Baroque

2 | 1967 Le Baroque au Théâtre et la théâtralité baroque Actes de la 2e session des journées internationales d'étude du Baroque, 1966

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/baroque/219 DOI : 10.4000/baroque.219 ISSN : 2261-639X

Éditeur : Centre de recherches historiques - EHESS, Éditions Cocagne

Édition imprimée Date de publication : 15 janvier 1967 ISSN : 0067-4222

Référence électronique Baroque, 2 | 1967, « Le Baroque au Théâtre et la théâtralité baroque » [En ligne], mis en ligne le 28 décembre 2011, consulté le 02 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/baroque/219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/baroque.219

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SOMMAIRE

Drame poétique et fête théâtrale Rapport d’ouverture Jean Jacquot

Le baroque au théâtre

Origines et caractères du théâtre baroque français Raymond Lebègue

Les fêtes théâtrales de Louis XIV et le baroque de la Finta Pazza à Psyché (1645-1671) Jacques Vanuxem

Adrien de Monluc Jacqueline Bellas

Du masque à l’Opéra anglais Françoise Mathieu-Arth

La tragédie silésienne au XVIIe siècle (Gryphius-Lohenstein) Maurice Gravier

De la chronique à la tragi-comédie : Le Siège de Breda par Calderòn de la Barca Charles V. Aubrun

Le point de vue de Dieu dans la Tragédie de Vondel Pierre Mesnard

Baroque et action dramatique : le dehors et le dedans Alexandre Cioranescu

Théâtralité du baroque

Théâtre et architecture baroque Pierre Charpentrat

Musique du mal, musique du bien dans le théâtre baroque Robert Erich Wolf

Parade, parodie et jonglerie poétiques en Occitanie baroque – Un cas limite de théâtralisation du poème Félix Castan

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Drame poétique et fête théâtrale Rapport d’ouverture

Jean Jacquot

1 L’organisateur de ces Journées m’a fait un redoutable honneur en me demandant de présenter un rapport d’ouverture. Si j’ai eu la témérité d’accepter, c’est que je dispose, sur le théâtre et les fêtes du XVIe siècle, d’une masse d’informations qui dépasse de beaucoup ce qu’il m’eut été possible de récolter seul. Je pense aux travaux de ce groupe de recherches sur le théâtre auquel appartiennent, notamment plusieurs des éminents participants à ce colloque. Le fait d’avoir vécu cette recherche de groupe, d’avoir, avec ses membres, poussé aussi loin que possible la synthèse, devrait m’aider un peu, ce matin, à faire le point sur la question controversée du baroque au théâtre.

2 Je dois avouer en commençant, qu’angliciste de formation, et familiarisé de bonne heure avec la notion de Renaissance tardive, je continue à éprouver une certaine réticence à donner une trop grande extension à la notion de baroque. Cependant, lorsque notre groupe a étudié Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, il a dû partir des débuts de l’humanisme pour ne s’arrêter qu’à Corneille et Racine, Vondel et Gryphius. Et il a été souvent question dans nos débats de « baroque » et de « classicisme ».

3 Il semble donc qu’on ne puisse éviter d’employer cette notion de baroque, même lorsqu’on met beaucoup d’application à l’éluder. Mais que d’incertitudes quant à ses caractéristiques, aux périodes, aux aires géographiques, aux domaines qu’elle recouvre.

4 Comme il est dit dans les actes de votre première rencontre montalbanaise, vous avez tenu à utiliser cette notion avec prudence, « en tant qu’hypothèse de recherche ». Mais une hypothèse suppose des résultats acquis et interprétés, elle nécessite une construction suffisamment légère pour être modifiée ou même démontée, mais suffisamment cohérente pour rendre des services en coordonnant les recherches. Or, je vois plusieurs constructions de ce genre qui ont entre elles des traits communs, mais qui sont loin de coïncider. J’en rappellerai quelques-unes, en choisissant de préférence celles qui ont été élaborées par des participants à votre première rencontre, ou à ce colloque. Et je tiendrai compte surtout des aspects qui concernent le théâtre.

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5 Je vois d’abord une conception du baroque qui s’applique principalement à l’architecture, mais s’étend aussi à l’art des fêtes, et se fonde sur une étude des facteurs économiques, politiques et religieux1. Selon celle-ci, l’art baroque est lié à la réforme catholique post-tridentine, à la lutte contre l’hérésie protestante et contre l’Islam. Mais il est associé aussi à un pouvoir monarchique tendant à l’absolutisme. Il s’épanouit dans une société où, malgré l’essor du commerce et de la banque, et le déclin de la féodalité, la possession de la terre reste la principale condition de la puissance économique. Bref, le baroque prédomine dans les pays catholiques de la Méditerranée et de l’Europe centrale, bien que les monarchies protestantes aient volontiers recours à lui pour rehausser leur prestige, et que la bourgeoisie opulente des pays du Nord soit parfois sensible à ses séductions. Mais la bourgeoisie, encline à la raison, tend à préférer la sobriété classique au baroque qui exalte l’imagination et l’émotion. Dans la France de Louis XIV s’établit un compromis entre le classicisme qui répond aux goûts de la bourgeoisie cultivée, aux aspirations de l’ordre monarchique, et le baroque qui imprime dans les esprits une image saisissante de la puissance de la monarchie et de l’église. Le baroque triomphe dans le décor des solennités et des fêtes. Au théâtre, il y a coexistence de la tragédie classique et de l’opéra baroque2.

6 Je vois ensuite une série de travaux consacrés à une période de la littérature française qui se situe après la Renaissance et avant le Classicisme, entre les règnes d’Henri II et de Louis XIV. Le mérite de ces études est de revaloriser certaines œuvres en s’abstenant de les juger d’après les règles classiques. La poésie et la dramaturgie de ce temps ont beaucoup de traits communs. M. Lebègue les a longuement explorés et, sans anticiper sur ce qu’il doit vous dire, je rappellerai qu’il a attiré ici votre attention sur l’effet des guerres de religion : déclin de la culture classique, obsession de la mort, exaspération des passions. Sur le goût de la tragédie, du sang, ou l’évasion dans la pastorale. Et, pour le style, sur la recherche de l’expression véhémente, et surprenante, la prédilection pour les jeux de mots et d’images. Je rappellerai aussi qu’il a mis en évidence les affinités de structures et de thèmes de la dramaturgie baroque française et de celle d’autres pays, notamment du théâtre élisabéthain3.

7 Parmi ces études sur le baroque français, j’en distinguerai encore une, qui, sans négliger le goût des visions cruelles ou macabres, insiste sur les thèmes de la métamorphose, de l’incertitude, de l’instabilité, de l’illusion, bref sur le mouvement et la multiplicité des apparences. Son auteur cite volontiers les ballets avec leurs enchantements, les pièces à machines qui transforment maintes fois la face du théâtre, les tragicomédies qui proposent un dénouement heureux après de nombreux changements de fortune et font ,une place de choix aux ressorts de l’inconstance, de la folie, de l’ambiguïté de la veille et du rêve, du théâtre dans le théâtre. Il rapproche, lui aussi, cette dramaturgie de celle des Élisabéthains. Mais, c’est dans l’architecture et la sculpture romaines des années 1630-1670 qu’il trouve l’expression parfaite du baroque et c’est à elles qu’il s’adresse pour en dégager des critères applicables aux œuvres littéraires aussi bien qu’aux créations plastiques4.

8 Je mentionnerai encore une autre étude qui se fonde sur une analyse stylistique pour dégager les caractéristiques du baroque littéraire. Elle embrasse la poésie et le théâtre de l’Espagne, de la France et de l’Italie, mais elle se réfère aussi à Shakespeare. Elle fait dépendre le développement de la pensée et de l’expression baroques d’une série d’oppositions. Elle le définit comme un effort pour dépasser la nature par l’artifice, pour subordonner le cour à l’esprit. Le poète baroque a vivement conscience de la

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présence d’une dualité au sein de l’unité apparente des êtres et des objets. Son emploi audacieux des figures traditionnelles, son recours intempérent au concepto, à la pointe, reposent sur cette perception simultanée d’un objet et d’une image, ou du conflit de deux forces opposées. Il ne s’agit plus simplement d’ornements ajoutés, mais de la démarche même de sa pensée. S’il est dramaturge, il tend à concevoir les personnages et l’action sous l’aspect d’une lutte des passions et des intérêts, et peut s’élever jusqu’à la notion de conflit intérieur. Le drame réside alors dans la prise de conscience, par le personnage, d’aspirations contradictoires, dans l’incertitude qui en résulte, et dans l’issue qu’il trouve, soit dans une décision de la volonté, soit dans une soumission à la foi, soit dans l’abandon à la passion. Sur le plan de la composition, on passe de la transposition plus ou moins gauche des épisodes successifs d’une histoire à une construction plus serrée, où situations et passions sont calculées en vue de l’effet à produire, où la direction et le point d’application des mobiles sont choisis en vue d’obtenir le plus haut degré de tension dramatique. Cette évolution qui conduit aux chefs-d’œuvre et aboutit à une synthèse s’accomplit grâce à l’assimilation des modèles et préceptes antiques, et à l’application des règles de la pensée antinomique5.

9 Voici donc, brièvement rappelées, quelques contributions, très positives, à l’étude du baroque, quelques constructions qui permettent de coordonner et d’interpréter des ensembles de faits artistiques et avec lesquelles il faudra compter durant ces journées. Elles ne s’excluent pas l’une l’autre, et au prix de quelques ajustements on devrait pouvoir les utiliser concurremment. Je voudrais pourtant relever quelques difficultés.

10 Il faut d’abord constater une double prédominance. Prédominance du catholicisme militant et triomphant, avec lequel l’art baroque est étroitement associé, même s’il lui arrive de déborder les frontières religieuses de la Contreréforme. Prédominance des arts plastiques et avant tout de l’architecture, car s’il est un domaine où les définitions sont claires, et où l’unanimité se fait, c’est bien celui-là. Le Bernin et Borromini sont baroques, et peu songeront à nier que le Tintoret, ou Rubens, le soient aussi. Mais cette double prédominance cadre mal avec la tendance à interpréter en termes baroques un nombre grandissant de manifestations de l’art et de la civilisation. Si on valorise au départ certaines d’entre elles, on risque d’aboutir à des constats d’inégalité peu instructifs à l’égard du second terme de la comparaison.

11 Je me référerai souvent à Shakespeare dans cet exposé, parce qu’il est préférable de parler de ce qu’on connaît le moins mal. Certes, je m’écrierais volontiers, comme M. Tapié, pour le Greco : Baroque ou classique, qu’importe, Shakespeare et c’est assez, mais je vois qu’il se trouve impliqué dans les définitions du baroque, et il paraît difficile de le tenir en-dehors du débat, tel qu’il est engagé. Mais alors, me voici bien embarrassé. Je suis prêt à souscrire à trois propositions. Je veux bien admettre, comme M. Mesnard nous y invite, qu’il y ait eu un âge baroque, lié à une certaine prédominance espagnole, politique au début, culturelle par la suite6. Je veux bien croire aussi que l’art baroque ait trouvé son expression idéale dans les églises et les fontaines de Rome. Je reconnais enfin que dans Shakespeare on retrouve des procédés de style, des thèmes, des structures analogues à celles de dramaturges réputés baroques. Il s’ensuit, semble-t-il, que l’Espagne est plus baroque que l’Angleterre, et que Lope ou Calderon sont plus baroques que Shakespeare. Mais doit-il s’ensuivre aussi que le baroque de Calderon soit de deuxième zone par rapport à celui de l’architecture romaine, et que Shakespeare fasse figure de planète lointaine dans un système dont le centre serait du côté de la place Navone ?

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12 Qu’on me pardonne cette boutade : je voulais en venir à ceci, que le problème d’une hiérarchie dans le baroque a été posé, mais qu’on tend à faire du baroque la mesure de toute chose. Or, on ne peut comparer A et B que sur un pied d’égalité. Si nous choisissons en A les traits les plus caractéristiques et si nous retrouvons leurs analogues en B, il se peut qu’ils n’aient pas la même importance, la même signification en B qu’en A ; il se peut aussi que B possède des traits importants qu’on chercherait en vain dans A.

13 Du point de vue comparatif, les plus grandes difficultés surgissent lorsque, transposant les valeurs du domaine plastique à la littérature, on pousse la comparaison au-delà de la perception de correspondances assez générales. Ainsi, lorsqu’on établit un rapport entre un type de métaphore, ou de personnage, et la subordination de la fonction au décor dans une église baroque. Il reste que ces rapprochements, entrepris dans un esprit non dogmatique, ont eu un effet stimulant et que quelque chose reste acquis. Quand M. Jean Rousset parle d’un mouvement complexe menant de l’instabilité à l’équilibre, de l’éclatement des formes à l’unité retrouvée, sa pensée rejoint celle de M. Cioranescu qui voit dans le baroque une recherche héroïque de la paix à travers la lutte, de la stabilité à travers une série de ruptures et de tensions. Ce qu’on définit ici, c’est l’esprit du baroque dans des termes généraux, valables pour un édifice comme pour une pièce de théâtre, et peut-être même pour une œuvre musicale.

14 Mais, même si l’on se limite à la poésie et au drame, la tâche comparative n’est pas exempte de risques. M. Lebègue, pourtant ouvert aux rapprochements, se demandait, il y a quinze ans, s’il fallait chercher à toute force un dénominateur commun aux baroques littéraires des pays catholiques latins, de l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne, de l’Allemagne de la guerre de Trente Ans7. Pour ma part, je pense que le danger d’une réduction au même dénominateur serait dans un nivellement. Il est certes très utile de savoir que les dramaturges majeurs ont recouru à des thèmes largement diffusés. Mais il tombe sous le sens que la folie vraie ou simulée, le macabre, le théâtre dans le théâtre n’ont pas la même portée dans Lear ou Hamlet, et dans une tragicomédie de Pichou ou de Brosse. De même, les mots-clés, « mutabilité », « âme ondoyante », « instabilité », suffisent-ils à rendre compte de la grandeur imparfaite d’un Macbeth, d’un Antoine, d’un Othello, dont la ruine morale est d’autant plus impressionnante que le poète s’est d’abord attaché à montrer la qualité de leur étoffe, la noblesse de leur stature ? D’ailleurs le tragic flaw dont on parle à leur propos ressemble fort à l’hamartia et nous renvoie à la Poétique d’Aristote. Il y a en effet encore un danger qui serait de tenir pour absolument nouveau ce qui ne l’est que relativement. Ainsi, le déguisement, la tromperie, l’illusion, sont des ressorts aussi vieux que le théâtre lui-même. Le sentiment de la vanité du monde, de la précarité de la vie humaine, a derrière lui une longue tradition chrétienne. Ce qui est neuf, c’est la force avec laquelle certaines idées, certaines images, s’emparent des esprits, c’est l’expression frappante qui leur est donnée. La comparaison du monde à un théâtre remonte aux sages païens et aux pères de l’Église, mais il appartint au siècle de Rotrou, de Corneille et de Calderón d’en tirer les effets dramatiques que nous admirons.

15 Les études stylistiques et thématiques ont fait faire de grands progrès aux recherches sur le baroque, et ont fait apparaître ce qu’avaient de commun les démarches créatrices de cette période. Mais elles gagnent à être complétées par des travaux qui replacent les œuvres dans leur milieu, qui montrent tous les liens qui les rattachent à la société, à la civilisation qui les a vues naître. Alors chaque littérature, chaque auteur, chaque œuvre

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même, apparaît avec sa physionomie propre, son caractère irremplaçable. C’est grâce à ce mouvement qui s’élève des données concrètes au schéma généralisateur, puis retourne à la réalité multiple, qu’on peut espérer saisir le baroque dans sa complexité. On s’aperçoit alors que la pluralité des définitions ne dépend pas seulement de la variété des positions critiques, mais de la diversité du réel. Dans ces conditions, le fédéralisme semble mieux convenir à nos recherches que le centralisme. À nous de faire en sorte, pour transposer .une formule de Bachelard, que ce pluralisme soit cohérent.

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16 J’ai distingué, dans l’énoncé de ce rapport, drame poétique et fête théâtrale. J’entends par là, d’une part, un théâtre qui est. essentiellement celui du verbe et de l’acteur, d’autre part, un genre de spectacle où l’élément spécifiquement dramatique est plus ou moins développé, et qui suppose une collaboration des arts, la forme la plus hautement élaborée d’un tel spectacle étant l’opéra. En fait, ces deux types ne sont pas entièrement dissociables, et il existe entre eux toutes sortes de gradations et d’intermédiaires. Aux origines, le théâtre n’existe pas, en dehors de la fête, qu’il s’agisse de la Grèce, ou de l’Occident médiéval. Il ne commence à se détacher de la fête que lorsque s’organisent des troupes professionnelles itinérantes ou fixes, et que s’ouvrent dans les grandes villes des théâtres permanents. Même alors, les compagnies restent associées à la célébration des fêtes, soit qu’elles jouent à la cour durant les périodes traditionnelles de réjouissance, de la Noël à la Nuit des Rois, ou au Carnaval, soit qu’elles contribuent aux fêtes de l’Église.

17 D’autre part, dans ce que j’ai appelé théâtre du verbe, les éléments plastiques et musicaux ne sont point absents: jeu des acteurs, éclat des costumes, à "défaut d’un décor d’illusion scène richement ornée, chant et instruments, mascarades, cortèges, combats, supplices, apparitions. Il reste que ce théâtre est placé sous le signe de la rhétorique, et qu’il nous est surtout connu par un texte et relève principalement de l’étude philologique, alors que l’autre théâtre exige à part égale l’intervention du musicologue, de l’historien de l’art et de celui des lettres. Deux perspectives différentes sont donc ouvertes à la recherche dont je parlerai successivement, me réservant de dire quelques mots par manière de transition du lieu théâtral qui conditionne l’une et l’autre forme de représentation.

18 C’est durant la période qui nous occupe que naît le théâtre moderne. Le point de départ, c’est la redécouverte des tragiques grecs, de Sénèque et des comiques latins en tant qu’auteurs de théâtre. On les joue, on les traduit. on les imite de plus en plus librement pour composer des oeuvres qui répondent aux modes de sensibilité et aux préoccupations du temps. Parallèlement à ce phénomène typiquement renaissant, on observe la survivance du théâtre médiéval, tardif : passions, mystères, moralités et farces. Certains genres dépériront, d’autres se transformeront, et beaucoup d’éléments de l’ancien théâtre seront incorporés aux formes nouvelles. On trouve des compromis faciles entre la farce et la comédie. La moralité demeure longtemps vivace et se renouvelle dans ses thèmes. Le fait qu’elle ne met pas en scène des individus, mais des types, des facultés, des vices et des vertus, ne l’empêche pas d’être souvent riche de détails concrets. Lorsqu’elle traite de la conduite et du salut de l’homme, elle contient déjà le schéma d’une action tragique. Lorsqu’on y discute des problèmes de gouvernement, elle peut fournir le cadre abstrait d’un drame d’histoire politique.

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D’autre part, la réforme protestante et la réforme catholique, et les luttes politico- religieuses, qui ensanglanteront l’Europe pendant près d’un siècle, auront un retentissement profond sur la dramaturgie : tragédies bibliques, pièces hagiographiques ou doctrinales, autos exaltant l’Eucharistie.

19 Mais que le sujet soit sacré ou profane, sérieux ou divertissant, il est traité le plus souvent comme une histoire représentée. Bien que l’apport de l’allégorie reste parfois sensible, il met sur scène des personnages individualisés, dans une action qui, bien entendu, reste un jeu avec ses conventions, mais un jeu qui imite la vie. La représentation d’une action concrète de quelque complexité est chose assez nouvelle, et c’est après de longs efforts que l’on parvient à maîtriser la forme dramatique. La comédie latine offre des modèles faciles à suivre pour le développement d’une intrigue plaisante. Mais la tragédie antique, surtout celle de Sénèque, dont l’influence est décisive, présente un caractère assez statique, et l’on peut en dire autant de la tragédie humaniste. Or, le goût du public, surtout lorsque l’élément populaire y était important, a joué longtemps en faveur d’un théâtre qu’on a appelé « irrégulier », par rapport à des règles qui ont prévalu beaucoup plus tard. La composition se fait par épisodes successifs, en des temps et des lieux divers. Deux intrigues, ou plus, peuvent être menées de pair, de même que le comique peut être mêlé à la gravité. Enfin, les actions physiques sont volontiers représentées, au lieu d’être rapportées.

20 Puisque cette irrégularité est souvent mise en avant pour distinguer le théâtre baroque du classique, il vaut la peine qu’on s’y arrête. Notons d’abord qu’une définition de la tragédie venant des grammairiens de basse latinité, transmise par le Moyen Âge et souvent reprise au XVIe siècle, a favorisé indirectement ce mode de composition. La tragédie, selon cette conception, rapporte, dans un style soutenu et pathétique, les faits et gestes souvent honteux ou criminels de personnages de haut rang. Elle commence dans la joie et finit dans le malheur, et les atrocités y abondent. On s’est donc prévalu de ce dernier trait pour étoffer l’action en multipliant les épisodes sanglants. D’autre part, cette théorie ne comportait pas de distinction entre narration et drame. Tout récit, pourvu qu’il répondît à cette définition, pouvait passer pour tragédie. Le genre était représenté aussi bien par les Métamorphoses, la Thébaïde ou la Pharsale que par les pièces de Sénèque. Et il en est resté quelque chose même après la découverte du caractère spécifiquement théâtral de la tragédie. Le cas de Giraldi Cinthio, qui a traité certains sujets sous forme de contes et de tragédies, est significatif. Il n’est pas le premier à transposer à la scène un conte pathétique en s’inspirant des tragédies de Sénèque. Mais il s’attache à rendre l’intrigue plus complexe, il multiplie les péripéties qui d’ailleurs ne sont point absentes de son modèle. Un peu plus tard, il ouvre la voie à la tragicomédie en ajoutant à ces traits une fin heureuse et une atmosphère romanesque. Ces démarches seront reprises avec un retard plus ou moins grand dans d’autres pays. La matière narrative qu’on s’efforce de faire entrer dans un cadre sénéquien pourra être empruntée aux romans et nouvelles, mais aussi à la littérature, abondante depuis Boccace, sur la chute des princes, à l’histoire romaine, aux chroniques nationales. Puis viendra le moment où les éléments sénéquiens – longs monologues révélateurs, stychomithie, sentences, récits ornés, discours moraux – seront assouplis et vraiment intégrés à l’ensemble, ou seront considérés comme des supports inutiles.

21 Le goût des actions cruelles et des scènes macabres, non seulement décrites mais représentées matériellement, est également donné comme une caractéristique du

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théâtre baroque. De Giraldi à Lohenstein, cette tendance est assez générale et ses causes sont multiples. Il faut certainement compter parmi elles la dépravation des mœurs au cours des guerres de religion qui se doublent d’affrontements de grandes puissances. Là même où l’unité nationale est maintenue, où le territoire n’est pas ravagé, le spectacle des persécutions et les contre-coups de la guerre ont leur effet démoralisateur, comme on s’est attaché à le montrer pour l’Espagne de Philippe II8. Dans l’Angleterre d’Élisabeth Ire, la crainte de la guerre civile est à la fois une obsession et un moyen de rallier la nation autour de la souveraine. Et pour en prévenir les dangers, on en détaille les horreurs, comme le jeune Shakespeare dans son cycle de la guerre des Deux Roses. Mais, d’autre part, nous avons déjà constaté qu’il existait depuis longtemps une tradition du genre tendant à faire de la tragédie un répertoire d’horreurs. Il y a aussi l’héritage de l’ancien théâtre religieux où le supplice du Christ et des saints est représenté avec un raffinement de détails qu’on retrouve dans les arts plastiques. Et l’on sait que ce thème du martyre, avec l’appel aux émotions violentes qu’il comporte, sera mis au service, dans le théâtre et les arts de la période qui nous occupe, d’une conception héroïque de l’Église.

22 Mais la représentation d’une détresse physique ou morale extrême, au lieu de procurer un plaisir trouble, ou d’exalter les instincts agressifs, peut aussi devenir le moyen d’une réflexion profonde. On pourrait multiplier les exemples dans le théâtre humaniste comme dans le théâtre populaire. Garnier invite les Français à voir, dans les guerres civiles romaines ou l’affliction des Juifs, une image des malheurs du royaume, et à tirer la leçon des excès commis. Il propose, pour faire face à des souffrances, non représentées il est vrai, mais décrites dans des termes pathétiques, un stoïcisme qui est alors le refuge de beaucoup d’esprits et que d’autres dramaturges reprendront à leur compte. Dans Henri VI, que nous citions tout à l’heure, Shakespeare décrit le processus de désintégration morale dont s’accompagne une chaîne de vengeances entré clans familiaux luttant pour la couronne, et l’anarchie ou la tyrannie qui en sont les aboutissements. On sait aussi combien s’approfondit, de Titus Andronicus à Lear, la réflexion sur la détresse où l’homme peut tomber du fait de ses erreurs, de l’inclémence de la nature et de la férocité de ses semblables. Ainsi, le recours à l’horreur physique qui offense le goût classique peut être employé comme ressort dramatique aux fins les plus élevées comme les plus basses.

23 C’est sans doute dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne, et dans l’Espagne du Siècle d’Or, que la vie théâtrale est la plus intense. C’est là en tout cas qu’apparaît une série de grandes oeuvres destinées à la scène populaire, et dont la technique de composition, nous l’avons vu, offre peu de rapports avec celle de notre théâtre classique. Les dramaturgies des deux nations qui s’opposent si vivement sur le plan religieux, et qui se disputent l’empire des mers, offrent entre elles des ressemblances frappantes : l’organisation de la scène qui détermine à la fois les modes de composition et le rapport du comédien avec l’auditoire ; la composition du public qui comprend diverses classes, présentant des intérêts et des niveaux de culture différents, ce qui implique l’emploi de registres différenciés dans l’expression dramatique ; l’universalité des thèmes et des genres, puisque aucun aspect de l’existence humaine n’est négligé. Le théâtre devient une sorte d’encyclopédie vivante. L’intrigue peut y être cultivée pour l’intrigue, l’aventure pour l’aventure, mais les relations des sexes et des générations, les rapports du sujet, du magistrat et du souverain, les problèmes de la morale et de la

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raison d’État, ceux de la liberté humaine et d’un ordre providentiel y sont aussi amplement débattus.

24 Si l’inspiration catholique et l’esprit de reconquête spirituelle doivent entrer en jeu dans une définition du baroque, il va de soi que c’est en Espagne qu’il faut chercher le théâtre baroque par excellence. Non certes que tout y soit édifiant du point de vue religieux. Mais si l’on y aborde les grands problèmes que j’ai dits avec une liberté et une hardiesse assez grandes, c’est toujours à l’intérieur d’une orthodoxie. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Le théâtre profane est toléré parce que ses profits alimentent des institutions charitables, que les compagnies contribuent chaque année à la Fête-Dieu et que les autos transposent sur le mode spirituel les situations et les personnages de la comedia. Et la popularité des comédies hagiographiques, la force démonstrative des pièces qui illustrent la vertu du repentir, le pouvoir de la grâce, le rôle destructeur du doute ou de la croyance en la fatalité prouvent que ce théâtre n’est pas un instrument négligeable de propagation de la foi.

25 Le théâtre élisabéthain est le produit d’une civilisation qui reste imprégnée de tradition chrétienne. Mais alors qu’en Espagne (au moins théoriquement), la monarchie est au service de l’Eglise, en Angleterre la subordination est inverse. Et cela explique, sans doute, dans le théâtre, un certain déplacement d’intérêt de la religion vers la politique ; si la monarchie n’est pas contestée dans son principe, du moins ses responsabilités devant l’histoire sont âprement discutées. Certes, la comedia déclare le sacrifice de l’individu à l’ordre monarchique conforme au plan providentiel. Et le drame anglais, par la médiation d’images cosmiques, met en rapport la paix et le trouble du royaume avec le respect ou la violation d’un ordre providentiel. Mais si la monarchie est reconnue comme clef de voûte de l’édifice, à quel examen sévère sont soumis les souverains du passé dans les drames shakespeariens qui ne visent à rien moins qu’à montrer une nation dans son devenir.

26 Ai-je tort de penser que cette dramaturgie est plus enracinée dans l’histoire que celle du Siècle d’Or, que par suite le « desingaño » ne saurait y tenir la place qu’il occupe chez Tirso de Molina ou Calderón, que la valeur de cette vie s’y trouve mieux affirmée9 ? Les tragédies de Shakespeare qui nous laissent dans la plus profonde tristesse expriment encore par le regret, par la beauté de ce qui est détruit, la foi en un ordre humain meilleur, en un épanouissement qui aurait pu être. On chercherait en vain, dans les œuvres de sa maturité, quelque chose qui ressemble à une distribution des châtiments et des peines dans un autre monde. Le peu qu’on sait sur le destin de ses héros après la mort est affaire d’opinion d’un personnage sur lui-même ou sur un autre. Même si l’agonie spirituelle d’un Macbeth doit quelque chose à la description théologique de l’endurcissement dans le péché, ce qui importe au dénouement c’est le regard rétrospectif sur la destruction morale d’un homme, sur une vie vainement consumée. Mais lorsqu’on fonde de grands espoirs sur l’homme en cette vie, et que cette vision s’obscurcit, on devient aisément la proie du doute et de la désillusion. N’est-ce pas cette expérience de la Renaissance finissante qu’expriment certains personnages de Shakespeare et de ses contemporains ? Il ne semble pas y avoir de place pour ce doute dans la comedia ou, s’il existe, il est surmonté par un acte de désengagement, par une conversion au spirituel qui permet de dépasser l’épreuve tragique. Il en va assez différemment dans les dernières pièces de Shakespeare, qui nous mènent aussi au-delà du tragique, mais pour nous conduire à un monde régénéré après avoir subi les violents assaut du mal.

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27 On ne voit guère, dans le théâtre élisabéthain, d’œuvre de valeur possédant un caractère doctrinal. Lorsque Marlowe traite le thème du pacte avec le démon, son héros est damné, faute d’espoir en la grâce, alors que chez Mira de Amescua ou chez Calderón, comme dans nos anciens miracles, il y a médiation et repentir efficace. Le Dr Faust appartient à un monde religieux où il n’y a plus d’intercesseur, où le salut est l’affaire de la conscience individuelle, qui doit soutenir seule son fardeau de responsabilité. Mais surtout, ce qui en fait une tragédie, et donne à l’œuvre son originalité, c’est que les aspirations humaines s’y brisent contre la loi divine.

28 D’une façon générale, faut-il parler pour l’Angleterre, d’un théâtre de la fin de la Renaissance, encore fortement pénétré d’humanisme chrétien, mais expression d’une société qui a déjà commencé son évolution vers une sécularisation fondée sur la pluralité des opinions philosophiques et religieuses ? Et lui opposer, pour l’Espagne, un théâtre baroque qui dispose certes d’une grande liberté créatrice, mais au sein d’un ordre social où l’unité de la foi est rigoureusement maintenue ?

29 Je voudrais soumettre encore quelques réflexions sur le langage poétique des dramaturges anglais et espagnols. Pendant plus de deux siècles, on a vu dans Shakespeare un poète selon la nature, plutôt que l’art. Et c’est vrai en ce sens qu’avec ses actions et ses personnages, nous semblons toucher aux données immédiates du vécu, à quelque chose d’irréductible à la logique et aux règles. On a fini par savoir qu’il y avait beaucoup d’art dans l’agencement de ce qui paraissait laissé au hasard. Et aussi bien dans les détails du discours que l’organisation de l’ensemble. Référons-nous au monologue bien connu de Macbeth : ... ce Duncan a porté ses facultés avec tant de modestie s’est montré si clair de reproche dans son grand office que ses vertus plaideront comme des anges à la langue d’airain contre la damnation profonde du geste qui l’écarte et que la pitié, comme un nouveau-né tout nu ou comme un chérubin du ciel chevauchant les coursiers invisibles de l’air, soufflera cet acte dans chaque œil si fort que les larmes noieront le vent...

30 Pour William Blake, qui a transposé picturalement ces quelques vers, il s’agit d’une vision absolument claire, mais pour un disciple de Boileau, ce ne sont qu’images incohérentes, et enflure « baroque ». Notons seulement que Shakespeare s’est révélé de bonne heure parfaitement capable d’écrire dans les formes un morceau d’éloquence, de développer point par point les figures les plus laborieuses, et qu’il a ses raisons de préférer ce tour elliptique, ce mouvement précipité de la pensée, cette violence faite à la rhétorique pour rendre l’expression plus vive.

31 On a depuis trente ans beaucoup étudié ses images et on s’est aperçu qu’elles n’ont pas seulement une efficacité locale, mais que se déploie à travers tout le poème un vaste réseau de correspondances. Cette thématique des images varie d’une pièce à l’autre, mais à travers toute l’œuvre se maintiennent des constantes qui résultent du rapport entre l’imagination du poète et la représentation du monde propre à ses contemporains. Car la petite scène où ses pièces se jouent est elle-même une image du grand théâtre du monde. Et Calderón, avec un style et une invention autres, ne procède pas différemment. Dans Le Prince constant par exemple, nous voyons Don Fernand, captif du roi de Fez, s’humilier devant lui, mais pour rendre à César ce qui est à César, à

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Dieu ce qui est à Dieu, pour demander la mort comme une charité, et convaincre le roi que le faire agir contre sa foi est une entreprise impossible. Mais que dit-il : il énumère ce qui, dans les éléments et les règnes de la nature, possède les attributs de la royauté (le lion, le dauphin, l’aigle, la grenade, le diamant). Il montre que tous ont en commun la générosité, puis il procède à une description pathétique de ses souffrances pour s’élever au détachement à l’égard de cette vie (le berceau et le cercueil ont même forme et même matière). Puis il reprend son énumération des créatures royales, pour en faire ressortir cette fois l’aspect cruel et maléfique, et pour leur opposer, en un dernier bouquet, les images de la foi triomphante : le flambeau, le soleil, le laurier. Tout est calculé ici en vue de puissants contrastes, et les images sont dans un tout autre registre quand il s’agit de l’Islam.

32 On trouverait aussi, chez Corneille ou Racine, beaucoup plus discrètement orchestré, un tel emploi des mots qui font image et sont les harmoniques du poème. Mais si la luxuriance est caractéristique du baroque, il faut verser à son dossier cette fonction des images, qui n’est pas de simple décoration, mais de composition.

33 Avant de quitter ce théâtre du verbe et de l’acteur, voici encore deux remarques touchant le patient travail de plusieurs générations de dramaturges pour la maîtrise de la forme. D’abord l’intériorisation du conflit. La psychomachie qui en est précisément le contraire est sans doute ce qui l’a rendue possible. On pourrait suivre les étapes de cette évolution, de moralités comme Everyman, qui montrent l’homme sollicité par les formes du bien et du mal, en passant par Faust avec ses bons et mauvais anges, jusqu’à Othello, puisque Iago est un officier mal content, mais aussi le tentateur, et Henri IV, puisque Falstaff, anti-héros bien caractérisé, représente aussi le Monde et la Chair, sinon le Diable. M. Lebègue a fait remarquer de son côté que dans leurs tragédies bibliques les poètes huguenots tendaient à réduire la part du surnaturel et que l’action de leurs tragédies, si elle restait conduite par Dieu, se passait dans le cœur humain10. On pourrait multiplier les exemples et faire la contre-épreuve, car les personnages individualisés des comedias sont transposables dans le mode semi-allégorique des autos, et si un retour en arrière est possible, c’est qu’il n’y a pas eu de rupture. À l’apport du Moyen Âge finissant, vient s’ajouter, comme facteur d’intériorisation, celui de la tragédie antique. Celle-ci, depuis Hegel, a souvent été opposée à la tragédie moderne. Dans la première, le héros s’identifierait avec une fonction sociale, une valeur, une passion exclusive, laissant peu de place au conflit intérieur, alors que le principe de la tragédie moderne serait la subjectivité. Mais tel helléniste a fait valoir que la solitude éprouvée par le héros sophocléen qui se veut fidèle à une norme pouvait déjà être considérée comme une forme de vie intérieure11. Le rôle de la psychologie chez Euripide, et plus encore chez Sénèque, a bien été mis en lumière. La subjectivité n’est pas nécessairement un gain. L’Œdipe de Sénèque, qui est hanté par le sentiment de culpabilité avant de connaître la faute, qui s’apitoie sans cesse sur lui-même, qui tantôt apostrophe les dieux et tantôt s’abandonne à une frénésie d’auto-destruction, nous fait regretter celui de Sophocle, qui cherche à sauver son peuple et s’efforce de connaître la vérité. On peut parler de conflit intérieur à propos de Thyeste, qui passe par des alternatives de confiance et d’inquiétude, de Clytemnestre divisée entre ses devoirs et ses griefs matrimoniaux. Et plus encore de Médée, ballottée entre l’amour et la colère jusqu’à ce qu’elle prenne son atroce décision. Enfin, il suffit de comparer la Phèdre de Racine à celle de Sénèque pour voir ce que la tragédie moderne doit à cette peinture d’une passion vivement combattue par la pudeur et le remords. S’il est vrai que dans les grandes œuvres du XVIIe siècle le débat intérieur devient un élément déterminant de la

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composition, il faut reconnaître que cette acquisition a été facilitée par les suggestions contenues dans les modèles anciens.

34 Dernier point. Que ce soit ou non une ligne de partage rigoureuse entre baroque et classicisme, il faut distinguer, au XVIIe siècle, ce que j’ai appelé la composition par épisodes successifs, et la composition dans les limites des unités. Dans la seconde, la situation et les conflits qui en résultent sont calculés en vue d’effets d’autant plus vigoureux que l’action est resserrée dans le temps qui sépare le point de crise du dénouement. À cet égard on peut citer comme modèles les rapports entre les quatre personnages d’Andromaque ou d’un autre quatuor célèbre, celui de Rodogune.

35 Je voudrais soutenir que la construction épisodique, propre au drame élisabéthain et à la comedia, peut atteindre une perfection d’un autre ordre. L’action s’y développe alors sur plusieurs plans parallèles, selon un contrepoint dont dépendent les contrastes, les rebondissements, les tensions et les détentes successives. Cette perfection suppose une longue période d’apprentissage au cours de laquelle la transposition du narratif au dramatique se fait souvent maladroitement, la sélection, la condensation, l’enchaînement des épisodes étant insuffisants. Dans Henri VI, nous voyons le jeune Shakespeare lutter avec un succès variable pour cette maîtrise qu’exige l’organisation d’une matière complexe. Mais nous le trouvons à la maturité en pleine possession de ses moyens, soit que l’intérêt se concentre sur le conflit intérieur d’un ou de deux personnages tragiques sans que pourtant soit perdu de vue l’enjeu qu’est, par exemple, le destin d’un état, soit qu’au contraire, le véritable sujet soit la société, vue à travers les personnages représentatifs dans lesquels les forces historiques trouvent leur expression. L’action peut alors s’étendre sur plus d’une génération, comme c’est le cas dans les pièces historiques, mais aussi dans les dernières pièces qu’on pourrait appeler tragicomédies Henri IV ou Le Conte d’hiver relèvent donc d’un ordre de composition qui est autre mais n’est pas nécessairement inférieur.

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36 La Renaissance italienne, en même temps qu’elle fait revivre la comédie et la tragédie latine, s’efforce de ressusciter, par l’étude de Vitruve et celle des monuments, l’architecture du théâtre antique12.

37 Dans la pratique, on aboutit à des compromis. D’abord parce que, surtout dans une première phase, il s’agit d’édifices temporairement dressés, ou bien de l’aménagement d’un cortile ou d’une salle. Ensuite, parce qu’on doit tenir compte des pratiques existantes et des goûts du public. Enfin, parce qu’on comprend imparfaitement l’organisation de la scène antique, et le rôle qu’y jouait le décor. Pour la scène, deux types de solution sont retenus. L’une est délibérément antiquisante, c’est la reconstitution de la frons scaenae qu’on peut encore admirer au Théâtre Olympique de Vicence (1585), l’autre est retenue au Petit théâtre de Sabbionneta mais elle était, lorsqu’il fut construit (1590), en usage depuis plus d’un siècle. Nous la connaissons par la description du décor de La Calandria (Urbin, 1515) par Castiglione, et par les beaux dessins de Peruzzi. Serlio en donne la description classique au livre de son Architecture (Paris, 1545). Elle se compose de deux parties: à l’avant une plate-forme, à l’arrière un plan incliné sur les côtés duquel se dressent les châssis du décor: palais et monuments pour la tragédie, maisons bourgeoises pour la comédie, maisons rustiques et paysage pour la pastorale. Les premières maisons de la comédie peuvent être praticables, on

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entre et on sort par le décor, mais on joue sur la partie avancée de la scène. Le décor est fixe, la scène statique, bien que Serlio pense à divers moyen de l’animer.

38 La nouveauté absolue est l’unification de tous les éléments du décor par la perspective, l’identification de tout espace scénique au lieu de l’action. Ce principe d’organisation de la scène a fini par s’imposer. à toute l’Europe, et son hégémonie a alors duré jusqu’au seuil de notre siècle. Mais sa diffusion a été assez lente, surtout hors d’Italie, où des scènes organisées sur des principes différents, dans lesquelles la représentation du lieu de l’action est assurée par d’autres moyens, ont longtemps joui d’une grande popularité. Il faut d’ailleurs se rappeler que les descriptions et les illustrations dont nous disposons se rapportent surtout à des représentations d’un faste exceptionnel, ou à des théâtres permanents, et que, souvent pour des raisons d’économie, l’apparat scénique était réduit à sa plus simple expression. Des documents sur les théâtres en plein vent, ou sur la commedia dell’arte, nous donnent cependant une idée des conditions de jeu des troupes itinérantes.

39 Dans le théâtre « irrégulier » dont nous avons beaucoup parlé, les changements du lieu de l’action peuvent être nombreux. Deux solutions sont retenues. Premièrement la scène neutre, où le lieu est indiqué de diverses manières : par le réglage des entrées et des sorties et par l’alternance des intrigues avec leurs groupes de personnages distincts ; par l’usage de places de jeu différentes ; enfin et surtout par le dialogue et la description poétique. Le tout complété par l’emploi d’accessoires ou d’éléments décoratifs transportables, de caractère symbolique. C’est le cas de la scène élisabéthaine, de celle des corrales, ou encore, bien qu’avec certains éléments figuratifs, celle du Schouwburg d’Amsterdam.

40 Le problème technique du changement total de décor, coïncidant avec le changement du lieu de l’action, va trouver sa solution en Italie. Mais la recherche qui y mènera ne sera pas stimulée par les besoins d’un théâtre irrégulier, l’invention sera appliquée au contraire à des comédies ou à des pastorales qui se passeraient fort bien d’un changement de décor. C’est qu’un public de cour se serait vite lassé de ces représentations d’un genre classique sans l’introduction, entre les actes, d’intermèdes, sans rapport avec l’action, introduisant le chant, la musique et la danse.

41 On peut en citer des exemples brillants à Ferrare dès la fin du XVe siècle, comme la représentation de L’Eunuque (1599) dont Isabelle d’Este est l’inspiratrice. Serlio prévoit sur sa scène classique des évolutions de chars et de danseurs. Mais c’est à , lors des spectacles donnés à l’occasion de mariages princiers, ou de visites de souverains, qu’on pose et qu’on résout le problème du changement total de décor. Il n’était guère satisfaisant de voir les personnages d’un intermède mythologique entrer par les rues d’un décor de comédie. Le recours à la machinerie, permettant de les faire descendre des nuées, ou surgir des dessous, comme dans telle représentation organisée par Vasari au Palais-Vieux (La Cofanaria, 1565), ne constituait un progrès que si l’on parvenait à changer mécaniquement tout le décor. On y parvient un peu plus tard (I Fabii, 1567, La Vedova, 1569) grâce à l’emploi des périactes, c’est-à-dire, de prismes triangulaires tournants, supportant des éléments de décor. Mais, c’est seulement en 1585, puis en 1589 pour la représentation de La Pellegrina au théâtre qu’il avait construit dans une salle des Offices, que Bernardo Buontalenti parvient à faire alterner le décor de ville avec les six décors différents des intermèdes. Ces derniers représentent, tour à tour, un jardin, une forêt, un enfer, un paysage marin, un Olympe rempli de nuées. Ces décors vont devenir des types dont on rencontrera, par la suite, d’innombrables variantes.

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42 Je n’ai pas besoin de souligner l’importance de ce passage de la scène statique à la scène dynamique pour l’étude du Baroque. Il se produit quelque chose d’analogue au passage de l’arithmétique à l’algèbre : de l’unification du décor par la perspective, on s’élève à la création d’un espace scénique abstrait, dans lequel n’importe quelle succession de décors devient concevable. De vieilles aspirations se trouvaient ainsi réalisées. À la Cour des ducs de Bourgogne on avait bien représenté, en une série de tableaux vivants, un mystère des aventures de Jason (Lille, 1454) et un mystère des travaux d’Hercule (Bruges, 1468). Mais le spectacle avait lieu au cours d’un banquet, ce qui permettait de longues pauses pour les changements de décor. Or, maintenant les changements ont lieu à vue. Léonard de Vinci avait bien conçu un changement de décor à vue au moyen d’une montagne qui s’ouvre pour découvrir une caverne. Mais maintenant une série de changements devient possible. Des transformations sont également réalisables à l’intérieur d’un même décor : ainsi, l’on voit surgir une montagne au milieu d’un jardin, un enfer se découvre au milieu d’un paysage désolé, le fond du décor s’ouvre pour révéler, dans une deuxième profondeur, une vision céleste. Un grand navire évolue sur la scène. Des chars volants se déplacent dans toutes les dimensions de l’espace, des nuées en mouvement changent de forme ou de couleur. Ici encore de vieilles aspirations trouvent leur accomplissement. On pense à la machine de Brunelleschi combinant la découverte d’un paradis avec la descente de l’ange Gabriel pour la fête de l’Annonciation, ou à la transposition mythologique d’un effet semblable par Léonard pour la Fête du Paradiso (Milan, 1490).

43 Les changements de décor, les descentes de nuées, les bandes de ciel qui complètent l’illusion, rendent nécessaire l’usage d’un cadre de scène, de caractère triomphal, qui devient un élément de l’architecture théâtrale. Il n’en allait pas de même dans le théâtre du type serlien où l’acteur et le spectateur se trouvaient encore situés dans un même espace. Quant aux escaliers qui reliaient la scène à la salle dans le théâtre serlien, ils sont maintenant peints en trompe l’œil quand le spectacle reste enfermé dans les limites de la scène, mais conservent leur réalité quand le spectacle déborde de la scène vers la salle, puis reflue vers la scène. Le choix laissé entre ces deux types de rapport acteur-public est essentiel pour l’organisation des fêtes de Cour.

44 Le rôle de la musique dans les intermèdes de comédie avait toujours été important. Dans ceux de La Pellegrina nous avons des actions mythologiques, par exemple l’histoire d’Arion, qui sont traitées musicalement avec l’intervention de solistes et des chœurs. , qui interprétait le rôle d’Arion, devait quelques années plus tard, composer la musique d’une Dafné (1597), et d’une Euridice (1600) représentées à Florence. Quelques années encore, et Monteverdi faisait jouer à la Cour de Mantoue son Orphée et son Ariane. Des spéculations sur la déclamation musicale dans la tragédie grecque, de l’expérience des intermèdes, des recherches expressives des madrigalistes13, naît une action dramatique entièrement mise en musique. L’opéra pourra devenir une entreprise ambitieuse de ce théâtre total, combinant la poésie, la musique, la danse, les arts plastiques et la machinerie. Mais l’essentiel est dans l’expression musicale du drame humain et à cet égard le Combatimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi, qui transpose d’une manière simple et pathétique cet épisode de la Jérusalem délivrée en portant à son plus haut degré de tension le conflit entre la guerre et l’amour, est une réussite complète.

45 Il faut maintenant parler d’une évolution parallèle à celle de la comédie à intermèdes. Les jeux guerriers, combat à pied à la barrière, joute entre deux chevaliers, mêlées

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entre deux groupes équestres, sont devenus avec le temps des spectacles où l’élégance, la richesse, l’ingéniosité dans le choix des emblèmes et devises, jouent un rôle aussi grand que la vigueur et l’adresse. Puis vient un moment où ils sont associés à une fiction romanesque, où ils deviennent l’épisode central d’une aventure qui peut servir de thème à toute une fête. Le tournoi exige alors, non seulement l’aménagement du terrain pour le combat, mais la transformation d’un espace urbain ou naturel en pays enchanté, avec ses « forêts dévoyables » et ses « châteaux ténébreux ». L’aventure peut être introduite au cours d’un banquet ou d’une mascarade, elle peut donner lieu à un combat simulé, assaut de forteresse ou naumachie. Citons, parmi des exemples élaborés, le tournoi du Chevalier au Cygne à Lille (1454), le pas d’armes de Sandricourt (1493), les fêtes de Binche (1549) et de Vienne (1560).

46 Le caractère de plus en plus artificiel des tournois explique leur rôle dans le développement de l’architecture et du décor de théâtre. De l’aménagement d’une place, d’un cortile ou d’une grande salle, on passe à la construction d’enceintes à plusieurs étages de galeries ou de loges entourant l’aire des combats. Les décors mobiles que sont les chars, d’aspect fantastique, sur lesquels les combattants font volontiers leur entrée, évoluent sur l’arène. Des décors fixes, d’abord plus ou moins dispersés, sont ensuite concentrés sur une plate-forme, et enfin sur une véritable scène équipée d’une machinerie capable d’assurer tous les changements. Ce n’est probablement pas un hasard si Ferrare, qui a vu naître deux des grands poèmes chevaleresques du XVIe siècle, et ceux-là qui précisément seront une source constante d’inspiration pour les spectacles de Cour, occupe une place de choix dans l’histoire du tournoi à grande mise en scène. Nous y sommes particulièrement bien renseignés, pour les années 1560, et pour les années 1630, par des descriptions et des livrets qui illustrent les deux dernières phases d’évolution de ce genre de spectacle : intégration d’un décor temporaire dans un ensemble naturel ou urbain et théâtralisation complète.

47 Francesco Guitti, qui mit en scène plusieurs tournois ferrarais de la dernière période, est aussi l’auteur de la scénographie de Mercurio e Marte, qui marque l’inauguration du théâtre Farnèse de Parme (1628). Nous avons ici un théâtre permanent, de dimensions imposantes, spécialement conçu en fonction des tournois. Il ne diffère pas, dans son principe, du théâtre des Offices. De dimensions plus vastes, il comporte des gradins et une loggia disposés en fer à cheval, un cadre de scène monumental et, sur les côtés, deux portes triomphales qui relient la scène aux gradins et donnent à l’architecture son articulation et son rythme. Mais l’aire centrale, toujours vide de spectateurs, est réservée aux combats, ou aux évolutions des cavaliers et des chars. Lors du spectacle inaugural, cinq scènes mythologiques, sur le thème de la discorde entre les dieux, introduisent les cinq quadrilles, celle du tenant et celles des assaillants, qui descendent successivement dans la salle. Pour le dernier combat la « platea » est inondée, des monstres marins et une île flottante entrent par les portes latérales. Rien d’essentiel, dans les changements de décor et les machines, qui n’ait déjà été réalisé à Florence par Buontalenti et ses successeurs, Giulio et Alfonso Parigi, sauf que, pour la première fois, les coulisses plates sont utilisées de préférence aux périactes, non seulement pour les fonds, mais pour les éléments latéraux14.

48 Les ressources de la scène dynamique, dont la vogue des comédies à intermèdes et des tournois a favorisé le développement, peuvent être utilisées, nous l’avons déjà noté, dans des spectacles qu’il est commode d’appeler opéras, mais qui reçoivent aussi les noms significatifs de « favola », de « dramma per musica » ou de « festa teatrale ». On

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signalera comme étapes importantes de son développement l’activité à Rome du théâtre Barberini, où l’opéra religieux, héritier des vieilles « représentations, sacrées », a naturellement la place d’honneur. Le San Alessio de Giulio Rospogliosi, qui fit une longue carrière de librettiste avant de devenir pape sous le nom de Clément IX, est repris pour le spectacle inaugural avec des décors et des machines du Bernin, dont les gravures de F. Collignon nous donnent une idée assez précise.

49 Nous retrouvons Monteverdi, qui avait composé la musique de Mercurio e Marte, à Venise, vers la fin de sa carrière. C’est là qu’apparaissent les premiers théâtres publics pour les représentations d’opéras : la construction à plusieurs étages de gradins et de loges, employée dans les théâtres temporaires de tournois, trouve ici une application permanente. Ce n’est certes pas la machinerie qui fait l’intérêt du Couronnement de Poppée (1641), mais le traitement musical d’une action dramatique fondée sur les données de l’histoire et les ressorts de la psychologie. Par contre, les inventions scénographiques sont le principal élément de succès des œuvres que Torelli monte au Teatro Novissimo.

50 Nous avons indiqué comment s’était développée en Italie une forme d’activité théâtrale qui allait continuer sur sa lancée. Sa diffusion hors d’Italie a été décisive, mais son introduction a été préparée par des divertissements qui, tout en correspondant à des types répandus dans divers pays d’Europe, possédaient dans chacun d’eux un cachet particulier, conforme à une tradition nationale.

51 Rappelons brièvement qu’en France la voie de pénétration est le ballet de Cour15. Le Ballet comique de la reine (1581) n’est pas un commencement mais un exemple déjà très évolué de spectacle où les éléments poétiques, musicaux et plastiques sont combinés d’une manière heureuse. Il correspond à un stade où le décor fixe est relativement dispersé, où le décor sur char garde son importance, où la machinerie reste rudimentaire en l’absence d’une scène centrale suffisamment équipée. Deux œuvres marquent l’évolution vers le ballet à grand spectacle : Tancrède (1619) dont Tomaso Francini équipe la scène ; La Prospérité des armes de la France (1641) dont le scénographe est vraisemblablement Georges Buffequin, et dont l’inspirateur est Richelieu. Le titre même du ballet montre que l’objet de ces divertissements n’est pas seulement d’offrir des variations sur le thème du guerrier qui devient la victime de quelque trop aimable enchanteresse, et finit par retrouver le chemin de l’honneur, mais qu’il a aussi pour fonction de renforcer le prestige de la monarchie. Le raccourci que nous venons de faire laisse de côté maints ballets, souvent savoureux, comme les fantaisies burlesques dont Daniel Rabel dessina les costumes, mais qui se passent de machinerie. Il nous conduit par contre aux fêtes théâtrales dont Torelli fut l’ordonnateur en France et à cette première phase de l’opéra français qui atteindra son apogée dans la collaboration de Lulli avec Jean Berain, Quinault et Thomas Corneille.

52 En Angleterre la voie de pénétration est le « masque » de Cour. Un équilibre assez heureux s’établit entre la création poétique anglaise et les inventions scénographiques de l’Italie. Ben Jonson est un fils de la Renaissance, un humaniste habile à mettre les ressources de l’iconologie au service des idées morales et de la beauté plastique. Inigo Jones, qui s’inspire de Palladio en architecture, tire parti en artiste sensible de l’exemple des Parigi pour le décor et le costume. Mais le goût de la virtuosité, et les encouragements qu’il reçoit, surtout sous le règne de Charles Ier et d’Henriette Marie, le poussent à rechercher des effets de plus en plus ambitieux. Avec la machinerie de

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Salmacida spolia (1640) on atteint un stade équivalent à celui de Guitti ou Torelli en Italie, et l’opéra de la Restauration ne fera guère qu’exploiter cet acquis.

53 Les rapports orageux de Jonson et de Jones, nous les retrouvons en Espagne avec les démêlés de Calderón et de Cosme Lotti16. Ici et là, le grief du poète est l’envahissement de la charpenterie, et la production de l’effet scénique pour lui-même et non pour les besoins de la fable. À juger par l’iconographie des fêtes théâtrales dont Santurini à Munich et les Burnacini à Vienne assurèrent la réalisation plastique, ces scénographes eurent affaire à des poètes disposés à leur donner libre carrière. Le problème de la collaboration harmonieuse des arts dans toutes ces recherches d’un théâtre total est considérable, et reçoit des solutions très diverses, plus ou moins heureuses.

54 Voilà, certes, un champ d’investigation qui devrait être fertile pour l’étude du baroque. Car nous sommes sans nul doute, pour reprendre les termes de M. Jean Rousset, dans le monde de la « métamorphose » et de l’ « ostentation », un monde éphémère et, à certains égards, étonnamment frivole, où les monarques n’hésitent pas à descendre des cintres sur une nacelle branlante pour confirmer la nature céleste de leur pouvoir, ou à danser le menuet sur les planches avec l’intention, réelle ou feinte, de contribuer ainsi à l’ordre du royaume et à l’ordre cosmique. Un monde où cependant de grands artistes ont trouvé des occasions inespérées de s’exprimer et de conjuguer leurs efforts, où, sans doute, les thèmes se répètent, mais où l’invention et les formes se renouvellent.

55 Le domaine de ces fêtes théâtrales n’est encore que partiellement exploré. Sur la genèse de l’opéra, sur son essor au XVIIe siècle, et sur les diverses formes du théâtre en musique, il reste encore beaucoup à dire. Et l’une de vos prochaines rencontres pourrait utilement être consacrée à ce double thème, dont les communications de Mme Mathieu-Arth, de M. Vanuxem et de M. Wolf vont certainement souligner l’importance17.

56 Ce serait pour les spécialistes de la littérature, des arts plastiques et de la musique, une occasion de collaborer, et il faudrait que ces deux derniers groupes soient aussi largement représentés que le premier. L’avantage d’un travail de genre serait de situer l’étude des correspondances entre les arts sur un terrain plus sûr. Au lieu de procéder à des rapprochements intuitifs entre des œuvres poétiques, picturales ou musicales, créées à des dates et en des lieux différents, on pourrait comparer les moyens d’expression mis en jeu par différents arts faisant converger leurs efforts en vue du même résultat, dans un même milieu et dans les mêmes circonstances. Cette démarche permettrait au moins de commencer par ce qui est relativement facile, pour comparer ensuite des manifestations de l’art baroque plus distantes les unes des autres, et dégager leur caractéristiques communes.

NOTES

1. Victor-L. Tapié, Baroque et classicisme, 1957 - Le Baroque, 1961. 2. M. Jacques Vanuxem s'est attaché à montrer, dans sa communication, que l'opposition n'est pas si tranchée entre les genres, et que, par exemple, l'Iphigénie de Racine, représentée à

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l'occasion d'une fête à Versailles, possède, dans son style comme dans son décor, des traits caractéristiques du baroque. 3. « La poésie baroque en France pendant les guerres de religion », Actes des Journées Internationales d'Étude du Baroque (Montauban 1963), Toulouse 1965, pp. 45-51. Cf. « Le théâtre baroque en France », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, II, 1942, pp. 161-84. 4. Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque en France, 1954. 5. Alejandro Cioranescu, El Barocco o el descubrimiento dei drama, Universidad de la Laguna, 1957. 6. « Existe-t-il une philosophie du baroque », Actes (Montauban, 1963), p. 39. (voir : http:// lodel.revues.org/10/baroque/138) 7. « La poésie baroque en France », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, I (1951), p. 24, déjà cité par A. Cioranescu, op. cit., p. 46. 8. Herbert-E. Isar, « La question du prétendu sénéquisme espagnol », dans Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, C.N.R.S., 1964. 9. Charles-V. Aubrun apporte un élément de réponse à ma question en choisissant pour sa communication une comedia historique de Calderón. Il va sans dire qu'une question posée dans des termes aussi généraux ne sera jamais tranchée définitivement par une confrontation des œuvres, et ne vise qu'à stimuler la réflexion. Que les problèmes de l'ordre providentiel, et de la valeur attachée à cette vie, soient au centre de l'étude du théâtre baroque, la communication de M. Pierre Mesnard sur Vondel, qui recoupe sur tant de points celle de M. Aubrun, le confirme suffisamment. 10. R. Lebègue, « Le problème du salut dans les mystères et dans les tragédies protestantes », dans Le Théâtre tragique, C.N.R.S., 1962. 11. J.-C. Kamerbeek, « Individu et norme dans Sophocle », Ibid. 12. On s'est référé notamment, dans cette partie du rapport, aux recueils du C.N.R.S. sur Les Fêtes de la Renaissance, 1956 et 1960, Le Lieu théâtral à la Renaissance, 1964, et au catalogue de l'exposition, La Vie théâtrale à la Renaissance, Musée Pédagogique, 1963, distribué par le S.E.V.P.E.N. 13. La communication de M. Robert Erich Wolf, riche d'idées et d'informations sur l'usage dramatique de la musique au XVIIe siècle, n'a pu être suivie d'une discussion. S'il me permet de formuler après coup une objection je dirai que, par souci de mettre en valeur l'apport de la monodie et l'expression théâtrale directe, il a peut-être minimisé l'importance du chant à plusieurs voix. Dans les dernières phases de son évolution le madrigal élargit son domaine, explore des régions nouvelles de la sensibilité et de la passion. Cette recherche suscite des tensions qui rompent l'équilibre entre les voix et finiront par faire éclater l'instrument qu'elle emploie. Mais si l'on voit apparaître une polarité entre le dessus et la basse, si une voix soliste, deux ou trois voix concertantes tendent à se détacher de l'ensemble, les musiciens qui atteignent, au tournant du siècle, le plus haut degré d'intensité expressive continuent à considérer la pluralité des voix, et le solo accompagné, comme des moyens de composition également efficaces, et opèrent aisément la conversion de l'un à l'autre. Le Lamento d'Ariane n'est pas moins émouvant dans sa version madrigalesque que dans sa version pour voix seule. Et les neuf livres de Monteverdi sont là pour prouver que le chemin du théâtre en musique passe par le madrigal. 14. L'existence de ces coulisses latérales est attestée par le plan d'un théâtre provisoire, construit à Parme, pour la même fête. Il y a tout lieu de supposer que le même dispositif était utilisé au théâtre Farnèse. Voir l'étude de I. Lavin, « Lettres de Parme (1618, 1627-1628) et début du théâtre baroque », dans Le Lieu théâtral à la Renaissance, p. 114. 15. Voir le livre de Margaret McGowan, L'Art du ballet de Cour en France (1581-1643), C.N.R.S., 1963. 16. Cf. Charles-V. Aubrun, « Les débuts du drame lyrique en Espagne », Le Lieu théâtral à la Renaissance, p. 429 et suivantes.

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17. Des raisons de santé ont empêché M. Fedele d'Arnico de présenter sa communication sur « La naissance du chant solo dans l'opéra italien ».

AUTEUR

JEAN JACQUOT Directeur Scientifique au C.N.R.S.

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Le baroque au théâtre

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Origines et caractères du théâtre baroque français

Raymond Lebègue

1 Avant d’analyser ce théâtre baroque qui apparaît en France vers 1580 et qui prospérera jusqu’aux environs de 1640, il faut définir ce qu’il tend à remplacer. C’est une tragédie à l’antique, élégiaque, moralisante, et oratoire. La technique, les personnages, les situations, les thèmes, le style sont empruntés aux Anciens, surtout à Sénèque. Le thème en est une grande infortune ; la catastrophe est précédée et suivie de longues lamentations. Le héros est une victime, généralement passive. Des lieux communs de morale individuelle et de morale politique y sont débités sous forme de tirades ou s’entrechoquent dans des dialogues stichomythiques ; ils sont signalés par des guillemets. Le style abonde en figures de rhétorique, allusions mythologiques, comparaisons, sentences, et est emphatique.

2 Pendant assez longtemps, seuls les régents, les étudiants, les grands élèves furent les auteurs de ces tragédies. En un mot, les clercs ; à Paris, les habitants de la Montagne Sainte-Geneviève. Cela explique la multiplicité des emprunts à l’Antiquité, le peu d’originalité, le travail du style, la rhétorique, le pédantisme.

3 Puis s’ajoutèrent des membres des classes cultivées, bourgeoisie et petite noblesse, surtout des magistrats et des avocats.

4 Ce théâtre était destiné – on ne saurait plus le nier – à la représentation. Mais, malgré les spectacles pathétiques qu’invente un Garnier, il est fait pour les oreilles plus que pour les yeux.

5 À l’origine, le public, c’est parfois la Cour ; mais, le plus souvent, par exemple pour la Cléopâtre de Jodelle, ce sont les régents et les élèves : ils se pressent dans une cour ou une salle de collège.

