’il met en tension l’expérience singulière et l’aventure collective, se révèle capable de dire à la fois l’exil réel ou intérieur et les soubresauts de l’histoire. Il tente de rejointoyer ici et ailleurs, et de donner forme à une identité déchirée. Dans cette mesure, il frôle, avec les moyens qui lui sont propres, l’expérience du voyage. Quelques poètes espagnols contemporains, lus par Bénédicte Mathios, nous permettent d’accorder foi au pouvoir de dévoilement d’une littérature qui parcourt les « espèces d’espaces » sociaux et idéologiques que le sujet habite. Dérives, portraits et poèmes : telles sont les lignes directrices selon lesquelles s’organise un dossier qui demande bien entendu à être complété et enrichi. Un voyage peut en cacher un autre qui nous entraîne en des lieux dont la caractérisation est indécise. Le voyageur est en outre celui qui construit son espace, incommensurable aux données objectives que la carte consigne. La fiction ou l’énoncé lyrique, enfin sont quelquefois les détours nécessaires qui nous mènent à une forme de connaissance du monde — bien éloignée de celle qui est véhiculée par un discours viatique obsédé par la recherche d’une vérité d’adéquation au demeurant bien illusoire. Dans tous les cas, les parcours de lecture ici proposés fragilisent l’idée selon laquelle l’expérience du déplacement relèverait d’une maîtrise, et d’une intentionnalité. C’est en ce sens qu’il est possible de soutenir cette proposition éminemment paradoxale : il est possible, parfois, et à certaines conditions qui dépendent du sens accordé au verbe « voyager », de changer de « pays » sans l’avoir voulu et sans s’en rendre compte.

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Roland Le Huenen Université de Toronto [email protected]

Rebut: 15 de gener del 2015 Acceptat: 20 de maig del 2015

Resum Derives viàtiques: El viatge en els camins de l’imaginari Tot relat de viatge tendeix a la revelació d’un saber eixit de l’experiència visual a la qual es barreja un repertori de coneixements arxivats provinent de lectures circumstancials. Concebre un “sense saber-ho” del text només és aleshores possible amb la condició de postular un efecte de lectura únic capaç de restituir un conjunt temàtic divers, susceptible de coherència i d’unitat semàntica, però deslligat dels objectius manifests del Viatge. El sense saber-ho agafaria aleshores la forma d’una deriva o de derives d’un saber que el viatge primer cercava recollir i promoure, i que l’obliguen a obrir-se cap a d’altres recorreguts generalment senyalitzats pel segell de l’imaginari. Això ho podem observar en el doble cas del “Viatge de Grecia” que constitueix la primera part de l’Itinerari de París a Jerusalem (1811) de Chateaubriand i del Viatge a Espanya (1843) de Théophile Gautier. Així, pel que fa al primer, a les motivacions estètica i culta, objectius reconeguts del Viatge, s’hi afegeix la motivació política que condueix a considerar el “Viatge de Grecia” des d’un altre punt de vista, el del manifest de la professió de fe. Respecte al segon, al marge del viatge es manifesta un segon desplaçament, un circuït en zig-zag més que un itinerari, que te per objecte un discurs sobre l’art. No tematisat en el text, fragmentat, trossejat, disseminat, aquest discurs ha d’ésser reconstituït per la lectura que és l’únic instrument que li pot donar homogeneïtat i hi sorprendre en acte la subjectivitat de l’autor.

Paraules Clau Viatge, sense saber-ho, imaginari, deriva, saber.

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Résumé Dérives viatiques : Le Voyage sur les chemins de l’imaginaire Tout récit de voyage vise à la révélation d’un savoir issu de l’expérience visuelle à laquelle se mêle un répertoire de connaissances archivées provenant de lectures circonstanciées. Concevoir un « insu » du texte n’est dès lors possible qu’à la condition de postuler un effet de lecture seul capable de restituer un ensemble thématique disparate, susceptible de cohérence et d’unité sémantique, mais décroché des objectifs affichés du Voyage. L’insu prendrait alors la forme d’une dérive ou de dérives d’un savoir que le voyage premier cherchait à recueillir et promouvoir, et qui l’obligent à s’ouvrir vers d’autres parcours généralement balisés par le sceau de l’imaginaire. C’est ce qu’il est possible d’observer dans le double cas du « Voyage de la Grèce » qui constitue la première partie de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand et du Voyage en Espagne (1843) de Théophile Gautier. Ainsi pour le premier, aux motivations esthétique et savante, objectifs avoués du Voyage, vient s’ajouter la motivation politique qui conduit à envisager le « Voyage de la Grèce » sous un autre jour, celui du manifeste et de la profession de foi. Quant au second, en marge du voyage se manifeste un second déplacement, un circuit en zigzag plus qu’un itinéraire, qui a pour objet un discours sur l’art. Non thématisé dans le texte, fragmenté, morcelé, disséminé, ce discours demande à être reconstitué par la lecture qui seule peut lui accorder une caution d’homogénéité et y surprendre en acte la subjectivité de l’auteur.

Mots Clés Voyage, insu, imaginaire, dérive, savoir.

Resumen Derivas viáticas: El viaje en los caminos del imaginario Todo relato de viaje tiende a la revelación de un saber surgido de la experiencia visual con la que se mezcla un repertorio de conocimientos archivados que provienen de lecturas circunstanciales. Concebir un “sin saberlo” del texto sólo es entonces posible con la condición de postular un efecto de lectura único capaz de restituir un conjunto temático diverso, susceptible de coherencia y de unidad semántica, pero desligado de los objetivos manifiestos del Viaje. El sin saberlo tomaría entonces la forma de una deriva o de derivas de un saber que primero el viaje buscaba recoger y promover, y que lo obligan a abrirse hacia otros recorridos generalmente señalizados por el sello del imaginario. Ello podemos observarlo en el doble caso del “Viaje de Grecia” que constituye la primera parte del Itinerario de París a Jerusalén (1811) de Chateaubriand y del Viaje a España (1843) de Théophile Gautier. Así, por lo que se refiere al

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primero, a las motivaciones estética y culta, objetivos reconocidos del Viaje, se añade la motivación política que conduce a considerar el “Viaje de Grecia” des de otro punto de vista, el del manifiesto de la profesión de fe. Con relación al segundo, al margen del viaje, se manifiesta un segundo desplazamiento, un circuito en zigzag más que un itinerario, que tiene como objeto un discurso sobre el arte. No tematizado en el texto, fragmentado, troceado, diseminado, este discurso debe de ser reconstituido por la lectura que es el único instrumento que puede darle homogeneidad y sorprender en acto la subjetividad del autor.

Palabras Clave Viaje, sin saberlo, imaginario, deriva, saber.

Abstract Travel narratives adrift: travelling on the paths of the imaginary Travel narratives aim at revealing a body of knowledge derived from visual experience and selected scholarly readings. Understanding what is unbeknown to the text is therefore only possible as a result of reading, since only the act of reading is able to restore a disparate thematic whole, capable of semantic coherence but remaining switched off from the displayed objectives of the journey. The « unbeknown » would henceforth appear as a different type of awareness drifting away from the knowledge initially postulated, and marked by the seal of the imaginary. This is what can be observed both in Chateaubriand’s « Voyage de la Grèce », the first part of Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), and in Théophile Gautier’s Voyage en Espagne (1843). To the narrative’s learned and aesthetic motivations, the avowed objectives of the journey to Greece, is added a political motivation which brings in a new and unexpected meaning, that of a manifest or a declaration of faith. As for Voyage en Espagne, close reading reveals, outside the journey itself, a second voyage, a circuit full of zigzags rather than an itinerary, which focuses on the issue of art. Fragmented, parcelled out, spread out, those thoughts and descriptive passages need to be reconstructed through the act of reading in order to acquire a form of homogeneity and to resurrect the writer’s concealed subjectivity.

Keywords Travel, unbeknown, imaginary, drifting, knowledge.

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Lorsqu’on interroge les récits de voyage d’écrivains, en particulier ceux du xixe siècle, la question de l’insu n’est pas celle qui se présente en premier lieu à l’esprit. Tout au contraire, l’ambition de ces récits semble d’abord tournée vers la divulgation d’un savoir qui surgit de la rencontre de lieux singuliers, de sites naturels, monuments, édifices, ruines, ou de mœurs et de traditions culturelles perçues dans leur altérité ou leur originalité. Ce savoir se révèle en grande partie tributaire de connaissances livresques accumulées et archivées, quoique l’antériorité du savoir en regard de l’expérience même du voyage, c’est-dire de la pratique visuelle qu’il engage, ne soit apparue qu’à une époque relativement récente. Dans l’antiquité grecque des vie et ve siècles avant notre ère l’hístōr était le témoin, et le témoin était celui qui savait, et qui savait parce qu’il avait vu, le voir s’imposant comme le garant du savoir. François Hartog rappelle l’importance qu’avait la vue pour Hérodote, ou plutôt l’autopsie (du grec ópsis) en ce que ce terme met l’accent sur la marque énonciative du sujet dans son témoignage1. On sait que pour Thucydide il n’existait d’histoire qu’au présent et que le savoir historique ne pouvait reposer que sur l’ópsis, sur ce que l’ hístōr avait vu de ses propres yeux ou sur le témoignage d’un témoin qui avait vu. Aristote affirme d’autre part dans la Métaphysique : « Nous préférons la vue à tout le reste. La cause en est que la vue est, de tous les sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et qui nous découvre le plus de différences2 ». J’ai vu donc je sais, et puisque je sais je suis en droit de dire, cette séquence verbale qualifiera pour les siècles à venir, et dans cet ordre, l’expérience du voyage et son expression, en particulier dans les relations des découvreurs et des explorateurs. L’aventure de ces premiers voyageurs se présentera en effet comme un déchiffrement du monde par le regard alors que l’objet de la découverte se signale comme la résultante immédiate de ce qui aura été visuellement perçu. Jacques Cartier par exemple place l’ensemble de ses trois voyages au Canada (1534-1541) sous l’égide de l’expérience et

1 François Hartog, Le Miroir d’Hérodote (1980), Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1991, Seconde partie, Chap. 2 « L’œil et l’oreille », p. 395-459. Paul Ricœur parallèlement constate : « Il ne faudra toutefois pas oublier que tout ne commence pas aux archives, mais avec le témoignage, et que, quoi qu’il en soit du manque principiel de fiabilité du témoignage, nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé, à quoi quelqu’un atteste avoir assisté en personne, et que le principal, sinon parfois le seul recours, en dehors d’autres types de documents, reste la confrontation entre témoignages » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 182). 2 Aristote, Métaphysique, trad. Jules Tricot, 980 a 25.

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celle-ci est d’abord définie comme une apologie et une célébration du balisage visuel3. Si Geoffroy Atkinson a pu recenser pour le xvie siècle 524 titres de récits de voyage pour le seul domaine français4, ce chiffre double au siècle suivant alors que se diversifie la figure du voyageur, et prend encore de l’ampleur au siècle des Lumières où la littérature de voyage bénéficie de l’écoute attentive du lectorat lettré et philosophique. La multiplication des voyages de proximité comme de circumnavigation et des récits qui en résultent a pour conséquence immédiate d’accroître de manière significative les connaissances géographiques, historiques et culturelles, et pour conséquence indirecte d’inverser la relation initialement posée entre le voir et le savoir. C’est ce que nous observons au xixe siècle, en particulier chez les écrivains voyageurs qui réunissent une documentation souvent considérable en prévision de leur voyage. Ainsi Chateaubriand affiche-t-il volontiers les lectures qu’il a faites préalablement à son voyage en Orient, pour le seul « Voyage de la Grèce » celles des ouvrages de ses prédécesseurs sur le terrain, Spon, Wheler, d’Anville, l’abbé Fourmont, Pouqueville, Choiseul-Gouffier, Pococke, Chandler, sans oublier le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de l’abbé Barthélemy et l’Histoire ancienne de Rollin qui lui avaient servi pour son Essai sur les révolutions, sans oublier non plus les auteurs grecs, en particulier Homère et Pausanias. Lamartine qui avait nolisé à Marseille au printemps de 1832 un navire pour se rendre en Orient avec sa famille rapporte que la plus grande chambre du navire contenait « une bibliothèque de cinq cents volumes, tous choisis dans les livres d’histoire, de poésie ou de voyage5 ». Si la relation du vu et du su demeure toujours primordiale dans le voyage et sa relation, le fait qu’elle est susceptible de s’inverser aboutit à modifier la fonction de l’expérience visuelle, qui n’étant plus à la source du savoir est désormais chargée d’en confirmer la véracité. « Un voyage en Orient, écrit Chateaubriand dans l’incipit de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem,

3 Jacques Cartier, Relations, édition critique par Michel Bideaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1986, p. 100 : « Et le jour saint Barnabé apres la messe ouye nous allames o nos barques oultre ledit hable vers l’ouaist descouvrir et veoirs quelz hables il y avoit ». 4 Geoffroy Atkinson, La littérature géographique française de la Renaissance : Répertoire bibliographique, Paris, A. Picard, 1927. Ces 524 titres sont repris en appendice des Nouveaux horizons de la Renaissance française, Paris, Droz, 1935, 502 p. 5 Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient 1832 1833 ou notes d’un voyageur, édition établie par Claude Pinganaud, présentée par Guy Fossat et François Thual, Paris, Arléa, 2008, p. 40.

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complétait le cercle des études que je m’étais toujours promis d’achever6 ». Confirmer, compléter, parachever le savoir livresque, telle semble bien être la finalité nouvelle dont se trouve investie sur le terrain l’autopsie du voyageur éclairé. Mais elle peut tout aussi bien infirmer et contredire ce que ce dernier croyait savoir. Dans une configuration ainsi informée par le cognitif et le visuel quelle serait donc la part et la place de l’insu ? Il importe d’abord de remarquer que le savoir du voyageur cherche à se propager, à se prolonger par un faire savoir, que le voyage déplacement trouve son ultime réalisation dans la relation qui a pour ambition de le donner en partage. Or ce que révèle cette relation, le récit viatique proprement dit, c’est ce que le voyageur a vu ou appris pendant son déplacement, ou encore ce qu’il a appris antérieurement à celui-ci et qu’il confronte avec les résultats de son observation. On saisit mal dès lors comment l’insu pourrait être une donnée spontanée du texte, une composante thématisée saisissable d’emblée au niveau de sa structure de surface ? Il ne peut tout au plus qu’être inféré, construit, postulé par un effet de lecture, encore que cette postulation ne peut trouver son origine que dans le texte même, car il semble peu concevable de la justifier par quelque intention d’auteur, en soi toujours suspecte, et qui de surcroît se déroberait à la conscience de celui-ci. Le texte dirait donc quelque chose à son insu, ou plus exactement la lecture d’un texte y produirait, par la synthèse d’éléments signifiants disparates, une configuration sémantique relativement homogène, mais manifestement autre en ce qu’elle ne figurerait pas dans les prémisses du discours. L’insu prendrait alors la forme dans la perspective qui nous occupe, c’est-à-dire celle de récits d’écrivains voyageurs au xixe siècle, d’une dérive ou de dérives d’un savoir que le voyage premier cherchait à recueillir et promouvoir, et qui l’obligent à s’ouvrir vers d’autres parcours généralement balisés par le sceau de l’imaginaire. C’est cette hypothèse que nous aimerions vérifier en prenant appui sur deux récits viatiques, le « Voyage de la Grèce » qui constitue la première partie de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand et le Voyage en Espagne (1843) de Théophile Gautier. Le « Voyage de la Grèce » indique d’entrée de jeu les deux motivations qui l’ont suscité : d’une part le désir de visiter les lieux où prenait place l’action des Martyrs alors en chantier afin d’en rapporter des images, projet esthétique qui relève de l’autopsie, d’autre part celui de compléter des

6 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Œuvres complètes, t. VIII. IX. X., édition critique de Philippe Antoine et Henri Rossi, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 207. Nous adoptons toutefois dans les citations de l’Itinéraire la graphie moderne en plutôt qu’en et en plutôt qu’en .

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connaissances culturelles en partie déjà acquises par la lecture, projet cognitif qui relève de l’ordre du savoir. Le premier projet s’avère fructueux comme en témoignent les passages du roman qui recoupent maintes descriptions du Voyage, et comme l’atteste Chateaubriand lui-même en conclusion de sa visite d’Athènes : « J’avais obtenu des idées claires sur les monuments, le ciel, le soleil, les perspectives, la terre, la mer, les rivières, les bois, les montagnes de l’Attique, je pouvais à présent corriger mes tableaux et donner à ma peinture de ces lieux célèbres les couleurs locales7 ». Le second projet par contre se solde par un échec. Grande est la déception du lecteur d’Homère quand il est confronté à la Grèce de 1806, terre dévastée, jonchée de monuments en ruines, soumise au joug du pouvoir ottoman qui tire profit de ses dépouilles et réduit ses habitants à un état de quasi esclavage. N’était-il pas parti vers la patrie d’Ulysse à la manière d’un Don Quichotte dont Michel Foucault qualifie ainsi l’aventure : « un parcours minutieux pour relever sur toute la surface de la terre les figures qui montrent que les livres disent vrai [... pour] transformer la réalité en signe, en signe que les signes du langage sont bien conformes aux choses elles-mêmes8 » ? Force est de reconnaître à notre voyageur que les livres ne disent pas vrai, ou ne le disent plus, et que le temps de l’Histoire a remplacé celui de la fable. Dans une lettre à Jean-Jacques Faget de Baure, datée de Constantinople, donc postérieure au séjour grec, Chateaubriand confie : « Ne voyez jamais, Monsieur, la Grèce que dans Homère. C’est le plus sûr9 », à quoi l’Itinéraire s’empressera de faire écho : « J’ai tant été trompé en Grèce, que le même sort m’attendait peut-être à Troie10 », où il n’avait pu se rendre. Comment assumer dès lors un tel hiatus entre le savoir qui demande à être confirmé et l’expérience qui le rejette ? Comment maintenir au long du voyage le souvenir d’Homère face aux exactions des pachas ? Sans thématiser ses solutions le texte viatique offre au lecteur suffisamment de prises pour reconstituer les choix discursifs qui répondent à ce dilemme et qui engagent à différents degrés le pouvoir de l’imaginaire. Tantôt le recours à l’analogie permettra d’associer un souvenir de lecture à une circonstance du voyage, favorisant ainsi une sorte de syncrétisme temporel grâce auquel l’épisode mythique serait comme réactualisé dans la dynamique viatique : « [Joseph] prépara un gigot de mouton, comme le compagnon

7 Itinéraire de Paris à Jérusalem, ibid., p. 350. 8 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 61. 9 Chateaubriand, Correspondance générale, P. Riberette éd., Paris, Gallimard « NRF », 1977, t. 1, p. 396. 10 Itinéraire, op. cit., p. 410.

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d’Achille, et me le servit sur le coin d’une grande pierre, avec du vin de la vigne d’Ulysse et de l’eau de l’Eurotas11 », ou encore à propos d’une invitation à un repas de noce qui l’oblige à renoncer à la visite d’un site : « Je sacrifiai sur- le-champ à M. Pengali les ruines d’Ioulis, où j’étais d’abord résolu d’aller, et je me déterminai, comme Ulysse, à prendre part aux festins d’Aristonoüs12 ». Les énoncés de ce type où joue à fond l’intertexte homérique et parfois virgilien sont légion. On trouverait encore une contamination de la contemplation actuelle du lieu par la trace écrite dans ce passage qui donne à voir le sac de la ville de Troie, alors que le voyageur observe de loin depuis son bateau le site de la cité disparue. De manière étonnante, la description fonctionne comme la reviviscence d’un souvenir oblitéré qui remonterait soudain à la conscience.

Tandis que je voyais fuir les rivages d’Ilion, je cherchais à me rappeler les vers qui peignent si bien la flotte grecque sortant de Ténédos, et s’avançant, per silentia lunae, à ces bords solitaires qui passaient tour à tour sous mes yeux. Bientôt des cris affreux succédaient au silence de la nuit, et les flammes du palais de Priam éclairaient cette mer où notre vaisseau voguait paisiblement13.

Le montage textuel est tel, que le lecteur, leurré par l’usage des temps verbaux, est tenté de confondre le passé mythique et le présent du voyage, ce qui est vu et ce qui est imaginé à partir de la description homérique. En somme perception et imaginaire se mêlent dans une même vision, sous la récitation des vers de l’Iliade qui prend la forme d’une incantation magique à effet hallucinatoire, s’efforçant d’annuler l’absence et la distance temporelle et de jouer la reconnaissance. C’est ce qu’on observe encore lors de l’excursion à Sparte qui donne lieu à un vaste travail de reconstitution mentale où la tentation de la fable se combine aux vestiges toujours visibles laissés par l’Histoire14. Mais ces opérations faussement mnémoniques qui cherchent à insuffler le frisson de la vie à des marbres inertes, semblables aux impressions du voyageur qui croit apercevoir les sculptures de Phidias s’animer et se mouvoir sous les lueurs d’un

11 Ibid., p. 282. 12 Ibid., p. 371. Chateaubriand veut dire Alcinoüs, roi des Phéaciens qui recueillit Ulysse lors de son naufrage sur l’île de Schérie et lui offrit un festin au cours duquel ce dernier conta ses aventures. 13 Ibid., p. 410. 14 Ibid., p. 275 : « J’ai compté dans ce vaste espace sept ruines debout et hors de terre, mais tout à fait informes et dégradées. Comme je pouvais choisir, j’ai donné à l’un de ses débris le nom du temple d’Hélène ; à l’autre, celui du tombeau d’Alcman [...} je me suis déterminé ainsi pour la fable,, et n’ai reconnu pour l’histoire que le temple de Lycurgue ».

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soleil matinal15, ne sont que des illusions momentanées, des visions fugaces et trompeuses. À d’autres moments le rêve prend la relève de la vision, comme pour exorciser l’expérience actuelle par trop décevante et en proposer, hors- temps, une alternative euphorique. Il s’agit en l’occurrence du passage, non moins étonnant que celui sur Troie, où le voyageur rêvant avoir reçu l’Attique en souveraineté s’imagine en promoteur, en bâtisseur de chemins et de villes à l’épreuve des déprédations des Turcs, en restaurateur des monuments qui renaissaient de leurs ruines et d’ « Athènes [qui] sortait du tombeau », avant de s’éveiller « Gros-Jean comme devant16 ». Cette anecdote en dit long sur le poids des déceptions accumulées, sur les velléités compensatoires et leur dénouement dérisoire. L’incapacité à transformer des traces écrites, archivées dans les annales de l’Histoire et de la fable en tableaux contemporains, compromet définitivement l’un des buts du périple qui était de conforter le savoir par l’expérience. Décidément le voyage tel qu’il s’effectue ne ressemble en rien à ce à quoi Chateaubriand s’attendait, identique sans doute dans son itinéraire au déplacement anticipé, mais bien différent de la signification projetée. On ne peut manquer de souligner le contraste frappant qui surgit de la confrontation entre l’évocation de Corfou, aperçue de loin quelques jours avant de toucher terre, évocation foisonnante de références culturelles qui célèbrent la Grèce, berceau de la civilisation, et le triste signalement de Modon, lieu effectif du débarquement en Morée, où règnent « partout le silence, l’abandon et l’oubli17 ». Autre signe de la dérive du voyage, l’apparition en finale d’une troisième motivation, ignorée du projet initial, et dont la conséquence est d’en détourner le sens, tout au moins en partie. La célèbre méditation au Cap Sounion qui clôt le récit du « Voyage de la Grèce » s’attache à élucider les causes de la décadence des grandes républiques depuis le conflit fratricide qui opposa la Ligue de Délos à celle du Péloponnèse, la domination de la Macédoine, les ravages de Sylla, l’occupation romaine, jusqu’à la tyrannie ottomane. Les abus dont celle-ci est rendue responsable sont rappelés par amplification, abus de toutes sortes, terriblement dommageables envers les droits de la personne, les libertés, l’économie et les produits du génie humain. C’est une dénonciation en règle du despotisme, stigmatisé sans nuances, qui sert de conclusion au voyage, et dont les effets s’étendront bien au-delà de son récit, par les prises de position ultérieures et les écrits de Chateaubriand en faveur de la cause

15 Ibid., p. 334. 16 Ibid., p. 352. 17 Ibid., p. 217-219 et 223.

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hellène, mais aussi à l’encontre du régime impérial de Napoléon. S’ajoutant aux motivations esthétique et savante, la motivation politique oblige dès lors à envisager la relation viatique sous un autre jour, celui du manifeste et de la profession de foi. Soulignons en particulier le choix symbolique du lieu d’énonciation, le Cap Sounion. Lecteur attentif du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce auquel il se réfère souvent dans l’Itinéraire, Chateaubriand ne pouvait ignorer l’existence de la planche 35 de l’Atlas qui représente Platon discourant au Cap Sounion au milieu de ses disciples et le chapitre 59 de l’ouvrage qui lui correspond, dans lequel l’abbé Barthélemy fait intervenir Platon sur le sujet de la formation du monde, discours cosmologique dont les arguments sont repris du Timée. Selon le Timée, l’un des derniers dialogues platoniciens, la matière amorphe (khóra) prend une forme ordonnée et vivante, le cosmos, doté d’une âme, d’une intelligence et de mouvement, sous l’action positive et créatrice d’un démiurge dont la loi est celle de l’intellect (noûs). Créé à l’imitation du monde dont il occupe le sommet, l’homme a pour devoir d’imiter son modèle et de reproduire en lui-même, en son âme, la perfection des cycles célestes. La physique du Timée est donc téléologique et en tant que telle vise une réalisation morale. Microcosme à l’intérieur du macrocosme, consubstantiel à l’univers, l’être humain est placé dans une obligation éthique. Toutefois ce dessein éthique demande l’intercession d’une propédeutique politique. Si la vertu est l’objectif que le démiurge prescrit au comportement humain, il est alors d’autant plus impératif d’adopter un mode d’organisation de la cité propre à éduquer les citoyens et à les faire vivre au sein de la justice. Et c’est à cette attente que répond La République. Or la méditation de Chateaubriand au Cap Sounion inverse radicalement les termes de la problématique du Timée. Il ne s’agit plus de décrire la formation d’un univers juste et ordonné conforme à la volonté d’une intelligence démiurgique. Le voyageur au contraire y dresse le tableau d’un monde défait et qui continue de se défaire sous le joug d’un disdar, « tyran automate [... qui tout en fumant sa pipe] promène stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d’Épidaure18 », tableau du berceau de la civilisation devenu tombeau, de l’avilissement de l’être humain, de la destruction et du mépris du génie artistique. Telle est la charge qui aboutit à cette conclusion : « En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit19 », illusion du savoir infirmé par l’observation des faits.

18 Ibid., p. 361. 19 Ibid., p. 360.

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La dérive viatique que l’on peut reconstituer dans le Voyage en Espagne de Théophile Gautier est d’une autre nature et relève d’une autre procédure. S’il n’est pas le premier en date des voyages de Gautier, le Voyage en Espagne est celui qui amorce une esthétique et une poétique du genre dont les relations de voyages ultérieurs seront largement tributaires. Publié pour la première fois en volume en février 1843 sous le titre Tra Los Montes, il prend son titre actuel lors de l’édition Charpentier de 1845, revue, corrigée et sensiblement augmentée. C’est au printemps de 1840 que Gautier se rend en Espagne en compagnie de son ami Eugène Piot, amateur d’objets et d’œuvres d’art et désireux d’enrichir ses collections. Piot comptait notamment mettre à contribution l’expertise de Gautier en matière de peinture. L’itinéraire du voyage est au demeurant on ne peut plus conventionnel. Les deux compagnons ne quittent guère les sentiers battus du tourisme espagnol. Partis de Bayonne le 11 mai, ils prendront la route de Vitoria, passeront quelques jours à Burgos, la capitale de la Vieille-Castille, puis à Valladolid, séjourneront un mois environ à Madrid d’où ils se rendront à l’Escurial, puis à Tolède pour une visite de quelques jours, avant de revenir à Madrid pour en repartir le 27 juin, selon un itinéraire en ligne droite qui les mènera à Grenade, Malaga, Cordoue et Séville qu’ils quitteront à destination de Cadix en descendant le Guadalquivir. À partir de Cadix le périple espagnol se prolongera par voie de mer selon les étapes de Gibraltar, Carthagène, Valence, Barcelone, pour se terminer à Port-Vendres au matin du 2 octobre 1840. Pour Gautier en quête de pittoresque tout ce qui tombe sous le regard devient objet de description, le sublime comme le trivial, le palais magnifique comme l’humble posada, la cathédrale à l’architecture la plus travaillée comme le campement le plus sommaire, les toiles du Prado comme les spectacles de corrida, la basquine des andalouses comme ces grands morceaux d’amadou dont se drapent les hidalgos loqueteux de Burgos. Ce Voyage manifeste une volonté d’ouverture, une curiosité sans cesse renouvelée et avivée par la variété des espaces urbains ou ruraux, des paysages de montagne ou de plaine, des us et coutumes régionaux. Gautier se plaît à rappeler occasionnellement à son lecteur qu’il prend au sérieux son devoir de touriste descripteur, quels que soient les obstacles rencontrés. Relevons cette déclaration humoristique parmi d’autres :

L’heure marquée pour le départ approchait, et je retournai à la posada mouillé par ma transpiration comme s’il eût plu à verse, mais satisfait d’avoir fait mon devoir de voyageur par une température à durcir les œufs20.

20 Théophile Gautier, Voyage en Espagne, (1843), texte établi, présenté et annoté par Jean- Claude Berchet, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 303.

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Telle est l’ambition première et avouée du Voyage en Espagne et qui répond à première vue aux attentes du lecteur familier du genre. Cependant en marge du voyage ainsi défini et s’y greffant par le biais de la description, se manifeste un second déplacement, un circuit en zigzag plus qu’un itinéraire, qui a pour objet un discours sur l’art, ou plus exactement sur la conception que se fait Gautier de la « transposition d’art », pour reprendre l’expression de Maxime Du Camp21, transposition de la sculpture et de l’architecture en verbal, de leur donner à voir en ekphrasis. Non thématisé dans le texte, fragmenté, morcelé, disséminé, ce discours demande à être reconstitué par la lecture qui seule peut lui donner un semblant d’homogénéité et y surprendre en acte la subjectivité de l’auteur, en somme une réflexion sur l’art et sa représentation qui est aussi une réflexion sur soi. Si le Voyage n’est pas pour Théophile Gautier l’occasion d’explorer les méandres de son moi, ce n’est pas dire pour autant que la subjectivité est absente de ses descriptions. Celles- ci donnent au contraire l’impression d’un usage particulièrement réfléchi du monde qui y est décrit, et l’humour et l’ironie sont des procédés parmi d’autres qui contribuent à infléchir l’observation dans la mouvance du sujet, alors que l’attention portée au détail, curieux ou pittoresque, sert encore à inscrire l’objet décrit dans le champ de la subjectivité. Pourquoi, d’autre part, vouloir faire de cette rencontre avec l’art et avec soi, les deux apparaissant liés comme l’endroit et l’envers d’une même expérience, l’enjeu d’un second voyage ou d’un voyage dérivé ? C’est que cette réflexion parallèle n’est pas donnée d’un bloc, elle est, comme je vais essayer de le montrer, progressive et mobile, elle épouse les étapes du voyage physique et évolue de façon concomitante. Le regard que pose Gautier sur la cathédrale de Burgos, première station de ce périple au second degré, est celui d’un admirateur inconditionnel de l’art gothique, qui s’extasie devant le génie dont les architectes et les artistes du Moyen Âge ont fait preuve pour résoudre le difficile problème de « l’unité dans l’aspect et [de la] variété infinie dans le détail22 ». La description est laudative dans son intégralité, use à l’envi de l’hyperbole et de l’énumération cherchant à rendre le caractère sublime du monument et la merveilleuse richesse de son ornementation. Un exemple suffira à donner le ton de cette représentation magnifiée : « En levant la tête, on aperçoit une espèce de dôme formé par l’intérieur de la tour dont nous avons déjà parlé ; c’est un gouffre de sculptures, d’arabesques, de statues, de colonnettes, de nervures, de lancettes,

21 Maxime Du Camp, Théophile Gautier, Paris, Hachette, s.d., p. 95. 22 Voyage en Espagne, op. cit., p. 101.

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de pendentifs à vous donner le vertige. On regarderait deux ans qu’on n’aurait pas tout vu23 ». Le même registre se maintient tout au long du passage descriptif qui tend vers l’exhaustivité, rendant compte méthodiquement de ce « chef- d’œuvre incomparable », de « cet immense madrépore », du portail « brodé, fouillé comme une dentelle », des « deux flèches [...] ciselées jusque dans les moindres détails », des sacristies rehaussées de toiles de Murillo, du Greco, d’Andrea del Sarto, du transept dominé par cette voûte renversée comme un gouffre dont la perspective appelle à la transcendance, des bas-reliefs dont cette Passion de Jésus-Christ par Philippe de Bourgogne où « la finesse des têtes et le précieux des détails, vaut tout ce qu’Albert Dürer, Hemeling ou Holbein ont fait de plus délicat et de plus suave avec leur pinceau de miniaturiste24 ». La description atteste une étonnante acuité de vision, elle-même révélatrice d’une forme d’envoûtement ou de sidération, pour reprendre le mot de Michel Viegnes25 : « Nous sortîmes de la cathédrale éblouis, écrasés, soûls de chefs- d’œuvre et n’en pouvant plus d’admiration26. » Pourtant, cette exaltation a son envers dans le sentiment d’accablement qui accompagne la contemplation de tels chefs-d’œuvre. L’écrivain-voyageur se sent bien petit devant le génie de ces artistes inconnus capables de créer de telles merveilles, il doute de son talent, de son utilité, envahi par une mélancolie qui prend sa source dans la certitude que son art ne pourra jamais égaler le leur, et l’idée de la mort se présente à son esprit.

Un profond sentiment de tristesse me serre le cœur lorsque je visite un de ces prodigieux édifices des temps passés ; il me prend un découragement immense, et je n’aspire plus qu’à me retirer dans un coin, à me mettre une pierre sous la tête, pour attendre, dans l’immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue [...] Qu’est-ce qu’une mince feuille de papier à côté d’une montagne de granit ?27

Étonnant retournement de la formule hugolienne où c’est la cathédrale qui vient défier le livre par auteur interposé.

23 Ibid., p. 95. 24 Ibid., p. 93-104. 25 Michel Viegnes, « Trois degrés d’étrangeté dans le Voyage en Espagne et España », dans « ‟La maladie du bleuˮ : art de voyager et art d’écrire chez Théophile Gautier », Bulletin de la société Théophile Gautier, No 29, 2007, p. 144. 26 Voyage en Espagne, op. cit., p. 107. 27 Ibid., p. 95-96.

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Un contraste notable avec ce portrait de l’artiste en poète déchu est offert par la description de ces nombreuses scènes centrées sur la personne du voyageur aux prises, dans le quotidien du voyage, avec l’incommodité des moyens de transport, la maigre pitance des posadas, les mauvais vins provenant d’outres qui sentent le bouc, la chaleur torride, la faim et la soif. Ici triomphent la bonne humeur, la verve du conteur, sa formidable disposition à rire des situations triviales et cocasses et à se moquer de lui-même. On pourrait aussi rappeler la joie quasi enfantine avec laquelle il décrit la veste de majo orné d’un pot à fleurs éclatant qu’il commande chez un tailleur de Grenade et qu’il arbore hardiment à la grande corrida de Malaga, ou encore ce passage bouffon qui dépeint Gautier et son compagnon allongés sur le matelas d’une galère « dans une position assez semblable (pardonnez-nous la trivialité de la comparaison) à celle des veaux que l’on porte au marché28 ». Qu’il nous suffise pour le moment de prendre acte de cette divergence dans l’ordre des sensations et des sentiments. La description de la cathédrale de Tolède constitue la deuxième étape de ce parcours artistique et identitaire. À peine moins développée que la précédente, elle en maintient le ton admiratif, l’usage de l’hyperbole et l’humilité des formules, comme par exemple : « le maître-autel [...] dont la description la plus minutieuse ne donnerait qu’une bien faible idée29 ». L’emploi de l’énumération à effet cumulatif et laudatif y est cependant moins fréquent et on noterait un recours plus libre aux métaphores et aux comparaisons : le clocher du sanctuaire, par exemple, est revêtu « d’une couleur de rôtie grillée, d’un épiderme hâlé comme celui d’un pèlerin de Palestine », ou encore « la musique y est meilleure qu’au théâtre, et la pompe du spectacle n’a pas de rivale [...] lieu attrayant, comme l’Opéra à Paris30 ». S’il reste toujours sous le charme, le relateur semble récuser son état antérieur de sidération pour accéder à un registre d’expression plus délié et plus personnel, plus émancipé aussi peut-être, marqué insidieusement par la métaphore théâtrale qui se prolonge par la mention de la garde robe de la statue de la Vierge, trousseau jugé bien plus étincelant que celui de Cléopâtre, d’une duchesse du Moyen Âge, ou d’une « courtisane vénitienne du temps de Titien31 ». L’inquiétude intérieure est cependant toujours présente, voire aggravée, mais déplacée dans un autre décor, celui de l’Alcazar de Tolède, alors que le

28 Ibid., p. 328. 29 Ibid., p. 198. 30 Ibid., p. 197 et 202. 31 Ibid., p. 204.

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regard du voyageur se perd dans la contemplation d’un paysage que la riche palette du soleil couchant convertit en tableau.

Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j’allais me réveiller en sursaut [...] Par un de ces sauts d’idées si fréquents dans la rêverie, je pensai à ce que pouvaient faire mes amis à cette heure ; je me demandai s’ils s’apercevaient de mon absence, et si, par hasard, en ce moment même où j’étais penché sur ce créneau dans l’Alcazar de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche aimée et fidèle. Apparemment, la réponse intérieure ne fut pas affirmative ; car, malgré la magnificence du spectacle, je me sentis l’âme envahie par une tristesse incommensurable32.

Sentiment d’étrangeté, d’une double absence à soi et aux autres, doute sur sa propre identité, le voyageur atteint ici le fond d’une angoisse qui n’est plus simplement esthétique mais existentielle. L’expérience pour surprendre n’en exhale pas moins un accent de vérité puisqu’on la retrouve évoquée dans le poème liminaire d’España, intitulé « Départ » (1841). L’argument y réunit dans une même méditation les motifs du voyage « aux préceptes amers », de l’absence qui en résulte et qui engendre « l’oubli dans les cœurs les plus chers » et dans son propre cœur, de sa propre inutilité, voyage et absence enfin assumés comme signes avant-coureurs et apprentissage de la mort, cet autre voyage, thématique qui, somme toute, reste assez proche de celle de « Thébaïde » (1838), dont je rappelle quelques vers :

Je veux dans le néant renouveler mon être, M’isoler de moi-même et ne plus me connaître ; Et comme en un linceul, sans y laisser de pli, Rester enveloppé dans mon manteau d’oubli.

S’il est vain pour le poète de « Départ » de chercher dans les méandres du voyage terrestre une réalité nouvelle et régénératrice qui ne peut dévoiler que sa nudité, seul subsiste « le manteau que lui file à son rouet d’ivoire / L’imagination, menteuse qu’il faut croire ». C’est bien ce qui semble se produire durant la troisième et dernière étape du cheminement allégorique.

32 Ibid., p. 193.

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Alors que s’amorce la fin du voyage, l’évocation de la cathédrale de Séville inaugure un changement assez radical de l’économie descriptive. Certes à la vue du sanctuaire le voyageur est-il encore « écrasé de magnificences, rebuté et soûl de chefs-d’œuvre33 », mais ce gigantisme loin de brider l’imagination l’exalte et libère l’écriture, échauffe son pouvoir créatif dont le débordement jubilatoire mélange les registres.

C’est une montagne creuse, une vallée renversée, Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu, qui est d’une élévation épouvantable ; des piliers gros comme des tours, et qui paraissent frêles à faire frémir, s’élancent du sol ou retombent des voûtes comme les stalactites d’une grotte de géants. Les quatre nefs latérales, quoique moins hautes, pourraient abriter des églises avec leur clocher [...] Le cierge pascal, grand comme un mât de vaisseau, pèse deux mille cinquante livres. Le chandelier de bronze qui le supporte est une espèce de colonne de la place Vendôme [...] Les orgues, d’une proportion gigantesque, ont l’air des colonnes basaltiques de la caverne de Fingal, et pourtant les ouragans et les tonnerres qui s’échappent de leurs tuyaux, gros comme des canons de siège, semblent des murmures mélodieux [...] Séville s’affaissait déjà derrière nous [...] la cathédrale grandissait et prenait des proportions énormes, comme un éléphant debout au milieu d’un troupeau de moutons couchés34.

Cette description pantagruélique est tout simplement grotesque, mais aussi libératrice, joyeuse, porteuse d’un humour tonique et vivifiant qui réconcilie le contemplateur consciencieux et accablé des splendeurs architecturales et le jovial compagnon de voyage qui hante les grands chemins d’Espagne. Comment rendre compte d’un tel revirement ? Celui-ci tient sans doute à plusieurs raisons. D’abord le sanctuaire contemplé à Séville est non seulement hors du commun par ses dimensions, mais aussi composite, de l’aveu même du relateur, en ce qu’il mélange les styles, le gothique sévère mais aussi la manière très ornée du plateresque espagnol, le rococo, le grec et le romain35. Ensuite la visite de l’Escurial, qualifié d’emblée de « Léviathan d’architecture36 », avait représenté pour Gautier l’occasion d’un premier

33 Ibid., p. 362. 34 Ibid., p. 360-361 et p. 370. 35 Ibid., p. 363. 36 Ibid., p. 175.

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détachement envers l’architectonique d’inspiration chrétienne jugée ici de manière très négative comme une démesure monstrueuse du gothique.

Sans me piquer d’une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale gothique sans éprouver un sentiment mystérieux et profond, une émotion extraordinaire, et sans la crainte vague de rencontrer au détour d’un faisceau de piliers le Père éternel lui-même [...] Dans l’église de l’Escurial, on est tellement abattu, écrasé, on se sent si bien sous la domination d’un pouvoir inflexible et morne, que l’inutilité de la prière vous est démontrée. Le Dieu d’un temple ainsi fait ne se laissera jamais fléchir37.

Cette impression d’écrasement qui n’est plus ici ce sentiment d’accablement, évoqué plus haut, devant la sublimité d’un art dont la perfection intimide, mais la révélation existentielle d’une impuissance fondamentale, d’un état d’asthénie morbide quasi métaphysique, est encore accentuée par l’incursion dans la crypte de l’édifice qui prend les allures d’une descente aux enfers.

Le monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids ; il vous entoure, il vous enlace et vous étouffe ; vous vous sentez pris comme dans les tentacules d’un gigantesque polype de granit. Les morts que renferment les urnes sépulcrales paraissent plus morts que tous les autres, et l’on a peine à croire qu’ils puissent jamais venir à bout de ressusciter. Là, comme dans l’église, l’impression est sinistre, désespérée ; il n’y a pas à toutes ces voûtes mornes un seul trou par où l’on puisse voir le ciel38.

L’expérience relève du cauchemar et la sortie de la crypte, de l’église et du palais est consignée comme autant d’étapes pour s’évader d’un mauvais rêve hanté par des images d’écrasement et de mort. Le retour à Madrid est un retour à la vie car « peu de personnes reviennent de l’Escurial ; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l’on s’y brûle la cervelle, pour peu qu’on soit Anglais39 ». Et comme pour exorciser cette épreuve terrifiante,

37 Ibid., p. 179. 38 Ibid., p. 180. 39 Ibid., p. 182-183. Je suis redevable à Alain Guyot, qui édite le Voyage en Espagne pour les Œuvres complètes de Gautier chez Champion, d’avoir attiré mon attention sur la description de l’Escurial qui avait initialement échappé à mon analyse.

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l’épisode se termine sur un ton badin par l’évocation d’une reddition assez cocasse de voleurs. Enfin, la visite faite antérieurement de la mosquée de Cordoue invite Gautier à prendre un second recul à l’égard de son appréciation de l’art chrétien et représente cette fois une source positive de dépaysement critique. « L’impression que l’on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l’islamisme [...] n’a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l’architecture40 ». Il estime encore qu’en regard de la finesse d’exécution du plafond de cette portion de l’édifice que l’on appelle le Mirah, « les gothiques [...] ont quelque chose de souffreteux, d’émacié, de malingre, qui sent la barbarie et l’enfance de l’art41 ». Chercheur incorrigible de pittoresque, Gautier en outre exotise volontiers le réel. C’est ainsi qu’il soutient que l’Espagne méridionale appartient plus à l’Orient qu’à l’Europe, qu’il va jusqu’à regretter « que les Mores [n’y] soient pas restés maîtres42 », qu’il compare les attaques de diligence sur les chemins de la Manche à des actes de piraterie barbaresque43, et qu’il défend l’idée que les tableaux des peintres orientalistes Decamps et Marilhat donnent une plus juste représentation de l’Espagne que ceux de l’école espagnole44. Il est indéniable que les paysages, la luminosité et la profusion de couleurs de l’Andalousie ont profondément marqué notre voyageur. S’il lui arrive encore d’être en proie à la morosité, celle-ci y prend une teinte plus douce. « Que d’heures j’ai passées là [dans les jardins de l’Alhambra], dans cette mélancolie sereine si différente de la mélancolie du Nord [...] recommandant à mes yeux de bien saisir chaque forme, chaque contour de l’admirable tableau qui se déployait devant eux, et qu’ils ne reverront sans doute plus45 ». En somme le revirement observé pourrait bien être une catharsis, un premier remède contre la « maladie gothique » dont Gautier dira ailleurs que seule la vue du Parthénon a pu le guérir46. Je conclus. L’expérience visuelle est au centre du voyage et de sa relation. Source d’émotions et de réflexions révélatrices de la subjectivité du

40 Ibid., p. 345. 41 Ibid., p. 347-348. 42 Ibid., p. 344. 43 Ibid., p. 183 : « Les voleurs se divisaient le butin et se disposaient à emmener les prisonniers dans la montagne pour se faire payer une rançon par les familles (ne dirait-on pas que cela se passe en Afrique ?) ». 44 Ibid., p. 268. 45 Ibid., p. 267. 46 « Sommités littéraires : M. Théophile Gautier », L’Illustration, 9 mars 1867, repris en 1874 dans Portraits contemporains.

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voyageur, elle se manifeste par les rapports qu’elle entretient avec le savoir archivé et la doxa dont celui-ci est initialement porteur. Or ces réactions se présentent généralement sous une forme éclatée, fragmentée, qui dissémine le sens au long du texte et compromet sa portée pour ne proposer que des adhérences sémantiques ponctuelles et atomistes. Philippe Antoine et Alain Guyot dans leurs travaux respectifs sur les récits de voyage de Chateaubriand ont bien montré le caractère hétérogène de ces derniers et le morcellement de leur agencement discursif47. Cela tient en grande partie à la nature parataxique de leur économie narrative. Contrairement au récit de fiction où la logique de la conséquence règle la chronologie, ce qu’Aristote avait été le premier à remarquer à propos de la composition de la tragédie et de la distinction entre le dire du poète et celui de l’hístōr48, la relation de voyage ne considère que la seule consécution. Les événements se juxtaposent dans le temps sans qu’intervienne entre eux une relation de nécessité, ce qui favorise notamment l’enchâssement de digressions où viennent se glisser des appels à l’imaginaire et à la subjectivité, comme ces analogies à effet compensatoire relevées dans le « Voyage de la Grèce », ou ces moments de rêverie ayant pour objets l’absence ou la mort dans le Voyage en Espagne. Mais la conséquence majeure de cette dominante consécutive est de brouiller le déploiement du sens. Certes tout est dit dans le texte, mais tout n’y est pas également signifiant, et inversement tout ce qui est signifiant n’y est pas nécessairement immédiatement perceptible, ce qui témoigne d’une actualité sémantique en suspens, implantée comme à l’insu des énoncés particuliers, et qui ouvre sur les deux branches d’une alternative. Premièrement, le sens, jusque là retenu, peut être révélé dans sa finalité globale par un choix narratif, à un moment stratégique du texte, généralement en conclusion49, comme cela se produit pour la méditation du Cap Sounion qui bénéficie en outre, par le jeu conjoint de la connotation et de l’imaginaire, d’une amplification à caractère philosophique. Deuxièmement, le sens peut aussi rester latent, insoupçonné, jusqu’à ce que la

47 Philippe Antoine, Les récits de voyage de Chateaubriand, Paris, Champion, 1997, p. 117-123 et Itinéraire de Paris à Jérusalem de François de Chateaubriand, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2006, p. 20-27 ; Alain Guyot et Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, l’invention du voyage romantique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 35-65. 48 Aristote, Poétique, IX et X, 1451 b 1 et 1452 a 18, introduction, traduction et annotations de Michel Magnien, Le Livre de poche classique, 1990. 49 Paul Ricœur fait remarquer que la conclusion « donne à l’histoire un ‘point final’, lequel, à son tour, fournit le point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un tout », Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983, p. 130.

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lecture, interrogeant le discours dans son épaisseur plus que dans sa linéarité, dans son amplitude paradigmatique plus que dans son flux syntagmatique, relie des énoncés textuellement distants les uns des autres afin de restituer un sens autre, plus riche et plus prégnant que la somme des significations particulières. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans mon analyse du Voyage en Espagne. Contrairement à l’opinion reçue et qu’il a peut-être lui-même contribué à conforter, aidé en cela par l’ami Du Camp50, Gautier n’est pas simplement un œil qui ne verrait, selon Zola, « que les arbres et les pierres des pays qu’il traversait, sans jamais pénétrer jusqu’à l’homme51 ». Il est aussi un voyageur sensible, un artiste engagé qui s’interroge avec une grande intensité, parfois jusqu’à l’angoisse, sur le sens de l’art, la créativité et le talent artistiques, ainsi que sur les limites de la représentation, ce qui donne à la question que lui avait malicieusement posée Henri Heine, à la veille de son départ, une pertinence qui va bien au-delà de la relation et de la fidélité aux modèles établis de l’exotisme espagnol : « Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé52 ? »

50 Maxime Du Camp écrit dans son Théophile Gautier, op. cit., p. 94-95 : « Chez lui, ‘l’œil du peintre’ a une puissance extrême, cet œil qui sait où se fixer, qui perçoit simultanément l’ensemble et le détail, la ligne et la couleur, qui emmagasine l’image contemplée et ne l’oublie jamais ». 51 Émile Zola, « Théophile Gautier », dans Documents littéraires : études et portraits, Paris, Charpentier, 1882, p. 142. 52 Voyage en Espagne, op. cit., p. 75 : « Encore quelques tours de roue, je vais peut-être perdre une de mes illusions, et voir s’envoler l’Espagne de mes rêves, l’Espagne du romancero, des ballades de Victor Hugo, des nouvelles de Mérimée et des contes d’Alfred de Musset. En franchissant la ligne de démarcation, je me souviens de ce que le bon et spirituel Henri Heine me disait au concert de Liszt, avec son accent allemand plein d’humour et de malice : Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé ? ».

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Philippe Antoine Université Clermont Auvergne, CELIS [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum L’home no necessita viatjar per engrandir-se La relació de viatge de l’època romàntica fa més que acceptar el revolt, el reivindica. Aquesta llibertat donada al viatger (i a qui relata) autoritza que es prenguin múltiples direccions, no sotmeses a una planificació prèvia i susceptibles com a conseqüència de provocar sorpreses de tots els ordres. Fan del viatger un ésser sacsejat per l’onada dels esdeveniments o les fluctuacions dels seus pensaments i humors que el relat acollirà de bona gana. Per poc que estigui completament ocupat pel seu jo, cec per un sofriment intens o per un excés de joia, l’homo viator pot experimentar la temptació de negar el món que l’envolta. De la mateixa manera, el més egotista o el més etnocentrista dels viatgers no aconseguirà mai abstreure’s totalment de les informacions que li arriben de l’exterior i que l’obliguen, per intermitències, a descentrar-se a desgrat seu. Les falles son múltiples que el porten al país dels llibres, del jo o dels somnis però, per evadir-se del món, cal sens dubte, tenir-lo davant dels ulls i a l’abast de la mà.

Paraules Clau Relat de viatge, romanticisme, somni, subjectivitat.

Résumé L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir La relation de voyage de l’époque romantique fait plus qu’accepter le détour, elle le revendique. Cette liberté accordée au voyageur (et au relateur) autorise que soient empruntées des directions multiples, non soumises à une planification

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préalable et susceptibles par conséquent de provoquer des surprises de tous ordres. Elles font du voyageur un être ballotté par le flot des événements ou les fluctuations de ses pensées et humeurs que le récit accueillera volontiers. Pour peu qu’il soit entièrement occupé de son moi, aveuglé par une intense souffrance ou un trop-plein de joie, l’homo viator peut éprouver la tentation de nier le monde qui l’entoure. Pour autant, le plus égotiste ou le plus ethnocentriste des voyageurs ne parviendra jamais à s’abstraire totalement des informations qui lui parviennent de l’extérieur et qui l’obligent, par intermittence, à se décentrer malgré lui. Les failles sont multiples qui mènent aux pays des livres, du moi ou des songes mais, pour s’évader du monde, il faut sans doute l’avoir sous les yeux et à portée de main.

Mots Clés Récit de voyage, romantisme, songe, subjectivité.

Resumen El hombre no necesita viajar para engrandecerse La relación de viaje de la época romántica hace algo más que aceptar el rodeo, lo reivindica. Esta libertad dada al viajero (y al que relata) autoriza que se tomen múltiples direcciones, no sometidas a una planificación previa y susceptibles como consecuencia de provocar sorpresas de todos los órdenes. Hacen del viajero un ser sacudido por el oleaje de los acontecimientos o las fluctuaciones de sus pensamientos y humores que el relato acogerá de buena gana. Por poco que se encuentre completamente preocupado por su yo, ciego por un sufrimiento intenso o por un exceso de alegría, el homo viator puede experimentar la tentación de negar el mundo que le rodea. De la misma manera, el más egotista o el más etnocentrista de los viajeros no conseguirá nunca abstraerse totalmente de las informaciones que le llegan del exterior y que lo obligan, a intervalos, a descentrarse a pesar suyo. Las fallas son múltiples que lo conducen al país de los libros, del yo o de los sueños, pero, para evadirse del mundo, es necesario sin lugar a dudas, tenerlo delante de los ojos y al alcance de la mano.

Palabras Clave Relato de viaje, romanticismo, sueño, subjetividad.

Abstract Man doesn’t need to travel to expand himself Travel narratives in the Romantic era do not just tolerate detours —they claim their right to make as many of them as they wish. This freedom granted to the

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traveller (and the narrator) allows for his taking multiple directions, subject to no prior planning and therefore likely to cause all sorts of surprises. They transform the traveller into a being carried along by exterior events, or else by fluctuations in his own thoughts and moods which his narrative in turn gladly welcomes. If he is entirely wrapped up in his own self, blinded by intense suffering or unbounded joy, the homo viator may very well feel tempted to forget about the world around him. But even the most egotist or ethnocentrist of travellers can never shield himself completely from the information which reaches him from the outside, forcing him at intervals to open up in spite of himself. There are multiple breaches leading to the lands of books, of the self, or of dreams, but, in escaping from the world, one is likely to keep it before one’s eyes and within reach.

Keywords Travel narrative, Romanticism, dream, subjectivity.

