ANNE LARUE

ANTHOLOGIE ESTHETIQUE DU ROMANTISME

INTRODUCTION GÉNÉRALE

INTRODUCTION

“Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts”. Ce sont les mots mi-ravis, mi-confus que le peintre Eugène Delacroix adresse à Charles Baudelaire le 27 juin 1859. On ne rêve pas plus bel hommage que d’être traité ainsi ; mais Delacroix est-il plus étouffé sous les fleurs et couronnes de la consécration qu’il n’aura été, de son vivant, brûlé par le vitriol des pires critiques ? La question mérite d’être posée. Delacroix reste, aux yeux du public, un peintre assez mal aimé. “On l’admire de parti pris, mais on ne le regarde pas”, note dans son Journal, le 15 septembre 1894, à propos de celui qui fut le chef de file du mouvement romantique. Pourtant cet art mérite quelque intérêt : il était rebelle, sauvage et polémique. Sur son berceau s’étaient penchées les mêmes fées que sur celui d’Hernani au théâtre. Delacroix connaît lui aussi une de ces batailles qui sont les seuls faits d’armes des enfants du siècle, privés de guerres et de conquêtes : celles de l’art. En peinture, tout oppose alors les tenants du colorisme, comme le Baron Gros, Théodore Géricault ou Delacroix lui-même, aux dessinateurs comme les élèves de Louis David et particulièrement Jean-Dominique Ingres. Chacun s’engage sous une bannière, et défend

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son camp. La vitalité de ces combats brosse, à grands traits contrastés, l’esthétique de l’époque. Les textes des contemporains de Delacroix rendent compte de ce clivage, et jettent sur l’artiste et son œuvre un éclairage inédit et stimulant. Ce n’est plus un Delacroix frileux, un Delacroix en chambre, un Delacroix confit dans les admirations de convenance que révèlent ces écrits, mais un Delacroix énergique et passionné, un Delacroix fougueux, jeté dans la bataille des arts contemporains.

Rendre la parole aux plumes oubliées, rééditer des textes difficilement accessibles, tel est le but principal de cette anthologie, qui n’oublie pas pour autant les auteurs les plus célèbres, comme Baudelaire ou Gautier. Qui, mieux qu’un témoin du temps de Delacroix, peut en effet parler sans ambages de celui qui est devenu, par la suite, un de ces trop grands noms qu’on vénère sans y réfléchir, qu’on admire par tradition, qu’on imprime sur les billets de banque, le fronton des collèges, les plaques des rues ? Mais les témoignages impromptus et vivants sur Delacroix décapent allègrement le portrait officiel du grand maître. Le courant de la vie passe dans ces lignes où s’expriment les contemporains, critiques, publicistes, historiens, écrivains ou peintres qui ont connu l’artiste. Leurs textes, très divers, et totalement dispersés, ne demandaient qu’à être exhumés et réunis : çà et là, on butine une lettre, quelques volées de notes sur la peinture, une notice, une page de journal intime, des articles de revue, une préface à un catalogue de vente – sans compter les textes écrits par Delacroix lui-même, qui avait quelque talent de théoricien de l’art. Ces textes ont un point commun : ils sont le témoignage de ceux qui ont parlé peinture avec Delacroix, ou qui ont écrit de son vivant sur son travail pictural.

Une “loi de l’artiste vivant”, si l’on peut dire, préside à la composition de cette anthologie. Une exception : Paul Signac, qui n’a pas connu Delacroix. Mais son manifeste esthétique, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, n’aurait jamais vu le jour si la

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publication posthume du Journal de Delacroix, en 1893-95, trente ans après la mort du maître romantique, n’avait emporté l’enthousiasme de ce jeune et fervent disciple. L’importance capitale du Journal dans la composition de ce manifeste invite à lui faire place. De plus, Signac, esprit très averti et d’une plume esthétique de grande qualité, apporte beaucoup – à l’instar de Delacroix lui-même – à la réflexion sur l’art. La place de la critique d’art journalistique qui concerne Delacroix est volontairement limitée. Il existe un ouvrage de référence sur ce sujet : Delacroix devant ses contemporains, par Maurice Tourneux, véritable florilège des textes les plus marquants. Grâce à ce livre, on n’ignore plus le jugement précurseur que porta Thiers en 1822, dans Le Constitutionnel, sur Dante et Virgile aux Enfers qu’il considérait envers et contre tous comme une œuvre de génie, ni le méchant mot de tartouillade employé en revanche par Étienne Delécluze pour dénigrer le même tableau dans Le Moniteur Universel, ni l’assimilation peu louangeuse des Massacres de Scio, deux ans plus tard, avec le “massacre de la peinture”1. Mais, pour intéressants qu’ils soient, ces textes brûlants d’actualité manquent de recul. Leur engagement direct dans la mêlée romantique leur donne un contenu souvent péremptoire ou anecdotique. Ironiques, railleurs, pleins d’allusions aujourd’hui hermétiques, ils relèvent de stratégies complexes où la peinture elle- même n’a pas toujours une place primordiale. Or ce qui nous intéresse au premier chef est la peinture romantique. On se gardera donc de confondre l’esthétique, qui analyse les courbes, avec la critique qui se contente de noter la température et d’enregistrer au jour le jour la fièvre des temps. Aux pamphlets, on préférera des textes plus réfléchis, surplombant davantage le combat romantique, car pour être plus distants par rapport aux événements bruts, ils n’en sont pas moins passionnés.

1 Voir les textes dans Tourneux (Maurice), Eugène Delacroix devant ses contem- porains. Ses écrits, ses biographes, ses critiques, , J. Rouam (librairie de l’art), 1886.

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Les témoignages où l’on rencontre Delacroix vivant et peignant sont souvent brefs. Parfois quelques lignes dans un opuscule ont le mérite de camper, plus qu’un long discours, le peintre tel qu’il fut. Une anthologie thématique s’imposait dès lors pour sauvegarder ces documents épars.

Elle se divise en trois parties. La première porte sur la Couleur. La seconde se consacre aux Dessin et Composition. La troisième s’intitule Ce siècle de fer.

On retrouve ici, sans trop de surprise, les très classiques “parties de la peinture” qui alimentaient bien des débats depuis la Renaissance : Delacroix est le dernier des Anciens, et sur lui se referment près de quatre siècles d’ut pictura poesis2. Il est l’héritier des grands coloristes de la Renaissance. Sa conception du dessin et de la composition découle de cet engagement premier. Mais Delacroix est aussi, par certains côtés, ce “chef de l’école moderne” que Baudelaire aura voulu voir en lui3 : Delacroix peut dès lors être considéré comme le premier des Modernes. La troisième et dernière partie de l’anthologie est donc consacrée à Delacroix dans son siècle de fer : siècle du machinisme, de l’urba-nisme, du capitalisme, du journalisme, en bref de la révolution indus-trielle. En appelant ce siècle du nom du fer – nonobstant les constructions industrielles où on prend ce métal au sens propre – on épouse peut-être

2 Malgré le Laokoon de Lessing, qui prétend en finir avec cette doctrine issue d’Horace, l’ut pictura poesis perdure au XIXe siècle, notamment à l’époque roman- tique où elle connaît une reverdie notable à travers la fraternité des arts prônée par Théophile Gautier et ses contemporains. L’ut pictura poesis suppose la comparaison entre les arts, et une sensibilité à leurs analogies : Delacroix est encore largement tributaire de ce mode de conception des rapports entre les arts dans la plupart des analyses qu’on rencontre dans le Journal. 3 Baudelaire (Charles), Curiosités esthétiques, Salon de 1846, “IV. Eugène Delacroix”.

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trop étroitement les lignes de ce qu’on a pu appeler le “romantisme révo-lutionnaire” par opposition au “réalisme critique” : ce romantisme est un idéalisme utopique que le moindre chagrin désenchante, imprécis dans ses élans d’enthousiasme, confus dans ses aspirations vagues, somme toute pétri d’immobilisme et d’impuissance sous couleur d’indignation vibrante et de crise idéologique et personnelle4. Il faut se garder d’adhérer à la cause des enfants du siècle, qui condamnent leur époque faute de la regarder en face, et qui se con- damnent eux-mêmes en biaisant sans cesse avec les réalités auxquelles ils sont confrontés ; néanmoins, l’idée de siècle de fer traduit bien un rapport au monde, fait de méfiance, de refus, de déception. C’est ainsi que le conçoit un Delacroix devenu, peut-être, au fil du temps, aigri, triste, désenchanté, vouant toutes ses forces à une bataille épuisante qu’obscurément il sait avoir perdue d’avance5. Delacroix est né, comme tant d’autres à son époque, d’une “histoire truquée, d’une société ambiguë”6. Le carcan de l’idéalisme en peinture, héroïque doctrine romantique dans laquelle il se supplicie, n’est pas sans quelque grandeur splendide d’astre solaire saignant, mélancolique, dans les voiles de son propre couchant. Mais la lutte colossale menée par le peintre au sein de sa propre agonie esthétique, dans ce déclin intérieur qu’il ressent profondément, n’est en fait que le signe d’une cécité historique et d’un renoncement en soi peu louable, quoique héroïsé par soi-même. C’est donc avec quelque distance critique que nous utili-serons cette métaphore, évocatrice de poutrelles et de gares : siècle de fer.

4 Barbéris (Pierre), Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, Paris, NRF-Gallimard, 1970, t. 1, p. 14 et suivantes. 5 Voir Larue (Anne), Romantisme et Mélancolie. Le Journal de Delacroix, Paris, Éditions H. Champion, 1998. 6 Barbéris (Pierre), Balzac et le mal du siècle, p. 17.

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Certains extraits ici publiés figurent dans ce qu’on nomme le Journal de Delacroix, ensemble reconstitué et publié à l’extrême fin du XIXe siècle. L’appellation n’est pas contrôlée : aurait-on échappé de justesse aux Pensées de Delacroix, extraites d’un journal intime comme le furent les Pensées de Joubert (publiées pour la première fois en 1838 ?). Mais la forme brève et moraliste de maximes lapidaires, qui enchantait les esprits au temps de Joubert, ne plaît décidément plus à la fin du XIXe siècle. À cette époque le genre du journal dit intime, né au tournant des Lumières et du romantisme, a eu le temps de se propager et de recueillir ses premiers lauriers. Le Journal de Delacroix fait donc, sous ce titre, son entrée sur la scène littéraire. Des contemporains ou amis de Delacroix (Théophile Silvestre, Achille Piron), avaient d’abord publié des fragments, des extraits, des maximes après la mort de l’artiste. La première édition du Journal de Delacroix paraît en 1893-95, trente ans après la mort du peintre. En 1931-32, André Joubin, directeur de la bibliothèque d’Art et Archéologie de Paris, remanie fortement ce texte, qui est réédité plusieurs fois chez Plon sous diverses préfaces – dont celle d’Hubert Damisch en 1981. Michèle Hannoosh achève actuel-lement, sur des bases scientifiques rigoureuses, une édition du Journal, enrichie de nombreux inédits, qui sera sans doute désormais l’édition de référence pour ce texte. Le Journal de Delacroix fut, durant toute la vie de l’artiste7, l’accom-pagnement de la peinture. Ce texte écrit pour soi-même, sans aucune visée polémique, sous le couvert d’aucune autorité, est le contrepoint de l’écriture publique que Delacroix pratiquait par ailleurs. En ce temps-là, en effet, les peintres prenaient parti dans les débats esthétiques, et Delacroix a écrit de nombreux articles sur les peintres et la peinture, notamment dans la Revue des Deux Mondes. L’écriture

7 André Joubin, second éditeur de ce texte, considère que Delacroix n’a pas écrit de journal pendant les années les plus importantes de sa création (entre 1824 et 1846). Mais Delacroix ne cesse pas de prendre des notes et d’écrire, sa vie durant, des textes qui s’apparentent à un journal.

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personnelle et intime est pour lui, en revanche, un espace sauvegardé de méditation personnelle. Dans le secret de son journal, Delacroix écrit pour lui-même, sans fard. Certes, il lui arrive d’y polir ses répliques sociales, d’exercer sa pointe, de mettre en forme ses articles : le journal joue un rôle de laboratoire ou de piste d’entraînement à l’écriture à publier. Mais il reste aussi un espace où l’on ose s’avouer à soi-même les vrais problèmes de l’esthétique, au lieu de les masquer sous une rhétorique cache-misère, où l’on ose écrire ce qu’on pense tout bas, faute d’oser le dire tout haut. L’écriture publique de Delacroix est timorée et guindée. A-t-on assez accusé le peintre d’avoir une prose “Empire” (c’est Baudelaire qui parle8) ou même “Second Empire” (comme l’écrit Claude Roy9) ! En revanche, dans son journal, Delacroix élabore, avec une écriture inventive et libre qui trouve ses propres voies pour s’adapter à la peinture10, une esthétique nouvelle. C’est pourquoi les idées picturales les plus audacieuses de Delacroix trouvent place entre les pages du Journal, et non dans ses articles. C’est d’ailleurs à partir des notes du journal, et non de ses articles, que Delacroix élabore son Dictionnaire des Beaux-Arts, resté inachevé11, où s’esquisse l’essentiel de sa pensée sur les arts. En rassemblant ici, outre des fragments de cette parole vive de Delacroix lui-même, une mosaïque d’opinions, de jugements, de témoignages ou de réflexions de ses contemporains, nous espérons

8 Baudelaire (Charles), Curiosités esthétiques, L’Œuvre et la Vie d’Eugène Dela- croix, 1863, IV. 9 Roy (Claude), “Delacroix écrivain”, Les Nouvelles littéraires, 9 mai 1963. 10 Voir Hannosh (Michèle), and the Journal of Eugène Delacroix, Princeton U. P., 1995. 11 J’ai publié ces notes sous le titre Dictionnaire des Beaux-Arts de Delacroix, reconstitution et édition critique, Paris, Hermann, 1996. Quoique inachevé, et rédigé au sein même du journal, le dictionnaire forme un tout organique ; rien n’est fini, mais tout y est ; sous l’ébauche perce l’œuvre complète. Le mode d’écriture de Dela-croix rappelle significativement son art de peindre : il compose à partir d’un germe, en rayonnant autour de ce centre. Dictionnaire et peinture ont ainsi les mêmes quali-tés de paradoxale complétude, d’inachevé structuré.

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restituer à l’art romantique sa présence, comme on ranime les flammes mortes, comme on décape un tableau encrassé. Nous voudrions montrer, ce qui serait notre premier but, comment Delacroix fut un maître d’œuvre, un artiste vivant sous les yeux des témoins de son temps.

Un second point importe tout autant. La peinture romantique, avec ses sujets obsolètes, ses références devenues impénétrables, sa théâtralité grandiloquente, son idéal obscur, son feu éteint, ses batailles napo- léoniennes, est bien près de passer, aujourd’hui, pour une fresque ennuyeuse, pleine d’allusions historiques et érudites, mais qui ne vaut pas l’effort d’un déchiffrage. Le but d’une anthologie esthétique du romantisme est donc de faire porter l’accent sur autre chose que cet élément “littéraire”, si vanté par Baudelaire et si décrié par Pétrus Borel12. Laissons donc là les thèmes, les histoires, les mythes, la fabula des tableaux. Laissons à certains critiques du temps le plaisir d’ironiser sur le caractère “moderne” des sujets qui prétendent l’être et n’ont rien de nouveau13 ; laissons là ces débats entre la mythologie (réputée classique) et la littérature du temps (qui se veut révolutionnaire). Laissons-là les doctrines esthétiques elles-mêmes. “Comme nous nous soucions peu maintenant du réalisme de Courbet ou du romantisme de Delacroix ! Leur dessin, leur couleur, leur style seuls nous importent”, s’exclame Signac dans son Journal14.

Tel est le pari de cette anthologie : aborder l’esthétique non à travers la littérature, les sujets, les écoles, les querelles et les idées, mais tout

12 Pétrus Borel souligne l'erreur des peintres qui s'engouent pour des textes éphé- mères et vouent ainsi, par contrecoup, leur propre peinture à l'oubli (“Des artistes penseurs et des artistes creux", L'Artiste, 1833, t. V, p. 253-259). 13 Dans une petite Histoire du Romantisme en (Paris, Dureuil, 1829), F. de Foreinx mentionne un Achille traînant le cadavre d'Hector, “sujet, comme vous le voyez, tout nouveau”, et ironise sur les prétentions de l'école romantique à réformer les sujets (p. 127). 14 Signac, Journal, 9 octobre 1894.

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simplement à partir de la technique. Le romantisme, avant d’être une histoire, une idée, une femme nue ou un cheval de bataille, est une manière particulière de peindre. Il faut commencer par là.

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DU COLORISME À LA COULEUR

Le colorisme n’est pas le chromatisme. Delacroix est à la charnière de ces deux mondes. La couleur, entendue comme colorisme, est l’héritage des peintres de la Renaissance qui savaient faire vibrer les tons en se gardant bien de les poser purs sur la toile. La couleur, devenue chromatisme, s’affranchit des mélanges et tire au contraire sa force des contrastes les plus tranchés. Lodovico Dolce, théoricien coloriste de la Renaissance italienne, vantait l’éclat profond du tono, c’est-à-dire le velours des tons obtenu par de savantes gradations colorées. Mais après Chevreul qui, au temps de Delacroix, établit les premières nomenclatures de la couleur au sens moderne du mot, Signac ou les Delaunay choisissent la beauté sans compromis des couleurs pures et franches.

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Peintre coloriste dans la tradition de la Renaissance, Delacroix est le dernier des Anciens ; tenté qu’il est par les théories de Chevreul, il apparaît comme le premier peintre de la modernité.

La tradition italienne du colorisme

Delacroix s’inscrit encore dans la tradition d’une lutte éternelle, à chaque siècle renouvelée, entre les Coloristes et les Dessinateurs. Titien contre Raphaël à la Renaissance, Rubens contre Poussin au XVIIe siècle, Delacroix contre Ingres au XIXe : les combats se suivent et se ressemblent. Le clivage entre coloristes et dessinateurs est l’épine dor-sale de l’histoire de la peinture en Europe à partir des Temps modernes. Ce n’est pas un hasard si Delacroix invoque l’autorité de Titien et de Rubens, et parfois aussi de Véronèse. Ces peintres sont les garants de son engagement colorisme. Lourde de cette tradition sulfureuse, la bannière de la Couleur n’est pas brandie ex nihilo par un Delacroix amoureux de Rubens, ardent lecteur de Roger de Piles, et qui a toujours considéré Poussin, dans son for intérieur, comme un esprit classique froid et doctrinaire. Au XVIe siècle, ceux qui louaient la morbidezza des chairs, domaine privilégié de le couleur, se voyaient opposer une peinture cosa mentale. Alberti, Léonard de Vinci, Félibien, Mengs, Winckelmann sont d’une tradition étrangère à Delacroix. En peintre cultivé, il lui arrive de se référer à Mengs, théoricien du beau idéal et maître à penser de David, comme dans son article sur Titien. Il n’ignore pas Winckelmann ; il a consacré un article à Poussin. Il cite le Traité sur la peinture de Léonard, qu’il

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accuse de “sécheresse”15. Inversement, il peut se moquer de De Piles, pourtant partisan du colorisme, dans son article Questions sur le Beau16! Mais il est clair qu’il est du côté des coloristes, dans une chaîne qui relie Dolce, Dufresnoy, De Piles et Watelet, ce dernier étant l’auteur d’un Dictionnaire des Beaux-Arts dont il est fervent lecteur. En tant que peintre, il sait être le successeur de Titien et Rubens, qui figurent en bonne place dans le panthéon de ses admirations. Quod inter haec et umbras esset, appellarunt tonon, commissuras vero colorum et transitus harmogen, écrit Pline dans son Histoire naturelle17. Là réside toute l’ambiguïté de l’art pictural de la Renaissance au romantisme. Tonos se réfère aux jeux de valeurs et de clair-obscur (Dolce traduira le mot en italien : tono), harmogè renvoie à la coloration du tableau. Mais l’un ne va-t-il pas sans l’autre ? La couleur est dé-pendante de la valeur. Le clair-obscur, qui détermine les gradations d’ombre et de lumière, est un élément essentiel dans la doctrine des coloristes anciens. Un beau tableau, dans le camp coloriste, résulte de l’union entre la beauté intrinsèque des couleurs et le jeu dégradé des ombres et des clairs. La prouesse coloriste consiste justement à entamer la couleur pure avec de l’ombre ou de la lumière, à modeler son éclat. Tout l’art coloriste consiste en fin de compte à donner une impression de couleur tout en jouant, en fait, sur la gamme du clair-obscur. Il faut approfondir ce paradoxe.

Dans son Journal, le 3 octobre 1894, Signac dit son écœurement des couleurs terreuses : “Pourquoi – lorsqu’on peut peindre avec des joyaux – se servir de merde ? Chaque fois que, par hasard, mon coup

15 “Ce serait un curieux ouvrage qu’un commentaire sur le traité de la peinture de Léonard. Broder sur cette sécheresse donnerait matière à tout ce qu’on voudrait” (Delacroix, Journal, 3 avril 1860). 16 Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1854. 17 Pline, Histoire naturelle, livre 35, § 11 : “L’opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres fut appelée tonos ; quant à la juxtaposition des couleurs et au passage de l’une à l’autre, on leur donna le nom d’harmogè” (La Peinture, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 1997, p. 29).

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de brosse rencontre une touche pas encore sèche, et que ce mélange fait un ton sale, j’éprouve un grand dégoût physique”18. Tout le colorisme ancien repose sur ces mélanges. On peut (on doit) peindre la plus belle des Vénus, celle qui paraîtra la plus rose, la plus fraîche, la plus vibrante de couleurs, avec les tons en fait les plus sales, les plus ternes : la couleur même du pavé des rues19. Dire que Delacroix est le “peintre de la couleur”, qualité dont il est fréquemment gratifié, veut dire qu’il n’est surtout pas celui des cou- leurs : ce sont les dessinateurs qui colorient ! Pour eux, l’important est le contour ; ils aiment remplir de belles couleurs les espaces ainsi déli- mités. “Les peintres qui ne sont pas coloristes font de l’enluminure et non de la peinture”, écrit Delacroix dans son Journal, le 23 février 1852. Son ami Frédéric Mercey, auteur d’Études sur les Beaux-Arts parues en 1885, semble lui faire chorus au sujet de David : “La peinture n’était plus que l’enluminure en grand”20. Baudelaire n’a-t-il pas dit de la peinture d’Ingres qu’elle était “plate comme une mosaïque chi-noise”21 ? Dans Gustave Moreau, maître imagier de l’Orphisme, Victor Segalen écrit à propos de la “ verroterie un peu dure” de cet artiste : “Des couleurs, oui, en grand nombre, et de valeurs à peu près équi-valentes. De la couleur ? Non pas !...”22. Pour Delacroix, puissant coloriste, la couleur n’est somme toute qu’accessoire. Ce qui compte est la demi-teinte. Cette notion évoque

18 Il écrivait le 23 août 1894 : “Il y a quelques années, je m’efforçais aussi de prouver aux autres, par des expériences scientifiques, que ces bleus, ces jaunes, ces verts se trouvaient dans la nature. Maintenant, je me contente de dire : je peins ainsi parce que c’est la technique qui me semble le plus apte à donner le résultat le plus harmonieux, le plus lumineux, et le plus coloré... et que cela me plaît ainsi...” 19 Voir le texte de Charles Blanc : La couleur du pavé des rues. 20 Mercey (Frédéric), Études sur les Beaux-Arts depuis leur origine jusqu’à nos jours, Paris, Arthus Bertrand, 1855, t. 2, p. 362. 21 Baudelaire (Charles), Curiosités esthétiques, Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle, 1846. 22 Segalen (Victor), Gustave Moreau, maître imagier de l’Orphisme, Fontfroide, Fata Morgana, 1984, p. 42-43.

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les trois composantes de la couleur (teinte, saturation et luminosité), mais à l’état latent, pour ainsi dire. La demi-teinte est une masse colorée neutre du point de vue de la teinte, moyenne du point de vue de la saturation, terne du point de vue de la luminosité. Elle est pourtant le point de départ des plus vibrants chromatismes. Elle est puissante : celui qui maîtrise les potentialités de la demi-teinte n’a plus besoin de se préoc-cuper du contour, de la ligne (fût-elle réputée “de beauté”), du dessin. Ce n’est plus l’heure d’enluminer, mais de modeler. La demi-teinte par excellence est celle de la chair, qu’on ne peut peindre que de l’intérieur, par les masses colorées, et qu’on ne peut réduire à un simple contour. La chair est le triomphe de la demi- teinte et de ses pouvoirs fascinants.

Delacroix pense que les grands peintres ont mêlé, pour réaliser leurs tons de chair, les couleurs les plus brillantes, afin de conserver à la demi-teinte toute sa luminosité intérieure23. Sachant que “l’ennemi de toute peinture est le gris”, il prône des tons plus outrés que nature dans les tableaux24. Pourtant Signac, qui lui sait gré, par ailleurs, d’avoir ajouté des tons purs à la palette traditionnelle, lui reproche ne pas avoir, du même mouvement, banni le résultat de leur mélange, les tons de terre25. De fait, pour Delacroix, l’effet de la demi-teinte reste un impératif essentiel, car c’est la clé de voûte du colorisme classique auquel il demeure attaché.

La chair, ou le triomphe de la couleur

L’artiste distingue, dans la peinture de la figure humaine, deux parties que le pinceau doit traiter différemment : les chairs (c’est-à- dire les parties nues du personnage, comme les bras, les jambes...) et le

23 Voir le texte de Delacroix : Des mélanges de couleurs brillantes. 24 Voir le texte de Delacroix : “L’ennemi de toute peinture est le gris”. 25 Voir le texte de Signac : Les limites de la palette romantique.

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vêtement. Cette division, qui n’a d’autre impératif que technique (on ne peint pas le corps nu comme les tissus), a des conséquences étonnantes dans l’imaginaire esthétique. Là se dessine le combat intérieur de deux ordres irréductibles : celui, féminin, du colorisme, tout de corps nus voluptueux, de valeurs, de dégradés où triomphent les nuances de la demi-teinte, et celui, masculin, du dessin, tout en lignes, voué au blanc de la statue, au marbre, et par extension à la célébration de l’héroïsme viril. D’un côté se trouve la chair, que Lacan disait si inquiétante parce qu’informe et toujours prête à se transformer et à se corrompre26, de l’autre, le drapé, minéral, rectiligne et maîtrisé. Les fonds de teint n’existent, si l’on y pense, que parce que le teint idéal de la beauté pure ne doit jamais changer. Mais comme change le teint de la vie ! Selon Diderot, dans les Essais sur la peinture, “ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair” : d’une seconde à l’autre, elle se flétrit ou s’anime. Un être aimé vient-il d’entrer ? “mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé a versé de tous côtés l’incarnat et la vie”. Malheur au coloriste qui doit rendre l’effet de l’amour, “ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme !” Comment peindre les nuances de la passion ? “Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ?” Pygmalion fait couler le sang dans le marbre, par le truchement des veines que le corps et la roche ont en commun : mais c’est là un prodige, à rendre fou le démiurge27 La peinture sépare normalement ces deux ordres : ordre du marbre, ordre du sang. C’est encore ce qu’ex-prime au XXe siècle Paul Sérusier, dans l’ABC de la

26 “Il y a là une horrible découverte, celle de la chair... la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse” (Cité par M. Schneider, “Endiguer”, dans La Pudeur, Paris, Autrement (Morales), n° 9, oct. 1992, p. 160 et suivantes. 27 Voir Didi-Huberman (Georges), La Peinture incarnée, Paris, Éd. de minuit, 1985.

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peinture, quand il écrit que “la Renaissance, en forçant les peintres à ne s’inspirer que des statues grecques, a porté un coup mortel aux couleurs”28. La beauté statuaire est une pierre dans le jardin des coloristes ; mais ils savent rétorquer. Dans son dialogue sur la peinture29, Lodovico Dolce affirme que la chair est le triomphe de la peinture car elle est la plus difficile à imiter : “dans les chairs, il n’y faut uniquement que du tendre [tenerezza], qui est la partie la plus difficile de l’art”. Imiter le tendre des chairs [la morbidezza delle carni] relève d’un grand art du coloris : “il faut toujours avoir l’œil attentif surtout au coloris, et au tendre des chairs, parce que plusieurs en font de manière qu’elles pa-raissent de porphyre”30. L’ordre de la vie, du sang, de la couleur et des chairs s’oppose ici à celui, dur, minéral, des statues, des marbres, des pierres. Le colorisme consiste à savoir peindre l’effet du sang et la douceur du vivant : “la principale difficulté du coloris consiste dans l’imitation des chairs, et dans la variété des teintes, et en la douceur”, conclut Dolce31.

Le tourment de peindre la chair mine esthétiquement Delacroix : avec acuité, il observe la teinte de la chair au soleil32, et c’est pour réussir l’effet de la chair qu’il recompose les mélanges qui devaient être, du moins le pense-t-il, ceux de Titien ou de Rubens33. Il faudra attendre l’Impressionnisme et sa suite pour voir sortir les nus des ateliers où on les confinait34. Avec Delacroix, le temps n’en est pas

28 Sérusier (Paul), ABC de la peinture, Paris, Floury, 1950, p. 26. 29 Dolce (Lodovico), Dialogo della pittura intitolado l’Aretino (1557), Dialogue sur la peinture intitulé l’Arétin, Florence, M. Nestenus et F. Moucke, Rééd. bilingue, 1735. 30 Le porphyre n’est pas exactement un marbre. Il n’est pas calcaire. C’est en fait une roche volcanique rouge, avec des cristaux blancs. 31 Dialogo della pittura... p. 197, p. 215-217 et p. 223. 32 Voir le texte de Delacroix : La couleur de la chair au soleil. 33 Voir le texte de Delacroix : Des mélanges de couleurs brillantes. 34 Voir le texte de Zola : Plein air.

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encore venu, même s’il rêve un jour de plein air. La matière picturale de la chair reste tributaire du grand colorisme traditionnel, seul capable, aux yeux de Delacroix, de ne point la laisser de marbre.

La Chair contre la Draperie

Toute l’histoire de la peinture ancienne – ancienne, c’est-à-dire jusqu’à Delacroix compris – se résume symboliquement au combat de la chair contre la draperie. Contre les peintres qui aiment les femmes (les coloristes, sans l’once d’un esprit de géométrie), le camp du marbre et du drapé est plus sévère, plus masculin aussi : Delacroix n’écrit pas pour rien, dans son Journal, que les Thermopyles de David sont “de la prose mâle et vigoureuse” (Journal, 19 septembre 1847), c’est-à-dire, en somme, de la peinture sans poésie et sans féminité. Mario Praz, dans Goût néoclassique, souligne avec une ingénuité feinte le rôle des incli-nations amoureuses de Winckelmann dans l’élaboration de ses théories du beau idéal. Une vie sentimentale “sous le signe de Socrate” conduit le philosophe à renier les formes, tandis qu’“un contour, une ligne pola-risent la vibration intérieure de [ses] sens”35. La conséquence de cet amour du dessin est le refus de la couleur. “Der edle Contour”, le con-tour aux lignes calmes, rend la couleur accidentelle : la vraie perfection réside dans le blanc. Contre la sensualité d’un Titien, contre Rubens aux formes “outrées et lâchées”, selon le mot de Delacroix, la beauté ainsi conçue est d’une glaçante perfection. Et elle est parfaitement conventionnelle. “Je les adore, écrit Delacroix au sujet des formes lâchées de Rubens, de tout mon mépris pour les sucrées et les poupées qui se pâment aux peintures à la mode”36. C’est bien de la mode qu’il s’agit – la mode,

35 Praz (Mario), Goût néoclassique, trad. fr. Paris, Gallimard-Le Promeneur, 1989, p. 70-73. 36 Delacroix, Journal, 6 mars 1847.

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normative, banale, conformiste, si vite satisfaite d’un crayonnage de quelques lignes qui campe une silhouette, la mode somme toute si peu inquiétante en matière de beauté féminine. Les mannequins d’une mode contem-poraine et androgyne qu’on grave sur le papier glacé, ces désincarnés top models dont le nom anglais semble énoncer à la fois la perfection la plus haute et l’absence de sexe – sexe qu’au moyen d’un peu de silicone très clean on voudrait nous faire croire féminin – sont-ils les descendants de toute une lignée de dessinateurs, amoureux des marbres et haïssant la vraie chair ? On peut légitimement le croire. La maigreur des femmes de magazine, leur teint net et sans nuance, leurs yeux figés, la contention polie de leur chair, leur ligne (le mot ne vient pas par hasard), tout cela témoigne du triomphe des dessinateurs contre les coloristes. La femme du colorisme est relâchée, expressive, rubiconde, obèse comme un Rubens, sensuelle et nue comme un Titien ; les mannequins, portemanteaux pour des vêtements de grande allure, affirment avec impassibilité la victoire de la draperie contre la chair : “Je suis belle, ô mortel, comme un rêve de pierre / et jamais je ne pleure, et jamais je ne ris”. La femme design ne pousse pas le cri de Laocoon, qui déforme la bouche dans un rictus insoutenable. Elle n’ouvre point ainsi, jusqu’au vertige, un antre impudique et méduséen37. Garante de la beauté idéale, elle est sculpturale et tran-quille. La femme naturelle – c’est-à-dire abominable38 – est au contraire nue, toute de chair, sans fond de teint, sans vêtements, propice à la peinture : elle sort des bras du plaisir ou s’apprête à s’y jeter toute vive. Mais quelle esthétique veut encore d’elle, sinon celle, ravalée, de la pornographie ?

37 Voir Vernant (Jean-Pierre), La Mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985. 38 Baudelaire (Charles), Mon cœur mis à nu : “La femme est le contraire du Dandy. / Donc elle doit faire horreur. / La femme a faim et elle veut manger. Soif et elle veut boire. / Elle est en rut et elle veut être foutue. / Le beau mérite ! / La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. / Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy”.

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Le grand combat de la Chair contre la Draperie remonte à la Renais-sance, comme celui des coloristes contre les dessinateurs : c’est toute l’histoire de l’art occidental qui est en jeu. Dolce jouait Titien contre Michel-Ange, les Vénitiens contre les Florentins. Plus tard, au temps de Roger de Piles et de Félibien, Poussin et Rubens s’affrontèrent à leur tour, figures tutélaires d’une lutte éternelle. Delacroix aima Rubens et il détesta Poussin. L’antagonisme d’Ingres et de Delacroix ne fut donc pas sans précédent, ni sans quelque référence à un passé lourd de querelles : là est le romantisme, c’est-à- dire la couleur, comme le précise très justement Baudelaire dans le Salon de 1846. C’est cet univers qu’un chimiste des Gobelins balaie d’un revers de main au moment où Baudelaire chante encore les harmonies lumineuses des tons. Chevreul entre en scène et la couleur moderne supplante à ja-mais le colorisme de la demi-teinte, des valeurs, de la chair et du mo-delé.

La modernité : Chevreul et les couleurs

A-t-on surestimé, par le truchement de Charles Blanc, l’influence des théories de Chevreul sur Delacroix ? Françoise Cachin, dans son édition de D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme de Signac, le soupçonne fortement. Charles Blanc lui-même, dans la Grammaire des arts du dessin, ouvrage qui a connu en son temps un notable succès auprès des apprentis-artistes, note que Delacroix avait “par intuition deviné(es)” les lois de la couleur, sans avoir eu besoin de Chevreul39. Delacroix semble cependant avoir utilisé un “chromomètre” inspiré de ces théories40. Il prend des notes sur le

39 Blanc (Charles), Grammaire des arts du dessin, Paris, J. Renouard, 1867, p. 564. 40 Voir le texte de Silvestre : Le “chromomètre” de Delacroix.

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triangle des couleurs41. Alex-andre Dumas rapporte une anecdote significative qui laisse à penser que Delacroix aurait fait son miel des idées de Chevreul42. Mais Signac déplore que l’artiste romantique n’ait jamais rencontré Chevreul, man-quant ainsi une occasion unique de progresser dans son art de la couleur43.

Ingénieur chimiste, directeur des teintures à la Manufacture des Gobelins, Chevreul avait conçu, dans un but utilitaire, un instrument en forme de demi-sphère qui est le prototype des “triangles” ou “cercles” des couleurs que populariseront les peintres. Chevreul, quant à lui, se souciait avant tout de tapisserie et de teinture. Il voulait classer les couleurs au moyen d’une nomenclature, afin d’éviter des erreurs aux artisans. Il invente pour cela un dispositif présentant un premier cercle de couleurs dites franches, et neuf autres cercles de couleurs rabattues, c’est-à-dire, selon sa propre définition, ternies par un pourcentage de plus en plus fort de noir. Le premier cercle se compose des couleurs de l’arc-en-ciel : orange, orange-jaune, jaune, vert-jaune, vert, vert-bleu, bleu, bleu-violet, violet, rouge-violet, rouge, rouge-orange, et de leurs subdivisions intermédiaires, repérables par un chiffre. L’ajout de noir dans les cercles successifs conduit à des monochromes gris et marron de plus en plus identiques, où les couleurs éclatantes du début ne sont plus qu’un lointain souvenir, et cela jusqu’au pôle, intégralement noir. Aux approximations descriptives des tons, infinis dans leur dégra- dation, se substitue désormais un dosage de couleur, de saturation et de luminosité. La garance des troupes françaises, par exemple, correspond à la formule “3e rouge, 11e ton, terni par 3/10 de noir” : 3e rouge pour la couleur, 11e. ton pour la saturation, et 3 dixièmes de noir pour la luminosité. La formule de l’écarlate se réduit à “3e rouge 10e

41 Voir les Notes de Delacroix sur Chevreul. 42 Voir le texte de Dumas cité par Ch. Blanc : Un taxi jaune. 43 Voir le texte de Signac : Delacroix et Chevreul, un rendez-vous manqué.

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ton”, car cette couleur, parfaitement lumineuse, n’est ternie par aucun pourcen-tage de noir. Ce système est ouvert. Il est toujours possible d’intercaler, sous forme de fraction numérique, de nouveaux tons entre ceux qui existent déjà dans les cercles. En se reportant à l’Instruction générale pour la teinture des laines, ouvrage anonyme publié à Paris du temps de Colbert (1671), Chevreul établit une concordance entre les noms traditionnels utilisés en tapisserie pour nommer les couleurs (bleu blanc, bleu céleste, bleu nattier, etc.) et sa propre nomenclature. L’instrument actuellement commercialisé sous le nom de Pantone, utilisé par les graphistes et les maquettistes, est un descendant de la nomenclature de Chevreul.

La réalisation d’un prototype devait être assurée par la Manufacture royale de porcelaine de Sèvres, dans le but de fixer un étalon pour la dénomination des couleurs. Mais les essais furent interrompus, soit parce que Chevreul lui-même n’était pas prêt (il le déclare dans un important mémoire de l’Académie des Sciences, Exposé d’un moyen de définir et de nommer les couleurs, d’après une méthode précise et expérimentale, 1861) soit parce que l’émaillage précis de la porcelaine se heurtait à des difficultés techniques (il le suggère dans son premier livre, le plus connu du public, De la loi du contraste simultané des couleurs, 1839). L’hémisphère chromatique ne connut donc qu’un semblant de réalisation : un porcelainier réalisa les premières “normes”, sans suite. En 1855, R.-H. Digeon publia les dix cercles chromatiques de Chevreul, “au moyen de la chromocalcographie”. La vulgarisation des travaux de Chevreul emprunta donc une voie livresque, prélude aux “triangles” et autres “cadrans” auxquels font référence les vulgari-sateurs. Chevreul a eu des précurseurs. Dès 1704, Newton avait inventé un système assez proche de classement des couleurs. Avant lui, le suédois Forsius avait élaboré en 1611 une sphère avec un pôle noir et un pôle blanc, où les couleurs se distribuaient à la manière de tranches d’agru- me. Deux siècles plus tard, et une vingtaine d’années avant Chevreul,

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le peintre allemand Philipp Otto Runge avait réinventé un système du même genre. Mais seul Chevreul a vraiment tenu compte, ce qui n’était pas simple, des trois paramètres de la couleur. Il n’était en effet pas facile (les systèmes des prédécesseurs de Chevreul avaient échoué sur ce point) de tenir compte à la fois de la teinte ou tonalité (rouge, jaune...), de la saturation (degré de blanc) et la luminosité (niveau énergétique du rayonnement coloré, intensité de la visibilité entre l’éblouissement et l’absence de lumière) des couleurs. Ce problème, sur lequel avait achoppé le diagramme à deux entrées de Newton, se pose pour Chevreul au moment de l’élaboration de son instrument. Il en rend compte dans son Mémoire de l’Académie de 1861 dans lequel il relate ses expériences. À saturation égale, en effet, certaines gammes de teintes sont plus lumineuses que d’autres. Doit-on alors accorder toutes les gammes sur le même degré de luminosité, ou laisser chacune se déployer en vingt-et-un paliers du blanc au noir, en toute indépendance par rapport à ses voisines ? Pour des raisons prati-ques, Chevreul adopte la seconde solution : la gamme très lumineuse des jaunes, par exemple, serait réduite à la portion congrue s’il fallait l’accorder avec une gamme moyenne comme celle des bleus. Il laisse donc la gamme des jaunes vivre son intensité solaire, sans concordance avec celle des rouges et des bleus. L’attention portée à la trivariance de la couleur est manifeste aussi dans l’album édité en 1855 par R.-H. Digeon44. La série des dix cercles combine deux facteurs seulement : la couleur, et l’affaiblissement pro-gressif de la lumière, jusqu’à la nuit où tous les tons sont gris. Il manque ici l’échelle de saturation, impossible à représenter sur le même diagramme plan. Digeon ajoute donc en annexe, à la série des cercles, les échelles de valeur, du blanc au noir, des douze couleurs principales. Par ce subterfuge, il reconstitue un bon équivalent de la structure tri-dimentionnelle de l’hémisphère, et, partant, de la couleur elle-même.

44 Digeon (R.-H.), Les Cercles chromatiques de M. E. Chevreul, reproduits au moyen de la chromocalcographie, Paris, chez Digeon, 1855.

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La méthode expérimentale45 que revendique le chimiste Chevreul mêle l’empirisme le plus intuitif aux mesures les plus délicates. Après avoir déterminé à l’œil le premier cercle des couleurs franches, Chevreul vérifie ce premier résultat à l’aide d’un spectre solaire réfracté par un prisme. La confrontation des couleurs vues à l’œil aux couleurs déter-minées par le spectre apporte quelques légers correctifs, mais à peine. En dernière instance c’est à l’œil que revient le privilège de l’harmo-nisation finale. Chevreul aurait-il pressenti l’importance de la perception physiologique des couleurs ? À présent que les chercheurs élaborent des espaces colorimétriques tridimensionnels de plus en plus systématiques, en usant de toutes les ressources des mathématiques, le mérite de Chevreul reste d’avoir ouvert la voie à la métrique des couleurs en se souvenant que le meilleur instrument d’optique est encore l’œil. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’en tienne aux impressions vagues. Au contraire, il substitue un système fini et cohérent de nombres aux noms de couleurs qui régnaient auparavant de manière anarchique dans le monde de la teinture et des lissiers. Il s’en vante à juste titre : “C’est surtout en passant en revue les milliers de couleurs appartenant à des objets de la nature et de l’art, couleurs que j’ai ramenées aux 720 gammes des 10 cercles chromatiques, qu’on appréciera sans doute l’utilité de la conception de la construction chromatique-hémisphérique”, note-t-il dans la préface de son Mémoire de 1861. L’aspect des recherches de Chevreul qui retint le plus l’attention des artistes fut non pas l’effort de classement des couleurs, pourtant essen-tiel dans sa démarche, mais les rapports qui résultaient de leurs diverses combinaisons. La Loi du contraste simultané des couleurs présente en effet, dès 1839, l’usage de ces différents contrastes à un

45 C’est Claude Bernard qui s’est inspiré de Chevreul, et non l’inverse. Cl. Bernard mentionne d’ailleurs Chevreul parmi les précurseurs de sa méthode.

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public de pein-tres mais aussi de tapissiers et autres artisans (la liste en est longue dans le titre entier de l’ouvrage, qui énumère à plaisir de nombreux corps de métiers). Delacroix combine aux traditions anciennes les découvertes contem-poraines sur le contraste simultané des couleurs. Parfois proche de la future technique impressionniste, il peint à pleine pâte des hachures contrastées, ou juxtapose les tons pour obtenir un mélange optique46. Il lui arrive pourtant encore de superposer les couches de glacis pour donner de la profondeur à la transparence, de préparer longuement ses fonds, d’étudier les effets de la demi-teinte reflétée47, comme au temps de Van Dyck et de la découverte de la peinture à l’huile. Du point de vue de la technique picturale, Delacroix reste, une fois de plus, à mi-chemin entre tradition et modernité.

Les recherches de Chevreul ont bouleversé sans retour l’ancienne conception du colorisme. La nature même de ce qu’on appelle “couleur” en est changée. Il n’est plus de clair-obscur, plus de demi- teinte, mais un seul système de 7200 cas. C’en est fini des noces batailleuses de Tovvnoı et d’JArmoghv. À moins qu’on les retrouve, curieusement préservés, tout au bout de la chaîne scientifique. Le savant utilise en effet ce qu’il appelle des “types colorés” pour mettre au point les gradations de sa construction chromatique-hémisphérique. Sera-t-on surpris d’apprendre que ces “types” sont des écheveaux de laine ? “J’eus recours à des écheveaux de laine teints sous mes yeux, explique Chevreul, et, après beaucoup d’essais, j’arrivai aux résultats qui font le sujet de cet ouvrage”. Il décrit en ces termes son expérience : “On a pris une table ronde de 1 m de diamètre, divisée également par 72 rayons correspondant aux 72 couleurs franches des gammes du

46 Voir le texte de Ch. Blanc dans le dossier des Femmes d’Alger : La loi du mélan- ge optique. 47 Voir le texte de Delacroix : Le “principe des arbres”.

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plan circulaire de la construction chromatique-hémisphérique. On a choisi trois échantillons de rouge, de jaune et de bleu, aussi francs, aussi purs que possible et à la même hauteur, le 11e ou 10e ton d’une gamme com-posée de 20 tons [...]. J’ai prié quatre personnes, habituées dès l’en-fance à apprécier les couleurs des laines et des soies teintes employées pour les tapisseries des Gobelins, de se réunir pour juger ensemble si chacune des 72 gammes était également distante de ses deux voisines, et c’est à l’unanimité que les types ont été admis”48.

Que conclure, sinon que des liens mystérieux unissent les arts décoratifs de la laine et de la tapisserie aux découvertes du colorisme, non seulement sur le mode scientifique mais aussi sur le mode fantasmatique ?

La couleur et l’Orient

Au temps du romantisme, la couleur n’est pas seulement l’objet d’une science naissante ou l’héritière de pratiques esthétiques : elle est aussi un lieu de fantasme. La couleur romantique est séditieuse, fémi- nine, orientale, décorative, harmonique et musicale. Par opposition au dessin, réputé mâle, elle s’associe à tous les charmes de l’Orient, à la féminité et aux arts décoratifs – plus particulièrement au tissage, aux tissus, à la tapisserie dont la place est par ailleurs si grande dans son histoire scientifique. Dans l’imaginaire géographiquement élastique de l’époque, l’Orient recouvre un espace incertain, de l’Égypte à la Grèce et du Maroc à l’Inde, patrie d’origine des cachemires dont l’Occident admire les accords colorés. L’Orient, on le sait, est l’invention de

48 Chevreul (M.- E.), Exposé d’un moyen de définir et de nommer les couleurs, d’après une méthode précise et expérimentale... Imprimerie de F. Didot frères, 1861. (Mémoires de l’Académie des sciences, tome XXXIII), p. 25-26.

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l’Occident, son mirage, son double en négatif, “la chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit”49. Il est pour ainsi dire tiré d’une côte de l’Occident, comme Ève fut tirée d’une côte d’Adam. Ce n’est pas pour rien qu’on doit d’emblée le concevoir dans la lignée d’un fantasme du féminin, en tant qu’altérité considérée comme soumise et dangereuse à la fois. L’Orient est la promesse de la sensualité et de la jouissance sans entrave, quoique cantonnées selon le bon vouloir du maître : c’est une sorte de lupanar de rêve, où prendre (métaphoriquement ou non) son plaisir avant de s’en retourner aux choses sérieuses (c’est-à-dire à une politique occidentale de domination). Flaubert relate volontiers sa vie sexuelle avec les prostituées orientales dans son Voyage en Égypte. Delacroix, qui visite le Maghreb en 1832, devient frénétique quant il s’agit de voir un harem, et peint plus tard des Femmes d’Alger où Baudelaire reconnaît, très certainement à juste titre, l’atmosphère d’un “mauvais lieu”. Il n’est qu’à lire la correspondance de Delacroix en “Orient” pour prendre la juste dimension de cette construction mythique dans ce qu’elle a de plus banal : le peintre déclare éprouver les sensations de son enfance, rend grâce aux beautés inviolées de la nature, épargnées par la civilisation et le progrès50 et succombe aux charmes de certaines

49 Voir Saïd (Edward), L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éd. du Seuil, 1980. 50 Voir par exemple la lettre de Delacroix à Pierret, le 8 février 1832 : “Au milieu de cette nature vigoureuse, j’éprouve des sensations pareilles à celles que j’avais dans l’enfance”. (Berchet, Le Voyage en Orient, p. 12 : "Ce que le XIXe siècle appelle Orient, c’est donc la "terre maternelle", pour reprendre une formule de Nerval, la matrice originelle, le fantasme de son enfance. On soupçonne déjà la nature régres- sive de ce rite du voyage en Orient"). Dans sa lettre à Gudin, le 23 février 1832, le peintre célèbre la nature vierge et sublime de l’Orient (Berchet, p. 14 : "Le voyageur laisse derrière lui les contraintes absurdes de son existence "mondaine", pour accéder à un nouveau rythme vital, dans une nature qui lui rappelle – mer, désert, montagnes – la grandeur primitive de la création"). En Espagne, Delacroix est fasciné par "une civilisation comme elle était il y a trois cents ans" (Lettre à Pierret, 5 juin 1832).

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femmes – dont il regrette de ne pouvoir “faire autre chose que de les peindre”51 : tous les poncifs de l’orientalisme se trouvent résumés dans ces lettres. L’Orient libère un désir sexuel associé à une puissante volonté de domi-nation, qui s’exerce en fait dans un autre lieu que l’alcôve. Jean-Claude Berchet le précise dans la préface du Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle52. L’Européen conquérant rêve de l’Orient comme d’une femme lascive, enfantine, soumise, assoupie dans son attente et voluptueusement prête à être conquise par son vainqueur, quoique dangereuse comme le chat qui dort. Tel est le “produit fantasmatique de notre ethnocentrisme européen”53.

Mais la couleur, dira-t-on, qu’a-t-elle à voir avec l’Orient ? Presque tout : la couleur est orientale. Les peintres romantiques, pour supplanter le voyage d’Italie qui reste l’apanage des élèves honnis de David, inventent le voyage d’Orient54. Non sans habileté tactique, ils dévaluent ainsi la vieille Rome au profit de pays inexplorés, de terres vierges qui donnent une idée flatteuse des pionniers qui s’y risquent. La couleur devient partie prenante du mythe oriental. Elle gagne une nouvelle Rome, mais elle perd en sérieux : la voici féminine, dangereuse, voluptueuse, décorative comme tout ce qui est oriental, tandis que le dessin post-davidien, qui n’a pas quitté le socle européen, ne voit rien écorner sa crédibilité. Il n’est guère que Charles Blanc pour voir, dans les Femmes d’Al- ger, le manifeste pictural de la loi du contraste des couleurs55 ; pour la plupart des commentateurs, ce tableau résulte d’un accord parfait entre une harmonie colorée (c’est-à-dire romantique) et un Orient de

51 Lettre à Pierret, le 25 janvier 1832. 52 Berchet (Jean-Claude), Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, Laffont, 1985. 53 Id., Introduction. 54 Voir Alazard (Jean), L’Orient et la peinture française au XIXe siècle, Paris, Plon, 1930. 55 Voir le texte de Ch. Blanc : Le manifeste du contraste des couleurs.

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femmes lascives et de bric-à-brac aussi somptueux que futile56. L’Orient des romantiques n’est-il pas aussi le lieu par excellence du bazar, du souk où l’on prélève quelque trophée qu’on rapporte chez soi, dans une démarche qui déguise sous l’intérêt esthétique la volonté de soumettre les populations ainsi symboliquement dépossédées ? Le mot pictural d’accessoire57 prend, avec l’Orient, une dimension nouvelle, où s’allie le pictural et le politique ; quant à la couleur, elle est considérée comme orientale, c’est-à-dire féminine, c’est-à-dire décorative, luxueuse et fu-tile. Un historien de l’art aussi sérieux que Charles Blanc, dont la Grammaire des arts du dessin est le bréviaire des étudiants en art, qualifie la couleur de “féminine” – sous-entendu subordonnée, incon-trôlable, séditieuse58, tout comme l’Orient féminisé lui-même. Qui dit couleur dit arts “mineurs”. L’apprentissage des Beaux-Arts accorde la place d’honneur au dessin, réservant la couleur aux fantaisies décoratives, charmantes mais dépréciées. On associe le dessin à la com-position, à la grandeur des compositions héroïques. La couleur, quant à elle, illustre l’univers du textile, des tapis, de la tapisserie. Ces souve-nirs brillants et inutiles que les touristes romantiques aimaient rapporter d’Orient apportent aux tableaux qu’ils ornent une note supplémentaire de gratuité. Il est normal que Chevreul use d’écheveaux de laine pour établir sa nomenclature, dans une manufacture de tapisserie ; mais ce n’est plus pareil si les réflexions sur la couleur dans les tableaux prennent pour prétexte un cachemire de l’Inde59 ou un panier rempli de pelotes de laine de différentes

56 Voir les textes de Cantaloube : Tissus et couleurs d’Orient ; de Ch. Blanc : La division des couleurs, une technique orientale ? ; de Castagnary : L’ophtalmie de Delacroix ; de Delacroix : L’Orient des fleurs ; de Villot : Une tapisserie vue à l’envers. 57 Voir le Lexique des termes techniques. 58 Voir le texte de Ch. Blanc : La couleur dangereuse. 59 Voir le texte de Dumas : Le cachemire de l’Inde.

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couleurs60. Un vent de dépréciation souffle sur ces rapprochements de la peinture avec les arts décoratifs, dans l’esprit de ceux qui les font.

Séditieuse, subversive, la couleur l’est aussi parce qu’elle reven- dique un autre mode de pensée que le dessin, ce vecteur de l’épopée guerrière dont le souvenir assoiffe encore les enfants du siècle. La couleur n’était pas bienvenue pour peindre le costume gris du Petit Caporal. Tout l’héritage de David est celui du trait – trait de dessin, trait d’héroïsme. Devenue fer de lance du romantisme en marche, la couleur revendique, à tous les sens du terme, une autre politique. “N’était-il pas tout simple d’opposer la jeunesse à la décrépitude, les crinières aux crânes chauves, l’enthousiasme à la routine, l’avenir au passé ?”, écrit Th. Gautier dans son Histoire du romantisme. “Rubens est un rouge”, affirme le Journal pour rire du 28 juillet 1849 : rouge comme le gilet de bataille que Gautier, de son propre aveu, ne mit qu’un soir mais porta toute sa vie. La couleur contient un ferment contestataire. Elle est brillante, choquante, chatoyante. On peindra exprès avec du “vert véro-nèse”, du “jaune indien”, de la “laque de Smyrne”, toutes “couleurs sédi-tieuses proscrites par l’Institut”, recommande encore Gautier dans le même ouvrage. Aux élèves de David, on laissera le “coloris fade”, les “sobres palettes” et les “vieux poncifs gréco-romains” ; aux Roman-tiques ira tout ce qui brille et qui dérange, tout ce qui milite pour un nouveau monde, tout ce qui fleure, par le biais d’une onomastique pas si innocente – Inde et Smyrne – un parfum d’Orient. Révoltée, mineure, féminine, décorative, subversive, inquiétante, soumise, incontrôlable et splendide, la couleur est une composante essentielle du mythe oriental tel que l’entendent les romantiques. Elle en épouse étroitement les contours, et en reflète les ambiguïtés.

60 Voir le texte de Du Camp : Laines et tapis de Perse.

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Synesthésies

Abordons à présent l’idée de couleur sous un autre angle, celui du mysticisme. Selon certains romantiques allemands, la couleur ouvrirait une porte sur les secrets du monde. Pour Philipp Otto Runge, la couleur est en elle-même une entité spirituelle ; il compare le système des cou-leurs à la Trinité dans une lettre du 7 novembre 1802, et explique par la couleur la magie qui rend visible, dans l’œuvre d’art, la Révélation divine61. L’auteur de la Sphère des couleurs ne s’est pas donné pour but, comme plus tard Chevreul, d’établir des mesures. Il veut plutôt mettre en évidence les lois d’une harmonie. Répulsion, attrait, attirance pour le blanc ou le noir, tels sont quelques uns des principes qui régissent les mélanges62. Gœthe, qui s’inspire fortement de l’œuvre de son prédécesseur, lui rend hommage dans sa propre Théorie des cou-leurs. Ces idées sont reprises et partiellement détournées, en France, sous les plumes de Charles Blanc et de Charles Baudelaire. Runge était l’auteur de deux courts Dialogues sur l’analogie des couleurs et des sons, invitant à la comparaison entre gamme musicale et échelle chromatique63. Est-ce la source d’où jailliront les “correspondances” baudelairiennes ? En tous cas, Baudelaire compare les harmonies chromatiques de Delacroix aux mathématiques et à la musique64. L’idée de “couleur morale”, dérivée de Gœthe et de Runge, dicte à Charles Blanc des pages où cette harmonie est en accord étroit avec le sujet du tableau65. Baudelaire ne dit pas autre chose quand il se déclare happé à distance par une peinture de Delacroix, qui lui procure une

61 Philipp Otto Runge, Peintures et Écrits, présentation d’Erika Tunner, Paris, Klincksieck, 1991, Introduction, p. 30 et suivantes. 62 Philipp Otto Runge, La Sphère des couleurs, même ouvrage, p. 98-99. 63 Id., p. 117. 64 Voir le texte de Baudelaire : La dominante en peinture. 65 Voir le texte de Ch. Blanc : La couleur émissaire du sujet.