6 La situation évoluera au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. À côté de ce type de tragédie, dont Montchrestien sera un des derniers auteurs, on voit apparaître une variété bien différente ; et, vers la fin du siècle, un genre hybride, la tragi-comédie, trouvera sa voie.

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7 La tragédie prend son essor : les statistiques révèlent qu’à partir de 1565-1570 on en écrit et l’on en représente un nombre croissant. Quand nos guerres civiles ont cessé, les éditions s’en multiplient. En même temps, la tragédie à l’antique, élégiaque, moralisante et oratoire s’altère. Pourquoi ?

8 Le public s’élargit: dans les collèges provinciaux, le principal invite les habitants de la ville à assister au spectacle scolaire ; en province et dans les pays proches de la France, ils voient une troupe ambulante jouer des tragédies de Garnier et d’autres, à côté de pièces qui appartiennent à des genres différents.

9 De culture moins raffinée que les contemporains d’Henri II, ces spectateurs subissaient le contrecoup de nos guerres de religion et des violences de toute sorte qui en étaient les conséquences. Ils n’étaient pas férus de Sénèque le tragique et de l’auteur de l’Épître aux Pisons ; ils n’avaient lu, même en traduction, ni Euripide, ni Sophocle.

10 Ils goûtaient la réthorique ampoulée, que faisaient valoir les acteurs de bonne volonté1 ou de profession. Mais ils voulaient une action plus mouvementée et plus spectaculaire. Ils aimeront les péripéties, les coups de théâtre que les auteurs de tragi-comédies emprunteront aux romans d’aventures et à la comedia. espagnole. Ils aimeront les chocs violents entre deux personnages, les passions sans frein, les volontés exacerbées, bref la démesure baroque.

11 Et, à la place des héros passifs, gémissants ou objets de lamentations, voici une foule de personnages moins touchants, mais dont les mœurs ardentes et violentes sont mieux adaptées à l’époque.

12 Les problèmes politiques ne tiennent pas la première place dans la tragédie baroque. Mais l’orgueil tiré de la puissance politique est poussé au paroxysme par tous les potentats de tragédie qui, à la suite de l’Atrée de Sénèque et du Nabuchodonosor des Juives, se proclament « pareils aux Dieux ». Chez Claude Billard, Frédégonde est aussi avide du pouvoir royal que d’un amour illégitime ; et Sysulphe, lui aussi, compte bien conquérir les trois parties du monde.

13 À la différence du théâtre élisabéthain (Shakespeare, Marlowe, Ben Jonson. Massinger), l’avarice n’est pas, chez nous, sujet de drame : on ne la tenait pas pour une passion tragique ; en outre, parmi les vices qui s’emparaient des Français à cette époque de décadence morale, on ne signale pas celui-là.

14 Mais, dans nos tragédies baroques, l’amour tient le principal rôle, et il revêt des formes qui n’apparaissaient guère dans la tragédie des humanistes. Se rappeler – il suffit de feuilleter et L’Estoile de Brantôme – qu’à la Cour et dans la haute société du temps, il ne connaissait aucun frein et entraînait des débauches, des violences et des crimes.

15 Chez les personnages baroques des deux sexes, l’amour est une passion dévorante. Dans le Scédase de Hardy, le Lacédémonien souffre comme un « damné », et il sent bouillonner dans ses veines un soufre enflammé ! Le Sinnoris de Jean Hays a les os et la moëlle sucés par la flamme amoureuse. Dans la Charité de Poullet, l’haleine de feu de Thrasylle, en touchant arbres et fleurs, les dessècherait. Le Mérovée de Billard a un Vésuve dans le flanc (comme d’Aubigné amoureux !). Sysulphe, lui, est rongé, dévoré par un ver. Aussi les amoureux sont-ils hors de leur sens.

16 Cet amour, qui, dans la bouche de l’Amnon de Billard, prend des proportions cosmiques : Les arbres font l’amour, l’arbre le fait à la terre,

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n’est pas le sentiment éthéré et langoureux qu’affectent d’éprouver les poètes pétrarquistes. Les personnages du théâtre baroque recherchent ces baisers qui, à l’époque, se prodiguent sur la scène. Et il leur faut du plus solide : Comme l’Amnon de Billard, ils proclament leur volonté de jouir, et ils pe tardent pas à passer de la parole à l’action. Chez le même auteur, les soldats grecs à Troie, enragés d’être séparés de leurs femmes, évoquent leurs charmes les plus secrets.

17 Cette passion érotique rencontre des obstacles, sinon il n’y aurait pas de tragédie. Ces obstacles, c’est l’absence, le refus de l’être aimé qui en aime un autre, la présence d’un mari, la volonté des parents, le tabou de l’inceste. Mais l’amoureux sent son énergie décuplée. Comme le déclara Amnon, il agira « malgré le ciel, la terre », et tous les êtres vivants.

18 Peu d’hésitation. Même s’il faut commettre un crime, un « forfait infâme », on le commettra. Le mari ou le rival préféré, à l’écart on le tuera. À plus forte raison, si le mari est haï de sa femme. La veuve, on l’épousera. La fille, elle, sera violée, même si, comme Thamar, c’est une sœur. Si, au cours d’une tentative de rapt, une jeune mariée périt, celui qui voulait l’enlever exhale une joie sauvage : Et ce contentement pour le moins me demeure ...... Qu’un corrival n’a plus de quoy se prévaloir. (Hardy, Aristoclée)

19 Ces dramaturges ont réalisé l’égalité des sexes ; car les amoureuses ne le cèdent en rien aux amoureux. La passion leur fait perdre et pudeur, et sens moral, et raison. Chez Jean de Schelandre, l’amoureuse princesse Cassandre brise ses colliers d’or, meurtrit sa poitrine à coups de poing, et déchire avec ses ongles son front. La Flore d’Étienne Bellone sent dans tout son corps mille charbons ardents. Cette Cassandre déclare crûment : Le jouyr seulement me peut estre un remède.

20 La Lucrèce de Hardy, qui mérite si peu de porter le nom de la chaste Romaine et que son époux traite avec raison de « louve », attend avec une impudique impatience les caresses de son amant. Dans L’Illusion comique, la princesse Rosine n’est guère plus réservée. Les femmes adultères ne le cèdent pas en nombre aux hommes infidèles. Elles font assassiner leurs maris gênants. Chez Pageau, la princesse Bysathie compare la flamme de ses os au soufre de l’Etna, et, pour sauver son amant, elle fait tuer son père.

21 Il n’est pas étonnant que ces amours paroxystiques aboutissent à des. accès de folie, et surtout à la mort violente : l’amant, l’amante se suicident ou sont assassinés. Souvent, ils prévoient cette funèbre issue. La Rosemonde de Billard la désire : Je ne cours qu’à ma perte, et n’attens que ma mort.

22 La Rosine de L’Illusion comique « consent de périr à force d’aimer » Clindor. Ces amants sont entraînés vers la catastrophe par un élan irrésistible. Jamais autant que dans ces tragédies baroques ne se vérifie le fameux vers de Ronsard : ... l’Amour et la Mort n’est qu’une mesme chose.

23 La haine est portée au même paroxysme que l’amour. Après avoir consommé les viols, Amnon et les deux Lacédémoniens n’éprouvent pour leurs victimes que mépris et haine ; Amnon chasse ignominieusement sa sœur Thamar, et les Lacedémoniens tuent les deux filles de Soédase. Irrité par le viol de sa sœur, Absalon déclare qu’il fera « pisser l’âme et le sang » à son frère; il le fait tuer. Dans le Pyrrhe de Heudon, Hermione qui aime passionnément Oreste, ne se contente pas de faire assassiner par celui-ci son

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mari Pyrrus ; dans une scène inouïe, elle accourt sur le lieu du crime, elle apostrophe et elle insulte longuement le cadavre de son époux : Qui me tient maintenant de te crever les yeux ? De rompre poil à poil ta barbe et tes cheveux ? De t’arracher le cœur, et ta cervelle espandre, Pour assouvir mon ire et ma vengeance prendre ?

24 Ce qui l’empêche de le faire, ce sont probablement les difficultés de la mise en scène... Mais, dans la coulisse, elle fait décapiter le cadavre, et cette charmante bru ordonne qu’on apporte la tête à la mère du défunt.

25 Le désir de vengeance est lui aussi exacerbé, et il fait accomplir des actes atroces. Pour les vengeances et contre-vengeances qui remplissent à la même époque le théâtre élisabéthain et le théâtre français, je renvoie aux études exhaustives de Bowers et de Forsyth. Signalons au moins deux cas remarquables. Dans la première tragédie de Corneille, Médée est plus insensible, plus implacable que la Medea de Sénèque ; car, avant de tuer ses enfants pour se venger de Jason, elle prononce ces mots atroces : « Immolons avec joie ». Après le meurtre, loin d’éprouver un remords, elle s’écrie : « Mes désirs sont contents ». Dans le théâtre de Rotrou, un personnage entièrement inventé pousse le désir de vengeance jusqu’à la rage et au délire. C’est Hermante, héroïne de la tragi-comédie L’innocente infidélité, publiée en 1637.

26 Séduite, puis abandonnée par un roi d’Epire, elle voudrait, de ses dents, arracher la langue corruptrice de sa nourrice, qui a servi d’entremetteuse. Au moyen d’une bague magique, elle reconquiert l’amour du roi, mais elle exige de lui la mise à mort de la reine. À la fin de la pièce, démasquée, dépouillée de son pouvoir magique, elle lance les plus violentes imprécations qui aient jamais retenti sur une scène française : ...... Que l’enfer pour le moins s’ouvre aux vœux que je fais ; Qu’il engloutisse tout, roi, sorcière et palais : Pour réparer un crime au ciel épouvantable, Confondez l’innocent avecque le coupable ; Faites pour mes forfaits souffrir tous les mortels : Renversez les citéz, les trônes, les autels ; Par la punition faites juger du crime ; Que mon pays périsse, et que l’Épire abîme...... Dieux, enfers, élémens, faites ma sépulture Dans le commun débris de toute la nature ; Que le chaos renaisse et que tout soit confus. Dieux, tonnez, cieux, tombez ; astres, ne luisez plus.

27 Le public de l’époque goûtait fort ces passions enragées, puisque un grand nombre d’auteurs les ont alors déchaînées.

28 Voici maintenant un second caractère par lequel la tragédie baroque se distingue de la tragédie des humanistes et de la tragédie classique : c’est un théâtre fait pour les yeux autant que pour les oreilles. Or, le public aime les sensations fortes ; par suite, les violences ne sont pas seulement l’objet de récits, elles sont représentées sur la scène.

29 Auparavant les auteurs tragiques respectaient l’interdiction formulée par Horace : « multa ... toIles ex oculis ». Robert Garnier, le plus pathétique des dramaturges de l’époque humaniste, osait seulement nous faire assister à des suicides et apporter sur la scène un mourant, un cadavre, un cercueil, une urne funéraire.

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30 Ses successeurs se rient d’une telle timidité. Sans abandonner les récits lugubres et les souhaits atroces2, ils feront litière du précepte d’Horace et multiplieront les spectacles affreux qui agissent sur les nerfs des spectateurs3.

31 Parmi ces scènes d’horreur physique nous n’avons que l’embarras du choix. La tradition des supplices des Mystères se perpétue dans des drames religieux qui portent le titre de tragédie : La Machabée de Virey du Gravier, qui fut jouée à Valognes en 1599, le S. Vincent de Boissin de Gallardon (1618), où un bourreau goguenard dit au martyr : Prends courage, je vois ta graisse qui dégoutte. Il serait fastidieux d’énumérer les meurtres par coup d’épée, poison... qui s’accomplissent sous les yeux attentifs du public.

32 Ce que nous devons signaler, ce sont les raffinements macabres. On ne crève plus les yeux dans la coulisse4, mais sur le théâtre : voyez la Charite de Poullet, où cette opération remplit une scène, et le Clitandre, cette tragi-comédie étonnamment baroque de Corneille. L’empoisonnement se traduit, dans Axiane, par le noircissement du visage, plus tard dans la Rodogune de Corneille par la sueur, l’enflure, les yeux égarés. Comme dans le théâtre élisabéthain, on exhibe des débris humains : le cœur, dans la Tragédie mahommétiste et dans Sophronie : Mais où est-il, ami ? – Tenez, le voilà, Sire, la main, et surtout la tête, qu’on tient à la main, ou sur un plat, ou à la pointe d’une lance. Plus l’affinée, la Tomyre victorieuse de Borée se fait apporter une outre remplie de sang humain ; sur son ordre, on en retire la tête de Crassus.

33 On ne s’étonne pas de trouver mentionnés dans le mémoire de Mahelot une femme sans tête, deux cœurs, quatre têtes feintes, et dix fois du sang.

34 Dans la Tragédie mahommétiste, la sultane compte remplir ses entrailles du cœur du meurtrier de son fils ; sur la scène, elle se contente de le poignarder, de lui arracher le cœur et de boire « de son sang une goulée ».

35 Quelques autres spectacles sortent de l’ordinaire : sur l’ordre du More cruel, son maître se coupe le nez. Entre son mari et un jaloux, Aristoclée est écartelée et expire. Dans les Portugais infortunés de Chrestien des Croix, les personnages meurent de faim. Dans la Médée de Corneille, Créon meurt sur la scène, enragé et ruisselant de sang. En 1639, dans la Panthée de Durval, les trois eunuques s’embrassent en se suicidant, afin de mourir debout.

36 Ni l’accouchement, ni le viol n’ont lieu en public. Mais, dans certaines pièces, les spectateurs assistent aux prémices du viol, et, après que le forfait a été accompli, ils voient et entendent la victime.

37 Au sujet du théâtre élisabéthain, Bowers observe que « le goût grossier du public populaire... demandait toujours des scènes plus affreuses de sang et de violence ; par suite, les dramaturges s’appliquèrent à imaginer des situations nouvelles, des tortures inédites, etc5. ». Quand on compare la Duchesse d’Amalfi à la nouvelle de Bandello qui lui a servi de modèle, on voit que Webster a inventé des horreurs supplémentaires. Chez nous, on fait la même constatation pour Crisante de Rotrou et son modèle Plutarque.

38 Nos dramaturges renforcent l’effet macabre en inventant un décor lugubre, tombeau, chambre tapissée de draps noirs avec des larmes blanches -, ou en multipliant au dénouement les morts violentes. Pour la dernière scène de la Mort de Mithridate, La Calprenède imagina un spectacle saisissant : Pharnace entre victorieux dans le palais de

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son père qu’il a combattu ; son père et sa belle-mère sont assis, immobiles, sur des trônes ; à leurs pieds, trois suivantes immobiles: tous les cinq se sont empoisonnés. Nos romantiques ont-ils inventé un finale plus impressionnant ?

39 On retrouve des caractères analogues dans l’art baroque. Émile Mâle a consacré deux chapitres de l’Art religieux après le Concile de Trente à la représentation du martyre et de la mort ; mais le goût du macabre se manifeste aussi dans l’art profane : Rubens n’a pas peint seulement le martyre de S. Liévin, mais aussi le suicide de Sénèque, les pieds plongés dans son sang.

40 À la même époque, certains poètes ont l’imagination hantée par la mort, par le sang humain, par les souffrances physiques. Je renvoie aux poésies de d’Aubigné, de La Ceppède, etc.

41 Enfin on observe de singulières ressemblances entre ces tragédies baroques françaises et le théâtre élisabéthain, bien qu’il n’y ait pas eu d’influences entre eux. Chez les Anglais eux aussi, les passions, en particulier l’amour, sont portées à leur paroxysme, et les mêmes moyens de créer l’horreur visuelle sont employés6.

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42 Marino assignait à la poésie ce but : la meraviglia, et invitait le poète à far stupir. Les historiens modernes de l’art baroque y retrouvent la même tendance ; Pierre Lavedan écrit : « Le désir d’étonner est au fond de toute œuvre baroque », et André Chastel parle de «technique de la surprise concertée ».

43 Dans le théâtre français de cette époque, les auteurs rechercheront les effets de surprise, d’une part, par les événements et le spectacle, de l’autre, par le langage. Les étrangetés abondent dans les ballets qui sont dansés sous le règne de Louis XIII7. Quant aux tragi-comédies, qui, entre 1630 et 1640, sont le genre dramatique le plus cultivé, elles abondent en péripéties et coups de théâtre. Dans les Visionnaires, Desmarets de Saint-Sorlin en a fait une plaisante parodie. Il a exagéré ; mais on ne saurait dénombrer toutes les rencontres machinées par le hasard, les méprises, les travestis, les personnages que l’on croyait morts et qui reparaissent... Reprenons encore une fois le Clitandre de Corneille ; une jeune fille va être poignardée par une rivale, au dernier moment, elle est sauvée par l’arrivée d’un homme tout en sang; une autre est sur le point d’être violée, après un long suspens, elle crève un des yeux de son ravisseur et se sauve. La magie était un des éléments de l’action dans un grand nombre de pastorales et de ballets et aussi dans des tragi-comédies, des comédies et des tragédies8 ; le public s’ébahissait devant les incantations, les apparitions, et les changements à vue.

44 Comme les poètes du temps, les dramaturges s’efforcent de tirer du langage, voire des images pétrarquistes les plus banales, des effets de surprise. On emploie un mot à la fois au sens propre et au sens figuré. Un personnage de Rotrou s’est noyé par chagrin d’amour : on évoque cette mort en prenant le verbe rider au sens propre (les cercles concentriques de l’eau) et au sens figuré (les rides, signe de douleur) : ...l’onde s’en est émue, Et son front s’est ridé d’horreur qu’elle a reçue.

45 Dans un autre passage, Rotrou renouvelle avec subtilité l’image banale de la. blancheur neigeuse de la poitrine féminine : ...ces deux monts, Où le lait et la neige ont trêve avec le feu.

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46 Au sens propre, le feu combat la neige et la fait fondre; au sens figuré, la neige des seins voisine avec le feu de l’amour, qui réside dans le cœur. Le mot rocher caractérise l’insensibilité de la femme aimée ; chez Rotrou, un amoureux prétend se poser sur « ces deux monts de roche », c’est-à-dire sur les seins de la cruelle ; la jeune fille réplique avec une savante ingéniosité : Vous ne pouvez pourtant ignorer qu’un rocher Est beaucoup plus sensible à la voix9 qu’au toucher !

47 Rotrou fait des rapprochements inattendus entre un mot concret et un mot pris au sens figuré. Rien de plus banal que la métaphore du soleil pour désigner la femme aimée ; mais voici une acutezza nouvelle : « Un doux espoir ... me promet ce soleil dans mon lit ». Et de Rotrou également :

48 Mais que l’aveuglement d’un homme est sans pareil

49 Qui réclame la nuit pour jouir d’un soleil.

50 Comme le poète, le dramaturge recourt à la périphrase-énigme, qui, à première vue, énonce une absurdité, et qui, à la réflexion, fournit une définition exacte et neuve, par exemple, le corail soupirant (la bouche), le vermeil animé (le sang)10, etc.

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51 Un dernier caractère commun à l’art baroque et au théâtre baroque, c’est le goût du faste. Certes, les spectacles de l’hôtel de Bourgogne et ceux que les comédiens ambulants donnaient dans les jeux de paume, se jouaient devant des décors simplifiés et peu coûteux. Mais le théâtre de Cour recherchait le faste : de l’Arimène représentée à Nantes aux fêtes de Versailles, en passant par les ballets, on dépensait largement pour l’éclairage, les costumes, les décors, la machinerie ; les gravures reproduisant les décors montrent des palais magnifiquement ornés ; les luxueuses représentations de Mirame, d’Orfeo, d’Andromède coûtèrent des sommes énormes.

52 Ainsi donc, ce qui caractérise ce théâtre, que l’on appelle baroque, c’est le déchaînement de passions frénétiques, la fréquence des spectacles violents et horribles ; c’est la recherche des effets de surprise ; c’est, tout au moins à la Cour, le goût du faste. Les progrès du Classicisme produiront des changements radicaux. On reviendra au multa tolles d’Horace, les bienséances proscriront les spectacles immoraux ou macabres et interdiront le viol, l’inceste, les plaisirs érotiques, et même les baisers. Le hasard qui produisait tant d’effets de surprise, sera presque complètement éliminé. On se lassera (sauf à l’Opéra) des magiciens et magiciennes et de leurs simagrées. On chassera les pointes avec autant d’ardeur qu’on les avait recherchées. Cependant tout ne disparaîtra pas : la tragédie offrira encore quelques personnages aux passions démesurées ; et l’opéra recueillera les traditions des spectacles fastueux et surprenants.

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NOTES

1. Cf. le témoignage de Balzac sur le boulanger qui « criait à pleine tête » le Pareil aux dieux je marche des Juives. 2. Cf. les souhaits de l'Hécube de Garnier à l'égard de Polymestor, ceux de la femme d'Akméon dans la tragédie de Hardy, etc. 3. Du reste, Horace lui-même avait reconnu le pouvoir du spectacle : Segnius irritant animos demissa per aurem Quam quae sunt oculis subjecta fidelibus... 4. Cf. La Troade et Les Juives de R. Garnier. 5. Cf. son Elizabethan Reveroge Tragedy, 1940. 6. Cf. mon article Le théâtre de démesure et d'horreur en Europe occidentale aux XVIe et XVIIe siècles (Forschungsprobleme der vergleichenden Literaturgeschichte, Tubingen, 1951). 7. Cf. les récents ouvrages de Miss MeGowan et de Mlle Christout. 8. Cf. mon article Le merveilleux magique en France dans le théâtre baroque (Revue d'histoire du théâtre, XV), 1963. 9. Les spectateurs qui savaient leur mythologie, reconnaissaient ici l'histoire d'Amphion. 10. J'ai cité d'autres exemples dans la Revue d'histoire littéraire de 1959, p. 95.

AUTEUR

RAYMOND LEBÈGUE Membre de l’Institut

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Les fêtes théâtrales de Louis XIV et le baroque de la Finta Pazza à Psyché (1645-1671)

Jacques Vanuxem

1 À la mort de Louis XIII et de Richelieu, le décor des pièces de théâtre apparaît tout imprégné d’esprit baroque ; on y retrouve la surcharge décorative et la recherche du mouvement, caractères essentiels du baroque. Les décors de la première moitié du siècle, connus par le fameux recueil de Mahelot, manifestaient déjà une grande surabondance, fort ostentatoire : bossages sur les murailles, congélations sculptées, terrasses à balustres, termes étranges ou colonnes torses pour soutenir les entablements. Les ornements naturels, rochers, arbres sont lourds, épais, les perspectives profondes. Les moyens sont peut-être, modestes, les intentions sont ambitieuses. Des matériaux provisoires permettent à des artistes de talent de frapper le spectateur.

2 La recherche du mouvement est partout : on l’évoque en peignant sur la toile des fontaines coulantes1. Les décors eux-mêmes changeaient. Dans les Travaux d’Ulysse de Durval (1631) le héros allait en enfer : près de la mer on voyait « le fleuve du Stix où Caron paraît dans sa barque garnie d’un aviron ; le tout se cache et ouvre »2. Dans l’ Artémise de Maréchal (1639) on voyait s’ouvrir la pyramide du mausolée pour qu’apparaisse devant le public l’urne contenant les cendres de Mausole3.

3 À partir de 1641, les changements de décor triomphent avec la Mirame de Desmarets que Richelieu fit représenter pour inaugurer la salle de spectacle de son palais. La Gazette parle de ce « superbe théâtre sur lequel avec un transport difficile à exprimer et qui fut suivi d’une exclamation universelle d’étonnement paraissaient de délicieux jardins ornés de grottes, de statues, de fontaines ». De ce jardin l’on voyait la mer avec des vagues sur laquelle passaient de grandes flottes, la nuit succédait au jour puis l’aurore annonçait le retour du soleil4.

4 Après le spectacle, la scène se transforma en une grande salle « en perspective », où les membres présents de la famille royale prirent une collation magnifique, s’offrant à leur

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tour eux-mêmes en spectacle, après avoir été spectateurs, ce qui sera de pratique courante lors des grandes fêtes de Louis XIV.

5 Malgré la médiocrité de la pièce de Desmarets, le décor de Mirame – car, pour respecter la règle des unités, il y avait un décor unique dont seul le fond et les éclairages changeaient – fut extrêmement admiré. Six gravures correspondant à chacun des moments importants de la tragi-comédie en perpétuent le souvenir.

6 On ne doit pas exagérer l’importance d’une critique de l’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, sur les décors de Mirame. Si on la lit attentivement on s’aperçoit qu’elle vise assurément la pièce de Desmarets – que nul ne prétendra être un chef-d’œuvre – mais pour les décors, Marolles critique surtout la mauvaise exécution des perspectives « ...qui fait apparaître les personnages des géants, à cause des éloignements excessifs de la perspective dont il faut que les espèces soient merveilleusement petites dans la proportion pour tromper la vue5 ».

7 Marolles était particulièrement sensible aux problèmes de la perspective très étudiée alors et ne pouvait admettre d’exécution médiocre en la matière. La perspective, créatrice d’illusion, est essentiellement baroque, et, en fait, Marolles reproche aux perspectives de Mirame de donner une illusion imparfaite.

8 Marolles était en rapport avec ceux qui à Paris s’intéressaient à la perspective : Mersenne si fameux, l’inventif Niceron...6, deux illustres religieux de l’ordre des minimes, ce qui lui permettait d’écrire ailleurs « Les curiosités de l’optique et de la perspective ne sont point négligées parmi nous7 ».

9 Mazarin pour les spectacles devait largement dépasser Richelieu. Au lieu de tragédies parlées dont le décor unique se modifiait par la toile de fond ou par l’éclairage, il amena à Paris les pièces à l’italienne avec musique et changements complets de décor dont l’action se déroulait dans un monde mythologique et merveilleux : spectacles extraordinaires qui exigaient un machiniste pour les changements de décor, un maître de Ballet et une musique sur un poème. Le machiniste fut Torelli, le maître de Ballet Balbi. On vit ainsi représenter en 1645, chantée et récitée en italien, la Folle Supposée de Strozzi et Sacrati (Finta Pazza), dont on connaît les décors par des gravures. La pièce n’était pas encore à proprement parler un opéra : c’était une représentation avec musique et machines, dont une partie était parlée. L’ensemble était d’un baroque total et assez extravagant, avec ses changements qui laissaient apparaître une vue de Paris, et des ballets d’ours, de singes, d’autruches et de perroquets destinés à amuser le jeune roi Louis XIV. Le spectacle fut extrêmement admiré : Voiture et Maynard dédièrent des sonnets enthousiastes à Mazarin.

10 Le sévère Olivier Lefèvre d’Ormesson admira lui aussi les cinq « faces » de théâtre différentes de la Finta Pazza : Entre toutes ces faces différentes la perspective était si bien observée que toutes ces allées paraissaient à perte de vue quoique le théâtre n’eust que quatre ou cinq pieds de profondeur... L’aurore s’élevait de terre sur un char insensiblement et traversait ensuite le théâtre avec une vitesse merveilleuse. Quatre zéphirs étaient enlevés du ciel de mesme tandis que quatre descendaient du ciel et remontaient avec la mesme vitesse. Ces machines méritaient d’être vues.8

11 Ce succès poussa Mazarin à renouveler son essai : l’année suivante fut représentée l’ Egisthe du fameux musicien Cavalli ; aimable pastorale à mise en scène plus discrète. On a souvent cité un texte de Mme de Motteville pour en conclure que cette représentation

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fut un échec, mais si l’on se reporte aux Mémoires de Mme de Motteville, on s’aperçoit que le texte en question a un tout autre sens : Le Mardi Gras de cette année (1646) la Reine fit représenter une de ces comédies en musique dans la petite salle du Palais Royal, où il n’y avait que le Roi, la Reine, le Cardinal et le familier de la Cour, parce que la grosse troupe de courtisans était chez Monsieur, qui donnait à souper au duc d’Enghien. Nous n’étions que vingt ou trente personnes de ce lieu et nous y pensâmes mourir d’ennui et de froid. Les divertissements de cette nature demandent du monde, et la solitude n’a pas de rapport avec les théâtres.9

12 Ces observations judicieuses visent, non pas la nature du spectacle, mais seulement les conditions dans lesquelles il a été donné.

13 Mme de Motteville dédaignait si peu ces spectacles que l’année suivante en 1647, lorsque l’Orphée (de Rossi) fut représenté à la cour, elle écrivit : Ce fut une comédie à machines et en musique, qui fut belle... qui nous parut une chose extraordinaire et royale. Il (le Cardinal Mazarin) avait fait venir les musiciens de Rome avec de grands soins, et le machiniste aussi qui était un homme de grande réputation pour ces sortes de spectacles. Les habits en furent magnifiques et l’appareil tout de même sorte...10

14 Torelli, le machiniste de Mazarin, Rossi le musicien, avaient donc pleinement l’essai. Les spectateurs français, déjà préparés par les décors des tragédies au Marais ou au Palais Royal au temps de Richelieu, apprécièrent au plus haut point les richesses apportées par les italiens dans la Finta Pazza, puis dans l’Orphée qui fut vraiment le premier opéra, entièrement chanté, représenté en France.

15 Du succès d’Orphée de nombreux témoignages demeurent, outre celui de Mme de Motteville. La Gazette de Renaudot écrivit alors : Les entrées magnifiques et d’une continuelle musique d’instruments et de voix où tous les personnages chantaient avec un perpétuel ravissement des auditeurs, ne sachant lequel admirer le plus, ou là beauté des inventions, où la grâce et la voix de ceux qui les récitaient, ou la magnificence de leurs habits, car, par la variété des scènes, les divers ornements du théâtre et la nouveauté des machines, ils passaient toute admiration.11

16 C’était donc un spectacle vraiment complet et tout baroque qui fut donné dans la salle du Palais Royal où avait été jouée Mirame.

17 Comme la famille royale après la représentation de Mirame, le jeune roi âgé de huit ans se donna en spectacle dans un bal qui eut lieu sur cette même scène dans un décor qui représentait une salle peinte par Ch. Errard12.

18 Malgré la Fronde qui empêcha de publier les décors de l’Orphée comme l’avaient été ceux de la Finta Pazza, on n’oublia pas la magnificence de ce spectacle. En 16531e gazetier Loret parlait encore des machines « si belles » de « l’excellent poème d’Orphée13 ». Plus tard, en 1681, dans ses « Représentations en musique », p 205, le P. Menestrier rappelait encore « Les changements merveilleux de décorations extraordinaires, la beauté des chants » de cette représentation.

19 Certains spectateurs, tels que Lefèvre d’Ormesson ou Montglat, ont cependant exprimé une opinion qui était celle de nombreux spectateurs : le regret que les paroles fussent en italien et difficilement compréhensibles.

20 D’une façon générale, on souhaitait un spectacle aussi magnifique mais d’une langue plus accessible aux Français. Corneille entreprit dès 1647 son Andromède qui aurait dû succéder au Palais Royal à l’Orphée. S’il y avait autant de machines, dues au même

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Torelli, autant de danses que dans l’Orphée, la part de la musique était réduite et la plus grande partie de la pièce était parlée. On s’éloignait de l’opéra chanté.

21 La pièce ne fut représentée qu’en 1650 au Petit Bourbon où l’avait été la Finta Pazza ; elle fut admirée et d’autres pièces utilisèrent les machines ; mais elle ne marqua pas la création d’un genre durable, et Corneille qui devait écrire encore de nombreuses tragédies ne revient qu’accidentellement à ce genre de spectacle. Comme ceux de la Finta Pazza les décors d’Andromède nous sont bien connus car ils ont été gravés : nous pouvons donc nous faire une idée assez exacte de ce que furent le « char du soleil », les palais magnifiques, les apparitions célestes, les jardins délicieux transformés en rochers affreux, une mer transformée en palais sur lequel apparaît le char de Junon, le tout se terminant par un temple à coupoles. Corneille qui semble avoir pris plaisir à écrire une telle pièce a décrit complaisamment les décors de sa tragédie.

22 Mazarin était sensible au goût des écrivains et des artistes italiens qui l’entouraient, plutôt qu’il n’était poussé à favoriser les expériences d’adaptation des tragédies françaises aux décors italiens et à leurs changements. En 1654, il revint à l’opéra chanté avec Les Noces de Thétis et de Pelée, musique de Caproli paroles de Buti. Cet opéra s’emmêlait étroitement avec les entrées d’un grand ballet royal, tel qu’il était de coutume d’en donner chaque année.

23 Aucune pièce à machines du temps de Mazarin ne nous est mieux connue que les Noces de Thétis et Pelée dont les machines étaient de Torelli. Nous avons le texte en italien de l’abbé Buti, qui, dans le livret, est traduit en français par de majestueux alexandrins ; nous possédons des descriptions des représentations, des compositions attribuées au peintre italien A. Sacchi reproduisant diverses scènes ; des gravures d’Israël Silvestre reproduisent les décors et il existe des dessins des costumes des ballets qui offrent de curieuses divergences avec ce qui est représenté dans les gravures où les personnages sont « à l’Antique ». On connaît donc fort bien les décorations de cette pièce toute baroque, leur surcharge dans la représentation de grottes ou de palais, les changements lorsque le fond de la grotte se modifiait, pour substituer à un paysage champêtre un paysage maritime. Le bizarre ou l’effrayant ne manquaient pas quand Junon invoquait les furies : Sortez horribles sœurs, du profond des abimes un monstre levait sa gueule gigantesque hors de l’eau et vomissait les furies, l’une d’entre elles incarnée par le jeune Louis XIV.

24 Cette gueule monstrueuse était traditionnelle et rappelait aussi bien l’enfer des Chrétiens suivant la tradition du Moyen Âge que les enfers païens. Le théâtre baroque a aimé ces représentations terribles. On les retrouvait dans les fêtes italiennes depuis la Renaissance. Un exemple est fameux : le 28 mai 1607, à Mantoue dans un ballet dont la musique était de Monteverdi, une mâchoire de dragon représentait l’entrée de l’enfer ; au fond de cette gueule des feux rouges donnaient l’illusion de flammes...

25 Un combat de barrières avait été inséré curieusement dans l’opéra de 1654 et· avant de se donner à Pelée, Thétis se transformait successivement en lion, en monstre et en rocher... Le tout se terminait par un long et superbe ballet.

26 La présence du Roi parmi les danseurs donnait à ce fastueux spectacle l’assurance d’un succès dont les gazettes en prose ou en vers nous ont laissé l’écho. Le désir était général de voir ces splendeurs se renouveler et en 1658, on eut au Petit Bourbon, les représentations de la « Rosaure impératrice de Constantinople » dont Torelli fit les

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machines, Une fois de plus Loret (T, II, p, 458) fit connaître l’admiration et l’étonnement que suscitèrent les décors de cette pièce.

27 Ces spectacles à l’italienne organisés par Mazarin, utilisant les talents exceptionnels du machiniste Torelli, eurent le plus grand succès. Nous avons déjà rappelé les sonnets bien connus de Voiture et de Maynard qui les célébrèrent. Nous préférons citer celui de la Mesnardière « sur les premières perspectives et les machines du Petit Bourbon ». Il s’agit donc de la Finta Pazza et des Noces de Thétis. Merveilles du Compas et de la Portraiture Justes alignements, qui d’un point découvert De vos cieux azurés, de vos bocages verts Poussez loin de nos yeux la fuyante peinture... Beaux Arts, pères féconds de mille changements Par vos charmants tableaux, par vos prompts mouvements Vous nous montrez l’esprit de la nouvelle Rome...

28 Dans ces vers La Mesnardière insiste très justement sur la perspective et sur les changements, sur les tendances toutes baroques vers l’illusion et le mouvement.

29 Si Torelli fut en définitive disgrâcié en 1659, ce départ ne marque nullement une victoire sur le baroque, car il fut aussitôt remplacé par Gaspard Vigarani, architecte de Modène, assisté de ses fils Louis et Charles. Ce dernier devait rester pendant vingt ans le grand maître des décors et des machines pour les fêtes de Louis XIV.

30 L’art des Vigarani était aussi baroque que celui de Torelli et il s’allia fort bien avec celui des Français qui, tel Lebrun, savaient être baroques quand il le fallait.

31 La grande tâche confiée à Vigarani et ses fils fut d’édifier une salle Spéciale pour les spectacles à machines qui put remplacer avantageusement celle du Petit Bourbon destinée à être détruite. Les splendeurs des Noces de Thétis et de Pelée pourraient y être renouvelées avec plus d’éclat encore, Les inventions des machinistes italiens auraient pu ainsi être encore mieux connues et appréciées par les. Parisiens. Après diverses hésitations sur sa place, il fut décidé que la salle ferait partie intégrante du Château des Tuileries.

32 L’inauguration, retardée par les difficultés de l’entreprise, eut lieu le 7 février 1662 par l’Hercule amoureux, pièce dont les paroles italiennes étaient, comme celles des Noces de Thétis, de l’abbé Buti. La musique était du fameux Cavalli, venu de Venise pour diriger son œuvre. Les décors de Vigarani étaient plus nombreux que ceux de Torelli dans les Noces de Thétis. Il y en avait dix. La représentation durait six heures (au lieu de quatre pour les Noces). Dix-huit entrées de ballets, auxquels participaient le Roi et la Cour, s’inséraient dans la représentation. La pièce évoluait exactement dans le même monde tout baroque que dans les pièces italiennes à machines qui avaient précédé. On voyait successivement le rivage de la mer avec des rochers, un palais royal, une grotte, un jardin fastueux, une forteresse près des flots, des sépultures au milieu de cyprès, les enfers, le Temple de Junon, l’Olympe avec l’Assemblée des Dieux... Au milieu de ces décors, des machines permettaient des apparitions de Dieu : l’Aurore, la Lune, le Char de Vénus, Mercure, Neptune et les Tempêtes14.

33 Ces représentations eurent le plus grand retentissement. Malheureusement, nous ne pouvons les étudier que difficilement car, au contraire des Noces de Thétis, nous n’avons ni dessins, ni gravures de décors et de costumes, ni même le texte complet de la pièce dont on ne possède que le prologue et les arguments de chaque acte. Le Roi avait

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commandé à Henri de Gissey de dessiner les décors de l’Hercule Amoureux et de les faire graver, mais, pour des raisons que nous ignorons, cet ordre, ne fut pas exécuté,

34 Bien que Gissey n’ait donc pas gravé l’Hercule Amoureux, on peut cependant évoquer les décors de la représentation de 1662 grâce au Recueil des « Devises pour les tapisseries du Roi », source remarquable de renseignements sur l’art au début du règne personnel de Louis XIV. Ce manuscrit, splendidement enluminé par Jacques Bailly pour le roi, fut gravé par Sébastien Leclerc et eut au moins quatre éditions entre 1668 et 1679. La série des saisons offre, dans ses bordures, des devises inspirées par « le divertissement qui est le plus convenable à la saison représentée et auquel sa Majesté se délasse ordinairement de ses grands travaux ». Pour l’hiver, ces divertissements sont les spectacles évoqués au bas de la tapisserie, d’un côté par un amphithéâtre, de l’autre par une machine de théâtre15.

35 Cette machine de théâtre représente une roche avec quelques arbres, au-dessous des treuils et des cordages dont on se servait pour mouvoir les machines sur le théâtre.

Fig. 1 : La machine de théâtre, Devise de la tapisserie de l’Hiver (d’après la gravure de Sébastien Leclerc)

36 Pour son manuscrit qui commentait les devises de la bordure, Bailly chercha à enrichir la présentation de chaque devise prise isolément. Il a ajouté ainsi des éléments qui nous sont précieux pour l’étude des fêtes théâtrales. Un amphithéâtre apparaît derrière un très curieux et riche rideau qu’écartent deux comédiens italiens : et l’on voit le sol de la scène.

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Fig. 2 : La devise de l’Amphithéâtre (recueil des devises pour les tapisseries du Roi), Gravure de Sébastien Leclerc, d’après Bailly

37 Quant à la devise de la machine, elle nous permet d’évoquer de la façon la plus précise la magnificence des décors de la salle des Tuileries. On ne voit plus le dessous de la scène, les treuils et les machines peu séduisantes pour l’œil. L’artiste cherche à mettre en valeur la longue perspective d’un jardin orné de statues entre des arbres soigneusement taillés. Ce jardin rappelle celui du troisième acte de l’Hercule Amoureux. Et nous savons qu’au quatrième acte de cette pièce apparaissait un palais dans les nuages. Le désir d’évoquer la représentation des Tuileries nous paraît donc évident, surtout si l’on remarque que, dans l’encadrement fort riche, parmi tous les accessoires de théâtre, masques, instruments de musique, costumes pompeux, couronnes, on voit la massue d’Hercule.

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Fig. 3 : La devise de la Machine de Théâtre (recueil des devises pour les tapisseries du Roi). Dessin de Sébastien Leclerc, d’après Bailly

38 Dans un autre encadrement du manuscrit, où sont évoquées toutes les occupations des saisons avec une surabondance particulièrement baroque, on voit encore dans la partie inférieure, pour l’hiver, toutes sortes d’accessoires de théâtre. Deux jeunes satyres cherchent à dresser des arbres appliqués à des montants de bois.

39 Dans sa correspondance, Vigarani, notant le succès de la pièce, précise qu’on a admiré tout particulièrement les scènes infernales. Cet enfer était représenté par une gueule affreuse au travers de laquelle on voyait le palais de Pluton. Dans les Noces de Thétis en 1654, apparaissait une gueule de ce genre, mais relativement petite. Presque deux ans avant l’Hercule Amoureux, en juin 1660, à Modène ville des Vigatani, pour une fête donnée en l’honneur de la naissance du prince héritier, on avait vu un effroyable monstre. De sa gueule sortait le char de Pluton16.

40 En juin 1662, le théâtre des Tuileries étant terminé, Gaspard Vigarani et ses fils, leur mission accomplie, pouvaient retourner à Modène. Mais moins de deux mois plus tard, Charles Vigarani était rappelé par le Roi. Nul en France n’était capable de le remplacer et son art était vivement apprécié. Le retour de l’ingénieur italien en 1662 peut être opposé au départ en 1665 du Bernin de Paris ; si ce départ signifie un refus du baroque, le rappel de 1662 ne doit-il pas apparaître au contraire comme s’il avait été accepté ? Mais ne simplifions pas les faits à ce point...

41 Revenu en France, Vigarani ne cessa de travailler. Son art était indispensable pour les fêtes royales. Les documents exhumés récemment du minutier central, des notaires attestent son activité. Dès septembre 1662, on le voit occupé aux décors du ballet royal des Arts qui fut dansé au début de 1663 au Palais Royal. En février 1664, après qu’il eut dressé au Louvre le théâtre où fut représenté le Mariage Forcé de Molière et dansé le ballet qui suivit, on lui laissa espérer que l’année suivante une nouvelle fête théâtrale

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analogue à l’Hercule Amoureux serait représentée dans la grande salle des Tuileries qui n’avait plus été utilisée. Pourtant, de nombreux auteurs, tel Corneille auraient été heureux d’écrire pour cette salle : Ouvre-moi donc grand roi, ce prodige des arts Que n’égala jamais la pompe des Césars Ce merveilleux salon où la magnificence Fait briller un rayon de la toute puissance17.

42 Mais il dut attendre pour renouveler dans cette salle les splendeurs d’Andromède, car le Roi avait d’autres idées en tête. Depuis deux ans, il s’intéressait de plus en plus au château de Versailles.

43 Cette petite résidence ne pouvait alors se comparer au Louvre ou à Fontainebleau, mais les jardins parés de fleurs merveilleuses étaient particulièrement chers au Roi. Nous voyons ce premier Versailles tout fleuri au fond de la tapisserie du printemps dans la Tenture des Saisons.

44 Pour consacrer en quelque sorte ce lieu charmant et pour, exalter sa maîtresse La Vallière le Roi ordonne une série de fêtes qui seront fameuses : les Plaisirs de l’Isle enchantée.

45 Nous n’y insisterons pas longuement, car pour le baroque, elles marquent une régression par rapport à l’Hercule Amoureux. Versailles n’était point du tout alors la majestueuse demeure que nous connaissons. La beauté de la végétation fut surtout mise en valeur par Vigarani dans le théâtre en plein air dont la scène est simplement ornée de chaque côté de deux chutes de trophées d’armes. Il n’y avait pas de grands effets d’architecture.

46 La pièce de Molière, la Princesse d’Elide, n’exigeait pas de machines nombreuses, d’ailleurs difficiles à réaliser sur ce théâtre provisoire rapidement construit. On ne reconnut la science de Vigarani qu’après le ballet qui terminait la comédie quand on vit sortir de dessous le théâtre la machine d’un grand arbre chargé de seize faunes musiciens.

47 Le goût baroque de Vigarani se reconnaissait mieux dans le char d’Apollon, éclatant d’or et de diverses couleurs dont l’entrée précéda la course de bagues, et surtout dans l’invention dont le machiniste était particulièrement fier, d’un monstre marin flottant sur l’eau accompagné de deux baleines. Sur ces trois monstres étaient perchées trois comédiennes célèbres, Mlles du Parc, de Brie et Armande Béjart, la femme de Molière.

48 Au fur et à mesure que le château de Versailles va s’agrandir, les réjouissances y prendront un caractère de plus en plus baroque. L’année suivante, le 12 juin 1665, une nouvelle fête théâtrale eut lieu dans les jardins de Versailles. En six jours Vigarani construisit un théâtre plus magnifique que celui de la Princesse d’Elide. Ce théâtre devait servir de lieu pour le Bal. Mayolas, successeur de Loret, le décrit ainsi dans sa gazette en vers. Il le montre : Paré de divers ornements D’architecture, de portiques De perspectives magnifiques Des espaliers avec des fleurs De toutes sortes de couleurs Dans des vases de porcelaine, De Vigarani les machines Paraissaient des pièces divines

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Et cet excellent ingénieur Eut de la gloire et du bonheur.18

49 Sur ce théâtre, la troupe de Molière représenta le Favori de Mademoiselle Desjardins, fine comédie que, pour rendre plus vivante, Molière fit précéder d’un prologue aujourd’hui perdu, où il jouait le rôle d’un marquis ridicule.

50 À défaut de gravures, il existe une description fort peu connue de ce théâtre, d’autant plus intéressante qu’elle est l’œuvre de Mlle Desjardins elle-même. Cette description met bien en valeur à la fois ce qui restait du style agreste de la Princesse d’Elide et le retour vers le faste baroque : portiques, perspectives, lustres en cristal, etc. Au sortir d’un parterre, ouvert et magnifique Fut tracé le dessein d’un théâtre rustique Ou se montrait aux yeux, comme en éloignement De mille chutes d’eau, le liquide ornement Cent portiques divers décoraient ce théâtre Et bien que le gazon y tient lieu de l’Albastre Son champêtre agrément avait tant de beauté Que le jaspe et le bronze auraient moins éclaté Mille cyprès que l’art avait rendu solides Faisaient un double rang de vertes pyramides Ou cent vases de fleurs formés différemment Servaient comme de base et de couronnement : Et formaient un émail de fleurs et de verdure Le plus beau que jamais ait produit la nature. Cent flambeaux de crystal dans les airs soutenus Par des liens secrets à nos yeux inconnus Et qui dans cet endroit semblaient percer la nue Paraissaient enchantés à notre faible vue Plusieurs Mirthes taillés servaient de piédestal, A cent autres flambeaux d’agathe et de crystal...19

51 On ne voyait pas, lors des Plaisirs de l’Isle enchantée, l’année précédente, des portiques, des vases de porcelaine, des perspectives aussi magnifiques ; les décors revenaient donc à la surcharge baroque, et ce théâtre provisoire marquait ainsi un retour vers la magnificence de l’Hercule Amoureux. Il est regrettable que nous n’avons aucun dessin, aucune gravure qui le reproduisent.

52 Nous devrions maintenant passer en revue toutes les fêtes données par la cour, car le théâtre était de toutes les fêtes. Un poète qui célébrait en 1665 les plaisirs de Saint- Germain, alors résidence préférée de Louis XIV, écrivait : Le théâtre éclairé par plus de trente lustres N’exposait à nos yeux que des objets illustres Au pied d’un roc affreux, dans un éloignement Se voyait une nymphe privée de son amant.20

53 La vie de la Cour ne se concevait donc pas sans un théâtre brillamment éclairé : un décor qui ne dédaignait pas les effets de perspectives et les accessoires étranges (un roc affreux) habituels aux pièces à machines depuis plus de vingt ans.

54 À Versailles, fin 1665, Vigarani dressa le théâtre où fut représenté l’Amour Médecin de Molière et un ballet.

55 En 1666, au mois de septembre, dans une lettre au Cardinal d’Este, il indique que la Cour retournera à Saint-Germain, puis reviendra aux Tuileries quand les travaux qui sont entrepris seront prêts. Il ne cache pas que la magnifique salle des machines, construite par son père et lui, est menacée : certains estimant qu’une salle aussi vaste n’est pas à

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sa place dans un palais royal et qu’il vaudrait mieux la détruire pour y substituer des appartements. Il espère cependant qu’elle servira encore, connaissant le goût du Roi pour les pièces à machines,

56 Avant le retour aux Tuileries, Vigarani fut, comme il était prévisible, chargé de travaux pour les fêtes de Saint-Germain, qui eurent lieu dans l’hiver 1666-1667. La plus fameuse fut le ballet des Muses où prirent place plusieurs comédies de Molière. Ce ballet fut dansé sur un théâtre improvisé en huit jours dans la grande salle du vieux château. Molière devait donc constamment adapter son talent à la mise en scène somptueuse et aux machines de Vigarani. On ne peut mieux le constater que lors de la magnifique fête de 1668, mais avant d’y arriver, il est utile de ,comparer ce qui se faisait pour Louis XIV avec ce que l’on voyait dans les autres Cours d’Europe, en particulier en Allemagne.

57 La Cour de France n’a pas adopté un art qui lui fut propre. Son baroque est le même que celui qu’adoptèrent les Cours de Munich et de Vienne. Partout des machinistes italiens sont les maîtres des décors de théâtre qui sont tout·à fait comparables à ceux que Torelli ou Vigarani dressèrent à Paris, à Saint-Germain ou à Versailles.

58 Le Père Menestrier, dans son livre sur les Représentations en Musique, paru en 1681, a très bien discerné le caractère identique de ces représentations, qu’elles aient eu lieu en Italie, en France, ou en Allemagne. Il rappela que le goût des fêtes théâtrales à machines est passé de la Cour de Turin à celle de Munich grâce à la princesse Adélaïde de Savoie, femme de l’Électeur Ferdinand. Comme Mazarin à Paris, elle introduisit à Munich les pièces italiennes à grand spectacle. À la Cour de Savoie, les décors étaient particulièrement magnifiques.

59 Adélaïde voulut donc que Munich ne le cède pas à Turin, et le Vénitien Santurini y fit des décors de profonde perspective, riches et surchargés d’ornements comparables à ceux de Vigarani.

60 Mais rien n’atteignit, du moins d’après les gravures que nous en avons, la fête théâtrale de la Pomme d’Or qui fut offerte en 1667 à Vienne par l’empereur d’Allemagne Léopold à sa jeune épouse Marguerite, qui, notons le, était infante d’Espagne (on la voit dans les Ménines de Velasquez) et demi-sœur de la reine de France. Or, il n’y a rien, dans les décors de Burnaccini, le machiniste italien qui avait été rival de Torelli, qui n’ait été dans les décors de Gaspard Vigarani dans l’Hercule Amoureux. Une seule différence : les décors de Burnaccini étaient plus nombreux, puisque nous en avons vingt-trois gravures. Le thème mythologique de la pièce donne lieu aux mêmes changements que celui d’Hercule : les héros passaient d’un palais dans une grotte, les dieux infernaux intervenaient avant ceux de l’Olympe, etc. le tout prétexte à effets des machines.

61 Nous voyons donc dans la Pomme d’Or une première fois l’empire de Pluton plein de monstres effroyables perchés sur des colonnes elles-mêmes monstrueuses, les passages qui sont de chaque côté du trône de Pluton et de Proserpine étaient surmontés de gueules ouvertes ainsi que le trône même de Pluton.

62 Cette sombre vision s’oppose celle de l’Olympe. Puis l’on revient sur terre, au mont Ida, où nous trouverons Pâris, car la Pomme d’Or est celle que le jeune prince doit offrir à l’une des trois déesses. Pâris retourne dans son palais plein de caryatides, tandis que Junon, pour le séduire et obtenir la pomme, apparaît dans un palais splendide. Rappelons-nous que le palais que nous avons vu descendre sur la scène des Tuileries dans la miniature de Bailly était aussi un palais de Junon.

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Fig. 4 : Apparition de Junon dans son Palais (Pomme d’or, Vienne 1667). Gravure de Küsel, d’après Burnaccini

63 L’enfer intervient à nouveau, et voici, à travers l’énorme gueule traditionnelle, la ville infernale. Trois furies s’envolent tandis que Caron traverse l’Achéron dans sa barque.

64 Nous pourrons suivre les aventures de Pâris comme celles d’Hercule à travers camps guerriers, grottes obscures, jardins, palais, rochers au bord de la mer qui s’élève en tempête. La forteresse de Mars sert de cadre à un combat auquel, des éléphants prennent part. On ne voit pas qu’il y ait eu dans l’Hercule Amoureux des éléphants, mais Mars et ses combats s’y trouvaient aussi.

65 Quant au tableau final de la Pomme d’Or, apothéose de la famille impériale; il correspond exactement au tableau d’ouverture de l’Hercule où la famille royale et la famille impériale à laquelle appartenait la reine Marie-Thérèse étaient glorifiées.

66 Plus heureuse que la Fête d’Hercule, celle de la Pomme d’Or à Vienne fut gravée par Melchior Küsel. Ces gravures devaient avoir une très large diffusion et ont été toujours considérées comme un élément de départ très important du baroque en Allemagne. Mais elles ne doivent pas faire oublier qu’à Paris, cinq ans auparavant, on avait vu à peu près le même spectacle.

67 Cependant, comme celles de Vienne, les grandes fêtes de Versailles continueront à être gravées de façon à être diffusées dans toute l’Europe pour le prestige royal. Celle qui nous occupera maintenant eut lieu le 18 juillet 1668. Elle nous est fort bien connue ; nous en avons les comptes, des descriptions détaillées, des gravures qui, quoique publiées dix ans après l’événement, ont cependant grand intérêt.

68 Le Versailles champêtre de la Princesse d’Elide y apparaît transformé en un grand lieu baroque, en particulier dans le théâtre que Vigarani construisit. Ce n’était plus comme pour la Princesse d’Elide un théâtre de feuillages, Vigarani voulut donner l’impression d’une œuvre définitive : « L’ouverture du théâtre était de trente-six pieds et de chaque côté il y avait deux grandes colonnes torses de bronze et de lapis, environnées de branches et de feuilles de vigne d’or. E1les estaient posées sur des pieds d’estaux de marbre et portaient une grande corniche aussi de marbre, dans le milieu de laquelle on voyait les armes du Roy sur un cartouche doré, accompagné de trophées ... Entre

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chaque colonne, il y avait une figure ». D’un côté la Paix, de l’autre la Victoire. Rien n’est plus riche que l’encadrement de cette scène : avec les colonnes torses et les statues, on croirait voir un magnifique rétable d’église. Et dans un tel théâtre, on s’attend à de majestueuses tragédies.

69 Ce fut une comédie de Molière toute réaliste qui fut représentée : Georges Dandin, dans un décor de jardin avec rocaille et jeux d’eau. Pour la mettre mieux en accord avec son cadre, Molière et Lully introduisirent dans la comédie des divertissements en musique. Le décor du jardin semble n’avoir pas été modifié jusqu’à la fin du troisième acte de la comédie, qui était assez différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, car il fallait l’adapter au décor.

70 « Dans ce dernier acte, écrit Félibien qui nous a donné une description complète de cette fête, on voit le paysan au comble de la douleur par les mauvais traitements de sa femme. Enfin, un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses inquiétudes et l’emmène pour joindre sa troupe ».

71 « Ici, la décoration du théâtre se trouve changée en un instant, et l’on ne peut comprendre comment tant de véritables jets d’eau ne paraissent plus, ni ’par quel artifice, au lieu de ces cabinets et de ces allées, on ne découvre sur le théâtre que de grandes roches entremêlées d’arbres où l’on voit plusieurs bergers qui chantent et qui jouent de toutes sortes d’instruments21 ».

72 Vigarani avait donc réussi pour Georges Dandin un tour de force qu’il n’avait tenté ni pour la Princesse d’Elide, ni pour le Favori : faire sur un théâtre provisoire l’un de ces changements comme Torelli et lui-même en’ avaient réussis au Palais Bourbon ou à la Salle des Machines des Tuileries.

73 Cette salle des Tuileries, si merveilleusement équipée, n’avait pas servi depuis six ans. En 1667, l’abbé de Pure suppliait le Roi « de destiner ces salles à divers exercices qui concernent le ballet, par exemple d’y transférer l’académie de la Dance ». Cette prière n’eut point de suite et ce fut seulement en 1671 qu’une nouvelle représentation fut donnée. Le Roi désirait que soient remployés les Mcors de l’Hercule Amoureux, en particulier celui de l’Enfer. Un témoignage tardif de 1758, dont nous avons fait état ailleurs, venant de Lagrange Chancel qui s’affirmait disciple de Racine ,précise que le Roi demanda à Molière, à Racine et à Quinault : « un sujet où peut entrer une excellente décoration qui représentait les enfers. Racine proposa le sujet d’Orphée, Quinault L’enlèvement de Proserpine, dont il fit par la suite l’un de ses plus beaux opéras, et Molière, avec l’aide du grand Corneille, tint pour le sujet de Psyché, qui eut la préférence22 ».

74 Il est foit intéressant de voir nos plus grands auteurs dits classiques, Corneille, Molière, Racine, Quinault, chercher un sujet qui puisse s’adapter à un décor dû au baroque Vigarani, ce décor représentant les Enfers ...

75 Or, le témoignage de Lagrange Chancel vient de trouver la confirmation souhaitée, grâce à la publication récente de M. Deloffre d’une lettre de Guilleraguse à M. de la Sablière en date du 14 mai 1680, où il est dit : « Je me souviens que MM. Racine et Despréaux voulaient donner ce sujet (d’Orphée et d’Eurydice) pour un opéra23 ».

76 Mais ce fut Molière, aidé par Corneille, qui, une fois de plus, eut la commande et nous donna Psyché. Dans l’avant-propos, le libraire nous dit que Molière s’est attaché plus aux beautés et à la pompe du spectacle qu’à sa régularité ». Comment mieux avouer que c’est le décor, et un décor que nous avons vu fort baroque, qui a commandé

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l’ordonnance de la Pièce. Et si l’on utilisait le décor de l’Hercule Amoureux, n’y avait-il pas quelques souvenirs de la Pomme d’Or de Vienne publiée en 1668 ? Vénus dans le prologue de Psyché ne dit-elle pas ? Ah, que de ces trois mots la rigueur insolente Venge bien Junon et Pallas Et console leur cœur de la gloire éclatante Que la fameuse Pomme acquit à mes appâts.

77 Ce prologue se passait dans un lieu champêtre avec la mer, auquel succédaient un palais et des maisons de différents ordres d’architecture, ensuite, puisqu’un oracle ordonne que Psyché doit être sacrifiée à un monstre, on la voit dans une grotte aux rochers affreux. Mais, comme ce monstre est l’Amour, il transforme ces rochers affreux en un palais magnifique, décoré de colonnes de ’lapis enrichi de figure d’or. Psyché peut s’écrier dans les vers célèbres de Corneille : Tout rit, tout brille, tout éclate Dans ces jardins, dans ces appartements Dont les pompeux ameublements N’ont rien qui n’enchante et ne flatte Et de quelque coté que tournent mes frayeurs Je ne vois sous mes pas que de l’or ou des fleurs.

78 À ce premier palais en succédait un autre non moins beau qui disparaissait pour laisser place aux Enfers après la fatale indiscrétion de Psyché : voici comment est décrit ce fameux décor qui était la cause de la pièce :

79 « La scène représente les Enfers, On y voit une mer toute de feu, dont les flots sont dans une perpétuelle agitation. Cette mer effroyable est bornée par des ruines enflammées et au milieu de ses flots agités au travers d’une gueule affreuse paraît le palais infernal de Pluton : des furies en sortent ».

80 On pense aussitôt au décor de la Pomme d’Or de Vienne avec la gueule et les furies. Mais ces enfers de Psyché étaient ceux de l’Hercule Amoureux donc antérieurs à la fête de Vienne.

81 Nous n’avions trouvé de souvenirs de l’Hercule Amoureux que dans la tapisserie de l’Hiver des Saisons ; la tapisserie de Janvier dans la série des Maisons Royales nous donnera seule une idée de la magnificence de Psyché dont elle présente le dernier acte. La toile du fond qui représente la colonnade du Louvre ne venait certainement pas de l’ Hercule Amoureux. Il est vraisemblable qu’elle ait été faite spécialement pour Psyché : dans les devis que nous avons conservés se trouvent des paiements faits à des peintres24. La tapisserie s’intitule « l’Opéra dans le Palais Royal25 », car les représentations de Psyché furent rapidement transférées dans le théâtre de Molière et la salle de Vigarani ne fut plus utilisée.

82 Malgré l’intérêt de la tapisserie de l’Hiver et de celle de Janvier, nous devons regretter de n’avoir pas de publications gravées sur l’Hercule et sur Psyché, comme nous en avons de la Pomme d’Or ou des fêtes de Versailles. On souhaiterait voir la suite de Décors qu’énumère Robinet qui insiste surtout sur la rapidité des changements. On y voit tantôt des palais De marbre, en un tournemain faits Puis en moins de rien à leur place Sans qu’il en reste nulle trace Des mers, des jardins, des déserts Enfin les cieux et les enfers.

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83 La richesse et les changements de Psyché furent fort admirés : notons l’appréciation élogieuse du Marquis de Saint-Maurice, Ambassadeur du duc de Savoie, il savait ce qu’étaient les belles fêtes d’Italie.

84 « J’avoue à votre Altesse, écrivit-il à la Duchesse de Savoie, Madame Royale, que je n’ai rien vu ici de mieux exécuté, ni de plus magnifique... La salle est superbe, faite exprès, le théâtre spacieux, merveilleusement bien décoré : les machines et changements de scènes magnifiques et qui ont bien joué, Vigarani s’étant fait honneur en cette rencontre26 ».

85 Ce nouveau triomphe de Vigarani marqua l’adhésion définitive de la Cour de France pour les spectacles aux splendeurs d’un baroque théâtral qui avait sa source dans les décors italiens que Torelli, puis Vigarani, avaient magnifiquement exécutés. Tel fut le cadre de fêtes auquel pour le texte collaborèrent ceux que nous appelons nos grands classiques.

86 Leurs pièces qui n’exigeaient peut-être pas d’aussi riches présentations s’y sont cependant adaptées avec aisance, et si nous poursuivions cet exposé, nous pourrions le prouver pour Racine, comme pour Corneille et Molière.

87 Nous croyons pouvoir terminer avec la réussite de Psyché. Jamais décors plus superbes n’ont entouré pièce plus délicate. Le témoignage de contemporains à défaut de gravures, nous assurent du parfait équilibre entre Corneille et Molière, les auteurs et le machiniste tout baroque Vigarani.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie depuis 1945

Hélène LECLERC. Les Origines italiennes de l'architecture Théâtrale Moderne. Paris, 1946.

DELUGIS et REYMOND. Le Décor de théâtre en France du Moyen Âge à 1925. Paris, 1953.

Les Divertissements de la Cour au XVIIe siècle. Cahier n°9 de l'Association Internationale des études françaises. Paris, 1959.

« La Vie théâtrale au XVIIe siècle », numéro spécial du Bulletin de la Société d'études du XVIIe siècle. Paris, 1958.

T.-E. LAWRENSON. The French Stage in the seventeenth century. Manchester, 1957.

Georges VEDIER. Origine et évolution de la Dramaturgie néo-classique. Paris, 1955.

Per BJURSTROEM. Griacomo Torelli and baroque stage design. Stockholm, 1961 (Compte rendu par Hélène Leclerc dans la « Revue d'histoire du théâtre », 1961, p. 185-190).

S. Wilma DEIERKAUF-HOLSBOER. L'Histoire de la mise en scène dans le théâtre français à Paris de 1600 à 1673. Paris, 1960.

J. VANUXEM. Racine et le Baroque, n° spécial sur Racine de la Revue Europe, janvier 1967.

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Maris-Françoise CHRISTOUT. Le Ballet de cour de Louis XIV 1643-1672. Paris, 1967.