Le lecteur de récits de voyage accepte volontiers qu’on puisse parler de lieux où l’on n’a pas été1 et sait qu’il peut au contraire se révéler malaisé de décrire des contrées que l’on a parcourues2. Il est également convaincu que la mémoire ou l’imagination peuvent rémunérer les défauts du monde. Le texte viatique, si on le définit dans le sens strict de la relation d’un déplacement réellement effectué dans un espace étranger (ce qui suppose presque nécessairement une rencontre avec un ailleurs et un autre) accueille ainsi, et c’est heureux, une multitude d’infractions au pacte référentiel qui régit son économie d’ensemble. On notera au passage que ces excursions mentales ne sont perceptibles et pensables comme telles que si nous accordons foi à la réalité des données que le voyageur tente de faire partager à son lecteur. Mais si l’on admet, à la suite de Frédéric Tinguely, « que le véritable référent du texte viatique n’est pas l’espace lointain [...] mais plutôt l’expérience du lointain3 »

1 C’est l’argument d’un ouvrage de Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, Paris, Les Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2012. 2 Tel est en tout cas le sens du propos que Heine aurait tenu à Gautier : « Comment ferez-vous pour parler de l’Espagne quand vous y serez allé ». Théophile Gautier, Voyage en Espagne, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, GF Flammarion, 1981, p. 75. 3 Frédéric Tinguely, « Forme et signification dans le récit de voyage »,Le Globe, vol. 146, 2006, p. 58.

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il faut accorder une forme de vérité aux illusions des sens, aux vagabondages de l’esprit et à ces souvenirs livresques ou personnels qui sont actualisés dans le temps du voyage ou lors de son écriture. L’histoire du genre permet de réfléchir aux conditions de possibilité de ce régime essentiellement digressif qui tend à s’imposer dans les relations que l’on doit à des professionnels de l’écriture. Dans un article récent4, Roland Le Huenen dresse un panorama du récit de voyage à l’orée du romantisme : relations savantes, historiques, avènement de la sensibilité sont quelques- unes des étapes qui rythment cette évolution, par ailleurs indissociable d’un changement de statut du sujet qui devient progressivement personnage et cesse donc d’être une simple instance énonciative, le porte-parole d’une communauté, le support d’un point de vue ou le réceptacle de sensations. Les relations de l’époque romantique, même si elles se souviennent de leurs origines (par ailleurs diverses), ont certainement ceci de particulier qu’elles autorisent, grâce au coup de force lié à un double processus d’autobiographisation et de littérarisation, une liberté qui s’exerce sur différents plans de la relation. Il n’est plus de contenu obligé, ni de motifs interdits : on peut ainsi « évit[er] les monuments avec soin5 » ou « parle[r] éternellement de [soi]6. Le récit n’est pas tenu de se conformer à la logique de l’itinéraire et ce dernier peut ne pas en être un à proprement parler. De manière plus générale, le Voyage est entièrement soumis à l’arbitraire d’un relateur qui peut nous entraîner à n’importe quel moment où il veut, y compris en terres de fiction (comme en témoignent les contes qui peuvent s’inscrire dans le Voyage, les stratégies souvent retorses qui aboutissent à remettre en cause l’identité entre le voyageur et le personnage, l’émergence d’un romanesque viatique ou encore les liens compliqués qui se tissent entre romans et récits de voyage). La redéfinition de la notion même d’espace qui n’est plus seulement un lieu que l’on traverse ou que l’on habite mais également un lieu que l’on rêve et que l’on écrit a pour conséquence que l’on peut voyager à son insu, même si la proposition est éminemment paradoxale. Le propos qui va suivre tentera de proposer une petite typologie de ces moments où le relateur semble sortir de la carte, sans que l’exercice de sa volonté y soit nécessairement pour quelque chose. Perte de repères, cécité et autres conduites d’échec, refuge

4 Roland Le HUenen, « Le récit de voyage à l’orée du Romantisme », Viatica, n°1, 2014, viatica. univ-bpclermont/le-corps-du-voyageur/varia/le-récit-de-voyage-à-l’orée-du-romantisme. 5 Théophile Gautier, Une journée à Londres, dans Caprices et zigzags, Paris, V. Lecou, p. 114. 6 François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, in Œuvres complètes VIII-IX-X, dir. Béatrice Didier, éd. Philippe Antoine et Henri Rossi, Paris, Champion, 2011, p. 139.

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dans un autre monde seront successivement envisagés comme des polarités possibles de l’absence de contrôle qui conduit à remettre en cause l’idée d’un voyageur conscient du déplacement l’amenant à découvrir le territoire qu’il parcourt. Je m’en tiendrai pour ce faire à des textes qui se situent dans ce XIXe siècle français (sa première moitié, plus précisément) au cours duquel tous nos écrivains ou presque ont été sur les routes, en limitant mon champ d’investigation à des écrits qui s’affichent ouvertement comme des relations de voyage (et rendent de ce fait plus que problématique l’idée même d’un itinéraire suivi malgré soi).

À son insu de son plein gré

Admettons, au moins à titre heuristique, qu’existe une strate première dans un Voyage, destinée à relier les différentes étapes qui ponctuent le déplacement, elles-mêmes susceptibles de donner lieu à des expansions, de nature le plus souvent descriptives. Le titre qui suit, donné ici de manière incomplète, est celui d’un pastiche de Chateaubriand que l’on doit à René Perin : Itinéraire de Pantin au Mont Calvaire, en passant par la rue Mouffetard, le faubourg St.-Marceau, le faubourg St.-Jacques, le faubourg St.-Germain, les quais, les Champs-Élysées, le Bois de Boulogne, Neuilly, Suresnes, et en revenant par St.-Cloud, Boulogne, Auteuil, Chaillot, etc7. À partir de ces indications minimales, il est parfaitement possible d’imaginer (et pourquoi pas d’écrire ?) une ou plutôt des promenades urbaines. Les possibilités sont en effet multiples pour rallier telle ou telle étape et l’on sait bien que tous les chemins mènent à Rome. Rien n’empêcherait par ailleurs de consigner choses vues ou anecdotes, considérations historiques ou remarques d’ordre architectural, impressions ou méditations, souvenirs personnels ou livresques... tous éléments, en somme, qui entrent de plein droit dans le texte viatique tel qu’il se constitue au début du XIXe siècle. Ce montage de séquences hétérogènes et parfois non liées (non soumises en tout cas à une logique narrative), parfaitement acceptable dans le cadre du voyage personnel d’écrivain, a pour conséquence de perturber le programme initial ou de le soumettre à de multiples variantes. On nommera « détours » celles qui proviennent des inévitables aléas du voyage et « digressions » celles qui s’observent sur le plan de la mise en texte. Il faut commencer, pour ne pas être victime du syndrome de la lettre volée, par ces éléments factuels qui contrarient le projet initial (ceux-là mêmes que

7 Paris, J.-G. Dentu, 1811.

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le voyage organisé de notre époque contemporaine essaie de neutraliser) : une tempête qui dévie le navire, des populations hostiles qui obligent à se dérouter, la mauvaise volonté d’un guide, une fièvre subite... Chateaubriand, comme d’autres, a connu ce genre de mésaventures (il se désole ainsi, et se console vite, de ne pas avoir pu se rendre à Troie8). Elles l’ont retardé, ou l’ont empêché de se rendre sur des lieux qu’il entendait célébrer. C’est dans ce cas un voyage contraint qui se substitue au voyage désiré, voire au désir de ne pas voyager. De ces voyages forcés, la littérature de témoignage offre d’abondants exemples qui montrent le déplacement sur son versant le plus inadmissible, celui du déracinement et quelquefois de la violence la plus extrême. Ils ont à voir avec notre sujet, dans la mesure où celui qui part malgré lui ne sait généralement pas où il se rend, quand il arrivera et s’il reviendra. Pour autant, voyager contre son gré ne revient pas à voyager à son insu. Il convient donc d’évoquer la figure de celui qui se place, volontairement ou non, en situation d’être surpris par les rencontres inopinés que le monde peut offrir. Elles font sortir des sentiers battus et sont d’autant plus belles ou terrifiantes (mais la gamme est étendue entre ces deux pôles qui, par ailleurs, ne sont pas nécessairement opposés) qu’elles échappent à toute forme de prévision et transportent celui qui s’expose à ce type d’expérience en un territoire qu’il serait vain de vouloir cartographier. Toute perte de repère, puisque c’est bien de cela dont il est question, contredit l’idée même d’un trajet. Ceux qui pensaient avoir un but l’oublient très vite et préfèrent se perdre — ou, c’est selon, se promener. Ces deux modes de déplacement sont bien évidemment dissemblables. L’errance est parcours éternel d’un espace incommensurable. Cette face noire du voyage est inquiétante parce qu’elle est comme une immobilité qui ne tient pas en place, une offense aux profits quantifiables qu’on peut engranger en restant sédentaire ou en partant à la découverte de nouveaux mondes, un danger pour l’ordre établi. La promenade paraît au contraire un luxe, une activité en tout cas gratuite et source de plaisirs ou de joies, une pratique hautement socialisée qui obéit dans une certaine mesure à une stratégie de distinction. Il n’est au reste pas toujours facile, à l’époque du romantisme, de faire nettement le départ entre les deux termes. Comment nommer celui qui se plaît au contact de la libre nature ou laisse aller ses pas dans le labyrinthe des grandes villes ? Est-il promeneur ou errant ? Il faudrait pour répondre se demander quelle est la part du sourire et de l’inquiétude, de l’insatisfaction et du contentement dans des œuvres qui ne dissocient pas toujours, loin s’en faut, ces différentes tonalités. Il est sûr en tout cas que l’on peut errer près de

8 Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 410.

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chez soi et se promener autour du monde. « Le voyageur est [probablement] ce qui importe le plus dans un voyage9 », et il est en tout cas impossible de dissocier ces deux instances. Ce qui importe ici, pour le propos qui est le nôtre, relève d’une pratique de l’espace qui n’est pas soumise à un projet : revenir sur ses pas, aller d’un objet à l’autre, bifurquer sans savoir pourquoi... tels sont quelques-unes des modalités possibles d’une désorientation acceptée (elle se situerait plus du côté du promeneur) ou subie (qui est plus le fait de l’errant). Elles ont d’évidentes incidences sur la mise en texte du voyage. Il faudrait examiner précisément la liste de ces arts du voyage que contiennent la quasi-totalité des Voyages de la période romantique10. Ils thématisent la négation de tout projet. Gautier aime à se lancer au hasard dans les méandres de la ville, Hugo s’égare volontairement dans quelque chemin creux, Stendhal refuse d’arriver, Chateaubriand arpente les solitudes infréquentées des forêts américaines... le voyage véritable a échappé à toute intention, ceux qui partent pour partir ou voyagent pour voyager11 veulent ne pas savoir où ils vont et le disent, à l’instar de Hugo :

Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis continuer un peu ma route à pied, c’est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n’y manque pas. Rien n’est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. - A pied ! – On s’appartient, on est libre, on est joyeux ; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l’on déjeune, à l’arbre où l’on s’abrite, à l’église où l’on se recueille. On part, on s’arrête, on repart ; rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre12.

Ce bel éloge du détour, de l’incident, de la disponibilité à soi et au monde définit bien celui qui voyage à son insu de son plein gré ou qui, pour le dire autrement, a pour projet de ne pas en avoir.

9 André SuarÈs, Voyage du condottière [1910-1913], cité dans Jean-Didier Urbain, Le Voyage était presque parfait, Paris, Payot, 2008, p. 14. 10 Voir à ce propos Jean-Claude Berchet, « La préface des récits de voyage au XIXe siècle », in Chateaubriand. Les aléas du désirs, Paris, Belin, 2012, p. 344-362. 11 « C’est qu’il ne s’agit pas tant de voyager que de partir [...] ». « Je voyage pour voyager ». George Sand, Un hiver à Majorque, éd. Georges Lubin, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1971, t. I, p. 1033 et 1052. 12 Victor Hugo, Le Rhin, dans Œuvres complètes, Voyages, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1987, p. 135.

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La modalité discursive du détour, à savoir la digression, désoriente continûment un lecteur contraint de s’adapter à l’allure à sauts et à gambades que le relateur, en ennemi farouche de la ligne droite, impose de manière tout arbitraire. Elle caractérise l’ensemble de la relation (qui se définit plus en extension qu’en compréhension), s’observe à l’échelle de la séquence (qui privilégie bien souvent les progressions à thèmes éclatés) et même de la phrase (qui multiplie volontiers les figures de l’autocorrection). Ce « cabotinage narratif13 » a quelque chose de paradoxal dans la mesure où il suppose (comme dans le récit excentrique14) la toute puissance d’un je énonciatif qui met en scène les dérives du récit et de son personnage. Ce dernier est balloté au gré des événements, de ses pensées et de ses sensations (il voyage donc à son insu ou sans avoir de maîtrise réelle sur le cours des choses) mais c’est à la volonté du relateur qu’il obéit. Le je narrant, tient donc les rênes, et s’il laisse la bride sur le cou de sa créature, c’est de son plein gré. Pour autant, on ne saurait accepter trop vite l’idée selon laquelle le texte serait continument contrôlé. L’acte énonciatif global est certes parfaitement assumé, mais le relateur se place sous la protection d’une muse pédestre qui autorise spontanéité, familiarité et fantaisie15. Si l’on ajoute à cela que le récit de voyage n’est pas soumis à une exigence de clôture et de cohérence, force est d’admettre que « la phrase suit la phrase comme le pas suit le pas16 » ou que l’écrivain ne saurait arriver lorsqu’il écrit ses voyages17. Il faut laisser toute sa place, essentielle, à la contingence, à l’inattendu, à l’absence de préméditation... dans ces ouvrages qui théorisent la parfaite adéquation d’une esthétique (celle de la satura, si l’on veut se référer à Horace) et d’une éthique (car la promenade est aussi une forme de sagesse). On ne saurait complètement être dupe et l’auteur, même s’il s’avance masqué, use des ficelles du métier : Gautier joue ironiquement avec la coïncidence supposée de la vie et des mots (quand il nous dit interrompre une lettre pour ne pas rater un bateau), Flaubert s’amuse lorsqu’il prétend que la phrase peut sentir le cuir des souliers

13 J’emprunte l’expression à Marie-Éve ThÉrenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman. 1829-1836, Paris, Champion, 2003, p. 540. 14 Daniel Sangsue, Le Récit excentrique, Paris, Corti, 1987. 15 Voir Philippe Antoine, Quand le Voyage devient Promenade, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2011, chap. 2. 16 Théophille Gautier, Constantinople, éd. Sarga Moussa, Paris, La Boîte à Documents, 1996, p. 120. 17 « Je suis, en racontant mes voyages, comme j’étais en les faisant ; je ne saurais arriver », Jean- Jacques Rousseau, Confessions, dans Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1959, t. I, p. 162.

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de voyage18, les multiples épanorthoses qui émaillent les récits stendhaliens paraissent bien artificielles... Reste ce phénomène qu’il est difficile de ne pas prendre en compte : la « revie » du voyage, au moment de l’écriture, autorise le vagabondage de l’esprit et de la plume. Encore une fois il faut maintenir cette hésitation que le texte entretient, entre maîtrise et improvisation — cette dernière impliquant d’ailleurs l’existence d’un canevas à partir duquel on est libre de broder.

Comment rater son voyage ?

Comment ne pas voyager alors que l’on voyage ? Telle est la deuxième question que j’aimerais poser en faisant tout d’abord l’hypothèse qu’il est parfaitement possible d’avaler les kilomètres sans réellement bouger de chez soi ou en étant du moins totalement indifférent ou aveugle au monde tel qu’il est. Les conduites d’échec sont multiples qui réduisent à néant le plaisir ou les enseignements qu’on entendait retirer du séjour en terres étrangères19. Mais il n’y a de pire voyageur que celui qui ne veut pas voir : Phileas Fogg est le représentant parfait de cette catégorie de personnages qui nient la réalité pour ne s’intéresser qu’à la trajectoire suivie — laquelle doit ramener au plus vite au point de départ. J’évoquerai rapidement le voyage que la comtesse de Boigne fit en Allemagne de novembre 1799 à mai 180020, en compagnie d’un mari vieillissant qu’elle abhorre et qui l’a arrachée à sa famille. La jeune femme ne sait où elle va et ne voit rien ou si peu des contrées qu’elle traverse. Elle analyse de manière très lucide les causes de son manque d’appétence à découvrir l’ailleurs. Adèle n’a qu’une hâte : couvrir le plus de distance possible pour se croire sur le chemin du retour. « [...] si j’étais en route pour aller vous retrouver, écrit-elle, mon voyage dût-il durer des années, je souffrirais moins qu’en ‟toupillonnantˮ comme je le fais21 ». Dans cette mesure, on conçoit aisément qu’elle ne connaît des paysages qu’elle traverse que « la doublure de son carrosse22 ». Elle oublie le nom des endroits par lesquels elle passe,

18 Pyrénées-Corse, dans Œuvres de jeunesse, éd. Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2001, p. 647. 19 Voir Jean-Didier Urbain, Le voyage était presque parfait, op. cit. 20 On en connaît la relation grâce aux lettres qu’elle adressa à sa famille et qui furent conservées par son père, le marquis d’Osmond. Elles figurent dans Récits d’une tante, Paris, Émile-Paul, 1923, t. V, p. 137-267. 21 Ibid., p. 189. 22 Ibid., p. 155.

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ne sait que par ouï dire ce qu’il faut voir des villes et campagnes étrangères. Si elle séjourne durablement dans quelque capitale, c’est pour reproduire les modes de sociabilité de l’aristocratie cosmopolite à laquelle elle appartient... Et pourtant, au cours de cet anti-voyage vécu sur le mode de la déchirure et du mal du pays, la comtesse oublie quelquefois son Ithaque pour mentionner quelque incident ou croquer quelque scène, pour parler politique ou spectacle. C’est dire que le voyage s’invite malgré tout dans son champ de vision, par de brèves intermittences et qu’elle est à son insu rappelée à l’évidence de l’ailleurs. Même les plus psychorigides des voyageurs, qui s’en tiennent « avec une obstination remarquable à une idée, à un programme ou une valeur, un modèle ou une vision du monde23 » ne peuvent totalement s’abstraire de la réalité du réel qui à l’occasion contrarie leur dessein et fait vaciller les préconstruits auxquels ils entendaient soumettre leurs manières de voir et de sentir. Joseph-François Michaud, dans sa Correspondance d’Orient a cette phrase intéressante : « [...] peu à peu, mon esprit s’est dégagé des préjugés que j’avais apportés avec moi, et les objets ont repris à mes yeux leur mesure et leur couleur véritable ; j’ai gagné un peu de science, et je ne m’étonne presque plus de rien24 ». Il se déclare prêt — et ce n’est pas rien pour cet homme d’ordre aux convictions bien tranchées — à nuancer la thèse du despotisme oriental, à contester les vertus civilisatrices de l’Occident alors que s’estompe sa turcophobie à mesure qu’il parcourt le pays. On trouverait dans la quasi-totalité des récits de voyage de ces aveux qui conduisent à revisiter les stéréotypes. Il est rare que le voyage soit complètement raté, quel que soit le soin avec lequel on programme cet échec : la rencontre, et je prends ici le terme dans un sens très général, est pour ainsi dire inévitable. Il est quasi impossible, si l’on se rend en Grèce, de la voir seulement avec les yeux d’Homère25. La première raison tient à ce que la fable et le monde sont des univers hétérogènes — et le constat de ce désaccord est source de bien des déceptions. La seconde provient de ces offrandes du réel qui sont d’autant plus belles qu’on ne pensait pas les recevoir. Acceptons d’y voir une modalité d’un voyage à son insu. Faut-il en déduire, cela serait tentant, que le voyage, à l’occasion, transforme le plus endurci des sédentaires en voyageur ? Les choses sont plus

23 Jean-Didier Urbain, op. cit., p. 65. 24 Correspondance d’Orient, 1830-1831, Paris, Ducollett, 1835, t. VII, p. 440. 25 Tel est le propos que Chateaubriand tient à l’un de ses correspondants alors qu’il se trouve à Constantinople : « Ne voyez jamais, Monsieur, la Grèce que dans Homère. C’est plus sûr », Correspondance générale, éd. Béatrix d’Andlau, Pierre Christophorov et Pierre Riberette, Paris, Gallimard, 1977, t. I, p. 336.

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complexes et il paraît impossible de ne pas déconstruire cette mystique du voyage qui donne à croire qu’un simple changement de latitude peut suffire à transformer l’être. Sans désir de partir, c’est du moins ce que nous disent bien des livres, toute métamorphose serait proprement impossible. Un fragment à la tonalité pascalienne26 d’Un hiver à Majorque, permettra de comprendre ce « désir » comme un mal ontologique :

Quiconque n’est pas absorbé par le travail ou engourdi par la paresse est incapable, je le soutiens, de rester longtemps à la même place sans souffrir et sans désirer le changement. Si quelqu’un est heureux (il faut être très grand ou très lâche pour cela aujourd’hui), il s’imagine ajouter quelque chose à son bonheur en voyageant ; les amants, les nouveaux époux partent pour la Suisse et l’Italie comme les oisifs ou les hypocondriaques. En un mot, quiconque se sent vivre ou dépérir est possédé de la fièvre du juif errant, et s’en va chercher bien vite au loin quelque nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir27.

Les symptômes de cette « fièvre du juif errant » sont chez les uns et les autres différents. Il faut avouer cependant qu’elle est particulièrement contagieuse en ce siècle du voyage28 que fut le XIXe. Si les motifs immédiats du voyage sont innombrables (on peut partir pour écrire, pour se soigner, pour fuir le danger, pour acquérir de la notoriété, pour chercher la femme blonde...), il apparaît que tous nos écrivains sont pour ainsi dire « en état de voyage », prêts à rompre les amarres pour obéir à quelque impérieuse nécessité. Il va sans dire que le voyage véritable ne suffira pas à combler une attente par trop démesurée et sera raté pour cette simple raison qu’on lui en demande plus qu’il ne peut donner. Le gain, s’il est bien réel, est toujours inférieur à la mise.

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Il n’y a dès lors qu’un pas à franchir pour en conclure à l’inutilité du voyage. C’est dans une fiction fin de siècle qu’est érigé le tombeau du genre viatique. Dans le onzième chapitre de À rebours, des Esseintes, pour se

26 « [...] tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », Pensées, « Divertissement », Laf. 136 / Sel 168. 27 Op. cit., p. 1053. 28 Voir à ce propos l’ouvrage de référence de l’historien Sylvain Venayre, Panorama du voyage 1780-1920, Paris, Les Belles Lettres, 2012.

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désennuyer, projette un voyage à Londres. On sait qu’il n’ira pas plus loin que la gare du Nord, après avoir épuisé par avance les sensations qu’il entendait retirer de son séjour. L’apologue est intéressant dans la mesure où il désigne l’horizon d’un voyage immobile, même si notre héros — c’est sa limite — a besoin malgré tout d’expériences bien concrètes pour voyager en esprit. Le porto, le rosbif aux pommes, la bière, le haddock, un potage oxstail... sont, on en conviendra des nourritures bien terrestres : pour se croire en Angleterre, le personnage a besoin de se bâfrer et de boire, d’engloutir des mets qu’il aurait effectivement pu consommer sur place. Rien de tel chez Chateaubriand :

L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d’âmes : qui n’a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l’univers. Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange29.

Pour le mémorialiste, c’est en soi que gît l’infini et que réside la possibilité d’une expansion illimitée du sujet. La proposition n’entraîne pas, il faut le souligner, une condamnation du voyage : toute l’œuvre nous dit le contraire. Simplement, il faut avoir une prédisposition toute particulière pour désirer le désert (et en faire le lieu d’avènement de la parole30). En outre, l’immensité et la solitude, à savoir les deux sèmes qui entrent dans la définition du terme, ne sont pas réductibles à des données positives. Sainte-Beuve ironisait sur les poses ostentatoires d’un auteur qui faisait le vide autour de lui... et appelait cela de la poésie31. Oublions la charge et retenons que l’espace est second, ou encore qu’on peut le façonner à sa guise, en recourant à cette « reine des facultés » qu’est l’imagination. On admettra alors qu’un misérable

29 Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2003-2004, t. II, p. 1012. 30 « Vous, qui voulez écrire des hommes, transportez-vous dans les déserts [...] alors, et alors seulement, prenez la plume », Essai sur les révolutions, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1987, p. 442. 31 « [...] le voilà donc à sa source cet ennui qui va s’épancher à travers le monde, qui cherchera partout l’infini et l’indéterminé, le désert ; qui le ferait autour de soi plutôt que de s’en passer, et qui appelle cela de la poésie (ubi solitudinem faciunt, Poesim appelant). » Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’empire, Paris, Garnier Frères, 1861, t. II, p. 99.

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grenier, une ambassade, une foule... puissent être aussi, à leur manière, des avatars du désert, et entraîner le sujet sur les chemins de l’imaginaire. L’éloge du « voyage au coin du feu32 » est en premier lieu affirmation des pouvoirs de la littérature qui, à tout prendre, autorise les plus belles évasions (et offre de surcroît l’immense avantage de réduire à néant les inévitables souffrances ou désagréments du véritable voyage : on ne saurait craindre d’attraper le scorbut en lisant des relations maritimes). Il correspond également à la situation d’écriture : la narration, dans le cas du texte viatique, s’établit toujours dans un différé de plus ou moins grande amplitude (selon qu’on a affaire à une note consignée au vol sur un carnet, à un journal, à une lettre, à un récit dont la composition peut intervenir bien des années après le parcours). Quelle que soit l’insistance que met le relateur à me faire croire à une quasi- coïncidence entre la vie et les mots qui la disent, il parviendra difficilement à me persuader que ce que je lis provient « d’un album déchiré par les chacals, ou trempé de l’écume de la mer33 » qui n’aurait qui plus est pas été retouché avant l’impression... Il n’est pas utile ici de s’attarder sur cette vignette maintes fois reprise qui est au demeurant l’une des pièces d’un dispositif rhétorique visant à accréditer la vérité du voyage et à faire allégeance aux règles du genre. On accordera foi plus bien facilement à l’affirmation de Sand qui dit avoir composé son Hiver à Majorque bien après son séjour dans l’île, incitée en cela par la consultation des Souvenirs d’un voyage d’art de Laurens qui lui font « retrouver Majorque avec ses palmiers, ses aloès, ses monuments arabes et ses costumes grecs34 ». Rien n’empêche en effet de rêver à ce qui fut, quitte à parer de couleurs irréelles la réalité d’une expérience nécessairement transfigurée par le souvenir. Le bilan d’un voyage est ainsi fait d’omissions, de mentir vrai et de la superposition d’images mentales dont il est délicat d’identifier la provenance exacte. C’est à ce prix qu’une reconstitution est possible, qui produit dans le récit « une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable35 », faite de temporalités qui s’entrechoquent et de chimères qui s’immiscent dans un « monde de réalités36 ».

32 « Hélas ! mes plus beaux, mes plus doux voyages, je les ai fait au coin de mon feu, les pieds dans la cendre chaude et les coudes appuyés sur les bras râpés du fauteuil de ma grand-mère », Un hiver à Majorque, op. cit., p. 1033. 33 Lamartine, Voyage en Orient, éd. Sarga Moussa, Paris, Champion, 2000, p. 45. 34 Op. cit., p. 1038. 35 Mémoires d’outre-tombe, op. cit., t. I, p. 111. 36 Ibid, t. I, p. 1540.

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La relation, comment saurait-il en être autrement, est toujours menacée (eu égard au pacte référentiel) par des événements qui, bien plus que les accidents que l’on rencontre sur le chemin, font perdre sa boussole au relateur. En d’autres termes, un voyage est constitué d’une pluralité de voyages et on aimerait pouvoir lever une carte sur laquelle figureraient tous les espèces d’espace qu’a parcouru le voyageur. Il faudrait ainsi, pour figurer l’Orient de Chateaubriand, porter sur cette carte le Mississipi37, tracer des frontières passées ou à venir qui feraient sortir la Grèce de l’empire ottoman38, ou encore, si l’on voulait adapter l’échelle de la représentation au temps vécu, agrandir démesurément la Méditerranée39. On devrait aussi, et peut-être surtout, représenter les territoires de la fable et des songes qui font que le voyage d’un poète ne tend pas à l’exactitude : on attend bien plus de son auteur qu’il « donn[e] une libre carrière à son imagination, et déploi[e] toute la richesse de ses pinceaux40 » ... Qu’est-ce à dire ? Essentiellement ceci, qui relève au demeurant de l’évidence : un lieu, comme un train, en cache d’autres, l’espace pratiqué n’est pas réductible à des données objectives, même si ces dernières ont évidemment leur importance, ne serait-ce qu’en procurant des occasions qui entraînent le relateur dans des univers autres, quelquefois malgré lui. Chaque œuvre singulière accorde une place à cet autre monde, particulièrement difficile à topographier. Il serait sur ce point nécessaire de faire la part des textes, des styles et des visions de chacun. Sans doute est-il possible, malgré tout, de dresser la liste de quelques invariants qui relèvent peut-être d’un imaginaire d’époque et s’inscrivent avec une insistance notable dans les relations de la période romantique. Le premier d’entre eux tient à la place considérable qu’occupe la bibliothèque dans la perception et l’écriture de l’ailleurs. Le deuxième est somme toute, mais partiellement seulement, une spécification du premier : c’est dans le temps que se fait aussi le voyage, si l’on veut bien englober sous ce terme les temporalités historiques, personnelles et celles, achroniques, du mythe. Le troisième relève plus de l’expression lyrique, en ce qu’elle s’émancipe de données factuelles et affectives. On sent bien combien est schématique la proposition qui précède, tant ces ingrédients sont inévitablement mêlés et deviennent méconnaissables en tant que tels

37 La référence américaine est omniprésente dans ce voyage en Orient. 38 Chateaubriand entend retrouver la Grèce antique dans le début de son voyage et se prend à rêver de sa renaissance alors qu’il la quitte. 39 Lors de son périple oriental, Chateaubriand passe en effet la majeure partie de son temps en mer. 40 Tels sont les mots qu’écrit Charles-Louis de Sevelinges dans un compte rendu de l’Itinéraire publié dans le Journal de Paris du 11 mars 1811.

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dans maintes séquences de notre corpus. Lorsque Flaubert se trouve près de Combourg, dans le dernier chapitre écrit de sa main de Par les champs et par les grèves41, il évoque, en un magnifique parcours intertextuel, la figure et l’œuvre de Chateaubriand. Il nous parle ce faisant de son devenir écrivain et compose une sorte de poème en prose qui magnifie la figure de l’Auteur. Ce trop rapide descriptif ne parvient pas à saisir un tout qui est bien plus que la somme des parties. Il ne tient pas compte non plus du monde sensible qui donne corps à cette évocation : frémissements des feuilles, lueurs des éclairs, air froid du matin, odeur de la pluie... Lorsque le promeneur nous dit sa silhouette agrandie dessinée monstrueusement sur le mur qui fait face à sa chambre, de quoi nous entretient-il ? Certainement de l’image imposante de son double qu’il a littéralement vampirisé en pastichant sa prose. De lui-même également et des belles illusions de la littérature. N’oublions pas cependant ce flambeau qui brûle derrière lui et projette son ombre agrandie sur sa façade. Est-il la cause de la rêverie ? Dans ce cas, c’est une circonstance fortuite qui aurait transporté à son insu le personnage dans le pays des rêves. Mais ce flambeau, rien n’empêche de le supposer, vient peut-être après coup, pour motiver en quelque sorte la vision sur le plan de sa mise en texte. Cette scénographie est-elle alors entièrement concertée ou obéit-elle à une logique assimilée plus ou moins inconsciemment (à l’insu, donc, du relateur) qui veut qu’en régime factuel toute plongée dans un monde onirique est peu ou prou articulée au récit primaire ? Je ne me risquerai pas à apporter des réponses aux questions qui précèdent et préfère simplement désigner la possibilité de ces dérives du texte viatique qui nous font suivre les chemins de l’imaginaire42. La relation de voyage de l’époque romantique fait plus qu’accepter le détour, elle le revendique. Cette liberté accordée au voyageur et prise par le relateur autorise que soient empruntées des directions multiples, non soumises à une planification préalable et susceptibles par conséquent de provoquer des surprises de tous ordres qui font du voyageur (mais en est-il encore un s’il a perdu tout sens de l’orientation ?) un être balloté par le flot des événements et les fluctuations de ses pensées et humeurs. Pour peu qu’il soit entièrement occupé de son moi, aveuglé par une intense souffrance (ou un trop-plein de joie), l’homo viator peut éprouver la tentation de nier le monde qui l’entoure. Il est rare qu’il y parvienne totalement : le plus égotiste ou le plus ethnocentriste des voyageurs ne parviendra jamais à s’abstraire totalement des informations qui lui parviennent de l’extérieur et qui l’obligent, par intermittence, à se

41 Éd. Adrianne J. Tooke, Genève, Droz, 1987, p. 576-631. 42 Voir, ici même, l’article de Roland Le Huenen.

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décentrer malgré lui. La négation du voyage, dès lors évidemment qu’il y a parcours effectif, est à vrai dire plus un horizon qu’une réalité. Encore faut-il savoir où l’on se rend, et si les territoires arpentés sont de ceux qu’un relevé de lignes et de surfaces suffit à décrire. Les failles sont multiples qui font que le voyageur sort du monde physique pour se retrouver aux pays des livres, du moi ou des songes. Est-ce à dire que l’on puisse se passer du voyage réel ? Théoriquement, oui. Rien n’empêcherait un scripteur un peu habile de fournir un crédible portrait de pays sans jamais y avoir mis les pieds. Gautier l’a fait (à propos de Venise) et s’en est vanté. Mais il lui a fallu pour ce faire recourir à des guides et à des comptes rendus43 : il a donc repris en toute connaissance de cause ce qu’il avait lu ou entendu dire dans ce texte de 1833 qui, au demeurant (et c’est assez logique), ne s’autorise aucune divagation. À l’inverse, pour anastyloser Sparte, dont il ne reste rien, Chateaubriand éprouve le besoin de se rendre sur le lieu même de la cité disparue et produit l’une de ces « belles pages » dont il a le secret. Faut-il tirer une conclusion à partir de ces deux attitudes, radicalement opposées ? Probablement pas. Mais il se peut que pour s’évader du monde, il faille l’avoir sous les yeux et à portée de main.

43 Comme l’indique Marie-Hélène Girard dans son édition : « Cette description de Venise, écrite à une date où Gautier ne connaissait pas encore la ville, est pour l’essentiel un collage d’emprunts à divers guides et comptes rendus de voyage de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe. Italia, voyage en Italie, Paris, La Boîte à Documents, 1997, p. 537.

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Alain Guyot Université de Lorraine EA 7305 « Littérature, Imaginaire, Sociétés » [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum Sobre alguns presoners de guerra deportats a Sibèria al segle XVIII: viatgers a desgrat seu i viatgers sense saber-ho? Un viatger pot conèixer restriccions de tot ordre en el curs del seu periple, però, què dir d’aquells que són forçats a deixar la seva llar per ésser conduits lluny de casa seva? Es pot parlar en aquest cas d’un viatge? El fet de que un viatger es desplaci a desgrat seu el converteix en un viatger “sense saber-ho”? Per tractar d’aportar respostes a aquestes qüestions, examinarem, entre d’altres, el cas de quatre presoners de guerra enviats pels russos a Sibèria en el segle XVIII, essent cada un d’ells l’autor d’una obra fonamentada en la seva experiència de la deportació, de vegades fins als confins del món aleshores conegut. Els ensenyaments que extrauen d’aquests viatges efectuats a la força ens ajudaran a distingir en ells aquells que foren viatgers sense saber-ho.

Paraules Clau Sibèria, segle XVIII, presoners de guerra, relats de viatge, deportació.

Résumé De quelques prisonniers de guerre déportés en Sibérie au XVIIIe siècle : voyageurs malgré eux et voyageurs à leur insu ? Un voyageur peut connaître des contraintes de tout ordre au cours de son périple, mais que dire de ceux que l’on force à quitter leur foyer pour les

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emmener loin de chez eux ? S’agit-il seulement dans ce cas d’un voyage ? Le fait qu’un voyageur se déplace contre son gré en fait-il pour autant un voyageur « à son insu » ? Pour tenter d’apporter des réponses à ces question, on examinera, parmi tant d’autres, le cas de quatre prisonniers de guerre envoyés par les Russes en Sibérie au XVIIIe siècle, chacun d’entre eux ayant été l’auteur d’un ouvrage fondé sur son expérience de la déportation, parfois jusqu’aux confins du monde alors connu. Les enseignements qu’ils tirent de ces voyages effectués sous la contrainte nous aideront à distinguer parmi eux ceux qui sont des voyageurs sans le savoir.

Mots Clés Sibérie, XVIIIe siècle, prisonniers de guerre, récits de voyage, déportation.

Resumen Sobre algunos prisioneros de guerra deportados a Siberia en el siglo XVIII: ¿viajeros a pesar suyo y viajeros sin saberlo? Un viajero puede conocer limitaciones de todo orden en el curso de su periplo, pero ¿qué decir de aquellos a quienes se fuerza a abandonar su hogar para conducirlos lejos de su casa? ¿Puede hablarse en este caso de un viaje? ¿El hecho de que un viajero se desplace a pesar suyo lo convierte en un viajero “sin saberlo”? Para tratar de aportar respuestas a estas preguntas, examinaremos, entre otros, el caso de cuatro prisioneros de guerra enviados por los rusos a Siberia en el siglo XVIII, siendo cada uno de ellos el autor de una obra fundamentada en su experiencia de la deportación, en ocasiones hasta los confines del mundo entonces conocido. Las enseñanzas que extraen de estos viajes efectuados a la fuerza nos ayudaran a distinguir en ellos a aquellos que fueron viajeros sin saberlo.

Palabras Clave Siberia, siglo XVIII, prisioneros de guerra, relatos de viaje, deportación.

Abstract Of some war prisoners deported in Siberia in the XVIIIth century: travelers against their will and travelers without their knowledge ? A traveler can try constraints of any order during his trip, but what to say about those who are carried far away from home under pressure ? Would their trip even be called a journey ? Would a traveler who is moving unwillingly be called a traveler “without his knowledge”? In order to answer these question, we shall study, among so many others, the case of four war prisoners sent by the Russians to Siberia in the XVIIIth century, each of them having been

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the author of a book based on his experience of being deported, sometimes until the borders of the then known world. The teachings they infer of these forced journeys will help us to distinguish among them those who are travelers without their knowledge.

Keywords Siberia, XVIIIth century, war prisoners, travel narrative, deportation.

Un voyageur peut connaître la contrainte, les lecteurs de l’Odyssée ne le démentiront pas. Encore Ulysse avait-il fait le choix de voyager pour rentrer dans sa patrie. Mais que dire de ceux que l’on force à quitter leur foyer pour les emmener loin de chez eux, que ce voyage forcé se nomme « exil », « déplacement » (de population), « transport1 », « dérangement2 » ou « déportation » ? S’agit-il seulement dans ce cas d’un voyage ? Un voyageur « malgré lui », « transporté » de force, peut-il en outre être considéré comme un voyageur « à son insu » et pourquoi ? Pour tenter d’apporter des réponses à ces question, on examinera, parmi tant d’autres, le cas de quatre prisonniers de guerre déportés par les Russes en Sibérie au XVIIIe siècle, et plus précisément entre 1709 et 1771, chacun d’entre eux ayant été l’auteur d’un ouvrage fondé sur son expérience d’un « voyage » aller et retour en Sibérie, si particulier fût-il. Il s’agit, dans l’ordre chronologique de leur déportation, de Philip Johann von Strahlenberg, auteur d’une Description historique de l’empire russien (1730), de Johann Ludwig Wagner, qu’on ne connaît guère que par ses Mémoires sur la Russie, la Sibérie et le royaume de Casan, traduits en français en 1790, de François Auguste Thisbé de Belcour, qui a laissé une Relation ou journal d’un officier français [...] pris par les Russes et relégué en Sibérie(1776), et de Moric Agost Benyovszky, resté célèbre pour ses Mémoires et voyages (posth. 1789)3.

1 Voir le Chant des transportés de Pierre Dupont, écrit à la gloire des prisonniers déportés à la suite des émeutes de juin 1848. 2 On se souvient du « Grand Dérangement », nom donné au déplacement par les Britanniques des populations d’Acadie entre 1750 et 1780, à la suite de la perte du Canada par la France. 3 On pourrait ajouter à cet ensemble la Relation de la Grande Tartarie dressée sur les mémoires originaux des Suédois prisonniers en Sibérie, pendant la guerre de la Suède avec la Russie, publiée par Jean Frédéric Bernard dans le diximème volume de son Recueil des voyages au Nord (Amsterdam, Bernard, 1738).

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Chacun d’entre eux a connu une expérience particulière de la déportation en Sibérie, selon l’éloignement du lieu de détention, entre le voisinage de l’Oural et le Kamtchatka, et selon la nature de sa détention, simple relégation ou condamnation aux travaux forcés contre un salaire modeste et fluctuant : occasion pour l’empire russe alors en plein essor territorial de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée à très bon marché4, mais qui a pratiquement réduit un certain nombre de ces prisonniers de guerre au rang d’esclaves... Ces conditions spécifiques ont induit chez ces « voyageurs malgré eux » des attitudes variées quand il leur a fallu se poser la question fatidique : « que faire de ce voyage ? » De là des ouvrages très différents dans leur orientation et leur composition, qui se révèlent symptomatiques de leur rapport à ce voyage « pas comme les autres ». Ces différences notables rendent du coup difficile la recherche de points de comparaison susceptibles d’efficacité, et on leur a préféré une série d’exposés monographiques et linéaires à même de dégager des lignes de force en vue d’une confrontation finale. On proposera donc, à la suite d’un bref portrait destiné à mieux faire connaître chaque auteur, une analyse de son ouvrage destinée à montrer en quoi on peut — ou non — considérer chacune de ces figures de prisonniers de guerre comme un « voyageur à son insu ». Avant de procéder à cet examen, il convient toutefois de garder deux choses à l’esprit. Il ne faut pas oublier, en premier lieu, que la Russie — en général — et la Sibérie — en particulier — sont à l’époque des contrées mal connues, sinon pratiquement ignorées, en Europe occidentale. Les grandes expéditions mandatées par le tsar et dirigées par les naturalistes allemands Gmelin et Pallas au milieu du XVIIIe siècle commencent ainsi tout juste à livrer les résultats de leur exploration systématique du nord de l’Eurasie5. Il est indispensable, en second lieu, de tenir compte du fait qu’aux siècles classiques, le récit viatique est, plus encore que le voyage lui-même, une affaire sérieuse : le voyageur qui entend donner au public le compte rendu de son périple est tenu de délivrer à propos des pays visités des informations fiables et susceptibles d’être passées au crible de la critique. Comme le note le marquis de Pezay,

4 « La défaite des Suédois à Pultava [offrit à Pierre le Grand] un avantage que certainement il n’attendait pas lui-même. Près de 3000 officiers suédois furent dispersés dans tous ses États, et principalement en Sibérie [...]. Ces prisonniers qui manquaient de subsistance, et voyaient leur retour éloigné et incertain, se mirent presque tous à exercer les différents métiers dont ils pouvaient avoir quelque connaissance ; et la nécessité les y rendit promptement assez habiles. » (Philip Johann von Strahlenberg, Description historique de l’empire russien, trad. fr., Amsterdam/Paris, Desaint et Saillant, 1757, t. 1, p. 357-358). 5 Le compte rendu par Gmelin de ses voyages, réalisés entre 1733 et 1743, ne sera publié en Allemagne qu’en 1751-1752 et traduit en français en 1767. Quant à celui des expéditions de Pallas, il ne sera publié en France qu’au moment de la Révolution.

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Les voyageurs sont aux philosophes, ce que les apothicaires sont aux médecins. Sur les relations des premiers, les philosophes appuient leurs systèmes : d’après la pharmacie des autres, les médecins dictent leurs ordonnances. Si les apothicaires changent les drogues, les malades meurent ; si les voyageurs mentent, les philosophes font de faux calculs. Le rôle de voyageur est donc plus important qu’on ne pense. Il exige à la fois de la probité et de l’instruction : car en relations, comme en chimie, on peut tromper par ignorance et par mauvaise foi6.

Strahlenberg, ou l’effacement au profit de la connaissance

Ces réserves faites, on peut passer à l’examen de l’ouvrage qu’a laissé le plus ancien de ces prisonniers de guerre, Philip Johann Tabbert von Strahlenberg (1676-1747). Issu d’une famille de souche allemande anoblie par le roi Charles XII de Suède en 1707, il s’engage dans l’armée suédoise en 1694 et participe à la Grande Guerre du Nord qui oppose à la Suède, entre 1700 et 1721, une coalition composée des Russes, des Danois, des Saxons et des Polonais. À la bataille de Poltava (1709), au cours de laquelle l’armée suédoise connaît une sévère défaite, Strahlenberg est fait prisonnier par les troupes du tsar en voulant porter secours à son frère. Il est alors déporté à Tobolsk, en Sibérie occidentale, où il séjournera de 1711 à 1721 : il y étudie la géographie, les langues et les coutumes locales, avant d’être autorisé à voyager dans le pays, dont il dresse la carte. En dépit des propositions de Pierre le Grand, qui lui propose de le prendre à son service, Strahlenberg retourne en Suède en 1724, où il devient géographe. On lui doit une série de cartes de la Russie, dans lesquels, le premier, il propose de tracer entre l’Europe et l’Asie une limite passant par l’Oural et la Caspienne. Une fois traduits en anglais et en français, ses ouvrages consacrés à la Russie, à la grande Tartarie et à la Sibérie connaîtront un succès européen en apportant à leurs lecteurs de précieuses informations au sujet d’un pays en train d’émerger sur la scène internationale7. Le plus célèbre d’entre eux, publié à Stockholm en 1730, sera traduit en français et publié à Paris en 1757. Comme l’indiquent son titre et une

6 Alexandre Frédéric Jacques Masson de Pezay, Les Soirées helvétiennes, alsaciennes et fran- comtoises, Amsterdam/Paris, Delalain, 1771, p. 3-4. 7 Voir en particulier la Biographie universelle de Michaud (Paris, Michaud, t. 44, 1826, p. 33- 34).

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copieuse table des matières thématique, cette Description historique de l’empire russien offre une véritable chorographie de la Russie, comprenant un tableau géographique et climatique, ainsi qu’une histoire du pays et de son gouvernement depuis les origines. Y sont également abordés les sujets de la religion, des finances publiques, de l’armée, de l’aristocratie, des ethnies peuplant la Russie, avec la description de leurs coutumes spécifiques et même quelques éléments de grammaire. L’ensemble se conclut par l’adjonction de récits d’expéditions au Kamtchatka, émanant d’autres voyageurs. Dans cet ouvrage, Strahlenberg n’offre toutefois aucun récit détaillé de son propre voyage : c’est entre les lignes qu’il faut y lire les allusions, directes ou non, à son expérience de prisonnier de guerre en Sibérie. À peine le traducteur y fait- il référence dans l’Avertissement préliminaire, l’auteur n’ayant pas cru bon d’ajouter la moindre préface. De fait, le je reste très discret dans le corps même de l’ouvrage : s’il évoque à plusieurs reprises son séjour à Tobolsk et ses « escapades » en Sibérie, qui lui ont offert l’occasion d’un certain nombre d’observations, fondées sur des expériences de visu8 ou sur des entretiens avec des gens du cru9, Strahlenberg se met en scène sous l’apparence, non d’un prisonnier de guerre, mais d’un voyageur séjournant de manière prolongée dans les contrées qu’il visite et effectuant, tel un Hérodote du Nord, des enquêtes fondées sur l’opsis et l’akoé. Les seules entorses qu’il consent à cet effacement énonciatif du déporté qu’il fut se trouvent dans l’allusion déjà citée à la situation de ses camarades de détention à la suite de la bataille de Poltava10 et dans quelques mentions, un peu plus personnelles, de sa propre « captivité en Russie et en Sibérie11 ». L’explication probable de cette discrétion tient dans les lignes qui suivent l’une de ces allusions, où il commente les jugements, souvent opposés,

8 Philip Johann von Strahlenberg, op. cit., t. 1, p. 30 (location d’une prairie à Tobolsk), 44 (effets du vent du nord à Tobolsk : voir aussi p. 325), 47 (déclinaison magnétique à Tobolsk), 305 (bateaux en cuir à Tobolsk), 308-309 (vieilles cartes à Tobolsk), 314 (statue païenne près de l’Ienisseï) ; t. 2, p. 21-24 (honnêteté dont témoignent les Russes pendant son voyage de retour à travers la Sibérie), 183-184 (Tatars à Tobolsk et en Sibérie). 9 Ibid., t. 1, p. 303 (témoignages sur l’accès à la Sibérie par la voie des eaux) ; t. 2, p. 10-11 (immolation de Vieux-Croyants), 16-17 (statut des églises luthériennes en Russie), 115 (augmentation des troupes en Russie), 157 et 159 (témoignages sur les Tatars et les Ouzbeks), 167 (enquête ethnographique), 184 (Tatars à Tobolsk et en Sibérie), 190 (dialogue avec un Kourile), 193 (ignorance des Tatars à l’égard des Européens), 222-223 (Tatars et Kalmouks coupeurs d’oreilles), 237 (témoignage sur les Tatars musulmans). 10 Voir supra, note 4. 11 Philip Johann von Strahlenberg, op. cit., t. 1, p. 51, 200 ; t. 2, p. 16.

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portés par les Russes au sujet de Pierre le Grand, qui régnait encore au temps de la déportation de Strahlenberg :

Ce sont là les différents sentiments et raisonnements de Russes, que j’ai entendus de leur bouche dans la ville de Moscou à mon retour de Sibérie. Je me suis avisé de rapporter avec une parfaite impartialité ces jugements opposés des uns et des autres touchant la vie et le règne du Czar Pierre Ier afin que ceux qui voudraient entreprendre d’écrire l’histoire de ce monarque, soient mis par là en état de distinguer le bien d’avec le mal, et de porter un jugement précis et digne des actions de ce grand prince. Il y a des auteurs de mauvaise humeur, qui, soit par passion ou pour d’autres raisons, se plaisent à critiquer et interpréter au plus mal les meilleures actions des souverains [...]12.

L’objectivité de l’homme de sciences, à la fois historien et géographe, ne tolèrerait pas en effet de laisser croire à son lecteur que le ressentiment lié à sa détention vienne altérer son jugement. Voici donc un voyageur « malgré lui » qui a tiré tout le profit possible de son voyage contraint, qui lui a offert l’occasion d’un compte rendu en bonne et due forme alors même qu’il n’est en aucun cas parti dans cet objectif. Strahlenberg prend de fait très au sérieux son rôle d’informateur, et les seules traces qui subsistent de son voyage sont les attestations de son rôle de témoin et d’enquêteur, à la manière d’Hérodote. Le « relateur13 », ou plutôt dans ce cas le « voyagiste », au sens classique d’écrivain chargé de rapporter des informations sérieuses au sujet d’un pays peu connu14, prend, en toute conscience, le pas sur le voyageur, qui efface presque totalement le caractère forcé de son voyage, jusqu’à ses propres traces.

Wagner : du voyage forcé au voyage d’agrément

On est, à dire vrai, beaucoup moins renseigné sur la vie et la personnalité du maître de poste prussien Johann Ludwig Wagner, et les seules données

12 Ibid., t. 1, p. 200-201. 13 On avait coutume d’appeler ainsi au XVIe siècle le narrateur d’un voyage, qu’il y ait ou non participé (voir François Moureau, Le Théâtre des voyages : une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, 2005, p. 12 et 18). 14 Voir Francine-Dominique Liechtenhan, « Le voyagiste ou peregrinationum scriptor : un homme de métier à la fin du Grand Siècle », dans Écrire le voyage, GyörgyT verdota (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1994, p. 143-152.

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que l’on est parvenu à mettre à jour à son propos se trouvent dans l’ouvrage qu’il a laissé, accompagné d’un portrait de son auteur. En fonction en Prusse orientale15 pendant la guerre de Sept Ans, il résiste secrètement à l’occupant russe qui, profitant du vide militaire créé par la chasse donnée par Frédéric II aux Autrichiens dans le sud du pays, s’y est installé dès les premiers mois de 1758. Arrêté en février 1759, Wagner est interrogé à Königsberg et condamné à mort16, avant d’être gracié et déporté vers la Sibérie : au terme d’un an de voyage, ponctué de haltes plus ou moins prolongés, il atteint finalement le lieu où il est assigné à résidence, sur les bords de l’Ienisseï, en juillet de l’année suivante. Il sera libéré en juin 1763 et reviendra à Königsberg en 176417. De son exil sibérien, il a tiré un ouvrage publié à Berlin en 1789, qui sera très vite traduit en français pour être publié à Berne en 1790. Contrairement à celui de Strahlenberg, le livre s’ouvre sur une courte préface de l’auteur18, dont on peut citer quelques extraits significatifs :

Je cède enfin aux prières réitérées et aux instances les plus pressantes de mes amis, en offrant au public l’histoire de ma détention en Sibérie, et mes observations sur ce vaste pays, trop peu connu de l’Europe.

L’auteur atteste donc clairement la partition de l’ouvrage en deux morceaux : d’une part, le récit de ses voyages de déportation vers la Sibérie et de retour vers la Prusse, ponctué de nombreuses observations sur ce qu’il a vu, récit qui représente les deux tiers de l’ouvrage ; de l’autre, une petite chorographie intitulée « Remarques sur l’empire de Russie », qui constitue le tiers restant. Cette division se trouve confirmée au début de la seconde partie :

Je n’ai point voulu, par des dissertations déplacées, interrompre le récit de mes aventures, rapportées dans cet ouvrage. J’ai également évité de m’écarter de mon sujet, en entretenant mes lecteurs d’objets dont mes yeux n’ont pas été témoins, ou en y inférant des particularités, qui, quoiqu’intéressantes, étaient étrangères au plan que je m’étais proposé lorsque je me suis résolu de publier mes malheurs et mes aventures.

15 Aujourd’hui Baltiisk, en Russie, près de Kaliningrad (l’ancienne Königsberg). 16 Voir Johann Ludwig Wagner, Mémoires sur la Russie, la Sibérie et le royaume de Casan, traduits de l’allemand, Berne, Haller, 1790, p. 9-32. 17 Voir ibid., p. 116-170. 18 Ibid., n.p.

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Je crois maintenant pouvoir consacrer cette seconde partie, à communiquer au public les connaissances que j’ai pu me procurer sur les vastes contrées que j’ai parcourues. Je ne me permettrai point de rien rapporter, que je ne sois convaincu de la vérité de ce que j’avance19.

Où l’on retrouve la postulation « informative » du récit viatique au siècle des Lumières de l’époque, quand bien même l’ouvrage se trouve dépourvu de table des matières... Un autre passage de la préface souligne pour sa part le caractère contraint de ce voyage, ainsi que le peu d’appétence initiale du voyageur à en faire part au public :

Le souvenir de tous les maux cruels que les Russes me firent souffrir, était trop douloureux, pour que, de mon propre chef, je me fusse déterminé à en transmettre le récit à la postérité, et à en instruire mes contemporains. Durant mon exil, jamais je ne songeai à publier un jour la relation de mes malheurs. Sorti de ma dure prison, je n’ai couché mes remarques par écrit, qu’après avoir eu des preuves convaincantes de la fidélité de ma mémoire. [...] Je me fuis efforcé de demeurer fidèle à la vérité, jusque dans les moindres détails où j’entre dans cet ouvrage : je ne me suis permis d’y faire entrer ni faits hasardés, ni observations d’autres voyageurs ; je n’ai rien exagéré, je n’ai pas même cherché à vanter mon courage et ma fermeté. Peut-être pourra-t-on me reprocher quelques fautes contre la géographie ; à cet égard, je demande l’indulgence des lecteurs, parce que je n’ai fait que recueillir les observations qui se présentèrent à mon esprit pendant un exil douloureux, et que mon dessein n’a pas été de donner au public une description exacte et détaillée des contrées que j’ai parcourues.