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forte impres-sion avant même qu’il ait pu discerner autre chose que des masses colorées. Un simple accord de tons, vu de loin, lui semble produire déjà une certaine impression, indépendamment du sujet66. Il va sans dire que la peinture abstraite n’est pas en cause ici : l’impression produite par la pure couleur concorde en fait parfaitement avec le sujet du tableau, qui se révèle lors d’une vision plus rapprochée. Charles Blanc et Baudelaire pourraient dresser une typologie de la cou-leur expressive. Tel accord de ton signifie alors telle impression. Leur conception rappelle, en la transposant à la couleur, celle de Le Brun au XVIIe siècle, qui attribue à chaque passion un tracé particulier des lignes du visage, et en particulier des sourcils. On est loin de Kandinsky et de l’affranchissement du sujet qu’il préconise dans Du spirituel dans l’art. Le gommage temporaire du sujet figuratif, noyé dans l’indéfini par la vision lointaine, est ressenti par Ch. Blanc et par Baudelaire comme une perte de sens, qu’il faut compenser. C’est la couleur qui se fait alors l’émissaire docile du sujet, qui vient en avant-poste pour délivrer son message. Elle ne doit avoir aucune liberté et ne prendre aucune initiative contraire aux impératifs de la grande peinture, plus que jamais essentiels dans cette conception.

Cela est certain : la couleur pure ne fait pas le tableau. Pas encore.

66 Voir les textes de Baudelaire : La puissance des couleurs et Une atmosphère magi-que.

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ANTHOLOGIE

TEXTES

1. La couleur du pavé des rues

Charles Blanc évoque ici le paradoxe fondateur du colorisme : les couleurs utilisées pour réaliser la belle tonalité d’un tableau sont en vérité laides et grises. “Avec quelques couleurs qui n’ont aucun agrément par elles-mêmes, il [l’artiste] va créer la carnation de Vénus”, écrivait Watelet dans son Dictionnaire des Beaux-Arts, au XVIIIe siècle.

Trois mois environ avant la mort d’Eugène Delacroix, nous le rencontrâmes dans les galeries du Palais-Royal, sur les dix heures du soir, Paul Chenavard67 et moi. C’était au sortir d’un grand dîner où l’on avait agité des questions d’art, et la conversation s’était prolongée entre nous deux sur le même sujet, avec cette vivacité, cette chaleur que l’on met surtout aux discussions inutiles. Nous en étions à la couleur, et je disais : “Pour moi, les grands coloristes sont ceux qui ne font pas le ton local”, et j’allais développer mon thème lorsque nous aper- çûmes Eugène Delacroix dans la galerie de la Rotonde. Il vint à nous en s’écriant : “Je suis sûr qu’ils parlent peinture !” – En effet, lui dis-je, j’étais sur le point de soutenir une proposition

67 Peintre lyonnais, féru de théorie, qui est cité dans l’article inachevé de Baudelaire sur L’Art philosophique. Delacroix et lui aimaient à parler ensemble. Delacroix se révèle souvent très influencé par les théories pessimistes de Chenavard, qu’on appe- lait “le Décourageur” et qui avait élaboré un grand système pour rendre compte de la décadence générale de l’humanité.

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qui n’est pas, je crois, un paradoxe, et dont vous êtes en tous cas meilleur juge que personne : je disais que les grands coloristes ne font pas le ton local, et avec vous je n’ai pas besoin sans doute d’aller plus loin”. Eugène Delacroix fit deux pas en arrière, selon son habitude, et clignant des yeux : “Cela est parfaitement vrai, dit-il ; voilà un ton, par exemple (il montrait du doigt le ton gris et sale du pavé) ; eh bien, si l’on disait à Paul Véronèse : peignez-moi une belle femme blonde, dont la chair soit de ce ton-là, il la peindrait, et la femme serait une belle blonde dans son tableau. Et Delacroix se mit aussitôt à exposer sa théorie, non seulement comme un artiste qui possédait à fond les lois de la couleur, mais comme un homme d’esprit qu’il était. Les deux peintres avaient évoqué les souvenirs de leur jeunesse et les anciennes querelles que notre froide indifférence a laissées peu à peu s’éteindre68 : l’un et l’autre, ils avaient parlé d’or, Chenavard tenant pour le style, Delacroix s’irritant contre ce mot que, dans sa colère, il confondait avec le poncif académique et qu’il regardait comme une sorte d’ennemi personnel... mais on finit par s’entendre : on se réconcilia sur le terrain de Michel-Ange que Delacroix admirait passion-nément, et, après une légère déviation, l’on convint que ceux-là seuls étaient dignes de ne pas mourir, qui avaient un style. Au surplus, tout ce qui fut dit ce soir-là entre nos deux artistes touchant la peinture et les choses environnantes aurait mérité d’être consigné par écrit à l’instant même. Il est de causeurs que la police secrète des sociétés choisies devrait faire suivre d’un sténographe. Hélas ! Cette nocturne promenade, qui nous conduisit jusqu’à une heure du matin, fut notre dernière rencontre avec Eugène Delacroix. Cravaté jusqu’au menton, il se défendait contre la fraîcheur de la nuit ; mais quoique le siège de sa maladie fût le larynx et qu’il eût une extrême frayeur de parler

68 Allusion à la flambée romantique, refroidie à l’époque où écrit Charles Blanc. Tout le texte est imprégné de nostalgie : Delacroix va mourir et ce sont presque ses dernières paroles sur la peinture que Charles Blanc, “sténographe”, consigne ici.

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en plein air, il n’avait pu s’empêcher cette fois de se donner carrière. Sa parole avait été brillante, colorée, un peu saccadée, pleine d’imprévu, pleine de feu.

Charles Blanc, Les Artistes de mon temps (1876), “Eugène Delacroix”, p. 23-24.

2. Des mélanges de couleurs brillantes

Paraphrasant la Bible (“tu es terre et tu redeviens terre”), Delacroix égratigne David et ses “couleurs terreuses”. Préoccupé de la brillance et de l’intensité des tons, le peintre romantique se persuade que les mélanges de couleurs franches, qu’il imagine pratiqués par Titien ou Rubens, donnent des demi-teintes brunes et grises plus belles que les mélanges à base de noir et de blanc comme ceux de David. Ce texte est un plaidoyer ambigu pour les couleurs vives et pures, qui ne s’affichent pas encore telles quelles mais qui déjà se cachent dans les mélanges.

Il est difficile de dire quelles couleurs employaient les Titien et les Rubens pour faire ces tons de chair si brillants et restés tels, et en particulier ces demi-teintes dans lesquelles la transparence du sang sous la peau se fait sentir malgré le gris que toute demi-teinte comporte. Je suis convaincu pour ma part qu’ils ont mêlé, pour les produire, les couleurs les plus brillantes. La tradition étant interrompue à David69, lequel, ainsi que son école, a amené d’autres errements, il est passé en principe, pour ainsi dire, que la sobriété était un des éléments du beau. Je m’explique : après le dévergondage du dessin et les éclats intempestifs de couleurs qui ont amené les écoles de décadence à outrager en tous sens la vérité et le goût, il a fallu revenir à la simplicité dans toutes les parties de l’art. Le dessin a été

69 Voir Tradition dans le Lexique des termes techniques.

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retrempé à la source de l’antique : de là une carrière toute nouvelle ouverte à un sentiment noble et vrai. La couleur a participé à la réforme ; mais cette réforme a été indiscrète, dans ce sens qu’on a cru qu’elle resterait toujours de la couleur atténuée et ramenée à ce qu’on croyait, à une simplicité qui n’est pas dans la nature. On trouve chez David (dans les Sabines, par exemple, qui sont le prototype de sa réforme) une couleur qui est relativement juste : seulement les tons que Rubens produit avec des couleurs franches et virtuelles telles que des verts vifs, des outremers, etc., David et son école croient les retrouver avec le noir et le blanc pour faire du bleu, le noir et le jaune pour faire du vert, de l’ocre rouge et du noir pour faire du violet, et ainsi de suite. Encore emploie-t-il des couleurs terreuses, des terres d’ombre ou de Cassel, des ocres, etc. Chacun de ces verts, de ces bleus relatifs, jouent leur rôle dans cette gamme atténuée, surtout quand le tableau se trouve placé dans une lumière vive qui, en pénétrant leurs molécules, leur donne tout l’éclat dont elles sont susceptibles ; mais si le tableau est placé dans l’ombre ou en fuyant sous le jour, la terre redevient terre et les tons ne jouent plus, pour ainsi dire. Si surtout on le place à côté d’un tableau coloré comme ceux des Titien et des Rubens, il paraît ce qu’il est effectivement : terreux, morne et sans vie. Tu es terre et tu redeviens terre. Van Dyck emploie des couleurs plus terreuses que Rubens, l’ocre, le brun rouge, le noir, etc. J’extrais d’un de mes calepins de croquis, 1853, cette réflexion faite a Champrosay dans une de mes promenades.

Eugène Delacroix, Journal, Notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts, 13 novembre 1857.

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3. “L’ennemi de toute peinture est le gris”

Delacroix refuse l’effet grisâtre, dû à la lumière rasante qui éteint la peinture. Pour pallier cet inconvénient, il prône le blanc, la transparence, et les tons “outrés”, c’est-à-dire plus intenses que dans la réalité.

Penser que l’ennemi de toute peinture est le gris : la pein- ture paraîtra presque toujours plus grise qu’elle n’est par sa position oblique sous le jour. [...]. Il faut, de toute nécessité, que la demi-teinte, dans le ta- bleau, c’est-à-dire que tous les tons70 en général, soient outrés. Il y a à parier que le tableau sera exposé le jour venant obliquement, donc forcément ce qui est vrai sous un seul point de vue, c’est-à-dire le jour venant de face, sera gris et faux sous tous les autres aspects. Rubens outré ; Titien de même ; Véronèse quelquefois gris, parce qu’il cherche trop la vérité. Rubens peint ses figures et fait le fond ensuite ; il le fait alors de manière à les faire valoir ; il devait peindre sur des fonds blancs ; en effet, la teinte locale doit être transparente ; quoique demi-teinte, elle imite, dans le principe, la transpa-rence du sang sous la peau. Remarquer que toujours, dans ses ébauches, les clairs sont peints et presque achevés sur de simples frottis pour les accessoires.

Eugène Delacroix, Journal, Fragment sans date (1852).

70 Signac commente ce texte dans son journal, le 25 août 1894 : “Je trouve dans les mémoires de Delacroix cette définition : ‘la demi-teinte, c’est-à-dire tous les tons’... C’est, en somme, les couleurs locales qu’il entend par là. Il emploie le mot ton pour teintes. Pour moi, un jaune et un bleu sont deux teintes ; un bleu foncé et un bleu clair de même teinte sont deux tons”. Voir Lexique des termes techniques.

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4. Les limites de la palette romantique

La lecture du Journal de Delacroix, dont la première édition date de 1893-95, fut pour Signac déterminante. S’appuyant sur l’autorité du maître, qui selon lui est à l’origine du mouvement néo-impressionniste, Signac justifie sa propre légitimité picturale, en particulier le choix des couleurs pures. Il résume donc à sa manière les positions de Delacroix, faisant du peintre romantique le chantre de la couleur éclatante, voire criarde. Il n’ignore pas pourtant que la palette de Delacroix résulte d’un compromis : las des couleurs de son apprentissage, Delacroix enrichit sa gamme de couleurs vives et intenses, qui ne supplantent cependant pas les anciennes teintes mornes et sombres. Il en résulte une palette typiquement romantique.

À peine sorti de l’atelier Guérin, en 1818, Delacroix sent combien est insuffisante la palette surchargée de couleurs sombres et terreuses dont il avait usé jusqu’alors. Pour peindre le Massacre de Scio (1824), il ose bannir des ocres et des terres inutiles et les remplacer par ces belles couleurs, intenses et pures : bleu de cobalt, vert émeraude et laque de garance. Malgré cette audace, il se sentira bientôt de nouveau dépourvu. C’est en vain qu’il disposera sur sa palette une quantité de demi-tons et de demi-teintes, préparés soigneu-sement d’avance. Il éprouve encore le besoin de nouvelles ressources, et, pour sa décoration du Salon de la Paix, il enrichit sa palette (qui, selon Baudelaire, “ressemblait à un bouquet de fleurs, savamment assorties”) de la sonorité d’un cadmium, de l’acuité d’un jaune de zinc et de l’énergie d’un vermillon, les plus intenses couleurs dont dispose un peintre. En rehaussant de ces couleurs puissantes : le jaune, l’oran- gé, le rouge, le pourpre, le bleu, le vert et le jaune-vert, la monotonie des nombreuses mais ternes couleurs en usage avant son intervention, il aura créé la palette romantique, à la fois sourde et tumultueuse. Il convient de remarquer que ces couleurs, pures et franches, sont précisément celles qui composeront plus tard, à l’exclusion de toute autre, la palette simplifiée des impres-sionnistes et des néo-impressionnistes.

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Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 65-66.

5. La couleur de la chair au soleil

Selon Delacroix, elle ne saurait se confondre avec la couleur des matières inertes.

Je vois de ma fenêtre un parqueteur qui travaille nu jusqu’à la ceinture dans la galerie. Je remarque, en comparant sa couleur à celle de la muraille extérieure, combien les demi-teintes de la chair sont colorées, en comparaison des matières inertes. J’ai observé la même chose avant-hier sur la place Saint-Sulpice, où un polisson était monté sur les statues de la fontaine au soleil : l’orangé mat dans les clairs, les violets les plus vifs pour le passage de l’ombre et des reflets dorés dans les ombres qui s’opposaient au sol. L’orangé et le violet dominaient alternativement ou se mêlaient. Le ton doré tenait du vert. La chair n’a sa vraie couleur qu’en plein air et surtout au soleil. Qu’un homme mette la tête à la fenêtre, il est tout autre que dans l’intérieur ; de là la sottise des études d’atelier, qui s’appliquent à rendre cette couleur fausse.

Eugène Delacroix, Journal, 7 septembre 1856.

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6. Plein air

Claude Lantier, le héros de L’Œuvre de Zola, peint un tableau intitulé Plein air, allusion transparente au Déjeuner sur l’herbe de Manet. Il s’adresse ici à son ami Sandoz, un écrivain – figure de Zola lui-même ? – qui pose pour l’homme en veston de velours figurant sur le devant du tableau. Tout en maniant le pinceau, il formule les espoirs de leur nouvelle école esthétique.

Après ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c’est de la fripouille... Hein ? le vieux lion romantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de la fantasmagorie ; mais tant pis ! ça me gratte, il fallait ça pour incendier l’École... Puis l’autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métier absolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ils ont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, au réalisme, lorsque ce fameux réalisme n’était guère que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musées... Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits à l’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et maintenant, oh ! maintenant... Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minute dans la sensation de son œuvre, puis repartit : Maintenant, il faut autre chose... Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi... Mais ce que je sens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleil n’entre

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jamais71... Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder. Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas à formuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston de velours, frémissant.

Émile Zola, L’Œuvre (1886), 1974, p. 101.

7. Le “principe des arbres”

Pour “tourner” les figures, le peintre des temps anciens utilisait des nuances dégradées, préparées à l’avance, et bien séparées les unes des autres : clairs, demi- teintes, ombres et reflets. Delacroix réfléchissant sur la manière de peindre des arbres s’inscrit dans cette tradition technique.

Je comprends mieux, depuis que je suis ici, quoique la végétation soit peu avancée, le principe des arbres. Il faut les modeler dans un reflet coloré comme la chair72 : le même principe paraît ici encore plus pratique. Il ne faut pas que ce

71 Cf. Baudelaire (Charles), Exposition universelle de 1855, “II. Ingres”. Le poète se souvient que, dans son enfance, on l’emmenait voir les tableaux de David, “cet astre froid”, et ceux de ses élèves, “abstracteurs de quintessence”, tous réalisant des figures “fantastiques sans le vouloir”, des “spectres académiques”, “les uns sauvant leur pudeur sous des sabres antiques, les autres derrière des draperies pédantesquement transparentes”. Le plus curieux restait l’éclairage : “tout ce monde, véritablement hors nature, s’agitait ou plutôt posait sous un ciel verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil”. 72 C’est-à-dire avec le ton de reflet qu’on utilise habituellement pour peindre les chairs. Cette note technique montre comment Delacroix, même quand il se livre à la plus stricte observation du réel, est tributaire du vocabulaire pictural de son temps.

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reflet soit complètement un reflet73. Quand on finit, on reflète74 davantage là où cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les clairs ou gris75, la transition est moins brusque. Je remarque qu’il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas composés d’une infinité de petites parties, comme sont les feuilles : mais comme la transparence en est extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très grand rôle.

Donc, observer :

1. Ce ton général qui n’est tout à fait ni reflet, ni ombre, ni clair, mais transparent presque partout ; 2. Le bord plus froid et plus sombre, qui marquera le passage de ce reflet au clair, qui doit être indiqué dans l’ébauche ; 3. Les feuilles entièrement dans l’ombre portée de celles qui sont au-dessus, qui n’ont ni reflets ni clairs, et qu’il est mieux d’indiquer ; 4. Le clair mat qui doit être touché le dernier.

Il faut raisonner toujours ainsi, et surtout tenir compte du côté par où vient le jour. S’il vient de derrière l’arbre, celui-ci sera reflété presque complètement. Il présentera une masse reflétée dans laquelle on verra à peine quelques touches de ton mat ; si le jour, au contraire, vient de derrière le spectateur, c’est-à-dire en face de l’arbre, les branches qui sont de l’autre côté du tronc, au lieu d’être reflétées, feront des masses d’un ton d’ombre uni et tout à fait plat. En somme, plus les tons différents seront mis à plat, plus l’arbre aura de légèreté.

73 Autrement dit, il faut casser un peu le ton de reflet avec un autre ton, sinon le modelage risque d’être trop uniforme. 74 On place les reflets. 75 Quand on peint, sur ces reflets qu’on vient de poser, les tons les plus éclatants (clairs) ou au contraire plus enfoncés (gris).

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Plus je réfléchis sur la couleur, plus je découvre combien cette demi-teinte reflétée est le principe qui doit dominer, parce que c’est effectivement ce qui donne le vrai ton, le ton qui constitue la valeur, qui compte dans l’objet et le fait exister. La lumière, à laquelle, dans les écoles, on nous apprend à attacher une importance égale et qu’on pose sur la toile en même temps que la demi-teinte et que l’ombre, n’est qu’un véritable accident : toute la couleur vraie est là76 : j’entends celle qui donne le sentiment de l’épaisseur et celui de la différence radicale qui doit distinguer un objet d’un autre.

Eugène Delacroix, Journal, 29 avril 1854.

76 Là, c’est-à-dire dans la distinction entre ce qui est vraiment couleur (demi-teintes de l’objet) et ce qui n’est qu’un “accident” : la lumière (qu’on place après). Delacroix distingue le reflet (qu’il appelle “la lumière”) des autres tons (clair, demi- teinte, ombre). Il suggère donc de modeler l’arbre en demi-teinte, et de “refléter” ce ton après. Pour l’exprimer en d’autres termes, l’arbre sera peint dans sa couleur, avec des clairs, des ombres et des demi-teintes pour le modeler, puis de forts accents de lumière seront placés à la fin.

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8. Le “chromomètre” de Delacroix

“Chromomètre”, “triangle”, “rose” des couleurs, “cercle chromatique”... chacun nomme à sa façon la forme vulgarisée de la “construction chromatique- hémisphérique” de Chevreul77. Selon le témoignage de Théophile Silvestre, critique d’art et ami du peintre, Delacroix avait adopté précocement un “chromomètre” en carton.

Il [Delacroix] était arrivé d’expérience en expérience à un système absolu de couleur que nous allons essayer en abrégé de faire comprendre. Au lieu de simplifier, en les généralisant, les colorations locales, il multipliait les tons à l’infini et les oppo-sait l’un à l’autre pour donner à chacun d’eux une double intensité. Titien lui semblait monotone et il ne se décida même que fort tard à reconnaître tout ce que le maître vénitien a de grandiose78. L’effet pittoresque résulte donc chez Delacroix des complications contrastées. Là même où la couleur de Rubens rayonne comme un lac tranquille, celle de Delacroix étincelle comme un fleuve criblé par une giboulée. Exemple des assortiments de tons chez Delacroix : si dans une figure le vert domine du côté de l’ombre, le rouge dominera du côté lumineux79 ; si la partie claire de la figure est jaune, la

77 On lit même dans le journal de Signac, le 3 décembre 1894 : “Dire que les girouettes du père Chevreul ne sont pas adoptées dans les écoles !” 78 En effet, Delacroix note qu’il faut être vieux pour apprécier Titien : “Titien, voilà un homme qui est fait pour être goûté par les gens qui vieillissent ; j’avoue que je ne l’appréciais nullement dans le temps où j’admirais beaucoup Michel-Ange et Lord Byron” (Journal, 4 octobre 1854). 79 Ch. Blanc (Grammaire des arts du dessin, p. 564) cite la Géométrie descriptive de Monge : une lumière filtrant entre deux rideaux rouges sera projetée en vert sur un papier blanc présenté à faible distance ; si les rideaux étaient verts, la tache de lumière serait rouge. "Monge ne donne pas la raison du phénomène. Cette raison est, je crois, que notre œil, étant fait pour la lumière blanche, a besoin de la compléter

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partie de l’ombre est violette ; si elle est bleue, I’orangé lui est opposé et cætera, dans toutes les parties du tableau. Pour l’application de ce système, Delacroix s’était fait une espèce de cadran en carton que l’on pourrait appeler son chromomètre80. À chacun des degrés était disposé, comme autour d’une palette, un petit tas de couleur qui avait ses voisinages immédiats et ses oppositions diamétrales. Pour vous rendre absolument compte de cette combinaison, regardez le cadran de votre pendule et supposez ceci : midi représente le rouge ; six heures, le vert ; une heure, l’orangé ; sept heures, le bleu ; deux heures, le jaune; huit heures, le violet. Les tons inter- médiaires étaient subdivisés de proche en proche comme les demi-heure, les quarts d’heures, les minutes, etc.81

Théophile Silvestre, Eugène Delacroix, Documents nouveaux82 (1864), p. 16-17.

quand il n’en possède qu’une partie, suggère Ch. Blanc. À un homme qui ne perçoit que des rayons rouges, que faut-il pour compléter la lumière blanche ? Il lui faut le jaune et le bleu ; or le jaune et le bleu sont contenus l’un et l’autre dans le vert. C’est donc le vert qui rétablira l’équilibre de la lumière dans un œil fatigué par des rayons rouges". 80 Signac, qui cite ce texte dans son livre, copie "chronomètre" au lieu de "chromo- mètre". 81 Charles Blanc appelle ce dispositif "rose" des couleurs (Grammaire des arts du dessin, p. 564). 82 L’article sur Delacroix dans Histoire des artistes vivants (1855), par Théophile Silvestre, et Eugène Delacroix. Documents Nouveaux (1864), du même auteur, sont des textes qui se ressemblent fortement sur bien des points : Silvestre a en partie réutilisé son premier essai pour écrire le second. Mais en 1855, alors que Delacroix est vivant, Silvestre ne fait aucune mention du “chromomètre”. Il n’en parle qu’en 1864 (Delacroix est mort depuis un an). Ce témoignage est donc douteux. Il semble concourir au mythe de Delacroix coloriste moderne, coloriste à la Chevreul et non plus à la Rubens.

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9. Notes de Delacroix sur Chevreul

Delacroix était-il disciple de Chevreul ? À la fin d’un des carnets de notes, dessins et aquarelles que Delacroix avait rapportés du Maroc, figure un croquis représentant le triangle des couleurs. Les lignes qui suivent accompagnent ce schéma. Elles témoignent de la connaissance précise qu’avait Delacroix des travaux de Chevreul, mais ne disent rien du moment où Delacroix s’y intéressait. La date du carnet (1832) ne fait pas loi, car Delacroix avait l’habitude de réutiliser plus tard ses vieux carnets. De la loi du contraste simultané des couleurs paraît en 1839. Mais les théories du chimiste étaient connues bien avant, dès 1828, grâce à des conférences et des comptes rendus dans L’Artiste.

Des trois couleurs primitives se forment les trois binaires. Si, au ton binaire, vous ajoutez le ton primitif qui lui est opposé, vous l’annihilez, c’est-à-dire que vous en produisez la demi- teinte nécessaire83. Ainsi, ajouter du noir n’est pas ajouter de la demi-teinte : c’est salir le ton, dont la demi-teinte véritable se trouve dans le ton opposé que nous avons dit. De là, les ombres vertes dans le rouge84. La tête des deux petits poissons : celui qui était jaune avait des ombres violettes ; celui qui était plus sanguin et plus rouge, des ombres vertes85.

Eugène Delacroix, Notes sur un album du Maroc, conservé au Musée Condé à Chantilly.

83 Voir comment Rubens et Titien sont présumés former leurs demi-teintes à l’aide des couleurs les plus brillantes (Delacroix, Des mélanges de couleurs brillantes). 84 Il n’est plus question de mélanges, mais de juxtaposition des tons. 85 Delacroix a souvent recours à des exemples concrets pour fixer ses idées. Voir par exemple La couleur de la chair au soleil.

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10. Un taxi jaune

Une anecdote célèbre, racontée par Alexandre Dumas et transcrite par Charles Blanc86 pour l’édification des jeunes artistes, en dit long sur l’interprétation par Delacroix des lois de Chevreul. Intéressé par le jeu des complémentaires, le peintre n’abandonne nullement, en fait, la pratique classique des reflets. Au contraire : il applique la théorie nouvelle à la technique ancienne. On est loin des cercles chroma- tiques d’un ou d’une Delaunay quand il s’agit de colorer une ombre avec la complémentaire du clair. Pourtant, le pas du moderne est franchi : point n’est besoin d’aller jusqu’au musée quand il suffit de sortir dans la rue, en plein air, et de prendre une voiture pour être éclairé sur ses problèmes techniques. L’anecdote contient peut-être un camouflet caché contre les grands artistes, qui peuvent dormir en paix au : personne ne viendra leur demander conseil.

Eugène Delacroix, occupé un jour à peindre une draperie jaune, se désespérait de ne pouvoir lui donner l’éclat qu’il aurait voulu, et il se disait : “Comment donc s’y prennent Rubens et Véronèse pour trouver de si beaux jaunes et les obtenir aussi brillants ?...” Là-dessus il résolut d’aller au musée du Louvre et il envoya chercher une voiture. C’était vers 1830 ; il y avait alors

86 Étienne Moreau-Nélaton (Eugène Delacroix raconté par lui-même, étude biogra- phique d’après ses lettres, son journal, etc... H. Laurens, 2 vol., 1916, t. I, p. 182- 183) précise que cette anecdote figure dans une conférence de Dumas sur Delacroix dont il possédait le manuscrit. “Dumas, à qui plaisaient les aventures originales, l’a dépeint [Delacroix], à l’époque de son Marino Faliero, hélant un cabriolet pour s’élancer au Louvre et demander à Rubens un secret capable de faire éclater les jaunes dont il était en train d’habiller ses sénateurs vénitiens”... Mais Delacroix a une révélation soudaine en apercevant la caisse de la voiture jaune et ses ombres violettes. D’après Dumas, c’est au lendemain de cette découverte que l’artiste trace sur le mur de son atelier le “triangle” des couleurs primitives et des couleurs binaires.

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dans Paris beaucoup de cabriolets peints en jaune serin : ce fut un de ces cabriolets qu’on lui amena. Au moment d’y monter, Delacroix s’arrêta court, observant, à sa grande surprise, que le jaune de la voiture produisait du violet dans les ombres. Aussitôt il congédia le cocher et, rentré chez lui tout ému, il appliqua sur-le-champ la loi qu’il venait de découvrir, à savoir : que l’ombre se colore toujours légè-rement de la complémentaire du clair, phénomène qui devient surtout sensible lorsque la lumière du soleil n’est pas trop vive et que nos yeux, comme dit Gœthe, portent sur un fond propre à faire bien voir la couleur complémentaire87.

Ch. Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 564.

87 Allusion au traité de Gœthe, Zur Farbenlehre, Tübingen, 1810.

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11. Delacroix et Chevreul, un rendez-vous manqué

Selon Signac, Delacroix et Chevreul ont failli se rencontrer : mais le sort a voulu qu’ils se manquent, la peinture accusant par contrecoup un malencontreux retard.

Pendant un demi-siècle, Delacroix s’est donc efforcé d’obtenir plus d’éclat et plus de lumière, montrant ainsi la voie à suivre et le but à atteindre aux coloristes qui devaient lui succéder. Il leur laisse encore beaucoup à faire, mais, grâce à son apport et à son enseignement, la tâche leur sera bien simplifiée. Il leur a prouvé tous les avantages d’une technique savante, de combinaison et de logique, n’entravant en rien la passion du peintre, la fortifiant. Il leur a livré le secret des lois qui régissent la couleur : l’accord des semblables, l’analogie des contraires. Il leur démontre combien une coloration unie et plate est inférieure à la teinte produite par les vibrations d’éléments divers combinés. Il leur assure les ressources du mélange optique, permettant de créer des teintes nouvelles. Il leur conseille de bannir le plus possible les couleurs sombres, sales et ternes. Il leur enseigne qu’on peut modifier et rabattre une teinte sans la souiller par des mixtures sur la palette. Il leur signale l’influence morale de la couleur, venant contribuer à l’effet du tableau ; il les initie au langage esthétique des teintes et des tons. Il les incite à tout oser, à ne jamais craindre que leurs harmonies soient trop colorées. Le puissant créateur est également un grand éducateur : son enseignement est aussi précieux que son œuvre.

Il faut cependant reconnaître que les tableaux de Delacroix, malgré ses efforts et sa science, sont moins lumineux et moins colorés que les tableaux des peintres qui ont suivi sa trace. L’Entrée des croisés paraîtrait sombre entre le Déjeuner des canotiers de Renoir et le Cirque de Seurat. Delacroix a tiré de sa palette romantique, surchargée de couleurs, les unes brillantes, les autres, en trop grand nombre, terreuses et sombres, tout ce qu’elle pouvait donner.

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Il ne lui a manqué pour servir mieux son idéal qu’un instru-ment plus parfait. Pour se créer cet instrument, il n’avait qu’à exclure de sa palette les couleurs terreuses qui l’encombraient inutilement. Il les violentait pour en extraire quelque éclat, mais il n’a pas songé à ne peindre qu’avec les couleurs pures et virtuelles du prisme. Ce progrès, une autre génération, celle des impressionnistes, le devait faire. Tout s’enchaîne et vient en son temps : on complique d’abord ; on simplifie ensuite. Si les impressionnistes ont simplifié la palette, s’ils ont obtenu plus de couleur et de luminosité, c’est aux recettes du maître romantique, à ses luttes avec la palette compliquée, qu’ils le doivent. En outre, Delacroix avait besoin de ces couleurs rabattues, mais chaudes et transparentes, que les impressionnistes ont répudiées. Lié par son admiration des maîtres anciens, de Rubens en particulier, il était trop préoccupé de leur métier pour renoncer aux préparations juteuses, aux sauces brunes, aux dessous bitumeux dont ils usèrent88. Ce sont ces classiques procédés, employés dans la plupart de ses tableaux, qui les font paraître sombres. Une troisième raison : s’il avait étudié les lois des complé- mentaires et du mélange optique, il n’en connaissait point toutes les ressources. Lors d’une visite que nous fîmes à Chevreul, aux Gobelins, en 1884, et qui fut notre initiation à la science de la couleur, l’illustre savant nous raconta que, vers 1850, Dela-croix, qu’il ne connaissait pas, lui avait, par lettre, manifesté le désir de causer avec lui de la théorie scientifique des couleurs et de l’interroger sur quelques points qui le tourmentaient encore. Ils prirent rendez-vous. Malheureusement le perpétuel mal de gorge dont souffrait Delacroix l’empêcha de venir au jour convenu. Et jamais ils ne se rencontrèrent.

Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 83-85.

88 Signac reconnaît en Delacroix un grand coloriste classique, plutôt qu’un disciple de Chevreul.

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12. Tissus et couleurs d’Orient

Amédée Cantaloube, auteur peu connu d’un hommage à Delacroix, traduit le poncif ambiant sur la couleur associée à l’univers des arts décoratifs en Orient. La peinture de Delacroix est en effet comparée à un “art décoratif”, c’est-à-dire à un art dit “mineur” parce qu’il n’a pas besoin de conception d’ensemble, d’”idée première”, d’inventio. La tradition de la Renaissance (liée au paragone de Léonard de Vinci) avait conduit à une hiérarchie des arts qui valorisait la conception intellectuelle d’une œuvre plutôt que son exécution. Delacroix est encore tributaire de cette conception. Associer la peinture coloriste aux splendeurs décoratives, comme c’est le cas ici, revient à la déprécier subtilement, malgré la louange apparente.

Un coloriste89 capable d’approprier à des situations si diverses des harmonies d’un effet si saisissant, et toujours justes et variées suivant le sujet, devait recueillir d’amples enseignements dans les grands spectacles de la lumière en Orient ; il y a découvert, on peut le dire, de nouveaux rapports de tons, il en a fait jaillir non seulement les beautés extérieures, mais de plus les grands traits des choses et des mœurs90. À côté de ces toiles aux aspects

89 Il s’agit de Delacroix. 90 Allusion au voyage au Maghreb que fit Delacroix en 1832, et qui fut déterminant pour l’évolution de sa carrière (plus que de sa peinture). Rejeté par les institutions qui chérissaient les pompiers sans faille et les davidiens orthodoxes, Delacroix choisit de partir pour l’Orient, c’est-à-dire de se faire romantique et orientaliste contre les préceptes gréco-romains de l’École des Beaux-Arts. Il a pleine conscience des enjeux de ses choix, comme le prouve sa correspondance de 1832. “J’ai bien ri des Grecs de David”, écrit-il dans une de ses lettres. “Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus [...] aussi satisfaits que Cicéron le devait être de sa chaise curule, écrit-il à Pierret. L’antique n’a rien de plus

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si brillants et d’une efflorescence de couleurs qui charme ou éblouit les regards, les plus riches tissus des Indes ou de la Perse paraîtraient presque ternes. Nul art décoratif industriellement parlant et aux plus belles époques, n’a été en ce sens plus merveilleux.

Amédée Cantaloube, Delacroix (1864), p. 26-27.

beau”. Il reprend à son compte le mot de Sertorius : “Rome n’est plus dans Rome”, car Rome est en Orient. “Si l’école de peinture [i.e. des Beaux-Arts] persiste à proposer toujours pour sujets aux jeunes nourrissons des Muses la famille de Priam et d’Atrée, je suis convaincu, et vous serez de mon avis, qu’il vaudrait pour eux infini-ment davantage être envoyés comme mousses en Barbarie, sur le premier vaisseau, que de fatiguer plus longtemps la terre classique de Rome”, écrit-il encore au critique Jal.

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13. La division des couleurs, une technique orientale ?

Alors que Delacroix lui-même attribue à Constable la technique de juxtaposition des tons qui permet de faire vibrer les couleurs91, Charles Blanc souligne au contraire l’origine orientale du procédé. Dans Les Artistes de mon temps, il va jusqu’à soutenir que le vrai maître de Delacroix fut Véronèse le Vénitien et non Rubens le Flamand : Delacroix admirait en effet, selon lui, “ce maniement des couleurs que Véronèse avait appris sans doute des Orientaux qui de son temps remplissaient Venise et montraient chaque jour le spectacle des riches étoffes, des tapis, des poteries, des émaux et des armes de l’Orient” (Les Artistes de mon temps, p. 77-78).

La vibration des couleurs

“Le parallèle entre le son et la lumière est si parfait qu’il se soutient même dans les plus petites circonstances”. Ainsi parle un savant de génie, Euler (Lettre à une princesse d’Alle- magne)92. De même que le grave ou l’aigu des sons dépendent

91 Voir Division dans le Lexique des termes techniques. 92 Euler, Lettres à une princesse d’Allemagne, (1768-1772). Célèbre mathématicien suisse, esprit universel qui domine le XVIIIe siècle scientifique, Euler (1707-1783) s’intéressa aussi bien aux intégrales multiples qu’à l’astronomie, à la mécanique qu’aux probabilités, à la géométrie qu’à l’hydrostatique, à l’hydrodynamique qu’à la nature ondulatoire de la lumière. Les Lettres à une princesse d’Allemagne sont les leçons qu’il avait données à la princesse d’Anhalt-Dessau, nièce du roi de Prusse. Est-ce parce qu’il a vécu lui aussi auprès du grand Frédéric qu’on l’a comparé à Voltaire ? Homère eût été une référence plus opportune : frappé de cécité – mais sachant par cœur les six premières puissances des cent premiers nombres, entre autres choses – Euler continua son œuvre. On dit qu’il n’avait pas plus grand plaisir que de cons-truire des jouets scientifiques pour ses vingt-six petits-enfants. À sa mort, il put “considérer comme ses disciples tous les mathématiciens d’Europe” (Pierre Humbert, “Le triomphe de l’analyse : Euler”, Histoire de la science, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1957, p. 594-597).

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du nombre des vibrations que rend la corde tendue, dans un temps donné, de même on peut dire que chaque couleur est astreinte à un certain nombre de vibrations qui agissent sur l’organe de la vue comme les sons sur l’organe de l’ouïe. Et non seulement la vibration est une qualité inhérente aux couleurs, mais il est extrêmement probable, comme le pense Euler, que les couleurs elles-mêmes ne sont autre chose que les différentes vibrations de la lumière93. [..]. Les Orientaux, qui sont d’excellents coloristes, lorsqu’ils ont à teindre une surface unie en apparence, ne laissent pas de faire vibrer la couleur en mettant ton sur ton, bleu sur bleu, jaune sur jaune, rouge sur rouge, et c’est par là qu’ils obtien-nent l’harmonie sur des étoffes, des tapis ou des vases, même lorsqu’ils n’y ont employé qu’une seule teinte, parce qu’ils en ont varié les valeurs du clair au sombre. [...]. Instruit de cette loi par l’intuition ou par l’étude, Eugène Delacroix n’avait garde d’étendre sur sa toile un ton uniforme, lors même qu’il voulait avoir l’unité d’aspect dans un ciel ou dans un fond d’architecture. Non seulement il faisait tressaillir sa

93 Euler s’intéressait, entre autre, à l’optique et à l’acoustique. En optique, il s’était penché sur la possibilité théorique de fabriquer des objectifs achromatiques. En acoustique, il avait étudié les sons harmoniques, faisant vibrer des boyaux et des cordes. La notion de “vibration chromatique”, que Charles Blanc instaure dans ce texte sous le patronage d’Euler, est donc fondée effectivement sur une réalité scientifique, encore que les recherches sur la lumière comme phénomène vibratoire doivent davantage au XIXe siècle. Les travaux de Newton et de Huygens principalement – mais aussi d’Euler – établirent l’existence des vibrations, mais c’est aux noms d’Arago, Fresnel, Malus, Young et Biot que s’attachent les découvertes les plus importantes en ce domaine. Interférences lumineuses, polarisation, vibrations transversales par rapport à la direction de la propagation : tout cela date du XIXe siècle, car “l’assimilation de la lumière à un phénomène vibratoire n’avait pas été retenue par le XVIIIe siècle” (Histoire de la science, p. 914).

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surface par le ton sur ton94, mais sa manière d’opérer ajoutait encore à ce tressaillement. Au lieu de coucher sa couleur horizontalement, il la tamponnait avec la brosse sur une préparation de même teinte, mais plus soutenue, laquelle devait transparaître un peu partout, assez également pour produire à distance l’impression de l’unité, tout en donnant une profondeur singulière au ton ainsi modulé sur lui-même, ainsi vibrant, c’est bien le mot. Faute d’avoir connu cette loi, des peintres illustres nous ont rapporté d’Afrique de grands ciels de papier, balayés proprement et très également de gauche à droite, avec une monotonie désespérante et une prétendue fidélité de procès- verbal.

Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 569-571.

14. Le cachemire de l’Inde

Alexandre Dumas se réfère implicitement à une conception orientale et décorative de la couleur quand il compare, concrètement, de vrais et de faux cachemires.

94 Voir les articles Ton sur ton, Hachures et Division dans le Lexique des termes techniques. Delacroix réalise ici ce qu’on appelle un “chiquetage” en moderne peinture décorative : la réalisation, sur une surface déjà peinte, de petits points ou taches de couleur à l’aide d’une éponge ou d’un pinceau spécial, pour imiter les petits grains du cailloutage d’un marbre (Voir par exemple le manuel pratique d’Y. Guégan, Imitation des marbres, Paris, Dessain et Tolra, 1989).

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Il y a, dans la couleur de Delacroix, quelque chose du brillant du cachemire de l’Inde ; le tissu en est moins régulier, le dessin en est moins savant que celui du cachemire français, mais mettez ces deux cachemires l’un à côté de l’autre, et vous verrez le second tué à l’instant même par le voisinage du premier.

Alexandre Dumas, Salon de 1859, cité par M. Tourneux dans Delacroix devant ses contemporains (1886), p.100.

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15. L’ophtalmie de Delacroix

Castagnary n’aime pas Delacroix, peintre de l’idéal, incapable de contempler simplement le réel et préférant toujours ses rêves au monde qui l’entoure. Il use de deux poncifs pour manifester son dégoût : l’accusation de maladie ophtalmique (très courante dans la critique du temps), et la dépréciation de la couleur en tant qu’elle est orientale.

L’œuvre d’Eugène Delacroix sort du rêve et non de la réalité. Le peintre a fermé les yeux devant la nature, pour ne regarder qu’au dedans de lui-même. La conscience est troublée de ces excitations constantes à la sensibilité et au mysticisme, qui constituent le fond et la forme de l’œuvre romantique. Le peintre a été poète, il a mordu au fruit corrupteur de l’idéal, il a vécu dans l’imaginaire. Quant à son époque, – c’est-à-dire à ce point précis de l’espace et du temps qui, pour le peintre, est le vrai, le sensible, le réel, le seul côté par où la vie universelle tombe dans l’art de la peinture95, – il ne la connut point, il ne voulut point la voir. La société contemporaine lui échappa et passa inaperçue devant lui. Je me trompe ; il s’en est souvenu une fois, deux fois ; il a fait La Liberté guidant le peuple à la barricade, et c’est un chef-d’œuvre ; il a fait l’esquisse de Boissy d’Anglas, et c’est encore un chef-d’œuvre. Comme praticien, son dessin a été insuffisant. Je n’en conteste ni l’énergie mouvementée ni l’exactitude savante ; mais il n’est savant que dans les masses et manque absolument

95 Baudelaire publie à la fin de l’année 1863 Le Peintre de la vie moderne, où figure l’idée que le beau est “d’une composition double [...]. Le beau est fait un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tout à tout ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion” (“I. Le beau, la mode et le bonheur”). Castagnary semble faire référence à la même idée pour condamner Delacroix, qui refuse la partie transitoire du beau. De fait, Delacroix n’est pas cité par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne.

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de correction dans les détails96. Quant à sa couleur, tout le monde sera forcé de reconnaître avec moi qu’elle a été excessive. Elle est de plusieurs tons au-dessus de la couleur vraie. Quelle que soit l’harmonie de ses gammes, elle a pour effet premier de blesser et de fatiguer les yeux sains. Si la nature était coloriée selon cette façon de cachemire de l’Inde, nos myopes et nos presbytes pourraient peut-être y vivre, mais nous, qu’aucune ophtalmie97 n’afflige, nous demanderions à Dieu un changement de planète.

J.-A. Castagnary, Les Libres Propos (1864), p. 278-279.

16. L’Orient des fleurs

La palette de Delacroix “ressemblait à un bouquet de fleurs savamment assor- ties”, selon Baudelaire. Delacroix semble prendre ici la métaphore au pied de la lettre, décrivant des artisans orientaux s’inspirant pour créer leurs couleurs d’un bouquet de fleurs véritables.

M. Cournault98 me dit avoir vu à Alger un ouvrier, qui taillait des morceaux de cuir ou d’étoffe pour des ornements, regardant avec grande attention un

96 Castagnary reproche ici à Delacroix ce qui fait justement sa spécificité en matière de pratique du dessin. Voir, dans la deuxième partie (Dessin et composition), les textes portant sur le dessin “par les boules” ou “par les milieux” que pratiquait délibérément Delacroix. 97 L’accusion de maladie des yeux, lieu commun de la critique, apparaît aussi dans le texte d’E. Chesneau : Delacroix serait-il presbyte ? 98 Conservateur du musée Lorrain à Nancy, il figura parmi les exécuteurs testa- mentaires de Delacroix, qui lui légua force babioles orientales rapportées de son voyage au Maghreb de 1832.

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bouquet de fleurs pour se guider. Ils [les Orientaux] ne doivent probablement qu’à l’observation de la nature l’har-monie qu’ils savent mettre dans les couleurs. Les Orientaux ont toujours eu ce goût. Il ne paraît pas que les Grecs et les Romains l’aient eu au même degré, à en juger par ce qui reste de leurs peintures99.

Eugène Delacroix, Journal, 26 septembre 1847.

17. Laines et tapis de Perse

Maxime Du Camp met en scène un Delacroix coloriste entremêlant à la veillée, des écheveaux de laine, et réduisant du même coup la peinture à la puissance décorative d’un tapis. Pourtant Delacroix tenait à la peinture d’histoire ! Gautier également, dans son Histoire du romantisme, compare les décorations murales de Delacroix à “une tapisserie riche et moelleuse” (p. 213). Tout cela ne devait pas faire plaisir au maître, qui rêvait d’illustration héroïque, de fable et de grandeur mythologique, et qui était particulièrement attaché à la noblesse des sujets dans la peinture murale, ce sommet de la carrière du peintre.

Je l’ai vu, un soir, près d’une table sur laquelle se trouvait une corbeille pleine d’écheveaux de laine. Il prenait les écheveaux, les groupait, les entrecroisait, les divisait selon les nuances et produisait ainsi des effets de coloration extra-ordinaires. Je lui ai entendu dire : “les plus beaux tableaux que j’ai vus sont certains tapis de Perse”.

Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires (1884), "Propos d’atelier", "Delacroix".

99 Coup de griffe indirect aux Davidiens, férus d’antiquités gréco-romaines.

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18. "Une tapisserie vue à l’envers"

Frédéric Villot est un “ami” de Delacroix qui ne fut pas toujours pour lui d’une extrême bienveillance100. Décrivant ici la “seconde manière” de Delacroix, il déclare que l’artiste peint comme on tisse une tapisserie. Cette comparaison implicite avec les arts décoratifs n’est peut-être pas tout à fait un compliment !

Delacroix, à dater de ce moment101, se préoccupe de plus en plus de l’idée, de l’ensemble ; la touche, l’adresse de main commencent à lui paraître des moyens trop secondaires pour en faire parade : il s’applique, au contraire, à les dissimuler le plus qu’il peut. Au lieu de poser la couleur juste à sa place, brillante et pure, il entrelace les teintes, les rompt et, assimilant le pinceau à une navette, cherche à former un tissu, dont les fils multicolores se croisent et s’ interrompent à chaque instant. Delacroix appelait ce genre d’opération flochetage. Il en a tiré un immense parti, surtout dans les toiles de grandes dimensions ou dans ses tableaux décoratifs ; mais il faut avouer que le flochetage était moins heureusement applicable à des travaux de genre, et exagérant parfois, surtout dans ses dernières années, un procédé très bon, très ingénieux, il lui arrivait de donner à ses peintures l’aspect plucheux (sic) d’une tapisserie vue à l’envers102.

Frédéric Villot, Préface au catalogue de la vente de tableaux, aquarelles, dessins, gravures, études par Eugène Delacroix, 11 février 1865, p. VI.

100 Voir Florisoone (M.), "La mort d’une amitié : Delacroix et Villot", Archives de l’art français, 1959. 101 La deuxième phase de son évolution picturale. Les anciens ont la manie de trouver sans cesse des “manières” aux peintres, habituellement au nombre de trois. Villot souscrit ici à cette tradition. 102 Ainsi, selon Villot, le malheureux Delacroix ne parvient donc qu’à un résultat décoratif : tout le prestige de l’inventio lui est décidément refusé. Encore est-il si mauvais artiste que la tapisserie qui résulte de ses efforts n’est même pas à l’endroit, mais à l’envers...

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19. La couleur dangereuse

Charles Blanc craint la couleur pour la couleur, car elle finit par détruire la composition et la “pensée” (donc ce qui fait la “grande peinture”), au profit des accessoires et du paysage. Tout est à craindre quand la couleur envahit le tableau ! Ce discret réquisitoire vise notamment Delacroix, dont Le Massacre de Scio est explicitement cité.

Mais n’hésitons pas à le dire : le goût de la couleur, lorsqu’il prédomine absolument, coûte bien des sacrifices ; souvent il détourne l’esprit de sa route, il altère le sentiment, il dévore la pensée. Le coloriste passionné, avons-nous dit, invente sa forme pour sa couleur : rien n’est plus vrai. Tout, chez lui, est subordonné à l’éclat de la teinte. Non seulement le dessin fléchit alors et doit fléchir, mis la composition est commandée, gênée, violentée par la couleur. Pour amener ici une teinte violette qui surexcitera telle draperie jaune, il faudra ménager à cette teinte un espace, inventer un accessoire, peut-être inutile. Dans le Massacre de Scio, telle sabretache a été mise en un coin uniquement parce que le peintre avait besoin en cet endroit d’une masse orangée. Pour réconcilier les contraires après les avoir exaltés, pour rapprocher les semblables après les avoir purifiés ou rompus, il faudra se permettre toutes sortes de licences, chercher des prétextes à couleurs, introduire des objets brillants103, des meubles, des lambeaux d’étoffes, des fragments de mosaïque, des armes, des tapis, des vases, des perrons, des murs, des animaux d’un riche pelage, des oiseaux d’un plumage éclatant, et ainsi les couches inférieures de la nature prendront peu à peu la première place et le disputeront à

103 Dans Paul Huet (1803-1869) d’après ses notes, sa correspondance, ses contemporains. Documents recueillis par son fils... Paris, Renouard, 1911, figure une conversation du peintre Paul Huet avec Delacroix. Celui-ci aurait confié à son collègue : “Dans un tableau, il faut des brillants et c’est ce que je cherche toujours. Il faut sur le premier plan soit de la vaisselle, soit des pierreries, enfin un éclat, un collier par exemple. Je cherche souvent à placer un collier. Le brillant, c’est la vie ; on n’en met jamais assez” (p. 335).

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la dignité des figures humaines, qui seules doivent occuper la cime de l’art, parce que seules elles représentent la plus haute expression de la vie, qui est la pensée. Oui, en poursuivant avec passion le triomphe de la couleur, le peintre court le risque de sacrifier l’action au spectacle. Aussi, que font nos coloristes ? Ils vont en Orient, en Égypte, au Maroc, en Espagne pour en rapporter tout un arsenal de matériaux voyants : coussins, babouches, narghilés, turbans, burnous, cafetans, nattes, parasols... Ils se font des héros avec les lions et des tigres104. Ils exagèrent l’importance du pay- sage ; ils doublent l’intérêt du costume et des substances inertes, et ainsi la peinture devenant descriptive, le grand art déchoit insensiblement et menace de disparaître. Que le coloris joue donc son vrai rôle, qui est de nous amener le cortège de la nature extérieure et d’associer les splendeurs de la création matérielle à l’action de l’homme ou à sa présence. Surtout, que le coloriste choisisse dans les harmonies de la couleur celles qui semblent, comme dit le poète, se conformer à sa pensée. Mais, qu’on le sache bien, la prédominance de la couleur aux dépens du dessin serait une usurpation du relatif sur l’absolu, de l’apparence passagère sur la forme perma-nente, de l’impression physique sur l’empire des âmes. De même que les littératures inclinent à leur décadence quand les images l’emportent sur les idées, de même l’art se matérialise et décline infailliblement lorsque l’esprit qui dessine est vaincu par la sensation qui colore ; lorsqu’en un mot l’orchestre, au lieu d’accompagner le chant, devient à lui seul tout le poème.

Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 572-573.

104 Delacroix s’était fait une spécialité de la représentation des fauves. Un narghilé figure dans les Femmes d’Alger, un parasol dans Le Sultan du Maroc. De plus, le peintre avait abondamment sacrifié à la manie orientaliste des souvenirs rapportés d’Orient, lors de son voyage en “Orient”. Mais la vindicte de Charles Blanc englobe ici toute une moisson d’orientalistes au-delà du seul Delacroix.

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20. La puissance des couleurs

Baudelaire rend hommage à la couleur qui pense par elle-même, pourvu que cette pensée personnelle reste en conformité avec le sujet du tableau. Il donne une explication du quatrain consacré à Delacroix dans son poème des Fleurs du Mal “Les Phares”.

D’abord il faut remarquer, et c’est très important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à l’accord parfait des tons, et à l’harmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille105. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poète a essayé d’exprimer ces

105 La dissociation entre couleur et sujet qu’introduit Baudelaire reste purement formelle, du fait de cet accord profond entre les deux éléments. La couleur est en effet l’émanation du sujet. Dans l’Exposition universelle de 1855, Baudelaire note aussi que l’Entrée des Croisés à Constantinople, peinte par Delacroix d’après Rubens, est un tableau “profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre”. Mais cette atmosphère orageuse et lugubre correspond en fait parfaitement avec le sujet du tableau lui-même. Voir texte suivant (Une atmosphère magique).

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sensations subtiles dans des vers dont la sincé-rité peut faire passer la bizarrerie :

Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent comme un soupir étouffé de Weber.

Lac de sang : le rouge ; hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; les fanfares de Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.

Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, III. Eugène Delacroix.

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21. Une atmosphère magique

Baudelaire tente de concilier la liberté incontrôlable de la couleur, qui produit son effet toute seule, avec les exigences du sujet qui en dernier recours a toujours le dernier mot. Il se peut qu’il défende, à sa manière, un Delacroix coloriste qui n’en serait pas moins peintre d’histoire dans la plus grande tradition. Ce n’est pas parce que la couleur capte voluptueusement le regard que le tableau peut être réduit à un tapis décoratif, loin de là. Delacroix, ne l’oublions pas, s’inscrit dans la lignée de Rubens, Raphaël, Véronèse, Lebrun et David : Baudelaire le rappelle au début de L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix (I.). Tous ces peintres ont en commun l’”amour du grand, du national, de l’immense et de l’universel, amour qui s’est toujours exprimé dans la peinture dite décorative ou dans les grandes machines”.

Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste. Et l’analyse du sujet, quand vous vous approchez, n’enlèvera rien et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ailleurs et loin de toute pensée concrète.

Charles Baudelaire, L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix (1863), III.

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22. La couleur émissaire du sujet

La “couleur morale” des tableaux n’est rien d’autre qu’une clé des tons. Ainsi l’entend Charles Blanc, peut-être inspiré du Traité des couleurs de Gœthe (1810)106.

Plus poète, plus pénétré de son sujet, plus ému de son émotion, Eugène Delacroix ne manque jamais de monter sa lyre au ton de sa pensée, et de faire que le premier aspect de son tableau soit le prélude de sa mélodie, grave ou légère, mélan- colique ou triomphante, douce ou tragique. Du plus loin, avant de rien discerner, le spectateur pressent les coups qui frapperont son âme. Quelle désolation dans le ciel crépusculaire du Christ au tombeau ! Quelle tristesse amère et âpre dans le tableau d’Hamlet devant le fossoyeur ! Quelle sensation de bien- être physique se dégage de la Noce juive au Maroc, dont l’harmonie, composée de deux couleurs dominantes et complémentaires, le vert et le rouge (le rouge chaud dans l’ombre, le vert froid dans le clair) procure l’idée de fraîcheur en laissant deviner au dehors un soleil incandescent ! et quelle haute fanfare dans le coloris de La Justice de Trajan, où l’on voit l’empereur romain, en sa pompe et sa pourpre, sortir d’un arc de triomphe, accom-pagné de ses généraux, de ses buccinateurs et de ses aigles, tandis qu’une femme éplorée jette aux pieds de Trajan un enfant mort ! En bas, les tons livides ; en haut, les gammes splendides et radieuses, un arc qui s’emplit d’azur, et un ciel qui devient éblouissant par le contraste simultané que forment les tons orangés d’un trophée d’armes.

Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 572.

106 Voir Clay (Jean), Le Romantisme, Paris, Hachette, 1980, p. 215 sur la “symbolique gœthéenne” des couleurs.

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23. La dominante en peinture

L’art des couleurs de Delacroix, par sa précision et son orchestration, s’apparente, selon Baudelaire, aux mathématiques et à la musique.

Dans une pareille méthode, qui est essentiellement logique, tous les personnages, leur disposition relative, le paysage ou l’intérieur qui leur sert de fond ou d’horizon, leurs vêtements, tout enfin doit servir à illuminer l’idée génératrice et porter encore sa couleur originelle, sa livrée pour ainsi dire. Comme un rêve est placé dans une atmosphère qui lui est propre, de même une conception devenue composition a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a évidemment un ton particulier attribué à une partie quelconque du tableau qui devient clé et qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune, l’orangé, le rouge, inspirent et représentent des idées de joie, de richesse, de gloire et d’amour107 ; mais il y a des milliers d’atmosphères jaunes ou rouges, et toutes les autres couleurs seront affectées logi-quement et dans une quantité proportionnelle par l’atmosphère dominante. L’art du coloriste tient évidemment par de certains côtés aux mathématiques et à la musique. Cependant ses opérations les plus délicates se font par un sentiment auquel un long exercice a donné une sûreté inqualifiable. On voit que cette grande loi d’harmonie générale condamne bien des papillotages et bien des crudités, même chez les peintres les plus illustres. Il y a des tableaux de Rubens qui non seulement font penser à un feu d’artifice coloré, mais même à plusieurs feux d’artifice tirés sur le même emplacement.

Charles Baudelaire, Salon de 1859, IV, repris dans L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix (1863), II.

107 Gœthe écrit que le jaune “possède un caractère de serein enjouement et de douce stimulation”, que le rouge “donne une impression de gravité et de dignité aussi bien que de bienveillance et de grâce”, et que le rouge-jaune est aimé des “gens vigoureux, bien portants et frustes” (Cité par Jean Clay, Le Romantisme, p. 215).

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Eugène Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement, huile sur toile, 180 cm sur 229 cm, 1834, Musée du Louvre. Seconde version : Femmes d’Alger dans leur intérieur, huile sur toile, 84 cm sur 111 cm, 1849, Musée de Montpellier.