Pour les données générales sur le baroque, voir J. VANUXEM. L'Art Baroque, dans L'Histoire de l'art (t. III) de l'Encyclopédie de la Pléiade. Paris 1965.

NOTES

1. Carrington Lancaster, La Mémoire de Mahelot, Laurent, et autres décorateurs de l'Hôtel de Bourgogne, Paris, 1920, p. 65. 2. Ibid., p. 83. 3. Parfaict, Histoire du théâtre français, 1745, t. VI, p. 47. 4. L. Dussieux, Le Cardinal de Richelieu, Paris, 1886, p. 255-258. 5. Mémoires de l'abbé de Marolles, éd. 1754, t. I, p. 236 6. Marolles, Paris ou description de cette ville, éd. Dufour, Paris, 1879, p. 264. 7. Marolles, Mémoires, t. III, p. 210. Marolles s'intéressait beaucoup aux spectacles en un sens tout baroque. En 1657, il a donné des projets de ballets tout à fait extravagants et pleins d'inventions étranges (Mémoires, t. III, p. 127). 8. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson, éd, Chéruel, t. 1, Paris, 1860, p. 340. Dans son ouvrage récent paru en mars 1967 et dont nous ne pouvions avoir connaissance en rédigeant cette étude: « Le Ballet de Cour de Louis XIV », Mlle M.-F. Christaut fait connaître qu'au moment, de la naissance du Dauphin, Richelieu pensa à faire représenter un opéra de Castelli et mis en musique par Spoletti : La sincérité triomphante ou les Amours d'Hercule. L'exemplaire de cette pièce dédié à Richelieu se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal et est décoré d'aquarelles représentant les différents décors d'un grand « esprit baroque », ainsi que le constate Mlle Christout on y trouve des forêts enchantées, des grottes, des scènes infernales... Le dernier décor représentait la vue du Pont-Neuf à Paris, ce qui fut repris avec plus d'art six ans plus tard par Torelli dans la Finta Pazza. À ce projet a trait la lettre de Chapelain du 23 août 1639, adressée à Bouchard qui se trouvait alors à Rome : « La Mauvaise comédie du seigneur Castelli a valu à son auteur une chaîne d'or, non par récompense, mais par pure libéralité »... Nous ignorons pourquoi la pièce de Castelli déplut à Chapelain, mais les décors ne devaient pas être en cause car ils ne faisaient qu'annoncer ce qui devait être admiré en France, quelques années plus tard. (Lettre de Chapelain, éd. Tamizey de Laroque t. 1, p. 486). 9. Madame de Motteville, Mémoires, éd, Riaux, Paris, 1878, t. I, p. 263, 10. Ibid., I, p. 312. 11. Nuitter et Thoinan, Les Origines de l'Opéra français, Paris, 1886, p. XXX. 12. Motteville, op. cit., p. 312. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture, éd, Dussieux, Paris, 1854, t. 1, p. 77. 13. La Muze historique, éd. Livet, Paris, 1857, t. 1, p. 439. 14. Le livret donnant la description des décors a été reproduit dans la Lettre historique de tous les spectacles de Paris, par Boindin, Paris, 1719, p. 12-71. 15. Sur ce manuscrit, voir J. Vanuxem, « Emblème et devises vers 1600-1680 ». Bulletin de la Société d'Histoire de l'Art français, 1954, p. 60-70. 16. G. Rouchès, Inventaire des lettres de Vigarani, Paris, 1913, p. 70-71. 17. Remerciement au Roi, 1663. Cf. Couton, La Vieillesse de Corneille, Paris, 1949, p. 105, 18. Les Continuateurs de Loret, éd, Rothschild, t. I, Paris, 1881. 19. Nouveau recueil de quelques pièces galantes faites par Mme de ViIledieu, autrefois Mlle Desjardins, Paris chez Barbin, 1669, p. 69-71. 20. Les Plaisirs de Saint-Germain-en-Laye et de la Cour..., Paris, 1665, p. 9.

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21. Recueil de Descriptions de Peintures et d'autres ouvrages faits pour le Roi (par Felibien), Paris, 1689, p. 209 et 210. 22. J.Vanuxem, « Racine, les machines et les fêtes », dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1954, p. 305. 23. Fr. Deloffre, « Guilleragues épistolier », dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1965, p. 604, 24. M. Jurgens et E. Maxfield-MiIler, Cent ans de recherches sur Molière, p. 496. 25. Inventaire général des Meubles de la Couronne, éd. Guiffrey, Paris, 1885, p. 311-317, 26. Marquis de Saint-Maurice, Lettres sur la Cour de Louis XIV, éd, J. Lemoine, Paris, 1912, 2e partie, p. 14-15.

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Adrien de Monluc

Jacqueline Bellas

1 Dans ces Journées d’Étude sur « le Baroque au théâtre et la théâtralité du Baroque », notre communication ne saurait faire figure que de lever de rideau. Le sujet en est mince, il traite d’un homme enseveli sous trois siècles d’oubli, dont Tallemant des Réaux disait qu’il était venu « en un temps où il ne fallait pas grand-chose pour passer pour un bel esprit1 ».

2 Il semble cependant que le comte Adrien de Monluc mérite à quelque titre de retenir notre attention. Par l’époque où il vécut, par son comportement et par le ton de son œuvre, il paraît satisfaire aux principales exigences de l’univers baroque. Il possède les qualités nécessaires pour y entrer. Mais sont-elles suffisantes ? Il y a quelque témérité à l’affirmer sans nuances et nous laissons à la discussion qui suivra cet exposé le soin de trancher le débat.

3 Pour prendre la mesure de notre modèle, nous sommes obligés de choisir un système d’évaluation. Nous donnerons donc à notre conception du baroque les limites que M. Jacquot fixait ici, ce matin même, d’une manière fort heureuse et nous jugerons Adrien de Monluc selon les dominantes d’un baroque « historique », art de métamorphose et d’ostentation.

Le personnage d’Adrien de Monluc

4 Prince de Chabanais, comte de Carmaing (ou Cramail), baron de Montesquiou et de Saint-Félix, seigneur de Monluc, il s’est promené dans la vie comme sur un théâtre. Il est presque dommage que ce gentilhomme méridional, bon vivant et haut en verbe, qui tenait de Blaise, son illustre grand-père, courage et verdeur d’esprit, n’ait pas eu la désinvolture d’être un peu gueux à la manière d’un personnage de ou d’un Don César de Bazan. Il n’en demeure pas moins pittoresque, ballotté entre les contrastes qui font de son existence une curieuse aventure. Tous les grands thèmes baroques s’y croisent en un mouvant bariolage.

5 Inconstant et fidèle à la fois, il était célèbre par son humeur pour les galanteries mais fut capable de rester attaché pendant dix ans à Mme Quelin. Ses noces elles-mêmes ne

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ressemblèrent pas à celles des autres. Il eut la plus étrange des épouses, Jeanne de Foix, « une créature bien bizarre », dit Tallemant, mais en réalité, une femme malheureuse qui sombra dans la neurasthénie pour avoir épousé Monluc au lieu d’un comte de Clermont de Lodève, « fort pauvre homme » qu’elle aimait par-dessus tout. Elle affirma sa constance à sa manière et, en douze ans de vie conjugale, ne dit jamais à son mari que oui et non. « De chagrin elle se mit au lit et on ne lui changeait les draps que quand ils étaient usés ». C’est ainsi qu’elle mourut silencieusement d’amour. Elle n’eut qu’une fille, fort laide, raconte la Grande Mademoiselle, mais qui avait bien de l’esprit et, par ce trait, ressemblait à son père. Celui-ci fut instable et constant jusque dans la paternité. Les fils qui devaient porter son nom lui échappèrent jusqu’en 1632, date à laquelle il les fit légitimer. Car ils étaient enfants naturels, nés de deux mères différentes, Françoise de Riouperous et Anne Guette. L’un portait le prénom ostentatoire de Marc-Antoine. Celui du second, Jean-Jacques, n’était glorieux que par anticipation.

6 Adrien de Monluc, capitaine de cent hommes d’armes, maréchal de camp, gouverneur et lieutenant-général pour sa Majesté au pays de Foix, fut un être de paraître, l’un des dix-sept seigneurs dont parle Tallemant, toujours élégant, bon danseur et bon cavalier. Mais c’était aussi un inquiet qui mit quinze ans à préparer son passage dans l’au-delà, en disant tous les jours « qu’il s’en allait ». Forte tête et bel esprit, il régnait sur les lettres à Paris et en Languedoc. Il tenait à Toulouse, au numéro onze de la rue des Filatiers, une sorte de petite académie où se retrouvaient hommes de robe et gens de lettres2. Il aimait Goudouli, Maynard et Mathurin Régnier. Mais il fut aussi l’un des disciples de Lucilio Vanini que Toulouse fit brûler pour athéisme, et ce brillant seigneur, dont les passe-temps littéraires nous semblent maintenant assez futiles, sut dire un jour à propos des guerres entre Catholiques et Huguenots ce que Tallemant appelle « une plaisante chose », mais qui révèle au contraire beaucoup de profondeur et de sagesse : Pour accorder les deux religions, il ne faut que mettre vis-à-vis les uns des autres les articles dont nous convenons, et s’en tenir là ; et je donneray caution bourgeoise à Paris que quiconque les observera bien sera sauvé.

7 Baroque dans la mesure où il mettait du détachement et de la légèreté à surmonter ses inquiétudes et à plaider pour les grandes causes, il l’était aussi lorsqu’il se compromettait avec témérité pour venger ses calembours dont le Cardinal s’était moqué et lorsqu’il risquait sa tête dans la poursuite d’une illusion. Il conspira jusqu’à sa mort - pour rien - avec une ardeur de jeune homme. Il commença par tâter de la Journée des Dupes, puis, en 1635, pour avoir été, pendant un voyage en Lorraine, trop sincère avec le Roi au sujet du Cardinal, il fut mis à la Bastille. Il y resta jusqu’à la mort de Richelieu et il eut le temps, sur la terrasse de la forteresse, en compagnie de connaisseurs comme MM. de Gondi, de Vitry, de Bassompierre et de Saint-Cyran, de parler religion, complots et littérature. À vrai dire « les prisons » de M. de Monluc étaient baroques à leur manière dans la mesure où il ne savait pas très bien s’il y était captif ou libre. On le traitait avec respect, il recevait ses amis et c’était pour eux une fête que d’aller l’entendre disserter avec Bassompierre sur la poésie languedocienne : Oh ! que je vous trouve heureux, mon cher maître, écrivait Maynard à De Flottes, d’avoir la liberté d’entrer à la Bastille, et d’y jouir de la conversation de nos deux illustres malheureux ! Au fond, le Cardinal détesté ne haïssait pas, lui, ce vieux gentilhomme, capable à la fois de charger comme un sanglier et de dire les choses les plus gracieuses du monde. Richelieu était loin de le considérer comme un criminel d’État et il ne s’agissait que de

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mettre à l’abri un original bavard et encombrant. Dans ses Mémoires, le ministre, toujours habile, rejette la responsabilité de la décision sur le Roi : [...] Sa Majesté, considérant qu’elle ne pouvait ni laisser le comte de Cramail à Paris, ni avec sûreté lui donner charge en aucune de ses provinces (...), commanda qu’on se saisît de sa personne et qu’on l’envoyât dans la Bastille où, hormis la liberté, il eut le meilleur traitement qu’on pouvait désirer. C’est ainsi que M. de Monluc, de l’aveu même de ses juges, fut mis prison malgré lui, malgré eux...

8 Cependant, si douce que fût la chaîne, la Bastille qui avait saisi un homme de soixante- sept ans ne devait rendre à la liberté qu’un vieillard de soixante quatorze, malade et affaibli. Il mourut quatre ans plus tard des complications d’une intervention chirurgicale, après avoir espéré en vain que la faveur de la reine Anne d’Autriche le choisirait comme gouverneur du jeune Louis XIV. Il ne manqua pas sa sortie et eut, dit son ami Gaudin, « la plus belle fin et la plus chrétienne ».

9 Malgré les médisances de Tallemant des Réaux, la personnalité d’Adrien de Monluc demeure très attachante. Nous en avons pour preuve le témoignage de Richelieu lui- même, qui ne saurait être suspect : [...] Le dit comte était homme d’honneur et de mérite, (...) je l’eusse plutôt souhaité mon ami que mon ennemi. La Reine parlait de lui comme « le plus complet gentilhomme » du siècle. Maynard appréciait la sûreté de son intelligence : C’est une oreille, extrêmement fine que la sienne, et je mets son jugement au nombre des plus solides de toute la Cour, et qui se connaissent le mieux en belles- lettres. Il fut unanimement regretté. Ses amis disaient qu’il faudrait cinq cents ans « pour en faite un aussi parfait », et, l’abbé de Marolles résume fort bien l’opinion générale, lorsqu’il affirme dans ses Mémoires : Je n’ai jamais connu un plus galant homme, ni un plus homme d’honneur. Il conversait le plus agréablement du monde, savait mille belles choses, et nous a laissé en certaines pièces imprimées (...) quelques idées de son beau naturel et des gentillesses de son esprit qui était capable de tout ce qu’il voulait.

10 C’est précisément cette œuvre qui va comparaître maintenant devant nous, audacieuse et décousue, savante, insupportable, familière, élégante, étrange création de ce personnage en ronde-bosse, à l’œil vif, à la répartie prompte qui par bien des côtés, relève de la race des Cyranos.

L’œuvre littéraire d’Adrien de Monluc ou le triomphe du « composite »

11 Parlant de « certaines pièces imprimées que nous avons de lui, quoique ne portant pas son nom », l’abbé de Marolles confère involontairement à la production littéraire de Monluc l’apparence d’une illusion. Elle est et elle n’est pas ... Incertitude baroque d’une œuvre qui s’attache à son auteur comme une sorte de fantôme. Est-elle réelle ou supposée ? Les livres qu’on attribue à Monluc ont paru, en effet, sans nom d’auteur ou sous le pseudonyme de son ami de Vaux, un habitué de son cercle parisien. De Vaux ne se contenta certainement pas de fournir son nom et il dut écrire lui-même plus d’une page, Monluc étant de ces semeurs d’idées qui prodiguent autour d’eux les trouvailles de leur esprit sans daigner toujours les mettre en forme. On ne saurait en tout cas

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retenir l’affirmation de Guillet de Saint-Georges qui, dans ses Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie de peinture et de sculpture, attribué La Comédie de proverbes à deux peintres, Henri de Aubrun et son cousin Charles, dont il n’avait pas vérifié la date de naissance...

12 On peut donc considérer, jusqu’à ce que l’on ait prouvé le contraire, que l’œuvre de Monluc se compose essentiellement d’une pièce de théâtre, La Comédie de proverbes, de dialogues intitulés Les Illustres proverbes historiques, suivis des Illustres proverbes nouveaux et historiques, d’une satire libre L’Infortune des Filles de joie, d’un recueil de variétés Les Jeux de l’Inconnu, des Pensées du solitaire et d’une fable allégorique Les Amours du jour et de la nuit.

13 Ce sont trois de ces ouvrages : Les Jeux de l’Inconnu, Les Amours du Jour et de la Nuit et surtout La Comédie de proverbes qui permettent de poser la question : Monluc est-il un auteur baroque ? Le recueil des Jeux de l’Inconnu surprend le lecteur par ses anomalies, sa fantaisie gratuite, ses renversements de perspective. Les frères Parfaict n’y voyaient qu’un tissu de quolibets et de turlupinades. Notre époque, au contraire, a goûté l’originalité d’un regard que certains rapprochent de la vision surréaliste. C’est peut- être faire à Monluc la part trop belle. Mais il est certain qu’un homme comme Tristan Tzara se délectait à la lecture de ce recueil et qu’il s’intéressa vivement à la publication d’un de ses chapitres, dédié « à très déliée, très menue et très maigre Damoiselle ».

14 Avant de crier au miracle, on doit cependant reconnaître que plus d’une page des Jeux de l’Inconnu rappelle les divertissements en vogue au XVIe siècle et l’on pense surtout à Tabourot des Accords, ce sympathique non-conformiste qui, par les traits ingénieux de sa Synathrisie ou recueil confus, de ses Bigarrures, et de ses Apophtegmes, ne voulait que « se chatouiller lui-même afin de se faire rire, et puis après les autres ». Il y a chez Monluc comme chez lui des mélanges assez factices, telle l’histoire de ce Courtisan grotesque, caricature du parfait courtisan de Castiglione, où Monluc pratique pour son plaisir d’un bout à l’autre du récit, le calembour à tiroirs : Le Courtisan Grotesque sortit un jour intercalaire du Palais de la bouche, vêtu de vert de gris : il avait un chapeau de fleurs, un manteau de cheminée, doublé de la frise d’une colonne, un rabat de jeu de paume (...) Avec tout cela, paré comme un cuir de vaches, il s’achemina à pas géométriques vers le logis de sa maîtresse voile, et après lui avoir baisé sa main de papier, il lui parla en ces termes d’architecture...

15 Mais ce ne sont là que broutilles. Friand de belles-lettres italiennes et espagnoles, Monluc trouve dans ses lectures de quoi nourrir plus généreusement son imagination. La nouvelle du Don Quichotte gascon est l’un des passages les plus curieux des Jeux de l’Inconnu. Le style et la pensée de Monluc affirment ici leur préférence pour une déviation du composite et, dans le bouleversement des lignes, se rapprochent de l’esthétique baroque. Que l’on en juge par cet échantillon d’architecture qui décrit la résidence du héros : Imaginez-vous (...) que tout y était à faux angles, tout à contresens, rien d’aligné, partout régnait un évident désordre grotesque, qui semblait néanmoins avoir quelque symétrie, en ce que rien n’y était fait selon les lois de l’art, mais seulement selon l’humeur fantastique et bizarre du maître de la maison (...) De tous côtés on accourait pour voir ce miracle d’impertinence, qui reluisait ès choses insensibles, mais plus encore en la personne du Seigneur et de la Dame du logis, de leurs enfants, suivants et serviteurs.

16 Une autre page du recueil contient une invocation « À très déliée, très menue et très maigre Damoiselle » où Monluc s’interroge sur la nature de cette personne étique :

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« Êtes-vous composée d’arêtes ? » Et il devance à sa manière les techniques les plus audacieuses des peintres les plus modernes : Dites-moi, êtes-vous un être réel, ou un être de raison, une première ou seconde substance, ou un accident séparé d’elle, ou une espèce intentionnelle ? (...) Seriez- vous (...) une image formée en la fantaisie d’un mélancolique, ou bien une figure composée d’un air épaissi par les puissantes mains d’un démon ? Seriez-vous les premiers traits et linéaments que Moutier fait d’un corps, où les ombres et les couleurs ne sont pas encore posées ?

17 La réclusion à la Bastille favorise chez Monluc le développement de thèmes plus graves et plus lyriques. Ils demeurent cependant fidèles à certains motifs baroques, comme ces amours impossibles du Jour et de la Nuit, le frère et la sœur que les dieux ont séparés pour éviter un inceste. Condamnés à s’aimer et à se fuir, ils n’ont pour consolation que les brefs instants de l’aube et du crépuscule où ils peuvent échanger de chastes et furtives caresses. Il y a une sorte de raffinement baroque dans l’évocation de cette inconstance forcée, dans l’idée de la souffrance qui jaillit d’une intolérable contrainte. Monluc songe alors à sa propre existence, médite sur l’instabilité de la vie, sur la fuite du temps, sur le goût de la mort : Quand est-ce que viendront les heures si paresseuses qui doivent borner notre captivité, après tant d’afflictions et de langueurs souffertes, et donner le commencement à notre bonheur ? – Que si les destinées nous retardent encore les effets de nos espérances, hâtez, s’il vous plaît la légèreté de vos courses et nous amenez promptement ceux qui finiront notre vie ; vous serez bonnes et pitoyables si, ne voulant, ne pouvant guérir nos plaies, vous nous donnez la mort, puisque la vie sans la liberté est un extrême supplice, et qu’il vaut mieux être tout à fait privé de votre lumière et de vos ténèbres que d’en avoir la possession pour seulement déplorer ses infortunes et avoir plus de loisir de faire réflexion sur ses malheurs.

18 Mais c’est sur La Comédie de proverbes que nous ferons porter l’essentiel de notre réflexion, car elle représente dans l’œuvre de Monluc la création la plus complexe, la mieux achevée et, pour certains, la plus discutable. S’agit-il d’un chef-d’œuvre, ou, au contraire, d’une farce vulgaire ? Et peut-on, à son propos, parler de « pièce baroque » ?

La « comédie de proverbes » (1616)

19 Elle fut vraisemblablement représentée en 1616 et connut un estimable succès, puisque son auteur la fit imprimer pour la première fois en 1633, et que l’on en donna plusieurs rééditions, notamment en 1665 et en 1715. Elle tomba dans l’oubli et fut exhumée, au siècle dernier, pour orner des anthologies consacrées au théâtre comique français antérieur à Molière3.

20 Elle est, nous disent les frères Parfaict, au tome IV de leur Histoire du Théâtre français, [...] la pièce la plus comique et la plus facétieuse du temps (...) L’intrigue en est très simple, (...) les scènes plaisantes et le plan soutenu jusqu’à la fin : puisqu’en effet l’ouvrage d’un bout à l’autre n’est qu’une suite, et un enchaînement de quolibets, de façons de parler proverbiales et de prétendus bons mots, usités encore aujourd’hui parmi le bas peuple. Cette comédie n’est donc pas sans mérite. Cependant, les frères Parfaict font la fine bouche. Ils trouvent le génie du comte de Cramail un peu trop porté vers la farce et le bas comique et ils se croient obligés de lui attribuer des circonstances atténuantes :

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C’est le badinage d’un homme d’esprit qui, emporté par un goût singulier, a voulu entrer dans des détails au-dessous de lui, et employer à cet amusement quelques heures d’une oisive jeunesse.

21 C’est un autre reproche que lui adressait Gabriel Guéret, en 1691. Il trouvait ridicule la mode qui consistait à utiliser l’équivoque ou le proverbe comme substance littéraire. Dans le dialogue de la Guerre des auteurs, Vaugelas est son porte-parole, tandis que Cyrano défend la cause de Monluc : Vraiment, dit Cyrano, vous êtes bien délicats, vous autres messieurs. S’il faut vous en croire, Érasme a perdu son temps avec ses Adages ; Baïf s’est moqué du monde avec ses Mimes ; le comte de Cramail est un mauvais plaisant avec sa Comédie de proverbes, et Voiture, tout Voiture qu’il est, a de grands comptes à vous rendre, de cent sortes de petits jeux qui sont si fréquents dans ses Lettres.

22 Il ressort de ce débat que l’idée de Monluc n’est pas originale. Les centons faits de proverbes existaient avant lui. Mais il s’agissait d’œuvres courtes et peu soutenues tandis que chez Monluc la tentative devient une entreprise de longue haleine qui utilise le proverbe et les lieux communs comme une matière première solide et constante, sans faille ni rupture de ton : il compose une comédie de proverbes et non une comédie des proverbes. L’autonomie du proverbe doit se fondre dans la continuité du style, ce qui exige de l’écrivain une connaissance parfaite des traditions orales, en même temps qu’une grande virtuosité. Un ouvrage de cette sorte devient une expérience de langage.

23 Cette expérience repose nécessairement, en raison de sa difficulté même, sur une intrigue fort simple : le docteur Thesaurus, vieux pédant ridicule, et sa femme Macée veulent donner pour mari à leur fille Florinde, le capitaine Fierabras. Mais elle aime Lidias, gentihomme plus noble et plus amoureux que riche. Il l’enlève, assisté de son valet Alaigre. Philippin, valet du docteur, se joint à eux. Tous quatre essaient de gagner une métairie que possède Lidias, mais la chaleur et la fatigue les obligent à s’arrêter au bord d’une source. Ils déjeunent puis s’endorment après avoir ôté une partie de leurs vêtements. Des bohémiens, poursuivis par le prévôt, s’emparent des habits et laissent les leurs aux jeunes gens. On imagine la consternation de Lidias et de Florinde lorsqu’ils s’éveillent. Mais Alaigre tire un merveilleux parti de la situation. Les bohémiens étaient quatre, deux hommes – le Coesre, roi des Ribauds, le Cagou, son lieutenant – et deux femmes – une vieille, une jeune. On se déguise donc avec leurs guenilles, Philippin étant réduit à se travestir en vieille et l’on retourne chez le docteur Thesaurus pour lui dire la bonne aventure. On lui apprend notamment que sa fille a été enlevée par des bandits et qu’elle a été sauvée par un bon jeune homme, nommé Lidias. Il ne restera plus au docteur Thesaurus qu’à offrir Florinde au généreux sauveteur, dès qu’elle sera rentrée à la maison. La situation s’arrange d’autant plus aisément que le capitaine Fierabras donne des signes incontestables de couardise et que le prévôt n’est autre que le frère de Lidias. Tout se terminera à la joie des amoureux. Alaigre épousera Alison, servante du docteur. Quant au pauvre capitaine, à moitié mort d’amour et de peur, il ira se consoler dans les périls exaltants de la guerre.

24 Cette intrigue fort conventionnelle rassemble des situations dont la comédie et la tragi- comédie de l’époque ont déjà fait grand usage. Mais l’expérience de langage dont nous parlions tout à l’heure donne à l’ensemble un tour nouveau. Il s’en dégage d’abord une saveur de terroir puisque les répliques utilisent les dictons et les proverbes des différentes provinces de France : Tu ressembles à l’anguille de Melun, dit Alaigre à Philippin, tu cries devant qu’on t’écorche...

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On boit du vin de Brétigny [...] qui fait danser les chèvres et le repas champêtre des quatre fugitifs est prétexte à une énumération gastronomique : Andouilles de Troyes, saucissons de Boulogne, marrons de Lyon, vin muscat de Frontignan, figues de Marseille, cabas d’Avignon sont des mets pour les bons compagnons. Le menu est d’autant plus plaisant que les « cabas d’Avignon » n’ont rien de comestible et ne servent qu’à mettre les figues.

25 Les effets comiques, blâmés par les frères Parfaict, sont dus surtout à l’utilisation continuelle des coq-à-l’âne et des enchaînements forcés, au choc de deux images parfois incompatibles, que la logique de la phrase oblige à associer malgré elles : Au voleur, à l’aide, crie Florinde, secourez-moi, on m’enlève comme un corps saint. Nous cherchons involontairement à rétablir la vérité de l’image, nous transformons la jeune fille en relique et le contraste devient fort plaisant. Notre imagination réagit de la même manière devant les phrases : On m’enlève comme un corps mort, [...] on m’enlève raide comme la barre d’un huis.

26 Il est difficile d’obtenir avec de tels procédés une ébauche de caractères. On sent très bien que Monluc a choisi la méthode la moins compliquée, il a classé les proverbes par séries et il les a répartis selon le rang et la personnalité de chacun. À Lidias, il attribue les dictons les moins vulgaires, à Philippin, Alaigre ou Alison, il donne les plus grossiers et les plus équivoques. Dans la simplicité de son comportement intellectuel, Florinde laisse paraître une ingénuité de bon aloi. À elle, les répliques naïves telles que celle-ci, pendant le pique-nique où Lidias se montre très distingué :

27 Lidias : Ma chère Florinde, vous êtes ici traitée à la fourche, mais imaginez-vous que vous êtes à la guerre.

28 Florinde : Une pomme mangée avec contentement vaut mieux qu’une perdrix dans le tourment.

29 Le docteur Thesaurus, lui, respire la bêtise satisfaite. Le prologue de la pièce, entrelardé de phrases latines, est son chef-d’œuvre. Et un peu plus tard, lorsqu’il apprend qu’on lui a enlevé sa fille, il a cette réplique étonnante : Hélas ! mon voisin, j’ai perdu la plus belle rose de mon chapeau ; la fortune m’a bien tourné le dos, moi qui avais feu et lieu, pignon sur rue et une fille belle comme le jour que nous gardions à un homme qui ne se mouche pas du pied.

30 Quant à Macée, la mère de Florinde, elle ressemble aux vieilles femmes de Rabelais ou de Molière. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que le style des valets sente aussi celui de Molière. Leur sagesse vient d’une source commune et certaines coïncidences sont amusantes. Macée parle du moine bourru, comme le serviteur de Dom Juan, mais elle dit aussi à son mari qui la dérange alors qu’elle souffre d’une violente migraine : J’ai la tête plus grosse que le poing et si elle n’est pas enflée. Que l’on ouvre Le Bourgeois Gentilhomme à la scène 5 de l’acte III, et l’on retrouvera la réplique dans la bouche de Madame Jourdain.

31 Où se place donc, dans une œuvre de ce genre, l’expérience baroque ? Elle n’est ni dans les caractères, ni dans les situations, bien que le sujet de la pièce, avec rapt, matamore, bohémiens et déguisements soit un des lieux communs de la comédie baroque. S’il y a du baroque dans La Comédie de proverbes, il semble que ce soit dans l’utilisation

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particulière d’un langage. Monluc s’est heurté à un problème qui est l’inverse de celui que les auteurs dramatiques ont l’habitude de résoudre. Pour ceux-ci, le caractère du héros existe avant la naissance du dialogue. Les mots sont au service de ce caractère et doivent en traduire fidèlement les nuances. Dans La Comédie de proverbes, au contraire, le langage est antérieur aux personnages. Il faut les forcer à entrer dans un texte qui n’était pas fait pour eux. On assiste alors à une mutation anormale : né d’un cas particulier, puis passé à l’état de vérité générale, le proverbe doit revenir ainsi à un cas particulier très différent de ses origines. Il y a renversement du langage – baroque, lui, renverse l’ordre du monde – et il y a parfois éclatement lorsqu’il faut faire violence à la vérité figée du proverbe pour lui redonner vie. C’est ainsi que la pièce entière devient, dans sa conception, un tableau en trompe-l’œil, et dans sa réalisation, une bigarrure incessante qui prend la logique à rebours, puisque ce sont les mots qui précèdent1es personnages et qui les inventent à chaque instant pour les défaire aussitôt. De tels caractères deviennent une recréation perpétuelle de l’esprit et le premier contact avec la pièce est particulièrement inconfortable pour le lecteur occupé à rajuster sans cesse sa pensée.

32 L’une des scènes les plus caractéristiques est celle de la bonne aventure où l’instabilité et la feinte apparaissent à deux degrés différents, tout d’abord dans le fait que ce sont de faux bohémiens qui parlent, ensuite dans l’utilisation du langage « renversé ». Attiré par la bohémienne qui ressemble – on le conçoit – à sa bien-aimée Florinde, Fierabras, sous prétexte de connaître son avenir, se montre entreprenant. Fierabras : La belle fille, que je vous voie entre deux yeux, vous ressemblez toute crachée à une beauté qui m’a donné dans la vue, cela fait que je vous chéris comme mon épée, outre que vous êtes plus mignonne qu’une petite Jouve, plus droite qu’un lion et plus gentille qu’une poupée. Florinde : Monsieur, vos belles paroles me closent la bouche, je n’eus jamais tache de beauté. Fierabras : Vos mépris vous servent de louanges, mais, mon petit cœur, une fille sans un ami, est un printemps sans rose. Florinde : Votre cœur est dans le ventre d’un veau, je suis une sainte qui ne vous guérirai jamais de rien, adressez ailleurs vos offrandes. Fierabras : Je te prie, baise-moi à la pincette. Florinde : Voyez-vous qu’il est gentil ! On ne baise plus en ce temps-ci (...). Vous n’avez pas lavé votre bec et puis, vous savez bien que baiser qui au cœur ne touche, ne fait rien qu’affadir la bouche (...). Fierabras : Eh ! quoi ! tu m’es gracieuse comme une poignée d’orties ; mais dis-moi, qu’as-tu caché là ? Florinde : (...) Laissez cela, ce n’est que du foin, sont les bêtes qui s’y amusent (...). Je crois que vous êtes boucher, vous aimez à tâter la chair ; et là, là, vous n’en achèterez pas : laissez-moi seulement, votre amie n’est pas noire ; vraiment vous êtes un gentil perroquet (...). Fierabras : Ha ! ventre ! tu es plus farouche que n’est la biche au bois (...). Aime-moi désormais, et me traite en ami. Tu ne me réponds rien ? Qui ne dit mot, consent ? Florinde : À sotte demande, il ne faut point de réponse. Fierabras : Ha ! ventre ! si est que je t’aurai, mauvaise ; souviens-toi que je te mettrai à la raison. Florinde : Adieu panier, vendanges sont faites.

33 Cette scène est l’une des plus réussies de La Comédie de proverbes. On en mesure cependant les limites. Le proverbe est fait d’une pensée qui constate. Il utilise l’expression plate, la comparaison simple et construit le discours par juxtaposition, ce qui supprime les démarches intermédiaires du raisonnement. Il en résulte, pour les

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personnages, une fausse psychologie, plaquée sur eux comme un vêtement d’emprunt et, à l’égard du style, un rythme constamment allusif qui prend de court le spectateur, incapable de revenir en arrière pour renouer les morceaux d’un fil conducteur. L’auteur anonyme (est-ce Charles Beys ?) de La Comédie de chansons (1640) a eu, pour sa part, la tâche plus facile, car s’il utilise le procédé de Monluc en remplaçant les proverbes par des refrains célèbres, il trouve dans leur lyrisme, toujours appliqué à une histoire, des éléments précis d’intrigue et de caractères.

34 L’intérêt de La Comédie de proverbes – et son côté « baroque » si vous la jugez digne de ce titre – réside, en définitive, dans une illusion beaucoup plus que dans une réalité artistique. Elle finit par n’être que contorsion et elle exige de l’auteur, du spectateur ou du lecteur une agilité de funambule. De l’acteur aussi, car malgré la distribution, c’est une pièce sans « personnages ».

35 Tout y est suscité par l’occasion et s’identifie avec l’élément le plus irisé et le plus éphémère de la féerie baroque : la bulle de savon.

NOTES

1. Sur Monluc raconté par Tallemant des Réaux, voir Historiettes texte établi et annoté par A. Adam, bibliothèque de la Pléiade, 1960, tome I, p. 231-233, et notes p. 896-897. 2. Voir Robert Mesuret, Évocation du vieux Toulouse, Éd. de Minuit, 1960, p. 184. 3. La plus intéressante est celle d'Edouard Fournier, Paris, Laplace (1871).

AUTEUR

JACQUELINE BELLAS Agrégée de l’Université. Maître assistant à la Faculté des Lettres de Toulouse

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Du masque à l’Opéra anglais

Françoise Mathieu-Arth

1 En 1638, William Davenant, poète en renom à la Cour de Charles Ier annonçait dans la Préface de son masque Luminalia ou le Festival de la Lumière qu’il allait présenter à la reine Henriette Marie : Une variété de scènes, d’étranges apparitions, de chants, de musique et de danses...

2 et il ajoutait pour mettre son ouvrage en valeur que : De tout cela résulte le réel plaisir propre aux masques anglais, masques que les étrangers et voyageurs de qualité considèrent comme aussi nobles et ingénieux que ceux des autres nations.1

3 En effet, comme le disait ici même, il y a trois ans, M. Denonain, on ne peut étudier les aspects du baroque en Angleterre sans remarquer ses manifestations sur la scène : on est tout particulièrement frappé par l’importance du masque au début du XVIIe siècle et par le développement ou plutôt les transformations de ce genre au cours du siècle.

4 Issus des anciens « déguisements » ou « mummings » des XIVe et XVe siècles – sortes de processions de danseurs masqués – ces divertissements, très appréciés de toutes les Cours d’Europe prirent dès 1512, le nom de « Maske », [...] à la manière d’Italie, chose que l’on n’avait pas encore vu en Angleterre2 nous rapporte Hall. Dès 1512, les « Maskers » exécutaient des danses avec des partenaires choisies parmi les spectatrices. Tandis que la poésie et le drame du XVIe en Angleterre allaient se développer d’une façon relativement autonome, l’influence française et italienne se fit sentir très profondément sur le développement du masque anglais. Au cours du XVIe siècle, le besoin se fit sentir de varier les costumes et les danses et les « political disguisings » de la fin du XVIe siècle ressemblent étrangement aux fêtes données en Italie à la même époque. Il fallut cependant attendre la fin du XVIe siècle pour voir la poésie parlée s’unir au chant et à la danse dans le but d’illustrer une action dramatique précise et de former un tout cohérent. Dès lors, « Disguisings » et « Mummings » tombèrent peu à peu dans l’oubli ; les masques se développèrent, devenant de plus en plus complexes : costumes, mise en scène, machines, danses s’associèrent à la poésie et ces divertissements connurent sous le règne de Jacques Ier un lustre et une perfection qui ne devaient plus jamais être égalés par la suite.

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5 Comment donc apparaissaient ces masques dont le roi Jacques Ier et la reine Anne étaient si friands ? Il y a, en effet, une disproportion considérable entre ces fêtes et ce qui nous en reste ! Si dans certains cas seuls les « libretti » sont parvenus jusqu’à nous, il ne faut pas oublier que pour les spectateurs, témoins de ces festivités, les « mots » aussi divins qu’ils fussent, étaient la partie la moins importante du divertissement. Le masque était avant tout un spectacle de Cour où le Roi et la Reine désiraient apparaître en toute magnificence. La famille royale était au nombre des « Masquers » et il va sans dire que l’honneur de danser aux côtés du souverain ou de la reine, était l’objet de bien des convoitises !

6 La tâche du « Master of the Revels », organisateur de ces festivités était alors bien complexe ! S’il est vrai que le soin du « libretto » fut bien souvent confié à un rimailleur inconnu et peu doué, les plus grands poètes de l’époque cependant : Samuel Daniel, Thomas Campion, William Browne, et surtout les poètes dramatiques tels que Chapman, Beaumont, Middleton, Davenant, rivalisèrent d’ingéniosité et d’inspiration au cours de cette première moitié du XVIIe siècle et laissèrent des « libretti » dont la valeur lyrique et dramatique mérite notre admiration. Comment ne pas considérer le Masque de la Beauté ou le Ballet des Reines comme de véritables chefs-d’œuvre ! Il est vrai qu’ils étaient l’œuvre du « Rare Ben Jonson » pour qui la poésie était « chose divine », [...] blessed eternal and most true divine3 et qui fut le maître du genre !

7 En effet, le Ballet des Reines 1608, marquait une étape dans l’histoire du masque de Cour : pour échapper à la monotonie Ben Jonson fit précéder le ballet d’une sorte de mascarade grotesque qu’il appela « antimasque ». Dès lors, l’« antimasque » fut introduit par des danseurs professionnels ; il servait de « repoussoir » au masque proprement dit.

8 Mais confier le « libretto » à un poète en renom, trouver un maître de ballet ingénieux n’étaient pas les uniques tâches du « Master of the Revels » ! En effet, avec l’avènement de Jacques Ier, la mise en scène des masques prit une très grande importance. Les souverains étaient avides de plaisir et toutes ces réjouissances furent rehaussées de décors et de machines somptueuses. Les chars ou « pageants » cortèges étaient à peu près tout le décor au début du XVIe siècle. Annoncé par une musique éclatante, le char arrivait du fond de la salle, passait devant les gradins garnis de spectateurs. Il représentait tour à tour des montagnes, des châteaux, des jardins. Puis la mise en scène consista en décors fixes dispersés dans la salle. Dès 1605, elle fut confiée au célèbre architecte Inigo Jones qui de retour d’Italie et de France, devait inaugurer dans le Masque de Noirceur un système tout à fait inconnu du public anglais ! Concentrant tous les décors au fond du Banqueting Hall et adoptant le système de Sebastino Serlio, il rangea les bâtiments en une sorte de rue à perspective. La scène était peu séparée de la salle : héros et divinités descendaient de l’Olympe au milieu des spectateurs et les associaient à leurs danses. Nuages, rochers, soleils, sphères de feu : Inigo Jones a recours à tous les moyens pour varier et perfectionner la mise en scène. En 1609, il présentera des « décors successifs » : ce qui constitue un gros progrès sur l’apparition simultanée de toute la mise en scène. Il ira jusqu’à changer cinq ou six fois de décors et en 1640, le masque avait une mise en scène très savante et perfectionnée.

9 Les costumes avaient subi cette évolution : forme, couleur, ornements, le moindre détail compte pour Inigo Jones qui recherche avant tout la variété et le pittoresque ;et le librettiste consciencieux qu’est Ben Jonson se doit d’expliquer longuement aux

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spectateurs le sens de tous ces emblèmes compliqués ; lorsqu’après leur rupture finale Jones sera libéré des contraintes imposées par son rival, les allégories deviendront de plus en plus difficiles à interpréter.

10 Mais toute cette féérie de décors et de costumes ne peut exister sans le pouvoir divin de la musique. Comme au temps des « Disguisings » et des « Mummings », la musique est un élément essentiel du masque ; malheureusement la plupart de ces compositions musicales ont été perdues. Pour unifier dans un même charme poésie, mise en scène et danses, le « Master of the Revels » n’hésite pas à faire appel aux plus grands musiciens de l’époque : Ferrabosco, qui fut un précieux collaborateur de Ben Jonson, Lupo, Nicolas Lanier, Coperario sans oublier, bien sûr, William Lawes et le Maître Henri Lawes qui composa les airs du Cornus de Milton.

11 Mais laissons-nous prendre par le charme de ces divertissements et assistons aux spectacles grandioses qui eurent lieu à la Cour de Jacques Ier en février 1613, à l’occasion du mariage de la Princesse Élisabeth et de Frédéric l’Électeur Palatin. Trois ballets de Cour furent composés pour la circonstance et deux d’entre eux restent pour nous de parfaites « illustrations » de la richesse et du faste, propres à l’art baroque.

12 Le Masque of Lords fut dansé le soir même des noces dans le Banqueting Hall. Il illustrait l’union d’Enthée, la Furie poétique, et d’Orphée. Enthée prisonnière de Mania, la Folie était libérée sur les supplications d’Orphée. Après une danse effrénée de douze Furieux ou « Franticks » autour d’Enthée et l’apparition de huit étoiles dans des nuages de couleurs variées, huit « Masquers » richement vêtus commencèrent un ballet. Soudain, moment suprême du masque : des statues se transformèrent en nobles dames qui se mirent à danser avec les « Masquers ». Le masque se terminait sur une perspective magnifique : un obélisque de la Renommée était entouré de gracieuses statues des jeunes époux tout en or. Additur Germania, robur Britanicum, annonçait Sybilla et un chant et une dernière danse des « Masquers » terminaient le spectacle.

13 Le second masque : le masque offert par ces messieurs des Middle Temple and Lincoln’s Inn surpassa le premier en richesse et en ingéniosité. De façon à allécher les spectateurs, il fut précédé d’une grande procession qui se déroula dans Chancery Lane et le long du Strand. Cinquante gentilshommes « richement vêtus » étaient suivis d’une « mock maske » de babouins et de deux chars « richement décorés », dit le texte, où avaient pris place les musiciens. Derrière les chars marchaient les « Masquers » habillés en Indiens suivis des porteurs de torches. Sur un troisième char se trouvait un personnage étrange « mi-français mi-suisse », nommé Capriccio. Il était entouré d’Eunomia Vestale de la déesse Honneur et de Phémis, son héraut. Sur le dernier char enfin siégeaient Honneur et Plutus, le Dieu des richesses.

14 Le Roi qui avait observé le défilé depuis Whitehall accueillit les « Masquers » et le masque commença. Le texte était l’œuvre de Chapman et Jocquet qui assistait aux fêtes décrit ainsi le thème du libretto : L’honneur ayant acquis entre les humains tant de gloire, on luy auroit dressé un Temple comme à une déesse et consacré Eunomia pour estre la prêtresse4 !

15 Sur un côté du « Hall » se trouvait un rocher d’où émergea Capriccio, et de l’autre côté on avait érigé le temps de l’Honneur. Après un long dialogue entre Plutus et Capriccio, douze garçons déguisés en babouins se mirent à danser à la grande joie des spectateurs. Puis les Phébades chantèrent et au cours de leur hymne un rocher s’ouvrit, découvrant

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les « Masquers » et les porteurs de torche dans une mine d’or. Après avoir adoré le soleil, les Phébades dirigèrent alors leurs louanges vers le Roi et le spectacle s’acheva sur un ballet [...] si parfait qu’il ne laissait rien à désirer5.

16 En quoi ces deux spectacles, qui charmèrent grandement toute la Cour en cette année 1613, marquent-ils une étape importante dans l’histoire du « Dramma per musica » en Angleterre et surtout, en ce qui nous concerne ici, en quoi sont-ils une illustration inoubliable des manifestations baroques sur scènes ?

17 En effet, les thèmes développés dans les « libretti » de ces masques sont ceux de la littérature baroque de ces premières années du XVIIe siècle : mélancolie, vanité des plaisirs ; un monde doré a été créé mais [...] il éveille en nous une sensation d’irréel6, le temps [...] a des ailes et s’envole7 », et nul n’a le pouvoir de l’arrêter.8

18 Un autre thème, très cher à l’époque, y est longuement exposé : , puissance bienveillante, restaure la paix et l’harmonie. La paix triomphe du Désordre et de la Folie, réconcilie le Bien et le Mal. La Loi et la Vertu l’emportent sur l’ambition. Mais surtout, nous trouvons dans le « masque du Middle Temple »l’idée platonicienne de l’union de la Beauté et de l’Amour. Grâce à l’amour, la nature atteint le divin. Le ciel et la terre sont unis.9 et de cette union est engendré un « âge d’or » ou monde céleste : vision sur laquelle s’achevait le masque de Chapman.

19 Mais plus encore que les « libretti », les décors et les costumes de ces masques de 1613 illustrent d’une façon frappante cet excès d’ornement et de richesses, cette imagination débordante, si caractéristique du baroque. Si les chars du Middle Temple Masque étaient conformes à la tradition, l’apparition et la danse des étoiles, le rocher d’où émergea Capriccio, les nuages qui montaient et descendaient dans le ciel, ces colonnes se transformant soudain en « Lady-Maskers » bref, tous ces procédés montrent à quel point Inigo Jones était en avance sur le théâtre de son temps. Jamais l’art de la transformation n’avait encore atteint une telle perfection. Les lumières et les couleurs étaient spécialement étudiées : taffetas de couleurs écarlates, pavillons d’or, obélisques d’argent, piliers incrustés de rubis, de saphirs, d’émeraudes.

20 Nous avons la grande chance de pouvoir encore admirer quelques-uns des costumes dans les dessins conservés à Chatsworth. Tant qu’il s’agit de personnages mythologiques, nous voyons qu’ici, comme dans les autres masques de l’époque, Inigo Jones se conforme à la tradition: ainsi Orphée est vêtu [...] à la manière grecque, il porte une couronne de lauriers et entouré de bêtes féroces apprivoisées10

21 Si les musiciens sont vêtus assez simplement, les « Masquers » par contre ont des costumes très pittoresques. Les chevaliers de l’Olympe sont ornés de riches dentelles et de broderies d’argent. Nous sommes frappés, en effet, par le luxe et la richesse de ces costumes: velours, satins, brocatelles, « tiffanies » ou gaze, taffetas : nulle étoffe précieuse n’est épargnée. À une époque où sur le continent on ornait les lieux du culte de marbre et d’or, Inigo Jones couvre ses « Masquers » de bijoux et de pierreries : ainsi la barbe et la chevelure de Plutus sont parsemées d’or (Masque du Middle Temple).

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22 Cependant, dès qu’il s’agit des Allégories, des Abstractions morales, si chères à l’art baroque, les emblèmes deviennent plus précis, car il importe que le personnage soit immédiatement reconnu : la Folie est vêtue d’une « façon étrange et désordonnée », au contraire Honneur aura une robe de soie d’un pur azur. Le costume de Capriccio, qui s’inspirait de l’ouvrage italien Iconologie de Ripa est orné d’un soufflet et d’un éperon avec lequel Capriccio doit « stimuler les indifférents ».

23 Aux côtés des Dieux et Allégories, assez communs à l’époque, nous voyons d’autres costumes se détacher par leur originalité : dans le Masque des Lords, les porteurs de torche sont des esprits du feu [...] avec des ailes de fou, trois haches et une torche de cire.

24 L’antimasque du Middle Temple Masque était dansé par des « babouins » et les « Masquers » tout comme les porteurs de torche étaient [...] d’étranges Indiens (estrangefull Indians), exotisme voulu par le thème du masque mais aussi très caractéristique du siècle.

25 Ces machines perfectionnées et ces costumes si pittoresques et détaillés ne furent pas sans influencer le théâtre de l’époque !

26 Mais notre tableau resterait bien incomplet si nous n’évoquions pas le rôle si important joué par la musique dans ces masques de 1613. Comme pour les autres festivités de l’époque, le spectacle commence par de la musique soit instrumentale soit vocale. Soulignant l’aspect pittoresque des personnages des antimasques, [...] musique étrange des furieux » (Masque des Lords), elle annonce, au contraire, d’une façon vibrante l’arrivée d’un personnage important : Prometheus apparaît accompagné [...] d’un air solennel, comme dans tous les autres masques, Inigo Jones l’utilise ici à chaque changement de décor : elle marque le rythme et les pas des « Masquers ». Tandis qu’ils descendent de leurs « machines », elle distrait, et surtout elle contribue grandement à accentuer le caractère féérique du spectacle.

27 Cependant, dans ces masques. de 1613, la musique occupa une place qu’elle n’avait jamais connue auparavant. Symboliquement représentée par Orphée, la musique apparaît toute puissante : dans le Lords’ Masque Orphée l’emporte sur la Folie et les « Franticks », les Furieux. Nous rejoignons ici un thème à l’honneur aux XVIe et XVIIe siècles : « Les Furieux sont réduits en leur bon sens par le moyen d’une grave musique » dit Bodin dans le Mystagogue11.

28 La musique guérit le corps, élève l’âme vers Dieu et libère l’homme de ses mauvais penchants. Bodin comparait l’« harmonie des sphères » à l’harmonie qui doit régner dans l’État et le Masque de Chapman nous montre le Roi au centre de cette harmonie des Sphères. Cette idée platonicienne de la « musique des sphères » fut également exprimée par Shakespeare dans Le Marchand de Venise12.

29 Outre ce pouvoir de la musique, nous découvrons dans le Masque des Lords le premier essai de déclamation en musique : l’orchestre joua [...] doucement un air solennel13 pendant qu’Orphée récita son rôle : cet accompagnement banal aujourd’hui, est un premier pas vers le récitatif ; jamais auparavant l’on n’avait utilisé la musique dans le but de souligner les effets d’un texte parlé. Le récitatif fut à nouveau utilisé dans Vision

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of Delights (1617). Dialogue d’une voix et du chœur récitatif : tous les éléments de l’opéra étaient donc présents dans le masque de Campion.

30 Unissant les plaisirs des sens à ceux de l’esprit, ces masques de 1613 sont les plus purs exemples de ces divertissements de Cour qui connurent leur apogée au début du XVIIe siècle. Ils illustrent l’idéal baroque ; l’union sublime de deux arts : la poésie et la musique dans le but de produire un art plus élevé encore. S’ils ravirent les contemporains par leur luxe et leurs couleurs, le raffinement et l’ingéniosité dont ils sont les fruits nous charment encore aujourd’hui : poésie, danse, musique, décors, tout s’unit en une harmonie parfaite pour : [...] contenter, disait Beaujoyeulx, en un corps bien proportionné, l’œil, l’oreille et l’entendement14

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31 Qu’allaient donc devenir ces divertissements de Cour ? Ils illuminèrent encore la Cour de Charles Ier : des œuvres comme Britannia Triumphans 1638, Luminalia 1638, Salmacida Spolia, dansé par les souverains en 1640 furent les derniers éclats de cette gloire royale avant la froide interruption du Commonwealth. Dès la fin du règne de Jacques Ier, le masque avait d’ailleurs perdu de sa beauté : les livrets ne servaient plus qu’à relier quelques effets scéniques et des dansés ; l’antimasque s’était souvent trop développé aux dépens du masque lui-même. Certains masques comme les Triomphes du Prince d’Amour, 1636, étaient entièrement chantés et les vers étaient négligés. Ce déclin signalait-il la naissance de l’opéra anglais ? Pas tout à fait encore ; il faut attendre plusieurs années avant les premiers balbutiements de l’opéra.

32 En 1642 les théâtres anglais sont fermés. Cependant, si la vie théâtrale est interrompue, le goût de la musique reste vif et le masque ne tombe pas dans le genre proscrit.

33 Le 26 mars 1653, Shirley put présenter son masque : Cupidon et la Mort devant l’ambassadeur du Portugal. Le masque était une allégorie empreinte d’humour. Il était divisé en cinq « entrées », mais bien sûr, il manque la danse à laquelle prenaient part les spectateurs, danse finale qui, nous nous en souvenons, était la raison première des masques ! La musique qui se divise en trois groupes : musique instrumentale, danses et chants, est l’œuvre de Locke et de Christopher Gibbons. Locke était allé sur le continent et l’on remarque combien son récitatif est influencé par le récitatif italien plutôt que par celui de Lawes.

34 Cet essai de Shirley d’un « dramma per musica » ne fut pas sans frapper les contemporains : surtout les hommes de théâtre comme Davenant qui avait lui-même composé de nombreux masques pour la Cour de Charles Ier.

35 William Davenant s’était réfugié en France pendant la guerre civile; il avait assisté aux opéras italiens que Mazarin avait fait jouer à la Cour de France et il rêvait de composer un divertissement qui pourrait échapper à l’interdiction dont étaient frappés certains genres. Le 23 mai 1656, il donne à Rutland House Le Divertissement de la Première Journée à Rutland House. […] déclamations et musique à la manière des Anciens.15

36 C’était un premier essai timide, mais Davenant ne voulait pas éveiller les soupçons. Un prologue, un épilogue en vers, quatre discours, précédés ou séparés par des chants ou des morceaux d’orchestre : tel était l’intérêt de ce que Davenant appelait Le

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Divertissement de la Première Journée. La musique, œuvre de Coleman, Cook, Lawes et Hudson, constituait à elle seule une attraction suffisante. Davenant mentionne plusieurs fois le nom « d’opéra » dans son œuvre, mais il associe le mot à poésie, musique et mise en scène : il est clair que Davenant fait allusion à des spectacles publics où la musique et la mise en scène ont un rôle important, mais le terme « opéra » n’indique pas ici un drame entièrement chanté, où Je récitatif et la musique sont utilisés à des fins dramatiques. Le public accueillit le Divertissement de la Première Journée à Rutland House avec enthousiasme et les représentations se prolongèrent pendant dix jours.

37 Encouragé par ce premier succès, Davenant osa présenter un spectacle plus ambitieux. En septembre de cette même année 1656, il produisit Le Siège de Rhodes. Pour éviter la censure, il avait très prudemment proscrit le nom de « Play » ou « opéra » et avait intitulé sa pièce : Une représentation selon les règles de l’art de la perspective dans Je décor, avec des paroles chantées en récitatif.16

38 Quelle est donc cette pièce curieuse qui […] voulait éviter tout ce qui évoquait le théâtre des règnes précédents17 et que Reyher appelle non seulement : […] le livret du premier opéra. mais aussi […] la première de ces pièces dites « héroïques » si en vogue à la Restauration18 ?

39 Si nous pouvons trouver dans le Siège de Rhodes la conception cornélienne de l’amour, la noblesse des sentiments inspirés des romans de Gomberville, si le terme « d’entrée » nous rappelle les ballets de Bensérilde qui faisaient rage à la Cour du jeune Louis XIV, ce spectacle en vers rimés, entièrement chantés, ne ressemble guère aux opéras italiens et français de l’époque : le sujet même du Libretto, le Siège de Rhodes, l’agencement des chants et des chœurs, le rôle même du chœur qui ne prend pas part à l’action, mais semble être là pour renforcer l’orchestre : tous ces éléments nous rappellent davantage les anciens masques de Cour. Les décors, œuvre de Webb (parent d’lnigo Jones) peuvent être consultés à Chatsworth. Ils évoquent la splendeur des masques jacobéens, hélas avec moins de luxe et de grâce ! Davenant s’en plaint amèrement et regrette cette scène étroite et certains éléments du décor : les rochers par exemple durent être fixés et demeurer pendant tout le spectacle. Webb réalisa cependant une mise en scène importante figurant successivement la Ville de Rhodes, le port, la flotte turque, la ville assiégée, le pavillon de Solyman et l’assaut final. Il dut cependant peindre une foule en action au dernier acte. Les parties vocales, œuvres de Lawes, Locke- et Cook, et instrumentales, œuvre de Hudson et Coleman, ne sont malheureusement pas parvenues jusqu’à nous. The Siege of Rhodes fut chanté d’un bout à l’autre, chaque acte étant précédé d’un prélude de musique instrumentale et se terminant par un chœur. Davenant serait-il dont le père de l’opéra anglais ? Depuis plusieurs années, critiques et musicologues se sont penchés sur ce problème. Dans son Essai sur les Pièces héroïques, Dryçlen considère Le Siège de Rhodes comme la première pièce héroïque et sigriale que l’emploi de la musique est uniquement dû aux circonstances dans lesquelles la pièce fut produite. Davenant fut « contraint » d’introduire le récitatif. Suivant l’emploi de la musique est uniquement dû aux circonstances dans lesquelles la que le seul but de Davenant était d’ouvrir le théâtre et non d’introduire et d’établir l’opéra en

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Angleterre : la musique n’avait qu’un rôle à ses yeux : éviter la censure. Robert Henigan, dans sa thèse récente, discute et ne partage pas l’opinion de Dent19.

40 Que son but ait été ou non d’introduire et d’établir l’opéra en Angleterre, Davenant s’enhardit jusqu’à donner deux nouvelles pièces en 1658 : la première, La cruauté des Espagnols au Pérou, était divisée en six entrées. Chacune commençait par une ouverture en musique et un changement de décor et se terminait par une danse acrobatique rappelant l’ancien antimasque. La seconde pièce donnée en 1658, fut l’Histoire de Sir Francis Drake : elle était également divisée en entrées, mais avec moins de monotonie. Le dialogue, entièrement chanté, faisait songer à celui du Siège de Rhodes, tandis que les décors évoquaient le luxe des anciens masques.

41 Utilisant les « dépouilles des anciens masques » comme le dit Reyher […] décors ingénieux, musique composée par des artistes les plus en renom, antimasques...

42 Davenant avait donc créé, sous la contrainte des événements, les premiers opéras anglais, tout en récitatif et « arias ». Malheureusement, cet essai ne devait pas durer ! Dès la réouverture des théâtres en 1660, le public lassé, sans doute, de ces opéras tout en musique, si peu conformes au génie anglais, et sevré de théâtre depuis près de vingt ans, voulut des comédies et tragédies, du « vrai théâtre ». Le meilleur exemple indiquant ce changement dans le goût du public est le succès considérable que remporta la Seconde Partie du Siège de Rhodes : version que Davenant venait d’adapter pour la scène de la Restauration et qui était beaucoup plus une pièce pour le théâtre qu’un opéra.

43 Si le public anglais se lassait vite de ces « opéras » tout en musique, ce qu’il aimait par- dessus tout, c’étaient les pièces agrémentées de musique et de décors importants. Les premières années de la Restauration virent apparaître une quantité de pièces appelées « comédies » ou « tragédies » qui sont en fait des « musical dramas », très influencés par l’ancien masque de Cour : ainsi, en 1663, dans la Slighted Maid de Strapylton, dont la musique était de Banister, nous avons un masque de Vulcain à l’acte V et une « antick dance », véritable antimasque dansé par Vulcain et quatre cyclopes. En novembre 1663, Locke écrivit la musique de The Stepmother, tragi-comédie où nous trouvons de nombreuses danses, un masque d’Apollon et un masque de Diane. Les décors de The Indian Queen, drame héroïque de Dryden, 1664, « peuvent être comparés », dit Walmsley, à des « operatic settings » des décors d’opéra.

44 Si ces premiers essais « operatiques », si adaptés au goût du public, sont révélateurs dans leur faste, et décors exubérants d’un certain art baroque, combien plus révélateurs encore […] les drames dans la nature d’un opéra qu’allait à nouveau proposer Davenant. Le baroque présuppose chez l’auteur et son public une parfaite possession de la culture et de la technique traditionnelles... Le baroque voit autre chose et voit autrement, mais pour cela, il faut qu’il ait vu selon les règles établies dont il se rie et qu’il défie.20

45 Comme cette excellente définition que j’emprunte à M. Denonain, s’applique magnifiquement aux « operatic versions », c’est-à-dire aux « adaptations » que Davenant fit de ces deux pièces de Shakespeare : Macbeth et La Tempête. Le public anglais connaissait l’œuvre de Shakespeare. Cependant, il faut la transformer au goût

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du jour, le public, avide de sensations, veut maintenant des spectacles brillants : décors, mise en scène. On utilise tout dans le but […] de diminuer la tension tragique et d’augmenter l’artificiel dit Nicoll.

46 Macbeth parut en 1663. La musique était de Locke et la tragédie de Shakespeare ainsi profanée devenait […] in the nature of an

47 « avait l’aspect d’un opéra » rapporte Downes, un contemporain. Le sujet, il est vrai, se prêtait merveilleusement aux divertissements : coups de tonnerre, éclairs, sorcières volant dans les airs, fantômes descendant à l’aide de machines : bref, tout ce qui pouvait flatter le goût du public était là. La musique présente une. grande qualité dramatique : elle est bien adaptée au sujet, souligne les effets dramatiques et les grands moments de la pièce. Il y eut une deuxième version de Macbeth en 1673, avec des « machines » encore plus perfectionnées.

48 Après Macbeth, Dryden et Davenant entreprirent de transformer La Tempête en 1667, « en une tragédie », dit Dryden en 1685 dans la Préface d’Albion et d’ Albanius, « mêlée d’opéra » « ou un drame composé en vers blancs21 orné de décors, de machines ». de chansons et de danses, mais on ne peut pas, à proprement parler, l’appeler un opéra puisque le récit n’est pas chanté ».

49 Dans cette nouvelle version, on avait donné une sœur à Miranda et créé le personnage d’Hippolito, « un homme qui n’avait jamais aperçu une femme », le petit masque de Shakespeare était bien sûr transformé en un ballet fastueux qui charma les contemporains !

50 Ainsi donc, le masque n’avait pas complètement disparu. Il était maintenant incorporé à ce genre hybride : le Dramatic opera, l’opéra dramatique que Dryden avait du mal à définir.

51 Quelques années plus tard, en 1673, Shadwell reprit cette adaptation de La Tempête et nous dit Downes […] la transforma en opéra, y ajoutant de nouveaux décors et machines.22

52 Downes admire grandement les décors et les machines et ajoute que le succès financier du spectacle fut très grand « nul opéra », dit-il, « ne rapporta autant d’argent ».

53 Ne nous laissons pas prendre cependant par ce terme d’« opéra ». Shadwell, utilisant la version de Davenant et de Dryden, ajoute de nombreux chants, danses, et effets spectaculaires; cependant, là encore, nous n’avons pas affaire à un drame « entièrement chanté », mais à un « operatic drama ».

54 La musique instrumentale fut écrite avec grand soin par Matthew Locke et la musique vocale par Pietro Reggio et James Hart. Les danses furent composées par Giovanni Battista Draghi : master of the King’s Italian Musick. Nous possédons toute la musique de La Tempête de Shadwell sauf les danses de Draghi. Le côté spectaculaire « opératique » était en effet très développé : à l’acte II, scène 2, Shadwell avait ajouté une danse, des vents, des esprits fantastiques et surtout le splendide Masque de Neptune et d’. Quant aux « machines », on remarque de nombreuses « transformation scenes » : table qui disparaît, esprits volant dans les airs, gerbe de flammes... Pour permettre à cette pompe de s’étaler, Shadwell avait complètement

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remanié la pièce de Shakespeare ; cependant, chaque coupure, chaque changement fut fait dans un but précis et avec soin. Cet « opéra dramatique » eut un immense succès: le roi le vit cinq fois ; la mise en scène surtout frappa les contemporains et incita Thomas Duffett à écrire la Parodie de la pièce en novembre 1674, intitulée The mock Tempest or the Enchanted Castle.