On aurait donc affaire ici à un voyage « malgré soi » dont le récit aurait été écrit comme « à l’insu » du voyageur. Cette captatio benevolentiae se prolonge toutefois par la mention des « autres voyageurs » : Wagner est donc bien conscient d’appartenir à cette catégorie d’individus, mais il l’est aussi que le récit de son périple n’a pu qu’être perturbé par la position très particulière de son énonciateur. Cette « parade dépréciative20 », qui vise à la

19 Ibid., p. 175. 20 L’expression est de Jean-Claude Berchet (« La préface des récits de voyage au XIXe siècle », dans Écrire le voyage, op. cit., p. 10).

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fois le voyage et le voyageur — sur le mode « ce n’est pas un Voyage que j’ai fait ni écrit » —, relève d’une stratégie éditoriale qui n’est pas si éloignée de celle que déploieront un peu plus tard les écrivains romantiques21. Le souci d’émouvoir et de séduire le lecteur en relève d’ailleurs pleinement, au point, dans les dernières lignes de cette préface, de reléguer au second plan celui de l’instruire :

[...] je suis content d’avoir fait connaître une partie de mes malheurs. La part qu’y prendront les âmes sensibles sera une grande consolation pour moi. Tout ce que je désire, c’est que mes concitoyens trouvent, dans les détails que je leur offre, des observations qui leur fassent plaisir.

Étrange relation donc que celle du maître de poste Wagner, et le moindre de ses paradoxes n’est pas dans la modification de sa tonalité. Le récit commence en effet fort mal, en narrant les interrogatoires que doit subit Wagner, sa condamnation, ainsi que les dangers et avanies de son voyage22. Il se poursuit toutefois nettement mieux à partir du moment où il atteint la Sibérie. Celui-ci semble alors en oublier sa condition de prisonnier exilé pour prendre celle d’un voyageur classique, et le récit de son arrivée dans un village tatar près de Tobolsk confirme cette impression :

Le Tartare chez qui nous logeâmes nous reçut très poliment, nous donna un appartement très propre, et ayant appris que nous étions sujets du roi de Prusse et Allemands, il nous fit préparer un dîner, bien que la journée fût déjà assez avancée ; ce dîner consistait en un poulet bien apprêté et une oie rôtie. Durant toute la route, nous n’avions pas encore été si bien traités; aussi, mangeâmes- nous d’un si bon appétit, qu’une souris n’eût pas seulement trouvé un os à ronger parmi nos restes.

Après le dîner, on nous apporta du thé de la Chine, et un jeu d’échecs. [...] La nuit, je me crus comme en un paradis, tant je la passai tranquillement23.

21 Voir ibid. 22 Voir Johann Ludwig Wagner, op. cit., p. 11, 13, 17-22, 28-32, 39-43, 45-50, etc. 23 Ibid., p. 54-55.

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Une fois arrivé à destination, Wagner insiste longuement sur les plaisirs sensuels et gastronomiques variés qui lui sont procurés24. Du coup, en dépit d’une dispute avec un officier qui fait clouer ses volets et le prive de la lumière du jour, il se dit « assez content de [s]on sort » et « résigné à attendre avec patience des révolutions plus heureuses »25. Rares sont les rappels des conditions de sa détention et les moments de mélancolie26. S’il accueille l’annonce de sa libération avec une « joie inexprimable », il n’en avoue pas moins qu’il a « pendant quatre années [...] vécu dans la plus grande abondance »27. La fin de son séjour en Sibérie et son voyage de retour n’ayant pas été ponctués d’« aventures fort remarquables28 », Wagner profite de ce vide narratif pour placer un certain nombre de remarques sur la faune, le commerce et les peuples sibériens29. Son retour en Russie proprement dite marque un net changement de posture chez le narrateur : il se montre alors très critique à l’égard des paysages et des hommes qui les peuplent. La seconde partie, essentiellement descriptive, confirme cette impression, en présentant les Russes sous un jour très barbare30. Au bout du compte, ces Mémoires constituent un étrange compromis entre un récit de déportation, une narration viatique somme toute très classique et une chorographie assez négative : tout se passe comme si le voyageur « malgré lui » était, à son insu, devenu un voyageur comme les autres !

24 Voir ibid., p. 75-78, 82 et suiv. 25 Voir ibid., p. 94-96. 26 « [...] je ne pouvais parvenir à m’étourdir sur mon sort ; éloigné de ma patrie, de mes amis, sans société avec des hommes policés, privé de toutes les commodités de la vie, hors d’état de me rendre utile à mes semblables, renfermé comme un vil esclave, sans savoir quand mes maux finiraient, je ne pouvais être gai » (ibid., p. 106). 27 Voir ibid., p. 107-108. 28 Ibid., p. 117. 29 Voir ibid., p. 96 et suiv., 109 et suiv., 119 et suiv. 30 « Dans mon ouvrage, la nation russe ne paraît point sous un jour bien avantageux ; mais toutes les personnes, qui, comme moi, ont pu la connaître de près, trouveront que je n’ai rien exagéré dans tout ce que je lui reproche [...] ce peuple, dans le cours des vingt dernières années, a fait bien peu de progrès dans la civilisation, moins encore dans les bonnes mœurs et dans les principes d’une équité qui fut toujours bien rare chez lui » (ibid., p. 176).

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Thisbé, ou la révolte comme mobile du récit viatique

Grâce aux archives nationales d’outre-mer31, on possède un peu plus d’informations au sujet de François Auguste Thisbé de Belcour32. On sait que ce militaire de carrière, après diverses campagnes en Flandres, au Canada à Saint-Domingue, s’est mis au service de la confédération de Bar, coalition d’aristocrates polonais constituée en 1768 en opposition à l’ingérence russe au début du règne de Stanislas Poniatowski, roi de Pologne élu avec l’appui de Catherine II. Thisbé est fait prisonnier par les Russes en 1769, lors d’un accrochage avec des Cosaques : il est déporté à Tobolsk en 1770, où il séjourne jusqu’en 1773, avant de regagner la Pologne en 1774. À son retour de captivité, il publie anonymement à Amsterdam la Relation de sa relégation en Sibérie, simple « journal » de ses aventures — ou plutôt de ses mésaventures — de voyage, accompagné de quelques pièces justificatives. Il s’agit pour lui de montrer à Catherine II les mauvais traitement appliqués aux déportés dans ces contrées éloignées33. De fait, sa Relation pourrait presque se résumer à un long récit des malheurs, des souffrances et des humiliations subis par lui et ses compagnons de voyage, réduits à un « état misérable », humiliés, battus à coups de fouet ou de bâton, tourmentés par une « fièvre ardente », « affamés, malades, mourant de froid, rongés de vermine34 ». À l’espèce de « paradis » que décrit Wagner, on pourrait opposer, presque point par point, l’« enfer » de ce que Thisbé nomme son « esclavage35 », et ce n’est qu’à partir du moment où sa situation s’améliore qu’il trouve le temps de représenter les lieux où il s’arrête et qu’il traverse, ou bien les peuples qu’il rencontre. Mais à peine son sort redevient-il défavorable, il reprend le récit de

31 Voir http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/p2w/?dossier=/collection/INVENTAIRES/ Ministeres/SEM/E/&first=241_028A/FRCAOM06_COLE_241028A_0486&last=241_028A/ FRCAOM06_COLE_241028A_0506&title=Belcourt,+Thisbé+de,+capitaine+d’une+des+ com- pagnies+de+volontaires+à+cheval+formées+pour+la+défense+du+Canada,+lieutenant+de+ vaisseau+1759/1766. 32 Ou Thesby de Belcourt. 33 « [Le] dessein [de l’auteur], en mettant au jour ce journal, a été de faire connaître à l’auguste souveraine de toutes les Russies et à son conseil, combien on a peu d’égards pour les ordres que l’humanité et le cœur bienfaisant de cette Princesse lui suggèrent en faveur de ceux qui sont relégués en Sibérie, ou que l’on y conduit comme prisonniers de guerre » (François Auguste Thisbé de Belcour, Relation ou journal d’un officier français au service de la Confédération de Pologne, pris par les Russes et relégué en Sibérie, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1776, n.p.). 34 Voir ibid., p. 28-30, 33, 35-38, 40-42, 45, 58, 60-62, 85-86, 92 et suiv., 181. 35 Ibid., p. 161 et 83.

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ses malheurs. Celui de sa détention s’interrompt tout à trac pour laisser place à une petite chorographie de la Sibérie, d’une cinquantaine de pages, dans laquelle sont présentés successivement ses productions, son commerce, ses ethnies, les différentes provinces qui la composent, les exilés de toute nature qui la peuplent et le fonctionnement de l’armée russe36. Cette description un peu confuse, mêlée d’anecdotes, de critiques acerbes et de récriminations variées, se conclut avec le récit par Thisbé de l’annonce de sa libération et de son voyage de retour, dépourvu d’événements majeurs. La narration passe alors au second plan au profit d’une description d’une trentaine de pages, entrecoupée de brèves séquences narratives et qui permet à l’auteur de placer des notations qu’il avait réservées jusqu’alors37. Suivent une série d’anecdotes sur Kazan et Moscou, puis le récit de la fin du voyage de retour38. Thisbé en profite pour revenir aussitôt sur les mauvais traitements qu’il a subis à Tobolsk, qui lui ont entre autres fait perdre tout sens de la sociabilité ainsi que l’usage du langage courant39, au point qu’il a été contraint de recourir au service d’un rédacteur pour mettre en forme sa relation40. En fin de compte, Thisbé se montre extrêmement meurtri par la douloureuse expérience de la déportation. Contrairement à Strahlenberg et à Wagner, la description des contrées qu’il a traversées et où il a séjourné est donnée comme à regret et ne parvient jamais à dominer la narration : il revient toujours au récit de sa funeste expérience, et ses descriptions sont le plus souvent ponctuées de négativité. Beaucoup plus qu’un récit de voyage, la Relation de Thisbé est une chronique, dans laquelle la narration des malheurs éprouvés doit être plus parlante que toute argumentation41. Ce voyageur « par force42 » garde en permanence la pleine conscience de cet état de fait : il ne peut donc en aucune manière être considéré comme un voyageur « à son insu ».

36 Voir ibid., p. 101-154. 37 « Nous traversâmes dans notre route des pays habités par différentes nations, qui diffèrent aussi de religion et de langage : j’en dirai quelque chose dans la relation de mon retour » (ibid., p. 60). 38 Voir ibid., p. 197-235. 39 Voir ibid., p. 238-239. 40 Voir la Préface de l’Éditeur, ibid., n.p. 41 Chateaubriand mettra en place le même type de stratégie dans le cadre de la diatribe anti- ottomane qui marque l’Itinéraire (voir Alain Guyot et Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem : l’invention du voyage romantique, Paris, P.U.P.S., 2006, p. 41-51. 42 « je voyage par force et très mal à mon aise » (François Auguste Thisbé de Belcour, op. cit., p. 182).

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Benyovszky, ou le voyageur détournant le récit à son profit

La vie de Moric Agost, baron puis comte Aladar de Benyowszky (174143- 1786) est mieux connue que celle des deux autres personnages précédemment évoqués. Cet aristocrate hongrois a en effet connu une existence particulièrement aventureuse. S’étant mis, comme Thisbé, au service de la confédération de Bar, il est fait prisonnier par les Russes en mai 1769, qui l’envoient à Kazan d’où il s’évade. Après avoir été repris, il est déporté sur l’ordre de Catherine II au Kamtchatka, où il arrive fin 1770. Dès le mois d’avril suivant, il fomente une révolte qui lui permet de s’échapper et de fuir vers l’Alaska, le Japon et la Chine, puis la France. De là, il poursuivra son errance vers Madagascar, où il tente de fonder une colonie, la Grande-Bretagne, où il laisse les trois volumes de ses futurs Mémoires, puis les États-Unis, Saint-Domingue et Madagascar à nouveau, où il finira par trouver la mort. On a beaucoup discuté les possibles mensonges contenus dans les différents écrits de Benyovszky44, au point que certains critiques ont cru lire dans ses Mémoires un roman plutôt qu’un récit de voyage45... Quoi qu’il en soit, c’est sa déportation en Sibérie qui l’amène à commencer sa longue errance de près de vingt ans à travers le globe : le voyageur « malgré lui » deviendra un « apodémialgique46 » par ambition. Cet ensemble est ponctué de quelques hors-d’œuvre : récits d’excursions dans la région en compagnie du gouverneur, qui ne sont rien d’autre que le journal d’un voyage de reconnaissance et d’exploration47, abrégé de l’histoire

43 La date de sa naissance fait l’objet d’une discussion : voir la préface à l’édition des Mémoires procurée par Edward Kajdanski (Paris, Phébus, 2010, p. 11), à laquelle nous empruntons les détails biographiques à suivre. 44 Voir la préface d’Édward Kajdanski (ibid., p. 16 et suiv.). L’éditeur de l’ouvrage, dans son édition princeps en 1789, se croit obligé de donner en préface des gages de la véracité de ce qu’affirme Benyovszky (Mémoires et voyages [...] (trad. fr.), Paris, Buisson, 1791, t. 1, p. iv et suiv.) ! 45 Voir par exemple Izabella Zatorska, « Un journal nautique métamorphosé en journal d’exploration : première expédition de Beniowski à Madagascar », Dix-huitième siècle, n°37, 2005, p. 347-358. 46 L’apodémialgie, « besoin de se déplacer, de voyager » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, t. 1, 1866, p. 482), est une pathologie identifiée par le corps médical dès les années 1840, comme antonyme de la nostalgie (voir entre autres Jean-Baptiste-Félix Descuret, La médecine des passions ou Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion [1841], Paris, Labé, 1844, p. 712). 47 Voir ibid., p. 181-189, 232-238.

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ull crític 19_20.indd 274 24/11/2016 13:04:15 De quelques prisonniers de guerre déportés en Sibérie au XVIIe siècle

et description du Kamtchatka48, de quelques villes de Sibérie orientale et des îles environnantes (Kouriles, Aléoutiennes)49, à partir d’observations nées du « désir de profiter du loisir dont [il] jouissai[t], et de faire diversion à des réflexions affligeantes », dans le double objectif

de faire une carte, et d’y ajouter tous les renseignement qu[’il] pourrai[t] obtenir concernant les parties orientales du continent méridional, afin qu’elle pût servir d’instruction et de guide aux navigateurs entreprenants50.

Il s’agit de considérations essentiellement stratégiques et économiques : positions, défenses, garnisons, moyens en armes, en hommes et en chevaux, ressources, productivité des sols, possibilité de naviguer, de jeter l’ancre, de débarquer et de créer des installations portuaires. Peut-être le militaire qu’est toujours resté Benyovszky avait-il en perspective une conquête et une colonisation à terme. Ce dernier se présente donc certes comme un voyageur malgré lui, mais égocentrique et pratique : le récit de son voyage est dépourvu de tout superflu descriptif, et il s’en tient en la matière à des données strictement fonctionnelles. L’ouvrage est tout entier tendu vers une forme d’auto- glorification, accompagnée d’indications susceptibles de servir aux éventuels colonisateurs des contrées qu’il a visitées : dans ces conditions, peut-être est-il, de nos quatre prisonniers de guerre en Sibérie, celui qui voyage le moins « à son insu ».

Éléments pour un bilan

Si l’on cherche pour conclure à rassembler les fils de ces quatre monographies, on peut constater dans un premier temps que l’on a affaire à des déportés qui « voyagent à leur insu », au sens où leur vocation viatique, qu’elle concerne le déplacement et son récit, naît pour ainsi dire à l’improviste, alors qu’ils n’ont ni les uns ni les autres choisi de voyager. Ce voyage « par force » suscite malgré tout, pour chacun d’entre eux, des impressions, si négatives soient-elles, des informations et des images, quelque limitées qu’elles soient, impressions, informations et images qu’ils sont tentés de transmettre au

48 Voir ibid., p. 190-202. 49 Voir ibid., p. 343-383. 50 Ibid., p. 343.

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public de leur patrie une fois qu’ils l’ont regagnée. Leur plus ou moins grand investissement dans la relation qu’ils ont rapportée de leur périple et de leur séjour forcés en Sibérie a donc fait de chacun d’entre eux un relateur, voire même un voyagiste, sans qu’ils l’aient initialement prévu. On pourrait en ce sens opposer les cas extrêmes de Strahlenberg et de Thisbé. Chez le premier, à l’instar de l’énonciateur, le caractère contraint du voyage disparaît derrière la somme d’informations qu’il fournit à travers son récit : Strahlenberg paraît obéir au modèle du récit de voyage « sérieux » qui se met en place aux siècles classiques, en particulier au temps des Lumières. Dans la figure du second s’incarne en revanche celle du voyageur d’un autre XVIIIe siècle, celui de la sensibilité, qui met en avant — et en scène — son corps souffrant pour dénoncer l’arbitraire d’un système autocratique : le récit du voyage n’est dans ce cas qu’un moyen, dans lequel Thisbé refuse à toute force de se couler, et l’objectif informatif du genre n’est qu’accessoire. En ce sens, Wagner, avec son ouvrage composé de deux parties bien distinctes, ses impressions mêlées et ses remarques de voyageur amateur, fait figure de compromis entre ces deux extrêmes. Reste Benyovszky, auquel il convient, quoi qu’on en pense, de réserver une place à part : il s’agit là en effet d’un aventurier qui finit par voyager par intérêt. Comme l’indique clairement le titre de son ouvrage, le voyage et son récit ne sont nullement pour lui une fin en soi, ils ne sont que le moyen de se mettre en scène et de faire sa propre publicité, en vue d’assouvir une ambition dévorante. Il n’en est pas moins le seul à poursuivre une carrière viatique, ce qui peut en faire malgré tout, et dans un tout autre sens, un « voyageur à son insu ».

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Àngels Santa Université de Lleida [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum Somnis del més enllà: Teresa de Lisieux Teresa Martin va entrar molt jove al convent, a 15 anys; va morir jove també, als 24 anys. A la seva mort, va esdevenir molt popular. Quan, el 1925, va esser canonitzada, tothom la coneixia. Va romandre la major part de la seva curta existència “presonera del Carmel” però abans d’entrar-hi va viatjar. Potser no va viatjar sense adonar-se’n, però sí ho va fer sempre amb una finalitat precisa. Els viatges a Le Mans, a Trouville formen part de la seva infantesa. Més tard, viatjarà a Bayeux i a Roma per poder accedir a la vida religiosa. El viatge a Roma la va marcar de per vida. Al Carmel, se sent exiliada i somnia anar-se’n lluny per predicar la paraula de Déu; la malaltia no li ho deixarà fer. El seus somnis de viatge es tornen cap el més enllà, cap un altre lloc.

Mots Clau Somnis, viatge, exili, popularitat.

Résumé Rêves de l’ailleurs : Thérèse de Lisieux Thérèse Martin entra jeune en religion, à 15 ans ; elle mourut jeune, à 24 ans. À sa mort, elle devint très populaire. Quand, en 1925, elle fut canonisée, tout le monde la connaissait déjà. Elle demeure la plupart de sa courte existence « prisonnière du Carmel », mais avant d’y entrer elle connut les voyages. Elle n’a pas peut-être voyagé à son insu, néanmoins elle a toujours voyagé avec un but précis. Les voyages au Mans, à Trouville font partie de son enfance. Plus tard, elle voyage à Bayeux et à Rome pour pouvoir accéder à la vie religieuse. Le voyage à Rome la marque pour la vie. Au Carmel elle sent en exil et rêve

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de partir loin pour prêcher la parole de Dieu ; la maladie l’en empêchera. Ses rêves de voyage se tournent alors vers l’au-delà, vers l’ailleurs.

Mots Clé Rêves, voyage, exil, popularité.

Resumen Ensoñaciones del más allá: Teresa de Lisieux Teresa Martin entró muy joven en el convento, a los 15 años; murió joven, a los 24. A su muerte se convirtió en alguien muy popular. Cuando, en 1925, se la canonizó, todo el mundo la conocía ya. Permaneció la mayor parte de su corta existencia “prisionera del Carmelo”, pero antes de entrar en él viajó. Quizá no viajó a pesar suyo, pero sí viajó siempre con una finalidad precisa. Los viajes a Le Mans, a Trouville forman parte de su infancia. Más tarde, viaja a Bayeux y a Roma para poder acceder a la vida religiosa. El viaje a Roma la marcó para siempre. En el Carmelo se siente exiliada y sueña con partir a lo lejos para predicar la palabra de Dios; la enfermedad le impidió hacerlo. Sus ensueños de viaje se vuelven entonces hacia el más allá, hacia otra parte.

Palabras Clave Ensoñaciones, viaje, exilio, popularidad.

Abstract Dreams of elsewhere: Therese of Lisieux Thérèse Martin became nun very young, at 15 years; she died young, at 24 years. After her death, she became very popular. When, in 1925, she was canonized, she was a well-known woman. Most of her short existence she remained a “prisoner of the Carmel”, but before entering there, she already had traveled. She may not have traveled unwittingly; nevertheless she always had traveled with a precise purpose. The journeys to Le Mans, to Trouville are a part of her childhood. Later, she traveled to Bayeux and to Rome to be able to be accepted in the religious life. The trip to Rome touched her forever. In the Carmel she felt in exile and dreamt to leave far away to preach the Word of God; the disease would prevent it. Her dreams about journeys turned then into the afterlife, to somewhere else.

Keywords Dreams, trip, exile, popularity.

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Souvent la religion fournit des modèles à suivre. Les saints deviennent des miroirs dans lesquels on aimerait voir reflétée son image. Des amours passionnées se développent, des vénérations proches de la superstition s’allument. Parfois, certains saints ou saintes éveillent dans le peuple des sentiments difficiles à exprimer et à comprendre, des réactions qu’il est intéressant d’analyser mais qui ne trouvent pas une explication logique quand on les soumet à la lumière de la raison. Dans le monde de la sainteté, comme partout ailleurs, il y a des personnages plus populaires que d’autres, des personnages qui touchent l’âme du peuple par leur beauté, leur simplicité, leur proximité... Les raisons sont variés et indéterminées. En Normandie, d’abord à Alençon, puis à Lisieux, se déroula dans la deuxième moitié du XIXe siècle la vie d’une carmélite. Née en le 2 janvier 1873, elle mourut le 30 septembre 1897. Elle entra jeune en religion, à 15 ans ; elle mourut jeune, à 24 ans. Elle mena une vie obscure, sans éclat, soumise à l’autorité et en s’efforçant d’obéir de son mieux. Et cependant, quelque temps après sa mort, elle était devenue très populaire. Et quand le Pape Pie XI, qui l’appelle « l’étoile de son Pontificat » se décida à la canoniser, en 1925, elle était déjà connue dans le monde entier et des centaines, des milliers de personnes, n’avaient pas attendu la consécration de Rome pour lui rendre hommage. Religieuse cloîtrée, elle est paradoxalement déclarée sainte patronne des Missions en 1927. Puis, « Patronne secondaire de la France » en 1944, titre qu’elle partage avec son admirée Jeanne d’Arc, canonisée seulement cinq années avant elle, en 1920. Et elle est proclamée Docteur de l’Église par Jean- Paul II en 1997 pour le centenaire de sa mort. Pourquoi cette popularité ? Il est difficile de trouver la réponse si nous n’acceptons pas d’emblée l’idée du miracle ; nous essayons d’analyser les faits qui ont rendu Thérèse si proche du peuple. Elle était une personne assez commune ; rien d’héroïque, rien d’extraordinaire dans sa vie, dans ses actes... Elle était pour ainsi dire la sainte de la quotidienneté, de la vie de tous les jours... Elle ne faisait pas de grands sacrifices, elle n’avait pas de grandes extases, elle vivait tout simplement au jour le jour en essayant de dominer ses antipathies, de plaire à son prochain et de faire de son mieux la tâche qu’on lui désignait au couvent. Elle était jeune, elle aimait se déguiser, elle aimait plaire, faire des poèmes, de la peinture, elle aimait les siens, les fleurs, les oiseaux et la nature, elle rêvait à l’ailleurs... Elle a choisi d’être toujours la dernière. Peut-être pour devenir la première. Elle était le dernier enfant du couple forme par Zélie et Louis Martin. Et cela la marque comme étant la toute petite. Elle cherche sa voie dans l’image de la petitesse. Elle deviendra plus tard la petite Thérèse, mais

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elle se nomme la petite fleur, elle a une petite voie pour accéder au paradis, elle se fait toute petite pour plaire à Jésus, elle n’est pour lui qu’un jouet, une petite balle qu’il manie comme il veut. Sans doute, cette idée de la petitesse, (cet adjectif « petite » qui est constamment accolé au nom de Thérèse), n’est pas étrangère à sa renommée et à sa popularité. Parfois la grandeur fatigue. Il est difficile d’obtenir la grandeur, tandis que tout le monde peut être petit, jouir de l’enfance et y demeurer, et trouver donc un moyen de s’identifier à l’idée de petitesse.

Voyageuse à son insu ?

Thérèse de Lisieux demeure la plupart de sa courte existence « prisonnière du Carmel » comme elle-même le souligne parfois. Mais dans les quinze premières années de sa vie le voyage, peu fréquent au XIXe siècle, fait partie cependant de sa quotidienneté. A-t-elle voyagé à son insu, d’une manière inconsciente, sans réaliser ce qui lui arrivait ? Il est probable que les choses se soient passées ainsi parfois, surtout dans son enfance ou, plus tard, dans sa vie religieuse. Mais ce n’est pas sûr. Certainement, elle n’a pas envisagé le voyage en soi, mais toujours avec une finalité bien précise, elle a voyagé comme malgré elle, pour atteindre le but fixé par son désir religieux. Cependant le voyage a laissé des traces. Partir pour elle a été une riche expérience, elle fait sienne la phrase de Tiphaine Martin : « Voyager [...] c’est faire un trajet intérieur qui peut conduire à transcrire ses expériences, à continuer à garder un lien avec l’ailleurs et les personnes rencontrées1 ». Très tôt elle est confrontée à un voyage dont les échos influencent son enfance : c’est le voyage à Lourdes effectué par sa mère. En effet, dès 1865 Zélie Martin se plaint d’une douleur au sein, produite par une tumeur qui se développe peu à peu. Elle souffre en silence, un docteur lui révèle en décembre 1876 la gravité de la maladie. Dans l’espoir d’être guérie, elle part en pèlerinage à Lourdes en juin 1877 ; rien à faire, elle mourra en août de la même année après plusieurs jours d’agonie. Thérèse a quatre ans et demi. Le souvenir de la mère reste puissant dans son âme, des années plus tard, elle raconte cette terrible séparation, quand son père lui demande d’embrasser sa mère pour la dernière fois :

1 Tiphaine Martin, « Partir, se souvenir, écrire : le récit de voyage beauvoirien », Astrobale, mai-juin 2014, http://www.crlv.org/astrolabe/maijuin-2014/revenir-se-souvenir-écrire-le-récit-de- voyage-beauvoirien.

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Et moi, sans rien dire, j’approchai mes lèvres du front de ma Mère chérie... Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup pleuré, je ne parlais à personne des sentiments profonds que je ressentais... Je regardais et j’écoutais en silence... personne n’avait le temps de s´occuper de moi aussi je voyais bien des choses qu’on aurait voulu me cacher, une fois je me trouvai en face du couvercle du cercueil...je m’arrêtai longtemps à le considérer, jamais je n’en avais vu, cependant, je comprenais...j’était si petite que malgré la taille peu élevée de Maman j’étais obligée de lever la tête pour voir le haut et il me paraissait bien grand...bien triste 2.

Ces quelques mots montrent le profond désarroi de la petite fille. Lourdes n’a pas eu le pouvoir de sauver la mère, malgré tout cette ville reste un point de référence. Sa sœur Céline s’y rendra alors qu’elle séjourne au Carmel et Thérèse évoquera ce voyage dans ses lettres. Lourdes était le premier haut endroit de pèlerinage en France ; Lisieux, quelques années plus tard, deviendra le deuxième grâce a la renommée de la petite Thérèse. À la mort de sa mère, elle était loin de s’en douter. D’autres voyages jalonnent son enfance et son adolescence. Elle est très petite quand elle se rend en chemin de fer au Mans, pour rendre visite au couvent de la Visitation, en compagnie de sa mère, à sa tante sœur Marie-Dosithée, qui mourra en février 1877, quelques mois avant sa mère. Le témoignage qu’elle nous en donne dans le manuscrit A est très émouvant et rapporte une gentille anecdote pleine de fraîcheur et de charme :

Je me rappelle aussi du voyage que j’ai fait au Mans, c’était la première fois que j’allais en chemin de fer. Quelle joie de me voir en voyage seule avec Maman !... Cependant je ne sais plus pourquoi je me suis mise à pleurer et cette pauvre petite Mère n’a pu présenter à ma tante du Mans qu’un vilain petit laideron tout rouge des larmes qu’il avait répandues en chemin...3

La tante lui offre quelques douceurs, elle est très heureuse de voir qu’elle pourra les partager avec sa sœur mais, de retour à la gare, elle perd une partie du cadeau et elle en est très malheureuse. Cette visite l’a bien touchée car elle choisit de la rapporter dans ses mémoires.

2 Thérèse de Lisieux, Les manuscrits autobiographiques in Œuvres complètes, Cerf et Desclée de Brouwer, Paris, 1992, p. 88. 3 Ibid., p. 79-80.

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Plus tard elle se rendra à la mer, à Trouville, avec son père ; elle y reviendra à plusieurs reprises en vacances avec sa Tante Guérin. Thérèse a pour la première fois l’expérience de la mer, à l’âge de six ou sept ans, quand elle voyage à Trouville accompagnée de M. Martin : « Jamais je n’oublierai l’impression que me fit la mer, je ne pouvais m’empêcher de la regarder sans cesse, sa majesté, les mugissements de ses flots, tout parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu 4 ». La grandeur de la mer, sa majesté évoquent en elle tout de suite la grandeur divine. Ses sensations devant la mer ne sont pas exceptionnelles ; d’autres auteurs, surtout les romantiques, ont exprimé de pareils sentiments, mais elle les rapporte à Dieu et cette immensité lui permet de dire qu’elle aimerait être « la goutte d’eau qui se perd au sein de l’océan 5 ». Bien entendu, l’océan est une image du Créateur. Elle est imbue de l’esprit romantique qui imprègne le récit viatique au XIXe siècle, quand il cesse d’être un discours scientifique pour devenir un discours littéraire6. Des autres séjours avec sa tante, elle ne garde pas un souvenir si émerveillé : « Ma tante nous invitait tous les ans à venir les unes après les autres chez elle à Trouville, j’aurais beaucoup aimé y aller, mais avec Marie (sa sœur aînée), quand je ne l’avais pas, je m´ennuyais beaucoup 7 ». Cependant, elle y fut heureuse une fois, à 12 ans et demi, car elle était avec Céline, sa sœur aimée : « Ma Tante nous procura tous les plaisirs possibles : promenades à l’âne, pêche à l´équille, etc. 8 ». L’année suivante, elle s’y rendit toute seule et elle s’y trouva si dépaysée qu’au bout de deux ou trois jours elle tomba malade et il fallut la ramener à Lisieux9. Ce fait montre le profond attachement qu’elle ressentait pour son milieu et pour sa famille, attachement qui demeure jusqu’à sa mort.

Bayeux et Rome

Sans doute l’entrée de sa sœur Pauline au Carmel fut-elle un facteur déterminant dans la vocation précoce de Thérèse. Elle était trop jeune pour

4 Ibid., p. 102-103. 5 Ibid., p. 125. 6 Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études Littéraires, v. 20, nº1, 1987, p. 45-61. 7 Thérèse de Lisieux, Les manuscrits autobiographiques in Œuvres complètes, op. cit., p. 136. 8 Ibid. 9 Ibid., p. 137.

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être acceptée d’emblée. À cause de cela, elle entreprend, aidée par sa famille, plusieurs démarches pour essayer d’obtenir la permission de devenir religieuse à son âge. Ces démarches se concrétisent dans des voyages : le premier à Bayeux, plus modeste, et le deuxième, plus ambitieux, à Rome. Elle va à Bayeux avec son père pour voir l’évêque, lui parler et lui montrer « la solidité de sa vocation ». Bayeux ne lui offre pas un visage trop radieux, il pleut et le temps s’ajoute à ses larmes et à sa tristesse... Elle garde un souvenir maussade de la cathédrale où son père l’amène pour se protéger de la pluie et de l’errance dans les rues pour tuer le temps avec de se rendre chez le vicaire. Sans réponse positive de l’évêque de Bayeux, trois jours après, elle entreprend avec sa sœur Céline et son père le voyage à Rome, en faisant partie du pèlerinage (du 7/11 au 2/12 1887) organisé par le diocèse de Coutances en association avec celui de Bayeux. Thérèse dira de ce voyage : « Ah ! quel voyage que celui-là !... Lui seul m’a plus instruite que de longues années d’études, il m’a montré la vanité de tout ce qui se passe et que tout est affliction d’esprit sous le soleil... 10 ». À cette occasion, elle visite Paris — « Ce pauvre petit Père se fatigua beaucoup afin de nous faire plaisir, aussi nous eûmes bientôt vu toutes les merveilles de la capitale 11 ». Mais, pour elle, il n’y a qu’une merveille : Notre-Dame des Victoires... Elle fait référence, cependant, au Sacré Cœur dans la basilique de Montmartre. Après, ils continuent leur voyage : « Avant d’arriver à cette ville éternelle, but de notre pèlerinage, il nous fut donné de contempler bien des merveilles. D’abord ce fut la Suisse avec ses montagnes dont le sommet se perd dans les nuages, ses cascades gracieuses jaillissant de mille manières différentes, ses vallées profondes, remplies de fougères gigantesques et de bruyères roses 12 ». Elle n’est pas insensible à la beauté du paysage et, avec l’avidité de savoir qui caractérise l’adolescence, elle profite de tout pendant le voyage qui reste dans sa vie un événement majeur. Elle aime la cathédrale de Milan « toute en marbre blanc » et en visite les moindres recoins, le campo santo la ravit avec ses « statues de marbre blanc qu’un ciseau de génie semble avoir animées 13 ». Suit Venise : là, « la scène changea complètement, nous dit Thérèse, au lieu du bruit des grandes villes on n’entend au milieu du silence que les cris des gondoliers et le murmure de l’onde agitée par les rames. Venise n’est pas sans charme, mais je trouve cette

10 Ibid., p. 162. 11 Ibid., p. 164. 12 Ibid., p. 166. 13 Ibid., p. 168.

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ville triste 14 ». Padoue garde pour elle le souvenir de saint Antoine, Bologne celui de sainte Catherine. Mais elle n’aime pas Bologne, parce qu’un étudiant lui a fait la cour et elle ne l’a pas très bien pris. Elle remarque la simplicité de Lorette : « la paix, la joie, la pauvreté y règnent en souveraines ; tout est simple et primitif 15 ». Enfin, ils arrivent à Rome :

La première journée se passa hors les murs et ce fut peut-être la plus délicieuse, car tous les monuments ont conservé leur cachet d’antiquité au lieu qu’au centre de Rome l’on pourrait se croire à Paris en voyant la magnificence des hôtels et des magasins. Cette promenade dans les campagnes romaines m’a laissé un bien doux souvenir.16

Le Colisée l’impressionne : « Je la voyais donc enfin cette arène où tant de martyrs avaient versé leur sang pour Jésus 17 ». Après les catacombes, les églises, dont celle de Sainte Agnès, les principales merveilles de la ville, pour arriver enfin à l’audience du Saint-Père aux pèlerins. Elle en profite pour formuler son désir d’entrer au Carmel tout de suite. Mais elle n’obtient pas la permission du Souverain Pontife qu’elle attendait avec tant d’entrain. La visite se poursuit par Naples et Pompéi où le Vésuve se fait sentir. L’immensité des ruines réussit à l’émouvoir et l’amène à la réflexion suivante : « J’aurais aimé à me promener seule au milieu des ruines, à rêver sur la fragilité des choses humaines, mais le nombre des voyageurs enlevait une grande parti du charme mélancolique de la cité détruite 18 ». Elle nous instruit sur les conditions du voyage et sur la profonde tristesse qui ronge son cœur ainsi que sur son désir, toujours vivant et puissant, de faire du Carmel sa seule demeure.

Pendant tout le cours de notre voyage, nous avons été logés dans des hôtels princiers, jamais je n’avais été entourée de tant de luxe, c’est bien le cas de dire que la richesse ne fait pas le bonheur, car j’aurais été plus heureuse sous un toit de chaume avec l’espérance du Carmel, qu’auprès des lambris dorés, des escaliers de marbre blanc, des tapis de soie, avec l’amertume dans le cœur...Ah ! je l’ai bien senti, la joie ne se trouve pas dans les objets qui nous entourent, elle se trouve au plus intime de l’âme, on peut aussi bien la posséder dans une prison

14 Ibid. 15 Ibid., p. 169. 16 Ibid., p. 171. 17 Ibid. 18 Ibid., p. 178.

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que dans un palais, la preuve, c’est que je suis plus heureuse au Carmel, même au milieu des épreuves intérieures et extérieures que dans le monde entourée des commodités de la vie et surtout des douceurs du foyer paternel !...19

Le voyage italien est sur le point de terminer. Il reste la petite ville d’Assise, Florence, Pise et Gênes. Au retour, les sens de Thérèse se remplissent de toutes les joies visuelles et auditives possibles qu’elle accumule pour les garder précieusement le long de sa vie. Son avidité de tout connaître, de tout voir, de jouir de tout met sa sensibilité à fleur de peau ; sa perception du paysage illumine sa chronique viatique :

Sur le parcours la vue était magnifique, tantôt nous longions la mer et le chemin de fer en était si près qu’il me semblait que les vagues allaient arriver jusqu’à nous [...], tantôt des plaines couvertes d’orangers aux fruits mûrs, de verts oliviers au feuillage léger, de palmier gracieux...à la tombée du jour nous voyions les nombreux petits ports de mer s’éclairer d’une multitude de lumières, pendant qu’au Ciel scintillaient les premières étoiles...Ah ! quelle poésie remplissait mon âme a la vue de toutes ces choses que je regardais pour la première et la dernière fois de ma vie !...20

Dans ses lettres adolescentes, elle raconte son voyage à ses correspondantes : sœur Agnès de Jésus (sa sœur Pauline), sœur Marie du Sacré-Cœur (sa sœur Marie), sa cousine Marie Guérin et sa tante, Mme Guérin. Elle leur dit son émerveillement, décrit les beautés vues, mais elle exprime toujours le désir de rentrer au bercail, de revoir Lisieux et le Carmel. Elle dit à sa cousine : « mon cher petit Lisieux que toutes les beautés de l’Italie ne sauraient me faire oublier 21 ». À partir de son retour, le voyage à Rome apparaît comme un leitmotiv tout au long de la correspondance. Elle y revient constamment, c’est la preuve que l’empreinte du voyage a été importante et ne s’est jamais effacée. Le voyage à Rome devient un point de référence, un point de repère pour marquer le chemin de la Carmélite. Elle se définit par rapport à lui.

19 Ibid., p.178-179. 20 Ibid., p. 182. 21 Lettre à Marie Guérin du 10 novembre 1887 in Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, op.cit., p. 324.

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Toutes les distractions du Voyage de Rome n’ont pu chasser un seul instant de mon esprit le désir ardent de m’unir à Jésus. Ah ! pourquoi m’appeler si fort si c’est pour me faire languir loin de lui ?22

Le voyage demeure un lien avec son père et sa famille : « le souvenir de ce beau voyage fait avec mon petit Père chéri me restera toujours 23 ». De loin, tout semble plus beau et meilleur, l’absence embellit le souvenir : « C’était meilleur encore que la somptueuse cuisine d’Italie, et ce n’est pas peu dire, car quels festins... et quelle compagnie, te rappelles-tu, mon petit Père ?... 24 ». Les allusions reviennent constamment, et renforcent le lien entre le père et la fille : « [La provision] a eu moins de mal à entrer que ta Reine (Thérèse), qui a été obligée d’aller à Rome pour se faire ouvrir la porte 25 », remarque la jeune fille pour remercier son père de la provision de poires, d’oignons, de prunes et de pommes qu’il a fait parvenir au Carmel pour régaler les religieuses. Sa tante Guérin a aussi droit à ce rappel : « Il y a déjà deux ans que je vous envoyais de Rome mes souhaits de Fête, et pourtant il me semblait que c’était hier 26 ». Le voyage marque l’écoulement de la vie, la lente marche vers l’infini, la brièveté du séjour terrestre : « Tout passe, le voyage de Rome avec ses déchirements est passé...notre vie d’autre fois est passée... 27 ». Elle en parle encore au Père Roulland longtemps après : « Avant d’être prisonnière de Jésus, il m’a fallu voyager bien loin pour ravir la prison que je préférais à tous les palais de la terre 28 ». Elle l’évoque encore quand elle sent la mort proche, et prend congé de l’abbé Bellière en lui offrant comme héritage un crucifix qui lui est cher : « C’est surtout pendant mon voyage en Italie que ce Crucifix m’est devenu précieux, je l’ai fait toucher à toutes les reliques insignes que j’avais le bonheur de vénérer, dire le nombre me serait impossible ; de plus il a été béni par le Saint Père 29 ». Voyage mythique, voyage fondateur, voyage initiatique qui se trouve à l’origine de son entrée au Carmel.

22 Lettre à l’Abbé Révérony du 16 décembre 1887 in op.cit., p. 332. 23 Lettre à M. Martin du 17 mai 1888 in op. cit., p. 342. 24 Lettre à M. Martin du 31 juillet 1888 in op. cit., p. 351. 25 Lettre à M. Martin du 30 septembre 1888 in op. cit., p. 358 26 Lettre à Mme Guérin du 18 novembre 1888 in op. cit., p. 402. 27 Lettre à Céline du 14 octobre 1890 in op. cit., p. 431. 28 Lettre au P. Roulland du 1er novembre 1896 in op. cit., p. 560. 29 Lettre à l’abbé Bellière du 10 août 1897 in op. cit., p. 622.

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Vers l’ailleurs

Son désir le plus cher est d’entrer au Carmel où elle rejoint ses sœurs, Marie, et surtout Pauline, sa petite mère. Mais d’une façon paradoxale, son but atteint, elle se met à rêver, à désirer l’ailleurs à travers des voyages spirituels qui expliquent les hantises profondes de son imaginaire. Les métaphores maritimes sont fréquentes sous la plume de Thérèse. Sa destinée ultime est de plonger dans la mer, de chercher la fusion avec la divinité. En attendant elle reste dans la vie comme elle resterait sur le navire, en attendant l’heure de la communion : « La vie est ton navire et non pas ta demeure 30 ». Et quand elle se sent perdue, angoissée, torturée par les doutes, elle trouve qu’elle est comme un « esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux 31 ». Souvent, pour Thérèse, le parcours sur terre sera assimilé à un voyage en mer, et le bateau sera assailli par les flots qui sont les tentations, mais finalement la main de Dieu la mènera à bon port. Sans doute, l’image n’est pas nouvelle, elle a été employée d’autres fois, mais la fraîcheur et la spontanéité de Thérèse lui redonnent de la vigueur :

Dans mon âme aussi la nuit avait cessé, Jésus en se réveillant m’avait rendu la joie, le bruit des vagues s’était apaisé ; au lieu du vent de l’épreuve, une brise légère enflait ma voile et je croyais arriver bientôt sur le rivage béni que j’apercevais tout prés de moi. Il était en effet bien près de ma nacelle, mais plus d’un orage devait encore s’élever et lui dérobant la vue de son phare lumineux, lui faire craindre de s’être éloignée sans retour de la plage si ardemment désirée32.

Cette idée prendra diverses formes, le Carmel sera aussi l’endroit privilégié qui va préfigurer la plage de l’éternité. Le même chemin sera valable pour sa sœur : « Céline voyait avec calme ma petite nacelle aborder le rivage du Carmel, elle se résignait à rester aussi longtemps que le Bon Dieu voudrait sur la mer orageuse du monde, sûre d’aborder à son tour sur la rive objet de nos désirs... 33 ». Elle s’abandonne sur la mer comme elle s’abandonne dans les bras du Seigneur ; c’est vrai que la mer inspire ce désir de calme, de

30 Thérèse de Lisieux, Les Manuscrits autobiographiques in Œuvres complètes, op. cit., p. 137. 31 Ibid., p. 153. 32 Ibid., p.154-155. 33 Ibid., p. 174.

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plénitude, de se perdre dans les flots, de se reposer sur ce lit qui se balance doucement : rêve de fusion et rêve de repos. Dans le cadeau de Céline qui est un petit bateau, elle trouve écrits sur la voile ces mots qui reprennent cette rêverie aquatique, ce qui montre que les deux sœurs sont en communion étroite : « « Je dors mais mon cœur veille » et sur le vaisseau ce seul mot : « Abandon ! » 34 ». Dans cet imaginaire de l’eau le Phare prend le visage de l’Amour, et l’Amour amènera le petit bateau au port : « C’est plutôt la paix calme et sereine du navigateur apercevant le phare qui doit le conduire au port... Ô Phare lumineux de l’amour, je sais comment arriver jusqu’à toi, j’ai trouvé le secret de m’approprier ta flamme 35 ». L’image aquatique se redouble ici d’une image où le feu, sous la forme de l’amour, tient une grande place. Il en sera de même dans la citation suivante où Thérèse assimile à nouveau Dieu à l’océan et insiste une autre fois sur le rêve de fusion : « Ô mon Jésus, l’âme qui se plonge dans l’océan sans rivages de votre amour attire avec elle tous les trésors qu’elle possède 36 ». L’image de l’orage est assimilée fréquemment au monde marin, mais elle peut aussi se donner sur terre ; dans les deux cas l’orage a la même signification : ce sont les épreuves, les tourments de l’âme, tourments, épreuves à subir pour arriver à Dieu. « Comment il vous plaît de faire luire le rayon de votre grâce au milieu même du plus sombre orage ?... Jésus, l’orage grondait bien fort dans mon âme... 37 ». « Ô Jésus ! l’orage alors ne grondait pas, le ciel était calme et serein... je croyais, je sentais qu’il y a un Ciel et que ce Ciel est peuplé d’âmes qui me chérissent, qui me regardent comme leur enfant... 38 ». Dans cette citation il est important de remarque la valeur des mots soulignés par Thérèse elle-même ; la croyance s’accompagne du sentiment et pour la carmélite cela est le comble du bonheur, ce qui nous permet de déduire que souvent la croyance seule persiste et le sentiment est absent. Peut-être pourrions-nous interpréter ainsi la nuit de néant à laquelle Thérèse fait allusion dans le manuscrit B et dans le manuscrit C. Un autre thème essentiel, qui revient tout le temps dans les écrits de Thérèse de Lisieux, étroitement lié à celui du voyage, est le thème de l’exil. Elle se considère comme exilée sur la terre et elle ressent la nostalgie poignante d’une Patrie inconnue, le Ciel. Elle étend cette condition d’exilés à tous les justes : « Ma Tante chérie, quand on regarde la mort du juste, on ne peut

34 Ibid., p. 184. 35 Ibid., p. 226. 36 Ibid., p. 281. 37 Ibid., p. 222. 38 Ibid., p. 223.

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s’empêcher d’envier son sort. Pour lui le temps de l’Exil n’existe plus, il n’ya plus que Dieu, rien que Dieu 39 ». L’exil déchire son âme et la plonge dans un état d’anxiété, tourments qu’elle partage avec sa sœur Céline : « Mon âme ne te quitte pas... elle souffre l’exil avec toi !... Oh ! qu’il en coûte de vivre, de rester sur cette terre d’amertume et d’angoisse... 40 ». Son désir va vers l’ailleurs, vers cette Patrie promise par l’Amour de Dieu : « Je souffre !... mais l’espoir de la Patrie me donne du courage, bientôt nous serons au Ciel... Là il n’y aura plus de jour ni de nuit 41 ». Cependant cet exil se prolonge. Elle se rend compte que le Carmel n’est qu’un refuge provisoire, que même au Carmel peut l’atteindre la douleur de la séparation des êtres aimés et que seulement le Ciel lui rendra la paix et le bonheur complet. Et son regard et son cœur se tournent vers les missions, dans cet ailleurs l’exil va continuer mais il sera plus sacrificiel, une souffrance de plus que lui permettra de gagner cette Patrie rêvée : « J’ai accepté non seulement de m’exiler au milieu d’un peuple inconnu, mais ce qui m’était bien plus amer, j’ai accepté l’exil pour mes sœurs42 ». La menace du départ de Mère Agnès de Jésus vers la Chine, la remplit de désarroi. Mais elle l’accepte pour Jésus. Le danger est écarté. Il menace cependant Sœur Geneviève (Céline) et Sœur Marie de la Trinité (sa cousine). Elle accepte à nouveau. Et malgré la souffrance « le fond de son cœur restait dans le calme et dans la paix 43 ». À son tour, elle envisage le départ : le Carmel de Saïgon l’attire comme il avait attiré sa sœur Pauline auparavant « votre désir apostolique trouve en mon âme, [...] un écho bien fidèle »44. Elle veut que son sacrifice soit complet, pour cela elle rêve de l’ailleurs pour aller plus loin dans ce voyage vers l’éternité : « Je rêve un monastère où je serais inconnue, ou j’aurais à souffrir la pauvreté, le manque d’affection, enfin, l’exil du cœur45 ». Néanmoins la maladie fait obstacle à son désir. Ce désir obéit à l’idée de contenter Jésus au maximum ; après les tentations contre la foi, elle s’abandonne complètement à la volonté de Jésus et sent qu’il accepte son sacrifice total :

39 Lettre à Mme Guérin du 23 août 1888 in Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, op.cit., p. 354. 40 Lettre à Céline du 14 juillet 1889 in op.cit., p. 396. 41 Lettre à sœur Agnès de Jésus de juillet-août 188 in op.cit., p. 398. 42 Thérèse de Lisieux, Les manuscrits autobiographiques in Œuvres complètes, op.cit., p. 246. 43 Ibid., p. 247. 44 Ibid., p. 247. 45 Ibid., p. 247.

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« Il m’a donné l’attrait d’un exil complet. Il m’a fait comprendre toutes les souffrances que j’y rencontrerais, me demandant si je voulais boire ce calice jusqu’à la lie46 ». Après son acceptation, il ne reste qu’à accomplir la volonté divine. Elle ne peut pas partir, elle connaîtra les missions et leurs problèmes à travers les frères missionnaires qu’elle accompagne et réconforte dans leurs tâches à travers les lettres et la prière : il s’agit du père Roulland et de l’abbé Bellière. Elle ne peut être missionnaire d’action, elle le sera par l’amour et la pénitence, presque à son insu47. Elle suit les deux missionnaires dans leurs lointains parcours viatiques et elle rêve constamment de Saïgon, comme elle le dit à sa sœur Céline métaphoriquement « nous irons même secouer nos petites ailes argentées jusqu’à Saïgon 48», merveilleux périple qu’on pourrait considérer comme la réalisation de son désir de l’ailleurs. En mars 1897, quelques mois avant sa mort elle continue d’y rêver : « je partirais pour le Tonkin si le bon Dieu daignait m’y appeler49 ». Son désir la porte à sauver des âmes, à porter la parole divine aux infidèles : « je voudrais sauver des âmes et m’oublier pour elles ; je voudrais en sauver même après ma mort50 » affirme-t-elle au Père Roulland. L’idée du départ ne la quitte pas : « Demandez encore à Jésus que je fasse toujours sa volonté, pour cela je suis prête à traverser le monde... et je suis prête aussi à mourir !51 » confesse à une religieuse, sœur Anne du Sacré Cœur. La mort l’appelle et l’attend. Elle la sent arriver et est disposée à l’accepter avec joie comme elle le dit à la Mère Agnès (sa sœur Pauline) :

Ma pensée s’envole vers l’Éternité, le temps va finir !...mon cœur est paisible comme un lac tranquille ou un ciel serein ; je ne regrette pas la vie de ce monde, mon cœur a soif des eaux de la vie éternelle ! ...Encore un peu et mon âme quittera la terre, finira son exil, terminera son combat52.

46 Ibid., p. 248. 47 Lettre au Père Adolphe Roulland du 23 Juin 1896 in Thérèse de Lisieux, Œuvres complètes, op. cit., p. 537. 48 Lettre à Sœur Geneviève de décembre 1896 in op.cit., p. 566. 49 Lettre au P. Roulland du 19 Mars 1897 in op.cit., p. 579. 50 Ibid., p. 581. 51 Lettre à sœur Anne du Sacré Cœur du 2 mai 1897 in op.cit., p. 586. 52 Lettre à Mère Agnès de Jésus, sœur Marie du Sacré Cœur et sœur Geneviève de Juin 1897 in op.cit., p. 602.

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Malgré la faiblesse, malgré l’approche de la mort, elle continue à s’entretenir avec ses frères missionnaires en leur donnant son appui et en les encourageant à bien servir le Seigneur dans ces terres de mission qu’elle aurait tant aimé connaître. Sa dernière lettre au Père Roulland date du 14 juillet 1897, la dernière à l’abbé Bellière est du 25 août 1897. Elle mourra le 30 septembre. Jusqu’au dernier moment elle reste fidèle à ses amis et ne cesse de les encourager. Chaque jour, l’ailleurs est plus proche. Pendant toute son existence elle n’a pas cessé d’y rêver. Sa vie a été un court voyage vers l’infini. L’idéal religieux qui lui a fait désirer la Patrie choisie n’a jamais faibli. Malgré la souffrance, malgré les tentations, malgré la nuit du néant, Thérèse de Lisieux a rempli le programme qu’elle s’était fixé et dont Jésus était le but à atteindre : « Je veux me donner tout entière à lui, je ne veux plus vivre que pour lui53 ». Son voyage s’est terminé le 30 septembre 1987 mais son œuvre (écrits autobiographiques, lettres, poésies, récréations) continue à voyager, à nous parler et à nous faire partager ses rêves de l’ailleurs.

53 Lettre à Sœur Agnès de Jésus du 18 mars 1888 in op.cit., p. 335.

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Denise Brahimi Université Paris VII Denis Diderot [email protected]

Rebut: 15 de gener del 2015 Acceptat: 20 de maig del 2015

Resum Viatges que ja no ho són: el cas d’Isabelle Eberhardt i de Lafcadio Hearn Les dues personalitats fora del comú que estan aquí reunides, Isabelle Eberhardt francòfona nascuda a Ginebra i morta a Algèria (1877-1904) i Lafcadio Hearn (1850-1904) anglòfon nascut a l’illa greca de Leucade i mort al Japó, foren durant molt de temps viatgers errants però finalment es van fixar fins a la seva mort en els seus països de predilecció. Per a ella era el sud d’Algèria, oasis i desert, per a ell, una ciutat petita fidel al Japó antic. Malgrat que van descobrir el “seu” lloc per casualitat, molt ràpidament van experiment respecte a ell afinitats múltiples, personals i afectives (comportant la trobada amb l’Esser estimat) però també filosòfiques i religioses, ja sigui per a ella de l’Islam magrebí (a les antípodes del salafisme) o ja sigui per a ell d’un budisme repensat a través de la doctrina de l’ evolució. A l’un com a l’altre, aquestes trobades de diferents tipus els hi van produir el sentiment de que potser, sens dubte, trobarien, per fi, la pau.

Paraules Clau Algèria, Japó, Islam, budisme, exotisme.

Résumé Des voyages qui n’en sont plus : le cas d’Isabelle Eberhardt et de Lafcadio Hearn Les deux personnalités hors du commun qui sont ici réunies, Isabelle Eberhardt francophone née à Genève et morte en Algérie (1877-1904) et Lafcadio Hearn (1850-1904) anglophone né dans l’île grecque de Leucade et mort au Japon,

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ont été longtemps des voyageurs errants mais se sont finalement fixés jusqu’à leur mort dans leur pays de prédilection. Pour elle c’était le sud de l’Algérie, oasis et désert, pour lui, une petite ville restée fidèle au Japon ancien. Bien qu’ils aient découvert leur lieu par hasard, ils ont très vite éprouvé à son égard des affinités multiples, personnelles et affectives (comportant la rencontre avec l’Être aimé) mais aussi philosophiques et religieuses, qu’il s’agisse pour elle de l’Islam maghrébin (aux antipodes du salafisme) ou pour lui d’un bouddhisme repensé à travers la doctrine de l’évolution. À l’un comme à l’autre, ces rencontres de différents types donnent le sentiment qu’ils vont peut-être, sans doute, trouver enfin l’apaisement.