“C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! La femme dans le gynécée s’occupant des enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je la comprends !” Ces peu féministes exclamations seraient celles de Delacroix lors de sa visite d’un harem en Algérie, selon un témoin sans doute pas très digne de foi108. “Delacroix passa un jour, puis un autre dans le harem, en proie à une exaltation qui se traduisait par une fièvre que calmaient à peine les sorbets et les fruits”, précise, mi-figue mi-raisin, le comte de Mornay. Cet ambassadeur, en 1832, avait pris la tête d’une mission diplomatique auprès du sultan du Maroc. Dans la tradition napoléonienne, il s’accompagnait d’un artiste : Delacroix. Delacroix au Maroc semble avoir la tête pleine de clichés, et vivre un rêve orientaliste archétypal, féminin et voluptueux. En fait, il se garde bien de perdre tout repère, quelle que soit la “fièvre” à laquelle il succombe. La femme est “comme au temps d’Homère” : qu’on ne s’étonne point de cette référence antique, car l’artiste affirme ainsi son désir de retrouver, grâce à cet Orient de substitution, une Antiquité qui

108 Propos de Charles Cournault, rapportés par Philippe Burty et cités par Élie Lambert dans Delacroix et les Femmes d’Alger, Paris, H. Laurens, 1937.

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lui fait défaut depuis que les élèves de David s’en sont emparés sans rémission. Perdue pour la cause romantique, l’Antiquité peut renaître en Orient. Dans sa correspondance de 1832, Delacroix rit des “Grecs de David”, et, plagiant Sertorius, rappelle que Rome n’est plus dans Rome, mais en Orient. La femme orientale brode de merveilleux tissus. Elle, si décorative par essence, décore à son tour ce qui peut l’embellir. Elle fabrique sa propre parure de bel objet. Elle se voue aux arts décoratifs. “C’est la femme comme je la comprends !” Peu d’orientalistes auront exprimé aussi naïvement ce fantasme de femmes belles et inutiles, métaphoriquement décoratives, dont s’impose l’existence purement physique. Dirait-on pas le chat Schutz que Gautier caresse au début de La Pipe d’opium, “heureux animal qui n’a d’autre fonction que d’être noir sur un tapis de vert gazon” ? Dans le tableau de Delacroix, les femmes ne tissent ni ne filent : tout juste fument-elles une pipe d’opium, dont le long tuyau noir s’enroule languissamment autour du flacon du narguilé. Gautier les imagine buvant du café, Redon reposant sur un divan. De fait, elles ne font rien – la peinture éternise l’instant vide de leur repos sans fin : le repos de l’Orient assoupi dans l’attente d’être soumis. Il n’était pas facile alors de pouvoir visiter un harem. Delacroix eut cette chance à la fin de son voyage. Du 18 au 25 juin 1832, l’aviso sur lequel il navigue cingle vers l’Algérie, pour faire escale trois ou quatre jours dans la capitale. La mission diplomatique du comte de Mornay est accomplie, le retour approche. Delacroix, d’après l’impatience qui perce dans ses lettres, a un vif désir de retourner en France. Pour lui aussi, la mission est accomplie. Cette dernière escale lui vaudra le sujet de ses Femmes d’Alger. Le davidien Delécluze, dans le Journal des Débats, salue de sa rituelle critique ironique le tableau, exposé au Salon de 1834 : si ce sont là les fameuses beautés d’Orient, il déclare qu’il ne se fera pas Turc de sitôt. Mais Paul Valéry avoue préférer, à tous les autres tableaux de Delacroix, les Femmes d’Alger de Montpellier.

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Ce tableau semble avoir été peint avec une technique particulière, que Delacroix évoque dans son journal, le 7 février 1849 : “J’éprouve sur le tableau des Femmes d’Alger combien il est agréable et même nécessaire de peindre sur le vernis”. Ce moyen de séparer les couches de couleurs l’avait énormément séduit : il en traite dans l’ébauche de son Dictionnaire des Beaux-Arts, à l’article Vernis109.

24. La loi du mélange optique

Les Femmes d’Alger fournissent à Charles Blanc un exemple idéal pour démontrer la loi du mélange optique.

Nous arrivons ici au mélange optique. Lorsque nous regardons à quelques pas un châle de cachemire110, nous percevons le plus souvent des tons qui ne sont pas dans le tissu, mais qui se composent d’eux-mêmes dans notre œil, par l’effet des réactions réciproques d’un ton sur l’autre111. Deux couleurs juxtaposées ou superposées dans certaines proportions (c’est-à-dire suivant l’étendue que chacune d’elles occupera) formeront une troisième couleur que nos regards percevront à distance, sans que le tisseur ou le peintre l’aient écrite. Cette troisième couleur est une résultante que l’artiste a prévue et qui est née du mélange optique. Les tons les plus précieux, les plus fins, les plus rares, Eugène Delacroix ne les apprêtait point sur sa palette avant de les poser sur le mur ; il en calculait la composition future et spontanée ; il les

109 Voir Vernis dans le Lexique des termes techniques. 110 L’exemple du tissu oriental ne vient pas ici par hasard, quand il s’agit de la couleur et de sa technique. 111 Voir Division, Hachures et Ton sur ton dans le Lexique des termes techniques.

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faisait résulter de sa combinaison. Par exemple, dans les Femmes d’Alger, telle chemise à semis de petites fleurs donne naissance à un troisième ton indéfinissable, que l’œil perçoit, mais que la langue ne peut nommer avec précision, et que jamais un copiste n’obtiendra s’il veut le composer d’avance et le porter sur la toile au bout du pinceau. Voyez maintenant la jambe nue de cette même odalisque : à deux pas de distance, elle est entièrement colorée par des tons résultants. Le charme de cette chair vivante, souple et chaude, sous laquelle on sent le bleu des veines et l’ardeur du sang112, est dû à l’emploi de nuances diverses appliquées par un travail libre de hachures113 légères qui réalisent l’unité de chair dans la complexité du ton, et un tel genre de travail est justement ce qui permet à Delacroix ces retouches successives qui, à l’inverse des phénomènes ordinaires, perfectionnent le ton et le ravivent au lieu de le salir114.

Charles Blanc, Les Artistes de mon temps (1876), p. 73-74.

112 C’est là un hommage classique à la peinture coloriste, qui fait des chairs son morceau de choix. Voir Didi-Huberman (Georges), La Peinture incarnée. 113 Voir Hachures dans le Lexique des termes techniques. 114 Tout cet extrait, comme d’autres textes importants de Charles Blanc, apparaît à la fois dans les Artistes de mon temps et la Grammaire des arts du dessin (p. 568).

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25. La chair et son écrin

Alors que Charles Blanc sent le bleu des veines et l’ardeur du sang dans les chairs des femmes d’Alger, Signac les trouve au contraire plates et monochromes ! Par ailleurs, son appréciation des étoffes, tissus, tapis, faïences au titre de ces “détails” qui font toute la beauté d’un tableau coloriste ne laissent pas d’irriguer le moulin de l’orientalisme. Orient, chair et couleur se retrouvent, une fois de plus, pris dans le réseau de leurs rapports ambigus.

Tandis que les fonds, les costumes, les accessoires vibrent d’un éclat intense et mélodieux, les chairs de figures peuvent, par comparaison, paraître plates et un peu ternes et mal en accord avec le reste. Si l’écrin brille plus que les bijoux, c’est que Delacroix a fait chatoyer les moindres surfaces des étoffes, des portières, des tapis, des faïences, en y introduisant quantité de menus détails et de petits ornements dont les multiples colorations viennent pacifier ou exciter ces parties du tableau115, tandis qu’il a peint d’une teinte plate et presque monochrome les chairs parce que, dans la réalité, elles ont cette apparence. Il n’a pas osé y introduire des éléments multicolores non justifiés par la nature. Ce n’est que plus tard qu’il saura dominer la froide exactitude et qu’il ne craindra pas de rehausser de hachures artificielles116 la teinte des chairs pour obtenir plus d’éclat et plus de lumière.

Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 80-81.

115 À comparer avec les allégations de Charles Blanc dans le texte : La couleur dangereuse. 116 Charles Blanc considère au contraire que Delacroix a déjà mis en œuvre ce procédé des hachures dans ce tableau. Voir texte précédent et, dans la troisième partie de cet ouvrage, De sauvages hachures vertes.

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26. Delacroix, peintre de la douleur117

Pour Baudelaire, la chair est triste, et l’intérieur des Femmes d’Alger rappelle l’atmosphère confinée des maisons closes. La réflexion de Baudelaire, toute teintée de rêverie luxurieuse, a détourné la chair de son sens premier et technique, l’incarnat pictural. Il n’est pas innocent que Baudelaire évoque ici la mélancolie qui, comme la fumée d’un houka, “s’exhale” : dans Les Fleurs du mal, chaque apparition d’un fu- meur salue le règne souverain de l’Ennui – que ce soit le despote oriental du poème liminaire Au Lecteur, dont un seul baîllement engloutirait le monde, ou l’incertaine divinité du Possédé, sommée de dormir, de fumer, et de plonger “tout entière au gouffre de l’Ennui”.

Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres, et qui s’exprime par le choix des sujets, et par l’expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine ; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de

117 Ce texte est un grand classique des références baudelairiennes sur Delacroix. C’est de lui qu’est issu le molochisme dont l’énoncé seul suffit presque à tout dire sur ces deux univers supposés parallèles : celui du peintre et celui du poète. Philippe Berthier met en cause l’envoûtement des métaphores baudelairiennes : “Delacroix révélé sert de révélateur, de condensateur aux fantasmes de l’idiosyncrasie baude- lairienne la plus irréductible”, précise-t-il. Et de citer ce texte à l’appui : “humer dans les tableaux de Delacroix ‘je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse’, ou y retrouver ‘la partie mélancolique et ardente du siècle’, les définir comme ‘un hymne terrible composé en l’honneur de la fatalité et de l’irrémédiable douleur’, c’est peut-être écrire le livret d’un grand opéra plastique, c’est surtout donner la couleur même, au plus près, des Fleurs du Mal” (“Des images sur les mots, des mots sur les images : à propos de Baudelaire et Delacroix”, Revue d’Histoire littéraire de la France, nov.-déc. 1980, p. 913).

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ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux : Dante et Virgile, Le Massacre de Scio, le Sardanapale, Le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l’Hamlet, si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes ; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople ; la vieille, si morne et si ridée, dans Le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d’une certaine beauté intérieure. Il n’exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs118. C’est non seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais sur-tout, – prodigieux mystère de sa peinture, – la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber119.

Charles Baudelaire, Salon de 1846, IV. Eugène Delacroix.

118 Cette opposition entre la force et les nerfs est usuelle dans le discours fondateur d’un mythe de Delacroix. Le peintre est réputé ne trouver de force que dans ses nerfs, ce qui est conforme à la vision de l’énergie que se donne, avec Mesmer notamment, le Romantisme. Voir, dans la deuxième partie de cet ouvrage, les textes portant sur la vitesse d’exécution de Delacroix. 119 Voir le quatrain des Phares commenté par Baudelaire lui-même (La puissance des couleurs).

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27. Rêve de harem

Il n’est plus grand bonheur, pour un homme comme Cantaloube, qu’un paisible harem où les femmes, êtres purement physiques, sont délivrées du souci de penser. Dans ce texte, la métaphore végétative, longuement filée, sert le fantasme d’un Orient qui cultive les femmes comme des fleurs.

Ces Femmes d’Alger (1832) personnifient la sensualité et le matérialisme musulmans. Vêtues de costumes maures, et assises sur des nattes, le visage peint à l’orientale120, on pourrait dire maintenant à la parisienne121, ces femmes, délicieusement animalisées et tout imprégnées de parfums, s’épanouissent au milieu du luxe et des accessoires de la vie végétative du harem ; pendant qu’une négresse circule autour d’elles, occupée à les servir, elles savourent avec une sorte de bien-être purement physique la fumée de leurs narghilés. Si le galbe de leurs corps est plastiquement séduisant, leur physionomie n’exprime au-cune inquiétude ou préoccupation morale. C’est une sorte de culture tout extérieure d’êtres charmants, engourdis dans une rêverie somnolente. Cette peinture, solidement traitée, étale des couleurs éblouissantes comme la flamme !

A. Cantaloube, Eugène Delacroix (1864), p. 28.

120 Le voyageur Théophile Gautier, dans Les Beaux-Arts en Europe, analyse le même tableau avec une grande rigueur ethnologique. L’écrivain y voit un témoignage fidèle de couleur locale. Il reconnaît, avec une rare précision de mots et de détails, les “les fines nattes de jonc, les tapis de Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils rejoints par le surmeh, aux paupières bleuies de khol, aux joues blanches avivées d’une couche de fard, qui, nonchalamment accoudées, fument le nargilhé ou prennent le café que leur offre, dans une petite tasse à soucoupe de filigrane, une négresse au large rire blanc” (Les Beaux-Arts en Europe, Paris, Michel Lévy, 1855-1856, p. 179-180). Mais n’a-t-il pas pourtant inventé la tasse de café, qui ne figure pas sur les Femmes d’Alger du Louvre ? 121 Car la mode orientaliste fait rage à Paris.

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28. Fleurs et fruits

Le rêve du harem inspire ces quelques lignes à Paul de Saint-Victor, collaborateur de La Galerie Bruyas, catalogue à plusieurs mains réalisé autour de la collection de l’amateur Alfred Bruyas à Montpellier.

On croirait voir végéter des fleurs. L’âme sommeille dans ces corps oisifs, désirables à la façon des beaux fruits. Jamais la pen- sée n’a jeté une ombre sur leurs joues fardées ; jamais la passion n’a hâté le mouvement de leurs lourds corsages, ni mouillé d’une larme leurs yeux bordés d’antimoine122...

La Galerie Bruyas (1876), p. 333.

29. Une symphonie décorative

Signac décrypte dans les Femmes d’Alger le jeu technique des couleurs.

Dans les Femmes d’Alger, le peintre ne veut exprimer aucune passion, mais simplement la vie paisible et contemplative dans un intérieur somptueux : il n’y aura donc pas de dominante, pas de

122 Paul de Saint-Victor, auteur de cette notice portant sur un des dessins préparatoires des Femmes d’Alger de Montpellier, ajoute que le caractère de ces femmes est “toute l’histoire naturelle des harems”. Par ailleurs, la Galerie Bruyas cite un jugement de Decamps sur les Femmes d’Alger : “une peinture brillante, ferme, d’une lumière éblouissante, et qui fait que presque tous les tableaux d’histoire ou de sainteté qui l’environnent ressemblent à des paravents” (La Galerie Bruyas, Paris, A Quentin, 1876, p. 286).

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couleur-clé123. Toutes les teintes chaudes et gaies s’équilibreront avec leurs complémentaires froides et tendres en une symphonie décorative, d’où se dégage à merveille l’impression d’un harem calme et délicieux.

Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 80.

123 Allusion à Charles Blanc et à Baudelaire. Voir La couleur émissaire du sujet (Ch. Blanc) et La dominante en peinture (Ch. Baudelaire).

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30. Le contraste des couleurs dans les Femmes d’Alger

Voici trois textes qui sont en fait trois versions d’un même original. L’étude des Femmes d’Alger par Charles Blanc, où le tableau est abordé du strict point de vue du contraste des couleurs et des théories de Chevreul, est fondateur d’une lignée de réflexions inspirées les unes des autres. Mais tandis qu’Odilon Redon prend, non sans insouciance, de simples notes de lecture sur l’ouvrage de Charles Blanc, en con- fondant “devant” et “divan”, Signac mène en revanche une analyse critique et atten- tive, qui témoigne d’une réelle observation de la toile.

Trois femmes, trois odalisques, sont assises, accroupies ou à demi-couchées sur des tapis, occupées à ne rien faire, et tenant à peine le narghilé de leurs doigts nonchalants. Une négresse debout et vue de dos, la tête en profil perdu124, vient de les servir et elle sort. L’intérieur de ces femmes est extrêmement riche. Les murs sont garnis de faïences bleues et jaunes à petits dessins, composant une grande localité125 d’un vert doux et frais, indéfinissable. Dans le mur s’ouvre une petite niche cintrée en accolade, encadrée de stuc blanc et dont le bas est fermé par les deux battants d’une armoire à dessins géométriques d’un rouge vif. Le fond, qui est rempli à gauche par le revêtement de faïences, est enrichi à droite par une portière de soie changeant de couleur à chaque lé, et chargée de dessins ou de caractères arabes. Le dallage est composé de petits carreaux violets et verts, formant mosaïque126. La scène est éclairée par une

124 Profil perdu : visage vu de côté, représenté aux trois quarts caché par l’arrière de la tête. 125 Voir Ton local dans le lexique des termes techniques. 126 Toute cette description est très précise du point de vue des couleurs. La gravure en noir et blanc restant à l’époque le moyen le plus répandu de la connaissance des tableaux, il est nécessaire que les descriptions se substituent à la couleur manquante. Ch. Blanc mentionne d’ailleurs lui-même “l’absence d’une gravure en couleurs” à la fin de ce texte.

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lumière oblique venant d’une fenêtre que laisse deviner un commencement d’embrasure. Tout ce que comporte le luxe de l’Orient meuble de devant de ce riche intérieur : narguilés, babouches, nattes, coussins, ta- pis et autres menus objets, dont les formes et les couleurs présentent la plus grande variété possible127. C’est dans ce tableau que Delacroix a déployé à la fois toutes les ressources d’un art qu’il a porté jusqu’à la magie. Et d’abord, de même qu’il n’y a pas ici de figure principale, il n’y a pas non plus de couleur dominante128. Le peintre, voulant donner une idée de la vie orientale, représente les femmes du harem comme de jolies choses, comme de beaux bijoux dans un écrin. Ce sont en effet des êtres sans pensée, qui vivent de la même vie que les fleurs129. Le peintre se trouvait donc à l’aise pour étaler en cette occasion les trésors de sa palette, d’autant plus qu’il avait une liberté presque entière du choix des couleurs, pouvant à son gré introduire les accessoires, les étoffes, les détails de costume et de décoration dont il aurait besoin pour son harmonie. Sa peinture devant être en quelque sorte purement descriptive, puisqu’il n’avait à exprimer que la richesse d’un intérieur de

127 Dans La Galerie Bruyas, où sont commentées les Femmes d’Alger dans leur version de 1849, il est précisé que bon nombre de colifichets ont disparu. Delacroix avait rapporté du Maroc “toute une cargaison d’objets locaux” qui avaient figuré dans le tableau de 1834. À Planet, il dit que les Orientales ont toujours de l’or partout (Opinions et Procédés d’Eugène Delacroix..., 1864). Dans les Femmes d’Alger de Montpellier, “meubles, chiffons, bijoux, colifichets, tout ce qui avait été si avidement accumulé sur place par le jeune homme est effacé par l’homme mûr”. 128 Signac s’est sans doute inspiré de tout ce passage dans sa vision des Femmes d’Alger comme un “harem calme et délicieux”, sans “couleur-clé” (voir le texte précédent, Une symphonie décorative). 129 Puisque les femmes en question ne sont que des objets ou des végétaux, Delacroix peut se permettre d’être librement coloriste : il n’atteindra de toute façon jamais à la “pensée” issue de la noble représentation des figures humaines (Voir le texte de Charles Blanc : La couleur dangereuse). Delacroix, par son parti pris orien- taliste, se situe ainsi d’emblée, et de lui-même, dans un registre associant Orient, féminité, couleur et décoration : un registre du luxe, du charmant, du joli, de l’inutile et de l’exotique.

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sérail, c’est-à-dire l’éclat, l’opulence et la fraîcheur dans un pays chaud, il a réuni tous les moyens de coloration et les a poussés à leur maximum de splendeur et d’intensité, en les ramenant à l’accord le plus calme et le plus parfait par l’équilibre de toutes les vigueurs. Pour exalter et harmoniser ses couleurs, il emploie tout ensemble le contraste des complémentaires et la concordance des analogues (en d’autres termes la répétition d’un ton vif par le même ton rompu) ; il emploie l’action des blancs et des noirs, qui est tour à tour un repoussoir, un mordant et un repos130 ; il emploie aussi la modulation des couleurs et ce qu’on appelle le mélange optique131. Par exemple (et malheureusement, en l’absence d’une gra- vure en couleurs dont la perfection serait impossible, nous ne pouvons donner ici que des exemples partiels), le corsage orangé de la femme couchée sur le devant laisse voir le bord de ses doublures de satin bleu ; la jupe de soie violet foncé est rayée d’or. La négresse porte un pagne d’un bleu profond à rayures, un corsage d’un bleu clair et un madras orangé, trois tons qui se soutiennent et se font valoir l’un l’autre, à ce point que le dernier, rendu plus éclatant encore par la peau bronzée de la négresse, a dû être coupé avec les couleurs du fond, afin de ne pas s’en détacher avec trop de violence. Ces contrastes, on le voit, sont dus à la juxtaposition des complémentaires et des analogues. S’il faut tempérer le contraste sans le détruire, s’il faut pacifier les tons en les rapprochant, Delacroix sait les rompre l’un par l’autre d’une manière presque invisible. Ainsi, la femme qui est assise près de la négresse et qui a une rose dans les cheveux porte un demi-pantalon vert semé de mouchetures jaunes, tandis que sa chemise rosée présente un ton qui est modifié par un imperceptible semis de fleurettes vertes. Mais ce n’est point isolément, encore une fois, c’est par séries que le peintre oppose ses tons et les entrelace, les fait se pénétrer mutuellement, se répondre, se mitiger, se soutenir... Et quelle

130 Voir Contraste des couleurs, Tons rompus, Repoussoir, Mordant et Repos dans le Lexique des termes techniques. 131 Voir, du même Charles Blanc : La loi du mélange optique.

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variété ! quelle souplesse ! quelle aptitude à nuancer les effets de la lumière dans un même pays, là où d’autres ont eu de la peine à saisir un seul effet pour le répéter constamment !

Charles Blanc, Les Artistes de mon temps (1876), p. 68-70.

Odilon Redon prend des notes sur le livre de Charles Blanc132, en négligeant quelques menus détails...

Femmes d’Alger : chemise à semis de petites fleurs. Les murs sont garnis de mosaïques bleues et jaunes à petits dessins, composant une grande tonalité d’un vert doux, frais, indé- finissable. Ouverture d’un rouge vif. Dallage composé de petits carreaux violets, formant mosaïque. Pour exalter et harmoniser ces couleurs, il133 emploie tout ensemble le contraste des complémentaires et la concordance des analogues (en d’autres termes la répétition d’un ton vif par le même ton rompu) ; il emploie l’action des blancs et des noirs, qui est tour à tour un repoussoir, un mordant et un repos ; il emploie aussi la modu- lation des couleurs et ce qu’on appelle le mélange optique. Par exemple, le corsage orangé de la femme couchée sur le divan laisse voir le bord de ses doublures de satin bleu ; la jupe de soie violet foncé et134 rayée d’or. La négresse porte un

132 Ce qui n’est pas signalé dans l’édition Corti d’À soi-même, Journal (1867-1915). Notes sur la vie, l’art et les artistes, 1979. Redon a probablement pris ces notes d’après Les Artistes de mon temps (1876) plutôt que d’après la Grammaire des arts du dessin (1867), où l’analyse se trouvait déjà formulée : la date qui figure à la fin du texte de Redon est 1878. 133 Il s’agit de Delacroix, dont la mention a disparu au recopiage. Seul le contexte (ou la confrontation avec le texte originel) permet de comprendre ce “il”. 134 “est”, dans le texte de Ch. Blanc.

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boléro135 d’un bleu clair et un madras orangé, trois tons136 qui se soutiennent et se font valoir l’un l’autre, à ce point que le dernier, rendu plus éclatant par la peau bronzée de la négresse, a dû être coupé avec des couleurs du fond, afin de ne pas s’en détacher avec trop de violence. Ces contrastes, on le voit, sont des juxtapositions des complémentaires et des analogues. Il faut tempérer le contraste sans le détruire, il faut paci-fier les tons en les rapprochant : la femme qui est assise près de la négresse et qui a une rose dans les cheveux porte un demi- pantalon vert semé de mouchetures jaunes, tandis que sa che- mise rosée présente un ton qui est modifié par un imperceptible semis de fleurettes vertes. Mais ce n’est point isolément, c’est par séries qu’il appose137 des tons et les entrelace, les fait se pénétrer mutuellement, se répondre, se mitiger, se soutenir.

Odilon Redon, À soi-même (1878), 1979, p. 170-171.

Signac se montre en revanche un théoricien précis et pénétrant.

Veut-il [Delacroix] modifier une couleur, la pacifier, la rabattre ? Il ne la souille pas en la mêlant à une couleur opposée : il obtient l’effet cherché par une superposition de hachures légères qui viennent influencer la teinte dans le sens voulu sans en altérer la pureté. Il sait que les couleurs complé- mentaires s’excitent, si elles sont opposées, et se détruisent, si

135 Qui a remplacé le corsage ; le pagne a disparu au recopiage. 136 Ayant oublié le pagne bleu foncé à rayures, ou l’ayant supprimé puisqu’il s’agit d’un ton de bleu, couleur déjà citée, Redon ne devrait parler que de deux tons, et non trois. 137 Au lieu de “oppose”.

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elles sont mêlées138 : s’il désire de l’éclat, il l’obtient par leur contraste en les opposant ; au contraire, par leur mélange optique, il obtient des teintes grises, et non sales, qu’aucune trituration sur la palette ne pourrait produire si fines et si lustrées. Par cette juxtaposition d’éléments voisins ou contraires, en variant leur proportion ou leur intensité, il crée une série infinie de teintes et de tons jusqu’alors inconnus, à son gré éclatants ou délicats.

Quelques exemples pris dans ce chef-d’œuvre, Femmes d’Alger dans leur appartement, montreront l’application de ces divers principes.

Le corsage orangé-rouge139 de la femme couchée à gauche a des doublures bleu-vert140 : ces surfaces, de teintes complé- mentaires, s’exaltent et s’harmonisent, et ce contraste favo- rable donne à ces étoffes un éclat et un lustre intenses. Le turban rouge de la négresse se détache sur une portière à bandes de couleurs différentes, mais il ne rencontre que le lé verdâtre, précisément celui qui donne avec ce rouge l’accord le plus satisfaisant141. Les boiseries de l’armoire alternent rouges et vertes et sont un autre spécimen d’harmonie binaire : le violet et le vert des carreaux du dallage, le bleu de la jupe de la négresse et le rouge

138 Synthèse efficace de la théorie des couleurs que Delacroix et Charles Blanc ont tirée des leçons de Chevreul. 139 Signac est plus précis que Charles Blanc, qui ne mentionne ici qu’un corsage orangé. 140 Plutôt que bleues chez Ch. Blanc. 141 Au cours du texte, Signac ajoute des précisions qui témoignent non seulement de sa lecture de Ch. Blanc, mais aussi d’un retour au tableau lui-même : ce passage sur le turban rouge de la négresse et le lé vert de la portière à bandes n’apparaît pas chez Charles Blanc.

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de ses rayures présentent des accords non plus de complé- mentaires mais de couleurs plus rapprochées142. Après ces exemples d’analogie des contraires143, il faudra citer, comme application de l’accord des semblables presque toutes les parties du tableau. Elle tressaillent et vibrent, grâce aux touches de ton sur ton, ou des teintes presque identiques, dont le maître subtil a martelé, tamponné, caressé, hachuré les diverses couleurs posées d’abord à plat et sur lesquelles il revient par cet ingénieux travail de dégradation. L’éclat prestigieux et le charme rutilant de cette œuvre sont dus non seulement à cet emploi du ton sur ton144 et du petit intervalle, mais aussi à la création de teintes artificielles résultant du mélange optique d’éléments plus éloignés. Le pantalon vert de la femme de droite est moucheté de petits dessins jaunes ; ce vert et ce jaune se mêlent optiquement et donnent naissance à une localité d’un jaune-vert qui est bien celui, doux et brillant, d’une étoffe soyeuse. Un corsage orangé se rehaussera du jaune des broderies ; un foulard jaune, sur-excité par des rayures rouges, flamboiera au centre du tableau, et les faïences bleues et jaunes du fond fusionneront en une teinte d’un indéfinissable vert d’une rare fraîcheur. Citons encore ces exemples de teintes grises obtenues par le mélange optique d’éléments purs mais contraires : le blanc de la chemisette de la femme de droite est rompu par une teinte indécise et tendre, composée par le rose et le vert juxtaposé de petites fleurettes ; la teinte chatoyante et douce du coussin sur lequel s’appuie la femme de gauche est produite par la mêlée

142 Encore un passage nouveau. Charles Blanc précisait que le dallage était violet et vert pour décrire la scène : Signac reprend ce détail dans une analyse picturale plus poussée. Il précise qu’il ne s’agit d’ailleurs pas, au sens strict, d’un contraste de complémentaires (Delacroix oppose du bleu et du rouge, non du bleu et de l’orangé). 143 L’articulation principale du texte de Charles Blanc est parfaitement mise en relief par Signac : après le choc des complémentaires juxtaposées pour un maximum d’intensité, il étudie l’adoucissement par la superposition calculée de ces mêmes complémentaires, qui s’éteignent doucement les unes les autres. 144 Voir Ton sur ton dans le Lexique des termes techniques.

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FEMMES D’ALGER

des petites broderies rouges et verdâtres qui, voisinant, se reconstituent en un gris optique145.

Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 75-78.

145 Ces derniers exemples sont tous ajoutés par Signac, qui renchérit sur l’analyse de Charles Blanc.

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Delacroix, Le Sultan du Maroc entouré de sa garde, huile sur toile, 377 cm sur 340 cm, 1845, Musée de Toulouse.

Ce tableau de Delacroix représente Muley-Abd-Er-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Méquinez (Meknès), entouré de sa garde et de ses principaux officiers. Il a été exposé au Salon de 1845. Dans le commentaire qu’il joint à son œuvre pour le Salon, Delacroix insiste sur l’authenticité de ce document, précisant qu’il a assisté lui- même à cette audience et que les personnages qui entourent le sultan sont les portraits de personnes réelles, dont il donne les noms et les fonctions. Delacroix se souvient sans doute de sa longue attente, quatorze ans auparavant, alors qu’il accompagnait la mission diplomatique dont le but était justement cette rencontre. Ramadan, incertaines chevauchées, difficultés du voyage, malin plaisir du sultan lui-même qui assigne les voyageurs à résidence pendant plusieurs jours dès leur arrivée à Meknès, tout semble alors ajourner sans cesse la fameuse audience. Delacroix est fatigué. “Nous sommes prisonniers dans une maison de la ville”, écrit-il à son ami Pierret. Il sait qu’il doit se montrer “curieux” – c’est là son travail au sein de la mission – mais “les sensations s’usent à la longue, et le pittoresque vous crève tellement les yeux à chaque pas, qu’on finit par y être insensible”. Néanmoins consciencieux, il note tout ce qu’il peut dans son carnet de bord,

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impressions, couleurs, merveilles de l’Orient ; hélas, la saturation des spectacles semble tourner au cauchemar, et la frénésie de ne rien perdre ne produit plus, sous sa plume, qu’une énumération haletante et dérisoire : “pantoufles jaunes”, “harnachement et selle rosâtre et or. Cheval gris”, “beau minaret”, “une petite fenêtre avec une boiserie”, note-t-il frénétiquement. Le bazar oriental aveugle de tous côtés l’observateur harassé : “Entré par la porte. Là, remonté à cheval. Passé une porte [...]. Là, descendu de cheval [...]. Traversé quelques petites pièces [...]. Sortis sur une terrasse d’un jardin. [...] Trouvé un petit kiosque en bois non peint, une espèce de canapé, tambour en menuiserie avec une espèce de matelas roulé [...]. À droite un lit [...]. Joli tapis vers le fond [...]. Filet au dessus de la cour”. Après cette attente interminable, le surgissement du sultan tant attendu provoque une totale déception : “Il ressemble au roi de France, en plus jeune”... Quelques minutes plus tard, l’audience est achevée.

Telle est la scène dont Delacroix se souvient, longtemps après.

31. Les risques de la demi-teinte

Gustave Lassalle-Bordes, aide-décorateur de Delacroix, raconte la genèse du tableau du Sultan du Maroc entouré de sa garde, à laquelle il a assisté ; Delacroix aurait, selon lui, gâché sa première ébauche faite à la détrempe en la noyant malencontreusement d’huile et en réduisant tous les tons les plus vifs à une morne demi-teinte.

Il [Delacroix] avait l’habitude de faire toutes ses ébauches en demi-teinte, le plus souvent très empâtées, sans trop préciser

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les contours146. Après ce premier travail qui avait séché, s’il le satisfaisait complètement, il précisait les con-tours, et mettait les clairs ; et selon qu’il les accentuaient, il obtenait un effet plus éclatant et harmonieux, grâce à la demi-teinte qui régnait partout en conservant le même accord. Il avait été amené à procéder de cette façon en étudiant Paul Véronèse. [...]. Paul Véronèse ébauchait les grandes toiles avec des couleurs à la détrempe, préparation qui lui permettait d’aller vite. Cette ébauche ainsi faite, il passait, sur toute la surface, de l’huile qui fixait les couleurs mais en leur faisait perdre consi-dérablement de leur clarté, ce qui les réduisait à cette demi-teinte dont je viens de parler, qu’il rehaussait de clairs pour la partie de la lumière, et de contours vigoureux pour l’ombre. Je vis Delacroix ébaucher de la sorte à la détrempe le tableau de l’Empereur du Maroc à cheval, entouré de sa garde, recevant une ambassade, actuellement au musée de Toulouse. Le grand coloriste avait jeté sur cette toile une note éclatante. Cette ébauche toute de verve était magnifique. Il avait lui-même assisté à cette scène, et par conséquent elle devait être vraie147. Quand il eut passé de l’huile à plat, tout avait dégringolé ; mais il ne s’en inquiéta guère : et alors il peignit et repeignit son tableau, qui, terminé, me fit regretter la perte de son ébauche si extraordinairement riche de tons délicieux.

Gustave Lassalle-Bordes, Manuscrit 245, Bibl. d’Art et d’Archéologie de Paris, Eugène Delacroix et Lassalle- Bordes, lettre à Philippe Burty, 5 août 1879.

146 Voir, dans la deuxième partie, les textes sur la “méthode des œufs” employée par Delacroix pour dessiner. 147 Ce souci d’authenticité est aussi celui de Delacroix, qui avait écrit sur la notice de son tableau lors de son exposition au Salon : “Le tableau reproduit exactement le cérémonial d’une audience à laquelle l’auteur a assisté”.

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32. “Gris comme la nature"

Le célèbre jugement de Baudelaire sur le Sultan du Maroc semble confirmer les propos de Lassalle-Bordes dans le texte précédent : la demi-teinte grise l’emporte sur la couleur.

Voilà le tableau dont nous voulions parler tout à l’heure quand nous affirmions que M. Delacroix avait progressé dans la science de l’harmonie. – En effet, déploya-t-on jamais en aucun temps une plus grande coquetterie musicale ? Véronèse fut-il jamais plus féerique ? Fit-on jamais chanter sur une toile de plus capricieuses mélodies148 ? un plus prodigieux accord de tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants ? Nous en appe-lons à la bonne foi de quiconque connaît son vieux Louvre ; – qu’on cite un tableau de grand coloriste, où la couleur ait autant d’esprit que dans celui de M. Delacroix.

148 L’utilisation de métaphores musicales est une constante de la critique baude- lairienne sur Delacroix. Replacée dans le contexte de l’époque, cette récurrence n’est pas forcément signe de louanges, et laisse à deviner un Baudelaire assez ironique et ambigu. Les théoriciens pessimistes de la décadence des arts et de la civilisation que sont Jean-Louis Peisse, médecin, écrivain, critique d’art, et Paul Chenavard, peintre et philosophe, plaçaient la musique au rang le plus bas dans la hiérarchie des arts. Delacroix s’en préoccupe dans l’article de son Dictionnaire sur la “Prééminence dans les arts”. “ Y en a-t-il qui effectivement soient supérieurs ?”, s’interroge-t-il. Et d’ajouter : “C’est le système de Chenavard, repris par Peisse”. Delacroix sent le caractère méprisant d’un compte rendu de L. Peisse sur le Salon de 1853 qui compare sa peinture à la musique. Il s’en offusque : “Il [Peisse] appelle musicale cette tendance dont il parle ; il la prend en mauvaise part, et moi, je la trouve aussi louable que toute autre. Son ami Chenavard lui a insinué ses principes sur les arts : celui-ci trouve que la musique est un art inférieur ; c’est un esprit à la française, auquel il faut des idées comme celles que les mots peuvent exprimer ; quant à celles devant lesquelles le langage est impuissant, il les retranche du domaine des arts” (Journal, 20 mai 1853). Chenavard (et Peisse dans son sillage) considéraient l’archi-tecture comme les premiers des arts, chronologiquement et esthétiquement. L’entrée dans la décadence accrue du XIXe siècle est marquée par l’importance prise par la musique, le dernier des arts, à tous les sens du terme (Voir la thèse de M.-A. Grunewald, t. 1, p. 220).

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Nous savons que nous serons compris d’un petit nombre, mais cela nous suffit. – Ce tableau est si harmonieux, malgré la splendeur des tons, qu’il en est gris – gris comme la nature – gris comme l’atmosphère de l’été quand le soleil étend comme un crépuscule de poussière tremblante sur chaque objet149. – Aussi ne l’aperçoit-on pas du premier coup ; – ses voisins l’assom-ment. – La composition est excellente – elle a quelque chose d’inattendu parce qu’elle est vraie et naturelle.

Charles Baudelaire, Salon de 1845, “Delacroix, 4. Le Sultan du Maroc entouré de sa garde et de ses officiers”.

33. La fureur des tons

Signac, au contraire de Baudelaire et de Lassalle-Bordes dans les deux textes précédents, voit dans ce même tableau une surexcitation de couleurs !

Dans Muley-abd-er-Rahman entouré de sa garde, le tumulte est traduit par l’accord presque dissonant du grand parasol vert sur le bleu du ciel, surexcité déjà par l’orangé des murailles.

Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899), 1964, p. 79.

149 Baudelaire reprend cette idée plus tard, en 1863, dans L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix : “Observez, je vous prie, que la couleur générale des tableaux de Delacroix participe aussi de la couleur propre aux paysages et aux intérieurs orientaux, et qu’elle produit une impression analogue à celle ressentie dans ces pays inter-tropicaux, où une immense diffusion de lumière crée pour un œil sensible, malgré l’intensité des tons locaux, un résultat général quasi-crépusculaire”. Dans son Journal, Signac, le 29 septembre 1894, écrit à propos de la région de Cassis : “Il n’y a dans ce pays que du blanc. La lumière reflétée partout mange toutes les couleurs locales, et grise les ombres... Les tableaux de Van Gogh faits à Arles sont merveilleux de furie et d’intensité, mais ne rendent pas du tout la ‘luminosité’ du midi”.

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34. Le "clair-obscur des campagnes ouvertes"

Eugène Fromentin prétend être ici interrogé par son ami Vandell, qui lui demande ce qu’il est vraiment venu faire en Orient. Ce prétexte narratif ouvre à une longue méditation sur l’apport de l’Orient dans la peinture. Fromentin raconte comment la scène de genre orientale a pu relayer, dans l’inspiration défaillante d’esprits européens en quête de nouveauté, la représentation des héros de la fable traditionnelle. Il souligne à cet égard le rôle de l’objet oriental, typique et exotique. Enfin il décrit, sous forme de trois “portraits-mystère”, les trois peintres voyageurs qui ont le plus compté à ses yeux. Le troisième, “peintre d’histoire”, est, à peine voilé, Delacroix.

Le troisième est monté d’un échelon sur l’escalier presque sans fin du grand art, et dans l’Orient il a vu les spectacles humains. Notez bien que je ne dis pas l’homme. Il a vu l’homme habillé, par conséquent la tournure, le geste, vaguement la phy- sionomie, mais splendidement le costume et la couleur. De la couleur, il a fait à son tour son abstraction. Il a tellement grandi son rôle, il l’a doué d’une telle importance, en a tiré des significations si diverses, si hautes, si frappantes, et parfois si pathétiques, qu’en nous formant pour ainsi dire à oublier la forme, il a fait supposer qu’il la méprisait ou l’ignorait, deux erreurs dont il est innocent. En vertu de ce principe que la couleur décomposée par des ombres rigoureuses et des lumières perd son effet de plénitude et sa qualité dense, il a imaginé, même pour ses tableaux de plein air, une sorte de jour élyséen doux, tempéré, égal, que j’appellerai le clair-obscur des campagnes ouvertes150. Il a pris à l’Orient les bleus forts de son

150 Paul Mantz, dans un article cité par M. Tourneux (Delacroix, biographie critique, Paris, H. Laurens, s.d. [1902], p. 111-112) explicite la devinette proposée par Fromentin en la citant avec sa réponse : “Delacroix a imaginé, même pour ses tableaux de plein air, une sorte de jour élyséen, doux, tempéré, égal, que j’appellerai le clair-obscur des campagnes ouvertes”. Un “demi-jour velouté, élyséen” est mentionné également dans un article de Gautier sur la coupole du Luxembourg, dans La Presse du 1er avril 1846.

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ciel, ses ombres blêmes, ses demi-teintes molles ; quelquefois il a fait tomber sur un parasol ouvert quelque chose comme la pesanteur d’un morne et lourd rayon de soleil151 ; mais plus souvent il se plaît dans les demi-clartés froides, la vraie lumière de Véronèse ; il substitue sans scrupule des campagnes vertes aux horizons brûlés : il prend le paysage comme un point d’appui, une sorte d’accompagnement sourd et profond qui fait valoir, soutient et centuple la sonorité magnifique de ses colorations. Son chef-d’œuvre, dans le genre au moins, est un tableau d’intérieur, blond, clair, limpide, et si nettement écrit, qu’on le dirait exécuté d’un seul trait, d’une seule haleine152. Et ce tableau, par sa perfection, témoigne exactement comment l’homme dont je parle a compris l’Orient : son amour du costume, ses scrupules pour l’aspect, enfin le peu de souci qu’il a du soleil et de ses effets153. On dit de ses œuvres qu’elles sont belles, mais imaginaires ; on le voudrait plus vrai, plus naïf, peut-être le voudrait-on plus oriental... N’écoutez jamais ceux qui vous parleront de la sorte. Croyez plutôt que ce qu’il y a de plus beau chez lui, c’est l’élément le plus général.

Eugène Fromentin, Une année dans le Sahel, IV, "La Plaine", "septembre".

151 Allusion au Sultan du Maroc. 152 Il s’agit bien sûr des Femmes d’Alger. 153 Delacroix en effet voudrait peindre “sans soleil” (Voir “Le principe des arbres”). Paradoxalement, semble-t-il, car l’Orient est le prétexte à la lumière – cette lumière dont Fromentin se dit saoulé lors de son séjour dans le désert (Un été dans le Sahara) – Delacroix ne voit que les couleurs de l’Orient. Le préjugé coloriste lui voile littéralement les yeux : l’Orient, contrepoint polémique de l’univers davidien, voué au gris et aux terres, ne peut qu’exalter la couleur, quelle que soit la réalité observée ! De fait le tableau des Femmes d’Alger, analysé par Charles Blanc, sert une démonstration sur les lois de la couleur.

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UN DESSIN COLORISTE

Couleur, Dessin, Composition : telles sont les trois “parties de la peinture” que distinguent certains théoriciens du passé pour établir un parallèle entre peinture et rhétorique154. Mais ces théoriciens eux- mêmes n’ont pas toujours distingué le dessin, parfois confondu avec le dessein, et la composition qui relève de l’invention, de l’idée première – c’est-à-dire de la conception du tableau. On pourrait croire que le dessin est matériel tandis que la composition est plus abstraite ; mais très souvent, la composition est plus proche de la dispositio que de l’inventio de la rhétorique : c’est au dessin qu’il appartient alors d’être dessein, tandis que composer un tableau revient à placer groupes et

154 Watelet considère que la peinture comporte quatre parties : le dessin, la couleur, l’invention pittoresque, et l’invention poétique (L’Art de peindre, poème, Paris, Imprimerie Guérin et Delatour, 1760). Dans ses Remarques sur le poème de Ch. Alphonse Dufresnoy, R. de Piles loue Dufresnoy de ne trouver que trois parties à la peinture, alors que d’autres auteurs les multiplient à loisir (p. 99). Il se trouve donc d’accord sur ce point avec André Félibien (Premier entretien sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes) qui considère la composition, le dessin et le coloris. Mais Junius, dans De pictura veterum (1637), définit cinq parties de la peinture : invention, proportion, couleur, expression, disposition.

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figures, de manière très matérielle. Cette confusion entre dessin et composition est caractéristique d’un système des arts qui a toujours valorisé le trait au détriment de la couleur. Les premiers traits du croquis sont considérés comme la trace physique de l’inventio. La couleur, ornementale, ne vient qu’après. Dessin et composition peuvent donc être légitimement liés : l’un et l’autre ont de quoi faire achopper un peintre féru avant tout de couleur. On attendra de Delacroix que son point faible soit le dessin – c’est d’ailleurs un topos répété dans toute la critique du temps. Et qui dit mauvais dessin, dit composition faible, idée absente, création sans noblesse, fins purement décoratives. Est-il une voie coloriste pour dessiner et composer ? Delacroix la revendique, mais se garde bien de rivaliser avec ses ennemis davidiens sur leur propre terrain. C’est en coloriste qu’il dessine, en coloriste qu’il compose. En un mot, Delacroix n’a jamais été plus coloriste que quand il se mêle de dessiner et de composer.

Une exécution rapide et passionnée

Delacroix ne dessine pas comme les dessinateurs, en cernant d’un trait un espace qui sera ensuite colorié : le trait même de son dessin est différent. Les contemporains rivalisent de métaphores pour décrire ce trait tremblé, ondoyant, ramifié, qui refuse de se marquer nettement et définitivement. On ne peint pas ainsi sans fièvre : tous insistent sur la rapidité d’exécution de Delacroix : Dumas155, le peintre Jean Gigoux156, Andrieu qui chronomètre le temps que met Delacroix à peindre la nature morte du Combat de Jacob avec l’Ange à Saint-

155 Voir le texte de Dumas : Une passion dévorante. 156 Voir le texte de Gigoux : “Delacroix avait l’inquiétude de son art”.

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Sulpice157. Un texte de Maxime Du Camp, qui dresse le portrait d’un fou miné par l’impuis-sance158, dit assez combien le fa presto de la Renaissance, cette brillante exécution rapide qui faisait la gloire des plus virtuoses et qui continue à passer pour une grande qualité du peintre159, peut à présent se retourner contre l’artiste romantique. Accusé de peindre vite, trop vite, Delacroix gribouille au lieu de dessiner. Un dessin tremblé, avec des contours vagues, une composition faite dans la fièvre, et voilà un Delacroix frénétique, prêt à faire n’importe quoi. Cette accusation, plus ou moins déguisée et larvaire, est insistante dans la critique. Il était bon qu’à cela réponde Delacroix lui-même, qui distingue soigneusement la naissance de l’idée et l’exécution du travail160. Un moment d’enthousiasme et de passion est à l’origine de la composition ; mais on n’exécute que dans le calme et la concentration. Baudelaire161, Ernest Chesneau162, Charles Blanc163 l’ont également noté. Delacroix n’a jamais cessé de beaucoup dessiner, pour s’entraîner. Jean Gigoux et Gustave Lassalle- Bordes le confirment164.

157 Voir le texte de Piot (propos d’Andrieu rapportés) : 22 minutes pour une nature morte. 158 Voir le texte de Du Camp : “Il faut trop chaud ici, je deviens fou”. 159 Voir le texte de Baudelaire : Croquer un homme tombant d’une fenêtre, et celui de Dumas : Delacroix virtuose de l’exécution rapide. 160 Voir le texte de Delacroix : Invention, composition. 161 Voir le texte de Baudelaire : Amoureux froid de la passion. 162 Voir le texte de Chesneau : Des effets calculés. 163 Voir le texte de Ch. Blanc : Un faux négligé. 164 Voir le texte de Gigoux : Le croquis, une prière, et celui de Lassalle-Bordes : Le croquis, une gymnastique.

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Le dessin “par les boules”

Le secret de Delacroix est-il le “système des œufs” qu’il explique à son élève Louis de Planet lors d’un chantier de décoration murale ?165 De nombreux témoignages font état de cette méthode, qui consiste à saisir d’abord, dans l’objet à reproduire, un point lumineux autour duquel on charpente la forme à l’aide d’ovales. “Par les masses”, “par les boules”, “par la demi-teinte”, “par les milieux” : l’appellation de la méthode varie selon les auteurs, mais le système décrit est toujours le même. Delacroix savait distinguer un dessin Renaissance d’un dessin antique, selon le peintre Jean Gigoux. “Voyez-vous, les antiques prenaient par les milieux, au lieu que la Renaissance prenait par la ligne”, aurait confié le maître à son ami, tout en exécutant une série d’ovales de toutes tailles (comparés à des œufs par Gigoux), afin d’esquisser divers sujets166. Dans Les Palettes de Delacroix, René Piot fait également allusion à cette technique, qui consistait à “encercler tous les volumes”, et à “construire tout un édifice d’oves s’enchaînant les uns dans les autres”167. Théophile Silvestre mène à ce sujet une comparaison très éclairante entre le dessin de Delacroix et celui d’Ingres168. Tout se résume dans ce laconique article Dessin que Delacroix prévoit pour son Dictionnaire des Beaux-Arts. “Dessin. Par les milieux ou par le contour”, note l’artiste169. Par le contour, telle est la méthode, plate et coloriée, des dessinateurs. Par les milieux, telle est celle des coloristes. La méthode des œufs permet de faire ressortir le sujet, alors que le tracé des contours affaiblit la saillie des figures. Or réaliser des figures saillantes est justement, pour Delacroix, un des buts essentiels de la peinture. Il n’est pas question pour lui de cerner

165 Voir le texte de Planet : Des ovales et de la lumière. 166 Voir le texte de Gigoux : La méthode des œufs. 167 Voir le texte de Piot : Un édifice d’oves. 168 Voir le texte de Silvestre : La glace et le feu. 169 Delacroix, Journal, 11 janvier 1857.

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une figure de décalcomanie, et de la colorier platement. Le dessin naît des masses de couleur, qu’il fait “tourner” de façon à préserver le relief des formes. On l’accuse alors de brouiller les contours des figures. Il le revendique au nom de la couleur, du mouvement, de la vie enfin : ce dessin romantique s’oppose avec force aux contours bien appuyés des dessinateurs, férus de découpages bien nets. Parmi ceux qui défendent le dessin de Delacroix, on trouvera Baudelaire170 ou Théophile Gau-tier171 ; contre lui, les tenants de David ou d’Ingres, et les critiques traditionalistes. Les habitués de la peinture bien léchée sont déçus par ce dessin vague, brouillé, sinueux, sans contours affirmés. On trouve de multiples allusions, dans les écrits de Delacroix, à cette technique du dessin coloriste. Le 10 mars 1849, il note avec intérêt que Léonard de Vinci mentionne le “système antique de dessiner par les boules”. Le 1er octobre 1855, devant un groupe de statues “gothiques” observées à Strasbourg, il écrit : “Je remarque dans des têtes, telles que le vieillard à longue barbe et en longue draperie, dans les têtes de deux statues un peu colossales d’un abbé et d’un roi, qui sont dans la cour, combien ils ont connu le procédé antique. Je les dessine à la manière de nos médailles d’après l’antique, par les plans seulement”. “Par les plans”, c’est-à-dire, encore une fois, “par les boules”, ou “par les milieux” : sous couvert de l’autorité des médailles antiques, qui conti-nuent à représenter une figure même si elles s’usent, le peintre dessine en marquant d’abord le relief et la lumière. Puisque le problème de la saillie des figures ainsi représentées est primordial, il est naturel que ce soit dans la sculpture que Delacroix trouve des arguments pour prôner cette méthode. “Les peintres qui ne sont pas coloristes font de l’enluminure et non de la peinture”, déclare- t-il le 23 février 1852. Développant sa pensée, il ajoute plus loin : “Le sculpteur ne commence pas son ouvrage par un contour ; il bâtit avec

170 Voir le texte de Baudelaire : “Un bon dessin n’est pas une ligne dure”... 171 Voir le texte de Gautier : “On dirait qu’ils vont s’échapper du cadre”.

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sa matière une apparence de l’objet qui, grossier d’abord, présente dès le principe la condition principale qui est la saillie réelle et la solidité. Les coloristes [...] doivent masser avec la couleur comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou la pierre”. Le 9 mai 1853, il note que Michel-Ange est plus peintre que sculpteur : “il ne procède pas, dans sa sculpture, comme les anciens, c’est-à-dire par les masses, il semble toujours qu’il a tracé un contour idéal qu’il s’est appliqué à remplir, comme le fait un peintre”. Un mauvais peintre, aurait-il dû préciser, conformément à ses propres analyses. Le 27 mars 1853, il revient à la charge : “Aux parti-sans exclusifs de la forme et du contour, écrit-il alors. Les sculpteurs vous sont supérieurs. En établissant la forme, ils remplissent toutes les conditions de leur art. Ils recherchent également, comme les partisans du contour, la noblesse des formes et de l’arrangement. Vous ne modelez pas, puisque vous méconnaissez le clair-obscur qui ne vit que des rapports de la lumière et de l’ombre établis avec justesse. Avec vos ciels couleur d’ardoise, avec vos chairs mates et sans effet, vous ne pouvez produire la saillie”. Une fois de plus, un article prévu pour le Dictionnaire des Beaux-Arts résume à merveille, et avec une précision laconique, toutes ces opinions : “Contour. Doit venir le dernier, au contraire de la coutume”172. Avant d’en arriver à cette position mûre et radicale, Delacroix a longtemps été victime du préjugé qu’impose le contour. Dans son journal de jeunesse, il se gourmande sévèrement à ce sujet : “La pre- mière et plus importante chose en peinture, ce sont les contours. Le reste serait extrêmement négligé que, s’ils y sont, la peinture est ferme et terminée. J’ai plus besoin qu’un autre de m’observer à ce sujet : y songer continuellement et commencer toujours par là” (7 avril 1824). Mais quelques années plus tard, le 4 mars 1847, il est ravi d’une ébauche modelée par masses de couleurs : “Quand les tons sont justes, les traits se dessinent comme d’eux-mêmes”. Le 10 août 1850, il hésite encore : “Le grand style ne peut se passer du trait arrêté d’avance. En procédant par la demi-teinte [c’est-à-dire par les masses, par les

172 Delacroix, Journal, 11 janvier 1857.

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milieux], le contour vient le dernier : de là plus de réalité, mais plus de mollesse et peut-être moins de caractère”. Renoncer au contour au profit des masses lumineuses et colorées est une technique qui reste périlleuse, même s’il est clair que, théoriquement, elle est la seule possible pour se démarquer des enlumineurs. Achille Piron, ami d’enfance de Delacroix, mais guère artiste, considère le contour tremblé et presque absent comme une fantaisie (ou une maladresse ?) qu’on doit pardonner au peintre au nom de la tendresse qu’on a pour lui : “Peut-être avons-nous souvent regretté d’abord que ses contours ne fussent pas plus correctement arrêtés, ensuite nous nous sommes faits à cela”, écrit-il, plein d’indulgence, dans un album de souvenirs sur le peintre173. Mais nombreux sont les critiques de l’époque de Delacroix qui lui ont, bien moins gentiment, reproché ce dessin coloriste.

Le vague et l’unité romantiques

Le dessin de Delacroix, parce qu’il reste flottant et vague, est à l’indécise frontière du rêve. Quand le contour cesse de délimiter fermement les objets du monde et les figures du tableau, la distinction entre figures et fond n’a plus lieu d’être. La peinture est un continuum qui, refusant la rhétorique appuyée des Classiques, les pompeuses et pathétiques gesticulations des personnages, dépasse de beaucoup les enjeux de son sujet. Ce fuselage de couleurs dégradées, ce chromatisme perpétuel et mouvant où la figure et le fond se fondent ont pour le spectateur un charme tout particulier. De cela naît l’impression d’une composition en quelque sorte tournoyante, où tout s’enchaîne dans une ronde sans fin.

173 Eugène Delacroix, sa vie, ses œuvres, Paris, imprimerie J. Claye, 1864, p. 13.

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Le peintre ne fait pas l’éloge de la ligne serpentine, comme Hogarth. Il se moque de toutes les lignes174. Il aspire au flou romantique. Une notion essentielle de son Dictionnaire des Beaux- Arts est le vague, concept emprunté à la littérature plus qu’à la peinture. “Il y a quelque chose d’Obermann sur le vague dans mes petits livres bleus”, note-t-il le 13 janvier 1857. À Obermann de Senancour, Delacroix n’a pas seulement emprunté l’idée de vague, mais aussi, très significativement, celle d’unité qui, chez lui, est inséparable du vague. Le 22 mars 1857 il enregistre sous le titre Sur le beau et le vague des notes de lecture d’Obermann relatives à l’unité. La notion d’unité dont use Delacroix recoupe partiellement la traditionnelle “économie du tout-ensemble” des dictionnaires et traités d’art. Il s’agit bien de composer l’espace de la peinture, de révéler les liens entre les objets représentés. Mais au-delà, l’unité associée au vague présente un caractère plus romantique, et aussi plus poétique et musical. Delacroix est à la recherche d’une sensation ineffable d’union, qui subsume la matérialité prosaïque du langage. “Je retrouve justement dans Mme de Staël le développement de mon idée sur la peinture. Cet art, ainsi que la musique, sont (sic) au-dessus de la pensée ; de là leur avantage sur la littérature, par le vague” (26 janvier 1824). L’unité du tableau tient au vague, qui fond les contours et harmonise les couleurs. “Tremblé”, “vague”, “brouillé” : les mots des critiques se ressemblent pour qualifier les contours flous de cette peinture, mais aussi cette qualité d’immatériel qui gonfle les voiles du rêve. “Que la peinture est plus vague que la poésie, malgré sa forme arrêtée pour les yeux”, écrit le peintre le 13 janvier 1857. Déjà, en 1822, au début de son journal de jeunesse, il lui semblait que la peinture, quoique extrêmement matérielle, pouvait mieux émouvoir l’âme que d’autres arts plus éthérés. L’enthousiasme romantique est-il lié tributaire de ces brumes, d’autant plus inspiratrices qu’elles sont diffuses, diluées, noyées et impalpables ? Dans La peinture en

174 Voir le texte de Delacroix : La ligne serpentine.

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DESSIN ET COMPOSITION

écharpe, préface de 1981 au Journal, Hubert Damisch évoque le malaise que provoque un “excès de mise au point” : confrontant les “effigies trop bien frappées” à ce que garde la mémoire, il fait le vœu que “ces images et ces pensées ne prennent pas trop vite un contour affirmé, mais qu’elles conservent au contraire quelque chose du vague – pour parler comme Delacroix – de l’esquisse ou de l’ébauche”. Le vague, qualité poétique, est la clé de cette fusion des arts que Delacroix recherche depuis sa jeunesse. Que le peintre soit poète et le poète, peintre ; que tous les arts se confondent. Qu’importe le moyen, l’outil, la technique ! Avec le Byron de La Prophétie du Dante, qui appelle poètes tous ceux que la poésie enflamme, quel que soit l’art dans lequel ils exercent leurs forces175, Delacroix réduit les Beaux- Arts romantiques à un même principe, qui n’est plus du tout l’imitation comme l’aurait voulu Batteux, mais la poésie : “Que je voudrais être poète ! Mais au moins, produis avec de la peinture !” (Journal, 11 mai 1824)176. Le dessin “vague” et fiévreux de Delacroix traduit cette aspiration au flou romantique ; mais plus encore, Delacroix refuse les images nettes et tranquilles, immobiles et fixes au centre de leur cadre. La composition n’est plus pour lui cette charpente, ce squelette géométrique construit avec des lignes de bâti, en accord avec la perspective architectonique des monuments : c’est une puissance giratoire et luxuriante, en perpétuelle expansion. Il se refuse à peindre un tableau morceau par morceau177, et Baudelaire renchérit sur cette idée : le tableau est un tout dynamique, non une collection de

175 “Ils sont donc poètes, quelle que soit la forme que leurs créations choisissent, tous ceux dont le génie est une puissance irrésistible qui repousse sans cesse son enveloppe d’argile, ou la transforme en essence spirituelle”, écrit Byron dans le texte lu par les romantiques français ("La Prophétie du Dante", in Œuvres, traduction Amédée Pichot, Paris, Ladvocat, 1819-1821). 176 Voir le texte de Delacroix dans la deuxième partie de cet ouvrage (La tentation Géricault). 177 Voir le texte de Delacroix : Contre les “faiseurs de torses”.