55 Outre ces adaptations de pièces de Shakespeare, il y eut à Londres en cette saison 1674 la représentation d’un opéra français : Ariane ou le mariage de Bacchus. Fuyant Lulli qui avait alors les faveurs du roi de France, Cambert, l’auteur’ du premier opéra français : La Pastorale vint se réfugier à la Cour de Charles II, avec son élève Grabu, ils fondèrent la « Royal Academy of Musicke ». N’ayant pu être représenté à Paris, à cause de la mort de Mazarin, son opéra Ariane connut un vif succès sur la scène du Drury Lane : cet opéra, entièrement chanté, était divisé en cinq actes à sept ou huit scènes ; entre les actes, des intermèdes consistaiept en deux ou trois entrées de ballet.

56 Pomone, déjà représenté à Paris en 1671, fut également joué à Londres en 1674. L’influençe française ne tarda pas à se faire sentir sur la scène londonienne. Thomas Betterton était allé à Paris où il avait étudié les nouveaux opéras français et assisté à la superbe tragédie-ballet Psyché qui avait été représentée au Palais des Tuileries en janvier 1671. Œuvre de Molière, Corneille et Quinault, Psyché avait la forme de la tragédie française avec un prologue et des intermèdes. Betterton fut très impressionné du succès de ce splendide spectacle. Ayant le sens des affaires et considérant la soif du public pour ce genre de divertissement, il chercha à adapter Psyché sur la scène anglaise. À qui confierait-il ce soin sinon à Shadwell qui venait de remporter un dernier succès avec La Tempête. Shadwell d’ailleurs ne se fit pas prier : tout fut fait pour exciter la curiosité du public et, le 27 février 1675, […] l’opéra si longtemps désiré et attendu Psyché fut représenté au Dorset Garden Theater.

57 La musique était l’œuvre de Locke et de Daghi. Les décors, très recherchés, étaient peints par Stephenson et le célèbre maître de ballet français Saint-André en avait réglé les danses. Lorsqu’il publie la musique de ce qu’il intitule « l’opéra anglais », Locke précise d’une façon très intéressante qu’il a osé donner ce titre à son œuvre, […] bien que toute la tragédie ne fut pas en musique. il a prudemment considéré que si l’Italie est la patrie de la musique et de l’opéra, il n’en est pas de même pour l’Angleterre. Il a donc mêlé la musique « à des dialogues », […] ce genre étant plus conforme au génie-de (son pays).23

58 Nous ne poursuivrons pas ici l’étude de Psyché puisque nous aurons l’occasion d’en parler plus longuement au colloque : « Dramaturgie et Société » qui aura lieu à Nancy. Retenons simplement que […] cet opéra si longtemps attendu orné de nouveaux décors et machines remporta largement le succès désiré. Duffett en profita pour en faire la parodie : et Psyché Debauch’d connut presque autant de succès que l’opéra lui-même.

59 - Aux côtés de cette influence française, l’héritage du masque n’était pas tout à fait oublié : dans sa tragédie Circé (1677) dont la musique était de Bannister, Charles Davenant, fils de William Davenant, emprunta de nombreux éléments au masque de Browne et à Tempé restored (Tempé rendu aux Muses) de 1632 : apparition de l’enchanteresse, nymphes, furies, sirènes, antimasque des bons et mauvais rêves.

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60 - Le succès de la Psyché de Shadwell, et de cette saison française incita Dryden à s’intéresser à nouveau à l’Opéra. En 1685, le poète expose dans la Préface d’Albion et d’Albanius sa conception de l’Opéra […] c’est, dit-il, une histoire poétique, une fiction représentée à l’aide de la musique vocale et instrumentale, rehaussée de décors de machines et de danses. Les personnages supposés de ce drame musical sont en général surnaturels, c’est-à-dire les dieux, les déesses, le héros sans un peu d’amour il n’y a point d’opéra possible24...

61 Dryden admire ensuite l’italien et admet que l’anglais s’accompagne difficilement de’musique à cause de sa pauvreté en rimes féminines.

62 Nous voyons à quel point la conception de Dryden est influencée par les opéras français et italiens faits de galanterie et de merveilleux. Il ne signale même pas les œuvres de Davenant ! D’ailleurs nous nous souvenons qu’il considérait le Siège de Rhodes non comme un opéra, mais comme la première « pièce héroïque ». Dryden rêvait d’écrire un opéra précédé d’un Prologue « à la française » et à l’origine Albion et Albanius qui fut représenté le 3 juin 1685 au Dorset Garden Theater devait servir de Prologue à une tragédie mêlée d’opéra. Mais ce prologue qui se poursuit ridiculement pendant trois actes put former une œuvre en lui-même.

63 Albion et Albanius devait flatter le Roi sous forme d’une allégorie politique ; malheureusement Charles II mourut avant la représentation et Dryden ajouta le personnage d’Albanius pour honorer James. Tous les personnages sont des allégories : Augusta est Londres, Thamesis déjà figurée dans le masque de Beauté, apparaît également.

64 Si ces allégories nous rappellent un peu trop les masques de Ben Jonson, la mise en scène était plus ambitieuse. Betterton était allé en France étudier les nouvelles machines et dès l’acte I, nous sommes frappés par le faste et l’abondance des décors : Junon apparaît sur son char tiré par deux paons dont les plumes occupent toute la scène ! L’acte II s’ouvre aux enfers : nous assistons à un antimasque de Démons au milieu d’une pyramide de « flammes en perpétuelle agitation ». Nous sommes à nouveau sur la terre sur les bords de la Tamise : les cieux s’ouvrent et l’on voit rayonner le char resplendissant du soleil : à l’acte III la caverne de Protée surgit du fond des eaux. Grâces et amours dansent tandis qu’une machine descend du ciel formée de nuages d’or. Malgré tout ce faste, la pièce eut une destinée malheureuse. Dryden avait voulu copier Ariane et ne reconnaissant pas la valeur de Purcell à cette époque, il avait demandé à Grabu, l’élève de Cambert qui avait participé à la musique d’Ariane, d’écrire la partie musicale de son œuvre. La musique d’Albion et d’Albanius qui était un opéra entièrement chanté fut publiée en 1687 et sévèrement critiquée. Dryden ne s’était donc pas conformé à sa définition de l’opéra anglais mi-parlé, mi-chanté; l’œuvre de Grabu, en effet, est très terne et n’apporte aucune qualité dramatique. La ligne mélodique ne convient guère aux sentiments exprimés et au rythme des vers de Dryden: l’opéra fut un échec total et ne compta que six représentations :

65 Albion et Albanius reste, cependant, pour nous un essai d’opéra entièrement chanté extrêmement intéressant. Dryden comprit vite que ce genre entièrement en récitatif et arias ne pouvait être vraiment populaire en Angleterre et se rangea à l’opinion de Locke, reconnaissant que seuls les « Dramatic » où se mêlaient chants, danses et poésie parlée, pouvaient convenir au génie anglais25.

66 Après ces diverses définitions de Locke, Dryden, ces divers essais de « dramatic operas » : Macbeth, The Tempest, Psyché, Albion et Albanius, nous pouvons maintenant

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essayer de donner une définition plus précise de ces œuvres dramatiques. L’opéra baroque, en Angleterre, loin d’être une forme purement musicale, était donc une œuvre où le pouvoir unifiant de la musique était le moyen de réunir différents éléments, où la musique était une sorte d’articulation. L’opéra anglais ne fut donc pas le fruit d’une théorie artistique longuement élaborée : ce qui n’est pas du tout la façon anglaise de procéder. Il fut à la fois la rencontre fortuite d’éléments divers et un compromis entre ces divers éléments. Les décors et les machines des masques Stuart, auxquels s’ajoutaient des raffinements dus à l’influence- étrangère, appartenaient maintenant à la scène publique. Ce compromis est une attitude typiquement britannique. Rien de tout cela n’aurait été possible en France où conformément au goût français hostile aux mélanges impurs, nous avions, dès cette ’époque, des opéras entièrement chantés. Nous voyons que dans tous ces « dramatic operas » l’accent est mis sur les « new scenes and machines ». L’opéra, comme le Masque, doit allier la mélodie et la poésie aux arts visuels: peinture,·architecture, costumes, danses. Inigo Jones, Lorelli, Bibbina, ne l’oublions pas, étaient avant tout des architectes qui trouvèrent dans ces spectacles baroques des occasions illimitées d’exercer leurs imaginations exubérantes. L’opéra baroque fut autant une construction architecturale que musicale26 dit Moore.

67 Machines en perpétuelle agitation, visions célestes de héros et de vœux comme le prônait Dryden, temples gigantesques, costumes riches et pittoresques: bref, toute cette pompe splendide, cet aspect monumental tend à exprimer comme le disait Wolflin de, l’art baroque en général, le mouvement, le devenir. Alors que la Renaissance se concentrait sur les choses à l’état de repos, le baroque; aù contraire, exprime l’action, la tension, la lutte entre des forces opposées, la dualité du corps et de l’esprit: cet équi1ibre incertain est exprimé en des formes plastiques, par des mouvements contournés et tourmentés. Mais dans l’opéra baroque, […] cette impression de violence est dominée par une admirable maîtrise de la forme. dit Moore. En effet, convention et révolte s’équilibrent. Si rien n’est en repos, les figures violentes sont soumises à la loi architecturale calme, sereine, qui les anoblit, les épanouit. Dans toute cette pompe nous sentons la maîtrise de l’artiste sur la matière : ces projets grandioses et exubérants, ces éléments riches et tumultueux sont soumis à l’autorité souveraine de celui qui les combine, en un tout harmonieux. Dryden, en effet, rejoindra cette idée lorsqu’il définira le but du dramaturge comme étant « le pouvoir absolu sur l’esprit du spectateur ». Songeons avec quelle maîtrise Rubens, Tintoretto, dominent les couleurs, les mouvements tourbillonnants, les expressions violentes de leurs sujets. Cette dualité, cet équilibre entre des forces souvent violemment opposées, imposés par l’artiste, seront encore réalisés d’une façon plus géniale par Purcell dont la technique baroque saura rendre en quelques mesures dans le chant de « Bess of Bedlam » toute une variété de tons, toute une gamme d’humeurs.

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68 Il y eut pourtant d’autres essais d’opéras entièrement chantés après l’échec d’Albion et d’Albanius : deux surtout méritent notre admiration, le masque de Blow et le premier opéra de Purcell.

69 Alors que Albion et Albanius intitulé « opéra » peut comme le dit Saintsbury être considéré comme un masque, .Je masque Vénus et Adonis de John Blow ressemble, en

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fait, beaucoup plus à un opéra qu’à un masque : c’est un ouvrage entièrement chanté qui commence par une ouverture et semble plutôt influencé par les « Cantatas » italiennes. Il mérite certainement une étude toute particulière, ne serait-ce que pour avoir encouragé Purcell à écrire ce merveilleux chef-d’œuvre qu’est Didon et Enée.

70 Le premier opéra de Purcell occupe une place assez particulière dans l’histoire de l’opéra anglais : non seulement il était entièrement chanté, mais il fut représenté en privé, et non sur une scène londonnienne au Josiah Priest’s Boarding school for young gentlewomen at Chelsea (au pensionnat de jeunes filles de J. Priest à Chelsea).

71 Nous avons donc affaire à un « chamber opera » plutôt qu’à un opéra proprement dit. Le libretto était tiré de la tragédie de Nahum Tate Brutus of Alba. Il n’a pas grande qualité mais il sert son but. L’opéra a une grande unité dramatique. L’apparition de la sorcière, les dialogues entre Didon et Enée, l’air de Didon « I am pressed with torment », nous frappent surtout par leur haute intensité tragique. Le récitatif très influencé par la cantate italienne (comme dans le masque de Blow) est remarquablement adapté aux personnages : celui de Belinda, par exemple, est plus léger que le récitatif de Didon.

72 Avec quel art la mélodie s’adapte merveilleusement à la langue ! Nous sommes loin des mesures hachées du pauvre Grabu. Chœurs et danses (surtout celle des marins) sont également très réussis : nous admirons par exemple le chœur des sorcières faisant écho à « l’aria » de la sorcière.

73 Purcell savait qu’il ne pourrait remporter de succès avec un long opéra entièrement chanté, et en quelques pages, il créa un des plus précieux chefs-d’œuvre de l’opéra anglais. Jamais, dit Henigan, l’Angleterre ne fut plus [...] proche de connaître un drame exprimé grâce à la musique.

74 Si cette expérience unique : un opéra de chambre, « privé » pour ainsi dire, ne put se renouveler, elle servit au moins à affirmer le génie de Purcell aux yeux de ses contemporains. Des hommes de théâtre avertis comme Betterton ou Dryden surent vite reconnaître que seul le génie de Purcell pouvait transformer les charmants « Dramatic operas » qu’avaient été La Tempête ou Psyché en véritbles chefs-d’œuvre. Dès lors, le génie de Purcell allait illuminer la fin du XVIIe siècle, et après ses premiers balbutiements l’opéra dramatique anglais allait enfin connaître son âge d’or !

75 Il ne nous appartient pas ici de citer le nombre considérable de pièces, environ quarante au total pour lesquelles Purcell écrivit une musique instrumentale ou vocale. Jusqu’à sa mort, Purcell eut une activité prodigieuse et composa de 1690 à 1695, six « Dramatic operas » dont le premier sur un livret de Betterton : Dioclesian or the Prophetess adapté de Beaumont et Fletchet. En 1691, Dryden lui confia sa pièce Le Roi Arthur ; en 1692, Purcell·produisait une version de « Midsummer Nights dream » : La reine des fées, suivie de Bonduca, La Tempête et The Indian Queen en 1695 ; œuvre qui devait être interrompue par sa mort et terminée par son frère Daniel Purcell. Parmi ces six chefs-d’œuvre, choisissons le plus intéressant : Le Roi Arthur ; en effet, tandis que tous les autres opéras de Purcell étaient adaptés de pièces écrites, seul Le Roi Arthur fut conçu primitivement comme un opéra. En confiant à Purcell son « Dramatic opera ». Le Roi Arthur (dont Albion et Albanius devait être le Prologue) Dryden non seulement reconnaissait enfin le génie de son contemporain, mais réalisait un rêve qu’il chérissait depuis longtemps. L’opéra fut monté avec un luxe considérable, rien ne fut épargné pour les décors et les machines, transformation de la scène en île glacée, flammes

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sirènes, nymphes, apparition d’Emmelina dans un tronc d’arbre, masque somptueux à l’acte V. Malgré cette exubérance baroque de décors, King Arthur se distingue des autres opéras dramatiques de l’époque. En effet, dans Psyché, La Tempête, la musique était beaucoup moins importante que les machines, ici, au contraire, c’est elle qui dominera tout l’ensemble. Chaque acte, dit Moore, est construit autour d’un ou plusieurs « moments musicaux.27.

76 Le sujet lui-même, cet essai de réconciliation entre le roi-soldat et les Dieux, entre le pseudo-historique et le surnaturel, rappelle les drames baroques de Dryden : Aurenzzebe, the Indian Queen. Quant à la musique, Purcell réussit à y introduire certains éléments français et italiens, tout en créant dit Moore [...] une œuvre purement anglaise.

77 En effet, le moment était venu après toutes les imitations d’œuvres françaises, de créer un opéra dramatique purement anglais et King Arthur qui se terminait sur un chœur martial et « maestoso » destiné au souverain, rappelant « Rule Britannia » n’avait-il pas pour but d’exalter ce sentiment patriotique sans lequel l’opéra national anglais ne pouvait exister ?

78 Écrite en « blank verse » vers blancs, l’œuvre était bien supérieure à Albion et Albanius. Chaque acte a deux scènes, une parlée et une chantée. Il n’y a pas de récitatif. Entre les parties chantées il y a quelques lignes de dialogue. Nous sommes frappés, en effet, de voir l’équilibre qui règne entre le « surnaturel » et le « naturel », le dialogue parlé et les chants, les chœurs et les arias. Dryden comprit enfin que l’opéra existait pour le plaisir des « yeux et des oreilles » et que son art devait s’harmoniser au génie de Purcell. Compensant l’échec d’Albion et d’Albanius, le Roi Arthur fut accueilli à l’époque par un tumulte d’applaudissements.

79 Jamais plus Purcell ne composa d’opéra dont le libretto égalât en valeur la qualité de sa musique et le Roi Arthur reste pour nous le modèle le plus réussi de ces « dramatic operas ». Il illustre parfaitement cette union des plaisirs des sens (musique, danses, architecture) et de pure extravagance. Cette synthèse d’éléments multiples, ce mélange de genres qui, nous l’avons dit, est si cher au goût anglais. Il est également un chef- d’œuvre de l’art baroque : en effet, la richesse tumultueuse du décor et de la musique est maîtrisée et tous les éléments qui composent l’œuvre, s’harmonisent en un équilibre parfait.

80 La mort prématurée de Purcell en 1695 devait hélas mettre fin à l’âge d’or de l’opéra dramatique anglais. Dès le début du XVIIIe siècle, l’opéra italien déferla en Angleterre et ce que Purcell avait été si proche de réaliser dans Didon et Enée, la création d’un véritable drame en musique, Haendel tentera de l’accomplir dans ses opéras et ses oratorios.

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81 Temples, palais merveilleux, forêts, rochers se sont évanouis dans les airs, musique et chants se sont tus. Devons-nous, comme le faisait Prospero après les noces de Ferdinand et de Miranda, regretter la vanité de ces réjouissances ? Certes non ! Unissant en une parfaite harmonie les beautés de la poésie à celles de la musique, ces masques de Cour qui charmèrent les courtisans de Jacques Ier, ces opéras qui divertirent le public de Londres à la Restauration, furent une des plus exquises

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expressions du génie musical anglais, et surtout une des plus remarquables manifestations de l’art baroque en Angleterre : tant par la richesse des décors et des costumes que par les thèmes des « Libretti » et le goût exubérant du public pour lequel ils étaient écrits.

82 Je terminerai en évoquant cette ravissante scène du gel « Frost scene » tirée du Roi Arthur où avec un instinct dramatique aussi génial que touchant Purcell a cru bon d’ajouter dans la partie chantée un « tremslando » au-dessus des croches : voulant ainsi exprimer par les voix une sensation de froid, de grelottement, très appropriée aux décors, et destinée à exciter la passion d’Emmeline. Cette écriture pittoresque et étrange est difficile à admettre pour un lecteur moderne

83 « Elle est essentiellement baroque28 », nous dit Dent. Bien qu’appartenant à une certaine tradition du madrigal, n’est-elle point, en effet, le propre d’un âge où il importait de donner une traduction plastique à la moindre émotion, à la moindre allégorie ?

NOTES

1. Cf. Luminalia or the Festival of Light : « A masque... that might give occasion for variety of scenes, strange apparitions, songs, musick and dancing of severall kinds ;. from whence does result the true pleasure peculiar to our English masques, which by strangers and travellers of judgement are held to be as noble and ingenious as those of any other nations ». 2. Hall : « The Union of the two noble and illustre Families of Lancaster and York » citée dans P. Reyher Les Masques anglais : « On the daie of the Epiphanie at night the Kyng with XI other wer disguised after the maner of Italie, called a maske, a thyng not seen afore in Englande... ». 3. « Everyman in his humour ». Quarto V - I. 4. Jocquet, Vérirable Recueil des Triomphes pour le mariage de Frédérick V et de Madame Elisabeth, Heiddberg, 1615. (British Museum 605 a 27). 5. « After rhe eulogis of the couple pronounced by Riches and Honour all the masque began to dance a ballet with such finish that it left nothing to be desired ». Calendar of State Papers, Venitian, Vol. XII, n° 832, p. 532, Foscarini. 6. « A golden world has been created and it reawoke in us strange feelings that il was a work of art too wonderful to end and mingled with the regretful sense of unreality and evanescence ». E. Welsford, The court Masque, p. 373. 7. « Away ! alas, he that first gave Time wild wings tofly away ». Masque of the Inner Temple. 8. Le masque exprime le souhait que quelqu'un « could catch his scythe as he doth passe and clip his wings, and break his glass... ». Masque of the Inner Temple. 9. « her white band to Eros giving / with a kisse join'd to Earth ». Masque of the Middle Temple. 10. « Attire'd after the Greek manner, Orpheus had a Laurel on his head... surrounded by Tamed beasts ». The Lords'Masque. 11. Cité dans les Fêtes de la Renaissance, C.N.R.S., p. 329. 12. The merchant of Venice, V, 1 « There not the smallest orb which thou beholdst

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But in his motion like an angel sings Still quiring to these young-eyed cherubims... » 13. « The musick changed into a very solemne ayre whiah they softly played, while Orpheus spake... » (Quarto 1613). 14. Cité dans E. Welsford, The Court Masque, p. 76. 15. « The first Days Entertainment at Rutland House by declamations and musick, after the Manner of the Ancients ». 16. « The siege of Rhodes, made a representation by the art of Prospective in scenes, and the story sung in Recitative musick ». 17. « Anything that suggests the ordinary theater of the preceding reigns. ». 18. P. Reyher, Les Masques anglais, p. 473. 19. English Dramma per Musica : « A study of musical Drama in England from·the·Siege of Rhodes to the opening of the Haymarket theater », by Robert-H. Henigan, University of Missouri, 1961. 20. J.-J. Denonain, Aspects du baroque littéraire en Angleterre, Journées internationales d'Étude du Baroque de Montauban, 1963. 21. Préface to Albion and Albanius, Dryden, 1685 : « A tragedy mix'd with opera... or a drama written in blank verse, adorn'd with scenes, machines, songs and dances... It cannot properly he called... an opera because the story of it is not sung... » 22. « The Tempest or the Inchanted Island made into an opera by Thomas Shadwell having all new in it as scenes, machines... all things perform'd in it so admirably well that not any succeding opera got more money. » 23. The English Opera or the Vocal Musick in « Psyché », cité par R. Henigan, p. 257. 24. Préface to Albion and Albanius, 1685. « An opera is a poetic tale or Fiction represented by vocal and instrumental Musick, adorned with scenes, machines and Dancing... ». 25. Voir aussi l'idée très intéressante exprimée dans le Gentleman's Journal, January 1661, 92, p. 5 « Other nations bestow the name of opera only on such Plays whereof every word is Sung, but experience has Taught us that our English genius will not rellish that perpetuaI singing... ». 26. Cf. p. 5, Robert-E. Moore : Henry Purcell and the Restoration Stage, Heinemann, 1961. 27. Cf. Robert-E. Moore, Henry Purcell and the Restoration Stage, p. 95, 1961. 28. Dent : Foundations of English Opera, p. 213.

AUTEUR

FRANÇOISE MATHIEU-ARTH Agrégée de l’Université Assistante à la Faculté des Lettres de Nancy

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La tragédie silésienne au XVIIe siècle (Gryphius-Lohenstein)

Maurice Gravier

1 Pourquoi parler de la tragédie silésienne à propos du baroque et de la théâtralité du baroque ? En dépit de son nom, la tragédie silésienne n’est pas une affaire provinciale ni le fruit d’une tentative régionaliste. C’est en Silésie – et uniquement en Silésie – que s’est développée la grande littérature dramatique allemande du XVIIe siècle. Bien sûr, toute l’Allemagne et plus encore l’Autriche aimaient et cultivaient le théâtre. Mais il faut se rappeler que le théâtre professionnel était, en ce temps, réduit à sa plus simple expression. Il était presque uniquement entre les mains des troupes ambulantes d’abord étrangères puis allemandes. Ces troupes. ambulantes (les Allemands parlent volontiers de la Wanderbühne) promenaient, dans des conditions matérielles plutôt défavorables, un répertoire ambitieux. Surtout on faisait un peu trop souvent appel au poète de la troupe : celui-ci était en fait un ravaudeur plutôt qu’un poète. Il réduisait à des dimensions modestes les grandes œuvres du répertoire étranger (en particulier les drames élisabéthains) et même certaines pièces allemandes. Il taillait et recousait de façon à mettre en valeur les comédiens dont disposait le chef de la troupe, il supprimait les rôles secondaires. Il transcrivait en prose les textes poétiques peu accessibles au public assez simple qui assistait aux représentations de la Wanderbühne. Ce bon public aimait les intrigues surchargées d’événements et de revirements spectaculaires, ainsi que les grandes actions politiques (Hauptund Staatsaktionen). Nous possédons d’intéressants recueils de ces drames populaires. Mais la littérature dramatique de la Wanderbühne attire l’attention des historiens du théâtre plus qu’elle ne séduit les amateurs de bonne littérature. Les historiens allemands parlent d’un Zerspielen, d’une dégradation par le jeu dont les poètes de troupe se rendent coupables, ne respectant guère les grandes œuvres qu’ils copient.

2 Les comédiens professionnels jouaient pour distraire leur public. Les collèges catholiques, en revanche, avaient fait du théâtre un puissant moyen d’éducation. Les représentations que l’on donnait chaque année dans les établissements que dirigeaient les Jésuites mais aussi les Bénédictins (les Allemands appellent les textes dramatiques écrits par les religieux à l’intention de leurs élèves Ordensdramen) permettaient

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d’atteindre un double but : d’abord les éducateurs présentaient aux parents un brillant échantillonnage des talents que l’on acquérait au collège : les jeunes gens confiés à leurs soins savaient déclamer, chanter, danser, évoluer sur la scène avec souplesse et aisance, comme de vrais gentilshommes. Mais nous sommes, ne l’oublions pas, au siècle de la Contre-Réforme, les tragédies présentées par les Pères et 1eurs élèves au public des parents devaient fournir aussi un enseignement, elles constituaient un sermon en action, elles illustraient en général une idée-force à laquelle s’attachait la hiérarchie catholique et qui fortifierait la foi des hésitants ou contre-battrait l’artillerie de la propagande luthérienne. Le titre porté par la tragédie des Jésuites est souvent double : il comporte l’énoncé de l’épisode historique ou légendaire choisi comme prétexte par l’auteur et la leçon religieuse ou morale que nous donne la représentation : par exemple, une des plus célèbres tragédies du Père Avancini s’intitule Pietas Victrix sive Constantius imperator.

3 La tragédie des Jésuites ou celle des Bénédictins n’est certes pas dépourvue de valeur littéraire. Elle a certainement joué aussi un rôle dans l’histoire du théâtre dans les pays de langue germanique. Mais elle n’appartient pas à l’histoire de la littérature allemande, en effet ce sont des tirades en vers latins que les jeunes gens débitent imperturpablement devant leurs pères, leurs mères, leurs sœurs. Ces dames et demoiselles au moins doivent évidemment se contenter d’admirer le spectacle, car en ce temps on ne se donne guère la peine d’enseigner le latin aux filles.

4 Comme l’Ordensdrama, la tragédie silésienne n’est jouée que par des collégiens et elle n’est représentée qu’une fois l’an devant un public de parents. Comme la tragédie des Jésuites, elle met en valeur tous les talents des enfants, elle est visuellement brillante, elle présente des chants et des danses encadrant les scènes parlées. Et, bien sûr, elle est édifiante aussi. Mais elle édifie les parents des élèves en allemand. Ici, en effet, nous sommes chez les protestants, donc on évite de s’exprimer en latin puisque c’est la langue de l’Église Romaine, on parle la robuste et rude langue de Luther, l’allemand. Mais, si la tragédie silésienne transmet un enseignement, la tendance confessionnelle de ces textes n’est guère marquée. Les pédagogues protestants ne se fient pas à eux- mêmes, comme faisaient les « patres comici » de la Société de Jésus. Ils se sont acquis le concours de deux grands écrivains, Andreas Gryphius et Caspar von Lohenstein. Ceux-ci ne négligent certes pas l’aspect pédagogique du théâtre scolaire. Les titres doubles de leurs tragédies manifestent ici encore la tendance didactique de leur création : Beständige Mutter oder die heilige Felicitas, Grossmechtiger Gelehrter oder Æmilius Paulus Papinianus, Catharina von Georgien oder bewährte Beständigkeit. Avant de revenir sur ces titres significatifs, signalons encore que le théâtre scolaire silésien subit les mêmes servitudes que le théâtre des Jésuites : abondante distribution, éléments visuels et musicaux très importants. Ici aussi, les intermèdes chantés et dansés occupent une place considérable : le Reyen (Ronde) s’accompagne de couplets, le poète commente lyriquement l’action. Le Reyen fait penser à la parabase des tragédies grecques.

5 Ni Gryphius ni Lohenstein ne sont tentés par l’apologétique ou par la polémique confessionnelle. Mais les problèmes moraux les passionnent, ils sont obsédés par l’héroïsme, par la grandeur surhumaine de certains individus, qu’elle se mette au service du bien ou de la vérité ou qu’elle se déploie « par-delà le bien et le mal ». La personnalité de Gryphius ne ressemble guère à celle de Lohenstein. Andreas Gryphius (1616-1662) n’a rien d’un homme de lettres traditionnel qui resterait volontiers confiné dans son cabinet de travail. Il a fait ses preuves dans le monde de l’action. Grand

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bourgeois, grand commis de l’État, amené par ses hautes fonctions à déployer des qualités de diplomate, il connut de pénibles tribulations, supporta bien des avanies mais ne transigea point avec sa conscience et se refusa toujours à agir autrement que selon ses convictions. Bien qu’ayant goûté des honneurs, il méprise tout ce qui est clinquant et rejette tout faux semblant. Plus important peut-être encore comme poète lyrique que comme dramaturge, il est fasciné par la continuelle menace que la mort fart peser sur le destin de l’Homme. Dans le domaine du macabre, il éclipse par la précision de ses évocations grandioses et répugnantes tout ce qu’ont pu imaginer les poètes, peintres et sculpteurs du XVe siècle. Caspar de Lohenstein, gentilhomme accompli, personnage brillant et cultivé, a écrit, lui aussi, des poèmes lyriques ; il donne fort dans la préciosité et il est particulièrement bien inspiré quand il suit un modèle espagnol. Mais il compte surtout dans l’histoire du roman allemand. Sa grande œuvre, Octavie la Romaine, fait songer plus d’une fois au Grand Cyre de Mlle de Scudéry. Les romans de Lohenstein qui occupent chacun plusieurs volumes sont surchargés d’événements surprenants et de revirements inattendus.

6 Mais, si différents qu’ils soient l’un de l’autre, Gryphius et Lohenstein sont portés par le même Zeitgeist qui, nous expliquent volontiers les critiques allemands, s’est formé pendant les longues années de malheur remplies par la guerre de Trente Ans.

7 En ce temps, au centre de toutes les grandes œuvres littéraires, nous trouvons le Moi résistant à la tribulation. Autour du Moi, les événements défilent rapides, effrayants, menaçants. Le Moi souffre même persécution : de toutes parts on fait pression sur lui pour l’obliger à renier ses convictions, afin qu’il accepte telle obédience qui lui déplaît, qu’il se soumette à telle autorité qu’il ne peut tolérer. Le Moi est comparé à une balle qu’un malin hasard projette successivement dans toutes les directions. La personnalité profonde se dissimule derrière toutes sortes de masques pour échapper à la tribulation, sans doute aussi dans l’espoir de préserver son unité et son intégrité. C’est le thème de « Baldanders » si magnifiquement illustré par les nombreux épisodes du Simplicissimus qui constituent pour le héros autant d’occasions de revêtir une série d’extravagants déguisements.

8 Ce Moi, perpétuellement obligé de se défendre contre le monde extérieur qui veut l’écraser ou le transformer contre son gré, voue tout naturellement un culte à la vertu de Beständigkeit (constance). On se rappelle que ce mot revenait dans chacun des titres que nous avons cités tout à l’heure (sauf pour Papinian, mais Grossmechtiger exprimait d’une certaine manière la même idée). La constance est la vertu des héros romains qui s’identifient ou se sacrifient à une idée, celle de la Patrie ou de l’État. C’est aussi la vertu essentielle des stoïques. Ainsi s’explique que, d’une part, nos poètes aient étudié par prédilection les œuvres de Sénèque et que, d’autre part, ils se soient volontiers penchés sur des sujets empruntés à l’histoire romaine.

9 Faute de pouvoir, en si peu de temps, examiner dans son ensemble le répertoire scolaire des Silésiens, nous nous bornerons à évoquer trois tragédies « romaines » : Papinian d’Andreas Gryphius, Agrippina et Epicharis de Caspar von Lohenstein.

10 Grossmechtiger Gelehrter oder Æmilius Paulus Papinianus nous présente un juriste célèbre, puissant en raison de l’autorité morale qu’il a acquise, mais bien décidé à ne jamais faire un douteux usage de la force morale dont il dispose. Or, nous le voyons aux prises avec le détenteur du pouvoir civil qui, au nom de la raison d’État, veut contraindre Papinian à déformer la vérité et à tricher avec sa propre conscience. Nous nous trouvons sous le Bas Empire. On remarquera que ni Gryphius ni Lohenstein n’ont été

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attirés par le climat de 1a République romaine. Ils ne semblent jamais défendre d’ailleurs un idéal politique positif. Le drame se déroule toujours exclusivement sur le plan moral. Nous sommes chaque fois projetés dans le monde des tyrans, en un temps où s’est instauré un pouvoir cruel et injuste et où les consciences droites doivent se préparer à souffrir persécution. Ces âmes lutteront, pâtiront, n’emporteront pas la victoire, l’homme est matériellement détruit, mais il surmonte moralement la défaite, puisque jamais il n’a transigé avec ses convictions, parce que le Moi est demeuré constant et ne s’est jamais laissé entamer. Ce monde des cruels empereurs romains, nos écrivains le comparent en leur cœur à l’Allemagne du XVIIe siècle, pays où les passions religieuses demeurent vives et que domine la règle inhumaine du Cujus regio ejus religio. Et nous débouchons sur la tragédie du martyre. Les âmes affirment envers et contre tous leur constance, elles s’identifient à un principe supérieur, elles acceptent la mort, plutôt que de transiger sur le principe et de plier devant le pouvoir. Il peut s’agir du martyre religieux, par exemple le poète célèbre la grandeur de sainte Félicité de ses filles. Mais, dans Papinian, Gryphius exalte un martyr laïque. Le fameux juriste, l’auteur des Pandectes, n’est pas chrétien. Il ne meurt pas parce qu’on l’oblige à rejeter sa conception de la vérité religieuse, mais parce qu’on veut l’amener à tricher avec la vérité tout court.

11 Dans la tragédie Papinian (1657 ou 1659), il faut d’abord chercher une confidence. Gryphius, syndic des États de Glogau, a au long de sa carrière politique et diplomatique subi de rudes assauts. Au cours de certains pourparlers, on a tenté de peser sur sa conscience, d’infléchir sa ligne de conduite. En dépit de tout, Gryphius a eu la fierté de ne jamais céder. Il est resté jusqu’au bout fidèle à ses mandants comme à sa foi religieuse. Sans nul doute, secrètement il s’identifie à son héros Papinien.

12 La tragédie se compose de deux parties. La première, assez mal réussie, touffue, passablement confuse même, pose une certaine situation politique. La seconde nous montre un homme seul, Papinien, résistant à toutes les pressions morales qui s’exercent sur lui, en raison de l’autorité morale dont il dispose et à cause des complications politiques dont il devient le centre. Mais lui ne bronche pas, n’hésite pas un instant, reste fidèle, intégralement à la vérité à quoi il s’est identifié.

13 Naturellement les menaces et les sévices se multiplient. Papinien subit le dernier supplice, mais par la grandeur de son témoignage, il transcende la mort et devient un véritable héros tragique.

14 Voici l’essentiel de l’intrigue : l’empereur romain Sévère a promis sa succession à deux Antonins Geta et Caracalla. Geta vient d’être assassiné par Caracalla. Ce dernier ne peut réellement s’emparer du pouvoir que s’il dispose de l’appui de l’armée. Or seul Papinien, le grand juriste, le premier fonctionnaire de l’État, est en mesure d’assurer à Caracalla l’appui des soldats. Va-t-il soutenir de son autorité morale une action plus que douteuse ? Il refuse. Et ce n’est pas par calcul ni par ambition. Il repousse en effet une suggestion. tentante, celle de soulever l’armée contre Caracalla et de prendre le pouvoir pour son compte personnel. Il veut simplement faire respecter la vérité. Quand on lui demande de se démettre de ses fonctions, il accepte sans balancer. La mort de son fils que l’on exécute devant lui n’ébranle pas sa résolution. Finalement, il subit lui- même la mort. Cette exécution a lieu sous les yeux du spectateur, comme aussi celle du fils innocent.

15 Certaines scènes que j’ai jusqu’ici passées sous silence nous rappellent directement Polyeucte (et cependant l’hypothèse d’une influence littéraire directe semble à exclure).

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Papinien reçoit d’abord la visite de son père. Celui-ci développe devant lui cet argument que Papinien ne tient pas suffisamment, compte des malheurs que son attitude va déclencher sur les siens. Mais ce raisonnement produit peu d’effet sur Papinien. Le père explique ensuite que le nouvel empereur aura besoin de conseillers sages et instruits, Papinien doit se maintenir en vie, pour le bien même de l’Empire. Papinien réplique que, à ses yeux, la vérité prime tout.

16 En·revanche, la femme de Papinien est convaincue d’avance qu’elle devra de toute manière s’incliner devant les raisons de son mari et que jamais elle ne réussira à le détourner de la voie qu’il a choisie. Elle lui fait confiance, elle sait qu’il ne peut adopter qu’une cause parfaitement juste. Elle lui porte autant de profonde estime que de sincère amour. Elle ressemble parfaitement à une héroïne cornélienne.

17 Quant au fils du héros, il fait songer à Isaac ou aux enfants martyrs du christianisme naissant. Sa décision est prompte et pure, son acceptation totale, il s’associe avec une conviction entière au martyre (mort et témoignage) de son père.

18 Papinien lui-même manifeste une foi stoïque, son attitude est très directement comparable à celle des martyrs chrétiens. Il croit en la valeur de l’épreuve qui élève l’homme au-dessus de lui-même et il place spontanément le persécuté, dans tous les cas, plus haut que le persécuteur. Tout son comportement laisse aussi supposer qu’il croit en l’existence d’une âme qui serait en dignité infiniment supérieure au corps et qui mériterait d’être sauvée même aux. dépens du corps. Il désire préserver dans son âme l’image pure de Thémis, tout comme le Chrétien veut y maintenir la pure image de son Dieu. Son assurance fait donc bien de lui témoin de la vérité, c’est-à-dire un martyr.

19 Tournons-nous maintenant vers Lohenstein : après avoir contemplé cette belle figure de Papinien, nous sommes tout étonnés de constater que le jeune rival de Gryphius consacre ses efforts à une tout autre tâche, il constitue une galerie de grands scélérats (corruptio optimi pessima), ou plutôt de femmes abominables, car la plµpart des pièces écrites par Lohenstein portent pour titre le nom d’une femme. Et voici d’abord Agrippine (1665).

20 Lohenstein nous présente au lever du rideau un Néron satisfait de son sort, heureux de disposer du pouvoir impérial. Othon, son suivant, lui fait remarquer que Poppée, sa propre femme, est bien plus belle qu’Octavie, l’impératrice. Sans doute poussé par un bas désir, il compte sur un brusque avancement, il jette littéralement Poppée dans les bras de l’empereur. Cependant Agrippine, qui songe à se remarier avec Rubellius, complote contre son fils. Octavie et Agrippine s’encouragent mutuellement : elles veulent unir leurs efforts contre l’empereur dont elles précipiteront ensemble la chute.

21 Poppée invite Néron à répudier Octavie, Othon sera envoyé comme proconsul au Portugal, mais sa femme ne l’accompagnera pas dans sa mission. Octavie s’associe au complot ourdi par Agrippine et s’efforce d’intéresser à leurs desseins Burrhus et Sénèque qui résistent courageusement. Alors ces dames essaient de faire jouer la jalousie et d’exciter Othon contre Néron. Mais celui-ci est tellement satisfait d’être devenu proconsul qu’il ferme l’oreille à leurs suggestions.

22 Au troisième acte, nous sommes témoins des efforts que déploie Agrippine pour pousser son fils à l’inceste. Lohenstein nous offre tout d’abord un récit circonstancié, puis nous assistons à une scène qui évoque directement les débordements d’Agrippine. Nous avons beau savoir que l’élément visuel était fort important dans le théâtre baroque, nous ne laissons pas d’être un peu déconcertés, d’autant plus que, sur la scène

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des collèges, les rôles de femmes étaient tenus par des adolescents du sexe masculin. Il faut donc admettre que l’Agrippine de Lohenstein n’a jamais été jouée. Nous avons en revanche la certitude que Papinian a bien été joué et peut-être aussi l’Epicharis de Lohenstein dont nous parlerons ensuite. Mais revenons à notre tragédie : Paris, l’affranchi de Néron, renseigne son maître sur les intentions réelles d’Agrippine : elle veut tenir Néron à sa discrétion, pour mieux réussir à le tuer et finalement à s’emparer elle-même du pouvoir. Néron équipe un bateau au fond escamotable qui lui permettra de faire disparaître rapidement Agrippine. Fils aussi indifférent que parfaitement hypocrite, il multiplie des démonstrations d’amour au moment où il prend congé de sa mère (il l’embrasse sur la bouche et sur le sein). Ici intervient la péripétie, Agrippine échappe à la noyade. Néron en est averti par un songe. Il reçoit la visite de Sénèque (auquel Lohenstein fait jouer un rôle bien suspect): le philosophe conseille en effet à Néron de se débarrasser à tout prix de sa mère. Au dernier acte, nous trouvons Agrippine seule dans sa chambre, en train de méditer : elle se sait malgré tout perdue. Elle récapitule ses fautes. Les assassins défoncent la porte, se jettent sur Agrippine étendue sur son lit, ils la lardent de coups de couteau, ils s’acharnent sur le cadavre nu. Néron fera à sa mère des funérailles lamentables et indignes du rang qu’elle tenait. Néron prononce devant le corps de sa mère un discours funèbre où viennent se mêler les invectives contre la défense et les arguments d’un plaidoyer prodomo. Le principal responsable du crime se tue devant le bûcher. Néron est poursuivi par les Erynnies.

23 Cette tragédie d’Agrippine est étouffante. Le mal y est peint sous les couleurs les plus noires. Lohenstein ne recule pas devant les évocations les plus brutales ou les plus choquantes. Nulle part on ne rencontre le personnage sympathique. On attend en vain l’épisode plus encourageant qui nous permettrait de reprendre le souffle, l’éclaircie dans ce ciel sombre. En revanche le drame suivant, qui est taillé dans la même matière, repose sur une série de contrastes et il est d’ailleurs écrit à la gloire d’une héroïne constante, âme riche de cette vertu baroque, la Beständigkeit.

24 Epicharis (1665), c’est le nom d’une affranchie grecque qui vivait à Rome au temps de Néron en l’an 65 de notre ère. Elle prit part à la conjuration de Pison contre Néron. Elle essaya de gagner à la cause des conjurés Volusius Proculus, commandant la flotte de Misène. Elle lui parla du complot, Volusius avertit l’empereur. Epicharis fut arrêtée qui se contenta d’abord de nier. Mais on découvrit bientôt la réalité du complot. Mise à la torture, Epicharis déploya une énergie extraordinaire et elle ne laissa échapper aucun aveu. Rentrée dans sa cellule, elle s’étrangla à l’aide d’un lacet.

25 Telles sont les données que fournit l’histoire. Lohenstein s’est intéressé à cette Epicharis pour deux raisons. Elle lui paraît s’être sacrifiée pour une juste cause. Elle incarne à sa manière la Beständigkeit. D’autre part, elle forme avec ses persécuteurs et bourreaux un parfait contraste.

26 Comment Lohenstein a-t-il organisé son œuvre et réparti la matière de l’ouvrage ?

27 Le premier acte nous présente un tableau impressionnant : plusieurs quartiers de Rome détruits par les flammes de l’incendie que vient d’allumer Néron. Pareille folie criminelle justifie parfaitement la formation du complot. Pison raconte à Epicharis comment il a conçu le projet de faire disparaître Néron et lui explique comment il compte venir à bout du tyran. Elle rassemble les conjurés. Sénèque (qui n’est pas l’idole de Lohenstein) commence par repousser brutalement les propositions des conjurés. Il fournit finalement une réponse qui laisse place au doute. Les conjurés mêlent leur sang

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au vin qu’ils boiront ensuite ensemble, prenant ainsi solennellement l’engagement de rester unis pour le meilleur comme pour le pire.

28 Mais l’amour a rendu Pison bavard. Il a fait ses préparatifs de façon trop ostensible. On sent qu’une dénonciation est proche. Epicharis fait savoir aux autres conjurés que si elle est arrêtée, en aucun cas elle n’avouera. Ils n’ont donc rien à craindre.

29 Le troisième acte nous fait assister à une première dénonciation et au début de l’enquête. Epicharis est arrêtée, torturée (sous nos yeux), elle tombe inanimée mais ne prononce aucun nom. Au quatrième acte, elle revient à elle, mais se croit aux enfers, heureusement, elle n’est entourée que de ses amis. Lohenstein est en verve, il nous offre, ensuite, d’autres réjouissances: Atilla est fouettée jusqu’au sang parce qu’elle ne veut pas avouer. Munatius a la langue arrachée, parce qu’il s’obstine à ne rien dire. Pison lui-même s’ouvre les veines, trahi qu’il a été par une lâcheté et une indiscrétion féminines.

30 Le dernier acte concentre notre attention sur le cas de Sénèque. Ce philosophe courtisan ne se décide pas à entreprendre contre Néron une action brutale et décisive. Mais il ne dénonce pas non plus les conjurés dont il a fort bien connu les projets. C’est pourquoi il est sommé de mettre fin à ses jours. Il prononce un discours pour formuler une dernière fois, avant de mourir, les principes essentiels de sa philosophie. Le fer qu’il emploie n’est pas assez effilé pour que le sang s’écoule vite, le poison qu’on lui verse ne produit aucun effet. Le philosophe fait donc préparer une cuvette d’eau chaude pour accélérer le processus qui doit aboutir à sa mort. À la fin du drame, les exécutions succèdent aux exécutions. Epicharis ici ne se suicide pas, elle sera même tuée la dernière, cet honneur lui est réservé, puisqu’elle a été l’âme du complot. Elle meurt avec une sorte d’allégresse provocante. Elle constitue non seulement la figure de proue dans cette œuvre cruelle. C’est encore elle qui, par sa présence, au centre du drame, donne à l’ouvrage son unité et sa signification morale.

31 À première vue, on se demande comment une telle tragédie, presque sadique (il semble que le poète prenne goût à multiplier, non pas seulement, des récits sanguinaires, mais la vision directe de scènes horribles) a pu être proposée à des régents de collège pour constituer un spectacle de fin d’année. Évidemment, Epicharis est comme la contrepartie de la noire Agrippine. Mais, le texte écrit par Lohenstein n’est-il pas, en somme, une apologie du tyrannicide ? Or, si nous ne savons pas très exactement si Epicharis a été présentée sur une scène, nous constatons, en tout cas, qu’elle a été très souvent rééditée et a joui d’une persistante popularité dans ce pays sage et conservateur que fut l’Allemagne du XVIIe et du XVIIIe siècles. La lecture est-elle une forme atténuée du défoulement ?

32 Gryphius nourrit ses tragédies de ses expériences et de sa philosophie personnelles, plus encore que de ses lectures. Il nous émeut dans la mesure où, écrivant Papinian, il revit son propre passé et analyse les réactions courageuses et l’abnégation du grand juriste en homme d’action qui sait ce que coûte chaque décision grave, en homme d’État lucide et courageux. De plus, Gryphius est un croyant et son stoïcisme est fortement teinté de christianisme.

33 Lohenstein doit-il être classé parmi les écrivains chrétiens ? Se passionne-t-il même pour la philosophie des stoïciens ? Nous ne le croyons pas. Il admire la grandeur humaine, l’audace de l’homme qui agit ou qui résiste, plus encore que le courage de la femme partout où il se manifeste au service d’une juste cause, mais parfois aussi, le cas échéant, sous le signe du mal. Lohenstein anticipe sur les dramaturges du Sturm und

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Drang, il annonce le Gœthe de Goetz von Berlichingen, sinon le Schiller des Brigands. Il aime l’action, le mouvement, la couleur brillante, les spectacles cruels, les meurtriers qui brandissent sur la scène leurs poignards, les instruments de torture et le sang répandu. Et face aux armes des conjurés, face aux meurtriers et aux bourreaux, il vénère le courage, la constance d’un être qui va jusqu’au bout de sa destinée.

34 Mais Lohenstein ne se fie pas à sa seule imagination pour créer sur la scène l’atmosphère du complot. Il nous confie qu’il a relu l’Histoire de Henri IV, d’Antoine de Péréfixe. Il connaît aussi les écrits de Pierre Mathieu, historien des Rois de France (1602). Pour nourrir l’histoire de ses conjurés, il emprunte quelques détails à l’histoire de la conjuration des Strozzi à Florence. Et pour rendre plus concret le tableau de Rome incendié par Néron, il reprend en mains les lettres de J.-L. Guez de Balzac qui décrit un village mis à mal par un glissement de terrain. Donc on peut parler d’un aspect français de cette œuvre. Agrippina est d’ailleurs une tragédie en alexandrins rimés, elle est portée par une rhétorique généreuse dont on ne sait trop si elle n’est pas plus française encore que romaine, mais qui, en tout cas, nous apparaît comme très latine.

35 Lohenstein cherche aussi à donner de la couleur à son récit. Certes, il a recours à des ouvrages français·ou italiens modernes. Mais il ne cultive pas, systématiquement, l’anachronisme. Bien au contraire, on sent se développer chez lui des curiosités archéologiques, on saluerait volontiers en lui un précurseur du Flaubert de Salambô. Lohenstein justifie par des notes explicatives les précisions qu’il fournit sur le menu de la table impériale, les précieuses cervelles des paons et des faisans, les foies des lamproies, les perles que l’on dissout dans le vinaigre. Il décrit avec une amoureuse minutie le luxe des appartements néroniens. Et il renvoie à Pline, à Suétone, à Jovius, à Ammien Marcellin et à Dion Cassius, quelquefois aussi à des érudits modernes comme Juste Lipse.

36 Mais pour l’essentiel, quand il s’agit de préciser l’enchaînement des faits ou de fournir certaines explications d’ordre psychologique, il fait confiance à Tacite et même à Sénèque, que cependant il ne porte pas dans son cœur, car il le présente comme un philosophe de Cour pusillanime et opportuniste, brillant dans ses propos, mais lent à traduire, en actes, ses magnifiques principes.

37 Pour conclure, nous présenterons quelques réflexions que nous inspirent les rapprochements chronologiques. Papinian fut créé en 1657 ou 1659, c’est-à-dire quelque quinze ans après les derniers chefs-d’œuvre de Corneille. Les deux tragédies romaines de Lohenstein semblent avoir été publiées la même année, en 1665, c’est-à-dire au temps où Racine débutait sur la scène française avec la Thébaïde et l’Alexandre. Or Gryphius semble très proche de Corneille (dont il paraît ignorer les œuvres) par sa vision du monde, sinon par sa conception du théâtre. En revanche, le monde de Lohenstein ne ressemble en rien à l’univers de nos classiques, sa langue est beaucoup plus précieuse que celle de Racine. Ici se marque le décalage entre deux littératures voisines et souvent apparentées l’une à l’autre. Quand Opitz, en 1624, s’avise de mettre la littérature et la langue allemandes au goût du jour, il ne se tourne pas vers Malherbe, mais il fait découvrir à ses compatriotes Grandeur et Illustration de la langue française, de Joachim du Bellay. Au moment où Racine se prépare à écrire Andromaque, Lohenstein demeure le disciple de Gongora et de Mlle de Scudéry. Et il est fier de citer comme références un historien français qui écrivait au temps du bon Roi Henri.

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38 Écoutons les explications de certains historiens. Pourquoi ce culte de la volonté et de l’héroïsme dans l’œuvre de Corneille ? Ce sont les tribulations de la Fronde qui ont éprouvé les consciences et entretenu cette admiration pour les âmes fortes, inébranlablement attachées aux principes d’une morale ou aux vérités d’une religion. Et quand ils nous parlent de Gryphius ou de Lohenstein, les critiques allemands fournissent une explication toute voisine. Ils nous disent que les poètes songent encore aux souffrances qu’ont endurées les Allemands pendant trente ans d’une guerre abominable. Pour Gryphius et quand il s’agit de Papinian (1657), nous accepterons volontiers cette interprétation. Mais quand nous nous tournons vers Lohenstein, bien plus jeune que Gryphius, et vers une pièce comme Epicharis écrite en 1665, c’est-à-dire presque vingt ans après la fin des hostilités, l’explication paraît plus fragile. Il vaudrait mieux, croyons-nous, parler des stéréotypes littéraires particulièrement vivaces et tenaces, plutôt que de songer à l’impression laissée sur les consciences par une guerre cruelle, certes, mais dont les traces matérielles commençaient à s’effacer.

39 Quoi qu’il en soit, ces trois tragédies méritent toujours d’être lues, méditées, analysées. Leur valeur littéraire et humaine subsiste. Leurs vertus scéniques sont plus difficiles à défendre. Écrites en vue d’une certaine scène, d’un certain public, avec le concours d’acteurs amateurs et adolescents, elles s’adaptent mal aux conditions de jeu qu’impose le théâtre professionnel d’aujourd’hui. Et l’Agrippina de Lohenstein n’est et n’a apparemment jamais été qu’un Lesedrama. Si l’on voulait un jour faire revivre ces tragédies sous le feu des projecteurs, il faudrait adapter les textes assez librement. Et l’audacieux qui entreprendrait ce travail se trouverait placé dans une situation aussi inconfortable que le poète de troupe qui taillait et rognait au profit des comédiens, au temps de la Wanderbühne (d’ailleurs le Papinian de Gryphius avait, déjà au XVIIe siècle, supporté le supplice d’une semblable adaptation). Mieux vaut, après tout, reprendre en mains les textes de Gryphius et de Lohenstein et reconstituer avec les yeux de l’esprit non pas les spectacles sans doute modestes et bien imparfaits des collèges protestants, mais les fastes de la Cour impériale, tels que les imaginaient Gryphius et Lohenstein.

AUTEUR

MAURICE GRAVIER Professeur à la Sorbonne Paris

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De la chronique à la tragi-comédie : Le Siège de Breda par Calderòn de la Barca

Charles V. Aubrun

1 Rappelons d’abord que, dans·l’optique des écrivains espagnols des XVIe et XVIIe siècles, les belles-lettres comportent trois genres, trois seulement : la poésie lyrique, l’épopée et le théâtre1. Quand l’« essence » de chacun de ces genres « se réalise » dans une œuvre, c’est toujours sous une forme mixte et impure2, différente selon l’époque, le lieu et l’histoire. Autrement dit, temps, lieu et causalité donnent une forme et un contenu aux idées descendues de leur centre, le neuvième ciel. Par conséquent, dans une conjoncture historique donnée, un seul genre littéraire prédomine, car le présent, le milieu et l’héritage du passé font un sort privilégié, tantôt au chant, tantôt au récit, tantôt à la comédie, qu’ils constituent en cadres des deux autres genres écartés.

2 Entre 1580 et 1625 environ, en Espagne, et dans la ligne de sa tradition littéraire, ce genre prédominant, mixte et impur, c’est l’épopée, au jugement des lettrés. « Sublime », elle traduit l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide. « Médiocre », elle offre une variation de ces modèles, tels la Circé (1624), de Lope de Vega ou le Bernardo (1624) de Balbuena3, ou les versions en vers de l’Orlando furioso4. « Infime » et en prose, elle se nomme livre de chevalerie ou pastoral (nous disons aujourd’hui, le « roman »). Sublime ou médiocre ou infime, de toute manière, elle comporte des morceaux de bravoure hétérogènes : des poèmes lyriques et des péripéties dramatiques.

3 Toute cette littérature narrative répond à une vision épique du monde5. Plus encore, elle la fixe et la formule, et elle aide les hommes de ce temps à la faire passer concrètement dans l’histoire. L’Espagnol vit épiquement, et cela en pleine conscience, même lorsque, déçu par ses expériences proprement héroïques, il doit se reconnaître dans ce picaro de Guzman de Alfarache, dans ce fou de son Quichotte ou dans ce rustaud à la fois madré et crédule de Sancho. Et l’histoire d’Espagne qu’il secrète spontanément, à la fin du règne de Philippe II et sous le règne de Philippe III ressemble à l’un de ces romans où un gueux déboussolé va de succès sordide en échec absurde,

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« va viviendo » sans que sa vie parvienne à prendre un sens (puisqu’elle est dépourvue d’avenir).

4 Or, à partir de 1618-1620, une nouvelle conception de l’homme agissant dans le monde se fait jour. La littérature en témoigne, et notamment, les traités d’ascétique ou de politique6. Peu à peu, la « nouvelle comédie » s’est dégagée de la mésestime où la tenaient les mentors de la vie intellectuelle7. Lope de Vega, Tirso de Molina, Mira de Amescua et d’autres hommes d’Église infléchissent le répertoire de leurs thèmes ; ils gagnent l’oreille et la faveur des beaux esprits traditionalistes, fût-ce au prix de palinodies sérieuses ou ironiques. Aussi bien, genre désormais prépondérant et envahissant, c’est au tour du théâtre, fondé sur la « peur », entendez la surprise angoissante, d’intégrer des éléments empruntés aux deux autres genres, c’est-à-dire la narration épique basée sur la pitié, et le poème lyrique dont le ressort est l’admiration. Ce théâtre, en général, se présente sous une forme composite, la tragi-comédie. Et ses éléments, pour traditionnels qu’ils soient, trouvent dans la nouvelle structure une fonction originale. Ainsi, le coup de théâtre remplace souvent l’épisode de la narration, les personnages ont des emplois qui se définissent par couples, l’un par rapport à l’autre : galant-dame, galant-gracioso, etc. ; même si le dénouement est connu à l’avance, les traverses le retardent et suspendent l’attention, de longues tirades exposent l’intrigue, ses tenants et ses aboutissants ; chansons et sonnets, fables et anecdotes gratuites imbriquent leurs proses sereines dans le constant remuement de l’action.

5 Surtout, la grande nouveauté de ce genre triomphant, c’est que le chaos et la confusion qui règnent dans l’intrigue sur 2800 ou 2900 vers s’achèvent en fin d’ouvrage – cent ou deux cents vers – sur la restauration de l’ordre altéré. Au contraire de ce qui se passe dans la littérature épico-romanesque de 1580-1620, l’action se ramasse et se résout une fois pour toutes au bout du compte et, fait important, ce dénouement, pourtant concret, surgit de l’au-delà, hors du temps, hors de l’espace et hors de la causalité. C’est un Dieu descendu des cintres, image du Tout-Puissant, qui l’impose aux personnages ; car il semble que ceux-ci soient incapables de trouver d’eux-mêmes une solution définitive à leurs affaires. Le temps d’un éclair, l’ordre éternel et absolu triomphe aux sons de l’harmonie céleste. C’est comme si l’intrigue très humaine trouvait tout de même sa justification dans une ultime péripétie quasi sacramentale : justice dans la tragi-comédie, mariage dans la comédie et, dans la comédie historique telle que Le Siège de Bréda, la paix. Or, nous l’avons dit, l’attitude d’esprit qui est à l’origine de la nouvelle comédie dramatise également une autre création de l’homme, l’élaboration de l’histoire. Car l’homme agissant dans le monde se voit comme un personnage de théâtre. Il perd ainsi son être intrinsèque, son identité, son unicité. Il se connaît seulement dans ses déchirements intérieurs, ses relations avec autrui, dans ses confrontations et ses oppositions, bref il se réalise dramatiquement sur les tréteaux de sa communauté, l’Espagne. Sa vie lui apparaît comme une tragi-comédie où le mariage, le jugement de la société ou le trépas mettent une fin merveilleuse, c’est-à-dire surnaturelle à ses agitations. Ce qui à ses yeux, entre 1580 et 1620, était un « suceso », un épisode, un incident, un « maillon » dans la « chaîne » de l’histoire lui apparaît comme une nouveauté (novedad), une altération (alteracion), bref une péripétie dramatique.

6 Faut-il voir dans cette attitude d’esprit non seulement la cause mais la conséquence directe des malheurs de l’Espagne en ce temps ? Le cours de l’histoire serait-il devenu

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plus dramatique soudain vers 1618-1621, à partir de la disgrâce d’un favori, de l’exécution d’un commis concussionnaire et des martyres de la foi au Japon ? Nous ne saurions le prétendre. Mais c’est un fait que la nation assume pleinement son déclin à partir de 1621 et que, dans les terribles « accidents du parcours » auxquels elle est soumise, elle voit avec fierté la preuve qu’elle demeure l’instrument de la Providence et le banc d’essai privilégié du Dieu tout-puissant. Son histoire prend donc désormais un sens, car la société s’inscrit dans une certaine téléologie et l’individu dans une eschatologie précise.

7 Mais, comment les Espagnols parviennent-ils à rendre compte de leur changement de perspective ? Quevedo cherche dans l’œuvre des Stoïciens la clef de leur nouvelle attitude et de leur nouveau comportement devers l’histoire. Or, Calderòn emprunte à ce traducteur d’Épictète un thème hautement significatif. Vers 1645, il écrit et fait représenter un auto-sacramental intitulé : El gran Teatro del mundo8, où nous voulons voir une étape intermédiaire entre la vie dramatique vécue et sa conception intellectuelle.

8 Résumons-le : les hommes sont des acteurs auxquels le Monde (la société) a distribué, dès leur naissance, des rôles et les costumes ou insignes correspondants. Il incombe à chacun d’eux de jouer son rôle avec propriété et de faire honneur à son insigne. Or, la pièce est une commedia dell’arte spontanément improvisée par l’ensemble de la troupe. Les emplois sont fixes et limités en nombre : le pauvre, le riche, le paysan, le clerc, le noble, le roi... Lorsque, à la fin de la représentation, la mort survient, l’homme cesse de mener une vie de fiction ; il entre dans la vie éternelle où une place lui est adjugée, non certes selon sa réussite ou son habileté, mais selon la bonne volonté avec laquelle il a tenu tant bien que mal son rôle sur scène de son vivant. C’est ainsi que le pauvre sans rancœur, le riche charitable, le paysan content de son sort, le noble généreux, le clerc pieux et le roi juste jouiront de la gloire divine. Mais ceux qui essaient de changer d’état, ceux qui revendiquent, usurpent ou trichent, ceux-là sont damnés. La vie s’assimile donc à une tragi-comédie. Le dénouement, pour terrible et sanglant qu’il soit, en est toujours heureux : ou bien il rétablit l’ordre altéré par les sots et par les aveugles ; ou bien il confirme l’ordre que maintenaient envers et contre tous les hommes de jugement éclairés par la Grâce divine. Somme toute, les hommes, agissant selon leur entendement et leur libre arbitre, ont servi également, les uns dans la discipline, les autres dans les dérèglements, les desseins de la Providence. Il y a certes un Bien et un Mal, mais, puisque toute action est un choix plus ou moins éclairé, puisque toute action résulte d’un pari, il n’y a plus de bons ni de méchants ; et tous, sans exception, servent, coopèrent à une œuvre dont le projet et la fin ultime leur échappent. Lorsque le rideau, tombe, voici les acteurs sur le devant de la scène, faux vainqueurs, faux vaincus et tous éclopés, rendus l’espace d’un instant à leur être premier dans la lumière radieuse que verse le Dieu de l’histoire sur leur champ de bataille.

9 El gran Teatro del mundo permet de mieux comprendre l’atmosphère et la noblesse des attitudes des personnages dépeints par Vélasquez dans son tableau « Les Lances » ou « La Reddition de Bréda9 ». Il donne aussi la « raison » des personnages de la pièce de Calderòn et il rend compte de son économie intérieure. En outre, El Sitio de Breda présente un intérêt particulier par sa date (1626) et par son thème : une relation historique, la pièce se situe à la charnière de deux visions, épique et puis dramatique, du monde, à la charnière aussi bien de deux conjonctures socio-culturelles cohérentes : celle qui va de 1580 à 1625 et celle qui va de 1618 à 170010.

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10 À la source du Sitio de Breda (1626), se trouve la Obsidio bredana, une relation historique de Herman Hugo, de la Compagnie de Jésus, publiée en 1626, à peine un an après l’événement11. Ce récit se serait plutôt prêté à une transposition épique et même à une interprétation lyrique sous forme de dithyrambe ; or, il trouve son expression littéraire dans une comédie : le fait est significatif de l’engouement contemporain pour toute dramatisation. La proximité des faits empêche·l’auteur de prendre des libertés excessives, qui eussent été parfaitement admises dans les pièces historiques se référant à un passé plus lointain. Le transfert de la narration d’événements contemporains sur le plan de la comédie n’était donc pas facile. Calderòn avoue son embarras. Sa dramatisation doit respecter la vérité historique : Y que no pone el poeta la impropiedad en su casa12.