Mots Clés Algérie, Japon, islam, bouddhisme, exotisme.

Resumen Viajes que ya no lo son: el caso de Isabelle Eberhardt y de Lafcadio Hearn Las dos personalidades fuera de lo común que están aquí reunidas, Isabelle Eberhardt francófona nacida en Ginebra y muerta en Argelia (1877-1904) y Lafcadio Hearn (1850-1904) anglófono nacido en la isla griega de Leucade y muerto en el Japón, fueron durante mucho tiempo viajeros errantes pero finalmente se instalaron hasta su muerte en sus países de predilección. Para ella se trataba del sur de Argelia, oasis y desierto, para él, de una pequeña ciudad que había permanecido fiel al Japón antiguo. A pesar de que descubrieron “su” lugar por azar, muy rápidamente experimentaron a su respecto afinidades múltiples, personales y afectivas (comportando el encuentro don el Ser amado) pero también filosóficas y religiosas, ya sea para ella a propósito del Islam magrebí (a las antípodas del salafismo) o ya sea para él a propósito de un budismo repensado a través de la doctrina de la evolución. Al uno como al otro, estos encuentros de diferentes tipos les produjeron el sentimiento de que quizá, sin duda, encontrarían al fin la paz.

Palabras Clave Argelia, Japón, Islam, budismo, exotismo.

Abstract Travels of no return : Isabelle Eberhardt and Lafcadio Hearn Those two people are certainly not ordinary ones. The french speaking Isabel Eberhardt was born in Geneva and died in Algeria (1877-1904). The english speaking Lafcadio Hearn born in the grecian island of Lefcadia died in Japan.

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Both of them were wandering during a part of their life but finally were fond enough of one country to settle there till they died. For her, it was South Algeria, as well oasis as desert; for him an unchanged small town of ancient Japan. Though they discovered their place by chance, they quickly felt in harmony with it in different ways, concerning as well their personal feelings (here they met the Beloved One) as their ideas and faith. Hers was the Maghrebian islam (the opposite of salafism), his a special kind of bouddhism mixed with evolutionism. And both of them had the same feeling that this could be, may be, the way for their so wanted inside peace.

Keywords Algeria, Japan, islam, bouddhism, exotism.

Les deux personnages dont je vais parler sont à la fois, pendant une partie de leur vie, des errants à la recherche d’un lieu mais sans le savoir eux- mêmes et sans savoir quel il sera ; et d’autre part, pendant une seconde et dernière partie de leur vie, ils deviennent des adeptes fervents d’un seul pays, celui où le hasard les a amenés à se fixer — le mot hasard impliquant qu’il en fut ainsi à leur insu. Voyageurs sans aucun doute, et c’est un voyage qui les a amenés dans leur pays d’adoption. Mais le terme de voyage sans retour que j’emploierai à leur sujet signifie qu’ils ne sont jamais revenus, en tout cas pas pour s’y réinstaller, dans leur pays d’origine — ce mot ne désignant pas d’ailleurs un pays qu’ils auraient considéré comme leur, encore moins leur pays natal. Il ne s’agit de rien d’autre que le pays d’où ils sont partis, la France pour Isabelle Eberhardt1 et les Etats-Unis pour Lafcadio Hearn2, ce qui explique que l’une soit francophone et l’autre anglophone. En revanche ce qui les caractérise est qu’ils se sont découvert un pays d’adoption, l’Algérie pour Isabelle Eberhardt et le Japon pour Lafcadio Hearn. En fait, cette manière de dire, « Algérie » et « Japon », nécessite quelques précisions. Ce n’est pas de l’Algérie tout entière qu’il s’agit pour Isabelle Eberhardt mais du Sud algérien, oasis et désert. Et le Japon pour Lafcadio Hearn, c’est principalement la petite ville de Matsué où il s’est fixé

1 Née en 1877 à Genève, morte en 1904 à Aïn Sefra (Algérie). 2 Né en 1850 à Leucade (Grèce), mort en 1904 à Tokyo (Japon).

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assez vite, loin de la capitale. D’autre part et d’emblée, on se rend compte qu’il est difficile de parler de leur lieu d’élection en termes purement géographiques. Il s’agit davantage en effet d’un pays redéfini et aménagé mentalement par eux-mêmes durant leur séjour. Ils en connaissent et en aiment la réalité physique, et ce ne sont ni des voyageurs imaginaires ni même des voyageurs occasionnels. Mais ce qu’ils en disent dans leurs œuvres prouve bien que leur choix est allé au-delà et s’est attaché à certains aspects, pas forcément les plus visibles, de ce que leur nouveau pays leur proposait. S’agissant encore de précisions factuelles, on peut y ajouter quelques dates. L. Hearn a passé quatorze ans au Japon, de 1890 à 1904, et I. Eberhardt environ sept ans en Algérie de 1897 à 1904, avec quelques intermittences. En fait si l’on considère qu’Isabelle est morte à vingt-sept ans et Lafcadio à cinquante-quatre, cela signifie qu’ils ont passé l’un et l’autre dans leur pays adoptif le dernier quart de leur vie, mais on dirait à les lire que celui-là seul a compté pour eux. Et l’on peut dire d’emblée, avant toute analyse à venir, qu’ils ont vécu cette dernière partie de leur vie sur un mode très particulier et un peu paradoxal, puisqu’à la fois comme un mélange d’états de grâce et de préparation à la mort. Bien que la fin d’Isabelle, noyée dans la crue d’un oued à Aïn Sefra, soit très dramatique, tandis que celle de Lafcadio semble s’être passée calmement, on est tenté d’interpréter leurs deux morts de la même façon, en ce sens qu’on croit y sentir une certaine volonté de disparaître, de céder à la pulsion de mort. Plus que comme un établissement définitif, on a le sentiment que leur séjour en Orient (le seul mot qui permette de regrouper Algérie et Japon) a été vécu par eux comme la dernière étap — et comme la meilleure préparation — avant le grand départ vers l’au-delà.

Hasard ou destin

Lafcadio est né d’une mère grecque et d’un père irlandais, qui avait rencontrée sa future épouse au hasard de ses navigations. Quelles qu’en soient les raisons, la jeune femme ne put s’adapter à Dublin et disparut très tôt, définitivement. Lafcadio semble avoir gardé de sa mère un souvenir intense, mais une image très floue, aux contours à demi rêvés. Son père l’abandonna aux soins d’une vieille tante qui lui fit passer une enfance et une adolescence sinistres, sources d’angoisses durables et d’effrayants cauchemars. Après une tentative difficile pour vivre seul à Londres, il s’embarque pour les Etat-Unis en 1869. New York, Cincinnati, La Nouvelle Orléans y sont ses principaux lieux de séjour, après quoi il passe deux ans dans les Antilles françaises, d’où il

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repart fort las et découragé, incapable de se réadapter à New York. Et c’est de là qu’il s’embarque, finalement, pour le Japon, en tant que journaliste chargé d’y faire un reportage. Ni la période anglaise de sa vie ni la période américaine ne lui ont apporté le moindre sentiment d’enracinement, rien d’autre au contraire, semble-t-il, qu’un désir de fuite toujours renouvelé. Sans doute n’a-t-il rien trouvé dans ces deux pays qui suscite en lui le désir d’un attachement. Les origines d’I.Eberhardt ne sont pas moins complexes et dispersées. Sa mère était russe mais d’origine allemande. S’étant séparée de son mari, elle était venue s’installer en Suisse avec un personnage étrange, Trophimowsky, qui jouait le rôle de tuteur auprès de ses enfants. Il fut sans doute le père d’Isabelle qui naquit, donc, près de Genève et y fut élevée de manière fantaisiste dans le milieu cosmopolite de l’immigration. Un milieu cultivé pourtant, et où se manifestait à l’époque un intérêt pour l’Orient. Peut-être pour se rapprocher d’un frère bien-aimé qui n’avait trouvé d’autre issue que la Légion Etrangère, Isabelle vint s’installer en Algérie avec sa mère, à Bône aujourd’hui Annaba, en mai 1897. C’est là que sa mère mourut quelques mois plus tard, inopinément. Isabelle traverse alors une phase d’errance et de désolation, entre Paris, la Tunisie, l’Algérie et Genève. Jusqu’au moment où, fort opportunément, elle reçoit la proposition de partir sur les pistes d’un personnage qui semble avoir disparu dans le désert algéro- tunisien. Pour ces deux voyages on peut donc parler d’enquête, de mission temporaire ou de reportage journalistique, et en conclure que les deux voyageurs doivent au hasard la rencontre avec leur futur pays. Cependant, de ce hasard, leurs biographes parlent souvent comme s’il s’agissait d’un destin. La raison en est que de toute évidence, ils se découvrent des affinités nombreuses et de plusieurs ordres avec le pays rencontré. Raison pour laquelle ces deux errants qui cherchaient leur voie vont désormais se fixer durablement.

Affinités

Ces affinités comportent un aspect personnel, affectif, mais aussi un autre qui est différent et qu’on peut dire philosophique et religieux. Il se trouve que les deux vont dans le même sens et se renforcent l’un par l’autre. Dans le premier cas il s’agit d’une rencontre avec un être et dans le second avec une manière de vivre et de penser mais ce n’est qu’une seule et même chose en ce sens que l’être aimé devient l’incarnation du pays.

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Lorsqu’ils arrivent l’un et l’autre dans leur terre d’Orient, leur demande est immense, elle est une demande de vie, d’amour, de participation. On les voit donc très vite, l’une à El Oued, l’autre à Matsué, se fondre dans leur environnement (qui est celui d’une société traditionnelle entièrement préservée). Ils en adoptent le mode de vie quotidien, s’y rendent utiles par leur travail, et supportables par leur extrême modestie. Très vite aussi, ils découvrent l’être qui va leur servir de médiateur pour entrer dans leur nouvelle vie. Étonnant parallélisme de leurs deux histoires :

Un an après son arrivée dans la ville de Matsué, où il enseigne l’anglais dans un collège, L. Hearn épouse une jeune Japonaise de famille samouraï, Setzu Koizumi, et il a bientôt d’elle un fils, Katzuo, qui sera l’aîné de leurs quatre enfants.

Un mois ou deux après son arrivée à El Oued, pendant l’été 1900, Isabelle s’engage dans une liaison amoureuse avec un Algérien indigène, selon la terminologie de l’époque, le spahi Slimène Ehnni, auquel elle restera attachée jusqu’à son dernier jour, puisqu’ils sont ensemble dans leur maison lorsqu’elle est emportée par la crue de l’oued, à Aïn Sefra. Ils se marient d’ailleurs, très officiellement, à la fin de 1901. Bien qu’ils n’aient pas eu d’enfant, elle dit plusieurs fois, dans ses Journaliers3, qu’elle le considère comme sa seule et unique famille, et qu’il lui tient lieu de tous les siens, reniés ou perdus. Cet engagement rapide et définitif avec un être du pays d’adoption peut s’analyser à la fois comme cause et comme effet. Il est la preuve que ce pays est devenu le leur et qu’ils veulent y vivre sans réserve, et il est aussi d’un appoint considérable pour leur volonté d’en tout comprendre et d’en tout partager. Dans les deux cas, il est certain que l’épouse et l’ami-époux ont permis une intégration beaucoup plus rapide, qui eût sans doute été difficile sans cette intercession. Grâce à son épouse, Lafcadio a pu accéder à tout un ensemble de contes et de traditions qui lui révélaient l’imaginaire japonais, à la fois archaïque et toujours présent. Elle était celle qui pouvait le mieux lui raconter et traduire pour lui les récits anciens, car elle connaissait suffisamment les obsessions et les fantasmes de son mari pour savoir ce qui, dans le fonds japonais traditionnel, ne pouvait manquer de retenir son attention. Leur collaboration en ce sens dura jusqu’à la mort de Lafcadio, et elle est encore à l’origine de ce merveilleux Kwaïdan qui est le dernier livre publié de son

3 Tel est le nom qu’on donne à ce qu’on a retrouvé et publié de son Journal (dont une partie a été irrémédiablement perdue) : Mes journaliers, Paris, La Connaissance, 1923.

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vivant, en 1904 : on y trouve notamment la légende de Mimi-Nashi-Hoïchi, le conteur aveugle qui chantait si bien la complainte du combat entre les Héiké et les Genji. Chez Lafcadio, il n’y a donc point de différence ni d’écart entre son amour pour sa femme et son amour pour le Japon ancien qu’elle ne cesse de lui révéler, de faire revivre pour lui. Ce que Slimène apporte à Isabelle semble d’abord bien différent, car il n’est ni lettré ni vraiment apte a comprendre ce que représente pour elle le travail d’écriture. Mais sans doute a-t-il une autre compréhension, toute intuitive, de ce qu’elle vient chercher dans la compagnie des Spahis et des Bédouins : une vie sans entrave, sans protection, sans aucune sorte d’attachement matériel. C’est la vie qu’il mène, ainsi que tant d’autres autour de lui, non sans désir d’accéder à une autre plus stable et plus sûre comme il le fera en prenant plus tard un emploi modeste dans l’administration. Mais un emploi est autre chose qu’un état d’esprit, a fortiori un état d’âme. En tout cas, tout ce qu’elle dit dans les Journaliers prouve que pendant deux ans au moins, elle se sent très proche de lui, et le plus souvent dans une totale communication avec lui, d’esprit comme de corps. Ils ont le même goût pour la vie nomade, qui mêle l’austérité et les joies sensuelles. Il accepte sans discuter qu’elle soit comme elle est, rebelle à toute norme, d’autant plus qu’il ignore tout de ce que seraient les normes auxquelles elle pourrait éventuellement se conformer. Elle trouve ainsi grâce à lui le moyen de réaliser une sorte d’exigence existentielle, l’expérience de ce qu’est la vie quand on en dégage tout l’oripeau, tous les apports factices, pour ne garder que la fraternité des êtres devant les besoins élémentaires et la présence de Dieu. Isabelle comme Lafcadio rendent un hommage fervent à leur compagnon : fait d’autant plus remarquable qu’ils ont l’un et l’autre une individualité complexe et tourmentée, qui se révèle mainte fois incompatible avec les pratiques élémentaires de la sociabilité. On a envie de dire que chacun d’eux a su trouver à la fois le pays et l’être ( unique ! ) qui lui convenait et que ce fut un seul et même acte d’adhésion à l’autre, réalisant un double désir de fusion. Il y a loin, comme on voit, de ces rencontres dont il faudrait souligner l’importance par une majuscule aux aventures érotico-exotiques souvent contées par d’autres auteurs de cette même époque, sur un modèle emprunté à Loti. S’agissant maintenant d’affinités philosophiques et religieuses, il est évident qu’elles ont joué un grand rôle elles aussi. Isabelle Eberhardt connaissait l’Islam dès la période genevoise de sa vie. Sans vouloir assigner une date précise à sa conversion, on constate à lire ses Journaliers qu’au moment où elle s’installe à El Oued, en 1900, elle est une

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vraie musulmane. Et sa ferveur religieuse, après cela, ne fait que grandir. Elle a de fréquentes conversations avec quelques esprits éminents qui appartiennent à l’une des confréries les plus influentes du Sud algérien, la Kadryia, des hommes qu’elle admire et qu’elle vénère comme ses pères spirituels. Son journal intime est ponctué de formules empruntées au Coran, et elle ne cesse d’affirmer son besoin vital de puiser à cette source. Dire que l’Islam est une présence constante dans sa vie signifie qu’elle a adopté la vie musulmane au quotidien, puisque l’Islam est souvent défini comme une organisation de la vie sociale, ensemble d’attitudes, d’habitudes et de pratiques. Il semble que ce mode de vie parvienne à supprimer en elle un immense fonds d’angoisse et lui procure l’apaisement. En tout cas, elle se déclare incapable d’en supporter un autre, et profondément désireuse de s’en tenir à celui-là. Lafcadio Hearn, avant le Japon, semble avoir été très marqué par l’évolutionnisme, qui est une doctrine scientifique et philosophique. Il se donne pour maître en la matière l’Anglais Herbert Spencer4, alors assez connu dans le monde anglo-saxon, et lui rend hommage comme à une véritable figure du Père. Or le Japon lui apporte la découverte infiniment précieuse d’une religion et d’une métaphysique qui ne sont pas en rupture avec les vues scientifiques de Spencer. Telle est du moins son interprétation personnelle du bouddhisme japonais, qu’il mêle à l’évolutionnisme dans certains très beaux textes qu’on pourrait appeler des poèmes en prose5. Le point commun entre ces deux visions du monde consiste à croire en l’unité de la matière et en un processus permanent de dissolution et de reconstitution des formes (humaines aussi bien). La matière ne se perd pas, indéfiniment elle se transforme. Le moi personnel (auquel nous sommes si exclusivement attachés lorsqu’il s’agit de notre propre individu) est constitué d’atomes qui ont formé des milliards d’autres êtres auparavant et en formeront sans doute encore tout autant. Dans cette perspective, croire à l’individualité ne peut être que non- sens et pure illusion. Lafcadio Hearn semble s’acharner contre l’idée d’un moi permanent, unifié et personnalisé. C’est sans doute qu’il sait à quel point toute la pensée occidentale et chrétienne y est attachée. Mais on a aussi le sentiment que c’ est de sa part une véritable dénégation, au sens psychanalytique du mot. L’évolutionnisme bouddhiste qu’il ne cesse d’approfondir au cours de ses années japonaises est sans aucun doute le moyen qu’il se donne à lui- même de lutter contre ses peurs intimes, et par dessus tout contre la peur de

4 Ce philosophe évolutionniste (1820-1903) est notamment l’auteur de Premiers Principes (1862), souvent cité par Lafcadio Hearn. 5 Voir Denise Brahimi : Ecrits sur le bouddhisme japonais, de Lafcadio Hearn, Paris, Minerve, 1993.

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la mort. De plus, cette doctrine lui paraît le fondement possible de la morale, dans la mesure où l’obstacle qui s’oppose à ses prescriptions vient toujours de l’égoïsme individuel.

L’impossible retour

À supposer qu’ils y aient pensé, ce qui était sans doute inévitable, les deux voyageurs n’avaient guère d’incitation à retourner à leur point de départ. Où retourner en effet puisque ces errants ne s’étaient jamais fixés durablement en aucun lieu ? Puisque notre époque aime parler en termes d’identité en donnant à celle-ci une diversité de fondements, géographiques, ethniques, culturels etc., on peut s’interroger sur celle de Lafcadio Hearn et d’Isabelle Eberhardt mais ce serait plutôt pour s’apercevoir qu’elle est inexistante. En fait ils n’ont d’autre identité que leur choix global à partir d’un pays. Ce choix porte principalement sur une manière d’être ou d’exister, ce qui incite à parler d’un choix existentiel. Pour regrouper celui-ci en un seul aspect, on pourrait dire que ces deux êtres sont résolument anti-modernes, et fuient tout ce qui caractérise la civilisation occidentale de leur temps, y compris (surtout dans le cas d’Isabelle Eberhardt) la démocratie. La position particulière d’Isabelle et de Lafcadio les différencie des autres Européens ou Occidentaux présents dans leur pays d’adoption. L’un et l’autre se caractérisent par un refus du progrès qui va jusqu’au passéisme et qui les amène à dénoncer violemment toute tentative de modernisation. Cette attitude a sa logique. Ce qu’Isabelle aime trouver dans les oasis les plus reculées du Sud algérien, c’est ce qu’elle appelle la vie musulmane d’autrefois, un certain rythme de vie immuable fondé sur le retour des prières quotidiennes et sur l’alternance des saisons qui elle-même commande les mouvements instinctivement réglés de la vie nomade. Elle se plaît aux longues chevauchées, pourtant harassantes, et n’a pas peur de dormir à la belle étoile, roulée dans son burnous, au revers des dunes. Vie épuisante physiquement, qui explique sans doute le délabrement précoce de son corps. Mais c’est la vie qu’elle aime, et toute autre lui semble un emprisonnement. Lafcadio admire tout du Japon traditionnel, tel qu’il l’a trouvé en arrivant à Matsué. Il le croit fondé sur un accord de l’homme avec la nature et sur le respect de celle-ci, même s’il voit les effets de la misère et la rudesse impitoyable de ce mode de vie. Ce sont surtout les valeurs du Japon ancien qu’il voudrait voir préservées : le courage, le sens artistique, l’abnégation et l’oubli de soi. Il redoute si fort l’intrusion des pensées étrangères qu’il refuse d’apprendre l’anglais à sa femme, alors que lui-même s’efforce d’apprendre le

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japonais. Il est pleinement heureux lorsqu’il va passer l’été dans la cabane que lui prête un modeste pêcheur d’Yaidzu, et c’est là qu’il écrit, chaque année, l’un de ses livres consacrés aux contes et usages du Japon. Tokyo en revanche lui paraît une grande ville difficilement supportable, comme le sont les villes “modernes” de la côte algérienne pour Isabelle Eberhardt. On comprend pourquoi ils furent en général très mal jugés et considérés par ceux qui auraient dû être de leur milieu comme des originaux un peu fous. L’Algérie fin de siècle que connaît Isabelle est en plein essor colonial, le Nord est soumis à une exploitation économique intensive et le Sud à la tutelle de l’armée. La modeste architecture arabe traditionnelle disparaît, pour être remplacée par de lourds bâtiments de type européen. Dans les villes, le vêtement change lui aussi et s’aligne sur le modèle français. Cette laideur de la modernité la consterne, et l’on peut imaginer que c’est l’une des raisons (outre le côté pratique et le goût du travesti) pour lesquelles elle choisit elle-même de s’habiller à l’arabe. Ce détail semble avoir beaucoup frappé à l’époque les Français d’Algérie, notamment tous ceux qu’on appelle les petits colons, dont elle fait un portrait plein de mépris. Lorsque son mari Slimène est nommé à Ténès, ville côtière située à l’ouest d’Alger, pour y occuper un très modeste poste de l’administration coloniale, elle ne supporte ni les lieux ni les gens (qui le lui rendent bien !) et s’arrange pour partir le plus souvent possible dans le Sud, sous prétexte de quelque enquête journalistique. D’ailleurs, les principaux textes qu’elle écrit, des reportages mais aussi des nouvelles, reflètent bien le désespoir où la plonge ce que certains considèrent comme l’avancée de la “civilisation”. Elle sait que les dernières survivantes des anciennes tribus, souvent réduites à une poignée d’hommes, sont condamnées à brève échéance, et que d’ailleurs, elles sont déjà intimement détruites par la misère, l’alcool, et la disparition des zones jadis ouvertes au nomadisme6. On sent à la lire qu’elle vit cette agonie comme un drame personnel et que peut-être même elle s’assimile inconsciemment à ces êtres en sursis. C’est en cela que réside sa véritable fidélité à Loti. Lafcadio Hearn lui aussi arrive dans un Japon voué a la modernisation rapide, puisque entré, très tardivement, dans ce qu’on appelle l’ère Meiji — c’est-à-dire une ère d’ouverture, de progrès et de réformes, après des siècles de fermeture absolue, farouchement opposée à toute tentative de pénétration étrangère. On comprend la contradiction dans laquelle se trouve Lafcadio, qui est lui-même l’un de ces étrangers récemment admis dans le pays, mais qui n’en déplore pas moins les modifications que cette pénétration nouvelle

6 Voir la nouvelle intitulée Le Djich, dans Au Pays des sables, Paris, Sorlot, 1944.

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risque d’apporter. Cet état de choses contribue sans doute à lui inspirer des comportements que certains ont jugés caractériels. Le Professeur Basil Hall Chamberlain, éminent savant anglais spécialiste du Japon et installé de longue date à Tokyo, exprime l’opinion des Européens éclairés à l’égard de Lafcadio (auquel il a procuré son premier poste, en 1890, à Matsué). Hearn selon lui fait partie de ces idéalistes dangereux pour eux-mêmes et décevants pour les autres, parce qu’ils vivent dans un rêve coupé de toute réalité. Il s’est fabriqué “un Japon si peu vrai, du reste, qu’il n’a jamais pu exister que dans son imagination”. Il est bien vrai que le Japon de Lafcadio Hearn, comme l’Algérie d’Isabelle Eberhardt, sont issus du désir et du rêve, de la nostalgie et de la foi. Mais ces sentiments ont donné lieu à une création artistique qui fait émerger ce qu’on pourrait appeler l’âme profonde des peuples, en reprenant une formulation romantique qu’ils ont adoptée l’un et l’autre. Leur supériorité sur l’ensemble des voyageurs européens (y compris les moins superficiels) consiste en une différence qualitative profonde, qui est d’avoir pénétré l’imaginaire et la sensibilité de leur pays d’adoption, notamment en partageant ses croyances religieuses. On pourrait se demander pourquoi leur aventure existentielle se situe autour de 1900. Pour s’en tenir à quelques réflexions en ce sens, d’ailleurs issues de celles qui précèdent, il apparaît que c’est le moment où l’Occident s’engage de plus en plus dans la voie de la modernité, soutenu par le constat que celle-ci entraîne d’incontestables progrès. Dans le domaine des idées, ceux qui ne sont pas d’accord peuvent se battre sur le terrain, c’est-à-dire en Occident même et dans leur pays. Mais lorsqu’il s’agit d’un mode de vie, c’est beaucoup plus difficile d’échapper à celui qui est parvenu à s’imposer... sinon en choisissant la fuite. Les communications n’étant pas encore ce qu’elles sont devenues, surtout récemment, il était plus difficile qu’aujourd’hui de circuler entre deux pays et deux cultures et de faire le choix du métissage et de la double ou multiple culture. C’est plutôt d’hybridité qu’il faut parler dans le cas des deux ex- voyageurs. Une hybridité consentie et voulue, ce qui n’autorise pas à dire qu’elle était facile à vivre. Cette difficulté a sans doute quelque chose à voir avec la pulsion de mort qui était si importante chez chacun des deux. Resterait à savoir si la pulsion de mort est à l’origine de l’errance ou si au contraire elle apparaît lorsque se produit la fin du voyage, par effet de la rencontre avec le pays dont l’errance était la recherche plus ou moins consciente. Dans le cas d’Isabelle Eberhardt, on constate qu’elle continue à circuler beaucoup entre le nord et le sud de l’Algérie, mais l’explication semble assez

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claire : c’est le second qui est son véritable lieu mais pour un ensemble de raisons elle ne peut rompre avec le premier. À partir du moment où il est fixé dans la petite ville du Japon que le hasard lui a fait connaître mais qu’il n’en a pas moins choisi, Lafcadio Hearn n’en bouge à peu près plus physiquement, ce qui ne veut pas dire qu’il s’y sente physiquement et totalement comblé. On ne vient pas si facilement à bout d’une angoisse qui est certainement existentielle ! Cependant il trouve une échappatoire dans la littérature qui prend pour lui la forme des contes japonais anciens : ceux du Japon, certes, mais il les fait siens en les transcrivant. Cet espace est celui du rêve et d’une forme d’imaginaire qu’il peut assez aisément substituer à la réalité, tant celle-ci est pour lui peu chargée de matière et d’événements. Isabelle Eberhardt, lorsqu’elle galope pendant des jours dans le sud saharien, atteint sans doute à peu près le même état qu’elle cherche aussi dans l’alcool et dans la drogue. On sait d’ailleurs que l’effet produit par celle- ci, une sorte de grand départ vers un ailleurs, porte aussi le nom de voyage et est apprécié comme tel par ses adeptes. Lorsqu’Isabelle Eberhardt et son compagnon ont été emportés par la crue de l’oued à Aïn Sefra, ils étaient déjà, dit-on, partis de cette manière, en sorte qu’Isabelle n’avait qu’à se laisser flotter, au sens propre, pour s’en aller définitivement. Ce qu’elle a fait, à la différence de son compagnon qui a pu échapper au courant. On est incité par là à penser qu’il y a eu de sa part un choix. Peut-on se suicider à son insu ? Son exemple incite à penser que la réponse est oui.

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Encarnación Medina Arjona Universidad de Jaén [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum La correspondència de Dubuffet: les paraules del viatge en brut La correspondència del pintor Jean Dubuffet adreçada a Jean Paulham fou escrita durant les seves estades al Sahara (febrer 1947-abril 1948). Intentem subratllar la consciència íntima de la creació que s’anuncia en les seves cartes a la vegada que enllacen el afecte cap a l’amic, la reflexió sobre la forma plàstica i la necessitat de l’escriptura.

Paraules Clau Viatge, correspondència, Dubuffet, Sahara, art.

Résumé La correspondance de Dubuffet : les mots du voyage brut La correspondance du peintre Jean Dubuffet adressée à Jean Paulhan est écrite durant ses séjours au Sahara (février 1947-avril 1948). Nous essayons de mettre en avant la conscience intime de la création qui s’annonce dans ses missives tout en entrelaçant l’affection vouée à l’ami, la réflexion sur la forme plastique et le besoin d’écrire.

Mots Clés Voyage, correspondance, Dubuffet, Sahara, art.

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Resumen La correspondencia de Dubuffet: las palabras del viaje en bruto La correspondencia del pintor Jean Dubuffet dirigida a Jean Paulhan está escrita durante sus estancias en el Sahara (febrero 1947-abril 1948). Intentamos subrayar la conciencia íntima de la creación que se anuncia en sus misivas a la vez que se entrelazan el afecto hacia el amigo, la reflexión sobre la forma plástica y la necesidad de escribir.

Palabras Clave Viaje, correspondencia, Dubuffet, Sahara, arte.

Abstract Dubuffet’s correspondence: the words of the journey Brut The correspondence of the painter Jean Dubuffet addressed to Jean Paulhan is written during his stays in the Sahara (February 1947 - April 1948). We try to emphasize the intimate awareness of the creation announced in his letters while affection for the friend, reflection on the plastic form and the need to write intertwine.

Keywords Journey, correspondence, Dubuffet, Sahara, art.

En 1947 l’hiver est rude. « Il est plus facile d’aller en Afrique que de se chauffer à Paris1 » ; nous rappelle Max Loreau, dans la préface à Roses d’Allah, Clowns du désert, le titre que Georges Limbour projetait de donner à une exposition qui devait être présentée à la galerie Drouin vers 1953 et n’eut jamais lieu. Jean Dubuffet connaît l’Algérie, mais c’est l’occasion pour lui de voyager dans le Sud. Lili, sa femme, en rêve également. Ils partent le 12 février ; le jour suivant Dubuffet envoie à Jean Paulhan une carte postale dont le recto représente une vue du port de Cassis-sur-Mer : « Ici La Mecque. Des papillons volettent dans le soleil. Logements à louer sont denrée rare. On s’y affaire. Plusieurs pistes. Vagues espoirs. La mer paraît bonace en direction

1 Max Loreau, Présentation, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, Roses d’Allah, clowns du désert, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1967.

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d’Alger.2 » Et le jour d’après, le 14 février, une lettre3 : « Nous avions jugé les choses un peu trop favorablement à première prise de contact » dit-il pour se plaindre de l’inconfortable hébergement, « Je t’ai parlé de papillons voletant à Cassis dans le soleil. Ce n’était pas faux car j’en ai vu un. Mais rien qu’un et le soir même Lili délirait de fièvre et je courais dans les escaliers de l’hôtel pour lui monter des grogs. Le bateau partira lundi midi. [...] Mais surtout je m’ennuie ! [...] » et finalement « Ce que j’ai vu de mieux depuis le départ de Paris, c’est un maître d’hôtel du restaurant Pascal pourvu de jolies houppes obliques de chaque côté du front comme un singe ouistiti. » De ces quelques lettres du trajet préliminaire Paris-Alger, nous retenons d’une part la représentation de la nature au soleil ; ces papillons dans le soleil et l’expression « ce que j’ai vu de mieux ». Cette idée du « voir », de la « nature vue », imprègne cette correspondance amicale et l’amitié est quotidiennement entretenue dans la missive envoyée et attendue. Le 15 février Dubuffet écrit à Jean Paulhan : « Il y a un démonstrateur de rue qui obtient beaucoup de succès en montrant sur un tableau noir une nouvelle façon de faire les multiplications et divisions j’ai pensé acheter pour toi la méthode [...]4. » Et le 16 février une carte postale disant « La villa que nous pensions tenir avait les cabinets bouchés mais nous en tenons une autre. Elle est modeste mais n’aimons-nous pas la modestie ? [...] Des pins il y en a, peu élevés il est vrai, de la taille d’un homme mais quelle dimension de par le monde est plus belle que la dimension de l’homme ? Nous embarquons demain matin, la mer semble paisible.5 » Avant de revenir à Paris, et de reprendre la peinture, Dubuffet donne à son ami les mots qui nous semblent l’emblème de la création découlant du premier contact avec le Sahara : la taille de l’homme devient la dimension de tout. Quelques jours plus tard, Lili et Jean Dubuffet montent dans un des petits autocars qui montrent le Sahara aux curieux. Ils descendent à El Goléa, et Dubuffet envoie une nouvelle missive du 26 février6 pour dire à Paulhan l’importance et le besoin de son écriture et presque implorer un petit mot de réponse.

2 Jean Dubuffet, Jean Paulhan, Dubuffet-Paulhan. Correspondance 1944-1968, Paris, Gallimard, 2003. Lettre 256. Toutes les citations des lettres de Dubuffet sont tirées de cette édition. 3 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (257, 14 février 1947), op. cit., p. 375. 4 Carte postale de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (258, 15 février 1947) op. cit., p. 376. 5 Carte postale de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (259, 16 février 1947) op. cit., p. 377. 6 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (260, 26 février 1947) op. cit., p. 377-378.

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Une lettre datée du 5 mars et envoyée à Paulhan, depuis El Goléa, contient un double message concernant l’art de mettre au point la façon d’exprimer chaque élément et leur accord, et le besoin « d’une lettre de toi », d’une correspondance intense avec ami.

Cher Jean L’hôtel que nous habitons ressemble à un palais mauresque, dans un beau jardin de palmiers et nous disposons d’une grande chambre et d’un petit salon pavé ouvrant sur une terrasse. En sortant du jardin on tombe sur une esplanade nue immense dont les proportions si vaste remplissent d’émerveillement (ici c’est avec le vide et le nu qu’on opère. Le Sahara c’est la fête du vide et du nu) et font grand bien, surtout le soir au clair de lune (il y a ces nuits clair de lune). Le soleil braille avec excès et il n’est guère possible de s’aventurer dehors entre onze heures du matin et cinq heures après-midi et d’autant plus quand il y a vent de sable, donc un vent d’ouragan chargé de sable et brûlant. [...] Nous allons chaque jour chez l’un ou l’autre deux pour boire le thé à la menthe. C’est tantôt dans une palmeraie sous les orangers chargés de fruits, tantôt dans les maisons d’argile dont le toit est fait de palme, ou même sous la tente du nomade. Une grande partie des indigènes d’El Goléa sont nomades ou ressortissant à des tributs nomades. De l’autre côté de l’hôtel il y a encore très vaste esplanade de sable, toute nue. Sur ces grandes places stationnent souvent des caravanes ou des groupes de chameaux. Tout est partout fort sableux, on a du sable dans les dents et les oreilles et ce qu’on mange est plein de sable. Je suis resté jusqu’à maintenant sans travailler du tout mais depuis hier je fonctionne. Mais c’est entreprise sans espoir car il faudrait non neuf jours que j’ai à résider ici maintenant mais un bon nombre au moins de mois pour mettre au point la façon d’exprimer chaque élément – le sable – le soleil – le teint des visages des hommes – leurs vêtements – le soleil – les chameaux – et les palmiers etc. et puis accorder ces éléments les uns avec les autres. Des éléments il n’y en a pas beaucoup, c’est ici le règne du peu et du rare en tous domaines. Aussi tout est-il objet de grande considération. Tout débris de peau de bouc vénéré comme une broderie copte, tout pois chiche comme un diamant. C’est exaltant de vivre ainsi parmi le rare et le très précieux. Il y a à El Goléa neuf mille indigènes mais dont une grande partie nomades ou éloignés, donc disons trois mille sédentaires au village. Tous se connaissent et appartiennent au lieu depuis maintes générations, les liens de parenté des uns aux autres très nombreux et enchevêtrés puisqu’ils se marient entre eux. Donc tu imagines bien dans ces conditions quelle gentille tournure d’esprit courtoise et sociable ils ont. Donc nous sommes fort contents de notre séjour ici dont pourtant tout le monde nous dissuadait dans la pensée que nous nous ennuierions. Je n’ai plus reçu de lettre de toi je voudrais bien que tu m’envoies de tes nouvelles à la poste restante d’Alger (nous y arriverons le 18 mars et y passerons une semaine). Nous voudrions bien avoir des nouvelles de Germaine ; et aussi je voudrais bien savoir ce qu’il advient de ton action à

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l’égard de la funeste bande des Lettres françaises. Point du tout de journaux ici. Voudras-tu bien me conserver ceux où l’affaire sera traitée pour que je les voie à mon retour. Cette affaire m’intéresse très vivement. J’ai seulement peur que tu hésites à la découvrir hardiment toute entière. Je voudrais bien que tu le fasses. Mais peut-être ai-je tort et sûrement que tu feras là plus sagement que je ne ferais. Je t’embrasse bien mon bon cher Jean. J. (Nous embrassons bien fort Germaine.) 7

Pendant quelques semaines, Dubuffet ne s’intéresse qu’aux Arabes du désert, à l’empreinte de l’Islam. Il souhaite arriver à penser comme eux ; il veut vivre dans leur sagesse, vivre de peu, voir et peindre. Et le sable du désert lui procurera les documents qu’il cherchait pour son bagage artistique. À Paris, au printemps, il s’emploie à livrer le souvenir des étendues de sable sur quelques peintures à l’huile. Dubuffet n’est pas encore rentré qu’il écrit à Paulhan : « Mon cher Jean. Je me suis remis au travail, j’ai fait un désert avec un gros soleil. Tu as écrit que les peintres de notre temps se détournaient des grands sujets alors moi je peins le soleil.8 » Dans l’élan et l’enthousiasme de ce qu’il a vu, il se met à apprendre l’arabe. Son projet maintenant « ne s’agira de rien moins que de peindre en arabe. Lui qui ne médite que d’apporter un vent barbare dans l’art policé d’Occident, il va vers une peinture teintée de voix venues des sables : plus gutturale en quelque sorte.9 » En novembre 1947, il revient à El Goléa pour y passer six mois ponctués de quelques déplacements au Hoggar, à Tamanrasset). Essayant de vivre profondément la vie du désert, il y travaille beaucoup, et l’écrit dès son arrivée : « [...] Je fais des progrès pour parler l’arabe mais c’est une langue exagérément riche en synonymes. Quand tu as laborieusement appris six façons de désigner une chose, tu rencontres quelqu’un qui la désigne sous un septième nom que tu ne connais pas. Ces synonymes mettent en fureur10. » Dans son petit espace de travail, Dubuffet rassemble des documents, des croquis, des peintures à la gouache, des dessins, et écrit sa correspondance qui n’est autre que la réflexion sur la mesure et le langage de l’individu.

Cher Jean. Trois grandes journées de voyage en camion dans le désert, assez inconfortables, nous ont amenés ici. C’est le Hoggar. Le village est petit, peuplé

7 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (261, 5 mars 1947) op. cit., p. 378-380. 8 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (263, 9 avril 1947) op. cit., p. 382. 9 Max Loreau, Juan Dubuffet. Stratégie de la création, Paris, Gallimard, 1973, p. 30. 10 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (338, 17 décembre 1947) op. cit., p. 474.

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de messieurs de très haute taille, de démarche lente, enveloppés jusqu’aux yeux de masques noirs ; ils répondent très courtoisement quand on leur parle, mais paraissent peu causeurs.

Ce qui est ravissant c’est les traces de plantes de pieds dans le sable. Grands pieds, petits pieds, pieds de femme, pieds d’enfant. Petits pieds de gerboises ou de lézards, grands pieds de chameau, diverses crottes. On passerait des temps infinis à regarder dans le sable. Lili est furieuse parce qu’il n’y a plus par ici de palmiers11.

Sitôt rentré en France, il s’occupe de réunir des œuvres d’inspirés, ne respectant l’art ni ses canons, pour son grand projet : l’Art Brut. À la recherche des créations pour établir la collection d’Art Brut, sous le signe d’une vie étrangère à la culture installée. Cette idée sera érigée maintenant sur le socle de l’incommunication qu’il a ressentie dans sa fréquentation d’une autre culture, dans sa sensation d’étranger à El Goléa, lui qui « a été acculé à vivre rejeté par le désert, exilé au milieu du désert : éternellement renvoyé à une image de soi qui, loin de l’affranchir de ses origines, l’enfermait plus solidement en elles. Ce qui avait mission de le mener dans sa vraie patrie : Nulle Part12 ». Pourtant Dubuffet était déjà bien installé dans les cénacles de Paris, grâce à son ami Paulhan ; son primitivisme peut être considéré dès ce moment comme « une aspiration, de la part de personnes qui se considèrent comme ‟civilisésˮ ou ‟modernesˮ, à un monde fait d’harmonie avec la nature et de relations interpersonnelles simples13 ». De l’expérience des jardins du désert liée à l’incommunication ; de la dimension humaine et du langage, il s’en occupera dans sa missive du 4 janvier :

Cher Jean Voici l’alphabet des caractères tifinar. Là où il y a plusieurs signes pour la même lettre c’est qu’on peut les employer l’un ou l’autre indifféremment. On écrit suivant le caprice de gauche à droite ou de droite à gauche ou de haut en bas. Alors celui qui lit essaye d’une façon, et si ça ne donne rien, essaye dans l’autre sens. On ne met pas les voyelles. Dans les cas d’urgence extrême on peut indiquer (par un point) la présence d’une voyelle (indéterminée).

11 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (339, 29 décembre 1947) op. cit., p. 475. 12 Max Loreau, Présentation, op cit. 13 Daniel J. Sherman, French Primitivism and the Ends of Empire, 1945-1975, Chicago, University of Chicago Press, 2011, p. 6.

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Il n’y a pas de calcaire ici. Pas la moindre miette de calcaire. Ces cailloux semblent être du marbre foisonnant. Marbre ne sont hélas ! plus que mirages ne sont lacs ; mais abominables quartzoïdes, tout ce qu’il y a de plus silice et détestable pierre de feu. Les traces de pas dans le sable historient et humanisent le sol, dépersonnalisent le promeneur, le noient dans un grouillement d’hommes, rendent tous lieux bonasses et confortants. Voici une vue de l’oasis d’El Goléa. Tamanrasset est tout autre (pas de palmiers). Je t’embrasse.

Jean Je travaille assidûment avec des crayons de couleur que m’a prêtés l’instituteur.14

Marqué par la langue arabe, par la graphie et la dimension des sons, il écrit avec intérêt, dans une lettre du 9 février 1948 qui commence ainsi : « Cher Jean. Deux lettres de toi par ce courrier » et qui se poursuit par ces mots :

[...] Monsieur Adam (Sidna Adam, notre Sidi, notre Cid Adam), quand il se rasa les cheveux, les enterra dans le sable. D’où le palmier. [...] Je suis très embarrassé avec les morceaux de papier dont je me sers pour essuyer mes pinceaux. Ce sont des imprimés pour le téléphone, c’est le postier qui me les a donnés (le papier est ici très rare). En effet il y a empêchement à jeter aux ordures des papiers sur lesquels sont tracés des caractères (à cause que certains de ces caractères, assemblés convenablement, pourraient former le nom de Dieu). Donc il faut brûler les caractères. Or je n’ai pas de cheminée. [...] Notre compagnon préféré et le plus assidu comment s’appelle-t-il ? Il s’appelle BEN YAHIA BEN CHI (KH) BOU DRAA BEN M’HAMMED BEN GREÏN BEL BACHIR BEN SID EL HADJ YAHIA. On ajoute le long pour le distinguer de son cousin germain (de taille plus courte), qui porte exactement le même nom.15

Cet autre courrier du 2 mars vient lier le problème d’expression et d’insatisfaction de l’artiste et rencontrait une inquiétude de Paulhan, pour qui la peinture moderne était agitée par les mêmes problèmes que la littérature de son temps ; mais que la première résolvait un peu mieux16.

Je suis très ennuyé que tu continues à souffrir de ta jambe.

14 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (340, 4 janvier 1948) op. cit., p. 476-477. 15 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (344, 9 février 1948) op. cit., p. 484. 16 Julien Dieudonné, « Le prince et la bergère : la relation Paulhan / Dubuffet d’après leur correspondance (1944-1968) », RHLF, 2003/1, Vol. 103, pp. 153-168, p. 156.

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Je travaille toujours très opiniâtrement à mes petites peintures. Et maintenant ça marche et mes petits travaux me donnent du plaisir. Il m’a fallu de nombreux mois de travail assidu avec ma colle et les couleurs en poudre pour parvenir à parler avec elles dans leur langage avec quelque aisance et légèreté. On a été sur le point d’acheter un terrain planté de palmiers malingres pour y bâtir une maison. L’affaire est en suspens.17

Quant aux œuvres plastiques liées plus directement aux textes de la correspondance qui nous occupe, il faut souligner qu’il s’agit de créations immédiates faites dans le désert. Nous retenons ainsi le désir de dire-peindre le sable, le soleil, le palmier. Quelle est la dette, le rapport des dessins aux textes ? Finalement peut-être que dans le texte sont les idées du peintre et dans les œuvres plastiques l’écrivain. « Tout peintre se peint18 » nous rappelle Arasse. Brunelleschi en aurait, le premier, esquissé l’idée dans un sonnet dirigé contre un peintre qui faisait « des figures aussi folles que lui »; la phrase était à la mode à Florence sur la fin du Quattrocento. Malgré sa généralité, la notion n’était pas nécessairement vague. Pour Savonarole par exemple, c’est « en tant que peintre » que tout peintre se peint: « il en peint en tant que peintre, c’est-à-dire selon son concept ». Comme formule se prêtant aux appropriations les plus différentes tient son succès à Florence au prestige de Marsile Ficin. Ficin pourtant se contentait de transposer en termes spéculaires ce que Pétrarque avait déjà (et plus subtilement) énoncé à travers la métaphore de l’ « ombre » et de l’« air » de ressemblance qui rapportent une œuvre littéraire à son auteur19. Il évoque la relation stylistique entre l’auteur et son œuvre en des termes qui ne sont pas radicalement étrangers à ce que Roland Barthes écrira six siècles plus tard quand au style de l’écrivain : à la différence de la langue, « propriété indivise des hommes », le style est constitué par « des images, un débit, un

17 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (348, 2 mars 1948) op. cit., p. 490. 18 Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau, Paris, Flammarion, 2006, p.10. 19 « Celui qui imite doit faire en sorte que ce qu’il écrit soit semblable [simile] non identique [idem], et cette similitude [similitudo] doit être non comme la ressemblance de l’image à celui dont elle est l’image (pour celle-ci, plus elle est semblable, plus l’artiste mérite de louanges) ; elle doit être comme la ressemblance du fils au père, chez lesquels, alors même qu’il y a souvent une grande diversité dans les membres, une sorte d’ombre et ce que nos peintres appellent un air [umbra quaedam et quem pictores nostri aerem vocant] [...] font cette ressemblance qui, à peinte voit-on le fils, nous rappelle le père, alors même que tous serait différent si l’on mesurait. Mais il y a là je ne sais quoi de caché qui a cette force. » Pétrarque, Lettres familières (Epistolae de rebus familiaribus), éd. Ugo Dotti et alii, 5 vol., Paris, Les Belles lettres, 2002-2005, cité par Daniel Arasse, op cit., p. 11.

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lexique naissant du corps et du passé de l’écrivain et devenant peu à peu les automatismes mêmes de son art » ; c’est le « produit d’une poussée, non d’une intention », « un phénomène d’ordre germinatif », « une nécessité qui noue l’humeur de l’écrivain à son langage20 ». C’est à partir de cette idée de poussée, de phénomène d’ordre germinatif, que nous parlerons des palmiers de Jean Dubuffet lors de son étape saharienne. La lettre du 9 mars 1948 annonce finalement l’arrivé de Jean Paulhan au Sahara : « Cher Jean. Un des codirecteurs de la SATT est passé hier à El Goléa, m’a dit qu’il avait reçu une lettre de toi dans laquelle tu donnais à envisager ton voyage prochain donc vivat à cette radieuse nouvelle et mille l’hamdullah à cette nouvelle ; cette communication m’a grandement fait plaisir21.» Puis il s’agit d’une occasion pour intégrer l’ami à l’acte créateur : « [...] Je voudrais bien que tu m’apportes un rouleau d’une cinquantaine (sinon une centaine) de feuilles de papier à dessin genre Canson, format ordinaire, qualité moyenne (ça doit coûter dans les 5 francs la feuille). » Et encore, et toujours dans la même missive, il entend associer son destinataire au grand moment fécond qu’il faudrait lire comme « arabesques de deux stratégies de pouvoir concomitantes qui successivement s’épousent, s’éloignent, se rejoignent, s’affrontent22 ». Ici s’exprime à la fois le rapport entre deux affects individuels et entre deux statuts symboliques dans le champ artistique :

[...] Tu vas arriver juste au moment de la fécondation des palmiers, les jardiniers grimpent comme des singes et répandent la semence de l’arbre même sur les régimes des arbres femelles en prononçant la forme LA ILAHA ILLA ALLAH ; MOHAMMED RAÇOUL ALLAH (nulle divinité que Dieu ; Mohamed envoyé de Dieu). Les arabes raffolent de A. Les arabes rient beaucoup de l’ignorance de certains européens qui, s’étant mis en tête de cultiver les palmiers de leurs propres mains, omettaient, lors de la fécondation, de prononcer cette formule, et, naturellement, n’obtenaient par la suite pas une seule datte. Je t’embrasse. Jean.

La lettre du 19 mars garde en elle la grande rencontre ratée entre les amis et les jardins de palmiers :

20 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, tome I, p. 179. 21 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (350, 9 mars 1948) op. cit., p. 492. 22 Jean Dieudonné, Marianne Jakobi, « Introduction » dans Jean Dubuffet, Jean Paulhan, Correspondance 1944-1968, éd. cit., p. 13.

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Cher Jean. Grande journée hier ! C’était la journée de ton arrivée23. [...] Ben Yahia portait thé, menthe et sucre. Des nomades installés dans une tente à côté du terrain d’atterrissage ont prêté verres, bouilloire et théières. Nous étions assis dans de petites dunes sous les palmiers d’un jardin envahi par le sable, nous avons allumé des feuilles de palmiers et fait du thé. Nous nous réjouissions beaucoup de t’en faire boire un verre à ta descente de l’avion. Celui-ci tardant à venir nous avons entretenu de la braise pour tenir ton verre chaud. Des enfants sont venus jouer auprès de nous, ils étaient très gracieux et très drôles, ils nous ont fait compagnie et amusés tout l’après-midi. L’un d’entre eux était un infatigable inventeur de drôlerie gentille. Ils ont bu du thé. C’est vers le coucher du soleil seulement (les ombres des palmiers s’étaient peu à peu allongées et le froid venant j’avais remis mon occidental veston) que nous avons été prévenus qu’une communication parvenue de Nice par radio faisait état que le voyage de l’avion était retardé de vingt-quatre heures. 24

Celle du 24 mars laisse entendre la fertilité de l’amitié, « cette conjonction d’intérêts entre un peintre en quête de reconnaissance et d’intronisation sur la scène artistique et un écrivain qui cherche à asseoir son récent statut de critique d’art25 » :

Cher Jean Voici qu’à l’heure où je t’écris tu t’envoles de Nice. Je serai plus complètement tranquille quand je te saurai les pieds sur terre ferme. Ton départ m’a fort attristé et je me sentais hier bien seul. J’ai travaillé toute la journée enfermé dans mon petit local. Le grand vent a continué. Ce matin encore, après un moment d’apaisement, le vent recommence. J’ai fait 2 petites peintures meilleures que les séries que tu as vues — pas réussies mais procédant de mécanismes meilleurs. Ce que j’ai fait jusqu’à présent ici et que tu as vu, c’est du tâtonnement préliminaire et de la documentation, c’est le travail de l’avion qui roule sur son terrain pour en faire la reconnaissance avant de décoller. C’est le long patient travail de la chenille et maintenant un de ces jours on va essayer de faire le papillon.

Mais toi je sais que tu aimes bien les chenilles aussi. 26

23 Jean Paulhan arrive finalement à El Goléa le 20 mars et repart le 23 mars 1948. 24 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (351, 19 mars 1948) op. cit., p. 493-494. 25 Jean Dieudonné, « Le prince et la bergère... », art. cit., p. 158. 26 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (352, 24 mars 1948) op. cit., p. 495.

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Paulhan est un homme important dans les milieux littéraires et artistiques. Pourtant il souhaite s’imposer dans le champ de l’art. Pour ce faire, la rencontre de Dubuffet, qui en 1944 vient de laisser son commerce de vins pour vivre de et pour sa peinture, sera décisive. Et dans celle de quatre jours plus tard, le 28 mars, Dubuffet raconte orgueilleux comment la fécondation créatrice de la semence est confié aux hommes savants. D’une certaine manière, le groupe Paulhan-Dubuffet reste lié au jardinier Aïssa, le lettré, celui qui fait féconder le palmier.

Cher Jean Il a fait hier une chaude journée sereine dans le genre torride, où les mouches avaient bon temps. J’ai passé la matinée aux jardins de Salem à regarder les jardiniers grimper dans les palmiers et y chanter en insérant dans les régimes femelles la branchette de fleurs mâles. J’ai fait connaissance avec le jardinier Aïssa qui est notre voisin de notre petite maison de l’oasis. C’est un taleb (ce qui signifie lettré) mais il préfère le jardinage à l’exercice de ses savants talents. C’est un très gentil saint de la Légende Dorée, confit en dévotion27.

Deux grands moments dans la lettre du 29 mars ; le premier pour en revenir aux jardiniers-chanteurs. Quelques mois avant, en octobre 1947, Paulhan avait joué le rôle d’intercesseur pour l’exposition « Portraits d’écrivains » de Dubuffet à Paris (Jean Paulhan, René Bertelé, Francis Ponge, Paul Léautaud, André Dhôtel, René Drouin, Marcel Jouhandeau, Henri Michaux, Jules Supervielle, Pierre Benoit, Pierre Matisse). Il avait réussi à le mettre à l’affiche. En même temps, « des rencontres et des suites d’amitiés réunirent Dubuffet, Giacommetti, Grüber, Balthus, Hélion, Mason et Freud autour du thème commun des places et des rues de Paris28 ». Un autre sujet est également présent dans cette correspondance :

[...] Les jardiniers-chanteurs, remplaçant les oiseaux, sont toute la journée dans les branches des palmiers à brailler leur formule à dattes. Les moustiques n’ont pas encore apparu ; ce sera pour le mois d’avril. Mais les scorpions oui, on en a attrapé un énorme et hideux dans la lingerie de notre hôtel. Il se démène pour l’heure dans un bocal avec des façons d’acteur japonais jouant les samouraïs.

27 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (353, 28 mars 1948) op. cit., p. 496. 28 Jean Clair, « De l’art en France à made in France », Les cahiers de médiologie, 1997/1, Nº 3, p. 121-132, p. 131.