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laborieux coloriages placés les uns à côté des autres178. Seule compte, comme l’a noté Delacroix, la liaison entre ces différentes parties, plus importante que l’individualité de chacune des parties elles-mêmes179. Tandis que l’art néo-classique, fenêtre de pein-ture, est voué au cadre, au monument et au théâtre, toutes manifes-tations de la construction centrée, le romantisme refuse l’œil du prince. Point de mire, lignes de convergences et de fuite ne sont pas de mise. Le mode de dessin de Delacroix, analysé par Frédéric Villot, le prouve180 : la composition foisonnante, proche du modèle végétal, grandit et se déploie comme les vrilles de la vigne, rebelles à l’équerre et à la limite théâtralisée du cadre. Et tant pis si certains croient voir, dans cette matière à idéal, le simple résultat d’un défaut de vision de l’artiste181.

La haine du réalisme photographique

Le poète qui aimait Delacroix déteste l’art allié à la précision méca-nique : la photographie. De même que la critique doit être passionnée et partiale182, de même l’œil doit-il fuir l’objectif : la vision sera brouillée ou ne sera pas. Pour le dire en d’autres termes, la berlue est bénéfique. On dit que Delacroix clignait et cillait, non pas dans l’exercice de la peinture, où cette pratique est usuelle pour se rendre compte des valeurs du tableau, mais aussi dans la vie quotidienne183. On l’accuse d’avoir un trouble de la vision. Nous venons de voir que

178 Voir le texte de Baudelaire : Le tableau n’est pas une route à parcourir. 179 Voir le texte de Delacroix : La liaison des parties. 180 Voir le texte de Villot : Le travail préparatoire de Delacroix. 181 Voir le texte de Chesneau : Delacroix serait-il presbyte ? 182 Baudelaire (Ch.), Salon de 1846, “I. À quoi bon la critique ?” 183 Voir le texte de Ch. Blanc : “La couleur du pavé des rues”.

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le trouble (le dessin tremblé, le contour flou, le vague) était esthétiquement voulu. Baudelaire et Delacroix haïssent la photographie non parce qu’elle est utilitaire – ils sont les premiers à lui reconnaître toutes sortes d’avantages – mais parce qu’elle se veut artistique. Pour eux, l’artiste n’est pas photographe. L’artiste refuse d’enregistrer tout ce qui passe dans son champ. Au contraire, l’art domine le monde et le subordonne à son rêve ; l’artiste refuse la réalité brute, pleine de détails ignobles qui ne méritent pas le premier plan. Verrues, accidents de la peau, brins d’herbes trop présents sont ces horreurs que ne sauraient voir Baude-laire et Delacroix. Le “réalisme”, emporté par la même vindicte, subit le même sort que la photographie : on lui reproche de faire voir trop près, trop net, des choses trop laides. L’idéal se nourrit de contours flottants, de vague, de rêves indécis, de brume volontaire.

Nous avons vu plus haut que Charles Blanc et Charles Baudelaire voulaient d’analyser la puissance pure résultant des harmonies colorées de Delacroix184. Il faut y revenir pour le dessin et la composition. La vision lointaine des masses de couleurs refuse le primat du contour bien délinéé, et, partant, du sujet bien détaché. Délivrée du souci premier de l’anecdote narrative, la peinture se dégage ainsi de son fardeau de mémoire. Certes, elle puise toujours dans un réservoir de faits mémo-rables, pour produire des images remarquables : mais la couleur, puis-sance d’émotion, détourne ce devoir millénaire. Le tournant que prend ainsi le colorisme au XIXe siècle, lors du romantisme, est décisif. On mesure alors tout ce qui oppose fondamentalement David et Delacroix. Le premier est fidèle à une peinture conçue pour l’édification des peuples, commandée par les monarques, réservoir de hauts faits mémo-rables qu’une exécution claire et nette rend distincts et exemplaires ; le second ne renonce pas officiellement à ces exigences mnémoniques et politiques, mais

184 Voir le texte de Ch. Blanc : La couleur émissaire du sujet ; de Baudelaire, La puissance des couleurs, Une atmosphère magique et La dominante en peinture.

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emprunte une voie oblique. Par son dessin brouillé, sa composition qui doit aux exigences propres de la peinture plus qu’à celles du dirigeant qui paie pour son image de marque, par sa puissance coloriste pure, par son détachement du monde, Delacroix renonce en fait à graver dans les mémoires les événements dignes de l’être. Il n’a d’ailleurs pas illustré l’épopée napoléonienne, malgré le désir qu’il en avait formé dans sa jeunesse185. La Liberté guidant le peuple est sa première (et peut-être dernière) vraie tentative de peinture “du temps”. Delacroix ne nourrit plus vraiment l’espoir d’alimenter un éternel panthéon de figures bien identifiables, submergé qu’il est par le désir de se réfugier dans le rêve et les contours flous. Plus question de costumes, de héros repérables. La technique même de la peinture, toute de flou et de couleur, est au service de cette fuite, le rêve et la poésie l’emportant sur un “réel” que la photographie et le réalisme rendent caricatural. Mais pour être rêveur, on n’en est pas moins peintre : indépen- damment de la question du vague, Delacroix reproche aussi à la photographie de ne pas savoir composer. Seul le peintre peut déplacer, ajouter ou retrancher un élément pour la beauté d’un tableau. Il appelle cela un “sacrifice” – parce qu’il est douloureux de trancher soi-même dans le vif de sa propre peinture, de renoncer à la beauté parfois extraordinaire d’une nature morte, d’un pied, d’un petit paysage, d’un détail. Le peintre insiste, dans les linéaments de son Dictionnaire des Beaux-Arts, sur la nécessité de subordonner les accessoires aux éléments principaux du tableau. La photographie, elle, ne peut qu’enregistrer tout ce qui se voit, avec une égale indifférence qui est l’absence même de l’art. De même Baudelaire, dans L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix, compare-t-il justement la nature à un dictionnaire dans lequel l’artiste ne choisit que ce qui l’intéresse. La nature n’est qu’un dictionnaire, c’est-à-dire un ouvrage utilitaire, et, partant, non artistique. Ce n’est pas “une composition dans le sens poétique du mot”. C’est dire combien la composition est importante pour le poète

185 “La vie de Napoléon est l’épopée de notre siècle pour tous les arts”, écrit Dela- croix dans son journal le 11 mai 1824.

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comme pour le peintre : elle est le point névralgique de leur lutte contre le réalisme. Pour Delacroix et Baudelaire, la composition et la poésie sont également essentielles. La première cadre la nature, élimine les scories, construit le tableau. La seconde gomme la violence crue des contours et fond les limites incertaines du songe. Savoir composer et rester poète en peinture sont les mots d’ordre du peintre de l’idéal qu’est Delacroix, coloriste jusque dans son dessin mais convaincu sans en démordre qu’il n’est pas de tableau possible dans cette “unité du tout-ensemble”, la composition réussie, que tous prônaient dans les temps les plus anciens de la peinture. C’est pourquoi Delacroix, qui dans sa jeunesse admirait Géricault, est plus tard déçu par un peintre qui n’a pas su faire autre chose qu’une peinture de pièces et de morceaux186. Déçu, vraiment ? Il se peut que la tentation de l’inachevé corrode secrètement ces jugements sans appel du cadet survivant sur un aîné mort trop jeune. Géricault a peut-être osé ce que Delacroix lui- même aurait rêvé avoir l’audace de faire : ne composer ni ne finir ses tableaux au-delà de l’ébauche.

186 Voir plus loin, La tentation Géricault.

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ANTHOLOGIE

TEXTES

35. Une passion dévorante

Il suffit de quelques lignes à Alexandre Dumas pour tracer le portrait d’un homme passionné, frénétique, dont la peinture est l’absolue et inflexible maîtresse.

Delacroix [...] met relativement moins de temps à exécuter un tableau qu’à préparer sa palette. Une fois le pinceau à la main, rien ne l’arrête plus : il devait sortir, il sortira demain ; il a faim, il mangera plus tard ; son pouls bat cent fois à la minute, tant mieux, sa peinture aura la fièvre ; il se tuera à travailler ainsi ; qu’importe, pourvu qu’il laisse un tableau de plus.

Alexandre Dumas, Salon de 1859, cité par M. Tourneux dans Delacroix devant ses contemporains (1886), p. 100.

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36. “Delacroix avait l’inquiétude de son art”

Un de ses collègues dresse de Delacroix au travail un portrait ambigu.

Delacroix avait l’inquiétude de son art ; il cherchait ce quelque chose qu’on n’apprend d’aucun maître et qui vous saisit. Il voulait la vie ; la vie à tout prix, la vie partout, su les terrains, dans les ciels, autour de ses figures. Le reste passait après. Je me souviens qu’une fois, huit jours avant le Salon, nous terminions à la hâte nos tableaux dans une salle du Louvre, en bas, où sont les statues. Nous étions l’un près de l’autre. Delacroix travaillait à son Saint Louis passant le pont de Taillebourg. Naturellement, il allait à grands coups avec l’ardeur que vous pouvez imaginer, levant à peine la tête par-ci par-là. Il jetait un clair sur un nez, sur une oreille, sur un casque ; bref, partout où il en fallait, puis se retournant vivement près de moi, il me disait : – Vous verrez, cher ami, cela sera fait ! Le soir, il était brisé ; mais le lendemain, il recommençait, s’appliquant à saisir le clapotement de l’eau, le mouvement des chevaux, et ainsi de même pendant les quelques jours qui nous restaient. L’impression, encore l’impression, toujours l’im- pression187 ! [...]. Puisque je vous ai parlé de sa manière emportée de peindre, il faut que je vous dise quelque chose aussi de la manière de dessiner de Delacroix. Ses croquis étaient souvent maladroits ; mais, s’il pouvait y consacrer un peu de temps, ses dessins devenaient charmants.

187 On devine ici une nuance péjorative qui, rétrospectivement (le texte date de 1885), associe Delacroix aux Impressionnistes.

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ANTHOLOGIE

J’en possède près de 300 ; entre autres, deux figures d’après nature aussi soignées que les miniatures les plus finies.

Jean Gigoux, Causeries avec les artistes de mon temps (1885), p. 65.

37. Vingt-deux minutes pour une nature morte

René Piot, qui participa à la première édition du Journal, est l’élève d’Andrieu, qui fut lui-même élève de Delacroix. Il relate ici des souvenirs d’atelier.

Andrieu me racontait souvent les journées de Saint- Sulpice avec son maître. Certains jours, un silence obstiné en contemplation intérieure : “ses jours de carpe”, comme il disait. D’autres fois il prenait la palette et alors, disait Andrieu, son “demi-dieu”, comme il l’appelait, était admirable à voir. Au bout d’un quart d’heure il était comme possédé et les morceaux tombaient sous son pinceau foudroyant. Andrieu s’est amusé à chronométrer le temps qu’il mit à peindre entièrement toute la nature morte du Jacob faite au dernier moment – 22 minutes – et après huit jours de séchage – 16 minutes de repiquage. Le Massacre a été repeint d’un bout à l’autre en quinze jours sous l’influence de Constable, en 1824188. Le tableau de Saint-Denis du Saint-Sacrement, en quinze jours.

René Piot, Les Palettes de Delacroix (1931), p. 2.

188 Voir Division dans le Lexique des termes techniques.

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38. “Il fait trop chaud ici, je deviens fou”

Maxime Du Camp n’admire pas Delacroix, dont il réprouve l’excessive nervo- sité. Il décrit ici un peintre égaré, perdant complètement ses moyens.

Un jour j’étais chez lui [Delacroix], dans son atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette ; j’étais couché sur un divan et je le regardais travailler. Nous nous taisions et il avait oublié que j’étais là. Il peignait une Fantasia de petite dimension. Un cava- lier au galop a lancé son fusil en l’air et lève la main pour le rattraper, pour le saisir au vol. Delacroix était très animé. Il soufflait bruyamment ; son pinceau devenait d’une agilité surprenante. La main du cavalier grandissait, grandissait, elle était déjà plus grosse que la tête et prenait des proportions telles, que je m’écriai : “Mais, mon cher maître, que faites- vous ?” Delacroix jeta un cri de saisissement, comme si je l’eusse réveillé en sursaut ; il me dit : “Il fait trop chaud ici, je deviens fou”. Puis il prit son couteau à palette et enleva la main. Il avait l’air farouche ; machinalement il fit quelques frottis sur les terrains, comme pour se calmer. “La nuit vient, me dit-il ; voulez-vous que nous sortions ?” Quelques minutes après nous marchions côte à côte sans parler. Rue Lafitte, il s’arrêta devant la boutique d’un marchand de tableaux et regarda longtemps à travers les vitres une toile de lui : un tourbillon rouge, armé d’un javelot, frappant Archimède assis devant une table sur laquelle on aperçoit avec surprise un encrier en plomb garni d’une plume. Il me dit : “Dehors je vois mes tableaux, chez moi je ne les vois plus. Comme Sancho dans l’île de Barataria189 j’aurais besoin d’un

189 Allusion à un passage de Don Quichotte de Cervantès, quand Sancho est gouverneur de l’île de Barataria. Cet épisode, pastiche du carnaval où le fou est nommé roi, voit Sancho rendre des jugements dignes de ceux de Salomon. Ensuite Sancho veut manger, mais son médecin le prive de tous les plats qui passent sous ses

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médecin qui me toucherait de sa baguette quand je vais me donner une indigestion”. Nous avions repris notre route, je l’écoutais : “Quelle misère que la nôtre! Voir des chefs-d’œuvre dans son esprit, les contempler, les rendre parfaits pour les yeux du cerveau, et quand on veut les réaliser sur la toile, les sentir s’évanouir et devenir intraduisibles ! Être comme Ixion190, se précipiter pour embrasser la déesse et ne saisir qu’un nuage ! Quand je fais un tableau, je pense à un autre, alors j’obéis à la rêverie qui m’emporte, comme vous l’avez vu tout à l’heure. On dit que le travail est un enivrement, non, c’est une ivresse, je le sais bien”191.

Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, 1882-83, "Ateliers de peintres", "Delacroix".

yeux pour prévenir toute indigestion. Cette référence à Sancho gouverneur n’est pas anodine sous la plume assez perfide de Maxime Du Camp : elle annonce la suite du texte, où Delacroix avoue ne pas pouvoir saisir l’idéal dont il est habité. 190 Allusion mythologique : Ixion n’embrasse qu’un rêve, qu’une nuée, en croyant posséder Héra. De ces amours dérisoires et illusoires naîtra la race des Centaures. Depuis, le maudit Ixion tourne sur une roue des enfers, attaché avec des serpents. Se comparer soi-même à Ixion n’est pas faire preuve d’indulgence envers soi-même, car le personnage est chargé de multiples fautes qui lui ont valu ce double supplice, amoureux et infernal. 191 Ces propos d’impuissance, supposés être de Delacroix, complètent le portrait d’un artiste dont les moyens n’égalent pas la fougue, et dont l’exécution reste en- deçà des intentions.

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39. Croquer un homme tombant d’une fenêtre

Voici un témoignage, via Baudelaire, sur le fa presto de Delacroix.

Il [Delacroix] disait une fois à un jeune homme de ma connaissance : “Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines”. Je retrouve dans cette énorme hyperbole la préoccupation de toute sa vie, qui était, comme on le sait, d’exécuter assez vite et avec assez de certitude pour ne rien laisser s’évaporer de l’intensité de l’action ou de l’idée.

Charles Baudelaire, L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix, VI.

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40. Delacroix virtuose de l’exécution rapide

La fête costumée qu’organisa Alexandre Dumas le 15 mars 1833, et qu’il relate dans ses Mémoires, est emblématique du romantisme. Le texte de Dumas est nostalgique : comme Gautier, l’écrivain évoque avec une émotion éblouie le temps révolu, celui où les morts étaient encore debout et œuvraient dans l’égalité et la fraternité à de splendides fêtes quasi-vénitiennes. Loisir, plaisir, jeunesse, gratuité, enthousiasme, goût de l’œuvre commune : toutes les qualités romantiques sont au rendez-vous dans l’appartement de Dumas. Les artistes se célèbrent les uns les autres, les peintres illustrent les poètes. Ce bal est le bréviaire du romantisme vivant, le manifeste de la “fraternité des arts”, tant rêvée et si peu réalisée. Il est aussi le triomphe de Delacroix virtuose, qui peint en quelques heures une superbe composition à la détrempe.

– Eh bien ? demanda-t-il [Delacroix] en se tournant vers le panneau vide. – Eh bien, voilà ! lui dis-je192 ; c’est le tableau du Passage de la Mer Rouge : la mer est retirée, les Israélites sont passé, les Égyptiens se sont point arrivés encore193. – Alors je profiterai de cela pour faire autre chose. Que voulez-vous que je vous bâcle là-dessus? – Mais, vous savez, un Rodrigue après la bataille :

Sur les rives murmurantes Du fleuve aux ondes sanglantes, Le roi sans royaume allait, Froissant, dans ses mains saignantes, Les grains d’or d’un chapelet.

192 C’est Dumas, le maître de céans, qui parle. 193 Autrement dit, le panneau est vierge. L’atmosphère est à la plaisanterie non dénuée d’érudition biblique. L’allusion de Delacroix, un peu plus loin, au tableau “à moitié fait” relève du même registre. La rapidité d’exécution du jeune homme est telle, en effet, que le tableau se trouvera totalement fait en un éclair.

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– Ainsi, c’est bien cela que vous voulez ? – Oui. – Quand ce sera à moitié fait, vous ne me demanderez pas autre chose ? – Parbleu ! – Va donc pour le roi Rodrigue !

Alors, sans ôter sa petite redingote noire collée à son corps, sans relever ses manches ni ses manchettes, sans passer ni blouse ni vareuse, Delacroix commença par prendre son fusain ; en trois ou quatre coups, il eut esquissé le cheval ; en cinq ou six, le cavalier ; en sept ou huit le paysage, morts, mourants et fuyards compris ; puis, faisant assez de ce croquis, inintel-ligible pour tout autre que lui194, il prit brosses et pinceaux, et commença de peindre. Alors, en un instant, et comme si l’on eût déchiré une toile, on vit sous sa main apparaître d’abord un cavalier tout san- glant, tout meurtri, tout blessé, traîné à peine par son cheval, sanglant, meurtri et blessé, comme lui, n’ayant plus assez de l’appui des étriers, et se courbant sur sa longue lance ; autour de lui, devant lui, derrière lui, des morts par monceaux ; au bord de la rivière, des blessés essayant d’approcher de leurs lèvres de l’eau, et laissant derrière eux une trace de sang ; à l’horizon, tant que l’œil pouvait s’étendre, un champ de bataille acharné, terrible ; sur tout cela, se couchant dans un horizon épaissi par la vapeur du sang, un soleil pareil à un bouclier rougi à la forge ; puis, enfin, dans un ciel bleu se fondant, à mesure qu’il s’éloigne, dans un vert d’une teinte inappréciable, quelques nuages roses comme le duvet d’un ibis195.

194 Autrement dit, aucun élève n’est destiné à déchiffrer un tel grimoire. L’artiste improvise à la fois la composition et l’exécution. Le romantisme bat ici en brèche la tradition des ateliers depuis la Renaissance et au XVIIe siècle, où le travail est partagé entre le maître (qui invente la composition) et les élèves (qui exécutent la peinture). Dumas souligne lui-même cela à la fin du texte, saluant “cet autre Rubens qui improvisait tout à la fois, la composition et l’exécution”. 195 En fait, Delacroix avait sans doute mûrement préparé son effet d’improvisation virtuose. Il multiplie les croquis de chevaux et de cavaliers dans ces années-là. On

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Tout cela était merveilleux à voir : aussi un cercle s’était-il fait autour du maître, et chacun, sans jalousie, sans envie196, avait quitté sa besogne pour venir battre des mains à cet autre Rubens qui improvisait tout à la fois, la composition et l’exécution.

En deux ou trois heures, ce fut fini.

Alexandre Dumas, Mémoires (ch. CCXXIV à CCXXIX).

trouve notamment dans les Reliquiae, recueil de dessins, notes et papiers de Delacroix conservé à la Bibliothèque d’Art de Paris, une lettre d’Émile Deschamps, traducteur du Romancero cité au début du texte de Dumas. Au dos de cette lettre à lui adressée, dans laquelle Émile Deschamps mentionne le Rodrigue fuyant et formule le vœu de voir “l’esquisse” que Delacroix en a faite, celui-ci dessine un cheval dont le jeu de jambes et la position de la tête rappellent indéniablement ceux du panneau de Dumas (détrempe sur carton, 1 m sur 2 m environ, 1833, Kunsthalle de Brême). 196 Ces nobles sentiments traduisent l’idéal communautaire de la fraternité des arts. Le Romantisme pictural se veut une conspiration des égaux.

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41. Amoureux froid de la passion

Sans dénoncer pour autant cet artifice chez Delacroix, Baudelaire insiste sur la gestion de la passion chez le peintre. Loin de s’abandonner à de tumultueux délires, celui-ci sait à la fois éprouver une émotion et la communiquer à la peinture. Ce texte semble prendre le contre-pied exact de celui de Maxime Du Camp197.

Delacroix était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible. Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en passant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire, et qui trouvent une nourriture suffisante dans les œuvres lâches, molles, imparfaites. Une passion immense, doublée d’une volonté formidable, tel était l’homme. Or, il disait sans cesse : “Puisque je considère l’impression transmise à l’artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire, n’est-il pas nécessaire que celui-ci soit armé à l’avance de tous les moyens de traduction les plus rapides ?” Il est évident qu’à ses yeux l’imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus importante, mais que cette faculté restait impuissante et stérile si elle n’avait pas à son service une habileté rapide, qui pût suivre la grande faculté despotique de ses caprices impatients. Il n’avait pas besoin, certes, d’activer le feu de son imagination, toujours incandescent198, mais il

197 Voir : “Il faut trop chaud ici, je deviens fou”. 198 Dans sa jeunesse, Delacroix pense au contraire qu’il lui faut activer ce feu, par l’exercice de la poésie. Il écrit ainsi, à l’âge de 22 ans : “Je crois [...] que ce serait une excellente chose que de s’échauffer à faire des vers rimés ou non sur un sujet pour s’aider à y rentrer avec feu pour le peindre. À force de s’accoutumer à rendre

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ANTHOLOGIE

trouvait toujours la journée trop courte pour étudier les moyens d’expression. C’est à cette préoccupation incessante qu’il faut attribuer ses recherches perpétuelles relatives à la couleur, à la qualité des couleurs, sa curiosité des choses de chimie et ses conversations avec les fabricants de couleurs. Par là, il se rapproche de Léonard de Vinci, qui, lui aussi, fut envahi par les mêmes obsessions.

Charles Baudelaire, L’Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix (1863), III.

toutes mes idées en vers, je les ferai facilement ou à ma façon. Il faut essayer d’en faire sur [Les Massacres de] Scio” (25 avril 1824).

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42. Des effets calculés

En présence de la peinture de Delacroix, vivement exécutée, Ernest Chesneau ne confond pas l’improvisation hasardeuse et la maîtrise cachée.

Rien, ni dans la conception, ni dans l’exécution, ne peut être abandonné au hasard, remis aux bonnes fortunes de l’improvisation. Ainsi, dans l’œuvre de Delacroix, tout est-il mûrement réfléchi, tout a-t-il été essayé, éprouvé, composé à l’avance. L’improvisation ne se trahit nulle part dans ses pein-tures si rapidement et si brillamment exécutées. À n’y pas regarder de près, on pourrait s’y tromper, la facture fougueuse, toute de verve semble-t-il, pourrait faire illusion. Mais soyez sûr qu’il ne s’abandonnait à la chaleur de son tempérament qu’après avoir longuement médité l’effet de chaque détail, discuté avec lui-même la valeur expressive de chaque ton. De là, sa puissance d’émotion, son action sur le spectateur ; de là, l’étrange séduction, le charme diabolique ou divin de ses œuvres et leur intensité d’expression ; toutes qualités qui n’empruntent rien à l’heure présente et que nos arrière-neveux subiront comme nous-mêmes nous les avons subies.

Ernest Chesneau, L’Art et les artistes modernes en France et en Angleterre (1864), p. 333.

43. Un faux négligé

Charles Blanc ne croit pas à l’improvisation picturale de Delacroix.

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ANTHOLOGIE

La composition ne s’improvise point. Lors même que le peintre, ému, l’aurait vue se produire sous les yeux de sa pensée dans un moment de rapide inspiration, il faudra bien qu’il la médite, qu’il en vérifie la vraisemblance, qu’il la soumette à l’épreuve du juge-ment. “Eh quoi ! improviser, écrivait199 Eugène Delacroix ; c’est-à-dire ébaucher et finir en même temps200, contenter l’imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, ce serait, pour un mortel, parler la langue des dieux comme la langue de tous les jours. Connaît-on bien ce que le talent a de ressources pour cacher ses efforts ? Qui pourra dire ce que tel passage admirable a coûté ?... Tout au plus ce qu’on pourrait appeler improvisation, chez le peintre, serait la fougue de l’exécution sans retouches ni repentirs ; mais sans l’ébauche, et sans l’ébauche savante et calculée en vue de l’achèvement définitif201, ce tour de force serait impossible, même à un artiste comme Tintoret, qui passe pour le plus fougueux des peintres, et à Rubens lui-même. Chez Rubens, en particulier, ce travail suprême, ces dernières retouches qui complètent la pensée de l’artiste, ne sont pas, comme on pourrait le croire à leur force et à leur fermeté, le travail qui a excité au plus au point la verve créatrice du prince. C’est dans la conception de l’ensemble, dès les premiers linéaments du tableau, c’est dans l’arrangement des parties que s’est exercée la plus puissante de ses facultés ; c’est là qu’il a vraiment travaillé.

Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 514.

199 Ce texte ne figure pas dans le Journal. Il pourrait être une habile compilation d’idées soutenues par Delacroix dans les salons. 200 On trouve dans les notes de Delacroix pour son Dictionnaire des Beaux-Arts la définition suivante : “Ébauche. La meilleure est celle qui tranquillise le plus le peintre sur l’issue du tableau” (13 janvier 1857). 201 Sur cette question, voir plus loin Delacroix vu par lui-même : L’ébauche du Christ au tombeau (1847).

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44. Invention, composition

En lecteur averti du Paradoxe sur le comédien de Diderot, Delacroix compare l’exécution du peintre et la performance répétée de l’acteur devant son public. Celui qui, dans sa jeunesse, ne voulait peindre que dans un état de transe (“Je n’aime point la peinture raisonnable. Il faut, je le vois, que mon esprit brouillon s’agite, défasse, essaye de cent manières [...]. Si je suis pas agité comme un serpent dans la main d’une pythonisse, je suis froid [...]. Tout ce que j’ai fait de bien a été fait ainsi” (Journal, 7 mai 1824), adme à l’âge adulte que l’exécution d’une composition demande un certain calme et une concentration différente de la passion enthousiaste.

Je ne crois pas qu’on puisse établir une similitude satis-faisante entre l’exécution de l’acteur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d’inspiration violente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l’imagination, à la place du personnage : mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir de plus en plus froid, en rendant ses effets. Il ne fait en quelque sorte que donner chaque fois une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s’éloigne du moment où son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quelque confusion, plus il approche de la perfection : il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet. Mais cet essai de lui- même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l’étude ajoutera de beautés, non pas en se conformant le plus exactement possible à sa première idée, mais en la secondant par la chaleur de son exécution202. L’exécution, dans la peinture, doit toujours tenir de l’improvisation, et c’est en ceci qu’est la différence capitale avec celle du comédien. L’exécution du peintre ne sera belle qu’à condition qu’il se sera réservé de s’abandonner un peu, de trouver en faisant, etc.

Eugène Delacroix, Journal, 27 janvier 1847.

202 Là est toute la différence, selon Delacroix, entre les arts de reproduction (le théâtre, la gravure ou la photographie) et les arts de création unique (la peinture).

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ANTHOLOGIE

45. Le croquis, une gymnastique

Selon son aide-décorateur Lassalle-Bordes, Delacroix s’exerçait au croquis comme Paganini faisait des gammes.

Delacroix avait pris l’habitude de faire chaque jour des croquis en quelques traits d’après des gravures dont il s’attachait à rendre le caractère le plus saillant203. Rubens lui en avait donné l’idée. Il avait lu quelque part que ce fut à cet exercice journalier, pendant le temps qu’il passa en Italie, qu’il acquit une grande facilité, ainsi qu’à des études profondes d’anatomie. Celles que Delacroix a faites lui-même, et qu’il m’a données dans ce but, sont extrêmement remarquables. “Il faudrait, me disait-il, que ce dont on a la vision pût être rendu sans peine ; il faut que la main acquière également une grande prestesse, et l’on n’y arrive que par de semblables études. Paganini n’a dû son étonnante exécution sur le violon qu’en s’exerçant chaque jour pendant une heure à ne faire que des gammes. C’est pour nous le même exercice”. Aussi me recommanda-t-il de me livrer chaque jour à cette étude. C’est surtout dans la peinture murale , la grande peinture par excellence, lorsqu’on a devant soi une voûte, à laquelle on est, pour ainsi dire, suspendu, qu’on ne peut tenir que sa palette à la main, qu’il faut tout tirer de son souvenir ; c’est là qu’il est indispensable de posséder une science réelle204.

Gustave Lassalle-Bordes, Lettre à Philippe Burty sur Eugène Delacroix, in Delacroix, Lettres, éd. de Ph. Burty, 2e édition (1880), t. 2, p. XVII-XVIII.

203 Voir plus loin les textes portant sur la “méthode des œufs”. 204 Lassalle-Bordes parle d’expérience, car il s’est attaqué à la voûte du Palais du Luxembourg. Voir dans la troisième partie de cet ouvrage les textes portant sur la Coupole du Luxembourg.

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DESSIN ET COMPOSITION

46. Le croquis, une prière

Selon Jean Gigoux, Delacroix doit sa manière vive et précise à la pratique rituelle du croquis.

Ses petits tableaux205 étaient le plus souvent fixés du premier jet. Ses croquis et ses pochades le mettaient en verve. Tous les matins, avant de grimper sur ses échafaudages, il crayonnait une ou deux figures d’après Raphaël ou tout autre maître ancien, ou même antique. C’était sa manière de faire sa prière, à l’imitation des vieux maîtres qui, eux, se mettaient à genoux avant de commencer une œuvre206.

Jean Gigoux, Causeries avec les artistes de mon temps (1885), p. 70.

205 L’expression “petit tableau” est couramment employée à l’époque par opposition à “peinture murale”. Elle est à peu près synonyme de tableau de chevalet – pourvu que celui-ci n’excède pas certaines dimensions. Là n’est vraiment pas la grande peinture : “les petits tableaux m’énervent, m’ennuient”, écrit volontiers Delacroix (5 octobre 1847). Après la mort de Géricault, il compte faire des “petits tableaux”, vite brossés et vite vendus, pour acheter des œuvres à la vente posthume de son défunt aîné. C’est dire en quelle piètre estime il tient cette production alimentaire. 206 Le témoignage de René Piot corrobore cette pratique : “il [Delacroix] faisait chaque jour ce qu’il appelait “sa prière du matin” en dessinant d’après des moulages de petits bronzes antiques” (Les Palettes de Delacroix, Paris, Librairie de France, 1931, p. 66).

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ANTHOLOGIE

47. La méthode des œufs

Le peintre Jean Gigoux tient de Delacroix une méthode de dessin particulière, qui aurait été utilisée dans l’Antiquité. Décrire par J. Gigoux, la méthode des œufs repose sur un échafaudage de formes ovales, permettant de cerner globalement les formes avant de les affiner par le trait. En fait, l’enjeu de cette méthode dépasse de beaucoup ce simple procédé de construction, comme le montrent les textes suivants.

Un matin que nous venions de monter la garde ensemble et que nous rentrions chez moi, je lui fis voir une tête en marbre d’un des douze Césars que je venais de rapporter d’Italie quelques jours auparavant207. - “Je trouve ceci très beau, lui dis-je ; mais je doute que ce soit un antique”. Il l’examina attentivement et me répondit alors : - “Non, cher ami, c’est de la Renaissance. Voyez-vous, les antiques prenaient par les milieux, au lieu que la Renaissance prenait par la ligne. Tenez !...” Là-dessus, il prit une plume et traça sur une feuille de papier une série d’ovales, grands, moyens et petits ; puis, d’un trait léger, mais bien intelligent, c’est clair, il rejoignait le dessus de ces ovales ; – de ces œufs, si vous voulez ; – puis enfin, ajoutant encore un petit coup par-ci par-là, il vous montrait, comme par enchantement, un cheval superbe, se cabrant, piaffant, ne laissant rien à désirer pour le mouvement et la vie. Il en fit ainsi cinq ou six dans toutes les attitudes, et, comme cela m’intéressait et que, du reste, il s’en amusait autant que moi, il fit ensuite un homme de face, de dos, assis, debout, etc... bref, il couvrit une quinzaine de grandes feuilles, toujours par le même procédé.

207 La sculpture antique (ou réputée telle ; ne revenons pas sur les errements de Winckelmann en la matière) est à la clé de la “méthode des œufs”. Plus précisément, ce système résulte de l’étude des reliefs sur les médailles antiques (voir textes suivants).

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DESSIN ET COMPOSITION

Pendant ce temps, ma ménagère servait le déjeuner ; car, après avoir passé la nuit sur les planches du lit de camp, l’appétit ne nous manquait pas, et Delacroix continua de causer sur ces œufs avec toute sa verve des jours d’entrain. - “Mais, dites-moi, comment avez-vous trouvé cela ?” lui demandai-je. - “Oh ! voici : M. Gros l’avait pris des Grecs ; Géricault le tenait de M. Gros ; puis, ne s’en contentant pas, il l’a repris aussi des Grecs et des Étrusques. Je possède, en effet, quantité de dessins de Géricault, qui sont faits suivant ces mêmes principes. Ainsi, sur telle feuille, par exemple, qui porte la copie d’un vase, Géricault trace à côté ses ovales, et il arrive immédiatement par ses séries d’ovales à des dessins aussi étrusques que sa copie directe.

Jean Gigoux, Causeries avec les artistes de mon temps (1885), p. 80-83.

48. Des ovales et de la lumière

Sur le chantier, Delacroix enseigne à son aide-décorateur Louis de Planet la méthode des œufs.

C’est à l’occasion du pendentif d’Aristote, pendant que je faisais la grisaille, que M. Delacroix m’a expliqué le système des œufs qui sert à établir le dessin ou la charpente d’un objet. Cette forme ovoïde est assez commode pour marquer, dans une figure qu’on veut établir, les principales masses que la lumière éclaire. On commence avec du crayon blanc à marquer ces points lumineux208 et on décrit par des ovales les espaces

208 Contrairement à J. Gigoux (voir texte précédent), Planet insiste sur le placement des accents de lumière plutôt que sur la construction de la forme.

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plus ou moins grands qui sont saillants et qui charpentent l’objet ; ce sont ordinairement les formes musculaires ; de cette manière, sans avoir mis les détails, on a déjà l’aspect, le grand mouvement, les grands plans, et sur les grands plans on dessine avec plus de sûreté. On peut appliquer ce système aux grisailles ; ainsi on com- mence à concentrer sa couleur en empâtant209 vigoureusement ces espaces ovoïdes ; ce sont des jalons très utiles pour établir les masses, et même si la couleur venait à s’altérer par le temps, ces masses empâtées résisteraient toujours, parce qu’elles constituent les parties essentielles de l’objet. Cela est si vrai que la sculpture antique210, qui, en général, était établie par les milieux et non par le contour, est toujours intéressante, quoique souvent mutilée. Même, si l’on s’amusait à copier une tête de sculpture sur du papier noir et que l’on n’indiquât avec du blanc que la forme des lumières en ovoïdes, de loin la tête paraîtrait suffisamment faite, et il n’y aurait pourtant que les masses saillantes ou de clairs d’indiquées.

Louis de Planet, Souvenirs de travaux de peinture avec M. Delacroix (c. 1844), 1929, p. 33-34.

49. Un édifice d’oves

René Piot décrit assez confusément la technique des “oves”, mais ce texte met en relief le lien étroit entre le dessin lui-même, réduit à l’expression des masses, et les touches d’ombre et de lumière qui sont indiquées dès ce stade.

209 Voir Empâtement dans le Lexique des termes techniques. 210 Comme J. Gigoux, Planet rattache l’origine de la méthode à la sculpture grecque. Elle résulte d’un transfert d’un art à l’autre. Delacroix lui-même cite la sculpture à l’appui de sa théorie (voir l’Introduction à la deuxième partie).

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On sait l’amitié qui liait Delacroix à Barye211, avec lequel il travaillait constamment au Jardin des Plantes. Ils avaient long- temps cherché ensemble ce système antique du dessin par les Boules et pratiqué constamment ce genre de dessin que Delacroix considérait comme la source du dessin antique212. C’est ainsi qu’il avait exécuté toute une série de dessins et de lithographies d’après les médailles antiques213. Ce dessin consistait à encercler tous les volumes, dans leurs rapports, par des anneaux plus ou moins allongés suivant la forme des volumes, et en construire tout un édifice d’oves s’enchaînant les uns dans les autres et s’étageant par une suc- cession proportionnée, en partant comme point de départ du centre de la grande lumière et s’étalant par ondes jusqu’à la ligne extérieure. De la lumière à l’ombre extrême s’étageait toute une construction d’oves de formes différentes, plus ou moins ombrées, qui formaient l’architecture de toute la figure et prononçaient la saillie214.

René Piot, Les Palettes de Delacroix (1931), p. 47-49.

211 Les combats de fauves de Barye, très dramatiques et animés de mouvements violents, auront-ils inspiré le Delacroix des Chasses au lions et autre Chasses aux tigres ? Sans doute non : Delacroix trouve ces motifs chez Rubens. De surcroît, Barye fut, certes, un peintre animalier dit romantique, mais certaines de ses œuvres sont d’une facture classique à toute épreuve. Il figure cependant parmi les décorateurs du bal de Dumas (voir Delacroix virtuose de l’exécution rapide). 212 Phrase confuse. La méthode ne concerne que médiocrement le dessin antique (dont on n’a d’ailleurs que peu de témoins, ainsi que de la peinture de cette époque), mais la sculpture antique, les formes en relief. 213 La source du dessin “par les boules” se précise : la méthode s’inspire de la sculp- ture (voir texte précédent), mais plus précisément des reliefs de médailles. 214 J’ai normalisé la ponctuation, absente de ce paragraphe.

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ANTHOLOGIE

50. La glace et le feu

Th. Silvestre insiste sur la saillie des corps peints par Delacroix, qu’il attribue au système du dessin “par les boules”.

Enfin le dessin de Delacroix est à celui de M. Ingres ce que le feu est à la glace. M. Ingres est tellement préoccupé du contour des objets qu’il tremble toujours de le perdre ; ce qui rend son modelé plat et effacé comme une épure de géométrie ou un lavis d’architecture. Delacroix, au contraire, s’attache absolument aux saillies des corps et à la forme qu’elles affectent, et le contour semble s’établir de lui-même sans que l’artiste l’ait cherché. Le contenu lui donne d’avance la capacité du contenant et sa juste mesure. Delacroix justifiait ce système de dessin par l’analyse des médailles antiques215, modelées par masses ou noyaux. Quand nos monnaies modernes sont usées par le frot-tement, on n’y voit plus rien parce qu’elles sont faites au point de vue des contours extérieurs, de la silhouette, tandis que les monnaies antiques restent belles et saillantes, ayant été faites au point de vue bien différent des épaisseurs ou masses intérieures.

Théophile Silvestre, Eugène Delacroix, Documents nouveaux (1864) p. 42-43.

215 Nouveau témoignage en faveur des médailles gravées en relief.

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51. “Un bon dessin n’est pas une ligne dure"...

Pour Baudelaire, le dessin de Delacroix proteste heureusement contre la “barbare invasion de la ligne droite”. Établissant un parallèle avec le genre tragique au théâtre, suivant le mode de pensée analogique propre à l’ut pictura poesis, Baudelaire fait de Delacroix le chantre de la ligne courbe et naturelle.

Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce n’est qu’il est des vérités élémentaires complètement méconnues ; qu’un bon dessin n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique ; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que, quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances, il a au moins cet immense mérite d’être une protestation perpétuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ?

Charles Baudelaire, Exposition universelle de 1855, III. Eugène Delacroix.

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52. “On dirait qu’ils vont s’échapper du cadre”

Les personnages que peint Delacroix n’ont rien des décalcomanies : mobiles, ils ne se laissent point cerner par des contours. Le fond et les figures sont liés dans un même continuum, prodige de la composition coloriste.

Essayez d’isoler une figure de M. Delacroix ou de la mettre en pensée dans un autre milieu, elle vous paraîtra bizarre ou impossible, car elle est entourée d’une atmosphère qui lui est propre, et respirable seulement pour elle. La couleur, à bon droit si vantée, de l’artiste, est dans les mêmes conditions : elle ne se recommande pas par des rouges, des verts ou des bleus d’une grande vivacité216, mais par des gammes de nuances qui se font valoir les unes les autres ; ses tons si riches ne sont pas beaux en eux-mêmes, leur éclat résulte de leur juxtaposition et de leur contraste ; éteignez telle touche criarde en apparence, l’harmonie sera détruite ; c’est comme si vous ôtiez la clé d’une voûte. Cet art du coloris, personne, même parmi les grands maî-tres d’Anvers et de Venise, ne l’a possédé à un plus haut degré que M. Delacroix. Mais M. Delacroix n’est pas seulement coloriste ; il a le don, si rare en peinture, du mouvement217 : ses personnages remuent, gesticulent, courent, se précipitent ; la toile semble les contenir avec peine, – on dirait qu’ils vont s’échapper du

216 Autrement dit, le colorisme, une fois de plus, n’est pas le coloriage, ni même la couleur en soi. 217 “Son dessin, qu’on a souvent critiqué, et qui est très savant malgré de visibles incorrections que le moindre rapin peut relever, ondoie et tremble comme une flamme autour des formes qu’il se garde de délimiter pour n’en pas gêner le mouvement ; le contour craque plutôt que d’arrêter l’élan d’un bras levé ou tendu”, écrit également Gautier dans Histoire du romantisme, p. 214-216.

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cadre218 : ils ont sur leurs contours comme un flamboiement perpétuel, comme un tremblement lumineux d’atmosphère ; une ligne inflexible ne les attache pas à leurs fonds ; ils sont peints aussi de l’autre côté et pourraient se retourner s’ils le voulaient ; sans se soucier d’être jolis ou beaux, ils sont tout à leur affaire et ne se distraient pas de l’action pour faire leur torse ou leur tête dans un coin219, à l’adresse du spectateur : comme les acteurs anglais, ils tournent souvent le dos au public et ne regardent que leur interlocuteur, au mépris des conventions du théâtre. Quel admirable metteur en scène de drames que M. Delacroix ! quelle science des groupes ! quelle agitation passionnée, quel effet saisissant et pittoresque, et aussi quelle profondeur compréhensive ! Nul commentateur, pas même Gœthe, n’a pénétré aussi avant dans Hamlet que notre grand artiste.

Théophile Gautier, Les Beaux-Arts en Europe (1855-56), p. 171-172.

218 Cf. Balzac, Le Chef-d’Œuvre inconnu : la dimension fantastique du personnage principal, Frenhofer, tient à sa ressemblance avec “une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre”... (“I. Gillette”). Gautier fait allusion plus loin à des personnages qui “pourraient se retourner s’ils le voulaient”. Cette dérive fantastique est propre à la peinture, souvent ressort puissant de ce genre en littérature. Yeux réels et diaboliques trouant le tableau chez Gogol (Le Portrait), peinture dévorant par substitution la vie de la fiancée (Poe, Le Portrait ovale) ou celle du trop beau jeune homme (Wilde, Le Portrait de Dorian Gray), femme diabolique et comme déjà vue dans les tableaux (Hoffmann, La Nuit de la Saint-Sylvestre) : la peinture est inquiétante de nature et elle a partie liée avec l’étrangeté. Gautier lui-même, dans ses récits fantastiques, fait sortir des portraits de leur cadre. On pense à La Cafetière, mais plus encore à Omphale s’échappant de sa tapisserie ou même à Arria Marcella tirée de son moulage pompéien. 219 Voir le texte de Delacroix : Contre les faiseurs de torses.

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53. La ligne serpentine

Baudelaire estime grandement la ligne serpentine, concept issu d’un ouvrage du caricaturiste anglais Hogarth : l’Analyse de la beauté. Mais Delacroix est frappé surtout par l’abus que l’on fait de ces théories, et l’inconcevable respect qu’on accorde à ces élucubrations. Il s’en explique dans une lettre au docteur Jean-Louis Peisse (1803-1880), médecin, écrivain, critique d’art. Cette lettre est importante pour Delacroix, qui a pris la peine de la recopier dans son journal, et qui la mentionne de nouveau le 10 janvier 1857 : “lettre à Peisse remarquable, sur le beau qu’on ne peut voir que dans les lignes”.

Ce fameux beau que les uns voient dans la ligne serpentine, les autres dans la ligne droite, ils se sont obstinés à ne le jamais voir que dans les lignes. Je suis à ma fenêtre et je vois le plus beau paysage : l’idée d’une ligne ne me vient pas à l’esprit. L’alouette chante, la rivière réfléchit mille diamants, le feuil-lage murmure ; où sont les lignes qui produisent ces char-mantes sensations ? Ils ne veulent voir proportion, harmonie, qu’entre des lignes : le reste pour eux est chaos, et le compas seul est juge. Pardonnez-moi ma verve critique contre mes critiques. Notez que je me mets humblement à l’abri des grands noms que vous citez, tout en leur faisant la part encore plus belle qu’on ne fait ordinairement. Oui, Rubens dessine, oui, Corrège dessine. Aucun de ces hommes-là n’est brouillé avec l’idéal. Sans idéal, il n’y a ni peinture, ni dessin, ni couleur ; et ce qu’il y a de pire que d’en manquer c’est d’avoir cet idéal d’emprunt que ces gens-là vont apprendre à l’école et qui ferait prendre en haine les modèles.

Delacroix, Journal, extrait d’une lettre recopiée, dont l’original est adressé au docteur Peisse, 15 juillet 1849.

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54. Contre les “faiseurs de torses”

Non, le tableau n’est pas un puzzle ! C’est un tout unitaire. Il faut travailler tout l’ensemble de la toile pour assurer une liaison entre ses différentes parties et ne pas tomber dans les erreurs des “faiseurs de torse” !

Il arrive malheureusement très souvent que l’exécution220 ou des difficultés ou des considérations tout à fait secondaires font dévier l’intention. L’idée première, le croquis, qui est en quelque sorte l’œuf ou l’embryon de l’idée, est loin ordinai-rement d’être complet ; il contient tout, si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n’est autre chose que la réunion de chaque partie221. Ce qui fait précisément de ce croquis l’expres-sion par excellence de l’idée, c’est, non pas la suppression des détails, mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à retourner dans le tableau à cet effacement des détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Ici ressort plus que jamais l’incon- vénient de donner aux détails, par la grâce ou la coquetterie de l’exécution, un intérêt tel qu’on regrette ensuite mortellement de les sacrifier quand ils nuisent à l’ensemble. C’est ici que les donneurs de touches aisées et spirituelles, les faiseurs de torse et de tête d’expression222 trouvent leur confusion dans leur triomphe. Le tableau, composé successivement de pièces de rapport achevées avec soin et placées à côté les unes des autres, paraît un chef-d’œuvre et le comble de l’habileté, tant

220 Voir le Lexique des termes techniques. 221 Jean Clay écrit, dans Le Romantisme : “Le tableau n’est pas une nomenclature mais un organisme. Sa force ne réside pas dans le traitement de ses détails mais dans le mouvement furieux qui les ramasse et au besoin les déforme pour mieux les subordonner à l’effet d’ensemble” (p. 154). La métaphore du germe, œuf ou embryon de l’idée, relève de cette conception organiciste. 222 Voir le texte de Gautier : “On dirait qu’ils vont s’échapper du cadre”.

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qu’il n’est pas achevé, c’est-à-dire tant que le champ n’est pas couvert : car finir, pour ces peintres qui finissent chaque détail en le posant sur la toile, c’est avoir couvert cette toile. En présence de ce travail qui marche sans encombre, de ces parties qui paraissent d’autant plus intéressantes que vous n’avez qu’elles à admirer, on est involontairement saisi d’un éton- nement peu réfléchi ; mais quand la dernière touche est donnée, quand l’architecte de tout cet entassement de parties séparées a posé le faîte de son édifice bigarré et dit son dernier mot, on ne voit que lacunes ou encombrement, et d’ordonnance nulle part. L’intérêt qu’on a porté à chaque objet s’évanouit dans la confusion ; ce qui semblait une exécution seulement précise et convenable devient la sécheresse même par l’absence générale de sacrifices. Demanderez-vous alors à cette réunion quasi fortuite de parties sans connexion nécessaire cette impression pénétrante et rapide, ce croquis primitif de cette idéale impres- sion que l’artiste est censé avoir entrevue ou fixée dans le premier moment de l’inspiration ? Chez les grands artistes, ce croquis n’est pas un songe, un nuage confus, il est autre chose qu’une réunion de linéaments à peine saisissables ; les grands artistes seuls partent d’un point fixe, et c’est à cette expression pure qu’il leur est si difficile de revenir dans l’exécution longue ou rapide de l’ouvrage. L’artiste médiocre, occupé seulement du métier, y parviendra-t-il à l’aide de ces tours de force de détails qui égarent l’idée, loin de la mettre dans son jour223 ? Il est incroyable à quel point sont confus les premiers éléments de la composition chez le plus grand nombre des artistes. Comment s’inquiéteraient-ils beaucoup de revenir par l’exécution à cette idée qu’ils n’ont point eue224 ?

Delacroix, Journal, écrit à Champrosay, 23 avril 1854.

223 “Se dit de la manière de présenter une chose” (Littré). 224 Ce texte traduit un écartèlement esthétique. D’une part, Delacroix fait primer la composition (l’éclair d’une idée) sur l’exécution. Mais d’autre part, il est séduit par la beauté fragmentaire de morceaux admirables par eux-mêmes, et d’une exécution remarquable, même si aucune idée d’ensemble ne préside à leur composition. Voir plus loin les textes sur Géricault.

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DESSIN ET COMPOSITION

55. Le tableau n’est pas une route à parcourir

Pour Baudelaire, la manière de composer les tableaux, soit globalement et par couches successives, soit en coloriant chaque morceau, traduit une opposition entre la méthode des coloristes et celle des dessinateurs.

Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde. De même que la création, telle que nous la voyons, est le résultat de plusieurs créations dont les précédentes sont toujours complétées par la suivante ; ainsi un tableau conduit harmoniquement consiste en une série de tableaux superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la per-fection225. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les ateliers de Paul Delaroche et d’Horace Vernet de vastes tableaux, non pas ébauchés mais commencés, c’est- à-dire absolument finis dans de certaines parties, pendant que certaines autres n’étaient encore indiquées que par un contour noir ou blanc. On pourrait comparer ce genre d’ouvrage à un travail purement manuel qui doit couvrir une certaine quantité d’espace en un temps déterminé, ou à une longue route divisée en un grand nombre d’étapes. Quand une étape est faite, elle n’est plus à faire, et quand toute la route est parcourue, l’artiste est délivré de son tableau226. Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus ou moins par le tempérament varié des artistes. Cependant je suis con- vaincu que c’est là la méthode la plus sûre pour les imaginations riches. Conséquemment, de trop grands écarts faits hors de la méthode en question témoignent d’une importance anormale et injuste donnée à quelque partie secondaire de l’art.

Charles Baudelaire, Salon de 1859, “IV. Le gouvernement de l’imagination”.

225 Telle est la méthode des coloristes romantiques, comme Delacroix. 226 Voir le texte précédent.

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56. La liaison des parties

Dans l’exécution de ses tableaux, Delacroix accorde une importance très grande à la liaison, mot qui n’apparaît pas dans les dictionnaires des Beaux-Arts et qui lui est inspiré par la lecture d’Obermann de Senancour. Ce qu’il entend par “liaison” est une sorte de halo impalpable, de fondu romantique, qui se rapproche par certains côtés du sfumato de la peinture. La liaison des parties est une secrète harmonisation. Delacroix la définit d’ailleurs comme “cet air, ces reflets qui forment un tout des objets les plus disparates de couleur” (Journal, Notes pour le Dictionnaire des Beaux-Arts, 13 janvier 1857). L’”air” est à entendre au sens technique de la “perspective aérienne”, et les “reflets” sont les touches de lumière qui permettent le dialogue des couleurs, chacune se réchauffant des accents de l’autre.

Liaison

Quand nous jetons les yeux sur les objets qui nous entou-rent, que ce soit un paysage ou un intérieur, nous remarquons entre les objets qui s’offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l’atmosphère qui les enveloppe et par les reflets de toutes sortes qui font en quelque sorte participer chaque objet à une sorte d’harmonie générale227. C’est une sorte de charme dont il semble que la peinture ne peut se passer ; cependant il s’en faut que la plupart des peintres et même des grands maîtres s’en soient préoccupés. Le plus grand nombre semble même n’avoir pas remarqué dans la nature cette harmonie nécessaire qui établit dans un ouvrage de peinture une unité que les lignes elles-mêmes ne suffisent pas à créer, malgré l’arrangement le plus ingénieux. Il semble presque superflu de dire que les peintres peu portés vers l’effet et la couleur n’en ont tenu aucun compte ; mais ce qui est plus surprenant, c’est que chez beaucoup de grands coloristes cette qualité est très souvent négligée, et assurément par un défaut de sentiment à cet endroit.

Delacroix, Journal, Notes pour le Dictionnaire des Beaux- Arts, 30 janvier et 8 février 1857.

227 La méthode des coloristes prônée par Baudelaire, dans le texte précédent, permet de créer peu à peu, de couche en couche, cette atmosphère.

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DESSIN ET COMPOSITION

57. Le travail préparatoire de Delacroix

Frédéric Villot est toujours un peu perfide quand il décrit Delacroix au travail ; ici, il le met en scène crayon à la main, multipliant les gribouillages, adoptant un procédé assez compliqué de décalquage et échouant en fin de compte dans le rendu de sa peinture.

En abordant une composition, il [Delacroix] s’attachait avant tout à l’expression, à l’énergie du geste, à la disposition des masses et de l’effet. Il traçait alors sur le papier plusieurs contours et des lignes qui se confondaient, se croisaient, sans jamais en effacer une seule, ne se préoccupant en aucune façon de la précision pour l’instant, et regardant même un certain vague comme une qualité dans ce travail préparatoire. Après avoir un peu oublié cette feuille, il la reprenait, posait dessus un papier vernis transparent, et son œil, au milieu de toutes ces lignes, démêlait immédiatement la meilleure, ou saisissait les corrections nécessaires. Il faisait ensuite un trait fort arrêté à la plume sur le papier vernis ; on le collait sur la toile, et il peignait dessus sans autre préparation. De la sorte, il gardait intacts ses vagues crayonnages qui lui servaient souvent plusieurs fois pour reproduire des variations sur un même thème. C’est ainsi qu’ont été exécutées presque toutes les esquisses des peintures de la Chambre des Députés, de la bibliothèque du Sénat, des salles de l’Hôtel-de-Ville, etc., et des réminiscences d’œuvres, antérieures à cette troisième époque. Le procédé était fort ingénieux, expéditif et commode ; mais le résultat n’approchait pas à beaucoup près de celui qu’obtenait Delacroix en peignant en pleine pâte sur une toile ordinaire. Comme il employait beaucoup d’huile et d’essence, le papier verni, le trait à la plume perçaient très souvent à travers la couleur ; la tableau prenait l’apparence d’une aquarelle huilée, un peu brique, un peu mince, et privée de cette finesse de demi-teintes que l’artiste a possédée à un si haut degré.

Frédéric Villot, Préface au catalogue de la vente de tableaux, aquarelles, dessins, gravures, études par Eugène Delacroix, 11 février 1865, p. VI.

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ANTHOLOGIE

58. Delacroix serait-il presbyte ?

Ernest Chesneau défend Delacroix pour ses qualités de coloristes ; mais il ne peut aller jusqu’à reconnaître l’exigence de vague et d’idéal qui anime le maître. Imperméable à l’unité profonde du colorisme, qui concerne autant la couleur qu’un certain type de dessin et de composition, il attribue ce qu’il dit être les défauts de l’artiste à sa supposée presbytie. Ce texte pourrait passer pour une maladroite défense du grand maître romantique, excusable car il est affligé d’une maladie des yeux : mais au-delà, il traduit une gêne profonde devant le style du dessin de Delacroix, une réticence que partagent même ses défenseurs.