11 Et puis il faut organiser entre une vingtaine de personnages représentatifs des confrontations et des conflits dramatiques, mais dans les limites de la vraisemblance. Pour cela, il lui convient d’introduire quelques personnages non historiques ; or, il n’y a point de vraie comédie sans fable, sans fiction. Il se soumet, non sans en faire état, à toutes ces lois·contradictoires : « obligado a tantas leyes ».

12 Voici d’abord ce qu’il trouve dans la chronique de Hugo : Spinola doit renoncer au siège de Grave. Il propose à l’Infante Isabel Clara Eugenia, qui gouverne les Pays-Bas, de mettre le siège devant Bréda ; il réunit son État-Major à Gilzen, et son armée à Turnhout. Le Chroniqueur passe numériquement les troupes en revue. Dans le camp de Philippe IV, de 18.000 à 25.000 soldats italiens, allemands, hollandais, wallons, bourguignons, anglais et même espagnols. Justin de Nassau, qui commande la place assiégée, est moins bien pourvu, mais il demande du renfort à Maurice de Nassau. Or, celui-ci tombe malade et meurt. Les vivres manquent à Bréda. Quelques habitants tentent de gagner la campagne, mais l’armée de Spinola les refoule. Pour desserrer l’étreinte, les Protestants inondent les champs mais Spinola parvient à endiguer la crue. Le scorbut décime la population. Des renforts anglais et français ne parviennent pas jusqu’aux assiégés ; ils sont pris par les glaces. Henri de Nassau fait une dernière tentative avec des troupes allemandes pour secourir la cité. Il échoue devant l’héroïsme des Italiens. C’est alors que Spinola mande un négociateur, le comte de Bergas13, à Justin qui est malade. Les deux adversaires discutent des capitulations et se mettent d’accord au prix de concessions mutuelles. Enfin, les troupes assiégées sortent avec les honneurs de la guerre. Justin remet les clefs, de la ville à Spinola.

13 On le voit, la narration historique, qui représente pourtant déjà un choix dans les, événements et une simplification de leur cours, demeure encore bien complexe et embrouillée. Par nature elle est aride, elle manque de couleurs et de sentiments ; les chefs de guerre sont trop nombreux et leurs exploits, leurs ruses, les aléas des combats feraient d’excellents épisodes dans un chant d’épopée, mais ils ne bouleversent pas, ils ne retournent jamais la situation. Le dramaturge peut en conserver quelques-uns, mais il faut en transformer d’autres en vrais coups de théâtre, en péripéties.

14 Comment va procéder Calderòn ? D’abord, il doit tendre un ressort important : l’admiration, et pour cela, introduire des éléments lyriques dans la pièce. On en trouve de trois sortes : les descriptions et les

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portraits, les déclarations de sentiments et enfin les dithyrambes, les imprécations et les prophéties. En voici trois échantillons.

15 Voici, telle que la voit une dame, l’armée espagnole : Si nombreuse que la sphère céleste, se voyant tout à fait égalée en ses belles lumières, se prit à envier cette troupe qui, heureuse rivale, l’emportait sur elle tant par l’éclat de la foudre que par le nombre des étoiles et la faisait pâlir. Oui, je l’ai vue, cette armée, en pleine campagne, quand elle se rendait de Quilche à Bréda : et mille fois je pensai que l’hiver s’y mariait pompeusement à l’été. Car, étonnant le ciel même, la rigueur des·armes et la couleur des panaches prenaient la figure l’une d’une montagne de glace, l’autre d’une prairie de fleurs. (vv. 536-554).

16 Voici une déclaration de sentiments : La fleur précoce ressent la fureur glacée de la bise, la pierre éprouve de la douleur lorsqu’on l’arrache de son roc ; le fauve gémit, le poisson muet clame sa souffrance, et l’oiseau, de son chant doux et suave, chante l’amour et pleure le zèle·jaloux. Partout l’être le plus fruste sait dire son malheur. Le ciel lui-même s’assombrit, se couvre d’une nuée noire ; serait-il insensible, du moins il ne le paraît· pas. Toute chose donc ressent le changement : il arrive que la terre tremble, que l’air s’émeuve, que l’eau de la mer mugisse et que le feu solaire fasse la guerre au monde ; toute chose ici-bas exprime sa douleur. Et moi ne le pourrais-je pas ? Quand j’attendais, pauvre de moi, l’amoureuse étreinte de mon ami, de mon époux, je le vis blessé à mort dans mes bras, l’aine fendue, les armes brisées et par ses funestes plaies - ô fortune·ennemie - entraient mille morts, s’échappaient mille vies. (vv. 465-494)

17 Voici enfin l’imprécation : Tel dans la rue déserte, trébuche la voix tremblante, sur des cadavres pour rejoindre son épouse. Balbutiant il veut prendre congé, il doute, il n’ose, car il craint que son âme ne s’échappe s’il ouvre les lèvres... Tel autre refuse la triste nourriture et la maigre part qui lui revient, il emporte la moitié de son père infirme qui ne vit que de son souffle... Bréda se prend-elle pour Numance ? Aspire-t-elle à une gloire aussi vaine ? Serait-ce la. première victoire emportée par les Espagnols ou la-plus importante ? Je vous le dis : la guerre ne consiste pas à perdre, mais à gagner. Pourquoi ne nous rendons-nous pas ? Il n’y a point de liberté perdue qui vaille la vie ! Allons nous livrer.

18 Ces atours lyriques s’entremêlent, dans le déroulement de l’action, à des éléments épiques, mais ceux-ci sont plus importants encore étant donné le thème. Ils doivent servir à informer le spectateur et susciter sa pitié. Comme dans l’épopée, les soldats anonymes, soumis à l’aveugle Fortune, luttent, tombent et triomphent pour Dieu et pour le Roi ; quelques chefs se muent en héros. L’énumération des troupes et la description technique des fortifications apportent dans leur sécheresse et leur terminologie, en apparence seulement prosaïques, des effets de style propres au genre épique. En voici un exemple, que le lecteur voudra bien comparer à la description lyrique de l’armée, faite par une dame (voir supra).

19 Le général Spinola s’adresse à Sigismond, prince de Pologne : Voici, Excellence, cette Bréda invincible, la place forte des rebelles. Aux Pays-Bas elle est à la frontière de la Batavie, de la Zélande et du Brabant, comme l’indique le nom de sa rivière, car « marche » en flamand signifie « confin » en castillan. Elle est à 51 degrés latitude Nord, la rigueur de ses vents le prouve assez. Le site est triangulaire ; au sommet trois portes, de Zineken, de Balduc et d’Anvers. Trois superbes boulevards sont du ressort des Français et des Wallons, sous les ordres d’un colonel très fier et ingénieux et qui connaît son métier et ses responsabilités ;

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sans lui, la place se serait rendue ; mais il les tient en alerte et les encourage. Ce colonel c’est Morgan, un Anglais. Hauterive et Gris commandent trois autres bastions, et les quatre qui restent sont sous les ordres de Lokeren. Justin de Nassau, le gouverneur de la ville, fait montre d’un grand cœur et d’une grande prudence. Dans la ville, il y a un temple somptueux. Hélas on y prêche, là ma langue fourche, le souffle me manque et ma voix se trouble. Des prêches! Des prêches de prédicants14 !

20 Pour replacer l’incident de Bréda dans l’histoire contemporaine et mieux marquer à nos yeux son importance, et donc l’importance de son sujet, Calderòn fait lire à Spinola la Gazette, qui annonce entre autres événements une sédition à Gênes, son pays natal. Puis, notre dramaturge prend, toujours sur le mode épique, des centaines de vers pour nous informer par le menu des capitulations conclues par les deux chefs de guerre, Justin de Nassau et Spinola, d’un commun accord et non point imposées ou octroyées par les vainqueurs.

21 Il restait à intégrer les morceaux de bravoure lyriques et les morceaux de bravoure épiques dans une structure proprement théâtrale. Il restait à tendre le ressort dramatique par excellence, la terreur (ou anxiété, suspensión del ánima).

22 L’action, d’abord, s’organise autour de deux motifs, comme un champ de forces autour de deux pôles. Le premier, c’est la foi-fidélité. L’autre, c’est l’amour. Les personnages historiques autour de Spinola prennent en charge le premier sur le plan épico- dramatique : ils œuvrent pour la foi religieuse et pour la fidélité au Roi. Pour tenir, l’autre pôle, l’amour, Calderòn se sent bien contraint d’inventer des personnages autour de Flora. Il compte sur les dames pour ses effets lyrico-dramatiques. Ainsi les montre-t-il penchées aux créneaux de la ville assiégée, engageant une conversation galante, un jour de trêve, avec les courtois soldats espagnols au pied des remparts. Elles provoquent une tension passagère de l’intérêt lorsqu’elles expriment le désir de la population civile de se rendre aux Espagnols contre l’obstination des militaires « jusqu’auboutistes ». Mais, constatons-le, Calderòn n’a pas réussi à faire de ces « utilités » de véritables « emplois », ni donc à assurer la cohérence à son récit dramatique. Maladresse ou précipitation : à la scène finale, lors de la remise des clés de la ville, il oublie de détendre son ressort : les dames n’apparaissent pas.

23 Le temps historique qui va de juin-juillet 1624 au 2 juin 1625 ne correspond pas au temps de l’action dramatique, laquelle va explicitement du 26 août 1624 au 6 juin 1625. Le terminus a quo permet de supprimer un échec espagnol immédiatement antérieur ; le terminus ad quem est essentiel dans l’esprit de Calderòn et pour la vraie compréhension de son ouvrage. Nous en reparlerons.

24 Le lieu témoigne d’une organisation duelle, dramatique de la pièce. On passe de Turnhout la plaine à Bréda le siège, de l’état-major des Espagnols au Conseil de guerre des Hollandais, du camp protestant au camp catholique. À deux reprises seulement, les personnages se rencontrent en un même lieu, et c’est de façon significative, lorsque la concorde se fait entre des soldats assiégeants et des dames assiégées, et lorsque la paix des braves réconcilie tout le monde avec lui-même, dans la scène finale. Car si le monde des hommes est naturellement divisé par des tranchées et des murailles, son unité spirituelle ou surnaturelle abolit les différences de lieu, aux rares instants où elle se manifeste.

25 Il revient à une vingtaine de personnages de représenter les armées en présence, quarante mille hommes peut-être. La musique et les bruits de fond – en coulisse –

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pallient, autant que faire se peut, cette invraisemblance. Les personnages sont confrontés tour à tour au chef de guerre, Spinola, et à la dame, Flora, les deux pôles de l’action. Ainsi se définissent-ils au regard de ces deux personnages « absolus », parangons des vertus masculines et féminines. Car Spinola est la noblesse, la générosité, la vaillance, la diligence, l’intelligence incarnées. Flora représente toute la beauté, la tendresse, la subtilité, la délicatesse de la femme, la piété filiale et l’amour maternel.

26 Deux personnages reçoivent toute la charge du comique, élément nécessaire. L’un, Balanzon, tire ses effets de son amputation en coulisse et puis de sa jambe de bois (le public de ce temps n’a pas notre sorte de sensibilité). Or, ici, Calderòn triche avec les données de l’histoire. Car, le baron de Ballançon, bourguignon, avait perdu une jambe, non à Bréda, mais à Ostende en 1604. C’est « de bonne guerre » en dramaturgie.

27 L’autre personnage comique se nomme le capitaine Alfonso Ladron15. Selon une tradition bien ancrée de la comédie espagnole, l’auteur se glisse dans la peau de ce « gracioso ». Par son truchement, Calderòn, prenant ses distances par rapport à sa pièce, la juge et en souligne le caractère fictif auprès du public, au moyen des apartés. Car un bon auteur doit mépriser les effets trop faciles de l’illusion dite comique.

28 Enfin, le dramaturge a dû transformer de nombreux « épisodes » de la narration historique (sorte d’épopée au degré zéro) en péripéties théâtrales, les incidents en coups de théâtre. Il invente même de toute pièce des options proprement dramatiques. Citons quelques exemples. Lorsque Morgan et Justin Nassau décident d’expulser de la ville les bouches inutiles, Flora reçoit le cruel privilège de choisir qui, de son père ou de son enfant, sera rejeté vers les lignes ennemies. Ailleurs, c’est le feu qui éclate soudain dans les cabanes de paysans où s’étaient réfugiées les dames. On voit aussi Spinola pâlir à la lecture de la Gazette : il·apprend que sa chère ville natale, Gênes, est menacée par l’insurrection ; le cœur brisé, il décide de rester à Bréda, où le retient la mission que lui confia son maître, le roi d’Espagne. Autres « suspens » dramatiques : les civils réclament la reddition ; les soldats s’y opposent. Dans le camp catholique, les Espagnols acceptent la capitulation honorable des Hollandais, à condition que les prédicants de Luther soient expulsés ; les autres soldats, moins délicats sur l’honneur et sur la religion, s’opposent à tout accord préalable, qui leur interdirait de mettre la ville à sac. Et, à chaque instant, le fracas d’un boulet ou la musique discordante de la trompette guerrière viennent interrompre de nobles harangues ou de savantes considérations sur l’art militaire. Toujours pour l’effet dramatique, Calderòn altère les données de l’histoire, qui rapportait l’entrevue d’un délégué de Spinola et d’un représentant de Julien. Il met en scène deux négociateurs d’un côté, deux de l’autre. Or, dans le même camp, on n’est point d’accord ; à chaque instant, l’intransigeance de l’extrémiste met en danger le pacte difficile accepté par le modéré et tout est toujours remis en question.

29 Deux incidents rapportés par la chronique se prêtaient à une mise en valeur dramatique : le drapeau blanc hissé sur les créneaux et le défilé des vaincus devant les vainqueurs. Or, Calderòn en rajoute. Il déplace audacieusement la date de la chute de Bréda et la fait coïncider avec la veille de la Fête-Dieu. Ainsi les Espagnols peuvent-ils rendre grâce à Dieu, par un solennel Te deum, d’une victoire qui est à la fois celle de leurs armes et celle du sacrement du Corpus Christi, honni par les hérétiques « prédicants ».

30 Or, par le moyen de cette importante eIlitorse à l’histoire,. Calderòn va donner à son dénouement une dimension surnaturelle. La prise de Bréda n’était qu’un accident de

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Fortune ; elle devient dès lors un fait de 1a Providence « divine », El Sitio de Breda se dégageait mal de la narration originale ; grâce à cette fin sublime, elle devient une vraie tragi-comédie. Car l’action confuse des hommes, qui se déroule au long d’une intrigue toute humaine, épico-comique au sens propre du terme, s’achève lorsque, prenant enfin une signification, elle révèle « tragiquement » la volonté de Dieu.

31 Aussi bien les spectateurs prennent conscience de ce merveilleux dépassement de la petite histoire que ne pouvaient pas même prévoir les vainqueurs de Bréda. Ils se voient, sous leurs traits, comme des personnages au grand théâtre du monde, humbles instruments d’une fin surnaturelle.

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32 Les intentions de l’auteur, pour ambitieuses qu’elles soient, ne sont pas garantes de la qualité de son ouvrage. Notre « explication génétique », qui les a découverts, a révélé aussi bien ses mobiles subconscients : une vision « polémique » de l’homme agissant dans le monde, une vision « dramatique » de l’histoire.

33 Cette sorte de critique permettrait tout au plus de porter un jugement sur la valeur humaine de l’écrivain, et même sur son mode d’écriture. Mais la valeur esthétique de l’écrit en forme, définitif et fixé à tout jamais, lui échappe. De même l’histoire littéraire pourrait nous dire les tenants et les aboutissants de ce texte, influencé et influent, mais leur existence ne constitue pas non plus un critère de qualité. La sociologie culturelle enfin découvrirait les racines cachées de l’œuvre dans la communauté contemporaine ; mais la beauté d’une plante ne se déduit pas de l’enchevêtrement ou de la profondeur des racines dans son humus ; la beauté de l’œuvre ne dépend pas de son engagement. Toutes ces « méthodes d’approche » en définitive ne sont que les servantes, efficaces et diligentes, de la critique littéraire. Mais il revient à la critique littéraire seule de faire apparaître la qualité esthétique de l’ouvrage. Il nous revient de dire l’essentiel : que vaut El Sitio de Breda ?

34 Si nous faisons abstraction dans la pièce de tout ce qui relève de ses formes, qui sont contingentes et empruntées à son temps, et si nous faisons abstraction de son idéologie non moins banale, non moins accidentelle, alors, s’effondre-t-elle et en reste-t-il autre chose qu’une ruine dérisoire, tels ces amoncellements de pierres, tristes vestiges de temples autrefois somptueux, qui font battre le cœur des seuls archéologues ? Ou bien, en pratiquant sur la pièce cette réduction (que l’on dit parfois phénoménologique), une structure et une signification se dégagent-elles, qui demeurent et demeureront toujours valides ?

35 La structure d’abord. C’est une sorte de réseau couvrant près de trois mille vers. Il est fait de mailles opposées l’une à l’autre, si l’on veut bien nommer ainsi les scènes qui s’opposent dans un ordre généralement alterné. Le filet est fermé, très mal il est vrai : fermé parce que la reddition de Bréda est posée et connue dès la première scène ; mal fermé, parce qu’une ligne de tension se perd avant la fin : une intrigue vaguement galante – l’action secondaire – n’aboutit point. Quant aux personnages, ils révèlent leur nature et leur fonction par et dans leurs confrontations systématiques. En fin de compte, lorsque l’ultime péripétie dévoile inopinément les traits de leur destin, leur réconciliation rassemble sur scène tous leurs contrastes naturels en une harmonie totale, surnaturelle. Le thème, jusqu’alors indistinct, apparaît en toute clarté, tel un poisson ramené du fond des eaux. Et cette révélation justifie l’emmaillage spécial du

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filet que notre auteur jette sur lui. La mélodie paisible des cieux règne alors sur un monde naguère agité, confus et bruyant. Or, ne l’oublions pas, cette confusion, ces désaccords, la dissymétrie obstinément duelle, la duplicité des aspects opposés, l’alternance des lieux et des décors, le style coruscant et retors et le langage ambigu et plein de sophismes sont les conditions mêmes du majestueux triomphe de l’ordre, simple, unique, clair. Ainsi, dans un temple baroque, la sphérique coupole couronne-t- elle la masse proliférante des atours. Ainsi, dans un opéra de Wagner, le mythe, grâce au leitmotiv, préside à la profusion frémissante des motifs.

36 La signification est intimement liée à cette structure. La voici : l’équilibre de l’homme et l’équilibre de la société sont toujours, par « nature », mouvants et instables, toujours remis en question. Et cependant, jusque dans les ténèbres, l’homme reste à l’image de son créateur ; jusque dans son agitation, la société ne cesse d’accomplir à travers lui les desseins de sa Providence. Ce n’est pas seulement pour Calderòn et son public madrilène que la paix est le fruit d’une rude et généreuse guerre contre le chaos : l’ordre résulte et ne peut résulter que du siège rigoureux auquel l’homme soumet les forces du désordre surgies spontanément de son sein et du sein de sa communauté.

37 Selon cette vision tragi-comique, la vie serait faite de choix. Elle irait du oui au non, du non au oui sans jamais le dépasser. Point de dialectique, point de troisième terme, si ce n’est sur un plan qui n’est pas le sien, celui de l’éternité. Or, l’homme ne peut savoir de science certaine quel est le bon choix et quel est le mauvais ; son entendement n’est pas suffisant pour résoudre ses problèmes éthiques. Sans doute, la grâce – l’inspiration – lui fait-elle entendre son appel ; mais elle demeure sybilline. Qu’importe ? Dieu utilise ses choix heureux – bonnes œuvres – comme exemples, et ses choix malheureux - fautes ou erreurs - comme repoussoirs ; car les uns et les autres sont également efficaces aux yeux de sa Providence. Cependant, dans ses tribulations et ses errements, il resterait un recours à l’homme : se soumettre aux lois qui régissent la nature, tant en lui-même que dans le corps social, car elles sont d’origine divine.

38 En 1605, Cervantès croyait encore que l’homme légitimement pouvait infléchir ces lois et, par exemple, chercher à améliorer son état. En 1626, Calderòn enjoint à l’homme d’accomplir aveuglément les devoirs de son état, sans chercher à en changer ni même à le modifier.

39 De même que la vie, l’histoire serait une suite d’options dramatiques. Bonnes et mauvaises, elles sont également utiles et répondent aux desseins secrets de la Providence. Que cette Providence use à l’égard de la société du châtiment catastrophique ou de la gracieuse récompense, sa justice distributive n’a d’autre loi que la plus grande gloire de Dieu.

40 La structure et la signification du Sitio de Breda, telle que nous venons de les décrire, témoignent donc de l’existence d’un schème virtuel (entre autres), relativement invariant, où peut s’inscrire le comportement de l’homme dans le monde. Et il s’est réalisé concrètement selon les formes et avec les contenus propres à l’Espagne de 1626. Hâtons-nous d’ajouter que ni le schème invariant virtuel, ni le « pattern » idéologique et formel qui le réalise ne constituent des lois de Nature16. Car le schème n’est qu’un postulat récurrent; et le « pattern », unique, « colle » à une seule conjoncture socio- culturelle.

41 L’hypothèse baroque a dramatisé l’existence au XVIIe siècle. Des contradictions intérieures sont venues vers 1700 détruire ce beau système. Alors s’implantèrent un autre style de vie et un autre style de l’écriture littéraire. Mors la tragi-comédie

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baroque cessa de s’offrir comme le modèle de nos histoires et de nos amours. Mais il reste qu’elle fait vibrer en nous des cordes oubliées, il reste qu’elles émeuvent en nous un fond de culture depuis longtemps décanté et toujours présent. Pourquoi y sommes- nous devenus plus sensibles en ce milieu du XXe siècle ? Il semblerait que notre présent corresponde mystérieusement à ce passé. Tout comme Calderòn, tout comme l’Espagne aux abois, de fait, nous avons cessé de croire à l’autonomie de la personne humaine.

NOTES

1. « No ai mas que tres especies que son epica, lyrica i scenica » Cascales, Cartas·cité par M. Newels, Die dramatischen gattungen... Cologne, 1959. La fiction, effet du transfert de la réalité par le moyen de la « mimesis », est un élément essentiel des belles-lettres. Ainsi, l'histoire, le traité ou le sermon, qui n'en comportent pas, sont absents des préoccupations des beaux esprits; ils relèvent de la Rhétorique. Signe des temps (1623) : dans son adaptation de la Poétique d'Aristote (selon Heinsius) Juan Rizo ne veut connaître que la Tragédie, la Comédie et l'Épopée (ou poème héroïque). Conscient d'avoir éliminé la poésie lyrique, il se justifie en invoquant la « philosophie morale et civile » : « Las Epigrammas, Elegias, Odas y otras seme jantes composiciones no pueden aiudar commumente a lo publico, como cosas de poco momento ».... (folio I). Le manuscrit de Rizo vient d'être édité par Margarete Newels (Cologne et Wiesbaden). 2. De même, les quatre éléments, dont les essences sont au neuvième ciel, se trouvent mêlés dans le monde physique : au niveau où nous les connaissons, ce sont elementa elementata. L'homme lui- même est un composé instable et éphémère de terre, d'eau, d'air et de feu. 3. Ces épopées tardives son fortement dramatisées. D'aucuns les tiennent pour baroques. 4. Voir M. Chevalier, L'Aristote en Espagne (thèse), Bordeaux 1966. 5. Vision encore affective, à la fois subjective et vécue, et non conception intellectuelle et objective. 6. Les uns insistent sur le désabusement et la conversion, les autres récusent Machiavel et Richelieu et se donnent pour fin non la prospérité mais la gloire de Dieu (Politica de Dias de Quevedo). 7. Ce qui différencie la comédie antérieure à 1620 et la comédie postérieure à cette date, c'est souvent le dénouement. Dans la première, il résulte d'une ultime péripétie qui ne décolle pas de·l'histoire ou de la réalité sociale immédiate. Dans la seconde, la fin tombe pour ainsi dire du ciel : les personnages ont soudain la révélation de la transcendance d'un dénouement qu'ils croyaient avoir causé eux-mêmes et ils l'assument. 8. Traduire « Le monde est un grand théâtre » serait faire un contresens. Le « teatro » désigne uniquement les planches sur lesquelles on joue et le décor qu'on y implante. Il est le domaine propre à l'« autor », c'est-à-dire à un chef de troupe. La traduction la plus exacte serait donc : « Les vastes tréteaux du Sieur Monde ». Dans l'ordre chronologique, le tournant de l'histoire vers 1620 passe – confusément – par les étapes suivantes : 1 la vie vécue (Erlebnis), 2 le sentiment dramatique de la vie, 3 une vision dramatique du monde,

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4 une conception dramatique du monde. Sur le plan de la création littéraire Le Siège de Bréda (1626), tragi-comédie narrative et descriptive est au niveau 3, celui de la vision toute humaine ; El gran teatro del mundo (1645) auto-sacramental, exprime au niveau 4 une conception intellectuelle, non anthropocentrique, de l'univers. 9. Le tableau fut terminé et livré en avril 1635. Il est vraisemblable que le peintre retint l'atmosphère qui se dégage de la scène finale du dramaturge. Rappelons-la : Justin de Nassau s'adresse à Spinola : « Voici les clefs de la forteresse. En toute liberté, je t'en fais le serment, si je te la livre, ce n'est pas que la peur m'y contraigne, car la mort me serait plus douce ; et ce n'est pas non plus un traité que nous aurions passé tous deux. La Fortune seule en est cause ici, qui réduit en poussière les royaumes les plus altiers, les plus puissants ». Spinola répond : « Justin, je reçois ces clefs et je reconnais ta vaillance : la valeur du vaincu ajoute au renom du vainqueur. Et je prends possession de cette place au nom de Philippe IV ; qu'il règne éternellement, et qu'il aille de victoire en victoire, toujours aussi heureux ! » Là-dessus s'élève le concert de « doux instruments ». Le sergent d'armes hisse sur les murailles la bannière aux armes d'Espagne. « Oyez, soldats d'Espagne et d'autres nations, oyez : Bréda au Roi d'Espagne ! » Spinola : « Plaise au ciel qu'il soumette tout le monde du Levant au Ponant ! » Ainsi finit le Siège. L'auteur y a donné toute sa mesure, bien qu'il fût « soumis à tant d'obligations ». Au son des trompettes, des clairons ou des timbales, les soldats sortent de la scène avec Spinola sous un dais qui était tout près à la porte. 10. Ces périodes ont des limites floues ; elles se chevauchent. La conjoncture antérieure à 1580 et son expression littéraire impliquent une vision également épique du monde, mais dans une modalité plus lyrique. Après 1700, règnent l'essai et l'histoire qui font leur entrée dans le domaine des belles lettres. À partir de 1789, c'est à nouveau une vision épique de l'homme agissant dans le monde, mais cette fois selon un processus dialectique et dans un dépassement constant de ses contradictions. 11. On dit parfois également que Calderòn aurait assisté au siège de Bréda, après son séjour en Italie. Quoi qu'il en soit, le problème demeure : comment la vision dramatique de l'événement le constitue-t-il en tragi-comédie ? Par quelles voies et quelles techniques ? 12. Nous citons toujours l'édition de Johanna Schrek (thèse d'Utrecht), La Haye 1957. Mais nous modernisons l'orthographe du manuscrit qui servit de base. « Le poète n'a pas de place ici pour l'impropriété historique » (c'est-à-dire pour ce qui est contraire à la vérité ou contraire à la vraisemblance). 13. Hendrick van Berghen. 14. Ce serait faire un contresens que de donner à la pièce une interprétation patriotique et apologétique. Rappelons que tout l'honneur de la victoire revient aux Italiens et qu'il n'est aucunement question du dogme catholique tant il va de soi... 15. Probablement non historique. Comme il y avait deux graciosos dans la troupe, Calderòn dut tailler deux rôles sur mesure. Hormis Alfonso Ladron, il existe cinq personnages certainement fictifs dans la pièce : Flora, Laura, Estela, Alberto et Carlos, facilement reconnaissables, comme tels, à leurs noms de fantaisie tirés de romans. Aussi bien, rappelons que les personnages de la tragi-comédie dite baroque ne sont jamais des caractères. Ils se définissent, dans les situations où ils sont jetés, par rapport à ce que leur état, leur emploi leur enjoignent d'être, donc à des paradigmes absolus. 16. De même le déterminisme historique, soit idéaliste soit matérialiste, commande à notre élaboration de l'histoire depuis l'escalade de 1789-1815. C'est non pas une loi de Nature mais une projection de notre esprit et qui cessera d'être opérante quand elle nous paraîtra trop coûteuse par ses contradictions... et quand nous en trouverons une autre plus efficace et moins catastrophique. Ce jour-là, qui est proche, le roman cessera d'être l'expression littéraire de notre vision du monde, faute de personnages représentatifs et faute d'intrigue valide. Et un autre genre

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littéraire, que nous sommes en train d'élaborer à tâtons, lui succédera, absorbant une partie des autres. Il n'est pas exclu qu'il ressemble à une tragi-comédie.

AUTEUR

CHARLES V. AUBRUN Professeur à la Sorbonne. Directeur de l’Institut d’Études Hispaniques de l’Université de Paris

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Le point de vue de Dieu dans la Tragédie de Vondel

Pierre Mesnard

1 Dans un article de la Revue de Littérature comparée (mars 1965) intitulé Pour le tricentenaire de Vondel, nous expliquions pourquoi le poète néerlandais Joost Vondel (1587-1679) devait être considéré comme le plus grand dramaturge chrétien. Nous soutenions cette revendication par l’analyse de deux pièces, le Lucifer de 1654 et l’Adam exilé de 1664 qui permettaient de saisir la supériorité du Hollandais sur son modèle avoué, Du Bartas, et de montrer à quel point la Bible commandait sa conception de l’homme1.

2 Nous voudrions aujourd’hui pousser plus loin. Il existe, en effet, dans le théâtre de Vondel, une œuvre très discutée : c’est sa Jephté parue en 1654. Alors que Vondel·lui- même (Werken, VIII, 5) la considère comme son chef-d’œuvre indiscutable, l’un des critiques modernes les plus qualifiés, C. Looten, y voit « la plus faible de toutes ses tragédies2 ».

3 Or, il apparaît bien que, malgré la justesse de certaines remarques, cette critique repose, au fond, sur une incompréhension complète des intentions de l’auteur et de la conception baroque de la pièce. Vondel, en effet, n’est pas seulement un poète traitant de sujets religieux, mais il exprime sur la scène une théologie extrêmement originale et vécue. Son désir est, évidemment, dès ses premières pièces, de nous révéler « le point de vue de Dieu » à travers des événements historiques d’une importance suffisante.

4 De nombreuses pièces antérieures à Jephté, réalisent déjà cette ambition en nous donnant des tableaux empruntés à l’histoire sainte où « les desseins de Dieu » sont assez faciles à saisir, sous la forme d’une providence protégeant le peuple juif et ses principaux héros : par exemple, La Pâque en 1612 et tout le cycle de Joseph en 1640. C’est aussi le cas des pièces nationales où, suivant un schéma. fréquent chez les Protestants, le sort de leur patrie est considéré dans la même perspective que le destin d’Israël : témoin, le grand succès rencontré par Vondel en 1627 avec Gisbert d’Amstel.

5 Que ce théâtre ait pour but essentiel de représenter le point de vue de Dieu, nous n’en saurions douter, puisque avec la belle audace des débutants, Vondel n’hésite pas à

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mettre en scène Yahweh lui-même, dictant ses ordres à Moïse. Looten a très remarquablement précisé ce pieux sacrilège : « Dieu même est le héros de la pièce. Il apparaît à Moïse qui fait paître ses brebis sur le mont Horeb et il lui commande de faire sortir son peuple, les enfants d’Israël, d’Égypte. C’est la seule fois que Dieu apparaît en personne, mais il est partout dans la suite du drame; on le sent présent jusqu’à la fin3 ». Sa volonté traverse pour ainsi dire toute la pièce et en constitue l’action réelle. Depuis le premier acte, où nous voyons Moïse et Aaron, puis Josué et Caleb gagnés par la joie de cette vocation que le chœur souligne et accepte dans un hymne puissant à la gloire de Dieu, jusqu’à la résistance obstinée de Pharaon devant les dures épreuves des plaies, coupée par l’institution de la Pâque (dont le beau chœur du troisième acte exprime la valeur symbolique), jusqu’au récit du cinquième acte qui raconte le passage de la Mer Rouge et l’engloutissement des poursuivants, c’est une seule et simple histoire continue, celle de la délivrance d’Israël selon la promesse et avec le secours indéfectible de Yahweh.

6 Il est donc juste que Moïse apparaisse une dernière fois pour offrir un holocauste qui renvoie directement au message du buisson ardent, et que le chœur final révèle au spectateur la portée illimitée de cet épisode biblique : l’agneau de Pâque mangé par les Israélites est le prototype de l’agneau mystique qui apportera bientôt à l’humanité tout entière délivrance et salut.

7 Les tragédies suivantes inspirées de la Bible ne feront plus intervenir Dieu directement, mais sa Providence - parfois exprimée par la bouche des anges ou des prophètes, toujours soulignée par les chœurs - continuera à rester le seul ressort réel d’une action dont le sens nous a été depuis longtemps dévoilé par l’histoire sainte.

8 La seconde pièce de Vondel, écrite cette fois à l’imitation de Garnier (La Troade, 1578 ; Les Juives, 1583) est pour ainsi dire la symétrique de la Pâque, par rapport au nouvel axe de réflexion. La soumission de Moïse à la volonté de Dieu et la célébration de la Pâque avaient amené sur Israël la bénédiction divine. La désobéissance des Hébreux provoque aujourd’hui la réprobation du Très-Haut et la destruction de Jérusalem : tel est le titre de la tragédie représentée en 1620. ’Comme, de l’avis unanime la pièce de Vondel est inférieure à son modèle français, nous n’hésiterons pas à demander à Garnier le sens exact de l’événement.

9 Il nous est révélé par le prophète des Juives au début du premier acte : « Ha, chétive Sion, jadis si florissante, Tu suis ores de Dieu la dextre punissante. Hélas ! voyla que c’est d’offenser l’Éternel... »

10 La plupart des pièces religieuses de Vondel tourneront ultérieurement entre ce pôle de bénédiction et ce pôle de malédiction, toujours accordées à l’esprit de la Bible et à ses jugements sur les hommes. C’est ainsi que nous voyons Salomon apparaître successivement sous les deux lumières, d’abord avec la magnificence de l’homme de Dieu (traduction de la seconde partie du quatrième jour de la seconde Semaine de Du Bartas, en 1620), puis objet de la vindicte divine lorsque, cédant à la concupiscence il oublie l’essentiel dans les bras de Sidonie, sa jeune épouse idolâtre, jusqu’à sacrifier à Astarté et à provoquer ainsi le feu de Dieu sur le Temple. Ce Salomon de 1648 peut donc être considéré comme une reprise de la Destruction de Jérusalem sous une forme littéraire beaucoup plus vivante et plus scénique.

11 Plus Vondel avance en âge et en sagesse, plus il s’attache, en effet, à certains personnages qui lui permettent de mettre aux prises cette volonté divine avec les

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passions humaines et de reconstituer des moments importants de l’histoire biblique. C’est ainsi qu’il y aura, vers 1640, tout un cycle de Joseph, puis un cycle considérable de David, qui va des Frères (1640); à Adonias (1667), en passant par David en exil et la Restauration de David (1660).

Joseph à Dothan

12 Nous voudrions reprendre notre problème à propos de Joseph, sur lequel une adaptation récente de M. Jean Giono a attiré l’attention du lecteur français4. Le thème de Joseph est d’ailleurs très cher à la sensibilité hollandaise: il a fréquemment inspiré les peintres de la Renaissance néerlandaise, comme Lucas de Leyde (1489-1533)5.

13 En ce qui concerne notre dessein, l’intérêt se concentre surtout sur Joseph à Dothan, c’est-à-dire Joseph trahi par ses frères. Dès la première scène de cette tragédie, le thème est posé avec la plus grande netteté par le chœur des anges qui veillent sur le fils le plus jeune et le plus aimé de Jacob : ils sont chargés de protéger contre tout malheur cet enfant déjà marqué d’une élection divine ; « Enfant du ciel, souci des Anges, oui, dormez ! Puis marchez sans effroi ; tous vos pas sont comptés ». (vers 13-14).

14 Il n’en reste pas moins que ses neuf frères, jaloux de Joseph, ont décidé de s’en débarrasser; c’est tout juste si l’aîné Ruben, qui a pour lui un attachement secret, évite qu’on l’égorge sur-le-champ. On se contentera donc de l’abandonner en plein désert au fond d’une citerne vide... puis une caravane de Madianites en marche vers l’Égypte venant à passer, de vendre l’enfant comme esclave à ces marchands. Leur forfait accompli, les neuf frères rapporteront au vieux Jacob la tunique ensanglantée de Joseph et raconteront au vieillard une histoire de bête fauve... La pièce se termine par l’aperception prophétique de ce retour qui constitue déjà comme un remords dans la conscience de Ruben.

15 Cette tragédie comprend de nombreuses beautés : les prières de Jacob, « Eliacin » d’une pureté vraiment céleste, le déchaînement de passion chez ses frères, dont la jalousie donne à Ruben l’occasion d’une analyse célèbre (Acte II, scène II). Mais l’accent est posé sur l’action de la Providence, dorénavant conçue comme une fin transcendante absolument étrangère aux moyens par lesquels elle poursuit son but. Ce fait·a tellement frappé M. Giono qu’il s’est cru dans l’obligation de mettre les points sur les i dans le premier chœur des anges et de « composer presque en entier le monologue de Ruben qui termine la pièce » (op. cit., p. 145).

16 Voici donc ces deux morceaux de bravoure : « Ô Dieu, ô source d’amour à qui rien n’échappe, comme tu te caches bien ! Dans quel abîme, dans quelle nuit·, ,es-tu en. train de sourdre ? Non seulement tu échappes à la recherche des hommes, mais nous-mêmes, les Anges, avant de descendre ici-bas, nous ne savons rien de tes projets. Tu es le sort du monde et son rêve et tu mélanges les deux avec une joie divine. Au moment même où le mal se fait, c’est le bien qui sort de tes mains. C’est à n’y rien comprendre !... » (Acte I, scène I, op. cit., p. 154).

17 Et voici maintenant le soliloque final de Ruben : « ...Ah ! Seigneur vos desseins sont sans doute impénétrables. Peut-être marchons-nous vers la gloire avec ce vieillard qui va désormais chercher dans nos rêves déserts les restes épars de son fils bien-aimé ? Les

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frères sournois, cachetés de haine et de terreur jusqu’à la gueule, sont peut-être les hérauts de quelque lointain triomphe ?

18 « Aviez-vous besoin de ma honte flamboyante pour allumer au fond des siècles le chandelier à sept branches d’un sanctuaire éternel ? Sommes-nous dans la forge où vous continuez la création du monde ? Aviez-vous besoin de l’amour de mon frère, du lit de Rachel, de mes turpitudes, du viol de ma sœur, de la rage de mes frères et de la souillure d’Israël pour composer je ne sais quel paradis ?

19 « Votre volonté se fait, sans volonté seconde. Il faut que votre volonté se fasse. Mais où dois-je me cacher, de chagrin et de honte, pendant que votre volonté se fait » (J. Giono, op. cit., p. 288).

20 Ce qui conduit M. Giono à ces amplifications oratoires c’est évidemment le désir de traiter ce thème nouveau de la providence avec une technique littéraire relevant plus du « baroque éternel » de Victor Hugo ou de Claudel que du « baroque historique » de Vondel, tout empreint de sobriété classique.

21 Car, ce qui, d’après Giono, manquerait à la pièce, y figure ,bien, en réalité, mais sous la forme légère du second chœur des Anges. Ceux-ci ont déjà bien de la peine à s’y reconnaître; comment les hommes pourraient-ils deviner que la vilenie de ses frères était nécessaire pour mettre Joseph sur son orbite et lui permettre de’ réaliser son prodigieux destin ? Ce que les anges - et Vondel - tiennent cependant à exprimer dans cette pièce c’est d’abord l’impuissance des méchants à faire échec aux décrets de la Volonté divine : . « Sème, ô méchant, de ta main gauche ; C’est Dieu qui de sa main droite fauche ». (vv.107-108).

22 Qui pis est, la Providence appelle les méchants eux-mêmes à collaborer malgré eux au succès de ses propres plans : « Oui, Père, que les hommes sentent, Que vous mouvez les mains méchantes Pour le bonheur du genre humain ». (vv. 113-115).

Gisbert d'Amstel

23 La Révélation nous ayant non seulement rapporté un récit exact des tribulations d’Israël, mais l’interprétation inspirée qui en fait une histoire sainte, nous arrivons, grâce aux commentaires de l’Église, à comprendre aussi bien que les anges les desseins de Dieu sur le peuple hébreu et sur ses conducteurs. Mais pourra-t-il en aller de même lorsqu’il s’agit d’un peuple profane et d’un héros purement séculier ?

24 Car, lorsqu’il se mêle de découvrir dans l’histoire humaine, la réalisation des desseins de la Providence, l’écrivain baroque retrouve entre la transcendance de son Dieu inaccessible et le spectacle atroce des convulsions quotidiennes un contraste au moins aussi bouleversant que celui de l’opposition·païenne entre l’harmonie des astres et le grouillement incertain du monde sublunaire. C’est le cas de reprendre le vieux proverbe portugais de Claudel, « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », impression qui ne cesse de pénétrer le spectateur de Gisbert d’Amstel. Cette tragédie – toujours jouée à notre époque – nous intéresse d’autant plus que Vondel est encore mennonite

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quand il l’écrit (1637) et que son providentialisme apparaît de ce fait beaucoup plus comme un trait d’époque que comme le reflet d’une théologie confessionnelle.

25 Étant donnés les liens étroits entre la théologie baroque et l’épopée, on nous permettra de présenter Gisbert d’Amstel comme une Enéide hollandaise. Chassé de son pays à la suite de péripéties qui s’apparentent beaucoup à celles de la guerre de Troie, Gisbert, guidé par l’archange Raphaël (si cher à la civilisation baroque néerlandaise) embarquera le « petit reste » de ses fidèles. Après avoir repris nombre et vigueur dans les landes prussiennes de la Nouvelle-Hollande, ce nouveau peuple élu reviendra plus tard dans sa patrie pour y établir la puissance et la gloire d’Amsterdam.

26 Évidemment, si l’on commence par présenter ainsi les choses, tout s’éclaire, et avec les concepts d’Exode ou d’Hégire, le dessein de Dieu devient intelligible à une certaine philosophie de l’histoire. Mais il en va tout autrement au moment même où les faits se déroulent : or, la chronologie de la pièce ne recouvre d’autres événements que la ruse et l’attaque victorieuse des envahisseurs, l’incendie d’Amstel et les indécisions des défenseurs devant les suprêmes résolutions. Bien difficile d’émettre à ce niveau un jugement interprétatif ! Non seulement on ne sait pas très bien où sont les bons et les méchants – car il semble y avoir eu crimes ou excès des deux côtés –, mais dans la scène curieuse des pourparlers de reddition, nous apprenons que tout ce déferlement de violence ne saurait être imputé à la volonté des princes (Acte V, scène V, vv. 1524-1540) : « Comme le Guillaume II de 1915, les rois et les barons n’ont jamais voulu celà ». Comment Dieu pourrait-il alors accepter la responsabilité de ces crimes, dont les acteurs terrestres ne cessent de se laver les mains ? Comment Dieu a-t-il pu vouloir l’incendie d’Amstel et le carnage de tant de valeureux Chrétiens ?

27 À cette question fondamentale, Vondel fait une première réponse, anticipée et indirecte, par l’admirable chœur de l’acte II. Cette journée qui sera celle du sac et de l’incendie n’est encore que la Fête de Noël et les guerriers de tout à l’heure ne sont encore que des seigneurs chrétiens, tout entiers à la prière. Leur voix exalte la grâce de Noël, qui est précisément le mystère de la transcendance divine. Le véritable événement ce n’est pas le règne d’Hérode, ni même la puissance romaine, c’est la naissance de cet enfant divin qui vient changer l’échelle des valeurs. Si le Tout-Puissant laisse monter les tyrans, c’est pour mieux préparer leur chute, tandis qu’il élève les humbles et les convie à la gloire céleste (v. 700 sq., 735-744).

28 Si tel est l’ordre réel des choses, Gisbert n’a peut-être pas raison de se sacrifier, et avec lui beaucoup d’autres, à la défense d’une cause impure et probablement condamnée de Dieu. C’est le sens du dernier vers, assez étonnant dans sa forme : « Puisque Dieu nous délaisse, aucun fer ne peut rien ». (v. 1880).

29 Le principal est, pour lui, de retrouver une pureté d’âme, une humilité qui le rende capable de se hisser au niveau de ces grâces de Noël exaltées par le chœur des nobles, grâces auxquelles son épouse Badeloch était déjà spontanément adaptée. Il n’en faudra pas moins avoir recours à un authentique Deus ex machina pour achever de le convaincre. À la prière du saint évêque Piette – prière qui prend progressivement la forme d’une prophétie – Dieu répond par la bouche de l’archange Raphaël, en dévoilant ses desseins sur l’avenir du peuple hollandais. Le fait même de l’hégire consiste en ce que la catastrophe d’aujourd’hui commande tant de lendemains qui chantent. Amsterdam reconstruit assurera le succès de la Réforme et l’empire des Pays-Bas.

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30 Tout cela est conditionné par l’acceptation docile de Gisbert qui fera bien, une autre fois, de mieux écouter sa vaillante épouse (v. 1827). Car, c’est l’un des traits les plus paradoxaux de cette pièce que la manière dont l’éloge de la transcendance divine est soutenu par l’exaltation de la fidélité conjugale. Témoin, l’admirable chœur de l’acte IV qui lui est entièrement consacré. La fin de la pièce verra donc l’embarquement de Gisbert, appuyé sur sa femme, dans une nef dont Raphaël tiendra le gouvernail : « Je me soumets à Dieu, mon épouse très chère, Je ne repousse plus votre avis salutaire Et dépose mon glaive. Ici tout acte est vain ». (vv. 1877-1879).

31 Autour d’eux, l’incendie achève de détruire l’ancien Amsterdam. Raphaël a donc bien raison de conclure toute cette histoire en rappelant l’absolue transcendance de la Providence divine : « Le Très-Haut conduit tout sur un mode étonnant ». (v. 1831).

32 L’histoire profane, tout autant que l’histoire sainte, se trouve donc suspendue à une conception de la Providence. Les événements n’y prennent leur véritable sens que par rapport à la politique divine qui les a mis sur le chantier, politique à laquelle les méchants concourent en ourdissant la chaîne de leurs méfaits sur la trame constituée par la volonté docile et orthodoxe des bons.

Jephté

33 Mais cette « politique de Dieu » n’est pas toujours très facile à comprendre. Il se pourrait même que sa finalité transcendante doive, par essence, nous demeure inaccessible. Aussi ne convient-il pas de tirer de l’événement, tel qu’il est rapporté au théâtre, une moralité trop nette. Prenons par exemple Jephté, essai de tragédie modèle directement inspirée de la Jephté ou le Vœu de Buchanan (1554). Ce qu’on sait de l’évolution littéraire et religieuse de Vondel à cette époque (1654) conduit le critique à une interprétation sans doute trop simpliste et par là-même tendancieuse. En effet, si l’on admet tout de go qu’il s’agit avant tout dans Jephté d’une exposition critique de la mentalité protestante, et que le but de l’auteur « c’est évidemment la critique de l’obstination individualiste, spécialement en matière religieuse » (W. S. P. Smit et P. Brachin, op. cit., p. 117), on devrait en tirer cette conclusion que Jephté a eu tort de tuer sa fille. Or, si l’on remarquait déjà que les prémisses de ce raisonnement ne sont exprimées nulle part, la conclusion ne l’est pas davantage. Le sacrifice d’Iphis est posé comme un signe dont l’interprétation fondamentale est difficile à donner. L’intention de Jahvé, qui doit forcément quant à elle, définir une vérité nettement orientée, est, ne l’oublions pas, l’intention du Dieu Tout-Puissant, qui poursuit à travers l’histoire de l’humanité tout entière la manifestation de sa propre gloire. C’est par rapport à ce dessein d’une ampleur infinie qu’il faudrait situer chaque événement. Encore heureux que l’aventure du peuple hébreu nous donne un plan de référence privilégiée : nous n’avons pratiquement pas besoin pour comprendre, de sortir de cette « histoire sainte », quoique les sujets traités par Vondel (Adam, Joseph, Salomon) se situent dans les tournants les plus universels de cette histoire.

34 Le sommet de cette histoire sainte, qui définit ipso facto le point de vue de la tragédie chrétienne, c’est le sacrifice du Messie Rédempteur. Toutes les vicissitudes du « peuple

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de Dieu » s’expliquent en fonction de la promesse : la ligne de crête de cette épopée est donc jalonnée par une série de personnages qui préfigurent cet avènement du Christ. C’est ce que Vondel lui-même explique avec netteté dans la dédicace de Jephté à Mme Anne van Hooren, dès le premier vers : « Le Sanctuaire de la Bible s’orne D’emblèmes du Messie à Dieu s’offrant ; Tous l’ont visé, par des désirs sans bornes, Avant qu’il vînt, victime, dans son temps ». (vv. 1-4).

35 La dialectique du sacrifice définit ainsi, dès la première offrande humaine, une ascension vers le Calvaire : l’offrande ingénue d’Abel et l’immolation d’Isaac en sont les étapes les plus marquantes et les plus connues. Or, le dessein de Vondel est de démontrer que le sacrifice d’Iphis, non seulement s’inscrit dans cette série privilégiée, mais en constitue le cas le plus remarquable et le plus approchant, le meilleur prototype du sacrifice de Notre Seigneur : « Mais cette vierge avant tout homme passe Et donne force à ma tragique voix ». (vv. 15-16).

36 Il est donc certain, dans cette perspective qu’il fallait que le sacrifice eût lieu, et que Jephté tuât sa fille. Cette remarque implique d’ailleurs une critique sur le choix du titre de la pièce : elle n’aurait pas dû emprunter son nom à Jephté, mais à Iphis. Racine, sur un thème semblable, ne s’y est point trompé en intitulant sa tragédie : Le sacrifice d’Iphigénie.

37 Ceci posé, un assez grand nombre de difficultés qui frappent le lecteur, – et frapperaient plus encore le spectateur moderne – s’en trouvent fort amoindries. L’action de la pièce nous semble à peu près nulle : elle ne correspond guère qu’à une seule ligne d’un argument déjà modeste : « et le père étant rentré de la bataille, celui-ci l’offrit à Dieu en holocauste ». En effet, la bataille contre les Ammonites a déjà eu lieu, elle a tourné en victoire du fait du vœu fait par Jephté, de sacrifier la première créature qu’il rencontrerait. À son retour. Bien que celle-ci soit sa propre fille Iphis, Jephté est décidé à exécuter son vœu et Iphis à s’y conformer. Tout cela étant acquis avant que le rideau ne se lève, et rapporté dès la première scène, il n’y a plus, de ce fait, aucune intrigue, et en ce qui concerne les phénomènes, aucune action. C’est en vain que l’on remplit ces cinq actes de récits divers, en particulier celui d’une seconde bataille de Jephté, non plus contre les Ammonites païens, mais contre la tribu rivale des Ephraïmites ; c’est en vain qu’on établit une partie de cache-cache assez déplaisante entre le père, la mère et la fille : tout cela traîne en longueur et ne crée aucune attente tragique. La véritable action se situe sur un plan malheureusement situé à un niveau un peu trop élevé, et on peut la résumer ainsi. L’immolation d’Iphis ne peut manquer d’avoir lieu : le fait lui-même n’est plus en question. Ce qui est en question c’est de savoir si elle aura lieu dans des conditions telles que ce crime apparent s’inscrive dans l’histoire des sacrifices préfiguratifs de Celui de Notre Seigneur. Or, pour que cet événement extraordinaire s’introduise dans l’histoire, il faut le concours d’un grand nombre d’attitudes psychologiques et morales incarnées précisément par les protagonistes du drame. La crise, créée par le fanatisme théotropique de Jephté, dépasse à la fois le plan des vertus naturelles représentées par son épouse Philopée, le plan de la correction légale réclamée par les prêtres et les juristes : l’intervention arbitraire du transcendant dans la vie de l’homme crée un déséquilibre qui ne peut être

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compensé qu’au niveau de la sainteté la plus indiscutable. En tant qu’elle est la seule issue noble à la situation violente créée par le vœu imprudent de Jephté, la sainteté d’Iphis est le véritable dénouement de la pièce, et l’action ne consistera qu’à accumuler les circonstances les plus aptes à susciter le progrès intérieur de l’héroïne jusqu’à la mystique de l’acceptation. Elle n’est plus alors la victime d’un père superstitieux, colérique et obstiné, mais l’hostie pure et sans tache, l’épouse prédestinée choisie par le Très-Haut. La véritable action de la pièce consiste donc à nous montrer comment celle qui n’est au début qu’une jeune fille troublée dans son obéissance méritoire, devient aux yeux des assistants et de l’histoire « cet astre précédant la croix » (Dédicace, v. 32).

Le caractère d'Iphis

38 Aussi bien est-ce dans cette perspective que le chœur nous présente notre héroïne dès la fin du premier acte : « Le cœur d’Iphis éclôt, s’éclaire D’un grand bonheur, car aujourd’hui L’offrande que ses vœux rêvèrent, Qu’ordonne un père, s’accomplit Pour le salut de la patrie ». (vv. 409-413).

39 Dès sa première apparition, Iphis revendique, d’ailleurs, sa qualité de « victime volontaire » (Acte II, scène I, v. 508) et dans l’entrevue pathétique avec Jephté ne manifeste qu’un souci, celui de consoler son père. Quant à elle, elle apparaît déjà au- delà dé toute résignation : c’est une épouse du Seigneur, pressée de consommer au Ciel l’union mystique qui la fait défaillir comme la sainte Thérèse du Bernin : « La belle mort se baise aimablement Et sur la bouche, et sur la joue ardente. Pour m’envoler, je suis toute brûlante. Qu’un autre meure faible dans son lit, Tout entoure de larmes et de cris, Et consumé de fièvres dévorantes, Moi, j’aime, par les torches rutilantes, Au son des violons, des chalumeaux, Épouse couronnée, de chœurs nouveaux Suivie et sans effroi, vaillante, alerte, Sur les autels offrir à Dieu ma verte Jeunesse. Ah ! père, suspendez vos pleurs. Iphis est destinée à ces honneurs. Peu d’hommes les reçoivent sur la terre. Mon cœur est prêt. La plainte doit se taire. De loin déjà le ciel me tend sa main, Sa douce foi. J’embrasse un si grand bien ». (vv. 690-706).,

40 Cette attitude est tellement au-delà des convenances humaines qu’elle provoque les commentaires critiques de l’intendant et la glose curieuse du chœur qui souhaite une intervention céleste semblable à celle qui, au dernier instant, permit d’épargner Isaac. Mais l’attitude d’Iphis parvient à s’imposer même à son entourage. Vondel ne craint pas - vu son rapport étroit avec l’action de la: pièce - de lui consacrer un long récit descriptif à l’acte III, scène II. C’est l’intendant, désormais gagné à cette nouvelle perspective, qui décrit au grand-prêtre (vv. 1234-1280) cette sublimation de la victime.

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« C’est l’épousée, offrant heureuse au seuil, À son époux sa foi, sa main fidèle, Vie ou trépas ne comptant point pour elle ». (vv. 1254-1256).,

41 La présence manifeste de la grâce de Dieu dans Iphis ne permet plus d’hésitation aux tiers. Elle enchaînera l’adhésion du grand-prêtre (1280) et finira par lever les derniers scrupules de Jephté, dans cette scène unique de l’acte IV qui est le véritable dénouement de l’œuvre. Dans un long monologue de plus de cent vers, à peine coupé de quelques sanglots du père, la vierge définit d’abord sa soif de comparaître devant Dieu : « Jamais cerf haletant, fuyant les flèches, N’aspire autant aux sources des eaux fraîches, Que ma pauvre âme, après ces durs conflits, N’aspire à voir mon Dieu, mon seul appui, Soutien des cœurs, dans l’infinie lumière ». (vv. 1423-1427).

42 Puis elle console Jephté et prend, enfin, les dernières dispositions concernant ses funérailles. Tout étant ainsi réglé, le sacrifice ne peut plus attendre, et le grand-prêtre ne fait que sanctionner l’acquiescement général dans sa brève conclusion : « Donc, à genoux ! » (v. 1608). Iphis est ainsi entrée dans la cohorte des saints précurseurs du Messie.

Le caractère de Jephté

43 Le fait que la pièce se prolonge (d’ailleurs assez péniblement) encore un acte entier après le sacrifice de la victime suffit à établir l’existence de centres d’intérêt secondaires. Le caractère de Jephté est évidemment le premier d’entre eux, avec sa complexité, voire son ambiguïté, que le déroulement de la pièce n’arrive pas à lever, et qui est fort bien défini par l’Intendant, dans le dialogue capital qu’il a avec son maître au début de l’acte III : « L’un vous dit saint si vous gardez un vœu, L’autre vous trouve impie et monstrueux ». (vv. 889-890),

44 À vrai dire, Jephté est, sur tous les plans, un être de contradiction. L’argument nous renseigne abondamment sur ce bâtard, qui n’a longtemps connu d’autre métier que le brigandage. Seule l’extrémité du péril ammonite a pu amener les Hébreux à en faire du même coup « un gouverneur, un général, un juge » comme dit le générique. C’est un violent devant qui chacun tremble, y compris sa femme aimée, un impulsif qui s’est laissé aller, dans le feu du combat, à proférer un vœu aussi précis qu’imprudent. Mais c’est aussi un croyant. La victoire sur l’infidèle, il en reporte tout le mérite à son vœu et à la bénédiction de Jahvé, bénédiction confirmée par l’échec d’Ephren, et des « carlistes » qui l’ont suivi :

45 « Je n’ai vaincu qu’en prononçant ce vœu ». (v. 922).

46 Jephté est donc religieux dans la mesure où il admet la transcendance et l’intervention de Jahvé dans l’histoire. Mais, cette religion est une religion de crainte, on pourrait même dire d’effroi panique : s’il ne respectait pas son vœu, Jephté s’exposerait à être foudroyé, et à « périr dans son sang » (v. 921). Il se trouve donc lié par un serment qu’il n’ose rompre bien qu’il répugne à l’acquitter :

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« Ma dette tient ; promesse oblige en droit. Mon âme est enchaînée et engagée ». (vv. 1062-1063).

47 Contre cette obligation très particulière, il ne sert à rien d’invoquer l’amour filial et les préceptes de la morale. Jephté raisonne ici comme Kierkegaard et à partir du même exemple. Il y a eu le sacrifice d’Abraham et avec l’ordre donné au patriarche de sacrifier son fils bien-aimé Jahvé a posé lui-même la suspension des principes de la morale devant les exigences transcendantes de l’ordre religieux. Mais tout est ici complexe, et il n’est pas sûr que la référence à l’exemple d’Abraham parte d’un cœur pur. D’une part, Jephté oublie que le sacrifice d’Isaac était expressément commandé par Jahvé, tandis que c’est lui-même qui a proféré son vœu et qui, par crainte superstitieuse, va lui réserver l’application à la fois la plus littérale et la plus inattendue. D’autre part, il n’est pas sûr qu’il n’entre point dans cette obstination farouche une certaine présomption orgueilleuse, celle si l’on peut dire, de battre le record d’Abraham dans l’obéissance inconditionnée envers le Très-Haut : la tirade qui le concerne (vv. 1045-1052) reste à notre avis très équivoque.

48 Il n’en demeure pas moins que Jephté apparaît sur un autre plan comme un pauvre homme, redoutant sa femme et aimant sa fille. De là, cette espèce d’effondrement lors du retour d’Iphis à la fin du second acte (vv. 503-516).

49 Si les raisonnements des prêtres et des légistes n’arrivent pas à ébranler l’obstination superstitieuse de Jephté, l’enthousiasme religieux d’Iphis – qui provoque d’ailleurs l’adhésion unanime à son sacrifice – a raison des répulsions paternelles de Jephté qui parvient non sans peine (vv. 1719-1722), à accomplir son glorieux forfait. Mais bien que son acte allât dans le sens des desseins de Dieu - dans le sens de l’Histoire sainte - l’impureté de ses motifs n’enlève pas sa qualité de crime et les remords qui s’ensuivent. C’est, sans doute, pour avoir senti la nécessité de s’expliquer nettement sur ce point que Vondel s’est décidé à écrire son cinquième acte. Dès la première scène nous y voyons Jephté, poursuivi par « le spectre » d’Iphis (vv. 1715-1716), reconnaître nettement son crime : « Aucun vautour ne mange ses enfants ; Nul loup sur ses petits ne se déchaîne. Et moi, qui des païens domptais la haine, Qui maitrisais les tigres, les horreurs, Je n’ai dompté ma main ni ma fureur ». (vv. 1710-1714).

50 Pour éviter que le public ne voie dans cet aveu que le cri d’une sensibilité blessée, Vondel l’explicite dans une véritable confession devant le grand-prêtre. Le pénitent et son interlocuteur s’accordent sur la nature de la faute. Celui d’en définir la face externe : « L’entêtement qui suit l’impulsion Du cœur, plutôt que Dieu dans sa loi claire ». (vv. 1726-1727).

51 Celui-là éclaire le même péché à la lueur de sa conscience : « J’ai mal promis, je me suis obstiné, Et j’ai rempli mon vœu sans piété ». (vv. 1733-1734).

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52 Jephté n’a donc pas dépassé Abraham : c’est un pécheur qui ne sera pardonné qu’après être parvenu à la contrition parfaite et avoir effectué, pour sa pénitence, un certain nombre d’œuvres satisfactoires.

Le personnage de Phylopée

53 À côté du personnage complexe de Jephté, qui représente une certaine dialectique entre la transcendance et le péché, celui de Philopée est d’une simplicité qu’en toute autre circonstance on dirait rafraîchissante. C’est la nature. la simple nature, la femme assumant sa finalité normale d’épouse et de mère : cela n’empêche pas, selon l’éthique stoïcienne alors régnante, Philopée d’éprouver des passions violentes, le propre de la femme étant, comme le rappelle opportunément le sentencieux intendant, d’éprouver tout avec excès (vv. 45-46 et 85-86). Par-là même, d’ailleurs, la femme s’avère en général incapable de comprendre les desseins cachés de la Providence, dont la réalisation s’accorde mal avec sa recherche spontanée et exclusive du bonheur : « La femme au cœur sensible s’exagère Plaisir et peine, l’homme se modère Dans l’un et l’autre il sait le sort changeant, Qui sert chacun au gré du Tout-Puissant. Rien ne demeure, aucune joie n’est pleine, Nul mal sans joie, entre l’espoir, la peine La vie s’écoule, au bien, au mal échut Un temps, tout comme au flux et au reflux ». (vv. 85-92).

54 Philopée est donc l’épouse soumise, mais ardente de Jephté, capable de se pâmer à la vue de son mari victorieux (vv. 23-33), écoutant avec un intérêt soutenu en réclamant toujours plus de détails, le récit de ses exploits. Mais elle apparaît, au même moment, comme une mère débordante de tendresse, incapable de se passer de la présence de sa fille bien-aimée. L’ordre de rejoindre le camp de son mari avant le retour d’Iphis l’atteint déjà profondément : « Tous deux m’attirent fort, époux, enfant, Des deux côtés ; cruel conflit vraiment ! » (vv. 303-304).

55 Le premier acte de Jephté est presque entièrement consacré à la peinture de ce tempérament sensible et maternel. Dans ces conditions, on comprend que Jephté ne soit pas pressé de dévoiler à Philopée son vœu imprudent et qu’il mette tout en œuvre pour essayer d’empêcher une rencontre entre la mère et la fille, principal obstacle affectif au sacrifice décidé : la pièce n’a pas d’autre intrigue que la poursuite de ce machiavélisme domestique, d’ailleurs couronné de succès. Philopée absente pendant les trois actes de péripéties ne reviendra qu’au cinquième, alors que tout est consommé. On devine avec quels cris de mère blessée elle fera son apparition sur la scène, véritable furie attachée à la poursuite du meurtrier : « Changée en louve, ayant les mains tordues En griffes! Gare à qui m’a pris l’enfant ! » (vv. 1552-1553).