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Lili va bien. Je peins la cérémonie de la fécondation du palmier, qui est le morceau capital du programme des spectacles ces jours. J’ai visité le jardin de Pierre Cada, quel enchanteur jardin ! C’est parce qu’il est touffu, encombré d’arbres et d’ombres et de toutes sortes de fèves et de lentilles en surnombre, qu’il est si joli. Il en résulte une infinité de cachettes et une multiplicité de lieux (à chaque pas qu’on y fait c’est un autre lieu) de manière que l’espace occupé par ce jardin est énormément multiplié. Voilà de quoi devraient s’inspirer nos architectes pour construire nos maisons et nos villes. 29

Et le second grand moment de cette lettre sert à lier intimement l’instant de la fécondation, c’est-à-dire de la création, aux mots qui l’accompagnent. Paulhan ne joue pas seulement la fonction d’intercesseur auprès de Dubuffet, il est également conseiller en écriture. Les jeux de la langue et la sonorité sont donc bien présents dans cette correspondance du voyage en culture étrangère :

[...] Ben Yahia prétend que prononcer Besmellah (au nom de Dieu !), comme le font les musulmans avant d’entreprendre quoi que ce soit, a pour effet d’aider dans le travail et augmenter le rendement. Ainsi affirme-t-il, avec la même quantité de farine et d’eau que tu auras prise pour faire du pain, son pain à lui sera un peu plus lourd que le tien du fait du phénomène d’augmentation provoqué par le « besmellah » et ce pourra être vérifié sur une balance ; et en outre il sera un peu mieux levé que le tien.30

Dans l’envoi du 2 avril, les mêmes obsessions reviennent, les mêmes mots prononcés du fond du voyage au Sahara. Cependant, le chant nuptial de la palmeraie résonne bien loin, tandis que la sensation d’abandon devient plus aigüe : « [...] Je peins des jardins et palmeraies, qui profitent de la suave bonne humeur occasionnée par notre nouvel habitat. Le temps est devenu fort beau. [...] Je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis l’instant de ton envol, peut-être aurais-je une lettre demain par le courrier de samedi31. » Et dans celle du 4 avril : « Cher Jean. Ne crois pas que je ne travaille plus à apprendre l’arabe, j’y travaille toujours. » Et un peu plus loin dans le texte :

29 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (354, 29 mars 1948) op. cit., p. 498. 30 Ibid. 31 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (355, 2 avril 1948) op. cit., p. 499-500.

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ull crític 19_20.indd 318 24/11/2016 13:04:17 La correspondance de Dubuffet : les mots du voyage brut

Je ne savais pas du tout faire des palmiers mais depuis ces jours que je ne fais que des palmiers j’arrive maintenant à savoir les faire assez bien. [...] Je te remercie de ce que tu écris de mes travaux d’approche et couloirs souterrains. Il me semble que je suis maintenant exercé à point (et pas trop, pas jusqu’à épuisement) pour entreprendre d’exécuter quelques tableaux à mon retour de Paris. Ta lettre ne me dit rien de ton retour d’El Goléa à Paris, tout s’est-il bien passé ? Je t’embrasse. J32

Dubuffet écrit sur la fécondation des palmiers et les montre à la mesure de l’homme ; il ne dissimule pas que la pulsion sexuelle anime et sous-tend l’activité du regard (mental et spirituel). Loin d’opposer pulsion sexuelle et attention intellectuelle, il les associe dans la création plastique et scripturale. Si ses dessins ont une destination publique, en tant qu’« avant-programme » des peintures, et s’insèrent d’emblée dans une culture socialisée, ils sont à cette époque sûrement une création destinée au seul Dubuffet (mais aussi à ses proches, à sa femme, à Jean Paulhan). Les dessins du voyage au Sahara et les textes de la correspondance avec son ami ont à voir avec l’intime : savoir de l’art et expérience du voyage connaissent une élaboration particulière. Le peintre associe l’intellect et l’affectivité. L’érotique de l’art, l’idée de l’Éros maniant le spirituel et le cosmique, ce lieu commun selon lequel « L’amant est attiré par l’objet aimé (comme le sujet par la forme), comme le sens par ce qu’il perçoit ; ils s’unissent et ne forment plus qu’un. L’œuvre est la première chose qui naît de cette union »33, Dubuffet l’articule sur trois fils : l’œuvre plastique, le voyage et l’écriture. En utilisant maintes fois le sujet dans ses dessins et en écrivant à chaque fois sur le palmier pour parler de la construction du sujet, le peintre relie procréation biologique et création artistique et explique ainsi la naissance de son sujet, de son œuvre qui associée à l’écriture constitue un tout d’où déduire l’auto-mimésis. La conscience intime de la création s’annonce dans cette correspondance. La mise en scène de Dubuffet, ses dessins et son écriture du voyage, indiqueraient que le désir sexuel se porte vers l’œuvre même, qu’il en est une « cause finale ». Le peintre face à face avec son modèle (le palmier en ce moment de procréation) et le regardant et s’en inspirant, le peintre lui- même, apparaissant dans sa correspondance comme regardeur, fait de son

32 Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan (356, 4 avril 1948) op. cit., p. 501. 33 Daniel Arasse, op cit., p. 199.

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ull crític 19_20.indd 319 24/11/2016 13:04:17 Encarnación Medina Arjona

écriture une toile de son désir de peintre et de fécondation littéraire qu’il faut comprendre à la lumière d’une amitié puisque « Paulhan n’a en effet de cesse de faire de Dubuffet un écrivain34 ». Pour tenter de comprendre l’enjeu intime qui a pu être à l’origine de ces dessins du voyage au Sahara d’après une correspondance de voyage, nous dirons qu’il se dégage du dessin et de l’écriture une volonté de constituer l’emblème en tant que réitératif. La mise en relation des palmiers à l’homme dans les dessins, des palmiers aux hommes auteurs et destinataires de la correspondance dans l’écrit, est l’expression d’une volonté. Cependant, l’explicitation des circonstances, des indications de lieu dans l’écriture (absentes dans les dessins) ne diminue pas dans les scènes écrites la dimension abstraite et la portée universelle que l’on admire dans les dessins. Le dépouillement de la lettre anticipe celui du dessin, évoquant ainsi une puissance créative qui se contente de faire accéder à la figuration ce que proposait le langage écrit. On ne doit plus considérer le dessin isolément ; il faut l’envisager dans l’intimité de sa relation avec l’écriture épistolaire de peintre : il faut tenter de considérer Dubuffet devant sa feuille, dans le mouvement de sa propre création. Son dessin ne met pas seulement en scène une conception théorique méditée de la création artistique ; il est structuré par la projection du désir personnel de son auteur qui était en même temps écrit. À l’origine de la pulsion créatrice de Dubuffet, la mise en scène du dessin montrerait le désir non plus de peindre, c’est-à-dire d’imiter par l’art les processus de la nature, mais d’agir sur les choses mêmes de la nature, de signifier le désir de se déposséder du pinceau pour s›approprier la puissance créatrice primordiale de Palmier et des mots de la langue arabe qui le rendent plus fécond. Il faut envisager ses rapports de créations artistiques et littéraires dans la relation d’amitié intime avec Paulhan : Dubuffet est à un moment où le problème de l’écriture se pose avec une acuité particulière. Dans une lettre du 23 août 1947, il disait à son mentor, qui l’obligeait à écrire, « Je veux faire ma peinture et rien que cela », tandis qu’en 1948 il écrit Ler dla canpane35 en réformant l’orthographe. La mise en récit du voyage met au jour le « moi, Dubuffet, peintre » et sa puissance fécondatrice. Cette correspondance de voyage, où « Tout peintre se peint » devient une mise en scène de la personnalité artistique définissant explicitement le voyageur comme créateur. L’écriture du voyage devient l’acte de s’écrire soi-même en racontant les étapes de l’obsession

34 Jean Dieudonné, « Le prince et la bergère... », art. cit., p. 164. 35 Jean Dubuffet, Ler dla canpane (1948), dans Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris, Gallimard, 1967, p. 119-121.

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de la forme « Palmier », d’assurer le caractère multiforme de la création, d’imposer « moi, Dubuffet, écrivain ». L’acte créateur, pour Dubuffet passe par la vue, l’expérience, la réflexion, le langage, les hommes, l’amitié. Durant ses séjours au Sahara, l’artiste a besoin de fixer les étapes vers la relation humaine dans l’art ; un voyage vers l’Art brut offrant à l’homme le don de la mesure universelle des images, de la langue et de la communication.

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ull crític 19_20.indd 323 24/11/2016 13:04:17 ull crític 19_20.indd 324 24/11/2016 13:04:17 Voyage aux pays des fleurs : pensée politique et conte merveilleux dans l’œuvre de george sand

Pascale Auraix-Jonchière Université Clermont Auvergne, CELIS [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum Viatge al país de les flors: pensament polític i conte meravellós en l’obra de George Sand Aquest conte de George Sand explica les aventures d’un noi, confrontat a un univers meravellós i ple d’animals. Però el seus viatges condueixen també el personatge cap a diferents regions literàries: es desplaça de gènere en gènere, de manera que el conte de fades pren un valor d’apòleg. El viatge hi té, doncs, un valor metafòric i condueix el lector a un ric espai intertextual en què textos i imatges voregen.

Paraules Clau Viatge, conte, faula, apòleg, gèneres literaris, intertextualitat.

Résumé Voyage au pays des fleurs : pensée politique et conte merveilleux dans l’œuvre de George Sand Ce conte de George Sand raconte les aventures d’un jeune garçon, confronté à un univers merveilleux et animalier. Mais ses voyages conduisent aussi le personnage dans diverses contrées littéraires : il se déplace de genre en genre, de sorte que le conte de fées prend une valeur d’apologue. Le voyage y prend donc une valeur métaphorique et conduit le lecteur dans un riche espace intertextuel où se côtoient textes et images.

Mots Clés voyage, conte, fable, apologue, genres littéraires, intertextualité.

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Resumen Viaje al país de las flores: pensamiento político y cuento maravilloso en la obra de George Sand Este cuento de George Sand explica las aventuras de un joven, confrontado a un universo maravilloso y lleno de animales. Pero sus viajes conducen también al personaje hacia diferentes regiones literarias: se desplaza de género a género, de manera que el cuento de hadas adquiere un valor de apólogo. El viaje posee en este cuento un valor metafórico y conduce al lector a un rico espacio intertextual en el que se codean textos e imágenes.

Palabras Clave Viaje, cuento, fábula, apólogo, géneros literarios, intertextualidad.

Abstract Travelling to the « flower land »: political thought and fairy tale in George Sand’s work George Sand’s tale relates the adventures of a young boy who has to cope with different animals while travelling in a wonderful land. But this character crosses various literary countries as well : he moves from a literary genre to another, so that finally the fairy tale converts into an allegory. Travel is then a metaphor and guides the reader into a rich intertextual space in which texts and pictures coexist.

Keywords Travel, fairy tale, allegory, literary genres, intertextuality.

En février 1844, un texte intitulé Les Fleurs de mai paraît dans l’Almanach du mois. Texte insolite, il reste difficile à déterminer à cause de sa forme inclassable : il s’agit d’une adresse à diverses fleurs printanières. Sa structure repose sur la reprise d’apostrophes (« Jacinthe blanche au cœur vert », « Cyclamen de la Brenta », « Bruyère blanche »...) qui relancent l’énoncé et constituent comme autant de notations mineures encadrées par un syntagme majeur : « Belles fleurs de mai », délicate expansion du syntagme titre. La présence d’interjections lyriques, la dimension visionnaire des scènes décrites, le déploiement du titre en refrain, concourent à créer un indéniable effet

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poétique. Or ce « cantique floral1 » a paradoxalement une finalité idéologique : il s’agit d’opposer un passé révolu, fait d’inconscience et de repli sur soi, à un présent désespérément lucide où le « je » se détourne de son amour ancien pour les fleurs impuissantes et s’inquiète du sort de son prochain2. Le locuteur, qui s’adresse donc aux fleurs insouciantes, accuse : « Vous ne savez pas ce que souffrent les hommes », « vous n’aimez pas, vous ne sentez pas, vous ne connaissez pas » (p. 137). La sensibilité poétique associée au monde floral se met au service d’une démonstration à la portée tout à la fois idéologique et éthique qui repose sur une nécessaire mise à distance. Dès lors, le monde des fleurs est séparé de celui des hommes, pris à partie dans une relation d’interlocution qui se caractérise dans un premier temps par l’emploi de la négation et de l’antithèse. Ainsi, s’adressant à la jacinthe : « tes sœurs fleurissent loin de moi, et je n’ai rien à leur demander qu’elles puissent me donner [...] ; l’homme a besoin des autres hommes 3 ». Les fleurs constituent un univers à part entière, retranché ; il reste étranger aux préoccupations des hommes confrontés au Mal : « Vous n’êtes que de vains fantômes de l’immortelle beauté 4 ». Toutefois le traitement du motif floral évolue tout au long de l’article : si la souffrance et la haine excluent de recourir à ces « froids emblèmes de l’impérissable harmonie 5 », la construction d’un monde idéal et égalitaire par « les enfants déshérités de la civilisation, les mendiants et les parias, troupeau du Christ », à l’écart de la civilisation corrompue, « sur les sommets nus et chauves des sommets incultes6 », pourrait avoir pour corollaire une floraison nouvelle. Dans ce contexte original, le re-fleurir signe une réinvention des codes, désormais indissociable d’un déplacement (des hommes) et d’une transplantation (des fleurs) : « vous irez dans la demeure des hommes réconciliés vous marier aux naïves fleurs de la solitude 7 ». C’est pourquoi la conclusion du texte assigne aux fleurs nouvelles un mode de signification inédit :

1 Pour reprendre l’expression de François Kerlouegan dans son article « Motif floral et défaillances de l’éros dans Lélia » dans Fleurs et jardins dans l’œuvre de George Sand, Simone Bernard-Griffiths et Marie-Cécile Levet (dir.), Clermont-Ferrand, PUBP, 2006, coll. « Révolutions et Romantismes », n°10, p. 369. 2 « Belles fleurs de mai, orgueil et jeunesse de la terre, je ne vous aime plus, vous que j’ai tant aimées ! », in George Sand, Nouvelles (1831-1853, Éditions Paléo, 2011, p. 137. 3 Ibid., p. 136. Je souligne. 4 Ibid., p. 137. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 138. 7 Ibid., p. 139.

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Oh ! alors, riantes conquêtes de la civilisation nouvelle, symboles de la poésie ressuscitée, palmes aux mains de l’esclave affranchi, couronnes au front de la Liberté, je vous rendrai mon culte et mes soins, ô belles fleurs que j’ai tant aimées 8 !

Le texte s’achève ainsi sur la vision utopique d’un monde qui réhabilite les parias mis au ban de la société, en relation avec un renouvellement des codes symboliques. Le mouvement de la pensée repose sur un passage de l’exclusion à la fusion, qui se traduit par un déplacement tout à la fois spatial et sémantique. Or cette configuration — penser une nouvelle genèse, qui associerait la création d’une société utopique à celle d’un monde idéal, celui des fleurs — servira de fondement à plusieurs récits à venir, où le monde floral s’identifie à une contrée singulière. C’est en particulier le cas d’un conte, Histoire du véritable Gribouille, écrit en 1850 à l’intention de la jeune Valentine Fleury9, et publié l’année suivante chez Blanchard, illustré de vignettes par Maurice Sand.

Un conte dynamique : variations sur le voyage

Le protagoniste de ce « petit conte10 » en deux parties, le jeune Gribouille, se présente sous la figure d’un voyageur paradoxal. Dans un premier temps en effet les trajets répétés qui le conduisent de son foyer — où des parents cupides et mal aimants et une fratrie persécutrice le harcèlent — au château de M. Bourdon, riche seigneur des environs, lui sont imposés. C’est par intérêt que ses parents l’envoient au château, espérant quelque largesse de la part de celui qui semble avoir élu l’enfant et désirer « faire sa fortune » (HG, p. 21). Les aller-retours entre ces deux lieux structurent la première partie du conte. Voyageur malgré lui, Gribouille suit les ordres qui organisent sa destinée, contre sa volonté propre : « Quand Gribouille fut sur le chemin du château que sa mère lui avait indiqué, il se sentit bien fatigué » (p. 22) ; « Or donc, au bout de deux ou trois jours, on l’habilla misérablement, on lui mit une veste toute déchirée [...] et on l’envoya ainsi chez M. Bourdon » (p. 38) ; « Le jour suivant, on mit sur un âne un beau baril de miel superbe, et on

8 Ibid. 9 Valentine Fleury, 1838-1931, fille d’Alphonse Fleury, originaire de la Châtre qui fut élu représentant du peuple en 1848. Valentine a douze ans en 1850. 10 George Sand, Histoire du véritable Gribouille, Paris, Blanchard, 1851, dédicace. Les références renverront à cette édition et seront données entre parenthèses, sous l’abréviation HG.

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envoya Gribouille chez M. Bourdon. » (p. 42). Le quatrième de ces voyages imposés prend une allure définitive :

Petit, lui dit [son père], retournez de ce pas chez M. Bourdon. Dites-lui que votre père vous donne à lui, et gardez-vous d’en marquer le moindre déplaisir. Restez avec lui, je vous le commande (HG, p. 46)

Si le terme de « voyage » peut s’appliquer à ces déplacements, c’est en raison de leur côté aventureux et incertain, de leur longueur relative aussi, puisque Gribouille souffre en route de la faim et s’abandonne au sommeil pour se revigorer. Le premier trajet est paradigmatique à cet égard. Le motif de la marche s’y fait insistant : après une halte sous un figuier, le jeune garçon « se remit en marche pour le château de M. Bourdon ». « Il marcha longtemps, longtemps, se croyant toujours près de la lisière du bois, et enfin il s’aperçut qu’il ne savait où il était et qu’il s’était perdu» (p. 25). En cours de route, divers dangers menacent le voyageur, qui n’hésite pas à puiser dans les trésors de la nature — pour apaiser sa faim par exemple. Or ces déplacements, dont la perception est rendue équivoque par la prégnance du thème déréalisant du sommeil11, ont un fonctionnement double. Le long séjour de Gribouille chez M. Bourdon s’achève en effet par un voyage en carrosse (le protagoniste a alors quinze ans) qui prend l’allure d’une initiation, occasion de mettre en place un épisode imaginaire qui se présente comme le redoublement métaphorique du voyage. Gribouille, qui croit tomber dans le creux de l’arbre (le grand chêne) qui en était la destination assignée, explore ainsi bien malgré lui « la capitale des fourmis », après avoir traversé une ruche assiégée « qui était devenue un lac de sang » (p. 59), le tout dans une série d’aventures parallèles. Ce premier épisode met en place un dispositif qui donne tout son sens au voyage dans le conte : le véritable voyage coïncide moins avec les différents déplacements des personnages dans le récit qu’avec ce glissement dans le registre métaphorique, qui révèle en l’occurrence une compartimentation signifiante des espaces, tributaire d’une forte axiologie, à connotations philosophiques et politiques. Sous la houlette de M. Bourdon, Gribouille est précipité dans un univers belliqueux, dénué de tout sentiment humanitaire.

11 Un premier endormissement est à l’origine de l’histoire, puisque c’est pendant un somme que Gribouille fait connaissance pour la première fois de M. Bourdon (voir p. 16-19). Arrivé au château, le protagoniste ignore quel est le degré de fiabilité de sa perception : il « ne savait point au juste s’il était éveillé ou endormi » (p. 27). Plus tard, sous le grand chêne, « tout aussitôt, il se sentit accablé d’un grand sommeil, et il ne lui sembla plus voir ni entendre M. Bourdon que dans un rêve » (p. 55).

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C’est d’ailleurs pour cette raison que la séquence est suivie d’une fuite cette fois délibérée de l’enfant, qui tente d’échapper à l’influence funeste de son maître. Gribouille, alors poursuivi par le bourdon redevenu insecte et « se voyant sur le point d’être dévoré », « perdit la tête et se précipita dans le ruisseau dont il descendit le courant à la nage » (p. 64), bientôt guidé par une libellule magique, qui déclenche une forte pluie pour décourager le poursuivant. Le premier volet du conte s’achève ainsi sur une réappropriation du proverbe à l’origine du titre : ce Gribouille crédule et simple d’esprit, que mentionne le « Sermon des fous » de 1548. Ce sont ses frères et sœurs, sous les yeux desquels il dérive, qui prononcent le fameux adage, à peine réadapté, qui sert ainsi de clôture à la première partie : « Fin comme Gribouille, qui se jette dans l’eau par crainte de la pluie » (p. 66). Mais la réappropriation qui en faite est double : d’une part parce que Gribouille inverse le proverbe en sauvant sa vie pour échapper à celui qui l’incite à dominer et à exploiter autrui, d’autre part parce que ce geste lui confère pour la première fois une forme d’autonomie : « il recommença à nager aussi vite que le ruisseau, qui était devenu un torrent et qui roulait aussi vite qu’une flèche » (p. 66). Le véritable voyage, celui qui donne tout son sens au récit, structure en réalité la seconde partie, qui exploite les ressources du conte merveilleux de façon encore plus manifeste :

Lorsque Gribouille eut fait environ deux cents lieues à la nage, il se sentit un peu fatigué et il eut faim, quoiqu’il eût fait tout ce chemin en moins de deux heures. Il y avait longtemps qu’il ne descendait plus le cours du ruisseau et qu’il naviguait en pleine mer sans s’en apercevoir, car il lui semblait rêver et ne pas bien savoir ce qui se passait autour de lui. Il ne voyait plus la demoiselle bleue ; il est à croire qu’elle l’avait quitté lorsque le ruisseau s’était jeté dans une rivière, laquelle rivière s’était jetée dans un fleuve, lequel fleuve avait conduit Gribouille jusqu’à la mer. (p. 67)

L’ouverture de l’espace à des contrées inconnues, l’amplitude du mouvement libéré de l’autorité parentale (réelle ou de substitution), permettent au personnage de changer de statut. C’est d’ailleurs à la suite de ce passage qu’apparaît l’unique occurrence du substantif « voyage », dans un contexte cependant troublant. Car Gribouille a perdu forme humaine : « Il fut étonné de se voir dans cet état et de reconnaître que son voyage l’avait changé en une branche de chêne qui flottait sur l’eau. » (p. 68) On voit par là que le voyage, dynamique associée au changement de lieu, de paysage et d’identité, a essentiellement valeur de déplacement générique dans ce récit.

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Voyage au pays des genres

Gribouille, type populaire, est d’emblée transféré dans le domaine du conte, comme le signale l’incipit : « Il y avait une fois un père et une mère » (p. 9). Par suite, à l’intérieur du récit, les déplacements du personnage corroborent ce premier ancrage. D’abord parce qu’ils s’effectuent au gré de stations qui sont autant d’occasions pour le merveilleux de s’insinuer dans le texte (par le biais des pauses oniriques et des rencontres surnaturelles), ensuite et surtout parce que le protagoniste évolue dans un univers conjointement spatial et générique. Par exemple, l’arrivée de Gribouille au château de M. Bourdon dans la première partie se traduit par l’affleurement de stylèmes caractéristiques de l’écriture du conte de fées. Ainsi, lors de son séjour il constate, à propos des fêtes fastueuses qui sont données dans ce lieu magique : « Tout cela était si beau, si beau, que les étrangers en étaient éblouis » (p. 51, je souligne). Dans l’énoncé, la conjonction très caractéristique de la « causalité narrative et [de l’] usage hyperbolique des intensives » fonctionne comme un marqueur qui permet d’identifier l’appartenance générique, comme l’a précisément montré Jean-Michel Adam dans son analyse des contes de Perrault12. La tournure, conforme à la majorité des incipits perraltiens, témoigne d’une association des étapes du voyage à l’avancée du lecteur à l’intérieur d’un genre codé. Or la seconde partie, qui transporte Gribouille dans un autre espace, sur l’île des fleurs, est l’occasion d’un ultime transfert, le plus signifiant, qui concerne tout à la fois le personnage et le lecteur. Au voyage en mer qui marque l’articulation des parties un et deux succède un voyage dans les airs (Gribouille en branche de chêne est enlevé par un aigle) qui permet au jeune garçon d’atterrir sans le vouloir en terre inconnue, sur « une grande île déserte où il n’y avait que des arbres, de l’herbe et des fleurs qui brillaient au soleil » (p. 69), dispositif qui réactive l’un des topoï du récit de voyage : la station insulaire, tout en faisant signe vers l’espace de l’utopie et vers la forme de l’apologue. Finalement transporté « au beau milieu de l’île » par un coup de vent inopiné, Gribouille se retrouve en effet d’un même mouvement au beau milieu des fleurs, dans un monde inconnu et vivant, où l’on n’a de cesse de lui faire fête. À partir de ce moment le récit, toujours placé sous le signe du merveilleux,

12 Voir sur ce point l’étude de Jean-Michel Adam, qui montre, dans le corpus des Contes ou histoires du temps passé de Perrault, que « l’énoncé inaugural “Il estoit une fois...” [...] est accompagné de constructions syntaxiques similaires et de répétitions de lexèmes qui tissent entre les incipit de multiples relations de sens. » Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et intertextualité des contes, Paris, Garnier, 2010, p. 237.

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endosse une fonction doublement philosophique et politique. En effet, lorsque Gribouille retrouve forme humaine comme par enchantement, grâce à un simple baiser de la « Reine des prés » (p. 74), sa « marraine » (p. 75)13, c’est-à- dire lorsqu’il devient — selon la formule titre — « le véritable Gribouille » (p. 75), le récit accède dans le même temps à sa véritable dimension, qui dépasse de loin la portée modeste que l’écrivain prétend lui assigner dans sa dédicace. La formule titre ici partiellement reprise — Histoire du véritable Gribouille — doit s’entendre comme le mode de lecture d’un texte plus complexe qu’il ne veut bien le laisser paraître.

Ma chère mignonne, je te présente ce petit conte et souhaite qu’il t’amuse pendant quelques heures de ton heureuse convalescence. En gribouillant ce Gribouille, j’ai songé à toi. Je ne te l’offre pas pour modèle, puisque, en fait de bon cœur et de bon esprit, c’est toi qui m’en a servi.

Sous couvert d’un conte innocent, destiné à un enfant qui en serait l’inspiratrice, George Sand élabore un récit certes charmant, mais autrement plus sophistiqué. L’histoire de Gribouille telle que retranscrite dans ces pages n’est pas celle que délivre la sagesse populaire. Il ne s’agit pas d’un naïf dont les tribulations font rire. Le « véritable » Gribouille (comme le suggère malgré tout le titre) est à chercher ailleurs : c’est un personnage qui accède à sa propre vérité en découvrant les hommes grâce au voyage, mais un voyage dans le monde des idées, ce qu’indique l’écrivain en promenant son lecteur d’un genre à un autre. Car le récit tend à mettre en évidence une réflexion sociale et humanitaire. En fait, le personnage arrive à l’île des Fleurs et y séjourne longuement pour mieux en repartir. Le voyageur parvenu à maturité, c’est- à-dire en l’occurrence apte à conceptualiser, se devra de retourner dans le monde de violence, d’exactions et de souffrance auquel il a échappé par ses tribulations merveilleuses, en un geste sacrificiel qui seul pourra apporter la paix aux hommes. La structure narrative est simple : il est d’abord donné à Gribouille de séjourner pendant cent ans sur l’île enchantée, où se déroule une fête perpétuelle. Pour décrire ce séjour, les topoï merveilleux s’accumulent, tissant des liens continus avec le conte, forme matricielle de ce récit : il n’est évidemment pas fortuit de retrouver, par exemple, une parenthèse de cent ans — qui s’apparente à une forme de latence, de sommeil du héros en voie

13 Le topos du baiser merveilleux se redouble ici vraisemblablement d’une réécriture des Métamorphoses d’Apulée. Gribouille, tel Lucius au contact d’Isis, redevient lui-même.

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d’éducation —, ou encore la séquence bien connue des fées au berceau : la Reine des prés explique ainsi avoir élu l’enfant pour le « douer de douceur et de bonté, ce qui, à [ses] yeux, était le plus beau présent [qu’elle] puisse [lui] faire. » (p. 84-85) Mais le clivage spatial (l’isolement de l’île) se redouble d’un clivage générique. En effet, est-il dit, Gribouille est « sorti du monde des méchants » (p. 78), ce qui signifie tout à la fois qu’il en est issu et qu’il en est provisoirement sauvé. Or sur cette île des délices qui réinvente l’âge d’or, la magie consiste à apprendre les vertus de l’amour, comme le souligne le discours de la reine des fées :

— Eh bien, dit la reine, que veux-tu donc savoir de plus beau et de plus vrai ? Tu sais ce que les hommes de ton pays ne savent pas, ce qu’ils ont absolument oublié, ce dont ils ne se doutent même plus. Tu es magicien, Gribouille, tu es un bon génie. (p. 94)

Dès lors le conte merveilleux troque son attirail surnaturel au profit d’une réflexion idéologique. C’est dans ce but que George Sand renouvelle le type du magicien : loin de faire des prodiges, il est celui qui distingue le Bien du Mal et met son savoir au service des peuples. Cette modification du personnel du conte va de pair avec un nouveau déplacement générique : le conte de fées s’articule désormais avec un canevas qui est celui de l’apologue. Or la jonction des deux genres — qui communiquent ici — se fait grâce au thème du voyage, cette fois consciemment choisi. Le jeu constant des toponymes dans le récit illustre ce glissement : dans le conte, on se déplace du « carrefour Bourdon » (p. 13) à la « capitale des fourmis » (p. 59) puis, dans la seconde partie, comme on va le voir, de « la contrée des fleurs » (p. 83) au « royaume des bourdons » (p. 84). Rien de bien notable en apparence, si ce n’est la prégnance du monde naturel et le mode figuré de la représentation. En revanche, l’antithèse entre « l’île des Fleurs » (p. 99) et « Bourdonopolis » (p. 107) est plus parlante. La topographie fait désormais système. La « polis » est en effet la cité politiquement constituée, quand « l’île des Fleurs » est désignation de l’espace de l’utopie, ce que corrobore le texte de 1844, « Les Fleurs de mai ». Cette évolution autorise une lecture rétroactive qui permet de déceler dans l’ensemble des désignations topographiques du récit un signifié de type axiologique, qui en pointe la dimension allégorique, j’y reviendrai.

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S’il est relativement difficile de proposer une définition stable et complète de l’apologue, qui se confond souvent avec la fable14, on peut dégager un certain nombre d’invariants qui éclairent le fonctionnement du texte sandien. K. Alfons Knauth fait la proposition suivante :

Un apologue serait donc un récit relativement court, à double sens propre et figuratif, caractérisé par un certain ton plaisant, humoristique ou satirique, ainsi que par une fonction instructive ou morale15.

Le dispositif allégorique qui s’avère propre au genre était certes présent dès la première partie du conte et dessinait une sorte de cartographie morale. M. Bourdon explique à Gribouille les vices et les vertus respectifs des abeilles, des bourdons et des fourmis (HG, p. 60) et conclut : « Imbécile [...], tes parents sont des frelons qui ont oublié leur origine, mais qui n’en ont pas moins tous les instincts et toutes les habitudes de leur race. » (p. 62). L’espèce animale est donc au service d’une analyse qui permet de définir les hommes par ricochet. Mais c’est à partir du moment où Gribouille décide de rejoindre Bourdonopolis, dans un ultime voyage qui préserve la poésie propre au conte merveilleux — puisqu’il se déplace dans un étrange navire, fait d’une feuille de rose —, que le système allégorique et la surdétermination éthique de la fiction s’imposent. La mission de l’enfant est de convertir les hommes, corrompus et rendus insensibles par l’attrait du gain. Pour ce faire, celui-ci peut avoir recours aux vertus apaisantes des fleurs, dont il emporte avec lui un bouquet16. La jonction avec l’apologue s’effectue très précisément avec l’arrivée de Gribouille chez les hommes : manichéisme, caricature, mais aussi traits plaisants servent alors une histoire dont les acteurs sont des mariniers ou des gens du peuple, mais tout aussi bien des animaux — les rats, les araignées ou les lézards qui tiennent compagnie à l’enfant dans son cachot, dotés de parole, mais aussi les frelons, les bourdons et les abeilles, qui combattent « l’armée des oiseaux » dirigée par la Reine des fées. Sand, comme c’est souvent le cas, privilégie le syncrétisme des genres littéraires ; aussi ne choisit-elle pas entre le conte et la fable, dont on retrouve ici les composantes mêlées. Mais c’est

14 Voir sur ce point K. Alfons Knauth, « Apologue », Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, Genève, Droz, 2014, Saulo Neiva et Alain Montandon (dir.), p. 57 à 70. 15 Ibid., p. 59. 16 La Reine des fées explique à Gribouille, avant son départ : « je te permets [...] de cueillir dans mes prés autant de fleurs que tu en voudras emporter, et chaque fois que tu feras respirer la moindre de ces fleurs à un mortel, tu le verras s’adoucir et devenir plus traitable : c’est à ton esprit de faire le reste. » (p. 96)

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très clairement un combat d’idées que mettent en scène les différents acteurs, combat violent qui s’achèvera par la victoire de la concorde. La morale propre à l’apologue est doublement assurée par le discours conclusif de la reine et par une ultime séquence narrative, qui montre des armées de fourmis venir dévorer « les cadavres des insectes morts et mourants » (HG, p. 122) En suivant le cheminement, d’abord imposé, puis consciemment choisi, du protagoniste, de lieu en lieu puis de pays en pays, le lecteur voyage ainsi à travers des espaces génériques rendus poreux par de multiples interférences, mais néanmoins parfaitement identifiables. En même temps, la nature du personnage est rendue labile par son statut de voyageur qui lui permet, à son insu, de passer de la sphère du conte à celle de l’apologue sans pour autant s’en trouver dénaturé. En écrivant ce récit allégorique, Sand s’inscrit dans une tradition, qu’elle personnalise en se la réappropriant. En effet « [les] protagonistes de l’apologue sont stéréotypés. Ce sont surtout des animaux, mais aussi des plantes, des objets ou des phénomènes de la nature 17 ». Si l’écrivain ne déroge pas à la règle, elle privilégie l’univers floral, qui pour cette raison constitue une contrée bien spécifique dans la fiction. Bourdonopolis diffère de l’île des Fleurs comme un espace géographique se distingue d’un autre, mais ils s’opposent comme s’opposent des concepts ou des croyances antagonistes18. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’une troisième formulation de la morale prenne la forme des Fables antiques et place l’accent sur le motif floral. L’apologue intègre en effet un épisode dramatique : Gribouille doit se sacrifier pour permettre la victoire de la Reine des fées sur les armées du roi Bourdon. Mais la fin du personnage n’a rien de radical : l’enfant est l’objet d’une métamorphose, qui rappelle fortement les Fables ovidiennes : s’il ne reste en apparence rien de lui sur le bûcher où son corps s’est consumé, « au faîte de cette montagne, on vit s’épanouir une belle fleur que l’on nomme souvenez- vous de moi. La reine des prés cueillit cette fleur et la mit dans son sein » avant d’aller combattre ses ennemis (HG, p. 124). L’avenir de Gribouille « devenu petite fleur bleue » est assuré par un ultime transfert, spatial et générique :

Sa marraine l’emporta dans son île, où, pour tout le reste de l’existence des fées, existence dont personne ne connaît le terme, il fut alternativement pendant cent ans petite fleur bleue, bien tranquille et bien heureuse au bord d’un ruisseau,

17 K. Alfons Knauth, op. cit., p. 59. 18 La séquence où la rose est vaincue par le roi des bourdons est représentative à cet égard : « celui- ci enfonça son dard empoisonné dans le cœur de la plus belle rose. Un cri perçant et une grosse larme s’échappèrent du sein de la rose, et Gribouille, saisi d’horreur et de désespoir, laissa tomber le bouquet » (p. 108).

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dans la prairie enchantée, et pendant cent ans jeune et beau sylphe, dansant, chantant, riant, aimant et faisant fête à sa marraine (p. 125).

Le recours final à la mythologie, dont le mode de signification peut rejoindre celui de l’apologue, permet de redoubler la morale idéaliste de la fiction. C’est que le myosotis participe de l’ensemble de ces végétaux spirituels qui, dans le sillage de la fleur bleue chère à Novalis19, brillent à l’horizon des rêves chez l’homme du XIXe siècle. La fleur, donc, signifie en soi et son message de paix et d’harmonie est redoublé par son nom populaire, issu d’une ancienne légende germanique. On note que la formule — Vergiss- mein-nicht, Ne m’oublie pas — se transforme ici en son équivalent positif : souvenez-vous de moi, où un destinataire multiple, qui désigne la collectivité, se substitue à un interlocuteur privé. La légende à l’origine de cette appellation, légende d’amour et de mort, devient fable politique, en ces temps troublés où s’annonce le coup d’état de décembre 1851. La façon dont se construit le signifié témoigne d’un fonctionnement qui renouvelle en partie le code floral. Dès lors, il serait abusif de considérer le myosotis comme l’un de ces « froids emblèmes de l’impérissable harmonie20 » dont le narrateur de l’article de 1844 redoute l’artifice.

Voyage intertextuel

Le conte, qui narre les tribulations de Gribouille, se nourrit à l’évidence de formules, de références et de schémas connus. Ainsi, le dispositif initial réécrit l’incipit du Petit Poucet de Charles Perrault, dont il se démarque à peine – sinon par une expansion conséquente qui donne notamment plus de consistance aux figures parentales. De part et d’autre sont présentées au lecteur deux familles humbles de sept enfants21 dont le plus jeune, le protagoniste éponyme, est marginalisé et devient le souffre-douleur de la fratrie. « Gribouille était le plus petit », écrit Sand (p. 9), c’est-à-dire à la fois le plus jeune et le plus faible, rappelant par là la position de Poucet : « Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant pour bêtise ce qui était

19 Dans Heinrich von Ofterdingen, la fleur bleue a forte une dimension spirituelle. Elle représente l’aspiration vers l’absolu, et la possibilité d’une transfiguration du monde par la poésie. 20 Les Fleurs de mai, op. cit., p. 137. 21 Ces enfants sont « tous Garçons » chez Perrault (Contes, Paris, Garnier/Flammarion, 1991, p. 290), et hormis Gribouille « trois garçons et trois filles » chez Sand (HG, p. 9).

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une marque de la bonté de son esprit22. » Cette exclusion première caractérise de même le héros sandien : « Il n’y avait que le petit Gribouille qui fût maltraité et rebuté, parce qu’il était trop simple et trop poltron, à ce qu’on disait, pour faire comme les autres. » (HG, p. 11) Bêtise apparente et bonté profonde font dans les deux cas du personnage voyageur un être au riche potentiel et un sauveur en puissance. Mais, tout en se fondant sur la trame du conte, George Sand en réoriente la moralité. Le Petit Poucet a ceci d’original que le récit propose un double dénouement : le premier insiste sur l’intelligence et le courage du jeune garçon, mais en fait une figure de la mètis, qui toutefois ne recule devant aucun moyen pour enrichir les siens23. Sand choisit au contraire d’exploiter le second, à valeur corrective et qui réhabilite pleinement le héros d’un point de vue éthique. Dans cette version, Poucet se met au service du Roi : « il s’en alla à la cour, où il savait qu’on était fort en peine d’une Armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d’une Bataille qu’on avait donnée. 24» Selon toute vraisemblance, le comportement de Gribouille à Bourdanopolis exploite cet épisode — le plus valorisant pour l’appréhension du personnage — tout en faisant du protagoniste un véritable Héros. Or en choisissant ce dénouement, l’écrivain permet de substituer une moralité forte à celle, plus pâle, du conte ainsi transformé en apologue. Au gré de son avancée dans le récit, non seulement le lecteur suit les déplacements de Gribouille et, ce faisant, évolue dans un espace générique aux frontières instables, mais il voyage dans une contrée que j’oserai appeler hypotextuelle, d’une référence à une autre. Jamais explicites, celles-ci enrichissent et complexifient la cartographie poétique du récit qu’elles sous-tendent. Car si l’Histoire du véritable Gribouille prend valeur d’apologue, c’est aussi en raison de ses parentés avec les Fables de La Fontaine. Le recours au monde animal et l’anthropomorphisation des insectes rappelle fortement cet univers, où la morale ouvre ou vient couronner une courte fiction narrative dont les acteurs sont le plus souvent des animaux. Le fait est ici d’autant plus remarquable que George Sand recourt assez rarement à ce procédé, y compris dans les Contes d’une grand-mère qu’elle rédigera à partir de 1872. La fiction présente procède de la rencontre entre Gribouille et un simple bourdon, qui se transformera ensuite en personnage, M. Bourdon gardant sa nature étrangement hybride et réversible tout au long du conte. Époux de la reine des abeilles, il est aussi l’adversaire des cohortes de fourmis qui auront finalement raison de

22 Charles Perrault, ibid. 23 C’est lui qui pousse l’Ogre à égorger ses propres filles, puis qui le dépouille de tous ses biens. 24 Charles Perrault, op. cit., p. 297.

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lui. Or les hyménoptères qui constituent pour partie le personnel de la fiction sandienne semblent tout droit issus de la fable « Les frelons et les mouches à miel », qui elle-même reconfigure « Les abeilles et le bourdon jugés par la guêpe » de Phèdre. Si les bourdons disparaissent chez le fabuliste, remplacés par les frelons, le comportement de ces derniers correspond très exactement à la philosophie qu’énonce M. Bourdon dans l’histoire de Gribouille. « Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent, / Des Frelons les réclamèrent », écrit La Fontaine. Et M. Bourdon de déclarer, ayant entrepris de son côté d’expliquer « l’histoire naturelle des frelons et des abeilles » : « Celles-ci travaillent pour leur usage, vous disais-je : elles sont fort habiles, fort actives, fort riches et fort avares. Ceux-là ne travaillent pas si bien et ne savent pas faire le miel ; mais ils ont un grand talent, celui de savoir prendre. » (HG, p. 60) L’exposé fait fuir Gribouille qui s’engouffre alors dans une histoire qui lui permettra de construire, en même temps que sa destinée, son propre apologue. C’est ainsi que le second volet du récit, celui qui consacre véritablement le voyage en posant comme ailleurs idéal l’île des fleurs, transporte le lecteur dans un nouvel univers intertextuel et intericonique, qui donne à la fiction sandienne sa coloration propre. Les fleurs que rencontre l’enfant sont en effet animées, dotées de parole, mais aussi d’une physionomie tout humaine pour certaines d’entre elles. La Reine des prés, « cette belle fleur élégante, menue et embaumée qui vient au printemps et qui aime les endroits frais » (HG, p. 74), finit ainsi par se montrer « sous sa figure naturelle, qui était celle d’une fée plus belle que le jour, plus fraîche que le mois de mai, et plus blanche que la neige ; seulement, elle conservait sa couronne de fleurs de reine des prés, qui, en se mêlant à ses cheveux blonds, semblait plus belle qu’une couronne de perles fines. » (p. 75) Cette fleur-femme est l’objet d’une vignette où Maurice Sand représente en effet une frêle jeune femme, cheveux au vent, le front et le cou cerclés de fleurs, les bras pendant le long de son corps longiligne, revêtu d’une robe étroite. Sa taille ne permet pas de la différencier des graminées qui l’entourent, au bord de l’eau. On ne distingue pas ses pieds : le bas de sa robe reste invisible, perdu dans le fouillis plus sombre des herbes d’où elle surgit. Le mouvement imprimé à la chevelure, la gracilité de la silhouette, presque flexible, font d’elle une fleur parmi les fleurs25. L’illustration, plus encore que le texte, évoque Jean-Jacques Grandville26, dont Sand connaissait l’œuvre. Dans Les Fleurs animées, préfacé par Alphonse Karr et accompagné de textes

25 La gravure occupe la quasi totalité de la page 74 de notre édition. 26 Jean Ignace Isidore Gérard (1803-1847), caricaturiste connu sous le nom de Jean-Jacques Grandville dessins zoomorphes que ce dernier est connu, notamment après qu’il a illustré les Fables de Jean de La Fontaine en 1838.

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de Taxile Delord27, le narrateur annonce une « histoire des Fleurs devenues femmes » (I, 13) que les illustrations de Granville représentent en effet comme autant de figures féminines, que seules différencient leur parure et leur posture, et plongées dans leur milieu naturel dont elles se distinguent à peine. Le jeu de ce probable intertexte permet de préciser le positionnement de Sand dans ce récit faussement anodin. Dans l’ouvrage illustré par Granville en effet, les fleurs révoltées qui tentent de vivre dans le monde des hommes, confrontées à des déceptions ou à des échecs tragiques, choisissent finalement de retourner dans leur pays et de réintégrer leur règne, retour célébré par un bal. Dans l’Histoire du véritable Gribouille, la fête des fleurs célèbre le séjour de l’enfant, éloigné des vicissitudes de l’humanité, et prend l’allure d’un nouvel âge d’or28, mais c’est pour mieux valoriser son choix à venir, qui consiste précisément à affronter ce monde pour mieux le convertir. D’un récit à l’autre, le mouvement s’inverse et le sens de l’apologue se retourne : il ne faut pas oublier que Gribouille est éduqué par une Fée, qui n’est autre que la Reine des fleurs, très consciente de l’état de l’humanité, qu’elle désire améliorer. Chez Delord et Granville, les fleurs retrouvent leur placidité première et le second tome de l’ouvrage en rappelle les fonctions codifiées : composées en bouquets, distillées en parfums, associées à des valeurs fixes, elles restaurent leur fonctionnement premier, emblématique, celui-là même que George Sand fustigeait en 1844, et que le conte de 1850 réfute à nouveau. Dans Les Fleurs animées, ces dernières précisément cessent de l’être dès leur retour ; elles perdent d’ailleurs leur apparence anthropomorphique. La dernière vignette du conte apologue en revanche met en scène l’éternelle reine des prés protégeant le jeune sylphe à la couronne de myosotis, celui dont on ne saurait oublier le pouvoir de conversion et de métamorphose. Cette faculté de changement, qui se traduit par une hybridité essentielle29 et pérenne, illustre la richesse du signe et la plurivocité d’un récit que porte et que révèle le voyage qui le structure, par les mutations qui lui sont inhérentes. L’Histoire du véritable Gribouille est donc celle d’une évolution identitaire à la dimension ouvertement métadiscursive. Si l’enfant charme les

27 L’ouvrage est d’abord publié entre février 1846 et janvier 1847, en 83 livraisons puis, l’année suivante, chez De Gonet en deux volumes, assortis de la Botanique des Dames et l’Horticulture des Dames du comte Foelix. L’ouvrage sera réédité chez Garnier frères en 1867. Les planches, pour cette édition, ont été retouchées par M. Louis Joseph Edouard Maubert, peintre d’histoire naturelle attaché au Jardin des Plantes. 28 Cf. p. 79 et surtout p. 81. 29 La Reine des prés est un végétal et un personnage féminin ; Gribouille est un enfant, une fleur et un être mythologique.

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hommes, c’est en partie parce qu’il connaît « une quantité de jolies chansons, fables, contes et apologues que les sylphes lui avaient appris en jouant et en riant dans l’île des Fleurs » (HG, p. 104). Il a donc fallu ce transport d’un univers à un autre pour que le langage sorte de la gangue sans doute convenue du conte de fées et déborde vers un plus vaste réseau de significations. En effet Gribouille, armé de son inaltérable bouquet de fleurs, est capable de convertir le langage, dont se déploie la vigueur symbolique. Confiant dans sa mission, l’enfant n’hésite pas à aller au-devant du danger. Dès lors, il se joue des formules apprises :

On s’étonnait de son caractère confiant, et qu’il courût au-devant de tous les dangers ; aussi, sans le connaître pour le véritable Gribouille, lui donna-t-on pour sobriquet son véritable nom : chacun disant qu’il justifiait le proverbe, mais chacun remarquant aussi que le danger semblait le fuir à mesure qu’il s’y jetait. (p. 105)

Comment mieux dire que le héros se joue des clichés, inversant le sens des adages populaires ? Et lorsqu’il meurt en effet, se jetant lui-même sur le bûcher dans un geste sacrificiel, comme on l’a vu, il se métamorphose, choisissant de sauver l’humanité tout en renouvelant le verbe. Voyageur au pays des fleurs, qui disent infiniment plus que ne le suggèrent les manuels d’emblèmes, le véritable Gribouille inscrit ainsi dans la mémoire collective un geste qui est celui-là même du renouveau sémantique et de la mutation des formes. C’est d’abord malgré lui qu’il est parti en quête de sa fleur bleue, hypostase de lui-même comme figure poétique, labile et polysémique : Souvenez-vous de moi...

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ull crític 19_20.indd 340 24/11/2016 13:04:17 Le regard contraint sur l’ailleurs, le regard étranger sur l’ici. Influences de la guerre civile et du franquisme sur quelques poètes espagnols contemporains

Bénédicte Mathios Université Clermont Auvergne, CELIS [email protected]

Rebut: 15 de gener de 2015 Acceptat: 20 de maig de 2015

Resum La mirada forçada envers l’estranger, la mirada estrangera envers nosaltres. Influències de la guerra civil i del franquisme en alguns poetes espanyols contemporanis. La literatura de viatge es correspon amb múltiples definicions explicitades per la crítica literària al llarg dels darrers 20 anys. La dita literatura implica un desplaçament efectiu de l’autor en el espai i en el temps, però queda una forma oberta, un “gènere sense llei” (R. Le Huenen). La poesia espanyola del segle XX es nodreix de les aportacions dels viatges i intercanvis culturals entre Espanya, Europa i Amèrica Llatina. Els textos abordats en aquest article no són exemples caracteritzats com a literatura de viatge. Aquests poemaris es situen en els marges del gènere. Els seus autors són “viatgers a desgrat seu” car revelen al lectorat el que observen al llarg d’un desplaçament vinculat amb l’exili (Rafael Alberti), amb l’ ideologia de l’autor, republicana o franquista (Miguel Hernández, Dionisio Ridruejo).

Paraules Clau Literatura de viatge, poesia espanyola contemporània, exili, ideologia, viatger involuntari.

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Résumé Le regard contraint sur l’ailleurs, le regard étranger sur l’ici. Influences de la guerre civile et du franquisme sur quelques poètes espagnols contemporains La littérature de voyage répond à de multiples définitions énoncées au cours des 20 dernières années par la critique littéraire. Elle induit un déplacement effectif de l’auteur dans l’espace et dans le temps, mais reste une forme ouverte, un « genre sans loi » (R. le Huenen). La poésie espagnole du XXe siècle est nourrie des apports des voyages et échanges culturels entre l’Espagne, l’Europe et l’Amérique latine. Les textes abordés dans cet article ne sont pas des exemples caractérisés comme littérature de voyage. Ce sont des recueils qui se situent aux marges du genre. Leurs auteurs sont « voyageurs malgré eux » car ils révèlent au lectorat ce qu’ils observent au cours d’un déplacement lié soit à la contrainte de l’exil (Rafael Alberti), soit à l’idéologie de l’auteur, républicaine ou franquiste (Miguel Hernández, Dionisio Ridruejo).

Mots Clés Littérature de voyage, poésie espagnole contemporaine, exil, idéologie, voyageur involontaire.

Resumen La mirada forzada a lo extranjero, la mirada extranjera a lo propio. Influencias de la guerra civil y del franquismo sobre unos poetas españoles contemporáneos La literatura de viaje se corresponde con múltiples definiciones explicitadas por la crítica literaria a lo largo de los últimos 20 años. Implica dicha literatura un desplazamiento efectivo del autor en el espacio y en el tiempo, pero permanece una forma abierta, un « género sin ley » (R. Le Huenen). La poesía española del siglo XX se nutre de las aportaciones de los viajes e intercambios culturales entre España, Europa y América latina. Los textos abordados en este artículo no son ejemplos caracterizados como literatura de viaje. Estos poemarios se sitúan en los márgenes del género. Sus autores son « viajeros a pesar suyo » pues revelan al lectorado lo que observan a lo largo de un desplazamiento vinculado sea con el exilio (Rafael Alberti), sea con la ideología del autor, republicana o franquista (Miguel Hernández, Dionisio Ridruejo).

Palabras Clave Literatura de viaje, poesía española contemporánea, exilio, ideología, viajero involuntario.

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Abstract Here and elsewhere : involuntary travellers? Infuences of Spanish civil war and Francoism on a few contemporary Spanish poets The travel literature involves a lot of definitions expressed during the last 20 years by the literary criticism. This literature describes a real travel of the author in space and time, but it’s an open form, a « genre without law » (R. le Huenen). The twentieth century spanish poetry receives the influence of the travels and the cultural exchanges between Spain, Europe, Latin America. The texts studied in this chapter are not examples of a characterized travel literature. These are situated in the margins of this literary genre. His authors are « involuntary travellers » because they reveale to the readers what they observe during the travels linked with the exile (Rafael Alberti), or the ideology of the author, republican or Francoist (Miguel Hernández, Dionisio Ridruejo).

Keywords Travel literature, contemporary Spanish poetry, exile, ideology, involuntary traveller.

La littérature de voyage rassemble un certain nombre de traits caractéristiques : extraite de la réalité mais dotée d’éléments plus ou moins fictifs, elle constitue un genre dont les possibilités expressives sont à la fois contraintes et totalement ouvertes, ainsi que le rappellent parmi de nombreux autres critiques Véronique Magri-Mourgues, Odile Gannier1, mais aussi Geneviève Champeau, citant entre autres Roland le Huenen2, pour qui le récit de voyage est « un genre sans loi3 », ou encore Gérard Cogez4, citant

1 « Cette littérature se situe au carrefour de plusieurs genres (autobiographique, littérature épistolaire, mémoires, etc.) [...] toutes les formes ont été mises à contribution, par des auteurs différents, à des époques diverses, dans des aires culturelles variées [...] », Odile Gannier, La littérature de voyage, Paris, Ellipses éditions, 2001, p. 91. 2 En particulier l’article auquel la critique fait fréquemment référence : Roland Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », Littérales, « Les modèles du récit de voyage », n° 7, Paris X- Nanterre, 1990, p. 11-27. 3 Ibid., p. 14. 4 Gérard Cogez parle de « sauvegarder l’objet primordial : il s’agit de manifester, avec autant de détails que nécessaire, qu’un voyage eut bien lieu, et dans des circonstances qui sont historiquement datées », Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, éditions du Seuil, 2004, p. 27.

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lui-même Louis Marin et Adrien Pasquali. On trouve ainsi les définitions suivantes : « Genre malléable à souhait5 », « Genre hybride et polymorphe par excellence6 », « un carrefour et un montage de genres et de types discursifs7 ». Les exemples extraits de la littérature espagnole contemporaine auxquels nous ferons référence ne font que très partiellement partie de ce genre, partageant néanmoins avec lui la traversée de lieux identifiables dans l’espace et dans le temps parcourus par les auteurs, mais s’en distinguant par une reconstruction complète inhérente à la poésie8. Bien sûr, nous pourrions songer, au XXe siècle, à des poètes voyageurs espagnols dont les recueils constituent des « récits » de voyage aux marges du genre, ainsi Diario de un poeta recién casado de Juan Ramón Jiménez (1916) ou encore Poeta en Nueva-York de Federico García Lorca (1929-1930, publication 1981). Une multitude de strates définissent le journal de bord d’un jeune époux de Juan

5 « Genre malléable à souhait, le récit de voyage traverse les époques en évoluant au gré de divers paramètres, l’Histoire générale, politique, culturelle ou littéraire mais aussi le statut de celui qui part, ses motivations, ses objectifs », Véronique Magri-Mourgues, « L’écrivain voyageur au XIXe siècle : du récit au parcours initiatique », Tourisme, voyages et littérature, P. Euzière (éd.), 2007, pp. 43-54, http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/59/64/62/PDF/du_rA_cit_de_voyage_au_ parcours_inititatique.pdf 6 « Genre hybride et polymorphe par excellence, le récit de voyage résiste à la définition et a pu être qualifié de‟ genre sans loiˮ. La réception adéquate de ce type de récits est toutefois assurée par la modalité globalement factuelle du discours, convention constitutive (qui le distingue de la ‟littérature de voyageˮ, appellation incluant les œuvres de fiction), sur la base de laquelle l’écrivain-voyageur peut se permettre, malgré tout, bien des transgressions et incursions dans le monde de la fiction. En revanche, le genre ne peut se rattacher à une seule convention régulatrice et a pris, dans l’histoire, les formes les plus diverses empruntées à de nombreux autres genres, successivement ou simultanément, raison pour laquelle Adrien Pasquali écrit à son sujet : « carrefour des savoirs sur le monde et sur soi, nous pouvons aussi tenir le récit de voyage pour un carrefour et un montage de genres et de types discursifs », Champeau Geneviève, Pestaño y Vinas Adélaïde, Chenot Béatrice, Besse Graciete, « Stratégies d’ouverture et pratiques génériques dans les récits de voyage espagnols et portugais au XXe siècle : quelques exemples », in Bulletin Hispanique, Tome 107, n°2, 2005. p. 546. 7 Ibid. 8 Voir à ce sujet les commentaires de Gérard Cogez sur les œuvres d’Henri Michaux et de Michel Leiris dans Les écrivains voyageurs au XXe siècle, op. cit. À propos d’Ecuador et d’Un barbare en Asie d’Henri Michaux, il écrit : « [...] face à la nécessité de rendre compte du réel, même si le récit peut comporter une large part de considérations subjectives ou d’investissement imaginaire, la poésie, à proprement parler, n’est pas adaptée et cède inéluctablement la place à la prose » (ibid., p. 94). À propos de Michel Leiris, Gérard Cogez signale un changement majeur d’une nature comparable : « Rien ne laissait deviner [...] dans ce qui constituait sa production écrite (surtout poétique) au moment du départ, que cette aventure, dans laquelle il se lança comme un désespéré se raccroche à une planche de salut, lui permettrait d’écrire L’Afrique fantôme, soit l’un des plus grands récits de voyage du siècle » (ibid., p. 117).