Les patientes études de l’atelier lui avaient fait défaut ; il semblerait qu’il [Delacroix] n’a jamais dessiné qu’avec le pinceau et non avec le crayon. Il ne cessa, plus tard, de chercher à reconquérir la précision du détail, par d’infatigables copies ; il a jeté sur le papier des dessins sans nombre, faits pour la plupart à la plume : ce fut en vain. Il ne faudrait pas attribuer cette imperfection récalcitrante uniquement à une lacune dans l’éducation de l’artiste ; elle tient également chez lui à une construction particulière de l’organe visuel228. Le détail lui échappait presque absolument, et cette disposition se marquait de plus en plus à mesure qu’il avançait en âge229. Dans ses dernières années, il ne pouvait plus peindre qu’à longue distance de la toile*. Ceci explique que l’artiste ait recherché le dessin dans le mouvement général des figures et de la composition, et le justifie du reproche d’ignorance qui lui fut bien souvent et bien légèrement adressé.

228 Chesneau déclare avoir appris cela de Sainte-Beuve et d’Anselme Petetin, direc- teur de l’Imprimerie impériale. 229 Dans le chapitre “Ateliers de peintres” de ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp écrit au sujet des “irrégularités” et des “aberrations de ligne” de Delacroix : “L’œil ne voyait pas net et la main avait des défaillances”.

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DESSIN ET COMPOSITION

[...]. Il s’éloigna du réel et dès son premier pas, se jeta dans le rêve. J’ai regret à insister comme je le fais sur un vice de con- formation des organes de la vue ; sans doute le tempérament de l’artiste le portait puissamment vers l’expression des géné- ralités grandioses, mais un peu vagues, que permettent la poésie et l’histoire ; cependant, je crois aussi que son éloignement pour les sujets contemporains, que ses préférences pour l’idéa-lisme poétique tiennent un peu à la difficulté qu’il éprouvait à saisir la réalité et par conséquent l’actuel. [...]. Or dans la représentation des événements contemporains, nous avons le droit d’exiger l’exactitude. C’est ce que Delacroix comprit, c’est pour cela qu’il ne fit pas comme Géricault, et que, pour son début, il ne choisit pas une scène moderne, mais un drame poétique, une fiction, qui lui permettait d’appliquer sûrement ce don particulier de vraisemblance merveilleuse, qualité particulière à son génie et qui rachète amplement son impuissance en face de la réalité.

* (Note de l’auteur) Pour le dire en un mot : Delacroix était presbyte comme M. Meissonier est myope230.

Ernest Chesneau, L’Art et les artistes modernes en France et en Angleterre (1864), p. 342-345.

230 L’un explique l’autre : si Delacroix est presbyte, il est condamné au vague des lointains ; si Meissonier est myope, il peindra petit et abominablement précis ! De Meissonier, qui ne manquait pas un bouton de guêtre dans les costumes de ses soldats, Delacroix écrit, le 5 mars 1849 : “c’est horrible de vérité”. Meissonier, miniaturiste d’histoire, jouissait d’une réputation incomparable et obtint en son temps les plus hautes distinctions.

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ANTHOLOGIE

59. Un nouveau culte du veau d’or : la photographie

Elle est précise, et réaliste, et fidèle, et industrielle. Elle condamne le rêve et le flou, elle confond l’art et l’exactitude, elle exacerbe les détails, elle glorifie les verrues, Baudelaire la déteste, c’est la photographie. Il la déteste, non parce qu’elle serait inutile, loin de là, mais parce qu’elle prétend supplanter la peinture, atteindre à l’idéal de l’art. Pastichant le style biblique, Baudelaire stigmatise ce nouveau culte idolâtre, aveugle à la vraie foi artistique, qui pervertit les foules fanatiques.

Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : “Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu”. Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre231 fut son messie. Et alors elle se dit : “Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les in-sensés !), l’art, c’est la photographie”. À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour con-templer sa triviale image sur le métal232. Une folie, un fana-tisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent.

231 Inventeur du daguerréotype, ancêtre de la photographie. 232 Remplaçant ici l’eau du miroir où Narcisse s’abîma d’égoïsme, malgré les pressants appels de l’amoureuse Écho.

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DESSIN ET COMPOSITION

En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le dégoût de l’histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant à la fois la divine peinture et l’art sublime du comédien. Peu de temps après des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. [...]. Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études233, cet universel engouement portait non seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une vengeance. Qu’une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie récente l’a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle I’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à I’alliance

233 Cet argument, lié à la présumée incompétence technique des rapins sans avenir, contribue à ravaler la photographie au rang d’art inférieur.

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ANTHOLOGIE

naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va dispa-raître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’ima-ginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! Je sais bien que plusieurs me diront : "La maladie que vous venez d’expliquer est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d’artiste, et quel amateur véritable a jamais confondu l’art avec l’industrie ?" Je le sais et cependant je leur demanderai à mon tour s’ils croient à la contagion du bien et du mal, à l’action des foules sur les individus et à l’obéissance involontaire forcée, de l’individu à la foule. Que l’artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l’artiste, c’est une loi in-contestable et irrésistible ; d’ailleurs les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier ; on peut constater le désastre. De jour en jour l’art diminue le respect de lui-même, se pros-terne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit. Cependant, c’est un bonheur de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait ; mais, que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur ? L’observateur de bonne foi affirmera-t-il que l’invasion de la photographie et la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable ? Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau

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DESSIN ET COMPOSITION

n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir, ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel ?

Charles Baudelaire, Salon de 1859, “II. Le public moderne et la photographie”.

60. Le “réalisme” et la composition picturale

“Le premier des principes, c’est celui de la nécessité des sacrifices”, écrit ici Delacroix : les “moulages sur nature” sont inférieurs à l’“art intelligent” qui sait composer, c’est-à-dire éliminer. Pour Delacroix, jamais composition ne fut simple copie de la nature.

Réalisme

Le réalisme devrait être défini l’antipode de l’art. Il est peut- être plus odieux dans la peinture et dans la sculpture que dans l’histoire et le roman ; je ne parle pas de la poésie : car par cela seul que l’instrument du poète est une pure convention, un langage mesuré, en un mot, qui place tout d’abord le lecteur au- dessus du terre à terre de la vie de tous les jours, la plaisante contradiction dans les termes ce serait, de la poésie réaliste, si on pouvait concevoir même ce monstre. Qu’est-ce que serait, en sculpture par exemple, un art réaliste ? De simples moulages sur nature seraient toujours au-dessus de l’imitation la plus parfaite que la main de l’homme puisse produire : car peut-on concevoir que l’esprit ne guide pas la main de l’artiste et croira- t-on possible en même temps que, malgré toute son application à imiter, il ne teindra pas ce singulier travail de la couleur de cet esprit, à moins qu’on aille jusqu’à supposer que l’œil seul et la main soient suffisants pour produire, je ne dirai pas seulement une imitation exacte, mais même quelque ouvrage que ce soit ? [...].

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Que trouvé-je dans un grand nombre d’ouvrages modernes ? Une énumération de tout ce qu’il faut présenter au lecteur, surtout celle des objets matériels, des peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent pas eux-mêmes par leurs actions234. Je crois voir ces chantiers de construction où chacune des pierres taillées à part s’offre à ma vue, mais sans rapport à sa place dans l’ensemble du monument. Je les détaille l’une après l’autre au lieu de voir une voûte, une galerie, bien plus un palais tout entier dans lequel corniches, colonnes, chapiteaux, statues même, ne forment qu’un ensemble ou grandiose ou simplement agréable, mais où toutes les parties sont fondues et coordonnées par un art intelligent. Dans la plupart des compositions modernes, je vois l’auteur appliqué à décrire avec le même soin un personnage accessoire et les personnages qui doivent occuper le devant de la scène235. Il s’épuise à me montrer sous toutes ses faces le subalterne qui ne paraît qu’un instant, et l’esprit s’y attache comme au héros de l’histoire. Le premier des principes, c’est celui de la nécessité des sacrifices.

Delacroix, Journal, Notes pour un Dictionnaire des Beaux- Arts, 22-25 février 1860.

234 Aristote préconise cela pour la tragédie (Poétique, 1449 b). Il réprouve le “style moderne” en littérature, c’est-à-dire l’abus des descriptions à la Balzac (dont il cite le mauvais exemple dans l’article Style moderne de son Dictionnaire des Beaux- Arts). 235 Delacroix reproche l’absence de sacrifices et le “réalisme” qui en découle aussi bien aux compositions littéraires que picturales.

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61. La composition élective et la photographie

L’argument de Delacroix contre les prétentions artistiques de la photographie est simple : alors que l’œil sait trier, cadrer, choisir, composer, subordonner, adoucir, la photographie présente l’inconvénient de tout rendre, avec une précision caricaturale, sans rien composer de la nature qu’elle enregistre. Elle regorge ainsi d’accessoires inutiles, de détails grossis, d’objets placés tous sur le même plan. Delacroix fait ici une apologie du flou artistique, mais surtout de la composition élective.

Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout : le bord du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne pouvez que supposer un ensemble dont vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard. L’accessoire est aussi capital que le principal, le plus souvent, il se présente le premier et offusque la vue236. Il faut faire plus de concessions à l’infirmité de la reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage d’imagination. Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé pour rendre d’une manière absolue laisse certaines lacunes, certains repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photo-graphie serait insupportable : on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un toit et sur ces tuiles les mousses, les insectes, etc. Et que dire des aspects choquants que donne la perspective réelle237, défauts moins choquants peut-être dans le paysage, où les parties qui se présentent en avant peuvent être grossies,

236 Cf. Journal, 12 octobre 1853 : “La nature est loin d’être toujours intéressante au point de vue de l’effet de l’ensemble. Si chaque détail offre une perfection, que j’appellerai inimitable, en revanche la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent à celui qui résulte, dans l’ouvrage du grand artiste, du sentiment de l’ensemble et de la composition”. 237 La perspective réelle est en effet choquante : il faut légèrement fausser la géométrie pour donner l’illusion du vrai. Sur ce paradoxe, qui inquiète les esprits depuis la Renaissance, voir E. Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Éd. de Minuit, 1975.

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même démesurément, sans que le spectateur en soit aussi blessé que quand il s’agit de figures humaines ? Le réaliste obstiné corrigera donc dans un tableau cette inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse. Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage238. Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir ces infinis détails239, ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier fait encore, à notre insu, un travail par-ticulier ; il ne tient pas compte de tout ce que l’œil lui présente ; il rattache à d’autres impressions antérieures celles qu’il éprouve et sa jouissance dépend de sa disposition présente. Cela est si vrai que la même vue ne produit pas le même effet, saisie sous des aspects différents. Ce qui fait l’infériorité de la littérature moderne c’est la prétention de tout rendre ; l’ensemble disparaît, noyé dans les détails, et l’ennui en est la conséquence. Dans certains romans comme ceux de Cooper, par exemple, il faut lire un volume de conversation et de description pour trouver un passage inté- ressant ; ce défaut dépare singulièrement les ouvrages de Walter Scott, et rend bien difficile de les lire ; aussi l’esprit se promène languissant au milieu de cette monotonie et de ce vide où l’auteur semble se complaire à se parler à lui-même. Heureuse la peinture de ne demander qu’un coup d’œil pour attirer et pour fixer240. Delacroix, note sur un album, 9 septembre 1859241.

238 Cette comparaison revient sous toutes les plumes. On la rencontre chez Ernest Chesneau, et chez Baudelaire, qui fait allusion aux “verrues” qu’exhibent les photographies (Un nouveau culte du veau d’or : la photographie). 239 À comparer avec le texte d’E. Chesneau : Delacroix serait-il presbyte ? 240 Delacroix aura ainsi “fixé” un épisode de Quentin Durward dans son tableau exposé au Salon de 1831, L’Assassinat de l’Évêque de Liège, Musée du Louvre. 241 Manuscrit provenant d’un album aujourd’hui perdu, et transcrit par A. Piron dans Delacroix, sa vie, ses œuvres, 1864. Date présumée de ce fragment : 9 septembre 1859.

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LE CHRIST AU TOMBEAU

Delacroix, Le Christ au tombeau, 1848. Deux versions, une grande et une petite : huile sur toile 160 cm sur 130 cm, Boston, Museum of Fine Arts, et huile sur toile 55 cm sur 46 cm, Zürich, coll. Peter Nathan.

Le drame du Christ au tombeau est celui d’un tableau qui était superbe à l’état d’ébauche, et qui n’est plus aussi beau une fois fini. Chagrin de perdre une belle ébauche, de préciser sottement les détails esquissés, regret de devoir parachever l’œuvre en la ruinant du même coup : Delacroix en passe douloureusement par bien des regrets mordants. Il est tenaillé par la tentation permanente de laisser la peinture dans un état frais, brillant, esquissé et inachevé. Il consigne dans son Journal les différentes étapes de sa progression, et note combien Planet, son aide-décorateur, avait été “très frappé par (s)on ébauche”. Mais, malgré son propre désir, malgré l’admiration de son élève, Delacroix ne peut se résigner à arrêter sa peinture à ce stade envoûtant. Il peste contre les détails, qu’il est nécessaire d’ajouter peu à peu mais qui détruisent le bel effet de simplicité du tableau. Il rêve de masses de couleurs simples et franches. Il recherche diverses méthodes pour sauvegarder le flou de son œuvre. Peine perdue. Le tableau est achevé et exposé au Salon de 1848. Quelques critiques louent le sentiment religieux du peintre, ne trouvant sans doute rien d’autre à dire (ni rien à redire) sur cette composition classique. Delacroix utilise ici le registre coloré traditionnel des scènes de déposition de croix ou de mise au tombeau : à la tonalité marron- verte qui va vers le sombre, s’opposent des notes vives, rouge clair et

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LE CHRIST AU TOMBEAU

blanc livide. Le tout n’est pas sans rappeler la gamme colorée que Grünewald réserve à ses scènes religieuses. Le tableau ne provoque donc, de ce point de vue, aucune surprise. L’audace du Dante et Virgile aux enfers, où ces mêmes tons donnait à une scène profane une grandeur sacrée usurpée, n’est plus de mise ici. Delacroix ne commet plus d’audacieuses transpositions de registre. Le Christ au tombeau est-il un tableau raté ? Ces couleurs denses, qui sont aussi celles des Comédiens ou bouffons arabes de la même année 1848, tiennent le spectateur sous le charme. Plus que jamais, le quatrain des Phares que Baudelaire consacre à Delacroix vient à l’esprit : la peinture de Delacroix apparaît comme une profonde symphonie du vert sombre et du rouge. Cette saturation, cette densité des couleurs contraste avec l’impression d’ébauche que le peintre aurait voulu sauvegarder dans sa peinture. Pourtant, Delacroix semble avoir, malgré tout, atteint son but. Le tableau fini donne une impression de flou. Le jeu des ombres et de la lumière, très vive, contribuent à une sensation de “bougé” photographique qui noie la scène centrale et le paysage, tandis que, dans les lointains, quelques silhouettes aiguës se résument à un léger trait rouge. De plus la simplicité des masses de couleurs, élément qui séduisait le peintre au moment de l’ébauche, demeure malgré le travail de finition. L’effet désiré est donc, d’un certain point de vue, obtenu, quoique par les techniques les plus éprouvées du travail de la peinture à l’huile. Le rêve d’innovation par d’autres moyens a, quant à lui, déchiré ses ailes de gaze dans l’espoir de son envol. L’histoire du Christ au tombeau est aussi celle de la tentation de l’inachevé, tentation qui finit (hélas ?) par être surmontée.

62. “Mon ébauche est très bien”

Mon ébauche est très bien. Elle a perdu de son mystère ; c’est l’inconvénient de l’ébauche méthodique. Avec un bon dessin pour les lignes de la composition et la place des figures, on peut

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DESSIN ET COMPOSITION

supprimer l’esquisse, qui devient presque un double emploi. Elle se fait sur le tableau même, au moyen du vague où on laisse les détails. Le ton local du Christ est terre d’ombre naturelle, jaune de Naples et blanc ; là-dessus, quelques tons de noir et blanc glissés çà et là, les ombres avec un ton plus chaud. Le ton local des man- ches de la Vierge : un gris légèrement roussâtre. Les clairs242 avec jaune de Naples et noir.

Delacroix, Journal, 15 février 1847.

63. La disparition d’une belle ébauche

Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Christ au tombeau : c’est la troisième séance d’ébauche ; et, dans ma journée, malgré un peu de malaise, je l’ai remonté vigoureu- sement et mis en état d’attendre une quatrième reprise. Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d’ensemble qui résulte de masses très simples ? La plupart des peintres, et j’ai fait ainsi autrefois, commencent par les détails et donnent l’effet à la fin. Quel que soit le chagrin que l’on éprouve à voir l’impression de simplicité d’une belle ébauche disparaître à mesure qu’on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impres-sion que vous ne parviendrez à en mettre quand vous avez procédé d’une façon inverse.

Delacroix, Journal, 1er mars 1847.

242 Les clairs en jaune, les ombres en noir. Clair et ombre sont des antonymes qui fonctionnent toujours ensemble.

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LE CHRIST AU TOMBEAU

64. Finir par l’ébauche : un rêve impossible

Mal disposé. J’ai essayé, très tard, de travailler au fond du Christ. Retravaillé les montagnes.

Un des grands avantages de l’ébauche par le ton et l’effet, sans s’inquiéter des détails, c’est qu’on est forcément amené à ne mettre que ceux qui sont absolument nécessaires. Commençant ici par finir les fonds, je les ai faits les plus simples possible, pour ne pas paraître surchargés, à côté des masses simples que présentent encore les figures. Réciproquement, quand j’achèverai les figures, la simplicité des fonds me permettra, me forcera même de n’y mettre que ce qu’il faut absolument. Ce serait bien le cas, une fois l’ébauche amenée à ce point, de faire autant que possible chaque morceau, en s’abstenant d’avancer le tableau en entier : je suppose toujours que l’effet et le ton sont trouvés partout. Je dis donc que la figure que l’on s’attacherait à finir parmi toutes les autres qui ne sont que massées243, conserverait forcément de la simplicité dans les détails, pour ne pas la faire trop jurer avec ses voisines, qui ne seraient qu’à l’ébauche. Il est évident que, si le tableau arrivé par l’ébauche à un état satisfaisant pour l’esprit, comme lignes, couleur et effet, on continue à travailler jusqu’au bout dans le même sens, c’est-à-dire en ébauchant toujours en quelque sorte, on perd en grande partie le bénéfice de cette grande simplicité d’impression qu’on a trouvée dans le principe. L’œil s’accoutume aux détails qui se

243 Qui se présentent encore sous forme d’une masse de couleur, d’une demi-teinte plus ou moins modelée.

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sont introduits de proche en proche dans chacune des figures et dans toutes en même temps ; le tableau ne semble jamais fini. Premier inconvénient : les détails étouffent les masses ; deuxième inconvénient : le travail devient beaucoup plus long244.

Delacroix, Journal, 2 mars 1847.

65. Simplicité et absence de détails

Fait la Madeleine dans le tableau susdit245. Se rappeler l’effet simple de la tête. Elle était ébauchée d’un ton très gris et éteint. J’étais incertain si je la mettrais dans l’ombre davantage, ou si je mettrais des clairs plus vifs. J’ai légèrement prononcé ces derniers sur cette masse, et il a suffi de colorer avec des tons chauds et reflétés toute la partie ombrée246 ; et quoique le clair et l’ombre soient presque de même valeur, les tons froids de l’un et chauds de l’autre suffisent à accentuer le tout. Nous disions avec Villot, le lendemain, qu’il faut bien peu de chose pour faire de l’effet de cette manière. En plein air surtout, cet effet est des plus fréquents. Paul Véronèse lui doit une grande partie de son admirable simplicité. Un principe que Villot regarde comme le plus fécond et le plus

244 D’après F. Villot : “il faut tout sacrifier à l’ensemble, répétait-il [Delacroix] souvent, et quelque inachevée que soit une peinture, chaque chose doit avoir déjà son importance relative” (Préface au catalogue de la vente Eugène Delacroix, p. IV). Delacroix faisait progresser toute l’ébauche en même temps : “son pinceau courait sur tous les points de la toile presque en même temps”. Th. Silvestre porte le même témoignage (voir les notes de La tentation Géricault). 245 Toujours Le Christ au tombeau. Sauf cette première ligne, tout le texte est écrit à l’encre rouge. 246 Delacroix est toujours au plus près de sa méthode de dessin, modelant par masses et accentuant les reliefs.

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LE CHRIST AU TOMBEAU

fréquent, c’est celui de faire détacher les objets en plus foncé sur ceux qui sont derrière, par la masse de l’objet et dans l’ébauche où le ton local est établi dès le principe. Je n’en comprends pas l’application autant que lui. À rechercher247.

Véronèse doit aussi beaucoup de sa simplicité à l’absence de détails qui lui permet cet établissement du ton local, dès le commencement. La détrempe l’a forcé presque à cette simplicité. La simplicité dans les draperies en donne singulièrement à tout le reste. Le contour vigoureux qu’il trace à propos autour de ses figures contribue à compléter l’effet de la simplicité de ses oppositions d’ombre et de lumière et achève et relève le tout. Paul Véronèse n’affiche pas, comme Titien, par exemple, la prétention de faire un chef-d’œuvre à chaque tableau. Cette habileté à ne pas faire trop partout, cette insouciance apparente des détails qui donne tant de simplicité est due à l’habitude de la décoration. On est forcé dans ce genre de laisser beaucoup de parties sacrifiées.

Delacroix, Journal, 10 et 11 juillet 1847.

247 Ici s’arrête le texte du 10 juillet. Le passage sur Véronèse, que l’édition A. Joubin place ensuite, date en fait du 11 juillet dans le manuscrit. Il complète une incise sur la civilisation qui émousse les sentim ents naturels.

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DESSIN ET COMPOSITION

LA TENTATION GÉRICAULT

Géricault, virtuose des beaux morceaux enlevés à l’atelier de Guérin devant des rapins éblouis ; Géricault, coupeur de têtes et de bras, séduit par le fragment pictural ; ce Géricault, aîné de Delacroix (mais de si peu d’années), va mourir. Nous sommes en 1823. Le Journal du jeune Delacroix livre cette rare chronique sentimentale. Mais au-delà de l’anecdote, la mort de Géricault marque la fin d’une tentative, celle d’inventer un romantisme de pièces et de morceaux où triompherait le fragment. Là où Géricault découpe, sépare, isole, Delacroix lie les parties du tableau, recherche l’unité dans la composition. Fragment et fusion sont des termes antinomiques. Le survivant imposera son style au romantisme, composant des scènes de l’Imaginaire, baignant dans un rêve cruel ou voluptueux, tandis que Géricault s’attachait au fait divers, aux séries, aux têtes de fous et d’assassins. Loin de rechercher la “liaison des parties” du tableau, pour parler comme Delacroix, Géricault accentue les différences ; au lieu de vouloir mettre en forme la matière du rêve, il offre une vision clinique et décapée du réel. Peut-être Géricault est-il désespéré d’avoir perdu sa vie et ne n’avoir pas fait seulement “cinq tableaux”, suivant l’exclamation qu’on lui prête sur son lit de mort : cinq tableaux, c’est-à-dire cinq grandes machines, cinq compositions traditionnelles. Ce désespoir bien inutile montre combien l’artiste était victime du conformisme de son temps, ce qui le rendait lui-même aveugle à ses propres qualités248.

248 Voir Dumas (Alexandre), Delacroix (Causerie sur Eugène Delacroix et ses œuvres faite par Alexandre Dumas le 10 décembre 1864...), Paris, Mercure de

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GÉRICAULT

Delacroix, qui est fasciné par les fragments de Géricault, ne comprend qu’à-demi leur nature. Si, au moment de la mort de son aîné, il se souvient d’une “belle tête”, ce n’est pour lui qu’une “étude”. Il voit en Géricault un peintre doué, qui a produit des morceaux prometteurs : bras, dos, tête, avant de mourir trop jeune. Imperméable à tout ce qui n’est pas composition, le survivant du romantisme ne tarde pas à reprocher bientôt leur manque d’unité aux œuvres de Géricault. Théophile Silvestre, dans Les Artistes vivants, souligne l’impor- tance que Delacroix accorde à la composition : “Il [Delacroix] ne s’amu-se jamais à peindre le tableau par phases successives, à parfaire une tête, un bras, une main, détails que les amateurs de peinture, espèces de gastronomes, appellent les beaux ou les bons morceaux : ce qu’il veut, c’est le charme expressif de l’ensemble, ce sont les courants d’action qui entraînent le spectateur”. Ces conceptions expliqueraient que Delacroix refuse la peinture de Géricault. Mais cela ne va pas sans quel-que regret, quelque jalousie peut-être, et une tardive reconnaissance : “Ce fragment de Géricault est vraiment sublime”, finit par écrire Dela-croix contemplant une nature morte anatomique, en 1857. Le projet de l’article Géricault pour le Dictionnaire des Beaux-Arts de Delacroix figure d’ailleurs dans une liste suscitée par l’étude de la notion de Terrible, qui comporte aussi Michel-Ange et Masques antiques. Le terrible est, chez Delacroix, une forme littéraire du sublime. Le peintre écrivait déjà au sujet du Radeau de la Méduse, le 20 octobre 1853, après avoir parlé de Rubens : “je trouve à propos de me rendre compte ici du sentiment tout à fait analogue que j’ai éprouvé devant les batailles de Gros et devant la Méduse, surtout quand je l’ai vue à moitié faite. C’est quelque chose de sublime, qui tient en partie à la grandeur des person-nages. Les mêmes tableaux en

France, éd. de J. Thibaudeau, 1996, p. 21 : “Géricault, n’ayant aucune confiance en lui-même, justement parce qu’il faisait alors une peinture qui n’avait point d’analogue dans l’époque – prenait, en la comparant à l’abondance et à la facilité de Delacroix, sa stérilité momentanée pour de l’impuissance”.

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DESSIN ET COMPOSITION

petite dimension me produiraient, j’en suis sûr, un tout autre effet. Il y a aussi dans celui de Rubens et dans celui de Géricault un je ne sais quoi de style michelangesque qui ajoute encore à l’effet que produit la dimension des personnages et leur donne quelque chose d’effrayant”. Le sublime est lié pour une part au gigan-tisme des figures, et d’autre part à la peur qu’on en éprouve. Tel est Géricault pour Delacroix : il fascine, et il fait peur. Éperdu d’enthousiasme devant certains “morceaux” de Géricault, des fragments d’anatomies, Delacroix ne tire pas les conclusions qui s’imposent, par fidélité à ses préjugés. Pour ce grand coloriste, la composition reste jusqu’au bout la clé de voûte de la peinture.

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GÉRICAULT

66. La mort de Géricault

Devant la mort précoce de Géricault, Delacroix ne peut s’empêcher de plaindre un artiste qui, à son avis, n’a pas eu le temps de réaliser son œuvre, qui laisse seulement quelques “belles études”. Il appelle significativement l’une d’elles “un jalon”. Ce n’est pas un tableau de Géricault que Delacroix rêve d’acheter à sa vente après-décès, mais bien une ou deux de ses copies d’après les maîtres : Géricault n’est donc pas à ses yeux un peintre accompli. Par ailleurs, Géricault est pour lui associé au style michelangesque. Il songe, et ce n’est pas un hasard, à un sonnet de Michel-Ange au moment de cette mort. Michel-Ange, malgré sa grandeur sublime, est pour Delacroix un artiste incomplet et grandiose, à la fois terrible et impuissant. Delacroix est fasciné par Michel-Ange, comme il l’est par Géricault : l’un et l’autre lui font peur, car ils lui révèlent un art redoutable et tentateur, qui oserait s’affranchir des contraintes qu’il ressent lui aussi. Pour toutes ces raisons, la mort de Géricault est capitale pour l’artiste Delacroix, même si Géricault n’était pour lui qu’un collègue, et non un ami. Elle est bien plus importante, sans doute, que son voyage au Maghreb, teinté d’un orientalisme très banal et qui n’entame profondément aucune de ses convictions personnelles et esthétiques. La mort de Géricault, en revanche, symbolise un interdit redoutable. Elle montre comment une magnifique audace peut être foudroyée par une radicale punition. Si Delacroix n’a jamais osé, en fin de compte, franchir les portes dangereuses, s’il est demeuré à bien des égards un peintre chargé de “tenir sa place dans l’éloquence du système”249, c’est peut-être aussi parce qu’il craignait confusément, pour lui-même, un aussi exemplaire châtiment venu d’en haut, résultat terrible d’une insoutenable transgression. Les extraits qui suivent sont tous tirés du Journal, et placés dans l’ordre chrono- logique.

249 Voir les articles de Jean-François Revel relatifs au Centenaire de la mort de Delacroix dans L'Œil (mai 1963) et la N.R.F. (juin 1963).

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DESSIN ET COMPOSITION

16 mai 1823

Géricault est venu me voir le lendemain mercredi. J’ai été ému à son abord : sottise.

30 décembre 1823

Il y a quelques jours, j’ai été le soir chez Géricault. Quelle triste soirée ! Il est mourant ; sa maigreur est affreuse250 ; ses cuisses sont grosses comme mes bras. Sa tête est celle d’un vieillard mourant. Je fais des vœux bien sincères pour qu’il vive, mais je n’espère plus. Quel affreux changement ! Je me souviens que je suis revenu tout enthousiasmé de sa peinture : surtout une étude de tête du carabinier. S’en souvenir. C’est un jalon. Les belles études ! Quelle fermeté ! Quelle supériorité ! Et mourir à côté de tout cela, qu’on a fait dans toute la vigueur et les fougues de la jeunesse, quand on ne peut se retourner sur son lit d’un pouce sans le secours d’autrui !

4 janvier 1824

Voici ce que le grand Michel-Ange écrivait au bord du tombeau : “Porté sur une barque fragile au milieu d’une mer orageuse, je termine le cours de ma vie [...]. Non, la sculpture, la peinture ne peuvent suffire à tranquilliser une âme qui s’est

250 On trouve le même témoignage dans la Causerie sur Eugène Delacroix et ses œuvres faite par Alexandre Dumas le 10 décembre 1864..., p. 25 : “Géricault en était arrivé à un tel degré de maigreur qu’à travers sa peau amincie, ridée, transparente, on voyait les muscles et les nerfs de sa main comme on les voit sur les plâtres d’écorchés que l’on donne pour modèles aux élèves”.

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tournée vers l’amour divin et que le feu sacré embrase”. (Vers qui ferment le recueil de ses poésies).

27 janvier 1824

J’ai reçu ce matin à mon atelier la lettre qui m’annonce la mort de mon pauvre Géricault. Je ne peux m’accoutumer à cette idée. Malgré la certitude que chacun devait avoir de le perdre bientôt, il me semblait qu’en écartant cette idée, c’était presque conjurer la mort. Elle n’a pas oublié sa proie, et demain la terre cachera le peu qui est resté de lui. Quelle destinée différente semblait promettre tant de force de corps, tant de feu et d’imagination ! Quoiqu’il ne fût pas précisément mon ami, ce malheur me perce le cœur. Il m’a fait fuir mon travail et effacer tout ce que j’avais fait. J’ai dîné avec Soulier et Fielding chez Tautin. Pauvre Géricault, je penserai bien souvent à toi ! Je me figure que ton âme viendra quelquefois voltiger autour de mon travail... Adieu, pauvre jeune homme ! Au moins tes douleurs ont cessé. D’après ce que m’a dit Soulier, il paraît que Gros a parlé de moi à Dufresne d’une manière tout avantageuse.

1er avril 1824

J’ai vu le masque moulé de mon pauvre Géricault. O monument vénérable ! J’ai été tenté de le baiser. Sa barbe, ses cils. Et son sublime Radeau. Quelles mains, quelles têtes. Je ne puis exprimer l’admiration qu’il m’inspire. [...]. Il me survient le désir de faire une esquisse du tableau de Géricault251. Dépêchons-nous de faire le mien. Quel sublime modèle et quel précieux souvenir de cet homme extraordinaire.

251 Le Radeau de la Méduse.

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DESSIN ET COMPOSITION

11 avril 1824

Il y a quelque chose d’analogue252 et de bien séduisant dans le fameux dos du tableau de Géricault253, dans la tête et dans la main du jeune homme imberbe et dans un pouce du jeune enfant couché à l’extrémité du radeau. Se souvenir du bras de la figure qu’il a faite d’après moi254. Quel bonheur ce serait d’avoir à sa vente une ou deux copies d’après les maîtres !

11 mai 1824

Il arrivera donc un temps où je ne serai plus agité de pensées et d’émotions et de désirs de poésie et d’épanchements de toute espèce. Pauvre Géricault ! Je t’ai vu descendre dans une étroite demeure, où il n’y a plus même de rêves255. Et cependant, je ne peux le croire. Que je voudrais être poète ! Mais au moins, produis avec de la peinture ! Fais-la naïve et osée. Que de choses à faire ! Fais de la gravure, si la peinture te manque, et des grands tableaux. La vie de Napoléon est l’épopée de notre siècle pour tous les arts. Mais il faut se lever matin. La peinture, je me le suis dit mille fois, a ses faveurs qui lui sont propres à elle seule. Le poète est bien riche : rappelle- toi, pour t’enflammer éternellement, certains passages de Byron256 ; ils me vont bien.

252 À l’effet que produisent la fermeté des contours dans une copie de . 253 Le Radeau de la Méduse. 254 Delacroix avait posé pour le Radeau. 255 Peut-être une réminiscence d’Hamlet : “For in that sleep of death what dreams may come”... (Acte III, scène 1). 256 Ce n’est sans doute pas un hasard si Delacroix mentionne ici Byron, l’autre espoir du Romantisme fauché trop jeune par la même Camarde de 1824. Byron meurt en Grèce en avril 1824. En France, on n’apprend la nouvelle, par les journaux,

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GÉRICAULT

67. Géricault, pièces et morceaux

Quelques années ont passé. Avec Thomas Couture, en 1847, Delacroix semblait admirer Géricault. Mais plus tard, lors de ses conversations avec Chenavard, il reproche au jeune romantique les disparates de ses parties, le manque d’unité de son tableau. Il regrette aussi qu’il n’ait pas tourné ses figures, modelé dans la masse de la demi-teinte de subtiles dégradations. Mis en présence d’une toile de Géricault représentant des fragments anatomiques, il est de nouveau ébloui.

20 février 1847

Je lui ai dit [à Thomas Couture] comment Géricault se ser- vait du modèle, c’est-à-dire librement, et cependant faisant poser rigoureusement. Nous nous sommes récriés l’un et l’autre sur son immense talent ! Quelle force que celle qu’une grande nature tire d’elle-même ! Nouvel argument contre la sottise qu’il y a à résister et à se modeler sur autrui.

17 septembre 1854

Il [Chenavard] ne trouve pas que Géricault soit un maître ; il lui trouve quelque chose de noué. C’est un jeune homme très brillant257, et il ne croit pas qu’il eût été rien de plus. Il donne de bonnes raisons tirées de l’insignifiance comme tableau, de la prédominance de la pose, du détail, quoique traité avec force.

que le 18 mai, date à laquelle Delacroix écrit dans son journal, sans aucune allusion explicite à la mort du poète : “Penses-tu que Byron eût fait au milieu du tourbillon ses poèmes énergiques ; que Dante fut environné de distractions, quand son âme voyageait parmi les ombres ?” 257 Dixit Chenavard.

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24 mars 1855

Je relis ce qui concerne ici Géricault, six mois après, c’est-à- dire le 24 mars 1855, pendant l’état de langueur où je me trouve avant l’Exposition258 ; hier, j’ai revu des lithographies de Géricault, chevaux, lion même, etc. ; tout cela est froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails sont traités ; mais il n’y a jamais d’ensemble en rien. Il n’y a pas un de ces chevaux qui n’ait des parties qui grimacent, ou trop petites ou mal attachées ; jamais un fond qui ait le moindre rapport avec le sujet.

11 décembre 1855 259

Je viens d’examiner des lithographies de Géricault ; je suis frappé de l’absence constante d’unité. Absence dans la compo- sition en général, absence dans chaque figure, dans chaque cheval. Jamais ses chevaux ne sont modelés en masse. Chaque détail s’ajoute aux autres et ne forme qu’un ensemble décousu. C’est le contraire de ce que je remarque dans mon Christ au tombeau du comte de Geloës260, qui est sous mes yeux. Les détails sont, en général, médiocres, et échappent en quelque sorte à l’examen. En revanche, l’ensemble inspire une émotion qui m’étonne moi-même. Vous restez sans pouvoir vous détacher, et pas un détail ne s’élève pour se faire admirer ou distraire l’attention. C’est la perfection de cet art-là261, dont l’objet est de faire un effet simultané. Si la peinture produisait ses effets à la manière de la littérature, qui n’est qu’une suite de

258 L’Exposition universelle de 1855. 259 Ce texte daté à la main ne figure pas dans l’agenda ; il a été retrouvé par André Joubin parmi des feuilles éparses, et placé par lui dans le Journal à la date qui était indiquée dessus. 260 Il s’agit de la petite version du Christ au tombeau. Voir plus haut les textes sur le grand Christ au tombeau (1847). 261 La peinture en général.

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GÉRICAULT

tableaux successifs, le détail aurait quelque droit à se produire en relief262. Je relis ceci en décembre 1856. Cela me rappelle que Chenavard me disait, il y a deux ans, à Dieppe, qu’il ne regardait pas Géricault comme un maître, parce qu’il n’a pas l’ensemble ; c’est son critérium à lui pour la qualité de maître.

5 mars 1857

Ce fragment de Géricault est vraiment sublime263 : il prouve plus que jamais qu’il n’est pas de serpent ni de monstre odieux264, etc. C’est le meilleur argument en faveur du Beau, comme il faut l’entendre. Les incorrections ne déparent point ce morceau : à côté du pied qui est très précis et plus ressemblant

262 La littérature peut se permettre, car sa nature est linéaire, l’exposé des détails, tandis que la peinture, qu’on saisit d’un seul coup, fond le détail et le subordonne à l’ensemble. Le principal mérite de la peinture est là. “Vous voyez votre tableau d’un coup d’œil ; dans votre manuscrit, vous ne voyez pas même la page entière”, note Delacroix le 21 juillet 1850. Le défaut de la littérature réside dans l’impossibilité d’un regard englobant : “Les livres sont des portions de tableaux en mouvement dont l’un succède à l’autre sans qu’il soit possible de les embrasser à la fois”, écrit encore Delacroix le13 janvier 1857. Tout cela pourrait être inspiré des Réflexions de l’abbé Du Bos sur les poèmes que “nous ne voyons que successivement”, tandis que le tableau fait une impression globale (Voir Du Bos (Jean-Baptiste), Réflexions sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, I, 32). 263 Il s’agit d’une “toile de 12 environ, sujet d’amphithéâtre, bras, pieds, etc., de cadavres, d’une force, d’un relief admirable, avec des négligences qui sont du style de l’auteur et ajoutent encore un nouveau prix”, vient de noter Delacroix. Deux toiles de Géricault représentant des fragments anatomiques ont à peu près un format de 12 (50 sur 61 cm) : l’une est au Musée Fabre à Montpellier (52 sur 64 cm), l’autre figure dans une collection particulière à Paris (54 sur 64 cm). 264 Boileau, Art poétique, 1674, chant III-1, v. 1-4 : “Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux, / Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux : / D’un pinceau délicat l’artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable”.

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au naturel265, sauf l’idéal propre au peintre, il y a une main dont les plans sont mous et faits presque d’idée, dans le genre des figures qu’il faisait à l’atelier, et cette main ne dépare pas le reste : la force du style la met à la hauteur des autres parties. Ce genre de mérite a le plus grand rapport avec celui de Michel- Ange, chez lequel les incorrections ne nuisent à rien. Mise à côté du portrait de David266, cette peinture ressort encore davantage. On y voit tout ce qui a toujours manqué à David : cette force pittoresque, ce nerf, cet osé qui est à la peinture ce que la vis comica est à l’art du théâtre. Tout est égal ; l’intérêt n’est pas plus dans la tête que dans les draperies ou dans le pied.

265 À la nature. 266 Portrait d’Henriette de Verninac par David, actuellement au Louvre.

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CE SIÈCLE DE FER

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CE SIÈCLE DE FER

MAÎTRE D’AUTREFOIS OU PEINTRE DE LA VIE MODERNE ?

Delacroix est à la charnière entre deux mondes : le nouveau XIXe siècle, et la tradition de la Renaissance. Fils de son temps, il enregistre les effets de cette époque climatérique, où tous les cadres de la vie changent. Le siècle de Delacroix est un siècle de fer, siècle de la révolution industrielle avec ses poutrelles et ses gares, siècle d’une forme nouvelle d’autopunition par l’anonymat. Des hommes en habits noirs uniformes se considèrent désormais eux-mêmes comme des rouages qu’il faut faire tourner dans d’inquiétants mécanismes qu’on n’appelle pas encore kafkaïens. Les villes européennes grandissent, l’économie de marché prend une ampleur jamais vue, les découvertes

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techniques se multiplient à un rythme inconnu à ce jour. “Vous êtes la majorité, – nombre et intelligence”, dit Baudelaire aux bourgeois qu’il apostrophe au début du Salon de 1846. Nonobstant l’ironie du propos, il s’agit bien d’intelligence – technique, mécanique, industrielle – et de nombre – reproduction en nombre de gravures, de livres, de journaux, mais aussi exploitation du plus grand nombre. Victor Hugo, dans William Shakespeare, salue avec émotion les temps nouveaux où l’essor de l’imprimerie sauve les chefs-d’œuvre, tandis que chacun accède démocratiquement à l’instruction ; Karl Marx dénonce l’exploitation du prolétariat industriel. En peinture, le temps n’est plus aux grandes décorations murales, subventionnées par un État-mécène à la gloire de sa mémoire et de l’histoire, mais au petit tableau de salon, destiné à ces “bourgeois” dont Baudelaire fait l’éloge réticent, ironique, méprisant et curieusement jaloux. Si les Impressionnistes sont en rupture totale, jusque dans leurs habitudes techniques, avec la tradition picturale issue de la Renaissance, Delacroix est encore très attaché à la grande peinture décorative. “Mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence de grandes murailles à peindre”, écrit-il dans le Journal, le 30 juin 1854. “Il faudrait mettre dans de grandes toiles [...], tout le feu que l’on ne met ordinairement que sur des murailles”, notait-il déjà, pour lui-même, le 5 octobre 1847. Au temps de Pline, un tableau mobile avait infiniment plus de valeur qu’une peinture murale : portable, il pouvait échapper aux incendies267. Ce n’est que depuis la Renaissance qu’une décoration murale passe pour plus prestigieuse. À l’époque romantique, le goût bourgeois pour les petits formats contribue à renforcer le discrédit jeté sur la peinture de chevalet, et c’est une forme de “mal du siècle” que de mépriser, comme le fait justement Delacroix, les “petits tableaux”.

267 Voir Pline, Histoire naturelle, livre 35.

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La perte des traditions picturales et les “souvenirs d’atelier” du maître

Un peintre de la tradition renaissante, pour qui le sommet de l’art est la décoration murale, regrette communément la perte des techniques traditionnelles. Un poncif répandu veut que ce soit David qui ait ruiné cet héritage. Delacroix, conforme en cela à l’esprit du temps, note dans son Dictionnaire des Beaux-Arts : “Tradition. Se suit jusqu’à David”. À l’article Techniques, il loue les grands maîtres (Rubens, Titien, Véro-nèse, les Flamands), pour leur “soin particulier, couleurs broyées, préparations, dessiccation des différentes couches”. Et d’ajouter tristement : “Cette tradition est tout à fait perdue chez les modernes. Mauvais produits, négligence dans les préparations, toiles, pinceaux, huiles détestables, peu de souci dans [chez] l’artiste. David a introduit cette négligence en affectant de mépriser les moyens matériels”268. La fascination pour les secrets perdus, qui commence au temps de Diderot et culmine chez Anquetin et Jacques Maroger, donne lieu à tout une littérature spécialisée dans ce regret, parmi lesquels Les Maîtres d’autrefois d’Eugène Fromentin269. C’est un thème récurrent, au XIXe siècle, que celui de la fragilité de la peinture. Mais alors que Frédéric Villot, dans un texte souvent cité et qui fait autorité, taxe Delacroix d’une certaine incompétence technique270, Delacroix lui-même déplore la fragilité de la peinture, qui vire au noir, subit l’injure du temps ou même celle des restaurations271 : est-ce une réponse du berger à la bergère, quand on

268 Delacroix, Journal, notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts, janvier 1857. 269 Voir l’article Tradition dans le Lexique des termes techniques. 270 Voir le texte de F. Villot : Les rancœurs d’un “colleur”. 271 Voir le texte de Delacroix : La peinture marcescible.

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sait que le travail de restaurateur de Villot lui-même, qui travaillait au Louvre, fut très contesté272 ? Les contemporains de Delacroix mêlent volontiers à leurs discours des remarques sur la technique du maître. Lassalle-Bordes précise que Delacroix peignait parfois à l’encaustique273, ou refusait l’usage du bitume274. D’autres insistent sur ses opinions à l’égard du séchage275, ou sur son art de composer sa palette276. Delacroix lui-même s’intéresse beaucoup à la composition des différentes couches du tableau : il réfléchit aux effets de la détrempe277, ainsi qu’à la mystérieuse superposition des couleurs et des vernis278. Il souscrit à la passion de la technique, multipliant dans son Journal les recettes de vernis ou de mélanges divers. Un maître d’autrefois se doit de peindre avec toute une secrète pharmacopée. Mais ces notes, qui pourraient passer pour purement techniques, ne sont idéologiquement pas innocentes. Elles relient Delacroix à un monde qui se croit en perdition, entretenant sa frilosité et son refus du siècle, et elles fondent également la légitimité du successeur de Titien et Rubens. Delacroix, conservateur des secrets perdus, se place lui-même dans la grande lignée de ceux qui surent, jadis, les élaborer.

272 Delacroix fait brièvement allusion, dans son journal, aux restaurations que Villot, outrepassant ses fonctions de conservateur des peintures du Musée du Louvre, avait menées sur certains tableaux. Ces interventions étaient si malencontreuses que Villot avait dû démissionner, pour être transféré sur un emploi purement administratif : “j’ai parlé imprudemment, avec certains regrets, des restaurations des tableaux du Musée : le grand Véronèse, que ce malheureux Villot a tué sous lui, a été un thème sur lequel je n’ai pas trop insisté”... (12 octobre 1853). 273 Voir le texte de Lassalle-Bordes : Delacroix et l’encaustique. 274 Voir le texte de Lassalle-Bordes : Le refus du bitume par Delacroix. 275 Voir le texte extrait de La Galerie Bruyas : Usage des siccatifs. 276 Voir Palette dans le Lexique des termes techniques. 277 Voir le texte de Delacroix : La détrempe. 278 Voir Vernis dans le Lexique des termes techniques.

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Rien n’est plus étranger aux modernes que le vocabulaire technique de la peinture ancienne. À l’instar de l’encyclopédie chinoise dont Michel Foucault, au début des Mots et les Choses, souligne le caractère à nos yeux délirant et absurde, des mots comme masser, préparations, première pensée, sacrifices, enterrer, jus, bitume, embus, encaustique sont les vestiges d’une Atlantide aujourd’hui engloutie. La peinture est comme enfermée dans une terminologie archaïque. C’est ce grimoire qu’il faut avant tout déchiffrer pour comprendre le romantisme en peinture, même si toute une partie de Delacroix – la partie “moderne” – fait l’économie de ces temps anciens. C’est parce que Delacroix était encore le dernier maître de l’ancien monde qu’il a franchi le premier (Baudelaire lui reconnaît un instant ce titre de gloire, en 1846) la ligne de démarcation de la modernité ; mais une grande partie de ses aspirations, comme celle de diriger un atelier aux Beaux-Arts, de former une équipe de décoration murale, de gérer des chantiers et de crayonner un sujet, laissant aux aides le soin de le peindre, témoignent de l’emprise persistante du modèle renaissant dans son esprit. Pour Delacroix, un grand peintre est un tel peintre ; pas pour Baudelaire qui, en 1859, date de la rédaction du Peintre de la vie moderne, préfère alors, à Delacroix, un anonyme, un secondaire, un croqueur de légers papiers non signés, aussi loin que possible de la pompeuse peinture à l’huile, de l’héroïsme à l’ancienne manière et de la grande Histoire : Constantin Guys279.

Maîtres et élèves au XIXe siècle

“Se démontre palette à la main”, écrit Delacroix au début de l’article Techniques de son Dictionnaire des Beaux-Arts. Delacroix

279 Voir notre article “Un bas rosâtre pour toute modernité”, L’Information littéraire, n° 5, nov.-déc. 1997.

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aurait voulu être professeur à l’École des Beaux-Arts, et former des élèves à sa manière pour contrebalancer l’éducation davidienne. Il rêve de cette reconnaissance institutionnelle, qui ne lui est pas octroyée. Pour pallier cet échec, il rédige au sein de son journal les linéaments d’un Dictionnaire des Beaux-Arts, afin de transmettre vaille que vaille le savoir coloriste du romantisme. Un recueil comme Procédés et opinions d’Eugène Delacroix, par M. de Planet, son élève, publié par Théophile Silvestre à la fin de son Eugène Delacroix. Documents nouveaux, en 1864, témoigne de la sollicitude du critique envers celui qui, selon lui, aurait dû être reconnu comme un maître. Delacroix apparaît, ne serait-ce que dans le titre de ce recueil, comme un peintre qui a des élèves, et un savoir technique à transmettre : il n’est pas précisé que l’élève en question appartenait à l’atelier privé du maître, et non à l’École des Beaux-Arts. Les notes prises par Planet, mais aussi les lettres (édulcorées) de Lassalle-Bordes, et plus tard le Journal de Pierre Andrieu280 remplissent la même fonction que Louis David, son école et son temps d’Étienne Delécluze, ou d’autres témoignages d’atelier sur David. Un grand maître du temps passé se doit d’engendrer une cohorte de disciples éblouis : Delacroix y croit encore. Cette position ambiguë de Delacroix sur l’échiquier des recon- naissances sociales permet d’aborder un débat qui est au cœur de la mutation romantique : celui qui oppose les maîtres et les élèves. Parce qu’il n’a pas été tout à fait un maître, et qu’il n’a pas eu véritablement d’élèves, Delacroix incarne avec un relief particulier les problèmes qui se posent à ce sujet. Quand, en 1879, Philippe Burty, qui prépare une seconde édition des Lettres de Delacroix, s’enquiert auprès de Gustave Lassalle-Bordes (“élève” de Delacroix) des documents que celui-ci pourrait détenir, il reçoit une réponse époustouflante : l’élève accuse le maître d’avoir brisé sa propre carrière, revendique certaines grandes décorations murales attribuées à Delacroix, lance quelques chefs

280 Édité par Damiron (Suzanne) et Bessis (Henriette). Voir “Journal de Pierre Andrieu”, Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1975.

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d’accusation précis aux sujet de commandes détournées ou volées281, en bref se rebelle contre le système qui prévalait jusqu’alors, et que Delacroix n’avait pas songé à remettre en cause : le maître conçoit la décoration murale ou le grand tableau, et l’élève l’exécute. Burty, l’”apologiste” de Delacroix selon le terme même de Lassalle-Bordes, a soulevé, bien involontairement, un lièvre. Alors que certains élèves jouent encore le jeu (Louis de Planet, Pierre Andrieu282), il en est un pour juger désormais injuste cette répartition des rôles. “Si, par sa faute, je n’avais pas quitté Delacroix, il n’aurait pas mis dix ans à faire la chapelle de Saint-Sulpice”, accuse Lassalle-Bordes dans sa lettre à Burty du 16 septembre 1880. Il revendique en son nom propre la Coupole et un hémicycle du Luxembourg, ainsi que l’Orphée du Palais- Bourbon. Le 24 avril 1879, Lassalle-Bordes écrit à Ph. Burty : “Bien des personnes savaient, sans que je m’en fusse vanté, qu’à part la composition, tout le travail de la bibliothèque du Luxembourg était mon œuvre”. À part la composition : la restriction est de taille. Là se

281 Voir le texte dans notre article “Delacroix et ses élèves d’après un manuscrit inédit”, Romantisme, “Art et Institution(s)”, 1996-2 (n° 92). 282 Parmi les “élèves” de Delacroix, on retient donc trois noms principaux : Louis de Planet, Gustave Lassalle-Bordes, et Pierre Andrieu qui fut son dernier disciple. Les principaux travaux sur les élèves de Delacroix sont ceux d’Henriette Bessis et de Lee Johnson : ils portent surtout sur Pierre Andrieu (Henriette Bessis, “Les décorations murales de Pierre Andrieu”, Gazette des Beaux-Arts, mars 1967 ; "Pierre Andrieu", Médecine de France, n° 222, mai 1971 ; Damiron (Suzanne) et Bessis (Henriette), “Journal de Pierre Andrieu”, Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1975. Lee Johnson, “Pierre Andrieu, le cachet E.D. et le château de Guermantes”, Gazette des Beaux-Arts, LXVII, février 1966 ; “Pierre Andrieu, un ‘polisson’ ?”, Revue de l’Art, 1973, n° 21). Le mémoire de l’École du Louvre d’Henriette Bessis, non communicable, porte sur les élèves de Delacroix. Sur Lassalle-Bordes, voir Robert N. Beetem, "Delacroix and his assistant Lassalle- Bordes", The Art Bulletin, XLIX, 1967. Certains historiens de l’art, comme Henriette Bessis, s’attachent à voir en Pierre Andrieu l’image même du parfait disciple ; d’autres, comme Lee Johnson, pensent qu’Andrieu aurait mis au service de ses propres œuvres le cachet “E.D.” authentifiant celles de Delacroix, qu’il avait en sa possession, afin de sortir sa famille d’un mauvais pas financier.

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situe le nœud de la querelle entre Delacroix et son élève. Peut-on encore, au XIXe siècle, revendiquer l’éponymie d’une œuvre sur le seul crédit de l’inventio ? Autrement dit, peut-on se référer encore à la “querelle des arts” des peintres de la Renaissance qui, pour faire de la peinture un art libéral, privilégient la conception de l’œuvre par rapport à son exécution ? Dans sa lettre de septembre 1880, quand il revient sur le sujet de la coupole de la Bibliothèque du Palais du Luxembourg, Lassalle-Bordes reconnaît que Delacroix a présidé au choix de la scène et du sujet. À ce titre, il admet que la coupole est “l’œuvre la plus considérable et la plus parfaite des travaux décoratifs du maître”. Mais comme elle présente “les plus grandes difficultés d’exécution”, et que c’est lui, Lassalle-Bordes, qui l’a exécutée, la coupole est surtout, à ses propres yeux, son œuvre. Delacroix, selon Lassalle-Bordes, n’a même pas été capable de placer correctement les figures : un mépris de la conception abstraite, ignorante des considérations les plus élémentaires du métier, anime ici l’esprit de l’habile ouvrier. La querelle entre Delacroix et son “élève” Lassalle-Bordes pose donc, au-delà de l’anecdote, un problème essentiel. La suprématie de l’invention sur l’exécution est remise en cause en ces temps d’individualisme et de romantisme. Mais, pour Delacroix, il est impensable que les traditions d’atelier puissent changer, car il lui semble que cela mettrait en jeu l’éternité même de la peinture.

En revanche, s’il est un élève de Delacroix qui accepte ce système, c’est bien Louis de Planet, peintre toulousain comme Lassalle-Bordes. Les Souvenirs de cet élève, publiés en 1864, conduisent peut-être à lui accorder d’un point de vue artistique une importance excessive ; dans la réalité, Delacroix semblait préférer Lassalle-Bordes. Mais Planet est un élève modèle, doux, timide, manquant de confiance en soi, respectueux du maître jusqu’à l’idolâtrie. Il veut sans cesse mieux faire, se corriger, s’améliorer. En zélé catéchumène, il note fiévreusement le moindre conseil de Delacroix. Cette adoration paraissait un peu exagérée à Delacroix lui-même : dans son journal, in

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petto, il déplore le manque de confiance en lui de son élève283, et dans une lettre, il lui recommande de ne pas trop s’attacher à tous les “petits procédés”284. Tout ce petit monde n’est pas tendre entre soi. Les “élèves” de Delacroix – et leurs descendants, les élèves d’élèves, comme René Piot, élève d’Andrieu – règlent volontiers des comptes entre eux. Ils le font d’une manière très significative quant à l’effondrement qui touche l’organisation traditionnelle de l’atelier. Là où Lassalle-Bordes notait, non sans amertume, qu’un travail qui l’avait occupé sept ans avait été retouché par Delacroix en moins de deux mois285, René Piot se moque de “cet imbécile de Lassalle-Bordes” qui croyait faire lui-même les tableaux de Delacroix. “Pendant plusieurs mois, il travaillait péniblement [...]. Puis Delacroix surgissait [...] et il lui suffisait de deux journées pour transposer le tableau et faire surgir sa pensée”286. Invention et exécution restent donc des questions névralgiques. “Il [Delacroix] avait beau avoir rencontré en Lassalle-Bordes un intelligent auxiliaire, habile à reproduire ses esquisses ; l’œil du maître

283 “Planet est venu à quatre heures ; il a paru très frappé de mon ébauche ; il eût voulu la voir en grand. L’admiration sincère qu’il me montre me fait grand plaisir. Il est de ceux qui me réconcilient avec moi-même. Que le ciel le lui rende ! Le pauvre garçon manque tout à fait de confiance [en lui], et c’est dommage, car il montre des qualités supérieures” (Delacroix, Journal, 6 février 1847). 284 Delacroix écrit à De Planet, le 4 décembre 1849 : “Je vous avoue que j’ai cessé de me servir de la préparation en question : un peu d’huile et de salive pour frotter sur la peinture me paraît l’équivalent suffisant de cette drogue. N’attachez pas autant d’importance à tous ces petits procédés : ils n’ont pas, je crois, une grande action sur la peinture”. Planet note dans ses Souvenirs (éd. A. Joubin, 1929, p. 59), que le peintre est bien désinvolte à l’égard des techniques : “Il se sert de tout, indiffé- remment ; souvent, un peu d’huile grasse trouvée par hasard lui sert à lier une couleur avec une autre”. On devine sa réprobation voilée, car un maître se doit, selon lui, de cultiver des secrets techniques. 285 “L’immense travail des deux bibliothèques, qui m’avait occupé sept ans, auquel je sacrifiais toujours mes travaux particuliers, fut retouché par le maître en moins de deux mois”. G. Lassalle-Bordes, lettre à Ph. Burty, éditée dans le t. II des Lettres de Delacroix, Paris, G. Charpentier, 1880, p. XII. 286 Piot (René), Les Palettes de Delacroix, Paris, Librairie de France, 1931, p. 4.