56 Mais Philopée n’est pas une Erynnie et elle aime trop son mari pour lui arracher les yeux. Son désespoir s’exprime seulement par une espèce de soumission dérisoire et

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ironique qui traduit l’ébranlement d’une nature ; désormais privée de sa substance et de sa finalité : « Réfléchissons : gardien du peuple, un père Tue son enfant. C’est juste. Eh quoi ! La mère Était sans droit : Iphis était à lui. La mère était sans voix dans ce conflit, Simple étrangère ; lui jugeait sur ses terres, Ne le punissez point, ce guerrier austère, Gardant son peuple en détruisant sa cour, Et en tuant son héritière et seul amour ». (vv. 1863-1870)

57 Cette plainte, qui condamne la dure condition de la femme dans les temps bibliques, est à rapprocher de celles de Badeloch dans Gisbert d’Amstel ; mais dans l’ère chrétienne il semble que le Ciel se soit ouvert davantage à la prière des épouses et des mères, car Dieu leur donne ostensiblement raison, fût-ce au prix d’un miracle, comme celui qui clôt la pièce hollandaise (l’archange Raphaël descend exprès du ciel pour dire à notre héros : « Ta femme avait raison »). Mais comme il n’y a aucun péché dans la douleur de Philopée, elle en sera consolée - après quelques pâmoisons -, par la vertu du sacrifice de la sainte, et après avoir serré avec émotion, contre son cœur maternel, l’urne funéraire d’Iphis, elle se laissera emmener discrètement, tandis que le rideau tombera sur les derniers lieux communs du grand-prêtre.

Les trois interlocuteurs : l'intendant, le légiste et le grand-prêtre

58 Si les chœurs de Jephté sont loin d’avoir la même importance que ceux de Gisbert ou des autres tragédies religieuses, c’est peut-être que leur fonction est assumée en partie par trois personnages secondaires qui jouent un rôle important dans l’équilibre de la pièce. Bien que campés avec une heureuse individualité, ils s’apparentent au point d’être complémentaires. Ces trois interlocuteurs, qui représentent à des titres différents le bon sens d’une opinion moyenne, sont en face de Jephté-Quichotte comme un Sancho Pança en trois personnes : l’intendant, le légiste et le grand-prêtre.

59 L’intendant est un homme au courant qui aime bien que les choses se passent comme elles le devraient, avec le moins de scandale possible. Ceci dit, il prend les gens comme ils sont, ne s’efforçant en aucune manière de peser sur l’événement. Il connaît assez son maître pour savoir que si Jephté s’est mis en tête par scrupule religieux de sacrifier sa fille, rien ne·saura l’en détourner, et il n’essaie donc pas de l’en dissuader. Seulement, un acte aussi énorme ne peut pas s’accomplir comme cela, ab irato, il faut y réfléchir longtemps, consulter les sages ; surtout ne rien faire, dans une matière aussi essentiellement religieuse, sans le consentement du clergé ; et naturellement ne pas alerter la Reine, car avec les réactions féminines en chaîne, on ne verrait plus le bout de l’affaire. Ce qui donne plus de poids au·personnage de l’intendant, c’est que sa philosophie pratique s’exprime très souvent sur le plan des proverbes de Salomon et n’est pas de ce fait sans réveiller chez le lecteur quelques réminiscences bibliques qui rehaussent son autorité.

60 Le légiste est déjà situé sur un plan plus élevé. Son rôle n’est pas de coordonner au niveau de la conduite humaine les inspirations les plus diverses, mais de rappeler à l’agent moral les exigences d’une éthique naturelle et religieuse. L’amour paternel est un premier principe qui ne souffre aucune exception (vv. 1021-1024) : il est de droit

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naturel. En outre, la loi religieuse oppose à la décision de Jephté un commandement absolu : « Tu ne tueras point ! » (v. 1098). Quant au vœu de Jephté, d’abord il ne visait pas explicitement le sacrifice de sa fille, et dans la mesure où il était imprudent, il n’impliquait aucune obligation (vv. 1074-1075).

61 En exposant le point de vue de Jephté nous avons vu comment l’évocation de la transcendance lui permet de sauter au-dessus des obstacles que le légiste lui présente sur le plan moral. Le débat sera plus serré avec le grand-prêtre.

62 C’est qu’ici Jephté se trouve en face d’un homme qui a reçu autorité pour parler au nom du Tout-Puissant : autorité de la tradition et de l’Église qui s’exprime en canons précis et obligatoires. « Nous vous suivons jusqu’où Dieu le permet ». (v. 1089).

63 À quoi Jephté répond en invoquant les droits supérieurs de la conscience. Tout ce débat est plein de résonnances luthériennes et plusieurs répliques de Jephté. rappellent les déclarations mêmes du réformateur à la diète de Worms. Avec une très grande honnêteté scénique, Vondel laisse les deux antagonistes dans la vérité de leur attitude respective, mais il est bien évident qu’il approuve les déclarations du grand-prêtre : « ...... Qu’est donc La conscience qui avec Dieu rompt ? Le mal du bien doit fuir les apparences, Et non-science n’est pas conscience. Pour une conscience en plein repos, Suivez le ciel ; le repos fuit bientôt, Quand du Seigneur on laisse la loi sainte ». (vv. 1121-1127).

64 Le dialogue se resserre enfin dans une opposition sans merci :

« Archiprêtre : Vous méprisez l’oracle du Grand-Prêtre ? Jephté : Je veux à Dieu, seul juge, m’en remettre ». (vv. 1139-1140).

65 C’est l’opposition des thèses protestante et catholique. D’un côté, l’appel au seul for interne, à la conscience censée éclairée de Dieu-même. De l’autre, le recours au sacerdoce qui, dans les cas épineux, a reçu l’autorité pour éclairer, lier ou délier les consciences au nom de Dieu. Le dénouement montrera clairement la supériorité de la seconde conception : mais il est nécessaire qu’elles s’équilibrent jusqu’à la fin du quatrième acte, sans quoi le sacrifice n’aurait pas lieu, ce sacrifice qui – tout injustifiée que soit sa motivation – n’en est pas moins voulu de Dieu.

66 C’est la conscience de cette volonté qui fonde l’acceptation joyeuse d’Iphis et, à travers le rayonnement incontestable de la sainte, le ralliement du grand prêtre. C’est la conscience ultérieure de l’impureté de son adhésion (manque de piété, c’est-à-dire d’amour, et par suite, d’obéissance véritable. qui entraîne la condamnation de Jephté, solitaire, orgueilleux et obstiné). Quant à la mère et à l’intendant, il n’est pas sûr qu’ils aient compris où se situait le véritable drame.

67 La conclusion de Jephté nous semble, quant à nous, dépourvue de toute pointe polémique, mais riche d’un contenu théologique extrêmement important. La thèse que soutient Vondel, c’est que si la nature (Philopée) est incapable de comprendre les vues de Dieu, la loi (le grand-prêtre) n’y parvient que dans la mesure où elle ne perd pas de vue la transcendante liberté du Très-Haut. C’est pour avoir entrevu - malgré tout son

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péché - la primauté de celle-ci que Jephté est promu à la dignité tragique de personnalité historique. Mais le dessein de Dieu ne s’accomplit que sur le plan de la sainteté (Iphis), seule autorisée à soulever en sa faveur les normes de l’obligation morale. Grâce à la médiation de l’Église, le Chrétien étonné reconnaît alors que cette exception apparente était l’expression la plus profonde de la loi, et que l’esprit de Dieu avait de lui-même allumé ce buisson ardent.

68 Malgré toutes ses difficultés Jephté réalise donc l’expression achevée de la théologie vondélienne. La réalité de l’histoire universelle ne correspond plus, désormais, à la justification de telle conduite ou à la signification de tel événement, mais à sa projection sur le plan de l’histoire divine, celle où l’Éternel manifeste à l’humanité son désir de la sauver et de l’associer à sa gloire. Histoire dont évidemment le drame de la chute et de la rédemption surcompensatrice reste la raison profonde et quasi- intemporelle, mais qui ne s’en déroule pas moins dans la durée. Dieu recrute dans l’humanité en voie de redressement ses propres témoins, qui sont d’abord sous l’ancienne loi les préfiguratifs du Seigneur à venir, et sous la nouvelle loi, les futurs compagnons de l’agneau mystique, quand viendra de jour de la glorieuse apocalypse.

69 C’est à ce niveau qu’il faut se situer pour comprendre, non seulement l’inspiration de Jephté, mais le déroulement technique de la pièce, dont le véritable sujet est le recrutement d’Iphis pour la cohorte des saints et des saintes chargés d’annoncer le Messie. Si par « action » on entend une gesticulation sur la scène et une succession d’accidents digne du mélodrame, il est bien évident qu’une telle pièce, chargée uniquement de nous révéler les sommets de la pensée religieuse baroque, n’en a pas plus besoin que la sainte Thérèse du Bernin, avec laquelle on pourrait la comparer à bien des titres.

70 Notre étude ne prétend pas d’ailleurs voiler l’une des difficultés de la tragédie baroque, qui est constituée précisément par le problème théologique du concours de la volonté divine transcendante et toute-puissante, avec d’humbles volontés humaines impuissantes en définitive à influer sur le cours des choses. Une telle conception, si elle n’est pas compensée par l’affirmation massive du libre-arbitre, risque d’enlever tout intérêt à la péripétie. Il devient alors nécessaire à l’auteur de savoir évoquer les choix décisifs de l’esprit qui vont ranger les personnages dans le camp de Dieu ou dans celui de ses adversaires. Ce mouvement, souvent exprimé par des adjurations poignantes et souligné par le commentaire harmonieux des chœurs, permet alors à la tragédie baroque de retrouver en lyrisme ce qu’elle perd en romanesque.

NOTES

1. On y trouvera une bibliographie succincte. Rappelons cependant ici notre référence constante à Pierre BRAOHIN et W. A. P. SMIT, Vondel, Didier, Paris 1964 et à la belle traduction encore inédite de M. Jean Stals. 2. C. LOOTEN, Étude littéraire sur le poète néerlandais Vondel, Paris, 1888, p. 141. 3. LOOTEN, op. cit., p. 153.

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4. Joseph à Dothan, Gallimard, Paris, 1952. 5. Cf. VAN MANDER, Le Livre de peinture. II. 13.

AUTEUR

PIERRE MESNARD Membre de l’Institut Directeur du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Tours)

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Baroque et action dramatique : le dehors et le dedans

Alexandre Cioranescu

1 L’étude du théâtre baroque, .et en particulier de l’action dramatique, telle que l’entendaient les auteurs du XVIe siècle, devrait être particulièrement instructive, du point de vue du chercheur qui s’intéresse au problème du baroque littéraire en général. Ce n’est pas seulement que cette étude permet de mettre à l’essai les diverses clefs ou interprétations possibles du baroque qui se trouvent en présence et, pour ainsi dire, à la disposition de l’historien du théâtre. Ce point de vue n’est pas négligeable : je ne ferai pas de difficulté pour reconnaître que si j’ai, accepté avec plaisir et avec gratitude l’invitation qui m’a été faite si aimablement, c’est que j’y ai vu surtout une possibilité de soumettre à l’épreuve du feu les quelques opinions, et d’expérimenter sur des points précis les vues d’ensemble exposées ailleurs.

2 Mais cette optique intéressée reste toujours haïssable, ou pour le moins indiscrète. Heureusement, il y a d’autres raisons qui conseillent cette approche. La première en est que le théâtre constitue la manifestation littéraire spécifique et pour ainsi dire, l’espace vital du baroque. C’est là une vérité sur laquelle il serait inutile de s’appesantir, puisque tous les spécialistes sont d’accord sur ce point: et cela est d’autant plus significatif, qu’un accord aussi unanime n’est pas ,dans leurs habitudes. On pourrait même hasarder une explication de cette faveur visible. Le théâtre constitue, mieux que nul autre genre et grâce surtout au biais du spectacle, une réalité seconde, une vérité entée sur le mensonge et le trompe-l’œil, une duplicité essentielle, qui forment la vérité de base de l’art baroque, amoureux comme on le sait de la métaphore et du double sens.

3 Même si l’on ne croit pas à cette explication, il n’en reste pas moins que l’âge baroque s’exprime avec une préférence marquée dans le langage dramatique. Ce langage, cependant, il est loin de l’avoir inventé. Au contraire, le théâtre est le langage auquel les hommes sont restés le plus constamment fidèles, depuis plus de deux mille ans. Cela fait que nous nous trouvons en présence d’une longue série d’échantillons et d’un matériel comparatif suffisamment important, pour pouvoir étudier les caractères distinctifs de chaque époque. Nous avons ainsi plus de chances de distinguer correctement les signes cliniques du baroque, si nous tenons pour vraies les deux

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prémisses nécessaires, que les auteurs dramatiques du XVIIe siècle sont plus ou moins baroques et que leurs œuvres ne répètent pas sans les modifier les conceptions et les formules des siècles antérieurs. C’est, en tout cas, une expérience qui mérite d’être tentée.

4 La seconde raison de l’intérêt ,que nous attachons à cette recherche réside dans le fait qu’elle permet d’élever la question. On n’a que trop, en effet, la tendance de considérer le baroque littéraire comme un style et, partant, de le localiser dans les images. Il ne s’agit pas de contester ce point de vue, mais simplement de signaler qu’il ne faut pas confondre style avec graphisme. Il ne suffit pas de dire que le baroque aime avec intempérance un certain nombre de clichés : cet amour, par ailleurs incontestable, n’est que médiocrement significatif, si nous ne savons pas l’interpréter comme un symptôme. Si le style est fait pour habiller la pensée, il est à supposer qu’il y a entre les deux un accord voulu ou inconscient : et si le style est coupé sur mesure, il s’ensuit que le fond lui-même doit être baroque. C’est là précisément qu’il convient de situer le problème. Puisque la recherche formelle correspond à une intention, quelle est l’intention baroque ? Quelle est la constante de l’idée baroque, lorsque l’on descend en profondeur, au-delà de la croûte superficielle des images spécifiques, dont nous possédons déjà l’inventaire ?

5 C’est l’action baroque qui nous permettra peut-être cette descente en profondeur. La recherche de ses transformations constitue ainsi un problème de base et presque le nœud de l’imagination baroque ; car elle nous permet de dépasser l’examen des formes pour atteindre aux structures. C’est un pas en avant : un pas dangereux, sans doute; mais il faut prendre ses risques si l’on veut se donner une chance de saisir les essences même de ce style qui, plus encore qu’une manière de s’exprimer, doit être une méthode de penser.

6 Il faut bien que je dise que j’ai étudié cette méthode dans un travail antérieur. Je suis navré d’avoir à me citer, mais cela me semble indispensable pour la clarté de tout ce qui va suivre. Pour résumer rapidement nos bases de départ, nous partirons de cette idée que le baroque représente, comme problème de culture, l’attitude de la pensée qui a perdu la foi dans ses critères et dans ses instruments. Perdre la foi signifie douter, ou voir autre chose : dans un cas comme dans l’autre, cela revient à dire que ce qui était une vérité unique devient une vérité double, contradictoire ou composite, irréconciliable ou nuancée. Et le fait est que pour l’homme baroque rien n’est un et l’unité est un composé de deux. L’art, qu’il soit plastique ou littéraire, suit les chemins de la pensée : il ignore l’objet isolé, la solitude, l’un. Tout devient double, tout a un envers, tout grouille d’une vie nombreuse, qui peut paraître désordonnée, mais qui obéit à des règles de pensée aussi sévères que toutes les logiques. Ces règles ont une application universelle : on les retrouvera dans les images, dans les structures, dans les sentiments. Inversement, on reconnaîtra qu’un sentiment, une structure, une image appartiennent à l’art baroque chaque fois qu’ils présentent un double visage, vivant d’apparences ou de sens cachés, luttant pour parfaire ou pour conserver leur unité, ou pour la perdre, s’ils commencent par l’avoir. Il en est qui rappellent certains tissus moirés, qui semblent parfois n’être plus d’une seule pièce : ils trompent, mais c’est précisément ce qu’ils se proposent de faire.

7 La rhétorique baroque peut se réduire en quelque sorte à l’art d’ajouter à l’objet une seconde présence. Les moyens dont on dispose sont extrêmement variés et occupent, de haut en bas, toute l’échelle de la création artistique. À la base de la stylistique

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nouvelle se trouvent la métaphore, qui assure la présence de deux images ou notions différentes, enchassées dans un mot unique, et le calembour, qui offre à la pensée logique deux sorties pour une seule issue. De l’image, qui est forcément statique, le procédé ,dichotomique se transmet au dynamisme de l’action et donne à cette dernière une couleur et un sens nouveaux, grâce à l’accouplement permanent, à l’opposition ou au choc des mouvements qui la composent, suivant une géométrie de plus en plus savante et alambiquée, dont le but est de rétablir, à travers la multiplicité des détails, l’unité de l’action.

8 C’est ici que nous arrivons à notre sujet d’aujourd’hui, qui est l’analyse du dualisme baroque dans l’action théâtrale. Mais nous n’en avons pas fini avec les difficultés. Nous parlons d’action, sans trop savoir de quoi nous parlons. Les théoriciens de la littérature ont l’air d’escamoter le problème : ils évitent d’expliquer le sens exact qu’il faut donner à ce mot et, lorsqu’ils le font, cela n’est pas toujours de nature à emporter la conviction. On nous dit, par exemple (Gouhier) que l’action est un « schéma dynamique, principe de vie et d’unité » : on pourrait gloser sur ce commencement de définition, car il n’est pas certain que vie et unité soient des notions compatibles. Il semble, en tout cas, que l’action est de plus en plus envisagée comme quelque chose de différent de l’intrigue en même temps que participant de la même substance. Pour quelques critiques contemporains, l’action est à l’intrigue à peu près comme le thème au sujet, c’est-à-dire une sorte de généralisation quintessenciée. Qu’il en soit ainsi ou autrement, cette différence n’a pas d’intérêt pour nous; si nous nous proposons de penser comme un auteur du XVIIe siècle devait le faire. Pour lui, comme pour Aristote, cette distinction n’existait pas. Ce sont les modernes qui ont introduit tant de nuances dans les synonymes : au XVIIe siècle, l’action est la même chose que l’intrigue ou la fable. C’est cette équivalence qu’il nous convient de retenir pour notre étude, indépendamment de nos convictions d’aujourd’hui. Ce que nous nous proposons, par conséquent, c’est d’examiner la nature et l’étendue des modifications, subies, du fait de la forma mentis baroque, par l’action dramatique, considérée comme mouvement intérieur du spectacle, comme enchaînement des faits et des circonstances qui forment la substance de l’œuvre théâtrale.

9 Ce mouvement intérieur n’a jamais été désorganisé : il s’est toujours développé selon une dialectique, différente de, celle des réalités, mais certainement plus sûre et plus clairement définie. Déjà Aristote, après avoir constaté la correspondance exacte de l’action historique réelle avec l’action dramatique, définissait la dernière comme une « composition de faits », c’est-à-dire comme un assemblage conscient de circonstances choisies. L’art de les assembler obéit à un certain nombre de règles, que le théoricien grec détaille dans sa Poétique : une coupe appropriée dans la broussaille des faits, une belle proportion des parties, un montage qui assure l’unité de l’action et la nécessité des faits choisis. Cela signifie que l’œuvre dramatique n’est pas une. pure imitation des faits réels, mais une mise en ordre et une concentration d’effets, avec suppression des détails inutiles et avec une prédominance de la logique des faits, qui ne caractérise pas toujours l’histoire réelle : c’est une construction bien plus qu’une tranche de vie.

10 Depuis toujours donc, et même pour les critiques qui ont confondu pratiquement la tragédie et l’histoire l’action dramatique est une combinaison d’effets et une histoire fabriquée. C’est avec cette réserve qu’il faut comprendre et accepter la définition du même Aristote qui veut que l’action dramatique, qui est « le principe et comme l’âme de la tragédie », soit « l’imitation d’une action parfaite et entière ».

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11 Grosso modo, l’histoire de la littérature dramatique antérieure au baroque est une illustration surabondante de cette conception aristotélique. La tragédie (car la comédie semble obéir à des lois quelque peu différentes, chose que le critique grec avait déjà sentie) raconte toujours une succession de faits, historiques ou possibles, plus ou moins logiquement enchaînés, de manière à illustrer un destin ou un caractère et à exciter la terreur et la pitié. Idéalement, la cascade des faits est régie par les rapports de cause à effet : un événement doit être le résultat de celui qui précède, et tous ensemble conduisent nécessairement vers la catastrophe. Comme exemple typique de fable ou d’action dramatique, Aristote citait la légende d’Œdipe : elle illustre parfaitement, en effet, la conception de la tragédie considérée comme une chute dans le temps.

12 Le théâtre devient ainsi une sorte de quintessence, ou mieux encore une logique de l’histoire. Cela explique non seulement le soin que prend Aristote à distinguer la tragédie de l’histoire, mais aussi leur identité de base. Le déroulement de l’action dramatique est parallèle ou similaire à celui de l’histoire et la tragédie a toutes les apparences d’une chronique en action. Les faits dramatiques se déroulent et s’étagent dans le cadre du temps historique, une chaîne diachronique se forme entre eux et la tragédie est une chute de haut en bas de l’escalier des circonstances. Il est vrai, comme nous l’avons déjà dit, que le théâtre condense le temps historique ; mais il n’en respecte pas moins les règles du jeu, dans le sens que le spectacle mûrit avec le passage des jours et vieillit avec ses personnages. La légende d’Œdipe a besoin de toute une vie d’homme pour devenir une tragédie ; tout bien pensé, une vie d’homme ne lui est même pas suffisante, car son cadre normal, comme celui des Atrides, embrasse l’espace de plusieurs générations. Ce qui est certain, c’est que la tragédie reproduit les formes d’un processus historique et déroule son action de la même façon dont l’histoire déroule le tapis du temps.

13 Cette formule dramatique a produit des tragédies puissantes, aussi longtemps que le destin des personnages a pu être guidé et expliqué par la présence terrifiante des dieux tout proches. Privée de transcendance, l’action diachronique finit par perdre son fil conducteur et sa raison d’être et risque d’obéir à la logique du hasard. C’est ce qui s’est produit avec la plupart, sinon avec la totalité des produits dramatiques désacralisés de la Renaissance : celle-ci répète les gestes anciens, sans réaliser leur contenu. Orphée perdant Eurydice, la retrouvant et la perdant encore ne peut être, de notre point de vue, qu’une victime du hasard. De même, le mari de Grisélidis, qui condamne sa femme à mort, qui la croit morte pendant vingt ans et qui la retrouve pour l’aimer comme au premier jour, appartient à une humanité qui ne pensait pas comme nous. D’ailleurs, ce qui intéressait le spectateur, ce n’était pas la psychologie ou l’absence de psychologie du personnage, mais l’aventure ou la leçon. Privé de transcendance, le théâtre est obligé de s’en tenir aux faits ou aux exemples, qu’il sert selon la formule consacrée, moins la logique de la nécessité.

14 Cet aspect du théâtre se retrouve même au sein du Baroque, alors que des formules nouvelles ont déjà déplacé l’intérêt ancien. Certaines tragédies historiques de Shakespeare, ou les comedias espagnoles appelées de cuerpo sont de simples chroniques dramatiques, où la logique des faits n’est pas une condition nécessaire et dont la seule liaison est l’identité du personnage. Mais à l’époque où se produisent ces ouvrages dramatiques, ils font déjà figure de retardataires, car la mode a changé.

15 La comparaison nous aidera à comprendre le sens du changement. Dans la Comedia Serafina de Bartolomé de Torres Naharro, qui est de 1517, le personnage principal est

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marié, mais aime Séraphina : ne pouvant tuer sa femme, comme il pense d’abord le faire, il choisit de marier Serafina à son propre frère. C’est là tout l’aliment de l’action. Il sera peut-être inutile de dire que son dramatisme nous échappe du fait de l’absence de toute nécessité. Les faits se suivent selon les modes du récit historique : Floristan prétend d’abord tuer sa femme, et il finit par marier Serafina : ce ne sont pas là les deux phases d’une action unique, mais deux actions disparates, voire même incompatibles. Le dramatisme n’existe pas parce que l’époque ne l’avait pas encore découvert. Supposons pour un instant un autre schéma : un jeune gentilhomme tue celui qui l’a insulté ; ensuite on juge que, plutôt que d’en tirer vengeance, la fille de la victime aurait intérêt à l’épouser. Dans ce schéma, il y a aussi deux faits disparates dont l’art dramatique de Torres Naharro aurait pu se contenter ; qu’y a-t-il donc de plus dans Le Cid, de Corneille ?

16 Il ne semble pas difficile de répondre à cette question, car la simple comparaison devrait suffire. Dans le théâtre de la Renaissance, les personnages tombent dans le temps : ils vont vers une fin, emportés par l’événement. Qu’il obéisse à la logique ou au hasard, l’automatisme de leur conduite ne dispose d’aucun moyen pour freiner cette chute en avant. Ils marchent toujours en avant, sans regarder en arrière, et le plus souvent en titubant, comme ces coqs qu’hypnotise une ligne droite tracée là la craie. La ligne droite n’existe plus pour Corneille. Tous ses personnages ont des problèmes et aucun de ces problèmes ne comporte une solution unique ou inévitable. La vie du théâtre a cessé d’être simple et tous les chemins sont en train de bifurquer : c’est la perplexité, le doute, l’universelle bivalence, qui font la nouveauté du baroque.

17 Pratiquement, par rapport au schéma que nous venons d’indiquer, la nouveauté vient du fait que le jeune gentilhomme ne tue pas d’abord, pour aimer ensuite ; il aime et tue en même temps. La conduite de Floristan suivait une route sinueuse et imprévue ; mais les sinuosités étaient des changements à vue, qui s’échelonnaient dans le temps. Dans le cas du Cid, de Chimène, de l’Infante, leur marche en avant ne présente plus de méandres, mais des tiraillements, qui s’imposent à l’esprit simultanément. Comme la métaphore, comme le calembour, le personnage a une double face : il veut et il ne veut pas, il agit en opposition avec lui-même, il se débat et se tourmente, car il a devant lui, non pas la porte du temps, du destin ou de l’aventure, mais deux portes ouvertes, et aucune d’elles ne conduit là où il veut arriver.

18 C’est donc, si nous ne nous trompons pas, la polyvalence du personnage qui donne à l’action sa démarche caractéristique et qui assure par là le conformisme baroque de l’œuvre. Il ne faut cependant pas se laisser tromper par les apparences ou par les généralisations trop faciles. En réalité, le problème est bien plus complexe. L’idéal baroque de l’unité dans la dualité s’identifie avec une certaine aisance dans Le Cid ; mais c’est une formule qui convient. pour Corneille et qu’il serait peut-être vain d’appliquer ailleurs. La réussite de Corneille est un fruit mûr, qui ne pouvait venir qu’à son heure : la génération antérieure, aussi bien que la plupart de ses contemporains, s’étaient contentés de formules dualistes plus élémentaires ou, si l’on préfère, plus extérieures au personnage.

19 Dans l’ensemble, on peut dire que le théâtre baroque mise sur le jeu symétrique des sentiments contrariés que le siècle précédent avait déjà mis à la mode. Dans l’Aminta du Tasse, le berger Amyntas aime Sylvie qui le fuit. Il y a là une dualité évidente, celle de deux personnages poussés par des forces contraires. Cela réalise la première moitié de la définition baroque, la dualité issue de la contraposition de deux effets qui semblent

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ne pas coïncider. Mais la dualité n’est pas baroque, si elle n’est pas un aspect ou un reflet de l’un. L’unité, dans le cas de l’Aminta, vient du fait que les deux mouvements divergents et qui, par conséquent, ne devraient jamais se rencontrer, finissent par coïncider dans la solution statique de l’amour partagé. La formule baroque n’est donc pas à chercher comme dans Le Cid, dans la duplicité du personnage, mais dans la dualité de l’action, qui cependant s’avère unique.

20 Ce schéma est à peu près celui de toutes les pastorales, de toutes les comedias espagnoles et de toutes les tragi-comédies françaises. Il y a naturellement des variantes et des embellissements qui en modifient l’aspect ; mais il n’y a pas, à proprement parler, des changements de structure.

21 Du point de vue des variantes possibles, on peut distinguer entre deux catégories d’actions : celles dont la dualité dramatique est le résultat des sentiments non payés de retour, comme dans le cas d’Amyntas-Sylvie, et celles dont l’unité initiale, représentée par une passion partagée et qui devrait être sans histoire, est brisée par une intervention du dehors, comme dans le cas, illustre entre tous, de Roméo et Juliette.

22 Pour ce qui est des embellissements, ils consistent surtout dans la multiplication de l’un ou de l’autre de ces effets. Un auteur pensera par exemple qu’il enrichit ses inventions, s’il ajoute au couple qui mène le jeu des reflets secondaires de l’action principale, des personnages ou des couples qui reproduisent les agissements des premiers, à l’endroit ou à l’envers. C’est ce que fait l’Infante dans Le Cid ; et c’est aussi ce qui explique, dans certaines tragi-comédies, la multiplication excessive des amoureux éconduits en série, suivant la formule tant de fois répétée dans le théâtre contemporain : A est amoureux de B, mais B aime C; qui est amoureux de D, lequel malheureusement n’a d’yeux que pour A. Le cercle se referme ainsi, et les personnages sont disposés à peu près comme dans un ballet, courant les uns après les autres sans jamais se rattraper, ou pour se regrouper au hasard d’un dénouement plus ou moins adroitement amené.

23 Les personnages courent les uns après les autres : on sent bien que ce n’est là qu’une façon de parler ; mais il convient de s’arrêter un peu sur cette image. Dans les cas mentionnés jusqu’à présent, le mécanisme de l’action se trouve quelque part à l’extérieur du personnage, cependant que chez Corneille nous avons vu que le tragique jaillissait d’une division intérieure. Amyntas aime Sylvie, Roméo aime Juliette : si ces sentiments comportent des conflits, cela vient du dehors, de l’indifférence de Sylvie ou de l’adversité des circonstances. Pour mûrir, ce conflit ne saurait se passer de la catégorie temporelle : il doit traverser un certain nombre de phases et il est entendu que celles-ci reproduisent le déroulement linéaire du temps. Mais le déroulement diachronique n’a plus le même intérêt, car il vient après le conflit, et nous connaissons déjà le signe du drame. La curiosité a été déplacée, en faveur du conflit, et c’est à travers le problème de la conscience, qui n’est pas de nature temporelle, que l’aventure ou l’événement continuent d’intéresser le spectateur.

24 Il faut répéter que le temps existe toujours et que le développement de l’action est toujours diachronique, comme dans le théâtre de la Renaissance. Mais l’action avance par à coups qui sont comme autant de vagues, chacune d’elles emportant un peu plus loin les personnages et le sens de leur conflit. Les péripéties ne se présentent plus comme des insertions sur une droite, mais comme des ondes concentriques. Ainsi, lorsque nous disons que les personnages courent les uns après les autres, on voit bien que nous parlons métaphoriquement, en conformité avec le canon baroque. Nous pourrions aussi bien nous représenter les choses autrement. L’amoureux non payé de

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retour peut être imaginé comme quelqu’un qui frappe à une porte : il ne reçoit aucune réponse, car la femme qu’il aime est en train de frapper elle-même à une autre porte fermée ; et cette contraposition pourrait se répéter plusieurs fois de suite. Pour nous rendre sensible à cet enchaînement, l’action ne saurait le présenter que diachroniquement, mais nous le concevons tout de suite comme un synchronisme : l’intelligence assemble les éléments dispersés de l’aventure et imagine un nombre déterminé de personnes qui frappent en même temps. Grâce à cette synthèse, l’action dramatique franchit un pas de plus dans la voie de l’abstraction : elle continue de se produire à l’extérieur des personnages, mais elle se situe à l’intérieur par rapport au spectateur. À mesure qu’elle s’intériorise ainsi, elle devient, du moins pour ce qui est des apparences et de l’interprétation sensible au spectateur, à peu près indifférente au diachronisme historique et tendue vers la réalité actuelle d’un processus sentimental.

25 Tout ceci est sans doute trop général et trop abstrait, un nouvel exemple mettra peut- être un peu plus d’ordre dans nos idées. Examinons l’agencement de l’action dramatique dans l’une des comédies les plus connues du théâtre espagnol, Don Gil de las calzas verdes (Don Gil culotté de vert), de Tirso de Molina. Nous y retrouvons la situation de l’amoureux éconduit, mais répétée en série de trois, ou même de quatre, grâce à l’intervention du travesti Juana, séduite et abandonnée par don Martin, le poursuit déguisée en homme et se fait appeler don Gil ; en cette qualité nouvelle, elle se fait aimer par dona Inés, qui est la nouvelle passion de don Martin. Le cercle se referme sur une surprise et sur une passion en l’air, puisque dona Inés est tombée amoureuse d’une femme, sans le savoir. On voit bien, cependant, que le schéma est celui des deux couples qui se poursuivent en cercle : Juana aime Martin, qui aime Inés, qui aime don Gil, sans savoir que Gil et Juana sont une seule personne. N’oublions pas ce schéma, nous y reviendrons.

26 On pourrait croire que, dans un exemple comme celui-ci, la dualité baroque est devenue multiplicité. Mais ce n’est qu’une apparence : le spectateur suit l’auteur, dans le sens qu’il réalise que le jeu se joue seulement entre: Jmi.na et Martin, entre A et B, et que les autres aventures passent dans la catégorie. que nous avons désignée sous le nom d’embellissements. La définition baroque est fournie par la poursuite des deux personnages principaux: ce dualisme de ·.l’action trouve sa solution dans une sorte de retrouvailles qui amènent le rétablissement de l’équilibre initial et la transformation de l’action en position statique, donc en unité, donc en fin. Ceux qui connaissent tant soit peu le théâtre espagnol du Siècle d’Or se rendront compte immédiatement que cette formule se trouve répétée un nombre infini de fois.

27 Il se peut que la comparaison que nous allons proposer paraisse choquante, aux yeux. de certains critiques : nous la proposerons cependant, parce qu’elle ne nous choque pas. Si nous n’avons pas oublié le schéma de l’action de Don Gil et la formule que nous venons d’en donner, on ne trouvera pas une grande différence de composition entre cette comédie et l’Andromaque de Racine. Disons plutôt, pour parler le pur langage aristotélique qui, lui, ne saurait choquer les raciniens, que nous y voyons la même « composition des faits ». Le même mécanisme y déclenche les mêmes effets : pour le reste, toute comparaison serait incongrue. Le schéma répète celui que nous connaissons déjà: Oreste aime Hermione, laquelle aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui n’aime personne. N’est-ce pas là le même ballet en rond ou, si l’on aime mieux, la même course éperdue d’une série solidaire d’amants éconduits ? Comme dans un grand nombre de pastorales, de tragi-comédies et de comédies à l’espagnole, la tragédie de

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Racine se sert des mêmes pierres, même si l’édifice ne ressemble que de loin à l’architecture des générations précédentes.

28 Car le fait est qu’il dispose autrement ses matériaux. La série des personnages est identique ; mais il faut signaler tout de suite que leur enchaînement a pris un sens contraire à la disposition traditionnelle. Le personnage principal, Juana dans la comédie de Tirso, commençait la chaîne : c’était elle qui formait le ferment actif et qui menait le jeu. Chez Racine, Andromaque n’est pas la première mais la dernière de la série, du point de vue de sa part active dans le drame, ce qui indique assez son rôle fatal de victime. Juana aime, tandis qu’Andromaque est aimée. La cascade des passions non correspondues s’arrête avec elle. Il semble que l’action doit tourner court, avec ce chaînon interrompu, comme elle le faisait en fin de chaîne, dans la comédie espagnole.

29 Il n’en est rien, pourtant. C’est là justement qu’intervient l’originalité de Racine et ce qui fait la nouveauté de sa tragédie ; ce qui fait aussi que la plupart dès critiques refusent de reconnaître chez lui les signes du baroque. Le dernier personnage de la série traditionnelle n’est pas un personnage en blanc ; au contraire, c’est lui qui mène le jeu et qui tient dans sa main la destinée de tous les autres. Elle est seule, mais elle est riche de signification, car elle est double, du fait du drame qui l’agite et qui l’oblige à tenir deux rôles à la fois. Chez Racine, la dichotomie baroque est à chercher dans l’âme. L’action n’est plus une action à proprement·parler, elle n’a plus les caractères que nous lui connaissions: si nous osions, nous dirions qu’elle n’est plus qu’un long suspense. Andromaque seule tient les deux bouts de la chaîne et peut renverser d’un seul coup tous les personnages, comme elle finira d’ailleurs par le faire. Cette fois-ci, malgré tout, la ronde des amoureux est quelque chose de bien secondaire : l’action n’est plus historique, le diachronisme est à peu près nul et le sort des personnages aussi bien que le sens de l’action se jouent dans l’esprit d’Andromaque.

30 Les oscillations de sa volonté font la vie de la tragédie. Andromaque résiste-t-elle à Pyrrhus ? Désespoir, espoir, désespoir explosent comme une réaction en chaîne, se répercutant symétriquement d’un bout à l’autre de la théorie des personnages. Lui cédera-t-elle ? Les sentiments contraires agitent aussitôt les mêmes personnages, qui ne font que frissonner dans l’attente d’une décision inconnue. Dépendant d’elle, les autres sont des personnages traditionnels : tandis qu’Andromaque ne dépend que de son propre choix. Il y a Andromaque qui se rebelle et Andromaque qui se résigne : les deux personnages cohabitent, les deux visages de sa volonté ne font qu’un et cette fois il n’y a pas de doute que le temps historique a été aboli et que son drame, qui n’est qu’un coup de dés, ne progresse pas, ne mûrit pas et ne trouvera pas sa solution dans la fuite des jours.

31 Cette opinion pourrait choquer ou indigner les historiens qui continuent de penser qu’il faut réserver le nom de baroque pour tout ce qui ne s’élève pas au-dessus du médiocre ; mais nous ne sommes pas loin de croire qu’il n’y a pas de plus belle incarnation du drame baroque que cette image d’Andromaque torturée sur le bûcher de sa double tentation. Dirons-nous pour autant que Racine est baroque ? Oui, dans la mesure où tous les courants se survivent, dans la mesure par exemple où les symbolistes continuent d’être un peu romantiques. Mais cela nous intéresse moins en ce moment. Notre objet est d’examiner l’accomplissement d’une structure que plusieurs générations d’auteurs dramatiques se sont transmise et qui, passant des uns aux autres, ne s’est pas figée dans des formes immuables, comme un bien acquis à tout jamais.

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32 Racine a hérité de ces structures lorsqu’il a pris pour principal ressort dramatique la contradiction que souffre le sentiment d’un personnage et la lutte qu’il doit mener pour sortir de l’impasse de ses sentiments. Nous avons vu comment s’est formé ce schéma et comment il a suivi le chemin d’une intériorisation de plus en plus forte. Nous avons vu d’abord s’agglomérer les contradictions élémentaires résultant du manque de correspondance ou de l’opposition de l’extérieur ; puis, dans le cas de Corneille comme dans Le Damné pour avoir douté de Tirso, ou dans le Hamlet de Shakespeare, le personnage n’est contrarié que par un choix qui lui est imposé et dont il n’a pas voulu.

33 De ce point de vue, Racine n’est pas loin de Corneille ; il y a cependant entre les deux des différences dont il ne faut pas sous-estimer l’importance. Tout d’abord, les personnages cornéliens ont beau jeu. Leur tâche se trouve facilitée automatiquement par le fait qu’ils possèdent tous ce que nous pourrions appeler le réflexe du devoir : s’il leur arrive d’hésiter, ce n’est pas parce qu’ils pèsent leurs doutes, mais parce qu’il leur est doux de mesurer l’étendue de leurs sacrifices. Les personnages de Racine ont perdu ce réflexe ; leur devoir est devenu scrupule, donc entrave, et il ne fait plus pencher la balance, à lui tout seul. La liberté du personnage cornélien est donc sensiblement plus limitée que chez Racine : chez ce dernier, elle est même si vaste, qu’elle devient un vide terrifiant où la conscience se débat et où il est facile de perdre tous les paris. C’est d’ailleurs ce qui peuple de héros le théâtre de l’un, et celui de l’autre, de victimes.

34 D’autre part, le choix commun des personnages cornéliens est l’action. Du point de vue de la technique dramatique, cette action est un commencement : elle ébauche la fin, mais celle-ci ne viendra qu’à longue échéance. Le Cid choisit de tuer le comte : cela changera le cours de sa propre vie, mais nous ne savons pas encore comment. Son aventure reste inscrite dans le temps, et c’est ce dernier qui en décidera. Chez Racine, le choix est une fin et le drame se place avant ; sitôt que penche le fléau de la balance, les portes de l’action se ferment et la tragédie a pris fin. Cette observation est peut-être plus importante qu’elle n’en a l’air. En effet, comme le choix met un terme à l’action et comme ce qui précède est un processus intérieur, une délibération avec soi-même, la tragédie semble se passer de la catégorie temporelle.

35 Dans ce dernier cas, l’action n’est historique que par son prétexte. Du point de vue diachronique, elle est représentée par une série convenable d’oscillations ou de mouvements contradictoires ; mais ces mouvements ne sont pas extérieurs, ils se passent dans le secret de l’âme, - si bien qu’ils seraient pratiquement incompréhensibles, sans le truchement des confidences. Dans la mesure où nous pouvons considérer l’âme comme le lieu géométrique de l’atemporalité, tout se passe au présent, tout est actue1 et immédiatement sensible. Ce n’est pas du synchronisme,·comme chez Corneille, puisqu’au contraire les mouvements de la volonté sont déphasés, comme des convulsions. L’atemporalité, si elle y est, est toute relative. S’il nous est permis de forger un mot, qui exprime mieux la différence de niveau avec ce qui avait précédé, nous parlerions volontiers d’une vision endochronique : le temps existe, mais c’est un temps intérieur, fait d’oscillations qui rythment la marche de l’action, mais qu’il ne faut pas confondre avec le temps historique.

36 Il semble bien, par conséquent, que l’expérience de la littérature enrichit l’auteur et lui permet d’approfondir sa technique. Certes, il n’y a pas lieu de parler d’une évolution du genre, et notre intention n’est pas de reprendre les enseignements de Brunetière. Il convient pourtant de signaler, une fois de plus, que la tragédie classique est un long

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mûrissement qui ne doit pas nous rendre indifférents les fruits verts. Souvent, d’ailleurs, ce n’est qu’un défaut d’optique. Nous les trouvons verts, parce que nous continuons de juger la première moitié du siècle à la lumière des victoires de la seconde et de reprocher à l’une ce que l’autre n’avait pas encore découvert.

37 Il ne sera peut-être pas inutile, avant de conclure, d’·analyser la position du baroque en présence de la règle des unités dramatiques. Celle-ci, comme tout le reste, est une notion en marche : elle n’est pas la même chez les théoriciens du XVIe siècle, chez Corneille ou chez Racine. Si l’on tient compte de ce que nous venons de dire jusqu’à présent, il se peut que nous comprenions mieux cette distinction : elle tient à la nature même du schéma dramatique de chaque époque et de chaque auteur et à la façon diachronique, synchronique ou endochronique, dont l’auteur envisage son action.

38 Si l’action théâtrale se déroule suivant le mode historique, le dramaturge éprouvera plus d’une difficulté pour l’encadrer dans les règles : il sera donc tenté de faire usage de canons plus élastiques, ou même d’ignorer tout à fait une unité qu’il ne lui serait plus possible de respecter. L’action synchronique, fondée sur des parallélismes du type des sentiments non payés de retour, a besoin d’un certain développement de circonstances similaires et progressivement aggravantes, pour justifier une solution. Comme ces circonstances sont souvent des répétitions modifiées et partent toujours des mêmes données fondamentales, on peut les imaginer comme une chute de plus en plus précipitée et qui court vite vers sa fin; en sorte que des concentrations d’effets et des accommodements sont possibles et que la règle des unités peut être maintenue, sans qu’elle s’impose comme une nécessité. Il en est de même dans la seconde formule synchronique, misant sur une crise intérieure qui déclenche un drame : le nœud de l’action n’a pas besoin de développements dans le temps ; mais cette secousse psychologique répercute sur l’action et, pour en mesurer les résultats, elle comporte toute une traînée de circonstances qui peuvent aussi bien respecter l’unité, ou ne pas la respecter. Enfin, dans la tragédie racinienne, tout se passe à l’intérieur. Ce qu’on voit de l’action n’est qu’un reflet du processus psychologique, dont nous avons déjà signalé le caractère temporel très particulier ; ce qui fait que Racine n’éprouve pour ainsi dire pas de difficulté pour se maintenir dans le cadre des unités. Son action est arrivée à une sorte de dépouillement qui, reposant intégralement sur la logique, n’a plus besoin des béquilles du temps ou du lieu.

39 Il y a donc plus ou moins d’unité, à mesure qu’on s’éloigne des commencements du baroque ; mais il y en a, et nous avons déjà vu que l’unité n’est qu’une moitié de l’obsession baroque. Il est naturel de se demander comment cette idée fondamentale se concilie ou se complète avec le dualisme baroque ; comment, surtout, il est possible de considérer, comme on le fait parfois et comme nous venons de le faire, l’époque classique comme un prolongement du baroque, alors que tout son art poétique est une recherche tenace de la simplicité, du dépouillement, de l’Unité.

40 Il nous semble que dans tout cela, il n’y a pas de contradiction. Le dépouillement qui condamne la métaphore, le sous-entendu, le symbole, le doute, le conflit, n’est pas le classicisme, mais la sécheresse. Pour nous en tenir aux unités dramatiques, il semble bien que, séduits et éblouis par la réussite unique de Racine, nous sommes devenus plus aristotéliques qu’Aristote. Celui-ci se contentait de recommander des actions dramatiques dont tous les détails abondent·dans un sens unique. On a donc le droit de se demander si par l’unité d’action il faut entendre une unicité, une action seule ou bien une uniformité et une compénétration parfaite des parties. L’unicité ne serait pas

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possible, car elle ne saurait produire le drame, qui est toujours un conflit ou un choc. Si l’action est, comme dit Aristote, une « composition de faits » et si chaque fait est le résultat d’une action, il en résulte que l’action dramatique est une somme de petites actions, ce qui n’a rien d’étonnant. L’unité n’est alors qu’un produit de synthèse, un but que se proposent solidairement toutes ces petites actions, un aspect théorique de l’action. Si cela est vrai, nous retombons. dans la définition de toujours du baroque : l’unité reconstruite à grands frais, l’unité comme programme d’action, mais composée par la confusion de fragments bivalents et de courants contraires. Ce n’est pas là un point de vue exclusif, ni qui prétende tout éclaircir. Ce serait une prétention vaine : plus vaine encore, lorsqu’il s’agit du baroque, qui situe sa propre vérité dans la métaphore, c’est-à-dire entre deux apparences, en un point non seulement difficile à fixer, mais peut-être même variable avec la personne qui l’examine. Cependant, la recherche à laquelle nous nous sommes livrés, de la duplicité et de la subtilité croissante du baroque dramatique, ne devrait pas être une simple curiosité, ni un jeu inutile. Si elle nous aide tant soit peu à jeter un regard nouveau sur l’œuvre et à mieux comprendre la démarche de l’esprit créateur, ce jeu pourrait fournir, – et c’est bien ce que nous nous sommes efforcés de nous prouver à nous-mêmes –, l’amorce d’une méthode de travail.

AUTEUR

ALEXANDRE CIORANESCU Maître de Conférences à l’Université de Bordeaux Professeur chargé de cours à l’Université de La Laguna

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Théâtralité du baroque

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Théâtre et architecture baroque

Pierre Charpentrat

1 Rapprochement traditionnel, et qui nous paraît, à l’heure actuelle, de l’ordre de l’axiome, de l’évidence. Il faut, pour l’arracher à cette situation compromettante, essayer de lui donner, fût-ce au prix d’éliminations arbitraires, un contenu d’une relative précision, et désigner à cette fin, celui, ou ceux, des caractères du théâtre du XVIIe et du XVIIIe siècles dont nous chercherons l’origine ou le reflet, ou une manifestation parallèle, dans l’architecture de l’époque.

2 Il semble salutaire d’ôter d’abord au mot théâtre et à ses dérivés toute résonance littéraire, d’effacer, en particulier, les connotations affectives de l’adjectif théâtral.

3 Laissons de côté, d’autre part, ce que l’architecture baroque doit à la vie de Cour, au style de vie aristocratique qu’évoquait R. Alewyn dans un livre récemment traduit, que symbolise la Fête, et dont le théâtre, notamment sous la forme de l’Opéra, constitue comme on sait l’une des formes les plus achevées.

4 Nous voudrions considérer dans le théâtre l’organisation systématique de l’espace en fonction de critères visuels ; nous l’envisagerons comme schématisation, comme réduction à l’épure aux conditions idéales d’une expérience de cette visualisation dont les exigences obsèdent toute l’époque et transforment la notion même de monumentalité, – ou, pour être plus général sinon plus élégant, « d’architecturalité ».

5 De récents travaux ont insisté sur la visualisation de l’architecture, événement capital du XVIIe siècle. P. Francastel montre par exemple (Réalité Figurative, p. 185) comment une symétrie visuelle se substitue – dans les édifices dits « classiques » tout comme dans ceux que l’on qualifie de « baroques » – à une « harmonie » inspirée plutôt des lois de la musique. L’homme, dans une ville, devant une façade de palais, dans une nef d’église, devient avant tout spectateur.

6 Non point pour autant, complice indolent de quelque fiction. Ce qui rapproche du théâtre l’architecture baroque, ce ne sont pas « l’illusion » le « trompe-l’œil ». L’œil, d’ailleurs, est-il « trompé » ? Si le spectateur bute parfois sur une interprétation, hésite sur la consistance du matériau, pierre, stuc ou huile, l’œil n’en a pas moins imposé, au départ, sa loi - la Perspective -, cette loi que l’on croira longtemps innée et éternelle. Le

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« trompe-l’œil », ce n’est pas de l’incertitude substituée à la sécurité du monde « réel », c’est une figure géométrique inscrite dans une confusion. Le théâtre n’entraîne pas de force le spectateur dans quelque rêve : il le bloque face à sa propre création. Et c’est en cela que l’architecture du XVIIe et du XVIIIe siècles poursuit une entreprise analogue. « Visualiser » un monument ne revient pas à y enfouir un piège dangereux, à mettre sournoisement « du jeu » entre son image et lui, comme l’affirment d’imprudents apologistes du Baroque. Il s’agit d’en faire un ensemble, ou de l’intégrer à un ensemble, qui témoigne moins des nécessités de la matière – fussent-elles merveilleusement surmontées, comme dans le gothique – que d’un pouvoir organisateur. Un spectacle, que les éléments en soient de chair et de carton-pâte, ou de stuc, ou de pierre de taille, ce n’est pas un masque dissimulant l’Absolu, et en interdisant définitivement l’appréhension... La vue, dont le triomphe sur les autres sens suscite tout naturellement l’explosion d’une architecture « spectaculaire » (dans la meilleure acception du terme), en même temps que cette étincelle de laboratoire, la scénographie « baroque », est aussi le sens de l’investigation scientifique et de la recherche technique, celui qui prépare, non le repli de l’homme sur ses fantasmes, mais sa victoire sur les choses. Faut-il rappeler que la Perspective est une science, une application de la géométrie, au même titre que la stéréotomie et la fortification ? Que le Regard qui désormais s’ajoute obligatoirement aux choses, les unifie et leur donne signification, qui compose le lieu théâtral, le paysage urbain, l’ensemble architectural, représente non la fantaisie mais la rigueur, puisqu’il se confond avec un vecteur, une arête de pyramide, avec une trajectoire !

– I –

7 Ainsi naît un urbanisme. La « rationalisation », la « géométrisation » des plans de villes, n’est certes pas une invention du XVIIe siècle. Ni même, plus généralement, des Temps Modernes. La nouveauté, c’est que la géométrie cesse de refléter l’En-Soi. Un plan géométrique n’est plus un hommage à l’Absolu, mais un moyen de satisfaire l’œil, de définir des masses d’une évidente symétrie, d’ouvrir d’entraînantes « perspectives », de dégager des « points de vue ». Les villes italiennes sont souvent, tout le monde l’a dit, repensées en termes de décor, et les voyageurs étrangers, français notamment, sont depuis longtemps sensibles à cette particularité, tels cet Orbessan, cité par Focillon (Piranesi, éd. 1963, p. 153), que frappe, la Porte du Peuple à peine franchie, le caractère « théâtral » de la Place où débouchent trois rues en éventail.

8 Gardons-nous bien, au demeurant, d’identifier « l’urbanisme » du XVIIe siècle avec la combinaison des rues rectilignes et des places « régulières ». L’Europe des Capitales, des cités méditées et grandioses, avec d’immenses voies conduisant à un monument ou, mieux, comme dans la seconde Mannheim, au Palais du Souverain, ne coïncide que très imparfaitement, en dépit de certaines affirmations récentes, avec l’Europe baroque. Les capitales « modernes », réseaux de « Perspectives » solennelles, s’efforcent de rendre sensible à l’œil l’unité (virtuelle) de l’État – ce qui pose un problème différent, et nous éloigne sans doute du théâtre. Cette géométrie anti-féodale de l’Aufklärung redevient symbole – abstraction. Villes parfois plus théâtrales au sens affectif que nous avons écarté qu’au sens « visuel» que nous avons retenu.

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9 La mise en scène urbaine du Seicento est moins « intéressée », moins tendue, plus variée, ou si l’on veut plus tâtonnante. Elle se manifeste notamment dans le développement des façades qui deviennent l’objet d’une recherche spéciale, et surtout dans leur utilisation. La façade se conçoit (pas toujours, mais souvent, et alors très volontairement), comme élément d’un ensemble, comme un fond. Le meilleur exemple est fourni par P. de Cortone à Sainte-Marie de la Paix (1656). L’édification de la façade entraîne la refonte de la petite place, sa transformation en un décor homogène qui guide le·regard vers la rotonde abritant la porte de l’église. Cette rotonde, au centre d’une composition, nous renvoie d’ailleurs, par-delà les créateurs de la scène baroque, à ces tableaux du Quattrocento qui organisent autour d’un Tempietto un magnifique quartier de Cité idéale...

10 La notion de la façade fond de perspective, base de la pyramide visuelle et justification (fût-ce a posteriori) du site architectural, s’impose si vite qu’il suffit à Borromini de placer l’hexagone de Saint-Yves au fond du cortile allongé de la Sapience pour que, sans le moindre placage, le mur extérieur se convertisse en façade. Le problème de la façade (quasi insoluble quand il s’agit d’édifices centrés), se résout ici de lui-même, par position à l’intérieur du spectacle (1642). Autre moyen de « théâtralisation » de la façade : la surélévation. C’est un architecte peu connu, Vincenzo della Greca, qui donne ici, à Saint-Dominique et Saint-Sixte, l’exemple décisif. Exemple qui conduira, en 1723, à la prodigieuse mise en scène de la Place d’Espagne.

11 D’une manière générale, les allusions au théâtre deviennent très explicites dans l’urbanisme romain du Settecento. À la Place Saint-Ignace, il ne s’agit plus de concevoir une architecture en fonction d’un regard discipliné, de rendre le regard – tel regard précisément orienté – indispensable à la compréhension d’une œuvre architecturale, mais tout simplement, d’imiter un décor de comédie. Du même coup, il est vrai, la façade de l’église Saint-Ignace, à laquelle font vis-à-vis les fabriques roses de Raguzzini, est « théâtralisée » au sens plus austère du Seicento – comme fermeture d’un espace organisé –, comme réserve de « points de vue » à l’usage des passants qui vont sortir des ruelles obliques. Amusantes et pittoresques coulisses, par où l’on s’attend à voir déboucher le marquis et la soubrette, les voies d’accès de ce plateau réversible reprennent, dans l’autre sens, leur fonction de chenaux optiques.

12 Les schémas orthogonaux ou radioconcentriques qui ont, Dieu merci, épargné Rome, et qui ne s’appliqueront guère aux vieilles villes des rois et des princes avant 1700, donnent leur physionomie, dès la fin du XVIe siècle, aux villes neuves, et spécialement aux villes fortifiées. Il y a là un aspect, insuffisamment étudié peut-être, de la mise en scène urbaine. Les ingénieurs du XVIIe siècle, héritiers des Italiens et précurseurs de Vauban, aident puissamment à simplifier l’espace, à rendre la ville lisible, à en visualiser la structure. En outre, leurs ceintures de bastions isolent et exhaussent la ville, en unifient l’image, comme les escaliers font des églises romaines et les rez-de- chaussée à bossages des palais berninesques: ils recréent, à une échelle cyclopéenne, ,le rapport scène-spectateur. Exemple : le château de Heidelberg, à la face nord duquel les fortifications d’avant et après 1600 fournissent un piédestal et rendent, non seulement la puissance défensive, mais la noblesse et la cohérence que lui avaient fait perdre les constructions disparates de Jean-Casimir, de Frédéric IV et de Frédéric V. L’ingénieur rattache la ville à un ordre de la ligne droite – regard et trajectoire – de la visée, qui est frère, en dépit des différences formelles, de celui qu’impose le décorateur de théâtre. On peut dire qu’une partie de l’Allemagne du XVIIe siècle, de l’Allemagne Hochbarock, est

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née de la rencontre, ou de la rivalité, de deux géomètres virtuoses, le sapeur hollandais (bientôt français ou allemand) et le « scénographe » italien. Lorsqu’en vertu d’une esthétique grandiloquente et exsangue, et de considérations d’ordre militaire, le Second Empire taillera des boulevards dans Paris, ce sera l’ultime et caricaturale collusion de l’Opéra et de l’artillerie...

– II –

13 Les transformations de l’espace intérieur architectural évoquent de manière plus directe celles de cet espace intérieur pur qu’est le théâtre. Il ne faut, cependant, parler qu’avec prudence – et en considérant très attentivement les dates – de la « théâtralisation » des intérieurs d’églises. Car on peut se demander, avec P. Moisy (Revue d’Histoire du Théâtre, avril-juin 1960), si les premières influences ne se sont pas exercées en sens inverse, du moins pour l’installation des spectateurs : les loges d’avant-scène semblent procéder des oratoires que les Jésuites disposaient au-dessus des portes des sacristies, à droite et à gauche du chœur. Les balcons latéraux évoquent les tribunes du Gesù.

14 En revanche, à mesure que se développe l’architecture de théâtre, et que l’on enrichit l’architecture religieuse, les influences jouent incontestablement dans l’autre sens.

15 A - En ce qui concerne la nef - la salle - P. Moisy souligne que ce sont les Protestants qui, plus affranchis des précédents religieux, des traditions médiévales, subissent l’influence la plus précise: voir notamment, les gradins en hémicycle qui apparaissent dans les dernières années du XVIIe siècle et les premières du XVIIIe dans les projets d’église de Leonhard Christoph Sturm (1669-1719). Il s’agit bien de « faire tenir, dans un espace donné, le maximum de spectateurs ayant le droit d’exiger de bien voir et de bien entendre, en observant, néanmoins des distinctions de classes et de fortunes » (H. Leclerc, Les Origines italiennes de l’architecture théâtrale moderne, Paris, 1946). Au terme de cette série, un chef-d’œuvre, la Frauenkirche de Dresde (1722).

16 B – Chez les Catholiques, au contraire, pour des raisons liturgiques évidentes, la « théâtralisation » porte d’abord sur le chœur - la scène. Ici intervient le Retable. Il s’est, depuis le Moyen Âge, monumentalisé, et le Concile de Trente a contribué à appeler sur lui l’attention. Grâce au Bernin, de nouveaux « perfectionnements » lui sont apportés :

17 1) Il acquiert de la profondeur, devient un système « dans l’espace », à plusieurs plans (Chaire de Saint-Pierre au fond de -la Basilique vaticane, 1656). – Le caractère théâtral de ce retable, qui servira de prototype, est souligné par H. Tintelnot (Barocktheater und barocke Kunst, Berlin, 1939), lequel en compare l’une des parties essentielles, la gloire, à la « machine » conçue pour figurer le lever du soleil dans une comédie de 1638, La Marina (décors du Bernin). Et lors des cérémonies de canonisation, on faisait apparaître dans cette gloire, semble-t-il, l’image du nouveau saint.

18 2) Dressée derrière le Baldaquin, à travers lequel on l’aperçoit en principe, la Chaire de Saint-Pierre est le terme d’un cheminement optique très rigoureusement jalonné.

19 3) Elle est comme préparée par la décoration homogène et somptueuse, que le Bernin a disposée, très antérieurement d’ailleurs, dans toute la basilique.

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De ce système, dont l’élaboration, rappelons-le, a duré une trentaine d’années, s’inspireront plus ou moins, selon des modalités variables, notamment au XVIIIe siècle en Europe Centrale, et les décorateurs d’églises neuves, et ceux que l’on chargera seulement de « baroquiser » l’intérieur d’une église ancienne. Les principes, en tout cas, sont posés. Le chœur apparaît, désormais, comme un espace « préparé », mais « surdécoré », vers lequel les regards convergent immédiatement et définitivement. Sa légère surélévation renforce ce caractère, ainsi que sa transformation en un espace strictement clos, en un cul-de-sac (le déambulatoire disparaît, ou est nettement séparé, comme un espace de service, comme une coulisse).

20 – Certains décors de représentations para-liturgiques forment au XVIIe siècle chaînon intermédiaire, et aident à concevoir de plus en plus clairement le chœur comme scène et le retable comme élément de décor ; par exemple, les Heilige Gräber décrits notamment par Tintelnot, sortes d’échafauds avec un mur de fond encadrant, du moins à l’origine, un sarcophage, et comportant souvent une niche ou un tabernacle pour l’ostensoir. Ces Gräber sont l’œuvre de décorateurs de théâtre tel Parigi, metteur en scène des Médicis (1627). À la fin du siècle, ils fournissent un cadre aux oratorios. À Vienne, Burnacini prévoit ainsi, soit de petites scènes praticables, soit des murs peints, pour les concerts spirituels de la Semaine Sainte.

21 Mieux : on construit dans les chœurs mêmes des décors provisoires du même genre ; parmi les plus célèbres, ceux qu’a dessinés A. Pozzo pour le Gesù. En 1685, évocation, à grand renfort de portiques en trompe-l’œil, des Noces de Cana. En 1695, portiques, concaves cette fois, encadrant, à la place où, dans un retable, se trouve le tabernacle, une fontaine symbolique (thème : « Sitientes venite ad aquas »).

22 Maître de la scénographie, peintre d’architectures imaginaires et théoricien de la perspective, Pozzo développe et systématise, entre autres, les échelonnements de plans du Bernin. Installé à Vienne dans les premières années du XVIIIe siècle, il contribue à en faire l’ornement obligé des églises d’Europe Centrale. Des retables comme ceux de Fulda et de Banz (1700-1710), avec leurs portiques incurvés à travers lesquels on aperçoit un tableau fixé, trente mètres plus loin, au fond du chœur, développent dans l’espace les enfilades en trompe-l’œil des Noces de Cana et du Sitientes venite et suscitent un axe analogue à celui qui joint le Baldaquin à la Chaire de Saint-Pierre.

23 Lorsqu’ils ne comportent pas deux éléments nettement séparés, les retables sont encadrés et précédés de couples de colonnes dont l’échelonnement rappelle celui des « portants » à droite et à gauche de la scène. L’analogie est si consciemment exploitée que, sur la scène ainsi définie, les frères Asam figeront de magnifiques « tableaux vivants » de stuc : l’Apparition de saint Georges de Weltenburg, et l’Assomption de Rohr, avec les Apôtres mimant, autour du tombeau vide, différentes nuances de stupéfaction. Remarques :

24 a) Il faudrait étudier le cas particulier des églises de pèlerinage, dont le rôle est justement de présenter une Image au public et dont le chœur (lorsqu’il ne s’agit pas d’édifices centrés) doit donc être particulièrement mis en valeur. Prenons, à Rome même, l’exemple de Santa-Maria in Campitelli (C. Rainaldi, 1663), qui se compose de deux parties, une nef large comme une salle, et un chœur étroit, explicitement présenté comme un espace distinct, avec, entre les deux, à la place de la rampe et de la herse, un violent éclairage zénithal.