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Ramón Jiménez. La contemplation des paysages du voyage de l’Andalousie à New-York, puis le retour, se doublent d’une ouverture progressive sur l’ailleurs, mais aussi de la mémorisation de cet ailleurs en confrontation avec l’espace de départ, et ce à travers des propositions esthétiques nouvelles, où prose, poésie versifiée, poésie visuelle coexistent, préfigurant bien des aspects de la poésie contemporaine. Poeta en Nueva-York, lié lui aussi à un déplacement effectif, est en rupture formelle totale avec la poésie versifiée antérieure de Federico García Lorca, et s’ouvre à l’espace de la métropole, à la modernité, en tant que rythme nouveau sur les plans thématique et formel. Il est important de noter aussi, au cours du XXe siècle, l’importance du rôle joué, dans la poésie espagnole, par des voyageurs latino-américains l’ayant fortement impactée tels que Rubén Darío, Vicente Huidobro, Pablo Neruda, Julio Campal... On peut donc dire que la poésie espagnole contemporaine est enrichie par les voyageurs en direction de ou issus d’Espagne, et plus généralement grâce aux échanges culturels entre l’Espagne, l’Europe et l’Amérique ayant marqué les avant-gardes et l’ensemble du XXe siècle. En abordant la poésie, nous sommes donc dans les marges du voyage comme genre littéraire. Il nous reviendra, dans les exemples cités, de comprendre comment est représenté le voyageur qui n’en est pas un au départ, et le devient, peut-être, dans un texte qui ne se présente pas totalement ou pas du tout comme un récit de voyage, mais dans lequel l’espace — et le temps — acquièrent un rôle majeur : « Un voyage, écrit Roland le Huenen, c’est-à-dire un déplacement réel dans l’espace, au long d’une certaine durée, et qui est d’emblée posé comme préalable au récit même9 ». La poésie que nous lirons est indissolublement liée à la guerre civile espagnole, et aux conséquences de cette dernière, à savoir le départ pour l’exil de nombreux artistes et intellectuels, ainsi Rafael Alberti, dont l’un des recueils fera l’objet ici d’une étude globale, ou, cas bien différent, le départ de Dionisio Ridruejo pour le front russe dans les rangs de la « División azul », aux côtés des nazis, qu’il restitue doublement, à travers sa poésie et son journal de bord. Nous pourrions aussi développer la notion d’exil intérieur à laquelle nous nous contenterons de faire allusion en toute fin de chapitre (un travail complet pourrait être mené sur ce sujet), en citant une partie de l’œuvre d’Ángel González, située après la guerre et en envisageant les conséquences.

9 « Qu’est-ce qu’un récit de voyage? », art. cité, p. 15.

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Voyage et idéologie pendant la guerre civile : le cas de Miguel Hernández

La fin de la guerre civile, en 1939, oblige les artistes et les intellectuels républicains à se positionner face au régime qui finit par s’installer après trois ans de guerre. Affronter l’exil devient une obligation pour nombre d’entre eux, certains ayant été tués, ainsi Federico García Lorca, d’autres étant, comme Miguel Hernández, emprisonnés. Ce dernier, au cours de l’année 1937, avait effectué un voyage en Union Soviétique, à des fins culturelles et idéologiques. Sa poésie en rend compte dans El hombre acecha (1981 pour la publication, 1939 pour l’écriture) et décrit dans deux poèmes, « Rusia », et « La fábrica-ciudad », le pays admiré et sa puissance productive en s’adressant à un destinataire pluriel, qui est comme guidé dans l’espace utopique traversé par le locuteur. À la fin de la guerre, Miguel Hernández est emprisonné et meurt en 1942 dans sa geôle, faute de soins médicaux, mais il aura eu encore le temps d’écrire une poésie essentielle où l’idéologie n’a plus cours (si ce n’est un profond humanisme) et où le langage en découd avec la mort avant que son auteur ne disparaisse prématurément. C’est, de la même manière, un positionnement idéologique face au franquisme qui entraîne les trois poètes évoqués par la suite à frôler le genre de la littérature de voyage, au sens de « lieux dont le parcours et la traversée constituent la narration elle-même [...]10 ».

Partir soldat, se découvrir voyageur ? Le cas de Dionisio Ridruejo

Pour Dionisio Ridruejo, poète phalangiste, et défenseur du franquisme pendant la guerre civile et pendant les premières années du régime, l’expérience du front russe débutée en 1941, restituée dans le recueil Poesía en armas, sous-titré entre parenthèses Cuadernos de la campaña de Rusia (1941-1942), dont il existe également une version en prose, un journal intitulé Cuadernos de Rusia, diario 1941-194211, constitue un recueil de poèmes où la guerre, la vie militaire, la mort, le souvenir de l’Espagne hantent, avant toute chose vue, par exemple le blanc obsédant des paysages enneigés, la parole poétique. La forme d’un carnet à laquelle est associé le toponyme « Rusia » dans le recueil de poèmes, tend à faire penser à une littérature de voyage, rattachée

10 Louis Marin cité par Gérard Cogez, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, op. cit., p. 27. 11 Etudié par Danielle Corrado dans Le journal intime en Espagne à l’époque contemporaine, Université de Provence, Centre d’Aix, 1995.

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dans ce cas à la catégorie du « journal de guerre ». Le recueil est en effet doté d’une structure en cinq parties12 qui définit un déplacement, des dates, des paysages, des rencontres, des champs de bataille, puis le retour. La finalité de cette découverte progressive sera surtout politique. En effet, au contact de la dureté du front, le poète connaîtra un profond changement puisqu’il se placera, au retour, en opposant du régime franquiste, ayant pourtant été nommé en 1938 « Directeur général de la propagande » du cabinet de Franco. Il s’y opposera jusqu’à sa mort en juin 1975 et connaîtra à la fois l’exil13 et l’emprisonnement. Pour revenir au journal de guerre en forme de recueil, le poète, en révélant la dure réalité du front, devient, à son insu, un voyageur renseignant sur cette réalité historique, tout en mettant en évidence, sans pour autant le dévoiler avec un lexique idéologique, l’important changement qui est en train de s’opérer en lui. Les deux derniers hendécasyllabes du poème qui clôt l’ensemble, « Ante la madre de un camarada muerto14 », disent l’interpénétration des paysages, des souffrances, de leur perception spécifique par le sujet, et le lien de ce dernier avec la douleur de la destinataire endeuillée ; l’enjambement, les nombreuses synalèphes, l’assonance interne en « a » / « e », voyelles caractérisant le mot « madre », donnent forme à cette assimilation entre les éléments paysagers et humains : « Y al fin el alma se me extiende, lenta / como un paisaje, a tu dolor de madre15 ». Plus haut dans le poème, le sujet a incarné les lieux où le fils est mort :

Perdóname si soy la galería donde duerme el soldado entre la nieve y el muro que interpone su dureza entre su mansedumbre y tu consuelo16.

12 I) En marcha (Junio-octubre 1941), II) El Volchow (série d’actions où intervint particulièrement la División azul), III) Berlín-hospital (Enero 1942), IV) El Volchow, De Nowgorod al Ilmen (febrero-abril 1942), V) El regreso (abril-mayo 1942). 13 Par exemple entre 1962 et 1964 à Paris. 14 Dionisio Ridruejo, Hasta la fecha, Madrid, Aguilar, 1961, p. 308. Traduction : « Devant la mère d’un camarade mort ». 15 « Et enfin mon âme s’étend, lente / comme un paysage, jusqu’à ta douleur de mère ». 16 « Pardonne-moi si je suis la galerie / où dort le soldat parmi la neige / et le mur qui interpose sa dureté / entre sa douceur et ta consolation ».

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On voit ici que le récit versifié du voyage à travers la Russie en guerre a pour finalité, découverte par l’auteur lui-même au bout de deux années particulièrement difficiles, d’humaniser la représentation lapidaire que le poète a proposée jusqu’ici, en particulier dans le recueil précédent, Sonetos a la piedra (1934-1942), dont les 39 poèmes disent une admiration pour l’Espagne impériale à travers ses édifices, plus généralement ses pierres, y compris à l’état brut, et dont les épigraphes sont idéologiquement clairement identifiables, ainsi celle adressée à Ramón Serrano Súñer, beau-frère et ministre de Franco.

Rafael Alberti, de la voix du réfugié à celle du voyageur

Le choix du départ effectué par Dionisio Ridruejo, qui rapproche sa poésie d’une littérature de voyage, a été un choix forcé pour les poètes tenus de s’exiler au cours du franquisme, reprenant à leur insu le chemin des voyageurs et des errants trouvant leurs origines, selon Michel Onfray, dans la figure du berger qui déplace son troupeau, à savoir Abel, mais aussi dans celle de Caïn maudit suite à l’assassinat de son frère et condamné à errer, par opposition « aux enracinés, aux immobiles, aux pétrifiés, aux statufiés17 », logique que reprennent, nous explique le philosophe, les régimes totalitaires dans leur tentative de figer et d’immobiliser la société en autant de groupes sédentaires propres à incarner une idéologie nationaliste qui maudit les errants. Rafael Alberti est l’un de ces poètes contraints à l’exil par le franquisme. Si son recueil Entre el clavel y la espada (1939-1940) marque le départ pour l’exil américain, le recueil Vida bilingüe de un refugiado español en Francia (1939-1940)18 est moins célèbre, quoiqu’étudié en 2004 par Nigel Dennis dans l’un de ses articles19. Neuf poèmes évoquent le choc reçu par sujet, réfugié dans un premier temps, avant que d’acquérir le statut d’exilé. Ce voyage est un déplacement contraint : le locuteur est-il pour autant un voyageur ? Ne serait-ce pas un voyage aux enfers, comme l’interrogation initiale des vers 3 à 6 pousse à le croire ?

¿Es que vivo, ¿Es que he muerto?

17 Michel Onfray, Théorie du voyage. Poétique de la géographie, Paris, Librairie Générale Française, 2007, p. 12. 18 Rafael alberti, Poesía II, Edición de Robert Marrast, Coedición de Editorial Seix Barral y Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales, p. 255-276. 19 Nigel Dennis, « Alberti y la crisis de la palabra », dans Serge Salaün et Zoraida Carandell (dir.), Rafael Alberti et les avant-gardes, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 247-260.

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¿Es que definitivamente he muerto?20

La construction du recueil dessine les portraits inversés de l’Espagne et de la France, en particulier à travers le toponyme « Paris ». Ces représentations naissent de topiques touristiques et quotidiens, et les regards jetés sur ces éléments sont puissamment subjectifs et clairement idéologiques. Les poèmes interrogent le langage poétique et sa capacité à dire une situation inédite : un sujet est dans un lieu où il ne veut pas être, et emporte avec lui son souvenir, à la fois idyllique et atroce, du lieu quitté. Le lecteur assiste donc à la traversée d’un monde refusé, où la mort se rappelle sans cesse au sujet, à la traversée, également, d’une autre langue, qui se heurte à la langue d’origine du locuteur, comme le montre d’ailleurs Nigel Dennis21. Si le sujet devient, malgré lui, un voyageur, c’est donc en tant que révélateur non seulement des lieux traversés, mais, surtout, d’un conflit entre le vu (et l’entendu) et le souvenir. Ainsi, par exemple, dès le premier poème, où alternent le français et l’espagnol, se définit la syntaxe de l’ensemble du recueil : décalages visuels entre blocs de mots (une spatialisation qui fait sens et qui rappelle les pratiques avant-gardistes), langues et temps différents (passé/présent) d’un bloc à l’autre, mais aussi mélange induisant un choc entre les langues. De plus, les chocs peuvent se produire au sein même d’un bloc pourtant unitaire sur le plan de la langue et des temps. Ainsi dans le second poème, dès le premier mouvement, totalement en espagnol, les temps d’un passé idyllique lointain et d’un passé récent d’horreurs guerrières, coexistent et glissent de l’un à l’autre, par l’expression d’un positionnement spatial : « Flores, / en medio de explosiones »22, ou encore par le croisement de champs lexicaux et de comparaisons : « Geranios y rosales que estallaban / lo mismo que la sangre de los niños23 ». En outre, la tonalité satirique qui caractérise une grande part de la production de la poésie de la guerre civile resurgit : du mot « cocu », lui-même rattaché au chant du coucou (« cuco » en espagnol), le poète passe par allusion à « cabrón », et insulte ainsi deux fronts politiques aux chronologies différentes, la contre-révolution française et l’Espagne franquiste, laquelle est évoquée sur

20 Traduction: Est-ce que je vis ? Est-ce que je suis mort ? Est-ce que je suis définitivement mort ? 21 « Alberti y la crisis de la palabra », op. cit., p. 256. 22 Traduction : « Des fleurs, / au milieu des explosions ». 23 Traduction : « Géraniums et rosiers qui éclataient / comme le sang des enfants ».

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un ton satirique et anticlérical, réaffirmant la résistance républicaine lors de la guerre :

Porque Madrid no ha sido derrotado. Allí vive Madrid, allí vivía, allí llora, allí cruje, vivo, bajo la sangre, todavía. Y vivirá mañana, a pesar del Generalísimo, del sermón y la misa a toda hora, a pesar de la catoliquísima señora de Franco, Franco, Franco y del ¡Arriba España! que es lo que la derriba y la llena de telarañas.24

Le poème 3 ajoute une caractéristique supplémentaire à celles déjà décrites, celle d’un déplacement dans l’espace citadin de Paris ; l’emploi de majuscules pour renvoyer par des moyens visuels à un support publicitaire, le célèbre slogan « Dubo, Dubon, Dubonnet », l’échelonnement du vers 9, les enjambements, participent d’une errance chaotique où le sujet masque « el deseo de abrir L’Humanité »25. La rupture avec le monde hispanique intervient dans le mouvement suivant, mais c’est le dernier bloc qui offre, en bilingue, l’expression de la violence ressentie et intransmissible : « Las cuestiones de

24 Traduction : Car Madrid n’a pas été vaincue. Là vit Madrid, là elle vivait, là elle pleure, là elle grince, je vis, sous le sang, encore. Et elle vivra demain, en dépit du Généralissime, du sermon et de la messe à toute heure, en dépit de la catholiquissime dame de Franco, Franco, Franco et du Arriba España! qui est sa destruction et qui l’emplit de toiles d’araignées. 25 Traduction : « le désir d’ouvrir L’Humanité ».

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España / no interesan, monsieur26 ». Sur le mode d’une antiphrase, l’auteur juxtapose ensuite deux exclamations culturellement reconnaissables, d’autant plus ironiques que les allemands occupent alors Paris : « Vive la Garde Républicaine ! / Aux armes, citoyens ! ». Centré sur la peinture, l’un des thèmes clés de Rafael Alberti, le poème 4 quitte très vite la juxtaposition initiale « Louvre » / « Prado » pour évoquer, en plusieurs mouvements, le sauvetage par Rafael Alberti et María Teresa León de chefs d’œuvre majeurs de la peinture au Prado et à Tolède. Dans un déchaînement d’éléments naturels et de bruits de guerre, à la fois pluie, brume et feu des bombardements, annonçant le recueil A la pintura (1945-1976) et la pièce de théâtre Noche de guerra en el museo del Prado (1956), est décrit le voyage involontaire des œuvres d’arts personnifiées : « vivos pintados personajes / que involuntariamente se iban de viaje27 ». La contrainte du voyage des œuvres « vivantes » rejoint celle ressentie par le sujet, tout paradoxe entre les rires des vers 50 à 53, et l’hymne de Riego conjoint à l’Internationale, liés à l’expression subjective de la tristesse confortée par une citation réécrite de Verlaine : « il pleut – pardon – sur mon cœur ». On remarquera le caractère très charpenté sur le plan visuel, du poème 5, qui à partir de la couleur violette (symbolisant en Espagne les libéraux du XIXe siècle, puis la république au XXe siècle), autour d’un axe vertical, articule des blocs qui se compléteraient s’ils se superposaient, mais qui vu la disposition dans l’espace font face à du blanc : rien d’équivalent en effet, indique ainsi le sujet, entre le violet des lilas de la Closerie des Lilas, et le « Madrid morado / y violeta pálido » de la guerre. Le poème 6 offre un parcours rêvé dans le passé littéraire, pendant que le sujet boit un café à la Mosquée de Paris. Les étapes, sur le mode de la juxtaposition qui domine le recueil, en sont : le XIXe siècle français et espagnol et le goût de l’Orient, Grenade, un hommage à García Lorca exprimé à l’aide d’une citation célèbre d’Antonio Machado28, le retour au présent dans le « Patio de la Mezquita », un rêve de mort, une violente évocation du charnier qu’est devenue l’Espagne, un hommage à la Carmen de Théophile Gautier, l’observation par le sujet des touristes qui s’exclament (et dont le sujet se différencie ainsi nettement), enfin une chute permettant de retrouver le quotidien : « Y pago mi café ». Le poème 7 pousse loin la satire des mœurs françaises, en composant un portrait en

26 Traduction : « Les problèmes de l’Espagne / n’intéressent personne, monsieur ». 27 Rafael Alberti, Noche de guerra en el Museo del Prado, Madrid, Edicusa, Cuadernos para el diálogo, 1975. 28 Extraite du fameux poème « El crimen fue en Granada », Antonio Machado, Poesías completas, Madrid, Editorial Espasa Calpe, 2001, p. 459-460.

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anaphore où l’omniprésence des chiens, les allusions à la révolution, aux droits de l’homme bafoués, le lien avec l’histoire contemporaine, l’interrogation finale « ¿Se salvará París ? », construisent une sorte de sarcasme envers le lieu où demeure le sujet rappelant : « Sigo estando en París ». Les adieux que comporte — enfin — le poème 8 accentuent l’effilochement de la forme poématique ; le thème de la confusion est commenté au sein même du poème selon une perspective métapoétique : l’exil et le voyage contraint obligent à une explosion formelle : « quiero mezclarlo todo. / Confusión » (v. 34). En témoigne le vers échelonné, en trois langues :

Un abismo. Au revoir ! Good bye ! ¡Salud !

Le poème 9, enfin, retrace un grand parcours, de Marseille à la traversée de l’Atlantique, à l’Amérique. Ce vaste poème de 131 vers récupère la langue espagnole, et chante les lieux traversés (Marseille, Oran, Ibiza, Gibraltar, Tarifa, Cadix, Casablanca, Les Canaries, Dakar, Equateur, Pot-au-noir, Croix du Sud, Amérique), il chante aussi les événements historiques, la situation du sujet, la littérature, la mythologie. Il semble que le sujet ait retrouvé une voix, une voie, un espace, aussi inconnu soit-il. Cette quête d’inconnu fait pleinement de lui un voyageur, alors que de traverser les espaces nommés précédemment trahissait une contrainte, et que le sujet ne se considérait pas comme un voyageur, tout en faisant découvrir involontairement tout un univers de contradictions spécifiques à cette période historique et à son vécu au sein du mouvement forcé de l’exil.

Voyageurs involontaires à la croisée des genres

Ainsi, Miguel Hernández a rêvé (et traversé) les espaces idéologiques qu’il avait pris pour modèles au sein d’une Espagne déchirée par une guerre plus que civile. Dionisio Ridruejo a traversé et écrit le front russe pour se trouver lui-même29, et ce faisant laisse — involontairement — un récit de voyage en

29 « En pocas palabras diré que volví de Rusia deshipotecado, libre para disponer de mí mismo según mi consciencia y libre también de aquella angustiosa situación de crisis que ha vivido todo hombre de espíritu antes de la treintena: la crisis del idealismo juvenil y de la resistencia a la realidad. »

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poèmes unique et passionnant. Rafael Alberti a traversé la France, voyageant à son insu car le voyage effectué, une sorte d’ « avant-exil » est l’envers de la vie rêvée. Il prépare l’ouverture finale du sujet vers l’ailleurs américain, ce qui n’empêchera pas le recueil suivant, Entre el clavel y la espada (1939-1940), de placer le sujet à la suite du plus célèbre exilé littéraire, le Cid, dont il cite le poème fondateur. À la marge des genres de la poésie et de la littérature de voyage, Vida bilingüe de un refugiado español en Francia définit le statut d’un réfugié qui se trouve entre deux lieux, douloureux tous deux, entre mort et vie. Le voyage est un thème majeur de l’œuvre albertienne, de Marinero en tierra (1924) à Baladas y canciones del Paraná (1953-1954) à la question du retour dans Retornos de lo vivo lejano (1948-1956), mais cette antichambre de l’exil qu’est Vida bilingüe de un refugiado español en Francia, montre un voyageur contraint, qui, à son insu (?) reflète et donne à voir au lecteur deux sociétés30 en crise dans un monde occidental en guerre. Qu’en est-il, par la suite, de l’exil intérieur que nous avions évoqué lors de l’introduction ? Il serait à replacer dans la veine de la poésie dite sociale des années 1950-60. Le Tratado de urbanismo (1967-1976) d’Ángel González en offre un exemple, car, d’un œil d’entomologiste, découvreur à son insu, le sujet découpe par lieux (jardins publics, jardin zoologiques, zones résidentielles, cimetières, centres commerciaux, places) une observation de la société espagnole rendue par deux points de vue (comme en témoigne le redoublement des chiffres servant de titres aux poèmes), mais sans aucun toponyme, ce qui permet une généralisation et un contournement, appuyé par l’ironie, de la censure. Ainsi, dans la lignée du Lazarillo de Tormes, du Diablo Cojuelo de Vélez de Guevara, des Cartas Marruecas de José Cadalso, ce poète offre le portrait d’une Espagne alors refermée sur ses mœurs étriquées et sa politique répressive : à son insu, de même que le phalangiste Ridruejo et l’exilé républicain Alberti, en reflétant ce qui est pour lui son quotidien, il révèle, de l’intérieur, comme le voyageur des récits de voyage révèle, quand bien même cette littérature ne serait pas une littérature de voyage.

Dionisio Ridruejo, Cuadernos de Rusia. Diario 1941-1942, Fórcola Ediciones, 2013, p. 435. Traduction : « en quelques mots je dirai que je suis revenu de Russie « deshypothéqué », libre de disposer de moi-même selon ma conscience et libéré de cette angoissante situation de crise qu’a vécu tout homme d’esprit avant la trentaine : la crise de l’idéalisme juvénile et de la résistance à la réalité ». 30 Voir Emile Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société », in Problèmes de linguistique générale 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 91-102.

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Louise Dupré, L’album multicolore, Montréal, Héliotrope, 2014, 270 p.

Après le beau poème Plus haut que les flammes(Montréal, éditions du Noroît, 2010), Louise Dupré nous invite à la lecture de cet Album multicolore qui devait l’aider à faire son deuil de sa mère. Ce texte constitue une réflexion –parfois un mea culpa– sur les rapports mère-fille, mais surtout sur la vieillesse et la mort. Et ce n’est pas que ces sujets aient été, jusque-là, étrangers à l’œuvre de Louise Dupré, au contraire : sa production poétique en est imprégnée, comme il ne pourrait en être autrement venant de quelqu’un qui jette sur le monde, sur les humains et leur désarroi un regard lucide, imprégné de pitié et d’incompréhension avant de se soumettre à sa destinée. « On écrit parce qu’on rêve de partager avec l’autre, son semblable, ce qui n’appartiendra jamais qu’à soi » (p. 216), nous dit-elle. Il se peut que « cela » n’appartienne qu’à elle, mais il faut admettre qu’elle a fait mieux que de nous faire partager quoi que ce soit : elle a réussi à ce que le lecteur s’arrête, réfléchisse avec elle, s’interroge à son tour ; puis, qu’il acquiesce ou qu’il refuse d’après son expérience personnelle, sa situation, ses convictions. Le texte est habilement distribué en trois parties dont la première et la troisième suivent le fil du raisonnement de la narratrice d’après la distribution en chapitres, tandis que la partie centrale est composée de trente-huit récits comme étant des flashes de la vie quotidienne. D’une façon sobre, sans artifice, ces récits, de longueur régulière, aussi bien que les autres parties, brassent présent et passé, jettent un regard lucide vers le futur, nous font passer de l’un à l’autre le temps de tourner la page, tout en nous interpellant. Le lecteur se sent vite pris dans un réseau de réflexions qui ne lui sont pas étrangères parce que faisant écho à celles inscrites dans son propre cœur : l’incapacité de trouver un sens à la douleur, à la souffrance ; l’appel fait à la mort pour qu’elle vienne nous prendre l’être que nous voudrions garder à jamais, — ce qui fait dire à Louise Dupré « désirer que la mort vienne est parfois un acte d’amour » — (p. 16) ; la hantise de la maladie mentale au fur et à mesure que l’on vieillit... ; le sort des vieillards — peut-être le nôtre — qui, vivant trop longtemps, doivent aller finir leurs jours loin de tout ce qui leur était cher, sous prétexte d’être mieux soignés... Puis, ces sentiments qui ont rapport à notre comportement vis-à-vis de l’autre, ces « indélicatesses » qui ont fait partie de notre quotidien sans laisser d’empreinte — du moins on le croyait ains — et qui surgissent comme autant d’étincelles avant de devenir cendre, à leur tour ; ces délaissements, ces solitudes, rançon d’une société qui parle de droit au bonheur, d’accomplissement

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personnel — sans savoir exactement ce qu’elle poursuit par là — et qui ne nous laisse pas d’espaces vides pour les imprévus ou pour soulager ceux qui ne suivent plus la voie des bien portants. Sans compter cette constatation, qui se fait de plus en plus nette : que nous n’avons pas profité de la présence de l’autre tant qu’il a été auprès de nous, sentiment qui ne surgit pas juste après la mort pour s’en aller tout de suite, mais qui rejaillira désormais à chaque instant de notre vie lorsque nous voudrons jeter un peu de lumière sur certains aspects de notre vie. Tout récit personnel ne peut être qu’ « une toile pleine de trous » et non pas parce que l’autre ne se laisse pas immobiliser, ne veut pas de portrait figé pour l’éternité, mais parce que les rapports parents-enfants — mère-fille dans ce cas — étaient moins explicites que de nos jours, parce qu’une certaine pudeur s’imposait entre les membres d’une famille qui empêchait d’aller au fin fond des choses ou, tout simplement, parce que nos intérêts étaient ailleurs. Combien de silences, combien de trous dans la toile de notre vie ! Les récits qui constituent la partie centrale font rejaillir quelques-unes de ces questions mais, du fait que ce sont comme des instantanées, Louise Dupré les présente plutôt comme des souvenirs précis qui nous font mieux connaître son enfance de petite fille désireuse de savoir ce que les grands disaient à mi- voix ; son rôle de sœur aînée qui, comme les grands, faisait semblant de croire au merveilleux pour le bonheur de ses frères ; ses déboires de gauchère à une époque où l’école nous voulait tous droitiers ; ses rêves d’aisance que des catalogues des grands magasins se chargeaient de nourrir, etc. Par elles nous apprenons les vicissitudes d’un pays qui vivait sous Duplessis et auquel la venue de Lesage vint apporter une lueur d’espoir ; des traits de sa jeunesse ou plutôt de cette jeunesse qui, assistant au grand bouleversement du Québec, a été agent et témoin des premières confrontations intergénérationnelles. Elles dessinent aussi un beau portrait d’une mère lucide, sereine, sage — parfois plus sage que cette fille dont elle est fière — ayant un rien de coquetterie et une grande dose d’espièglerie au fur et à mesure qu’elle vieillit..., sans oublier la projection de la vie de la narratrice vers un futur non lointain où la vieillesse viendra la rejoindre ; projection d’un tableau, pareil à celui qu’elle a sous ses yeux, où une grand-mère, sa fille, expliquera à son petit-fils, ce que mourir veut dire... Texte de réflexion, de mea culpa, de souvenirs qui pèsent lourd dans le cœur et que seul le contact avec la mort fait rejaillir dans toute leur puissance. Le leitmotiv qui le traverse, « sous la mauvaise lumière du salon », explique à lui seul l’époque, les rapports parents-fils, les mots voilés, le peu de lumière qu’on pouvait jeter sur n’importe quoi parce que le temps n’étaient pas aux éclats, au gaspillage, à la spontanéité, aux effusions franches...

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Semblablement à cet « album à la couverture multicolore, toute en dégradés » L’album multicolore fait revivre pour nous tous maints portraits d’une femme satisfaite de sa vie, n’ayant pas à se poser de question au sujet de si on naît femme ou si on le devient, mais qui n’en mesure pas moins les injustices infligées à cette partie du genre humain et qui saura lutter pour que sa fille puisse s’instruire convenablement. Une femme qui savait s’arrêter pour savourer les petites choses de l’existence, qui ne vivait pas d’après ‘la montre’ mais d’après le cœur. Une femme qui ne saurait jamais rater une affaire, parce qu’elle mettait sa joie non pas dans la réussite, mais dans le plaisir de l’action. Une femme, une mère qui ne cherchait pas « l’oiseau bleu » ailleurs, parce qu’elle savait l’avoir dans son jardin...Une mère qui leur a donné non seulement la vie, mais « assez de lumière pour lutter contre le noir ». « C’est pour toi » lui avait-elle dit, en déposant son album. « C’est pour toi, lecteur » semble-t-elle nous dire, cet album aux « teintes claires ou sombres, joyeuses ou sérieuses, audacieuses ou discrètes ». Comme elle, Louise Dupré.

Lídia Anoll

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Romain Rolland et Georges Duhamel: Correspondance (1912-1942), édition de Bernard Duchatelet, Paris, Classiques Garnier, 2014.

L’établissement d’une correspondance est un travail dont on n’estime pas, trop souvent, l’exigence, l’importance, encore moins la portée. Fait dans le silence, la solitude, le studieux y consacre de longues heures en faisant appel à toute sorte de documents pour obtenir les renseignements nécessaires. Il n’y épargne rien, tout en sachant que son travail n’atteindra pas un public très large, justement parce que ce qu’il se propose va bien plus loin que l’éclat d’un jour du bestseller. Cette rigueur exige, surtout dans le cas d’une correspondance aussi vaste que celle de Duhamel, l’apport de plusieurs chercheurs disposés à découvrir et approfondir ces parcelles de vie que constituent les échanges épistoliers. C’est dans ce sens que nous nous permettons de rappeler que, en 1987, Arlette Lafay, sous le titre Témoins d’un temps troublé, édités par Minard, établissait la Correspondance entre Martin du Gard et Georges Duhamel (1919-1958), puis, en 1996, cette fois-ci dans Les Cahiers de l’Abbaye de Créteil (nº 17, juin), elle faisait de même avec la correspondance échangée entre Duhamel et Jean-Richard Bloch (1911-1946). C’était aussi en 1996 que paraissait Entretiens d’humanistes : correspondance de Charles Nicolle et Georges Duhamel (1922-1936) et, en 1997, la Correspondance François Mauriac - Georges Duhamel (1919-1966), les deux établies par Jean-Jacques Hueber. La parution de Romain Rolland et Georges Duhamel: Correspondance (1912-1942), établie par Bernard Duchatelet, vient apporter une autre pièce à ce grand puzzle et nous invite à suivre les avatars de ce qui s’avérait une grande amitié. Nous n’avons pas hésité à faire ce parcours, l’identité des correspondants y aidant mais aussi notre faible pour le genre épistolaire et tout ce qui y a rapport. C’est ainsi que nous avons pu constater, encore une fois, l’énorme tâche qui échoit à l’érudit chargé d’établir une correspondance : culture, art, savoir-faire, sensibilité se mettent au service de cette correspondance pour lui accorder tout le relief qu’elle mérite, au moyen de notes, de précisions, de renseignements que le lecteur saura apprécier dans leur juste valeur. Cet échange épistolaire, témoin de « l’attitude de deux hommes face à la crise de civilisation qu’entraîne la première guerre mondiale, et face au communisme qui se développe les années suivantes », d’après les mots de Bernard Duchatelet, n’est pas moins la correspondance de deux hommes de lettres dont la production est remarquable. C’est à ce niveau-là que les amants de la littérature se sentiraient quelque peu déçus sans le travail magistral de l’éditeur — nous l’affirmons, sans ambages — qui vient accorder à cette correspondance une dimension qui va bien plus loin que les soucis, les intérêts, les petites attentions de nos deux correspondants.

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Ce travail, sérieux, ordonné, rigoureux, répond aux exigences d’un travail académique. Un avant-propos suivi d’une introduction, digne de tous les éloges, précèdent le gros de la correspondance (191 entrées entre lettres et extraits de leurs journaux), qui est suivi, à son tour, de quatre index : celui des œuvres de Georges Duhamel, celui des œuvres de Romain Rolland, un autre sur les articles, ouvrages et périodiques, et un dernier, concernant les auteurs cités. Pas besoin de dire que tous ces renseignements sont suivis du numéro de la page où ils se trouvent, comme il convient à un travail dont l’utilité n’est pas la moindre des qualités. Deux annexes complètent le tout : un poème de Marie Koudacheva et une lettre de Romain Rolland à Isaac Don Levine. Cette correspondance, d’une durée de 30 ans, a été distribuée, pour l’occasion, en cinq périodes, explicitées dans l’introduction — « Les débuts d’une amitié (1912-1918) » ; « Une amitié sans nuages (1919-1929) » ; « L’épisode de Maria Koudacheva (1930) » ; « Une difficile amitié (1931- 1943) » et « Une réconciliation (1945) » — qui répondent, en quelque sorte, à la fluctuation des sentiments et de l’entente idéologique des deux correspondants. M. Duchatelet s’exprime ainsi, dans l’introduction, au sujet de la matière qui structure leur correspondance :

Leur relation couvre trente ans, de 1912 à 1942, au plein cœur de la première moitié d’un vingtième siècle en folie : d’une guerre à l’autre en passant par un entre-deux si meurtrier. Leur dialogue met en relief la difficulté de choix qu’il fallait faire. Quelle Europe imaginer ? Quel monde souhaiter ? Comment prendre position ? Quelles paroles prononcer ? À qui s’adresser ? Ce dialogue, parfois difficile, se double d’un échange littéraire entre deux écrivains soucieux d’entendre la parole de l’autre, à défaut de toujours la partager. (p. 11)

On peut y suivre, aussi, les sentiments, les états d’esprit, les petites ou grandes vanités, la soif de renommée, les remerciements, les mots de courtoisie, le train-train quotidien, les déboires de santé, les échanges d’idées, l’amour propre blessé, etc. de ces deux hommes qui n’avaient pas fait obstacle de leur différence d’âge (Rolland 1866 ; Duhamel 1884) pour entamer une amitié faite de respect et de cordialité. Il est évident, pourtant, que les nombreuses notes qui l’accompagnent aident le lecteur à faire attention à des aspects qui, sans cela, lui échapperaient, et à mieux comprendre la situation de la France et de l’Europe dans les premières décennies du XXème siècle. Elles viennent aussi l’éclairer au sujet de certains noms appartenant au cercle des amitiés ou des familles respectives, qu’il n’est pas censé connaître. L’insertion de quelques extraits de leurs journaux parmi les lettres à des moments stratégiques, ainsi que les pages consacrées à la présentation de Marie Koudacheva nous semblent

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répondre à une idée fort intelligente. Par les extraits on peut découvrir ce qu’il y a d’un peu trouble dans les rapports des deux amis. À constater qu’on confie à son journal ce qu’on n’ose pas dire ouvertement à son interlocuteur, nous voyons confirmée une certaine appréhension ressentie, parfois, à la lecture des lettres. Quant aux pages consacrées à Marie, elles apportent des renseignements sur ses antécédents, son caractère et le rôle joué auprès des deux auteurs, éléments que la correspondance ne nous permettrait pas de saisir dans toute leur dimension. Le lecteur a, donc, la chance d’entrer dans cette correspondance muni d’un bagage qui lui est d’une grande utilité. Cinq petits chapitres introductoires (« Un accord de pensée », « Le maître et le disciple », « Désaccord de pensée », « Du fond du cœur, d’un cœur bien mélancolique », « Pourquoi cette violence ? »), qui ne font pas exactement pendant aux périodes établies pour la correspondance, mettent en relief la substance de ces échanges initiés sous le signe du respect et de l’admiration, et préparent le lecteur à une meilleure compréhension de tout ce qui va suivre. En effet, cette correspondance s’initie parce qu’il y a “un accord de pensée” qui pousse Duhamel à s’adresser à Romain Rolland, de dix-huit ans son aîné. Le temps d’établir les premiers contacts voilà qu’arrive la première guerre mondiale qui mettra Duhamel face à une réalité très éprouvante. Son expérience, par trop traumatisante, l’amènera à lutter pour la paix. Et, tandis que Rolland est pacifiste par idéologie, Duhamel le deviendra parce que sa situation l’aura rendu témoin des horreurs de la guerre. Malgré cela, leur pensée s’accorde sur un bon nombre de points. Entre “le maître et le disciple” se tissent des rapports personnels qui vont au-delà des idées et de la littérature. Si dans la correspondance de cette période, on y respire l’admiration que le disciple sent pour son maître, on n’y voit pas moins les éloges et les encouragements que le maître prodigue à son disciple, surtout dans le domaine littéraire. C’est aussi l’étape des premiers échanges personnels, des rencontres en famille qui contribuent à nourrir la confiance entre eux et qui constituent la naissance d’une véritable amitié. Mais les divergences politiques mettront face à face ces deux sensibilités qui partent de prémisses opposées face à la révolution : Duhamel ne se faisait pas d’illusion sur les grandes collectivités ; c’est à l’individu qu’il croyait et à la révolution qui commence à l’intérieur de chacun de nous. Ces différends devaient obscurcir leurs rapports et dissiper les espérances que Rolland avait déposées dans Duhamel. C’est bien “du fond du cœur, d’un cœur bien mélancolique” que l’on assiste à l’effritement total de cette amitié. Arrivés à ce point, nous ne dirions pas avec M. Duchatelet : “Pourquoi cette violence ? ”. Le lecteur attentif la pressentait depuis le commencement.

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Il y a une sorte de contention entre les deux correspondants faite d’admiration et de respect et d’un souci d’être agréable l’un aux yeux de l’autre difficile à maintenir au long des années. Quant à leur création littéraire, jamais d’analyse profonde, de remarque vraiment intéressante comme celles que l’on trouve, par exemple, dans la correspondance avec Bloch ; plutôt des mots de support, de louange. Quant aux idées, peut-être Rolland avait cru pouvoir influencer Duhamel et l’amener à sa cause, mais Duhamel n’avait jamais caché ses convictions et il avait bien défini les points sur lesquels ils étaient d’accord. Il y a eu Marie, passionnée et disposée à obtenir à tout prix ce qu’elle voulait, et Rolland consentant, faisant appel à son ami parce qu’il n’avait plus de contacts en France... Autant d’indices qui nous amènent à réfléchir et à tirer nos propres conclusions. Nous invitons donc le lecteur à parcourir ces pages de Romain Rolland et Georges Duhamel, Correspondance (1912-1942), muni de ce bagage d’exception qu’est le travail de Bernard Duchatelet. C’est par ce travail que la correspondance entre Rolland et Duhamel se parachève, acquiert ses lettres de noblesse. L’ordre, la rigueur, l’approfondissement que nous avons appréciés dans l’introduction sont présents tout au long de l’établissement de cette correspondance où les notes, les renseignements précis de toute sorte n’ont pas été épargnés. Le lecteur y trouvera tous les avantages d’un travail bien fait, bien documenté et la satisfaction de se sentir entre les mains d’un chercheur d’exception. Le lecteur remerciera Bernard Duchatelet d’avoir voulu transgresser pour lui une interdiction qui vient de loin, et de lui permettre, de ce fait, de goûter à l’arbre de la connaissance.

Lídia Anoll

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Silvia Pandelescu, Techniques narratives et descriptives dans l’œuvre de Roger Martin du Gard, Bucarest, Universitatii din Bucaresti, 2013. Deuxième édition, revue et augmentée.

Voici la deuxième édition de Techniques narratives et descriptives dans l’œuvre de Roger Martin du Gard. Elle nous arrive cinq ans après la première, enrichie, plus intéressante s’il en est, de la main d’une Silvia Pandelescu toujours infatigable, enthousiaste, rigoureuse. À l’occasion de la première édition, nous avions rendu compte de son travail dans un article intitulé Un duo titanesque : Silvia Pandelescu-Roger Martin du Gard, parce que c’est ainsi que nous avons vu ce tandem “Roger Martin du Gard-Silvia Pandelescuˮ: deux travailleurs d’une capacité extraordinaire dont l’un captive par sa force créatrice et, l’autre, par l’entrain avec lequel elle poursuit sa recherche, ne cédant pas devant l’énorme tâche que suppose l’étude approfondie et l’analyse poussée d’un auteur de cette envergure. Je ne reviendrai pas sur tous les éloges que j’ai formulés à l’occasion de la première édition et qui conviennent également la deuxième — c’est pourquoi je reprends quelques-unes des idées contenues dans ce travail-là31 —, mais je ne pourrai pas me passer, après avoir parcouru ses pages, de parler de certains détails qui nous disent combien Silvia Pandelescu possède ces qualités qui doivent toujours accompagner un chercheur : rigueur scientifique, patience, soin du détail, enthousiasme, persévérance... Aux sept grands chapitres que la première édition soumettait à la considération du lecteur et que nous rappelons ici pour mémoire — les fonctions et fonctionnements des incipit et des clôtures narratives ; le point de vue et la perspective narrative ; les formes descriptives ; les architectures visuelles ; les dimensions poétiques dans le Journal de RMG ; les réseaux spatio-temporels et les rythmes narratifs — viennent s’ajouter une Note de l’éditeur, Lidia Cotea, que suit l’Avant-propos, remodelé, de l’auteure, suivi à son tour d’un nouveau chapitre : Quelques considérations sur la structure narrative des romans de Roger Martin du Gard par lequel débute le travail. Si à l’égal de la première édition, celle-ci consacre un chapitre à la réception de l’œuvre de Martin du Gard en Roumanie qui témoigne de la contribution de Silvia Pandelescuà la diffusion de l’œuvre de RMG, elle n’en fait pas le chapitre final, car il sera suivi d’une Conclusion qui constitue une synthèse de tout ce qui a été traité au long des chapitres. Présentés à la manière d’articles indépendants,

31 ANOLL, Lídia (2010). «Un duo titanesque : Silvia Pandelescu-Roger Martin du Gard », Çédille 6, pp. 294-303.

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convaincants par leur rigueur et leur profondeur, ils se relient, pourtant, les uns les autres constituant un ensemble bien cohérent –avons-nous dit (Anoll 2010 : 294)–, ensemble qui se trouve enrichi par les recherches de ces cinq années qui vont de la première édition à la deuxième, par les documents parus depuis lors, par de nouveaux aspects qui avaient été ébauchés, tout simplement, à ce moment-là. Ainsi, nous passerons rapidement sur ces chapitres qui n’ont pas eu besoin d’être complétés, mais qui n’ont pas été délaissés pour cela : des minuties comme ces n.n. qui deviennent n. éd. ; corrigé de ces quelques petites fautesqui, malgré notre bonne volonté, nous échappent toujours ; addition de quelques notes provenant des travaux contenus dans Création littéraire et féminité chez Roger Martin du Gard32 qui portent sur le comique populaire, dans le chapitre consacré au « dialogue » (notes 6 et 7, p. 57), à « la parole intérieure » (note 12, p. 84) ou aux « Dimensions poétiques dans le Journal de Roger Martin du Gard » (p. 181, note16). Aussi, celles du chapitre « La technique du collage » qui constituent des références qui n’avaient pas été données (p. 165, notes 32 et 33) dans l’autre édition. Ce « d’Augy » ajouté (p. 182) montre bien le caractère minutieux de Silvia Pandelescu, qui n’avait fait mention que du « Tertre »dans la première édition lorsque, par la suite, quelques lettres venaient d’Augy. A remarquer, simplement, quelques lignes supprimées : « Afin de mieux [...] (I, 983) » (p. 107, 1ère édition) qui seraient placées juste avant ce paragraphe qui reprend : « Et, pour compléter... » (p. 119). Bien plus intéressants nous paraissent les passages qui sont venus parachever ou mieux éclairer sa recherche. Ainsi, dans «Architecture visuelle »,–qui porte sur les structures filmiques–, ces deux pages (pp. 160-161) où elle en vient à se poser des questions au sujet de la capacité exceptionnelle de perception de RMG. Elle n’hésite pas à conclure que ce qui pour les uns est un but, pour luiétait une qualité intrinsèque, le résultat de son imaginaire qui rend son œuvre susceptible d’être produite au cinéma. Par la suite elle cite les adaptations qui ont été faites pour le cinéma ou pour le petit écran. Celles-ci ont eu un caractère plus culturel parce qu’étant précédées de commentaires ou d’un dialogue avec quelqu’un capable d’éclairer le spectateur sur l’écrivain et les aspects littéraires ou techniques de son œuvre. Le passage ajouté à la fin du chapitre « L’écriture de la politique » (pp. 179-180), après quelques petites retouches faites au paragraphe qui concluait le chapitre, met en relief la portée de l’histoire dans l’œuvre de Martin du Gard

32 SANTA, Àngels (éd.) (2011). Création littéraire et féminité chez Roger Martin du Gard, Bern, Peter Lang.

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par la mise à jour des études martiniennes : la contribution de Cécile Coppet- Delobel qui, à l’occasion du bicentenaire du Lycée Condorcet, a fait l’éloge de son arrière-grand-père, RMG. dont la voix était celle d’un « humaniste militant de la meilleure race ». Le chapitre « Dimensions poétiques dans le Journal de Roger Martin du Gard » s’est enrichi par un passage (pp. 183-185) d’une grande beauté tiré du dossier « Paysages » que Pandelescu a découvert grâce à l’éditeur du Journal, Claude Sicard, et qu’elle fait suivre d’une analyse toute sensibilité qui met en valeur les qualités de poète en prose et peintre que possédait notre auteur. Preuve de ce caractère qui lui fait apprécier le moindre détail, elle ajoute quelques lignes (p. 187) pour nous faire part de la similitude qu’elle saisit, à la lecture de la description d’un paysage de Martin du Gard avec la description de la rive orientale du Mississippi dans Atala de Chateaubriand. Le dernier paragraphe de la première édition a été déplacé vers la fin du chapitre pour laisser la place à des éléments apportés par Claude Sicard au sujet de la vie urbaine dans le Journal. Comme d’habitude, Silvia Pandelescu reprend les textes et en fait une analyse poussée et des commentaires très intéressants. Ainsi celui-ci qui sert à relier ce texte avec toute la production martinienne :

Ce texte porte l’empreinte que le théâtre et le cinéma ont exercée sur l’auteur, mais aussi sa sensibilité artistique à laquelle nous devons la dimension poétique et picturale imprimée aux séquences descriptives de ce genre. (p. 197)

Elle y fait appel, aussi, aux travaux de François Tézenas du Montcel et de Jean Salavié pour remarquer le lyrisme, les facettes inédites de sa personnalité artistique et l’interdépendance qui existe « entre la littérature personnelle de RMG et son œuvre littéraire. » (p. 200) Le chapitre portant sur « Les parenthèses », qui était déjà fort intéressant, est complété (pp. 250-257) par une longue étude des parenthèses contenues dans son Journal et dans sa Correspondance. Pandelescu reprend certains passages de ces lettres que Martin du Gard avait écrites à quelques-uns de ses amis ou des pages du Journal pour les analyser mais, ce faisant, elle nous invite à savourer des moments de la vie de l’auteur, cet homme qui se montre soucieux de ses amis, qui a un mot d’affection pour eux, qui parle aussi bien de ses déboires budgétaires que de la récolte de ses pommes de terre ; du chagrin éprouvé à la mort de ses amis que du gêne qu’il ressent à visiter ceux qui manquent d’intimité... L’avant dernier paragraphe de ce chapitre dans la première édition subit des suppressions ici, avant de reprendre le tout dernier tel qu’il était.

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Dans « Les structures ternaires », comme dans le chapitre précédent, Silvia Pandelescu prend des exemples tirés du Journal pour montrer que « les structures ternaires qui animent l’œuvre littéraire de RMG (tout comme les parenthèses, le tour interrogatif, exclamatif ou le suspense) confèrent plus de vie, de couleur aussi à ses écrits intimes » (pp. 271-272). Elle reprendra, par la suite, les trois paragraphes qui servaient à clore le chapitre dans l’édition première. Les deux pages de « Conclusions », tel que nous l’avons indiqué, n’avaient pas été prévues dans la première édition. On dirait que tout travail exige ce point final où l’auteur redit son but initial et fait une synthèse de ce qu’il vient d’exposer ; Pandelescu s’y est assujettie, bien que le lecteur qui a suivi de près son vaste, profond et intéressant itinéraire n’en ait plus besoin : il a bien compris... et il s’est régalé. Nous voulons remercier Madame Lidia Cotea d’avoir voulu se charger de cette deuxième édition et de ses quelques mots d’introduction (« Note de l’éditeur »), ces trois touches qu’elle trace dans l’univers martinien : l’une va au grand écrivain, mort en 1958, qui séduit toujours « enseignants, chercheurs, traducteurs, cinéastes et metteurs en scène ». L’autre, à cette femme infatigable, Silvia Pandelescu qui, ayant ouvert « la voie de l’exégèse martinienne en Roumanie », à l’occasion de sa thèse de doctorat en 1971, n’a cessé de continuer ses recherches et de nous fournir des hypothèses de travail très lucides, des analyses d’une grande profondeur. Et, la troisième, adressée à tous ceux qui, avec le même entrain que Silvia Pandelescu, ou d’un apport bien plus insignifiant continuent à faire rayonner, un peu partout, ce grand auteur qu’est Roger Martin du Gard. Notre admiration toujours renouvelée à Silvia Pandelescu, pour son travail, son courage, pour maintenir à jour sa recherche (ce que nous constatons depuis son « Avant-propos »). Un grand merci, aussi, parce que, tout en nous régalant par son savoir et sa sensibilité, elle nous permet de nous sentir plus près de toute cette famille martinienne répandue un peu partout dans le monde.. D’ici, nous donnons la bienvenue à cette deuxième édition des Techniques narratives et descriptives dans l’œuvre de Roger Martin du Gard, et nous encourageons le lecteur à entreprendre sa lecture. Vous nous en donnerez des nouvelles !

Lídia Anoll

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Ode, Voyage en cosmogonie, Viaggio in Cosmogonia, éditions – EUR – (Edizioni Universitarie Romane), Traduction Mario Selvaggio. Illustrations Franco Cossutta. Préface Michel Bénard. Format 15x21.

C’est un nouveau périple en poésie auquel nous convie notre amie, Ode qui prend sa source dans celle du Saint-Laurent, pour devenir un hommage et sage dialogue. Poète et éléments. Au cours de ce long voyage fluvial le ton sera donné, le mot clé repose sur un écho au reflet de l’amour cosmogonique. Donc universel ! L’eau du fleuve se fera l’objet d’une quête poétique initiatique où le rythme du langage s’écoule avec régularité dans un parfait enchainement. Sur la voie de la connaissance la poète33 va se dépouiller et mettre sa parole à nue. Véritable parcours saupoudré d’un certain ésotérisme où le Verbe se mêle aux eaux mémorielles du fleuve.

J’irai seule là où tu me guideras Dans les Ombres même du Secret...

Comme dans une ancienne formule alchimique nous côtoyons le feu solaire, l’air du grand vide du ciel, la terre comme élément germinal et l’eau lustrale qui se partage entre le fleuve et la mer dans un embrassement céleste. Les voies sont parfois incertaines pour nous conduire dans l’entre deux d’une quête d’Amour et l’amer constat de son contraire le désamour, tout en sachant que :

.../...ce n’est que l’Amour qui est Lumière.../...

Nous constatons parfois que la voix de la poète, au-delà de l’aspect initiatique, se fait prophétique, la vision se projette par delà le temps, pour observer déjà le profilement d’un froid glacial envahir des peuples sans humanité, sans état d’âme. Serait-ce le prélude d’un retour vers l’obscurantisme ou autre fétichisme ?

33 « La poète » en accord avec l’auteure.

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Cette poésie est symboliquement si dense, que je me sens quelque peu désemparé pour l’évoquer comme il se devrait, auquel cas il serait nécessaire d’en souligner tous les aspects, toutes les formules et paraboles. Ode, observe la terre comme un simple grain de sable dans le grand Tout, comme une grande Cathédrale dans un ciel de milliards d’étoiles.

Je suis née de l’union d’une Etoile tombée dans le Grand Fleuve.../...

Oui, que sommes nous dans cette éternité infinie ? L’homme principal ennemi de lui-même, ne pourrait-il pas retrouver le chemin du bon sens et de l’humanité ? La question demeure en suspend ! Est-ce la poète qui a choisi le fleuve ou le fleuve qui confie son message codé à cette dernière ? Il faut voir ici le défi de la poésie comme semence d’espoir.

.../... la Semence de l’Espoir tu la trouveras dans la poussière d’Etoiles...

En un mot il s’agit ici d’une remarquable réflexion sur la signification de la vie, de ses possibles perspectives, la femme en est beaucoup plus proche et sensible car elle en est la matrice. En ce passage initiatique la poète se confond à la terre matricielle, à l’univers géniteur. Notre poète se fait l’archéologue des secrets de la mémoire en soulignant la condition humaine à l’échelle cosmique. Y verrait-elle la couleur des mots venus des galaxies et des constellations ? Le temps n’existe plus, il n’y a pas d’hier, pas de demain, passé, présent, futur ne font qu’Un. La poète ici s’affranchit des attaches, des pesanteurs, elle est l’univers, nous sommes éternels. Tout bouillonne, tout fusionne en elle, conscience est prise de la dramaturgie du grand mensonge des religions, des effroyables déviances, des écritures apocryphes conduisant à la soumission, à l’allégeance aveugle, à l’ignorance et perte d’identité allant jusqu’à faire subir les plus infantiles superstitions, les dominations patriarcales, les menaces les plus terrifiantes aux noms de « dieux » imaginaires, inventés par les hommes avec pour référant ce besoin de forces supérieures afin de mieux manipuler, aliéner, les masses naïves et crédules.

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Ne fût-il pas dit et redit que les religions étaient l’opium du peuple !

Pourquoi l’Homme s’est-il inventé des religions.../...

Pour le faire sombrer dans une sorte d’esclavage des dogmes et des traditions archaïques et religieuses transgressives. Fadaises, oui sans doute, mais au prix de quels dangers ?

.../...car ces dieux ne sont pas Amour mais prétextes à la Haine.../...