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était indispensable”, commente É. Moreau-Nélaton287. Vraiment ? Robert N. Beetem, qui souligne à quel point le débat entre Lassalle- Bordes et son maître est celui de l’originalité, du génie, est beaucoup plus ambigu : certes, “the conception of the subject, the style of the figure , and the character of the entire mural are all unquestionably Delacroix’s”. Mais le talent de Lassalle-Bordes va au- delà de l’exécution, puisque c’est lui qui met les figures à leur échelle véritable : “Lassalle possessed the ability to project Delacroix’s compositions onto the vast wall surfaces” : est-ce donc cela, “the master’s style” ? Où finit la con-ception, où commence l’exécution, quand la seule “première pensée” du maître, désincarnée de tout esprit technique, est seulement d’enfanter un rêve littéraire, un “sujet” ? En transformant une ébauche en chef-d’œuvre réalisé, Lassalle-Bordes n’est-il pas le peintre, le vrai ? Delacroix n’est ni tyran, ni réformateur. Il croit tout bonnement que perdure en son siècle de fer la structure immuable des ateliers de la Renaissance. À ses yeux l’artiste, dont le rôle est d’avoir la “première pensée” d’une composition, peut abandonner à ses subalternes le soin de la mener à la lumière. Delacroix est encore un “maître d’autrefois”.

“Nos habits noirs”

Dans son Journal, le 24 février 1852, Delacroix “remarque combien nos costumes sont affreux” par rapport à des déguisements bariolés d’enfants, qui sont “comme une corbeille de fleurs”. La question du costume n’est pas pour rien l’épicentre du romantisme. Selon Bau-delaire, l’artiste moderne doit “dégager de la mode ce

287 Moreau-Nélaton (Étienne), Delacroix raconté par lui-même, étude biographique d’après ses lettres, son journal, etc... H. Laurens, 2 vol., 1916, t. II, p. 26.

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qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique” et “tirer l’éternel du transitoire”. Les artistes sont paresseux : la plupart optent pour une solution de facilité en habillant “tous les sujets de costumes anciens”. Pourtant, chaque époque a sa mode, son port, son regard, son costume, son style enfin. Ces éléments forment “un tout d’une complète vitalité”. Bien que la modernité ne soit que “le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art”288, l’artiste n’a pas le droit de la mépriser. Nous avons vu que le “peintre de la vie moderne”, aux yeux de Baudelaire, en 1859, n’était plus Delacroix, mais Constantin Guys. Delacroix était-il trop enclin à ne se tourner que vers l’éternité, comme le remarque Ernest Chesneau289 ? Selon La Galerie Bruyas, Delacroix aurait déclaré que les sujets mo-dernes étaient difficiles à traiter à cause de l’absence du nu et de la pau-vreté du costume290. Il n’est pas le seul à penser ainsi. Dans la tradition de la haute peinture, la nudité est signe de divinité : or le peintre d’histoire, le brosseur de grandes machines doit faire face, au XIXe siècle, à de nouveaux héros en vêtements bien prosaïques. Le négociant ou l’homme de pouvoir est peint dans le costume de sa fonction, tel Monsieur Bertin, le directeur du Journal des Débats, dont d’Ingres fait le portrait. Le noir de son costume tranche sur la laiteuse académie, signe des Dieux, qui perdure dans la peinture d’histoire et s’illustre dans des épisodes mythologiques. En costume de petit capo-ral, le nouveau héros de la légende des siècles, risquait bien de perdre, pour une veste ou un chapeau, tout son sublime. Mais ne serait-il pas tout aussi ridicule de peindre Napoléon tout nu ? Une mutation des conventions s’est opérée. Avant, le problème (qui existait tout autant) n’était pas aussi sensible. Soudain, il apparaît comme central. La tradi-tion picturale du nu ne correspond plus à l’actualité épique, ou plutôt on ressent comme un peu ridicule la pompe auparavant naturelle qui divinisait plus ou moins les rois. On

288 Baudelaire (Charles), Le Peintre de la vie moderne, IV, “La Modernité”. 289 Voir le texte d’E. Chesneau : Les guenilles de la vie moderne. 290 La Galerie Bruyas, Paris, A. Quentin, 1876, p. 311.

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comprend mieux comment le Déjeuner sur l’herbe finira par trancher, entre nu et costume, dans le vif de l’époque des habits noirs. David, le premier, s’est heurté à l’épineuse question du costume moderne dans la peinture de l’épopée révolutionnaire. Dans Le Serment du Jeu de Paume, la contradiction entre les académies, esquissées nues dans la composition, et leur progressif habillage dit assez les difficultés rencontrées. Régis Michel, dans David, l’art et le politique, suggère que le tableau serait resté inachevé pour deux raisons : l’actualité politique l’aurait périmé, mais surtout les problèmes du costume moderne l’au-raient condamné291. Seul Marat mort, par chance dénudé, sans habits de ville, et drapé dans son linge, permet à David de contourner le problème du costume. Mais pour un héros naturellement sublime, combien ne sont pas à la hauteur de la peinture et de ses traditions ! Claquemuré avec L’Enlèvement des Sabines dès sa sortie de prison – n’avait-il pas promis bien imprudemment à Robespierre de “boire la ciguë” avec lui, à la veille du 10 Thermidor ? Encore est-il bien heureux de n’avoir été qu’emprisonné – David choisit dès lors le rêve antique contre la réalité moderne. La Grèce, refuge du beau idéal contre les vi-cissitudes du temps, n’a de vêture qu’un drapé néoclassique découvrant à peine d’irréprochables académies. À toute force, David impose une nouvelle convention du sublime. Mais les toiles de Bruxelles témoignent de la déviance kitsch et pompier de ce système imposé, et désignent sa caducité. Plus tard les Impressionnistes peignent en costume moderne des gens qui ne sont plus des héros, qui dansent et qui vont en bateau. Ils le font sans souci particulier. Ils ont rénové la peinture de fond en comble, par le choix des sujets, l’esprit des toiles, les couleurs, la technique. Est-ce à dire que seule une mutation radicale des moyens et des buts de la peinture s’est montrée en fin de compte à la hauteur du problème relatif au “costume moderne” ? Ce serait compter sans la

291 Michel (Régis), David, l’art et le politique, Paris, Découvertes-Gallimard- R.M.N., 1988, p. 65-67.

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modernité, qui libère l’entreprise picturale de tout souci d’édification mnémonique292. L’habit noir n’est plus une honte héroïque, mais un joli accompagnement pour les robes colorées des dames. La peinture moderne s’est affranchie de sa mission séculaire et morale – peindre les grands hommes et l’histoire.

Il faut remonter à Winckelmann, au milieu du XVIIIe siècle, pour trouver la source de la honte du costume moderne et, partant, de la difficulté esthétique qu’il suscite dans la peinture. Les Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques293 ont un rôle capital dans la nostalgie qu’éprouve le XIXe siècle des origines antiques du Beau, réputé être sans entrave et sans costume. Winckelmann a rêvé des ciels bleus et des climats doux de l’Antiquité grecque. Par rapport aux Grecs, qui étaient si beaux, il s’est senti laid dans son époque, laid dans ses habits noirs. Après lui, son disciple anglais Walter Pater a tenté le voyage d’Italie, tout aussi intimidé par la beauté pure et sans voile. Dans Goût néo-classique, Mario Praz souligne les implications sexuelles de ces choix esthétiques294 : la passion des néo-classiques forme un tout, et on tronquerait malhabilement le néo-classicisme si on ne voyait en lui qu’une froide doctrine, ennuyeuse à force de marbres blancs, issue des purs cerveaux de théoriciens implacables. Dans ses Gedanken, Winckelmann décrit son rêve grec comme un monde exempt de maladies et d’imperfections, où le savoir-vivre et les coutumes bourgeoises n’ont aucune emprise ; point de modèles professionnels, figés dans des attitudes artificielles, mais des jeunes gens qui s’exercent nus, en accord avec la nature. Le nu perdu, ou plutôt l’âme du nu perdu : tel est l’idéal que poursuit Winckelmann. La jeunesse, les Jeux Olympiques, les enfants délivrés de langes qui serrent, les

292 Voir l’introduction de mon ouvrage Romantisme et Mélancolie. 293 Voir Winckelmann (Johann), Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst (1755), Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, Paris, Éd. bilingue Aubier, 1990. 294 Praz (Mario), Goût néoclassique, trad. fr. Paris, Le Promeneur, 1989, p. 70 : “sa vie sentimentale est sous le signe de Socrate”.

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costumes légers des jeunes adultes : autant de visions éblouies qui dévaluent d’autant plus le carcan des vêtements du siècle, serrant le cou, les hanches, les cuisses. Pour David, le beau idéal, doctrine esthétique issue des réflexions de Mengs et de Winckelmann, pose avant tout un problème de reconstitution historique : il veut peindre les Grecs de telle manière qu’eux-mêmes croient voir des Grecs295. Mais pour Winckelmann, le désir de faire revivre une époque adorée et disparue prend la forme d’un rêve ardent, coloré de désir et d’un poignant regret. Ernest Chesneau, entre autres auteurs, traduit les contradictions du romantisme à l’égard de ce problème. Il pardonne à Delacroix d’avoir négligé le costume moderne, parce que ce peintre de l’âme est au- dessus de ces contingences296. En revanche, il se montre plus sévère à l’égard de Manet. C’est pour convaincre Manet qu’il écrit “qu’un grand peintre” doit aborder “hardiment la vie moderne”. Convaincu de cette nécessité, l’artiste “fera un chef-d’œuvre avec nos habits noirs, nos paletots, et nos robes, et nos châles, avec le costume de l’homme et de la femme au XIXe siècle”. Quelle “époque d’art singulière que la nôtre”, en effet, “qui a honte de se manifester dans sa vérité”297 ! Ce credo du costume moderne, leçon donnée à Manet – qui n’est pourtant pas en reste en la matière – a de quoi surprendre. Lors de l’exposition du Déjeuner sur l’herbe, n’est-ce pas justement un moderne habit noir – celui d’un bourgeois pique-niquant dans la campagne – qui déclenche, par son alliance choquante avec le nu féminin qui le côtoie, le tollé qu’on sait ?

295 Voir David, “Note sur la nudité de mes héros”, Le Tableau des Sabines exposé publiquement au Palais National des Sciences et des Arts, 1799 : “mon intention, en faisant ce tableau, était de peindre les mœurs antiques avec une telle exactitude que les Grecs et les Romains, en voyant mon ouvrage, ne m’eussent pas trouvé étranger à leurs coutumes”. Cité par Régis Michel, David, l’art et le politique, p. 161. 296 Voir le texte d’E. Chesneau : Les guenilles de la vie moderne. 297 Chesneau (Ernest), L’Éducation de l’artiste, Paris, Charavay frères, 1880, p. 176.

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Il est par ailleurs significatif qu’E. Chesneau dispense Delacroix de modernité, mais pas Manet. Il est trop tard pour Delacroix, que l’ancienne conception de la peinture emprisonne définitivement. Car ce n’est pas seulement le costume moderne qui fait frissonner Delacroix, mais l’ensemble de la modernité. Le noir costume n’est qu’un signe parmi d’autres horreurs. Le vieux peintre ne peint plus guère de liberté sur les barricades. Il se réfugie souvent dans l’évocation des siècles passés, lui qui en tenait pour la littérature la plus moderne, comme celle de Byron. Il peint des tableaux d’histoire, des scènes religieuses, des souvenirs orientalistes – son dernier tableau de chevalet, La Perception de l’impôt arabe, se souvient encore d’un voyage au Maghreb fait à trente-quatre ans. “Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent, écrit-il dans son Journal le 28 mars 1853, dix ans avant sa mort. Les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid”. Manet osera réunir, sur une même toile, l’uniforme triomphant du bourgeois du XIXe siècle et le nu au soleil, dans ce plein air qui donne sa vraie couleur aux chairs. Mais, pour Delacroix, ce temps n’est pas encore venu. Le tube de couleur transportable, en étain, avait pourtant été inventé dès 1824 : si Delacroix, au lieu de mêler des substances dans la tradition alchimiste des peintres d’autrefois, avait pris garde à cette nouveauté technique-là, peut-être aurait-il été impressionniste avant l’heure, fuyant le faux-jour des verrières, les plâtres d’école, et l’École elle-même. Mais Delacroix reste enfermé dans son système moribond. Mélancolique, il choisit de sauvegarder les derniers restes d’un monde qui s’éteint, et de préserver désespérément la beauté et l’idéal tels qu’il les conçoit.

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Requiem pour le romantisme

Tel un prophète d’apocalypse, l’architecte Charles Garnier déplore la disparition de l’art “symbolique et historique”, remplacé par une criarde imagerie reproduite en nombre. Il évoque avec dégoût et terreur un monde “d’affiches bariolées, d’annonces agaçantes collées sur chaque point du globe, de candidatures électorales plaquées en longues files”. Ces images forment une “tenture d’arlequin criarde et discordante” ; mais les générations futures, “déguisées en croque- mort” dans l’habit noir de l’anonymat et du nombre, passent comme autant d’”ombres sinistres” devant ce bariolage298. La résistance forcenée de Delacroix à la marche de son siècle passe souvent pour un héroïsme dérisoire. André Lhote écrit ainsi que Delacroix, “grâce à un effort surhumain”, s’était forgé lui-même “la personnalité la plus factice qui ait jamais existé”. “Cas d’époque” autant que personnel, il aurait eu ainsi le destin d’un “magnifique suicidé”299 – d’un suicidé de la société, peut-être, comme plus tard Van Gogh selon Antonin Artaud. Pour Hubert Damisch, le Journal de Delacroix est justement le symptôme d’une “défection culturelle généralisée”. Le peintre est le témoin, aveugle volontaire, d’une douleur qui le dépasse. Il assiste, impuissant, à l’effondrement de la peinture à grands sujets : “et si c’était la peinture elle-même qui, à l’époque où écrivait, où peignait Delacroix, avait perdu la mémoire ?”, suggère H. Damisch300. Mais le pire est qu’à l’époque où écrivait Delacroix, la peinture n’avait pas encore tout à fait perdu la mémoire.

298 Article de Ch. Garnier dans La Construction moderne, 29 octobre 1887, cité par Hamon (Philippe), Expositions, littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1989. 299 Lhote (André), Parlons peinture, Paris, Denoël et Steele, 1936, p. 227-228. 300 Damisch (Hubert), “La Peinture en écharpe”, préface au Journal de Delacroix, Paris, Plon, 1981, p. XXX.

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Les institutions, menacées, subsistaient avec cette apparence de plénitude qui est si souvent le signe d’une fin prochaine. Le jury du Salon était débordé d’œuvres. Courbet avait inauguré en 1855 son exposition personnelle, narguant la très officielle Exposition universelle ; mais, par ailleurs, certains tableaux de lui avaient été dûment acceptés par ces censeurs honnis301. Delacroix est à l’image de ces déchirements. Il veut être romantique, mais reconnu ; subversif, mais accepté par le pouvoir. Cette tentative de compromission est d’autant plus regrettable que tout ce que le peintre croyait impérissable est balayé en quelques décennies après sa mort. Mais pourquoi lui jeter la pierre ? Il ne fait pas bon naître en des temps de crépuscule. Pour Delacroix, l’époque tombait mal. Il en fut de même pour Géricault et Byron, morts en 1824, ou pour Gros, qui se suicida. Le romantisme, qui va désagrégeant tandis que s’impose le siècle de fer, connaît le destin de tout processus en décomposition. Propice à la mélancolie et à ce que Delacroix appelle le “retirement”302, l’époque est aux souffrances intellectuelles, au doute, à la fuite, et, non sans une certaine complaisance à soi-même, au reniement des espoirs. Le romantisme n’était-il pas comme une “étincelle électrique” ?303 N’était-il pas brillant, le bal de Dumas, où les peintres fraternisaient avec les poètes, où chacun improvisait librement, sans maître, sans élèves, sous le regard ébloui et franc de ses égaux ? N’étaient-ils pas merveilleux, les rapins qui lisaient Byron en cachette malgré la sévère férule de vieilles barbes néoclassiques, dans le bouillonnement et la ferveur d’idées nouvelles que décrit Théophile Gautier304 ?

301 Courbet avait refusé de soumettre une ébauche de L’Atelier à la commission qui régissait l’accès des tableaux à l’Exposition universelle de 1855 : on lui refusa donc le tableau, ainsi que Les Baigneuses et Un enterrement à Ornans. La commission avait cependant accepté onze autres œuvres de Courbet pour cette exposition. 302 Voir Journal, 9 octobre 1855. 303 Voir le texte d'A. Cantaloube : La mort d’une étincelle. 304 Voir le texte de Th. Gautier : “En ce temps-là”...

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“Ce beau feu est refroidi”, ajoute Gautier. Tel est, en un mot, le requiem du romantisme.

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TEXTES

68. Le refus du bitume par Delacroix

Ce témoignage technique de Lassalle-Bordes concerne l’usage du bitume et de l’huile de lin dans les glacis de Delacroix.

Si Delacroix n’avait pas varié plusieurs fois l’ordre d’arrangement des couleurs sur sa palette, je donnerais en détail celui qu’il avait adopté durant nos grands travaux décoratifs, de même que la composition de tons qu’il faisait en grand nombre. Je me contenterai de dire qu’il avait proscrit le bitume de sa palette. Il le remplaçait par de la laque Robert n°3 et n°4. Le bitume est une couleur moderne dont s’est engouée l’école de David et dont elle a abusé. Son emploi a été la cause des craquelures profondes que l’on voit sur les tableaux de cette époque. David et son école s’en servaient avec de l’huile grasse principalement pour une première ébauche. Le bitume étant extrêmement long à sécher, et les empâtements de couleur que l’on mettait par dessus l’ébauche l’emprisonnant avant qu’il fut parfaitement sec, il en résultait des fissures, qui se manifestaient profondes, surtout lorsqu’on vernissait trop tôt305.

305 Delacroix, toujours prêt à vernir provisoirement un tableau (voir Journal, 24 février 1852), se méfie cependant des vernis définitifs. “Il ne faudrait vernir un tableau qu’un an après l’avoir entièrement peint, aurait-il dit à Planet. Cette précau- tion est essentielle si l’on veut que l’œuvre ait de la durée ; autrement le vernis, formant une couche qui intercepte le passage de l’air, il advient que la peinture, ne pouvant sécher à son aise, travaille continuellement. Pour que la peinture que l’on vient d’achever ait fait librement son effet et pris toute sa solidité, il faut un an ; si

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ANTHOLOGIE

L’expérience lui avait prouvé aussi qu’il vaut mieux peindre avec de l’huile de lin clarifiée, et, selon qu’on a besoin de la rendre plus ou moins siccative, avec un mélange de quelques gouttes d’huile grasse, ainsi que l’ont fait tous les peintres anciens306. La véritable huile de lin sans mélange (ce que l’on doit rechercher par dessus tout) est de couleur dorée tirant sur le jaune. Elle se reconnaît, quand elle est pure, à une odeur très prononcée de lin. Elle a l’avantage de blanchir avec le temps tandis que l’huile d’œillette verdit et sèche moins. Quand307 l’on veut changer de ton une partie de son tableau par un glacis, l’huile de lin à laquelle on mêle quelques gouttes de térébenthine rectifiée produit un excellent effet. Il faut mettre ce glacis franchement sur toute l’étendue ; la peinture est moins exposée à changer ou du moins elle conserve une harmonie générale, mais il faut toujours au préalable bien dégraisser la toile, en y passant à plusieurs reprises une éponge imbibée d’eau, et même d’eau et de savon. Delacroix se servait de beaucoup de glacis dans le cours de sa peinture. Il obtenait des tons transparents qu’on ne peut pas obtenir autrement. Il excellait à faire des ombres légères et profondes, ce que n’ont jamais su faire aussi bien les peintres anciens, si ce n’est Paul Véronèse. C’était aussi une nécessité de sa manière de peindre, puisqu’il ne pouvait jamais travailler assez longtemps de suite pour terminer complètement un morceau.

Gustave Lassalle-Bordes, Manuscrit Tourneux-Burty, copie des nouvelles notes reçues de M. Lassalle-Bordes par Philippe Burty le 16 novembre 1880, conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. on lui oppose trop tôt l’action du vernis, la peinture agit elle-même plus tard et plus lentement. Alors, crevasses et altérations déplorables jusqu’à destruction complète du tableau” (Opinions et Procédés d’Eugène Delacroix, 1864, p. 97-98). 306 Planet évoque cependant Delacroix essayant un mélange de bitume et de siccatif de Courtrai (Souvenirs de travaux de peinture..., p. 84-85). 307 Dans sa copie du manuscrit, Tourneux lit ici “lorsque”.

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69. Usage des siccatifs

Ce texte tiré de La galerie Bruyas porte sur les différentes “manières” de Delacroix et sur son usage des siccatifs selon les époques.

En travaillant à ses grandes peintures décoratives de la Chambre des Pairs (1845-1846), Delacroix avait quitté sa seconde manière308, encore sombre, brusque et accélérée par les vernis siccatifs, auxiliaires hasar- deux de son impatience, pour une troisième manière plus large, plus claire et plus sereine ; c’est à partir de ce moment-là (1847) qu’il faisait ses tableaux avec plus d’ensemble, sans revenir comme auparavant à maintes reprises sur telle et telle autre partie de la toile. Ne tenant plus compte des embus309, qui l’avaient tant agacé, il allait dessus hardiment, sans souci de ce qu’ils allaient devenir ; et, se gardant désormais des siccatifs autant qu’il en avait usé ou abusé, il s’appli-quait infiniment à chasser les huiles de ses tableaux, soit par lavages, soit par évaporations au soleil et au feu310.

La Galerie Bruyas (1876), p. 277-278.

308 On distingue traditionnellement – tous les dictionnaires des Beaux-Arts en font état – trois “manières” chez un peintre, la première étant de jeunesse, la seconde de maturité et la troisième de répétition des procédés acquis. 309 Embus, siccatifs, huiles, etc : voir Lexique des termes techniques. 310 Ce texte figure dans un commentaire des Femmes d’Alger de Montpellier (1849), peinture “sœur cadette de celle du Luxembourg et plus belle encore que son aînée”, selon La Galerie Bruyas.

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70. La détrempe

Lors du grand bal organisé par Alexandre Dumas en 1833, Delacroix avait réalisé un panneau à la détrempe. Il maîtrisait parfaitement cette technique. Mais le décorateur Ciceri avait dû guider bien des mains malhabiles : celles des frères Johannot, par exemple, dont les panneaux ressemblaient à “deux immenses omelettes aux fines herbes”. Delacroix réalise souvent à la détrempe l’ébauche de ses tableaux à l’huile : il aurait ainsi réalisé Le Sultan du Maroc311. La détrempe, comme l’acrylique aujourd’hui, est idéale pour les premières couches de la peinture à l’huile. Delacroix apprécie ce procédé pour ses teintes plates, ses contrastes tranchés.

Il faudra suivre en tout la préparation des décorateurs, et particulièrement pour les figures éloignées ; les modeler avec teintes plates, comme nous avons fait dans le carton ; les tailler par l’ombre, et pour ainsi dire sans ajouter de clairs312.

Je remarquais dans la Suzanne de Paul Véronèse combien l’ombre et la lumière sont simples chez lui, même sur les premiers plans. Dans une vaste composition comme le plafond, c’est encore bien plus nécessaire. La poitrine de la Suzanne semble d’un seul ton, et elle est en pleine lumière. Les contours sont également très prononcés : nouveau moyen d’être clair à distance. Je l’ai éprouvé également sur le carton,

311 Voir le texte de G. Lassalle-Bordes : Les risques de la demi-teinte. 312 Cf. Journal, 3 mars 1847 : “Vu Les Puritains [...]. Le clair de lune de la fin est magnifique, comme ceux qui fait le décorateur de ce théâtre. Ce sont des teintes très simples, je pense, de noir, de bleu et peut-être de terre d’ombre, seulement bien entendues de plans, les unes sur les autres. [...]. La détrempe se prête merveil- leusement à cette simplicité d’effets, les teintes ne se mêlant pas comme dans l’huile” (mise en scène des Puritains d’Écosse, opéra de Bellini).

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après avoir tracé autour des figures un contour presque niais et sans accents313.

Eugène Delacroix, Journal, 23 septembre 1850.

71. Delacroix et l’encaustique

L’encaustique est un médium qui fascine artistes et savants depuis le XVIIIe siècle. Delacroix, qui n’aimait point la technique de la fresque, avait eu recours à ce procédé pour certaines peintures murales.

...314moyen pour arriver à faire plus lumineux et trans- parent, dans un endroit privé de jour. Je laissais sécher ce premier travail six mois. Quand je le repris l’année suivante, pour mettre chaque chose à son ton, je le fis en mêlant de la cire blanche pures aux couleurs préparées à l’huile, par de larges teintes que je délayais avec de la térébenthine rectifiée.

313 “Dans les figures destinées à être vues de loin, n’ayez pas égard à la vigueur réelle, mais toute locale, de certains creux fortement ombrés, tels que les narines, le coin des lèvres, etc. Considérez alors vos figures comme des rondes bosses antiques où ces creux locaux se perdent dans l’aspect général des masses”, aurait conseillé Delacroix à Planet (Louis de Planet, Opinions et procédés d’Eugène Delacroix, in Th. Silvestre, Eugène Delacroix. Documents nouveaux, 1864, p. 95). 314 Une page manque avant ce texte dans le manuscrit original de Philippe Burty (Bibl. d’Art et d’Archéologie de Paris) et dans sa version recopiée par Tourneux (Estampes Bibl. Nat.). La copie de Tourneux porte la mention “manque un feuillet du manuscrit”. Le destinataire, Ph. Burty, aurait-il lui-même détruit, à la réception de cette longue lettre, une page d’insinuations qui lui déplaisaient sur Delacroix ? On ne peut que le conjecturer, sachant qu’il inscrit sur son dossier, à propos de ces notes de Lassalle-Bordes : “elles sont sur un ton abominable”. Le texte commence donc ainsi, abruptement, en haut de la page suivante.

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On peut très bien faire soi-même cette pommade de cire qu’il est indispensable de mêler constamment aux couleurs pour obtenir le mat. On achète la cire en pastilles. Il est essentiel qu’elle soit pure de tout corps gras. On râpe la pastille. Cette râpure mise dans un pot, on la recouvre de térébenthine rectifiée, et douze heures après on a obtenu une pommade que l’on mêle aux couleurs au fur et à mesure qu’on travaille. Il faut en mettre peu à la fois sur un coin de sa palette, parce qu’elle sèche promptement315. C’est le moyen que Delacroix employa pour les peintures décoratives du Salon du Roi au Palais-Bourbon. Le peintre anglais Reynolds avait usé de ce procédé316, ce qui lui donna l’idée de l’employer de préférence aux couleurs préparées à la cire, que l’on est obligé de délayer dans le cours du travail avec de l’essence d’aspic qui est très nuisible à la santé317. On éprouve dans le commencement un peu de difficulté pour modeler et masser318 les tons, la cire mêlée à la couleur la faisant en apparence sécher vite. Si l’on a un grand morceau à reprendre, il faut bien laisser sécher ce qu’on a fait précédemment, parce que les tons

315 Ce passage est cité par Moreau-Nélaton (qui possédait le manuscrit Tourneux), dans le tome 1, p. 26 de son Delacroix. Voir les Notes inédites de Lassalle-Bordes, 16 novembre 1880, communiquées par M. Tourneux en 1907 (don Moreau- Nélaton), Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale. 316 Reynolds doit déjà répondre, devant le tribunal universel des procédés en peinture, de l’accusation d’avoir répandu l’usage du bitume, source de craquelures ! 317 L’essence d’aspic est toxique, mais pas plus que la moyenne des solvants, malgré son redoutable nom vipérin. Cette réputation venimeuse lui vient, outre de son nom, d’une mauvaise traduction du manuscrit du Docteur Mayerne (voir l’article Essence du Lexique des termes techniques). Il s’agit d’un distillat de lavande mâle. Liquide clair et transparent, à l’odeur entêtante, l’essence d’aspic ne semble avoir qu’un inconvénient, outre son prix élevé : celui de s’évaporer très lentement. Tout comme le bitume, elle ne sèche jamais complètement. 318 Masser : voir Lexique des termes techniques.

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s’enterreraient319 et perdraient de leur éclat, si l’on y revenait le lendemain.

Gustave Lassalle-Bordes, Manuscrit Tourneux-Burty, copie des nouvelles notes reçues de M. Lassalle-Bordes par Philippe Burty le 16 novembre 1880, conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale.

319 Prendraient des tons de terre, s’engriseraient.

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72. Les rancœurs d’un “colleur”

Frédéric Villot accuse son ex-ami de ne rien connaître à la technique de la peinture, et de se moquer avec insouciance, voire mépris, des moyens matériels.

Malheureusement, toute sa vie, Delacroix a été incapable de distinguer une bonne toile d’une mauvaise, une couleur solide d’une couleur pernicieuse ou fugitive. Il s’agissait avant tout que le grain de la toile, que la nuance de la couleur lui plussent ; alors les objections qu’on aurait pu lui faire pour le détourner de les mettre en œuvre eussent été inutiles. Je l’ai éprouvé plus de mille fois. Malgré les détériorations que ses peintures subissaient au bout de très peu de temps, détériorations qui le désolaient, il ne put jamais se résoudre à abandonner le funeste usage du bitume320, de l’huile grasse qui lui étaient commodes, à ne pas revernir sur des endroits frais qu’il voulait modifier321. Les éléments les plus simples de physique, de chimie, de mathématiques, en ce qui concerne la perspective322, faisaient complètement défaut à Delacroix, pour qui les sciences exactes étaient lettre close et presque antipathiques. Il appelait colleurs tous ceux qui s’en mêlaient, tenaient un compas, tiraient des lignes à la règle, tendaient soigneusement leurs papiers, classaient leurs gravures, etc. Pour lui, j’étais le colleur par excellence ; il voulait bien m’employer en cette qualité dans certaines circonstances qui l’ennuyaient et indifférentes pour lui

320 Assertion démentie par Lassalle-Bordes : voir Le refus du bitume. 321 Delacroix usait en effet de vernis à tous les stades du tableau. Voir Vernis dans le Lexique des termes techniques. 322 Lassalle-Bordes affirme également que Delacroix avait parfois recours à un pers- pecteur (voir notes publiées par Burty en 1880). La pratique en était assez courante. “J’apprends que le père Pissaro a pris un perspecteur pour caler les maisons de ses Boulevards vus de sa fenêtre”, note par exemple Signac dans son journal.

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au fond323. Mais, quand son colleur voulait le détourner de ses détestables pratiques et lui en proposait de bonnes, éprouvées depuis trois cents ans, suivies par les maîtres, tels que Paul Véronèse, Titien, Rubens, etc., il répondait invariablement aux assertions de ce même colleur, bien qu’il lui mît sous les yeux les preuves et les textes contemporains à l’appui : EN ÊTES-VOUS BIEN SÛR ? Cette phrase, stéréotypée en pareil cas, terminait la discussion, car elle voulait dire poliment : Allez vous promener ; au fond j’ai peut-être tort, mais je veux avant tout rendre mon idée et me satisfaire.

Extrait d’une lettre de F. Villot à Sensier (J. Ravenel), 27 juillet 1869, in M. Tourneux, Delacroix devant ses contemporains... (1886), p. 126.

323 Jalousie et amertume percent dans ces simples mots d’un peintre qui ne fut pas des meilleurs, Frédéric Villot.

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73. La peinture marcescible

Delacroix ne semble pas indifférent, malgré les allégations de F. Villot, à la qualité matérielle des couleurs et de la peinture. Il déplore la destruction que le temps inflige à la fragile peinture.

Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt, faire les ombres et les clairs dans le rapport où le maître les avait tenus ; nous reproduisons pieusement l’ouvrage ou plutôt l’injure du temps. Ces grands hommes seraient bien douloureusement surpris en retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se le figurer dans la représentation de la scène, est devenu tellement noir qu’il est impossible d’y distinguer un seul détail. On s’étonne quelquefois qu’il ne reste rien de la peinture antique ; il faudrait s’étonner d’en retrouver encore quelques vestiges dans les barbouillages de troisième ordre qui décorent encore les murailles d’Herculanum, lesquels étaient dans des conditions de conservation un peu meilleures, étant exécutés sur les murs et n’étant pas exposés à autant d’accidents que les tableaux des grands maîtres, peints sur des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité exposait à plus d’accidents. On s’étonnerait moins de leur destruction si l’on réfléchissait que la plupart des tableaux produits depuis la renaissance des arts324, c’est-à-dire très récents, sont déjà méconnaissables, et qu’un grand nombre déjà a péri par mille causes. Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de la friponnerie en tous genres, qui falsifie les matières qui entrent dans la composition des couleurs, des huiles, des vernis, grâce à l’industrie, qui substitue, dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de mauvaise qualité aux bois éprouvés que l’on employait autrefois

324 La Renaissance.

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pour les panneaux. Les restaurations maladroites achèvent cette œuvre de destruction325. Beaucoup de gens s’imaginent avoir beaucoup fait pour les tableaux quand ils les ont fait restaurer ; ils croient qu’il en est de la peinture comme d’une maison qu’on répare, et qui est toujours une maison, comme tout ce qui est à notre usage que le temps détruit, mais que notre industrie fait encore durer et servir, en le replâtrant, en le réparant de mille manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la toilette, cacher quelques rides pour produire une certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu’elle n’est ; mais pour les tableaux, c’est autre chose : chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regrettable que celui du temps ; ce n’est pas un tableau restauré qu’on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s’est substitué à l’auteur du tableau véritable qui disparaît sous les retouches.

Eugène Delacroix, Journal, 29 juillet 1854.

325 Villot avait donné un bel exemple de restauration maladroite en s’attaquant aux Rubens du Louvre, intervention qui fit scandale et lui valut quelques revers de carrière.

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74. Les guenilles de la vie moderne

Selon Ernest Chesneau, Delacroix, peintre de l’âme, peut prétendre à une universalité indifférente aux costumes d’époque. Malgré cette assertion, le problème esthétique de la modernité baudelairienne n’est pas résolu par ce subterfuge. Delacroix, en fait, se tourne vers le monde antique et l’ère chrétienne au détriment de son temps. Comment être un peintre de l’éternité quand on a honte de la modernité ?

Fût-on disposé à lui demander compte de n’avoir pas représenté le XIXe siècle, qu’il [Delacroix] pouvait répondre : “Je suis par le droit de postérité, par le droit de l’esprit, contemporain des âges les plus reculés. J’ai peint mes contemporains de tous les siècles ; j’ai peint l’homme, son cœur, son âme, sa vie secrète : pourquoi vous arrêter à l’épiderme, à la guenille du costume ? Et il ne ferait que revendiquer les libertés légitimes des peintres de l’idée. La nécessité du réel imposée à la représentation des mœurs modernes pouvait gêner son expression : il a préféré parcourir le monde antique et l’ère chrétienne dans toute leur étendue.

Ernest Chesneau, Introduction à L’Œuvre complet d’Eugène Delacroix, catalogue par A. Robaut (1885), p. XL.

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75. La résurrection d’un nu antique

Un ami de Gœthe, fort déshabillé, brave pour lui le froid germanique, afin d’insuffler la vie aux statues antiques. Les Grecs et les Romains allaient-ils donc ainsi, sans vêtements, à la lisière des bois ? Après Winckelmann, tout imprégné de la nostalgie des corps nus et libres allant sous le soleil de climats plus tempérés, on désire ardemment croire à cette mythologie : les hommes du siècle de fer, tout étriqués dans leurs habits noirs, rêvent volontiers d’hommes plus beaux qu’eux, s’ébattant à loisir. La modernité éprouve ainsi quelque gêne aux entournures. Les noces du beau idéal avec le marbre des statues supposent aussi, hélas, un étranger vêtu de noir, le spectateur-voyeur du XIXe siècle, qui tente de se faire le plus humble possible devant toute cette beauté intimidante et reconstituée. De cet exemple de communion native avec la nature, E. Chesneau tire un argument qui prouve que Delacroix est éternel : le peintre a su déshabiller les apparences trompeuses, arracher aux héros, avec leurs vêtements d’époque, “leur masque de marbre”, et retrouver dans la peinture la chair oubliée du nu perdu.

Gœthe, un jour, emmena, dit-on, un de ses amis dans la campagne, le pria de se dévêtir et de marcher tout nu devant lui, près de la lisière d’un bois. Las, sans doute, de n’avoir d’autre image de l’antiquité que les fragments de sa statuaire, il voulut se donner une fois le spectacle, familier aux anciens, de la forme la plus parfaite se mouvant dans la nature. Cette épreuve, Gœthe ne la faisait pas seulement pour se figurer avec précision la valeur pittoresque du corps humain mariant ses nuances délicates aux nuances infinies des prés et des arbres verts, de l’azur des eaux, des montagnes et des cieux ; il avait même une autre ambition que de contempler l’homme libre foulant le sein de sa mère, l’alma parens ; ce qui le préoccupait surtout, c’était de détruire en lui ce préjugé longtemps enraciné dans notre imagination, et qui nous cachait l’homme antique - et son corps et son cœur – pour ne nous laisser voir que des ombres, agissantes et

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parlantes peut-être, mais privées de sentiments, ou les immobilisant dans leur sérénité marmoréenne : en somme, de pâles et froides statues326. Tous, nous avons eu à déchirer ce voile qui nous dérobait, à travers les âges, la vue d’un monde qui fut plein de vie. Mais nous commençons à nous faire à cette idée que les anciens étaient des hommes comme nous, qu’ils avaient des passions comme nous, et comme nous, enfin, une âme susceptible de jouissances divines, un cœur capable de cruels déchirements. M. Delacroix a l’audace réfléchie de ses convictions et de ses intuitions – car il devine beaucoup. Le premier, il a osé retirer aux héros du paganisme et de la Fable leur masque de marbre. C’est dans ses peintures décoratives du Luxembourg et de la Chambre des députés qu’il faut étudier l’interprétation moderne et pittoresque de l’antiquité historique.

Ernest Chesneau, “Le Mouvement moderne en peinture”, Revue Européenne (1855), p. 480-481.

326 Allusion à la reconstitution davidienne du monde antique, pétrifiée et morte.

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76. La mort d’une étincelle

Amédée Cantaloube regrette le temps du romantisme, temps où Delacroix et Chenavard échangeaient ardemment des propos sur la peinture.

Hélas ! aujourd’hui de tels échanges intellectuels327 devien- nent de plus en plus rares. Sans nier les progrès merveilleux de la science et de l’industrie, ni les bienfaits qui en résultent pour l’adoucissement général des mœurs, constatons avec regret que tout ce qui devait être à découvert, libre et spontané, disparaît sous une enveloppe glaciale. Conçoit-on que l’artiste lui-même, jadis fier de se livrer à son impressionnabilité naturelle, affecte de se figer ou de se contenir dans une rigidité extérieure analogue à la morgue d’un jeune doctrinaire ? Les signes de cette transformation de nos mœurs ne sont que trop apparents. Voyez plutôt : la raideur n’est-elle pas prise pour de la distinction ; la méfiance pour de la réserve ; l’égoïsme pour de l’esprit de conduite ? On ne dit mot pour sembler sérieux et profond. Je crois que les gens de savoir-faire créent volontairement ces confusions dans les choses pour simuler la supériorité qui leur manque. Quoi qu’il en soit, tout excitant pour l’esprit étant supprimé, l’inertie se substitue au mouvement, les nobles ardeurs finissent par s’éteindre sous le pédantisme insupportable de la forme. Rendons justice à ce qu’on a nommé l’époque romantique. Malgré le courant de certaines maladies morales, une étincelle électrique circulait dans les esprits plus rapidement d’un pôle à l’autre qu’aujourd’hui avec les câbles sous-marins. Folie ! s’écrient de jeunes bigots au cœur sec, qui importent parmi nous, après les modes, les mœurs anglaises. Folie généreuse, à coup sûr, qui ouvrait des sphères inconnues dans la vie de l’âme ou du moins faisait circuler la sève et le mouvement. Aujourd’hui, je ne sais

327 Comme ceux de Delacroix et Chenavard.

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quel vent aride a soufflé sur l’art pour nous pétrifier jusqu’à la moelle !

A. Cantaloube, Eugène Delacroix (1864), p. 80-82.

77. "En ce temps-là"...

Toute l’histoire passionnée du romantisme tient dans ces quelques lignes, à juste titre célèbres, de Théophile Gautier. Delacroix incarne à ses yeux le rêve littéraire de la fraternité des arts328. Pour dresser le portrait de l’artiste, Gautier use d’un vocabulaire énergétique, mesmérien. La métaphore récurrente du feu329 conduit à celle de l’orage, et s’achève sur une vampirisation : Delacroix s’assimile la matière secrète de la poésie, dévore son âme.

328 Sainte-Beuve affirme que “les peintres novateurs étaient nos frères”, ce que récuse Léon Rosenthal : jamais, selon lui, les poètes et les peintres n’ont eu le moindre projet en commun. Ils se sont “peu fréquentés, peu occupés les uns des autres” et se sont “rendu peu de services” (La Peinture romantique, livre IV, chapitre II). Pourtant, si les artistes ont voulu, ensemble, “manger de l’académicien”, combattre “l’hydre du perruquinisme“, selon le mot de Gautier (“I. Première rencon- tre”) et écraser l’infâme classique, peu importe que l’intention n’ait pas débouché sur de véritables réalisations. Quand Tony Johannot grave, pour le premier numéro de L’Artiste, la vignette intitulée “La Fraternité des Arts”, manifeste en image de la revue romantique, il traduit ainsi le désir qu’ont les arts (et les personnes) de s’unir. C’est ce désir qui fait acte avant tout. Le bal qu’Alexandre Dumas organisa en 1833, et qu’il relate dans ses Mémoires (voir Delacroix virtuose de l’exécution rapide) est un superbe exemple concret de cette fraternité : idéal démocratique et rêve de fusion entre peinture et poésie guident la main des artistes exaltés. 329 Plus loin, Gautier écrit que Delacroix est “composé de tous les métaux en fusion”. Le mot “fusion” décrit avec une grande justesse l’alliage incandescent de l’idéal poétique et de la réalité matérielle en peinture. La fusion des métaux évoque le feu dévorant, le mélange intime, la passion sans partage. Delacroix lui-même, dans son journal de jeunesse, fait de la fusion des arts la poutre maîtresse de l’esthétique romantique.

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En ce temps-là, la peinture et la poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les artistes. On trouvait Shakespeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. Les imaginations, déjà bien excitées par elles-mêmes, se surchauffaient à la lecture de ces œuvres étrangères d’un coloris si riche, d’une fantaisie si libre et si puissante. L’enthousiasme tenait du délire. Il semblait qu’on eût découvert la poésie, et c’était, en effet, la vérité. Maintenant que ce beau feu s’est refroidi et que la génération positive qui occupe la scène du monde se préoccupe d’autres idées, on ne saurait croire quel vertige, quel éblouissement produisirent sur nous tel tableau, telle pièce, qu’on se contente aujourd’hui d’approuver d’un petit signe de tête. Cela était si neuf, si inattendu, si vivace, si ardent ! Delacroix, bien qu’en paroles il affectât quelque froideur, ressentait plus vivement que personne la fièvre de son époque. Il en avait le génie inquiet, tumultueux, lyrique, désordonné, paroxyste. Tous les souffles orageux qui traversaient l’air faisaient tressaillir et vibrer son organisation nerveuse. S’il exécutait en peintre, il pensait en poète, et le fond de son talent est fait de littérature. Il comprenait avec une intimité profonde le sens mystérieux des œuvres où il puisait des sujets. Il s’assimilait les types qu’il empruntait, les faisait vivre en lui, leur infusait le sang de son cœur, leur donnait le frémissement de ses nerfs, et les recréait de fond en comble en gardant leur physionomie. Tandis que d’autres fins talents de l’époque dessinaient des vignettes, lui peignit toujours des tableaux qui pouvaient exister en dehors du livre où il en puisait le motif. Il pénétrait si avant au cœur de l’œuvre qu’il la rendait plus profonde, plus sensible et plus significative pour l’auteur même.

Théophile Gautier, Histoire du romantisme (1874), p. 204-206.

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LA COUPOLE DU LUXEMBOURG

LA COUPOLE DU LUXEMBOURG

La Coupole du Luxembourg, plafond de la Bibliothèque du Sénat, huile sur toile marouflée, 1840-1846.

Cette coupole représente une ronde de Grecs et Romains illustres. Le centre est occupé par un ciel immense, vide à l’exception d’une aigle et de deux chérubins porteurs de devises. Tout autour se déploie la farandole des personnages, rythmée par quatre points forts : l’éclair de la robe blanche d’Aspasie pour le groupe des Grecs, le bâton d’Homère aveugle surmontant un premier groupe de poètes, le couple d’Orphée et de sa muse auprès d’Hésiode et Sapho, les bras levés de Caton d’Utique soulignant le groupe des Romains. Delacroix s’inspire de la description que fait Dante du paradis des grands esprits. Frédéric Villot se déclare à l’origine du choix de ce sujet330. Quant à Lassalle-Bordes, il rappelle combien il a encouragé Delacroix à persévérer dans ce thème, malgré les difficultés ren- contrées331. Difficultés dues au sujet, certes ; mais plus encore difficultés techniques. Esquisse malheureuse, composition à refaire, énormes problèmes pour faire paraître les personnages droits malgré la courbure, afin qu’il ne soient ni “tombés sur le nez” (Villot), ni “trop en l’air” (Lassalle), marouflage d’une toile sur le plafond, obscurité de la face concave de la coupole une fois la toile mise en place, et, pour

330 Voir La conception de la coupole du Luxembourg d’après Frédéric Villot. 331 Voir le texte de G. Lassalle-Bordes : Peindre une coupole : un défi exceptionnel.

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finir, après la mort de Delacroix, en 1869, effondrement de toute la toile mal collée, suivie d’une coûteuse restauration : la coupole fut une grande épreuve pour Delacroix et ses aides. Il ne leur fallut pas moins de six ans pour l’achever. C’est beaucoup, même si l’on considère sa grande taille (elle mesurait environ sept mètres environ de diamètre, soit vingt mètres de développement pour la peinture). Il est vrai que l’état de santé de Delacroix était alors fort précaire. Dans sa correspondance de cette époque, tout n’est que maux d’oreille, repos à la campagne, retards continuels et harcèlement des commanditaires. Dans la nuit du 5 au 6 mai 1868, les peintures marouflées sur la coupole se détachent tout entières, d’un seul bloc332. F. Villot, dans sa lettre à Sensier du 27 juillet 1869, met en doute la compétence de la famille Haro333 ; on accuse certaines infiltrations humides, ayant dilué la colle de seigle utilisée par le marchand de couleurs. La peinture, endommagée, est confiée le 5 août à Andrieu et ses collaborateurs, pour restauration. Le travail dure plus d’un an. MM. Chapuis et Dufeu avaient remplacé MM. Haro et Gisors dans leurs rôles respectifs de maroufleur et architecte : le premier fait recoller la toile, à la céruse cette fois, et le second fait renforcer la couverture de la coupole.

332 Voir M. Tourneux, Delacroix devant ses contemporains..., p. 128, et Maurice Sérullaz, Les Peintures murales d’Eugène Delacroix, Paris, Éd. du Temps, 1963, p. 107. 333 “M. Haro père a collé la coupole du Sénat ; elle est tombée par terre d’un bloc, et la peinture se détachait par écailles de la toile. M. Haro fils a collé la toile du plafond de la galerie d’Apollon, et il a fallu la décoller pour qu’elle ne s’en allât pas d’elle-même. Les autres peintures monumentales, l’hémicycle du Sénat, les coupoles de la bibliothèque, de la Chambre des députés menacent ruine”.

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LA COUPOLE DU LUXEMBOURG

78. La conception de la coupole du Luxembourg d’après Frédéric Villot

Frédéric Villot s’attribue un rôle essentiel dans la conception du sujet de la coupole. À l’en croire, c’est lui qui a eu l’idée du sujet. Toute l’inventio, l’idée première de la composition, serait de Villot et non de Delacroix. Il décrit l’artiste au travail, accumulant les brouillons, se heurtant à des difficultés non résolues, et devant en fin de compte rectifier ses erreurs sur place, faute de les avoir prévues dans les esquisses.

Un soir, Delacroix vint chez moi et m’annonça tout joyeux qu’on venait de lui confier les peintures de la coupole en question, ainsi que celle de l’hémicycle placé au-dessus de la fenêtre. Il était ravi, mais fort embarrassé et ne savait qu’y représenter. Il fallait surtout qu’il existât un lien pittoresque, ce fut son expression, entre la coupole et l’hémicycle. En pareille circonstance, et avant de se mettre à la besogne, Delacroix, fort méticuleux, fort logique, je l’ai dit, hésitait longtemps et c’était entre nous des conciliabules sans fin. S’il avait une idée préconçue, généralement il ne me la commu-niquait pas ; il m’interrogeait, me faisait faire des plans, gribouiller des feuilles de papier, chercher dans les classiques grecs et latins des maximes ou passages applicables à la circonstance334. Enfin, il fallait retourner en tous sens la matière et en parler des jours et des nuits. C’est ce qui arriva lorsqu’il décora la chambre d’attente du roi et la bibliothèque du Corps législatif. Mais cette fois, chose rare, nous ne fûmes pas condamnés à ces travaux forcés, à ces recherches pénibles. Le soir où il vint nous faire part de cette nouvelle, il me trouva lisant l’Enfer, du Dante, et il n’eut pas plus tôt achevé son invariable question en pareil cas : “Que faudra-t-il mettre là ?” que je lui dis : “J’ai précisément

334 Delacroix apparaît sous le jour antipathique de celui qui exploite ses amis et qui garde ses bonnes idées pour lui-même.

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votre affaire : deux sujets admirables et qui se donnent naturellement la main”. Alors je lui lus le passage où Dante raconte son arrivée dans les Champs-Elysées, l’accueil que lui firent Horace, Ovide, Lucain et Homère335.

Quel signor dell’altissimo canto Che sona gli altri come aquila vola.

[...]336. Dès le lendemain de notre entrevue, il se mit à l’œu- vre, c’est-à-dire à entasser croquis sur croquis, compositions sur compositions. Puis, lorsque la scène principale fut trouvée, ainsi que les épisodes, il en vint à l’esquisse peinte ; je me rappelle que ce qui le préoccupait beaucoup, c’était que dans la coupole les figures, tout en suivant forcément la courbe de la voûte, n’eussent pas l’air penché et se tinssent parfaitement debout. Il fit beaucoup d’essais pour résoudre ce problème important, car il comptait avancer autant que possible dans son atelier les différents morceaux qui devaient constituer par leur réunion la coupole, et il lui eût été infiniment désagréable d’avoir à recommencer le tout, parce que les personnages seraient tombés sur le nez. Il ne parvint à trouver l’artifice à employer en pareil cas qu’après bien des tâtonnements et à l’aide d’un petit modèle de voûte en bois ou en carton. Encore, si j’ai bonne mémoire, malgré toutes ses précautions, eut-il à rectifier sur

335 Delacroix connaissait parfaitement L’Enfer de Dante, texte qu’il pratiquait depuis fort longtemps : Dante et Virgile aux Enfers est son premier tableau exposé au Salon, en 1822. Il a pu concevoir le sujet tout seul, n’en déplaise aux allégations de Villot, faites d’ailleurs après sa mort. 336 Dans le passage coupé, F. Villot déclare avoir trouvé non seulement le sujet de la coupole, mais aussi celui de l’hémicycle : Alexandre enfermant les œuvres d’Homère dans une cassette d’or. Il se montre très fier d’avoir créé un “lien pittoresque” entre les deux sujets. Delacroix lui aurait alors demandé d’esquisser ce second sujet. “Il me pria de tracer sur une feuille de papier bleu que j’avais devant moi les principales dispositions des groupes”. Mais il précise plus loin, comme pris d’un tardif remords devant sa propre perfidie : “J’ai encore ce dessin, et il est superflu d’ajouter que Delacroix ne lui emprunta absolument rien”.

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place quelques mouvements qui, d’en bas, n’étaient pas complètement satisfaisants.

Extrait d’une lettre de F. Villot à Sensier (pseudonyme de J. Ravenel), 27 juillet 1869, in M. Tourneux, Delacroix devant ses contemporains... (1886), p. 124-126.

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79. Lassalle-Bordes, véritable auteur de la coupole du Luxembourg ?

Si Frédéric Villot estime avoir une part importante dans la conception du sujet de la Coupole, Gustave Lassalle-Bordes estime l’avoir exécutée entièrement seul.

J’ai pardonné, mais avoir oublié, je ne le puis. Sans doute, j’ai fait la part de la personnalité égoïste de l’homme, pour chercher à atténuer ses torts à mes yeux, mais ces tristes paroles tintent encore à mes oreilles : “Lassalle, je vous ai de très grandes obligations, mais jamais personne ne me fera avouer la part que vous avez prise à mes travaux, et si jamais vous vous en vantez ce sera entre nous une lutte à mort : ce sera la lutte du pot de fer contre le pot de terre ; vous sauterez. Tout finit par se savoir un jour, attendez”337. Bien des personnes savaient, sans que je m’en fusse vanté, qu’à part la composition338, tout le travail de la bibliothèque du Luxembourg était mon œuvre. Ceux qui s’y connaissaient avaient remarqué qu’il régnait, surtout dans l’ensemble de la coupole, un autre tempérament que celui de Delacroix. Il y avait une limpidité de lumière calme qui n’a jamais été dans les res- sources du talent de Delacroix. Cela venait de la grande étendue du paysage et de sa couleur dont il était si content, due à une préparation que j’avais imaginée, très lumineuse, et qu’il n’a pas trouvée à l’Hôtel de Ville339. Quelques-uns de ses bons amis prenaient un malin plaisir à revenir sans cesse là-dessus, et à lui en faire les plus grands compliments, ce qui l’horripilait. Quand il emmenait du monde voir les deux bibliothèques, il avait soin que je n’y fusse point. Cela m’étonnait un peu, je l’avoue.

337 Texte souligné d’un double trait dans le manuscrit. 338 Que F. Villot revendique. Voir texte précédent. 339 On ne peut plus en juger. Les peintures de l’Hôtel de Ville ont disparu.

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Un fait assez drôle se passa au Luxembourg. Le biblio- thécaire M. Carré me saluait depuis trois ans avec une très grande déférence, croyant saluer Delacroix. Un jour, un de mes amis vint me demander et du bas de l’échafaudage m’appela "Lassalle". Je descendis. Quand je fus seul, M. Carré s’approcha de moi et me dit : – Vous n’êtes donc pas M. Delacroix ? – Non, monsieur, je suis son élève. – Mais c’est bien M. Delacroix qui est chargé de faire ce travail ! Comment se fait-il que je ne l’ai jamais vu ? – Il vient à des heures où vous n’y êtes pas. – Comment cela ! Mais je suis toujours à mon poste ! À partir de ce moment, M. Carré me prit en belle affection, et m’avertit que je faisais là un métier de dupe. Cher monsieur, vous son apologiste, croyez-vous qu’il n’aurait pas dû se montrer autrement reconnaissant, lui qui a si bien profité du plus fort de ma substance et qui se l’est si bien appropriée ? Est-ce que cela se paye avec de l’argent ? Croyez-vous que lorsque je voyais Théophile Gautier exalter une nouvelle phase du talent de Delacroix, et s’écrier dans le délire de son imagination : “Delacroix paysagiste, voilà du nouveau !”340. Et Delacroix accepter ces nouvelles louanges

340 Dans La Presse du 1er avril 1846, Gautier vante le “demi-jour velouté, élyséen, ne venant ni du soleil ni de la lune” qui baigne comme une “grotte d’azur” ce “pay- sage merveilleux”, d’une “coloration édénique”, et qui constitue un sommet de l’art de Delacroix. E. Chesneau, dans la Revue européenne, éprouve la même impres- sion : “Lorsqu’on ne connaît le peintre que par ses tableaux de passion, l’on reçoit de la coupole du Luxembourg une impression inattendue [...]. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de cette œuvre de M. Delacroix, c’est qu’elle est une de celles – et elles sont rares parmi les siennes – qui reposent l’âme du spectateur et ne lui laissent aucun trouble. [...]. Appeler l’attention sur la quiétude que laisse la bibliothèque du Sénat, c’est l’appeler aussi sur l’influence contraire qui domine les autres productions du même artiste" (p. 483-484). Mais c’est Baudelaire qui s’exclame “Delacroix paysa-giste !” dans le Salon de 1846 (IV. Eugène Delacroix). Il s’émerveille d’un ciel “bleu et blanc, chose étonnante chez Delacroix”.

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sans sourciller, je n’ai pas tristement pensé au Sic vos non vobis de l’ami Virgile341 ?

Gustave Lassalle-Bordes, Manuscrit 245, Bibl. d’Art et d’Archéologie de Paris, Eugène Delacroix et Lassalle- Bordes, lettre à Philippe Burty, 5 août 1879.

80. Triompher de l’ombre

Ernest Chesneau ne met pas en doute l’intervention de Delacroix dans la peinture de la coupole : seul son talent de coloriste permettait de rendre lumineuse une peinture ainsi plongée dans l’ombre.

J’indique tout d’abord, afin de n’y plus revenir, la double difficulté que l’artiste avait à vaincre et qu’il a vaincue dans la décoration de la bibliothèque du Luxembourg342. L’une pouvait embarrasser le praticien, l’autre l’artiste, c’est-à-dire l’in- venteur, le créateur. La surface que M. Delacroix devait couvrir a la forme d’une coupole éclairée seulement par une fenêtre placée en contrebas, au niveau du parquet et dans une retraite profonde pratiquée dans l’une des parois latérales de la bibliothèque. L’effet de cette disposition architecturale est facile à concevoir ; la lumière n’arrivant que d’un seul côté, de bas en haut et d’un point assez éloigné, un grand tiers de la coupole reste plongé dans une pénombre inévitable, même par les plus beaux jours, dans une ombre complète, lorsque le ciel est couvert. C’est dans de semblables circonstances que se

341 Ainsi vous (travaillez), mais ce n’est pas pour vous : ce sont les premiers mots de quatre vers dans lesquels Virgile se plaint, non sans ingéniosité, d’avoir été spolié par le médiocre Bathylle de la récompense à laquelle il avait droit. 342 Dans une lettre du 14 décembre 1844 à Gisors, l’architecte, Delacroix se plaint du mauvais état de ses yeux, abîmés à force d’avoir travaillé trop longtemps à cette coupole dans l’obscurité.