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25 b) Nos exemples sont empruntés à l’Italie et à l’Allemagne. La même théâtralisation du retable pourrait être observée ailleurs, notamment dans le monde hispanique : l’initiateur est ici le Sévillan Simon de Pineda qui, dès 1670 environ, et sans attendre Pozzo, exploite les enseignements du Bernin.

– III –

26 Il subsiste pourtant, entre l’architecture et le théâtre une différence fondamentale, dont l’examen a des chances d’être plus instructif que le ressassement des analogies et des incontestables influences réciproques : l’architecture tend rarement à dresser une frontière infranchissable – comme le fait le théâtre baroque – entre spectateurs et spectacle. On parcourt une église, et l’on peut ainsi rapprocher singulièrement le spectacle, parfois même y entrer.

27 D’autant que le spectacle ne tarde pas à venir au devant du spectateur, que la « scène » envahit la « salle ».

28 C’est au XVIIe siècle, l’ultime exploitation optique de l’espace unifié de Vignole, de la nef à contreforts intérieurs que les architectes des vallées alpines ont, pour la Catholicité restaurée d’Europe Centrale, tirée du Gesù.

29 Dès le XVIIe siècle, on avait « annoncé » le retable du Maître-Autel au moyen de deux retables légèrement plus petits, appliqués contre le mur Est du transept, c’est-à-dire à droite et à gauche de rentrée du chœur. Des retables secondaires sont maintenant adossés aux contreforts intérieurs, face à l’entrée de l’église. Dans les églises à collatéraux anciennes et « baroquisées » on dresse de tels retables devant les piliers. Les nefs s’ordonnent ainsi tout entières selon une perspective évidemment analogue à celle de la scène à coulisses. Meilleur exemple : Diessen, de J.-M. Fischer, 1732. Le regard est conduit, mais aussi la marche. Non pas si impérieusement, toutefois, que l’on ne puisse s’écarter dans une certaine mesure de la voie axiale.

30 Ce cheminement sans détours, mais avec variantes, qui concrétise, en l’enrichissant, en y introduisant un « jeu » pittoresque, le point de vue du spectateur baroque, c’est, en particulier, celui du pèlerin. Lequel a moins que tout autre le droit de demeurer inactif. L’Image n’est pas pour lui le centre d’un spectacle mais un but. La « perspective » indique ici un trajet chargé de sens, symbolise le fameux Pilgrim’s Progress.

31 Mais ce décor composé et échelonné ne se contente pas de guider le fidèle, il l’investit, l’« informe », le fait participer au spectacle devenu drame. Moins à tel drame précis (la nef de la Wies prépare-t-elle à la Flagellation qui fait l’objet du pèlerinage ? Les couleurs des peintures et des stucs sont symboliques, mais qui interprète ces symboles, hors les clercs ?) qu’au drame à cent actes divers qu’est la vie du Chrétien. Certaines églises laissent le fidèle libre de fixer son attitude vis-à-vis de Dieu. L’église « baroque » la lui dicte, comme un « rôle ». Elle lui « donne le la », le force à changer de démarche et de ton, comme lorsqu’on monte sur scène. Elle lui donne un public (qui d’ailleurs participe, lui aussi, à l’action) – Dieu, ses Saints et tout un peuple d’anges – y compris les Anges Gardiens. Le visiteur qui pénètre dans une église baroque (une église du XVIIIe siècle du moins) est d’abord ébloui, comme l’acteur qui débouche face aux feux des herses et de la rampe; des éclairages à contre-jour percent d’ailleurs le Retable Majeur, braqués sur le visiteur : le contraire du vitrail médiéval.

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32 Toujours la prédominance du Regard, – mais cette fois retourné. (Dans les palais le « regard inversé » est purement humain : c’est celui que renvoient les miroirs, et notamment, au fond des longues enfilades, ceux des Cabinets des Miroirs).

– IV –

33 L’architecture baroque ne consiste pas seulement en « spectacles où l’on entre », au sein desquels on se meut, auxquels on prend part ; l’un de ses apports les plus originaux, ce sont les spectacles que l’on crée, par le mouvement. Ce sont les escaliers et les colonnades. Trois exemples, pour s’en tenir au Seicento : – l’escalier d’apparat de Longhena, à Saint-Georges le Majeur (Venise 1643), – la colonnade de Saint-Pierre (1657), – la cour de l’Université de Gênes qui, antérieure d’ailleurs aux deux autres (vers 1629), en présente les éléments réunis, combine escaliers et colonnades.

34 Le spectacle naît de la possibilité de varier à l’infini les visées, de bousculer les points de vue. Il n’y a plus ici de perspective dominante ; plusieurs trajets sont possibles, entièrement différents (les escaliers baroques ont plusieurs volées). Les figures formées par les colonnes, par les volées et les paliers, par les rampes et les balustrades, se font et se défont à mesure que l’on avance, que l’on monte ou descend. Il y aura, en Europe centrale, des escaliers dramatiques, à « coups de théâtre », où les volées, sombres ou violemment éclairées, se révèlent une à une (les Palais de Ville de Vienne, notamment celui du Prince Eugène, château de Bruchsal) et ceux qui, construits à l’intérieur d’immense cages, peuvent être embrassés d’un seul coup d’œil : à Pommersfelden, près de Bamberg, l’escalier offre à qui le gravit de changeantes perspectives, d’instables entrecroisements de lignes ; mais, vu des galeries qui le surmontent, il se rassemble et se fige en un énorme décor et semble attendre pour s’animer de nouveau la montée de spectaculaires cortèges. Inversion du spectacle encore : l’homme, créateur mobile du spectacle, peut en devenir un élément.

35 Les sculpteurs se chargent souvent d’accentuer la dramatisation des escaliers : ainsi au château de Troja, près de Prague, où des Géants foudroyés par Jupiter dévalent le long de la rampe, ou à Vienne, où des atlantes torturés portent l’escalier du Prince Eugène ou des comtes Kinsky, et en rendent le poids physiquement sensible.

36 Mais l’acteur principal de ces spectacles dont nous réglons à volonté la durée, le rythme, auxquels nous conférons la signification de notre choix, c’est la colonne. La colonne et son ombre, et la lumière variable, extensible et rétractile, des entrecolonnements. Le critique genévois A. Corboz, dans un article étayé de suggestives photos, s’est efforcé de saisir quelques « figures » du ballet que jouent pour nous, tandis que nous approchons de Saint-Pierre, les quatre rangs de colonnes des portiques du Bernin. L’Aleijadinho a obtenu, à l’extrême fin de la période baroque, un effet analogue en disposant aux articulations d’un escalier monumental ses statues des Prophètes : le pèlerin qui monte vers le sanctuaire du Bom Jésus voit les statues changer de position et de dimension l’une par rapport à l’autre, telles les colonnes d’un architecte-metteur en scène italien, tels les clochers de Martinville qui révèlent au jeune Proust, au cours d’une promenade célèbre aux environs de Combray, combien de fugitifs spectacles peut, dans un paysage mêlé d’architecture, débusquer un regard mouvant.

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– V –

37 Le « spectateur » du XVIIe siècle finissant se passionne pour cette architecturé dramatisée par le mouvement, adore arracher à l’architecture la collection de spectacles qu’elle recèle, en extraire, à la limite, ce joyau : le monument, ou le site, rendu apparemment inutilisable, transformé en pur spectacle, grâce à un angle de vue inattendu. Cet angle précieux et gratuit, de grands décorateurs de théâtre les Bibiena, vont l’adopter, et fixer comme par surprise le résultat de ce choix en un décor original, en un spectacle architectural « tout fait », donné une fois pour toutes, la scena per angolo. L’intervention du « spectateur actif » est comprise dans le spectacle, et livrée avec lui.

38 Architecture animée, où les péristyles et les galeries interfèrent, où les volées d’escaliers contredisent, où les perspectives fuient vers on ne sait quoi à droite, à gauche – qui semble ,attendre une remise en ordre, un « coup de pouce » centralisateur – mais en fait séparée, inaccessible, immuable, puisque décor de vrai théâtre. La mobilité que suggère l’architecture baroque a détruit les symétries attendues, l’enracinement imposé par le théâtre interdit qu’on les rétablisse. L’invention de Ferdinando et de Giuseppe Galli-Bibiena permet de combiner deux attitudes qui, pour s’inspirer de principes communs, n’en sont pas moins demeurées longtemps contradictoires.

39 Architecture enchaînée, mais triomphante. Elle devient à elle seule un spectacle suffisant. On voit des personnages entre les rangées de colonnes, sur les degrés et les perrons, dans les avenues divergentes, sur les tribunes, les balcons, dans les loggie : mais ils sont là surtout pour « regarder », pour matérialiser le regard du « spectateur actif », rappeler que ce regard est à l’origine du spectacle. Ils ne constituent en aucun cas l’essentiel du spectacle. Dans la quadratura léguée par les peintres maniéristes aux grands fresquistes du Seicento, les ordres d’architecture ne fournissaient qu’un cadre, un accessoire. Ce sont maintenant les hommes qui passent au·second plan. Des acteurs viendront, en principe, certes, jouer sur la scène préparée par les Bibiena. Mais non point devant les tableaux de cet autre Bolonais ivre d’architecture, Bigari. Non point devant les œuvres du dernier héritier de la quadratura, de la prospettiva, de l’Italie du Nord, Piranese. Conséquence extrême de la longue complicité entre l’architecture et le théâtre, de l’ultime effort du théâtre pour capter le secret de la création architecturale, voici un « décor » qui rend le théâtre inutile. Qui le rend même inconcevable. Les vagues silhouettes perdues sur les passerelles des Prisons servent surtout à dénoncer l’invraisemblance des proportions. Personne ne croit que ce monde puisse être habité. Le regard ordonnateur échappe, instrument fou, à ses utilisateurs, et se met, imperturbable, à structurer l’impossible. La méthode qui a fait de l’architecture l’armature d’un espace lisible et rassurant, aux traquenards répertoriés, permet, enfin, d’imaginer des problèmes sans solution, et de conduire l’homme aux limites du dépaysement. Au bout des perspectives tombe la nuit romantique.

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AUTEUR

PIERRE CHARPENTRAT Maître Assistant à la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études – Paris

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Musique du mal, musique du bien dans le théâtre baroque

Robert Erich Wolf

1 Si on cherche le fondement moral commun à la plupart des pièces de théâtre baroques, on le trouvera, il me semble, dans le conflit entre le Bien et le Mal. À l’époque baroque ce conflit prend la forme du débat, du dialogue, de la dialectique ; et, comme il arrive souvent dans l’art, l’opposition entre valeurs morales - ou psychologiques, ce qui au théâtre est équivalent - détermine en grande partie la forme de la pièce : on peut dire même qu’elle forme la pièce. Ce qui distingue l’art théâtral baroque de celui des autres époques, c’est que le dialogue entre le Bien et le Mal s’y élève au niveau de la dialectique : Bien et Mal s’interpénêtrent·et de leur rencontre, de leur choc, de la confusion entre ce qui est bon. et ce qui est mauvais, de l’audacieuse exploration de leur propre identité (qui suis-je, le Bon ou le Mauvais, le Bien ou le Mal ?) et des actions adoptées ou refusées, de l’agon en somme, il ressort une dialectique où tout se résout en ce qui est à la fois acte moral et action esthétique. Morale, psychologie, forme esthétique sont les trois faces équivalentes de ce prisme qu’est une pièce de théâtre baroque.

2 Ce conflit a ses racines dans un lointain passé, dans les « moralités » médiévales, dans les légendes des saints, dans les gesta transmis de génération en génération par tradition orale. Dans de tels genres plus ou moins populaires, plus ou moins simplistes, Qui-j’aime est tout blanc, Qui-je-hais est tout noir. Le Bien se connaît, le Mal se connaît. Chacun est sûr d’être ou bon ou mauvais. En plus, ils se connaissent mutuellement, sans équivoque : ni l’un ni l’autre n’éprouve ni le besoin ni le désir de chercher plus avant dans son âme à lui ni dans l’âme de celui à qui il s’oppose. L’ennemi n’a point d’ambiguïté : il est tout bon ou tout mauvais.

3 Cette clarté de « motivation », cette certitude, cette conscience du Moi et de l’Autre, s’affaiblit et disparaît même à ce moment du XVIe siècle que moi-même j’appelle la Contre-Renaissance mais que d’autres appellent la Contre-Réforme ou l’époque du Maniérisme1. S’il y a de l’ambiguïté dans le théâtre baroque, c’est plus souvent une ambiguïté morale qu’une vraie ambiguïté dans la forme. Là où il y a ambiguïté formelle, la forme ne fait qu’essayer de suivre les péripéties tortueuses des personnages égarés

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dans le labyrinthe qu’eux-mêmes ont construit ou que d’autres ont construit en le leur destinant comme piège. Dans The Changeling, de Thomas Middleton (1622) se trouve ce qui pourrait bien servir d’épigraphe pour tout le théâtre baroque, le fameux cri de désespoir que lance Béatrice : « l’m in a labyrinth ! » (III, 4). Si les méandres du labyrinthe moral sont obscurs et tortueux, la forme de l’action le sera également. Dans une pièce conçue de cette façon, malgré toutes les contradictions apparentes qui s’y trouvent, tout devrait fatalement concourir à un seul but : la prise de conscience des personnages. Rien donc ne peut y être accident, tout doit y être nécessité. Les détails les plus infimes doivent être conçus comme auxiliaires indispensables à ce but. Ils le sont dans les pièces baroques les plus réussies, car l’art baroque – quoi qu’en disent les préjugés « pro-classiques » et les banalités répétées d’un manuel à l’autre – est un art d’ ordre non pas de désordre. C’est un art dont la fonction est de clarifier l’obscur – d’où, soit dit en passant, l’insistance sur le clair-obscur dans les arts visuels de l’époque. Pour y réussir, l’artiste-créateur se trouve obligé d’établir un ordre dans le monde qu’il présente sur la scène ou dans un tableau peint ou dans une œuvre musicale, que ce soit un ordre vrai ou illusoire, provisoire ou éternel.

4 Parmi les accessoires qui concourent à ce but, dans une pièce théâtrale baroque, se place la musique. Bien sûr, la musique peut n’être qu’un élément supplémentaire du décor ou bien un divertissement pour distraire des longueurs de l’action ou même un ornement, au même titre que les machines, comme c’est le cas surtout en France (voir par exemple les pièces d’un Thomas Corneille sous-titrées « avec ornemens et musique »). Dans de tels cas, la musique n’aide pas l’action, elle aide l’auteur. Mais ici je voudrais parler d’une autre musique, d’une musique dont la portée morale est bien plus grave, une musique d’un poids infiniment plus important dans la trame d’une pièce. Non seulement cette musique-ci joue-t-elle un rôle de premier plan dans le déroulement de la structure de la pièce, mais elle remplit aussi une fonction psychologique et symbolique dont la pièce ne pourrait pas se passer sans s’affaiblir, sans être faussée, – on pourrait dire même sans perdre la route tracée par l’auteur au service des personnages qu’il a créés. Si l’on veut, on peut qualifier la première musique, celle qui se borne à être musique-décor, comme une musique a-morale : c’est une musique insignifiante. L’autre musique, celle qui sert de thème à ces remarques, est chrétienne. Elle fait son choix : elle se range ou du côté du Bien ou du côté du Mal. Quant aux rapports entre une telle musique et les événements et doctrines de l’époque de la Contre-Réforme et du Baroque, que celui-ci soit jésuite ou protestant, on ne m’a pas attendu pour les signaler. La Geistesgeschichte les a bien - ou trop bien - exposés. Ce que je propose d’examiner ici, ce sont moins ces rapports que le phénomène lui-même.

5 À l’époque qui nous intéresse, la musique elle-même traversait une crise interne non dépourvue d’importance pour notre enquête. Pendant de longs siècles – cinq au moins –, les rapports entre la parole et la musique avaient oscillé sans cesse. Tantôt la musique dominait, tantôt le texte. À certains moments, la parole n’était guère plus que ce qu’énonçaient les chanteurs pour mieux articuler une phrase musicale dont l’importance était purement musicale. À d’autres, la musique se pliait à la forme du texte, se disposant sans d’autres ambitions selon les règles de la ballade, du rondeau ou du virelai. Enfin, et surtout au cours des trois derniers quarts du XVIe siècle, la musique se trouvait la servante, la parole, la maîtresse. Dans le madrigal et le motet, la musique aspire à l’expressivité de la poésie : elle veut, en effet, elle-même devenir poésie. Jusque dans les détails les plus infimes, tout ce que dit le texte se reflète dans la musique, que ce soient des détails pittoresques – la nuit ou le jour, le paysage pastoral ou sauvage,

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l’ambiance calme ou orageuse – ou des éléments psychologiques, tels que la joie ou la tristesse, les peines de l’amour, les angoisses de l’âme en face de son bien-aimé ou de son Dieu.

6 Mais plus on avançait dans le XVIe siècle, plus on devait constater que la matière musicale en soi, la technique, le style étaient peu propices à une expression aussi personnelle : on chantait les sentiments du Moi dans une polyphonie à quatre, cinq, six ou sept voix ; le Moi se travestissait en Nous pour exprimer ses émotions les plus intimes, tant dans la musique profane que dans celle de l’Église. Cette contradiction trop évidente, cette espèce d’hydre à sept têtes et une seule âme, ne pouvait pas manquer de rebuter les esprits les plus éclairés de l’époque, un Vicentino, un Galilei, même un Zarlino qui, tout en restant traditionnaliste, était pleinement conscient des défauts esthétiques de la musique de son temps. Pour ces théoriciens, le problème se présentait comme un problème d’esthétique : dans quelles formes, par quels moyens pourrait-on exprimer toute la gamme des sentiments humains ? Comment redonner à la musique la grandeur qu’elle avait eue jadis, croyaient-ils, chez les Grecs qui la chargeaient d’une mission que d’autres cultures réservaient à leurs philosophes ou à leurs prêtres ? Comment renouveler une technique devenue trop parfaite et d’un raffinement exacerbé, une technique qui risquait de se solidifier dans certaines conventions d’expression à force de ne pouvoir, avec les moyens disponibles, aller plus au fond des sentiments humains ? Comment outrepasser les bornes d’une poétique pétrarquisante, afin d’embrasser la nouvelle poésie intimiste d’un Tasso, d’un Guariui ou d’un Marino ? Surtout – et c’est la question que s’est posée Vincenzo Galilei – comment ouvrir la musique aux émotions fortes : à la haine, à la douleur tant physique que morale, à la rage, en bref, à l’agitation - le concitato, comme le nommerait plus tard Claudio Monteverdi ? En somme, donc, ce qu’il fallait, c’était ouvrir la musique – art de la vie – aux émotions que l’on associe à la mort. On aspirait, consciemment ou non, il me semble, à mettre la musique au niveau du théâtre actuel, ce qui voulait dire ou celui de la tragédie inspirée de Seneca ou celui de la comédie à la manière de Plautus ou de Terentius ou, enfin, celui de la commedia dell’arte. Dans un passage trop peu connu de son Dialogo della Musica Antica e della Moderna, Vincenzo Galilei exhorte le compositeur à renoncer aux procédés d’imitation stéréotypés et à modeler plutôt sa musique d’après « la nature ». Mais pour Galilei – fait étonnant ! – la nature n’équivaut à rien de plus que... le théâtre ! Il dit textuellement : Si [les compositeurs] veulent vraiment apprendre comment [imiter la parole], je serai content de leur indiquer comment et de qui ils peuvent l’apprendre sans grand effort ou ennui, et même avec le plus grand plaisir. Le voici : lorsque, pour se distraire, ils vont aux tragédies et à ces comédies que récitent les Zanni2 qu’ils renoncent parfois à se tordre de rire et qu’ils observent plutôt, dans les scènes où deux gentilshommes d’esprit tranquille s’entretiennent, dans quelle manière chacun parle, si c’est avec une voix haute ou basse de ton, forte ou douce, et quels sont ses accents et ses gestes, et avec quelle rapidité ou quelle lenteur il prononce ses paroles. Observez comment ces mêmes, particularités se transforment lorsque l’un des gentilshommes adresse la parole à un serviteur et lorsqu’un serviteur discute avec un autre de son même rang. Observez, en plus, le Prince, quand il lui arrive de s’entretenir avec quelque sujet et vassal ou, d’autre part, avec quelqu’un qui l’importune. [Remarquez] les différentes façons de parler d’un homme enragé ou agité, d’une femme mariée, d’une jeune fille, d’un simple enfant, d’une courtisane rouée, d’un amant qui cherche à plier sa maîtresse à sa volonté, d’un homme qui se lamente et d’un autre qui lance des cris, d’un homme timoré et d’un homme qui exulte dans sa joie. De toutes ces variations, si on les observe avec

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attention et les examine soigneusement, [les compositeurs] sauront tirer des principes de base qui leur enseigneront ce qui convient à l’expression de n’importe quelle autre conception qu’ils puissent se trouver obligés d’exprimer3.

7 Donc, déjà en 1581, celui qui allait être un des ingénieurs de la réforme musicale baroque prônait comme modèle pour l’expression des « passions » le théâtre, et cela à peu près un siècle avant le fameux conseil aux chanteurs d’un autre Florentin, Giambattista Lulli, d’aller au théâtre écouter La Champmeslé. Remarquons bien les attitudes et les émotions que Galilei signale comme d’importance au musicien : les distinctions entre les classes et conditions sociales et entre les différents âges, les empressements de l’amant ou du séducteur; la furie, l’agitation, les lamentations et les cris, la peur, l’exultation. Mais à quoi pouvaient servir de telles expressions d’émotion dans la musique que l’on écrivait en 1581 ? Quel rapport avec le madrigal, dont le thème unique était l’amour, et avec le motet qui, de par sa nature, restait lié à la liturgie ? Sans oublier des pages extraordinaires comme les madrigaux qu’écrivit Jachet de Wert sur les textes les plus passionnés de la Gerusalemme liberata ou comme les motets de Roland de Lassus, les Lagrime di San Pietro surtout, on peut répondre tout simplement que ce que conseillait Galilei ne pouvait rien signifier pour ceux de ses contemporains qui n’aspiraient pas à aller au-delà du style polyphonique4. Pour d’autres, si.

8 Galilei lui-même, tout gentilhomme-dilettante qu’il était, fut le premier à expérimenter une nouvelle technique plus appropriée à la matière que lui-même entrevoyait comme le nouveau terrain de la musique. Se faisant accompagner d’un corpo di viole, lui-même chantait à voix seule non seulement les Lamentations de Jérémie – texte archi-connu des musiciens de son temps, mais, sans doute, jamais auparavant rendu avec un tel pathos – mais aussi l’horrifique récit du Comte Ugolino tiré du trente-troisième Canto de l’Inferno de Dante. Notons bien le contenu de ce dernier : condamné à mourir de faim avec deux de ses fils et deux de ses petit-fils, Ugolino se nourrit de leur tendre chair pour apaiser sa propre faim. Scène sénéquienne par excellence ! – pensons au Thyestes. Mais par quels moyens exprimer une telle horreur en polyphonie ? Impossible ! Faire chanter un tel texte par quatre ou cinq voix serait le dénaturer : l’horreur en ressortirait abstraite plutôt qu’immédiate. Pleinement conscient de la révolution qu’il opérait, Galilei rejeta la technique polyphonique traditionnelle de la Renaissance, parce que l’émotion y est comme filtrée à travers un crible d’abstraction ; il la remplaça par une technique monodique que nous nommons baroque et dans laquelle l’émotion est immédiate, directe, immanente.

9 La route ouverte par Galilei fut suivie par d’autres musiciens bien plus doués. Sous le signe de Seneca, cette route menait fatalement au théâtre, à un nouveau genre, l’opéra, la dramma in musica. Dans ce nouveau genre, ce n’était plus au Moi mais à l’Autre qu’il incombait d’exprimer les sentiments les plus passionnés ou tragiques. Toute contradiction enfin résolue, il devint en effet possible à la musique d’exprimer, pour la première fois de son histoire, certaines émotions tellement violentes que les cultures précédentes – celles de la Renaissance et de la Contre-Renaissance – les avaient exclues du vocabulaire de l’art5.

10 Voici donc la musique capable enfin d’embrasser non seulement les sentiments amoureux ou pieux, mais aussi l’horreur, l’angoisse, la menace. Dans l’art angélique, il y a enfin place pour les hurlements infernaux. La mort – la mort charnelle et irrévocable et damnée – entra par la porte entrebâillée. Dans les fêtes et dans l’opéra, les scènes

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infernales foisonnent. Nul opéra sans une descente aux Enfers ou une scène de sorcellerie ou, du moins, l’apparition d’un spectre (emprunté, évidemment, à l’Umbra du théâtre sénéquien). Mais le théâtre lyrique n’était qu’à ses débuts. Ces nouvelles ressources de la musique, c’est le théâtre parlé, avec sa tradition deux fois millénaire, qui pouvait mieux les assimiler, qui savait mieux en profiter et qui devait les porter à un niveau plus significatif. C’est donc vers le théâtre parlé qu’il nous faut regarder pour apprendre comment la musique du Mal se fit une place dans l’esthétique du théâtre et comment, ce faisant, elle féconda son hôte et comment, à son tour, elle resta imprégnée d’un nouveau théâtralisme qui transforma tout l’art musical, le rendant plus proche de la vie, plus viable6.

11 L’expression par la musique de l’opposition entre le Bien et le. Mal trouve sa forme la plus élémentaire dans la juxtaposition du chant des anges et des hurlements des démons, formule fixée depuis des siècles par le théâtre religieux populaire. Mais le XVIIe siècle eut un sens artistique qui allait bien au-delà de ce type d’illustration en blanc et noir, digne de figurer dans un livre pour bons enfants. Dans l’auto sacramental El arbol de la vida (éd. 1622) de Jose de Valdivielso (c. 1560/c. 1638), le Genre Humain, chassé du Paradis Terrestre, devient l’esclave du Péché et de la Mort. Autrefois Roi de la Terre, maintenant il est condamné à perpétuité à labourer le sol, un spectacle à faire pleurer les anges. Et en fait, de derrière la scène, on les entend chanter leur compassion pour la chute de l’Homme. À bout de forces, le Genre Humain fait appel à la Terre, à l’Eau, à l’Air et au Feu, mais chacun d’eux lui refuse son aide. Conscient enfin de son immense culpabilité, le Genre Humain lance une prière à Dieu. D’en-haut, on lui répond en chantant: « Dieu seul peut t’aider ». Entre temps, la Miséricorde lutte contre la Justice implacable, pour convaincre le Prince du Ciel de se faire homme et de descendre sur terre où il pourra racheter le péché originel qui enchaîne le Genre Humain. Au moment où le Prince se décide à accepter le destin tragique qui attend le Fils de l’Homme, un chœur céleste le renforce dans sa décision, en répondant à chacune de ses phrases par le refrain : « C’est là que me porte l’Amour,/C’est là que l’Amour me porte ». Entrent sur scène, en proie à l’agitation, le Péché et la Mort : ils ont entendu chanter le Genre Humain, leur esclave, ce qui ne peut que signifier qu’il attend sa proche libération. Quand les deux esprits du Mal quittent la scène pour combattre contre le Prince devenu Fils de l’Homme, les voix célestes entonnent quatre fois le nom de la Miséricorde, à qui le Genre Humain doit sa délivrance. Quelques pages plus loin, ces mêmes voix chantent quatre fois les paroles « Victoire, Ciel, victoire ! » (à noter la symétrie de construction, dans ces deux interventions chantées). Par cela, elles annoncent l’apothéose finale dans laquelle on voit le Prince devant un arbre fait de branches d’olivier et de palmier, desquelles pendent des calices et des hosties ; dans ses mains, le Prince tient un calice et une hostie ; auprès de lui, la Justice et la Miséricorde, enfin réconciliées, forment un arc avec une épée et une branche d’olivier ; aux pieds du Prince gisent le Péché et la Mort enchaînés. Donc, à six reprises, la musique entre dans l’action (cinq fois on l’entend, une fois on en parle). Mais ce qui·importe pour nous, c’est que ces six interventions de la musique constituent six articulations de l’action dramatique, psychologique, morale, voire théologique. À chaque intervention, une action se conclut et une nouvelle étape est abordée. Ici, donc, la musique n’est d’aucune façon un « ornement » ; elle est, plutôt, le pivot du levier spirituel et esthétique par lequel, à six reprises, l’action est hissée à un niveau plus élevé.

12 Voyons une autre musique céleste qui, cette fois-ci, s’oppose de façon plus énergique aux puissances infernales et à la malveillance humaine. L’action de la Virgin Martyr de

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Philip Massinger (première édition 1622) est accompagnée à ses moments-clés d’une musique céleste qui exprime à la fois la sainteté de la Vierge-Martyre Dorothea et la nature angélique du « bon esprit » Angelo qui la sert sous l’habit d’un page (personnage, celui-ci, qui est comme l’obvers de la médaille de tous les ragazzi ambigus dans les tableaux du Caravaggio). Maîtresse et page s’opposent au persécuteur des Chrétiens Theophilus et à son « mauvais esprit » Harpax, un démon qu’il emploie comme secrétaire particulier. Déjà à leur première apparition sur scène (II, 1), Dorothea et Angelo parlent de musique : comme un pressentiment de la vraie nature de son servant, Dorothea dit que la voix de l’adolescent laisse percevoir une musique dont le son céleste la ravit ; Angelo lui répond, dans un jeu d’équivoques d’un type cher au baroque, que quand elle, sa maîtresse, fait ses prières devant l’autel, lui se croit au Ciel à chanter avec quelque chœur céleste. À la fin du quatrième acte, Theophilus fait couper la tête de Dorothea et, en ce même moment, tombe mort le jeune Antoninus, soupirant après la main de la martyre et gagné à la Foi dans les derniers instants de vie de celle-ci. Le tyran exulte, mais soudain, d’une source invisible, éclate une forte musique – « a loud music » – ce qui, dans la terminologie de l’époque, voulait dire une musique de cuivres ou d’instruments à vent puissants. Invisible aux profanes, non plus simple page, mais révélé à nous maintenant dans toute sa splendeur angélique, Angelo pose la main tendrement sur la bouche de chacun des jeunes martyrs et quitte la scène au son de la musique céleste triomphante. Pour les persécuteurs de la Foi cette musique ne peut être que, disent-ils, « illusions du diable,/Créées par quelque sorcière de sa religion,/Qui voudrait travestir sa mort en miracle »7.

13 Dans la scène suivante, la première du cinquième acte, nous assistons à la conversion tardive autant qu’inattendue du sadique Theophilus. Il est de la plus haute signification que ce renversement moral, cette métamorphose de l’atroce persécuteur de la Foi en un zélote prêt à mourir pour cette même foi, s’opère sous le signe de la beauté esthétique, tant visuelle que musicale. Dans l’acte précédent, avant de mettre à mort les deux jeunes gens, Theophilus, en se moquant, les avait invités à lui envoyer quelques fruits de ce Paradis dont, pour sa part, il nie l’existence. Le voilà donc assis dans son étude. Il feuillette, avec un plaisir répugnant, les rapports sur les tortures infligées, par son ordre, aux Chrétiens, partout dans l’Empire. Mais soudain s’entend une musique de consort - de musique douce, sans doute un ensemble de violes et Angelo apparaît avec une corbeille pleine de fruits et de fleurs célestes. Seul de nouveau, ravi du don du Paradis, Theophilus se repent de ses crimes contre les Chrétiens. De nouveau, il entend la musique céleste et, se trouve renforcé dans sa nouvelle foi. Faisant fi des menaces de son secrétaire infernal, il s’en libère en mangeant les fruits du Ciel et en brandissant devant le démon une croix composée de fleurs. À la fin, lui-même accepte le martyre, tout en se rappelant « la musique céleste, égale à la motion des sphères » qu’il a entendue lors de la mort de Dorothea. Aucune musique n’est indiquée pour l’apothéose finale, dans laquelle reparaissent en haut Dorothea et les autres martyrs en compagnie d’Angelo qui offre la couronne du martyre à Theophilus, mais tout porte à croire que la vision devrait s’accompagner de musique, ainsi que la défaite de Harpax, peut-être, dont le retour en Enfer se signale par des « foudres et tonnerres ». Inflexible, aucunement ému, l’Empereur Diocletian rejette l’évidence de tous ces miracles, et la pièce finit par une fanfare de trompettes – une flourish – symbolique, sans nul doute, du pouvoir temporel qui s’obstine à s’opposer à la volonté du Ciel.

14 La lutte entre la musique de l’Enfer et la musique du Ciel se présente de façon assez divertissante dans Cenodoxus, la délicieuse comédie tragique et moralisante écrite en

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latin en 1607 par le Père Jakob Bidermann (1578-1639) et traduite en allemand par le Père Joachim Meichel en 1635. Le Ciel et l’Enfer se livrent bataille pour gagner l’âme de l’archi-Tartuffe, le professeur Cenodoxus, et parmi leurs armes se trouve la musique. Mais la lutte prend un tour inédit : se moquant des règles du fair play, le chœur infernal essaie de séduire le docte hypocrite en se travestissant en chœur céleste et le Démon annonce que le fait que l’Enfer aussi sache faire « une belle musique » prouve que les diables ne sont pas aussi noirs qu’on les dépeint : Man kan auch drunden in der Höllen Ein schöne Musicam anstellen So seynd wir nit so schwartzer gstalt Ais man vns in gemain fürmahlt. (III, 9).

15 Mais dans toute la pièce la musique occupe sa place intégrale et indispensable. Peu d’effets au théâtre peuvent rivaliser avec le contraste dramatique qui est le point culminant du quatrième acte. Cenodoxus vient de mourir en odeur de sainteté, peu méritée. En Enfer, on se divertit à faire une « lustige Music » en attendant l’arrivée de la Mort. Cette musique, de caractère quasi populaire comme on le devine aux rythmes et aux rimes des paroles, est interrompue par l’apparition de « Mors der Todt ». À une tirade emphatique prononcée par la Mort, succède le Chorus Mortualis, « Die Toden Music », une immense lamentation dans laquelle des vers en latin alternent avec leur traduction allemande, en grandes périodes auxquelles seul un grand compositeur pourrait rendre justice8.

16 La rivalité entre les deux grandes forces surnaturelles prend souvent un tour à la fois plus direct et plus abstrait, les chœurs angéliques et infernaux étant remplacés par des personnifications allégoriques du Bien et du Mal, entre lesquelles le héros est appelé à faire son choix. Le thème du héros déchiré entre les plaisirs immédiats du Vice et les récompenses que lui promet la Vertu jouissait d’une faveur particulière dans tous les arts à l’époque qui nous concerne, soit dans une forme allégorique et chrétienne, soit dans sa forme mythologique traditionnelle, c’est-à-dire l’apologue d’Hercule au Carrefour qui, à travers des variantes infinies, remonte aux Memorabilia de Xenophon. La recrudescence de sa faveur populaire au temps du baroque s’explique facilement : c’est le moment où surabondent des traités moralisants pour les jeunes gens, tant protestants que catholiques ; c’est aussi le moment où les conceptions morales les plus complexes sont réduites en « emblèmes » graphiques, et notre thème satisfait pleinement les exigences assez simplistes de ces deux moyens d’instruction morale. Deux exemples de l’emploi de ce thème dans le théâtre doivent nous suffire, mais il y en a d’innombrables, tant profanes que religieux.

17 Dans l’auto sacramental de Tirso de Molina, El Colmenero divino (1621) à gauche de la scène – de la sinistra – entrent le Monde, la Chair et le Diable, celui-ci sous la forme d’un ours qui pille le miel de la Ruche Divine la colmena divina. Ces personnages allégoriques sont accompagnés de leurs musiciens qui, par leur chant, essayent de séduire l’Abeille – l’Homme – pendant que, à droite de la scène, chantent les partisans de l’Apiculteur Divin. Autre exemple : dans l’auto de Jose de Valdivielso, El Peregrino (première édition, 1622) on trouve un reflet direct des sources classiques. Le Pèlerin s’endort. Des deux wagons qui forment la scène descendent des escaliers en forme de pont-levis. Un des escaliers est large, parsemé de fleurs, de verdure et de fanfreluches ; il conduit à la plate-forme du char où se trouvent des musiciens devant une bouche de l’Enfer. L’autre escalier est très étroit et sa voie d’accès est encombrée de ronces sauvages, de chardons

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et d’épines avec, en plus, des têtes de mort et des·croix ; elle monte à une plate-forme où des musiciens jouent et chantent devânt le Ciel. Divisés en chœurs antiphonaux, les musiciens du carro male et du carro bueno invitent le dormeur à choisir entre ces deux voies si diverses.

18 Mais tout cela reste franc et net : le Mal comme le Bien jouent cartes sur table. Le louche entre en scène avec le désir sexuel et là la musique perd toute retenue. Autrefois, au Moyen Âge et à la Renaissance, l’art respecté par-dessus tous les autres fut la musique. Elle était la reine des Arts Libéraux, l’instrument du Christ et une fois au moins, au XIVe siècle (j’en publierai les preuves en une autre, occasion) elle fut mise sur le même plan que la Madonne. L’explication de sa chute nous entraînerait trop loin : elle fait l’objet de mes recherches actuelles. Ici, nous ne pouvons que constater qu’au XVIIe siècle la musique se plie à la loi de la dualité qui gouverne tout l’art baroque. Elle reste au service de la Bonne Voie, mais on ne saurait plus se fier à elle : elle use de double-jeu comme agent provocateur du Diable. Sans démissionner de son poste auprès de Fides, Spes et Caritas, elle sert en même temps la Luxuria, l’Otium, la Superbia et aussi, comme nous allons le voir, l’Ira.

19 Dans l’auto de Jose de Valdivielso, El hijo prodigo (édité en 1622), pour mettre en branle leurs machinations contre l’âme éternelle du Fils Prodigue, l’Oubli et le Plaisir lui font un joyeux accueil avec des chants et des danses. Puis survient Mme la Luxure au son triomphal de trompettes et tambours, et elle se fait précéder par des sirènes avec leurs luths, lyres, harpes et violes. Elle offre au Prodigue une vraie fête, un bal dans lequel enfin elle entraîne sa victime. Arrive le Jeu, annoncé par un roulement de tambours, et c’est lui qui va achever la débauche. Enfin, après avoir goûté à tous les vices au cours de son rake’s progress, le Prodigue revient tout lacéré et à demi-nu et ses anciens compagnons de vice lui arrachent les cheveux et le rouent de coups. Tout cela, bien entendu, au son de la musique, cette double-traîtresse. Mais c’est le moment du revirement, de la péripétie : dorénavant, la musique qu’entendra le Prodigue sera celle de la miséricorde, tant céleste qu’humaine.

20 Sur un plan beaucoup plus vulgaire – ou du moins plus terre à terre – la séduction se fait à l’aide de la musique dans d’innombrables pièces baroques : là, où il y a vice, il y aura la musique - c’est presque la règle. Le vieux renard dépravé du Volpone de Ben Jonson (1607) fait appel au chant pour faire plier Célia à ses volontés (III, 5). Ce qui rend exceptionnelle cette séduction musicale parmi tant d’autres, c’est le fait que les deux chansons ne sont pas des interpolations, des morceaux séparés, mais se trouvent plutôt intégrées dans le discours de Volpone, qui les chante comme si c’était la chose la plus naturelle au monde d’ouvrir le gosier et de se mettre à chanter aussitôt que l’ardeur amoureuse vous y pousse. Mais que peut-on attendre de mieux de la musique, cette Celestina ? Dans le Valentinian de John Fletcher (1610-1614) les courtisans débauchés sont tellement convaincus du pouvoir de séduction de la musique que c’est leur principale préoccupation alors qu’ils organisent le viol de la chaste Lucina. Et pourquoi pas ? Le Démon lui-même ne dispose pas d’un meilleur moyen de séduction que la musique dans le Magico Prodigioso (Jornada III) de Calderòn (édité en 1633). Soit dit en passant, nul métier plus que celui du musicien – à moins que ce ne soit celui du cordonnier – n’offre au dramaturge baroque un vocabulaire aussi riche en double- entendres obscènes : voir, parmi tant d’autres, la leçon de luth que donne la vieille entremetteuse Cataplasma dans The Atheist’s Tragedy (IV, I) de Cyril Tourneur (édité en 1611).

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21 Mais pour ceux et celles qui s’adonnent à la Luxure, la musique peut aussi exprimer les tourments du repentir tardif. Le Cardenio und Celinde d’Andreas Gryphius (bien avant 1657) est lardé de musique d’un bout à l’autre, parfois de la musique sonore elle-même ou - à cause de la forme indirecte et narrative d’une bonne partie de la pièce - d’allusions à la musique. Le second acte s’ouvre sur Celinde, infidèle à son ancien amant, délaissée par le nouveau, qui chante son désespoir en s’accompagnant sur le luth. Notons qu’ici, encore une fois, nous avons non pas une chanson interpolée mais plutôt une expression directe en musique des sentiments du personnage : c’est la musique qui soulève l’expression au-dessus du niveau normal de la parole pour la rendre beaucoup plus intense et, du point de vue théâtral, plus efficace. Dramaturge, psychologue et poète des plus fins, Gryphius construit cette chanson de façon à rendre toujours plus déchirant le désespoir de Celinde au cours de chaque strophe, mais aussi d’une strophe à l’autre. Je cite un éditeur moderne à ce sujet : [La chanson] est composée de quatre strophes, chacune de six vers trochaïques, les cinq premiers vers ayant quatre pieds, le sixième six pieds. Au cours de chaque strophe, le désespoir accumule du momentum à force du rythme descendant, pour atteindre son nadir dans le dernier vers qui est plus long que les autres.9

22 Tout de même, ce qui nous bouleverse le plus dans cette scène, c’est le geste inédit, voire unique, que fait Celinde à la fin de sa chanson : elle arrache les cordes de son luth et jette l’instrument par terre. Car c’est par la musique que toute sa joie s’est tournée en désespoir. C’est par la musique qu’elle a séduit Cardenio, qu’elle a trahi Marcellus, son chaste amant qui ne demandait d’elle qu’une chasteté égale à la sienne; c’est par la musique, du moins indirectement, que Marcellus a perdu sa vie et qu’elle a perdu ses deux amants d’un seul coup, car bouleversé de la générosité de Marcellus mourant, Cardenio a abandonné celle qu’il estime, maintenant, une femme perdue10.

23 Donc, en arrachant les cordes de son luth, symboliquement – et même, peut-on dire, psychologiquement – elle espère arracher de son sein la conscience de son ignominie. Mais elle n’a pas encore fini avec la musique. Dans son désespoir, elle croit entendre un bruit de trompettes et de tambours, symbole – dit-elle elle-même – du poison et de l’acier qui la tue, corps et âme ; elle empoigne une dague pour mettre fin à sa vie insupportable. Quant à Cardenio, lui aussi est tourmenté par des hallucinations musicales : au quatrième·acte, il croit entendre les trompettes du jugement ; au cinquième, au cours de son auto-critique magnanime, il absout Celinde de tout blâme, parce que lui-même, dit-il, aurait dû se boucher les oreilles quand les sirènes chantaient Mit ihrem Harffen-Spill/mit ihrer Lauten Klang (V, vv. 371-373). Ajoutons à tout ceci le fait que, comme nous avons des raisons de le croire, les chœurs des intermèdes – les Reyen – étaient chantés au XVIIe siècle en Allemagne11 ce qui veut dire, dans le cas présent, que nous avons dans cette même pièce encore un exemple de la musique au service de la luxure et des tristes fins qui s’ensuivent, à savoir le chœur dramatisé de la fin du lue acte dans lequel l’Homme rejette tour à tour le Printemps, l’Été et l’Automne pour se trouver à la fin réduit à embrasser l’horrifique monstre que représente l’Hiver : un résumé en allégorie du dilemme dans lequel se trouve Cardenio et une prophétie de l’horreur qui l’attend dans l’acte suivant.

24 Mais que la musique puisse servir aussi au repenti ne devrait pas nous encourager à minimiser sa dépravation. On peut très bien lui appliquer les mots qu’utilise John Donne pour stigmatiser la Mort : « Tes maîtres sont : Destin, Hasard, Rois, Furieux ; / Tu demeures avec poison, maladie, guerre ». Car la musique assiste sans honte, aux assassinats les plus noirs. Entremetteuse pour l’Amour et en même temps

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aide-bourreau, la musique a le don de prévoir la mort et on devrait lui savoir gré du fait que parfois elle se montre assez miséricordieuse pour avertir ses victimes des menaces qui les guettent.

25 Limitons-nous à deux seuls exemples parmi tant d’autres dans le théâtre baroque. Dans le Tradimento per l’Onore de Giacinto Andrea Cicognini (édité en 1664) 12, pièce assez stéréotypée, imitée comme bien d’autres de l’espagnol, il y a un seul « moment de vérité » (II, 11). La Duchesse, repentie de son bref moment d’infidélité, se vêt en noir et s’abandonne à la mélancolie. Pour apaiser son âme angoissée, elle réclame de la musique. Des coulisses, on lui chante que l’amour porte à mourir, que c’est une passion qui ressemble à l’Amour mais lui se nomme la Mort - « Ha sembianza d’Amor, e ha nome morte ». Elle pressent combien de vérité il se trouve dans ces paroles et elle s’y résigne. Mais survient le mari qu’elle a trompé, qui lui montre une gentillesse inaccoutumée et elle se méprend sur ses intentions et se rassure, sans flairer la vengeance terrible qu’il lui prépare : la mort devant le lit conjugal, dans lequel il a enfoui le cadavre de son amant.

26 Beaucoup plus subtil, et même mystérieux et peut-être surnaturel, est l’avertissement que reçoit Don Alonso dans El caballero de Olmedo (III, 18) de Lope de Vega (c. 1622-25). En cheminant vers Olmedo par une nuit noire, Alonso entend chanter au loin que l’on assassinera le chevalier d’Olmedo : Que de noche le mataron al caballero, la gala de Medina, la flor de Olmedo.

27 Lui comprend que le chanteur ne peut pas être un simple paysan qui se dirige vers ses champs, parce que l’accent n’est pas rustique et le chanteur s’accompagne sur un instrument. La triste chanson trouble son âme déjà attristée. Surgit soudain de l’obscurité un laboureur. Quand Alonso lui demande si c’était lui qui chantait, le laboureur énigmatique répond de façon équivoque et, sans s’expliquer, il recommande au chevalier de rebrousser chemin : « Volved, volved a Medina ». Alonso s’avoue perdu, mais tient à poursuivre sa route. Il supplie le laboureur de raccompagner, mais pour toute réponse, il ne reçoit que deux mots lourds de présage : « No puedo » et le laboureur s’engouffre dans la nuit. Nous, dans la salle, nous comprenons que le chevalier est, en effet, perdu et que le Christ – était-ce Lui le laboureur ? – l’a’ abandonné à son destin. L’étincelle d’espoir qu’éprouve le chevalier à entendre d’autres pas qui s’approchent dans la nuit est vite éteinte : ce sont ses ennemis qui le cherchent. Trop tard la chanson, trop noire la nuit, trop rigoureux le Juge, et la mort du beau chevalier nous touche d’autant plus.

28 Si parfois la musique se montre compatissante pour ceux qui vont mourir, cela ne l’empêche pas, quand les jeux sont faits, de prêter une main criminelle à l’assassin. Dans The Duchess of Malfi (IV, 2) de John Webster (édité en 1623), la musique se met au service du frère tyrannique de la Duchesse qui tâche de rendre folle l’infortunée en l’entourant des chants et des danses des fous de Bedlam. La musique s’associe volontiers, d’ailleurs, avec la folie : dans The Lover’s Melancholy (III, 3) de John Ford (1628), au cours du Masque où paraissent les différents types de mélancolie, ce sont seulement les mélancolies les plus forcenées, celles qui voisinent avec la vraie folie, qui chantent ; les autres se bornent à parler. Au mariage de Beatrice et Alsemoro, dans The

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Changeling de Middleton (1622), ce sont des fous qui gambadent et coassent « to make a frightful pleasure ».

29 Mais au-delà de la musique de la folie, il y a une autre musique, aussi mortelle que le poison et la dague. C’est à cette musique-ci que le sorcier fait appel pour accompagner le second Dumb Show dans The White Devil (II, 3) de John Webster (édité en 1612) : Strike louder, music, from this charmèd ground, To yield, as fits the act, a tragic sound13.

30 Toujours serviable, ici la musique fournit la toile de fond pour un meurtre scélérat déguisé en accident. Le Masque est souvent le moyen de choix pour perpétrer un assassinat et, accessoire indispensable au Masque, la musique devient forcément par cela même un accessoire au crime. Les exemples en sont trop nombreux pour les citer tous. Pensons seulement au Masque des Vengeurs dans The Revenger’s Tragedy (V, 3) de Tourneur (1607), à celui du Love’s Sacrifice (III, 4) de John Ford (1633) d’autant plus terrible qu’il est l’œuvre des trois femmes délaissées de Ferentes, à celui de Tis pity she’s a Whore (IV, 1) de Ford (édité en 1633) où, comme récompense au divertissement offert aux nouveaux mariés, l’infâme Vasques empoisonne l’importunée Hippolita.

31 Enfin, la musique, oublieuse ou dédaigneuse de sa dignité morale deux fois millénaire, s’abaisse jusqu’à se convertir, bel et bien, en un instrument de meurtre. Dans The Revenger’s Traged (III, 5), au cours d’une scène brutale et macabre, on profite d’une musique forte pour cacher aux oreilles des passants les râles du Duc assassiné. Gentilshommes jusqu’au bout, les meurtriers ne négligent pas de remercier la musique d’avoir rempli son office de façon si efficace : Duchess : Loud’st music sound; pleasure is banquet’s guest. (Exeunt la Duchesse et Spurio) Duke : I cannot brook... (il meurt). Vendice : The brook is turned to blood. Hippolito : Thanks to loud music. Vendice : ’Twas our friend, indeed. ’Tis state in music for a duke to bleed14

32 Nous avons amorcé notre enquête en parlant de la musique céleste, de la voix de Dieu et de ses ministres qui s’exprime en musique. Nous voici arrivés au nadir le plus sordide que l’on puisse imaginer et le plus dédaigneux de cette dignité que ce même Dieu a insufflée dans l’âme de chacune de ses créatures.

33 Mais si la musique s’est laissée aller jusqu’à se transformer de céleste en « Celestina », si elle a pratiqué la torture et même le... chantage, si elle a fini par se faire tueur à gages, elle peut tout de même se justifier : tout cela, elle ne l’a fait que pour enrichir son vocabulaire. Après de longs siècles d’existence – disons – monocorde, d’abord sur le Mont Olympe, plus tard au Ciel chrétien où on l’a nommée Maestra di Cappella à perpétuité, l’ennui fatalement l’a poussée à descendre sur terre. Si, ici-bas, elle a appris – et surtout à l’époque baroque – les vices les plus odieux, eh bien c’était seulement par désir de se rendre plus humaine : ses vices, ses vertus – et il faut les lui concéder – sont ceux de l’homme, de nous tous. C’est, je le crois, grâce au théâtre, au théâtre baroque, que l’art musical a su devenir un art vraiment humain. Ce que la musique a pris du théâtre parlé, elle l’a donné, avec le profit que l’on sait, à son propre art théâtral, à l’opéra tel que nous le connaissons aujourd’hui.

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34 Voyons très brièvement ce que contient de vérité cette thèse. Après les premiers essais dans le genre nouveau de l’opéra, tous plus ou moins de caractère pastoral ou mythologique, commencèrent à paraître certains motifs de violence qui doivent leur origine, j’en suis convaincu, au théâtre parlé contemporain. Dans le Sant’Orsola (1624, texte d’Andrea Salvadori, musique de Marco da Gagliano – perdue), on massacre toute une bande de vierges et on décoche des flèches dans la tendre chair de la Sainte. Dans l’ Eumelio (1606, opéra sacré pour les écoles, musique d’Agostino Agazzari), les Vices séduisent le héros et l’entraînent jusque dans le Tartare. La Stellidaura vendicata (1607?, texte d’Andrea Perrucci, musique de Francesco Provenzale) se vante d’une action dont l’intrigue et la violence sont à tous égards comparables à celles de la tragédie italienne de l’époque. Les anges et les démons luttent pour l’âme du Saint dans le Sant’Alessio (1632, texte du Cardinal Giulio Rospigliosi, le futur pape Clément IX, musique de Stefano Landi) et il y a même le Démon-en-chef qui se déguise en religieux pour faire avancer ses projets·néfastes. Seneca lui-même se suicide devant nos yeux de la façon sanglante que l’on sait dans l’Incoronazione di Poppea (l642, texte de Giovanni Francesco Busenello, musique de Claudio Monteverdi – sans doute le meilleur livret et le meilleur opéra du siècle). Le langage du Titone (1645, texte de Giovanni Faustini, musique de Francesco Cavalli) est aussi véhément que celui du drame parlé et il y a tout ce qu’on voudrait d’incantations, tortures et catastrophes. Il se trouve une scène d’horreur dans le Medea in Atene (1675, texte d’Aurelio Aureli, musique d’Antonio Orgiani) dans laquelle le cadavre de Procuste se dresse dans son sépulcre pour répondre aux incantations de Médée à qui il prédit sa ruine. Enfin, les scènes de folie ne manquent guère et réussissent à nous convaincre, même quand il s’agit d’une folie feinte comme dans La Finta Pazza (1641, texte – élégant et divertissant ! – de Giulio Strozzi, musique de Francesco Sacrati).

35 On pourrait multiplier les exemples, mais il faut., nous contenter de l’expression succincte dont se sert le musicologue Henry Prunières en parlant de telles scènes de violence : « Ce n’est plus de la musique, c’est du théâtre »15. Tout de même, il y a peu d’assassinats sur scène dans l’opéra baroque et l’explication pourrait bien être celle qu’en offrit plus tard le Président De Brosses : C’est une règle en Italie, de ne jamais ensanglanter la scène par le meurtre d’un personnage principal, lors même que la pièce contient les actions les plus atroces. Tuez les subalternes tant qu’il vous plaira, mais les virtuoses doivent être inviolables.16

36 Eh bien, je viens de dire beaucoup de mal de l’art que je pratique moi-même. Surtout, je me suis laissé tomber dans la pire des pathetic fallacies, à savoir que la moralité du théâtre est la même que celle de la vie, position anti-esthétique qu’il serait insensé d’essayer de défendre. Tout de même, j’aurai le courage – on dira peut-être l’effronterie – de tâcher de me disculper en rejetant le blâme sur le théâtre baroque lui- même. Car, avec tous ses déguisements fantasques folâtrant dans des masques et bergamasques, avec ses flots de poésie forcenée ou émoustillante, avec toutes ses transformations de décor où on ne sait plus si on marche sur l’eau ou si on nage dans les cieux, et, enfin, avec sa musique perverse qui se range tantôt du côté des anges, tantôt du côté du diable, même ses contemporains ne rougissaient pas d’avouer qu’il y avait là-dedans quelque grain de folie. Voyons ce que l’on en dit dans La Finta Pazza (III, 2) de Giulio Strozzi : on prépare une fête théâtrale pour les ambassadeurs grecs et voici la fausse-folle Deidamia qui s’écrie :

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Quelles mélodies entends-je ? Dites ! Dites ! quels théâtres tout-nouveaux, quelles scènes surpeuplées prépare-t-on à Sciro ? Je voudrais, moi aussi, prendre ma part des labeurs, car à moi ne manque pas l’art de faire paraître d’un seul coup de sifflet cent, décors d’apparences variées, de feindre des mers, d’ériger des montagnes, et de faire, bel étalage des cieux et des étoiles, et enfin, enfin, d’ouvrir les portes de l’Enfer et, dans la contrée du Tartare, de faire couler et le Styx et le Cocyte. Sur quoi l’Eunuque commente dans un aparté : Voici donc qu’il n’y a qu’un pas entre les folies feintes et les vraies démences ! Mais Deidamia revient à la charge : De nos jours, quand des étoiles l’Architecture nous inonde de tant d’œuvres d’art illustres et nouvelles, je voudrais moi aussi inventer des machines excellentes et si belles qu’elles feraient rompre le cou. à cent Orphées. Et le dernier mot revient à la Nourrice, sage - et sentencieuse - comme toutes nourrices : Les vers, les machines et le chant sont tous bons à rendre folles les plus sages des Sibylles ; et lorsqu’on y mélange une bonne dose d’amour, on comprend pourquoi de cette demoiselle-ci l’Intellect s’est enfui17.

NOTES

1. Cf. Robert Erich WOLF, « Renaissance, Mannerism, Baroque : :Three Styles, Three Periods » dans Le « Baroque » Musical, les Colloques de Wégimont IV, éd. Suzanne Clercx-Lejeune (Paris, 1963), pp. 35-80, surtout la note p. 80. 2. Le texte dit : « alle Tragedie & Comedie, che recitano i Zanni », ce qui a amené au moins un traducteur à le rendre par « to the tragedies and comedies that the mummers act » (Oliver STRUNK, Source Readings in Music History, New York, 1950. p. 318). La virgule dans l'original me semble mal placée, car le contexte indique clairement que les exemples de Galilei sont tirés d'un côté de la tragédie et de l'autre de la comédie, spécifiquement de la commediadell'arte jouée par les Zanni. Homme de lettres et érudit, Galilei n'aurait pas pu mettre sous le même vocable – péjoratif comme il l'était à l'époque – ceux qui récitaient la tragédie et ceux qui jouaient la comédie.

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3. « ...& se di ciò vogliano intendere il modo, mi contento mostrarli dove & da chi lo potranno senza molta fatica & noia, anzi con grandissimo gusto loro imparare, & sarà questo. Quando per lor diporto vanno alle Tragedie & Comedie, che recitano i Zanni, lascino alcuna volta da parte le immoderate risa ; & in lor vece osservino di gratia in qual maniera parla, con qual voce circa l'acutezza & gravità, con che quantità di suono, con qual sorte d'accenti & di gesti, comme profferite quanto alla velocità e tardità dei moto, l'uno con l'altro quieto gentilhuomo,. attendino un poco la differenza che occorre tra tutte quelle cose quando uno di essi parla con un suo servo, overo l'uno con l'altro di questi ; considèrino quand ciò accade al Principe discorrendo con un suo suddito e vassallo ; quando al supplicante nel raccomandarsi ; come ciò faccia l'infuriato, o concitato ; come la donna maritata ; come la fanciulla ; come il semplice putto ; come l'astuta meretrice ; come l'innamorato nel parlare con la sua amata mentre cerca disporla alle sue voglie ; come quelli che si lamenta ; come quelli che grida ; come il timoroso ; e come quelli che esulta d'allegrezza. Da quali diversi accidenti, essendo da essi con attentione avvertiti e con diligenza essaminati, potranno pigliar norma di quello che convenga per l'espressione di qual si voglia altro concetto che venire gli potesse tra mano ». Vincenzo GALILEI, Dialogo di Vincentio Galilei Nobile Fiorentino della Musica Antica e della Moderna, Florence, 1581, édition fac similé éd. Fabio Fano, Rome, 1934, p. 89. 4. En effet, dans son commentaire sur le passage que nous citons, Zarlino accuse notre auteur de vouloir compromettre la dignité et la réputation de la musique en invitant les musiciens à fréquenter le théâtre (et les vulgaires bouffons qui y jouent) afin d'apprendre l'imitation. Cf. Gioseffe ZARLINO, Sopplimenti musicali, Venice, 1588, VIII, xi. 5. Pour une discussion plus étendue du problème d'esthétique traité forcément de façon sommaire ici, cf. l'article de R-E. WOLF cité plus haut et du même auteur The Aesthetic Problem of the « Renaissance », dans Revue belge de musicologie, IX (1955), fasc. 3-4, pp. 1-20. 6. Dans ce qui suit, les exemples cités ne représentent qu'une sélection infime de ceux que l'on peut invoquer. Il fallait choisir entre un simple catalogue et un examen plus approfondi d'un nombre restreint d'illustrations cueillies dans plusieurs littératures nationales. Pour cette raison, il y a peu de références à celui qui est incontestablement le plus grand dramaturge du baroque, Pedro Calderòn de la Barca, dont l'emploi magistral de la musique à des fins dramatiques mérite une étude à part. Pour de tout autres raisons, il n'y a aucune mention faite de Shakespeare dont les pièces nous fournissent presque tous les loci classici pour l'emploi de la musique au théâtre : je m'abstiens très volontiers de la question épineuse de Shakespeare « renaissant », « contre- renaissant » ou « baroque » (pour laquelle on consultera avec profit Wylie SYPHER, Four Stages of Renaissance Style : Transformation in Art and Literature 1400-1700, New York, 1955, passim). Quant à Racine, quoique je le tienne avec Sypher pour la voix même de la sensibilité du baroque tardif, « the voice of late-baroque sensibility » (Ibid., p. 282), dans Esther et Athalie la musique me semble jouer le même rôle passif que les choraux protestants dans les Passions de J.-S. Bach, celui d'une méditation après coup sur la portée des événements déjà exposés dans le texte parlé ; d'ailleurs, c'est une musique du Bien qui n'est pas contrebalancée par une musique du Mal, ce qui l'exclut des présentes considérations. 7. Sapritius : Ha ! heavenly music ! Macrinus : 'This in the air. Theophilus : Illusions of the devil, Wrought Iby some witch of her religion, That fain would make her death a miracle. 8. Au sujet des contrastes dramatiques créés par la musique - sujet trop vaste pour être considéré ici, mais qui mérite une étude à part - il est intéressant de noter que dans une pièce espagnole qui traite du même thème que Cenodoxus, mais en mettant l'accent sur le futur saint Bruno plutôt que sur son défunt professeur, El mayor desengaño de Tirso de Molina (1621) – comme Cenodoxus, une

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pièce didactique pour les écoles – les trois hurlements de désespoir de l'hypocrite que le Ciel rejette sont précédés chacun du doux son du plain-chant entonné derrière la scène. 9. « It is of four stanzas, each of six trochaic lines, the first five lines having four feet, the sixth lines six feet. In each stanza the despair gathers momentum through the descending rhythm reaching its nadir in the longer last line ». Andreas GRYPHIUS, Cardenio und Celinde, éd. Hugh Powell, Leicester, 1961, pp. Iii-liii de l'Introduction. 10. La première rencontre de Celinda avec Cardenio a eu lieu quand celui-ci est intervenu pour chasser de devant sa porte des chanteurs de « Schmach-Lider ». (I, vv. 383-396) ; pour expliquer la provenance des copies des chansons que Cardenio écrivait en son honneur et qu'il avait l'habitude de chanter sur le luth, elle s'est trouvée obligée à mentir à Marcellus (I, vv. 441-452) ; la confrontation entre les trois qui a suivi ce mensonge a coûté la vie à Marcellus (I, vv. 453-497) ; touché par la magnanimité de Marcellus, Cardenio a chassé de son âme tout amour pour Celinde qu'il tenait pour responsable de la mort d'un homme vertueux (I, vv. 505-508). 11. L'évidence pour cela est présentée par Hugh POWELL dans son Introduction à l'édition de Cardenio und Celinde citée plus baut, p. lx. Elle est tirée d'un essai de Siegmund VON BIRKEN, Teutsche Rede-bind und Dicht-kunst oder kurze Anweisung zur Teutschen Poesy, 1679, pp. 326 ff., document d'une telle importance pour ce sujet controverse qu'il mérite d'être cité intégralement : « Das dritte Hauptstück sind, die Chöre oder Zwischenlieder, welche nach allen Handlungen zwischen eingeschaltet, und entweder von einem, oder von mehreren Personen, in eine Musik pflegen abgesungen zu werden. Diese Lieder reden gemeiniglich von den Tugenden oder Lastern, welche die vorhergehenden Spiel Personen an sich gehabt, da jene gelobet und diese gescholten werden : und hierinn ist der treffliche Seneca wol Meister gewesen. Diese Lieder dienen, nicht allein den Spielschauern zu zeigen, was sie aus dem Schauspiel zu lernen haben, sondern auch den Schauspielern, dass sie Zeit gewinnen, sich etwan nach notturft urnzukleiden. Man pflegt auch wol, auf die Chöre, noch überdas ein schickliches Zwischenspiel zu ordnen : um zumal wann das Hauptspiel etwas traurig laillet, den Spielschauer damit in etwas wieder zu belustigen ». À ceci, l'éditeur ajoute que, selon HARSDÖRFFER, Poetische Trichter (1648), vol. II, p. 97, « the Chorgesänge began to lose favour by the middle of the century » et il indique aussi que l'on a tout lieu de supposer que ces chants se faisaient accompagner par des instruments derrière la scène (dans le Leo Armenius, acte III, Gryphius indique expressément que l'on entend des violes). 12. Édition moderne dans Il teatro tragico italiano, éd. Federico Doglio, , 1960, pp. 693-741. Je saisis l'occasion pour faire remarquer que cette anthologie comprend pour le XVIIe siècle, en plus de la pièce de Cicognini, L'Ippanda de Giovanni Battista Alberi (1614), La Reina di Scozia de Federico Della Valle (1628) et l'extraordinaire Peste di Milano del 1630 de Benedetto Cinquanta (1632). Encore sous le joug des préjugés anti,baroques de trois critiques dont on exagère l'importance – Muratori au XVIIIe siècle, De Sanctis au XIXe, Croce au XXe – la plupart des éditeurs italiens s'abstiennent pieusement d'offrir en éditions modernes les chefs-d'œuvre de leur littérature et de leur théâtre baroques. Il a fallu attendre les travaux d'un musicologue français, Marc Pincherle, pour démontrer aux Italiens la valeur de leur Vivaldi ; on attend encore que quelque étranger leur révèle l'importance de tout ce qu'ils dédaignent, parce qu'ils l'ignorent, dans leur littérature. Dans ce domaine encore quasi inexploré, rien ne serait à mon avis plus utile aux chercheurs qu'un recensement des manuscrits et des éditions des pièces de théâtre du baroque italien suivi, bien entendu, d'éditions modernes préparées par les rares érudits italiens qui s'y intéressent ou par des spécialistes étrangers. Sans cela, en se fiant seulement aux écrits superficiels et périmés des critiques italiens, on ne saurait se former quelque notion sur l'influence du théâtre italien baroque sur les théâtres étrangers, influence que je soupçonne d'une certaine importance. 13. Sonnez plus fort, musique, de ce sol enchanté, pour faire entendre, comme convient à l'action, un son tragique.