Les lois ethniques, tribales, sociétales, autant de barrières et cloisonnements n’ayant de raisons que d’entretenir le plus souvent l’ignorance. La poète, ne rêve que de la révélation de la lumière, de la vérité globale et universelle purifiée de tous ses ersatz. Mais au plus profond de la désillusion, il faut croire encore en la renaissance de l’espérance. Clé essentielle de ce recueil, prendre conscience de l’état des lieux et creuser les fondations d’un autre monde érigé sur une véritable justice, sur l’équité, le partage, la connaissance, la concorde, le respect et la libre Liberté raisonnée. Petit clin d’œil à Rimbaud !

La dimension de l’Homme est d’ordre cosmique

Puisse, notre poète architecte construire la maison de l’Homme, et non pas le temple des « dieux » de chiffons, au fil du cours des transparences pacifiantes et des sagesses miroitantes du Saint Laurent.

Je garde Espoir à la rencontre des Mondes ...Je vais vers eux...

Michel Bénard

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Nathalie Lescop-Boeswillwald, Nos saisons humaines , Editions NLB, Préface Christian Boeswillwald. Illustrations en quadrichromie Madalena Macedo. Format 18x18, 45 p.

Le train glisse dans une nuit profonde et encore sombre. Cinq heures du matin entre Reims et Paris. Ce nouveau recueil : « Nos saisons humaines » de Nathalie Lescop- Boeswillwald est là, entre mes mains. Alors je me demande si le préfacier Christian Boeswillwald s’est déjà posé la question de savoir si écrire une recension ne laisse pas aussi l’émotion vous gagner, sachant que l’auteure est une amie fidèle et de longue date, car la voie est déjà en partie tracée, alors nul droit à l’erreur au risque de dériver. Ce recueil est déjà un hymne à la vie, combien même les saisons s’y profilent lentement et où apparaissent ici et là quelques feuilles rousses et empourprées.

Dans le fouillis des herbes hautes Aujourd’hui, c’est l’automne.../...

Expression poétique et picturale dialoguent, s’équilibrent, se valorisent et se rehaussent l’une et l’autre au travers une émotion complice. Les poèmes sont enluminés des œuvres imaginaires de Madalena Macedo et se questionnent en silence autour d’un vol d’oiseaux migrateurs.

Ils sont là, sous nos encres de lune pâle,.../... Un regard vers le ciel, quelques oiseaux en vol serré.../...

Telle une mélodie accompagnatrice nous côtoyons ici la confidence, le souffle retenu, la réflexion, la sagesse et en récurrence l’emprise du temps à la fois ami et ennemi. Alors sans trop se l’avouer on grime, on détourne les premiers signes venant altérer les méandres da la vie.

Que la mémoire enjolive au fil des ans.../...

Entre les lignes de ces poèmes il nous arrive d’entendre les feuilles crisser, mais très vite de nouveaux bourgeons gorgés de sève éclatent à la vie. Des images simples mais éloquentes habitent ce recueil jalonné de formules émouvantes tout autant que pertinentes.

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Il est des janviers qui épousent septembre.../...

Des textes portant toute l’expérience de la maturité sans oublier leurs attaches aux racines, aux territoires de l’enfance. Cependant latente, une profonde blessure est présente, sourde, discrète et redondante à la manière d’un mouvement pendulaire. La beauté naturelle de certaines poésies nous émeut de tant de pertinence, de suggestions révélatrices. Emouvante surprise où l’émotion nous touche, nous taraude. Chapelets d’images d’une grande noblesse évocatrices et poétiques :

Quelque part...Ailleurs Une tendresse en renaissance en lisière océane Et qui n’attend qu’un signe.../...

Joie avouée de croiser des souvenirs et des visions de doigts dans l’encre violette à la Doisneau, précisément où c’était encore le temps des plumes « Sergent Major » avec parfois quelques accents verlainiens :

Septembre... Se risquer au silence Pour sauver Ce qui peut l’être encore... »

Nous percevons chez Nathalie Lescop-Boeswillwald une poésie remplie de sèves multiples, nourrit d’humus et se désaltérant de perles de rosées. Il est un poème que je soulignerai, non pas pour son aboutissement stylistique, mais pour sa fréquence sentimentale, son élévation émotionnelle, il s’agit d’un texte d’une fille à sa mère rythmé par :

Un unique refrain, je t’aime.../...

Et le seul battement de :

Deux cœurs cousus l’un sur l’autre.

Cet ouvrage est une incantation, une communion avec la fondamentale simplicité et pourtant cruelle de la vie.

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Au travers de notre pérégrination, il arrive de croiser sur notre chemin, une amie coutumière et fidèle des poètes, « Dame nostalgie » sous un ciel lourd de neige et de lumière blafardes. Alors notre poétesse profite des ambiances de cet univers en filigrane pour se mettre en recueillement du monde et de s’efforcer à percer les brumes de l’éternité où :

« Le poète retrouve le chemin du verbe.../... »

Scènes simples, séquences de mémoire, pages bucoliques, celles en fait qui ouvrent les portes les plus proches sur la vie, parce que vraies ! Ici je vous convie à oublier le temps qui s’effiloche, à laisser les heures s’égrener, mais surtout à préserver :

L’envie de vivre ici et maintenant.

Michel Bénard

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Rodica Draghincescu, Rienne, Collection Accents graves / Accents aigus, Introduction de l’auteure. Illustrations de la plasticienne Suzana Fântânariu, Editions de l’Amandier, Paris, 2015, 50 p.

De recueil en recueil, d’article en article, de revue en revue, je demeure attentif à la production et évolution littéraire de Rodica Draghincescu. Après « Ra(ts) » ouvrage très singulier et fidèle à la lignée de Rodica Draghincescu, poèmes de l’errance sur les chemins de l’enfance comme l’a très bien situé Cécile Oumhani, voici aujourd’hui que notre poétesse-essayiste nous suggère un nouveau pas vers l’imaginaire, l’utopie, l’intangible avec son dernier né : « Rienne » où la femme de lettres se confronte aux jeux, non plus d’une gravure comme précédemment avec « Ra(ts), » mais aux jeux plastiques de l’informel. Ici le verbe accompagne en proximité le cheminement codé de la plasticienne Suzana Fântânariu adepte d’un certain art de récupération « Art- récup. » Originaire elle aussi de Timisoara. De l’objet au verbe il n’y a qu’un pas, encore faut-il trouver le juste degré du rapprochement, mieux de la fusion.

Tout languit d’amour et périt à un moment donné.

Rodica Draghincescu, s’attache à l’allégorique construit, aux effets des hasards heureux. Elle évolue de la renaissance de l’objet isolé, du déchet recomposé, à la composition d’une inutilité captivante.

Rêves qui ne veulent pas régner.

Armée d’une forte conviction, elle part vers l’inconnu d’une redéfinition de l’objet de consommation, devenu une possible œuvre d’art porteuse d’une interrogation. Combien même si l’œuvre dérange, indéniablement elle soulève le questionnement. On en accepte le principe ou bien on le rejette, mais une réactivité est amorcée. Notre poétesse-essayiste et la plasticienne jouent et misent sur l’objet désidentifié, sa métamorphose.

La pensée crée des nuages et des lumières.

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Vouloir restituer une autre fonction aux « choses » usuelles, devient une perspective insolite. Une manière originale pour Rodica Draghincescu de rassembler les oppositions. N’est-ce pas là une forme d’étonnement, d’émerveillement ? Donner une fonction nouvelle à « l’objet, » le valoriser dans une scénographie singulière autant qu’inutile. Faire de rien, un possible ! Reconstituer « l’objet » et lui restituer une fonction tout à fait inattendue, imprévue. De la banalisation d’un produit manufacturé, passer à un ensemble qui sera considéré comme une « œuvre d’art » discutée autant que discutable. Là en fait est l’intérêt, ouvrir le débat, la discussion. Réalisation d’œuvres hybrides, sorte de pensée matérielle qui crée « des nuages de lumière. » Le verbe et la matière se font complices en usant de l’inversion : « Image inversée de soi même. » Le principe est courant chez Rodica Draghincescu d’user d’un langage décalé pour s’exprimer au sujet de l’objet « prototype. » L’innomé trouve un nom, l’irréel devient tangible, l’éphémère se fossilise, se stratifie, le temps perd son emprise puisque l’idée même de « l’objet » est intemporelle. L’écriture sous influence de l’esprit plasticien de Suzana Fântânariu peut devenir néologisme, matière déroutée et déroutante. Nous sommes dans une situation de « ludisme scryptoriel innovant. » Rodica Draghincescu joue de telle sorte avec la « chose » qu’elle n’est pas sans me faire songer au poème humoristique de l’abbé de l’Atteignant, « Le mot et la chose » Le verbe s’enflamme parfois, se noie et renait tel le Phoenix pour se faire conceptuel. Notre poétesse sans peut-être le savoir, ni même le vouloir, fait un clin d’œil aux pataphysiciens et autres oulipiens disciples d’Alfred Jarry ou de Georges Perec. A ce point de rencontre et de partage il ne vous reste plus qu’à naviguer sur les flots insolites tout autant qu’imaginaires de Suzana Fântânariu, vus et interprétés sous la révélation d’un ressenti instinctif de la plume inspirée de Rodica Draghincescu.

Et puisque rien n’est éternel et immuable, l’objet pleure Dans le jeu, avec le nom qui le compose.

Michel Bénard

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Jeannine Dion-Guérin, Il fait un temps de tournesol, Edition Editinter – Poésie – 2015. Préface Michel Bénard. Illustrations photographiques Dominique Goutal-Guérin & Michèle Lacker. Format 14x21, 142 p.

La poésie de Jeannine Dion-Guérin s’est toujours voulue une poésie de communion, d’observation, d’attention, ne visant qu’un essentiel épuré. Les images y vibrent toujours sur le juste jeu des mots. Notre poétesse se fait véritable « maître » de ballet en poésie, la nature s’offre à elle, la vie exulte de toute part telle une véritable chorégraphie. Par magie, l’environnement se transforme en lac nocturne, en coffret de pierreries. De petits textes se révèlent être de véritables joyaux, des esquisses délicates et épurées qui pourraient rappeler quelques traits évocateurs et puissants d’un Vincent Van Gogh en filigrane, mais omniprésent.

Nous voici communiant à l’inspiration renouvelée du solitaire Vincent Le couchant croasse dans le raclement de gorge d’un corbeau acariâtre.

Jeannine Dion-Guérin ne perd jamais de vue l’acte essentiel de la poésie, qui est de donner aux mots leurs places précises sur la partition du Verbe, d’éveiller la beauté et l’étonnement. Elle prend conscience d’évoquer le peu de temps qu’il reste à la terre épuisée par l’avidité ignorante de l’homme à anéantir son propre jardin. Néanmoins confiante elle continue à semer ses poèmes tels des graines sur les terres en jachères. Parfois il arrive à notre poétesse de s’acoquiner avec malice, se qu’elle fait d’ailleurs de bien noble manière et avec le sourire innocent d’une jouvencelle. Nous avons ce sentiment d’effacement du temps, de respirer des odeurs de salpêtre des vieilles pierres, de humer la terre des labours.

Laissez-moi deviner l’odeur de ma propre terre quand vous l’aurez retournée...

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De la nature, Jeannine Dion-Guérin puise sa plus grande leçon de vie car de la magnificence à déliquescence la distance est tenue. Par le souvenir de ce qui fût nous sommes vite plongés dans ce qui est, le plus préoccupant étant ce qui sera ! Anticiper l’approche de la mort par la dérision, en faire un jeu, un défit :

Je meurs un peu, beaucoup, à la folie... mais je me plais de mon vase étroit à plus que vous défier le temps ! Le tournesol fané au cœur S’est-il posé la question ?

La vie, la mort, pile ou face, mais où est notre place ? Tout se fond, se mêle, s’entremêle, torpeur, catalepsie, métaphores, dénuement, passion, tout transcende, oui, allez donc savoir où est notre vraie place ? Certaines fois, nous sommes conduits à songer que notre amie n’écrit pas ses poèmes mais qu’elle les peint.

Peindre oui, mais avec des mots. Ainsi s’affiche le tableau...

Notre poétesse ressent le besoin de se marginaliser, d’essaimer hors du rang comme une graine qui se conjugue à l’énigme de l’univers, qui interroge sans cesse le mystère de la destinée avant d’offrir la promesse de son fruit. Musique végétale, chant minéral, symphonie des hirondelles, senteur de terre, couleurs, brillance, devenir, la fusion est ici absolue. L’exemple nous viendrait-il des oiseaux migrateurs, qui parviennent toujours à destination malgré les vents contraires.

Nous perdons le cap de notre ultime destination... Même les grands arbres nus se révoltent ! .../...cime dépouillée, du poing tendu invectivant les nues.

Ce sont la nature, l’arbre, le tournesol, le blé qui s’enracinent au cœur même de l’œuvre de Jeannine Dion-Guérin, allant jusqu’à la plus harmonieuse communion, avec cette pointe d’amer regret de voir l’homme anéantir impunément cette merveilleuse nature dont il dépend.

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.../...sais-tu au moins, que l’homme en bleu et la machine à ses pieds ne sont là que pour signer ta disparition bel et bien programmée ?

Sorte de destruction sinistre et sournoise de tout ce qui est censé représenter la vie ! L’écriture chez cette dernière est audacieuse, car depuis longtemps elle a rompu avec la métrique traditionnelle, afin de mieux s’exprimer en toute liberté, en se délestant de la rime, de la ponctuation, parfois même de la majuscule, afin de ne conserver que la sublimation de l’image et le rythme musical.

Des hirondelles musiciennes entonnent une partition d’ailes sur la portée des vents Eparses des notes s’ébrouent

Disons, qu’elle fût à bonne école avec des mentors tels que Guillevic et Pérec. La pensée instinctive picturale est ancrée en Jeannine Dion-Guérin, c’est une omniprésence et comme le rappelait Pablo Picasso approximativement:

.../... il n’est pas nécessaire d’utiliser des couleurs pour réaliser un tableau, le seul agencement de mots peut très bien convenir.../...

Indélébile lien entre l’humain et l’universel, la chair et la matière. Le poète convie ici le peintre à son banquet, à s’élancer dans la farandole de la vie, la poésie lui dispense sa lumière. Le peintre doit laisser sur sa toile son impression, en quoi le poète répond par une expression, comme ultime parcelle d’amour.

Michel Bénard

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Salvatore Gucciardo , Méandres. Editions Chloé des Lys, Tournai, 2015. Préface de Joseph Bodson. Traduction italienne par Maria Teresa Epifani Furno. Illustrations de l’auteur. Format 15x20. 96 p.

Cette épigraphe de Roland Cristofanelli : « Je ferai le portrait de l’humanité, un portrait où tout le monde pourra se reconnaître, et aura quelque chose à apprendre. » situe à sa parfaite mesure l’œuvre globale de Salvatore Gucciardo, tant picturale que poétique, la teneur se veut « Humaniste » avant tout, en son sens le plus noble du terme de ce que peut et veut exprimer ce recueil: « Méandres » publié aux Editions Chloé des Lys. Oui, nous sommes ici tout à fait dans cette perspective.

.../...l’homme nouveau est présent au sommet de la splendeur.

Par ces Méandres de l’âme Salvatore Gucciardo situe la profondeur spirituelle et humaine de sa démarche dont l’orientation évolua au travers d’une remarquable constance au fil des décennies avec pour maître mot cette fabuleuse invitation à l’espérance. Chez Salvatore Gucciardo peinture et poésie sont absolument indissociables. La peinture se fait poésie lorsque le poème devient image.

Une image invisible qui exprime une myriade de sensations.

Pour être un artiste visionnaire connu et reconnu, notre ami travaille dans la métaphore, le rapport aux forces cosmiques et telluriques, à l’identité universelle. A sa façon, il se fait le chantre de « l’anthropométrie cosmique. » Notre poète graphiste n’hésite pas de souligner au regard d’une œuvre de Mathias Grünewald, que son art aussi dur soit-il reflète toute la dimension de l’Amour de l’être, car pour réaliser une telle œuvre, il faut s’imprégner des matériaux de base que sont, la connaissance, la tolérance, la paix, l’harmonie de l’humanité et l’espérance !

L’espérance a l’âge de l’homme.

Les textes de Salvatore Gucciardo alternent entre un narratif situant le contexte des thèmes traités et la poétique qui transcende la pensée. Sorte d’alchimie où la poésie se révèle adamantine. A ce propos le terme alchimique identifie parfaitement notre créateur évoluant sans cesse vers une sorte de transmutation.

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Difficile désormais à Salvatore Gucciardo de différencier l’expression de l’image à l’impression suggestive du verbe. Le prosaïque à la versification ! Voudrait-il aussi jouer avec ce mythe ancien de l’antimatière ? Les exemples similaires sont très nombreux dans l’histoire de l’art où peintres, sculpteurs oscillent entre le monde de la matière et les espaces intemporels de la poésie universelle, Michel Ange, William Blake, Victor Hugo, Tristan Klingsor, Max Jacob, Jean Cocteau, la liste est loin d’être exhaustive. Salvatore Gucciardo voudrait alléger les âmes en souffrance, en dérive, celles errant dans les ténèbres, il voudrait leur insuffler un peu de lumière. Ce simple prénom, Salvatore, campe si besoin était, notre ami dans la fonction salvatrice de son art qui en sa globalité le place en situation de « sauveur ! »

L’homme devait être peint debout, face à la mer, le regard pétillant, l’allure fière. Son visage devait refléter la bonté.

Pour ceux, bien entendu qui tentent de le décrypter, cet ouvrage « Méandres » est aussi par extension et observation un hymne à la nature.

Charme sacral Dans la nuit étoilée.../...

C’est précisément à ce point de jonction que Salvatore Gucciardo nous invite à nous souvenir, que la poésie est un geste de médiation entre l’homme et son image.

Michel Bénard

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Eban, Hommage 100 peintures, Annie Roth éditeur, Lingolsheim, 2015. Format 28x23. 103 p.

C’est l’enfance qui retient la mémoire de l’homme. MB

Eban est un artiste dont la démarche n’est en rien anodine. Elle plonge profondément ses racines dans l’humus de la mémoire, des sources originelles, étirant ses ramifications entre une Asie que l’on a quelque peu oubliée aujourd’hui et une vieille Europe qui parvient difficilement à protéger son identité face aux turbulences venues d’une mondialisation effrénée. Faut-il s’en réjouir ? Probablement pas, c’est pourquoi Eban au travers des multiples facettes de son art poursuit son objectif d’éveilleur et d’humaniste C’est toute l’expérience et le parcours d’un jubilé créateur que nous propose Eban. Son œuvre contient l’image d’une ancienne Indochine qui s’est déjà sublimée et qu’il effleure du bout du pinceau avec toutes les couleurs du ciel et de la terre déposées sur la palette. Depuis son enfance en terre vietnamienne jusqu’à l’aboutissement d’un principe et d’un art révélateur maîtrisé, socle sur lequel s’érige toute une vie.

N’oublie pas d’où tu viens ! 34

Une œuvre où il grave de la coulée d’un pinceau de soie les empreintes et les nuances de ses rêves. Le grand écrivain et prix Nobel, Gao Xingjian, ne dit-il pas : « Ton pays est dans ta mémoire, il est une source dans les ténèbres. » En effet, Eban est intimement convaincu que « La mémoire est source d’énergie » et que « Seule la mort peut l’envahir. » 35 Ainsi son dernier ouvrage « Hommages 100 peintures. » est un engagement en ce sens, sorte d’hymne et appel aux racines. Une nécessité viscérale de faire ressurgir les souvenirs du passé, particulièrement ceux de l’enfance qui se déroule à l’ombre d’une grand-mère protectrice et bienveillante. Les chemins de l’existence s’effacent peu à peu avec le temps, une vie c’est à la fois beaucoup et bien peu de chose et le meilleur moyen que possède Eban pour pérenniser cette réalité du rêve et du temporel, est son extrême et sensible talent de peintre.

34 Extrait de Par Chemins , 2009. 35 Extraits d’ Hommage, 2015.

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Une coulée d’encre canalisera sa colère, une goutte de couleur ouvrira son âme.

Seule la colère silencieuse peut se déverser sur le papier blanc. 36

Son pèlerinage mémoriel, sorte de parcours informel commence à la pointe du pinceau, où l’enfance est là rassemblant ses songes aux lueurs d’un lampion en papier de riz, l’image d’une grand-mère tendre et attentive revient fidèlement. Mais avant de poursuivre le chemin un arrêt s’impose en mémoire et « Hommage » à cette femme pour en admirer le magnifique portrait annamite au regard profond et déterminé, visage que porte cette beauté patinée des êtres marqués par l’âpreté de la vie, visage aguerri à l’adversité, au charisme pénétrant et encore plus engagé, plus armé pour ce combat humain permanent. Ce n’est plus de la vie dont il s’agit, mais de survie ! Ainsi dans son sillage exemplaire nous pouvons poursuivre notre voyage. Un village s’endort sous un ciel rose et pourpre, une branche de bambou ploie sous la caresse du vent. Le regard plonge sur les paysages flottants de la Chine. L’enfant est prêt pour un voyage sur la jonque au milieu de la baie de Ha Long. Les géants minéraux et végétaux se découpent dans les brumes poétiques. Une barque de pêcheur glisse sur l’une des plus belles baies du monde. Quel artiste n’a pas rêvé de lui lancer un défit de la maîtriser sur le grain du papier à dessin ? Da Nang apparaît soudain, puis Hué avec sa rivière aux parfums et sa pagode céleste. Ninh Binh est là, toute embellie de fleurs et de lotus, le ciel devient mauve, les images s’effacent. Hanoï ouvre la porte de son Temple de la littérature où se consument les bâtonnets d’encens, de son palais d’été, la cathédrale a résisté au souffle de l’histoire, elle est toujours là. Puis soudain se dessine la maison des origines, celle du peuple des Êdes où un regard et un sourire sont toujours présents en « Hommage » à l’ainée bien aimée. La route de Buon Ma Thuot est longue et variée, lac, bambous, pagodes oubliées, ciel tourmenté, plantations de café. Ho Chi Minh ville sera le terme de ce voyage au cœur des arbres centenaires et des marchés flottants de Can Tho.

36 Extraits d’ Hommage, 2015.

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A ce stade nous ne sommes pas dans l’illusion, mais dans les réalités d’une expérience raisonnée. Dans les nuances colorées et le graphisme d’un paysage se déroulent tous les souvenirs d’une vie. Un signe, une tache, une ligne résument chaque élément du puzzle de l’existence. Ce sont des fragments de lumière qui s’ouvrent sur le monde. Le réveil d’une source endormie, l’envol d’oiseaux migrateurs s’orientant vers le Nord, un arbre qui s’enracine dans le passé. Sous le pinceau d’Eban les paysages livrent leurs essences, présentent toutes leurs densités. Notre artiste force l’admiration par sa maîtrise graphique, l’encre, le pigment, la nuance, vont à l’essentiel. Des signes calligraphiques vibrent sur les clairs obscurs, la poésie résonne en complémentarité, sorte d’enchainement de l’impression à la narration esthétique. L’œuvre toute épurée qu’elle soit résume l’acte créateur !

Des pensées et des images qui ont traversé mes rêves.../... 37 La peinture est rentrée au cœur de mon monde.../... 38

Eban tente de restituer une vie à ses sujets, de les habiller d’une âme. Peindre les paysages de son enfance d’une manière parfois abstraite est aussi une manière de cautériser ses blessures en mémoire de ce si beau pays qui a tant souffert par l’avide folie incontrôlée des hommes. Mais pour Eban la notion de beauté redevient vite une nécessité naturelle. Quant à être artiste ou poète pour lui, c’est déjà revendiquer son besoin d’amour, d’humanisme et d’oser encore croire en l’homme, c’est tendre tout entier vers son devenir, loin des aveuglements de l’extrême, des fanatismes régressifs et des ignorances obscurantistes. L’art est un long chemin de silence qui donne à l’homme les clés d’accès à sa métamorphose.

Michel Bénard

37 Extraits d’ Empreintes de rêves, 2008. 38 Extraits d’ Empreintes de rêves, 2008.

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Jean-Charles Dorge, Les chemins étoilés, Editions les poètes français, Paris, 2016.

Heureuse dualité ! Jean-Charles Dorge voit en la poésie un bonheur créatif et à la fois une quête spirituelle englobant un esprit d’humanisme visant à dépasser voire à estomper les dogmatiques réductrices. C’est cette musique intime et ténue que l’on perçoit dans : « Les chemins étoilés. » La poésie offre à l’homme un moyen de se surpasser, ainsi que de côtoyer une forme de transcendance extatique latente, jeux mystérieux de l’inspiration. La poésie est une forme d’élévation d’un monde brut et réel pour converger vers l’onirisme d’un univers visionnaire.

Par la flamme, accédant au céleste univers D’un amoureux baiser que j’aurais découvert, Ma mémoire chavire encore à ce doux rêve.

Ici le poète anticipe l’actualité, il s’offre à la terre, à la mer, au cosmos, c’est là dans ce vaste champ d’investigation qu’il façonne les accessoires de la paix, les outils de la concorde. Par la poésie l’homme aspire à grandir, à s’élever vers une pensée plus lumineuse, une noble façon de lutter contre les régressions et obscurantismes actuels où l’on tire plutôt vers le bas au lieu que de vouloir élever les esprits, ce qui apporterait sans aucun doute quelques réponses et solutions aux drames de nos sociétés contemporaines devenant de plus en plus touchées de cécité.

Un monde sans âme ira sans réfléchir, Dans la nuit terrestre un combat se prépare.

C’est pourquoi il faudrait passer par : « Les chemins étoilés. » de Jean- Charles Dorge pour nous imprégner d’un peu plus de lumière. C’est aussi une école d’humilité où notre auteur se veut résolument positif, souhaitant ainsi par l’acte poétique restituer un peu de hauteur et de dignité à l’homme. Le poète oriente son œuvre dans le sens d’un nouveau chemin, de la projection d’un nouvel édifice, d’un lendemain conscient qu’il est cependant d’une fragilité de phalène. Telle est la fonction du poète, celle d’un militant au service de l’humanité, sans drapeaux, sans discriminations, sans castes, sans religions

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surtout source de tant d’incompréhensions et ne développant le plus souvent que des haines aux comportements sectaires!

Hommes, les éternels d’hier et de demain, Et vous de maintenant, résistez à la haine, Rallumez l’autre flamme éclairant le chemin ! L’honneur est dans la paix : Combattez la géhenne !

Par essence le poète en son utopie rêve d’une terre appartenant à tous dans l’équité et la juste répartition des biens. Un monde pur, propre, est-ce cela la petite étincelle divine ? N’est-il pas de nombreuses utopies qui sont devenues réalité, il suffit d’y croire et de ne surtout pas se résigner. Et si par le plus grand des hasards « dieu » existait, il y a fort peu de chance que vous le trouviez dans l’immensité de l’univers cosmique, mais plutôt il me semble tout simplement en votre temple intérieur, posé comme une petite lueur sur la pointe de votre cœur !

Ici comme là-haut ta flamme vagabonde Et renait en des gens bannis de la Cité ! Je te vois éternel dans l’infini du monde.

Et n’oubliez pas à l’instar de Jean-Charles Dorge, que le monde du poète est celui de l’intime, il ne peut être perçu qu’en filigrane. L’intime est aussi indéniablement l’espace de la femme qui apparaît discrète mais incontournable en transparence entre ces pages.

Elle chantait d’une âme pure Volant plus haut que les oiseaux. Sa voix fusait des fins roseaux... C’était la fée de la nature. Ton regard vaut toute promesse Ardente fée en ton secret.

Sur les chemins de poésie de notre ami poète, nous croisons de véritables petites pépites, notes colorées et des plus délicates qui vibreront encore longtemps en vos cœurs.

Michel Bénard

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Manolita Dragomir-Filimonescu, A la croisée des poèmes A ver Büvöletében, Traduite par / Forditotta : Bösmörményi Zoltán, Budapest, Iroldami Jelen, 2016.

Belle et opiniâtre fidélité envers une raison d’être, un mode de vie. Cette «Croisée des poèmes» nouveau recueil de Manolita Dragomir- Filimonescu est juste à l’intersection d’un déjà long voyage poétique et existentiel. Devant ces quatre points cardinaux, la question se pose, quelle orientation faut-il prendre? Quels but, destinée, espérance, révélation seront au terme? C’est l’inconnu absolu! Il s’agit bien là en effet d’une inconnue face à laquelle notre poétesse nous place au travers des méandres du monde, des convergences hasardeuses, des controverses insoupçonnées. Notre amie chemine à pas comptés, avec de lourdes valises de circonstances au bout de chaque bras, plantée entre terre et ciel sur le jeu de marelle de la destinée.

La vie pourtant, ce bagage oublié dans une gare qui n’existait même pas.

La vie est si fragile, à chaque instant tout peut être remis en question, tout soudain peut vaciller. L’auteure ébauche toujours dans chaque angle d’un poème un espoir, un renouveau envisageable, elle joue avec le verbe. Manolita Dragomir-Filimonescu a ce besoin viscéral de vouloir ériger pour l’humanité un temple d’amour, un havre de paix. Nous sommes bien confrontés à une poésie qui forte de son expérience de vie attend toujours une floraison, un renouveau pour une nouvelle société où les trop riches pourraient peut-être être moins égoïstes et les plus pauvres un peu plus heureux. Simple rêve humaniste. Pour cela il faut marcher et parcourir la route ensemble. Manolita Dragomir-Filimonescu croit fortement en son bon ange protecteur et lui compose ses plus beaux poèmes, ceux qui lui ouvrent les ailes de la liberté.

Les anges déjà sortent de leurs images, ouvrent des ailes blanches et accueillantes.

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Cette dernière s’interroge sur la nécessité d’épurer ses tex-tes comme si lui prenait l’envie de purifier la vie, cette vie qui est un mystère permanent à décoder et à réinventer. Manolita Dragomir-Filimonescu d’un geste précis et régulier sème ses graines de beauté, d’émotivité, sa poésie libère de belles gerbes d’images parfois insolites, sorte de rêves drapés de blanc et d’or qui pourraient évoquer les remarquables œuvres graphiques de Doina Pocioianu.

La danse des jours, oubliée quelque part sous l’angle poussiéreux de la mémoire.

Avec notre poétesse nous en arriverions presque à croire aux contes de fées et aux légendes des forêts, à la suspension du temps. Il faut savoir provoquer le rendez-vous avec le poème pour lui insuffler toute son intensité, pour y déchiffrer les messages sources, pour y trouver les racines originelles qui illuminent l’âme, dans l’éternelle attente du retour des hirondelles annonciatrices de temps nouveaux.

Revenir sur les traces des saisons à l’ombre de son éternelle cathédrale.

Michel Bénard

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Pere Solà Solé, Louis Aragon y España, Lleida, Edicions de la Universitat de Lleida, 2014, 302 p.

Reflexionar sobre un escritor que sigue resultando atractivo a ojos de los investigadores (se suceden todavía numerosas tesis sobre su escritura e incluso su vida ha sido objeto hace un par de años de una nueva aproximación biográfica) siempre conlleva un riesgo evidente. Además en 2012 se conmemoraron los treinta años de la muerte del prestigioso escritor que fue y continúa siendo Louis Aragon. Como suele suceder en el mundo de la literatura y del arte, tales celebraciones propician la edición de múltiples manifestaciones en torno a la figura del homenajeado: publicaciones, exposiciones, espectáculos... que recuerdan los hitos más importantes de su trayectoria o que redescubren alguna de sus vertientes. En ese último sentido se orienta el volumen que aquí presentamos: Pere Solà se centra en este caso en una faceta menos explorada hasta el momento: el interés que Aragon testimonió por su país vecino, España. En los convulsos tiempos que le tocó vivir y que suscitaron su compromiso ideológico desde las filas del comunismo, los países del Este con la entonces U.R.S.S. al frente, engendraban una esperanza ilusionada, o por lo menos una curiosidad sana en el sentir de muchos intelectuales de pensamiento izquierdista. Si esa inclinación parecía muy lógica, no menos lo era la mirada atenta que esos mismos pensadores dirigían hacia España especialmente durante la guerra civil. En este acontecimiento se libra una batalla importante que ponía en juego derechos recientemente adquiridos hasta poner en jaque la libertad misma. La baza parecía demasiado valiosa como para permanecer al margen y Aragon, que a finales de agosto de 1936 regresaba de una estancia en la Rusia de los soviets, se entregó en cuerpo y alma a la defensa de la España republicana. A su desplazamiento al país vecino le siguieron las manifestaciones en múltiples foros a favor de los republicanos. Para dar cuenta de lo que supuso dicha experiencia Pere Solà opta por una aproximación biográfica en los dos primeros capítulos. El inicial pone el acento en los años veinte, como señala su epígrafe: parte desde el nacimiento del poeta para mostrar la evolución que guía su trayectoria de escritor y las influencias de las que su obra se hace eco. El dadaísmo, el surrealismo que se suceden vertiginosamente en esa década hacen mella en su escritura y configuran su paisaje intelectual previo a su compromiso comunista. El estudio hace hincapié además en la estancia que Aragon realiza en la Residencia de Estudiantes durante 1925, en sus posteriores viajes en 1926 y 1927 acompañado de Nancy Cunard, y en las influencias que éstos pudieron ejercer en un múltiple sentido: el contacto con Dalí, García Lorca o Buñuel no podía más que crear sinergias en ambas direcciones. Por otro lado, conocer de

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primera mano las costumbres y usos del pueblo español había de contribuir a una mejor interpretación de lo que podía suponer la guerra civil. La segunda parte se centra en la década siguiente, la de los años treinta. Cobra aquí protagonismo la faceta artística del escritor, su evolución desde la corriente surrealista hacia otras vertientes más comprometidas ideológicamente con una actitud que manifiesta su apoyo a la revolución comunista. A raíz de ese cambio el presente volumen refleja la importante conjunción artística que se originó al producirse la eclosión de un nuevo sistema en la URSS. Sitúa a Aragon en Moscú y evoca los encuentros con otros intelectuales de los que destaca a algunos tan cercanos a nosotros como María Teresa León o Alberti. Incide así en la influencia intertextual que se originó entre las escrituras de los mismos. Otro de los temas tratados de forma extensa en el presente apartado lo constituye la intervención del escritor en la guerra civil española. Solà no se limita a una perspectiva biográfica sino que evalúa la trascendencia de dicha participación en el pensamiento y la obra del autor. Ese mismo procedimiento es el que se aplica para examinar la involucración del poeta francés en la Segunda Guerra Mundial. Solà aporta en este caso un detallado análisis de un aspecto menos habitual en los estudios sobre el escritor: la valoración de la influencia de la experiencia española en su trayectoria. El recuerdo de lo vivido en este país, su confraternización con los intelectuales y artistas de la República permanecen imborrables en su mente, según lo muestran reiterados pasajes de su escritura que se analizan en este volumen. Sin duda ese motivo justifica que los tres últimos capítulos se consagren a aspectos relacionados con la presencia de España en la cosmología de Louis Aragon. Los epígrafes de “Le rêve de Granada”, “Tragedia y pasión en Granada” y “De los pintores de España” desvelan la pasión del escritor francés por lo hispánico, por ese país del cual, como subraya Solà, admiraba la convivencia de “distintos dioses y distintas lenguas”. Y como no podía ser de otra forma, su prolífica producción conlleva un apartado bibliográfico para que quien desee profundizar sobre alguna de las múltiples facetas del escritor, pueda orientarse con facilidad. No falta tampoco la reseña de los títulos traducidos al catalán y español. Se muestra con ellos la afectuosa reciprocidad que —aunque con cierto retraso por el singular acontecer histórico español— se brinda desde estos territorios al mejor legado del escritor: su obra.

M. Carme Figuerola

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André-Marie Manga, Didáctica de lenguas extranjeras, París, L’Harmattan, 158 p.

Hace aproximadamente una década especialistas como Daniel Cassany cifraban en un 70% la población mundial que se iniciaba en el estudio de una segunda lengua39. La necesidad de comunicación parece indiscutible en un mundo globalizado. Dichas circunstancias obligan más que nunca a los docentes de este campo a revisar sus metodologías y adecuarlas a los retos del presente. Por ese motivo la obra de André-Marie Manga parece de una gran actualidad. Tras una reflexión teórica sobre a lengua que se contempla desde las distintas orientaciones de la lingüística, el autor se formula una pregunta crucial para desarrollar las estrategias didácticas: ¿qué es hablar una lengua? Cuestión compleja, obliga a Manga a proporcionar respuestas múltiples apoyándose en perspectivas distintas: desde la gramatical a la sociológica. Dos capítulos se dedican a una síntesis sobre las teorías del aprendizaje: constructivismo, conductismo y otros –ismos indican los procesos cognitivos, sus rasgos y poniendo especial esmero en relacionarlo con la práctica docente. La magnitud de este apartado y los abundantes trabajos sobre el mismo justifican el alcance limitado de esta parte puesto que el autor prefiere concentrarse en lo que conlleva el aprendizaje de una lengua extranjera. También en este caso Manga proporciona unas pinceladas sobre los factores extralingüísticos que intervienen en esta actividad y realiza especial hincapié en comparar el marco de aprendizaje español con el camerunés. Postura lógica puesto que el primero constituye su especialidad mientras que el segundo corresponde a su país natal, enclave donde la convivencia y aprendizaje de lenguas extranjeras forma parte del día a día más habitual. Sin embargo, el distinto estatuto que el castellano ocupa en esos dos territorios geográficos, conlleva en algunas ocasiones ciertas dificultades en la comparación y explican su progresiva atención al contexto camerunés. La elección de una metodología exige siempre además de una arquitectura de saberes, una consideración de contextos variados para poder afrontar las distintas personalidades de estudiantes con intereses y características diversos. Cabría por ello esperar más sobre temas arduos como son el bilingüismo del que Manga subraya las propiedades positivas —e indudables— aunque sin abordar los retos que cualquier convivencia produce. Idéntica postura se aprecia en su idea sobre el plurilingüismo o sobre las relaciones entre lengua y cultura, especialmente candentes en una antigua Colonia de varias metrópolis.

39 Tras las líneas, Barcelona, Anagrama, 2006, p. 11.

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Los últimos capítulos se consagran a la otra vertiente de la moneda, esto es, a la didáctica de una lengua extranjera. Para ello concede gran atención al concepto de currículum como instrumento que permite encauzar y ordenar el aprendizaje de esta materia. Aunque bajo los epígrafes que configuran el décimo capítulo “Relaciones entre didáctica y Algunas ciencias del lenguaje” se intuye el uso de fragmentos del discurso de origen múltiple como recursos didácticos del docente, el hecho de asignar un apartado específico a las conexiones entre la didáctica de una lengua extranjera y la literatura muestra su particular interés por este campo. Esa preferencia justifica alguna afirmación como “...la literatura es una necesidad para todo el mundo” (p. 137) que necesitaría de mayor detenimiento para los no iniciados en la disciplina. Un glosario de términos y una bibliografía completan este compendio teórico que sienta las bases del aprendizaje de una lengua extranjera desde una óptica sólidamente documentada en la que, sin embargo se echa de menos alguna reflexión más profunda sobre la realidad socio-educativa africana además de ejemplos prácticos con los que el profesor Manga convive día a día. Vano reproche puesto que el subtítulo establecía con claridad la perspectiva y que, con ello se habría superado las dimensiones de este volumen. Quizás tan solo deseo de verle proseguir en esa misma senda de sus investigaciones en un segundo libro a la colección.

M. Carme Figuerola

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Jean-François Massol (ed.), Écritures de la guerre, Cahiers Roger Martin du Gard, nº 8, Paris, Gallimard, 2014, 263 p.

Depuis sa fondation un véritable effort est mené par l’Association des Amis de Roger Martin du Gard pour racheter cet écrivain complexe de l’oubli où on le laisse souvent. Certainement il ne manquait pas de mérite ni d’intérêt mais la fortune des noms en littérature est souvent modulée en fonction d’autres critères... De surcroît les universitaires qui se sont dévoués à la recherche sur cet auteur ont été décimés par des pertes irréparables parmi lesquelles dernièrement celle d’André Daspre. Or, malgré ces adversités, le flambeau de la relève semble assuré comme le prouve la parution d’un nouvel exemplaire des Cahiers Roger Martin du Gard publié par Gallimard dans une série d’édition soignée, voire exquise, sous le titre Écritures de la guerre. Ayant participé de manière active, bien que sous des modalités différentes, aux deux conflits qui ont impliqué le monde en entier, ayant laissé des traces de cette expérience et dans sa correspondance et dans ses récits littéraires, il était logique que ce sujet fut traité l’année des commémorations de la Grande Guerre. Depuis la présentation de l’ouvrage, Jean-François Massol trace le portrait de l’être qui va se déployer dans les pages suivantes : un homme habitué à décortiquer la réalité avec son regard, refusant l’engagement sous une optique politique déterminée et cependant décidé à maximiser sa contribution à cet événement traumatique de l’Histoire qui a inauguré le XXe siècle. Son entrain devient d’autant plus signifiant que, face à l’opportunité de partir en Amérique comme d’autres l’ont fait, il a décidé de rester pour accomplir son devoir en tant que citoyen. A partir de l’analyse minutieuse des Carnets et donc, de son écriture au jour le jour, sont fournies par Charlotte Andrieux des repères chronologiques extrêmement détaillées sur ses activités dans la section de transport automobile qu’il partage avec l’écriture. Sans doute l’établissement exhaustif du vécu suppose pour Andrieux un adjuvant lui permettant dans un chapitre ultérieur de se consacrer à l’analyse littéraire des Carnets. Les circonstances matérielles dans lesquelles ils ont été produits, leur caractère hétérogène mènent la chercheuse à prouver à quel point ils sont pluriels : témoignage, certes, de la vie au front, des sensations et émotions que cette nouvelle réalité implique, ils cèdent souvent à des réflexions sur artistiques. De surcroît, Andrieux a la vertu de souligner un trait distinctif du romancier, à savoir, son rejet de l’horreur, sa volonté esthétique de ne pas céder au tragique afin de contourner la représentation du désastre dans des termes comme ceux de Le feu. Si les études sur les Thibault avaient mis en relief l’abondante documentation que

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RMG, au-delà de son expérience individuelle, avait consultée pour reconstituer les débuts du temps de guerre, Andrieux précise à quel point les Carnets constituent un exercice littéraire utile pour cet écrivain qui devra tracer des portraits, créer des situations précises pour ses personnages. Dans ce même sens l’abondante correspondance échangée pendant la mobilisation constitue l’objet d’analyse de Jean-François Massol. En partant des circonstances qui fondent ces messages, eu égard à certaines contraintes comme la censure, l’étude souligne les différentes fonctions d’un épistolaire qui diffère pourtant de celui des poilus : le témoignage côtoie ici le laboratoire d’écriture. La preuve que chez RMG une distinction nette s’opère entre la correspondance intime et la correspondance littéraire est procurée par l’examen détaillé de Massol à propos de deux lettres à sa femme. L’approche littéraire se poursuit dans trois articles qui apportent des précisions importantes à propos du traitement de la guerre dans les Thibault. La mise en valeur de la contribution à l’établissement historique des faits dans la série romanesque date déjà de l’imposante étude de Maurice Rieuneau en 1974. Le sujet n’était pourtant pas épuisé comme le montre l’optique féminine que privilégie Àngels Santa. A ce propos elle focalise sa réflexion sur deux femmes essentielles dans le récit : Madame de Fontanin et Jenny. Leur personnalité fait l’objet d’une évolution surprenante qui est finement décrite dans l’article et apporte un jour nouveau sur le sens de telles êtres. Quant à Hélène Baty, elle nuance la position des Thibault dans le contexte de la littérature de guerre. Le conflit n’est pas traité de manière convenue mais d’après les sentiments propres de l’écrivain qui le conçoit comme une cassure antihéroïque. De sa part Alain Tassel renforce un aspect traditionnellement souligné chez RMG : l’inscription de l’Histoire dans ses romans. Il prend, à ce but, comme objet d’analyse les cinq derniers chapitres de L’Été 1914 pour signaler avec pertinence qu’ils contiennent la transcription littéraire d’un épisode historique peu connu comme celui du combat des troupes allemandes et françaises le long de la frontière depuis les Ardennes jusqu’en Alsace. Les apports académiques de la première partie du volume se complètent par la deuxième qui contient le « Journal inédit de Maumort ». D’un intérêt singulier pour la critique génétique, ce document permet d’entrevoir le canevas qui soutient une partie de l’œuvre posthume de RMG. Une question logique prend son sens : pourquoi le publier maintenant alors qu’André Daspre, lui- même, l’avait mésestimé ? Pour ce faire il avait obéi à une notation de l’auteur qui, soigneux de son œuvre lors du legs à la Bibliothèque Nationale, avait marqué ce document avec le commentaire « sans intérêt ». La décision de la publication est solidement argumentée par Jean-François Massol dont l’expertise lui permet d’étayer la valeur de ce texte en le rapprochant d’autres

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pièces écrites par RMG. Son interprétation prend d’autant plus de relief qu’elle est suivie par la voix posthume mais toujours généreuse de Daspre qui, en guise de humble conclusion, met en lumière le rôle que le romancier accordait à Maumort et les dispositions pratiques d’ordre matériel que l’écrivain avait prises afin d’en assurer la publication. Comme bouquet final le volume présente une actualisation de la bibliographie des œuvres de l’écrivain aussi bien que des travaux critiques produits entre 2003 et 2011. Elle s’accompagne de commentaires importants sur des sites variés ayant rapport à la personne de RMG et aux études qui le concernent lui-même ou son œuvre. La position de RMG face à la guerre prend donc dans ce nouveau Cahier un regard tout neuf, frais. Il révèle au lecteur l’histoire vécue par cet écrivain qui s’est donné comme but de raconter l’indicible sous une voix qui continue encore à nous bouleverser.

M. Carme Figuerola

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Michel Bénard, Au gré de l’astrobale, Éditions les poètes français, Paris, 2015, 118 p.

De monde en monde ‘au gré de l’astrolabe’ pour rencontrer l’Autre. Michel Bénard et sa recherche de l’universel

L’art ne reproduit pas le visible ; il le rend visible. Paul Klee

Préfacé par Barnabé Laye et introduit par une calligraphie sur la couverture de Ghani Alani, Au gré de l’astrolabe de Michel Bénard est divisé en deux parties : Terra Incognita et Terra Africa. Dans ce très passionnant recueil de poèmes, Bénard part, par le biais de son je-lyrique, au gré de l’astrolabe. Il traverse les monts et les vaux, la terre et la mer pour rencontrer l’Autre. Et, en voyageant il s’entrelace à l’Autre jusqu’à devenir autre-que-celui-du-départ. La recherche de l’Autre coïncide, en effet, avec la tentative de parvenir à l’harmonisation, voire à l’unité de l’humain avec l’universel. Pourquoi parcourt-il ce chemin au gré de l’astrolabe ? Instrument désuet, l’astrolabe implique à la fois le choix d’un retour en arrière ainsi que le désir d’un rythme plus lent, hors contexte, si ce n’est anachronique. Le fait de se servir d’un astrolabe permet d’une certaine façon de tenir le globe du monde dans sa main et donc d’établir un contact complet avec tout ce qui est Autre. Au fil du recueil, l’astrolabe apparaît tel un outil permettant le trait d’union entre les deux « Terres » : la Terra Incognita du territoire inexploré et la Terra Africa des vastes espaces au sud du Sahara (le Congo, les Grands Lacs, le fleuve Zambèze et le fleuve Limpopo). Ces deux « Terres » entrent en fusion, en une osmose intime et chaleureuse, et s’accompagnent d’autres espaces, réels et imaginaires, passés et présents : ce qui crée une passerelle entre l’Orient et l’Occident, la réalité et la fiction, l’histoire et l’actualité. Aussi l’astrolabe devient-il un instrument de voyage et de rêve, porteur de lumière et d’espérance, qui favorise la connaissance de l’Autre au sens le plus vaste : des civilisations perdues et contemporaines, des terres inconnues, des contrées ensoleillées, des plages coralliennes, des îles lointaines, etc. Autant physique que mental, ce voyage effectué au gré de l’astrolabe vers d’autres horizons subsume le ‘voyage’ de l’homme à la ‘découverte’ de

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la femme (« L’Afrique est une femme » p. 77) ainsi que le chemin qui mène à l’amour le cœur amoureux :

Alors, dans la rousse spirale D’une mèche de vos cheveux J’ai posé mon astrolabe (p. 33)

En toi, j’ai défloré une « Terra Incognita » [...] En toi, j’ai fertilisé une terre inconnue, En respirant ton sang J’ai repris goût à la vie. (p. 20)

Cet élancement est une faim d’infini et une soif d’absolu :

Boire les sèves de la femme désirée Toute parfumée de fleurs de Tiaré, Parcourir l’ovale de son ventre En s’abreuvant de ses seins, Avoir cette impression d’extase D’être aux sources du ciel Au cœur d’une île idyllique. (p. 25)

En anhélant à la femme comme un voyageur en « quête de l’ultime astre orange » (p. 25), et en rêvant d’enivrantes extases, l’homme atteint une harmonisation avec la nature. Il devient un tout-qui-se-tient avec le macrocosme, comme en témoigne le fait que le je-lyrique assume un langage aux traits universels (c’est pourquoi le lexique utilisé en référence à lui-même ainsi qu’à l’homme et à la femme en général se rapporte souvent à celui des astres et du cosmos) :

Lorsque je prends votre main Pour la serrer dans la mienne, Je touche à la musique de votre cœur, Je ferme les yeux pour mieux cerner vos secrets, Lorsque sous la magie de l’amour Votre corps se met en habit de lumière, Laissez-moi-vous déposer sur un croissant de lune, Laissez-moi-vous écrire le livre

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Que l’on ne peut lire qu’à deux. Lorsque je pense à vos paysages, J’entends les pulsions du monde Qui battent aux quatre points cardinaux, Enfin vous voilà devant moi, Rayonnante et belle Comme une icône d’Orient. (p. 29)

La rencontre homme-femme est envisageable tout au long de ces poèmes comme une recherche de l’Autre, une ouverture à l’Autre et un retour pour l’homme à la source originelle : la femme étant l’être où l’homme se forme et d’où l’homme naît... Par conséquent, l’union homme-femme n’est que l’emblème d’un processus générateur de vie, et, en tant que principe vital, elle est prélude à l’espoir. La femme accouche l’homme et ce lien si étroit fait d’elle une image tutélaire, au point qu’elle apparaît comme une sorte de refuge pour l’homme :

Lorsque la mer dépose Sur tes seins enfiévrés Ses cristaux de sel, Dans le silence Bleu de la nuit, Je rejoins la confrérie Des passeurs de rêves. (p. 43)

Vers après vers, ce recueil suggère des figures féminines qui ont parfois les traits d’une femme ange / mère (« les femmes y nourrissaient de miel et de lait / les enfants de la tradition » p. 24) et souvent ceux de femme-amante : « la photo d’une indigène aux seins nus » (p. 20), au visage « beau comme une fleur sauvage / exhalant les parfums subtils / de ses essences enivrantes » (p. 23). Assimilée à la vie et à l’amour, la femme assume une fonction salvatrice pour l’homme parce qu’elle permet le dépassement de la solitude et du mal :

Femme noire, femme blanche, Femme comme une source Sous l’écume soyeuse d’une vague bleue, Femme dansant au cœur du désert, Pour célébrer la vie. Femme où es-tu ? Femme que fais-tu ?

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Femme où vas-tu ? J’ai vu le ciel s’éclaircir et ton visage s’incliner, Tout en dispensant l’amour et la paix. (p. 61)

Femmes d’Afrique, Femmes d’Asie, Femmes d’Arabie, Femmes d’Occident, Plurielles singularités, Surprenantes et imprévues Comme une pluie tropicale Sourires radieux et visages nouveaux, Jeunes patries de la beauté, Regards féconds, Matrices métissées de l’humanité, La destinée de l’homme Est votre bien, Elle vous appartient Préservez-en le lien ! Seule espérance porteuse D’une nouvelle lumière crépusculaire. (p. 86)

En voyageant d’un lieu à l’autre à travers des territoires inexplorés, symboles de ce qui est désirable et attirant, le je-lyrique contemple le soleil et l’océan, il admire les danses, les cérémonies, les liturgies tribales, il écoute les chants et les sons de la flûte, du luth, du violoncelle, de la lyre, et il goûte les odeurs d’algues et d’encens ainsi que les parfums d’herbes fraîches, d’orangers, d’eucalyptus et de jasmins. De ce fait, au fur et à mesure, il compose « le portrait de la femme ‘‘idéale’’ » (p. 93) et il trace un amour passionnel, charnel et spirituel qui chante les arcanes de l’existence, la nécessité de la rencontre je- tu, et la correspondance-incorporation terre-femme, toutes deux étant matrices de vie :

Sous le mystère d’une nuit tropicale Nous nous sommes aimés sur les mousses D’un vieux faré abandonné. (p. 25)

Les portes de l’invisible S’ouvrent au point ultime où la passion Cède sa place aux plus folles passions. (p. 64)

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Des passeurs de lumière. Tous les deux réunis Sur un paysage flottant Jusqu’à l’infini des brumes, Nous irons glaner les épis D’une complicité frissonnant Au diapason d’un amour Tout imprégné des sèves De la terre qui germent Aux ventres des femmes. (p. 73)

Source et souche de vie, la femme apparaît dans tous ces vers comme le plus bel être au monde. Et pourtant, suggèrent quelques vers, il faut se mettre en garde contre un danger qui guette : car parfois il suffit « du rappel de la promesse d’un sein, / pour perdre à jamais / le sens du chemin » (p. 48). S’embarquer... au gré de l’astrolabe... signifie donc laisser migrer les rêves en liberté mais en s’orientant toujours à la boussole. La rencontre de l’Autre – destination principale et but primaire pour le je-lyrique – s’insère, en effet, à l’intérieur d’un parcours qui, loin d’être ‘dérèglement de tous les sens’, s’effectue le long d’un chemin qui croise la sagesse, comme en témoignent les occurrences (sous leurs diverses morphologies) de ce mot : « sage humilité » (p. 42), « la parole des sages » (p. 62), « l’homme sage » (p. 75), « sages paroles » (p. 81), « sagesse » (p. 104). Le voyage poétique suggéré dans ce recueil se veut, d’ailleurs, un voyage de l’âme à la recherche d’une « silencieuse symphonie d’amour universel » (p. 23). Seul cet état d’âme permet une mise en communion avec le monde environnant et confère un sens de l’assouvissement propre à saisir la vie dans toute sa force :

Les pêcheurs de rêves et d’utopie Lancent vers l’azur marin Leurs filets d’étoiles et de lunes, Avec pour espoir ultime Celui de reconduite Une pêche miraculeuse. (p. 95)

Par cet ouvrage, convaincu que le poème est « transmission, partage » (p. 104 » qui « s’envole avec les oiseaux migrateurs / pour pérenniser la mémoire d’un peuple, / en drapant les hommes / de sagesse et de bonté » (p. 104), Bénard vise à ‘bâtir’ un « temple où les déclinations / Du Verbe Amour

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prendraient / Soudain toutes leurs nuances » (p. 109). Cela afin d’« ériger une maison / à mesure d’homme » (p. 112) et de fuir « les temples / destinés aux mensonges » (p. 112). Riche en adjectifs, couleurs, souvenirs, émotions et joies enfantines, la poésie de Bénard relève d’une âme très sensible capable de saisir à la fois ce qui demeure et ce qui fuit. Artiste extraordinaire, il donne à voir et à écouter ce dont il est question dans ses poèmes, car sa poésie est une vibration de l’âme. De par son talent inné relevant de sa veine artistique, Bénard parvient à rendre concrètes les images sous-tendues à ses vers et à créer un va-et-vient continuel entre Poésie et Peinture :

Lorsque du bout des doigts Je donne naissance à tes sourires, Et te contemple de chair et d’âme, Avec cette étincelle que portent Au fond des yeux les enfants de l’amour, Au cœur de nos hiéroglyphiques errances, Je maroufle ton image égyptienne Sur l’opacité nocturne, Je veille sur ton sommeil Estompant les ombres Qui te drapent pour y incruster Quelques arches de lumière, Enluminant ton corps de clairs-obscurs. Scribe d’icônes, De la pointe de mon calame, Je te calligraphie Le premier poème du jour. (p. 22)

En considérant le poète comme un « enfant de l’imaginaire » (p. 17) et comme un « semeur de mots qui rêve à la récolte de la beauté et de l’amour éternel » (p. 17), dans ses vers, il navigue entre étonnement et innocence et pratique un cheminement intérieur pour entrer en communion avec l’Autre. Dans le sillon d’Arthur Rimbaud et de son bateau ivre (p. 19), il parcourt des espaces de silence, il côtoie l’indicible et offre ses voyelles afin qu’elles puissent constituer de « nouvelles symphonies » (p. 19). L’art pour Bénard est un souffle expressif libérateur, un geste créateur spontané, une respiration salvatrice qui transmet harmonie et équilibre via l’universel. Pour lui, le fait d’écrire des poèmes est non seulement une passion mais surtout un besoin. Il écrit ses poèmes en tout lieu où il se trouve et les

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envoie par mél à ses amis pour le plaisir du partage. D’ailleurs pour lui la poésie et l’Art en général relèvent de l’échange : ils sont le langage de la musique intérieure qui émerge des couches les plus intimes du moi pour établir un contact avec l’Autre, afin, au moins, de lui communiquer un petit quelque chose qui n’est pas rien. Peintre, critique d’art, poète de renommée internationale récompensé par de nombreux prix, lauréat de l’Académie française et Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres, Bénard conduit par ses œuvres dans les espaces profonds de l’âme : dans les terres du rêve, de l’imagination, de la réflexion, de l’espoir et de l’amour. Ses mots et ses couleurs si chaudes, si brillantes et si lumineuses transportent ailleurs : vers un ailleurs gisant presque toujours dans les cavités du moi. Convaincu que l’Art donne à l’homme l’accès à sa métamorphose, il se déplace de sa dimension contingente embarqué au fil de la parole et de la couleur (première parmi toutes : la couleur bleue) ; et, en accédant à une élévation de l’âme atemporelle et transpersonnelle, il vit l’enchantement de l’Art... et il invite à rechercher ce lien avec l’universel : autrement dit, à (re) prendre goût à la vie et à la vivre avec une pétillante joie enfantine.