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manifeste ouvertement l’incomparable science de M. Delacroix, sa mer-veilleuse entente de l’art de peindre, son éclatante supériorité sur les artistes de l’école française. Toute composition était destinée en cet endroit à rester en partie noyée dans une impénétrable obscurité, si, par un suprême effort de la couleur, l’artiste ne réussissait à trouver pour la zone de l’ombre les tons les plus légers, les plus clairs, les plus propres à réfléchir chaque parcelle de lumière, sans néanmoins retirer rien de leur valeur normale aux sujets de la zone éclairée. Un peintre bien intentionné, mais moins savant, moins coloriste – puisqu’il faut nommer cette aptitude particulière à M. Delacroix, qu’on lui a tant reprochée en la comprenant si peu – un peintre moins coloriste, désireux d’obvier à cet inconvénient, n’y fût arrivé qu’à l’aide de violents contrastes, d’oppositions heurtées et systématiques343. Par une série de dégradations successives, mathématiquement exactes quoique conçues d’instinct, M. Delacroix a réussi à neutraliser les dispositions défavorables de l’architecture, et à réaliser une œuvre d’une parfaite unité de ton et d’aspect. Je n’ajoute que pour mémoire qu’à l’égal des maîtres italiens, il a fait se dresser et se mouvoir les figures de sa coupole selon les lois de l’équilibre vertical, malgré la courbure sphérique de la surface peinte344. Ceci est bon à rappeler aux personnes qui croiraient trop facilement, pour l’avoir entendu dire, que M. Delacroix ne sait pas dessiner.

Ernest Chesneau, “Le Mouvement moderne en peinture”, dans De quelques maîtres français, Revue européenne (1855), p. 481-482.

343 Delacroix semble pourtant les avoir utilisés. Voir De sauvages hachures vertes. 344 F. Villot fait allusion à ce problème. Voir La conception de la coupole du Luxembourg d’après Frédéric Villot.

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81. De sauvages hachures vertes

Charles Blanc évoque Delacroix réalisant la chair la plus rose et la plus nacrée à l’aide de hachures vertes.

Un jour que nous visitions la Bibliothèque du palais du Luxembourg, nous fûmes frappés de l’effet merveilleusement riche qu’a obtenu le peintre de la coupole centrale, – c’est encore Eugène Delacroix, – et cependant cette coupole étant dépourvue de lumière, il avait fallu que l’artiste combattît l’obscurité de la surface concave qu’il avait à peindre, et y créât une lumière artificielle par le jeu de ses couleurs. Parmi les figures mythologiques ou héroïques dont se compose se décoration, et qui se promènent dans une sorte de jardin enchanté, on distingue une figure de femme à demi-nue, assise sous les ombrages de cet Élysée, et dont les carnations conservent dans l’ombre la teinte la plus délicate, la plus transparente, la plus aimable. Comme nous admirions l’ad- mirable fraîcheur de ce ton rose, un peintre qui avait été l’ami de Delacroix et qui l’avait vu travailler aux peintures de la coupole345 nous dit en souriant : “Vous seriez bien surpris si vous saviez quelles sont les couleurs qui ont produit ces chairs roses dont l’effet vous ravit. Ce sont des tons qui, vus sépa- rément, vous auraient paru ternes. Dieu me pardonne, que la boue des rues...”346. Comment s’était opéré ce miracle ? Par la hardiesse qu’avait eue Delacroix de sabrer brutalement le torse nu de cette figure avec des hachures d’un vert décidé qui, neutralisé en partie par sa complémentaire, le rose, forme avec ce rose, dans lequel il s’absorbe, un ton mixte et frais qui n’est

345 Quelqu’un a donc vu Delacroix sur le chantier ! À comparer avec Lassalle- Bordes, véritable auteur de la coupole du Luxembourg ? 346 Voir le texte de Ch. Blanc : La couleur du pavé des rues.

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sensible qu’à distance, en un mot une couleur résultante qui est justement ce qu’on appelle le mélange optique347.

Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin (1867), 1870, p. 567-568.

82. Peindre une coupole : un défi exceptionnel

Lassalle-Bordes multiplie les détails précis sur son intervention dans la peinture de la coupole : il aurait entièrement repris les groupes de personnages mal placés dans la composition finale de Delacroix, tandis que ce dernier allait se reposer à la campagne.

Nous avons réalisé dans la coupole du Luxembourg tout ce que la peinture peut présenter de plus difficile348. Nous y avons appris beaucoup. Pour ce travail, la science du dessin ne suffi- sait pas, bien que le plafonnement des figures présentât les plus grandes difficultés. Il fallait appeler à son aide toute la sorcellerie de la couleur et faire le jour là où il n’y avait que de l’ombre. Qu’on me permette de rappeler qu’il n’y a à Paris que trois coupoles proprement dites décorées de peintures : celle du Val de Grâce, par Mignard, celle du Panthéon par Gros ; et celle de la Bibliothèque de la Chambre des Pairs au Luxembourg. Ces sortes de travaux, soit coupoles, soit hémicycles ou voussures, tout ce qui, en un mot, ne peut pas être peint sur

347 Voir le texte de Ch. Blanc : La loi du mélange optique. 348 La décoration de la coupole constitua en effet la partie la plus difficile du chantier du Luxembourg. L’assistant principal de Delacroix y fut Lassalle-Bordes (Voir Moreau-Nélaton, Delacroix, t. II p. 31). Dans une lettre à Lassalle-Bordes du 31 octobre 1842, Delacroix mentionne “la Coupole, à laquelle vous avez travaillé avec tant d’abnégation”. Il reconnaît dans une lettre à Constant Dutilleux (27 mai 1846) que cette décoration fut “une des besognes les plus fatigantes du monde”.

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une surface plane présente de grandes difficultés et ne se fait pas sans une fatigue extrême surtout quand on est obligé de peindre sur place349. Quand l’ambassadeur de France à Rome fut proposer à Nico- las Poussin, de la part de son maître Louis XIII, de venir au Louvre y exécuter des peintures, et lui offrir une magnifique installation dans un hôtel particulier aux Tuileries, le Poussin se réserva qu’on ne lui donnerait rien à peindre ni en voussure, ni en voûte. Cette coupole du Luxembourg que, pour ma part, je trouve l’œuvre la plus considérable et la plus parfaite des travaux décoratifs du maître, avec son hémicycle au-dessous350, présentait, avec la conception du sujet adopté, les plus grandes difficultés d’exécution. Le choix du sujet lui avait été inspiré par le Dante. Ce sont les Champs-Elysées des Anciens, décrits par le poète dans La Divine Comédie. Il a fait entrer dans son cadre quatre grandes figures de premier plan : ce qui permet de les examiner séparément [...]351. Telles sont, décrites sommairement, les principales figures que Delacroix a fait entrer dans sa composition. Il avait cherché l’agencement de ces divers groupes sur une petite coupole de bois, d’un diamètre de 70 centimètres, et dans les mêmes proportions relatives de352 la coupole, ainsi que

349 Lassalle-Bordes a-t-il travaillé sur la toile posée à terre ou sur la toile déjà marouflée sur son support ? Plusieurs détails laissent à entendre qu’il a peint au moins une partie de son travail sur la toile déjà tendue sur la voûte, particulièrement, peut-être, au moment de l’ajustement des figures placées trop haut dans un premier temps. Dans le texte Lassalle-Bordes, véritable auteur de la coupole du Luxem- bourg ?, le peintre apparaît juché sur un échafaudage, ce qui n’aurait pas été le cas s’il avait peint à terre. Voir aussi Sitôt faite, sitôt décollée : Lassalle écrit que c’est le poids des couleurs qui a fait tomber la toile, qui tenait parfaitement avant peinture. 350 Celui d’Alexandre. 351 Dans le passage qui suit, Lassalle décrit longuement les figures de la compo- sition – description qui se trouve dans tous les articles de l’époque (Voir le texte dans Sérullaz (M.), Les Peintures murales d’Eugène Delacroix). 352 Leçon du manuscrit original. La leçon du manuscrit Tourneux-Burty est “que”.

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les rapports des tons entre eux. Mais, rien de tout cela n’ayant pu nous servir, par les changements que commandait la place, après un premier essai malheureux, il n’a pas conservé cette esquisse. Il a fait scier cette petite coupole en deux parties égales et on s’en est servi pour chercher l’esquisse des deux hémicycles de l’Orphée et de l’Attila, pour la Bibliothèque de la Chambre des Députés ; (je suppose que, notre travail fini, il a dû, plus tard, retravailler ces deux esquisses, qui ont figuré à sa vente). Les peintres qui ont eu à décorer des coupoles ont fait reposer leurs figures sur des nuages pour sauver353 les difficultés, et avec des poses que les courbes de la voûte leur imposaient. Delacroix a eu l’audace d’aborder de front une difficulté presque insurmontable, en les faisant reposer sur le sol. Après une première déception au commencement de notre travail, dont j’ai parlé dans mes premières notes354, il voulut un moment abandonner son sujet et en choisir un autre. Je me permis d’insister avec force pour qu’il n’en changeât point, l’assurant qu’il n’en trouverait jamais de plus beau ni de plus poétique. - Mais comment, me dit-il, se tirer de ce gâchis, actuellement qu’il va falloir baisser tous les groupes de 70 à 80 cm ? Tâtez- vous bien, Lassalle, vous en sentez-vous la force et le courage ? - Labor improbus omnia vincit355, lui répondis-je, plein d’ardeur. - Eh bien, allez votre train, je vous livre la besogne, cher- chez. Je reviendrai vous voir dès mon retour de la cam- pagne”356.

353 Surmonter. 354 Allusion au texte publié par Burty en 1880 dans sa deuxième édition des Lettres de Delacroix. 355 “Un travail opiniâtre surmonte tous les obstacles” (Virgile, Géorgiques, I, 146). 356 Voir par exemple la lettre de Delacroix à Lassalle-Bordes de juillet 1846, dans sa Correspondance éditée par A. Joubin chez Plon, t. II, p. 18 : “Mon cher Lassalle, je

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Cela n’a été qu’après bien des tâtonnements357

Gustave Lassalle-Bordes, Manuscrit Tourneux-Burty, copie des nouvelles notes reçues de M. Lassalle-Bordes par Philippe Burty le 16 novembre 1880, conservé au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale.

pars à la campagne pour huit ou dix jours”... dans laquelle Delacroix laisse ses instructions à son aide. 357 Interruption brutale du texte : une page est supprimée dans le manuscrit. Après le feuillet disparu, Lassalle-Bordes a changé de sujet : il traite de peinture à la cire. Voir Delacroix et l’encaustique pour la suite du texte.

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83. Sitôt faite, sitôt décollée

Lassalle-Bordes semble avoir été exclu du chantier de restauration de la Coupole après l’effondrement des peintures, au profit d’Andrieu, le bon disciple. Il rappelle au ici son alliance avec le peintre Riesener, cousin de Delacroix, et met son éviction sur le compte d’une précipitation trop tardive de sa part sur les lieux du drame. En définitive, les peintures s’effondrent en mai et la nomination d’Andrieu intervient trois mois plus tard : le temps d’exclure l’artisan principal de la coupole du Luxembourg, s’il avait eu quelque velléité de faire valoir ses droits par le truchement de Riesener.

La coupole du Luxembourg a été son œuvre la plus impor- tante. Là aussi, afin d’en assurer la durée, il fit maroufler à grands frais de la toile sur toute la surface. Haro fut chargé de cette opération. Par l’effet de la chaleur et du poids des cou- leurs, la toile n’ayant pas été collée assez fortement, tout se détacha à la fois. Il est vrai de dire qu’on l’avait collée ainsi afin qu’elle pût être détachée plus facilement, dans le cas où on aurait eu à réparer la coupole. J’en vis les morceaux recueillis avec soin. Cela eut lieu deux ans358 après la mort de Delacroix. Son cousin, M. Riesener, peu de temps après, m’aperçut dans une rue, à Paris, où j’étais arrivé la veille. Il courut après moi et me l’apprit. Il partait pour la campagne et me pria d’aller en toute hâte me mettre à la disposition de l’architecte du Luxem- bourg pour cette réparation, “personne, me dit-il, ne pouvant être plus capable que moi de tout rétablir comme avant”. J’oubliai à l’instant tout ressentiment et courus chez l’ar- chitecte, qui me témoigna son vif regret de me voir arriver si tard. Cette tâche venait d’être confiée à Andrieu.

Gustave Lassalle-Bordes, Lettre à Philippe Burty sur Eugène Delacroix, in Delacroix, Lettres, éd. de Ph. Burty, 2e édition (1880), t. 2, p. XVI.

358 En fait, six ans après.

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LEXIQUE DES TERMES TECHNIQUES

La référence complète des ouvrages cités en abrégé figure dans la bibliographie, au nom de l’auteur.

ACCESSOIRES

“Ce sont des choses qu’on fait entrer dans la composition d’un tableau, comme vases, armures, animaux, qui sans y être absolument nécessaires, servent beaucoup à l’embellir, lorsque le peintre sait les y placer sans choquer les convenances” (Encyclopédie, article de Landois). Watelet définit les accessoires comme des “objets autres que les figures principales”, qui pourraient “à la rigueur ne pas entrer dans la composition”. Il précise que le peintre “doit contenir les accessoires dans une telle subordination de ton, de lumière et d’effet, que l’action, représentée d’ailleurs avec la vérité et l’énergie qui lui conviennent, rappelle sans cesse les regards et l’attention des spectateurs”. Le Dictionnaire de l’Académie appelle accessoires “tout ce qui n’est pas essentiel dans une composition”. Pétri de la doctrine de l’ut pictura poesis, Pernety définit les accessoires comme “les objets épisodiques, ou, si l’on veut, les épisodes”, ajoutés au principal sujet d’un tableau. L’accessoire, élément visuel, acquiert ainsi une dimension temporelle qui n’est pas sans rappeler qu’au XVIIe siècle on se préoccupait de calquer sur la peinture les trois unités de la tragédie (dont l’unité de temps).

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LEXIQUE

AÉRIENNE (perspective)

La perspective aérienne est étroitement liée au clair-obscur (skiagrafiva). Dans ses Essais, Diderot écrit : “Le premier pas vers l’intelligence du clair-obscur, c’est une étude des règles de la perspective” (chapitre III). Ce lien semble établi depuis l’Antiquité. Les difficultés soulevées par le terme de peinture antique skiagraphia en témoignent. Ce mot désigne soit un dessin en perspective, soit un modelé en ombres et lumière, soit une juxtaposition de touches créant un effet, soit une peinture en trompe-l’œil. L’analyse de nombreux textes antiques permet de retenir ce dernier sens, incluant l’usage de la perspective et supposant une peinture à grands traits, destinée à être vue de loin (A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, École française de Rome, Palais Farnèse, 1989, ch. 1). Ainsi entendue, la skiagraphia a très naturellement partie liée avec le modelé en clair-obscur et la perspective. Toute la tradition des dictionnaires des Beaux-Arts atteste d’un lien étroit entre les deux notions, né de l’ambiguïté autour des sens de skiagraphia. Pour Watelet, par exemple, le clair-obscur est un “effet de la lumière”, et ce mot rend compte des “dégradations de lumière et d’ombres” : la perspective est immédiatement prise en compte dès qu’il est question de clair-obscur. On trouve les mêmes rapprochements chez Lacombe ou Pernety.

ALLA PRIMA : Voir Préparations.

CHAIR

Tout dictionnaire des Beaux-Arts se doit de présenter un article Chair ou Carnation. La chair n’est-elle pas, avec la draperie, l’élément essentiel d’une figure ? Pernety écrit : “On appelle le blanc de chair le blanc rompu de rouge et de quelqu’autre couleur légère, selon la carnation que l’on veut faire plus ou moins tendre”. À l’article Chairs, il décrit les effets de la lumière sur le visage, les bras, les mains, la gorge d’une femme, et les effets qu’on peut rendre “si sa peau est fine, transparente et légèrement colorée par le sang que couvre le tissu délicat de l’épiderme”. Le domaine de la chair est par excellence celui de la couleur, dans ce

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qu’elle a de plus labil, de plus changeant, et aussi de cette tendresse que ne peuvent avoir les statues de marbre : la morbidezza, si difficile à rendre en peinture. Les coloristes de la Renaissance faisaient de la chair leur cheval de bataille esthétique. Dans son Dialogue de la peinture, L. Dolce considère qu’il est plus difficile d’imiter la chair que les os : “la principale difficulté du coloris consiste dans l’imitation des chairs, et dans la variété des teintes, et en la douceur” (p. 223). À l’article Mollesse, mot donné comme traduction de l’italien morbidezza, Pernety évoque la fraîcheur et la délicatesse des chairs, précisant que cette même qualité serait un défaut dans la peinture des draperies. Ce n’est pas un hasard si un esthète allemand comme Winckelmann, féru de lignes sévères et viriles, ne trouve belle la beauté que si elle est rêve de pierre, refusant tout alanguissement de la chair féminine et, partant, tout colorisme vraiment pictural.

CLAIR (antonyme : ombre)

Le clair, entendu au sens de “lumineux”, conduit à l’éblouissement s’il est poussé à son extrême. Il s’ensuit la négation même de la couleur, dévorée par un excès de luminosité. Parallèlement, l’ombre traduit l’absence de lumière qui éteint les couleurs. Dans ses travaux, qui se sont donnés pour but l’établissement d’une nomenclature des teintes, Chevreul représente la perte progressive de la luminosité des couleurs au moyen de l’ajout progressif de la couleur noire dans ses cercles de couleurs : c’est ce qu’il appelle les couleurs “rabattues par une certaine proportion de noir”, de plus en plus proches de l’ombre. Donc, Ombre et Clair désignent tour à tour un phénomène lumineux ou un ton coloré. Clair “se dit des parties qui réfléchissent plus de lumière, qui sont composées de couleurs plus hautes et plus frappantes”, écrit Pernety : voilà pour la luminosité et pour la saturation. “Clair se dit aussi d’un ton naturel et non rembruni”, ajoute-t-il : le second sens du mot concerne la teinte. Pernety a conscience des difficultés que soulèvent ces distinctions, quand il précise à l’article Clair-obscur : “Quelque lumineuse et éclatante que soit d’ailleurs et de sa nature (sic) une couleur, elle ne doit pas être désignée par le terme de clair si on l’affecte à la partie d’un objet qu’on ne suppose pas éclairé par une lumière directe” : autrement dit le degré intrinsèque de saturation de la couleur n’a rien à voir avec la lumière qui est portée sur lui.

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CLAIR-OBSCUR

La technique du clair-obscur s’attache à la distribution de la lumière, de l’ombre et de la demi-teinte. Le grand instigateur du clair-obscur est Léonard de Vinci. Selon Ziloty, l’impossibilité de surpasser la clarté des tableaux néerlandais du XVe siècle avait alors conduit les artistes à rechercher d’autres effets pour la peinture à l’huile, notamment une plus grande profondeur des parties ombrées. Le clair-obscur, qui donne au tableau un aspect plus foncé, résulterait de ces recherches. Pour “tourner” les figures, le peintre utilisait des nuances dégradées : clairs, demi-teintes, ombres et reflets. Cennini donne par exemple la marche à suivre pour réaliser un visage : “Prends [...] le petit pot de la couleur chair moyenne et rends bien tous les demi-tons [...]. Prends le petit pot de la troisième couleur chair et passe sur les parties les plus dans l’ombre” (p. 155). Les tons sont donc préparés à l’avance, et bien séparés les uns des autres dans des pots ou sur la palette. La question de la perspective aérienne est étroitement liée à celle clair-obscur.

COMPOSITION

La composition est “l’action de mettre ensemble plusieurs choses”, “l’agencement des objets que l’imagination a conçus”. Watelet s’attriste d’un tableau de Véronèse où deux scènes de la vie de Jésus sont représentées conjointement, et accuse les commanditaires de cette faute de composition inadmissible à ses yeux : un tableau ne peut avoir qu’un seul sujet. C’est Diderot qui se charge dans l’Encyclopédie du grand article Composition en peinture. Il établit un parallèle entre le théâtre et la peinture, s’interrogeant par exemple sur “l’unité de temps en peinture” comme dans la tragédie. Pernety définit également la composition par rapport à l’unité de temps : l’idée, avatar de l’ut pictura poesis, provient des traités humanistes sur la peinture. La composition picturale, contrairement à celle du poème, saute aux yeux. On lit dans les Réflexions de l’abbé Du Bos : “Comme nous ne voyons que successivement un poème dramatique ou un poème épique, et comme il faut employer plusieurs jours à lire ce dernier, les défauts qui sont dans l’ordonnance et dans la distribution de ces poèmes ne viennent pas sauter aux yeux, comme y sautent les défauts pareils

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qui sont dans un tableau” (I, 32). L’”art d’inventer et de disposer convenablement tous les objets qui doivent entrer dans la représentation d’un sujet” suppose que le tableau ”frappe au premier coup d’œil” : “on est flatté, on est saisi”, écrit Pernety. La peinture, bien composée, envoûte : “le spectateur surpris doit aller à elle” (De Piles, Cours, p. 9), elle doit “surprendre les yeux”» (p. 14), “appeler” et “plaire” (p. 16). La composition est une notion essentielle dans l’ancienne peinture, car est une des principales parties de cet art. Pernety l’appelle aussi disposition – souvenir de la rhétorique antique. Un autre synonyme du mot est l’économie du tout-ensemble (voir Pernety, ou De Piles dans sa Dissertation).

CONTRASTE SUCCESSIF, CONTRASTE SIMULTANÉ DES COULEURS

Le contraste successif résulte d’un phénomène de rémanence de l’effet coloré sur la rétine, qui affecte la vision des couleurs. Fleury et Mathieu donnent l’exemple d’un écran rouge, masqué en son centre par un disque vert, dispositif que l’observateur fixe pendant quelques minutes. On enlève ensuite le disque vert et la région correspondante de l’écran paraît plus rouge, plus saturée que le pourtour du disque. Monge évoque ce phénomène dans son cours de géométrie descriptive. Le contraste simultané produit lui aussi des illusions d’optique. La confrontation de certaines couleurs les fait paraître, à encrage égal, totalement différentes. Par exem-ple, un même rouge paraîtra vif ou éteint selon la couleur de la bordure dont on l’entoure.

COULEUR

Du point de vue de la physique, la couleur d’un objet se définit par trois composantes : teinte, saturation, luminosité. Mais l’usage du peintre ne prend en compte que deux paramètres, celui de la teinte et celui de l’intensité des tons – mêlant les critères de lumière et le caractère plus ou moins clair ou foncé de la teinte. De là de multiples ambiguïtés, car par exemple le bleu vif n’est pas plus “foncé” que le bleu pâle, il est plus “saturé”. Cette confusion entre le registre de la clarté et celui de la saturation fonde en peinture l’usage équivoque des termes de clair-obscur ou

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demi-teinte. À la “trivariance” physique de la couleur correspond donc une “bivariance” usuelle chez les peintres. La réalité physique de la description des couleurs reste complexe. (Voir Kowaliski, Fleury-Mathieu chapitre 6, le Mémoire de 1861 de Chevreul, et M. Zwimpfer). D’un point de vue pictural, le colorisme n’a somme toute pas grand-chose à voir avec la couleur elle-même ; le contenu de cette notion est avant tout polémique, les coloristes s’opposant aux dessinateurs dans une querelle fondamentale. En bref, et moyennant des spécificités propres à chaque époque, les coloristes prônent le rendu des chairs de femme, la morbidezza, et privilégient la teinte sur la ligne dans la représentation de la figure humaine, tandis que les dessinateurs, pétris d’antique et blanche sculpture, transcrivent en peinture le primat de la ligne et peuvent réduire la coloration des figures à un simple coloriage. Titien contre Michel-Ange, Rubens contre Poussin, Delacroix contre David et Ingres ont incarnés, selon leurs siècles respectifs, les destins de cette querelle de fond.

DEMI-TEINTE

La demi-teinte est un des termes-clé dans le vocabulaire de l’ancienne peinture. Elle désigne une masse de couleur locale, prête à vibrer et à chatoyer grâce à de subtiles dégradations. Pour un Delacroix, puissant coloriste, paradoxalement la couleur elle-même n’est pas essentielle. Pernety déclare d’ailleurs que la demi-teinte “a plus de rapport au clair-obscur qu’à la couleur”. La demi-teinte, masse colorée neutre du point de vue de la teinte, terne du point de vue de la saturation, moyenne du point de vue de la luminosité présente un équilibre atone qui permet de jouer sur toute la gamme du clair-obscur. Peu importent dès lors le contour, la ligne, le dessin. Le but de la peinture est de rendre les tons plus intenses sans rompre leur accord. La notion de tono chez Dolce définit cette tonalité générale, à la fois lumineuse et colorée.

DÉTREMPE

Peinture à l’eau, la détrempe est mate, donc exempte de luisants. R. Piot affirme (Les Palettes de Delacroix, p. 61) que le Sardanapale de 1827 avait été ébauché à la

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détrempe, puis achevé à l’huile ; de même les Femmes d’Alger, reprises à l’huile sur une détrempe vernie (Voir Delacroix, Journal, 3 mars 1847). Véronèse utilisait souvent une première couche de détrempe avant de peindre à l’huile. De nombreux témoignages convergents prouvent que Delacroix avait emprunté à son devancier cette technique d’ébauche. Mais la détrempe a pu l’intéresser également comme fin en soi. Parmi les œuvres à la détrempe de Delacroix, il faut citer son Rodrigue fuyant, peint lors du grand bal organisé par Alexandre Dumas à Paris, en 1833. Le texte des Mémoires de Dumas révèle l’intérêt passionné que de nombreux artistes romantiques portent à la découverte de cette technique, qui permet une grande spontanéité.

DIVISION

Selon Signac, Delacroix aurait découvert la division des couleurs grâce au peintre anglais Constable. Signac écrit dans D’Eugène Delacroix au néo- impressionnisme que Delacroix, en 1824, alors qu’il achevait le Massacre de Scio pour le Salon, avait pu “voir des tableaux de Constable qu’un amateur français venait d’acquérir et qui devaient figurer à cette exposition”. En étudiant la facture de ces tableaux, Delacroix aurait eu une révélation : “au lieu d’être peints à teintes plates”, ces tableaux étaient en effet “composés d’une quantité de petites touches juxtaposées”, ce qui, à une certaine distance, reconstituait des “teintes d’une intensité bien supérieure à celle de ses propres tableaux” (p. 67-69). Signac avait noté dans son propre Journal, lors de son voyage à Londres : “Dans Constable noté la division. Ne plus peindre des ciels unis et bleus”. Delacroix écrivait dans le sien : “Constable dit que la supériorité du vert de ses prairies tient à ce qu’il est composé d’une multitude de verts différents. Ce qui donne le défaut d’intensité et de vie à la verdure du commun des paysagistes, c’est qu’ils le font ordinairement d’une teinte uniforme. Ce qu’il dit ici du vert des prairies peut s’ap- pliquer à tous les autres tons” (Journal, fragment du 23 septembre 1846, en revenant de Champrosay, p. 881 dans l’éd. A. Joubin de 1981). Delacroix connaît incontestablement la division des couleurs, et le procédé de hachures qu’il emploie souvent le prouve. Mais il est loin d’accorder à cette découverte technique tout le poids esthétique que Signac lui donnera. Voir aussi Hachures et Ton sur ton.

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ÉBAUCHE, ESQUISSE

Watelet dans son Dictionnaire, tout comme déjà Diderot dans l’Encyclopédie, oppose ébauche et esquisse. Watelet note que le mot esquisse vient de l’italien, et qualifie une “espèce de dessin sans ombre et non terminé”. Il distingue esquisse et ébauche. Rien de très original, cependant : Pernety évoquait déjà les mêmes distinctions. Selon Watelet, “l’esquisse est la première pensée du tableau, expérimentée d’une manière plus ou moins terminée, et jetée sur un papier ou une toile séparée”, alors que “l’ébauche est le premier travail du tableau même”. Diderot n’écrivait pas autre chose. Quant à Pernety, il est simple et lapidaire : l’ébauche est “tout ouvrage commencé pour être fini”. Cet élément est essentiel. Watelet, à l’article Esquisse de l’Encyclopédie, note : “[Les élèves] sont presque certains de séduire par ce genre de composition libre [l’esquisse], dans lequel un spectateur exige peu, et se charge d’ajouter à l’aide de son imagination tout ce qui y manque”. Watelet dénonce là un défaut et une facilité. Delacroix prend nettement plus au sérieux, d’un point de vue esthétique, la séduction des travaux inachevés. L’originalité de ses réflexions donne aux fragments d’articles sur l’Ébauche qui figurent dans son brouillon de Dictionnaire des Beaux- Arts un relief particulier. Pour Pernety et Watelet, l’ébauche n’est qu’une réalité technique comme une autre, alors que Delacroix fait de l’ébauche la clé de voûte de sa tentation de l’inachevé.

EFFET

Watelet définit l’effet comme l’apparence (souvent prise en bonne part) qui résulte des ouvrages de l’art. “C’est louer un tableau que de dire qu’il fait de l’effet”. Pour Pernety, l’effet est “la sensation et le sentiment intérieur qui naissent à la vue d’un tableau”. Pour Delacroix, l’effet résulte d’un rendu un peu imprécis, légèrement brouillé, fondu, harmonisé – ce qui explique qu’il associe à ce mot, dans son Dictionnaire, le clair-obscur (à entendre probablement, ici, au sens de sfumato, qui désigne un effet vaporeux obtenu par l’atténuation des contours et le bleuissement des lointains). L’artiste romantique entre ainsi en lice contre les peintres au rendu trop fini, poli, et plat.

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EMBUS

Couleurs restées malencontreusement mates parce que le support a “bu” l’huile devant assurer brillance et transparence.

ENCAUSTIQUE

Un ardent débat du XVIIIe siècle oppose Caylus et Bachelier, inventeurs présumés du secret de la peinture à la cire dont Pline, dans son Histoire naturelle, expose brièvement la pratique chez les Anciens. Selon Diderot, défenseur de Bachelier dans un ouvrage anonyme datant de 1855, ce dernier aurait tout redécouvert : la dissolution de la cire dans de l’essence de térébenthine, la saponification, grâce à une “lessive” de sel de tartre en ébullition dans laquelle on rajoute la cire blanche, mais surtout la peinture au feu et à la cire : plongeant son tableau dans un “brasier ardent”, spectacle “effrayant” mais nécessaire, car la couche de peinture devient ainsi dure et inaltérable, Bachelier aurait fait subir au tableau une ordalie salvatrice, bien propre à lui assurer la gloire de l’inventeur. Las ! Caylus revendique la primeur de la découverte. Homme de fortune et de loisirs, amateur d’art, reçu académicien des Inscriptions et des Belles-Lettres en 1742, il avait créé en 1729 un cabinet d’antiquités qui, quoique raillé par Marmontel, eut l’heur de plaire à bon nombre de ses contemporains : “Diderot réclamait l’antériorité de la découverte pour son ami Bachelier ; Caylus, de son côté, prétendait que ce système n’avait rien de commun avec le passage de Pline, et que lui seul avait retrouvé le mode d’application des procédés anciens”, note C. de Ris dans Cabinets d’autrefois. Un pastiche sur la peinture en fromage, édité à la suite de l’opuscule de Diderot, et qui parodie les recettes de peinture à la cire (le support en est le pain, lequel risque donc d’être mangé : ainsi, fait remarquable, on verra l’exercice de son art nourrir le peintre au lieu de l’affamer) témoigne de l’ardeur du débat. L’auteur se targue d’avoir inventé un mode de peindre encore plus mauvais que la peinture à la cire, qui détenait jusqu’alors ce titre envié. Dans la “Lettre d’un particulier à un de ses parents, peintre en province, sur le Salon...”, on peut lire cette laconique appréciation : “Depuis que j’ai tant entendu parler de procédés encaustiques et que j’ai vu tant de peintures en cire (car le Salon en est plein) elle ne m’affecte point du tout. Que M. le Comte de Caylus et M. Bachelier se disputent la gloire d’en avoir trouvé le secret dans sa perfection, cela m’est fort indifférent. Je ne leur pronostique pas grande fortune”.

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Delacroix, féru de secrets mystérieux comme nombre de ses contemporains, était naturellement passionné de peinture à la cire. Selon Lassalle-Bordes, il lui arrivait de dissoudre de la cire dans de l’essence de térébenthine. Soit il l’utilisait comme liant pour broyer des pigments, avec un médium d’huile, soit il employait le “procédé Reynolds”, en utilisant son mélange comme médium pour des couleurs à l’huile. Craquelures et crocodilages, dus au comportement différent de la pâte d’encaustique et de l’huile, furent la rançon de ces expérimentations. Delacroix s’était lancé dans ces innovations dès le Salon du Roi, sa première grande commande publique. Dédaignant la fresque (procédé de dessinateur) il avait peint directement sur le mur, utilisant un mélange de peinture à l’huile et de cire vierge.

ESSENCE

Parmi les médiums, Lassalle-Bordes trouve l’essence d’aspic très dangereuse. Ziloty mentionne, dans son chapitre sur le XVIIe siècle, l’odeur “féroce” du produit, qu’il dit être soulignée par Mayerne dans son manuscrit. Mais peut-on traduire “fiera” par “féroce” ? Pourquoi le médecin Mayerne écrirait-il que l’essence d’aspic est “féroce” ? Il s’agit d’un passage sur Rubens, écrit en latin et en italien : Mayerne note que Rubens préfère une huile extraite de la résine blanche du sapin, d’odeur agréable (boni odoris, en latin), à une essence “tanta fiera como l’oglio di Spica” (en italien). Il faut plutôt traduire “fiera” par “brillante”, comme l’ont fait M. Faidutti et C. Versini dans leur édition du manuscrit de Mayence. Pernety note à propos de l’”huile d’aspic” qu’elle rend les couleurs “plus maniables, et les sèche plus vite, parce qu’elle s’évapore aussitôt”. Et il souligne sa qualité de matité : “Elle ôte aussi le luisant des tableaux”. Contrairement à ce que dit Pernety, l’”huile” d’aspic ne sèche jamais. Rubens avait sans doute bien raison – et l’état de conservation excellente de ses toiles le prouve – d’utiliser plutôt la térébenthine.

EXPRESSION

L’expression se définit, selon Watelet, par les “signes extérieurs par lesquels s’annoncent sur le visage et dans toute l’attitude du corps les affections intérieures et tous les sentiments de l’âme”. Watelet cite Le Brun, et ses tentatives de traduire par

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le dessin l’expression-type du visage relativement à quelques passions déterminées. Pernety, comme Watelet (et avant Lessing), conseille d’éviter les contorsions, l’exagération des mimiques. En écrivant “Le Laocoon souffre, il ne grimace pas”, Diderot dans ses Essais (p. 43), résume le débat sur l’expression des passions extrêmes dans son rapport avec le beau idéal, débat suscité par les Gedanken de Winckelmann. Selon l’hypothèse de J. Locquin, Rousseau publie dès 1756 dans le Journal étranger, dirigé par Fréron, un long et élogieux un compte rendu “qui équivaut presque à une traduction intégrale” des Gedanken (p. 148). Le théoricien allemand prône la noble simplicité dans l’art, et la grandeur paisible des statues antiques : aucune passion ne trouble cet équilibre. Rousseau, cité par Locquin, commente ainsi les théories de Winckelmann : “l’idée d’une Beauté sublime ne peut naître que dans la contemplation tranquille d’une âme détachée de toutes les formes particulières et passionnées”. Diderot est un des rares Français à connaître le Laocoon de Lessing, qui n’est traduit en France qu’en 1802. Et pour cause : Lessing a largement plagié Diderot lui-même, qu’il connaissait, pour élaborer ses propres théories ! Selon Lessing, les arts plastiques doivent limiter la représentation des passions extrêmes, alors que la poésie peut laisser libre cours à l’expression de la violence. Laocoon en sculpture ne peut souffrir et crier que dans la mesure de la décence esthétique. L’extrême douleur doit se réduire, dans la représentation, à des proportions compatibles avec la beauté (p. 50-51). Winckelmann est plutôt du côté de l’éthique : la retenue passionnelle des héros est emprunte de grandeur stoïque, et la fin de l’art est l’édification. Lessing du côté de l’esthétique : il est laid de souffrir et surtout de le montrer. La question des expressions insoutenables touche aux frontières de la mimesis et du réel. Victor Cousin (Du Vrai... p. 192 et suiv.) conclut de son analyse des rapports du beau, de la terreur et de la pitié au théâtre que les sentiments poignants et déchirants ne doivent pas l’être trop, car ces spectacles sont insupportables s’ils sont vrais : “quelques sentiments qu’il [l’art] se propose d’exciter en nous, ils doivent toujours être tempérés et dominés par celui du beau” (p. 195). Watelet pense de même, citant l’Abbé Du Bos : “si le spectateur, qui voit une tragédie, se faisait une illusion assez forte pour croire qu’il est témoin d’une action véritable, il n’éprouverait le plus souvent qu’un sentiment d’horreur, et fuirait cette même scène qui ne l’attache que parce qu’elle lui cause seulement une illusion imparfaite, dont il sent le prestige en même temps qu’il s’y livre”. Ce à quoi Burke rétorquerait que la tragédie nous plaît parce qu’elle nous semble le plus proche possible du réel : “Fixez une date pour la représentation de la plus sublime et la plus touchante de nos tragédies, engagez les acteurs les plus renommés [...] ; et quand le public sera rassemblé, juste au moment où les esprits seront tendus par l’attente, faites annoncer qu’un criminel d’État de haut rang va être exécuté sur la place voisine ; en un clin d’œil le vide du théâtre montrera la faiblesse comparée des arts imitatifs et proclamera le triomphe de la sympathie réelle” (E. Burke, Recherche philosophique

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sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757, éd. de B. Saint Girons, Paris, Vrin, 1990, p. 87-89). La question de la laideur, du dégoûtant et du terrible est également abordée dans le Laocoon (p. 162 et suiv.). À l’article Illusion de son Dictionnaire, Watelet cite l’Art poétique de Boileau : “Il n’est point de serpent ni de monstre odieux / Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux”. “Cela est vrai, mais si l’imitation pouvait être portée jusqu’à l’illusion complète, ces monstres, ces serpents feraient frémir au lieu de plaire”, commente Watelet. Aristote (Poétique, IV) souligne le paradoxe qui nous pousse à prendre plaisir à la représentation exacte de choses dont la vue nous serait pénible dans la réalité. Delacroix commente indirectement cette formule sur une feuille volante datée du 15 septembre 1854 : “Étrange chose que la peinture, qui nous plaît par la ressemblance des objets qui ne sauraient nous plaire !”, ce qui n’est pas sans évoquer, mutadis mutandis, les mots de Pascal : “Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux !” (Lafuma, n° 40 ; p. 120 dans l’éd. d’E. Martineau, Paris, Fayard-Colin, 1992).

GLACIS

La peinture par couches utilisait le glacis pour sa transparence : on appliquait une peinture très diluée ou un mélange de liants (térébenthine, huile de lin et siccatif, par exemple), qui laissait voir le fond. Le vernis final accentuait l’impression de profondeur. On craignait les embus et leur effet mat. Tout devait concourir à la brillance et à la transparence. Voir Préparations, Embus.

GRISAILLE

La grisaille est une peinture en clair-obscur qui stipule l’absence totale de couleurs. Les objets représentés sont supposés blancs : ils sont affectés de gris plus ou moins sombres et de noir, selon l’éclairage. Pernety écrit dans son article Clair- obscur : “On donnait autrefois le nom de clairs-obscurs à des tableaux peints en blanc et noir seulement”. C’est peut-être à la grisaille que se réfère Aristote, dans sa Poétique, quand il compare une tragédie dont l’intrigue se tient à une peinture en noir et blanc (VI, 50 a).

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HACHURES

Procédé qui permet de réaliser un modelé à l’aide de traits parallèles ou croisés. Employé en dessin et en gravure (l’écartement entre les hachures déterminant par effet optique la quantité d’ombre et de lumière) le procédé a été utilisé en peinture par Delacroix. Au lieu de fondre les teintes, le peintre les juxtapose sans les mélanger, ce qui crée à distance un effet particulier. Signac voit là le fondement de la division en peinture, technique employée par les néo-impressionnistes et qui repose sur le mélange optique des couleurs et le contraste simultané. En tapisserie, cet effet est produit par le “mélange par hachures” (Chevreul, Loi du contraste... p. 174). Voir Ton sur ton.

IDÉAL

Étonnant est le silence de Delacroix, dans son Dictionnaire, sur une notion qui est la clé de voûte de tout son système pictural, pour ne rien dire de l’esthétique de ses contemporains ! Le peintre se contente de noter l’entrée Idéal, sans aucun commentaire. Qu’est-ce que le romantisme, en effet, sinon la glorification de l’idéal, encombrant héritage qui donnera maille à partir aux Réalistes, tant en peinture (Courbet) qu’en littérature (Flaubert) ? Sur ce concept qui sera essentiel au siècle qui succède au sien, Watelet apporte peu de lumières : “ce qu’on appelle généralement idéal est le résultat de plusieurs perceptions qu’on unit dans la pensée, mais dont l’assemblage n’existe pas dans la nature”. En fait l’idéal est une opération intellectuelle, une construction. Il “n’a vraiment d’existence que dans l’imagination”. Pour V. Cousin (Du Vrai... p. 187), “l’idéal est l’objet de la contemplation passionnée de l’artiste”. L’article Idéal ne figure pas dans le dictionnaire de Pernety, mais Beau idéal existe. Dans l’Encyclopédie, idéal, adjectif et non substantif, semble s’opposer à historique, c’est-à-dire réel. Idéal signifie chimérique, fictif. Nous sommes loin du sens pictural. Le “beau idéal”, auquel Winckelmann et Mengs donneront ses lettres de noblesse, est également abordé par Watelet ; mais c’est seulement chez Pernety qu’on trouve un article Beau idéal. Cette notion relève de la “convenance”, de l’”accord de toutes les parties d’une figure, ou du tout-ensemble d’un tableau”. Mais

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le beau idéal n’est pas seulement affaire de composition. “Jamais, par une froide et stérile imitation, l’artiste ne s’élèvera lui-même à l’enthousiasme, et ne l’excitera dans l’âme des spectateurs”, écrit Pernety : le beau idéal est lié à l’enthousiasme et à la communication de cette flamme intime au spectateur du tableau. Il s’oppose à l’imitation stricte et froide, à la copie servile. Mercey écrit dans ses Études, t. 1, p. 24-25 : “Qui dit imitation de la nature, dans les arts, dit imitation non du simple phénomène extérieur, mais révélation du souffle interne qui l’anime ou de son idéal poétique”. Le débat autour de l’imitation de la nature (de la belle nature) est loin d’être clos.

IMAGINATION, INVENTION

Pour Pernety, l’imagination “se dit de l’invention”, qui est une partie de la peinture. Il distingue l’invention (imagination) de la composition (disposition). Dans le projet de dictionnaire de Delacroix, l’invention ne figure pas. Elle aura définitivement laissé sa place à la notion, plus moderne, d’imagination. Delacroix pense encore que l’opposition entre le maître et les élèves, entre l’invention et l’exécution est valide : il organise son atelier de la rue Neuve- Guillemin comme un artiste de la Renaissance ou de l’âge classique l’aurait fait. Mais la substitution progressive de l’imagination à l’invention témoigne aussi de l’effritement de ce modèle ancien à l’époque romantique. Tout ce qui fait le romantisme contribue à effacer les frontières entre l’art et l’artisanat : la valorisation de l’individualisme, l’accès de la gravure à l’état de discipline artistique à part entière, le déclin des structures administratives (Salon, Jury, Prix de Rome...) qui avaient légiféré sur l’appréciation des œuvres d’art. Dans son article “Le mouvement moderne en peinture” extrait de la Revue européenne (p. 492 et suiv.), Ernest Chesneau fait le point sur le passage de l’invention à l’imagination. L’invention est à ses yeux le froid héritage du passé, le laborieux accouchement d’une idée purement cérébrale, tandis que l’imagination, passionnée, fantasque et envoûtante, est moderne comme l’art romantique, comme le rêve.

INTÉRÊT

C’est, selon Watelet, “l’impression vive ou profonde que cause un ouvrage de l’art sur l’esprit des spectateurs”. “Un enfant à la mamelle, étendu sur le sein d’une

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femme poignardée, et suçant à la fois le lait et le sang de sa mère ; voilà un sujet qui s’explique assez lui-même, qui cause par lui-même assez d’intérêt. Peu m’importe que cette femme ait été poignardée au massacre de la Saint-Barthélémy, au sac d’une ville, dans une sédition, ou par la rage avide des brigands : le temps, le lieu, la cause me sont indifférents ; le sujet seul fera toujours frémir un homme sensible, et pleurer une tendre mère”, écrit Watelet. “O sourire d’un mourant ! Coup d’œil maternel ! Étreintes du désespoir, domaine précieux de la peinture ! Silencieuse puissance qui ne parle d’abord qu’aux yeux, et qui gagne et s’empare de toutes les facultés de l’âme ! Voilà l’esprit, voilà la vraie beauté qui te convient, belle peinture”, écrit Delacroix le 7 mai 1824, dans son journal de jeunesse. Le Dictionnaire de Watelet aurait-il quelque responsabilité dans l’élaboration par Delacroix de son sujet des Massacres de Scio, dont il est question ici ?

JUS

Signac condamne les “préparations juteuses” de la peinture traditionnelle : on peignait les premières couches avec un diluant presque pur, à peine teinté de couleur, ocre ou brune en général. Il évoque la création de la “palette romantique” : las des couleurs “sombres et terreuses” de son apprentissage dans l’atelier de Guérin, Delacroix enrichit sa gamme de “couleurs puissantes”, vives et intenses, qui ne supplantent malheureusement pas les anciennes teintes (p. 66).

LIANTS

La matière picturale, avant usage, est composée d’un liant et d’un pigment. Les liants rendent liquides les pigments de couleur, qui sont à l’origine en poudre. Il est essentiel que le liants se figent à l’état solide, sans quoi la peinture resterait éternellement liquide. Il ne faut pas confondre le liant, présent dans la peinture au sortir du tube, avec le médium, qu’on ajoute à cette pâte par la suite, en peignant. L’huile est, selon le cas, un liant ou un médium. Le mot est parfois confondu avec essence.

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LOCALITÉ, TON LOCAL

Le choix du mot rare qu’emploie Delacroix pour désigner le ton local, localité, lui est probablement inspiré par Watelet : “nous nous permet-tons d’emprunter de l’italien ce mot qui manque à notre langue, pour exprimer la qualité de ce qui n’appartient qu’à un certain lieu”, note Watelet. La localité de Watelet signifie l’élément typique d’une contrée, mais Delacroix entend ce mot au sens pictural de ton local, demi-teinte, puisqu’il ajoute dans l’article Localité de son Dictionnaire : “la détrempe la donne plus facilement”. Boutard appelle couleur locale la couleur propre à chaque objet, qui s’oppose à la couleur générale. L’emploi de l’expression “couleur locale” prête à confusion, à cause du succès métaphorique du terme, lié au pittoresque et à l’exotisme. La confusion entre ces deux termes n’a sans doute, d’ailleurs, rien de fortuit, si l’on pense à l’importance du lien entre l’orientalisme et la couleur ! Pour éviter cette équivoque, les peintres parlent plutôt de ton local, notion qui se confond avec la demi-teinte.

LUMIÈRE

Signac, dans son journal, établit la distinction entre couleur et lumière, lors d’un séjour à Cassis, le 15 septembre 1894 : “La lumière reflétée partout mange toutes les couleurs locales, et grise les ombres... Les tableaux de Van Gogh faits à Arles sont merveilleux de furie et d’intensité, mais ils ne rendent pas du tout la “lumi-nosité” du midi. Sous prétexte qu’ils sont dans le midi, les gens s’attendent à voir du rouge, du bleu, du vert, du jaune... Or, au contraire, c’est le Nord – la Hollande, par exemple – qui est “coloré” (couleurs locales), tandis que le midi est “lumineux”. Dire que les gens qui font de la critique ne savent pas faire la différence de ces deux qualités”. Diderot fait la différence : il constate que “faire blanc et faire lumineux sont deux choses fort diverses” (Essais, chapitre II). Baudelaire ne disait-il pas aussi, au sujet du tableau de Delacroix Le Sultan du Maroc, qu’il était “gris comme la nature – gris comme l’atmosphère de l’été, quand le soleil étend comme un crépus- cule de poussière tremblante sur chaque objet” ? (Salon de 1845). “La couleur sans couleur, c’est le clair-obscur”, écrit Élisabeth Cavé dans son traité La Couleur. Tout est question de gradation, de l’atonal au coloré, de la couleur sans couleur (“couleur lumineuse”), à la “couleur d’harmonie” (p. 28-30, 3e éd., Paris, Plon, 1863). Delacroix parle, quant à lui, d’une “couleur lumière” qui ne se confond pas avec la “couleur couleur”. À leur manière romantique, les deux amis glosent les distinctions

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que Pline établissait entre Tonos et Harmogè (35, § 11), s’efforçant de concilier les deux.

LUISANTS

Les luisants sont des zones de brillance désagréables, qui résultent d’une mau- vaise exposition du tableau. Pernety qui y voit “un inconvénient propre à la peinture à l’huile”. Delacroix appelle parfois “luisants” des reflets propres au tableau et non à son éclairage. Le mot s’emploie parfois, en effet, au sens de reflets excessifs dans la peinture hollandaise. La définition embryonnaire que Delacroix donne du mot dans son Dictionnaire fait de luisant un synonyme de poli.

MAROUFLER

Coller fortement un support mince sur un autre support rigide : du papier sur du bois, une toile sur un mur. Les marouflages de Delacroix concernent le plus souvent la peinture monumentale.

MAT

Le mouvement vers le mat que parachève l’Impressionnisme (qui fait de l’embu une qualité picturale et qui refuse transparence et glacis) commence dès le XVIIIe siècle. Diderot, dans son livre sur la peinture en cire, précise que le procédé évite les luisants désagréables. Delacroix utilise l’encaustique parce que c’est le seul moyen d’obtenir un effet mat, en dehors de la fresque qu’il n’aime guère.

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LEXIQUE

MÉDIUM

Les médiums sont souvent des mélanges d’ingrédients choisis, dont la compo- sition est parfois secrète. Le XIXe siècle en est fasciné. Résines Dammar ou de copal, térébenthine de Venise, huile de lin ou de noix, œuf, vernis, caséine, les médiums ne se refusent rien pour leurs recettes de sorcière, dont l’élaboration n’est pas sans évoquer, comme souvent en peinture, une lointaine nostalgie alchimiste.

MODÈLES

Un des principaux griefs de Delacroix contre David – outre l’usage des couleurs grises – est d’avoir abusé des modèles. Les aphorismes de David, recueillis par tradition orale dans son école, publiés par Montabert dans son Traité complet de la peinture et cités par Charles Blanc dans son Histoire des peintres français du XIXe siècle, Cauville frères, 1845, p. 205-206, montrent que David ne peut se passer du modèle, même si “ce qui est difficile, c’est de faire beau et naturel en suivant le modèle”. Tout l’art du peintre consiste à “changer le modèle en bien et non en mal”. “Il faut étudier les beautés de l’antique pour trouver les mêmes beautés dans le modèle”. Mais Delacroix refuse le modèle car il le trouve vulgaire, contraire à l’idéal : “l’homme d’imagination, dans son travail pour élever le modèle jusqu’à l’idéal qu’il a conçu, fait aussi, malgré lui, des pas vers la vulgarité qui le presse et qu’il a sous l’œil” (19 février 1847).

MORDANT

Le terme de mordant, employé par Charles Blanc dans sa Grammaire des arts du dessin, appartient au vocabulaire de la gravure. Dans la technique de l’eau-forte, le mordant est la substance utilisée pour corroder le métal aux endroits non protégés par l’encre grasse. Charles Blanc entend ce mot dans un sens métaphorique, en l’appliquant à l’usage du blanc et du noir chez Delacroix. Voir Repoussoir et Repos.

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LEXIQUE

OMBRES : voir CLAIRS

OUTRÉ : voir SACRIFICES

PALETTES

Pour René Piot, élève du peintre Andrieu qui était l’assistant de Delacroix, les palettes de Delacroix sont des échantillons numérotés, peints sur des morceaux de papier ou de toile, et qui formaient les tons de telle ou telle composition picturale. Cet emploi est cité par Paul Huet dans sa lettre du 16 décembre 1857 à M. Legrain : “Je ne sais si je vous intéresserai en vous parlant des palettes de Delacroix, qui font grand bruit parmi quelques artistes. Delacroix a l’habitude de préparer de riches palettes suivant le tableau, le sujet qu’il traite ; il fait des tons, les numérote et en conserve des échantillons sur du papier à peindre. C’est ainsi que l’on fait circuler la palette de Trajan, la palette du Christ au jardin des Oliviers, etc. etc.” (Paul Huet (1803-1869), p. 229). On lit dans La Galerie Bruyas un témoignage sur les palettes au sens concret du terme : “Delacroix, suivant M. Andrieu, son clerc, achetait beaucoup de palettes et n’en avait jamais assez. Il préférait celles en bois clair, où les tons paraissent plus ternes qu’ils ne le sont, à celles de bois sombre, où les mêmes tons semblent plus frais et plus intenses que nature” (p. 358-359). La palette est bien pour Delacroix un instrument d’inspiration. “Ma palette fraîchement arrangée et brillante du contraste des couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme” (Journal, 21 juillet 1850).

PREMIÈRE PENSÉE

Souvent, la première pensée se confond avec le dessin, marquant le peu de frontière entre l’inventio et la dispositio, catégories calquées sur la rhétorique,

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relativement à l’art de composer les tableaux. Ainsi Pernety définit-il le dessin de manière parfaitement abstraite, comme les “premières idées d’un peintre, le premier feu de son imagination”. La “première pensée” est liée à la conception du tableau. Premiers traits, premier jet, première esquisse, la “première pensée” dit assez le primat de la conception sur l’exécution en peinture. Ce trait caractéristique de la tradition picturale, supposant un atelier d’élèves fortement hiérarchisé réalisant toutes les phases de l’exécution à partir de la pensée du maître, est remis en cause à l’époque de Delacroix, qui tente de maintenir ces prérogatives. Les premiers jets de l’imagination, croquis et esquisses, étaient recherchés des amateurs en raison de leur franchise, parfois démentie dans l’ouvrage achevé.

PONCIF

Modèle en papier ou en carton qu’on applique sur un mur pour le décalquer. Grâce à de fines piqûres réalisées sur le contour, on fait passer de la poudre (craie ou noir de fumée) pour reproduire en pointillé le contour sur le support. Le mot désigne bientôt la peinture banale et usée : ainsi Gautier décrivant les “vieux poncifs gréco- romains” que peignent les “derniers élèves de David” (Histoire du romantisme).

PRÉPARATIONS

D’après A. Ziloty, la mode des toiles préparées en brun ou en rouge avait supplanté, à la Renaissance, l’ancienne préparation à la céruse, sauf chez Raphaël, demeuré fidèle au blanc. À l’époque de Van Eyck, on employait des préparations blanches à base de gypse ou de craie, qui donnaient une grande luminosité aux couleurs, par transparence, et l’usage des glacis renforçait cette “orchestration en profondeur” (Ziloty). Mais sur une carta tinta, les couleurs chaudes paraissent plus riches ; les couleurs froides, qui tranchent avec leur complémentaire et reçoivent ainsi une teinte opposée à la leur, voient leur opacité s’accroître et les couleurs sombres briller davantage. Léonard use de dessous foncés, Titien peint sur du rouge, Vasari prône une préparation en demi-teinte : selon lui, l’imprimatura de la toile, supportant le dessin à la craie blanche aussi bien qu’au fusain de saule, ne devait être ni claire ni foncée. Mayerne recommande une impression au rouge brun

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LEXIQUE

d’Angleterre pour l’“imprimure” des toiles à l’huile. “L’ocre brûlée qui se rougit au feu est aussi bonne à imprimer”, ajoute-t-il dans un autre passage. Mais il mentionne aussi des imprimures faites au blanc de plomb avec un peu d’ombre : la meilleure est “le blanc de plomb et fort peu de mine”, même si la mine est une couleur dangereuse, qu’on peut remplacer par de l’ocre jaune. On raconte qu’une figure nue de Titien avait été préparée avec deux couleurs de fond différentes : une couleur foncée pour le décor, une couleur claire pour les chairs. À propos de Rubens, Watelet note à l’article Fonds que “cet artiste [...] a su tirer parti du fond de ses tableaux et des glacis. [...] Il peignait souvent sur des fonds blancs”. Il conseille de préparer des fonds “par grandes masses blanches et brunes”, plutôt que de peindre sur des fonds gris, bruns ou rouges, qui sont indifférents, favorables ni aux masses claires ni aux masses d’ombre. Delacroix n’a pas toujours aimé les fonds blancs. “Certes, si je prenais la palette en ce moment, et j’en meurs de besoin, le beau Velásquez me travaillerait. Je voudrais étaler sur une toile brune ou rouge de la bonne grasse couleur et épaisse”, écrit-il le 11 avril 1824, dans son journal de jeunesse.

RABATTUS (tons)

Pour Chevreul, les tons rabattus sont ceux dans lesquels entre une certaine proportion de noir. Le mot rabattu signifie “voisin du noir” dans la terminologie de normalisation du langage des couleurs. Une couleur foncée et lavée est dite rabattue ; claire et lavée, elle est dite pâle (voisine du blanc). L’adjectif pâle s’oppose donc à rabattu pour désigner les caractéristiques des couleurs lavées, donc peu saturées. Dans le registre des couleurs saturées, on oppose couleur profonde (foncée et saturée) à couleur vive (claire et saturée). Signac, toujours extrêmement strict en matière de lexique, relie l’usage des couleurs rabattues aux procédés classiques (jus, sauces brunes, dessous bitumeux) qui assombrissent le tableau : “tandis que Delacroix avait en main une palette compliquée, composée de couleurs pures et de couleurs terreuses, les impressionnistes se serviront d’une palette simplifiée, composée de sept ou huit couleurs, les plus éclatantes, les plus proches de celles du spectre solaire” (D’Eugène Delacroix... p. 90). Cet “usage exclusif des couleurs intenses” (p. 91), ne va cependant pas jusqu’au bout de ses possibilités : les impressionnistes, selon Signac, “reconstituent ces teintes ternes et sombres”. Ils rabattent leurs couleurs pures par des mélanges – et, de nouveau, le triste gris pigmentaire triomphe (p. 93).