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14. En libre adaptation : La Duchesse : Faites retentir la musique très fort ; le plaisir accompagne notre banquet. (Exeunt La Duchesse et Spurio) Le Duc : Tolérer ne puis-je... (il meurt). Vendice : Le puits est plein de sang. Hippolito : Grâce à la musique bruyante. Vendice : C'était en effet notre allié. La musique ajoute à la noblesse quand un duc meurt en sang. 15. Henry PRUNIÈRES, Cavalli et l'opéra vénitien au XVIIe siècle, Paris, 1931, p. 72. 16. Cité par Romain ROLLAND, Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, Paris, 1895, pp. 278-279, n. 5. 17. Giulio STROZZI, La Finta Pazza, III, 2, dans Drammi per Musica dal Rinuccini allo Zeno, éd. Andrea della Corte, Turin, 1958, vol. I, p. 407. Deidamia : Che melodie son queste ? / Ditemi ? Che novissimi teatri, / Che numerose scene / s'aparecchiano in Sciro ? / Voglio esser ancor'io / del faticare a parte ; / ch'a me non manca l'arte, ad un sol fischio / di cento variar scenici aspetti / finger mari, erger monti, e mostre belle / far di cieli, e di Stelle / d'aprir l'Inferno, e nel tartareo lito / formar Stige, e Cocito. // Eunuco : Un facile passaggio / è da finte follie / a veraci pazzie. // Deidamia : Hoggi, che dalle stelle, / per tante opere ornar illustri e nove, / l'Architettura piove, / anch'io spiegar vorrei/macchine eccelse, e belle / da far romper il collo a cento Orfei. // Nodrice : Versi, macchine. e canto/son atte a render pazze / le più saggie Sibille ; e se v'aggiungi / un amoroso affetto, / meraviglia non è, se da costei/partito è l'intelletto.//

AUTEUR

ROBERT ERICH WOLF U.S.A

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Parade, parodie et jonglerie poétiques en Occitanie baroque – Un cas limite de théâtralisation du poème

Félix Castan

« Toulouse, dans le cours entier de son histoire, fut toujours essentiellement un marché agricole ; au XVIe siècle, pour la première fois, elle a projeté cette fonction sur le plan international. »1 G. Caster

1 Je n’aurais pas pris la parole, dans cette deuxième session de nos Journées, si je n’avais cru devoir verser à leur dossier la description d’un phénomène caractéristique des mécanismes de l’esthétique baroque, comme de la contamination possible entre formes d’art différentes.

2 Voici le sens que j’attribuerai à la notion d’Occitanie baroque : si l’on considère d’ensemble le panorama de la création méridionale pendant plus de deux siècles, il semble qu’on doive admettre 1’existence d’une production baroque, massivement, dans les secteurs de la sculpture, de la peinture et de la décoration ; dans le secteur de la littérature occitane, sous ses deux aspects poétique et théâtral ; dans le secteur musical enfin... Je laisse de côté, par prudence méthodique, le secteur de la pensée proprement dite, comme celui de 1’expression latine.

3 La situation est beaucoup plus complexe et contradictoire dans le secteur de l’architecture, et dans celui de la littérature d’expression française.

4 Les visites que nous ferons nous convaincront qu’il ne s’agit pas d’un art provincial, étranger à l’esprit du monde qui le porte. On est tenté, en France, de rejeter au plan mineur les écoles régionales : on raisonne comme on n’oserait raisonner s’il s’agissait de l’Espagne, de 1’Italie, des pays germaniques ou des Pays-Bas, de n’importe quel autre pays d’Europe ou d’un lointain continent.

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5 Attitude masochiste, qui tourne le dos manifestement à toute bonne méthode, celle qui cherche le sens dans l’analyse concrète, et au service du fait de civilisation localisé.

6 Les décalages que l’on remarque entre certaines tendances méridionales et l’art parisien ne sont pas toujours à mettre au compte d’un retard historique ou de tâtonnements aberrants : pour en juger, on devra établir les connexions, inscrites dans la géographie et dans la chronologie, des diverses formes d’expression d’un même pays, et donner à l’étude de chaque œuvre une base sociologique, et un vrai contexte de civilisation. On n’étudiera pas l’art méridional en se plaçant au point de vue exclusif de Richelieu et de Louis XIV, mais aussi et d’abord; durant ces siècles constructeurs, selon le point de vue d’une bourgeoisie très indépendante, dans ses cités aux fortes traditions, d’une bourgeoisie qui ne refuse rien de ce qui vient d’ailleurs et cependant croit en elle-même, s’exprimant hardiment en toutes directions.

7 Elle possède en propre un Droit et des institutions, une Langue, et presque une Religion, excepté dans ses capitales, Bordeaux, Toulouse, Aix-Marseille, Avignon : elle dresse des contre-capitales, La Rochelle, Pau-Nérac, Montauban et Castres, Montpellier, Nîmes et Anduze... Autre capitale insolite, que connut Molière : Pézenas. La « deuxième Cour de France »... Bourgeoisie qui se manifeste pour et contre 1e pouvoir central, inséparablement.

8 La structure de ce pays reste pluraliste et parcellaire, conformément à une vocation ancienne.

9 Son art et sa pensée sont déterminés par un conditionnement rebelle à l’unité interne, et par le jeu des contraires qui en dérive.

Renouveau anti-maniériste

10 Partons d’une constatation simple : le Maniérisme, raffinement et sublimation de l’individualisme « renaissant », exalte la subjectivité par la spéculation sur les formes et les techniques, sur la grâce et la beauté ou la laideur, sur la puissance ou sur la monotonie, par la spéculation sur les sentiments... Il comporte toujours un redoublement d’effet, mais d’un effet choisi pour annuler d’autres effets, au détriment en somme de l’objectivité let de la crédibilité.

11 Or, s’il est un art qui ne puisse se passer de crédibilité, même dans l’imaginaire, c’est bien le théâtre ! Il y a un Baroque spontané et un Baroque de spéculation, mais la spéculation vise alors à exprimer le sens d’une action en cours, et de son environnement : le Maniérisme, en ses innombrables variétés, ignore, quant à lui, la mêlée des forces éparses dans le monde, et n’est qu’image... On qualifie communément de « théâtrale » l’œuvre de veine baroque, peinture, sculpture ou architecture, ornement ou poème, musique ou roman, de même que le comportement de maints personnages historiques. L’âge baroque fut un temps privilégié du développement des répertoires nationaux: plusieurs nations ont alors connu l’apogée de leur ,tradition théâtrale. Notre pays n’échappe pas à la règle: sa production, intense spécialement à l’occasion des fêtes, est cependant mal connue, soit qu’elle ait été perdue, soit qu’elle dorme en manuscrits... Le plus remarquable est un phénomène de théâtralisation assez générale de la production poétique, en langue d’Oc.

12 Jamais l’élaboration internationale des techniques scéniques n’a été si active, ni si décisive : à ce moment de l’évolution, aucune exigence n’était plus pressante, aucune

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hantise plus grave pour la conscience individuelle et collective que de chercher, comme on cherche un visage dans un miroir, le sens du destin, et de comprendre les liens qui nouent les actions dans la vie sociale, la vie terrestre, et puis dans 1’au-delà. – Qui suis- je et que suis-je, et où sommes-nous ou mieux, et par-dessus tout, que sommes-nous les uns pour les autres et qu’avons-nous à faire les uns avec les autres ? Ainsi, plutôt que de prendre appui sur des définitions hâtives, préférons-nous situer notre propos sur le terrain des évidences : le fait théâtral est le produit d’une inquiétude d’époque. L’apparence a devancé la réalité de l’histoire, le miroir a devancé le visage, après les profondes ruptures de la Renaissance, dans les bases économiques, dans l’intelligence scientifique et dans la cosmologie, après les incertitudes pétrifiées du Maniérisme...

13 Pour l’historien des littératures, il paraît difficile d’admettre que tout baroque commence à Rome et, qui pis est, à la Roma triomphans ! S’il était acquis que le Baroque a des origines vraiment internationales, peut-être, dans le domaine plastique, certains schémas souffriraient-ils d’être infléchi ... La puissance de diffusion des formes romaines a dissimulé et évincé – ou absorbé – d’autres formes, déjà élaborées ou en voie d’élaboration dans d’autres centres.

14 L’esprit du Baroque a ceci de commun avec celui de la civilisation romane, ou bien du Romantisme naissant, qu’il est partout à la fois, avant que certains stéréotypes n’imposent leur suprématie.

15 Nous ne comprendrions guère, autrement, ce qui s’est passé dans notre pays...

16 Il ne paraît pas inutile d’attirer l’attention des chercheurs sur l’originalité des tendances qui bourgeonnent tout au long du deuxième tiers du XVIe siècle dans régions de la moyenne Garonne, du Quercy et des pays environnants : il s’agit particulièrement de la décoration sculptée... Un problème d’interprétation est posé. On n’ignore pas que l’Aquitaine se préparait à jouer un rôle capital dans le destin national.

17 La fermentation de ce pays fut d’une telle intensité qu’ayant assimilé de bonne heure l’influence italienne, son art ne connut guère de récession, ni ne s’égara dans des complaisances maniéristes ; mais, sans désemparer, une poussée de sève traverse les formes renaissantes, pour les gonfler d’une nouvelle finalité, les agiter, les faire éclater, mettant en mouvement l’espace à leur contact, manifestant des forces venues du fond de l’être social.

18 Le mot de baroque occitan a été prononcé. En tout cas, les sculptures des hôtels toulousains et des châteaux quercynois, leurs portes, leurs cheminées, leurs fenêtres somptueusement architecturées témoignent d’une libre invention et d’une puissance vitale dont seuls des foyers porteurs de la conscience historique d’une époque sont capables ... Les motifs plastiques ne laissent pas inerte le mur, éléments extérieurs ou simples rides : intimement unis aux structures qui les supportent, ils surgissent, débordant leur rôle décoratif, et tirent leur vertu sculpturale du geste volontaire de l’artiste qui les anima, comme par jeu. Très tôt prend naissance le courant qui portera d’un jet le baroque de ce pays à son apogée et se maintiendra sans interruption jusqu’à 1a fin du XVIIIe siècle.

19 Dans l’ambiance novatrice des riches constructions toulousaines, la poésie occitane se reconstitue, et s’éduque le déconcertant génie de Pierre de Garros : seul auteur occitan qu’on puisse confronter aux plus grands, sans craindre le démenti d’esprits justement sceptiques... Il a de Maurice Scève l’intelligence méditative, et de Ronsard une certaine

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hauteur représentative, il annonce de d’Aubigné l’’intransigeance active et de Malherbe la tension d’une parole institutrice.

20 Il fréquenta la Faculté de Droit de Toulouse, alors que le jeune Toulousain Cujas, de peu son aîné, y professait, en conflit ouvert avec l’enseignement traditionnel. Il y prit son grade de licencié l’année même (1553) où Étienne de La Boétie prenait le sien, à Orléans : on en conclura qu’il était à peu près du même âge que celui-ci, né très peu avant 1530... En 1549, il avait été mêlé à une agitation d’étudiants huguenots, durement réprimée par les autorités parlementaires, et avait dû passer un an à la Faculté de Genève. Rentré chez lui, à Lectoure, dans une riche famille consulaire, il y accomplit une carrière apparemment tout unie de Lieutenant particulier des Rois de Navarre, couronnée par des fonctions d’avocat au Parlement de Pau... De ses œuvres publiées en 1565 et 1567 à Toulouse, nous commémorons cette année en somme le quatrième centenaire.

21 Garros, c’est la morale militante, universellement militante, dans une stricte retenue verbale .

22 On ne peut manquer d’être frappé, quand on envisage la génération de poètes français qui ont trente ans vers 1560, du ton qui distingue nos compatriotes Guy du Faur de Pibrac et Étienne de La Boétie. La gravité de ces deux magistrats, leurs savantes convictions les apparentent : mais surtout leur langage impérieux d’ardents moralistes.

23 Il n’y a pas de meilleure introduction à la personnalité de Garros, dont on pourrait rêver que Pibrac fut le condisciple au cours de Cujas.

24 Alors que sur la lancée de La Pléiade, les poètes (citons Tahureau, Belleau, La Péruse, Jodelle, Baïf, Vauquelin de La Fresnaye) font leur métier partout en esthètes, – pour inscrire leur nom au Temple de Mémoire, suivant « les doctes Sœurs et les trois Grâces », en Aquitaine La Boétie, Pibrac et Garros, du même âge et nés aux sommets du triangle Toulouse-Lectoure-Sarlat, cherchent d’un même mouvement et d’une même certitude un point de vue plus haut, le point de vue le plus haut d’une conscience humaine.

25 Il s’agissait d’un renversement des valeurs et d’un premier pas vers un avenir non frayé.

26 Rupture qui va bientôt se traduire dans l’antinomie de deux poètes officiels, celui de la Cour de Paris et celui de la Cour de Nérac, le fragile Desportes (né en 1546) et le capitaine austère et noblement ambitieux du Bartas (né en 1544).

27 L’orientation de cette pensée aquitaine ne relève pas de la littérature de langue occitane seulement, mais constitue un phénomène fondamental dans ce pays. Rappelons, d’ailleurs, qu’on venait de toutes « nations » étudier à Toulouse : on a mentionné, hors les autochtones comme du Bartas et Montaigne, parmi les noms célèbres Bodin, Dolet, Pasquier, Garnier, et le rayonnement de la ville, porté par une puissante activité économique, avait comme celle-ci un caractère international... L’Aquitaine, c’est aussi Bordeaux et le Collège de Guyenne ; Agen et Scaliger, un havre intellectuel à Nérac, Rodez et Georges d’Armagnac, Rieux et Jean de Pin, et les écoles célèbres de Cahors et de Montauban ; Poitiers marque la ligne de partage des eaux, entre Loire et Garonne.

28 Ce que Garros doit véritablement à sa langue, qu’il a choisie après s’être exercé en langue française, et il en est parfaitement conscient, c’est un sentiment militant de communion humaine, où sa poésie puise un accent extrêmement moderne.

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29 Il s’en est expliqué dans trois épîtres, adressées à un poète de ses amis, à qui il avait reproché un mauvais usage du langage reçu de Dieu, ses incongruités et un esprit peu charitable : constatant que celui-ci récidive, il revient à la charge avec une terrible ironie. Il l’invite à se prendre lui-même pour cible, et ses décasyllabes, construits sur une idée paradoxale, - et pourquoi pas « baroque » ? renferment, par-delà leur sens immédiat, une satire solennelle de l’individualisme humaniste : Sus donc : avance, puisque tu en as tant d’envie ! Que claque ta langue amère comme la suie... Que ta folie commence par toi-même... Dès que tu auras tes vices énoncés, Va, je te donne congé de compter tes vertus : Et tu verras en toi le bien aussi infime, Auprès du mal, qu’un point mathématique... E tu veiràs ton ben aitan menic Pròp de ton mau qu’un punt matematic... (Épître II).

30 Est-ce pessimisme absolu ? Cela ne ressort ni de l’Épitre IV consacrée à l’amitié, la source de jouvence, ni de l’admirable Élégie qui conclut le volume, dans l’attente du don d’amour qui ressuscite. Mais surtout l’Épître III traduit un engagement patriotique d’une profondeur inattendue, le poète haranguant tout à coup ses compatriotes, qui méprisent leur langue : Ah ! pauvre descendance abusée, Digne d’être dé-paysée, Qui délaisses par ingratitude Ta langue nourricière Apte à tout si bien exprimer, Pour adopter un langage fardé... Mais je vous assure, quant à moi, Et religieusement je vous jure Que j’écrirai avec véhémence, Et je ne me tairai, ni n’aurai patience, Jusqu’à ce que nous soyons tous d’accord Et dans une même conspiration unis, Pour l’honneur du pays soutenir Et pour sa dignité maintenir ...... Au lieu de lances pointues Armons-nous de plumes aiguës Pour orner le parler gascon, Afin qu’on vante d’âge en âge Le gentil et beau langage, Victorieux comme par les armes...

31 Cette poésie de mouvement et d’action prend sens si l’on observe la distinction établie entre les « lances pointues » et les « plumes aiguës », et la définition des combats, et des victoires pacifiques... C’est la clé de l’œuvre entière, des six Héroïdes morales, où l’on entend successivement Hercule, Alexandre, Pyrrhus, Hannibal, Sylla, César s’accuser de leurs ambitions, avec une tragique éloquence ; des huit Églogues qui dressent un tableau émouvant et incroyablement animé du pays en proie aux guerres religieuses ; des cinquante-huit Psaumes enfin, profondément réincarnés dans la sensibilité contemporaine. Fidèle au « pays naturel » et à la « langue nourricière », ce Huguenot inspiré associe indissolublement sa-foi et la Paix, et toutes les sources où se régénère la patrie humaine.

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32 Je ne me. suis éloigné qu’en apparence de mon sujet, car la condamnation d’un individualisme primitif est la condition de ce qui fleurira ensuite dans ces contrées, au plan culturel, distinct de la réalité où se heurtent les intérêts matériels, - et pourtant pareil.

33 Le génie aquitain rendit pour une grande part à la France de ce temps une conscience communautaire, et en fin de compte l’unité nationale, dont le Vert Galant fut le royal symbole, vivant mélange de sérieux et de jeu (le Roi baroque de France).

34 C’est la grandeur de Garros de l’avoir, peut-être, pressenti !

35 Salluste du Bartas, d’une quinzaine d’années plus jeune, né à mi-chemin de Toulouse et de Lectoure, eut un jour à faire rivaliser entre elles les Muses latine, française et gasconne, au cours des fêtes organisées à Nérac pour accueillir la reine Marguerite de Valois, première épouse d’Henri IV (1578) : il donna la palme à la Muse gasconne, dans ce pays qui recevait sa reine... Ses vers trouvent dans l’expression gasconne un réalisme nerveux et opulent et une inflexion familière et allègre, qui excluent les piétinements maniéristes auxquels il voue la langue française.

36 On a voulu expliquer ce genre de faits par la poussée d’un nationalisme revendicatif2 : ni Garros, ni du Bartas, ni aucun de leurs successeurs ne formule un nationalisme, en aucun endroit... Hors de la Gascogne, s’affirme une tendance au divertissement, en dépit de luttes aussi âpres, et sans doute plus marqués d’irrédentisme religieux ou politique.

37 Il y a une pareille sagesse, dans une poésie pénétrée d’humour, de farce, et de pure fantaisie... C’est le signe d’une situation originale : en symbiose avec une culture qui est celle d’une autre langue, le poète occitan se présente avec son visage comme s’il s’agissait d’un déguisement, sa langue lui apparaît, à la limite un instrument de jeu...

38 À Toulouse, au XVIIe siècle, le peintre Hilaire Pader, pour célébrer le Triomphe de Joseph, assiéra son autoportrait sur le char de Joseph, et l’entourera des portraits de sa femme et de ses fils, dans le rôle des principaux personnages, de sorte que la cathédrale Saint- Étienne se trouve décorée d’un triomphe de Pader et de sa famille, peint par lui-même.

39 Cette magnifique parade baroque et cette fort savante pitrerie ne s’acceptent que supportées par un franc réalisme et nimbées par un spectacle de fête collective où se dissolvent les vanités.

40 La peinture toulousaine au XVIIe siècle, postérieure au Maniérisme, participe du champ culturel occitan, elle épouse son destin.

41 Pader, Rivalz, Despax y tracent, cent ans durant, un sillage sans trivialité, où les masques sont plus vrais que les visages, où,. les cieux sont le portrait de la terre, où tout est portrait d’une bourgeoisie omniprésente, d’une jeune bourgeoisie sans honte.

42 Le baroque occitan, poétique ou plastique, dans l’ensemple, fut œuvre. spécifique de bourgeoisie...

43 Sa liberté d’invention n’est pas sans rappeler l’intense végétation romane, au seuil d’un autre grand cycle de civilisation, avant que ne survienne le figement gothique.

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Une rhétorique impertinente : « sur théâtralité » et dérèglement du savoir

44 Auger Galhard, fondateur d’une tradition très vivace en langue occitane, poussa jusqu’au bout le parti paradoxal qui l’inspire, et le retournement du langage poétique, jusqu’à la plus merveilleuse absurdité.

45 Il était né à Rabastens d’un père charron, fort aisé : de l’âge de Montaigne ou légèrement plus jeune, ou si l’on veut, entre Montaigne et Brantôme3. ...En 1561, il se jeta dans l’aventure, suivant de lieu en lieu une troupe, huguenote pendant, quinze ans, puis il se fixe à Montauban, où commence sa carrière poétique.

46 Il publie son premier livre en 1579. Et trois ans plus tard le Livre gras, comme un boucher, dit-il, qui tue un bœuf gras pour hâter la vente d’un bœuf maigre... Mais le sourcilleux Consistoire de Montauban condamne ses scandaleuses « gaillardises ».

47 On a trop facilement déduit que Galhard était un poète bas et vulgaire. Son œuvre s’intitule : Le Banquet d’Auger Galhard, charron de Rabastens... Qu’attendre d’un charron ?

48 Celui-ci (l’abbé Nègre, son dernier historien4, le souligne) a écrit un jour qu’il avait, vingt ans plus tôt, jeté son froc aux orties, c’est~à-dire vers l’époque où, il s’était enrôlé : des cas semblables ne sont pas rares... D’autres poètes, français comme Mathurin Régnier, occitans comme Bellaud de la Bellaudière, qui loin d’être un truand avait été « homme de loi »,. durent être lavés des légendes auxquelles leur œuvre prêtait crédit.

49 Mais nul ne mena aussi loin que le dit « charron » la mystification5.

50 Comment, en traduction, faire entendre cette voix écailleuse, qui n’est que par système, visiblement parodique, celle d’un pauvre hère inculte ? Ce charron-là cite les poètes latins, les Grecs et la Bible, toujours prêt à illustrer comme Montaigne ses plus absurdes raisons par cent anecdotes des personnages de l’Antiquité, telles qu’elles circulaient en ce temps-là dans les Collèges. Il a lu très évidemment ses confrères, qu’il nomme Ronsard, du Bellay, Baïf, et Marot (et Rabelais), Pibrac et ses cadets Desportes, Amadys Jamin, et Du Bartas dont il est l’ami. Il se situe, par rapport à eux, un peu à la manière du Don Quichotte en face de la chevalerie romanesque, et déclare qu’il n’a pas fait son livre pour se « glorifier », ni pour « son nom éterniser », mais pour « voir et aviser si l’état de rimeur lui donnerait à vivre »... Ce gros timbre de violonneux de village, si bien maîtrisé, canalisé en longues prosopopées curieusement comiques et graves à la fois, est celui qui pose dans son ampleur le drame historique d’un « poète nouveau », selon sa constante expression : c’est pour s’interroger sur la situation qui lui sera faite, dans la société, en cette fin de siècle tourbillonnaire...

51 L’on a mal compris sa mendicité perpétuelle auprès des grands, le thème toujours présent. de l’argent des libéralités qui font vivre, beaucoup plus essentiel que, par exemple, chez Marot, et dont le retour insistant ne peut s’expliquer·par les besoins immédiats du poète, qui n’eût, pas résisté à la misère qu’il étale... Un faussement naïf Sonnet au Roi se termine sur ce dilemne : Je suis comme je vous l’ai dit, charron de mon état ; Mais je me recommande moi-même à votre Majesté : Si je n’étais charron,. je ferais quelque chose de beau ! Ô noble Roi sorti·d’une si noble race,

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Souffrirez-vous que je doive reprendre la hâche ? N’aurez-vous pas pitié de ce poète nouveau ?

52 Il a su assumer la dure condition d’écrivain, celui qu’on voit sur ses portraits une plume à la main, élégamment vêtu, avec·sa fraise, son chapeau rond, son pourpoint brodé et sa belle cape, et que personne n’aurait pris autour de lui pour un charron·authentique6... Quelques poèmes en français n’étaient pas concevables au XVIe siècle de la part d’un charron qui se fût trouvé dans l’impossibilité d’apprendre cette langue parfaitement étrangère à son milieu ! L’hypothèse d’un Galhard charron rend insolubles les problèmes qu’elle pose, lesquels s’éclairent tous si elle est rejetée.

53 Ces vers tombent drus sur le trottoir comme de grosses gouttes de pluie fertilisante... Point d’obligation plus vitale que celle d’écrire : elle triomphe de toutes les tentations et de toutes les voluptés.

54 Tanguant dans une constante ambiguïté, Auger est en scène jouant son personnage de bouffon, qui dit de manière suspecte des choses vraies mais toujours à haute voix : ceci n’est pas une poésie de cabinet ! Prosodie parlée, accentuée, articulée, qui se règle sur le souffle du diseur, avec une très forte scansion. intérieure, de ces vers que les comédiens ont d’un coup merveilleusement « en bouche »,malgré les méandres de la phrase et les redoublements de la pensée.

55 Quel est donc ce bouffon versifiant qui peut tout se permettre : conseiller au Roi de Navarre de s’entendre avec « notre Roi France et de Pologne », et dénoncer les flatteurs qui mettent entre eux la brouille ; puis faire l’éloge de Du Bartas contre Ronsard ; et tendre enfin la main pour percevoir les « écus au soleil » qu’il estime avoir bien mérités ? Tout cela dans une adresse à celui qui venait présider en 1579 à Montauban le Synode protestant.

56 Il dédie à Henri III un discours « pour le prier de vouloir bien faire la paix », l’une des grandes pages de la poésie politique de ce temps, de même que sa Remontrance aux soldats sur le mal qu’ils font à la guerre et sur le mal qu’ils y endurent, mais il faut obéir au Roy.

57 Ancien soldat huguenot dans cette capitale huguenote, il songe au peuple vivant, et traduit avec une belle effronterie, et une étrange vérité son espérance : Tous les grands et les petits et la piétaille aussi, Nous prions de bon cœur Dieu de vous faire la grâce De pouvoir accorder princes et députés Qui sont allés vers vous afin de demander la paix, Pour la faire annoncer partout ensuite, à son de trompe ; Et puis ,qui la rompra, qu’il se rompe le cou ! (v. 1-6).

58 Il n’absout ni Papistes, ni Huguenots, mais demande pour ceux-ci qu’on les laisse vivre « en leur religion ». Car de (vous) faire service ils ont bonne intention, il s’en porte garant7...

59 Le jeu qui consiste à parler en alexandrins de tout ce que le hasard propose ne verse pas dans les raffinements : les interlocuteurs vivent au grand air des guerres ouvertes en une citadelle responsable de la loi qui se forge et des· luttes... Reçu dans les riches maisons d la ville, et chez les petits châtelains des environs, il y mime, en lettré l’inspiration populaire, et trouve à ce permanent théâtre la signification d’un moment de l’histoire.

60 « En langue d’Albigeois », car, seule, cette langue lui permettait de se placer en position strictement populaire, ou mieux cette parodie de langue le met en situation de parodier

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l’austère pensée et la poétique de ses contemporains. Son scepticisme est incompatible avec une revendication linguistique, comme celle de Garros. Il vit en France, il y voit deux rois, deux religions, et sa seule revendication est une revendication de bonheur sans contrainte et d’amitié sans fraude, un « ordre des coexistants », revendication qui prend une résonance nationale, – Auger est un des grands poètes de son temps, lui- même n’en doute pas plus qu’il ne doute de son originalité, face à tant de copieurs qui pillent Pétrarque.

61 La quasi-totalité de ses poèmes ont forme d’adresses, discours fort différents de ceux de Ronsard et des épîtres de Marot, comme des satires du XVIIe siècle : discours d’un bateleur interpellant toujours quelqu’un ! Il bonimente chez ses mécènes, comme dans une parade foraine, prenant chacun à parti nommément. Le monde est une scène : il fait participer son auditoire à la farce qu’il joue pour vivre, ayant l’obscur sentiment, du reste, que ce qui se disait dans la « Genève du Midi », en ce temps-là, était audible de partout en France.

62 Trois autres Occitans auront, comme Auger, une carrière de poètes professionnels, à l’œuvre abondante, sans autre raison sociale que celle d’une ironie qui remet chacun en place à la ronde, à commencer par l’auteur, et porteront ainsi jusqu’au paroxysme l’art de théâtraliser le monde et de se transformer eux-mêmes en marionnettes de comédie : Bellaud de la Bellaudière (1543-1588), « arquin » ou gai compère à Aix, issu comme lui des aventures de la guerre civile, et que connut Malherbe ; Sage (1583-1642) à Montpellier8, qui déjà vieux fut un familier du jeune duc de Montmorency ; et l’illustre Godolin (1580-1649), ami de Cramail, comte de Monluc, et de Maynard, du jeune Molière, prétendit-on, qui régna quarante ans sur Toulouse ; auxquels on pourrait adjoindre le peintre Pader (1617-1677), et le compositeur et chef d’une troupe de musiciens et chanteurs ambulants, Gautier de Marseille (1643-1697), dont le comportement est identique... Comme Auger ils s’affublent d’une personnalité seconde décalée, inverse et instable, entièrement artificielle, pour répondre au goût d’une société urbaine qui se contemple en eux, et croirait-on, s’humilie, se purge et se rit d’elle-même, - il ne semble pas qu’on puisse citer, en France du moins, aucun auteur d’un type tout à fait équivalent, ni leur trouver d’exacts homologues dans d’autres époques.

63 Il y a chez Auger Galhard, tour à tour, et dans le meilleur sens, du Peire Vidal et du Rutebœuf, de l’archiprêtre de Rita et du Villon, du Gringoire et du Collerye, de l’Eustorg de Beaulieu, du Rabelais et du Marot, du Sigogne et du Mathurin Régnier ou du Scarron, et un burlesque appartenant au noyau du langage : est-ce l’essentiel ? Son rire, plus proche du rire de Breughel ou de Cervantes que de celui de Rabelais ou de Molière, met en question l’existence humaine, conformément à une poétique toute baroque de la gratuité, à une jonglerie du moi, caricaturalement et constamment affirmé, exposé, afin d’en manifester l’irréalité et les pulsions contradictoires.

64 M. Camproux a relevé des parentés avec Montaigne, et notre poète n’est-il pas à la poésie ce qu’est à la prose Montaigne, le contestant du siècle ? Stylistiquement l’un et l’autre, étalant leur propre vie et leurs actes, procèdent par digressions : Galhard n’est intégralement que digression, selon une méthode poético-théâtrale comparable mutatis mutandis à la méthode de l’Essai en prose, et argumentant imperturbablement, roule et grince comme une roue de ses mythiques charrettes.

65 Il s’oppose à Garros, sur le plan de l’œuvre, comme Montaigne à La Boétie : après la certitude, le doute... La Boétie est mort et Garros se tait depuis 1567 : Montaigne et

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Galhard commencent leur œuvre en 1571 et 1575, alors que les déceptions de l’histoire sont survenues, et Galhard arrête à Montauban ses pas de la même manière que Montaigne se retire dans sa librairie, pour entrer en littérature.

66 Galhard n’oublie jamais de contrôler au trébuchet de la vie matérielle et collective la validité des idées. Il ne s’analyse point, il cherche dans ses actes sa vérité : ’ose croire qu’une telle démarche inaugure dans notre culture le Baroque, émergeant d’un doute ontologique.

67 Pour lui, comme pour Montaigne, sa personnalité n’est pas une donnée, mais une construction inachevée de son art. Montaigne use d’un art de l’intellect, un art de stimuler la pensée créatrice : Galhard d’un art du théâtre, par lequel il apprendra chaque jour un peu mieux à être, à se refaire, à protéger ses droits à l’existence.

68 L’un et l’autre mendient un moi qui ne cesse de les obséder et de les fuir, au fil des mots, des mots gestuels9. Quoiqu’il répugne à en faire l’aveu, le poète ne vise pas moins que l’essayiste à méditer en moraliste sur tous sujets : jusqu’aux problèmes de l’éducation, dont il recommande longuement aux parents de s’y intéresser dès l’origine de l’enfant qu’ils ont engendré, avant qu’il n’ait formé sa personnalité, - il les conseille en termes parodiques et en partisan d’une pédagogie impersonnelle et normative, inverse ou complémentaire de celle de Montaigne, mais dérivant d’un même scepticisme.

69 Galhard joue donc et se joue la comédie, afin de devenir quelqu’un, quelqu’un que tout étonne, dans les expériences désordonnées de sa vie sociale, - ce qui ne l’empêche d’organiser avec beaucoup de cohérence son Banquet, entre deux admirables, proses, préface et postface, et avec une rigueur littéraire qu’il assimile à la rigueur morale10 !

70 On l’a qualifié à la légère de parasite : d’un certain point de vue, un poète en effet a un destin parasitaire. L’on ne voit guère comment il pourrait en être autrement, malgré cette nécessité vitale que notre Galhard ne cesse de démontrer et ces relations humaines, ces nourritures dont il est le fabricant, lui qui offre à tous un Banquet, « auquel banquet il y a beaucoup de sortes de mets, car tout le monde n’a pas un seul et même goût ».

71 Galhard est comme Montaigne un homme qui se cherche, en même temps qu’il cherche les raisons de vivre du poète, et les raisons pour lesquelles il faut le faire vivre : méthode en quelque manière, si l’on veut y regarder de près, voisine de celle de certains auteurs d’aujourd’hui, mettant fin à l’artisanat littéraire... Poétique de la poésie, ou plus exactement du métier poétique.

72 Nous voilà, me semble-t-il, au centre de cette œuvre si riche de sens, et dont le centre pourtant se dérobe, - qu’on trouvera à apparenter surtout à l’hilare dramaturgie plasticienne de Breughel (1530-1569), autre insolent solitaire dans son siècle... L’effarante consolation, ce discours à sa femme, qui se trouve à l’article de la mort : Les médecins, mon amour, m’ont dit un grand secret. À mon fort grand regret, il faut que je vous le dise : Ils vous font entendre que vous serez bientôt guérie De peur que vous ne regrettiez la vie. Mais ce sont des insensés, car moi, je ne crois pas Que vous craigniez d’aller de vie à trépas. À moi vous avez dit plus de vingt fois ou trente Que de mourir jamais vous n’auriez crainte, Et c’est pourquoi, mon amour, je vous veux avertir, Que, puisqu’il plaît à Dieu, il nous faut séparer... (vv. 1-10).

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73 Ce mélange de cynisme et de tendresse se prolonge durant 252 vers. L’épouse ainsi encouragée meurt en effet : un chœur de femmes recommande alors à Auger de se remarier. Mais celui-ci entend rester fidèle à son premier amour ! Scène digne de Breughel-le-Drôle, dont les personnages sont aussi lourdement socialisés, individualisés par leur grimace, mystérieusement entravés dans leur liberté naturelle par des circonstances équivoques : il se lamente, résiste, s’apitoie sur le sort rigoureux de celle qu’il pleure, voudrait être trépassé à sa place... Fiction pour saisir par « distanciation » la Mort insaisissable, comme on en voit chez Cervantes, où se mêlent de même réalisme et baroque ; or le poème suivant efface tout, puisqu’Auger y « démontre » à ceux qui lui reprochent d’être encore... célibataire, que marié il n’aurait eu le temps ni de lire ni d’écrire, pour se faire des amis, chez qui il est le bien venu, conformément à sa vocation la plus certaine11.

74 Brantôme, peut-être, observateur éhonté, constitue avec Montaigne la meilleure introduction à l’œuvre du « charron » et à son cabotinage de génie ! Ces trois témoins surplombent, à leur manière, les événements qui les pressent de toutes parts, ils ont pris le recul méthodique, pour retrouver la mesure humaine : ils participent au renversement des valeurs, à cette dé-sacralisation du poète, de la poésie, de la morale et de la société dont l’Aquitaine s’est en quelque sorte fait le champion, - et l’auteur du Banquet n’entend se régler que sur ce qu’il fait, subordonnant la littérature à ses gestes, indépendamment des idéologies, lui qui ne sait rien, affirme-il, bien qu’« il étudie ».

75 L’unité, structurelle de ehacun de ses monologues raisonneurs est ainsi une sorte d’unité négative, d’unité en creux, une fiction parodique, une pure mise en scène... Le triptyque que voici procède d’un véritable contre lyrisme. Dans un premier sonnet, Auger demande à une veuve de l’agréer pour « favori ». Au deuxième, celle-ci répond qu’elle ne veut pas d’un tel fou qui ne guérira jamais de sa folie, mais celui-ci ne reste pas sans réponse12. 1. AUGER À UNE VEUVE Puisque Dieu a voulu que la mort rigoureusement Soit venue chercher votre premier mari, Je voudrais bien vous prier, moi, afin d’être votre favori, Car je désire fort, pour ma part, que vous soyez mon amoureuse. De me refuser, vous seriez bien misérable ! Vous savez que j’ai quelque peu d’esprit : J’ai bien été fou, il est vrai, mais maintenant je suis guéri Cette maladie-là n’était pas dangereuse. Vous dites que vous vous morfondez quand vous n’avez pas de coq. Je suis donc votre affaire. D’ailleurs je vis tout seul, Et puis je sais jouer un petit peu du violon, Et vous un peu du luth et aussi de l’épinette. Ce ne sera-t-il beau, quand tous deux nous entonnerons Quelque chansonnette ? Donc, ne me refusez pas. 2. RÉPONSE DE LA-DITE DEMOISELLE À AUGER Vous me dites, Auger, que vous avez été fou, Et que vous êtes guéri, ajoutez-vous, de ce mal-là ! Quoi que vous fassiez, jamais vous ne guérirez comme il faut, Et vous serez toujours gâté peu ou prou. Ainsi n’imaginez pas de dormir à mon côté, Quand vous, Auger, seriez le roi de Portugal. Si vous avez été fou, vous resterez toujours de même : Je sais que jamais vous n’en finirez...

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Car tous les médecins qui sont dans Paris Disent que de ce mal, jamais on ne guérit, Et vous voudriez me faire croire ici que vous êtes bien guéri... Mais moi, je ne croirai jamais pareille chose ; Par conséquent, Auger, je vous prie, s’il vous plaît, De chercher une autre femme, - et moi un autre mari ! 3. RÉPONSE D'AUGER À LA SUS-DITE DEMOISELLE Puisque vous ne me voulez pas parce que je suis fou et moqueur, Au moins vous devriez me faire donner votre sœur : Vous voyez que d’amour la pauvre fille mourra, Si vous ne lui donnez quelqu’un qui soit rimeur. Vous pouvez en parler à vos père et mère, Et leur dire que je l’aime de fort bon cœur. Si l’on ne me la donne, j’ai grande peur, quant à moi, Qu’elle ne meure à cause de moi, et elle ne tardera guère. Hélas ! n’a-t-on pas tort de la laisser mourir ? Elle n’a d’autre mal, si ce n’est qu’elle ne peut fleurir : Mais croyez qu’elle ne fleurira bientôt, si avec moi on la marie. Je sais comment il faut lui faire venir des fleurs ! Elle n’a d’autre mal que ses pâles couleurs. Si vous me la faites donner, moi je l’aurai bientôt guérie.

76 La poésie ne perd point ses droits, à ces jeux énorme de société : quoique tout y semble théâtre, le langage avec ses noueuses articulations continue à triompher dans sa plénitude expressive, ayant été déconnecté par sa fonction spectaculaire de l’usage normal – dont il maintient pourtant la parodie. Un influx de théâtralité est entré dans le vers pour en intensifier et en spatialiser l’expression sans le dénaturer, et il est clair qu’aucun metteur en scène ne pourrait porter à la scène de tels authentiques poèmes, modèles de jonglerie poétique.

77 On excusera le terme de « sur-théâtralité » pour désigner un jeu qui annexe le réel et, de surcroît., le créateur lui-même : forme d’art et d’existence en société, qu’eût refusée l’individualisme épanoui de la Renaissance... Baroque par hypothèse dans l’univers en mutation, défiant les codes et les limites13, et qui constitue une critique de l’art poétique antérieur, non par le haut. et en idée, mas par en bas.

78 Cette carrière littéraire, pareille à une immense métaphore, prolonge et, par une curieuse dialectique, contredit la carrière militaire qui l’a précédée, dont elle conserve la dynamique, quand il faut faire face sans attendre, dont elle retient le goût des hasards... Les grands thèmes, sous une face caricaturale, s’y distribuent savamment, souvent moraux, rarement religieux : plaisirs de la table et de la boisson et priapées, les relations mondaines, la politique, l’amour, la mort même, le terroir parfois, l’art poétique, la vieillesse ; mais on n’y rencontre nulle idéologie issue d’un humanisme abstrait ; et ces thèmes qui ont fourni matière au classicisme postérieur, restent objets d’incantation verbale, plus que de « beau langage », ou sujet d’amplifications irrégulières, emportés dans lourd geyser de sonore métrique, dans le rauque élan irrésistible d’une phrase disloquée, identifiable entre mille... Un mystère y est parfois inclus, comme dans ces Amours prodigieuses, sa dernière œuvre publiée, où le vieux poète se proclame amoureux, en Béarn où il finit ses jours, d’une très jeune négresse, suivante de la sœur d’Henri de Navarre, et le Baroque est là comme un alcool14.

79 Pour comprendre complètement la violence breughélienne d’Auger, et sa route zigzagante, cette personne oscillante, transparente qui s’invente, sans doute fallait-il, en dépit des évidentes différences qu’il serait trop facile d’énumérer, attendre le

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« moi » impertinent de Sacha Guitry, et l’art de cabaret ou de cirque15, ou le témoignage qu’en a porté Toulouse-Lautrec, fils du même terroir, mais, aussi Antonin Artaud et ce qui a suivi le Théâtre et son double (la revendication d’un signe qui précède le vocable) - et la quotidienneté de Ionesco pour comprendre un peu la quotidienneté du XVIe siècle, et plus encore le verbalisme d’Audiberti pour pardonner la farce et la dérision, l’obsédant bavardage du cher charron obstiné de Rabastens et de Montauban16 ?

Le sens spécifique du processus occitan

80 Une optique respectant la vision des ensembles, mais très précisément située dans le lieu comme dans le temps, contribue à éclairer les faits d’en bas, à en démêler les racines : il n’y a de science que du plein ! Il faut proposer aux chercheurs occitans d’entreprendre une nouvelle lecture de leurs auteurs en vue de les réintroduire à leur place dans l’édifice de la civilisation.

81 Le centre d’intérêt résidera dans les formes d’un Baroque d’origine bourgeoise... La contribution du génie occitan au Baroque s’épanouit au XVIIe siècle, dans le cadre d’un royaume régi de Paris : elle témoigne d’une profonde allégresse vitale.

82 La poésie occupait les loisirs de la bourgeoisie cultivée. Voix de cette société : elle s’établit au centre du complexe culturel.

83 Avocats, médecins, ecclésiastiques se donnent entre eux une fête de poésie ! On dirait un immense salon : pourtant c’est un pays, avec son ciel, ses campagnes, ses agitations, ses graves responsabilités civiles, et il n’engendre aucun rite retranché de la commune sensibilité.

84 Dieu-Osiris, Galhard, dont l’importance au seuil d’un siècle d’expérience occitane ne saurait être surestimée, renaît en des poètes aux plumages variés, qui mènent grand vacarme sur les toits de bonne bourgeoisie. L’Occitanie relaie, au XVIIe siècle, Galhard, dans son rôle d’accoucheur de la gaîté du monde citadin : les auteurs occitans désoccultent un subconscient coopérant, celui de leur classe, ils doivent être lus comme l’expression d’une seule vocation collective.

85 Cette poésie du comportement, qui refuse le cercle confiné, est pourtant « pour quelqu’un », mais parce qu’elle doit se dire à haute voix avec une vigoureuse diction, minutieuse et toute projetée dans l’air extérieur, comme un texte de théâtre, la critique hésite à l’entendre. Elle ne ressemble ni à un chant ni à une mélodie, ni à un exercice de style, ni à un épanchement : acte verbal, elle dit comme on agit, pour remuer la lumière et la faire miroiter sur des objets quelconques, – Baroque sans faste.

86 Les langues voisines possèdent des poésies en général aux prises avec des subjectivités excessives, moins socialisées... Les malheurs des temps (crises religieuse, politique, économique dans cette région) n’ont pas engendré ici une littérature tragique : la bourgeoisie des pays d’Oc, loin du pouvoir central, fixe d’autres fins aux exploits de sa langue ludique, des fins récréatives, sédatives et illusionnistes.

87 Exemple typique, Bédout, médecin d’Auch, né en 1617, qui publie à Toulouse, à vingt- cinq ans, un bref recueil, conclusion du feu d’artifice allumé par Galhard. Tous les genres cohabitent : vrai échantillonnage du baroque occitan par un représentant de la dernière génération de notre période, que sa virtuosité rend effronté comme un beatnick d’aujourd’hui.

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88 Son monologue en prose pour une Mascarade éclaire le mystère qui gouverna près de cent ans nos Lettres, leur pulsation, leur démon : ...Je ne suis ni Saturne, ni le maître des vents, ni Cupidon ; je ne suis ni Narcisse, ni Adonis, ni Acis. Qui suis-je donc ? C’est à moi de le dire et à vous de l’entendre...... Couvrez la jambe de votre curiosité avec la chausse du respect, si vous voulez que je vous donne la jarretière de ce mystère : je suis le vénérable Margras... (entendez : le génie du Carnaval, de la fête populaire). ...La divinité de tous les autres dieux ensemble n’est que vent auprès de la mienne : le vêtement de plumes qui couvre ma prestance montre assez que je me moque d’eux, et que la force qu’ils ont n’est que plume auprès de mon pouvoir, et qu’ils sont inconstants, peu assurés et faibles comme la plume...

89 Cette vis comica, le démon de la fête et de la parade, noble et fort, part en guerre, avec ses fils Bontemps et l’Amour, à la fin du monologue, contre la trop vulgaire Goinfrerie, et s’identifie à l’âme de la société humaine, à son influx suprême de santé, affrontant le Temps, - sublimation de vitalité occitane.

90 On ne relève aucune littérature de résistance occitane et anti-française, au cours d’un siècle où ce pays donna tant et de si constants soucis à la Monarchie. Un seul poème, au XVIIe siècle, fait écho au discours de Galhard à Henri III, et c’est un étincelant pamphlet contre les Désordres du Bas-Pays, contre par conséquent le soulèvement de 1632 suscité par Gaston d’Orléans et Montmorency17. – Son auteur, François Bonnet, avocat à Béziers, dut, pour se mettre en sûreté, après les troubles, s’établir à Toulouse, d’où il maudit sa ville natale.

91 On attribuera à Bonnet, à coup sûr, le meilleur d’une collection de pièces anonymes dite « Théâtre de Béziers » : Bonnet, qui porte en lui une vocation de satirique, est, avec Cortète, de Prades près d’Agen, gentilhomme de la suite d’Adrien de Monluc, le principal auteur de théâtre de cette période. On observera la structure poétique de sa sensibilité toute collective, et son sentiment très fort de la loi sociale, qui surplombe et soutient la vie de chacun, d’où l’importance de son témoignage, du point de vue de la sociologie des formes poétiques.

92 Il est significatif d’un pays sans vraie capitale, mais non sans personnalité18, que Béziers ait pµ servir de lieu d’expérience théâtrale, entre 1616 et 1672. à l’occasion des festivités annuelles des Caritats ! Théâtre de tréteaux : de la scène à la foule, les échanges naturels sont inscrits dans le texte.

93 Les vagues pastorales de Bonnet sont de vifs dialogues de peu d’action et de personnages, sans lieux très définis, mais d’une grande verve poétique, des comédies aiguës de mœurs bourgeoises.

94 Relief des caractères, dans leur active genèse : celui, parodique, d’un Philidor, amoureux éconduit et transi ; ceux de personnages féminins libres, indépendants, dénués de préjugés... Le Philidor des Aventures de Gazette retrouvera son aplomb et l’équilibre de sa personnalité, quand l’ordre social aura ramené brutalement sa Philis à une saine appréciation de la destinée, de bon cœur acceptée après un grand rêve d’anarchie et d’évasion.

95 La mère de Philis faisait en ces termes l’éloge de sa fille, avant que celle-ci ne, lui donnât du fil à retordre : ...À voir l’éclat de sa chambre en ordre, Il semble que les murs sortent de la lessive. Philis va faire les lits, tandis que le dîner cuit...

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Et pour ne pas perdre de temps, bien souvent, on s’avise Qu’elle pisse en marchant, sans relever sa .chemise.

96 Si ces derniers vers étaient prononcés par Gazette, le joyeux drille qui emmènera Philis chez les bohémiens, ce serait joyeuseté burlesque et grossière ! Mais si une mère, fière de sa progéniture, médite et détaille ainsi à haute voix ses ver’tus, le son est changé : l’expression accuse un trait de psychologie... Violent langage de satire et de comédie, compris du vaste auditoire, bourgeois et populaire à la fois.

97 Gazette s’extasie, ailleurs, devant la même Philis : Dès l’abord, sur mon âme, je la prendrais pour l’aube, Qui, du haut du ciel, serait venue sous cette robe !

98 Le thème de la belle matineuse est parodiquement transposé, dans la jonglerie verbale, par un procédé tout proche de ceux des modernes surréalistes, mais non platement burlesque.

99 Grâce au choc des concepts, l’emprunt réaliste accuse l’intensité d’une langue essentiellement poétique : entre le lyrisme et le burlesque, compromis original s’éloigne radicalement de la versification technicienne de Molière... On reconnaît au théâtre même, les puissantes racines de l’arbre planté par Galhard. Bonnet exprime l’intentionnalité profonde du peuple occitan, face au monde qui l’entoure : cette franche bourgeoisie joue à s’emparer des trésors poétiques que l’époque lui offre, pour les projeter dans un éclairage qui lui appartienne, d’un geste brusque et ferme. Elle ne subit pas la mode de la capitale, et son indépendance se manifeste avec autorité.

100 Le processus de théâtralisation poétique nous est apparu d’abord comme un acte de parade, exaltant un moi fictif du poète, puis comme un acte de parodie, réduisant le champ culturel qui le porte au néant d’une apparence. Quant à l’acte de jonglerie qui en est 1a troisième composante, plus difficile à saisir, il concerne tantôt le signifié, attribuant une importance manifestement excessive au fait suractivé par un contexte imprévu, tantôt le signifiant, les formes verbales, par un humour de foire, projetant le lecteur dans l’anonymat collectif : baroque « d’intensité »,. dirions-nous...

101 Celui qui signale une plastique qu’on a parfois peine à accommoder aux catégories de « surcharge » ou de « mouvement », dont M. Vanuxem a établi la si instructive distinction. L’art occitan de cette époque est bien en chair, animé, mais naturel, et très typé : contenu par des préoccupations d’intense vérité, comme un fruit mûrissant.

102 Serait-ce une catégorie proprement bourgeoise, et selon cette optique ne récupérerait- il pas pour le Baroque, à l’étranger même, bien des œuvres qu’on hésite à classer ?

103 De Garros et Galhard à Bonnet et Bédout, le renouveau occitan intéresse l’ensemble du Midi de la France, mais la concentration majeure appartient à l’orbite de Toulouse... Une question de niveau interviendra : le contexte de la poésie occitane se situe à mi- distance entre le sommet monarchique et la base populaire de la société.

104 L’impulsion directrice a trois caractéristiques principales : 1. l’élément actif en est la classe bourgeoise ou la noblesse de rore, intimement liées à l’oligarchie capitaliste marchande, soucieuses de bien-être, plutôt que de grands desseins ; 2. cette bourgeoisie n’a pas pour intention de constituer un État ; elle s’accommode du cadre français ; ses arts et sa littérature sont néanmoins à usage intérieur, comme ceux d’un État, par suite de l’impératif linguistique, – sans qu’on puisse remarquer cependant un centre d’hégémonie ;

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3. ses idéologies repoussent l’esprit d’abstraction et de système, et portent en elles le germe d’une dramatisation toute formelle, accordée aux situations ambiguës dans lesquelles elle se meut plus qu’aucune autre bourgeoisie du royaume, – et à son statut juridique, avant la grande centralisation étatique.

105 Il n’est pas surprenant qu’un tel milieu, en-deçà de la nation classique, – mais non simple province, – ait fourni un terrain propice à la culture de formes bien structurées, rejetant les délirantes logomachies observées ailleurs, un baroque de société laborieuse sans appareil central, où les hommes se regardent vivre leur civilisation, et figurent tels qu’ils sont, en actes, – l’Occitanie est au XVIIe siècle cette sorte de « nation » en creux, vouée au Baroque comme une harpe éolienne, qui refuse de se prendre pour une nation... Nous admettrons que ni Galhard ni ses cadets La Bellaudière, Godolin et Sage, – témoins d’un grand intérêt théorique, ne pouvaient apparaître dans d’autres conditions et qu’on se trouve en présence non de cas individuels, mais d’un phénomène occitan, dans quatre villes différentes, Montauban, Aix, Toulouse, Montpellier : ce ne sont ni des poètes de Cour, ni les domestiques de grands personnages, ni les prophètes pensionnés des destinées du royaume, ni non plus des chanteurs populaires quoiqu’ils tiennent de tout cela un peu, sans nul doute.

106 Emblèmes vivants, ils incarnent, – de même qu’Hilaire Pader et Pierre Gautier - l’esprit d’un milieu, d’un peuple, d’une ville, et dans la position aventurée qu’ils occupent tels d’éternels funambules, ils libèrent l’étincelle d’un baroquisme sans mélange, un baroquisme de verve19.

107 Ce qui apparaît de stabilité, de régularité dans le Midi doit être considéré comme un atavisme, une rémanence, plutôt que rattaché au véritable Classicisme novateur et national de la France du Nord. L’on ne confondra pas avec les Classicismes antérieurs au Baroque, le Classicisme postérieur, dont les prophètes sont Malherbe, puis Descartes et Poussin : à ce Classicisme spécifique, le Midi est resté en général étranger, jusqu’à ce qu’il déborde le cadre français, jusqu’au Néo-Classicisme, auquel nos régions participèrent activement, tout comme les autres pays d’Europe.

108 Ma conclusion tendra, non sans circonspection, à poser les termes d’un débat, auquel semblent conduire les faits évoqués.

109 On aborde traditionnellement l’univers baroque par le biais de l’art architectural. On considère, sans doute à juste titre, que le Baroque est art de l’espace : mais d’un autre côté dans la représentation baroque, le Monde n’est-il pas un théâtre, où chaque Créature figure un insolite personnage ?

110 Le chemin du théâtre sera-t-il considéré comme l’une des avenues royales qui introduisent à l’esthétique baroque ? La théâtralisation de l’art poétique ne traduit-elle pas un processus de baroquisation – lequel chez certains auteurs d’Occitanie prit des formes extrêmes ? Étant entendu que ce n’est pas le théâtre qui absorbe les autres arts et les élimine, mais au contraire chaque art qui emprunte et assimile de l’art théâtral ce qu’il lui faut pour se dialectiser et se baroquiser et prendre un nouvel essor, sans se nier lui-même, ni mettre en cause son intégrité.

111 Une méthode rigoureusement scientifique, dût-on conclure que le théâtre soit l’un des arts directeurs de 1a civilisation baroque, n’acceptera pas cependant de privilégier, dans une perspective exploratoire, tel mode d’expression...

112 Plus : si l’on admet que le terme de baroque puisse en quelque manière désigner une attitude de la pensée, un comportement, un mode d’existence, bref domine, les formes

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et manifestations d’une culture donnée, et serve à mettre en évidence l’unité de cette culture, ne devra-t-on pas décréter d’insuffisance toute tentative d’identifier le Baroque à l’un de ses attributs ? Le Baroque n’est point un qualificatif, une approximation, mais la réalité d’un moment historique.

113 La connaissance du Baroque a franchi depuis longtemps la phase primitive des synthèses précédant l’analyse... Des travaux fondamentaux ont paru dans les principaux domaines, – pourtant ces travaux ont peine à se lier entre eux, séparés, semble-t-il, par des franges d’incertitude : il reste à constituer, d’un consentement délibéré, le front scientifique d’étude du Baroque, auquel ces Journées de notre Centre de Recherches se sont donné mission de contribuer.

114 Selon les nations et parfois les régions, l’expression baroque s’est développée sur des rythmes différents. En Occitanie, 1a poésie semble catalyser 1’essentiel de l’inspiration baroque, au détriment de l’architecture, et en s’imprégnant de « théatralité », en reprenant au théâtre, parfois jusqu’au paradoxe, des procédés qui en font un art du paraître : ainsi chaque culture particulière peut se trouver polarisée différemment par un art prépondérant20.

115 La science du Baroque vise à inventorier les variétés formelles livrées par l’expérience, puis à rassembler en une vue cohérente, différentielle et sélective, la géographie d’une civilisation en marche, à retrouver des structures évolutives au sein des diverses « cultures » constituées...

116 Après tant d’essais d’explication, sans doute le concept de Baroque, pareil à tous les concepts de ce type, sera encore utilisable si on renonce à en user comme simple catégorie esthétique pour classer sommairement des œuvres et des faits, sans qu’il soit nécessaire d’approfondir leur signification phénoménologique, leur valeur ni leurs relations mutuelles, ni de déterminer les agents de transformation, leurs besoins ni leurs drames ; et si enfin on décide de l’envisager du point de vue d’une praxis créatrice, comme une ligne de force de civilisation.

NOTES

1. in Le commerce du pastel et de l'épicerie à Toulouse de 1450 environ à 1561, Toulouse, Privat éditeur. 2. Notamment Alfred JEANROY dans son Histoire sommaire de la poésie occitane. 3. Sa naissance se situerait, selon nous, après 1532 et avant 1538, le plus probablement en 1535, ou 1536. 4. Dont on attend une édition enfin complète et critique du poète. 5. Ainsi le peintre contemporain Dubuffet emploie le graffiti pour une contestation de tout le sérieux du monde. 6. Il ne manque pas de garder ses distances et de marquer la différence de rang entre son art et celui des célèbres ménétriers Poncet et Mathely, de Toulouse, ou Saqueboute de Moissac. 7. M. Mathieu MÉRAS suggère d'étudier l'origine de cette pensée politique, et d'examiner si Galhard n'était pas payé comme propagandiste du Parti d'Henri de Navarre, à Montauban même où étaient imprimées les publications de ce genre.

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8. Date de naissance rectifiée, donnée par M. Christian ANATOLE, dans son article des Annales de l'Institut d'Études Occitanes (IV, 2): « Isaac Despuech-Sage, un libertin ». Isaac Despuech signe son livre de Folies du pseudonyme de Sage... 9. Le langage très physique le Montaigne a pour fin une pensée juste ; à l'inverse, les enchaînements d'idées de Galhard s'achèvent en gestes de l'espace : en signes immédiats de comédien. 10. Cf. Auger au Vicomte, de Panat qui lui reprochait d'avoir fait son livre si petit (Clauzade, p. 204) : ...J'avais assez de rimes pour le faire plus épais, Mais je les ai brûlées, craignant qu'on me reprenne ! Vous dirai-je une comparaison, s'il vous plaît : Avez-vous vu jamais une meule Énorme sur l'aire, lorsqu'on vient de l'élever, Mais toute rapetissée quand elle a été bien ventée ? Ainsi maintenant que je l'ai venté, en est-il de mon livret... Je suis marri plus que si j'avais reçu un coup de dague Tant que je ne l'ai nettoyé de toute son ivraie ... Je dis la vérité, je ne suis pas un hypocrite ... Socrate parlait bien quand il parlait ainsi : Nature devrait faire, disait-il, une porte À l'estomac de l'homme ou une petite fenêtre Pour que l'on reconnût ceux qui sont hypocrites. Si ses paroles se réalisaient, la moitié des hommes, Afin de cacher leurs fautes, marcheraient à quatre pattes. Mais non pas moi, je me courberais un peu seulement, Afin que .par ce trou on ne vît pas mon cœur... Inutile de commenter ces métaphores, dont l'une au moins aurait enchanté André Breton, et cette dignité. 11. Du point de vue de la structure, on relèvera un procédé audacieux qui néglige les articulations temporelles du récit : il n'y a guère d'avant ni d'après la mort pour le locuteur pourtant en situation dans le drame... Le déroulement chronologique semble identique à un enchaînement discursif, et la matérialité du fait se trouve comme escamotée ou transposée par le tour de passe-passe d'un actant qui est en même, temps narrateur. Le Baroque, ainsi que le démontre M. Alexandre Cioranescu, s'arrache à la diachronie et fonde une esthétique de la synchronie. L'irréversibilité temporelle est réduite à une dimension vectorielle de l'espace : l'authenticité se vérifié, dans une détermination géométrique de l'univers, aux figures contradictoires, et dans l'acte en puissance, fondement d'une « dramaturgie ». 12. On y entendra comme un lointain écho des anciens troubadours. 13. En schématisant à l'extrême, ne pourrait-on dire que l'homme de la Renaissance conçoit la société à partir du Moi, cependant que l'homme baroque tente de se rebâtir un « moi » avec du social ? 14. C'est le thème connu de la « Jeune More », dénaturé. 15. Pour fixer les idées, citons le chanteur Claude Nougaro, ou surtout le clown Achille Zavatta... 16. Une dissertation et un long éloge du silence, A.-M. DARIAT, comme les vers inscrits sur son portrait, semblent prouver qu'Auger n'était bavard qu'en rimes, et restait souvent triste et muet à la table de ses hôtes. 17. Il comprend 123 sixains d'octosyllabes, et 3 parties, consacrées respectivement aux préparatifs de la révolte, aux misères de la guerre, au triomphe du « juste Louis » (in Poesias diversas, Pézenas, 1655).

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18. Ce serait une autre étude de comparer les productions des milieux de bourgeoisie en Europe aux XVIe et XVIIe siècles : Venise, les centres bavarois ou rhénans, les Pays-Bas du Sud et du Nord... La situation de l'Occitanie se montrerait très marquée par ses caractéristiques linguistiques et politiques, les unes qui séparent, les autres qui confondent. Confrontation utile également avec certains milieux urbains en France, Lyon ou Grenoble, Dijon, Poitiers... L'homogénéité de la production occitane et la structure intérieure d'une littérature distincte apparaîtraient avec évidence : la poésie occitane adhère à la vie de sa langue. 19. L'originalité de ces auteurs réside dans l'ambiguïté de leur position : ni écrivains français, ni écrivains étrangers... Leur caractéristique principale coïncide ainsi peut-être avec celles de la crise de civilisation qui engendra l'aventure baroque. 20. Le théâtre ne peut-il être considéré comme l'art majeur de l'Espagne du XVIIe siècle pour la qualité, le nombre, la continuité, la cohésion et l'originalité de la production, pour sa puissance directrice et sa représentativité nationale (cf. Ici même les preuves apportées par M. Charles V. Aubrun) ?

AUTEUR

FÉLIX CASTAN Administrateur Général du Centre National de Recherches du Baroque Montauban

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