Marcella Leopizzi

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Michel Bénard, Exil intime, Préface de Giovanni Dotoli, introduction et traduction de Mario Selvaggio, Postface de Marcella Leopizzi, Ed. Universitaire Romane, Rome, 2014.

Certes, la langue des anges offre des ailes à la poésie, comme si ses voyelles lui conféraient un surplus de couleurs, des dorures baroques, un air vivifiant, une saveur tout droit issue de nos études latines que nous avons trop oubliées. Oui, la traduction italienne en étincelants miroirs de Mario Selvaggio chante, s’élève, ricoche, ravit nos sens : È la magia della mano, / Il dialogo del silenzio, / La scintilla dello sguardo, / È l’enigma dalle vene occultate (C’est la magie de la main, / Le dialogue du silence, / L’étincelle du regard, / C’est l’énigme aux veines occultées). Plaisir des rétines qui découvrent, des lèvres qui chuchotent et scandent... Penchons-nous sur le banquet céleste de Michel Bénard, dont on sait qu’il est viscéralement artiste, à la fois poète et peintre de haute lignée. On y découvre De fabuleux arcs-en-ciel / Sur fond d’espace jaune orangé / Ponctué de notes mauves et bleues (...) Kaléidoscope de très visuelles images Dans l’intime périmètre / Des géométries du silence. Oui, Bénard a, de manière spontanée, ce quelque chose d’italiénisant, d’intuitif et de merveilleux : abondance d’adjectifs et de virgules, générosité d’âme qui nous font en effet penser à l’art baroque. Dans le bon sens du terme, sans angelots ni bondieuseries, bien que des évocations mystiques n’y soient pas absentes : Le visage d’une Sainte / embellie par le feu des vitraux (l’auteur habite non loin de la cathédrale de Reims...), // pays des champs de croix // Transcription des symboles divins // D’une Jérusalem céleste // Car vous êtes déjà / Au cœur de l’éternité (...). Dans l’ensemble, le texte est toutefois un Vésuve laïc, avec ses contrastes et ses stigmates inspirés, ses cendres et ses traces pétrifiées / Aux rouges reflets du sang. On opposera à cette analyse esthétisante les peintures bien connues de Michel Bénard, lesquelles n’ont, à priori, rien de baroque : thèmes non figuratifs, modernité linéaire, graphisme et déchirures sans volute. Là réside précisément une intéressante énigme à mes yeux : complémentarité de l’approche verbe-pinceau ? Dualité d’un regard sans cesse à la recherche d’un miracle, d’un signe véridique ? Murmures créatifs s’emboîtant les uns aux autres chez ce ciseleur d’univers, / ce sculpteur de mirages / ce rêveur d’écume... Cela dit, l’artiste (car il s’agit bien d’art de la parole, à savoir, de poésie) est constamment porté par son encre en amour, par le désir et l’espoir, haranguant les archéologues des ténèbres, touchant à l’ineffable (...) / À la femme de cristal / En ce monde renversé.

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Philtre d’éternité, exil intime et bouleversant, porte vive de la lumière : lecture cristalline et reflets bilingues, à la fois transculturels et d’une profonde humanité.

Claude Luezior

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Dictionnaire des revues littéraires au XXe siècle. Domaine français. Sous la direction de Bruno Curatolo, Paris, Honoré Champion, collection « Dictionnaires et Références, 30 », 2014, 1352 p.

Ouvrage de longue haleine celui qui nous vient de la main de Bruno Curatolo. Les revues sont un élément essentiel pour la connaissance de la littérature. Elles reflètent la nouveauté et le changement, elles rendent compte de l’avancement de la recherche, elle nous permettent de suivre l’actualité littéraire au jour le jour. Peut-être grâce à ces caractéristiques ont-elles proliféré durant le XXe siècle. En effet, l’auteur recense presque 350 titres et il n’est pas sûr d’avoir été exhaustif. Mais l’important c’est de donner la voix à une activité qui est essentielle pour le commerce littéraire. La plupart des revues y trouvent leur place, des plus importantes aux plus méconnues. L’auteur tient à couvrir le domaine géographique français. À travers les divers pays de langue française, il poursuit l’éclosion des revues et leur développement, la France, le Québec, la Suisse, la Belgique et tous les autres pays méditerranéens qui partagent la communauté culturelle française. Bruno Curatolo s’intéresse depuis longtemps aux revues, depuis le milieu des années 80. Il s´est d’abord fait une spécialité des auteurs oubliés ou méconnus et la meilleure manière d’accéder à leurs textes est d’abord la revue, les revues où ils ont publié ou qui parlent d’eux. Cet intérêt l’a mené à fréquenter les bibliothèques internationales qui ont consacré aux revues beaucoup de temps et d’espace, comme la bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne. Cela se trouve à l’origine de cette formidable entreprise qui aboutit à deux volumes et à un total de 1350 pages et réunit plus de 120 contributeurs et étudie 350 titres, à travers d’amples et précises notices. Nous apprenons beaucoup de choses sur des revues bien connues comme Esprit, Le Mercure de France, la Nouvelle Revue Française ou Les Temps Modernes, mais d’autres moins connues se présentent à nous et nous éclairent le panorama intellectuel dans lequel elles sont nées comme Bifur, Les Cahiers du Chemin, Commerce, Documents, La Révolution surréaliste... etc. Il fait même une place à des revues complètement inconnues qui nous ouvrent un éventail de connaissances et de possibilités. Cet ouvrage est le fruit de cinq années de travail, les trois premières consacrées à la collecte des notices, leur relecture et correction, la quatrième à la mise en forme du volume pour la disposition alphabétique des entrées et la dernière à l’établissement de l’index, énorme travail indispensable si l’on veut qu’un livre comme celui-là soit utile.

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Ce dictionnaire est un outil fondamental pour l’histoire littéraire car il nous permet de connaître les débuts de beaucoup d’auteurs importants qui la conforment et en même temps il nous permet de mesurer la continuité de la vie littéraire, souvent assurée par les revues, et de prendre conscience de la complexité et de la richesse de la vie littéraire, non seulement en termes de création mais de débat, de controverse, de conflit. Ouvrage fondamental qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques universitaires et dans celles des bibliophiles. Il facilitera la tâche des chercheurs et permettra aux amants de la littérature d’approfondir dans des sujets souvent méconnus et peu étudiés en raison de leur difficulté et de leur problématique.

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Dictionnaire du dandysme. Sous la direction d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, Collection « Dictionnaires et Références, 37 », 2016, 723 p.

Ce n’est pas la première fois qu’Alain Montandon aborde le monde des dictionnaires. Il est déjà le responsable d’un magnifique Dictionnaire littéraire de la nuit, publié aussi aux Editions Champion. Cette fois il se consacre au dandysme. Il s’agit d’un thème qui a fait l’objet de nombreux livres et essais, mais la persistance du modèle justifie qu’on lui consacre un dictionnaire. En plus, le dictionnaire offre la possibilité d’avoir un panorama synthétique, nécessaire et attendu par tous les lecteurs curieux qui désirent faire le point sur cette thématique. Un dictionnaire est toujours l’affaire de plusieurs collaborateurs. Alain Montandon a réuni autour de lui des spécialistes connus tels que Wolfgang Asholt, Philippe Berthier, Sylvain Ledda, Jean de Palacio, Pascale Auraix- Jonchière, Hélène Baty-Delalande, Françoise Court-Pérez et Sylvie Thorel- Cailleteau parmi d’autres qui lui aident à bâtir un livre solide comprenant les points le plus importants de la thématique. Le dictionnaire est structuré en quatre parties bien différencies. D’abord nous trouvons la rubrique consacrée aux « Notions » qui groupe les motifs les plus représentatifs du dandysme comme l’anglomanie, les avatars, la décadence, l’élégance, le masque, la mélancolie ou le narcissisme. Cette section est très pertinente car le premier problème qui se pose, selon Alain Montandon lui-même (p. 8), est de savoir qui est dandy, et quels sont les critères à retenir pour le définir. Dandy est fondamentalement quelqu’un d’inimitable. Et il en a existe à tous les moments et à toutes les époques même si la notion c’est surtout développée au début du XIXe siècle, époque aussi de l’anglomanie qui partagèrent beaucoup de dandys. Pensons à Des Esseintes de la main de Huysmans. Le dandy a aussi un espace naturel bien délimité, il s’agit de l’espace urbain, de préférence celui des grandes villes, Londres ou Paris essentiellement. Et dans cet espace il a des lieux de prédilection comme chez Tortoni, le Café de Paris, l’Opéra, le Café Riche ou le Café Hardy. Nous passons ensuite à la rubrique « Personnes » qui répertorie les gens qui ont représenté le dandysme tout au long de l’histoire. Parmi lesquels nous trouvons Byron, Drieu la Rochelle, Delacroix, Fitzgerald, Gautier, Lorrain, Loti, Louÿs, Proust, Sue ou Villiers. La liste présentée par les auteurs n’est pas exhaustive, car beaucoup d’autres noms auraient pu être ajoutés mais elle sert à indiquer les points de repère fondamentaux.

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Une troisième partie est consacrée aux attributs du dandy tels quels la canne, le cigare, la cravate, les fleurs, les gants et l’habit noir. Ils constituent les accessoires qui permettent de reconnaître le parfait dandy. Pour terminer avec une quatrième partie dédiée aux personnages littéraires comme l’inoubliable Des Esseintes, ou Henri de Marsay ou encore Eugène de Rastignac et Lucien de Rubempré, modèles paradigmatiques de beaucoup d’autres. Le livre se termine par une bibliographie générale du dandysme, très utile car elle permet de faire le point sur la question et d’en approfondir la portée. L’index de noms propres qui suit s’avère nécessaire et même incontournable dans un livre de ces caractéristiques, destiné à être consulté plutôt que lu d’un trait comme un roman.

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George Sand, œuvres complètes sous la direction de Béatrice Didier, 1844 Jeanne, Édition critique par Laetitia Hanin, Paris, Honoré Champion, 2016, 419 p.

Jeanne, publié en 1844 en feuilleton dans Le Constituionnel et en 1852 chez Hetzel, est le premier de la série des « romans paysans » de George Sand. On l’ au aussi appelé « roman pastoral ». L’exigence de représentation campagnarde y est étroitement liée à un questionnement des rapports entre classes sociales et de l’instruction dans des campagnes. Il s’agit d’un roman fort négligé par la critique, peut-être à cause de son appartenance au feuilleton, mais les contraintes mêmes de ce mode de production mènent la romancière à démasquer l’envers du décor. Elle fait montre d’une connaissance précise des conditions matérielles ; aucune condescendance dans son regard sur les techniques et les mentalités paysannes ; ensuite c’est la réhabilitation d’une culture en passant par celle d’une langue populaire : précisément son usage du patois fait juger cette œuvre d’une trivialité à faire frémir. L’auteure porte aussi en même temps un grand intérêt aux mythes populaires, Jeanne est une longue enquête sur le mythe de la « Grande Pastoure ». Jeanne d’Arc est très présente dans l’imaginaire sandien. Sans doute Michelet n’est pas étranger a cet engouement et sa vision de Jeanne d’Arc enrichit et complète celle de la romancière. Il faut tenir compte aussi du réalisme des descriptions que provoque l’admiration des connaisseurs du Berry. George Sand décrit avec une exactitude parfaite la région. On peut se promener, le livre à la main, et tout est à sa place. Lors de son séjour à Boussac, pendant la guerre de 1870, l’auteur de Jeanne avait multiplié les promenades, les excursions dans ces lieux pittoresques et elle en a parlé d’une manière très intéressante et très vraie dans le Journal qu’elle écrivit à cette époque. C’est un tableau réel placé dans son jour le plus favorable, où les plus petits objets sont inondés d’une lumière pénétrante et douce. Il y a, donc, beaucoup plus à admirer qu’à critiquer dans les descriptions de George Sand. Laetitia Hanin nous présente une édition critique très soignée de ce roman. Dans sa présentation elle envisage le roman à partir de plusieurs perspectives qui permettent d’en mesurer la portée : elle l’analyse comme un roman champêtre, comme un roman social, comme un drame symboliste et comme un roman-feuilleton. L’ensemble lui permet de faire le tour de la question, il est évident que le symbolisme occupe dans ce récit une place de choix qui permet de mieux le comprendre et de mieux l’interpréter. Du point de vue génétique, elle réalise un établissement du texte à partir du manuscrit de l’ouvrage et des différentes éditions réalisées du vivant de

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l’auteur, ce qui lui permet de nous fournir une liste exhaustive de variantes qui donnent une idée de la richesse scripturale de George Sand. L’édition se termine par des annexes choisis qui nous permettent de cerner l’opinion de la romancière sur le roman populaire et une excellente bibliographie sur ce roman, peu connu et peu travaillé. Le tout complémenté par les correspondants index de noms de lieux, de personnes et de personnages. De cette manière, Jeanne prend la place qui lui correspond à l’intérieur des œuvres complètes de George Sand.

Àngels Santa

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George Sand, œuvres complètes sous la direction de Béatrice Didier, 1837 Les Maîtres mosaïstes, Édition critique par Françoise Sylvos. Postface de Henri Lavagne, Paris, Honoré Champion, 2016, 236 p.

George Sand aborde dans ce roman, comme elle le fait souvent, le monde des artistes. Elle revient en même temps à un autre thème qui lui est cher : l’Italie. Les artistes et l’Italie sont les points de repère les plus significatifs de ce roman. Les Zuccati et les Bianchini composent deux écoles de mosaïstes rivales qui se partagent la rénovation de la Cathédrale Saint Marc à Venise. Les Zuccati considèrent le métier de mosaïste comme un art, les Bianchini comme un artisanat. Ces derniers sont jaloux du savoir faire des premiers. Les Zuccati seront victimes de leur méchanceté et paieront leur amour du travail bien fait avec la prison et la misère, malgré la reconnaissance et l’aide des personnages illustres comme le Titien et le Tintoret. Après beaucoup de péripéties, ils obtiendront la renommée qu’ils méritent pour son travail et son art. Ce roman fut d’abord publié dans la Revue des deux mondes en 1837. André Maurois le considère l’un des meilleurs romans de la romancière. Il s’agit d’un roman vénitien, comme nous l’avons déjà signalé, tout de charme et de vivacité ; c’est en même temps un texte d’histoire de l’art qui met en scène la querelle et le procès opposant deux ateliers de mosaïstes à Venise en 1563. Le récit et les théories esthétiques sont intimement liés, l’argument principal portant sur la liberté de création, et d´interprétation du mosaïste par rapport au peintre qui donne le carton de la composition. En filigrane, apparaissent également les préoccupations esthétiques de l’entourage de George Sand. Elle y pose pour la première fois la question très importante, pour les arts du XIXe siècle, de l’original et de la reproduction : elle soutient que c’est la mosaïque qui inscrit sur la pierre, pour l’éternité, les cartons précaires du peintre ; bien loin d’être un simple interprète, l’artisan mosaïste est un créateur à part entière. Elle fait à plusieurs reprises l’éloge de l’artisanat : sérieux, savoir-faire et ténacité caractérisent le travail du bon artisan ; sa réussite n’admet de mesure qu’intrinsèque, et non relative à un autre art considéré comme supérieur. L’édition critique est réalisée par Françoise Sylvos, spécialiste du Romantisme, qui enseigne à l’Université de la Réunion. Elle a travaillé sur Gérard de Nerval et sur l’utopie. Nous trouvons aussi une postface de Henri Lavagne, historien spécialiste de l’antiquité romaine, qui a consacré plusieurs études aux mosaïques et s’est intéressé à cette œuvre de George Sand sur laquelle il y a publié des articles de référence obligée.

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L’introduction de Françoise Sylvos aborde les problèmes que nous avons mentionnés : le rôle de Venise, représentation de l’idéal en thèmes de politique culturelle (p. 8), la question de l’art et ses rapports avec la liberté : « L’art, c’est la fantaisie, l’expression d’un individu libre » (p. 11), l’eternel calvaire de l’artiste dans le chemin de son apprentissage et de l’accès à la voie royale (p. 14)... Il faut aussi considérer que ce roman a été écrit pour Maurice Sand, le fils de la romancière, dont la vocation artistique est bien connue. Elle nous explique dans la notice l’origine du roman : « J’ai écrit les Mosaïques en 1837, pour mon fils, qui n’avait encore lu qu’un roman, Paul et Virginie. Cette lecture était trop forte pour les nerfs d’un pauvre enfant. Il avait tant pleure, que je lui avais promis de lui faire un roman où il n’y aurait pas d’amour et où toutes choses finiraient pour le mieux. Pour joindre un peu d’instruction à son amusement, je pris un fait réel dans l’histoire de l’art » (p. 37). Dans cette entreprise se joignent et le plaisir et l’enseignement. Maurice saura en profiter. Le manuscrit n’étant pas disponible, l’éditrice a travaillé pour établir les variantes sur le texte publié par la Revue des deux mondes et sur les successives éditions du roman au XIXe siècle ; en annexe elle présente des illustrations de la société vénitienne de l’époque. La bibliographie est pertinente et très soignée, rendant compte de tous les travaux consacrés à ce roman. Le tout constitue une édition de cet ouvrage, moderne et nécessaire, pour bien connaître l’ensemble de l’œuvre de George Sand.

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George Sand, œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1860 Le Marquis de Villemer, Présentation, notes et établissement du texte par Andrée Mansau, Paris, Honoré Champion, 2016, 341 p.

Andrée Mansau résume ainsi la trame du Marquis de Villemer dans les premiers mots de sa présentation : « Le Marquis de Villemer conte le mariage d’un aristocrate, le marquis de Villemer, avec une orpheline pauvre, Caroline de Saint-Geneix, fille d’un chevalier breton, et plaide pour les femmes » (p. 8). En effet, la vieille marquise de Villemer a deux fils : l’un, le duc d’Aleria, né d’un premier mariage malheureux avec un noble espagnol, l’autre, le marquis de Villemer, né d’une seconde et plus heureuse union. Quand une jeune fille, noble mais pauvre, Caroline de Saint-Geneix, doit trouver un emploi rapidement car, elle seule, peut venir en aide à sa soeur, veuve avec quatre enfants, elle s’en remet à une amie du couvent qui lui trouve celui de dame de compagnie dans une vieille famille aristocratique et la fait entrer chez la marquise comme dame de compagnie; la vieille dame est séduite par le courage et la ténacité de la jeune femme et lui ouvre son cœur , elle devient bien plus, une confidente, une lectrice pour celle qui n’a d’autre activité que de tenir salon à Paris en hiver. Pour venir en aide à sa mère, le marquis, fils cadet érudit éponge les dettes du Duc, l’ainé volage. Les beaux jours arrivent et comme chaque année la famille part pour la campagne, au pays du Velay. Le spleen gagne déraisonnablement le jeune homme, il se confit à son frère, et leur annonce qu’il ne les rejoindra qu’après un séjour de travail. les deux frères subissent également le charme de Caroline. Mais une fausse amie la calomnie auprès de la Marquise, l’accusant d’entretenir une relation avec le duc. La jeune fille fuit alors chez sa nourrice, Justine Peyraque, qui habite à Lantriac, un village du Velay. La fuite est l’occasion d’une description de la région du Puy et de Laussonne, des ruines de Polignac et du mont Mézène, que George Sand a connu lors d’un voyage d’agrément avec Alexandre Manceu. Après beaucoup de péripéties tout a fait romanesques, dignes du roman fleur bleue et du roman populaire, tout se termine bien, et la brave Caroline pourra épouser, malgré toutes les difficultés, l’honnête et courageux marquis de Villemer. Le roman se déroule en grande partie à la campagne, en montagne et en province entre l’hôtel parisien et le château rustique de la marquise ; George Sand nous a habitués à la description de la nature, mais cependant , les paysages auvergnats sont nouveaux dans son œuvre. D’après l’éditrice, « Le Marquis de Villemer oppose les intrigues des salons parisiens au monde sans fard de la Province » (p. 33). Dans ce roman, George Sand utilise la lettre comme moyen de faire progresser l’action. Ce n’est pas la première fois, elle s’est servie beaucoup de lettres, prenons comme exemple uniquement le

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roman par lettres qu’elle a écrit en 1834, Jacques. Aussi bien dans ce roman que dans Le Marquis de Villemer la lettre fait progresser l’action et se révèle un moyen prodigieux pour nous faire connaitre les replis de l’âme féminine et des intermittences du cœur. Mais, le roman présente une certaine originalité dans l’œuvre de la romancière en même temps qu’il la relie aux grands noms du roman français de la période comme Balzac ou Stendhal. Andrée Mansau résume ainsi sa portée : « Ce roman éloigne George Sand de l’écriture sur son pays du Berry et la conduit vers une expression nouvelle de l’amour et de la vie. Ce texte est plus qu’une production banale des années 1860, un roman sur l’orpheline allant des chaumières au châteaux, avec des bals et des noces au Faubourg Saint-Germain à la Balzac ou la Stendhal » (p. 23). La présente édition compte avec toutes les caractéristiques de ce type d’édition savante. André Mansau a étudié en détail le manuscrit ainsi que la publication du roman dans la Revue de deux mondes et chez Michel Lévy pour l’établissement des variantes, qui apportent beaucoup de lumière sur la genèse du texte. En même temps elle rend compte des textes utilisés par George Sand comme sources de son roman, ce qui nous permet d’analyser le travail de la romancière et les éléments constitutifs du texte. L’éditrice consacre aussi un chapitre à la réception en mentionnant les opinions les plus remarquables depuis la parution de l’ouvrage, et un autre chapitre aux traductions qui montre son rayonnement en Europe surtout dans la deuxième partie du XIXe siècle et la première du XXe siècle. La bibliographie n’est pas très abondante car Le Marquis de Villemer n’a pas attiré l’intérêt de la critique.

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George Sand, œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, 1857 La Daniella, Edition critique par Alex Lascar, Paris, Honoré Champion, 2016, 892 p.

Le voyage à Rome de George Sand en 1855 n’a inspiré qu’un seul roman, La Daniella, commencé en avril 1856 et achevé en novembre de la même année. Cette œuvre a coûté un effort remarquable à la romancière, qui venait de perdre, en 1855, sa petite fille Nini. Elle était attristée et déprimée et cependant elle parvient à écrire avec ce roman un hymne à la vie. La Daniella est l’histoire romanesque de l’amour du peintre Jean Valreg pour une « stiratrice », c’est-à-dire pour une repasseuse frascatane, histoire compliquée par la jalousie de la belle Miss Medora. En coulisses, la romancière voulait dresser un tableau de l’ Italie à cette époque et surtout de la Rome des Papes. Le roman publié, il suscite l´intervention de la censure à cause de son anticléricalisme. Dans son introduction, Sand écrit : « Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage ». Et une histoire vraie : « Pour nous, c’est une histoire réelle; car c’est le récit, écrit par lui-même, d’une demi-année de la vie d’un de nos amis: année pleine d’émotions, qui mit en relief et en activité toutes les facultés de son âme et toute l’individualité de son caractère » (p.77). Il s’agit de Jean Valreg, le protagoniste du roman, pseudonyme qui cache l’une de ses connaissances berrichonnes selon la romancière. En réalité, il s’agit d’un alter ego de la romancière, auquel elle prête beaucoup de ses désirs, de ses illusions et de ses expériences. Comme sa créatrice, il a été profondément atteint par l’échec de 1848, et il décide de fuir la France pour se réfugier à Rome et y étudier la peinture. Il adresse un journal à son mentor parisien. Et il fait preuve de son désamour pour cette ville malpropre et incohérente. On retrouve ainsi dans La Daniella une posture devenue familière depuis Un hiver à Majorque : un certain mépris pour les mœurs, les gens, la culture locale, les conditions d’existence, et une admiration enflammée pour la beauté des spectacles de la nature. Dans son rôle d’éditeur l’auteur s’y donne fictivement la liberté de raturer le journal de son personnage, estimant que « les impressions de voyage l’emportaient trop sur le roman de sa vie », gommant ainsi du texte les visites jugées trop nombreuses aux musées, aux églises et aux palais de Rome. Valreg n’a pas connu à Paris le véritable amour. Il a eu quelques relations, fondés sur le sexe qui avaient un caractère éphémère. En Italie, à Tivoli, il rencontre Medora, qu’il n’aime pas et qui incarne la tentation des sens

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et de la vanité ; il y échappe, pour trouver à Frascati l’amour pur de Daniella, femme mystérieuse et fascinante qui lui ouvre les portes du bonheur. Malgré toutes les difficultés et tous les rebondissements propres au roman d’aventures, l’histoire de Jean Valreg se termine bien et nous nous trouvons face à un roman optimiste et courageux. Roman qui n’a pas eu beaucoup de succès jusqu’au moment où Annarosa Poli a entrepris de publier des études et une édition critique en italien suivie de l’édition critique aux Editions L’Aurore. Alex Lascar, l’auteur de la présente édition, rend hommage à la chercheuse italienne, en nous offrant un résumé très pertinent des recherches qu’elle a menées à bout. Pour l’établissement du texte et le relevé de variantes, Lascar utilise la manuscrit du roman, conservé dans le Fonds Spoelberg de Lovenjoul à l’Institut de France, ainsi que les feuilletons publiés par La Presse du 6 janvier au 25 mars 1857, sans oublier les éditions successives parues au XIXe siècle. Tout cela est complété par des matériaux très intéressants que l’auteur nomme : Avant-textes et fragments abandonnés, qui constituent un important apport à l’appareil critique ainsi que l’étude détaillée des manuscrits de La Daniella qu’il effectue après. Il consacre ensuite un chapitre à la réception du roman, qui rend compte des péripéties subies dès sa parution. Un bibliographie et des index très pertinents ferment le livre. Il se constitue ainsi un petit monument littéraire à ce beau roman italien de la maturité de l’écrivaine.

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Le Dictionnaire de l’Académie Française. Langue, Littérature, Société. Sous la direction de Gabriel de Broglie, Hélène Carrère d’Encausse, Giovanni Dotoli et Mario Selvaggio. Avec la collaboration de Claudia Canu Fautré, Roma, Edizioni Universitaire Romane, 293 p.

Avec une rapidité réellement remarquable les éditeurs de cet ouvrage ont réussi à publier ce livre qui contient les Actes du Colloque International italo-français. Première journée sur le thème de l’Académie Française, qui a eu lieu à l’Université de Cagliari le 30 avril 2016. Une deuxième partie de ce colloque se tiendra, à Paris, en automne. Le responsable de cette idée est le professeur Giovanni Dotoli, admirablement seconde par la reste des directeurs de la publication. Giovanni Dotoli en est à la dix-huitième édition des journées italiennes sur les dictionnaires, qu’il a créées; l’expérience ne lui manque point et il sait en profiter et l’employer au déroulement parfait des événements culturels et scientifiques qu’il organise. Il sait en même temps s’entourer de collaborateurs fidèles et pénétrés de l’esprit du maître qui l’aident à mener à bien ses projets tels que Mario Selvaggio, maître de conférences à l’Universite de Cagliari, en Sardaigne, dont le dévouement et l’efficacité sont proverbiaux. Le volume présente une richesse extraordinaire. En commençant par la contribution d’Hélène Carrère d’Encausse qui envisage le problème de l’orthographe entre tradition et modernité en manifestant que la position de l’Académie Française a toujours été celle de chercher un point d’équilibre entre les deux positions. Et en continuant par Gabriel de Broglie qui prêche les excellences de la langue française, en empruntant, entre d’autres citations, les mots de Camus : « Ma patrie, c’est la langue française ». Giovanni Dotoli nous parle de la naissance de l’Académie et avec elle du projet d’un dictionnaire qui fournira une normalisation a la langue française. D’autres sujets aussi intéressants sont traités par les autres contributeurs : Alain Rey, reconnu spécialiste des dictionnaires, nous met sur le chemin du rôle de l’écrivain dans le dictionnaire, complété par Claudia Canu qui étudie le rôle de la littérature dans le dictionnaires en général et en particulier dans celui de l’Académie Française et par Constantin Frosin qui travaille sur la critique littéraire et la traduction à l’intérieur de ce dictionnaire et qui nous fait entrevoir les difficultés d’une définition équitable du mot critique et nous amène sur le difficile chemin de rendre toutes les acceptions du mot traduction. Pierre Brunel, quant à lui, examine le rôle du dictionnaire en tenant compte de la discipline qui lui est chère : la littérature comparée. Tout cela forme un bloc compact, qui nous entraîne à considérer d’un point de vue interdisciplinaire le rôle de la littérature et des écrivains dans ce monde des dictionnaires. Un autre bloc est constitué par la place de la guerre et de l’histoire dans le Dictionnaire de l’Académie

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Française, sujet brillamment traité par Mario Selvaggio et complété adroitement par Marinella Lörinczi avec l´étude précis du terme « minoranza ». Nous trouvons aussi une étude des discours de réception, due à Marcella Leopizzi, une étude des préfaces des différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie Française de la main de Jean Pruvost, le rôle des Arts dans le Dictionnaire au XIXe siècle par Cettina Rizzo et pour terminer une analyse du Dictionnaire comme source des dictionnaires bilingues franco-italiens (1694-1870) réalisée par Francesco Paolo Alexandre Madionia. Comme nous pouvons le constater, un ensemble riche, rigoureux, complexe et très intéressant. Il faut aussi avoir quelques mots pour le travail de Jacky Fautré et de Susanna Seoni, qui nous fournissent la mémoire iconographique du colloque, avec des belles photos très représentatives de cette belle et magnifique rencontre. Signalons pour terminer que le livre est le premier volume de la collection « Les dictionnaires de notre temps », fondée et dirigée par Giovanni Dotoli, Alain Rey et Mario Selvaggio aux prestigieuses éditions Edizione Universitaire Romane qui offrent un extraordinaire appui aux travaux universitaires. Espérons que de nombreux volumes suivent à ce premier si brillamment réussi.

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Aden. Paul Nizan et les années 30. Dossier : Amour et lutte des classes, nº 14, octobre 2015, Amiens, Encrage, diffusions Belles Lettres, 306 p.

La revue Aden. Paul Nizan et les années 30 présente son 15ème numéro, dont le titre du dossier est très alléchant : il s’agit de du rapport entre l’amour et la lutte de classes. Dans l’avant-propos, la directrice de la revue, Anne Mathieu, essaie de donner une explication à ce titre et à ce dossier, explication problématique car l’amour est difficile à classer et ses bouleversements et ses manifestations prennent de multiples visages alliés à toutes les circonstances de la vie des êtres humains, y compris leur rapport à la politique et à la société. Les articles qui constituent l’une des parties les plus remarquables de la revue sont très intéressants et nous impressionnent par leur variété. Remarquable celui d’Elodie Amandine Rey qui envisage le roman de l’écrivain anglais Walter Greenwood Love on the Dole qui n’a pas été traduit en français et dont l’auteure donne un titre qui correspond à sa traduction du titre du roman : Aimer au temps du chômage. Tire suffisamment clair mais qui est savamment complété par le sous-titre : Waltre Greenwood ou l’amour démuni. Elle nous permet de faire connaissance avec cet important romancier des années trente et avec son œuvre et son analyse du sombre roman de cet écrivain est pertinente et rigoureuse. Suit après une incursion dans la littérature de voyages de la main de Rachel Mazuy qui envisage les rapports entre Français et Russes dans la période de l’entre-deux-guerres pour montrer les liens existants entre les deux pays de manière claire et précise. Patrick Dubuis nous mène vers le chemin des amours homosexuelles et son analyse des rapports des deux écrivains amis Christopher Isherwood et Stephen Spencer ainsi que de l’œuvre de Daniel Guérin et celle de Giorgio Bassani, montrent clairement que vers les années 30 les rapports entre ces êtres ne se faisaient pas entre personnes à égalité de mœurs et de classe, mais que souvent ils se nouaient, au moins dans tous les cas présentes, entre personnes des classes différentes ; les écrivains, les enfants de famille et les bourgeois cherchaient dans les classes inférieures les partenaires à ses désirs et à ses amours. Maurice Grignon, à son tour, présente une étude du roman de Nizan Essais à la troisième personne où l’amour entre les protagonistes, Anne et François, est un révulsif qui les amène à la lutte et à la révolte. Et Reyanal Labanque rend compte des amours réalistes-socialistes dans la France de l’après-guerre à travers les œuvres de Pierre Daix, Jean Lafitte, Claude Morgan, Paul Tillard, André Stil et quelques autres. Dans la rubrique Textes et Témoignages retrouvés présentée par Pierre- Frédéric Charpentier nous trouvons de textes remarquables d’Andre Wurmser, René Blech, Gabriel Chevallier et Pierre Hébart qui font parfois l’objet d’une

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étude précise de la part d’un spécialiste. A ces textes il faut en ajouter d’autres dus à Simone Téry, que nous apprécions particulièrement (Le Cœur volé est à l’honneur), Ramon Fernandez, Pierre Hubermont, Ilse ou Magdeleine Paz dont l’article reproduit « Romans d’amour » est particulièrement intéressant et très en rapport avec le titre de dossier, il présente en outre une thématique très liée au monde féminin et très importante à cette époque et dont nous retrouvons la trace de nos jours. La troisième partie de la revue nous mène du « côté de Paul Nizan » avec une contribution d’Alexis Buffet sur « Nizan, passeur militant du roman américain » et surtout la deuxième réception d’Aden-Arabie, qui a eu lieu en 1960 après la préface de Jean-Paul Sartre à l’édition du livre par Maspéro. Le travail de Laurence Ratier est remarquable et constitue un exemple de sa manière de faire : méticuleuse, précise et détaillée. Le numéro se clôt par toute une série de comptes rendus qui sont la manifestation de la fonction critique de la revue envers les ouvrages publiés sur les années 30. Travail extraordinaire, numéro incontournable sur la thématique de l’amour et de la lutte de classes, il constitue un ouvrage de référence obligée pour les personnes intéressées par cette époque et ces auteurs.

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ull crític 19_20.indd 419 24/11/2016 13:04:20 ull crític 19_20.indd 420 24/11/2016 13:04:20 L’ULL CRÍTIC Segona etapa

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Revista d’estudis de llengua i literatura franceses i francòfones. Nascuda amb la voluntat de difusió internacional dels resultats d’investigació acadèmica, recull articles originals i inèdits sobre els camps esmentats, així com sobre aspectes culturals, de literatura comparada, de recepció relacionats amb els anteriors. Inclou també notes o ressenyes bibliogràfiques d’obres publicades recentment. Té una periodicitat bianual i està dirigida i coordinada per l’àrea de Filologia Francesa del Departament de Filologia Clàssica, Francesa i Hispànica de la Facultat de Lletres de la Universitat de Lleida, editada i distribuïda per les Edicions de la Universitat de Lleida. Disposa d’ISSN (1138-4573) i d’ISBN. L’Ull crític. Segona etapa apareix indexat a les bases de dades següents: Cardhus Plus 2014, DICE (Difusión y Calidad Editorial de las Revistas Españolas de Humanidades y Ciencias Sociales y Jurídicas), Catálogo Latíndex, RESH (Revistas Españolas de Ciencias Sociales y Humanidades). Alguns volums es troben també indexats a Dialnet i a la base de dades ISOC. A més és accessible en la seva totalitat al portal RACO (Revistes Catalanes amb Accés Obert). Actualment la revista està en procés d’indexació a altres bases de dades especialitzades nacionals i estrangeres. Premi Cassiopée 2016, atorgat pel Cénacle Européen francophone Poésie * Art* Lettres a una revista internacional de llengua francesa. Les propostes d’articles rebudes seran avaluades conforme al sistema de revisió anònima a càrrec d’un mínim de dos especialistes en la matèria (peer-review), que seran designats per l’Equip Editorial de la Revista. En cas de divergència d’opinions es recorrerà a l’opinió d’un tercer. El Consell de redacció decidirà, en el termini de tres mesos després de rebre l’original, si procedeix a publicar-lo a la vista dels informes emesos. No es tornaran els articles als autors però se’ls informarà mitjançant una comunicació raonada. També s’acusarà recepció al moment de l’arribada dels articles. El Consell de redacció es reserva igualment el dret a desestimar aquells articles que no compleixin les normes de presentació. Els autors són responsables del contingut dels seus articles que expressen únicament les seves opinions personals, així com responsables de sol·licitar els corresponents permisos per tal de reproduir textos o il·lustracions que ho requereixin.

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ull crític 19_20.indd 421 24/11/2016 13:04:20 Normes per a la presentació d’originals a la revista

Les propostes d’articles, redactats en català, espanyol o francès, s’enviaran a Àngels Santa, Àrea de Filologia Francesa, Universitat de Lleida, Plaça de Víctor Siurana , nº 1, 25003 Lleida (Espanya) o al correu electrònic: [email protected]. Els articles s’han de trametre abans del 30 de setembre de cada any en el programa Word per PC. Els articles no tindran un llargada superior a 30.000 ó 33.000 signes les notes incloses. El text respectarà els usos pel que fa a l’ortografia, l’accentuació i la puntuació. Les cites es presentaran sagnades en referència al text de l’article i aniran sense cometes. Les cites breus es col·locaran en el text entre cometes. S’aconsella pel text en general la font: Times New Roman, 12 p, interlínea 1,5, per les cites sagnades al text 11p., per les notes a peu de pàgina, 10 p. El títol ha de figurar en l’idioma de l’article i en anglès; anirà centrat i en negreta. Els noms i els cognoms de l’autor en versaletes, davall i a la dreta, seguits, per aquest ordre, de la universitat a la que pertany i del seu correu electrònic. Cada article anirà precedit de 4 resums, al voltant de 150 paraules, en català, francès, espanyol i anglès. Seguiran als resums les paraules clau representatives del contingut de l’article, segons l’esquema següent: Resum/ Paraules clau, Résumé/Mots Clés, Resumen/Palabras Clave, Abstrac/Key words. Pel que fa a les referències bibliogràfiques, cal seguir les normes il·lustrades pels models següents: a. Obra: René BRAY, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954, p. 45 ss. b. Article de publicació periòdica o capítol de recull col·lectiu: Moïse LE YAOUANC, “Les origines gasconnes de Renan”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, mai-juin 1980, nº3, pp. 384-395; R. AULOTTE, “La Lucelle de Louis le Jars” in Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue, Nizet, Paris, 1969, p. 69.

Les ressenyes aniran encapçalades per la referència complerta del llibre ressenyat: nom de l’autor, títol, nom de l’editorial, lloc de l’edició, any de la publicació, i nombre de pàgines de l’obra. El nom de l’autor anirà al final del seu text. Només es podran fer ressenyes dels llibres enviats pels seus autors a la redacció de L’Ull crític (veure adreça senyalada més amunt per la recepció d’articles). L’equip editorial encarregarà les ressenyes, encara que s’admeten propostes sempre que vagin acompanyades per la tramesa del llibre a ressenyar.

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Revue d’études de langue et de littérature françaises et francophones. Née de la volonté de difusión internationale des résultats de la recherche académique, elle contient des articles originaux et inédits portant sur les domaines indiqués, en plus d’autres sur des aspects culturels, de littérature comparée, de réception. Elle publie aussi des notes de lecture sur des ouvrages récemment publiés. Sa périodicité de parution est biannuelle et elle est dirigée et coordonnée par le Departamento de Filologia Clàssica, Francesa i Hispànica de la Facultat de Lletres de la Universitat de Lleida, éditée et distribuée par Edicions de la Universitat de Lleida. Elle est identifiée par un ISSN (1138-4573) et un ISBN. L’Ull crític. Segona etapa est indexée dans les bases de données suivantes: Cardhus Plus 2014, DICE (Difusión y Calidad Editorial de las Revistas Españolas de Humanidades y Ciencias Sociales y Jurídicas), Catálogo Latíndex, RESH (Revistas Españolas de Ciencias Sociales y Humanidades). Quelques volumes sont aussi indexées à Dialnet et dans la base de données ISOC. En plus elle apparaît en accès ouvert dans le portail RACO (Revistes Catalanes amb Accés Obert). Actuellement la revue est en procès d’indexation sur d’autres bases de données spécialisées nationales et étrangères. Prix Cassiopée 2016 octroyé par le Cénacle Européen francophone Poésie *Art* Lettres à une revue internationale de langue française. Les propositions d’articles soumises à la revue seront évaluéees de façon externe et anonyme (peer-review) par des experts dans la problématique traitée. Ces experts seront contactés par l’Équipe de Rédaction de la Revue. En cas de divergence, un troisième avis sera demandé. Le Conseil de Rédaction décidera, dans un délai de trois mois, sur l’opportunité de la publication. Les articles ne seront pas rendus aux auteurs mais, en cas d’être refusés, les auteurs seront informés par une lettre motivée. Le Conseil accusera réception des articles reçus. De même le Conseil se réserve le droit à refuser les articles ne prenant pas en considération les consignes de présentation. Le texte ainsi que son contenu relève de la responsabilité des auteurs. A cet égard, les auteurs sont aussi les seuls responsables quant à la publication de textes ou illustrations ayant besoin de solliciter des droits.

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ull crític 19_20.indd 423 24/11/2016 13:04:20 Consignes de présentation des articles à la revue

Les proposition d’articles, rédigés en catalan, espagnol ou français, seront envoyés à Àngels Santa, Àrea de Filologia Francesa, Universitat de Lleida, Plaça de Víctor Siurana, nº1, 25003 Lleida (Espagne) ou au mèl [email protected]. Les travaux devront être remis avant le 30 septembre de chaque année (programme Word pour PC). Les articles n’excèderont pas d’une longueur moyenne de 30.000 à 33.000 signes, notes comprises. Le texte respectera les usages en ce qui concerne l’orthographe, l’accentuation et la ponctuation. Les citations seront légèrement décalées par rapport au texte de l’article et présentées sans guillemets. Les citations brèves se placeront dans le corps du texte, avec des guillemets. La police conseillé pour le texte en général est : New Times Roman, 12 p ; interligne 1,5 ; pour les citations décalées 11 p, pour les notes en bas de page 10 p. Le titre doit figurer dans la langue de l’article et en anglais ; il sera centré et en caractères gras. Il faut mettre le nom de l’auteur en petites capitales en dessous et à droite, suivi par cet ordre, de l’université à laquelle il appartient et de son courriel électronique. Chaque article sera accompagné de quatre résumés d’à peu près 150 mots, en catalan, en français, en espagnol et en anglais. Après chaque résumé l’auteur proposera une série de mots clés, représentatifs du contenu de l’article suivant le schéma : Resum/ Paraules clau, Résumé/Mots Clés, Resumen/ Palabras Clave, Abstrac/Key words. Dans les références à des imprimés, on se conformera aux normes illustrées par les modèles suivants : a. Ouvrage: René BRAY, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954, p.45 ss. b. Article de périodique ou chapitre de recueil collectif : Moïse LE YAOUANC, “Les origines gasconnes de Renan”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, mai-juin 1980, nº3, pp. 384-395; R. AULOTTE, “La Lucelle de Louis le Jars” in Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue, Nizet, Paris, 1969, p. 69.

Les comptes-rendus présenteront en entête les références complètes du livre abordé : nom de l’auteur, titre, nom de la maison d’édition, lieu d’édition, année de publication et nombre de pages de l’ouvrage. Le nom de l’auteur du compte-rendu sera placé à la fin du texte. La revue publiera seulement des comptes-rendus sur les ouvrages envoyés par leurs auteurs à la rédaction de L’Ull crític (voir adresse ci-dessous pour la réception d’articles). L’équipe éditoriale décidera des comptes-rendus, néanmoins elle accepte des propositions à condition qu’elles soient accompagnées d’un exemplaire de l’ouvrage dont il faut rendre compte.

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Revista de estudios de lengua y literatura francesas y francófonas. Nacida con la voluntad de difundir los resultados de la investigación académica a nivel internacional, reune artículos originales e inéditos sobre los campos mencionados, además de estudios acerca de aspectos culturales, de literatura comparada, de recepción. Incluye también notas o reseñas bibliográficas sobre obras publicadas recientemente. Tiene una periodicidad bianual y está dirigida y coordinada por el area de Filología Francesa del Departamento de Filología Clásica, Francesa e Hispánica de la Facultad de Letras de la Universidad de Lleida, editada y distribuida por Edicions de la Universitat de Lleida. Dispone de ISSN (1138- 4573) y de ISBN. L’Ull crític. Segona etapa aparece indexada en las bases de datos siguientes: Cardhus Plus 2014, DICE (Difusión y Calidad Editorial de las Revistas Españolas de Humanidades y Ciencias Sociales y Jurídicas), Catálogo Latíndex, RESH (Revistas Españolas de Ciencias Sociales y Humanidades). Algunos volúmenes se encuentran también indexados en Dialnet y en la base de datos ISOC. Además es accessible en su totalidad en el portal RACO (Revistes Catalanes amb Accés Obert). Actualmente la revista está en proceso de indexación en otras bases de datos especializadas nacionales y extranjeras. Premio Cassiopée 2016 otorgado por el Cénacle Européen francophone Poésie*Art*Lettres a una revista internacional de lengua francesa. Las propuestas de artículos recibidas se evaluarán conforme al sistema de revisión anónima a cargo de un mínimo de dos especialistas en la materia (peer-review), que serán designados por el Equipo Editorial de la Revista. En caso de divergencia de opiniones se recurrirá a la opinión de un tercero. El Consejo de redacción decidirá, en el plazo de tres meses después de recibir el original, si procede a publicarlo a la vista de los informes emitidos. No se devolverán los artículos a los autores pero se les informará mediante una comunicación razonada. También se acusará recibo de la recepción de artículos. El Consejo de redacción se reserva igualmente el derecho a desestimar aquellos artículos que no cumplan las normas de presentación. Los autores son responsables del contenido de sus artículos que expresan únicamente sus opiniones personales y asimismo responsables de solicitar los correspondientes permisos para reproduir textos o ilustraciones que lo requieran.

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ull crític 19_20.indd 425 24/11/2016 13:04:20 Normas para la presentación de originales a la revista

Las propuestas de artículos, redactados en catalán, español o francés, se enviarán a Àngels Santa, Àrea de Filologia Francesa, Universitat de Lleida, Plaça de Víctor , nº1, 25003 Lleida (España) o al correo electrónico: asanta@ filcef.udl.cat. Los artículos deben enviarse antes del 30 de setiembre de cada año en el programa Word para PC. Los artículos no tendrán una extensión superior a 30.000 ó 33.000 caracteres incluidas las notas. El texto respetará los usos corrientes referentes a la ortografía, la acentuación y la puntuación. Las citas se presentarán sangradas con referencia al texto del artículo e irán sin comillas. Las citas breves se colocarán en el interior del texto entre comillas. Se aconseja utilizar para el texto en general la fuente: Times New Roman, 12 p., interlineado 1,5, para las citas sangradas en el texto 11p., para las notas a pié de página, 10 p. El título debe figurar en el idioma del artículo y en inglés; irá centrado i en negrita. El nombre y los apellidos del autor en versalitas, abajo y a la derecha, seguidos, por este orden, de la universidad a la que pertenece y de su correo electrónico. Cada artículo deberá ir precedido de 4 resúmenes, de alrededor de 150 palabras, en catalán, francés, español e inglés. A los resúmenes les seguirán las palabras clave representativas del contenido del artículo, según el siguiente esquema: Resum/ Paraules, Résumé/Mots Clés, Resumen/Palabras Clave, Abstrac/Key words. Con respecto a las referencias bibliográficas es necesario conformarse a las normas ilustradas por los modelos siguientes: a. Obra: René BRAY, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954, p.45 ss. b. Artículo de publicación periódica o capítulo de obra colectiva: Moïse LE YAOUANC, “Les origines gasconnes de Renan”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, mai-juin 1980, nº3, pp. 384-395; R. AULOTTE, “La Lucelle de Louis le Jars” in Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue, Nizet, Paris, 1969, p. 69. Las reseñas irán encabezadas por la referencia completa del libro reseñado: nombre del autor, título, editorial, lugar de la edición, año de publicación y número de páginas de la obra. El nombre del autor irá al final de su texto. Sólo se realizarán reseñas de los libros enviados por sus autores a la redacción de L’Ull crític (ver dirección señalada más arriba para la recepción de artículos). El equipo editorial encargará las reseñas, aunque se admiten propuestas siempre que vayan acompañadas por el envío del libro que se desea reseñar.

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Journal of studies of French and Francophone language and literature. Born with the will to spread the results of the academic research wordlwide, it combines original and unpublished articles on the mentioned fields, as well as studies on cultural aspects of comparative literature, and reception. Also includes notes or reviews on works published recently. It has a periodicity bianual and is directed and coordinated by the area of Filologia Francesa del Departament de Filologia Clàssica, Francesa i Hispànica de la Facultat de Lletres de la Universitat de Lleida, edited and distributed by Edicions de la Universitat de Lleida. It has been assigned an ISSN (1138-4573) and an ISBN. L’Ull crític. Segona etapa has been indexed in the following databases: Cardhus Plus 2014, DICE (Difusión y Calidad Editorial de las Revistas Españolas de Humanidades y Ciencias Sociales y Jurídicas), Catálogo Latíndex, RESH (Revistas Españolas de Ciencias Sociales y Humanidades). Some volumes are also indexed in Dialnet and in the database ISOC. It is besides published in open acces in RACO (Revistes Catalanes amb Accés Obert). Nowadays the Journal is in process of indexation in other specialized national and foreign databases. Price Cassiopée 2016 awarded by the Cénacle Européen francophone Poésie* Art* Lettres an international review of French language. Article proposals will be reviewed by at least twoo peer reviewers (unless they feel the manuscript has serious problems, in which case it will be reviewed by a third one). The peer reviewers will be named by the Managing Editor. On the basis of reviewers’reports, the editorial board will decide whether to proceed with their publication within a period of three months after receiving the original. Articles will not be returned to the authors but the authors will receive comments and suggestions. Also there will be accused receipt of the receipt of articles. The Editorial board saves himself equally the right to scorn those articles that do not fulfill the procedure of presentation. The authors are responsible for the content of their articles that express only their personal opinions and likewise responsible of the corresponding permissions request for reproduir texts or illustrations that need it.

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ull crític 19_20.indd 427 24/11/2016 13:04:20 Instructions for submitting originals to this journal

Proposals for articles —written in Catalan, Spanish or French— should be sent to Àngels Santa, Àrea de Filologia Francesa, Universitat de Lleida, Plaça de Víctor, nº 1, 25003 Lleida (Spain) or to the following email address: [email protected]. Articles must be sent before 30 September each year in Word format for PC. They should not exceed 30,000 to 33,000 characters, including notes. The text must respect current usage regarding spelling, accents and punctuation. Quotes must be indented with a reference to the article’s text and without quotation marks. Short quotes can be placed within the text, marked by quotation marks. It is advisable to use the following format for the general text: Times New Roman, 12 p., 1.5 line spacing; for indented quotes in the text, 11 p.; for footnotes, 10 p. The title must be in the same language as the article and also in English; it should be centred and in bold. The name and surname of the author should be written below in italics and aligned to the right, followed by the author’s affiliation and the contact email address. Each article must be preceded by 4 abstracts of around 150 words in Catalan, French, Spanish and English. These abstracts must be followed by keywords, according to the following format: Resum/Paraules, Résumé/Mots Clés, Resumen/Palabras Clave, Abstract/Keywords. With regard to the bibliography and references, the standards provided by the following models must be followed: a. Book: René BRAY, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954, p. 45 ss. b. Article published in a journal or a chapter in a collective book: Moïse LE YAOUANC, “Les origines gasconnes de Renan”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, mai-juin 1980, nº 3, pp. 384-395; R. AULOTTE, “La Lucelle de Louis le Jars” in Mélanges d’histoire littéraire (XVIe-XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue, Nizet, Paris, 1969, p. 69.

Reviews must be headed by the complete reference of the book under review: author’s name, title, publisher, place of publication, year of publication and number of pages in the book. The author’s name must be at the end of the review. Reviews will only be carried out on books sent by their authors to the editing team of L’Ull crític (see the address given above for receiving articles). The editorial board will be responsible for reviews, although other proposals will be allowed, provided these are accompanied by the book in question.

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ull crític 19_20.indd 428 24/11/2016 13:04:20 Números publicats: 1. L’Adéu a Adrià. Marguerite Yourcenar 2. Un génie en fragments: Lamartine 3. L’escriptura contemporània. Bernanos 4-5. Roman populaire et/ou roman historique 6. La Douleur 7. Literatura epistolar. Correspondències (s. XIX-XX) 8. Douleurs, souffrances et peines : figures du héros populaires et médiatiques 9-10. La douleur : beauté ou laideur 11-12. La littérature des voyages. Roger Martin du Gard 13-14. George Sand. La dame de Nohant. Les romans champêtres 15-16. Femme et littérature populaire 17-18. Les romancières sentimentales. Nouvelles approches, nouvelles perspectives. 19-20. L’art de l’adaptation : féminité et roman populaire. Peut-on voyager à son insu?

Pròxim número: La marginalité : roman populaire, problèmes et adaptations. Data límit de recepció d’articles: 30 desembre 2017.

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ull crític 19_20.indd 429 24/11/2016 13:04:20 ull crític 19_20.indd 430 24/11/2016 13:04:20 ISBN 978-84-9144-005-5

19-20 19-20 L’ART DE L’ADAPTATION : FÉMINITÉ ET ROMAN POPULAIRE & PEUT-ON VOYAGER À SON INSU? L’ART DE L’ADAPTATION : DE L’ADAPTATION : L’ART PEUT-ON VOYAGER À SON INSU? VOYAGER PEUT-ON FÉMINITÉ ET ROMAN POPULAIRE & FÉMINITÉ ET ROMAN

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