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LEXIQUE

REFLETS

L’Encyclopédie les définit, au sens pictural, comme “ce qui est éclairé dans les ombres par la lumière qu’envoient les objets éclairés et voisins”. Watelet donne du reflet une définition technique : “la lumière qui tombe sur un corps rejaillit sur le corps voisin privé par lui-même de lumière, et lui prête une clarté plus sourde que celle qu’il recevrait de la lumière directe ; c’est ce rejaillissement qui se nomme Reflet ”. Le coloris du reflet est celui de la couleur propre de l’objet ajoutée à celle de l’émetteur de lumière.

REPOS

Masses de demi-teintes atones disposées dans un tableau pour atténuer l’éclat des lumières. On peut les ménager en alternant des figures claires et des figures sombres.

REPOUSSOIR

Élément en général mat et sans glacis destiné à mettre en valeur, par contraste, un effet de profondeur ou un autre élément du tableau.

SACRIFICE (antonyme : OUTRÉ)

Chez Delacroix, sacrifice est l’antonyme d’outré. Le Dictionnaire de Watelet mentionne le mot sacrifice au sens où l’entend Delacroix : la loi de l’ensemble oblige parfois le peintre à supprimer ou dissimuler une partie du tableau à laquelle il avait pourtant consacré tous ses soins. Delacroix tient beaucoup à la dure loi des sacrifices, qui justifie le primat accordé à la composition du tableau et à la liaison de ses parties.

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LEXIQUE

SICCATIF

Les huiles “sèchent” lentement. Pour accélérer leur prise, les peintres utilisent en petite quantité des siccatifs, qui accélèrent le séchage”. Lassalle-Bordes s’en méfie : pour lui, le meilleur des siccatifs est encore l’air.

SUBLIME

Watelet définit le sublime comme une “simplicité d’intention, d’action et de moyens”, schéma calqué sur les trois unités de la tragédie française classique : “l’unité d’intention produit l’unité de sentiment et d’action”, écrit-il. La composition sublime est érigée dans une forte théâtralité du dépouillement et de l’action centrée : “Une seule intention prédominante dans une composition, dans laquelle tout se montre l’effet de cette intention, a quelque chose d’imposant qui appartient au sublime ”. Plus que jamais, il serait intéressant ici de confronter les théories de l’art avec celles du théâtre, en ce que leur esthétique revendique souvent des notions apparentées. Cependant, Delacroix étudie la notion de sublime de manière tout à fait différente, se gardant de l’assimiler (et ce, malgré une forte tradition tant rhétorique que picturale) à l’extrême et noble grandeur de l’absolue simplicité. Les affinités du sublime et de la simplicité l’intéressent moins que son rapport avec le terrible et la disproportion. Autrement dit, récusant le sublime de l’antique, il explore les voies romantiques d’un sublime de l’outrance, de la violence et de l’effet frappant, qui plonge dans les affres de la terreur ou au contraire élève l’âme (mais toujours en faisant appel aux sens). Dans sa préface du Traité du sublime de Longin, Boileau précise que “par sublime, Longin n’entend pas ce que les orateurs appellent le style sublime, mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte”. La Harpe pense à ce sujet que “Boileau s’est mépris sur le but principal de l’ouvrage de Longin”, lequel traite bel et bien du style qui convient aux sujets élevés. Si erreur il y a, elle n’en est pas moins féconde, car au-delà du sublime de grandeur et de simplicité prend ainsi place un sublime de l’excès, de l’émotion, de la sensation. Delacroix est particulièrement sensible à ce second aspect de la question du sublime, faisant discrètement la moue devant l’ordre et la

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perfection antiques, mais admirant Michel-Ange. L’opposition qu’il établit entre Corneille et Racine – lequel, véhiculant toujours quelque souvenir stendhalien, reste le parangon d’un certain classicisme théoriquement ennemi – permet de distinguer un sublime de haute perfection, simple et grand, et un sublime de l’extraordinaire et du surprenant. Kant, dans la Critique de la faculté de juger (§ 24-28), évoque le sentiment de fragilité qui saisit l’homme devant le spectacle grandiose de la nature. Pour Burke, le sublime est définitivement entré dans le domaine du gigantesque, de l’excessif et de l’extrême. Chez Schiller, le sublime est proche d’un ravissement douloureux qui nous emporte au-delà de nous-mêmes. Schiller compare le sentiment du sublime à un génie qui entre en scène au moment où le génie du beau nous abandonne, et qui en prend le relais, à la frontière du monde des sens. Ce nouveau génie nous emporte au-delà d’un précipice qui nous semblait terrible et infranchissable. Le sublime est une puissance paroxystique, une force vitale, un arrachement à nous-mêmes (Traité Du Sublime, paru en 1801). Dans un autre texte, Fragment sur le sublime, pour servir de développement à certaines idées de Kant, Schiller évoque le redoutable et le terrible dans leurs rapports avec notre nature sensible. La notion de “sublime pathétique” accorde le primat au règne de l’émotion, de la souffrance, du tragique. Même si l’impact de ces idées philosophiques sur Delacroix reste difficile à établir, nul doute que le peintre n’ait, quant à lui, une conception essentiellement sensible du sublime, largement confondu avec le terrible.

TON

Degré de saturation ou de luminosité présenté par une teinte, allant du plus clair au plus foncé.

TON LOCAL : voir LOCALITÉ

TON SUR TON

La superposition de deux tons d’une même couleur, ou de deux teintes proches, en ajoutant à la première teinte une petite quantité d’une autre, produit le ton sur ton : par opposition aux teintes plates et unies, le ton sur ton introduit une vibration

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dans la teinte, qui chatoie davantage. Chez les contemporains de Delacroix, le tissu d’Orient est la démonstration vivante des qualités de cette technique. Constable est également réputé mettre en œuvre cette technique qui, comme les hachures, repose sur le mélange optique des couleurs, et sur des effets de contraste simultané. En tapisserie, cet effet est produit par le “mélange par fils” (Chevreul, Loi du contraste... p. 174). Voir Hachures.

TRADITION

La tradition, pour Delacroix, est avant tout technique : l’artiste déplore la perte des secrets d’atelier, la disparition de l’apprentissage et du métier, dont David se serait rendu responsable. Accuser ainsi David est un topos très répandu. A. Ziloty stigmatise l’“interruption désastreuse des traditions techniques, parachevée par la fermeture de l’Académie, gardienne du métier – horribile dictu – obtenue par David” (p. 224). Mais Vasari, en son temps, se lamentait déjà sur la perte du métier. La rupture que ressent Delacroix serait-elle due, non à David, mais bien à Lavoisier, inventeur de la nomenclature moderne des éléments ? La chimie empirique des peintres affectionnait jadis une foule de produits composés, que la combinatoire des éléments simples ne permet plus désormais de retrouver. De plus, avec l’essor industriel et la division des métiers, le peintre confie à divers spécialistes la fabrication de ses outils et matériaux. Pernety souligne déjà, en 1756, que, comme le médecin a besoin du pharmacien mercenaire, le peintre s’abandonne au marchand de couleurs félon. A fortiori les peintres comme Delacroix ne maîtrisent plus la fabrication de leurs produits, qui est devenue une branche à part entière de la technique. La passion pour les secrets perdus de la peinture bat son plein au XVIIIe siècle, au moment où justement la rationalisation des descriptions chimiques intervient. Des débats féroces opposent Diderot et Caylus au sujet de l’encaustique des Anciens. Le XIXe siècle éprouve fortement la sensation d’une tradition rompue. Dans sa préface à l’ouvrage de Jacques Maroger, À la recherche des secrets des grands maîtres (Paris, Dessain et Tolra, 1986), Marc Havel écrit : “Camille Versini nous dit le “cri de détresse de l’école de 1830”, qui, après Géricault et Delacroix, lutte contre les erreurs de David. Elle cherche à renouer avec les Maîtres du passé” (p. 9). Tel est aussi le contexte du livre de L. Mérimée sur la peinture à l’huile et ses procédés matériels (1830), et des Maîtres d’autrefois d’Eugène Fromentin (1875), qui rend hommage à la technique perdue des Flamands et de Rubens. La fascination que suscite le manuscrit du Dr Mayerne (1620), observateur des travaux de Rubens,

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LEXIQUE

intervient dans le même contexte. Ce n’est pas un hasard si Delacroix interroge de près les ébauches de Rubens, cherchant à retrouver leurs secrets sous les couches de peinture.

VALEUR

La valeur désigne tout ensemble, dans la pratique picturale, la saturation et la luminosité de la couleur. Si on regarde un tableau peint sans contraste de valeurs en clignant des yeux, ce qui filtre la diversité des couleurs, il apparaît uniforme. En revanche, des valeurs très tranchées se distinguent, même dans la pénombre. Alors que le mot teinte renvoie au domaine de la couleur, le mot ton appartient à celui de la valeur. Mais la confusion entre les deux règne dans l’usage (voir Demi- teinte, Ton local).

VERNIS

Dans son Dictionnaire, Delacroix condamne les “funestes effets” des vernis. Mais il n’était pas insensible à la technique qui consistait à alterner couleurs et vernis. L. Mérimée y fait allusion dans De la peinture à l’huile, p. 10 et suiv. : avant de repeindre une partie du tableau, il faut l’enduire d’une couche légère de vernis mêlé à de l’huile visqueuse blanchie au soleil. Cette méthode n’est pas sans évoquer celle que prône Jean-Baptiste Oudry (1686-1755), que Delacroix mentionne d’ailleurs dans ce même article (“Citer des passages d’Oudry”). Il aura sans doute lu dans la Notice des tableaux exposés dans les galeries du Musée national du Louvre (Paris, Charles de Mourgues impr., 1878, p. 242 et suiv.), de Frédéric Villot, une conférence parue plus tard dans Le Cabinet de l’Amateur (Paris, Firmin-Didot Frères et Cie, 1863). Oudry conseille, dans son Discours sur la pratique de la peinture et ses procédés principaux, ébaucher, peindre à fond, et retoucher (conférence prononcée le 2 décembre 1752), d’attendre le séchage complet du tableau, et le vernir avant les retouches. Il faut “vernir [le tableau] légèrement, avec une brosse un peu molle, mais dans toute son étendue”, et travailler ensuite sur ce fond de vernis, qui ne fera pas “obstacle à l’intime jonction” entre les retouches nouvelles et les empâtements précédents, fraîchement peints. La retouche, dès lors, ne produit pas l’effet de raccommodage que donnent des repeints ponctuels ; elle n’a pas les défauts

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que donne une “vapeur de couleur” rajoutée à l’huile grasse, séduisante au premier abord mais qui jaunit très vite et rend le tableau “terne et enfumé”. Elle évite de voir repeintes, “presque à plein pinceau, les principales parties du tableau”, ce qui produit des tableaux jamais finis. Sur le vernis, la retouche reste légère et ne dément pas le travail déjà accompli : son but est de “caresser cette exécution solide qui lui sert de fond”, et de produire seulement une “vigueur”. Delacroix semble avoir ainsi peint les Femmes d’Alger de 1849, selon une note de son journal du 7 février de cette même année. Il s’inquiète seulement de “trouver un moyen de rendre le vernis de dessous inattaquable”. Le peintre cherche aussi à introduire le vernis dans les mélanges : “on broierait les couleurs avec un vernis qui permettrait de conserver les couleurs fraîches, et on ajouterait de l’huile en peignant”, suggère-t-il au marchand de couleurs Haro qui se montre “très frappé” de cette idée (15 mars 1858).

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BIOGRAPHIES

BIOGRAPHIES

ANDRIEU Pierre

Peintre français, né en 1821 à Fenouillet, près de Toulouse, mort à Paris en 1892. Le nom de ce peintre est étroitement associé à celui de Delacroix, dans l’ombre duquel il est resté. Il fut le principal collaborateur du maître pour ses dernières décorations murales (plafond du Louvre, chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice). La peinture de chevalet d’Andrieu témoigne de l’influence du maître, à tel point que l’attribution de certaines toiles reste douteuse. Andrieu “monte” à Paris en 1844 et s’inscrit à l’atelier de Delacroix en 1845, entraîné sans doute par d’autres Toulousains, comme Louis de Planet ou Gustave Lassalle-Bordes. Il n’est pas particulièrement remarqué par le maître, dont le collaborateur principal est alors Lassalle-Bordes. Après la rupture de celui-ci avec Delacroix, Andrieu se dévoue entièrement à Delacroix, sacrifiant son œuvre personnelle jusqu’en 1861, date à laquelle Delacroix, ayant achevé les décorations de Saint-Sulpice, n’a plus besoin de lui. Dans cette période, il essuie plusieurs refus au Salon, peint un peu dans son atelier personnel ; c’est seulement à partir de 1861 qu’il peut à son tour devenir maître d’un chantier de décoration (église Notre-Dame du Mans). À la mort de Delacroix, deux ans plus tard, l’élève dévoué place, dit-on, une couronne en or véritable sur le cercueil, s’occupe de la restauration d’œuvres de

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

Delacroix (dont la coupole du Luxembourg et le plafond de la galerie d’Apollon au Louvre) et parvient à exposer régulièrement au Salon (ce qui n’avait pas été le cas du temps de Delacroix, qui faisait pourtant partie du jury). En 1871, il ouvre son propre atelier. René Piot figure parmi ses élèves. La carrière d’Andrieu se poursuit en Italie, où il exécute la reproduction d’une fresque, puis à Montpellier, où il copie un autoportrait de Delacroix à la demande d’Alfred Bruyas. Il réalise aussi quelques décorations originales, notamment à Chenonceaux et à Amplepuis (Rhône). En 1875, sa famille est ruinée à la suite d’une inondation de la Garonne. À partir de ce moment, il est pressé par les besoins d’argent, et Lee Johnson le soupçonne, très certainement à juste titre, d’avoir usé assez lestement du cachet “E. D.”, authentifiant les œuvres de Delacroix, qu’il avait alors en sa possession. Il meurt à Paris le 30 janvier 1892. Andrieu, contrairement à Lassalle-Bordes qui se révolta, fut très soumis à Delacroix de son vivant. Il devint professeur à son tour, exposa enfin des œuvres personnelles et mena une carrière honorable, soignant sa légende de disciple dévoué. Th. Silvestre le méprisait et l’accusait en termes voilés de contribuer à la multiplication des faux Delacroix. Même si Th. Silvestre a toujours eu le mépris facile, cette accusation repose sur des faits tangibles (voir les articles de L. Johnson) quand bien même on pourrait défendre la probité du disciple (voir les articles et le mémoire de Henriette Bessis). L’occasion était-elle trop belle ? L’élève trop exploité a-t-il pris ainsi sa revanche ? Avec Andrieu, nous sommes au cœur de relations complexes de domination du maître sur les élèves, en ce XIXe siècle pictural finissant (Voir aussi Lassalle-Bordes et Planet).

BLANC Charles

Historien de l’art, journaliste, critique, administrateur et graveur français, né dans le Tarn, en 1813, mort à Paris en 1882. Frère du socialiste Louis Blanc, à qui il dédicace son Histoire des artistes français au XIXe siècle, Charles Blanc débute dans les lettres comme critique d’art, à la manière de Burty ou de Baudelaire. Non sans coïncidence avec la révolution de 1848 et la République qui suivra, Charles est nommé Directeur des Beaux-Arts en février 1848, alors qu’il a 35 ans. Or Charles Blanc aime Delacroix, et il l’aide. Il est amusant de penser combien ces années révolutionnaires, haïes par Delacroix comme le prouve sa correspondance, furent en fait bénéfiques pour sa carrière. Depuis 1824, année des Massacres de Scio,

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BIOGRAPHIES

Delacroix n’avait reçu aucune récompense au jury du Salon annuel auquel il participait sporadiquement. En 1848, il est enfin médaillé de première classe. Certes, c’est à Thiers, et à son article du Constitutionnel où il salue le Dante et Virgile, que Delacroix dut la réussite de ses débuts, et par la suite un appui pour plusieurs commandes de décorations murales ; mais le rôle de Charles Blanc dans les années 1840 est largement aussi important. En témoignent de nombreuses lettres de remerciement, dans la correspondance du peintre (particulièrement en 1842), et, concrètement, la commande de la chapelle Saint-Sulpice, le 20 mai 1849. Après le coup d’État de 1852, Charles Blanc, remplacé à la Direction des Beaux-Arts par Émilien de Nieuverkerke, tourne la page et se consacre à l’histoire de l’art. Fondateur de la Gazette des Beaux-Arts, il est élu à l’Académie Française en 1876, puis nommé professeur d’esthétique au Collège de France en 1878. Peu de temps après sa mort, de zélés biographes l’immortalisent, comme T. Massarani, auteur de Charles Blanc et son œuvre en 1884. Si l’avènement de L’Empire ne valut à Charles Blanc qu’une souple reconversion qui ne lui nuit certes pas, Delacroix, en revanche, pâtit du changement de régime : Nieuverkerke ne lui fut pas favorable, et, selon Moreau-Nélaton, 1852 marqua pour lui la fin des “sourires du pouvoir”. De fait, les commandes de peinture murale se font alors moins nombreuses. Se piquant de sciences et de techniques, écrivain agréable et pédagogue (sa Grammaire des Arts du dessin de 1867, rééditée en 1870, est un chef-d’œuvre du genre), Charles Blanc prit une grande part à la vulgarisation des idées du chimiste Chevreul sur la couleur et ses lois de contraste. C’est lui qui fut l’artisan des rapprochements, qui allaient s’imposer jusqu’à paraître tout naturels, entre Chevreul, le scientifique des couleurs, et Delacroix, le peintre coloriste.

BURTY Philippe

Critique d’art et collectionneur français, né à Paris en 1830, mort à Paray en 1890. Il étudia le dessin, donna des articles de critique d’art aux journaux de mode, puis à la Gazette des Beaux-Arts. Nommé Inspecteur des Beaux-Arts, il écrivit force catalogues de vente (dont celui de Delacroix), biographies d’artistes (pas celle de Delacroix), et recueils d’estampes avec commentaires, comme Chefs-d’œuvre des arts industriels et Maîtres et petits maîtres. Correspondant de Victor Hugo de 1862 à 1876, il fréquentait peintres et salons, tant il est vrai que la vie culturelle, à l’époque, ne pouvait se passer de peinture. Mais il est surtout connu comme amateur d’art d’Extrême-Orient : il avait réuni une collection extraordinaire, dont le catalogue a

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

été édité en 1883 par Buhot sous le titre de Japonisme. Il publie Grave imprudence en 1880, et, la même année, la seconde édition des Lettres de Delacroix, précédées d’une lettre de Lassalle-Bordes.

CANTALOUBE Amédée

Critique d’art français de renom limité, absent de la sixième édition du Dictionnaire des Contemporains (1893), ouvrage qui mentionne pourtant Th. Silvestre ou E. Chesneau. Le nom de Cantaloube n’apparaît guère qu’à l’occasion d’une petite étude de circonstance (en 1864) sur Delacroix.

CASTAGNARY Jules-Antoine

Journaliste et administrateur français, né à Saintes en 1830 et mort en 1888. Cet étudiant en droit, fort de ses convictions révolutionnaires, s’intéresse à l’art et soutient Courbet, Corot, la “nouvelle école” contre l’enseignement officiel. Ses salons le lancent dans le monde de la critique et ses articles du Courrier du dimanche sont regroupés sous le titre Les Libres propos, en 1864. Il entre à la rédaction des plus grands journaux et organise pendant le siège de Paris, en 1870, une presse républicaine en province. Avec la République – la Troisième – sa carrière politique s’affirme. Conseil d’État, Conseil des Beaux-Arts, Comité des monuments historiques, Direction des cultes, enfin Direction des Beaux-Arts : ses funérailles sont un événement, grandiose et quasi national. Castagnary n’aimait pas Delacroix, peut-être pour des raisons politiques : l’image de Delacroix devant ses contemporains, sous l’Empire, n’est pas celle d’un révolutionnaire.

CHESNEAU Ernest

Critique d’art et administrateur français, né à Rouen en 1833, mort en 1890. Après quatre ans de service dans les hussards, il se consacre à la critique d’art et aux

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BIOGRAPHIES

questions relatives à l’administration des Beaux-Arts. Nommé Rédacteur au Musée du Louvre, puis Inspecteur des Beaux-Arts en 1869, il est sous la protection de Nieuverkerke, qui n’aimait pas Delacroix. Il écrit la chronique artistique de divers périodiques, des rapports, des ouvrages liés à la peinture. Il apprécie Delacroix, non sans quelques menues réserves ; il rédige la préface du catalogue Robaut, vaste inventaire gravé de l’œuvre de Delacroix.

CHEVREUL Michel Eugène

Chimiste français, né à Angers en 1786, mort à 103 ans en 1889 à Paris. Dès l’âge de 17 ans, il est admis par Vauquelin dans sa fabrique de produits chimiques, et devient préparateur pour son cours de chimie appliquée du Muséum d’Histoire Naturelle. Il est nommé en 1824 professeur de chimie à la manufacture royale des Gobelins et directeur des teintureries dépendant de cet établissement. En 1826 il est admis à l’Académie des sciences. En 1830 il succède à Vauquelin à la chaire du Muséum. Chargé ensuite de l’administration du Jardin des Plantes, il est Directeur du Muséum en 1864. Pour les contemporains – et d’après le Larousse du XIXe siècle de 1869 – Chevreul est surtout réputé pour ses recherches sur les corps gras d’origine animale, publiées en 1823. La découverte de la première théorie exacte de la saponification, et celle des bougies stéariques, tels sont les titres de gloire du chimiste. L’auteur de l’article insiste sur ce que les jeunes générations, lumineusement éclairées aux bougies de stéarine, doivent à Chevreul qui bouta hors de leurs yeux les poussives chandelles au suif des temps obscurs. Directeur des teintures des manufactures royales des Gobelins en 1824, Chevreul ne trouve, en guise de laboratoire, qu’”une espèce de cuisine pavée et humide”, comme l’écrit son fils dans la préface de De la Loi du contraste simultané des couleurs. Il réorganise ateliers et laboratoire, dirige des travaux de chimie appliquée à la teinture, publie les Leçons de chimie appliquée à la teinture en 1828- 31 et sa Loi du contraste simultané des couleurs en 1839 ; en 1861, un énorme mémoire de l’Académie des sciences couronne ces recherches sur la couleur. Leur retentissement chez les peintres est considérable, alors qu’à l’origine Chevreul n’avait d’autre idée que d’établir une nomenclature fiable à l’usage des lissiers de la manufacture des Gobelins. À l’âge de 98 ans, M. Chevreul faisait encore une communication à l’Institut sur La vision dans ses rapports avec le contraste des couleurs.

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

DU CAMP Maxime

Écrivain et voyageur français, né en 1822 à Paris et mort à Baden-Baden en 1894. Intime de Flaubert avec qui il voyagea en Orient et échangea les anneaux d’un mariage intellectuel, Maxime du Camp est occulté par la grande ombre de son ami, ainsi que par le manque d’unité de son œuvre. Il écrit des livres de critique d’art comme Les Beaux-Arts à l’Exposition de 1855, des poèmes comme Les Chants modernes en 1855 également, le premier ouvrage illustré de photographies, faites lors de ses voyages, une étude sur la ville de Paris, et surtout les Souvenirs littéraires (1882-83), son “ossuaire particulier”. Il entre à l’Académie française en 1880, année de la mort de Flaubert. L’ombre de ses contemporains – Flaubert lui-même, mais aussi Nerval, Lamartine, Delacroix – hante les Souvenirs littéraires. Du Camp considère Delacroix comme un malheureux digne de pitié, car frappé de ses propres imperfections et désespéré de tant d’impuissance.

FROMENTIN Eugène

Peintre et écrivain français, 1820-1876. Après une enfance à la Rochelle, il vient à Paris à dix-neuf ans. La mort de sa maîtresse lui inspire Dominique. Suivant sa vocation de peintre, il délaisse une carrière juridique et part en 1846 en Algérie. Il en revient émerveillé : au Salon, il connaît comme peintre un accueil favorable. Contrairement à tant de voyageurs romantiques (dont Delacroix) qui allèrent en “Orient” mais n’y retournèrent jamais, Fromentin fait de nouveaux voyages algériens, en 1847 et 1855. Un Été dans le Sahara date de 1856, Une Année dans le Sahel de 1858. Parmi son œuvre de critique d’art, Les Maîtres d’autrefois suscitent particulièrement l’intérêt de ses contemporains. Si Fromentin est aujourd’hui connu surtout comme un écrivain, auteur de Dominique et des récits algériens, il vécut pourtant toute sa vie de sa peinture, qui fut très appréciée en son temps.

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BIOGRAPHIES

GIGOUX Jean

Graveur et portraitiste français, né et mort à Besançon (1806-1894). Élève de l’École des Beaux-Arts à Paris, il pratique la peinture de chevalet et la gravure ; lancé par l’illustration de Gil Blas de Santillane, il devient un graveur célèbre mais continue à réaliser, en peinture, des dizaines de portraits, dont celui de Delacroix. Il acquiert ainsi “une place distinguée parmi les peintres de l’école romantique” (Bénézit). La plupart de ses œuvres sont conservées au musée de Besançon, sa ville natale. Il collabore à des revues et écrit, d’une plume familière, un livre sur ses contemporains, Causeries sur les artistes de mon temps.

LASSALLE-BORDES Gustave

Peintre français, né (en 1814 ou 1815) et mort (vers 1868) près d’Auch. Lassalle-Bordes s’appelle en réalité Bordes-Lassalle. Lors de son premier envoi de tableaux pour le Salon de 1835, son nom est inversé par le jury. Il décide alors de signer Lassalle-Bordes, “flatté d’avoir été admis au Salon jeune et sans appui”, déclare-t-il avec quelque forfanterie. Élève de Paul Delaroche, il figure au salon de 1835 à 1868. Baudelaire appréciait sa Mort de Cléopâtre, aux tons “pour ainsi dire équivoques”. Lassalle-Bordes déclare avoir connu Delacroix en 1838, au moment où le peintre achevait les décorations du Salon du Roi de la Chambre des Députés. Il travaille pour lui, mais, à la suite d’une brouille, le quitte en 1850 pour retourner dans son pays natal et se consacrer à sa propre carrière, peignant le sanctuaire de l’église de Nérac, des portraits pour des particuliers et une grande galerie de portraits historiques à Auch, dans la grande salle de l’Hôtel de Ville (de 1865 à 1870).

PIOT René

Peintre et décorateur de théâtre français, né en 1869, mort en 1934. D’abord lié aux Nabis de l’académie Julian, il entre aux Beaux-Arts en 1892 et fréquente l’atelier libre de Gustave Moreau. Il se lie avec Rouault et Matisse. Élève d’Andrieu, ancien élève de Delacroix lui-même, il se voit confier l’édition du Journal de

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

Delacroix. C’est un cadeau empoisonné pour un jeune peintre, qui se contente de “trouver un littérateur” pour faire le travail : Paul Flat (voir Introduction d’A. Joubin au Journal). Son étude sur Les Palettes de Delacroix, c’est-à-dire sur les gammes de couleurs préférées de l’artiste, date de 1931.

PLANET Louis de

Peintre français d’histoire et de portraits, né à Toulouse en 1804, mort à Paris en 1877. C’est un artiste bien oublié, même si Baudelaire voyait en lui “un des rares élèves de Delacroix qui brillent par quelques-unes des qualités du maître” (Salon de 1845). De formation ingriste, Planet fut élève de Delacroix de 1839 à 1847 environ, selon André Joubin. Il collabora à la Bibliothèque de la Chambre des Députés. En 1844, on trouve dans la correspondance de Delacroix la première mention de Louis de Planet, sous la forme d’une attestation précisant qu’il est bien son élève. Un livre intitulé Sténio, ou le journal intime d’un futur élève de Delacroix en 1833, rempli de confidences amoureuses et édité par un descendant de Louis de Planet, témoigne de l’art de profiter, sur le plan éditorial, d’un ancêtre qui avait travaillé avec le grand maître et de la réputation d’un nom romantique : on n’y trouve rien sur les rapports de Delacroix et de ses élèves. En revanche, Planet est l’auteur de Souvenirs de travaux de peinture avec M. Delacroix, notes de peintre éditées par Th. Silvestre en 1864, puis par Joubin en 1929. Il y dévoile les procédés d’atelier de Delacroix et traite aussi de son propre travail. (Voir Andrieu et Lassalle- Bordes).

SILVESTRE Théophile

Littérateur et critique d’art français, né en Ariège en 1823, mort à Paris en 1876. Dans son Eugène Delacroix de 1864, Cantaloube le qualifie d’”écrivain redouté”, “plein de verve, incisif et perçant, capable de pousser jusqu’au raffinement ses cruautés ou ses injustices contre ceux qu’il n’aime pas”. Mais, par chance, Silvestre aime Delacroix. Dans son Histoire des Artistes vivants (1855), qui marque le début de sa carrière littéraire, il consacre déjà un chapitre au peintre. Les Artistes français, études d’après nature, refonte de l’ouvrage précédent, ne démentent pas cette

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BIOGRAPHIES

première passion. Delacroix devait avoir pour lui, en retour, une certaine estime, puisqu’il lui confie, en 1853 ou 1854, la copie d’une partie de son journal. Silvestre mentionne sa copie dès 1855, dans l’Histoire des Artistes vivants, se montrant très fier de l’honneur qui lui est fait. Dans Eugène Delacroix. Documents nouveaux, en 1864, il accorde une importance capitale à cette copie, car il croit (à tort) que les originaux ont disparu. En bref, dans la réalité, ce n’est pas le couple de Baudelaire et de Delacroix qui fait sens, mais bien l’alliance de Delacroix avec Théophile Silvestre !

TOURNEUX Maurice

Critique littéraire et bibliographe français (1849-?), fils du peintre Eugène Tourneux. Après ses études au lycée Louis-Le-Grand, il collabore au Dictionnaire des anonymes de Barbier, travaille sur une édition des œuvres complètes de Diderot et publie la Correspondance littéraire de Grimm. Il dresse un catalogue des manuscrits de Diderot existant en Russie, écrit la bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution Française, ainsi que les bibliographies de Gautier et Mérimée. Il publie avec M. Vitrac le journal de Hardy, Mes Loisirs. En 1891, il est décoré de la Légion d’Honneur. Sa bibliographie de Delacroix, Eugène Delacroix devant ses contemporains (1886), est une source précieuse de témoignages, d’anecdotes, d’extraits de presse et de références, et un travail d’une solide érudition. Tourneux est également l’auteur d’une biographie de Delacroix. Parmi les papiers de Delacroix conservés à la Bibliothèque d’Art, on trouve une enveloppe de lettre adressée par Delacroix à Maurice Tourneux, peintre. Homonymie ? Ou confusion avec le père du bibliographe, Eugène, qui était peintre et que Delacroix aurait pu connaître ? Le mystère reste entier. Cette enveloppe, du reste, n’a pas été conservée en raison de ce mystère, mais uniquement parce qu’elle porte un beau croquis.

VILLOT Frédéric

Conservateur de musée, graveur et administrateur français, né à Liège en 1809, mort à Paris en 1875. Ami de jeunesse de Delacroix, Villot enseigne à celui-ci le procédé technique de l’eau-forte, et grave lui-même de nombreux tableaux du maître. Il est le mari de Pauline, cousine de George Sand et grande amie (voire plus

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

encore) de Delacroix. Nommé Conservateur de la Peinture au Musée du Louvre en 1848, en remplacement de Granet, Villot rédige des catalogues de peintures qui sont restés des modèles du genre. Il est destitué de ses fonctions à la suite de la polémique liée à sa restauration quelque peu discutable des Rubens du Luxembourg (aujourd’hui au Louvre : cycle de Marie de Médicis). Il est alors nommé sur des fonctions administratives. Après 1848, les relations de Delacroix avec Villot s’espacent et cessent totalement. L’homme qui vend tous ses tableaux de Delacroix en 1865, rédigeant la préface du catalogue de la vente, n’est plus vraiment, quoi qu’il en dise, un ami de Delacroix mort deux ans auparavant. Delacroix aurait peut-être eu, pendant de longues années, trop de tendresse pour Pauline, qui sans doute le lui rendait bien.

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BIBLIOGRAPHIE

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BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE ...... 1

COULEUR...... 9 Introduction. Du colorisme à la couleur ...... 10 La tradition italienne du colorisme ...... 11 La chair, ou le triomphe de la couleur ...... 14 La Chair contre la Draperie...... 16 La modernité : Chevreul et les couleurs...... 18 La couleur et l’Orient ...... 23 Synesthésies ...... 26 TEXTES ...... 29 1. Ch. Blanc : La couleur du pavé des rues ...... 29 2. Delacroix : Des mélanges de couleurs brillantes ...... 31 3. Delacroix : “L’ennemi de toute peinture est le gris” ...... 33 4. Signac : Les limites de la palette romantique...... 34 5. Delacroix : La couleur de la chair au soleil ...... 35 6. Zola : Plein air...... 36 7. Delacroix : Le “principe des arbres” ...... 38 8. Th. Silvestre : Le “chromomètre” de Delacroix ...... 40 9. Notes de Delacroix sur Chevreul...... 42 10. Dumas : Un taxi jaune...... 43 11. Signac : Delacroix et Chevreul, un rendez-vous manqué...... 45 12. A. Cantaloube : Tissus et couleurs d’Orient...... 47 13. Ch. Blanc : La division des couleurs...... 49 14. Dumas : Le cachemire de l’Inde...... 51 15. J.-A. Castagnary : L’ophtalmie de Delacroix ...... 61 16. Delacroix : L’Orient des fleurs ...... 54 17. M. Du Camp : Laines et tapis de Perse ...... 55 18. F. Villot : Une tapisserie vue à l’envers ...... 56 19. Ch. Blanc : La couleur dangereuse ...... 57 20. Baudelaire : La puissance des couleurs...... 59 21. Baudelaire : Une atmosphère magique...... 61 22. Ch. Blanc : La couleur émissaire du sujet...... 62 23. Baudelaire : La dominante en peinture...... 63 FEMMES D’ALGER, notice ...... 64 24. Ch. Blanc : La loi du mélange optique ...... 66 25. Signac : La chair et son écrin ...... 68 26. Baudelaire : Delacroix, peintre de la douleur ...... 69 27. A. Cantaloube : Rêve de harem ...... 71 28. La Galerie Bruyas : Fleurs et fruits ...... 72

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BIBLIOGRAPHIE

29. Signac : Une symphonie décorative...... 72 30. Ch. Blanc, Redon, Signac : Le contraste des couleurs ...... 73 LE SULTAN DU MAROC, notice ...... 80 31. G. Lassalle-Bordes : Les risques de la demi-teinte...... 81 32. Baudelaire : “Gris comme la nature”...... 83 33. Signac : La fureur des tons ...... 84 34. Fromentin : Le “clair-obscur des campagnes ouvertes”...... 85

DESSIN ET COMPOSITION...... 87 Introduction. Un dessin coloriste...... 88 Une exécution rapide et passionnée ...... 89 Le dessin “par les boules”...... 90 Le vague et l’unité romantiques...... 93 La haine du réalisme photographique ...... 96 TEXTES ...... 99 35. Dumas : Une passion dévorante ...... 99 36. J. Gigoux : “Delacroix avait l’inquiétude de son art” ...... 100 37. R. Piot : 22 minutes pour une nature morte...... 101 38. M. Du Camp : “Il fait trop chaud ici, je deviens fou”...... 102 39. Baudelaire : Croquer un homme tombant d’une fenêtre...... 104 40. Dumas : Delacroix virtuose de l’exécution rapide ...... 105 41. Baudelaire : Amoureux froid de la passion...... 108 42. E. Chesneau : Des effets calculés...... 110 43. Ch. Blanc : Un faux négligé...... 111 44. Delacroix : Invention, composition...... 112 45. G. Lassalle-Bordes : Le croquis, une gymnastique...... 113 46. J. Gigoux : Le croquis, une prière ...... 114 47. J. Gigoux : La méthode des œufs ...... 115 48. L. de Planet : Des ovales et de la lumière...... 117 49. R. Piot : Un édifice d’oves ...... 118 50. Th. Silvestre : La glace et le feu ...... 119 51. Baudelaire : “Un bon dessin n’est pas une ligne dure”...... 120 52. Gautier : “On dirait qu’ils vont s’échapper du cadre” ...... 121 53. Delacroix : La ligne serpentine...... 123 54. Delacroix : Contre les “faiseurs de torses”...... 124 55. Baudelaire : Le tableau n’est pas une route à parcourir...... 126 56. Delacroix : La liaison des parties ...... 127 57. F. Villot : Le travail préparatoire de Delacroix...... 128 58. E. Chesneau : Delacroix serait-il presbyte ? ...... 129 59. Baudelaire : Un nouveau culte du veau d’or : la photographie ...... 131 60. Delacroix : Le “réalisme” et la composition picturale ...... 134 61. Delacroix : La composition élective et la photographie ...... 136 LE CHRIST AU TOMBEAU, notice ...... 138 62. “Mon ébauche est très bien” ...... 140 63. La disparition d’une belle ébauche...... 140

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BIBLIOGRAPHIE

64. Finir par l’ébauche : un rêve impossible...... 141 65. Simplicité et absence de détails ...... 142 LA TENTATION GÉRICAULT, notice ...... 144 66. La mort de Géricault...... 146 67. Géricault, pièces et morceaux ...... 150

CE SIÈCLE DE FER...... 153 Introduction. Maître d’autrefois ou peintre de la vie moderne ? ...... 154 La perte des traditions picturales...... 155 Maîtres et élèves au XIXe siècle ...... 158 “Nos habits noirs”...... 162 Requiem pour le romantisme...... 166 TEXTES ...... 169 68. G. Lassalle-Bordes : Le refus du bitume par Delacroix ...... 169 69. La Galerie Bruyas : Usage des siccatifs ...... 171 70. Delacroix : La détrempe ...... 172 71. G. Lassalle-Bordes : Delacroix et l’encaustique ...... 173 72. F. Villot : Les rancœurs d’un “colleur”...... 175 73. Delacroix : La peinture marcescible...... 177 74. E. Chesneau : Les guenilles de la vie moderne...... 179 75. E. Chesneau : La résurrection d’un nu antique...... 180 76. A. Cantaloube : La mort d’une étincelle...... 182 77. Gautier : “En ce temps-là”...... 183 LA COUPOLE DU LUXEMBOURG, notice ...... 185 78. F. Villot : La conception de la Coupole...... 187 79. Lassalle-Bordes, véritable auteur de la Coupole ? ...... 189 80. E. Chesneau : Triompher de l’ombre...... 191 81. Ch. Blanc : De sauvages hachures vertes...... 193 82. G. Lassalle-Bordes : Peindre une coupole : un défi ...... 194 83. G. Lassalle-Bordes : Sitôt faite, sitôt décollée...... 197

LEXIQUE DES TERMES TECHNIQUES ...... 198 BIOGRAPHIES ...... 223 BIBLIOGRAPHIE ...... 237 TABLE DES MATIÈRES ...... 247 INDEX...... 250

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INDEX

Artistes vivants (Les) 150 INDEX général des Aspasie 191 noms propres de Assassinat de l’Évêque de Liège (L’) 237 Atlantide 163 personnes, de Attila 202 Au Lecteur 71 personnages, Auch 240 d’auteurs, Aupick 232 Bachelier, 213, 214 de lieux, Baden-Baden 238 de produits pour la Barataria 105 Barbier 243 peinture, Barbizon 241 Barye 122 et de titres d’écrits et Batteux 97 de tableaux. Baudelaire 1, 2, 4, 6, 7, 13, 17, 23, 27, 28, 34, 55, 61, 62, 63, 65, 71, 72, 85, 86, 92, 93, 97, 98, 99, 100, 107, 111, 112, À rebours 241 125, 128, 131, 136, 138, 144, 160, 161, À soi-même 79 163, 168, 220, 232, 233, 239, 240, 241, ABC de la peinture 15 242, 245, 246, 251, 255, 256, 257 Adam 23 Beaux-Arts à l’Exposition de 1855 (Les) Afrique 51 238 Alger 55 Beaux-Arts en Europe (Les) 127 Algérie 66, 67, 239 Beetem 167 Amplepuis 232 Belgique 238 Analyse de la beauté 128 Bénézit 240 Andrieu 91 Berchet 24 Angleterre 224 Besançon 240 Année dans le Sahel (Une) 88, 239 Bessis 232 Anquetin 162 Bible (La) 31 Anvers 126 Blanc (Charles) 18, 25, 27, 28, 29, 30, Apollon 231, 237 43, 44, 49, 51, 58, 59, 64, 68, 69, 70, 75, Archimède 105 77, 78, 92, 98, 114, 200, 201, 222, 233, Ariège 242 234, 242, 245, 254, 255, 256, 257 Arioste 237 Blanc (Louis) 233 Aristote 121, 216, 217 Boileau 216, 227 Arles 220 Boissy d’Anglas 53 Art poétique 216 Bonington 237 Artaud 173 Bordeaux 241 Artiste (L’) 42, 245, 246, 247, 250 Borel (Pétrus) 7, 246 Artistes de mon temps (Les) 30, 49, 69, Boston 143 77 Boutard 220 Artistes français, études d’après nature Bruxelles 169 (Les) 242

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INDEX

Bruyas (La Galerie) 74, 168, 177, 223, Cirque (Le) 45 232, 246, 248, 256, 257 Colbert 19 Buhot 234 Combat de Jacob avec l’Ange (Le) 91 Burke 216, 227 Comédiens ou bouffons arabes 144 Burty 84, 117, 164, 165, 176, 180, 197, Condé 42 203, 204, 205, 233, 245, 246, 247, 251 Constable 49, 104, 212, 228, 251 Byron 96, 154, 171, 173, 189, 237, 248, Constitutionnel (Le) 233, 237 250 Cooper 142 Cabinet de l’Amateur (Le) 230 Corneille 227 Cabinets d’autrefois (Les) 214 Corot 235, 241 Cachin 18 Corrège 128 Cantaloube 47, 48, 73, 188, 235, 242, Correspondance littéraire 243 246, 255, 256, 257 Couleur (La) 220 Capitaine Fracasse (Le), 239 Courbet 7, 36, 173, 217, 235, 237 Carré 196, 197 Cournault 55 Cassel (terre de) 32 Courrier du dimanche (Le) 235 Cassis 220 Cousin 216, 218 Castagnary 53, 54 Couture 155 Caton d’Utique 191 Critique de la faculté de juger 227 Causeries avec les artistes de mon temps Daguerre 136 103, 118, 120, 240 Dame aux Camélias (La) 238 Cavé 220 Damisch 5, 96, 173, 247 Caylus 213, 214, 229 Dammar (vernis) 221 Cennini 209 Dante 71, 191, 193 Césars (Les douze) 119 Dante et Virgile aux Enfers 3, 71, 144, Champrosay 32, 130, 212 233, 237 Champs-Elysées 194, 202 David 1, 11, 12, 16, 24, 26, 31, 32, 63, Chantilly 42 66, 93, 99, 157, 161, 162, 164, 169, 170, Chants modernes (Les) 238 175, 211, 222, 224, 228, 229, 247, 250, Chapelle des saints Anges à Saint- 251 Sulpice 35, 91, 104, 165, 231, 234, 237 De la loi du contraste simultané des Chapuis 192 couleurs 19, 42, 236 Chefs-d’œuvre des arts industriels 234 De la peinture à l’huile 230 Chenavard 29, 155, 157, 241, 242 De Piles 11, 17, 210 Chenonceaux 232 De Ris 214 Chesneau 92, 113, 134, 135, 168, 171, Déjeuner des canotiers (Le) 45 185, 186, 187, 198, 199, 218, 235, 246, Déjeuner sur l’herbe (Le) 36, 169, 171 256, 257 Delaroche 131, 240 Chevreul 10, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 25, Delaunay 10, 43 27, 40, 42, 43, 45, 46, 75, 208, 210, 217, Delécluze 3, 67, 164, 247 225, 228, 234, 236, 246, 248, 252, 255 Des Esseintes 241 Christ au jardin des Oliviers (Le) 72, 223 Descente de croix (La) 183 Christ au tombeau (Le) 64, 143, 144, Dialogue de la peinture 208 145, 156 Dialogues sur l’analogie des couleurs et Ciceri 178 des sons 27

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INDEX

Dictionnaire de l’Académie 206 Euler 49 Dictionnaire des anonymes 243 Ève 23 Dictionnaire des Beaux-Arts 6, 217, 230 Exposé d’un moyen de définir et de Dictionnaire des Contemporains 235 nommer les couleurs... 19 Diderot 14, 115, 162, 207, 209, 212, 213, Exposition universelle 62, 125, 155, 173, 214, 215, 218, 220, 221, 229, 243 237 Dieppe 157 Extrême-Orient 234 Dieu 54, 136, 200 Faidutti 215 Digeon 19, 20 Fantasia 105 Discours sur la pratique de la peinture Fantin-Latour 241 230 Félibien 11, 17 Dissertation... 210 Femmes d’Alger 23, 25, 66, 67, 68, 71, Divine Comédie (La) 202 72, 73, 74, 75, 78, 80, 211, 230, 237 Dolce 10, 11, 12, 15, 17, 208, 211, 248 Fenouillet 231 Dominique 239 Fielding 153, 237 Du Bos 209, 216 Flat 241 Du Camp 56, 91, 105, 106, 111, 238, Flaubert 23, 217, 238, 241 248, 255, 256 Fleurs du Mal (Les) 61, 71, 233, 239 Du spirituel dans l’art 27 Fleury et Mathieu 210 Du sublime 227 Forsius 19 Du vrai... 216, 218 Foucault 163 Dufeu 192 Fragment sur le sublime 227 Dufresne 153 France 67, 83, 215, 237, 238 Dufresnoy 11 Fréron 215 Dumas 18, 43, 51, 91, 101, 108, 110, Fromentin 87, 88, 162, 229 173, 178, 211, 212, 238, 239, 248, 255, Galerie d’Apollon au Louvre 231, 237 256 Garibaldi 238 Duval (Jeanne) 232 Garnier (Charles) 172 Égypte 23 Garonne 232 Élysée 200 Gautier 2, 26, 56, 67, 93, 108, 127, 174, Émaux et camées, 239 189, 190, 197, 224, 239, 240, 243, 245, Encyclopédie 206, 209, 212, 218, 225 249, 256, 257 Enfer (L’) 193 Gazette de Beaux-Arts 234, 242 Enlèvement des Sabines (L’) 31, 169 Geloës 156 Entrée des Croisés à Constantinople (L’) Géricault 1, 100, 120, 135, 149, 150, 151, 45, 72 152, 153, 154, 155, 156, 157, 173, 229, Espagne 59 257 Essais sur la peinture 14, 207, 218, 220 Gérôme 241 Été dans le Sahara (Un) 239 Gervaise 244 Études sur les Beaux-Arts 12 Gigoux 91, 92, 103, 118, 119, 120, 249, Eugène Delacroix 124, 188, 242, 243 256 Eugène Delacroix au néo-impression- Gil Blas de Santillane 240 nisme (D’) 34, 81 Giselle 239 Eugène Delacroix. Documents nouveaux Gisors 192 41, 119, 158, 164, 234, 244 Gobelins 17, 18, 22, 46, 236, 246

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INDEX

Gœthe 127 Instruction générale pour la teinture des Goût néo-classique 170 laines 19 Grammaire des arts du dessin 18, 25, Italie 119, 232 44, 51, 59, 201, 222, 234, 245 Ixion 106 Granet 243 Jacob 104 Grave imprudence 234 Japonisme 234 Grèce 23, 169, 237 Jardin des Plantes 122, 236 Grèce pleurant sur les ruines de Misso- Jésus 209 longhi (La) 237 Jeux Olympiques 170 Grimm 243 Johannot 178 Gros 1, 120, 150, 153, 173, 201 Johnson (Lee) 232 Grünewald 143 Joubert 5 Guérin 34, 219, 236 Joubin 5, 212, 241, 247, 250, 252 Guys 163, 168 Journal 1, 2, 5, 6, 34, 143, 149, 163, Hamlet 64, 72, 127 172, 173, 237, 241, 242, 247, 249, 250, Hamlet devant le fossoyeur 64 252, 253 Hannoosh 5, 249 Journal des Débats 67, 168 Hardy 243 Journal étranger 215 Haro 192, 205, 230, 250, 253 Journal pour rire 26 Havel 229 Justice de Trajan (La) 64 Henri III 238 Kafka 160 Herculanum 183 Kandinsky 27 Hernani 1, 238, 239 Kant 227 Hésiode 191 Kowaliski 210 Histoire des artistes français du XIXe L’Art et les artistes modernes (L’) 113, siècle 222, 233 135 Histoire des artistes vivants 242 La Harpe 227 Histoire du romantisme 26, 56, 190, 224, La Rochelle 239 240, 248, 249 Lacombe 207 Histoire et imaginaire de la peinture Lafitte 105 ancienne 207 Lamartine 238 Histoire naturelle 213 Landois 206 Hogarth 95, 128, 249 Lantier 36, 244 Hollande 220 Laocoon 17, 215 Homère 66, 191, 194 Lassalle-Bordes 83, 84, 85, 86, 92, 117, Horace 194 162, 164, 165, 166, 167, 175, 176, 180, Hôtel de Ville, Salon de la Paix 34, 133, 191, 196, 197, 201, 203, 205, 214, 226, 196 231, 232, 234, 240, 241, 245, 251, 256, Huet 223 257 Hugo 161, 234, 239 Lavoisier 229 Huysmans 241 Le Brun 27, 215 Inde 23, 26, 51, 54 Lebrun 63 Ingres 1, 11, 13, 17, 93, 124, 168, 211, Leçons de chimie appliquée à la teinture 250 236 Legrain 223

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INDEX

Léonidas aux Thermopyles 16 Ménagerie intime 240 Lessing 215 Mengs 11, 171, 218 Lettre à une princesse d’Allemagne 49 Mercey 12 Lhote 172 Mérimée 229, 230, 243 Liberté guidant le peuple à la barricade Michel (Régis) 169 (La) 53, 99, 237 Michel-Ange 17, 30, 94, 150, 151, 152, Libres Propos (Les) 54, 235 157, 211, 227 Liège 243 Mignard 201 Locquin 215 Monet 242 Loi du contraste simultané des couleurs Monsieur Bertin 168 21, 217 Montabert 222 Loisirs (Mes) 243 Montpellier 66, 67, 74, 232 Londres 212 Moreau (Gustave) 13, 240, 244 Longin 227 Moreau-Nélaton 167, 234 Louis XIII 202 Mornay 66, 67, 237 Louvre 43, 66, 85, 102, 162, 202, 232, Mort de Cléopâtre (La) 240 235, 243, 244, 249, 251, 253 Mort de Sardanapale (La) 237 Louvre, Galerie d’Apollon 231, 237 Mots et les Choses (Les) 163 Lucain 194 Muley-Abd-Er-Rahman 82, 86 Madeleine 147 Muséum d’Histoire Naturelle 236 Mademoiselle de Maupin 239 Napoléon 26, 154, 169, 238 Maghreb 23, 151, 171, 237 Narcisse 136 Maîtres d’autrefois (Les) 162, 229, 239 Nathan (Peter) 143 Maîtres et petits maîtres 234 Naufragés (Les) 72 Manet 36, 171 Nérac 240 Maquet 238 Nerval 238, 239 Marat mort 169 Neuilly-sur-Seine 239 Marie de Médicis 244 Neuve-Guillemin (rue) 218 Marino Faliero 237 Newton 19, 20 Marmontel 214 Nieuverkerke 234, 235 Maroc 23, 42, 59, 64, 66, 82, 83, 84, 85, Noce juive dans le Maroc 64 86, 178, 245, 247, 248, 249, 250, 252 Notice des tableaux exposés dans les Maroger 162, 229 galeries du Musée national du Louvre Marx 161 230 Massacre de Scio (Le) 3, 34, 58, 71, 72, Notre-Dame du Mans 231 104, 212, 219, 233, 237 Notre-Dame-de-Lorette 105 Massarani, 234 Obermann 95, 96, 132 Matisse 240 Œuvre (L’) 36, 37, 244 Mayerne 214, 224, 229 Œuvre complet d’Eugène Delacroix (L’) Médée 72 185 Meissonier 135 Œuvre et la Vie d’Eugène Delacroix (L’) Meknès 82 63, 65, 99, 107, 112, 233 Mémoire... de 1861 (Chevreul) 20, 21, Orient 23, 24, 25, 26, 47, 49, 50, 55, 59, 210, 236 66, 67, 70, 73, 76, 82, 87, 88, 228, 238, Mémoires 108, 110, 211, 238 239, 245, 251, 252, 253, 255

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INDEX

Orphée 165, 191, 202 Planet 92, 121, 143, 164, 165, 166, 231, Oudry 230 232 Ovide 194 Plein air 36 Paganini 117 Pline 161, 213, 214, 221 Palais Bourbon, Bibliothèque de la Poétique 216, 217 Chambre des Députés 133, 187, 193, 241 Possédé (Le) 71 Palais du Luxembourg, Bibliothèque de Poussin 11, 17, 202, 211 la Chambre des Pairs (Sénat) 133, 165, Praz 16, 170 166, 177, 187, 191, 193, 196, 198, 200, Préface au catalogue de la vente... 201, 202, 205, 231, 237, 243, 252 Delacroix 57, 133 Palais-Bourbon, Salon du Roi 179, 193, Presse (La) 239 214, 237, 240 Procédés et opinions d’E. Delacroix 164 Palettes de Delacroix (Les) 92, 104, 123, Prophétie du Dante (La) 96 211 Pygmalion 14 Pança (Sancho) 105 Racine 227 Panthéon 201 Radeau de la Méduse (Le) 150, 153 Pantone 19 Raphaël 11, 118, 224 Paradoxe sur le comédien 115 Ravenel 194 Paray 234 Recherche philosophique sur l’origine de Paris 5, 19, 36, 43, 84, 197, 201, 205, nos idées du sublime et du beau 216 211, 216, 220, 229, 230, 231, 232, 233, Redon 67, 75, 78, 79, 244, 252, 256 234, 235, 236, 238, 239, 240, 241, 242, Réflexions sur l’imitation des œuvres 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, grecques... 170, 209, 215 251, 252, 253, 254 Rembrandt 183 Pascal 216 Renoir 45 Pater (W.) 170 Revue des Deux Mondes 6 Paul de Saint-Victor 74 Revue Européenne 187, 199, 218 Peintre de la vie moderne (Le) 163 Reynolds 180, 214 Peinture en écharpe (La) 96 Riesener 205, 236 Peinture en fromage (La) 214 Rioult 239 Peisse 128 Robaut 235 Pendentif d’Aristote 121 Robert (laque) 175 Perception de l’impôt arabe (La) 171, Robespierre 169 237 Rodrigue fuyant 108, 109, 211 Pernety 206, 207, 208, 209, 210, 211, Rome 24, 66, 202, 207, 218, 253 212, 213, 215, 217, 218, 221, 223, 229, Rouault 240 252 Rouen 235 Phares (Les) 61, 144 Rougon-Maquart (Les) 244 Picon 237 Rousseau 215 Pierret 82 Rouveret 207 Piot 92 Roy (Claude) 6, 29, 233, 252, 253 Pipe d’opium (La) 67 Rubens 11, 15, 16, 17, 26, 31, 32, 33, 40, Piron 5, 95, 252 43, 46, 49, 63, 65, 110, 114, 117, 128, Plafond de la galerie d’Apollon au 150, 161, 163, 182, 183, 211, 215, 224, Louvre 231, 237 229, 243, 247, 248

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INDEX

Runge 20, 26, 27 Sultan du Maroc (Le) 220, 237 Sabatier (Apollonie) 233, 239 Suzanne au bain 178 Saint Louis passant le pont de Taille- Tarbes 239 bourg 102 Tarn 233 Saint Sébastien 72 Tautin 153 Saint-Barthélémy 219 Tentation de saint Antoine (La) 241 Saint-Denis du Saint-Sacrement 104 Théorie des couleurs 27 Saintes 235 Thermidor 169 Salon de 1845 86, 220, 232 Thiers 3, 233, 237 Salon de 1846 17, 72, 160 Tintoret 114 Salon de 1859 51, 65, 101, 131, 138 Titien 11, 15, 16, 17, 31, 32, 33, 40, 148, Salon de la Paix 34, 133, 196 161, 163, 182, 183, 211, 224 Sand 243 Toulouse 82, 231, 241 Sandoz 36 Tourneux 3, 51, 101, 176, 180, 182, 194, Sapho 191 203, 243, 251, 254 Sardanapale 72, 211 Traité complet de la peinture 222 Schiller 227 Traité des couleurs 64 Schutz (le chat) 67 Traité du sublime 227 Scott (W.) 142, 189, 237 Trajan 223 Segalen 13 Trois Mousquetaires (Les) 238 Senancour 95, 132 Tuileries 202 Sensier 192, 194 Val de Grâce 201 Serment du Jeu de Paume (Le) 169 Valéry 67 Sertorius 66 Van Dyck 22, 32 Sérusier 15 Van Eyck 224 Seurat 45, 242 Van Gogh 173, 220 Shakespeare 71, 161, 189, 237 Vandell 87 Sicile 238 Vasari 224, 229 Signac 1, 2, 7, 10, 12, 13, 18, 34, 45, 46, Vauquelin 236 70, 74, 75, 79, 81, 86, 87, 212, 217, 219, Velásquez 225 220, 225, 242, 253, 255, 256 Venise 49, 126, 221 Silvestre 5, 40, 41, 93, 124, 150, 164, Vénus 12 232, 235, 241, 242, 252, 253, 254, 255, Vernet 131 256 Véronèse 11, 26, 30, 33, 43, 49, 63, 83, Smyrne 26 84, 85, 88, 147, 148, 161, 176, 178, 182, Socrate 16 209, 211 Soulier 153 Versini 215, 229 Souvenirs de travaux de peinture avec M. Villot (Pauline) 243, 244 Delacroix 121, 166, 241 Villot (Frédéric) 57, 97, 133, 147, 162, Souvenirs littéraires 56, 106, 238 181, 182, 183, 191, 192, 193, 194, 196, Sphère des couleurs (La) 27 230, 243, 244, 248, 254, 255, 256, 257 Staël (G. de) 96 Vinci 11, 47, 93, 112, 209, 224 Sténio, ou le journal intime d’un futur Virgile 197 élève de Delacroix 241 Vision dans ses rapports avec le Strasbourg 93 contraste des couleurs (La) 236

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INDEX

Vitrac 243 Voyage en Égypte 23 Voyage en Orient 24 Watelet 11, 29, 206, 207, 209, 212, 213, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 224, 225, 226, 254 Weber 62 Winckelmann 11, 16, 170, 171, 186, 208, 215, 218 Ziloty 209, 214, 224, 228 Zola 36, 37 Zürich 143 Zwimpfer 210

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